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HENRI W. LONGFEL!J)\V

HYPÉRION

KAVANAGH

ÔÇH l'K L'ANGLAIS KT l'Ill'.r.KIIK' d'une notice sur l'auteur

TOME PREMIKIi

BRUXELLES
INE, CANS ET C", ÉDITEURS
85, BOULEVARD DE WATEBLOO

1860
tous droits réservés
HYPÉRION
>
ET

KAVANAGH
Bruxelles. — Typ. deFR. Van Meenen el Comp.. rue de la Putterie, 53.
6Zt fZ.3 O

HYPÉRION

ET

KAYANAGH

PAR m

HENRI W. LONGFELLOW

TRADUIT DE L'ANGLAIS ET PRÉCÉDÉ D'UNE NOTICE SUR L'AUTEUR

TOME PREMIER
. T'~,

BRUXELLES
MELINE, CANS ET C", ÉDITEURS
3B, BOULEVARD DE "WATERLOO
1860
tous nnoiTs réservés.
H. W. LONGFELLOW.

POÈTE AMÉRICAIN.

« Ne contemple pas douloureusement le passé : il


ne doit plus revenir; améliore sagement le présent : il
est a toi; et marche sans crainte, avec un cœur viril,
vers le mystérieux avenir. »
Ces quelques mots, inscrits comme épigraphe par
M. Longfellow, en tête d'un de ses meilleurs ouvrages
en prose, Hypérion, roman composé peu de temps après
la mort de sa femme, résument assez fidèlement la
nature de l'âme et du talent de l'auteur, mélange har
monieux de douce mélancolie et de mâle résignation.
M. Henri Wadsworth Longfellow est le premier des
poètes vivants des États-Unis. Il est né le 27 février
4807, à Portland, État du Maine, dans une vieille mai
son de bois située sur le bord de la mer. Vers l'âge de
quatorze ans, il entra au collège Bowdoin, où il eut
Nathaniel Hawthorne pour condisciple. Il y prit ses
degrés en 1828, et s'appliqua, peu de temps après, à
l'étude du droit. Nommé bientôt professeur de langues
modernes dans ce même collège, il voulut, afin de
mieux remplir ses fonctions nouvelles, connaître les
principales nations de l'Europe. Il partit donc des
États-Unis en 1826, et, pendant trois ans et demi, il
NOTICE. „ III
ancienne maison appelée Cragie House, qu'il a achetée
en 1843, et qui a servi de quartier général à Washington
dans les premiers temps de la guerre de l'indépendance.
Les premières poésies de M. Longfellow parurent
dans la Gazette littéraire des États-Unis, pendant sou
séjour au collège Bowdoin à Brunswick, et furent
remarquées aussitôt. Ce fut dans le même temps qu'il
écrivit quelques-uns des meilleurs articles qui aient
paru dans la Revue américaine du Nord, et qu'il publia
son livre d'Outre-Mer, recueil d'esquisses et de récits
agréables, en grande partie composés durant son pre
mier voyage en Europe (1826-1829). Deux romans,
Hypérion et Kavanagh, complètent la liste de ses
ouvrages originaux en prose.
Les différents ouvrages de M. Longfellow ont été
publiés dans l'ordre suivant :
1833. Copias de Manrique, pièce de vers espagnole
traduite en vers. — 1835. Outremer, ou Pèlerinage au
delà de l'Atlantique, en prose. — 1839. Hypérion, roman
en prose. — 1840. Voix de la Nuit, poésies. — 1841.
Ballades et autres poèmes. — 1842. L'Étudiant espagnol,
drame en vers. — 1843. Poèmes sur l'esclavage. —
1844. Le Beffroi de Bruges et autres poèmes. — 1845.
Les Poètes et la poésie en Europe, en prose et en vers.
— 1847. Évangeline, histoire d'Acadie, poème. — 1849.
Kavanagh, roman en prose. — 1850. Bord <fe la mer et
coin du feu, poésies. — 1851. La Légende dorée, poème.
— Les Épaves (the Waif et the Estray), poésies. —
1855. Le chant de Hiawatha.
Évangeline, la Légende dorée et le Chant de Hiawatha,
sont les trois poèmes les plus étendus et les plus
remarquables de M. Longfellow.
LIYRE PREMIER.

Celui qui n'a jamais mangé le pain


de la douleur et ne s'est jamais trouvé
pleurant sur son grabat, pendant les
tristes heures de la nuit, celui-là ne
vous connait pas... ô vous, puissance
du ciel !
CHAPITRE PREMIER.

LE HÉROS.

John Lyly, dans son Endymion, fait dire à sir Topas :


« Sais-tu ce que c'est qu'un poète?
— Relie demande! imbécile! un poète... comme si tout
le monde ne te répondrait pas comme moi, c'est... un poète.
Et si je vous demandais â vous, mon cher lecteur, ce que
c'est qu'un héros, vous pourriez peut-être aussi me payer de
même monnaie et me répondre qu'un héros n'est autre chose
que ce que chacun nomme... un héros!
Je connais pourtant des écrivains qui ne se contenteraient
pas d'une pareille définition ; ils en parlent bien autrement.
Par exemple , le vieux Lombard , Matteo Mario Rojardo ,
dans son Scandiano, met en branle toutes les cloches des
églises, uniquement pour avoir trouvé un nom à l'un de ses
héros.
Et moi aussi , ne devrai-je pas faire ici sonner toutes les
cloches, et avec plus de solennité encore?
/ AA
m

«§ï;

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HYPÉRION.
peine amère; et jusqu'à l'intimité de ses amis, tout lui était
à charge.
Aussi ne pouvait-il vivre plus longtemps tout seul dans les
lieux où il avait vécu avec elle... Il s'éloigna donc et fran
chit la mer, dans l'espoir que son chagrin se dissiperait en
mettant la mer entre lui et la tombe qui renfermait tout ce
qu'il avait aimé en ce monde... Mais hélas! ce n'est pas la
distance, c'est le temps seul qui dissipe le chagrin.
Il avait passé plusieurs mois çà et là dans des courses
solitaires; et maintenant, il visitait les bords du Rhin, au
midi de l'Allemagne.
Il avait déjà fait précédemment un pareil voyage, dans un
temps plus heureux et dans une meilleure saison; alors
c'était en Mai, au printemps de sa vie et au commencement
des beaux jours !
Il connaissait par cœur toutes les beautés du fleuve; il
savait où gisait chaque rocher, où reposait chaque ruine...
et chaque écho avait frappé son oreille , et chaque légende
restait gravée dans sa mémoire. . »
Aussi les anciens châteaux , enracinés sur les rochers et
n'offrant plus que vétusté et ruine, lui étaient connus et
familiers; ils avaient été les confidents de ses pensées; et
au sifflement du vent dans leurs crevasses, il avait appris
leurs légendes.
Il avait passé une nuit d'insomnie à Rolandsek et en était
parti avant le jour. Auparavant il avait ouvert la fenêtre du
balcon pour entendre les eaux du Rhin murmurer dans
leur lit.
C'était un jour brumeux du mois de Décembre, et le ciel
était parsemé de légers nuages, aux teintes nuancées et dont
les contours, d'un blanc de neige, étaient tachetés de points
d'or que les hommes appellent des étoiles.
Le jour commençait à poindre, et, par suite du singulier
effet produit par le mélange de cette double lumière, entre
nuit et jour, l'île et le cloître de Nonnenwerth ne parais
saient former qu'un large et obscur nuage au-dessus de la
surface argentée du fleuve.
Au-dessus s'élevaient les sommets escarpés du Siebenge-
birg, et Drachenfels, couvert de son bonnet de brouillard, se
tenait debout, grave et noir, comme un moine; derrière lui
s'étendait un rideau de montagnes jusqu'au delà du Wolken-
burg, qui s'élève majestueusement au-dessus des nuages.
Mais Flemming ne prenait aucune part à la scène qui se
déroulait devant ses yeux.
Un profond chagrin, à cette heure solitaire, émouvait
son cœur et. remplissait toute sa pensée. Tout à coup, il se
couvrit le visage de ses mains et il s'écria : Esprit du passé !
ne me regarde pas si tristement avec tes yeux remplis de
larmes! ne me touche pas de ta main glacée! ne souffle pas
sur moi avec la froide haleine de la tombe ! ne chante pas
davantage cette hymne de douleur, pendant ces longues et
silencieuses veilles de la nuit !
Et des voix lugubres et lointaines semblaient lui répon
dre : Treuenfels!... Et il se ressouvint combien d'autres que
lui avaient souffert. . . son triste cœur se gonflait d'amertume !
Cependant le paysage s'éclaircissait peu à peu... un
bateau qui descendait le cours du fleuve vint à passer, et,
déployant ses voiles blanches, il s'élança, comme une hiron
delle, dans l'étroit passage du God's help.
Les mariniers chantajent en chœur... Ce n'était plus le
chant du brave Roland qui avait jadis été entendu de la triste
Hildegonde, alors qu'elle était renfermée dans le cloître qui,
maintenant, à la pâle lueur du jour, apparaissait à travers le
feuillage des tilleuls.
HYPÉRION. H
La tradition de cette vieille époque revint naturellement à
la mémoire de notre voyageur ; car il avait encore sous les
yeux la tour en ruines de Rolandsek, se dressant au-dessus
du couvent de Nonnenwerth , comme si le son de la cloche
funèbre avait changé le fidèle paladin en pierre , et l'avait
planté là comme pour voir l'ombre de sa bien-aimée venir à
lui, non pas du cloître, mais de la tombe.
Le livre des légendes était ouvert à ses yeux , et sur ses
pages illuminées des rayons du soleil levant, il lut de nou
veau les récits de Liba, de la triste fiancée d'Argenfels et de
Siegfried, ce puissant exterminateur du Dragon.
Mais bientôt les brouillards , suspendus sur le Rhin , se
dissipèrent, en s'élevant dans l'espace et en saturant l'air
d'une vapeur dorée, au travers de laquelle le soleil se montra
suspendu dans le ciel, rouge comme du sang.
Vainement la lumière projetait ses rayons éblouissants
autour de lui. Le pauvre Flemming était enveloppé des
froides vapeurs qui s'élevaient des ombres de la mort, à
travers laquelle coulait le fleuve de sa vie. Il était... soupi
rant... soupirant!
CHAPITRE II.

LE CHRIST D'ANDER.NACH.

Paul Flemming se mit solitairement en marche. Le temps


était brumeux, au matin ; mais il ne faisait pas froid.
Au-dessus du Rhin, le soleil avait traversé les vapeurs
rougeâtres qui elles-mêmes se dissipaient, et il apparaissait
radieux et immobile, sans une seule ride sur sa face.
Un petit vaisseau, avec une voile perdue, stationnait à
l'ancre, quille à quille avec un autre qui se tenait en-dessous
et semblait ne faire qu'un avec lui...
Tout était silencieux et calme, et dans ces lieux, la nature
était ravissante de beauté.
Le chemin que suivait Flemming était solitaire pour la
plupart du temps; car, en hiver, on rencontre bien peu de
voyageurs sur le Rhin.
Des paysannes travaillaient aux vignes ; elles grimpaient
sur le terrain glissant de la montagne, comme des bêtes de
somme, portant de larges panniers sur leurs épaules; et il
HYPÉRION. 13
arriva aussi que, dans la matinée, une bande d'apprentis, le
havre-sac sur le dos, passa en chantant : Le Rhin ! le Rhin!
qu'il soit béni le Rhin!... 0 avec quel orgueil le cœur de
l'Allemand ne bat-il pas à la vue de ce beau fleuve!... Et ce
n'est pas 6ans raison ! car de tous les fleuves qui charrient
leurs flots sur cette terre magnifique, il n'en est pas un seul
qui soit aussi beau que le Rhin.
Sur tout son parcours, depuis sa source dans les Alpes
couvertes de neige, jusqu'à son embouchure sur les sables
de Hollande, à peine si l'on trouverait une lieue à parcourir,
sans que ce beau fleuve se recommandai par un charme tout
particulier.
Oh! oui, de par le ciel, si j'étais Allemand, je serais éga
lement fier d'un tel fleuve, et je m'enorgueillirais aussi à la
vue de ses grappes de raisin, pendantes sur leurs échalas qui
plient sous leur poids, comme des temples mal assis, et qui
se balancent dans les vignes, comme dans une marche triom
phale; on dirait Bacchus ivre et couronné!
Mais je ne veux pas essayer de décrire le Rhin; je rem
plirais ce chapitre outre mesure et bien au-delà des bornes
que je dois lui consacrer ; d'ailleurs, pour s'acquitter digne
ment de cette tâche, il faudrait écrire comme un Dieu; il
faudrait , dans un langage, sublime, se frayer un passage à
travers les débris et les cendres, comme les eaux de ce royal
fleuve, et décrire fidèlement, comme le reflet d'une glace, ce
temps antique, original et gothique, qui lui a élevé un trône
et a chanté sa gloire ! Hélas, je n'écris pas comme un Dieu !
et surtout ce soir, je ne me sens pas en verve le moins du
monde.
Puisqu'il en est ainsi, coule dans mon verre, vrai sang du
Rhin! échappe-toi de ta prison, jaillis bruyamment de ce
flacon au cou allongé , comme le clocher des montagnes où
14 HYPÉRION.
tu as pris naissance; élance-toi de ton beffroi de cristal, au
bruit joyeux de la cloche, au son parfumé de tes vapeurs
pétillantes... et, tandis que je bois à la santé de mon héros,
il m'importe peu de savoir dans quel cœur est la tristesse, ni
pour quelles oreilles les cloches d'Andernach sonnent le
midi.
Paul Flemming se trouvait seul au milieu d'une étroite
allée; et il grimpa sur un amas de pierres, le long des murs
de la cité, du côté de cette vieille tour bâtie par l'archevêque
Frédéric de Cologne, au xnc siècle.
Cette tour conservait pour lui un romantique intérêt; car
il avait encore présente à la pensée et dans son cœur, la
délicieuse esquisse de Carové, représentant une scène passée
sur la tour d'Andernach.
Il vint de nouveau visiter cette dernière, et il y retrouva
le vieux gardien et sa femme; et le vieillard ferma douce
ment la porte derrière lui, comme autrefois, de peur de
secouer trop rudement les pauvres âmes du purgatoire, des
tinées à souffrir au bruit des portes et des charnières. Mais
hélas ! hélas ! où est sa fille, cette jeune personne aux beaux
yeux noirs?... Elle repose endormie, dans sa petite tombe,
aux pieds d'un tilleul de Feldkirch, tenant un chapelet dans
ses mains jointes! >%
Flemming, désappointé, prit le chemin de l'hôtel, et en
passant par des rues étroites, il rêvait à la fois d'une quan
tité de choses, mais principalement de la fille du gardien de
la tour, endormie, la pauvre enfant, dans le cimetière de
Feldkirch.
Tout à coup, en tournant le coin d'une ancienne et triste
église, son attention se porta sur une petite chapelle, située
dans l'angle de la muraille.
Ce n'était qu'une simple niche, couverte d'un toit de
HYPÉRION. 1li
chaume et dans laquelle se trouvait une croix de bois avec
le Sauveur y attaché, également taillé de bois; et le tout
grossièrement exécuté.
Une couronne d'épines naturel les couvrait la tcte du Christ;
et sa tête penchait sur l'épaule pour représenter le moment
de l'agonie; et des gouttes de sang avaient été peintes coulant
sur ses joues torturées par la douleur, et jaillissant aussi de
ses pieds et de ses mains, cloués sur le bois, ainsi que de
son côté où il avait été percé d'une lance.
La face était horrible à voir, au-delà de toute expression ;
elle peignait les douleurs les plus vives, les souffrances les
plus atroces !
Le sculpteur avait réussi à dépeindre depoignantes angois
ses; mais tout son art s'était borné là, et le reste faisait com
plétement défaut. On n'y rencontrait ni la sublimité de la
mort du Sauveur, ni la ressemblance d'un Dieu, manifesté
en Jésus de Nazareth expirant sur la croix.
L'artiste n'avait pas été doué d'une inspiration céleste pour
achever son oeuvre, qui était grossière et tout à la fois d'un
aspect repoussant pour une âme sensible.
Aussi Flemming, terrifié à la vue de cette image terrible,
qui semblait fixer sur lui des regards éteints, se détourna,
en frissonnant.
Il ne tarda pas à arriver à l'hôtel ; mais il ne pouvait éloi
gner de sa pensée cette image de l'agonie.
Il ne put s'empêcher d'en parler à une vieille femme qui
tricotait près de la fenêtre de la salle à manger, assise dans
un grand et vieux fauteuil : elle était probablement lagrand'-
mère de l'hôtelier; en tout cas, elle était d'âge à l'être; elle
tira de leur vieil étui ses lunettes plus vieilles encore, et pen
dant qu'elle en essuyait les verres avec son mouchoir, elle
lui dit :
16 HYPKRION.
— Juste ciel! est-il possible? n'avez-vous jamais entendu
parler du Christ d'Andernach?
Flemming répondit négativement.
— Juste ciel ! continua de dire la vieille femme, c'est une
histoire aussi étonnante qu'elle est véritable, comme tout bon
chrétien d'Andernach pourrait vous le dire. Le fait s'est
passé avant la mort de mon digne époux, il y a de cela
quatre ans... laissez-moi réfléchir... oui, quatreans, avant la
Noël.
La vieille femme se tut à ces mots et continua de tricoter.
D'autres pensées occupaient son esprit; elle l'entretenait
sans doute de son bienheureux époux... C'est ainsi que dans
cette partie de l'Allemagne les veuves appellent leurs maris
qui sont morts.
Mais Flemminglui ayant exprimé son vifdésirde connaître
cette merveilleuse histoire, elle se mit à la lui raconter briè
vement, comme suit :
« Il y avait alors à Andernach une pauvre vieille femme
du nom de Martha ; elle vivait toute seule dans l'amour des
saints et de la bienheureuse Vierge ; elle était douce comme
une ange; et son trafic consistait à vendre des tartes dans le
quartier de Rheinkahn.
Mais sa petite maison était bien vieille aussi, et les tuiles
de la toiture en étaient cassées... Martha était trop pauvre
pour en acheter d'autres, et la pluie envahissait sa demeure,
sans qu'il se trouvât, dans Andernach, une âme chrétienne
pour lui venir en aide.
Cependant la vieille Martha était une braveetdiiçne femme,
qui n'avait jamais fait de mal à personne, allait, chaque
matin, entendre la messe, et passait le reste du jour à faire
son petit commerce.
Dans une nuit obscure, agitée par le vent, tandis que tous
HYPÉR1ON. 17
les bons chrétiens d'Andernach étaient endormis dans leurs
lits de plume, la bonne Martha, couchée dans sa cabane,
entendit tout à coup un grand tapage au-dessus de sa tête,
et dans sa chambre, drip, drip, drip... pareil au bruit que
font des gouttes d'eau en tombant, comme si la pluie passait
à travers les gouttières de sa toiture en ruine.
Chère âme! elle ne se trompait pas ! On sciait, on décou
pait, on faisait jouer du marteau au-dessus de sa tête, comme
si l'on était occupé à réparer la toiture; et elle pensait que
c'était le diable qui enlevait le restant de ses tuiles, parce
qu'elle n'avait pas été assez souvent à confesse. Aussi se mit-
elle à prier; mais plus elle disait de Pater noster et d'Ave
Maria, plus le diable s'acharnait à sa besogne; et le bruit
croissant des gouttes d'eau quisemblaient envahir sa chambre,
dans une obscurité profonde, ne faisait que redoubler ses
angoisses... La pauvre femme, effrayée à perdre l'esprit, se
leva toute tremblante et se précipita à sa fenêtre pour appeler
du secours.
Mais tout à coup il se fit un grand silence... Il semblait
que tout fût mort... alors elle aperçut une lumière rayon
nant à travers le brouillard et la pluie, et un grand nuage
qui enveloppait la maison de vis-à-vis; puis elle vit encore
quelqu'un qui descendait, par une échelle, de dessus la toi
ture de sa maison, ayant une lanterne à la main et qui
s'éloigna aussitôt, en emportant l'échelle sur son épaule.
Toutefois elle ne pouvait pas très-bien distinguer, parce
que la pluie frappait violemment sur les vitres. Mais au
matin, elle trouva jetées çà et là dans la rue, les vieilles
tuiles cassées; elle vit que la toiture était rétablie en bon
état; et depuis ce temps-là, la vieille maison a été heureuse
ment préservée de toute gouttière.
Aussitôt après la messe la pieuse Martha raconta au prêtre
18 HYPÉRION.
ce qui était arrivé; il l'assura que ce n'était pas le diable,
mais sans aucun doute saint Castor ou saint Florian.
Elle se rendit ensuite au marché, et raconta cette aventure
à la femme Bridget. Cette dernière lui dit que, deux nuits
auparavant, Hans Claus, le tonnelier, avait entendu un grand
bruit dans sa boutique et qu'au matin, il avait trouvé de nou
veaux cercles à tous ses tonneaux. Un homme , portant une
lanterne et une échelle, avait été vu à minuit, sortant de la
ville, monté sur un âne; et cette même nuit, le vieux moulin
à vent, au couvent de Saint-Thomas, avait été raccommodé;
et la vieille porte du cimetière de Feldkirch avait été égale
ment refaite aussi bonne que neuve, sans qu'on ait pu savoir
comment cet être inconnu avait pu passer la rivière.
Ensuite Martha vint au quartier de Rheinkahn et y raconta
tous ces faits.
Le vieux nautonnier de Tach dit alors que lui en savait
quelque chose... Car cette même nuit que la porte du cime
tière avait été réparée, comme il était dans son lit, sans pou
voir dormir, il entendit qu'on frappait à sa porte et que quel
qu'un lui disait de se lever et de venir lui faire passer la
rivière; et quand il sortit, il aperçut au bord de l'eau un
homme portant une lanterne et une échelle; mais quand il
voulut s'approcher de lui, l'homme éteignit sa lumière, et il
faisait si obscur qu'il ne put distinguer ses traits ni le recon
naître.
Comme son bateau était vieux et faisait eau, il craignait
d'y faire entrer cet homme dans l'obscurité, mais celui-ci
lui dit qu'il était obligé de se rendre cette nuit-là même à
Andernach; et alors il lui fit passer la rivière.
Il avait surveillé cet homme qui ne tarda pas à s'arrêter
devant une image de la sainte Vierge ; et il le vit placer son
échelle contre la muraille, monter dessus, allumer la lampe
HYPÉRION. I!)
de la chapelle, puis redescendre et s'éloigner dans la rue,
jusqu'à ce qu'il l'eût perdu de vue.
Mais, au matin, il avait trouvé son vieux bateau entière
ment réparé, radoubé et peint en rouge ; et jamais il ne pour
rait dire qui a pu faire pareille chose, à moins que ce ne fût
l'homme à la lanterne.
Bonne âme! Combien tout cela était étrange! Mais cela
continua ainsi pendant quelque temps ; et toutes les fois que
l'homme avait été vu, avec sa lanterne, marchant dans la
rue pendant la nuit, on était sûr que, le jour venant, on
s'apercevrait de quelque ouvrage fait au profit de quelque
bonne âme; et chacun sait qu'il en fut ainsi; et jusqu'à pré
sent on n'a jamais pu découvrir quel était cet homme ni d'où
il venait; car toutes les fois qu'on s'était approché de lui, il
avait aussitôt éteint sa lumière, avait pris une autre rue et
puis avait disparu, sans qu'on pût savoir comment.
Les uns disaient que c'était un sorcier, les autres que
c'était le diable; mais beaucoup croyaient que c'était saint
Antoine de la Bruyère.
Pendant une nuit d'orage , une pauvre femme , misé
rable créature, allait errant dans les rues, portant son
nourrisson dans ses bras; elle avait faim et froid, et pas
une âme charitable, dans Andernach, pour lui donner
refuge.
Quand elle arriva devant l'église, en face du grand cru
cifix, elle ne vit aucune lumière dans la petite chapelle du
coin ; elle se mit à genoux sur la pierre aux pieds de la croix,
et se mit à prier.
Pendant sa longue prière, elle s'endormit, ayant son
pauvre petit enfant couché sur son sein. Mais son som
meil ne fut pas long; elle en fut tirée par l'éclat d'une vive
lumière qui rayonnait sur sa figure ; et, en ouvrant les yeux,
20 HYPÉRION.
elle vit un homme, pâle, ayant à la main une lanterne, et se
tenant debout devant elle.
Il était presque nu ; il y avait du sang à ses mains et sur
son corps; de grosses larmes coulaient de ses beaux yeux,
et sa ligure ressemblait exactement à celle du Sauveur sur
la croix. Il ne dit pas un seul mot à la pauvre femme; mais
il la regardait avec compassion ; il lui donna un pain, et pre
nant le petit enfant dans ses bras, il l'embrassa.
Tout à coup, en jetant son regard sur le grand crucifix, la
mère vit que l'image ne s'y trouvait plus, et, poussant un cri
d'effroi, elle tomba par terre sans connaissance.
On la trouva là avec son enfant ; et quelques jours après,
ils moururent tous les deux et furent placés dans la même
tombe.
Personne n'aurait voulu croire à son histoire, si une
femme, qui habitait une maison vis-à-vis, n'avait ouvert sa
fenêtre, en entendant jeter un cri, et n'avait parfaitement
distingué l'image elle-même qui remettait la lanterne à sa
place, dressait l'échelle contre la muraille, remontait sur la
croix et s'y reclouait elle-même.
Depuis cette nuit, l'image n'a plus bougé. Ah! Seigneur
Jésus ! »
Voilà donc la légende du Christ d'Andernach, telle que
venait de la raconter à Flemming la vieille femme aux
lunettes. Elle avait fait une pénible impression sur son âme
malade, et il sentit pour la première fois combien était puis
sante la superstition populaire.
Une chaise de poste attendait à la porte, et bientôt après
Flemming était sur la route de Coblentz, ville située sur le
Rhin, à l'embouchure de la Moselle, vis-à-vis d'Ehrenbreit-
stein.
La distance n'est pas grande d'Andernach à Coblentz; et le
HYPÉRION. 21
seul incident qui vint le distraire dans son voyage, fut la ren
contre d'un cavalier, à la face rubiconde et d'un embonpoint
prononcé.
Il dirigeait lentement son cheval vers Andernach. A sa
rencontre, le jeune postillon le salua amicalement du fouet
et il exclama une question qui prouvait qu'il «Hait de Mun
ster : « Jesmariosp ! mon ami ! Comment se porte l'homme de
la maison de douane? »
Pour celui qui ne connaît pas le pourquoi, une pareille
question paraîtra ridicule; mais il n'en était pas ainsi pour
notre cavalier à la face rubiconde; car il se mit fortement en
colère, et au passage de la chaise qui roulait son train de
poste, il s'écria :
— Que le diable t'emporte, Westphalien ! ainsi que ton
jambon et tes citrouilles !
Flemming questionnait son domestique et le domestique
le postillon, pour avoir l'énigme de ce court dialogue; et
l'explication fut que sur le Beffroi de Kaufhaus (maison de
douane), à Coblenz, était une tête de grande dimension,
coiffée d'un casque de bronze; et toutes les fois que la cloche
sonne, et à chaque coup de marteau, la tête du géant ouvre
une large bouche et montre ses dents, comme si, semblable
à la tète de bronze du moine Bacon, elle voulait dire : t Le
temps a été, le temps est, le temps n'est plus. »
Cette figure est connue dans toute la contrée sous le nom
de t l'homme de la maison de douane, » et quand un ami de
la campagne rencontre son ami de Coblenz, au lieu de lui
demander : Comment se porte le bon peuple de Coblenz? il
lui dit : Comment se porte l'homme de la maison de douane?
C'est de là que le géant joue un grand rôle dans la ville.
Flemming ne tarda pas à y arriver...
Ainsi se termina la première journée de son voyage sur le
22 HVPÉR1ON.
Rhin; et comme seule bonne action qu'il avait été à même
de faire, il assista une pauvre mendiante qu'il rencontra sur
sa route, et qui, levant vers lui ses mains tremblantes, s'écria
pour le remercier : « Enfant, sois béni ! »
CHAPITRE III.

HOMUNCULUS.

Après tout, un voyage sur le Rhin, au milieu des brouil


lards et de la solitude de décembre, n'est pas aussi désagréa
ble que le lecteur pourrait se l'imaginer.
On possède, à peu près exclusivement à son service, le che
min et la rivière.
Chacun aime son coin du feu dans la mauvaise saison , et
personne n'est disposé à prendre son vol. De temps en temps
à peine, on rencontre çà et là un voyageur, le plus souvent
un homme pressé pour affaires, bien rarement sans doute un
simple touriste.
D'ailleurs qu'y voir et qu'y faire? Les ruines ont le même
aspect; et la rivière et les rochers et les montagnes aussi.
Partout absence d'animation; partout la nature est envelop
pée du même linceul; et dans de pareils lieux, dormant tous
du même sommeil, on ne rencontre guère de figures vivantes,
pour vous distraire de vos rêveries ou vous ennuyer de leur
importunité.
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HYPÉRION. 23
à travers les chemins difficiles de la vie; à la fin, il arrive
à son vieil âge, il chancelle et bientôt ses pieds lourds et fati
gués trébuchent, et il tombe sur le sable; et du fond de sa
tombe, il passe dans le grand océan qu'on appelle l'éternité !
Ainsi un jour sera ton sort !
Autrefois vivait, dans ces lieux maintenant en ruines, un
disciple de Jésus de Jérusalem, un archevêque de l'Église du
Christ.
Il s'abandonna lui-même à des rêves, aux illusions de
l'imagination, aux vastes désirs de l'âme humaine, il rêvait
l'impossible...
Il cherchait l'élixir de vie... la pierre philosophale! Les
richesses, qu'il aurait dû consacrer à la nourriture des
pauvres, étaient englouties et dévorées dans ses creusets.
Dans ces murailles, l'aigle des nues a sucé le sang du lion
rouge et il a reçu l'amour spirituel du dragon vert... Mais
hélas! sans progéniture!...
Dans la solitude la plus profonde, le disciple de la philo
sophie hermétique travaillait en silence; et les jours et les
nuits, il se brisait à la peine.
De cette place même où tu te tiens debout, il jetait, à la
soirée, un regard de dédain sur les monts et les vallées, et
sur les eaux qui se roulaient dans leur lit; puis dans son
orgueil insensé, au lieu de reconnaître que le coucher du
soleil changeait en or tous ces lieux enchanteurs, par une
alchimie plus savante que la sienne, il mettait le monde
entier à ses pieds, et il disait dans son cœur, que lui seul
était sage!
Hélas ! il avait lu dans le livre de Paracelse beaucoup plus
que dans celui de la nature; et comme si la foi pouvait quel
que chose en présence de la raison éclairée par l'expérience,
il croyait pouvoir produire par lui-même un enfant, non
26 HYPÉRION.
d'après les enseignements de la nature , mais suivant les
leçons du philosophe... et il a mis au monde... un pauvre
homunculus , dans une cornue de verre ; et il mourut pauvre
et sans enfant!...
On dira peut-être qu'une pareille homélie ne valait pas
la peine de grimper la montagne du Stolzenfels; mais Paul
Flemming en pensait autrement. Il la considéra comme une
leçon qu'il garda dans son cœur ; et il se serait épargné bien
des heures de peine, s'il avait appris cette leçon mieux encore
et l'avait conservée plus longtemps dans sa mémoire.
Dans l'ancien temps, il y avait trois statues de Minerve
dans la citadelle d'Athènes.
La première était en bois d'olivier; et suivant la tradition
populaire, elle était tombée du ciel.
La seconde était de bronze , en commémoration de la
bataille de Marathon; et la troisième était d'or et d'ivoire;
elle passait pour une merveille de l'art, au temps de Périclès.
C'est ainsi que, dans la citadelle du temps, l'homme est
debout lui-même !
Dans sa jeunesse , charpenté d'un bois tendre et délicat,
il semble tomber du ciel.
Dans son âge viril, il est comme une statue de bronze,
en commémoration de ses combats et de ses victoires.
Et enfin, dans la maturité de l'âge, il est parfaitement
formé d'or et d'ivoire... C'est aussi une merveille de l'art!
Flemming avait vécu l'âge de l'olivier, et dans sa virilité
précoce, il commençait l'âge de bronze. Dans ses mains, les
fleurs du paradis venaient de se changer en bouclier et en
épée.
Et cette nouvelle transformation rappelle à ma pensée que
je n'ai pas encore décrit mon héros.
Je le ferai maintenant, pendant qu'il est occupé lui-même
HYPÉRION. 27
à contempler le magnifique paysage qui se déroule à ses
yeux... et je serai court.
De sa personne comme de son caractère , il ressemble à
Harold, le beau chevelu de Norvège, dont nous trouvons la
description dans une vieille légende islandique, le Songe de
la mort, par Régner Hairy-Breeches, où il est représenté
comme t le jeune cerf tout fier de ses cheveux flottants, »
dépensant son temps avec les jeunes filles et aimant à
converser avec les jolies veuves.
C'était là une aimable faiblesse, mais qui lui occasionnait
quelquefois bien des désagréments. Une imagination ardente
était le seul pouvoir qui gouvernait son esprit; ses pensées
étaient comme deux sœurs jumelles; l'une, la pensée elle-
même... la réalité... et l'autre son image... sa ressemblance
fictive dans un monde imaginaire. De là à travers les eaux
douces et tranquilles de son âme , chaque image flottait en
double... « le signe et son ombre... »
Il avait un bon cœur et une imagination poétique, et ces
traits caractéristiques lui rendaient la vie joyeuse et le monde
agréable; cela dura pour lui jusqu'à ce que, à la longue, la
mort vint à couper, de sa faux tranchante , la douce fleur
bleue qui fleurissait auprès de lui ; et il en reçut lui-
même une telle blessure qu'il courba la tète, comme une
gerbe pliante, dans son désir d'être emporté du même coup
avec la fleur bleue si douce à son cœur.
De cette épreuve, il arriva que le monde lui sembla moins
beau et que sa vie devint sérieuse. Il aurait agi sagement,
s'il avait entièrement oublié le passé, et si, au lieu d'en gar
der un souvenir douloureux, il avait joui et profité du pré
sent. Mais son cœur se refusa à suivre ce conseil de la
sagesse; et toujours, comme il flottait sur la grande mer de
la vie, il ne voyait qu'à travers des eaux transparentes, il
HYPÉRION.
prenait l'ombre pour la réalité dans les obscures chambres
de cette mer profonde, où ses plus beaux jours avaient fait
naufrage et où, quoique perdus, ils restaient visibles encore
à ses yeux, comme de la poussière d'or, des pierres pré
cieuses et des perles.
Aussi, partagé entre l'espoir et l'espérance, il cherchait à
les saisir de nouveau; et en retirant sa main plongée vaine
ment dans l'abîme, il vit qu'elle n'était remplie que d'herbes
marines et dégoûtantes de pleurs salés.
Mais entre lui et ces cendres d'or flottait une riante image,
pareille à l'esprit dans le paradis du Dante, chantant ave
Maria, et, pendant qu'elle chantait, descendant doucement
jusqu'au fond et disparaissant peu à peu.
En toutes choses, il agissait beaucoup plus par impulsion
que par des principes arrêtés... comme c'est l'ordinaire chez
les jeunes gens. D'ailleurs ses principes n'avaient pas eu le
temps de prendre racine , car il les avait arrachés les uns
après les autres, comme font les enfants des fleurs qu'ils ont
plantées... pourvoir si elles croissent.
Maintenant il y avait beaucoup de bon en lui ; car par-
dessous les fleurs et les pelouses de la poésie , et les bons
principes qui auraient pris racine, s'il leur en avait donné
le temps, se trouvait un solide et vigoureux sol de sens com
mun, désaltéré par les sources vivifiantes du sentiment, et
enrichi par l'absence de tant d'espoirs déçus , qui étaient
tombés sur lui, comme des feuilles desséchées.
CHAPITRE IV.

LA FILLE DE L'HÔTELIÈRE.

«Allez, Fuchs! allez, Lustig! » criait à ses chevaux le


postillon impatient, en accents qui, pareils au sauvage écho
de Lurley Felsen, venaient d'abord d'un côté de la rivière et
ensuite de l'autre côté , — c'est-à-dire en mots alternative
ment français et allemands.
Le fait est qu'il était fatigué d'attendre; et quand Flem-
ming revint à la longue et eut repris sa place dans la chaise
de poste , les pauvres chevaux avaient à réparer le temps
perdu dans les rêves sur la montagne.
C'est un cas qui arrive plus souvent qu'on ne se l'imagine :
une partie de ce monde doit suer et gémir, tandis que l'autre
partie peut rêver à son aise.
C'eût été une rude tâche pour le touriste ou pour le pos
tillon de persuader aux chevaux que de pareils rêves n'étaient
que pour leur avantage.
Le prochain relai était à la petite taverne de l'Étoile,
située dans un endroit retiré de la ville de Salzig.
30 HYPÉRION.
Cette dernière est bâtie sur les bords du Rhin, et vis-à-vis,
sur la rive opposée, s'élèvent les montagnes de Liebenstein et
de Sternenfels, chacune avec son château en ruine. Ces deux
châteaux étaient frères , suivant l'ancienne tradition , se
regardant toujours face à face; et en dessous, dans la vallée,
se trouvait un monastère... heureux emblème de cet enfant
orphelin que les deux frères avaient aimé si passionné
ment.
Flemming traversait le Rhin , en cet endroit rapide et
mugissant, sur une barque légère et sous la conduite de la
fille de l'hôtelière. Celle-ci, âgée de seize ans à peine, était
fort jolie, avec ses cheveux noirs, ses beaux yeux noirs et sa
charmante figure d'une naïve expression.
Comme les figures expriment des sentiments différents !
Il yen a, en effet, sans expression aucune, qui ne disent
rien : elles sont comme des livres dans lesquels pas une
page n'est écrite, si ce n'est peut-être une date.
D'autres sont comme de grandes Ribles de famille, ren
fermant l'ancien et le nouveau Testament, ou comme des
livres qui contiennent les contes de la mère Oie et de la
nourrice ; ou bien encore de mauvaises tragédies ou des
farces d'hareng salé.
D'autres enfin , comme la figure de la fille de l'hôtelière
de l'Étoile, qui expriment les douces impressions de l'amour
et renferment les chansons sentimentales.
C'est à cause de cela que Flemming, pendant que la barque
glissait sur l'onde rapide, dit à cette jeune fille :
— Ma chère enfant, connaissez-vous l'histoire de Lieben
stein?
— L'histoire de Liebenstein, répondit-elle, je la savais par
cœur, quand j'étais une petite enfant.
Et alors elle regarda Flemming avec ses beaux yeux noirs
HYPÉRION. 31
et passionnés ; et lui ne douta plus qu'elle n'eût effectivement
appris cette histoire et trop tôt et trop bien.
Flemming feignit de ne pas connaître cette histoire, et il
lui demanda de la lui raconter, persuadé qu'il était que cette
jeune fille qui l'avait apprise par cœur, étant enfant, la lui
raconterait comme elle devait l'être.
Il brûlait donc du désir de l'entendre redire de sa bouche;
et celle-ci se trouvait trop heureuse d'en trouver l'occasion,
car elle aimait cette histoire et y croyait comme si elle eût
été écrite dans la Bible.
Avant de commencer son récit, elle s'appuya un instant
sur ses rames, et prenant le crucifix suspendu à son cou,
elle l'embrassa et ensuite le laissa glisser dans son sein,
comme si , pour le protéger, elle jetait une ancre dans son
cœur.
En même temps, ses yeux noirs et mouillés se tournaient
vers le ciel ; son âme peut-être en ce moment communiquait
avec les âmes de Cunizza, de Rahab et de Marie-Madeleine,
ou peut- être donnait- elle un souvenir à cette nonne dont
parle saint Grégoire dans ses dialogues, qui, ayant mangé
une laitue dans un jardin, sans faire le signe de la croix,
avait été presque aussitôt possédée du démon. Il est pro
bable toutefois que ses beaux yeux ne regardaient pas le ciel,
mais les ruines des châteaux ; car elle ne tarda pas à racon
ter son histoire et dit à Flemming de sa douce voix :
— Il y a "de cela bien des années, un vieillard vivait
dans la ville de Liebenstein avec ses deux fils, et ces deux
derniers aimaient, d'une égale tendresse, la jeune Géral
dine, une orpheline confiée aux soins de leur père.
Le plus âgé des frères s'éloigna de désespoir ; et le plus
jeune fut fiancé à Géraldine ; ces deux jeunes cœurs étaient
heureux comme roi et reine.
32 HYPÉRION.
Mais il advint que saint Bernard enlevait tous les jeunes
hommes pour la guerre sainte, comme il arriva plus tard à
Napoléon de suivre son exemple; et à son passage, il obligea
le jeune fiancé de le suivre en Palestine.
La pauvre Géraldine se trouvait triste; et renfermée dans
sa tour, elle attendait le retour de son amant, tandis que le
vieux père bâtissait le Sternenfels, pour qu'ils l'habitassent
quand ils seraient mariés; mais la construction étant ache
vée, le vieillard vint à mourir, et le frère aîné reparut; il
vivait à Liebenstein, en prenant soin de la gentille demoiselle.
Un jour, la nouvelle survint de la terre sainte que la guerre
était finie; et le cœur de Géraldine en battit de joie : mais
elle ne tarda pas à apprendre que son amant était infidèle,
et qu'il revenait avec une Grecque qu'il avait prise pour
épouse... Le misérable!... Géraldine alla se renfermer dans
un couvent et devint une sainte nonne.
Le jeune seigneur de Sternenfels arriva avec sa femme et
habita son château avec elle; ils vivaient dans une grande
splendeur.
Mais la jeune Grecque était une femme vicieuse et sa
conduite était répréhensible.
Le frère aîné cependant était indigné de la conduite de
son jeune frère à l'égard de la gentille demoiselle, et il le
provoqua en duel.
Tandis que les deux frères se battaient au sabre dans la
vallée de Bornhofen, derrière le château, les cloches du cou
vent commencèrent à sonner et Géraldine arriva sur le lieu
du combat, avec une suite d'autres nonnes vêtues de blanc.
Elle réconcilia les deux frères, leur disant qu'elle était une
fiancée du Ciel et beaucoup plus heureuse dans son couvent,
qu'elle n'aurait pu l'être au château de Liebenstein ou à celui
de Sternenfels.
HYPÉniOS. 33
Quand les frères rentrèrent ensemble au château, ils
trouvèrent que l'hypocrite et infidèle épouse avait pris la
fuite avec un autre chevalier.
Les frères vécurent ensemble dans une douce paix et ne
se marièrent point; et quand ils moururent
— Lisbeth ! Lisbeth ! cria une voix aiguë du rivage. Lis-
belh! où conduisez-vous le monsieur?
Cette voix rappela la pauvre fille à ses sens, et elle vit
combien ils avaient fait de chemin sur l'eau; car, en racon
tant son histoire, elle avait oublié tout le reste, et le courant
rapide avait entraîné la nacelle jusqu'aux grands noyers de
Kamp.
Ils débarquèrent en face d'un monastère de capucins. Lis
beth reprit le chemin du petit village, et, tournantà sa droite,
elle montra à Flemming la romantique et délicieuse vallée
qui conduit à Liebenstein , en lui offrant de l'accompagner.
Mais Flemming lui frappa doucement sur la joue, en
secouant la tête en signe de refus, et il alla seul dans la
vallée.
CHAPITRE V.

JEAN PAUL, L'HOMME UNIQUE.

Il était déjà nuit, quand Flemming traversa le pont romain,


sur le Nahe, et fit son entrée dans la ville de Bingen.
Il descendit à l'hôtel du Cheval blanc, et avant de se mettre
au lit, il regarda par la fenêtre une étoile qui se tenait au-
dessus du Rhin , et puis son cœur se réjouit à la vue d'une
longue chaîne de montagnes, hérissées de ruines gothiques.
Mais le lendemain, à son réveil, il reconnut qu'il avait été
sous l'empire d'une illusion fantastique; ce n'était plus
qu'un long bâtiment, avec ses cheminées grotesques et sa
haute toiture en ardoises. Le matin était clair et à la gelée ;
la rivière se peignait, au rayonnement du soleil, des couleurs
les plus gaies; une douce et légère vapeur flottait dans l'air,
une gelée blanche brillait dans les rayons du soleil, comme
des étoiles d'argent, et à travers une longue avenue d'arbres,
dont les branches inclinées devant lui faisaient pleuvoir et
jetaient des perles à ses pieds , Flemming voyageait comme
en triomphe.
HYPÉRION. Xi
Celui qui, dans un certain drame, désirait pour son dîner
une pièce de bœuf de quarante livres pesant, noyée dans la
sauce et de bonne apparence, aurait vu son désir amplement
réalisé, s'il s'était assis à la table d'hôte de l'hôtel du Rhin
àMayence, où dina Flemming ce jour là.
Au haut de la table était un monsieur, ayantun air affable,
le front large et le regard intelligent. Il était de Baireuth, en
Franconie; il s'entretenait de poésie et de Jean Paul avec
une dame au teint pâle et à la figure romanesque.
A l'autre extrémité de la salle, et, pendant tout le dîner,
on faisait de la musique : il y avait une harpe, un cor et une
voix, de sorte que Flemming ne pouvait surprendre qu'une
faible partie de la conversation des deux personnages, dont
l'un était placé à côté de lui, et l'autre, la dame, était vis-à-
vis; ce qui lui permettait de lire dans ses yeux beaux et
mélancoliques.
Cependant le peu qu'il entendait de la conversation l'inté
ressait au plus haut point; c'est qu'en vérité le nom si vénéré
de Jean Paul était bien fait pour cela; aussi se hasarda-t-il
à se mêler à la conversation, et il demanda à l'allemand s'il
connaissait le poète personnellement,
— Oui, je le connais fort bien, répondit l'étranger; je
suis né à Baireuth où il a passé les plus belles années de sa
vie; aussi, dans mon esprit, l'homme et le poète sont intime
ment unis... Jamais je n'ai lu une page de ses écrits, sans
avoir son image devant mes yeux et sans entendre sa voix.
L'étranger prononça ces mots avec une noble dignité; il
possédait un port majestueux, avec une physionomie expres
sive et dénotant une haute intelligence; il était enveloppé
d'une large et vieille redingote verte, des poches de laquelle
dépassaient des bouts de manuscrits et peut-être aussi le
bout d'un petit pain et le goulot d'une bouteille.
36 HYPÉRIOJf.
Son chapeau de paille, doublé de vert, était déposé près
de lui avec son énorme canne, et il avait, couché à ses pieds,
un chien blanc aux petits yeux gris et son collier autour du
cou.
On eût certainement pris ce personnage plutôt pour un
maître charpentier que pour un poète.
Jean Paul est-il votre auteur favori? dit l'Allemand à
Flemming, et ce dernier ayant répondu affirmativement, il
ajouta. : mais un étranger doit éprouver de grandes diffi
cultés à le comprendre; car il s'en faut de beaucoup qu'il
soit facile pour les Allemands eux-mêmes.
— J'ai toujours observé , répliqua Flemming, que pour
comprendre fidèlement et apprécier un poète avec justesse,
cela dépendait beaucoup plus de son caractère individuel que
du caractère national. S'il existe une communauté de senti
ments entre l'écrivain et le lecteur, les barrières qui sépa
rent les peuples, comme les difficultés d'une langue étran
gère, disparaissent bientôt; car du moment que vous avez
compris le caractère d'un auteur, vous pouvez aisément
comprendre ses écrits.
— Cela est très-vrai, répliqua l'Allemand; et le caractère de
Richter est trop bien marqué pour qu'il soit possible de s'y
méprendre; ses traits prédominants sont la sensibilité et
l'énergie, et on ne trouvera nulle part, chez aucun autre,
ces qualités réunies à un si haut degré. Il sait répandre dans
tous ses écrits les rayons lumineux d'un esprit enjoué, et
toutes ses pensées sont empreintes de l'amour inépuisable
de l'humanité.
Tout accent de joie ou de tristesse trouve en son cœur un
puissant écho; et dans chaque homme il aime l'humanité
pour elle-même, sans acception de rang ni de supériorité.
Le but avoué de tous ses travaux littéraires est de relever
HYPÉRION. 37
la foi affaiblie à un Être suprême, à la vertu et à l'immor
talité; comme aussi de réchauffer, en faveur de l'humanité
souifante, des sympathies qui sont devenues si froides et si
indifférentes dans notre époque égoïste et corrompue.
Mais son amour s'étend pareillement sur tout ce qui est
beau et bien, sur tous les ouvrages de la création; il
embrasse et serre dans ses bras la nature entière.
— Oui, répondit Flemming, comme pour s'approprier les
mots qui sortaient de la bouche de l'étranger; car toutes
choses s'idéalisent dans son esprit.
Il se peint lui-même dans son Titan, quand il décrit
son héros « comme un enfant balancé par le vent sur une
branche d'un pommier en pleine floraison. » Le vent souffle
avec violence et secoue fortement la cime de l'arbre, et l'en
fant, secoué en même temps, passe alternativement , par un
effet du rayonnement, de la couleur verte au bleu foncé ; son
regard jette un vif éclat. Dans son imagination, cet arbre lui
apparaît gigantesque; il ne voit que lui seul croître dans
l'univers, comme s'il était l'arbre de l'éternelle vie, comme
si ses racines s'étendaient jusque dans les profondeurs de
l'abîme. 11 lui semble voir des nuages blancs et rouges se
tenant collés à lui comme des fleurs et la lune comme un
fruit; de petites étoiles lui apparaissent pures comme de la
rosée; et le soleil étant suspendu dans l'espace, perpendicu
lairement à la cime de l'arbre, et l'orage faisant balancer la
cime violemment de droite à gauche, il se trouve ainsi projeté
du jour dans la nuit et de la nuit dans le jour.
— Cependant l'esprit d'amour, interrompit le Franco
nien, n'était pas chez lui de la faiblesse, mais de la force.
L'épée de son esprit a été forgée et battue par la pauvreté ;
son caractère a été éprouvé par une guerre de trente ans.
Il n'a pas été brisé, pas même émoussé, mais il est devenu
3
38 HYPÉRION.
plus fort et plus énergique, par les coups qu'il a donnés et
reçus. Possédant au suprême degré ce noble esprit d'huma
nité, de patience et de résignation, il fit de la littérature sa
profession, comme s'il avait été divinement inspiré pour
écrire. Il pensa qu'il n'avait à prendre soin de rien de plus,
qu'il n'avait à penser à rien de plus, si ce n'est de vivre tran
quille et de faire des livres. Il disait que c'était un devoir
qui lui était échu, non pour jouir, non pour acquérir, mais
pour écrire; et il prenait vanité d'avoir fait autant de livres
qu'il avait vécu d'années.
— Et comment, vous, Allemands, considérez-vous les qua
lités prédominantes et caractéristiques de son génie?
— Indubitablement son imagination était vagabonde et
enjouée. Il donne à tout ce qu'il décrit un coloris magique et
qui frappe d'étonnement; on est saisi de la hardiesse et de la
beauté de ses figures et de ses descriptions, qu'il répand
dans tous ses ouvrages avec une prodigieuse prodigalité. Il y
étale ses richesses comme les fleurs du printemps, belles et
odoriférantes.
A des milliers d'idées extravagantes se mêlent des milliers
de beautés de sentiments et d'expressions, qui enflamment
l'imagination du lecteur et lui font admirer l'éclat du lever
et du coucher du soleil, le froid de la rosée et le brillant des
étoiles, dans les nuits d'été.
Il est difficile à comprendre, il est obscur et tout à la fois
étonnant. Pour peindre ses illustrations, il va fouiller les
coins et recoins de la science, de l'art et de la nature; c'est
une comète au milieu des étoiles brillantes de la littérature
allemande.
Quand vous lisez ses ouvrages, c'est comme si vous grim
piez une haute montagne, en compagnie joyeuse, pour voir
le lever du soleil. Pendant que vous êtes enveloppé dans le
HYPÉRION. ■:,\>
brouillard, le vent du matin souffle sur vous avec violence,
vous entendez au loin le bruit du tonnerre. Un immense pay
sage s'offre à vos regards, et vous pouvez contempler avec
ravissement les champs et les prairies, la ville et les sinuo
sités de la rivière.
Le son lointain des cloches d'église ou le bruit confus
d'une fête villageoise vient frapper vos oreilles ; votre odorat
est délecté du parfum des fleurs; vous entendez le premier
chant des oiseaux; les vapeurs se dissipent et le soleil appa
raît radieux. En même temps que l'alouette chante son lever
sous l'azur brillant du ciel, vous vous réjouissez dans ces
délices qui vous saisissent comme un rêve de l'àme et des
sens...., quand un ami importun vous tire tout à coup de
votre délicieuse rêverie, en éclatant de rire à vos côtés et
vou's offrant une prise de tabac
Comme dans la vie réelle, ses écrits sont tout à la fois
sérieux et comiques; il joint le pathétique au grotesque; il
mêle le plaisant au sublime; il est parfois sentencieux, sim
ple, énergique, et parfois il devient obscur et diffus. Ses
pensées sont comme des momies embaumées dans des épiées
et drapées de vêtements curieux et étranges ; mais à travers
tous ces linceuls, ses pensées s'élèvent sublimes et gran
dioses.
Tantôt il est gai avec des formes gracieuses et élégantes ;
son style est émouvant, simple et harmonieux; tantôt il
confond, pêle-mêle, les idées les plus éblouissantes avec les
fantaisies les plus bizarres, enchaînées ensemble par des
tirets, des trasseaux et des cendres; et son style devient tout
à la fois grave et léger, plat et sévère; mais tous ses écrits,
dans leur ensemble, fourmillent de beautés qui font oublier
les mauvaises pages; ce sont comme des robes bigarrées
balayant l'ordure, à l'exemple des esclaves qui balayaient les


40 HYPÉRION.
rues de Rome, quand, par hasard, on y rencontrait confondus
ensemble les nobles et les paysans.
Flemming donna un sourire à la chaleureuse improvisa
tion de l'Allemand, à laquelle avaient contribué sans doute
la présence de la dame et le vin de Laubenheimer; puis il
l'interrompit en disant :
« Mieux vaut s'affranchir de toute loi que de lui être
asservi. » Ce sont là les propres expressions de Jean Paul;
on est libre alors de sa volonté.
Semblable au dieu Thor de la vieille mythologie du Nord,
il représente maintenant les sept étoiles brillantes du firma
ment ; et bien qu'il s'enveloppe de nuages, il n'en frappe pas
moins à coups redoublés de son lourd marteau.»
— Et remarquez que ce n'est pas chez lui affectation ,
répliqua l'Allemand, tout y est naturel; il est Jean-Paul. Les
figures et les ornements de son style, large, fantastique,
presque toujours émouvant, comme le sont les figures et les
ornements dans les cathédrales gothiques, n'ont pas seule
ment leur propre signification, mais deviennent sous sa
plume des maîtresses-pièces et des arcs boutants... Enlevez-
les et tout l'édifice tombe en ruines.
A travers ces bigarrures , ces faces sauvages , ces figures
d'hommes et de bêtes, taillées sur les faîtages et les gouttières,
on voit couler avec facilité, comme la pluie d'une toiture,
lés pensées brillantes qui tombent pour lui du ciel avec
abondance.
Il dépeint toutes choses avec une sorte de badinage
sérieux ; il est comme un monstre marin se jouant sur les
flots du vaste Océan.
Son passe-temps est encore dans les choses sérieuses; il
ne cesse pas d'être majestueux, et dans tous ses écrits enfin
on trouve la force, un bon naturel, et tout l'éclat du soleil
HYPÉUION. il
se répandant au-dessus de sa tête, comme les vagues mugis
santes de la mer se roulent à ses pieds.
Aussi bien et, pour le peindre d'un seul mot, on peut le
nommer : Jean-Paul, l'homme unique.
Cette conversation avait duré autant que le dîner. Au
sortir de table, Flemming se rendit à la cathédrale. On
y chantait les vêpres. Un suisse, portant un uniforme
bleu, collets et parements cramoisis, avec son chapeau à
claques sur la tête, se pavanait dans les nefs du vaste
édifice.
Ce personnage important servit de cicérone à Flemming;
il lui montra le chœur avec les énormes statues sculptées de
bois de chêne, et les belles figures en pierre brune qui recou
vrent les tombeaux des évêques. Il le fit entrer ensuite, par
une porte latérale, dans le vieux couvent en ruines de Sainl-
Willigis.
A travers les arches gothiques encore debout, le soleil
projetait ses rayons sur les dalles des tombes sépulcrales,
dont les images et les inscriptions se trouvent pour la plu
part effacées par le frottement des pieds, pendant nombre de
générations.
Là se trouve la tombe du Minnesaenger Frauenlob , le
Chantre des dames. Sa figure est sculptée sur la boiserie de
la muraille; elle a des traits fortement prononcés et un air
sérieux. Au-dessous se trouve un bas-relief qui représente
les funérailles du poète. Celui-ci est suivi jusqu'à sa tombe
d'un cortége de dames dont il a chanté le mérite; ce qui lui
a valu le surnom de Frauenlob.
Je vois bien ici, dit Flemming, la tombe où sont renfer
més les ossements desséchés d'un poète, dont le culte était
moins dévoué à Dieu qu'aux dames et dont les chants sont
un mélange de concupiscence et d'amour; mais où reposent
42 HYPÉRION.
les restes de son rival et ennemi, le gracieux maître Bartho-
lomé Raimbow?
C'était là une question ironique qu'il se faisait à part lui,
mais que le suisse, tout fier et se gonflant comme un dindon,
ramassa aussitôt, en lui répondant :
— Je n'en sais rien; il n'appartenait pas à cette paroisse.
Je ne prolongerai pas plus longtemps le récit de cette
journée, car je suis harassé moi-même et ennuyé; je ne
serais pas fâché d'ailleurs de conduire mes lecteurs à Heidel-
berg, où je suivrai mon héros.
Il était tout à fait nuit quand il arriva à la porte de Man-
heim; et il longea la grande rue si lentement qu'elle lui
paraissait sans fin. Les boutiques étaient éclairées; il voyait
çà et là des figures aux fenêtres, ou, à la lueur de la lampe,
des personnes qui passaient et repassaient dans les apparte
ments.
Son imagination se repaissait d'idées singulières, comme
il arrive toujours à un voyageur qui entre, pour la première
fois, dans une ville.
La petite ville de Heidelberg était vieille de quelques
siècles, avant sa visite; et probablement qu'à partir de son
départ elle vivra quelques siècles encore. Il n'y connaissait
pas une âme, et de leur côté les habitants n'ont guère à s'in
quiéter d'un étranger qui, fatigué de son voyage et grelot
tant de froid, se tient renfermé dans sa chaise de poste qui
roule lentement sur le pavé des rues.
Assurément le monde se passerait bien de nous, si nous
voulions nous donner la peine de le penser ainsi ; et que ce
fût une chaise de poste ou bien un corbillard, cela importait
peu au peuple d'Heidelberg, — sans prendre soin de ce que
pouvait en penser Paul Flemming.
Toutefois, à l'autre extrémité de la ville, au pied du châ
HYPÉRION. 13
leau, un cœur chaud était dans l'attente pour le recevoir;
c'était un cœur allemand, un de ses bons amis, le baron de
Hohenfels, avec lequel il devait passer l'hiver à Heidelberg.
A peine la voiture s'était-elle arrêtée à la porte et le pos
tillon eut-il donné du cor pour annoncer l'arrivée du voya
geur, que le baron arrivait lui-même à la tête de ses gens ;
et quelques instants après, les deux amis, séparés par une
longue absence, se serraient dans les bras l'un de l'autre.
Flemming recevait un baiser sur chaque joue, puis un
autre sur la bouche, comme le gage et le sceau de l'amitié
germanique.
Us se tinrent longtemps par la main, se regardant fixé-
ment face à face; ils lisaient chacun dans les yeux de l'autre,
littéralement et au figuré; car ils ne se voyaient pas seule
ment en réalité; ils cherchaient à lire leur mutuelle impres
sion, après une absence de plusieurs années.
Les demandes et les réponses se pressaient entre les deux
amis, heureux de se revoir; et la soirée se passa gaîment à
table où ils ne se contentèrent pas seulement de lièvre rôti et
de Johannisberg, mais où ils parlaient de mille choses à la
fois... Et ils passèrent encore une partie de la nuit dans cette
intime communication d'idées et de sentiments qui abon
daient dans le cœur de ces jeunes hommes, qui avaient connu
les joies et les peines, s'étaient bercés d'illusions et d'espé
rances et avaient été, tous les deux, cruellement déçus.
CHAPITRE VI.

HEIDELBERG ET LE BARON.

Le château de Heidelberg est situé sur la montagne de


Jettenbiihl; il a derrière lui les montagnes de Geissberg et de
Kaiserstuhl, couvertes de bois de chêne; et en face est une
large terrasse en maçonnerie qui domine toute la ville bâtie
à ses pieds.
Au-dessus de cette terrasse s'élève le portail de la chapelle
de Saint-Udalrich, ayant à sa gauche la tour de l'horloge, de
l'orme octogone et de mince apparence, et à sa droite, une
grande tour qui avait été mutilée et délabrée pendant la
guerre; elle servait d'entrée au jardin en terrasses, ainsi
qu'au magnifique palais de la comtesse Élisabeth, veuve du
comte palatin Frédéric. Sur le derrière sont des palais plus
anciens, flanqués de tours et formant un quadrangle, vaste et
irrégulier — tels que, l'ancien château de Rodolph avec sa
gloriette gothique et ses girouettes fantastiques ; la tour de
la Rente, avec des tilleuls poussant sur sa plate-forme; et la
HYPÉR1ON. .io
superbe résidence de Othon-Henry, comte palatin du Rhin
et grand sénéchal du Saint-Empire romain.
En venant des jardins, derrière le château, on passe sous
la porte cochère de la tour du Géant pour entrer dans la
grande cour du palais. La vue est éblouie de la quantité de
sculptures curieuses et de la diversité d'architectures des
différents âges.
Dans les niches pratiquées dans la chapelle de Saint-
Udalrich, on voit revêtus de leurs armures, une rangée de
chevaliers tout disloqués et démembrés ; et on admire sur le
frontispice de la résidence d'Othon les héros de l'histoire des
Juifs et ceux de la fable classique.
En entrant dans les chambres ouvertes et délaissées du
château en ruine, vous y voyez de tous côtés, des médail
lons et des armes de famille, le globe de l'Empire et la toison
d'Or ou l'aigle des Césars sur les écussons de Bavière et du
Palatinat. Au-dessus des fenêtres, des portes et des chemi
nées, sont encore des sculptures et des moulures d'un travail
fini; et vous êtes émerveillé de la profusion des cariatides,
des arabesques, des ciselures, des rosettes, des guirlandes
de fruits et de fleurs et de glands; comme aussi des têtes de
bœuf avec des draperies de feuillage et des museaux de lions
portant des anneaux dans leurs dents.
Les plus habiles artistes avaient été occupés pendant six
siècles, à élever et à orner ces murailles; et il n'a pas fallu
deux ans pour les voir effacées et détruites par les ravages du
temps et de la guerre.
Après la fameuse Alhambra de Grenade , le château de
Heidelberg offre les plus magnifiques ruines du moyen âge.
Au bas, dans la vallée, coule la rivière du Ncckar; non
loin de ses bords, sur la rive opposée, s'élève la montagne
de tous les Saints, couronnée des ruines d'un ancien monas
HYPÉRION'.
tère; et au-dessus de la vallée s'étend un long rideau de la
montagne de Odenwald.La rivière paraît comme un lac, dans
cette vallée enfermée par une barrière de montagnes; mais
toutefois elle se livre à l'ouest, sur le versant du Rhin, un
passage étroit comme la bouche d'une trompette; et pareille
au son de cette dernière, quand vient le vent glacial, elle
souffle dans ce passage et résonne avec éclat.
Au-dessus s'élèvent les montagnes bleues de l'Alsace ; et
dans le bassin formant une plaine assez étendue , entre le
Neckar et les montagnes, immédiatement en dessous du châ
teau, est située la ville de Heidelberg; une ville, comme dit
certaine vieille chanson , très-agréable quand il a tombé de
la pluie.
C'est ce que se disait Paul Flemming lui-même, quand le
lendemain, à son lever, il mit le nez à la fenêtre.
La brume du matin était chaude, et le combat qui se livrait
entre le soleil levant et le brouillard offrait à la vue un spec
tacle des plus agréables.
Le soleil s'était déjà emparé de la hauteur des montagnes ;
mais le brouillard restait encore en possession de la ville et
de la vallée. Le clocher de la grande église était enveloppé
d'une masse compacte de nuages, d'un blanc de neige, et à
l'est sur le flanc des montagnes d'épaisses vapeurs se rou
laient entre les fenêtres du château en ruine, comme des
tourbillons de fumée s'échappant d'un vaste incendie.
Flemming croyait avoir sous les yeux un lever de soleil
de la vérité, dans un monde béni ; sa lumière perçant à tra
vers les ruines des siècles ; et en bas, dans la vallée du temps,
la croix plantée sur les églises chrétiennes, projetant au
loin ses rayons lumineux, bien que les prêtres se tinssent
renfermés dans les ténèbres et chantassent dans les brouil
lards.
HYPKRION.
Il finit par descendre et trouva, dans la salle à manger
bien échauffée, le baron qui l'attendait. Ce dernier était
couché sur un sofa, enveloppé d'une robe de chambre de
velours violet, bigarrée de fleurs comme ses pantoufles. Il
tenait une guitare à la main et une pipe à la bouche; et il
trouvait tout à la fois le moyen de fumer, de jouer et d'en
tonner sa chanson favorite de Goethe :

« L'eau se gonfle et se précipite...


» Un pécheur survient au plus vite. »

A la vue de son ami , Flemming contint à peine un éclat de


rire et il lui dit que cela lui rappelait un musicien qu'il avait
vu dans les rues d'Aix-la-Chapelle, jouant de six instruments
à la fois; ayant un chapeau chinois sur la tète, un petit jeu
d'orgue attaché à sa cravate, un violon dans ses mains, un
triangle au genou, des cymbales aux talons et sur son dos
un tambour de basque qu'il faisait jouer avec ses coudes.
A dire vrai , le baron de Hohenfels était un jeune homme
rempli d'une infinité de connaissances. Il était presque un
génie universel. Il poursuivait toutes choses avec ardeur,
mais superficiellement, et il ne savait s'attacher à rien, ni
longtemps ni sérieusement. Il s'adonnait ainsi à la musique,
à la poésie, à la peinture, voire même à l'étude des Pan-
dectes, sans oublier le plaisir; car il recherchait avide
ment toutes les sources de jouissances. Mais il avait le grand
défaut d'être trop amoureux de la nature humaine; et par
la puissance de son imagination, une chèvre barbue se chan
geait à ses yeux en un brillant capricorne; ce n'était plus un
animal sur terre, mais une constellation dans le ciel.
Il était agréable de sa personne et avait des manières élé
gantes ; au total et comme une précieuse opale, il était d'un
HYPÉR1ON.
caractère dont la beauté était due à un défaut de son orga
nisme. Il était de grande taille et bien bâti; ses cheveux
étaient blonds et ses yeux aussi beaux que ceux d'une jeune
fille. Il y avait, dans les inflexions de sa voix, je ne sais quoi
d'agréable et d'entraînant. Il parlait la langue allemande
avec autant de douceur que la langue musicale de la Cour-
lande, son pays natal. Si dans ses manières, il ne représen
tait pas l'influence attractive d'Antoine, il en possédait une
qui lui était propre à lui et qui ne le cédait en rien à la pre
mière.
Tel était, en peu de mots, l'ami de cœur de Paul Flemming.
Et que pensez-vous de notre ville de Heidelberg et de son
vieux château? dit-il à celui-ci, comme ils se mettaient tous
les deux à table pour déjeuner.
— La nuit dernière , la ville me paraissait bien longue ,
répliqua Flemming;et pour ce qui est du château, c'est à peine
si j'ai pu l'entrevoir à travers le brouillard. Je me suis laissé
dire que rien n'était beau comme cette magnifique ruine, et
je ne doute pas qu'il en soit ainsi. Je voudrais seulement
que les pierres fussent grises au lieu d'être rouges; mais
grises ou rouges, je prévois que je passerai bien des heures
devant ces lieux désolés. Dites-moi, est-ce qu'il n'y a main
tenant personne qui demeure là?
— Personne , répondit le baron , excepté un gardien qui
montre ces lieux si remplis de souvenirs , et un Français qui
est là depuis 4810, ne cessant pas de dessiner. Il a cependant
écrit, pour servir de passe-temps agréable après le souper,
une magnifique description des ruines où il dit que, dans
le jour, elles ne sont troublées que par les cris perçants des
oiseaux de proie, et pendant la nuit , par les chouettes et les
autres oiseaux fauves. Vous devrez acheter son livre et son
album.
HYPÉRION. .19
— En vérité, vous m'en donnez envie et je n'y manquerai
pas.
— C'est cela ou pas du tout, mon ami, car vous n'en trou
veriez pas d'autres : d'ailleurs, sérieusement parlant, ses
esquisses sont très-bonnes. Voyez, en voici une qui est ici
encadrée; elle est vraiment très-belle, à part, dans celte
encoignure, la figure de cet insecte rampant dans les buis
sons.
— Mais est-ce qu'il n'y a ni esprits ni revenants dans ce
vieux château ? répliqua Flemming , après avoir jeté un
regard rapide sur le tableau.
— Oh ! certainement, reprit le baron ; il y en a deux. Dans
la tour de Ruprecht est l'esprit de la vierge Marie; et dans
le donjon, le diable en personne.
— Ah! voilà qui est superbe, s'écria Flemming, évidem
ment satisfait. Racontez-moi bien vite toute cette histoire. Je
suis curieux comme un enfant!
— C'est une histoire du temps de Louis-le-Débonnaire,
répondit le baron, avec un sourire; c'est une vieille tradi
tion d'un âge crédule.
Son frère Frédéric vivait ici avec lui dans ce château ; et
il faisait de la coquetterie à Léonore de Luzelstein, une dame
de la cour, dont il finit par se faire mépriser et dont par
conséquent il était haï cordialement.
Pour des motifs politiques, il était également détesté de
plusieurs petits tyrans de l'Allemagne, qui, dans l'intention
de consommer sa ruine , l'accusèrent d'hérésie. Mais son
frère Louis se refusant de le livrer à leur fureur, ils résolu
rent d'arriver à leurs fins par stratagème, ne pouvant pas
réussir par une intrigue.
En conséquence, Léonore de Luzelstein, déguisée en vierge
Marie, et le père confesseur de l'Électeur, en costume de
oO HVPÉRION.
Satan, apparurent, à minuit, dans la chambre de l'Électeur,
et l'épouvantèrent tellement qu'il consentit à livrer son frère
entre les mains de deux chevaliers noirs qui se disaient les
ambassadeurs de la cour des francs-juges.
Ils se rendirent ensuite dans la chambre de Frédéric, où
fort heureusement pour lui se tenait de garde, derrière la
tapisserie, le vieux Gemmingen, un brave soldat.
Le moine entra le premier, affublé de son costume.de
Satan ; mais à peine avait-il mis le pied dans la chambre à
coucher du prince, que Gemmingen tira son sabre et dit d'un
air de vaillance : « Meurs, misérable! » Et aussitôt fait que
dit...
Les autres prirent la fuite et on n'en entendit plus parler.
Mais les âmes de Léonore et du moine reviennent maintenant
visiter les lieux témoins de leur crime nocturne.
Vous trouverez cette histoire dans le livre du Français.
— Après le déjeuner, dit Flemming, nous irons visiter le
château; il faut que je fasse connaissance avec ce miroir
des chouettes et ce moderne refuge des esprits!...
Voyez quelle belle matinée! nous avons là un hiver tout
à fait merveilleux! c'est un vrai soleil d'été! Admirez ces
légers brouillards... on se croirait à Venise ! examinez ces
vieux arbres à la barbe grise, comme ils ont un air badin et
coquet! Un pareil temps fait pousser l'herbe et la barbe
aussi... Mais un vieux proverbe anglais dit que l'hiver ne se
nourrit jamais dans la nue. Il faut donc s'attendre à le voir
arriver à la fin avec son vieil habit tout enfariné, comme de
coutume. Nous aurons de la neige au. printemps. Ses flocons
remplaceront les fleurs; et la saison d'été viendra ensuite;
mais ce ne sera pas un été, ce sera seulement, comme dit
Jean-Paul, un hiver peint en vert. N'est-ce pas cela?
— A moins que je ne sois singulièrement trompé sur le
HYPÉR10N. 51
climat de Heidclberg, répliqua le baron, nous n'attendrons
pas longtemps après la neige. On éprouve ici des variations
subites de température, et je ne serais pas étonné que le
temps vînt à changer avant la nuit.
— C'est une raison de plus pour faire un bon emploi
d'une aussi belle matinée; montons vite au château, afin que
le désir de mon cœur puisse être satisfait.
CHAPITRE VII.

LA VIE DES ÉTUDIANTS.

Les prévisions du baron se réalisèrent. Le temps changea


dans l'après-midi ; le vent de l'ouest commença à souffler et
couvrait d'une ombre humide la face du ciel, comme l'ha
leine de l'homme le fait sur un miroir. La neige ne tarda pas
à tomber; et tout le paysage en était couvert comme d'un
nuage blanc.
Tout à coup le vent d'orage s'éleva des monts alsaciens; il
chassait avec violence les épais nuages suspendus dans l'air;
la neige redoublait d'intensité et tombait comme par tor
rents. Le soleil jetait des rayons inaccoutumés du haut de la
montagne et il finit par disparaître, comme un vaisseau en
pleine mer, battu par la tempête et dévoré par un incendie.
L'orage dura jusqu'à la nuit ; l'hiver était venu subitement
frapper à la porte, avec sa barbe blanche, enfarinée de
neige, et il se tenait debout, tout transi et grelottant, comme
ce vieux joueur de harpe qui chantait ce vieux refrain :

« Comme il fait froid ! comme il fait froid ! »


HYPKKION.
— Voilà comme j'aime un orage, dit Flemming qui s'était
tenu à la fenêtre pour voir la tempête et les ténèbres qui
s'amoncelaient dans les nues.
C'est pour moi, disait-il, un des plus magnifiques specta
cles de la nature que celui de la neige qui tombe silencieu
sement; la chute des feuilles d'automne ne me produit pas
autant d'effet. Mais ici l'orage était des plus violents; il m'a
fait tressaillir, il a bouleversé tout mon être; et dans les
profondeurs de sa misère et de sa brutalité, j'ai reconnu
l'état de mon âme.
Je ne puis pas m'empêcher de penser à la mer dont les
lames se ruent et s'enlacent dans les bras l'une de l'autre et
dont les vents, comme sur des harpes sonores, se jouent sur
les mâts et sur les aubans des vaisseaux.
Mais ici l'hiver est une réalité ! Voyez ce vieux rustre en
fureur, comme il souffle et abat la neige! Mais voici que cette
dernière ne tombe pas seule et le grésil aussi se mêle de la
partie; les arbres sont déjà barbelés de glace; et n'aper
cevez-vous pas là-bas ce jeune pin dont les deux branches
ressemblent à une paire de moustaches blanches d'un vieux
baron allemand ?
— Et demain, lui répliqua son ami, l'hiver vous paraîtra
bien plus intense encore ! Vous pourrez reconnaître que son
esprit glacial aura été en travail toute la nuit, pour bâtir des
cathédrales gothiques sur nos fenêtres, tout comme le diable
a bâti la cathédrale de Cologne.
Allons, ferme les rideaux et viens vite t'asseoir auprès
d'un bon feu.
— Maintenant, dit Flemming qui s'était rendu au désir de
son ami, raconte-moi quelque chose de Heidelberg et de son
université. Je suppose que les étudiants mènent ici la vie
studieuse et solitaire que nous menions nous-mêmes dans la
4
UYPÉRION.
petite place de Goettingen où rien ne pouvait nous amuser
ni dissiper nos rêves et nos ennuis.
— Celay ressemble fort, répliqua le baron, et ne peut pas
manquer de te plaire, maintenant que tu recherches la soli
tude et la vie tranquille.
Tu sais que l'université de Heidelberg est une des plus
anciennes de l'Allemagne; elle a été fondée au xive siècle par
le comte palatin Ruprecht; et dès la première année de sa
fondation, elle comptait plus de cinq cents étudiants, tous
occupés à graver dans leur mémoire, avec la sagesse de la
vieille école, les éléments de grammaire, versifiés par Alexan
dre de Villa Dei, et les extraits faits par Pierre l'Espagnol
des Synopses de Michel Psellus, de l'Organon d'Aristote; et
enfin les catégories avec les commentaires de Porphyre.
En vérité je ne m'étonnerais pas le moins du monde
qu'Erigène Scotus eût été effectivement tué par ses écoliers,
avec leurs canifs; ils doivent avoir été poussés jusqu'à la der
nière limite du désespoir.
Une université est véritablement une chose bien étrange
et quel singulier tableau elle présente à notre imagina
tion !
On y trouve les livres des étudiants renfermés dans leurs
pupitres silencieux; des hommes savants s'enveloppant dans
la solitude; et des professeurs qui travaillent seize heures
par jour et ne sortent jamais que le dimanche!
Sans aucun doute et dans un sage but, la nature a placé
dans leurs cœurs cet amour instinctif de la réclusion et des
travaux littéraires.
Autrement qui voudrait nourrir sa pensée à cette lampe
qui ne s'éteint jamais?
Mais pour de tels hommes et pour pouvoir les faire dispa
raître pour toujours, il ne faut rien moins qu'une rafale à
HYPÉRION. .'j.'i
travers les ruines crevassées et lézardées de ce vieux monde
ou la bannière d'un conquérant destructeur.
La lumière qui jaillit de l'âme s'éteint facilement, et toutes
les fois que je réfléchis sur ces choses, je comprends toute
l'importance que possède, dans l'histoire d'une nation, la
réputation individuelle des écoliers et des hommes litté
raires.
Je crains bien que cette importance ne soit beaucoup plus
grande que celle que le monde veut lui reconnaître; ou peut
être je devrais dire, que le monde a cru lui reconnaître.
En effet, effacez de l'histoire d'Angleterre les noms de
Chaucer, Shakspeare, Spencer; le nom de Milton seulement;
et combien avec eux ou avec lui n'effaceriez-vous pas de sa
gloire ! Prenez de l'Italie des noms tels que ceux de Dante, de
Pétrarque, de Boccace de Michel-Angelo et de Raphaël ; ah !
sans eux , combien il manquerait à l'accomplissement de sa
gloire! Que paraîtrait l'histoire d'Espagne, si l'on avait arra
ché les pages sur lesquelles sont écrits les noms de Cer
vantes, de Lope de Vega et de Calderon? La gloire du
Portugal, que serait-elle sans Camoëns? Celle de la France,
sans son Racine, son Rabelais et son Voltaire? Et que serait
la gloire de l'Allemagne, sans son Martin Luther, son Goethe
et son Schiller? Je dis plus, que serait la noble antiquité
elle-même, sans ses philosophes, ses poètes et ses historiens?
Dites-moi, est-ce que tous ces grands hommes, dans tous les
âges et dans tous les lieux, n'emblasonnent pas, de leurs
brillantes couleurs, les armoiries de leur contrée? Oui et
plus que cela, car dans tous les temps et dans tous les lieux,
ils donnent à l'humanité l'assurance de sa grandeur, et ils
s'écrient : — N'appelle pas ce temps ou ce peuple entière
ment barbare, car il s'est manifesté à toutes les époques et
chez tous les peuples des travaux dignes de l'esprit humain.
5G HYPÉRION.
Mais c'est une vérité que les hommes à passions violentes
ont eu bien du mal de reconnaître; et en cela même, ils ont
prouvé combien ils étaient ingrats, je dirai plus, combien
ils étaient injustes.
Et comme un exemple devenu familier en quelque sorte,
n'est-il pas vrai qu'ils n'ont pas assez de reproches, de
mépris et de railleries pour les moines du moyen âge? Et
dit e comme eux que ceux-ci passaient leurs vies dans l'oisi
veté, n'est-ce pas un mensonge honteux et que des faits écla
tants viennent manifester jusqu'à l'évidence?
N'ont-ils pas en effet ces moines que vous méprisez à tort,
dans vos diatribes insensées, n'ont-ils pas à une époque où
il y avait peu de livres, en si petit nombre, et si précieux
qu'ils étaient le plus souvent attachés aux rayons d'une
bibliothèque avec des chaînes de fer, comme les galériens à
leurs bancs, n'ont-ils pas passé leurs jours et leurs veilles
dans des travaux arides ; et de leurs mains fatiguées, n'ont-
ils pas copié, sur parchemin, les leçons et la sagesse des
temps passés , pour les transmettre à la postérité? n'est-ce
donc pas des moines que nous tenons tous ces riches trésors
de la science antique?
Ce n'est certainement pas trop de dire et d'affirmer que
sans eux, toutes ces richesses seraient perdues pour nous; et
que jamais une seule ligne de ces précieux classiques ne
serait venue jusqu'à nous.
Ce n'est donc pas trop non plus que de pardonner quelque
chose à ces âges superstitieux et même au mysticisme de
leur philosophie scolastique ; depuis que, après tout, il n'est
plus à craindre que l'humanité y trouve une nouvelle pierre
d'achoppement, et lorsque leurs travaux nous restent seule
ment pour nous démontrer que l'erreur a pu prendre l'ap
parence de la vérité ; mais combien aussi ont été grandes les
HYPÉRIOî*.
aspirations de l'esprit humain, travaillant sans relâche à la
recherche de l'inconnu !
D'ailleurs, je pense que le nom de Martin Luther, le
moine de Wittemberg, serait suffisant à lui seul pour affran
chir les moines du reproche de paresse. Si cette vie labo
rieuse ne suffisait pas encore à votre exigence, voulez-vous y
ajouter les vastes folios de Thomas d'Aquin ou bien les
innombrables manuscrits qu'on rencontre encore dans les
vieilles bibliothèques et dont les pages jaunies et ridées vous
rappelleront à plus de justice et de bienveillance, en pensant
aux mains qui les ont écrites et aux faces qui ont été jadis
courbées sur elles ?
— Voilà une éloquente homélie, dit le baron en riant ;
c'est là un touchant appel en faveur de l'humanité souf
frante! Mais, pour ma part, je suis loin d'être partisan de
l'entière exclusion du monde, parce qu'elle a un effet dange
reux sur l'esprit des étudiants. Je crois très-vrai le proverbe
chinois qui dit : une simple conversation, à table, avec un
homme sage, vaut mieux que dix années d'études unique
ment dans les livres.
J'ai connu moi-même des littérateurs qui se sont complé
tement séquestrés , loin du monde ; mais leurs esprits
ne venant jamais en contact avec ceux de leurs contem
porains, ils lisent peu, pensent beaucoup et sont de purs
rêveurs ; car ils ne savent ce qui est nouveau ni ce qui est
vieux.
Ils se heurtent souvent à des difficultés pour eux inextri
cables , à des pensées qui ont été développées par de bons
auteurs quelques siècles avant eux, ou par ceux qui vivent de
leur temps; à des pensées devenues comme une monnaie
courante et dont l'expression se retrouve dans la bouche des
hommes qui les entourent. Mais ils ne le savent pas... et ils
88 HVPÉRION.
s'imaginent, quand ils publient leurs pensées, qu'ils ont
inventé quelque chose de réellement neuf.
— Cela me rappelle, dit Flemming, ce que le docteur
Johnson disait de Goldsmith, quand celui-ci se proposait de
voyager à l'étranger pour apporter des améliorations dans
son pays.
— Il apportera à la maison une brouette à main et il
appellera cela un progrès.
Malheureusement, il en est de même des étudiants de
cette espèce.
Et le pire de tout cela encore, ajouta le baron, c'est que,
dans la solitude, des idées fixes prendront souvent racine
dans leur esprit et y pousseront jusqu'à y étouffer les autres.
Toutes les opinions devront convenir qu'aucune pensée ne
peut entrer là sans se transformer en idée fixe. Là, en effet,
l'idée reste et. grandit; elle finit par ressembler à la femme
du gardien de la tour de Waiblingen, qui grossit à un tel
point, qu'elle ne pouvait plus descendre par l'étroit escalier
de la tour, et qu'à la mort de son mari, son successeur fut
forcé de se marier avec la grosse veuve, pour prendre pos
session de la tour avec elle.
— Je me rappelle une vieille comédie anglaise, dit Flem
ming en riant, dans laquelle on dépeint un étudiant qui peut
allumer son feu , au matin , avec son briquet — mettre ses
pantoufles de toile de lin — rester assis et ruminant jusqu'au
dîner — et qui ensuite va prendre son repos quand la cloche
sonne. Du reste, il a un talent tout particulier à tousser, se
permet de cracher à sa manière... ou si vous préférez qu'il
soit défini par des négatives, il est un de ceux qui ne savent
pas saluer convenablement et avaler proprement une tasse
de bouillon.
Que pensez-vous de cela?
HTfPÉRION. 59
— C'est précisément de cette manière que les personnages
sont toujours représentés dans une comédie anglaise, dit le
baron; le portrait est chargé, ridiculisé...
— Et encore maintenant, dit Flemming, pas plus tard
que hier, je lisais ce passage dans la préface d'un ouvrage
publié par le professeur de philosophie à l'université de
Halle...
Il ouvre un livre et lit :
Ici, à Halle, où nous n'avons ni jardin public, et pas de
Tivoli, ni la bourse de Londres, ni la chambre des députés
de Paris, ni les théâtres de Vienne ou de Berlin, ni la tour
de Strasbourg, ni les montagnes de Salzbourg, ni les ruines
de la Grèce, ni le fantastique catholicisme, enfin, rien,
absolument rien qui puisse , après une journée de labeur,
divertir et délasser un homme, sans savoir et sans prendre
soin de quelle manière il pourra le faire, je considère la vue
d'une épreuve typographique comme une promenade dans le
prater de Vienne. Je bourre tranquillement ma pipe, je
prends mon encrier et ma plume, je m'assieds dans le coin
de mon sofa, je lis, je corrige; et pour la première fois réel
lement je me mets en peine de penser à ce que j'ai écrit.
A considérer pareille origine d'un livre et cette méta
morphose d'un manuscrit mis en caractères d'imprimerie,
c'est un plaisir délicieux auquel je me livre de tout cœur.
Voyez-vous! Ce mélancolique plaisir qui aurait fourni à feu
Voss matière à plus d'une idylle... plus ou moins, sans
doute, car en pareille occasion, je suis généralement affublé
de ma robe de chambre, bien qu'elle ne soit pas d'étoffe de
laine, ni chamarrée de grandes fleurs, je le confesse avec
peine, ce mélancolique plaisir, dis-je, a toujours grandi ici,
à Halle, avec une habitude douce et pédantesque.
Depuis que j'ai commencé ici ma vie d'hermite, je n'ai pas
60 HYPÉRION.
cessé d'imprimer; et aussi longtemps que j'y resterai, je
continuerai à ie faire.
En toute probabilité, je suis destiné à mourir une épreuve
à la main...
— Ceci , dit Flemming en fermant le livre, n'est pas une
caricature écrite par un auteur de comédie, mais le portrait
d'un homme peint par lui-même.
Nous pouvons voir par là combien aisément, dans des
circonstances données , on peut se décider à passer sa vie
dans la retraite, dans une sorte de négligé, s'affublant de
vêtements grotesques, et défiant le monde, une pipe à la
bouche et une épreuve à la main.
Les étudiants sont trop souvent tombés dans un pareil
état; ce qui donne assez de raison à cette opinion prévalante
que l'érudition et la rusticité sont inséparables.
Assurément, c'est un trait caractéristique d'un esprit
grand et libéral de reconnaître l'humanité dans toutes ses
formes et conditions.
Je suis un étudiant — et toujours , quand je me trouve
seul dans le silence de la nuit, je reconnais cet attribut de
l'étudiant, ce je ne sais quoi de divin qui se révèle à moi
dans la flamme de ma lampe. — Mais parce que la solitude
et les livres ne me déplaisent pas et qu'au contraire j'en fais
mes délices, aurais- je pour cela le droit de dire à mon
frère : tu es fou! et de regarder la société en face et
de lui dire : tu es sans cœur et sans courage!... Loin
de moi pareille pensée!... Le bon Jean Paul dit très-sage
ment que la vie, dans toutes ses phases, devrait nous
être précieuse, par la même raison que les Turcs ramas
sent avec soin chaque bout de papier qu'ils trouvent sur
leur passage, parce qu'on peut écrire dessus le nom de
Dieu !
HYPÉRION. 01
Rien n'est plus certain que cela et cependant rien qui soit
plus négligé !
— S'il est pénible de voir des étudiants ne pas comprendre
le monde, ni savoir vivre avec lui, dit le baron, je pense
qu'il est bien plus pénible encore de voir les souffrances
privées des auteurs de profession. Combien de ces derniers
qui ont langui dans la pauvreté ! combien meurent le cœur
brisé! Beaucoup d'entre eux sont déçus dans leurs espéran
ces, surexcités par le malheur; et la folie, la misère et le
désespoir ont été trop souvent leur partage !
Ce n'est pas un simple intérêt ou un mobile de curiosité
qui pousse à connaître la vie des hommes de lettres, mais
cette connaissance est tout à la fois saisissante et instruc
tive. Que de leçons à prendre dans leurs qualités et jusque
dans leurs faiblesses ! Il n'y a pas que de l'admiration à
recueillir, mais aussi des sentiments de commisération et de
pitié! A mon avis, il ne s'écartait pas de la vérité celui qui a
dit qu'après le calendrier de Newgate, la biographie des
auteurs était le chapitre le plus poignant dans l'histoire de
l'homme.
— Certainement, il y a de quoi déchirer le cœur, inter
rompit Flemming. Pensez seulement à Johnson et à Savage,
rôdant la nuit dans les rues de Londres, sans une place pour
se coucher; à Otway mourant de faim; à Collins devenu fou
et hurlant comme un chien dans les nefs de la cathédrale de
Chichester, quand il entendait le son de l'orgue ou du chant;
et à Goldsmith, se pavanant dans sa redingote couleur pêche
et courant dans Fleet-Street, pour frapper sur la tête d'un
libraire avec un de ses volumes ; et ensuite, dans son extrême
pauvreté , sur le point de se marier avec sa maîtresse de
maison dans Green Arbour Court.
— Quelle vie dure et misérable en effet, quelle vie de peines
62 HYPÉRION.
et de privations ont eu à endurer ces pauvres diables
d'auteurs, répliqua le |baron ; et quel triste dénouement
pour cette vie de labeurs... la maison des pauvres pour
y recevoir le pain de la pitié, et l'hôpital pour s'y faire
enterrer !
-r- Après tout, dit Flemming, en poussant un long gémisse
ment, pauvreté n'est pas vice... Mais quelque chose de pire,
interrompit le baron , comme dit Dufresny, en épousant sa
blanchisseuse , parce qu'il était trop pauvre pour payer son
mémoire. Il était l'auteur, comme vous le savez , de l'opéra
de Lot. Lors d'une représentation, on fit un calembourg
qui ne manquait pas d'actualité.
Comme un des acteurs chantait ces mots : « L'amour a
vaincu Loth' (vingt culottes), » une voix cria du parterre :
« qu'il en donne une à l'auteur. »
Flemming ne put s'empêcher de rire de cette mauvaise
plaisanterie; mais après une courte pause, il continua :
Et maintenant si vous étudiez les causes de ces calamités
chez les auteurs, vous trouverez que la plupart d'entre eux
ont commencé à se nourrir d'idées fausses, exagérées de la
poésie et du caractère poétique; et sans tenir compte du sens
commun, sur lequel doit se fonder, avant tout, un caractère
ayant quelque valeur.
Ce défaut tient principalement à ce qu'ils veulent former
comme un monde à part, se séparant de leurs semblables,
dédaignant la société et la regardant comme frivole et inu
tile. Ils se tiennent trop renfermés dans leur vie sédentaire ;
le corps ne se porte pas bien et l'esprit s'en ressent aussitôt ;
c'est là une loi de la nature, qui ne permet pas à ses enfants
de la violer impunément.
Si l'esprit qui conduit le corps s'oublie au point de s'en
rendre l'esclave, ce dernier ne sera pas assez généreux, lui,
HYPKRION. 63
pour oublier une pareille injure; mais il se regimbera et
châtiera son oppresseur.
C'est ainsi que bien des génies supérieurs ont succombé,
par leur propre faute.
— Après tout, dit le baron, nous devons beaucoup par-
donnerauxhommesdegénie. Une organisation délicate et irri
table les rend plus accessibles que d'autrps aux peines comme
aux plaisirs; et puis toutes choses s'idéalisent dans leur
esprit; et à travers le prisme de leurs illusions, et d'une ima
gination fantastique, ils trouveront des beautés jusques dans
'es difformités du vice.
— Mais comment peut-on s'oublier à ce point?
— Cela est ainsi, et en tous cas, cela ne leur est pas
seulement pardonnable, mais pardonné... Le monde aime
un assaisonnement de malices; vous avez beau parler de
principes, on se laisse entraîner comme malgré soi; la pente
est glissante dans cette voie; et si l'on a mis de l'esprit dans
la cruauté, et plus on en aura mis, plus on trouvera de
motifs d'excuse, dans la somme du plaisir produit. L'élan
des passions n'a pas de frein et on applaudit inconsidéré
ment à ceux qui s'y livrent avec frénésie.
— Et c'est ainsi que le monde et la société corrompent les
étudiants, s'écria Flemming!
Ici le baron agita la sonnette et se fit apporter une bou
teille de Metternich : il bourra lentement sa pipe et se mit
ensuite à fumer.
Mais Flemming restait plongé dans un rêve!
CHAPITRE VIII.

RENOMMÉE DES HOMMES DE LETTRES.

Le temps tient en ses mains le livre du jugement dernier,


sur les pages duquel il est continuellement occupé à enre
gistrer des noms fameux; mais aussitôt qu'un nouveau nom
est écrit, un plus vieux disparaît. Il en est quelques-uns seu
lement qui y restent gravés en caractères ineffaçables ; ces
noms privilégiés forment la haute noblesse de la nature ; ils
sont les hauts et puissants seigneurs du domaine public de
la pensée; et pour eux la postérité ne contestera jamais leurs
titres.
Mais il en est dont la réputation n'est qu'éphémère, de
temps et de circonstance , et ceux-là sont bientôt jetés dans
l'oubli, comme s'ils n'avaient jamais existé.... C'est un sort
commun à la presque généralité des hommes; et pour eux,
il serait sage d'en prendre leur parti à l'avance ; car ils ne
devraient pas ignorer que les tombes qui renfermeront leurs
corps en poussière, ne raconteront rien d'eux; et ils devraient
se convaincre également que leurs noms finiront aussi parëtro
HVPÉRION. 05
entièrement oubliés , et que leurs pensées , leurs projets et
leurs opinions ne resteront pas longtemps debout devant les
hommes, mais iront se résoudre et se confondre dans le
vaste univers de la pensée.
Et puis, si l'imagination peut découvrir la noble poussière
des héros, jusqu'à la surprendre arrêtant une barrique de
bière, sachant que « l'empereur César mourut et tourna en
poussière qui peut servir à boucher un trou pour arrêter le
vent, » elle pourra découvrir aussi bien les nobles pensées
des grands hommes, jusqu'à ce qu'elle les retrouve aussi
dans le langage grossier et vulgaire, ou servant à rapiécer
des théories qui se font jour à nouveau.
Nous les retrouvons, par exemple, dans tous les adages
populaires, dans de sages proverbes qui les résument mainte
nant et les confondent dans la masse commune de la pensée.
Leurs auteurs sont oubliés cependant; et ils n'ont conservé
aucune existence individuelle.
C'est pourquoi il serait préférable que les hommes s'habi
tuassent de bonne heure à l'idée qu'ils seront oubliés un
jour : si au lieu de rechercher une vaine renommée, ils
étaient mus par un motif plus élevé; jaloux seulement de
remplir leur devoir, sans s'inquiéter de la vaine approbation
des hommes, ils se mettraient assidûment à l'œuvre, chacun
dans sa sphère d'action, sans s'inquiéter de ce qui adviendra
et laissant à leur réputation à prendre soin d'elle-même.
Dans l'imperfection de notre nature, cela est difficile à faire,
sans aucun doute; impossible peut-être pour l'accomplir
avec une parfaite abnégation.
Cependant l'homme peut obtenir beaucoup d'une volonté
ferme et indomptable; il peut remporter une victoire sur lui-
même, surtout s'il parvient à se persuader que la réputation
vient seulement quand elle est méritée; mais que, dans ce
66 HYPÉRION.
cas, elle est aussi inévitable que la destinée; car elle est elle-
même la destinée.
On dit proverbialement que les hommes de génie sont
toujours en avance sur leur époque; et cela est très- vrai;
mais ce qui, bien que se disant peu, n'en est pas moins tout
aussi vrai, c'est que parmi tous ces hommes de génie, il en
est qui ne devancent pas seulement leur époque, mais tous
les âges à venir ; et comme dit le poète allemand : ces êtres
privilégiés ont devant leurs yeux tous les faits possibles et
qui se dérouleront un jour. Mais lors même que le monde
marcherait dans les voies les plus sublimes du progrès, nous
aurions peine à croire que ces esprits supérieurs en fussent
complétement compris.
0 avec quelle majesté les grands hommes ne marchent-ils
pas dans l'histoire ! Les uns brillent comme le soleil, avec
toutes leurs gloires marchant autour d'eux; les autres,
drapés dans leur obscurité, n'en sont pas moins glorieux,
comme une nuit parsemée d'étoiles.
A travers le silence du passé, ne vous semble-t-il pas
entendre encore leurs pas lents et solennels? Ils passent en
avant comme ces vieillards qui, dans la vision sublime du
paradis terrestre, servaient les anges, en portant devant eux
des torches de lumières; et toute l'atmosphère resplendis
sant des vives couleurs sorties de leurs pinceaux.
Et pourtant, sur la terre, ces hommes n'ont pas été heu
reux , tant s'en faut. Ils ont été dans le besoin et dans la
peine; beaucoup d'entre eux ont été familiarisés avec les
barreaux d'une prison, et avec l'humidité qui suintait de ses
murailles. Ohl avec quelle navrante douleur j'ai pu com
prendre leurs peines et leurs privations, leurs besoins et
leurs maladies, ces nuages précurseurs de la mort!
Ils n'en travaillaient pas moins courageusement pour
HYPÉRION. 07
atteindre le but de leurs hautes pensées; et s'ils souffraient
et enduraient beaucoup, ils travaillaient aussi beaucoup.
Et à la fin avec des nerfs brisés et avec leurs forces épui
sées, ils sont descendus dans leurs tombes et se sont endor
mis du sommeil de la mort; et pendant qu'ils dormaient, le
monde s'est occupé d'eux...
On dirait en vérité que toutes leurs souffrances n'ont eu
pour but que de les sanctifier... Comme si l'ange de la mort
les avait, en passant, touché du frôlement de son aile, et les
avait rendus saints... Comme si la maladie ne leur avait
tendu la main que. pour faire le signe de croire sur leurs
âmes!... Et comme dans une éclipse de soleil, nous pouvons
regarder les grandes étoiles briller dans le ciel; de même,
dans cette éclipse de la vie, ces hommes ont contemplé les
lumières de la grande éternité, brillantes du plus magnifique
éclat et pour toujours !
Telle était la rêverie de Flemming; elle fut interrompue
par la voix du baron qui exclama soudainement :
— Quel bon génie est entré dans la maison ! — Le voici,
dans mon verre, odoriférant comme le miel de Hymettus,
embaumé comme les fleurs des champs dans la prairie des
anges... et maintenant je bois à la divinité de tes rêves!
— Quel parfum délicieux ! dit Flemming, après avoir bu;
quel vin que le vin du prince et le prince des vins !
Avez-vous jamais lu, en passant, le brillant dithyrambe
italien, le Bacchus de Redi, en Toscane? Une ode qui semble
avoir été versée de l'âme de l'auteur, comme une précieuse
liqueur d'un vase d'or,
Rempli de vin
De la vigne ;
Ce jus divin
Feu bienfaisant, en Sansovine.
68 HYPÉRION.
Il appelle le Montepulciano le roi de tous les vins.
— Le prince de Metternich,dit le baron, est plus grand que
tout autre roi en Italie; et je suis étonné que ce délicieux vin
n'aitjamais inspiré un poète allemand pour écrire unBacchus
sur le Rhin. Il est vrai que plusieurs petites pièces ont été
écrites sur ce sujet; mais elles n'offrent rien d'extraordi
naire. Les meilleures sont la chanson du Rhin de Max Schen-
kendorff et celle du vin du Rhin par Claudius, un poète qui
n'a jamais bu de vin du Rhin, sans y mettre du sucre. Nous
boirons pour lui à la gloire du Rhin.
Voici que les lèvres de cristal de nos deux verres s'em
brassent voluptueusement et qu'il en jaillit un accord musi
cal, comme celui des cloches du soir, au temps des ven
danges, dans les villages sur le Rhin.
A dire vrai, je conçois sans peine que le poète allemand
Schiller aimait à écrire à la lumière d'une chandelle, avec
une bouteille de Rhin sur sa table. Je ne suis pas non plus
surpris de ce qu'écrivait l'estimable maître d'école, Roger
Ascham, dans une de ses lettres sur l'Allemagne adressées à
M. John Raves, professeur au collége de John à Cambridge :
c dites à Monsieur Maden que maintenant, je fais, en son
honneur, une copieuse ribote de vin du Rhin; et que je lui
en souhaite un vaisseau entier. Si par hasard, je vais à Cam
bridge, je prendrai ici mes mesures pour qu'on puisse m'en
envoyer chaque année, au moins une tonne. »
Enfin, ce bon Roger Ascham ne me surprend pas davan
tage, quand, dans une autre lettre au même, il dit, en par
lant d'un empereur d'Allemagne : t il a bu du meilleur que
j'aye jamais vu; il a bu de notre précieux rhin par cinq
grandes rasades, et jamais moins d'un cruchon à la fois. »
Mais pour résumer notre question, vieille déjà, sur les
étudiants et leurs résidences, dit le baron avec une ardeur
HYPÉR1ON. t:si
inaccoutumée, et surexcitée sans doute par la liqueur pétil
lante renfermée, comme l'étudiant Anselme, dans une bou
teille; où devrait se passer la vie d'un étudiant? dans la
solitude ou dans la société? dans le silence de la verte
contrée où il peut écouter battre le cœur de la nature, ou
bien dans le bruit d'une sombre ville où il peut entendre et
sentir battre le cœur d'un homme?... Je répondrai, en
disant sans balancer : dans la noire et sombre ville...
Oh ! ils se trompent grandement ceux qui pensent que les
villes n'ont d'autre poésie que les étoiles qui brillent au
firmament, et que la demeure des poètes doit être sous le
toit vert des arbres , dans la solitude des forêts ! Certaine
ment toutes les formes de la nature sont belles, quand elles
se transforment par le pouvoir miraculeux de la poésie...
C'est ainsi qu'on peut chanter délicieusement la chaumière
et les champs, le ruisseau qui coule dans les bois ou qui ser
pente dans la prairie; et peindre les vues les plus enchante
resses et les sons harmonieux de la vie champêtre. Mais
après tout et que sont-elles au fond toutes ces descriptions
merveilleuses, si ce n'est des décorations et des peintures de
la vie humaine? toutes ces choses chantées si divinement ne
sont que les matériaux du chant du poète.
Il est glorieux, en effet, le monde de Dieu autour de nous;
mais il est plus glorieux encore le monde de Dieu en dedans
de nous; c'est là qu'est le champ de la poésie et la patrie du
poète!...
La rivière de vie , qui coule à travers les rues bruyantes ,
renferme nombre de cœurs généreux et charrie les débris de
l'humanité — les nombreux foyers domestiques, qui ont
chacun leur propre vie, rassemblent chaque famille au
coin de leur feu... comme un soleil central, où viennent
converger les sentiments divers; et là on rencontre aussi,
s
70 HYPÉRION.
sous toutes les formes, toutes les joies et toutes les souffran
ces humaines... Eh bien! je dis que vivre là et être une
part de tout cela, agissant, pensant, se réjouissant, se
lamentant avec ses compatriotes, telle est, telle doit être la
vie du poète. S'il veut décrire le monde, il doit vivre dans
le monde. Si vous voulez que l'esprit de l'étudiant soit vaste
et libéral, il doit être mis en contact avec les autres esprits.
Mieux vaudrait pour lui que son armure fût brisée par
quelque dure rencontre que de la voir se rouiller, suspen
due pour toujours à la muraille.
Parce qu'ils seront renfermés en apparence entre les
murailles d'une maison et qu'ils n'auront pour décoration
que les scènes de la rue, ses sujets n'en seront pas pour cela
restreints ni triviaux. Un caractère ruiné est tout aussi pit
toresque qu'un château en ruine.
Il y a dans le cœur de l'homme de noirs abîmes et des
golfes profonds; on peut y construire des ponts avec des
chaînes et des brides, comme le pont construit par Challey
sur la Sarine en Suisse, et comme le pont jeté sur la mer, par
lequel Telford a relié Anglesey avec l'Angleterre. Ce sont là
les grands sujets de la pensée humaine , et non pas l'herbe
verte de la prairie, ni les lueurs blafardes de la lune. D'ail
leurs le poète ne peut-il pas s'approprier les formes pure
ment extérieures de la nature, et alors il les porte partout
avec lui, par la seule puissance de la mémoire.
— Je crains cependant, interrompit Flemming, que, dans
les villes , l'âme de l'homme ne s'énerve ou ne s'enorgueil
lisse; et semblable au monarque assyrien, allant forcément
y rétablir sa santé, l'homme a besoin aussi d'aller respirer
l'air des champs , pour retremper ses forces ou changer sa
mauvaise nature. Il y mangera de l'herbe verte; il sera
réveillé et châtié par les giboulées de pluie et par le froid
HYPÉRION. 71
des hivers. Tandis que dans les villes, il y a danger pour
l'âme de se marier au plaisir et d'oublier sa haute mission ,
à la campagne, au contraire, vivent beaucoup d'âmes dédiées
au ciel dès leur enfance et gardées par de bons anges,
comme de doux refuges pour les pensées saintes, les prières
et les bonnes œuvres ; de pieux désirs demeurent dans leurs
cœurs. Mais dans les grandes villes sont les dangers inces
sants; les passions séduisantes qui harcellent sans cesse; on
succombe à l'occasion , et sous l'empire des vicissitudes de
la vie; il y a un foyer de vice et de désordre où viennent se
dessécher les âmes devenues souillées et corrompues. Ces
bouges ressemblent à ces couvents sur le Rhin, qui ont été
changés en tavernes. Les pieux moines ont quitté, depuis
longtemps, leurs cellules, et le frottement des pieds des
voyageurs a , depuis longtemps aussi , effacé les images des
saints ensevelis sous les dalles; les murailles sont couvertes
de noms de voyageurs et souillées de mots obscènes; elles
n'ont plus d'écho pour les hymnes sacrées; elles ne réson
nent plus qu'au bruit de la débauche.
— La ville et la campagne ont chacune leurs dangers, dit
le baron, et c'est pourquoi l'étudiant, qui habite la ville ou
la campagne, ne doit jamais oublier sa haute vocation. Il y a
d'autres écoliers, des artistes qui s'adonnent entièrement à
l'étude de leur art; et ce dernier devient pour eux comme
une religion. Ils bâtissent sur un terrain solide et sous un
ciel dont l'âme n'est que beauté; et ils ne cessent de s'impré
gner de nobles sentiments, comme l'air le fait de la vapeur,
jusqu'à ce que leur nature devienne saturée du génie de
leur art : telle est, par exemple, la vie de l'artiste en
Italie.
— Je suis de votre avis, s'écria Flemming; et telle devrait
être partout la vie du poète ; car il a aussi sa Rome et sa Flo
r2 HYPÉMON.
rence, et toute son ardente Italie entre les quatre murs de sa
bibliothèque. Il possède, dans ses livres, les ruines de l'an
cien monde et les gloires du monde moderne, son Apollon et
sa Transfiguration. Il ne doit jamais oublier sa vocation, ni
en altérer la sainteté; mais il doit rendre grâces à Dieu de
l'avoir fait poète, et d'être partout et toujours fidèle à lui-
même, à la mission divine qu'il a reçue et au feu divin qui
brûle en lui.
— Mais quoiqu'il en soit, continua le baron, la vie de
ville est plus remplie d'événements. Ceux qui écrivent ou
lisent les vies des poètes et des étudiants, se plaignent
qu'elles sont stériles d'incidents.
Il n'est presque pas de biographie littéraire qui ne com
mence par formuler cette plainte; et toute injuste que soit
cette dernière, je dois confesser qu'elle ne manque pas de
vérité, si, par incidents, nous devons seulement entendre
ces événements extraordinaires qui arrivent soudainement
dans le cours de la vie et qui changent, en une heure, l'his
toire du monde. Il y a certainement une grande uniformité,
plaisante ou non , dans la vie des hommes de lettres ; à ce
point que le jour du lendemain ressemble exactement à celui
d'hier. Mais si, par incidents, nous devons entendre les évé
nements dansl'histoirede l'esprit humain (et pourquoi pas?),
événements silencieux qui ne font point de cicatrices au
front du monde, comme le sabre et la lame au front
des combattants , bien que leurs conséquences ont une
portée bien autrement grande, certainement alors on doit
convenir que les vies des hommes de lettres sont les plus
remplies d'événements. Mais l'éloge et la plainte me sem
blent dénués de raison. Je ne vois pas pourquoi un livre,
qui a du succès, ne serait pas un événement aussi grand
qu'une heureuse campagne. Il est difficile seulement d'en
HÏPÉRION. 7:t
établir une comparaison, parce qu'ils diffèrent dans leur
objet.
—En vérité, interrompit Flemming, quelle que soit l'appa
rence dont on pourrait la colorer, la plainte, dans aucun
cas, ne serait pas fondée. Les événements ne manquent pas,
si l'on veut les raconter tous; et une vie qui vaut la peine
d'être écrite, mérite de l'être minutieusement. D'ailleurs
tous les hommes littéraires n'ont pas vécu dans le silence et
la solitude; ils n'ont pas tous joui de repos; ils ne sont pas
tous restés dans l'oubli. Beaucoup ont vécu dans des temps
de troubles, dans la rude et adverse fortune du pays et du
temps, et ils pourraient dire avec Wallenstein :
« Notre vie n'a été que bataille et que marche; et comme
le souffle du vent, jamais tranquille, jamais se reposant,
mais sans asile, nous avons toujours combattu sur une terre
en convulsion. »
L'histoire nous en fournit un grand nombre d'exemples.
Le Dante, Cervantes, Byron et autres, hommes de fer,
hommes qui ont osé attaquer de front le souffle violent de
l'opinion publique, et qui, comme d'habiles pilotes, ont
marché voiles, droites et déployées, contre le vent.
11 est vrai que beaucoup d'autres ont été renversés par le
premier coup de vent qui a donné ; ils sont tombés en dis
grâce et dans la peine, pour n'avoir pas su plaire à d'autres.
Mais s'ils avaient agi en hommes prudents, ils eussent fait
de leurs déceptions leurs meilleurs amis, et appris d'eux
l'indispensable leçon de la confiance en soi-même.
— Pour confesser la vérité, ajouta le baron, les vies des
hommes de lettres, avec leurs espérances et leurs désappoin
tements, avec leurs querelles et leurs calamités, présentent
un tableau mélancolique de la force et de la faiblesse de
l'homme.
n HYPÉWON.
A cet égard l'étudiant peut encore se les rendre profitables
comme autant d'encouragements, de consolations et de
conseils.
— Et après tout, continua Flemming, peut-être la plus
grande leçon que nous apprennent les vies des hommes de
lettres est contenue dans ce seul mot : attends! — Chaque
homme en effet doit attendre patiemment que son temps
arrive, pour le saisir au passage... Il doit attendre; et plus
particulièrement dans les pays, comme celui qui m'a donné
naissance, où le pouls de la vie sociale bat avec des palpita
tions fébriles et impatientes, cette leçon n'est pas seulement
sage, elle est nécessaire. Notre caractère national demande la
dignité du repos et nous paraissons vivre au milieu d'une
bataille.
De ça et là , il y a un tel bruit, un tel empressement, un
tel tohu bohu dans les rues d'une ville populeuse, qu'il est
difficile de marcher lentement. On est poussé par la foule et
obligé soi-même de pousser les autres en avant.
Sous cette pression de la vie, il est difficile de rester
calme; sous cette pression du vent et dans ce flux et reflux
des passions, toutes les professions viennent pour jeter l'an
cre et la plupart font naufrage.
La voix du présent crie : viens ! mais la voix de l'expé
rience, la voix du passé vous dit : attends! attends avec
calme, avec dignité, et quand viendra ton tour, comme la
marée montante, tu commanderas au torrent et aux vagues
mugissantes, tu repousseras devant toi les flots impuissants
qui fuiront, en se repliant sur eux-mêmes.
C'est de cette manière certainement qu'un esprit supérieur
résistera à l'opinion publique et repoussera son flot envahis
sant.
C'est pourquoi chaque homme doit savoir attendre et
HYPÉRION. 75
prendre son temps. Sans doute il n'attendra pas dans une
paresse apathique, ni dans des passe-temps inutiles, encore
moins dans un abattement douloureux; mais il attendra
avec un effort constant, ferme et joyeux, avec une volonté
soutenue, travaillant sans relâche pour l'accomplissement de
sa tache, en telle sorte que, l'occasion arrivant, il puisse
être égal à l'occasion. Mais si l'événement ne se présente
jamais! eh bien! qu'y a-t-il? qu'est-ce que cela fait au
monde? que vous, ou moi, ou tout autre homme, nous ayons
fait telle action ou écrit tel livre, pourvu que cette action ou
ce livre soit bien fait!
Il n'appartient qu'à une ambition indiscrète etennuyeusede
prendre tropde soinde sa réputation, d'être toujours écoutant
poursavoirce que le monde dit de vous, d'être toujours regar
dant les autres pour en être approuvé , toujours anxieux de
savoir l'effet de ce que vous dites et de ce que vous faites, et
toujours criant pour entendre l'écho de votre propre voix.
On rencontre ainsi autour de soi des hommes qui vont et
viennent, usant leur vie dans la fébrile anxiété de leur répu
tation ; et à la fin on n'entend plus d'eux que le son de la
cloche funèbre qui les conduit à leur dernière demeure!
Tristes et malheureux hommes ! ils n'ont pas voulu accom
plir dignement leur tâche ; tous leurs efforts n'ont tendu qu'à
saisir une vaine et stérile renommée... et les voilà qui des
cendent dans leur tombe sans voir leur dessein accompli ni
leurs vœux réalisés. Il eût été meilleur pour eux et pour le
monde auquel ils devraient servir d'exemples, qu'ils eussent
connue le secret de savoir attendre ! Croyez-moi, il n'y a de
mérite dans le succès que d'avoir fait ce que l'on peut bien
faire, et de faire bien tout ce que l'on fait. Quand le succès
vous arrive, c'est uniquement parce que vous l'avez mérité,
et non parce que vous l'avez désiré. Et en pensant ainsi, on
76 HYPÉRION.
s'évite les défiances, les déceptions et les surexcitations
fébriles et énervantes.

Ainsi finit le premier livre d'Hypérion. Je ne raconterai


rien de ce qui s'est passé pendant l'hiver. Paul Flemming
s'était enterré dans les livres, dans de vieux et poudreux
livres. Il travailla assidûment et il étudia avec ardeur les
leçons des anciens poètes de l'Allemagne, les légendes de
saint Georges, les chroniques rimées saxonnes, le JVibelun-
gen-Lied et le Helden-Buch, les chants des Minnesaenger
et des Meistersnenger, les danses de la mort, les lamenta
tions des âmes damnées et tant d'autres écrits. Il a été tout
son hiver moissonnant dans ces champs féconds et précieux
où viennent s'inspirer les poètes modernes et entonner leurs
premiers chants.
LIVRE DEUXIÈME.

Le cœur doit avoir quelque chose


à chérir; il a hesoin d'apprendre à
aimer, à se réjouir et à se désoler; il
faut qu'il s'attache avec passion ou
qu'il périsse et se réduise lui-même
en cendres.
CHAPITRE PREMIER.

LE PRINTEMPS.

C'était une bien douce chanson que les enfants rhodiens


chantaient à chaque retour du printemps; ils portaient dans
leurs mains une hirondelle, comme le messager de la saison,
et ils allaient de porte en porte, en répétant :

Voici l'hirondelle ■
Voici l'hirondelle !
Sous sa brune aile, au souffle des amours,
Elle ramène et printemps et beaux jours !
Doux messager! fêtons ta bienvenue...
De ton sein blanc réjouis-nous la vue !
Chantons en chœur
Notre bonheur !
Voici l'hirondelle !
Voici l'hirondelle !

C'était aussi une jolie chanson que chantaient les enfants


80 HYPÉRION.
de la Hongrie, dans les îles du Danube, quand revient la
cigogne, au retour du printemps :

Cigogne, oh ! ma chère cigogne !


Tu reviens, le pied tout saignant...
Un enfant turc, Dieu lui pardonne !
T'aura blessée... ah ! par l'enfant
Joyeux et bon de la Hongrie,
Ta blessure sera guérie!
Au son du fifre et du tambour...
Viens, doux printemps, et mon amour 1

Mais quel enfant possède un cœur pour chanter, dans


notre capricieux climat, quand vient le printemps, comme
un vaisseau arrivant de la pleine mer, avec des voiles humi
des et le pavillon de son grand mât, flottant dans la brume
et indiquant le vent de l'est?
Tandis qu'ici, même dans le mois de mars, il y a déjà des
journées chaudes et brillantes, qui nous permettent d'ouvrir
nos fenêtres et d'y respirer un air embaumé.
Les pigeons volent çà et là, et nous entendons le bruit que
font leurs ailes en se déployant dans l'air. Les vieilles mou
ches se glissent en rampant et sortent de leurs crevasses ,
pour se réchauffer au soleil; elles se croient déjà en été.
mais elles meurent dans leur opinion prématurée; et il en
est de même de nos cœurs, quand l'haleine froide de la mer,
venant de l'est, nous ramène de nouveau

« La neige qui tombe et bat sur les fenêtres à coups redoublés. »

La nature commence à se parer de ses ornements : c'est l'éra


ble qui, le premier, entre en floraison; ses jolies fleurs
pourprées se développent quinze jours avant ses feuilles ; il
HYPÉRION. Kl
est suivi du mérisier avec ses fleurs et ses boutons de rose ;
vient ensuite le cornouiller couvert de ses fleurs blanches.
Mais tout à coup survient une pluie d'orage , et les oiseaux
volent çà et là et poussent des cris perçants. Où pourront-ils
se cacher pendant l'orage? et devant quel feu pourront-ils
sécher leurs ailes mouillées? Ah ! nulle autre part qu'au feu
du soleil, généreux et hospitalier; mais demain seulement,
pas avant demain... et jusque-là ils doivent rester mouil
lés.
Le printemps est beau dans tous les climats ; mais dans
le midi, il est enivrant; il pousse le poète jusqu'à la folie.
Les oiseaux commencent à chanter; ils sifflent des notes
ravissantes , et puis ils se taisent et semblent attendre une
réponse, dans le silence des forêts.
Les grenouilles , ces musiciens à peau verte , coassent et
sont en jour de fête dans les ruisseaux voisins; elles tien
nent aussi leur place dans l'orchestre de la nature dont le
vaste théâtre vient de s'ouvrir de nouveau, après que ses
portes sont restées longtemps clouées avec des chandelles de
glace et que la scène a été couverte d'une toile de neige et de
glace, au lieu d'une toile d'araignée.
C'est là le prélude qui annonce l'ouverture de la scène.
Déjà l'herbe pousse avec vigueur ; les eaux jaillissent avec
force dans les veines de la terre , la séve circule dans les
veines des plantes et des arbres, et le sang dans les veines de
l'homme.
Doux enivrement de l'âme à la vue de la nature renais
sante! Délicieux frémissement de plaisir à la vue du prin
temps ! Quelle joie, en effet, n'éprouve-t-on pas de se sentir
être et de se mouvoir?
On dresse les jardins, et la terre, fraîchement remuée,
exhale dans l'air un suave parfum. Les boutons des fleurs
82 HYPÉRION.
commencent à gonfler et à rougir ; les branches du cerisier
sont chargées de fleurs comme des flocons de neige, et
bientôt la vue du voisinage est obstruée complétement par
l'épaisseur du feuillage. Les fleurs de mai ouvrent leurs
yeux d'un bleu tendre; les enfants sont en liberté dans les
champs et les jardins; ils folâtrent avec des jaunets et vont
se demander l'un à l'autre s'ils aiment le beurre; et les
jeunes filles se dressent des chaînes et des guirlandes avec
des dents de lion, arrachent une à une les pétales des fleurs
jaunes pour voir si elles sont aimées des jeunes garçons, et
en soufflent le duvet pour savoir si leurs mamans les rappel
lent à la maison et à la nuit si sereine et si tranquille! Tout
est silence ! pas une voix d'homme qui vienne le troubler, ni
le mugissement de la bête ou le chant d'un oiseau; pas
même le chuchottement des feuilles ou des rameaux qui
verdissent, pas un seul souffle du vent, pas un seul son, ni
sur terre ni dans l'air!
Et sur l'horizon, le ciel est doux et pur, parsemé d'étoi
les innombrables, comme une cloche renversée, couverte de
fleurs bleues et blanches, aspergée de poussière d'or et
exhalant un suave parfum.
Ou si parfois le soleil est couvert de légers nuages , il ne
s'ensuivra pas un violent orage de vent et de pluie. Mais les
nuages se mêleront doucement et tomberont en giboulées
bienfaisantes. Alors personne n'est disposé à dormir, mais
chacun se tient éveillé pour écouter le son plaisant de la
pluie qui tombe.
C'est ainsi que commença le printemps à Heidelberg.
CHAPITRE II.

UNE CONVERSATION.

— Et que pensez-vous de l'Uranie de Tiedge? dit le


baron en souriant à Flemming , comme celui-ci fermait son
livre et le déposait sur la table.
— Je pense, répondit Flemming, qu'elle ressemble beau
coup au grand père de Jean Paul, pauvre et dévote au
suprême degré.
— Bravo ! s'écria le baron. C'est la meilleure critique que
j'aie entendue de ce livre. Pour ma part, je suis de l'avis de
Goethe; je n'aime pas cet ouvrage; il a eu cependant de la
popularité et on le trouvait partout, dans chaque salon,
comme dans chaque chambre à coucher.
Le vieux poète en était extrêmement fatigué , et cela ne
m'étonne pas le moins du monde. Il se plaint de ce qu'il fut
un temps où l'on ne chantait et l'on ne parlait que d'Uranie.
Il croyait à l'immortalité, mais il aurait voulu chérir sa
croyance en repos. Il dit un jour à un de ses amis qu'il avait
84 HYPÉRION.
cependant appris quelque chose de tout ce bavardage avec
Tiedge et avec son Uranie, c'est que les saints, tout comme la
noblesse, formaient une aristocratie. Il lui dit qu'il rencon
trait de stupides femmes qui étaient fières de ce qu'elles
croyaient à l'immortalité avec Tiedge, et qu'il avait eu lui-
même à se soumettre à une foule de questions mystérieuses
et à des conversations de table sur ce même sujet; et qu'une
fois, épuisé d'ennui, il avait répondu tout court qu'il n'avait
pas la moindre objection à entrer dans une autre existence
après cette vie, mais qu'il priait seulement de ne pas y ren
contrer ceux qui y avaient cru ici -bas; car autrement,
ajoutait-il, il serait accosté par une foule de ces derniers qui
lui crieraient de tous côtés : n'avons-nous pas eu raison?
Est-ce que nous ne vous l'avions pas dit? Est-ce que tout cela
n'est pas arrivé comme nous le disions?
— Comme il a dû choquer les bonnes vieilles dames! dit
Flemming.
— Sans doute, leurs nerfs en souffrirent un peu; mais
toutes les jeunes ne l'aimaient que mieux, à cause de son
esprit méchant et satirique, bien que certainement elles
n'auraient pas manqué de le réformer, si elles avaient pu se
marier avec lui.
— Beltina Brentano, par exemple !
— Oh ! non ! cela est arrivé longtemps après. Goethe était
alors un vieillard de soixante ans; elle ne l'avait jamais vu,
et ne l'avait connu seulement que par ses écrits; c'était une
fille romanesque de dix-sept ans. Elle aimait alors passion
nément le sexagénaire; et jamais assurément une passion
fantastique et sauvage n'a bondi plus fort du cœur d'une
femme. Elle était une fleur qui adorait le soleil.
Elle se maria ensuite à Achim d'Arnim, et elle est main
tenant veuve.
HYPÉRION. 83
Une particularité, qui n'est pas la moindre de toute cette
histoire, c'est que, devenue plus avancée en âge, et j'espère
aussi plus froide, elle s'est décidée à publier elle-même la
correspondance qui avait existé entre elle et Goethe, et par
ticulièrement la lettre dans laquelle elle décrit sa première
visite à Wcimar et son premier entretien avec la divinité,
jusque-là invisible, de ses rêves.
Le vieux poète la prit sur ses genoux et elle s'endormit la
tète reposant sur son épaule. Obéron lui avait sans doute
frotté les yeux avec le jus de l'amour en paresse.
Toutefois cette publication de la correspondance de
Goethe avec une jeune fille, nous révèle d'une manière aussi
importante que bizarre, les sentiments qui existent dans le
coeur des femmes.
— Vous dites qu'elle se maria ensuite avec Achim d'Ar-
nim?
— Oui, et ce dernier, de concert avec le propre frère de
sa femme, Clémens Brentano, a publié les merveilleuses
Trompettes des jeunes garçons, un livre qui a fait beaucoup
de bruit.
— Les merveilleuses Trompettes des jeunes garçons ! dit
Flemming après un moment de réflexion et comme si ce nom
l'avait plongé dans une sorte de rêverie. Je connais ce livre
par cœur, et de toutes vos productions allemandes, c'est
celle qui a produit sur mon imagination l'influence la
plus sauvage et la plus magique. J'ai une passion pour les
ballades.
— Et qui n'en a pas? dit le baron avec un sourire. Elles
sont les enfants bohémiens des songes, nées dans les champs
de verdure, dans les allées touffues et les sentiers de la lit
térature, dans la plus belle saison d'été.
— Pourquoi dites-vous saison d'été et non pas l'été î
6
86 HYPÉIUON.
demanda Flemming. Cette expression me rappelle vos vieilles
ballades de Henri deOfterdingen et deWalther von derVogel-
weide, du comte Kraft de Toggenburg et de votre propre
ancêtre, je puis dire, Burkhart de Hohenfels. Ils étaient tou
jours chantant la gentille saison d'été et paraissent avoir
aimé la poésie aussi bien que le chant, semblables à des
oiseaux qui préparent leurs couchettes de noces dans des
arbres voluptueux.
— Est-ce une pensée de Shakspeare?
— Non, mais de Lopez de Vega.
— Vous avez profondément lu dans les leçons de l'anti
quité et vous connaissez les chants du guet de nos vieux
chansonniers. Que pensez-vous des poètes-cordonniers qui
vinrent après eux, avec leurs sociétés et leurs écoles de
chant. Cela me fait rire en pensant de combien de petits
ruisseaux se recrute ce vaste Hélicon allemand , qui bouil
lonne à sa naissance et va gazouillant avec les noms rocail
leux des Zwinger, Wurgendrussel , Buchenlin, Hellfire,
Stoll ainé, Stoll jeune, Strong Bopp, Dang Brotscheim, Batt
Spiegel, Peter Pfort, et Martin Gumpel. Et enfin la corpo
ration des douze sages-maîtres, avec leurs stumpfe-Reime et
klingende-Reime, et leur Hans Tindeisens rosemary-weise,
etJoseph Schmierer's flowery-paradise-weise, etFrauenlob's
yellow-weise, et blue-weise, et frog-weise , et looking-glass
weise!
— Oh ! je vous en conjure , s'écria Flemming en riant ,
n'appelez pas ces hommes-là des poètes. Vous me transpor
teriez jusque dans le vieux Nuremberg pour y voir Hans
Sachs, faisant des souliers, et Hans Folz, faisant la barbe au
bourgmestre.
— A propos, interrompit le baron, avez-Vous jamais lu la
charmante histoire de maître Martin, par Hoffmann, le ton
HYPÉRION. s:
nelier de Nuremberg? Je vous la lirai un jour; c'est une
peinture de ce temps-là et la plus délicieuse que vous puis
siez concevoir.
Mais voyez-vous déjà le soleil qui se couche derrière les
monts alsaciens? Montons jusqu'au château, et allons à la
recherche des esprits , dans la tour du prince Ruprecht.
Oh ! quelle admirable soirée !
Flemming contempla la nue du soir et une teinte de
mélancolique tristesse se répandit sur ses traits. Il ne
raconta pas à son ami le chagrin qui lui pesait sur le cœur;
mais il en garda le secret pour lui.
Il savait que le temps, qui vient pour tous les hommes,
que le temps de souffrir et de garder le silence, était aussi
arrivé pour lui, et il ne dit pas un mot.
Oh ! il a été dit avec une grande vérité : — Il n'y a pas
de chagrin pareil au chagrin qui ne parle pas !
CHAPITRE III.

LES TOURS DES CHOUETTES.

—Ici demeure la vieille femme Himmelauen, perchée dans


sa tour de chouette, dit le baron à Flemming, comme ils pas
saient dans Hauptstrasse.
Du haut de sa niche , elle regarde en bas avec des yeux
scrutateurs ; elle surveille chaque passant. Je m'étonne bien
quelle malice elle est maintenant à tramer. Ne savez-vous
pas qu'elle vous a déjà presque perdu de réputation dans la
ville? Elle dit que vous avez un air libertin, parce que vous
portez une canne et que vos cheveux sont bouclés. Vos gants
aussi sont d'une nuance trop légère pour un homme qui ne
serait que vertueux.
— C'est bien aimable à elle, en vérité, de prendre un si
grand soin de ma réputation, surtout que je suis étranger à
cette ville. Sans aucun doute, elle aura appris la philologie
des jupons.
— Et ignorante qu'elle est de toute autre chose, elle
HYPÉRION.
demandait dernièrement à un de mes amis si le Christ avait
été catholique ou protestant.
— En vérité, c'est trop absurde!
— Mais aussi vrai pourtant que cela est absurde ; et son
ignorance ne l'empêche pas d'inventer toutes sortes de
malices, et de s'ingénuer dans bien des intrigues, bien des
cancans et des mystères, dans le courant d'une année. Mais
j'allais oublier de vous dire que grâce à elle, les bonnes
femmes vous appellent déjà Wilhelm Meister.
— Elles sont bien libres de m'appellercequi leur convien
dra; mais vous, qui me connaissez mieux que toutes ces
chouettes, vous savez si je ne vaux pas mieux que tout ce
qu'elles pourraient dire ou penser.
— Savez-vous ce que cette femme dit encore? que les
femmes américaines se tiennent assises aux fenêtres, les pieds
en dehors et qu'elles n'ont pas de mouchoirs de poche.
— Excellent 1
Tout en causant, ils traversèrent la place du marché et
montèrent au-dessus de la grande terrasse , dans la cour du
château.
— Montons sur la terrasse de la tour de la route, dit
Flemming, et allons nous asseoir sous les grands tilleuls. De
ce point culminant, comme d'un observatoire, nous pour
rons, à notre aise , jeter la vue dans le jardin et passer en
revue la foule qui s'y promène.
— Et nous pourrons nous amuser, dit le baron, et criti
quer comme le fait la vieille Himmelauen, à sa fenêtre de
Hauptstrasse.
La fille du concierge leur ouvrit la porte de la tour; ils
montèrent un escalier rapide et allèrent s'asseoir sur un banc
sous les tilleuls. Ceux-ci poussent, sur la plate-forme de la
terrasse, avec une vigueur de végétation extraordinaire ; et la
90 HYPÉRION.
tour elle-même, crevassée et s'affaissant sur sa base, se tient
debout au milieu des ruines qui comblent le fossé qui l'en
toure, comme le rocher au milieu des débris, après l'explo
sion d'une mine.
— Quelle foule mélangée se promène dans le jardin ! Mais
il s'y rencontre aussi des adeptes de la science et des enfants
des muses. Voyez-vous là-bas le vénérable Thibaut? Il fait
sa petite promenade du soir. Il est toujours le même , avec
ses cheveux argentés flottant sur ses épaules, et son aimable
figure qui a été, pendant tant d'années , collée sur les pan-
dectes. Je vous assure qu'il m'inspire du respect, et, malgré
son âge avancé, il aime encore à rire et à plaisanter, parti
culièrement aux dépens de Moïse et des anciens législateurs.
Leur attention fut tout à coup divertie par la vue d'un
personnage qui passait, à pas précipités, sous la voute, dans
le fossé directement au-dessous d'eux et qui disparut aussitôt
à travers les buissons. Son visage était hagard; il était mal
habillé ; ses cheveux flottaient au vent ; ses mouvements
étaient brusques et nerveux ; il y avait dans sa physionomie,
comme dans ses manières , quelque chose de sauvage et de
repoussant.
— Quel est cet homme? demanda Flemming , il marche
d'un air courroucé, comme un des esprits d'Ossian.
— C'est un grand philosophe dont j'ai oublié le nom.
— Vraiment ! c'est une étrange chouette , en tous cas ! Il
ressemble à un lion qui aurait un chapeau sur la tête.
* — C'est un mystique, qui lit l'histoire des âmes de Schu
bert, et qui vit, pour la plus grande partie de son temps,
dans les nuages profonds du moyen âge. Il se figure que le
monde spirituel est ouvert à ses yeux; il croit à la transmi
gration des âmes; et je parierais qu'il est à suivre l'esprit de
quelque ami décédé, qui aura pris la forme d'un pigeon.
HYPÉR1ON. 91
— Quelle étrange hallucination 1 il vit, je suppose, dans le
pays des illusions fantastiques; et, comme Saint-Thomas
d'Aquin qui était, disait-on, soulevé de terre par la ferveur
de ses prières, sans doute il l'est lui-même aussi par la fer
veur de ses visions.
— Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il paraît négliger toutes
les choses terrestres, et, à en juger par les apparences, puis
que vous êtes amateur des saintes similitudes, on pourrait
dire que, semblable à Saint-Sérapion le Sindonite, il n'a
qu'une chemise. Mais de quoi d'ailleurs se soucierait-il
encore? Il ne vit sur cette terre que de songes poétiques et
s'habille lui-même de poésie.
— Est-il encore poète aussi bien que philosophe?
— Oui, mais un poète qui n'écrit jamais. Il n'y a rien
dans la nature à quoi son imagination ne donnera une nuance
poétique; seulement il voit et pense autrement que les autres
et ne sait faire partager ses convictions par personne : du
reste c'est un homme doué de grandes facultés et de senti
ments, et on est bien prêt soi-même d'être un grand poète,
quand on possède l'art d'en comprendre un parfaitement;
on se retrouve en lui, comme disent les Allemands.
En ce moment, trois personnes, habillées de noir, débus
quèrent d'une grande allée et s'arrêtèrent au bord d'une fon
taine dont les eaux jouaient au milieu des fleurs riantes du
jardin.
La plus âgée des trois était une femme déjà d'un âge mûr,
mais ayant conservé toute sa grâce et sa fraîcheur. Bien que
mère de plusieurs enfants, elle était belle encore; elle res
semblait à ces arbres qui fleurissent en octobre, portant
tout à la fois des fruits et des fleurs. Elle semblait s'appuyer
sur le bras de sa jeune fille, âgée de seize ans. Celle-ci était
délicieusement belle , d'un maintien noble et gracieux , de
9-1 HYPÉRION.
manières élégantes, mais d'une pâleur mortelle; et, de ses
yeux, doux comme la fleur de la belle dame, pâles et bleux,
jaillissaient des rayons dorés. Ces deux dames étaient accom
pagnées d'un grand jeune homme de figure étrangère. Il
semblait être un véritable Antinous avec une paire de mous
taches et un nez à la Kosciusco; et, à tous autres égards, un
parfait héros de roman.
— Si mes yeux ne me trompent pas, dit le baron ; c'est là
madame de Ilmenau avec sa pâle fille Emma , et cet infati
gable comte polonais qui ne cesse pas de s'attacher à leurs
pas et feint de souffrir des malheurs de l'exil , uniquement
pour exciter les sympathies de là pauvre jeune fille; et celle-
ci ne se doute pas du piège où ce misérable cherche à l'en
traîner.
— Cependant il est marié, répliqua Flemming, et on dit
que sa femme est jeune et charmante.
— Ce qui ne l'empêche pas d'être amoureux de la pre
mière venue. C'est du reste un procès qui a été jugé dans les
cours d'amour du moyen âge , et c'est pour cela qu'il a envoyé
sa belle jeune femme à Varsovie.
— Mais voyez comme cette pauvre enfant paraît pâle!
— Elle a fait une grande maladie dans l'hiver, et elle est
tout au plus sortie de sa convalescence. Vous devez vous rap-
peller que le bruit a couru qu'elle n'avait pas une heure à
vivre. Mais à peine a-t-elle échappé à une maladie grave
qu'elle paraît atteinte d'une autre -qui est la pire de toutes,
je veux dire une passion malheureuse. Il est vrai que, de nos
jours, on ne meurt plus d'amour.
— Peut-être auriez-vous tort de ne pas admettre quelques
exceptions, répliqua Flemming. Il y a au moins témérité de
croire qu'il soit possible de se guérir entièrement d'une pas
sion malheureuse. De telles blessures laissent pour toujours
HYPÉRION. 03
une cicatrice ; et, pour mon compte, il y a des figures que je
ne puis jamais regarder sans émotion, comme il y a des
noms que je ne puis entendre prononcer, sans un indicible
frissonnement. Mais voyez quelles sont ces deux personnes
qui passent là bas?...
— C'est le poète français Quinet , avec sa femme, une
charmante Allemande et qui est assurément une des plus
intéressantes femmes que j'aie jamais vues.
Il est lui, comme vous savez , auteur d'un ouvrage mysté
rieux et saisissant; c'est un poëme dramatique en prose
dans lequel l'Océan, le mont Blanc et la cathédrale de Stras
bourg jouent les principaux rôles; et dans lequel les saints
peints sur les vitraux de minster speak et les statues des rois
qui y sont ensevelis dansent la danse des morts. Cet ouvrage
est intitulé Ahasvérus ou le Juif-Errant; ou bien, si vous le
préférez, pour me servir de la traduction Scandinave, le cor
donnier de Jérusalem. Ce serait là un titre au moins plus
fantastique et qui conviendrait mieux à cette bizarre pro
duction.
Vous savez aussi que je ne suis pas un grand admirateur
de l'école moderne des écrivains français. Les romans de
Paul de Kock, par exemple, me paraissent comme des aven
tures obscènes racontées à table, à la suite d'un bon dîner.
On a dit de lui, avec raison, qu'il n'est pas seulement popu
laire, mais populacier; on a jugé aussi, un peu sévèrement
peut être, Georges Sand et Victor Hugo ; et, si leurs travaux
se tiennent comme des fortifications solidement construites
et bien fournies de munitions de guerre , ils n'en sont pas
moins, il faut en convenir, sans effet aucun contre la grande
armée de Dieu qui marche par dessus, comme si rien n'était.
C'est par la littérature d'une nation qu'on peut juger de son
caractère; et, par une étude attentive sur ce point, on est
94 HYPÉRION.
conduit à bien des secrets. Au surplus, le trait le plus domi
nant du caractère français est l'amour du plaisir, des surex
citations.
— Et je pourrais presque dire la crainte de l'ennui, inter
rompit Flemming. On a dit avec un grand fond de vérité
que la bourgeoisie française se ruait dans Paris pour échapper
à l'ennui; comme, dans les beaux jours de la chevalerie, les
habitants sans défense de la campagne se réfugiaient dans
les châteaux à l'approche de quelque rapace chevalier ou
de quelque baron pillard, abandonnant ainsi la tranquille
demeure des champs et les scènes pittoresques de la vie
champêtre, pour le spectacle luxurieux des palais et des jar
dins de la capitale. Que pensez-vous de cela ?
— Je pense, répondit le baron avec un sourire, qu'il n'y
a qu'un Paris et que hors Paris, il n'y a point de salut pour
les gens bien élevés !
En s'entretenant ainsi d'une foule de sujets divers , les
deux amis restèrent, sous les tilleuls jusqu'à la nuit tom
bante, et après la disparition des promeneurs qui avaient
quitté le jardin.
L'épaisseur du feuillage formait comme une voute de
bronze entre eux et la nue colorée de rouge à l'ouest; et
déjà les étoiles scintillantes paraissaient comme des lampes
d'argent à travers les branches séculaires de ces arbres qui
ont été transplantés d'Amérique, leur pays d'origine, il y a
plus de deux cents ans, pour orner les jardins du Palatinat.
— Je prends un triste plaisir en regardant cet arbre, dit
Flemming, comme ils se levaient, tous deux, pour partir.
Il est droit comme une flèche qui s'élance dans la nue : ses
branches grandioses se reposent sur son noble tronc; il s'en
veloppe de sa majesté silencieuse , et ses feuilles seulement
chuchotent dans la langue native et soupirent, en aspirant
HYPÉWON. 95
le vent du pays natal. Cela me rappelle un chef d'une tribu
sauvage qui , fait prisonnier et enlevé sur le vaste Océan ,
pour être conduit au marché de chair humaine, gardait un
dédaigneux silence ou bien murmurait seulement, en accents
mélancoliques , une prière pour les forêts de son pays et un
ardent désir de recouvrer sa liberté.
— Magnifique! s'écria le baron. J'ai toujours éprouvé
moi-même un pareil sentiment toutes les fois que je me pro
mène dans une serre où les plantes luxurieuses des tropiques
— les exotiques les plus célèbres, avec leurs fleurs.de cou
leurs brillantes et leurs larges feuilles comme des oreilles
d'éléphant, — font un singulier effet sur mon imagination et
me rappellent une ménagerie et les bêtes féroces tenues en
cage. Mais votre illustration est trop fine; c'est en vérité
une grande figure, et je vous conseille de la mettre de côté
pour un poème épique.
CHAPITRE IV.

Vîi SCANDALE DE CABARET.

Comme ils retournaient chez eux , Flemming et le baron


passèrent dans une ruelle étroite, dans laquelle se trouvait
un cabaret d'étudiants très-connu.
A la porte se tenait un jeune homme que le baron reconnut
aussitôt pour un de ses amis, du nom de Kleist. Il était étu
diant et passait généralement, parmi ses camarades, pour un
infernal bon enfant, malgré une large cicatrice à la figure et
une moustache de couleur créme, aussi douce que les barbes
du maïs. En un mot, c'était un querelleur et un duelliste.
— Que faites-vous ici, de Kleist?
— Ah! mon cher baron, est-ce bien vous? Entrez ici,
entrez ici, vous verrez un beau jeu ; un trafic de renard est
sur pied ; un véritable scandale de cabaret.
— Entrerons-nous, Flemming?
— Certainement; j'aimerais à voir comment ces choses-là
se passent à Heidelberg. Vous êtes un baron, et je suis étran
HYPÉRION. U7
ger. Ce que nous pouvons faire n'est d'aucune conséquence,
comme Angeli, le fou du roi, disait au poète Bautru, en le
sollicitant de mettre son chapeau à la table royale.
William Lilly, l'astrologue, a dit dans son autobiographie
que, quand il fut enfermé dans la prison de Whitehall, il
se crut en enfer; car il voyait les uns qui juraient, d'autres
qui fumaient et d'autres qui buvaient; et, dans la cheminée
de la chambrée, il y avait au moins deux boisseaux de pipes
cassées et une charretée de cendres de tabac. Mais qu'aurait-
il pensé s'il était entré dans le cabaret des étudiants d'Ileidel-
berg? Je n'en sais rien ; mais bien certainement il ne se serait
pas cru transporté en paradis, à moins que ce ne fût un para
dis Scandinave.
Les fenêtres étaient ouvertes, et malgré cela les fumées du
tabac et de la bierre rendaient l'atmosphère de la chambre
si dense et si épaisse que les chandelles de suif ne brûlaient
qu'avec peine et ne projetaient qu'une pâle clarté.
Une foule d'étudiants étaient assis à trois longues tables
dressées dans une vaste salle, et offraient un mélange d'affi
liés connus dans les universités allemandes sous les noms
d'argot, les anciens, les têtes de mousse, les princes du cré
puscule, les étalons de la pommade. Ils fumaient, buvaient,
chantaient, juraient et discutaient les grandes lois de la
pierre de la rue et de la gouttière. Ils avaient beaucoup à se
raconter, surtout de leurs espiègleries et de leurs amourettes ;
et, s'ils avaient dû payer pour le bruit qu'ils faisaient, comme
les voyageurs ont coutume de le faire dans les tavernes de la
vieille Hollande, ils auraient eu un long compte à payer et
beaucoup plus lourd que pour la bierre qu'ils buvaient.
Dans un large fauteuil, au milieu de la chambre, était assis
l'un des plus distingués et reconnus comme hauts dignitaires
parmi les étudiants allemands ; il présidait comme doyen ou
98 HYPÉRION.
chef de la Laudsmannschaft. Il était botté et éperonné, et.
portait une culotte de velours cramoisi et une redingote bleue
qui lui serrait la taille, avec de longs cheveux et une chemise
tout à fait sale. Il avait la présidence pour cette soirée; et,
comme Flemming entrait dans la salle avec le baron et son
ami, il frappait sur la table avec un lourd marteau de bois et
il cria à haute voix :
— Silence !
A ce moment, une porte à l'extrémité de la salle s'ouvrait
et une procession de nouveaux venus ou sales -renards,
comme on les appelle dans le dialecte du collège, entrèrent
deux par deux , en prenant un air de férocité sauvage et de
folie.
Comme ils défilaient en ligne droite, ils étaient obligés de
passer sous une paire de sabres nus, portés en sautoir par
deux anciens qui, avec des morceaux de charbon brûlé, fai
saient une paire de moustaches sur les douces et fraîches
joues de chacun d'eux, à son passage sous cet arc de
triomphe.
Quand toute la procession fut entrée dans la salle, le pré
sident prit de nouveau la parole et commença par entonner la
chanson très-connue : le chant du renard (du Fuchslied), et
tous les assistants se joignirent à lui et chantèrent en chœur :

Fuchslied.

Was kommt dort von der Hoeh'?


Was kommt dort von der Hoeh'?
Was kommt dort von der ledernen Hoeh'?
Ça! ça!
Ledernen Hoeh'!
Was kommt dort von der Hoeh'?
HYPERION.
Es ist ein Postillon !
Es ist ein Postillon !
Es ist ein lederner Postillon !
Ça ! ça !
Postillon !
Es ist ein Postillon !

Was bringt der Postillon ?


Was bringt der Postillon?
Was bringt der lederne Postillon ?
Ça ! ça !
Postillon !
Was bringt der Postillon !

Er bringt uns einen Fuchs !


Er bringt uns einen Fuchs !
Erbringt uns einen ledernen Fuchs!
Ça! ça!
ledernen Fuchs !
Er bringt uns einen Fuchs !

Ihr Diener, meine Herr'n !


Ihr Diener, meine Herr'n !
Ihr Diener, meine hochzuverehrende Herr'n i
Ça ! ça !
Hochzuverehrende Herr'n !
Ihr Diener, meine Herr'n !

Was macht der Herr Papa?


Was macht der Herr Papa?
Was macht der lederne Herr Papa?
Ça ' ça !
Herr Papa !
Was macht der Herr Papa !
HYPÉRION.
Er liest im Cicero !
Er liest im Cicero !
Er liest im ledernen Cicero '.
Ça ! ça !
Cicero ■
Er liest im Cicero !

Was macht die Frau Marna ?


Was macht die Frau Marna ?
Was macht die lederne Frau Marna !
Ça ! ça !
Frau Mama I
Was macht die Frau Mama?

Sie kocht dem Papa Thee !


Sie kocht dem Papa Thee !
Sie kocht dem Papa ledernen Thee !
Ça! ça!
ledernen Thee ■
Sie kocht dem Papa Thee :

Was macht die mamsell Soeur?


Was macht die mamsell Soeur?
Was macht die lederne mamsell Soeur?
Ça! ça!
mamsell Soeur!
Was macht die mamsell Soeur?

Sie strickt dem Papa Strûmpf !


Sie strickt dem Papa Striimpf !
Sie strickt dem Papa lederne Strumpf !
Ça! ça!
lederne Strûmpf!
Sie strickt dem Papa Strumpf !
HYPÉRION.
Was macht der Herr Rector?
Was macht der Herr Rector?
Was macht der lederne Herr Rector?
Ça! ça!
Herr Rector!
Was macht der Herr Rector?

Er priigelt seine Jungen !


Er priigelt seine Jungen !
Er prugeli seine ledernen Jungen !
Ça! ça!
lederne Jungen !
Er prûgelt seine Jungen !

Raucht auch der Fuchs Tabak?


Raucht auch der Fuchs Tabak?
Raucht auch der lederne Fuchs Tabak ?
Ça! ca!
Fuchs Tabak !
Raucht auch der Fuchs Tabak ?

Ein wenig, meine Herr'n !


Ein wenig, meine Herr'n !
Ein wenig, meine hochzuverehrende Herr'n
Ça ! ça !
Hochzuverehrende Herr'n !
Ein wenig, meine Herr'n !

Dann stopf er sich 'ne Pfeif !


Dann stopf er sich 'ne Pfeif I
Dann stopf er sich 'ne lederne Pfeif!
Ça ! ça !
lederne Pfeif!
Dann stopf er sich 'ne Pfeif!
YHPÉRION.
0 weh ! mir wird so schlimm !
0 weh ! mir wird so schlimm !
0 weh ! mir wird so ledern schlimm 1
Ça ! ça !
ledern schlimm !
0 weh ! mir wird so schlimm !

Dann kotz er sich eins aus I


Dann kotz er sich eins aus !
Dann kotz er sich eins ledern aus !
Ça ! ça !
ledern aus !
Dann kotz er sich eins aus !

Jetzt ist mir wieder wohl !


Jetzt ist mir wieder wohl !
Jetzt ist mir wieder ledern wohl t
Ça ! ça !
ledern wohl !
Jetzt ist mir wieder wohl !

So wird der Fuchs ein Bursch !


So wird der Fuchs ein Bursch !
So wird der lederne Fuchs ein Bursch !
Ça ! ça !
Fuchs ein Bursch !
So wird der Fuchs ein Bursch !
1 Nous n'essayerons pas de traduire en français le chant burlesque
ci-dessus ; notre langue ne nous offre pas , pour réussir dans cette tenta
tive, les ressources que l'anglais présentait à l'auteur de ce livre. Le suje
du poème , si poème il y a, est la représentation d'un étudiant novice appelé
Fuc/is (renard, dans l'idiome universitaire) — reçu par ses collègues futurs
et initie par eux aux jouissances de la vie académique. Ce qui distingue
surtout cette bamboche, est l'épithète « ledein » qui revient dans chaque
strophe et qui, signifiant proprement « de cuir, » est appliquée, dans
HYPÉRION. 10:;
A la fin du chant, et au moyen de feuilles de papier, on
orna de bandelettes et de rubans en tirebouchons les tètes
des branders; c'est ainsi qu'on nomme les élèves qui ne
comptent encore qu'un terme à l'université. On y mit le feu
à un signal donné ; et les branders en flammes tournèrent
autour de la table, marchant sur des chaises, au milieu des
éclats de rire.
Quand la cérémonie fut achevée, le président se leva et,
d'une voix solennelle, prononça un long discours dans lequel
tous les bons mots de collége furent mêlés, avec force avis
paternels aux jeunes gens qui entraient dans la vie, et son
éloquence était enrichie de sentences tirées à profusion de
l'ancien testament.
Après quoi, ils se mirent tous à table et firent une copieuse
libation de bierre, à l'exemple des Dieux et des héros de la
mythologie des anciens Normands.
De l'eau de vie ! de l'eau de vie ! s'écria un jeune étudiant
dont la face était en feu, et l'exaltation croissante, poussé

l'argot des étudiants , à tout ce que dédaigne la morgue des bursch alle
mands. Tout ce qui n'entre pas dans le cercle de leurs goûts et préoccupa
tions actuels est qualifié de ledern. Voici du reste la suite des idées déve
loppées dans la pièce drolatique qui nous occupe. — «Qui vois-je là-haut? »
— « C'est un postillon. » — « Qu'amène ce postillon? » — « Il amène un
Fuchs. » — Le Fuchs fait son entrée solennelle : « Votre serviteur ,
Messieurs. «Sur quoi ces révérends s'informent auprès de lui de ce que
font à la maison monsieur son père, madame sa mère, mademoiselle sa
sœur, et monsieur le recteur. Le candide novice répond respectueusement
à ces questions. « Le Fuchs fume-t-il ?» — Telle est la nouvelle demande
des étudiants faits. — « Un peu, messieurs. » — « Eh bien bourrez une
pipe, i— Le jeune homme obéit, fume et se trouve mal, mais bientôt, après
avoir bien expectoré, il se remet , et dit qu'il est de nouveau parfaitement à
son aise. Après cette première épreuve subie avec bonheur, il est reçu dans
l'ordre des étudiants. C'est ainsi, dit la dernière strophe, qu'un Fuchs
passe à l'état de Bursch ; on le voit , le sens du poème , quelque intradui
sible qu'il soit, n'est pas trop mystique.
104 HYrÉRION.
qu'il était par l'excès de bierre et du souper : de l'eau de vie !
Entends-tu?Tu es un docteur '.Non., un pape... tu es un pape.
Ces mots étaient adressés à un jeune homme au teint pâle
et à l'air tranquille, qui était assis vis-à-vis et s'amusait
avec un misérable chien monté sur une chaise à côté de lui,
dressé sur ses pattes de derrière et une pipe à sa gueule.
C'était une représentation qui paraissait ne pas être du goût
de l'interlocuteur.
— Tu es provoqué, répliqua l'étudiant au teint pâle, en
s'adressant à son chien qui laissa tomber de sa gueule la
pipe qui alla se briser en morceaux sous la table.
Sur le champ , des témoins furent choisis , et les armes
chargées. Celles-ci étaient six larges verres ou Bassglœser ,
remplis, à pleins bords, de bierre mousseuse. Trois verres
furent placés devant chacun des combattants.
— Prenez vos armes ! cria l'un des témoins , et chacun
des combattants prit un verre à la main.
— Préparez vos armes ! Et le salut s'échangea en trin
quant, et le choc des verres résonna comme le croisement
des épécs.
— En joue 1 et chacun de porter son verre à ses lèvres.
— Feu !.. Et chacun de pousser le liquide dans son gosier,
comme s'il entonnait une barrique de bierre.
Les deux autres verres suivirent rapidement, à peine le
temps de pousser une respiration.
Le pâle étudiant était victorieux ; il avait bu le premier le
troisième verre; il le tint pour un instant renversé, pour en
laisser sortir la dernière goutte; puis il le replaça tranquille
ment sur la table , et regarda son adversaire en face, en lui
disant : frappe!
Ensuite, et du plus grand sang froid, il se mit à chercher
sous la table et à siffler son chien.
HYPÉRION. m:,
Le vaincu s'était arrêté au milieu du troisième verre : les
veines de son front étaient tendues comme une chaudière
prête à faire explosion; ses yeux étaient fauves et hagards;
de sa main impuissante, se cramponnant à la table, il cher
chait à se maintenir en équilibre ; mais il ne tarda pas à
tomber et il roula par terre, comme une feuille de plomb : il
était ivre !
à ce moment, une figure mâle apparut debout et s'avan-
çant sur la table, comme une apparition, à travers une
atmosphère sombre et enfumée. Cet énergumène était sans
habit et sans cravate; il avait les cheveux épars, les yeux
hagards, et les fixant droit devant lui, comme s'il avait
aperçu dans l'ombre une main qui l'appelât et fût invisible
aux assistants. Il tenait sa main gauche appuyée sur sa han
che; dans sa droite une épée levée, la pointe en bas. Il ne
regardait personne; mais, avec un air martial et se posant
majestueusement, il marchait droit au centre de la table, et
à chaque pas, brisant les verres et renversant les bouteilles.
Les étudiants se reculaient à son approche, jusqu'à ce
qu'un d'eux, à la fin, plus ivre ou plus courageux que les
autres, lui lança à la face un verre rempli de bierre.
Il s'ensuivit un tumulte général, et le héros, armé de son
épée, sauta à terre. C'était l'étudiant de Kleist... Il était
connu pour de pareilles équipées.
Au milieu du tumulte, aura-t-il distingué les mots offen
sants :
Arrogant! absurde! impertinent! mauvais sujet!
De Kleist rentra chez lui cette nuit là, n'ayant échangé
que six duels dontil s'acquitta bravement en autant de jours;
il s'en tira avec bonheur et en fut quitte pour une égra-
tignure à la lèvre supérieure et une autre au-dessus de l'œil
droit, qu'il dut à l'adresse d'un Suabian Schlœger.
CHAPITRE V.

LA PANTOUFLE DE LA DAME BLANCHE ET LA FLEIR DE LA


PASSION.

Cette nuit là même, Emma de Ilmenau entra dans sa


chambre, toute malheureuse; car son cœur était pesant, et
ses beaux yeux bruns étaient mouillés de larmes. Elle était
une de ces gentilles personnes qui semblent n'avoir été créées
que pour l'amour et pour être aimées. Une teinte de mélan
colie adoucissait son caractère ; elle évitait l'éclat du jour et
de la société , et ne désirait que la solitude.
Comme la primevère qui ne montre sa fleur qu'au soir,
son cœur ne s'ouvrait que dans l'ombre, mais il battait toute
la nuit d'une douce candeur.
Sa mère, au contraire, recherchait la société ; aussi n'exis
tait-il aucune sympathie entre elles deux; leurs âmes ne
pouvaient s'entendre, ne se comprenaient pas, et souvent
elles échangeaient entre elles de ces mots acérés qui font de
profondes blessures.
C'est dans une pareille situation qu'Emma de Ilmenau
HYPÉRION. 1(17
était entrée, cette nuit-là, dans sa chambre, avec des pleurs
dans les yeux.
Elle était suivie de Madeleine, sa femme de chambre.
Celle-ci était Française, native de Strasbourg; elle avait été
élevée dans la famille de sa jeune maîtresse.
Dans sa jeunesse, elle avait été pauvre — et vertueuse,
parce qu'elle n'avait jamais été tentée; et, maintenant qu'elle
était devenue vieille et qu'elle ne voyait aucune récompense
à recevoir de sa vertu, comme cela arrive d'ordinaire chez
les esprits faibles, elle désespérait de la Providence, et
regrettait de n'avoir jamais été tentée.
Pendant que cette infortunée était occupée à allumer la
bougie qu'elle déposait sur la table de toilette, puis à dresser
la couverture du lit, tout en allant çà et là dans la chambre,
et se parlant à elle-même, Emma s'était jetée dans un fau
teuil; elle se croisa les mains qu'elle appuyait sur ses genoux,
et laissa tomber sa tête sur sa poitrine; elle paraissait plon
gée dans un rêve.
— Pourquoi ai -je été douée de tendres sentiments?
disait-elle en son cœur. Pourquoi suis-je née avec des affec
tions vives et des désirs ardents pour tout ce qui est bon, si
ces affections et ces désirs ne doivent être pour moi que
peines et déceptions? Je voudrais aimer quelqu'un, n'aimer
que lui et pour toujours, me dévouer entièrement à lui. —
Vivre pour lui — mourir pour lui — n'exister que pour lui !
Mais, hélas! dans tout ce vain monde, pas un ne se trouve
pour m'aimer comme je voudrais être aimée, — pas un que
je puisse aimer comme je suis capable d'aimer. Oh ! que le
inonde qui m'entoure me paraît vide et désolé ! Pourquoi le
ciel m'a-t-il donné des affections, pourquoi mon cœur est-il
aimant et sensible, s'il ne doit que languir et que se flétrir?
Hélas! pauvre enfant! toi aussi, comme tout le monde, tu
108 HYPÉRION.
dois apprendre que le mystère sublime de la Providence se
continue en silence et ne donne point une explication de lui-
même : — il ne répond pas à nos impatientes questions.
— Dieu me bénisse , enfant ! quoi vous afflige ? exclama
Madeleine, en apercevant qu'Emma ne prêtait aucune atten
tion à sa conversation nonchalante. Quand j'avais votre
âge
— Ne me parlez donc pas maintenant, bonne Madeleine ;
laissez-moi, je désire être seule.
— Comme il vous plaira... mais il y a ici quelque chose,
continua la femme de chambre, en tirant un billet de son
sein... J'espère que cela vous rendra plus gaie... Quand
j'avais votre âge...
— Bah ! Bah ! dit Emma , en prenant le billet de la main
grossière de Madeleine... encore une fois, je vous le dis,
laissez-moi, je veux être seule.
Madeleine prit sa lampe et se retira lentement, en souhai
tant à sa jeune maîtresse une bonne nuit et de plaisants
rêves.
Emma brisa le cachet de la lettre, et, comme elle lisait, sa
face devenait d'une pâleur mortelle; et puis, aussi vite que la
pensée, sa poitrine se colorait d'une teinte pourprée et ses
mains tremblaient. Tendresse, pitié, amour, orgueil offensé,
la faiblesse et la dignité de la femme, tous les sentiments se
mélangeaient dans son regard, changeaient et passaient
comme d'épais nuages sur sa figure aux traits délicats et
bouleversés. Elle tomba dans son fauteuil et se couvrit la
face de ses mains, comme si, honteuse d'elle-même, elle eût
voulu se cacher du ciel.
— Il m'aime, se dit-elle; il m'aime! et il est marié à une
autre femme qu'il n'aime pas ! et il ne craint pas de me le
dire! oh! jamais, jamais, jamais! Le voilà maintenant seul
HYPÉRION. 109
dans ce monde, sans amie, sans un être pour avoir pitié de
lui! — Il est sans patrie et sans foyer, jeté sur la terre
d'exil ! Je ne peux que le plaindre ; mais je l'ai en exécration
et je ne veux pas le voir davantage.
Cette courte rêverie d'amour et de haine fut rompue par le
son d'une voix douce et harmonieuse qui, dans le silence
de la nuit, semblait être la voix d'un esprit. Elle chantait
sans le secours d'aucun instrument, ces douces lignes de
Goethe :

— Là-bas le sommet de l'arbre est tranquille ; et, dans toute la


forêt, on n'entend pas le moindre bruit. Les petits oiseaux sont
endormis sur les arbres. Attends ! attends ! et bientôt, comme eux,
tu dormiras !

Emma reconnut cette voix et en fut altérée. Elle se préci


pita à sa fenêtre ouverte pour la fermer. La nuit était belle
et calme; et les étoiles brillaient au-dessus de la montagne
de tous les saints. Le roulement des eaux du Neckar était
doux et lent. Les rossignols chantaient dans l'épais feuillage
de la forêt. La pleine lune se montrait comme un rubis et
éclairait l'horizon ; ses torches dorées de lumière se mêlaient
au courant brillant de la rivière.
Les statues sur le pont en recevaient le reflet et apparais
saient comme des fantômes. Les lisières des montagnes, le
château, les arches du pont, les rues et les toitures de la
ville paraissaient aussi distincts à la vue que s'ils avaient été
découpés d'un carton; et, au milieu de cette scène féérique,
un petit bateau flottait silencieux sur les flots.
Emma ferma la fenêtre rapidement et tira les rideaux.
— Je le déteste ; et pourtant je prierai pour lui, dit-elle,
comme elle posait sa tête fatiguée sur son oreiller dont quel
ques mois auparavant elle avait pensé ne se relever jamais.
110 HYPÉRION.
«
Oh! que ne suis-je morte alors! Je ne puis pas l'aimer,
mais je prierai pour lui !
Douce enfant ! si la face de ce suborneur revient si souvent
à ta pensée et se place entre toi et le ciel, je tremble pour ta
destinée ! La plante qui avait poussé avec les pleurs d'Hé
lène détruisait les serpents. — Puisses -tu de tes pleurs
aussi arracher l'épine de ton cœur! — avoir une plante à
ton service, pour détruire le serpent que tu nourris dans ton
sein! Crois-moi, c'est seulement sur les bords du fleuve
céleste qu'on peut cueillir les simples qui guérissent les
cœurs malades !
Ce mystérieux entretien d'un cœur éprouvé fut entendu
des étoiles silencieuses, qui écoutaient du haut des cieux et
ne le répétèrent point; mais la vieille Himmelauen l'entendit
aussi, en regardant de la fenêtre de sa chambre, et elle ne
fut pas aussi discrète que les étoiles silencieuses.
CHAPITRE VI.

EXCURSIONS DANS LE PAYS DES NUAGES.

II y a bien des choses qui, n'existant pas matériellement,


ne peuvent être perçues et comprises que par les seules lumiè
res de la raison. De là la nature ambiguë des choses ne peut
être comprise que par une opinion falsifiée.
La matière est le principe de tous les corps; elle est
façonnée et prend une forme.
Le feu, l'air et l'eau tirent leur origine et leur principe
d'un triangle scalène; mais la terre a été créée de triangles
à angles droits, dont deux côtés sont égaux.
La sphère et la pyramide contiennent en eux la figure du
feu ; mais l'octaèdre a été destiné à être la figure de l'air et
l'ieosaèdre, celle de l'eau.
les lignes droites, formées par quatre triangles isocèles,
forment le carré parfait, et le carré produit par lui-même
le cube qui est la figure appartenant proprement à la terre.
Mais la figure si belle et si parfaite de la sphère a été com
112 HYPÉR1ON.
muniquée au monde à un degré si puissant et si parfait que
rien n'y manque, car il renferme toutes choses, embrasse en
lui-même et comprend toutes choses. Aussi doit- il être
excellent et admirable, étant semblable à lui-même, tou
jours d'accord avec lui-même et toujours se mouvant avec
mélodie et harmonieusement.
Si je me sers d'un nouveau langage, excusez-moi, comme
dit Apuleius; on doit pardonner à la nouveauté des mots qui
servent à illustrer l'obscurité des choses.
Ces mots sortaient de la bouche de ce farouche philosophe
dont nous avons parlé précédemment. Il était assis auprès
de Flemming, fumant une longue pipe. Ainsi que l'avait dit
le baron, c'était, en vérité, une étrange chouette; car la
chouette est un oiseau grave, un moine qui chante la messe
de minuit dans le grand temple de la nature, — un anacho
rète — un saint sur son piédestal — un vrai Stylite, servant
d'exemple aux autres.
Tel était le professeur de philosophie. Il vivait solitaire,
mais sa vie s'écoulait comme un torrent rapide , semblable
au Nil, sans recevoir dans son lit une source tributaire et ne
fertilisant que l'étroite vallée dans un long désert. 11 avait
été d'humeur joyeuse dans sa jeunesse; et maintenant, au
milieu de toutes ses peines et des privations de la vie, car il
en avait beaucoup, il regardait encore les joies et les plaisirs
du monde avec des yeux d'enfant, avec les yeux du passé,
avec toutes les illusions du jeune âge, avec foi et espérance;
et, sur ses chagrins, sur ses misères présentes, il ne jetait
qu'un regard d'avenir, qui lui apparaissait manifeste et
triomphant; il ne désespérait pas.
II aimait la solitude et le silence, la lumière de sa lampe
et l'après-minuit. Car, disait-il, si les heures du matin sont
les ailes du jour, je les réunis autour de moi pour dormir
HYPÉRIOtî. IIS
plus doucement, assuré qu'à l'autre extrémité, le jour, comme
les oiseaux de l'air, a un morceau épicurien — un nez de
chanoine, et, sur ce minuit onctueux, mon esprit se réveille
et se délecte dans la joie.
Tel était le professeur qui venait de parler pendant plus
de deux heures en termes demi-intelligibles.
Le baron s'était endormi dans son fauteuil ; mais Flem-
ming écoutait avec son imagination exaltée.
Le professeur continua dans les termes suivants , qui me
paraissent, autant que ma mémoire me permet de le dire,
avoir été glanés çà et là dans la destinée de l'homme par
Fichte et dans l'histoire des âmes de Schubert.
— La vie est une et universelle; elle forme le pluriel et
l'individuel. A travers cette belle et étonnante création,
jamais le mouvement ne cesse; il est toujours en travail,
toujours tissant çà et là, et sans repos, la nuit comme le
jour. Plus sage que la navette d'un tisserand, il vole de la
naissance à la mort et de la mort à la naissance; du com
mencement, il cherche la fin et ne la trouve pas; car la fin
cherchée n'est que le sombre commencement d'un nouveau
voyage et un nouvel effort après la fin. «
Comme la glace sur la montagne, quand la chaude brise
d'un soleil d'été souffle dessus, qui fond lentement et tombe
goutte à goutte, chacune de ses gouttes réfléchissant une
image du soleil, ainsi la vie, par un sourire de l'amour de
Dieu, se divise elle-même en formes séparées, chacune por
tant en elle-même et réfléchissant une image de l'amour de
Dieu.
Certes de toutes ces formes, la plus noble et la plus par
faite est l'âme humaine qui a été créée à l'image de Dieu. La
vaste cathédrale de la nature est remplie de saintes écritu
res, taillées dans la profondeur de ses dessins incompréhen
HYPÉRION.
sibles; mais là tout est solitaire et mystérieux; pas de
genoux qui se plient sur les dalles du temple, ni des yeux
levés en haut, ni des mains suppliantes, ni des lèvres qui
adorent en priant. Dans cette vaste cathédrale, l'âme
humaine vient chercher son créateur, et l'universel silence
est changé en sonde, et la sonde est harmonieuse : elle a sa
pensée; elle est comprise et sentie.
Un ancien proverbe des Persans disait que les eaux cou
lent de la montagne et se précipitent dans toutes les terres,
pour y trouver le seigneur de la terre ; et la flamme du feu,
quand elle se réveille, ne regarde plus sur le sol, mais s'élève
vers le ciel, pour y chercher le seigneur du ciel ; et, çà et là
sur la terre, ont été construits de grands réservoirs sur le
sommet des montagnes qui élèvent leurs têtes au-dessus des
nues et font sentinelle pour voir si le juge du monde ne
vient pas ! Et là , loin de la présence de l'homme, la nature
en elle-même se repose dans l'attente et l'espoir, cherchant
d'un regard compatissant après quelque chose d'inconnu.
Oui, quand au-dessus de ces montagnes qui élèvent leurs
têtes au-dessus de toutes les autres, là, seul avec les nuages
et les orages, l'aigle solitaire, aux yeux perçants, regarde
dans la profondeur de la nuit si le jour ne vient pas; quand
sur le revers du torrent de la montagne, les corbeaux vora-
ces écoutent pour entendre si le chamois revient de sa pâture
de nuit dans la vallée; et quand bientôt le soleil levant fait
exhaler les odeurs aromatiques de milliers de fleurs, les
fleurs des Alpes, avec leurs feuilles vertes comme l'azur du
ciel et nuancées comme un soleil couchant — c'est alors que
tout se réveille dans la nature et que l'âme de l'homme peut
voir et comprendre et cette attente et ce désir ardent d'une
révélation future de la majesté de Dieu.
Ils se réveillent aussi quand, dans la plénitude de la vie,
HYPÉR1ON, 113
les champs et les forêts se reposent à midi ; et que, dans leur
silence, on entend la chanson de la cigale et le bourdonne
ment de l'abeille; et quand, au soir, l'alouette s'élève dans
l'air en chantant et se tient au-dessus des vignes qui exha
lent un doux parfum; ou quand, plus avant dans la nuit,
l'orion se revêt de son armure étincelante, pour accomplir-
sa course dans les champs du ciel. Mais dans l'âme de
L'homme seul est cet ardentdésir qui se change pour luien cer
titude et en accomplissement : car, voyez, la lumière du soleil
et des étoiles, bien que répandue dans les airs, n'est point
visible; les planètes sont lancées dans l'espace, leur vitesse
est plus grande que celle de l'orage , et leur passage n'est
point entendu; mais n'importe où la lumière du soleil frappe
la surface solide des planètes , n'importe où le vent d'orage
frappe la montagne rocheuse, on voit l'une et on entend
l'autre. Alors la gloire de Dieu est manifestement visible ; et
ainsi elle se révèle dans l'âme de l'hommeferme et immuable,
créé à sa ressemblance ; et c'est pourquoi l'homme se tient
aussi — comme une montagne sur la frontière des deux
mondes — ses pieds dans l'un et déjà sa tète s'élevant dans
l'autre; et du sommet, le paysage varié de la vie est visible
— le chemin du passé et du périssable que nous avons laissé
derrière nous ; et, comme nous marchons toujours, nous
voyons briller au-dessus de nous les splendides lueurs de
l'éternité.
A ce moment Flemming aurait bien voulu interrompre le
discours du philosophe pour lui répondre et le questionner,
mais celui-ci allait toujours s'animant et s'échauffant de plus
en plus. A la fin, il fit une courte pause et Flemming en pro
fila, pour lui dire :
— Tous ces désirs infinis, ces aspirations après je ne
sais quoi d'inconnu, je les ai éprouvés moi-même; je les
lia HYPÉRION.
éprouve encore; mais je ne vois rien dans leur accomplisse
ment.
— C'est parce que vous n'avez pas la foi, répondit le pro
fesseur. L'âge présent est celui du doute et de l'incrédulité
aussi bien que de l'obscurité; en dehors de lui s'élève un
autremonde clair et brillant. Dans la seconde partie du faut
de Goethe, il y a une scène grande et émouvante, où, dans la
nuit du classique Walpurgis , dans les plaines de Pharsale,
le satyrique Méphistophélès est assis entre les solennels et
antiques sphinx, les interrogeant hardiment et lisant leurs
énigmes. D'innombrables feux de surveillants projettent leur
lumière rouge autour de l'archi-moqueur et la réflètent sur
sa terrible face; tandis que, de l'autre côté, nous pouvons
contempler ces formes sévères et majestueuses, pleines d'une
noble sérénité, les formes gigantesques des enfants de Chi-
maera à moitié ensevelis dans la terre, leurs yeux mouillés
regardant fixément, sitôt qu'ils entendirent, à travers le
minuit, le bruissement des ailes des Stymphalides s'efforçant
de devancer à la course la vitesse des flèches d'Alcide ! Les
griffons affamés sont auprès d'eux; et à peu de distance, les
syrènes chantant leurs chansons merveilleuses sur les bran
ches agitées des saules ! C'est ainsi que le présent, railleur et
incrédule, se tient assis entre le futur inconnu et le passé trop
crédule; il questionne et provoque la forme gigantesque de
la foi, à moitié ensevelie dans les cendres du temps, et
contemplant l'avenir, d'un regard ferme, dans la nuit; tandis
que des instruments de colère et des voix de délices viennent
alternativement tourmenter ou flatter l'oreille de l'homme!
— Mais un temps viendra que l'âme humaine retournera de
nouveau en enfance, quand se confiant entièrement dans sa
foi en Dieu, elle regardera Dieu en face et mourra : car,
d'après un vieux dicton , plein de profondeur et d'une pensée
HYPÉRION. 117
mystérieuse, celui-là doit mourir qui a regardé la face de
Dieu! II est dans la destinée de l'âme qu'elle doive mourir
continuellement sur cette terre; elle ne s'est pas révélée
plutôt à son existence qu'elle s'efforce de considérer et de
comprendre l'esprit de vie.
Dans la première phase de son existence, elle contemple
cet esprit, est pénétrée de son énergie, elle est vivante, inven
tive, comme l'esprit lui-même, et sommeillant encore au loin
dans la mort, après l'avoir vue; mais l'image qui a été vue
reste et se renouvelle de nouveau dans la procréation uni
verselle , comme une existence homogène. La mort n'est
qu'apparente et, de moment en moment, elle devient la
source, les unes après les autres, d'existences dans la série
toujours ascendante.
L ame aspire sans cesse à aimer et à contempler, elle voit,
dans l'obscurité de l'aurore naissante, une image plus par
faite que dans la plus vive lumière du soleil. Elle dort de
nouveau, mourant dans une vision plus clairvoyante. Mais
l'image vue reste comme une chose permanente; et l'âme sort
de son sommeil et seréveilleà nouveau, et toujours de plus en
plus, à la vue de sa propre image, jusqu'à ce que, à la fin,
en pleine face du midi, un être survient qui, comme l'aigle,
peut regarder le soleil et ne pas mourir.
Ensuite tous deux vivent en lui, même quand ce corporel
élément, le nuage vaporeux à travers lequel regarde le jeune
aigle, se dissout et tombe sur la terre.
— Je ne suis pas sûr de vous comprendre, dit Flemming,
à moins pourtant que vous ne vouliez dire que, de même
que le corps change continuellement, qu'il prend en lui-
même de nouvelles propriétés et qu'il n'est point aujourd'hui
ce qu'il était hier , de même l'âme met de côté ses éléments
constitutifs et est changée en acquérant de nouvelles facultés ;
8
118 HYPKRION.
de là on peut dire qu'elle meurt. Et c'est pourquoi, à pro
prement parler, l'âme vit toujours dans le présent, n'a pas
et ne peut pas avoir de futur ; car le futur devient le présent ;
et l'âme qui vit ensuite en moi est plus élevée, plus parfaite;
ainsi en continuant pour l'éternité.
— Je comprends ce que je dis, répondit le professeur , et
je ne puis trouver un langage plus approprié pour exprimer
mes pensées, que celui dont j'ai fait usage. Mais, comme je
vous l'ai dit précédemment, on doit pardonnera la nou
veauté des mots qui servent à illustrer l'obscurité des choses.
Et je pense que vous aurez vu clairement, par tout ce que
j'ai dit, que cette vie terrestre, quand elle sera vue du ciel,
apparaîtra comme une heure passée à une époque éloignée
et à peine restant comme un vague souvenir; et que, longue
et laborieuse, pleine de joies et de peines, comme elle l'est
sur terre, elle n'apparaîtra plus ensuite que comme un point
éloigné, à peine visible, dans ce lieu éloigné où se trouvera
l'esprit débarrassé de son enveloppe terrestre. Mais l'esprit
lui-même prend son essor dans l'espace, et c'est ainsi que la
mort n'est ni un commencement ni une fin ; elle est une tran
sition, non d'une existence à une autre, mais d'un état d'exis
tence à un autre état. Pas un seul anneau n'est brisé dans
la chaîne de l'existence; pas plus en passant de l'enfance à la
virilité que de celle-ci à la vieillesse. Il y a les saisons des
rêves et des abstractions profondes qui peuvent paraître ana
logues à la mort.
L'âme perd graduellement la connaissance de ce qui s'est
passé autour d'elle, et ne prend pas plus longtemps connais
sance des objets environnants.
Elle paraît pour le moment avoir fait complétement divorce
avec le corps; elle a passé, comme elle a été, dans un autre
état de'choses 5 elle vit dans un autre monde. Elle plane sur
HYPKH1O.N. ! I!)
les terres èt sur les mers, se met en communion avec les
choses qu'elle aime, dans les régions les plus distanées de
la terre les plus éloignées du ciel. Elle voit des phares qui
lui sont familiers; elle entend des voix qui lui sont chères ,
bien que ses sens corporels soient détruits et ne puissent
plus ni voir ni entendre. C'est en ce dernier état seulement
que consiste la mort ; mais hormis cela et quand nous mou
rons, l'âme ne retourne plus au corps qu'elle a habité.
— Vous paraissez admettre, interrompit Flemming, que,
dans nos rêves, l'âme agit et se trouve réellement en dehors
du corps, à des distances éloignées, au lieu de leur assigner,
pour cause efficiente, la puissance de la mémoire et de l'ima
gination.
—Je dôis admettre nécessairement quelque chose, répliqua
le professeur. Nous ne discuterons pas ce point de nouveau ;
je ne parle pas, sans avoir auparavant mûri ma pensée.
Et considérez maintenant combien est glorieuse la destinée
de l'homme. Je suis, tu es, il est ! ces mots ne paraissent être
qu'une conjugaison, pour un jeune écolier; mais ils renfer
ment une pensée mystérieuse.
Nous pouvons nous contempler, tout autour de nous et
dans l'ensemble de l'humanité entière, cdmme formant une
vaste union, dans laquelle un homme ne peut marcher pour
lui-même sans marcher en même temps pour les autres ; et
c'est là une vérité éclatante, qtii devient elle-même, dans
l'harmonie universelle des choses, une bénédiction intime et
élève puissamment l'âme humaine; surtout et d'autant plus
quand un homme se regarde lui-même comme un membre
nécessaire de cette union.
L'homme en effet a le sentiment de sa dignité et comprend
toute sa puissance, quand il peut se dire : Mon être n'est pas
une création du hasard ; il n'a pas été fait en vain, sans but,
120 HYPÉniON.
sans objet; je suis un anneau nécessaire de la grande chaîne
des êtres qui , partant du développement complet du s,ens
intime dans le premier homme, s'élance dans l'éternité.
Tout ce qui, dans l'humanité, est grand, sage et bon ; tous
les bienfaiteurs de la race humaine, dont je lis les noms dans
l'histoire du monde, et un bien plus grand nombre encore
de ceux qui ont fait le bien dans le silence, — tous ensemble
ont travaillé pour moi — j'ai pris ma part de leur moisson.
Je marche sur cette terre verte qu'ils ont habitée; je foule à
mes pieds les lieux témoins de leurs travaux et de leurs bien
faits; je puis entreprendre la tâche sublime qu'ils ont eux-
mêmes accomplie, la tâche de rendre notre commune frater
nité plus sage et plus heureuse. Je puis bâtir pour l'avenir
sur le terrain qu'ils ont été obligés de quitter et continuer
au point où ils en sont restés, et faire arriver plus près de la
perfection le grand édifice qu'ils ont laissé inachevé, et à la
lin, je dois laisser aussi ma tache à ceux qui me survivront
et moi m'en aller ailleurs remplir ma destinée.
Oh! oui, c'est là la plus sublime des pensées! Je ne puis
pas rester dans l'inaction ; je ne verrai jamais ma noble tâche
i'i sa fin, et c'est pourquoi, certain que je suis que cette tâche
est ma destinée, je ne puis cesser de travailler et conséquem-
înent je ne puis cesser d'être.
Ce que l'homme appelle la mort ne peut jamais briser cette
tâche, qui n'a point de fin; et par conséquent encore, aucun
temps ne peut être assigné à mon existence, et je suis éternel.
Je lève hardiment la tête devant les cimes menaçantes des
montagnes, les cataractes mugissantes, devant la foudre et
l'orage qui nagent dans une mer aérienne toute en feu ; et
je puis dire : je suis éternel et je brave votre pouvoir! fon
dez, fondez sur moi ! Et toi, terre, et toi, ciel, unissez-vous,
confondez ensemble vos ravages et vos efforts ! Et vous, élé
HYPÉRION. 121
ments , écumez de rage et détruisez cet atome de poussière
— ce corps que j'appelle mien! Ma volonté seule, avec son
objet à accomplir, peut vous braver tous ensemble, et elle
restera triomphante sur les ruines de l'univers ; car j'ai com
pris ma destinée et elle est plus durable que vous! elle est
éternelle; et moi, qui la reconnais, je suis pareillement éter
nel! Dites-moi, mon ami, n'avez-vous pas foi en cela?...
— Je l'ai..., répondit Flemming; et il se fit une autre
pause; puis il ajouta ensuite :
— Je vous ai écouté patiemment et sans interruption :
maintenant écoutez-moi. Vous vous plaignez du scepticisme
de notre époque; c'est sous cette première forme, en effet,
que se présente l'esprit philosophique de l'âge présent; mais
permettez-moi d'ajouter qu'il se présente aussi sous une
autre forme et qu'il assume pareillement celle de rêverie
poétique.
Anciennement le platonisme était bâti sur les mêmes
rêves, et il en est de même des mystiques du moyen âge,
et de leurs disciples d'aujourd'hui, qui marchent, comme les
anciens, dans les nuages et les rêveries de la philosophie poé
tique; et cette dernière, tout à la fois froide et plaisante,
enveloppe leurs âmes des ombres de ce même arbre sous
lequel Platon enseignait. De ses feuilles agitées est venu jus-
qu'à'nous, porté par la bruit de siècles nombreux, un solen
nel et majestueux chant qui est pour eux la voix de l'âme du
monde. Tout dans la nature est devenu, pour eux, spiritua-
lisé et transfiguré ; et habillant dans de beaux et vagues rêves
le réel et l'idéal, ils vivent dans ce monde matériel, comme
le petit enfant dans le roman allemand, qui s'asseoit au bord
d'un lac bordé d'arbres : il entend au-dessus de sa tête le
ciel bleu et les branches se disputer, par suite de leur
réflexion dans l'eau, pour savoir ce qui est l'image et ce qui
122 HYPÉRION.
est la réalité. Je confesse volontiers que de pareils rêves ont
souvent troublé mon imagination. Des rêves aussi s'emparent
de cesâmesen travail, qui, pénétrant toujours de plus en plus
dans les régions élevées, se bâtissent des nids sous les gout
tières des étoiles, oubliant qu'elles ne peuvent vivre dans l'air
et qu'elles doivent descendre sur terre pour y trouver leur
nourriture. Toutefois je ne les considère plus que comme
des rêves de jour, comme des nuages et non comme choses
substantielles. Mais ce que je désapprouve dans la philoso
phie nouvelle, c'est cette froide in? pertinence avec- laquelle
une vieille idée est convertie en une découverte nouvelle, qui
vous regarde en face et prétend ne pas vous .connaître, tandis
(lue vous avez été amis intimes dès l'enfance.
Je me souviens d'un auteur anglais qui, en parlant de
votre, littérature allemande, a dit avec beaucoup de sagesse :
Souvent, au premier abord, une proposition semble ardue et
incompréhensible; en la saisissant résolument avec le grap
pin, si on l'arrache de son obscure caverne et de ses retran
chements hérissés d'une bizarre terminologie; et.si, tirée de
force et mise à la lumière du jour, on l'examine alors d'un
œil naturel et qu'on la soumette à l'épreuve du raisonne
ment humain, on finit par reconnaître en elle une vérité
simple, qui nous est familière depuis longtemps, et quelque
fois si familière qu'elle ne nous paraît être qu'une trivialité.
Trop fréquemment un novice anxieux imite Dryden dans
la bataille des livres. Il y a là une armure de fer rouillée,
noire, hideuse, gigantesque, qui recouvre une tête qui n'est
pas plus grosse qu'une noisette. — Pouvez-vous croire que
ces mots viennent de la plume de Thomas Carliste? Lui aussi,
à la (in de sa carrière, faisait usage de cette bizarre termino
logie; et nombre d'esprits simples et d'un goût pur en sont
offensés. C'est pour eux-mêmes une insulte personnelle; et
HYPÉRION. 123
ils se fâchent d'une réputation selon eux mal acquise. Cela
ne vaut cependant pas la peine de se troubler l'esprit. Profi
tons plutôt, autant que possible, de ce spectacle et sachons
distinguer le monarque sous son déguisement. Car, coiffée et
couverte de cet étrange et antique habillement, là ne marche
pas moins une âme aimable et toute royale, tout comme l'em
pereur Charles, marchant au milieu des solennités d'un
cloître, sous le capuchon d'un moine, n'en était pas moins
un monarque tout plein encore de son intelligence. De
pareilles choses ne sont pas nouvelles dans l'histoire du
monde. En tous temps, elles viennent sur terre comme une
rafale et disparaissent bientôt; et alors le temps redevient
calme et l'atmosphère de la vérité plus sereine. Pourquoi
d'ailleurs prendre peine de prêcher aux vents? Pourquoi
vouloir raisonner avec le bruit du tonnerre? Mieux vaut
se tenir tranquille et les voir passer comme un spectacle
nébuleux., vaste et superbe.
Le professeur ne put s'empêcher de manifester par un
sourire sa vanité satisfaite; mais il ne dit pas un mot, et
Flemraing continua ainsi :
— Je n'en dirai pas davantage. Il y a nombre de spécula
tions en littérature, en philosophie et en religion, qui, tout
intéressantes qu'elles sont à la lecture, parce qu'elles sont
patronées par de grands noms, ne procurent cependant
aucun résultat important. Elles ressemblent plutôt aux che
mins des forêts de ma patrie, qui, bien que larges tout
d'abord, plaisant à la première vue, et pareillement à l'om
bre de grands rameaux, finissent par dégénérer en un sen
tier d'écureuil et vont se nicher sur un arbre !
Le professeur ne savait s'il devait rire ou se fâcher d'une
pareille saillie; et, posant la main sur le bras de Flemming,
il lui dit d'un air sérieux :
lit HYPÉRION.
— Croyez-moi, mon jeune ami, le temps viendra que vous
penserez plus sagement à toutes ces choses. Et je vous dis
que ce temps viendra bientôt pour vous; il se meut d'une
manière inégale pour tous. Mais qu'est-ce que le temps? Le
nuage sur le cadran — le coup de la cloche — la poussière
qui roule — le jour et la nuit — l'été et l'hiver — les mois,
les années, les siècles, — ce ne sont là que des signes exté
rieurs et arbitraires — la mesure du temps,... mais ce n'est
pas le temps lui-même. Le temps est la vie de l'âme ! Et si
ce n'est pas cela, dites-le moi, qu'est-ce que le temps?...
Le ton de voix élevé et animé avec lequel le professeur
prononça ces derniers mots tira le baron de son sommeil, et,
ne comprenant pas bien ce que le professeur avait dit et pen
sant qu'il demandait l'heure qu'il était, il exclama bien inno
cemment :
— Je parierais bien qu'il est près de minuit!
Cet à-propos déconcerta le professeur qui sortit presque
aussitôt.
Quand il fut parti, le baron dit à Flemming :
— Excusez-moi de traiter votre visiteur aussi cavaliè
rement. Sa philosophie ne m'ennuyait pas peu, et je me suis
réfugié dans le sommeil.
A en juger par le langage de ces superbes sectaires, on
pourrait penser qu'ils sont les seuls à voir quelque beauté
dans la nature ; et quand j'entends discourir l'un d'eux, je me
souviens aussitôt du Baccalaureus de Goethe, quand il s'écrie :
le monde n'était pas avant que je le créasse; je retirai le
soleil du fond de la mer ; avec moi commencèrent les quatre
phases de la lune; le jour se para en mon honneur; la terre
poussa de la verdure et se para de fleurs pour venir à ma
rencontre. La pompe des étoiles, d'un signe de tête que je
leur fis en cette première nuit, se développa d'elle-même...
HYPÉR1ON. 12,'i
Qui peut, si ce n'esl moi, vous affranchir des chaînes d'un
nouveau Philister et des pensées qui vous lient? Toutefois
émancipé, comme mon esprit m'assure que je le suis, je
continue avec joie d'éclairer mon intelligence et j'avance cou
rageusement, dans un transport qui m'est particulier, la
clarté devant moi et l'obscurité derrière! — N'apercevez-
vous pas la ressemblance? — Oh! ils devraient être assez
modestes pour confesser que le rayon capricieux de lumière
peut bien aussi, par un accident quelconque, nous éclairer
nous-mêmes, tout aveugles et ignorants, toutpauvreset incré
dules que nous sommes !
— Hélas ! combien peu de respect avons-nous ! dit Flem-
ming. C'est malgré moi pourtant que je ferme une discussion
par une raillerie. Une légèreté commise mal à propos a été
souvent de ma part l'effet d'une surprise. En pareilles occa
sions, je me rappelle une scène d'université, dans laquelle,
au milieu d'une grande discussion sur la possibilité du mou
vement perpétuel, un étudiant dit qu'il avait vu un rocher se
fendre en deux, et qu'il en sortit un crapaud que l'on ne pou
vait pas supposer avoir jamais été en contact avec le monde
extérieur; et que, par conséquent, sa motion avait dû être
absolue.
Le savant professeur, qui présidait en cette occasion,
était bien plus étrangement ému et troublé que ne l'était
notre érudit professeur, il y a quelques instants.
— A propos, dit le baron, avez -vous remarqué quelle
singulière tête il a? Elle est surmontée d'une double cou
ronne?
— Cela signifie, dit Flemming, qu'il mangera son pain
dans deux royaumes.
— Je pense, répondit le baron avec un sourire, que le
pauvre homme serait bien reconnaissant, S'il était sûr seule
126 HYPÉRION.
ment de le manger dans un. Il est ce que les transcendanta-
listes appellent un homme enivré de Dieu, et je lui conseille,
comme Santeul le conseillait à Bossuet, d'aller à Patmos y
écrire une nouvelle apocalypse
CHAPITRE VII.

LES ROUES DE MOULIN ET AUTRES ROUES.

Quelques jours après la scène précédente, le baron reçut


une lettre de sa sœur, qui lui faisait part du mauvais état de
sa santé et de son départ pour les eaux d'Ems, où son médecin
lui conseillait de passer quelques semaines; elle le priait de
venir la joindre avant la saison fashionable.
— Venez avec moi, dit-il à Flemming; accompagnez-moi
dans ce court voyage. Nous passerons quelques jours agréa
bles à Ems. et nous visiterons les autres villes de Nassau où
l'on prend les eaux. Cela vous fera du bien et vous dis
traira des pensées mélancoliques qui absorbent votre esprit.
Qui sait? peut-être y trouverez-vous, au Bain du serpent,
quelque future fiancée, avec d'obscurs pressentiments et
des désirs indéfinis.
— Ou bien quelque veuve d'Ems avec une jambe de bois !
dit Flemming; et ensuite il ajouta d'une voix, à moitié
128 HYPÉR1ON.
aimable et à moitié plaisante : certainement allons à sa pour
suite :

Quelle qu'elle soit,


Il ne lui sera pas impossible
De posséder mon cœur et moi.

Quel que soit le lieu qu'elle habite,


A l'abri de tout regard humain,
Elle est une feuille cachée du livre du destin.

Ils partirent ensemble ce jour-là même pour Francfort ;


ils longèrent, au pas ralenti des chevaux, la charmante rue
de Berg, réputée en Allemagne pour sa beauté. Ils passèrent
devant la maison en ruine où se retira Martin Luther, après
la diète deWorms, et à travers le village de Handschuhsheim,
aussi vieux que le jour qui a vu naître le roi Pépin le Bref —
un hameau, situé sur la montagne, à moitié enseveli dans
les fleurs et les feuilles vertes.
Non loin de là, sur la droite s'élèvent les montagnes du
mystérieux Odenwald; et sur la gauche coule le Neckar,
comme un arc d'acier dans les prairies. Plus loin à l'ouest,
une vapeur mince et brumeuse révèle le Rhin, au-dessus
duquel, comme une mer houleuse, se roulent les monts alsa
ciens, aux couleurs bleues.
Le chant des oiseaux et le son des cloches du soir rem
plissent l'air embaumé du parfum des fleurs; et le soleil
agrandissant son disque, couleur de feu, s'abaisse lentement
et disparaît au milieu des nuages qui tombent à l'horizon.
— Nous ne passerons pas la nuit à Weinheim, dit le
baron au postillon, qui était descendu de cheval pour monter
la montagne menant à la ville. Conduisez-nous au moulin
dans la vallée de Birkenau.
HYPÉRION. 129
Le postillon prit un de ses chevaux par la crinière et
remonta dessus.
Les chevaux brûlaient le pavé de Wcinheim, sans que nos
voyageurs prêtassent attention à l'hôtelier de YAigle d'Or,
qui se tenait d'une manière engageante à la porte de son
hôtel; et, du haut de leur trône élevé sur la montagne, les
ruines du bourg de Windeck leur fronçaient le sourcil, de
ce qu'ils passaient sans leur rendre hommage.
— La vue de cette vieille ruine est belle, prise de la vallée,
dit le baron; mais gardons-nous des airs agaçants de cette
montagne escarpée. La plupart des voyageurs font comme les
enfants ; ils veulent visiter tout ce qu'ils aperçoivent; ils sont
à la recherche de chaque vieille dent cassée d'un château
qu'ils rencontrent sur leur chemin; ils grimpent pénible
ment et attrapent un coup de soleil pour leur peine; ils s'en
reviennent harassés et désappointés. Je réponds que, pour
notre part, nous sommes plus sages qu'eux.
Ils passèrent le pont, et remontant le cours de la rivière,
ils ne tardèrent pas à franchir une arche en pierre qui sert
de barrière à la délicieuse vallée de Birkenau.
C'est, en vérité, une fraîche et aimable vallée, rétrécie par
de hautes montagnes, ombragée d'aulnes et de peupliers, et
au bas de laquelle se précipite, venant de la montagne, le
Wechsnitz, ruisseau bruyant dont les eaux font tourner une
roue de moulin, qui fait voir qu'il sait travailler aussi bien
que rire.
Nos voyageurs s'arrêtèrent au moulin pour y passer la
nuit.
Dans un romantique paysage allemand, comme dans la
romantique littérature, un moulin forme un trait caractéris
tique. Ce n'est pas seulement un moulin à faire farine, mais
c'est encore un cabaret et une auberge, de sorte qu'il n'est
130 HYPÉRION.
pas associé seulement au travail, mais encore au ptàisir. Il
se tient d'ordinaire dans un étroit défilé, avec ses pittores
ques toitures de paille ; et là aussi se réunissent, aux jours de
fête, les paysans qui dansent sous les arbres, au son d'Une
musique rustique.
C'était à la tombée du jour et à l'approche d'une belle nuit
d'été que le baron et Flemming se promenaient le long des
rives du ruisseau. Ils entendaient le murmure des eaux qui
roulaient sur les cailloux et au travers des racines entortil
lées; puis encore le bruit des grandes roues qui tournaient
au courant de l'eau et au son incessant de plash ! plash ! Et
ils se rappelèrent cette exquise chanson de Goëthe, le jeune
homme et le ruisseau du moulin. Il leur semblait, dans un
moment d'extase, entendre la voix d'une nymphe dans le
doux murmure des eaux.
— Je suis persuadé, dit Flemming, que pour bien com
prendre et sentir les poètes populaires de l'Allemagne, il faut
être familiarisé avec ses paysages. Nombre de petits poèmes
délicieux ne sont que des éruptions de sentimertts passagers ;
ce sont autant de mots, dont la musique appropriée au sujet
est due au chant des oiseaux, au bruissement des feuilles et
au murmure des eaux fraîches; et je devrais plutôt dire que
ce sont des mots que l'homme a empruntés à la musique de
la nature.
Et maintenant ne vous semble-t-il pas entendre ce ruis
seau, qui vous dit comment il se trouve sur le chemin qui
conduit au moulin; et comment, dès l'aube du jour, la fille
du meunier ouvre sa fenêtre et en sort pour aller laver son
visage dans ses eaux limpides ; et comme quoi ces dernières
frémissent et brûlent d'amour au toucher du sein si dur et
si blanc de la jeune fille!
— En vérité, voilà une bien délicieuse ballade, dit le
HYPÉRION.
baron ; mais, comme beaucoup d'autres de nos petits chants,
elle demande un poète pour l'entendre et pour la sentir. Il
faut chanter de tels chants dans la vallée, sous la nue des
forêts, ou sous les toits de feuilles des allées de jardin, et
pendant la nuit, et tout seul, comme ils ont été composés :
mais il ne convient pas de les chanter dans le monde bruyant
qui se moque de ces choses et les dédaigne. C'est Mûller qui
a dit dans cette petite chanson où la jeune fille souhaite un
bonsoir à la lune :
« Cette chanson a été faite pour être chantée la nuit ; et celui qui
la lira, en plein jour, ne comprendra jamais son mystère... tandis
que la nuit, ce n'est pas même une énigme pour un enfant. »

Miiller a composé une grande quantité de jolies chansons


qui expriment naïvement les désirs et les impressions de
l'âme. Il les appelle les chansons d'un joueur de cornemuse.
Il en est une qui convient beaucoup à notre situation actuelle;
elle exprime les sentiments de tranquillité et du désir de
motion que la vue et le bruit des eaux roulantes produisent
souvent en nous. Elle est intitulée : Dans quel endroit! Et
elle mérite que je vous en fasse le récit :
« J'entends un petit ruisseau qui murmure non loin de sa
source rocailleuse; il répand, dans la vallée, ses eaux si fraîches
et si limpides !
» Je ne connais pas celui qui estvenu à moi ni qui m'a conseillé ;
mais je dois me hâter de descendre avec toutes mes stances de
pèlerin.
» Descendre et descendre encore, et toujours en suivant le ruis
seau ; au murmure croissant de ses eaux de plus en plus fraîches
et limpides.
» Est-ce bien là le chemin que je dois prendre? De quel côté est
mon chemin? Dis-le-moi, ô ruisseau ! car de ton doux murmure tu
as troublé tous mes sens.
132 HYPÉR1ON.
» Que parlai-je d'un murmure? Cela ne peut pas en être un ; ce
sont des naïades qui chantent leurs rondeaux.
» Qu'elle? chantent, mon ami, qu'elles murmurent et viennent
fôlàtrer ça et là autour de nous ! Les roues du moulin sont mues
par l'eau claire du ruisseau. »

— C'est là une rêverie poétique, dit Flemming, dont la


vile prose ne pourraitpas fournir le commentaire. La chanson
est jolie; et elle a été probablement suggérée par quelque
scène semblable à celle dont nous sommes maintenant les
témoins.
Il n'est pas douteux que toutes vos anciennes traditions
ne soient sorties de l'esprit populaire, comme cette chanson
de l'esprit d'un poète.
— Votre opinion est certainement correcte, répondit le
baron ; mais tous ces jeux de fantaisie poétique ne me pré
servent pas de sentir le frais de la nuit, ni d'éprouver les
angoisses de la faim. Retournons au moulin et voyons ce que
notre hôtelière a pour souper. Avez-vous remarqué comme
.sa voix est forte et aigue?
— C'est un défaut qu'ont tous ceux qui habitent les mou
lins et auprès des chutes d'eaux.
Le jour suivant, ils quittèrent avec regret la romantique
vallée et prirent la grande route de Francfort, où, dans la soi
rée, ils entendirent le célèbre opéra Don Giovanni de Mozart.
De tous les opéras, c'était celui que préférait Flemming;
quels ravissants accords d'instruments! Quelles pénétrantes
et poétiques mélodies! Que de joie bruyante et quelle débau
che de passions ! Quel délire des sens ! Quelle expression de
l'agonie et de la malédiction!—Tous les sentiments confondus
des souffrances et des joies de l'humanité sympathisaient avec
cette délirante musique et trouvaient un écho dans ses
sublimes accents.
HYPÉRJON. 133
Flemming et le baron éprouvaient des sensations déli
cieuses.
— Quelle musique ravissante ! s'écria Flemming, trans
porté par une joie indicible. Le chant des chœurs va grossis
sant et mourant, semblable au vent de l'été! Il y a, dans ces
scènes mystérieuses, des passages qui ressemblent à des bran
ches d'arbres balancées par le vent et desquelles s'échappent
à chaque moment les doux accents des airs d'un oiseau qui
voltige ça et là et se réjouit au vif éclat du soleil.
Remarquez cet effet merveilleux ! dans ce concert de cent
voix et de cent instruments — de flûtes, de trombones et de
trompettes — dans cet universel bruit et ce tintamarre de
métal qui fend l'air, vous n'en pouvez pas moins distinguer
clairement la mélancolique vibration de chaque instrument
touché par le doigt... Le moindre son, calme et plaintif! Ah!
tout cela est en vérité la vie humaine, où dans le tumulte
des passions et au milieu des bruits de gaîté et de folie,
peuvent aussi se faire entendre indistinctement à l'oreille de
la pensée les pulsations mélancoliques de quelque corde du
cœur, touchée par une main invisible.
Bientôt, à ces scènes surexcitantes de chant et de musique,
est venu se joindre le ballet, remuant l'âme de sa pompeuse
et magique influence. Ce sont d'abord des danses mélangées
et confusément harmonieuses; puis une danseuse paraît
sous la forme d'une sylphide. Son écharpe va flottant der
rière elle, comme si elle fendait les airs avec des ailes de
gaze ; comme la plume légère ou le flocon silencieux de neige
qui tombe, ainsi ses pieds touchent la terre. Elle paraît flot
ter dans l'air et le parquet faire ressort et céder sous elle,
comme une branche, quand un oiseau vient s'y percher et
s'en élance de nouveau. Les applaudissements bruyants et
prolongés se succédaient à chaque partie de cette danse
9
134 HYPÉRION.
délirante, à chaque pause, comme à chaque mouvement
voluptueux : et la joue animée, le regard brûlant, la poi
trine haletante, la gracieuse sylphide se tenait pour un
moment en repos; et les pieds ailés des figurantes venant
ensuite voltiger autour d'elle, et danser en chœur, elle dis
paraissait de nouveau dans la foule.
— Comme cela est exquis ! exclama le baron, après s'être
joint complétement aux applaudissements unanimes. Quelle
noble figure! quelle grâce! quelles poses délicieuses! que
d'àme dans chaque mouvement! que d'expression dans
chaque geste! Je vous assure que cela me produit autant
d'effet qu'un beau poème;... c'est un poème. Chaque pas est
un mot, et l'ensemble est un poème!
Le baron et Flemming étaient dans le ravissement; vive
ment impressionnés de la scène, en même temps ils s'amu
saient beaucoup de la contenance d'une vieille prude qui se
trouvait dans la loge voisine de la leur et qui paraissait
regarder tout ce magique spectacle avec des yeux pareils à
ceux de Michal, la fille de Saul, quand elle regardait de sa
fenêtre le roi David qui dansait, bondissant de joie et vêtu à
peine d'habillements légers.
— Après tout, dit Flemming, le vieux prêtre français
n'était pas si loin de la vérité quand il a dit dans sa dialecte
raisonnée : La danse est la procession du diable; les pein
tures et les ornements sont le fourreau de son épée ; la ronde
qui se fait en dansant est la pierre à émoudre du diable, sur
laquelle il émoud son épée, et finalement, un ballet est la
pompe et la messe du diable : quiconque entre là, est témoin
de la pompe et assiste à la messe du diable; ceux qui répon-
dent^ont les clercs, ceux qui regardent sont les paroissiens,
les flûtes et les cymbales sont les cloches et les musiciens
qui jouent sont les ministres du diable.
HYPÉRION.
— Sans doute, cette bonne dame qui est près de nous
pense de même, répondit le baron en riant; mais elle aime
cela, pour tout cela.
Après la représentation, le baron invita Flemming à
attendre, avant de sortir, que la foule fût dissipée. J'ai
l'étrange habitude, dit-il, quand je viens au théâtre, d'atten
dre la fin de toutes choses. Quand la foule est partie et que
la toile est levée de nouveau pour renouveler l'air de la
salle, et que les lampes sont éteintes, à l'exception de quel
ques-unes ça et là sur la scène, le contraste avec tout ce qui
s'est passé auparavant impressionne davantage. Tout ce
passé ne vous paraît plus qu'un songe. Les stalles et les
loges dégarnies, le silence, l'obscurité, la salle avec son
odeur de fumée et la scène magique démantelée, tout cela
produit en moi une sensation étrange et mystérieuse. C'est
comme une profonde réflexion d'un théâtre dans l'eau ou
sur un miroir couvert de poussière, et cela me rappelle les
romans féroces d'Hoffman ; c'est une leçon de morale en pra .
tique , un commentaire sur le ^théâtre et qui complète la
représentation.
Et c'est vraiment comme il le disait; seulement au lieu de
charger le tableau, il l'amoindrissait; l'effet en est dix fois
plus triste, plus solennel et plus impressionnant; un pareil
spectacle produit en nous le même effet que nous éprouvons,
quand, subitement arrachés à un léger sommeil, rêves et
réalités se confondent dans notre esprit; nous ne savons
encore si nous dormons ou si nous sommes éveillés.
A la fin , comme ils sortaient par le passage qui restait
éclairé, ils entendirent un homme de vulgaire apparence,
portant sur sa figure d'épaisses moustaches et un air libertin,
dire à ceux qui étaient près de lui et qui paraissaient être
des employés du théâtre :
136 HYPÉR1ON.
— Je la ferai courir six nuits à Munich et ensuite je la
conduirai à Vienne.
Flemming pensa qu'il parlait de quelque cheval favori;
mais il parlait de sa belle et gracieuse femme, la première
danseuse.
CHAPITRE VIII.

GOETHE.

Ce qui intéressa le plus nos voyageurs dans l'ancienne


cité de Francfort, ce n'était ni l'opéra, ni l'Ariadne de Dan-
necker, mais la maison dans laquelle était né Goethe, les
lieux qu'il fréquentait dans son jeune âge et qu'il rappelait
aux souvenirs de sa vieillesse.
Tels sont , par exemple , les promenades qui entourent la
ville, en dehors du fossé d'enceinte; le pont sur le Mein
avec son coq doré au-dessus d'une croix, que le poète contem
plait et qui était pour lui du merveilleux, quand il était petit
garçon; le couvent des Capucins dans lequel il entra furti
vement, saisi d'une crainte mystérieuse, et alla se cacher
sous la table recouverte d'une toile cirée du vieux recteur
Albrecht; et le jardin dans lequel son grand père se prome
nait sous les arbres fruitiers et autour des arbustes, enve
loppé d'une longue robe de chambre, un bonnet de soie noire
sur la tête, et portant ces antiques gants de peau qu'il rece
138 HYPÉRION.
vait chaque année comme chef de la Cour suprême des musi
ciens, représentant une sorte de personnage tenant le milieu
entre Alcinoûs et Laërtes. Ici , ô génie! sont les empreintes
sacrées de tes pieds; et une étoile brillante plane pour tou
jours au-dessus du lieu qui t'a donné naissance.
— Vos critiques anglais peuvent railler, si cela leur
convient, dit le baron, pendant que Flemming et lui reve
naient d'une promenade dans les jardins touffus en dehors
de la ville; mais après tout, Goethe était un superbe et bon
enfant! Pensez quelle a été sa vie; sa jeunesse pleine de pas
sions, passant alternativement de l'espérance au désespoir,
violente, impétueuse, téméraire; sa virilité romantique dans
laquelle la passion prend la forme de la force; assidu, soi
gneux, travaillant avec ardeur, sans relâche ni repos; et sa
sublime vieillesse — l'âge d'un repos serein et classique, dans
lequel il demeure debout comme l'Atlas, tel qu'il est peint
par Claudius dans la bataille des Géants, portant le monde
sur sa tête, et dans ses cheveux blancs les eaux glacées de
l'Océan.
— Une bonne illustration de ce que le monde appelle
indifférentisme.
— Et comprenez -vous pourquoi j'aime cet indifféren
tisme? Avez-vous jamais éprouvé le désagrément de vivre
dans une communauté où les paroissiens se disputent au
point de faire croire à la fin du monde? ou de connaître un
des bienfaiteurs de l'humanité sous la pression orageuse et
indiscrète de son enthousiasme? S'il en est ainsi, je pense
que vous trouverez quelque chose de beau et de grand dans
ce calme et cette digne attitude que possédait le vieux philo
sophe.
— C'est une pitié de voir que ses admirateurs n'ont pas un
peu de son calme philosophique. Cela m'amuse de lire les épi
HYPÉRION. 139
thètes variées qu'ils lui appliquent; — le cher, cher homme!
l'homme qui sait jouir de la vie! le bienvenu de tous! le
représentant de la poésie sur terre! l'esprit universel de l'Al
lemagne! A leur tour, ses ennemis se jetèrent dans l'extrême
opposé et lui hurlèrent les féroces épilhètes de vieux char
latan! vieux payen! et ces noms l'atteignaient comme des
balles. s
— J'avoue que ce n'était pas un saint.
— Non, sa philosophie est l'ancienne philosophie éthique.
Vous la trouverez réunie et concentrée sous une forme poé
tique dans sa charmante ode d'Horace à Thaliarque. Ce que
je reproche aussi à ce vieux philosophe c'est sa sensualité.
— Oh ! Cela n'a pas de sens ! Rien ne peut être plus pur ,
que son Iphigénie; elle est aussi froide et indifférente qu'une
statue de marbre.
— Cela est vrai; mais vous ne pouvez pas en dire autant
de ses élégies et de ce monstrueux livre, les affinités élec
tives.
— Ah ! mon ami , Goethe est un artiste ; et il considère
toutes choses purement comme objets d'art. Pourquoi donc
ne lui serait-il pas permis de peindre en lettres ce que la
peinture et la sculpture copient sur la toile ou sur le marbre?
— L'artiste montre son caractère dans le choix de son
sujet. Jamais Goethe n'a sculpté un Apollon, ni peint une
Madone; il nous donne seulement des Madeleines pécheresses
et des chevrettes caressantes; il est moins dans l'idéal que
dans la réalité.
— H se borne à copier la nature.
— Ainsi font lesartistes qui fabriquent des lampes de bronze
de Pompeii... Consentiriez-vous à en placer une dans votre
salon? Cela ne suffit donc pas de dire qu'un homme est un
artiste et qu'il copie la nature. Il y a deux grandes écoles de
140 HYPÉRION.
l'art, l'imitative et l'imaginative. La dernière est assurément
la plus noble et la plus affectueuse ; mais Goethe appartient
plutôt à la première. Avez-vous lu la critique qu'a faite de
lui Menzel?
— Elle est franchement féroce. Le Silésien le déchire à
belles dents. J'espère que vous ne prenez pas son parti?
J>— En aucune manière. Il va trop loin ; il blâme le poète
de ce qu'il n'est pas un homme politique; il aurait pu tout
aussi bien le blâmer de ce qu'il n'était pas un missionnaire
aux îles Sandwich.
— Et que pensez-vous d'Eckermann ?
— Je pense qu'il est une espèce de Boswell allemand.
Goethe savait qu'il faisait son portrait et, il posa en consé
quence. Il travailla rudement pour faire un saint Pierre de
l'ancien Jupiter, comme les catholiques l'ont fait à Rome.
— Très-bien!... Mais appelez-le un vieux charlatan, ou
un vieux payen, ou ce qu'il vous plaira ; moi , je maintiens
qu'avec ses erreurs et ses courtes absences, il n'en a pas
moins été un spécimen d'homme célèbre.
— Il en était un certainement. Ne vous est-il jamais arrivé
de le comparer sous plus d'un rapport à Ben Franklin? —
Une sorte de Ben Franklin rimé? La tendance principale de
son esprit était la même; sa science, bienfaisante et philoso
phique, était la même, et grand nombre de ses maximes poli
tiques et de ses prédictions semblent sortir du même moule
que la sagesse du pauvre Richard... c'est la prose de ce der
nier mise en vers.
— Ce qui me vexe le plus est de voir que chaque âne alle
mand a un coup de pied à donner au lion mort.
— Et tous ceux qui traversent Weiroar doivent jeter un
livre sur sa tombe, comme les voyageurs étaient obligés
autrefois de jeter une pierre sur la tombe de Manfredi à
HYPÉRION. 141
Bénévent. Mais de tout ce qui a été dit ou chanté , ce qui me
plait le plus est l'apologie d'Heine , si je peux l'appeler ainsi,
dans laquelle il dit, que les jeunes poètes qui florissaient sous
le règne impérial de Goethe, ressemblent à une jeune forêt
où les arbres étalent leur propre magnificence, après la chute
du chêne centenaire dont les branches s'élevaient au-dessus
d'eux et les couvraient entièrement. Mais ce n'était pas là
une opposition qui demandait à lutter contre Goethe, cet
arbre majestueux. Des hommes d'opinions différentes s'unis
saient ensemble pour soutenir la lutte. Les adhérents de l'an
cienne foi , de l'orthodoxie, étaient vexés de ce que dans le
tronc de ce vaste arbre , on ne trouvait pas une niche avec sa
sainte image; tandis que les dryades nues du paganisme pou
vaient y jouer leur sorcellerie. Aussi, avec la cognée consa
crée, auraient-ils imité avec joie le saint Boniface et abaissé
le chêne enchanté au niveau du sol.
Les adhérents de la nouvelle foi, les apôtres du libéra
lisme, étaient vexés, d'un autre côté, de ce que l'arbre ne
pouvait servir d'arbre de liberté, ou tout au moins de barri
cade. En effet, l'arbre était trop élevé; on ne pouvait monter
à son sommet pour y planter le bonnet rouge, ni danser la
carmagnole sous ses branches.
La multitude cependant vénérait cet arbre par cette seule
raison qu'il s'élevait de lui-même avec une grandeur si indé
pendante et si pure que sa gloire en rejaillissait sur le monde
entier; tandis que ses branches s'élevant majestueusement
au ciel, on pouvait croire que les étoiles n'étaient que le fruit
d'or de ses membres magnifiques.
Ne pensez-vous pas que cela est beau ?
— Oui, très-beau; et je suis enchanté de voir que vous
puissiez trouver quelque chose à admirer dans mon auteur
favori, malgré ses défauts, ou, pour me servir d'un vieux
143 HYPÉRION.
dicton allemand, que vous puissiez faire sortir les poules du
jardin sans fouler les plates-bandes.
— Voici le vieux gentilhomme lui-même , exclama Flem-
ming.
— Où, cria le baron, comme si pour un instant il avait
pensé voir la figure vivante du poète, marchant devant eux.
— Ici, à cette fenêtre, — cette statue de plein pied. Excel
lent — n'est-il pas vrai? Il est habillé, suivant sa coutume,
d'une longue redingote de nankin jaune, avec une cravate
blanche nouée sur le devant. Quelle tête magnifique! et quelle
noble posture ! Il se tient comme une tour solide ; et grâce
au ciel , il était presque octogénaire quand cette statue fut
faite.
— Comment le savez-vous?
— Vous pouvez lire la date sur le piédestal.
— Vous avez raison; et à un pareil âge, se tenir ainsi
droit avec ses épaules carrées tenues effacées, et ses mains
derrière lui ! Il se tient comme s'il était plaeé devant un feu
de cheminée. Je suis tenté de lui serrer la main froide; elle
est à moitié ouverte comme si elle m'invitait à le faire.
Le portrait que Gleim a fait de lui bientôt après son
arrivée à Weimar est bien différent de celui-ci. Vous le rap
pelez-vous?
— Non, je ne me le rappelle pas.
— C'est une histoire que le bon vieux père Gleim prend
grand plaisir à raconter. Il était un soir lisant l'almanach de
Gotha dans une société choisie à Weimar, quand un jeune
homme entra, portant une jaquette de chasse, qui lui serrait
la taille , et des éperons à ses bottes ; il avait des yeux ita
liens , noirs et brillants. Il offrit de lire à son tour ; mais
trouvant probablement que la poésie de l'almanach de cette
année-là était trop insipide pour lui, il ne tarda pas à impro
HYPÉRION.
viser des poèmes de toutes formes et de toutes mesures, les
plus fantastiques et les plus bizarres qu'on puisse imaginer;
et il faisait semblant de les lire dans l'almanarh.
C'est l'un ou l'autre, Goethe ou bien le Diable, disait le
bon vieux père Gleim à un vieillard qui était assis près
de lui.
A quoi le grand moi de Osmannstadt répliqua :
— C'est l'un et l'autre, car en vérité il a, cette nuit, le
diable dans le corps; et en même temps, il est comme un
jeune poulain qui se rue par sauts et par bonds ; et vous ferez
bien de ne pas vous approcher de lui !
— C'est très-bon !
— Et maintenant cette noble figure n'est que modelée! Il
y a quelques mois seulement que d'un regard majestueux il
contemplait pour la dernière fois une agréable matinée de
printemps.
Calme, comme un dieu, le vieillard s'assit; et avec un
sourire, il semblait dire adieu à la lumière du jour qu'il
avait vue plus de quatre-vingts années. Des livres étaient
près de lui ; et la plume venait seulement de tomber de ses
doigts mourants.
— Ouvrez les croisées et donnez davantage de lumière,
furent les dernières paroles qui tombèrent de ses lèvres. Il
étendit doucement la main et paraissait écrire dans l'air; et
comme sa main retomba de nouveau et restait sans mouve
ment, l'esprit du vieillard était parti.
Et le monde n'en continue pas moins! Et chose étrange!
à peine un grand homme est descendu dans sa tombe que
bientôt sa place est prise sur terre et qu'il ne tarde pas à être
oublié.
Mais restons en là; je désire briser cet entretien.
CHAPITRE IX.

LE JOUR DES NAINS ET L'ÉTOILE QUI TOMBE.

Après avoir séjourné deux jours à Francfort, les deux


amis continuèrent leur route. Ils passèrent le Rhin à Hoch-
heim, et franchirent les montagnes du Rheingau jusqu'à
Schlangenbad où ils ne s'arrêtèrent que pour prendre un
bain et un dîner, et ils poursuivirent sans s'arrêter jusqu'à
Langenschwalbach.
La ville est située dans une vallée, entourée de charmants
coteaux; et les champs sont parsemés d'allées de peupliers.
La ville est coupée en deux par une très-longue rue, et on
y trouve d'antiques maisons ayant de curieuses figures sculp
tées sur leurs devantures, avec des dates d'anciens temps.
Nos voyageurs ne tardèrent pas à sortir de leur hôtel,
impatients d'aller boire les eaux fortifiantes des fontaines. Ils
prolongèrent leur promenade assez loin dans la vallée, en
suivant les avenues de peupliers. Le grain commençait à
mûrir dans les champs, les oiseaux chantaient sur les arbres
HYPÉRIOX. 143
et dans l'air, et tout paraissait dans la joie, excepté un
pauvre vieillard qui vint à sortir de la forêt, portant un
lourd fagot de bois sur les épaules.
En retournant sur leurs pas , ils traversèrent la vallée et
la longue rue , et atteignirent une vieille église luthérienne
qui tombait en ruines. Il y avait des tas de pierres depuis la
rue jusqu'à la plate-forme où se trouvait l'église, ainsi qu'au
trefois le cimetière, ou comme les Allemands l'appellent plus
dévotement , la terre de Dieu ; là où des générations ont été
enfouies comme des semences : et ce qui a été semé dans la
corruption retournera ensuite en corruption.
Sur la terrasse se trouvait un vieillard, — un homme très-
âgé; il tenait une petite fille par la main.
Quand nos deux amis passèrent, il se découvrit et leur
souhaita le bonjour. Mais ses dents étaient tombées; il put à
peine articuler une parole.
Le baron lui demanda l'âge de l'église; il ne répondit pas;
mais quand la question lui fut répétée, il s'approcha de lui
et tirant son bonnet de nouveau, il prêta une oreille atten
tive, en disant :
— J'ai l'ouïe dure.
— Pauvre vieillard, dit Flemming, il est autant en ruines
que l'église que nous venons visiter : il ne tardera pas non
plus à devenir une semence jetée dans la terre de Dieu.
La petite fille alla chercher la grande clef dans la maison
voisine.
Après avoir ouvert la porte de l'église et descendu quel
ques marches, ils traversèrent un passage dont la toiture
était basse et entrèrent dans l'église; tout y était en ruine.
Les pierres qui recouvraient les tombeaux étaient retirées de
leur place, les caveaux étaient vides, la toiture tombait en
lambeaux ; il y avait des déchirures dans la vieille tour et des
146 HYPÉRIOïî.
passages mystérieux; les portes à demi-brisées se tenaient à
peine sur leurs gonds et ceux-ci remuaient dans la maçon
nerie lézardée.
Au milieu de toutes ces tristes ruines, une seule chose se
tenait sur pied; c'était une statue de chevalier dans son
armure et renfermée dans une niche sous le pupitre.
■— Quel est-il? demanda Flemming au vieux sacristain,
quel est-il celui qui se tient si gravement en marbre et paraît
être le gardien des tombeaux?
— Je n'en sais rien, répondit le vieillard, mais j'ai
entendu dire à mon grand père que c'était la statue d'un
grand homme de guerre !
— Voilà une histoire pour vous ! exclama le baron; c'est
bien là la renommée! Avoir une statue de marbre et encore
avoir votre nom oublié par un sacristain de votre paroisse,
qui a seulement souvenance d'avoir entendu dire par son
grand-père que vous étiez un grand homme de guerre!
Flemming ne répondit point, car il pensait à ces jours où,
de ce vieux pupitre, quelque hardi réformateur prêchait
une nouvelle doctrine; et il voyait la toiture tomber avec la
grande hymne de Martin Luther.
Quand il communiqua ses pensées au baron, celui-ci se
borna à lui répondre :
— Après tout, à quoi bon tant prêcher? Pensez-vous que
les poissons qui ont écouté le sermon de saint Antoine
valaient mieux que ceux qui ne l'avaient pas entendu? Je
vous recommande la lecture de ce sermon que vous trouverez
dans votre ouvrage favori : Le cor merveilleux.
Ils passèrent la journée à Langenschwalbach , et le soir
ils étaient à Allée-Saal ; l'hôtel était presque désert, car il ne
s'y trouvait pas de voyageurs pour remplir ses chambres, ni
pour s'asseoir sous les arbres, devant la porte.
HYPÉRION. Ml
Le lendemain au matin, Flemminget le baron en étaient
aussi partis; car le cœur de l'Allemand battait du violent
désir d'embrasser sa sœur, et le cœur de son ami prenait peu
de souci du lieu où il était, pourvu qu'il ne se trouvât pas
trop isolé.
Après quelques heures de marche, ils pouvaient jeter
leurs regards du haut de la montagne sur les maisons de Ems
qui était à leurs pieds. Le ville de Ems se tient là, dans un
fond-, comme si quelqu'habitant de Sirius, dont il est parlé
dans le roman de Microinegas de Voltaire, l'avait portée lui-
même dans ce bas-fond. De hautes montagnes escarpées por
tent les nuages au-dessus de cette vallée romantique, dans
laquelle coule la rivière le Lahn. Nos voyageurs longèrent
une longue rue composée entièrement d'hôtels et d'auberges.
Il y avait déjà un certain nombre de malades et de soi-disant
tels qui étaient arrivés; les uns assis aux fenêtres, pour
regarder les passants; les autres se promenant paisiblement
çà et là, dans une promenade plantée d'arbres, et qui sert de
rendez-vous général; et devant eux, traversant la rue, était
un jeune garçon, vêtu d'une veste bleue et d'un bonnet rouge,
qui conduisait trois ânes.
En un mot, ils se trouvaient arrivés dans un Heu d'eaux
très-fashionable, bien que le nombre des buveurs d'eau fût
encore assez restreint, la saison d'été ne commençant qu'après
les premiers jours de chaleur.
En descendant à YHôtel de Londres, le baron trouva, non
sa sœur, mais seulement une lettre d'elle, par laquelle elle
lui disait avoir changé de projet et qu'elle était partie pour
les eaux de Franconie. C'était là un désappointement que le
baron mit dans sa poche, avec la lettre, et il n'en dit pas un
mot de plus, ni de l'un ni de l'autre. C'était sa coutume, sa
philosophie dans les petites comme dans les grandes choses.
148 HYPÉRION.
Dans la soirée, ils allèrent à une partie de thé, chez
Madame Kranich, la femme d'un riche banquier de Franc
fort.
— Je dois vous dire quelque chose de Madame Kranich ,
dit le baron à Flemming, en chemin faisant. C'est une femme
d'esprit et d'une grande beauté; elle est encore au printemps
desa vie, mais elle est malheureusement très-ambitieuse.
Sa manie est de vouloir paraître dans le monde élégant, et
à cette fin elle se maria à un riche banquier de Francfort ,
assez vieux pour être son père, pour ne pas dire son grand-
père, dans l'espoir sans doute qu'il se déciderait à mourir
bientôt; car si jamais femme a désiré le veuvage, c'est bien
elle. Mais le vieux bonhomme est dur et ne veut pas mourir.
Toutefois il est sourd, infirme et cassé; il est alité une
bonne partie du temps. Sa femme, malgré ses faiblesses, est
un modèle de vertu ; elle prend soin de son vieux mari ,
comme s'il était son propre enfant; et, pour couronner le
tout, il hait cordialement la société et ne veut pas permettre
à sa femme de recevoir de la compagnie , ni d'aller dans le
monde.
— Comment dès lors peut-elle donner des soirées ?
demanda Flemming.
— J'allais vous le dire, continua le baron. La dame aime
trop son plaisir pour passer les longues heures de la soirée
avec le vieillard, dans une chambre retirée, et être enchaî
née ainsi, comme un criminel sous Mezentius, face à face
avec un homme mort. Aussi a-t-elle soin de le mettre au lit
d'abord, et...
— De lui donner de l'opium.
— Oui, j'ose le dire. Et ensuite elle donne elle-même une
soirée , sans que son mari s'en doute le moins du monde.
Une pareille voie de déception n'est pas seulement mauvaise
HYPÉRIOK. Ht)
en soi, mais doit l'être plus particulièrement pour elle; car
elle n'est pas une femme vile et immorale, mais une de
celles qui, n'ayant pas assez de courage pour achever le
sacrifice qu'elles ont eu le courage de commencer, sont
entraînées dans une vie de duplicité et de mensonge.
Ils arrivèrent en ce moment dans cette maison et furent
introduits dans un salon bien éclairé et rempli de visiteurs.
La maîtresse de maison vint au devant d'eux pour les rece
voir, richement habillée de blanc; elle glissait sur le parquet
comme un cygne. Après les salutations d'usage, et Flemming
ayant été présenté en formes, le baron dit, non sans un cer
tain degré de malice :
— Et ma chère madame Kranich, comme se porte votre
cher mari, ce soir?
Une telle question était aussi discrète qu'une balle de
fusil; mais la dame répliqua, avec simplicité de cœur et
sans être le moins du monde déconcertée :
— Comme toujours, mon cher baron; c'est étonnant
comme il tient bien; mais ne parlons pas de ces choses
maintenant. Je dois présenter votre ami à un de ses compa
triotes, le grand duc de Mississippi, qui se distingue particu
lièrement par sa santé, sa modestie et l'extrême simplicité
de ses manières : il est, de plus, très-connu pour sa science
et sa piété. — Il a sa chapelle privée et son chapelain, qui
lui prêche toujours contre la vanité des richesses mon
daines. Il a aussi un secrétaire particulier, dont la seule
occupation consiste à fumer pour lui des cigarettes, pour
qu'il puisse jouir de leur parfum, sans prendre la peine
de les fumer lui-même. — C'est décidément un homme de
génie !
Alors Flemming fut présenté à son illustre compatriote,
dont la toilette paraissait ne consister qu'en toile de lin, tant
10
150 HYPÉRION.
il faisait montre du collet de sa chemise, de son volumineux
jabot et de ses amples manchettes.
— Dites-moi, M. Flemming, que pensez-vous de ce Rem
brandt? lui dit-il en lui montrant un tableau sur la muraille.
Excellente peinture, n'est-ce pas? La grandeur de sentiment
et la splendeur de ses teintes sont de premier ordre. Obser
vez la limpidité de l'eau et la sérénité de la nue! Quelle
magique œuvre t quelle puissance de production ! Il y a dans
ce tableau vraiment exceptionnel, il y a des richesses, mon
sieur, qui demandent l'œil d'un connaisseur pour être appré
ciées.
— Oui, sans aucun doute, — une copie!...
Et ici finit la conversation; car à ce moment, le petit
prince Jerkin de la Moldavie faisait son entrée dans le salon
et fendait la foule, sa tabatière à la main, comme de cou
tume; il vint à Flemming qu'il avait connu à Heidelberg. 11
était désireux que chacun pût voir qu'il parlait l'anglais, et,
dans sa précipitation, il commença par dire une balourdise.
— Au revoir 1 au revoir! M. Flemming, dit-il en anglais,
au lieu de dire : Bonjour! je suis ravi de vous voir à Ems,
place charmante; — tout ce qui est ici est aimable. Je
bois mon eau et me porte bien ! N'ètes-vous pas d'avis que
madame Kranich a un bien beau cuir?...
Il voulait dire peau. Flemming se mit à rire aux éclats ;
mais le prince ne s'en aperçut pas, parce qu'à ce moment, il
fut poussé de côté par la secousse d'une galopade, et Flem
ming ne lui montra plus son visage.
Au même moment, le baron lui présenta un de ses amis
qui parlait aussi l'anglais et qui lui dit :
— Vous souperez avec moi cette nuit; j'ai de très-bon
Rhin, et j'espère que vous vous laisserez séduire par lui?
Peu après , le baron donnait le bras à une dame roina
HYPÉRION. I.-.I
nesque et passionnée; et il examinait avec elle une copie de
Fornarina de Raphaël.
— Ah ! j'aurais bien désiré avoir été cette Fornarina! disait
cette femme d'un accent passionnément romantique.
— Et moi, madame, reprit le baron, je voudrais avoir été
Raphaël.
— Et moi pareillement, se dit en lui-même un homme de
haute taille, avec des cheveux rouges et des moustaches bien
dressées, qui valsait tout autour d'eux, sans changer de
place.
Il portait un gilet des plus extraordinaires, représentant
une lumière rouge flottante, à servir de phare aux hommes
des roches cachées, sur lesquelles le souffle de là vanité leur
fait faire naufrage. A la fin, la dame qui valsait avec lui,
fatiguée de tourner , tomba sur un sofa, comme une toupie
d'enfant, quand elle roule et tombe. •
— Vous n'aimez pas la valse? dit un monsieur français
d'un certain âge, qui fixait particulièrement Flemming.
— Oh! si fait... avec les figurantes d'opéra; mais j'avoue
quequelquefois cela me fait frissonner devoir un jeune liber
tin tenir dans ses bras une pure et innocente jeune fille. Que
diriez-vous, si vous le trouviez assis sur un sofa, tenant
votre femme dans ses bras?
— Ce n'est qu'un préjugé d'éducation, reprit le Français,
je comprends cette situation. J'ai lu tout ce qu'on peut dire
à cet égard dans la Ribliothèque des romans choisis!...
Et la danse joyeuse recommença; et des yeux flamboyants
et des joues animées ne manquaient pas d'apporter leur
contingent dans ce passe-temps d'enivrement et de plaisir.
« Et, la rougeur sur la face et le feu dans le cœur, * les
danseurs se reposaient, palpitants, se tenant par le bras; et
le son des valses de Strauss résonnait plaisamment aux
152 HYPÉRION.
oreilles de Flemming qui, bien qu'il ne dansât jamais,
n'en prenait pas moins plaisir à la musique comme Henri
d'Ofterdingen, dans le roman de Novalis.
La valse sauteuse vint à son tour déployer les roues de sa
marche capricieuse. Et ainsi les heures s'écoulaient dans la
joie et le plaisir, et les pas du temps n'étaient pas entendus
et restaient étouffés au son de la musique et des voix !
Mais toute cette scène de gaîté fut tout à coup interrompue
par un événement aussi tragique que soudain. La porte
s'ouvrit à deux battants... et la figure écourtée du vieillard,
aux cheveux gris, se présenta comme un fantôme, avec des
mouvements convulsifs et des yeux hagards. Il n'était qu'à
moitié habillé et tenait en ses mains un chandelier d'argent,
mais sans bougie. Il avait la tête enveloppée d'un drap de lit,
comme un turban, et il s'avançait à pas chancelants, comme
s'il était aveugle, le regard fauve et égaré ; puis, il s'écria :
« Je suis Mahomet, le roi des Juifs ! »
Après ces mots, il tomba en défaillance et fut enlevé de la
chambre par les domestiques.
Flemming regarda la dame de la fête; elle était pâle
comme une morte...
Pour uminstant, tout fut en confusion ; et la musique et
les danses cessèrent. L'impression produite sur la compagnie
était tout à la fois burlesque et effrayante.
Des efforts furent tentés en vain pour renouer les parties ;
toute la société était comme un corps mort, duquel l'esprit
était parti.
Les conviés se dispersèrent en désordre et laissèrent la
maîtresse de maison à son chagrin, et plus encore à de poi
gnantes réflexions ; les lampes, déjà pâlissantes, n'éclairaient
plus qu'une scène de honte et de désespoir.
— Tout cela, dit Flemming au baron, comme ils rega
HYPÉRION. loi!
gnaient leur hôtel, me paraît ne pas être la réalité, mais un
de ces singuliers contrastes que nous trouvons seulement
dans les romans. Qui pourra dire après cela qu'il n'y a plus
de romans, dans la vie réelle, si ce n'est ceux qu'on lit dans
les livres?
— Les romans ne changent pas, dit le baron, mais seule
ment ils se différencient; et une scène encore plus tragique
que celle de ce soir s'est passée à Heidelberg.
« Au moment du coucher du soleil, deux femmes se pro
menaient dans les allées d'un bois romantique, qui condui
sait à la prairie de l'Ange, petit débouché sur le haut de l'une
des hautes montagnes qui se mirent dans les eaux du
Neckar et entendent, aux jours de fêtes, les cloches de
Kloster-Neubourg. Les nuages du soir tombaient de long en
large, et le coucou commença à chanter :

Coucou! coucou!
Dis-moi la vérité...
Dis-moi si je suis gracieuse et jolie ! et
Combien de temps encore je dois rester
Fille et languissante!

C'était la voix de l'esprit malin qui parlait dans la per


sonne de Madeleine; et la pâle et tremblante figure qui se
promenait à ses côtés et écoutait ces paroles n'était autre que
Emma de Ilmenau elle-même.
Un jeune homme les rejoignit à l'endroit où le chemin se
perd dans l'épaisseur de la forêt, et ils disparurent tous les
trois dans les branches touffues; ce jeune homme était le
comte polonais.
Les ne m'oubliez pas, de leur demeure dans la prairie
de l'Ange, regardaient le ciel de leurs yeux doucereux. La
montagne des saints restait silencieuse et tranquille; la
HYPÉRION.
rivière roulait ses flots dans l'éloignement, sans qu'ils fussent
entendus; il n'y avait pas un seul souffle dans les branches,
pas un seul bruissement de feuilles, pas un son, ni dans l'air
ni sur terre.... Et cette nuit-là encore, il tombait une étoile
du ciel ! »
CHAPITRE X.

LA SÉPARATION.

C'était alors la saison de l'année qu'un vieil écrivain


anglais appelle l'aimable mois de juin; et cette heure du
jour, quand le coucher du soleil et le lever de la lune se
regardent face à face, et que les étoiles sont clairsemées au
firmament.
Mais après la chaleur du jour, l'ombre et la fraîcheur des
cendent comme une bénédiction sur la terre; elles sont
reçues avec bonheur au bruit de mille sons riants qui sont
les doux compagnons de la nuit.
Flemming et le baron avaient passé l'après-midi au châ
teau. Ils avaient encore visité ensemble et pour la dernière
fois , les magnifiques ruines. Ils étaient sur le point de se
séparer le lendemain et peut-être pour toujours.
Le baron devait partir pour Berlin , afin d'y rejoindre sa
sœur; et Flemming, poussé en avant par l'esprit inquiet qui
ne le quittait pas, soupirait encore une fois après un chan
156 HVPÉWON.
gement de scènes et devait partir pour le Tyrol et la Suisse.
Hélas ! il n'avait jamais dit à l'heure qui passe, arrête, car tu
es jolie ! mais il avançait toujours dans le sombre avenir ,
avec des désirs non satisfaits, et cherchant sans cesse ce qu'il
n'avait pas encore pu trouver.
A la chute du jour, ils s'assirent sur la terrasse du jardin
d'Élisabeth. Le soleil se couchait au-delà des monts alsa
ciens ; et dans la vallée du Rhin tombait un brouillard rou-
geàtre, comme le manteau du prophète quand il quitta son
chariot glorieux.
La pleine lune se levait au-dessus des murs du château et
des arbres du jardin; et le crépuscule était clair et serein.
Mais bientôt les nuages commencèrent à s'amonceler...
transparents d'abord et insensiblement plus intenses. Dans
la vallée au-dessous les eaux de la rivière brillaient comme
de l'acier et, çà et là, les réverbères s'allumaient dans la ville.
Les tilleuls touffus du jardin se dressaient majestueuse
ment autour d'eux, leurs troncs étaient déjà dans l'obscurité,
mais leur sommet se colorait des lueurs de la lune; et dans
la niche de la grande tour, tapissée de lierres terrestres , se
tenait, comme un majestueux fantôme, la vieille statue de
Louis, avec sa vénérable barbe, sa cotte de maille, et son
manteau flottant. Sa douce et majestueuse contenance parais
sait, au milieu du silence de la nuit, comme la contenance
d'un astrologue qui lit aux étoiles.
Par intervalles, le vent d'une nuit d'été passait sur les
ruines du château et sur les arbres, et il en sortait un son,
comme si la nature eût été soupirante dans ses rêves ; et
pour un instant, au-dessus de leurs tètes, les larges feuilles
se battaient ensemble et résonnaient comme des cymballes
d'airain. Puis tout redevenait calme; seulement on était
magiquement impressionné du chant doux et passionné des
HYPÉMON. 157
rossignols qui ne chantent nulle part plus suavement que
dans les jardins du château d'Heidelberg.
L'heure, le lieu de la scène, et la prochaine séparation des
deux amis , avaient rempli leurs cœurs d'émotion et d'une
tristesse mélancolique. Ils avaient longuement conversé
ensemble de cette vieille et magnifique ruine , des âges dans
lesquels elle avait été bâtie, des vicissitudes du temps et des
guerres qui avaient abattu ses murailles et en avaient fait
une solitude , battue par le vent qui soufflait dans ses cre
vasses.
— Voyez cette statue qui est là bas, dit Flemming : comme
elle paraît triste et sublime à la foisîelle me rappelle Beowolf,
le héros danois; car, dans sa triste et tendre sollicitude, il
voyait , dans le berceau de son fils , la salle du festin déserte,
le rendez-vous du vent; et le chevalier s'est endormi dans le
silence : le guerrier est couché dans un lieu obscur d'où ne
s'échappent pas des sons de harpe ; et la joie a cessé d'être
dans l'habitation comme autrefois.
— C'est bien comme vous le dites, répliqua le baron ; mais
ce qui m'a souvent étonné, c'est de voir qu'en arrivant d'un
nouveau monde, frais et vert, votre contrée au-delà des
mers, vous vous intéressiez si fort à toutes ces vieilles
choses , qui ont fait leur temps; et que vous vous soyez telle
ment imprégné de leur esprit que vous paraissez avoir vécu
dans ces anciens temps !
Pour ma part je ne vois pas quel charme on peut trou
ver dans cette pâle et ridée figure du passé, au point de ten
ter l'âme d'un jeune homme; cela me fait le même effet que
s'il devenait amoureux d'une grand'mère. Donnez-moi le
présent, chaud et ardent, palpitant de vie! le présent est
ma maîtresse, et le futur se tient dans l'attente, comme ma
future épouse — de laquelle, à vous dire vrai, je prends main
lo8 HYPÉRION.
tenant un bien petit soin. En vérité , mon ami , je voudrais
bien que vous prêtassiez une plus sérieuse attention à ma
philosophie , et que vous ne perdissiez pas les heures dorées
de votre jeunesse en vains regrets du passé , et dans des
désirs vagues et profonds pour l'avenir. La jeunesse ne vient
qu'une fois dans la vie.
— C'est pourquoi, dit Flemming, nous devons en jouir
de manière à être encore jeunes, quand nous devenons vieux.
Pour ma part, plus j'avance dans la vie, plus j'en éprouve
de la joie; quand je compare mes sensations et mes joies
d'aujourd'hui avec ce qu'elles étaient il y a dix ans, la com
paraison que j'en fais est grandement en faveur du présent.
J'ai beaucoup perdu de cette fièvre et de cet étourdissement
de la vie qui ont pris la plus grande part de mon passé. Je
regarde maintenant le monde en face , avec calme. Mon esprit
se possède davantage. Cela m'a fait du bien d'avoir été forte
ment éprouvé dans ma vie, d'avoir été brûlé par la chaleur
du sentiment, et inondé par mes larmes.
— Maintenant vous parlez comme un ancien philosophe ,
dit le baron, en riant; mais vous vous faites illusion à vous-
même, je n'ai jamais vu un esprit plus inquiet ni plus fébrile
que le vôtre. Ne pensez pas que vous êtes encore maîlre de
vous-même. Vous êtes seulement à l'ancre dans le vague, en
dehors du courant, et bientôt vous serez jeté encore au milieu
de ce courant et exposé aux accidents d'un naufrage. Ne
vous fiez pas à ce calme apparent et qui pourrait vous trom
per. Je vous connais beaucoup mieux que vous ne vous
connaissez vous-même. Il y a en vous quelque chose de
Faust; vous saisiriez encore volontiers les situations les plus
contradictoires; vacillant du désir à la jouissance, et dans
la jouissance languissant de désir. Parce que vous changez
momentanément de sentiments, vous vous persuadez que
HYPÉRION.
ceux-ci sont durables ; et à cet égard vous êtes dans une com
plète illusion.
— J'avoue, dit Flemming, qu'il y a bien quelque chose de
vrai dans ce que vous me dites. II y a des moments que mon
âme est en peine; une voix secrète crie en moi, comme la
trompette de l'archange ; et des pensées qui étaient ensevelies
depuis longtemps sortent de leurs tombes. Dans de pareils
moments mes occupations favorites ne me charment plus,
mes projets de réforme m'abandonnent; il semble que la
nature prenne plaisir à se moquer de moi.
— Quand la nature ne sympathise pas avec ses enfants
chéris, répliqua le baron, il y a certainement des motifs qui
ne viennent pas de sa faute. Elle est si éternellement calme
et en possession d'elle-même, si maternelle et si sereine;
mais elle s'inquiète si peu que le cœur de son enfant se brise
ou non, qu'il m'est arrivé plus d'une fois d'en perdre patience;
mais de cela même elle s'inquiétait si peu que je finissais par
comprendre que c'était pure obstination de ma part; je rede
venais de bonne humeur, et alors elle me souriait.
— Je pense en effet, continua Flemming, que toutes nos
peines prennent leur source dans notre propre imperfection
et ne viennent pas de la nature. Combien est beau et bril
lant ce monde que nous habitons ! voyez là-bas comme la
lumière de la lune se mêle au brouillard ! quelle nuit splen-
dide et délicieuse 1 Assurément chaque homme a un paradis
autour de lui, jusqu'à ce qu'il pèche; et seulement alors
l'ange d'une conscience accusatrice le retire de son Eden. Et
même dans cet état . toutes les saintes joies ne sont pas per
dues pour lui : quand cet ange dort et que l'homme vient à
faire un retour sur lui-même, il peut, avec les yeux
innocents de l'enfance, regarder encore dans son paradis
perdu — à travers les larges barrières et dans les solitudes
160 HYPÉRION.
agrestes de la nature. J'en fais souvent l'épreuve moi-même.
Nous avons de quoi nous réjouir dans la douce et paisible
communion avec nos propres pensées. Les disputes orageuses
et les rires bruyants ne vont pas à mon caractère ; j'aime
cette tranquillité d'esprit dans laquelle nous sentons le prix
et le bienfait de notre existence , et qui est elle-même comme
une prière et une action de grâce. Je trouve cependant qu'en
avançant en âge , j'aime moins la campagne et préfère la ville
davantage.
— Oui, interrompit le baron, et maintenant vous aimerez
moins la ville et la campagne davantage. Dites plutôt que
vous avez un penchant indéfini pour tous les deux, et que
vous préférez l'une ou l'autre, suivant la disposition d'esprit
dans laquelle vous vous trouvez. Je pense que pour se plaire
longtemps à la campagne , il faut être doué d'un caractère
tranquille et gai tout à la fois, pouvoir aussi se suffire à soi-
même, être complaisant pour soi-même, et s'occuper beau
coup de ses propres pensées; et, pour tout dire enfin, je
pense que notre existence en ville nous rend plus tolérant
et plus libéral dans nos jugements envers nos semblables.
On n'y est pas constamment enveloppé de sa propre contem
plation, qui n'est après tout qu'une sorte de vanité plus
raffinée.
Dans une pareille conversation les heures passent vite ;
aussi arriva-t-il que l'horloge de la tour du Géant sonna
minuit, avec un son qui semblait venir du moyen âge. Comme
des surveillants de nuit du haut de leurs beffrois , les hor
loges de la ville y répondirent, une par une. Puis des sons
lugubres et à distance se faisaient entendre ; des mots arti
culés semblaient percer l'air brumeux, comme s'ils eussent
été écrits sur du papier brouillard. C'étaient les horloges de
Handschuhsheim et des autres villages sur les bords du Rhin
HYPÉRION. " 161
ou dans les montagnes du Odenwald, sons mystérieux qui
semblaient sortir d'un autre monde.
Au-dessous d'eux, à l'ombre des montagnes, était la vallée
profonde, obscure, impénétrable à la vue; et au-dessus
d'eux étaient les étoiles cloîtrées qui, comme des nonnes, se
promènent dans les nefs saintes du ciel. Dans la vallée direc
tement au-dessous, était la ville endormie; tout y était silen
cieux, hormis les horloges qui venaient de sonner minuit, et
les girouettes aux coqs dorés, qui flottaient, au clair de la
lune, comme des poissons dorés dans un vase de verre. Un
vent d'une nuit d'été vint de nouveau à passer sur le château
et à siffler dans les arbres ; les rossignols se réfugiaient sous
l'épais feuillage, et le cœur de Flemming était plein d'émo
tions.
Quand il se fut retiré dans sa chambre, un sentiment de
complète solitude s'empara de son esprit; la nuit qui précède
un voyage est toujours une nuit misérable, car comme dit
Byron :
t Même en quittant les lieux les plus détestables et les
gens les plus désagréables, chacun regarde continuellement
au clocher. »
Et à plus forte raison, quand le peuple et le lieu sont
agréables, comme c'était le cas avec ceux que Flemming était
sur le point de quitter. Il était triste et ne pouvait dormir.
Des visions fantastiques venaient assiéger ses paupières; il
avait beau les repousser, elles revenaient sans cesse, et une
succession de pensées différentes bouillonnaient dans son
esprit. Il entendit l'horloge sonner heure par heure et il se
disait : Une autre heure est déjà passée. A la fin, les oiseaux
commencèrent à chanter , et de temps en temps aussi le coq
chantait. Flemming se leva, et dans l'obscurité il cherchait à
distinguer la ville qu'il allait bientôt quitter; elle lui sem
HYPÉR1ON.
blait blanche et opaque, comme une cité qui sortirait de sa
tombe.
— Toutes choses ont une fin , dit-il au baron, comme il l'em
brassait, en lui serrant la main. Les amis eux-mêmes sont
séparés l'un de l'autre et emportés par les événements, pour
ne se revoir que par hasard et souvent jamais. Nous sommes
jetés pour toujours et au loin, dans le tourbillon du temps
et des événements. Et outre cela, plusieurs d'entre nous ont
Un mouvement perpétuel dans leurs têtes de bois, comme
Wodenblock dans sa jambe de bois; et comme lui, ils voya
gent, sans repos ni sommeil, et trouvent à peine le temps de
serrer, en passant, la main d'un ami ; ils vont de pays en
pays, et reviennent à la fin, n'étant plus qu'une ombre d'eux-
mêmes et ils ne sont reconnus de personne.
LIVRE TROISIÈME.

Enlevez aussi les lumières...


La lune elle-même m'éclaire trop
pour trouver mes pleurs ; et les émo
tions que j'ai à dépeindre maintenant
sont écrites dans mon cœur, non dans
ton livre ; et là, je les lirai sans une
bougie :
CHAPITRE I.

l'été.

Ils faisaient bien, ces vieux chansonniers allemands, de


chanter la brillante saison d'été! Saison de plaisir et d'eni
vrement! Dites! comme le plaisant mois de juin se distingue
au-dessus de tous les autres ! Il tient la première place dans
le calendrier.
Les jalousies vénitiennes restent fermées et tiennent lieu
de fenêtres qui sont tout ouvertes. Çà et là un rayon de
soleil pénètre à travers une fente. On entend le bruit sourd du
vent qui siffle dans les arbres; il ne rafraîchit pas seulement,
il se gonfle aussi et fait claquer les portes. Les arbres plient
sous le poids de leur verdure, et les jardins sont jonchés de
fleurs, rouges et blanches. L'atmosphère est embaumée de
parfums et parsemée des éclats radieux de la lumière.
Les oiseaux chantent, le coq se promène de place en place,
avec ses airs de coquetterie. Les insectes gazouillent dans
l'herbe; des fleurs jaunes garnissent le tapis vert comme des
H
166 HYPÉRION.
boutons d'or, et les fleurs rouges du trèfle comme des rubis.
Les branches touffues des ormes, en se balançant, descendent
presque jusqu'à terre. Des nuages blancs passent légèrement
dans l'espace, et de fines vapeurs vont s'attacher au ciel bleu
avec des fils d'argent.
Le village blanc reflète ses rayons sur les ombres de la
montagne ; à travers la prairie coule la rivière, indolente et
sans soucis; elle paraît aimer la campagne et n'a pas hâte
d'aller se jeter à la mer. L'abeille est seule en travail... la
chaude et méchante abeille, tout se joue autour d'elle; mais
elle ne joue jamais , et elle est jalouse quand elle voit que
d'autres s'amusent.
La foule sort de la ville pour respirer à son aise et prendre
du plaisir. Les uns ont des fleurs en mains, des branches de
fleurs de pommiers ou bien des lilas. Pour les habitants d'une
ville populeuse, c'est une grande joie de passer de la rue
étouffante à la campagne ouverte, parsemée des fleurs de
trèfle ! Comme la brise légère semble bonne ! comme il est
doux de respirer l'air frais de la campagne! de fouler l'herbe
fraîche de la prairie ! et par dessus tout combien il est agréa
ble de se promener au milieu des fleurs, d'admirer leurs
ravissantes beautés , de se délecter de leurs suaves parfums.
On est alors dans les plus longs jours. La lune projette à
travers le feuillage une lumière rougeâtre; mais c'est à peine
si l'on aperçoit les étoiles : pendant la nuit, la fraîcheur et
la rosée descendent; pour en jouir, je m'assieds auprès de ma
fenêtre et je n'entends que la voix du vent d'été. Comme des
vaisseaux en rade, les ombres des grands arbres jettent l'ancre
sur la surface de l'herbe qui se roule. Je ne vois pas les
fleurs bleues et rouges , mais je sais qu'elles sont là, au loin
dans la prairie brille le charles d'argent. Sur les ponts de
bois résonne le bruit des pas des chevaux ; puis tout est
HVPKRION. 1(17
silence; on n'entend que le vent qui continue à siffler. De
temps en temps, je ne sais si c'est le vent ou bien le roulis
de la mer voisine. Les horloges des villages, sonnent les
heures, et je sens queje ne suis pas seul !
Comme la vie est différente dans la ville ! Il est tard et la
foule est retirée. Vous restez sur le balcon , et vous vous
reposez sur le sein frais de la nuit; et la rosée vient tapisser
vos vêtements. Au-dessous de vous est la promenade publi
que, parsemée d'arbres. Elle apparaît comme un golfe pro
fond et impénétrable ;l'espritplonge dansces obscurités silen
cieuses et flotte au hazard, avec quelqu'esprit aimé et enlacé
dans ses bras.
Les réverbères sont encore allumés et éclairent les rues.
Le peuple se retire... Les nuages passent et se promènent à
leur tour; ils roulent dans l'espace comme une voile de
moulin à vent. Les portes de fer du parc sont fermées avec
un bruit glapissant ; on entend des voix et le bruit des pas
sants... c'est un tumulte... un bruit d'ivrognes... une alarme
d'incendie... Et puis le silence se fait de nouveau. Et bientôt
la ville est plongée dans le sommeil et nous pouvons voir et
contempler la nuit!
La lune, en retard, éclaire les toits et ne trouve plus per
sonne pour la recevoir ; sa lumière est brisée, se tenant çà
et là dans les places, aux abords des rues, dans les angles...
comme des blocs de marbre blanc.
Sous cet arc de triomphe si vert et si pur, au milieu des
fleurs , et au concert harmonieux des oiseaux , ô lecteur !
passeras-tu dans la terre enchantée , comme à travers la
porte d'ivoire des rêves! Mais comme le prélude d'une marche
triomphale, une douce voix humaine, venant du sein des
Alpes, chante cette sublime ode, que les échos apennins répè
tent au loin.
168 HYPÉRION.
« Viens, soir doré ! Voici que le soleil dissipe l'orage à l'Ouest et
invite l'arc-en-ciel à venir se reposer sur le haut des montagnes L..
C'en est fait!... la tempête a cessé... l'arc-en-ciel brillant se pro
mène de montagne en montagne, le soleil se couche, la nuit vient ,
et le Mont blanc est toujours glorieux!
Fais halte ici, mon esprit ; le monde des nuages se déploie à tes
pieds. Considère avec quel calme se rassemblent les étoiles au-
dessus de ta tête, comme des saints dans leur gloire ! tandis que
caché dans une solitude sublime , il me semble que je rêve sur la
tombe de la nature, et que j'entends les pas du temps qui s'avance
dans les ténèbres silencieuses.
En un moment, il se fait des craquements répétés et prolongés ;
de vastes précipices sont entr'ouverts ; une avalanche est mise
en pièces et tombe invisible, au fond de l'abîme ; l'oreille seule a
poursuivi l'horrible bruit de sa chute, jusqu'à ce qu'elle meure,
et de fond en comble, l'écho l'a répété à l'écho.
Un nouveau silence a lieu... l'obscurité dure encore, mais ne
tardera pas à disparaître ; et déjà voici que des rayons argentés
qui brillent, à l'est, annoncent la présence de la lune de minuit. A
demi éclipsée, elle montre son croissant ; et au disque lumineux
de cette déesse des cieux , il semble que c'est l'aube matinale qui
commence à poindre et à éclairer.

Ah ! à son éclat, les monts apennins ne paraissent plus que de


feintes moqueries ; avec des nuages plus noirs, des lumières plus
obscures , se développe, comme elle gravit la sphère, une masse
d'apparitions si pâles et si frêles que je retiens mon haleine, dans
la crainte qu'elles ne disparaissent à son contact.
Je respire de nouveau ; je respire librement ; et bien au-dessus
de toi, lac Léman , j'aperçois une fois de plus le croissant de Diane
aussi beau que sa face. Toi, orgueil du pays qui m'a vu naître ! je te
dirai que j'aime tout ce que tes flots reflètent; et que le ciel lui-
même, quand il se montre à la terre, paraît plus beau dans tes
eaux.
HYPÉRION. !69
Je m'égare encore une fois sur tes rives... où viennent grandir
les extases de la poésie, et dès la pointe du jour , je suis toujours
ici regardant sur les montagnes où les étranges phénomènes de la
nature n'étaient que les exploits magiques de mon propre esprit :
car, dans ce pays enchanté des pensées, tout ce qu'il me plaît de
chercher... je le trouve.
CHAPITRE II.

l'N VOYAGE A PIED.

Dis-moi, mon âme, pourquoi es-tu si harassée? Pour


quoi regardes-tu dans l'avenir avec des désirs si ardents?
Le présent t'appartient — et le passé n'est plus — et l'ave
nir viendra ! Oh ! pourquoi n'as-tu pas donné à l'éternité la
moitié des désirs que tu formais pour un avenir périssable?
— qui bientôt te portera à l'assemblée des morts, comme à
une assemblée d'absents !
Et toi, patrie du glorieux esprit, oh! que ne puis-je te
contempler comme tu es — la région de la vie, de la lumière
et de l'amour ! l'habitation de ceux que nous aimions ici-bas
et qui y sont allés avant nous, comme des larmes d'argent
qui brillent dans le solennel et profond abîme... dans l'océan
de l'éternité !
C'étaient là les pensées qui traversaient l'âme de Flem-
ming, comme il se trouvait seul et dans une profonde soli
tude, sur le sommet escarpé de l'une des montagnes de
Furca Gass.
hyp£rion. 171
Des larmes lui roulaient dans les yeux. Son cœur était
dévoré de désirs vagues, et il contemplait le brillant azur
des cieux et les glaciers sur les montagnes couvertes de neige
qui l'entouraient. La plus élevée et la plus blanche de toutes
était la montagne à pic dite du Jungfrau,qui paraissait proche
de lui, bien qu'elle en fût éloignée; elle s'élève du sein de
Lauterbrunnerthal. Sainte, élevée et pure, cette fiancée du
ciel, habillée de blanc, inspire de nobles pensées à ceux qui
y viennent goûter la solitude. Flemming alla vers elle et s'y
arrêta. Ses sensations étaient indéfinissables, et il ne savait
comment formuler une pensée qui fût en harmonie avec la
sainteté du lieu et dans le voisinage du ciel !
Il voulut rester là pour y reposer ses membres fatigués ,
et se coucha sur le gazon ras et bruni, ressemblant plutôt à
de la mousse qu'à de l'herbe. Il envoya son guide en avant,
afin d'être seul. Son âme éprouvait une sensation de peine et
de plaisir. L'air de la montagne l'excitait, la solitude de la
montagne le tentait et le rendait fou. Chaque roche effilée,
dentelée de glace, lui semblait une arme tournée contre lui.
Le silence était horrible et sublime, comme dans l'âme d'un
homme mourant, quand il n'entend plus les sons de la terre.
Il lui semblait qu'il était couché, à côté de ses vêtements ter
restres. Les cieux étaient près de lui ; mais entre lui et les
cieux, chaque mauvaise action qu'il avait commise se levait
gigantesque, comme un rocher à pic et poussait sur lui un
souffle de glace. Oh! l'âme qui souffre ne doit pas regarder
la nature en face, quand elle se trouve enveloppée dans la,
solitude des montagnes ! car sa face est terne et dure, et elle
ne prend pas pitié de son enfant qui va errant dans sa fai
blesse et dans sa misère !
Elle lui apparaît comme un archange accusateur, qui vient
la sommer de comparaître au jugement dernier.
172 HYPÉRION.
Dans la vallée, au contraire, la nature nous appa
raît comme la vierge-mère, nous regardant avec des yeux
pleins de larmes et jetant sur nous un regard de pitié et
d'amour!
Mais hier Flemming était venu au-dessus de la vallée de la
passe Saint-Gothard, au delà de Amsteg, où le Kerstelenbach
vient se jeter rapidement dans le Maderanerthal , du haut
des montagnes couvertes de neige. Le chemin est monta
gneux et va en zigzags. Les versants des montagnes sont
des rochers stériles, et à partir de leur sommet, où l'on n'en
tend pas le bruit du torrent qui se précipite à ses pieds, des
avalanches de neige roulent de rocher en rocher, et se préci
pitent, comme le chamois, de la montagne. Plus on avance,
et plus la scène devient frémissante et désolée. Pas un arbre
qui s'offre à la vue... pas une habitation humaine... On voit
les nuages qui flottent bien en dessous dans les ravins , et le
torrent de la montagne, comme une feuille d'écume, poussant
un incessant rugissement.
Un changement brusque de chemin vous conduit à un
pont élevé, et s'avançant de roche en roche, d'une seule
enjambée. Une cataracte tombe majestueusement en dessous,
comme un esprit malin et remplit l'air d'humidité. Le vent
de la montagne bat des mains et crie à travers l'étroit pas
sage : ha ! ha ! c'est là le pont du diable! Il conduit le voya
geur de l'autre côté du précipice et à travers une galerie
montueuse jusque dans la grande et verte et silencieuse
prairie d'Andermath.
La brillante matinée qui suivit ce jour si pensif et solitaire
n'avait pu chasser de l'âme de Flemming la désolante impres
sion qu'il en avait reçue. Son excitation ne fit qu'augmenter;
il s'égara de plus en plus dans les montagnes; et maintenant
le voilà seul sur le sommet de la montagne en face du soleil
HYPÉRION. 173
n'ayant auteur de lui que des glaciers et des rochers cou
verts de neige.
Son âme, comme je l'ai dit, était travaillée de sensations
diverses, un mélange sauvage et terrible de peine et de
plaisir.
Unevoix humaine interrompit sa rêverie; il regarda autour
de lui et vit à distance la forme athlétique d'un pâtre de la
montagne qui venait vers le lieu où il se trouvait. C'était
un garçon , habillé rustiquement et portant un long bâton
à la main. Quand Flemming se leva, le pâtre s'arrêta tout
court et le regarda, comme s'il aimait à rencontrer la face
d'un homme, même d'un étranger et désirait entendre une
voix humaine, lors même que son langage lui serait inconnu.
Il répondit au salut de Flemming dans le rude dialecte des
montagnards, et en réponse aux questions de celui-ci, il lui
dit:
— Je suis ici, avec deux autres compagnons, chargé de la
garde de deux cents tètes de bétail à faire paître dans ces
montagnes. Pendant deux mois de l'été, nous restons ici,
nuit et jour; et pour notre salaire, nous recevons chacun un
napoléon.
Flemming lui donna une somme équivalente à la moitié
de ses gages. Il était satisfait de faire une bonne action en
secret et surtout dans un lieu si rapproché du ciel.
Le pâtre reçut cette somme , comme si elle lui était due,
comme un receveur de barrières; et il se retira peu après,
laissant tout seul notre voyageur.
Celui-ci descendit alors de la montagne, comme un homme
distrait. Il s'arrêta seulement pour cueillir une fleur bleue
qui se trouvait seule et brillante au milieu du vaste désert,
et semblait le regarder et lui dire : oh! prenez-moi avec
vous ! ne me laissez pas ici sans compagnon !
174 HYPÉRION.
Pendant longtemps, il parcourut les magnifiques glaciers
du Rhône, — cette cataracte, de glaces de plus de deux mille
pieds de hauteur, et sur une étendue de plusieurs milles.
Elle remplit toute la vallée entre les deux montagnes, s'y pré
cipitant de leurs deux sommets. A la base, elle forme une
route, en forme de dôme, dentelée et raboteuse, ressemblant
à une masse informe de cristaux gigantesques , d'une teinte
d'émeraude pâle , mêlée de blanc , une enveloppe de neige
couvre sa surface; mais à chaque crevasse, à chaque déchi
rure, la glace d'un vert pâle paraît plus claire aux rayons du
soleil. Son apparence est celle d'un gant, laissant la paume
de la main en dehors, et ayant les doigts enveloppés, et serrés
les uns contre les autres. C'est un gantelet de glace que, de
siècle en siècle, l'hiver, le roi de ces montagnes, jette en
défi au soleil ; et, année pour année, le soleil s'efforce vaine
ment de le ramasser de la pointe de sa lame éclatante.
Un sentiment de plaisir et de surprise s'empara de l'âme
de Flemming, quand il aperçut ce magique spectacle; il
poussait des cris de joie , et il s'écria à haute voix :
Comme c'est merveilleux! comme c'est magnifique! Après
plusieurs heures passées dans cette froide et déserte vallée,
il monta, dans l'après-midi, sur le plateau de Moyen Vaud,
sur le Grimsel. Il traversa le lac du mont, dont les eaux sont
noires comme de l'encre : et au milieu des neiges , sautant
de pierre en pierre, il franchit les nombreux ruisselets de la
plaine, et descendit à l'hôpital de Grimsel où il passa la
nuit; et il pensa en lui-même que jamais homme n'avait
couché dans un endroit plus triste et plus solitaire.
Le lendemain, au matin, il se leva avec le jour, et déjà le
lever du soleil le trouvait debout sur le pont rustique qui est
jeté sur le bord des cataractes de l'Aar à Handeck , là où la
rivière se précipite dans un étroit et profond abîme, au centre
I HYPÉRION.
des rochers escarpés, qui se tiennent perpendiculairement;
et en formant avec eux des angles droits vient le bel Aerlen-
bach; puis à moitié chemin, la double cascade se réunit en
une seule. De là il poursuivit son chemin sur Haslithal, dans
le Berner Oberland — fatigué, impatient, — il ne savait
pourquoi — s'arrêtant quelquefois, mais jamais pour long
temps — puis marchant en avant aussi vite que le courant
de la rivière dont il suivait les rives , et dans les eaux de
laquelle il ne tarda pas à plonger ses poignets pour y glacer
la fièvre qui brûlait son sang; la chaleur du soleil, à midi ,
était excessive.
Son cœur se dilatait dans cette vallée étendue qui s'élar
gissait à chaque pas et devenait de plus en plus verdoyante.
Il prenait plaisir à revoir des maisons habitées et des figures
humaines. Il traversa les champs de grain d'été et les larges
prairies de l'Imgrund ; il marcha sans que son imagination
vînt de nouveau troubler son cœur; seulement son cœur
tremblait comme les yeux, quand ils ont pleuré.
Pendant qu'il montait la montagne opposée qui borde cette
romantique vallée et frotte,'comme une lourde chaîne, le cou
del'Aar, il crut à l'ancienne tradition qui veut que cette
vallée était autrefois un lac.
Du sommet de la montagne, il regarda au Midi sur un
beau paysage de jardins et sur des champs de grain, des
bois et des prairies ; et il vit l'ancien château de Resti, situé
au-dessus de Meyringen.
Tout autour de lui, ce n'étaient que chants d'oiseaux,
ombres gracieuses des arbres touffus et chutes d'eau, venant
des rochers des montagnes ; il voyait seulement ces dernières
sans pouvoir les entendre : leurs colonnes cannelées se bri
saient dans le brouillard, et formaient une suite de lignes et
des ornements en écume, comme les tours d'églises gothi
176 HYPÉRION.
ques renversées! Là, dans une blanche lame d'écume, le
Reichenbach tombe dans sa profonde tasse à bec, dans
laquelle le soleil ne plonge jamais; et il a devant lui, face à
face, le Alpbach qui tombe de la montagne opposée, comme
une fumée qui rase la terre.
Quand Flemming vit les innombrables petits ruisseaux qui
sortent des flancs de la montagne, respirant, dans leur
course, la vie et la joie, il les aurait volontiers pris dans ses
bras; il aurait voulu devenir leur compagnon de jeux, pour
partager, avec leur liberté, leur bonheur et leur plaisir!
Mais il était harassé de fatigue et ne put rester plus long
temps; il entra dans le village de Meyringen, perdu au
milieu des cerisiers chargés alors de leurs fruits; il avait
l'air d'un voyageur fatigué plutôt que d'un poète enthou
siaste.
En arrivant à l'auberge, il dit dans son cœur, comme
l'Italien Aretino : — Celui qui n'a pas été dans une auberge,
ne sait pas ce que c'est que le paradis. 0 sainte auberge!
ô miraculeuse auberge !
Sainte!... parce qu'on n'y connaît point les soins et les
soucis, la fatigue et la peine ; et miraculeuse, à cause de ses
broches tournant sans cesse! A dire vrai, toutes les courté-
sies et manières agréables viennent des auberges, si remplies
de révérences, de monsieur si et de monsieur non...
Même dans l'auberge, il ne put cependant y rester long
temps. Le même soir, à la brume, il était naviguant sur le
lac de Brienz, dans un bateau plat, non loin de la Cascade de
Giessbach, écoutant les paysans chanter le ranz des vaches.
Il dormit, cette nuit-là, à l'autre extrémité du lac, dans
une vaste maison qui, comme saint Pierre à Joppa, est située
au bord de l'eau.
Le jour suivant, il voulut se reposer et le passa à écrire
HYPÉRIOS. 177
des lettres, enveloppé de sa robe de chambre verte; et vers
le soir, il se promena sur le lac et dans les agréables prairies
d'interlachen où bien des choses vinrent assaillir son esprit
et l'y laissèrent longtemps.
CHAPITRE III.

INTERLACHEN.

Intcrlachen ! sur les rives de l'Aar, au courant rapide, tu


demeures paisiblement sur la large nappe de tes romanti
ques prairies ! tu reçois l'ombre des branches touffues de tes
grands arbres ! Au-dessus de ces derniers s'élèvent les tours
de ton ancien couvent; mais ces tours elles-mêmes ne sont
que des jouets d'enfants, en présence des grandes tours
de l'église de la nature, des hautes montagnes qui t'environ
nent ! Auprès de toi sont des lacs que la rivière, comme une
chaîne coulante, relie ensemble. Devant toi s'ouvre la magni
fique vallée de Lauterbrunnen , où le moine enveloppé de
son capuchon et la vierge noire se tiennent comme saint
François et sa fiancée de neige; et autour de toi sont des
champs et des vergers, des hameaux où respire la verdure et
desquels, chaque soir, les cloches d'église se répondent l'une
à l'autre.
C'est au soleil couchant que je te vis pour la première
HYPÉR1ON. i/9
fois; mais le soleil de vie se couchera avant que je ne
t'oublie !
C'était assurément une scène comme celle-ci qui inspirait
l'âme du poète suisse, dans sa chanson de la cloche :

La Cloche!

Cloche ! ton son nous semble si joyeux !


Quand parfois il appelle
A l'église fidèle,
Des fiancés qui vont sceller leurs nœuds !

Cloche ! ton son semble majestueux !


Quand, pour la sainte messe,
Chaque dimanche, il laisse
Le champ désert, l'âme élevée aux cieux I
Cloche ! ton son nous semble si moëlleux !
Quand, le soir, il convie,
Notre tâche Unie,
Au doux repos, dans un songe amoureux !
Cloche ! ton son semble si douloureux !
Quand il nous dit qu'un père
Ou qu'une tendre mère
N'est plus, et dort au champ silencieux!
Cloche I pourtant tu n'es que pur métal !
Étrange destinée !
Pour sentir es-tu née?
Car tu comprends et le bien et le mal...
Cloche ! tu sais tour à tour partager
Nos chagrins, nos misères,
Nos plaisirs, nos prières ;
Tu sais souffrir, te réjouir, aimer I
180 HYPÉRION.
t Dieu a placé sous ta forme bien des merveilles que nous
ne pouvons comprendre; et toi, tremblante au son de l'orage,
quand le cœur est se noyant, toi seule peux le sauver du nau
frage ! »
Paul Flemming descendit à l'un des principaux hôtels.
L'hôtelier sortit pour le recevoir, portant une redingote
verte et ouvrant de grands yeux.
Ce qui rappella à Flemming l'aubergiste dont il est ques
tion dans l'Ane d'or et qui, ayant été, par magie, changé en
grenouille, croassait à ses pratiques, du fond d'un tonneau de
vin.
Sa maison, disait-il, était pleine et il en était de même
dans chaque maison d'Interlachen ; mais, si l'aimable étran
ger voulait lui faire le plaisir d'entrer , il s'empresserait de
lui procurer une chambre dans le voisinage.
Dans le salon était assis, et lisant, sur un sofa, un mon
sieur d'une forte corpulence , paraissant âgé de quarante-
cinq ans, tout rond, au teint rouge, et ayant au sommet de
la tète une petite tonsure, pareille à un nid de coq, avec un
œuf dedans. Cet homme, d'humeur joviale, se mit à regarder
Flemming qui entrait, et lui dit d'un air de satisfaction :
— Ha! ha! M. Flemming! est-ce bien vous ou seulement
votre ombre! Je vous avais bien dit que nous nous rever
rions! malgré que vous receviez de votre compagnon de
voyage un éternel adieu !
Disant ces mots, ce gros monsieur se leva, et donna, de
grand cœur, une poignée de main à Flemming qui la lui
rendit de même, en reconnaissant, dans cette face rubiconde,
un précédent compagnon de voyage, M. Berkley, qu'il avait
quitté, une ou deux semaines auparavant, à Righi.
M. Berkley était anglais, avec de la fortune, un caractère
gai; c'était un vieux garçon de bonne humeur, remarquable
HYPKK1ON.
surtout par son bon sens et son excentricité. En un mot, il
avait un bon fond de caractère, profond et doué de bon sens,
façonné et poli par l'éducation; mais il avait l'esprit usé de
ses fantaisies excentriques, tout comme un tapis de danse
qui a servi à des jeunes excentriques.
Sa passion dominante était de prendre des bains froids;
et d'ordinaire il les prenait toujours, assis dans une bai
gnoire, en lisant un journal. Il embrassait chaque enfant
qu'il rencontrait; et à tout vieillard qui passait auprès de lui,
il disait : que Dieu vous bénisse! Et cela avec une telle
expression de voix et de contenance que pas un n'aurait voulu
douter de sa sincérité. A quelque différence près, il rappelait
Roger Bontemps ou le petit homme gris.
— La dernière fois que j'ai eu le plaisir de vous voir,
Monsieur Berkley, dit Flemming, c'était à Goldau, au moment
de votre départ pour Righi. J'espère que vous avez été satis
fait de votre promenade sur le haut de la montagne.
— Non pas du tout! répliqua M. Berkley; c'est un véri
table charlatanisme, un charlatanisme des plus renforcés!
Ils font tant de bruit avec leur soleil levant que je m'étais
promis de ne pas y aller pour le voir. Aussi, je restais confor
tablement dans mon lit, en épiant le moment que je le ver
rais paraître, à travers les rideaux de ma fenêtre, — cela me .
suffisait.
Il y avait juste au-dessus de la maison , sur le haut de la
montagne, quelques cinquantaines d'individus, à demi-nus
et romantiques, grelottant sur l'herbe humide, et à peu de
distance, un misérable qui poussait des sons, avec un long
instrument de bois.
Est-ce là votre lever de soleil à Righi, disais-je, et je me
rendormis. La seule chose curieuse que je vis là était un avis
affiché sur les portes des chambres à coucher, disant que si
12

18Î HYPÉRION.
les femmes prenaient leurs couvertures en guise de châles,
quand elles sortaient pour voir le lever de soleil, elles
devraient en payer le lavage. Croyez-moi, Righi est un
grand charlatan !
— Où avez-vous été depuis?
— A Zurich et à Schaffhausen. Si vous allez à Zurich,
prenez vos précautions à l'égard de l'hôtel Raven... on vous
y trompera ; j'y ai été trompé ; mais j'ai pris ma revanche,
car à mon arrivée à Schaffhausen, j'écrivis sur le livre des
voyageurs : Méfiez-vous de l'hôtel Raven, à Zurich !
C'est un oiseau de mauvais augure,
Avec un vilain et sale nid...
Et une note... longue... bien longue...

Si vous descendez à l'hôtel de Golden-Falken, vous y lirez


cela. Je suis l'auteur de ces lignes.
— Vous êtes plus satirique que Juvénal, s'écria Flem-
ming.
— Ce n'est pas du tout pour faire de la satire , répondit
Berkley, mais pour dire la vérité. Allez à l'hôtel de Raven,
et vous jugerez par vous-même. Mais ici, à Interlachen!
Interlachen!... c'est la plus aimable résidence qu'il y ait sur
toute la surface de la terre, continua-t-il en étendant ses
deux bras, comme s'il eût voulu embrasser l'objet de son
affection. Tenez, là... tâchez seulement de trouver là... Et il
montrait quelque chose par la fenêtre...
Flemming regarda et il vit une scène d'une beauté ravis
sante. La plaine était couverte déjà des lueurs brunâtres d'un
Crépuscule d'été. Il sortait des cheminées des cottages de
Unterseen et s'élevait çà et là dans l'air une fine colonne de
fumée qui passait au-dessus de la cime des arbres et allait se
mêler aux nuages du soir. La vallée de Lauterbrunnen était
HYPÉRION. 183
remplie d'un brouillard bleu. Au-dessus, dans un ciel clair
et sans nuage , le front blanc du Jungfrau reluisait du der
nier baiser du soleil qui se couchait... C'était une magnifique
transformation de la nature; et quand la clocbe du village
commença à sonner, et qu'une simple voix se fit entendre,
dans le lointain, chantant une ballade, cela brisa plutôt que
d'augmenter le charme de la scène, où le silence était plus
harmonieux que le bruit.
Pendant longtemps, ils regardèrent ce paysage enchanteur
sans échanger une parole.- A la fin , une nombreuse compa
gnie entra au salon, y déposa châles et chapeaux, en échan
geant un ou deux mots avec Berkley; mais tout ce monde
était inconnu à Flemming. La conversation s'engagea sur
les diverses excursions du jour. Les uns avaient été à Staub-
bach, d'autres à Grindelwald, d'autres au lac de Thun, et
tous sans exception disaient que jamais de leur vie ils
n'avaient éprouvé de sensation plus ravissante. Tous aussi se
mirent à s'asseoir pour jouir du crépuscule, ainsi que chacun
aime à le faire à la chute d'un jour d'été. Les lampes n'étaient
pas encore allumées, et l'on ne pouvait déjà plus se recon
naître, si ce n'est de la voix et par les formes comme autant
de nuages distincts.
A ce moment , une femme, vêtue de noir, entra dans le
salon et alla s'asseoir près de la fenêtre. Elle écoutait la
conversation plutôt qu'elle n'y prenait part ; mais les quel
ques paroles qu'elle prononça, le furent avec une voix si
musicale, si pleine de suave expression , que l'âme de Flem
ming en fut émue... C'était pour lui comme une douce voix
qui venait du ciel.
Oh! que la voix humaine est merveilleuse! Elle est en
vérité l'organe de l'âme !
L'intelligence de l'homme se révèle sur son front et dans
HYPÉRION.
ses yeux ! Le cœur de l'homme est écrit sur sa contenance ;
mais dans la voix seulement l'âme se révèle elle-même,
comme Dieu autrefois s'est révélé au prophète, sur la mon
tagne, avec une voix douce et tranquille, partant* d'un buis
son ardent. L'âme de l'homme s'entend et se voit; un son
seul révèle le courant de la fontaine éternelle, invisible à
l'homme!
Flemming aurait bien voulu rester des heures entières
pour entendre cette voix inconnue ; il sentit sûrement dans
le fond de son cœur que cette voix ne pouvait appartenir qu'à
une beauté : son imagination se repaissait de la vue qu'il
plongeait dans l'obscurité; et le visage de cette personne
apparaissait à son esprit comme la madone de Raphaël, dans
la galerie de Dresde. Il n'avait jamais été autant déçu de sa
vie. La voix appartenait à une belle créature, cela était très-
vrai, mais sa beauté était bien différente de celle d'une
madone quelconque peinte par Raphaël; ce qu'il n'eût pas
manqué de remarquer, s'il avait attendu qu'on apportât des
lumières; mais au beau milieu de sa rêverie et de peinture
de sainte , l'hôtelier entra , pour lui dire qu'il avait trouvé
une chambre pour lui, et il le pria d'aller la visiter.
Flemming se leva et sortit. Berkley l'accompagna pour voir,
disait-il, quelle sorte de nid son jeune ami avait pour dormir.
— La chambre n'est pas ce que j'aurais désiré , dit l'hôte
lier, en les quittant dans la rue ; elle est dans le vieux cloître ;
mais demain ou le jour suivant, vous pourrez sans doute
avoir une chambre chez moi.
Le nom de cloître monta plaisamment à l'oreille de Flem
ming. Il était assez chouette pour aimer les ruines; et les
vieilles chambres où avaient dormi les nonnes ou les capu
cins, et il dit à Berkley :
— Ainsi, vous le voyez, mon nid est dans un couvent, cela
HYPKR1ON. 183
me rappelle aussitôt un nid d'oiseau que j'ai vu, un jour, sur
une vieille tour du château de Heidelberg, bâti dans la gueule
d'un lion qui avait servi autrefois de jet d'eau. Mais dites-
moi, je vous prie, quelle était la jeune demoiselle, avec une
voix si douce?
— De quelle demoiselle parlez-vous, avec une douce
voix?
— Cette demoiselle en noir, qui était assise auprès de la
fenêtre !
— Oh ! elle est la fille d'un officier anglais qui est mort, il
y a peu de temps à Naples. Elle doit passer ici tout l'été avec
sa mère.
— Quelle est son nom?
— Ashburton.
— Est-elle jolie ?
— Non, pas jolie; mais très-intelligente, une femme d'es
prit, je pourrais dire.
En ce moment,' ils arrivèrent au couvent et passèrent sous
une loge tenant à une tour que Flemming avait déjà vue,
s'élevant avec sa toiture en cône, au-dessus des arbres,
comme de grands cierges avec des éteignoirs dessus.
— Cela n'est pas si mauvais que cela paraît, dit le pro
priétaire, en frappant à une petite porte, dans la partie
habitée. Le bailli en occupe une partie.
Une servante, tenant une chandelle à la main, ouvrit la
porte et conduisit Flemming et Berkley à la chambre qui
avait été retenue. C'était une grande chambre, au rez-de-
chaussée, lambrissée, mais sans peinture. Trois fenêtres,
hautes et étroites , avec des pennes de plomb et des petits
carreaux, donnaient au Midi sur la vallée de Lauterbrunnen
et sur les montagnes. Dans un coin se trouvait le lit, large
et carré, avec un ciel et des rideaux. Dans un autre coin, un
186 HYPÉRION.
grand poêle de porcelaine peinte, un vieux sofa, quelques
chaises de paille et une table composaient l'ameublement de
la chambre.
Flemming prit possession de l'ancienne cellule de moine et
en fit son dortoir. Il se fit servir du thé et commença à penser
au foyer domestique.
Berkley passa la soirée avec lui , et en partant il lui dit :
— Bonne nuit ! je vous laisse au soin de la Vierge et de
tous les saints. Si l'esprit de quelque vieux moine revient
pour chercher son livre de prière, faites-lui mes compli
ments. Si j'étais un plus jeune homme, certainement que
vous verriez un esprit, lionne nuit!
Après son départ, Flemming ouvrit une fenêtre. La lune
était levée, et réfléchissait ses rayons argentés sur la ligne
noire de la montagne la plus rapprochée, tandis qu'au loin,
les sommets couverts de neige du Jungfrau et du Cor d'Ar
gent, présentaient, dans la nue, leurs formes blanches.
Sous ses fenêtres, il y avait un parterre, et l'haleine d'une
nuit d'été venait jusqu'à lui avec un suave parfum. Il se
trouvait ainsi dans une retraite délicieuse, bénissant l'heu
reux accident qui lui avait procuré un pareil logement, et il
s'endormit, cette nuit-là, pensant aux hommes qui avaient
autrefois dormi dans cette place tranquille; mais ni nonne
dans sa guimpe ni moine dans son capuchon ne lui apparu
rent dans ses rêves, pas même la figure de Marie Ashburton,
et il n'entendit pas non plus le son de voix de cette der
nière.
CHAPITRE IV.

l'étoile du soir et l'étoile du matin.

Le vieux Froissart nous a dit, dans ses chroniques, que


quand le roi Édouard regarda la comtesse de Salisbury, à
la porte de son château , il pensa qu'il n'avait jamais vu ni
si noble ni si belle dame. Son cœur s'était épris d'un amour
si subit et si profond qu'il en avait souffert longtemps ; et il
pensait que pas une femme dans le monde ne méritait d'être
aimée autant qu'elle.
Et Flemming pensa de même, quand il vit la demoiselle
anglaise, en plein jour, un matin d'été.
Je ne veux pas déguiser ici la vérité; elle est mon héroïne;
et je me crois obligé de la décrire, avec la plus grande vérité
et dans toute sa beauté ; en sorte que chacun pourra devenir
amoureux d'elle, et moi tout le premier.
Marie Ashburton était dans sa vingtième année. Comme
la belle fille Amoret, elle commençait à prendre l'attitude
d'une femme faite. C'est à tort que Berkley ne l'avait pas
188 HYPÉRION.
trouvée belle ; il avait fait injure au bon goût et à la vérité, et
« Elle n'était pas jolie... »
non pas jolie..., car ces mots n'expriment pas assez ce qu'elle
était. Mais, oh! oui, son regard avait quelque chose de
sublime, « et dont le nom manque encore pour le définir! »
II y avait, dans sa figure, je "ne sais quelle mystérieuse et
puissante fascination; il y avait du calme, de la douceur; et
elle portait l'empreinte d'une âme élevée, et remplie des plus
tendres sentiments.
Tantôt elle paraissait sérieuse, triste même, et tantôt elle
rayonnait d'un vif éclat que les poètes italiens ont si gracieu
sement appelé « lampeggiar dell'angelico riso, » — l'éclat
d'un sourire angélique. Et ses yeux , — d'un regard péné
trant et d'une beauté indicible, pleins de verve et de douce
langueur, projetaient une lumière profonde et vivace, comme
des lacs enfouis dans les montagnes, à la clarté du soir; ou
dans la rivière du paradis, coulant doucement pour toujours
« Avec un brun... brun courant,
Sous un perpétuel ombrage, que jamais
Ne donnent les rayons du soleil ou de la lune. »

Je n'aime pas un regard brillant, comme celui d'une étoile :


les seuls beaux yeux sont ceux qui, comme les planètes, pos
sèdent un jet de lumière léger et constant, — éclairent, mais
n'éblouissent pas, des yeux comme les poètes grecs en don
naient à leurs immortelles.
Sa figure était étonnante : chaque attitude, chaque démar
che était gracieuse et sublime; comme inspirée par l'âme
qu'elle renfermait.
Dans la vieille philosophie poétique, les anges ont de
pareilles formes; c'était l'âme elle-même qui se révélait au
dehors. Et quelle âme que celle-ci ! Un temple dédié au ciel,
HYPÉRION. ISO
et, comme le Panthéon à Rome, éclairé seulement du haut !
Des passions terrestres sous la forme des dieux ne s'y
trouvaient pas ; mais la douce et intelligente face du Christ,
de la Vierge et des saints : pas un seul défaut qui fît le
moindre disparate en elle, mais une parfaite harmonie de
figure, d'expression et d'àme, — en un mot, de tout son être.
Et celui-là seule possédant une âme pour la comprendre,
sera forcé de l'aimer, et une fois qu'il l'aimera, il ne pourra
jamais aimer une autre femme.
Il n'est donc pas étonnant que Flemming sentit son cœur
battre vivement à la vue de cette belle personne, quand à la
promenade du matin, elle passa auprès de lui, tandis qu'il
était seul, assis sous les grands noyers, auprès du couvent,
et pensant au ciel et non à Elle.
Elle aussi était seule... Son teint n'était plus pâle, mais
animé et brillant, sous l'inspiration de l'air d'été.
Flemming ne cessa de la regarder jusqu'à ce qu'elle fût
disparue; c'était comme la vision de ses rêves et il n'en savait
pas davantage. Il n'était pas encore amoureux, mais bien
près de le devenir; car il remercia Dieu de lui avoir permis
de rencontrer sur terre une aussi jolie personne.
La nuit précédente, il avait entendu une voix à laquelle
son âme avait répondu; et il avait dû se retirer, sans y
faire plus d'attention. Mais ensuite, il aurait voulu toujours
entendre cette voix, toutes les fois qu'au soir, il pensait au
soir d'Interlachen.
Ce matin, la vision lui était apparue plus clairement et
son âme inquiète en devint calme. Il le sentit et en éprouva
une vive joie; et il bénissait le paysage et le matin d'été,
comme s'ils possédaient le pouvoir magique d'avoir accom
pli ce miracle en lui.
— Vous paraissez-là dans une riante rêverie, s'écria une
HYPÉRIOî».
voix amie; et, au même moment, quelqu'un mit la main sur
l'épaule de Flemming; c'était Berkley; il s'était approché
sans avoir été vu ni entendu.
— Je vois par votre sourire, continua-t-il, que ce n'est pas
aujourd'hui pour vous un jour de cauchemar.
— Vous avez raison, répondit Flemming, c'était un plai
sant rêve que votre arrivée a mis en fuite.
— Et moi, je suis satisfait que vous ayez pu mettre aussi
en fuite les tristes pensées qui vous dévoraient : j'aime à voir
chacun joyeux et content. Pourquoi se troubler dans ce beau
monde?
— Ahl ce beau monde! dit Flemming avec un sourire.
En vérité, je ne sais moi-même quoi en penser; de temps en
temps, ce n'est que joie et éclat de soleil; il semble que le
ciel n'en est pas éloigné, et tout cela change ensuite subite
ment... Ce n'est plus qu'obscurité et tristesse, et les nuages
couvrent la vue. Dans la vie des hommes les plus tristes, il
y a de beaux jours comme celui-ci ; nous en aspirons un tel
bonheur que nous prendrions le monde entier dans nos bras.
Mais viennent après les heures tristes, quand le feu ne brûle
ni dans nos terres, ni dans nos cœurs, et que tout en nous et
autour de nous paraît triste, froid et obscur; croyez-moi,
chaque cœur a ses secrètes douleurs que le monde ne con
naît pas ; et bien souvént nous pensons qu'un homme est
froid, quand il n'est qu'affligé.
— Et qui dit que nous ne le sommes pas, interrompit
Berkley. Venez, venez! allons déjeûner, l'air matinal m'a
donné un rude appétit. Je dois dire une longue grâce à un
œuf frais et manger du sel avec mes plus mortels ennemis;
par exemple, les badauds de l'hôtel. Après le déjeuner, je
compte que vous me donnerez toute votre journée; je vous
conduirai à Grindelwald !
HVPÉRION. 191
— Ainsi, aujourd'hui vous ne déjeûnez pas comme Dio-
gène, mais vous consentirez à quitter votre tonneau!
— Oui, pour jouir de votre compagnie; j'éteindrai aussi
la lumière de ma lanterne, puisque je vous ai trouvé.
— Je vous remercie.
Le déjeûner se passa sans incidents. Flemming regardait
entrer chaque survenant; mais elle ne vint pas, — la convive
qu'il aurait désiré le plus de voir.
— Et maintenant, partons-nous pour Grindelwald, dit
Berkley.
— Pourquoi se hâter si vite? Nous avons toute la journée
devant nous; nous avons tout le temps pour cela.
— Pas un seul moment à perdre, je vous assure; la voi
ture nous attend à la porte.
Ils remontèrent la vallée du Lauterbrunnen et tournèrent
à l'est les montagnes de Grindelwald. Ils y passèrent tout le
jour, à moitié gelés par la bise froide du grand glacier, sur
la surface duquel se tiennent des pyramides et des blocs de
glace, comme les pierres tumulaires des cimetières.
C'était pour Flemming un jour d'ennui : il desirait rentrer
au plus tôt à Interlachen ; aussi éprouva-t-il de nouveau un
sentiment de plaisir, quand, vers le soir, il revit les tours du
souvent qui s'élevaient au-dessus des noyers.
Ce soir là est écrit en lettres rouges dans l'histoire de sa
vie. Il en reçut une nouvelle révélation de la beauté, de
l'excellence de caractère et de l'intelligence de la femme ;
révélation qui ne lui était pas inconnue, mais qui lui était
maintenant renouvelée et se fortifiait en lui. C'était des lèvres
même de Marie Ashburton que lui vint cette révélation.
Elle se présentait à lui, comme une modeste étoile du soir,
dans le firmament de son âme. Il conversa avec elle, avec
elle seule... et ne pouvait la quitter. Tous les autres lui
19-2 HVPÉR1O3.
étaient comme s'ils n'eussent pas été là. Il avait pu contem
pler ses formes gracieuses, bien qu'elles parussent comme
les formes de choses inanimées.
A la fin , la mère entra, et Flemming put contempler en
elle une autre Marie Ashburton , d'une beauté plus mûrie :
c'étaient le même front, les mêmes yeux, la même figure,
belle et majestueuse, et sur laquelle l'âge n'avait pas encore
laissé la moindre trace.
Il la considéra avec un sentiment de joie, mélangée d'un
profond respect; elle était pour lui le riche et brillant soir,
du sein duquel était sortie l'étoile tremblante.
Berkley ne prit aucune part à la conversation; mais il
fit ce qui était beaucoup plus convenable à la situation —
c'est-à-dire qu'il arrangea une partie pour le jour suivant
avec les Ashburton, et bien entendu qu'il invita Flemming à
être de la partie. Celui-ci rentra chez lui, cette nuit-là, tout
rayonnant de joie et d'espoir, et il regardait avec étonnement
un dandy qui se tenait à la porte de l'hôtel et disait à son
compagnon, comme il passait :
— Comment nommez-vous cet endroit! voilà deux heures
que j'y suis et je le trouve diablement enrfuyeux !
CHAPITRE V.

VU JOUR DE PLUIE.

Quand Flemming se leva au matin, il vit que le temps


était chargé et sombre. Du haut des montagnes il tombait un
rideau de brouillard dont la chute épaisse s'étendait ça et là
dans la vallée. Au-dessus du paysage tombait une douce
pluie d'été. Les beautés de Staubbach ne trouveront pas, un
tel jour, des yeux pour les admirer !
Un jour de pluie en Suisse arpète soudainement bien des
projets. Le cocher conduit ses chevaux à l'auberge, mais pour
les reconduire ensuite à l'écurie et rien de plus. Le guide
brûlé du soleil peut rester au cabaret, et y être le bien venu;
le nautonnier peut jurer et siffler tout à son aise.» . Mais per
sonne ne fait un pas pour sortir; pas un voyageur qui
consente à se mettre en mouvement, s'il a le loisir de
rester.
Un jour de pluie laisse bien du temps pour la réflexion ;
on est plus à son aise pour faire connaissance avec ses pro
HYPÉniON.
pres impressions et régler son compte avec les montagnes.
On se ressouvient aussi qu'on a des amis à la maison; on
met au courant son journal négligé depuis une ou plusieurs
semaines, et sa correspondance plus négligée encore; ou
bien on finit de crayonner une esquisse commencée la veille,
en plein air. En définitive, un touriste n'est pas fâché qu'il
pleuve... bien que désappointé.
Flemming était tout à la fois triste et désappointé; mais
cela ne l'empêcha pas d'aller à l'heure convenue chez les
Ashburton. Il les trouva au salon. La mère lisait et la fille
retouchait une esquisse du lac de Thun. Après les saluta
tions d'usage, Flemming s'assit lui-même près de la demoi
selle, et lui dit :
— Nous n'irons pas à Staubbach aujourd'hui, je le
présume du moins, si j'en juge par l'état du temps?
— Ce que nous aurons de mieux à faire, sera de rester
à la maison pour écouter le bruit de la pluie qui tombe; et
cela me donnera aussi le temps de finir quelques esquisses.
— C'est un passe-temps charmant, dit Flemming, et je
m'aperçois que vous avez un grand talent. Je suis enchanté
de voir que vous pouvez tracer une ligne droite. Jamais
auparavant je n'avais vu un album d'esquisses faites par une
dame et dont les tours ne ressemblassent pas aux tours droites
de Pise. Je tremble toujours pour les petits hommes qui
sont dessous.
— Comme c'est déraisonnable ! exclama Marie Ashburton,
avec un sourire qui passa à travers l'air embrouillé des
pensées de Flemming comme un rayon de soleil; pour une
que j'aurai réussi beaucoup mieux en droites lignes que
dans d'autres; mais voyez ici, j'ai essayé pendant une demi-
heure d'arrondir cette roue à eau et je n'y parviendrai
jamais.
HYPÉRIOW. 195
— Laissez-la telle qu'elle est ! Elle parait pittoresque et
pourrait passer pour une nouvelle invention.
La demoiselle continua à dessiner, et Flemming à regar
der sa charmante figure, se répétant souvent à lui-même ces
lignes extraites du Faust de Marlow :

« Oh! vous êtes plus belle que l'air du soir


Habillé dans la beauté de mille étoiles. »

Certainement il se serait découvert aux yeux de madame


Asbburton, si celle-ci n'avait été complétement absorbée
dans la lecture d'un roman à la mode.
Peu de temps après, la belle jeune fille se reposa pour un
moment. Flemming lui demanda la permission de feuilleter *
son album et il le visitait, feuillet par feuillet, avec un plaisir
croissant, n'osant pas l'exprimer comme il le ressentait, bien
que, dans les divers commentaires auxquels il se livrait,
il manifestât toute son admiration.
— Voici assurément une bien jolie esquisse de Murten et
du champ de bataille ! Comme le paysage semble s'endormir
paisiblement auprès du lac, après la bataille! Avez-vous
déjà lu la ballade de Veit Weber, le cordonnier, sur le
même sujet? Il dit que les Bourguignons en déroute se pré
cipitèrent dans le lac, et que les ligueurs suisses les tuèrent
comme des canards dans les roseaux.
Il était lui-même de la bataille et il en écrivit la ballade
aussitôt après ?

« Il a lui-même mis le sabre à la main


Celui qui écrit ces lignes...
Jusqu'au soir, il a donné des coups de sabre,
Et la nuit il en a chanté la chanson. > •
106 H-ÏPÉRION.
— Vous devriez bien me donner la ballade entière, dit
miss Ashburton; elle servira d'illustration au dessin.
— Et le dessin servira à illustrer la ballade... Je vois que
maintenant nous franchissons soudain les Alpes, et nous
voilà en Italie... Nous sommes arrivés à Rome, si je ne me
trompe... Ceci est surement une tète d'Homère?
— Oui, répliqua la demoiselle avec un léger enthou
siasme. Ne vous rappelez-vous pas le buste en marbre à
Rome? la première fois que je le vis, il m'inspira un senti
ment de crainte respectueuse ; ce n'est pas là la face d'un
homme, mais celle d'un Dieu.
— Et vous ne lui avez pas fait injure en le copiant, dit
Flemming, qui surprenait en elle un nouvel enthousiasme;
' avec quel art et quelle grâce la tresse qui entoure ce front
majestueux, confine son regard qui se confond avec sa
barbe ! Comme sa contenance est calme, majestueuse, divine !
les prunelles des yeux ainsi fixées et aveuglées ne gâtent pas
l'image d'un prophète! Ainsi étaient les yeux de l'aveugle de
Chios! Ils semblent regarder avec une triste solennité dans
le mystérieux avenir; et le marbre essaie de répéter ce
passage prophétique dans l'hymne à Apollon : t Laisse-moi
aussi espérer que les âges futurs se souviendront de moi ;
et que chacun, né d'une tribu d'hommes, viendra ici reposer
ses membres fatigués du voyage, et demandera quel est le
plus doux des poètes, celui qui inspire le mieux vos fêtes et
que vous entendez avec le plus de plaisir, et que tu puisses
lui répondre pour moi : C'est l'aveugle qui demeure à
Chios ; ses chansons excellent tout ce que vous pouvez jamais
chanter! »
— Mais croyez-vous réellement que ce soit là un portrait
d'Homère?
— Certainement non... c'est seulement un rêve d'artiste.
HYPÉRION. 107
C'est ainsi qu'Homère lui apparaissait dans ses visions du
monde antique.
Chacun, vous le savez, se forme dans son imagination une
image des personnes et des choses qu'il n'a jamais vues; et
l'artiste les reproduit en marbre ou sur la toile.
— Et quelle image vous en faites-vous dans votre imagi
nation ! Est-elle semblable à ce dessin?
— Non, pas entièrement. Mes impressions viennent d'une
autre source. Toutes les fois que je pense à Homère, ce qui
m'arrive peu souvent, il se présente à moi majestueux et
serein, comme dans la vision du grand Italien; dans un
maintien qui n'est ni triste ni enjoué; il est suivi d'autres
bardes et tient une épée dans ses mains !..
— C'est là une conception qui est de beaucoup plus fine,
dit Flemming; et de votre conversation aussi bien que de
votre album, je vois que vous avez un sentiment vrai de
l'art , et que vous entendez ce qu'il est. Vous avez fait de
brillantes excursions dans ce pays enchanté.
— Je vous assure, répliqua la demoiselle avec modestie,
que je ne suis pas dépourvue de ce sentiment. Je suis cer
tainement un amateur passionné de l'art et de la nature.
— Mais cela ne vous offusque-t-il pas souvent, d'entendre
parler d'art et de nature , comme choses opposées et discor
dantes ?Assurément rien n'est plus faux qu'un pareil raisonne
ment. La nature est la révélation de Dieu et l'art est la révé
lation de l'homme. Certes l'art ne signifie rien autre chose
que cela ; l'art est un pouvoir; il est l'original instrument du
monde; il est le pouvoir créateur par lequel l'âme de l'homme
se révèle à travers ses manifestations extérieures et par des
signes perceptibles.
Comme nous pouvons toujours entendre la voix de Dieu,
se promenant dans le jardin, à la fraîcheur du jour, ou sous
13
108 HYPÉRION.
la lumière de l'étoile, ou pour quoter un des versets de son
poète, sur les hauteurs des montagnes et sur les sommets les
plus élevés, témoins vivants de sa présence... Ainsi à la
faveur du crépuscule et des lueurs de l'étoile des âges passés,
nous entendons la voix de l'homme qui se promène parmi
les travaux de ses mains, et les murailles de la ville et les
tours et les cloches des églises se révèlent eux-mêmes en
témoignage.
La demoiselle sourit à cette improvisation hardie; et
Flemming continua :
— Ceci cependant n'est qu'une similitude ; et l'art et la
nature sont unis de beaucoup plus près que par des simili
tudes seulement, — l'art est la révélation de l'homme ; mais
il n'est pas que cela seulement; il est aussi la révélation
de la nature, parlant par le secours de l'homme. L'art est
préexistant à la nature et la nature est reproduite par l'art.
Comme les vapeurs de l'Océan flottent dans les nues et se
dissolvent en eau, se déversant dans les rivières, pour de là
faire retour à l'Océan, ainsi les pensées et les ressemblances
des choses qui tombent, en pluie, dans l'âme de l'homme,
coulent encourants vivants del'artet se perdent dans legrand
Océan qui est la nature. D'où il suit que l'art et la nature ne
peuvent pas être en désaccord ; mais ne cessent pas d'être en
harmonie parfaite.
L'enthousiasme produit l'enthousiasme 1 Flemming parlait
sur un sujet qui paraissait si évidemment l'intéresser que
MissAshburton ne manqua pas de manifester aussi le plus vif
intérêt à la conversation ; et, se voyant encouragé, Flemming
continua ainsi :
— De là dans ce monde merveilleux que nous habitons,
qui est le monde de la nature, l'homme s'est fait en lui-même
un autre monde qui est presqu'aussi merveilleux, c'est le
HVPÉRION. 199
monde de l'art; il reste enveloppé et environné par le monde
de la nature;

« Et la région claire où je suis né


Se meut enfermée dans elle-même. »

En considérant l'art sous ce point de vue, je pense que nous


devons comprendre plus facilement l'esprit de l'artiste et la
différence qui existe entre lui et un simple amateur. Ce que
nous appelons miracles et merveilles de l'art, n'en sont pas
pour celui qui les a créés; car ils l'ont été par les mouve
ments naturels de sa grande âme. Les statues, les peintures,
les églises, les poèmes ne sont que des ombres de lui-même,
— ombres en marbres, en couleurs, en pierres, en mots. —
Il sent et reconnaît leur beauté ; mais il a conçu lui-même
ces pensées et il a produit ces choses aussi facilement que des
esprits inférieurs ont des pensées et font des choses infé
rieures, peut-être même plus facilement.
Vagues images et formes de beauté flottant à travers l'âme,
l'assemblage de choses encore indéfinies ou mal définies et
devenant seulement parfaites quand elles sont faites art, —
ces intellect possibles, comme l'ont appelé les philosophes
scholastiques, — l'artiste les partage en commun avec nous
tous. Les amateurs de l'art sont en grand nombre; mais l'in
tellect actif, — ce pouvoir créateur, — le pouvoir de met
tre en art ces formes et ces images, de donner un corps à ces
indéfinis, et de les rendre parfaits — lui appartient à lui
seul : il partage ce don avec un bien petit nombre. Il ne sait
ni comment ni d'où cela lui vient; il sait seulement que
cela est ; que Dieu lui a donné le pouvoir et qu'il l'a refusé à
d'autres.
— J'aurais deviné que vous arriviez de l'Allemagne, dit la
200 HYPÉRION.
demoiselle avec un sourire, lors même que vous ne me l'eus
siez pas dit. Vous êtes enthousiasmé des Allemands. Pour
ma part, je ne puis souffrir leur langue qui est si dure.
— Vous l'aimeriez, si vous la connaisssiez mieux, dit
Flemming; elle ne m'est pas dure, mais mielleuse, portant
au cœur et remplie de sentiments, — comme le son de voix
joyeuses auprès d'un bon feu d'hiver, quand le vent gronde,
que le feu fait du bruit , qu'il siffle et craque. En vérité,
j'aime les Allemands; les hommes y sont vigoureux et de tout
cœur , et les femmes sont tendres et sincères !
— J'avais toujours pensé que c'étaient des hommes de
pipe et de bierre; et leurs femmes des tricotteuses.
— Oh! ce sont des préjugés anglais, s'écria Flemming; il
n'y a rien de plus faux.
— Et leur littérature se présente elle-même à mon imagi
nation sous les mêmes formes.
— Je vois encore que vous n'avez lu que les critiques
anglais; et vous vous êtes figurée que tous les livres alle
mands, comme le dit un d'eux, sentent l'épicerie, le papier
brun qui a servi à envelopper des gâteaux graisseux et des
tranches de lard, ou des fritures de pâte dans des chambres
de derrière; et cela vous a privée du plaisir de les connaître
et d'admirer leurs beautés en tous genres, en poésie, en
romans et en ouvrages d'imagination !
Marie Ashburton sourit et Flemming continua à tourner
les feuillets de l'album, en se permettant accidentellement
quelques critiques ou de simples observations.
A la fin, il tomba sur une feuille écrite au crayon. Ceux
qui sont doués d'une imagination vive sont généralement
curieux et le sont surtout quand ils sont un peu amoureux.
— Voici une esquisse au crayon, dit-il avec un regard
suppliant, que j'examinerais bien volontiers.
HYPKRIOî». 201
— Vous le pouvez, si vous le désirez; — mais vous trou
verez qu'elle est la plus pauvre de toutes celles que contient
mon album. J'essayais un jour de dessiner le portrait d'une
vie d'artiste à Rome, comme elle m'apparaissait être dans
mon imagination , et c'en est le résultat ; peut-être cela vous
suggérera-t-il quelques plaisants souvenirs.
Flemming n'attendit pas plus longtemps et se mit à lire
avec des yeux d'amoureux et non d'un critique, la descrip
tion suivante qui lui inspira un nouvel enthousiasme pour
l'art et pour Marie Ashburton.
— Je réfléchis souvent avec délices sur la vie d'un jeune
artiste à Rome.
Un étranger, venant du Nord glacé et brumeux, avait fran
chi les Alpes, et rempli d'une dévotion de pélerin, il arriva
dans la cité éternelle. Il monta en arrivant sur le Mont-Pin-
cian, et y trouva à peine une maison qui ne fût pas habitée
par des artistes étrangers. La chambre qu'il habita a été
occupée par eux de temps immémorial; leurs noms sont
écrits sur toutes les murailles; peut-être ont-ils laissé, en
souvenir , quelque grossier dessin tracé sur le volet de la
fenêtre, avec une inscription et une. date. Toutes ces choses
prennent place dans son imagination et lui rendent ces lieux
plus sacrés : et tous ces noms, bien qu'ils lui soient inconnus,
ne sont pas sans association, dans son esprit.
Sous cette chaude latitude, il se lève avec le jour. Les
vapeurs de la nuit se dissipent au loin dans la campagne, du
côté de la mer.
En regardant à sa fenêtre , au-dessus et au-delà de leurs
blanches limites, il reconnaît la mer bleue et orageuse à
Ostia. Le soleil se lève au-dessus de Soracte, — au-dessus
de ses montagnes chéries, bien qu'elles ne soient plus
admirées comme autrefois. Il a devant lui l'antique maison
202 HYPÉRION.
de Claude Lorraine, qui réfléchit son ombre, longue et
brune, dans le cœur de la Rome moderne. Le silence règne
et la cité est encore plongée dans le sommeil. Mais au-dessus
de ses toitures obscures, plus de deux mille clochers amas
sent des rayons de lumière sur leurs coqs dorés. Voici que
les cloches commencent à sonner et comme l'artiste aime à
repaître son esprit de plaisantes émotions , il sait que dans
chacune de ces églises, au-dessus du maître-autel, est sus
pendue une peinture faite de la main d'un grand maître; et
ces beautés viennent se placer entre lui et le ciel , et il ne
peut prier, mais seulement rester dans l'admiration.
Il passe toute sa journée au milieu des travaux d'art,
mais le plus souvent à Saint-Pierre et au Vatican. Sur l'esca
lier en marbre, — le long du corridor chiaromonté, — dans
les vestibules, — les galeries, — les chambres, — il passe
comme s'il était dans un rêve. Tout est rempli avec des
bustes, des statues et des peintures à fresque. Quelles
formes de force et de beauté ! Quelles glorieuses créations de
l'esprit humain ! Et dans la dernière chambre de toutes, se
tenant sur son piédestal , l'Apollon trouvé à Actium, — dans
cette magnifique attitude, — avec une noble contenance,
comme s'il vivait; comme s'il était un Dieu!
Ou peut-être, il passe dans les chambres des peintres,
mais il ne va pas plus loin que la seconde ; car il trouve au
milieu de cette chambre une vaste peinture sur son chevalet,
comme si elle n'était pas finie, bien que plus de trois cents
ans se soient écoulés depuis qu'elle a été achevée par l'artiste
qui, aussitôt après, a jeté au loin son pinceau pour toujours,
en laissant cette dernière bénédiction au monde : c'est la
transfiguration du Christ par Raphaël. Un enfant regarde
aux étoiles, avec une admiration que l'artiste a exprimée au
suprême degré. Il sait combien d'années d'études il a mis
HYPÉR1ON. % 203
dans cette peinture; il connaît la difficulté vaincue et qui en
a fait une perfection , puisque lui-même a déjà monté les
premiers échelons.
De là il peut dire l'heure où cette grande toile a été atta
chée, pour la première fois, sur son cadre; que Raphaël se
tenait devant, qu'il lui donna les premiers coups de pinceau;
et qu'il vit, une par une, les figures naître à sa vue et qu'il
regarda l'œuvre de ses mains avec un sourire qui lui disait
qu'il avait réussi son œuvre.
Il peut dire aussi l'heure où, l'œuvre étant accomplie, le
pinceau s'échappa des mains du grand maître mourant, et
où ses yeux se fermaient pour aller contempler une plus
glorieuse transfiguration ; et il sait enfin que Raphaël mort
revit dans son propre ouvrage, devant cette miraculeuse
peinture, plus glorieuse qu'aucun autre conquérant sur les
bannières et les écussons de leurs funérailles.
Pensez-vous que de telles vues et de telles pensées n'émeu
vent pas le cœur d'un jeune homme, et d'un artiste? Et
quand il sort et qu'il se trouve en plein air, le soleil va déjà
se coucher , et les vieilles ruines du monde ancien sont déjà
prêtes pour le recevoir.
Du palais des Césars , il jette un regard sur le Forum ou
sur le Colisée, ou encore vers la mer ; il voit le dernier éclat
du soleil expirant sur l'archange en bronze qui se tient sur
la tombe d'Adrien.
11 se promène au milieu des ruines de l'art ancien ; les
lampes des rues qui l'éclairent pour retourner chez lui, brû
lent devant quelque peinture ou quelque sculpture de la
Madone !
Comme ils doivent être merveilleux les rêves qui le visi
tent dans son sommeil, et combien merveilleuse est sa vie
elle-même, si elle ne lui semble qu'un long rêve! Quelle
204 • HYPÉRION.
merveille enfin, si, avec un cœur fébrile et une main légère, il
essaie de reproduire ces rêves sur le marbre ou sur la toile!...
Insensé Paul Flemming, qui admirait et estimait tout à
la fois cette petite esquisse, et était déjà trop aveugle pour
voir que c'est le cœur qui l'avait dictée et non pas l'imagina
tion! Insensé Paul Flemming, qui pense qu'une jeune fille
de vingt ans pourrait écrire cela sans motif!
Il se trouvait une autre esquisse à la suite, écrite pareille
ment au crayon; il obtint la permission de la lire; elle était
conçue en ces termes :
— Toute la période du moyen âge parait bien étrange.
Quelquefois je ne puis me persuader que de pareilles choses
ont existé, comme le dit l'histoire; qu'un monde aussi extra
ordinaire faisait partie de notre monde, — qu'une pareille
vie était une part de cette vie qui nous paraît, à nous qui
vivons maintenant, si vide de passions, si uniforme.
C'est seulement quand je me tiens parmi les ruines des
châteaux , que je vois l'épaisse armure des vieux chevaliers
pendues aux tapisseries gothiques des chambres, que je peux
me faire une idée de sa tristesse ; ou bien quand je me pro
mène dans les nefs d'un cloître obscur, que ses murailles me
rappellent leur vieille antiquité et que leurs cloches ont été
baptisées ; ou quand je vois les stalles en chêne sculpté dans
le chœur où tant de générations de moines se sont assis et
ont chanté; et les tombeaux où maintenant ils reposent en
silence, pour ne plus se relever à minuit pour chanter leurs
psaumes; — c'est seulement dans de pareils moments que
l'histoire du moyen âge devient pour moi une réalité et non
un passage de roman.
De même les manuscrits illuminés de ces âges ont en
quelque sorte lé pouvoir de faire du passé mort un temps
présent dans mon esprit.
HYPKRION. 20r>
Que de curieuses figures sont emblasonnëes sur le par
chemin qui craque et fait rire ses feuillets jaunes avec des
couleurs gaies! Vous paraissez venir sur eux à l'improviste;
leurs faces ont une expression d'étonnement. Ils vous parais
sent, comme se réveillant seulement au bruit que vous pro
duisez quand vous faites jouer les serrures et que vous
ouvrez, avec curiosité, leurs couvertures de bois gravé, qui
tournent sur leurs fiches, comme les grandes portes d'une
cité sur leurs gonds.
A la construction de cette cité, un diligent moine a donné
toute une longue vie. De quels étranges citoyens il l'a peu
plée! Adam et Eve, se tenant sous un arbre, avec des pommes
à la main. Le patriarche Abraham avec un arbre poussant au
dehors de son corps ; et ses descendants assis comme des
chouettes sur ses branches. Les femmes avec leurs cheveux
flottants et bouclés d'or; les chevaliers coiffés de leur armure,
chaussés de fantastiques souliers aux pointes allongées ; les
joutes et les tournois, les troubadours et les amants dont les
tètes atteignent les tours où sont les dames de leurs pensées ;
et tout ce monde si excentrique , — si naïf, — si enfantin ;
et tout ce monde avec des attitudes simples, — de grands
yeux longs, — des doigts décharnés. — Et ces hommes et
ces choses sont caractéristiques du moyen âge et me persua
dent de la vérité de l'histoire.
A ce moment, Berkley entra, avec un feuillage suisse
acheté pour un présent à quelqu'enfant en Angleterre; et
une canne ayant pour tête un cor de chamois, qu'il avait
achetée pour s'en faire un présent à lui-même. C'était la
première fois que Flemming était désolé de voir cet homme
jovial, dont la présence venait maintenant interrompre la
conversation délicieuse qu'il tenait, entre quatre yeux, avec
Marie Ashburton.
206 HYPÉRION.
Il lui parut réellement ennuyeux, et il s'étonnait de ne
pas s'en être aperçu plutôt.
Miss Ashburton aussi fut obligée de laisser là son album;
et la conversation devint générale.
Il ne paraîtra pas hors de propos que je dise que l'heure
du dîner suisse à une heure, ne vint pas un moment trop vite
pour Flemming; il ne lui parut pas même qu'il fût de si
bonne heure ; car il était assis auprès de Marie Ashburton ;
et à dîner on peut tout se dire, sans être observé.
CHAPITRE VI.

APRÈS LE DINER.

Quand le savant Thomas Diafoirus était amoureux de la


belle Angélique, il tira de sa poche une recette médicinale et
la lui présenta, comme les prémices de son génie; et en
même temps, il l'invitait, avec la permission de son père, à
assister à la dissection d'une femme sur laquelle il avait à
disserter.
Paul Flemming fit à peu près la même chose et si souvent
que cela en était devenu une habitude. Il était continuelle
ment, tirant de sa poche ou de sa mémoire quelque passage
de poésie ou d'histoire, invitant une belle Angélique aussi,
avec ou sans la permission de sa mère, à assister à la dissec
tion d'un auteur sur lequel il avait à disserter. Il en donna
souvent la preuve à miss Ashburton.
— Quels livres avons-nous cet après-midi à lire? dit
Flemming, prenant un volume sur la table, quand ils ren
trèrent de la salle à manger au salon. Oh ! ce sont les poésies
308 HYPÉRION.
d'Uhland! N'en avez-vous jamais rien lu? Lui et Tieck sont
généralement considérés comme les meilleurs poètes vivants
de l'Allemagne. Ils se disputent la palme de la supériorité;
permettez-moi de vous donner, cette après-midi, une leçon
d'allemand, miss Ashburton, de sorte qu'on ne puisse pas
vous accuser de ne pas savoir mettre à profit le doux emploi
du temps, pour couvrir votre âge de la perfection d'un ange.
Je suis tombé au hasard sur la ballade du chevalier noir.
Si vous voulez répéter l'allemand après moi, je vous le tra
duirai ensuite.
« Pfingsten war, dus Fest der Freude ! »
— Je ne persuaderai jamais à mes lèvres peu complai
santes de prononcer de pareils sons. Aussi, je vous prierai
de ne pas me contrarier davantage avec votre allemand ; mais
lisez-moi la ballade en anglais.
— Très-volontiers; écoutez, j'en improviserai la traduc
tion tout exprès pour vous.

« C'était le jour de la Pentecôte-, la fête de la joie , alors que les


champs et les bois ont quitté leurs habits de deuil... Le roi a donné
des ordres pour la fête ; et les salles de l'ancien Hofburg sont parées
des richesses du printemps.
« Les tambours et trompettes résonnent au loin. Les drapeaux
rouges flottent avec orgueil ; le roi leur a jeté Un regard du haut
du balcon, et dans le jeu des épées, tous les cavaliers inclinent
devant les vaillants fils du monarque.
» A la barrière du combat rôdait à lutin un chevalier noir. Sire
chevalier , votre nom et votre écusson? répondez ! — Si je vous le
disais ici, vous trembleriez de frayeur ; je suis le prince d'une reine
puissante !
» Il rôda dans les rangs et aussitôt le ciel se couvrit d'un voile
épais, et le château commença à trembler. Au premier souffle du
HYPÉRION. 20!)
vent, le jeune homme tomba de dessus sa selle et se releva avec
peine de sa chute.
» Flageolets et violons appellent à la danse... Des torches de
lumière brillent dans les grandes salles... Une ombre voilée
s'avance lentement et d'une façon polie, va prier la jeune demoi
selle de lui permettre de danser avec elle la première danse.
» L'ombre dansait dans son masque de fer; elle mesurait un pas
sombre de sorcier , et tenait sa danseuse dans ses bras glacés. Les
fleurs qui paraient la chevelure et la poitrine de la belle jeune tille
tombèrent fanées sur le parquet.
» Un somptueux banquet suivit la danse et chaque chevalier,
chaque dame vinrent pour y prendre part; et le fils et la fille
entrèrent tout remplis de tristesse ; et le vieux roi les fixa triste
ment et se replia dans ses pensées.
» Les enfants paraissaient pâles tous les deux; mais le convive
a pris la coupe, en leur disant : Que ce vin doré vous rende à ta
joie!... Les enfants en burent, et firent nombre.de remerciements
flatteurs. 0 que cette liqueur était froide !
» Le père serra sur sa poitrine son fils et sa fille ; mais leurs
figures devinrent d'une pâleur extrême ; et leur père aux cheveux
blancs, les regarda frappé de crainte; il vit qu'ils se mouraient...
«Malheur! mes deux enfants bien-aimés, veux-tu donc les
enlever à la joie de leur jeunesse? Oh ! prends-moi aussi, leur
père désolé !... — Le noir convive répondit de sa poitrine profonde
et d'une voix caverneuse : « Je cueille les roses dans leur prin
temps. »

— C'est là en vérité une étonnante ballade, dit miss


Ashburton; mais elle est trop attrayante et trop spirituelle
pour un après-midi aussi triste.
— Le sujet est bien conduit. C'est d'abord la joie qui se
MO HYPKRION.
mêle à la fête de la Pentecôte ; les drapeaux rouges flottent
sur le château. Puis vient le contraste qui est bien ménagé.
Le chevalier noir, sous la forme d'une ombre magique, entre
dans la danse ; et les fleurs fanées qui tombent de la jeune
fille sont exactement représentées à l'imagination. Cependant
cette ballade raconte une histoire sans en donner l'explica
tion.
Voilà quelque chose d'un ton bien différent, bien que
toujours mélancolique. C'est le ehâteau auprès de la mer.
Dois-je vous le lire?
— Oui, si cela vous plaît.
Flemming lut :
« As-tu vu ce château seigneurial,
Ce château auprès de la mer?
Des nuages dorés et rouges flottent
Au-dessus de lui avec splendeur.
» Et volontiers il se pencherait pour regarder
Dans les flots au-dessous de lui ;
Et volontiers il voudrait s'élancer en haut
Dans la nue enflammée du soir !
» Oui, j'ai bien vu ce château,
Ce château près de la mer ;
Et la lune se tenant au-dessus de lui,
Et le brouillard s'élevant majestueusement.
» Les vents et les flots de l'océan-
Ont-ils une mélodie plus joyeuse?
De ses chambres élevées as-tu entendu
Le son de la harpe et le chant du ménestrel?
» Les vents et les flots de l'océan
Se reposaient en silence ;
Mais, à travers la brise j'entendisrun son plaintif,
Et des pleurs vinrent à mes yeux.
HYPÉRION. SU
» Et as-tu vu sur les tours,
Le roi et sa royale fiancée?
Leurs manteaux rouges qui flottaient,
Et la couronne dorée de la vanité?
» Ne conduisaient-ils pas au dehors, dans le ravissement,
Une jeune fille pleine de beauté,
Resplendissante comme le soleil du matin
Et radieuse de ses cheveux dorés?
» Oui, j'ai bien vu les vieux parents
Sans la couronne de vanité...
Us marchaient lentement, en vêtements de deuil j
One jeune fille n'était plus à leur côté. »

— Comment trouvez-vous cela?


— Très gracieux et joli. Mais Uhland paraît laisser beau
coup à l'imagination de son lecteur; il faut être soi-même un
poète pour le mieux comprendre. J'avoue que je comprends
à peine le passage où il dit que le château voudrait aller
regarder dans l'eau miroitée et ensuite s'élancer dans l'éclat
de la nue. Je suppose cependant qu'il veut exprimer ici
l'illusion passagère que nous éprouvons, quand nous voyons
une vieille tour qui se réfléchit dans la mer. Nous la regar
dons dans l'eau, comme si elle n'était pas un simple nuage; et
tandis que la tour s'élève réellement au-dessus, et paraît
flotter dans la nue rougeâtre du soir. Est-ce bien là sa
pensée?
— Je suis entièrement de votre avis... à mes yeux c'est
tout un charmant paysage que je comprends et que je sens,
bien que j'aurais quelque difficulté à l'expliquer exactement.
— Et quelle nécessité y a-t-il de toujours expliquer? Il y a
des sentiments que l'on ne. peut rendre; pour eux on n'a pas
encore trouvé de langage. Ils brillent agréablement en nous,
HYPÉR1ON.
à la clarté obscure de notre imagination ; mais si nous
voulons les analyser, les porter à la lumière de la raison,
tous perdent à la fois de leur beauté ; il en est comme de
ces vers luisants qui brillent d'un vif éclat dans l'obscu
rité; et quand on approche d'eux la lumière d'une chan
delle, on ne voit plus que des vers semblables aux autres.
— Cela est très-vrai, nous devons souvent nous contenter
de jouir de nos sensations, sans pousser plus loin.
Voici maintenant une pièce qui est intelligible; elle plaît
comme la chute des nuages du soir — comme la douce fraî
cheur du soir après la brûlante chaleur du jour. Je ne vous
en donnerai pas une banale traduction, tirée de mon cerveau,
parce que j'en ai conservé une autre dans ma mémoire; bien
qu'elle ne soit pas tout à fait littérale, elle égale l'original en
beauté. Observez avec quelle finesse d'expression et de senti
ment elle commence :
« Bien des années sont passées dans leur tombe
Depuis que j'ai franchi cette vague fatiguée ;
Et le soir, aussi beau que jamais,
Brille sur la ruine, sur le rocher et sur la rive.
» Me voici encore, dans ce même bateau ; avec moi
Sont assis en songe deux camarades vieux et éprouvés,
L'un avec toute la sincérité d'un père,
L'autre avec fout le feu de sa jeunesse.
» L'un sur la terre travaillait en silence,
Et en silence creusait sa tombe ;
Mais le plus jeune, d'une figure plus brillante,
Passait son temps au combat, à l'orage.
« Aussi , de quel côté que je tourne les yeux ,
Que je les porte vers l'avenir ou sur les jours passés,
Je pense tristement à mes amis, —
Amis, qui ont fini leur course avanl moi.
HYPÉRION. 213
» Qui nous aveugle encore , d'ami à ami,
Si ce n'est qu'une âme avec une âme peut rendre aveugle !
Ces heures d'autrefois étaient comme des âmes ,
Promenons-nous avec ces âmes une fois de plus !

... Prends, ô nautonnier, trois fois ton salaire,


Prends... Je te le donne volontiers ;
Car, invisibles â toi,
Des esprits jumeaux ont passé avec moi ! »

— Oh! que cela est beau, extrêmement beau! qui a fait


cette traduction?
— Je n'en sais rien. Je désirerais bien le rencontrer. Cer
tainement ce morceau est admirablement bien fait; bien que
dans l'original, il y ait quelque chose, tel que le balance
ment de la nacelle, qui ne se trouve pas conservé dans la
traduction.
— Et Uhland est-il toujours aussi vrai et aussi spirituel ?
— Oui, il regarde toujours dans le monde des esprits.
Je cherche maintenant un petit poème sur la mort d'un
prêtre de campagne, dans lequel il a introduit un portrait
étonnant... mais je ne puis le trouver... C'est égal. Il y
décrit l'âme d'un bon vieillard retournant à la terre, par un
brillant matin d'été, se tenant au milieu du blé doré et des
fleurs bleues et rouges et saluant avec douceur les moisson
neurs, comme dans l'ancien temps. Mais l'esprit de Uhland
n'est jamais malade; il est toujours frais et vigoureux,
comme le vent frais du matin. En cela il diffère entièrement
d'autres écrivains, tels que Salis et Matthisson.
— Et que sont ces derniers?
— Deux personnages mélancoliques dont la vie n'a été
qu'un triste marécage, sur le bord duquel ils marchent avec
des mouchoirs de batiste à la main , toujours pleurant et
14
314 HYPÉRION.
soupirant, faisant signe à la mort de venir les passer de
l'autre côté du fleuve. En attendant, leurs esprits se tiennent
dans les champs fleuris des poésies allemandes, comme deux
saules pleureurs se penchant sur une tombe. En lisant leurs
poèmes, c'est tout comme si vous faisiez une excursion dans
le cimetière d'un village, un soir d'été, en lisant les inscrip
tions sur les pierres tumulaires et rappelant à votre souvenir
les douces images des trépassés, tandis qu'au-dessus de vous :

« Écoutez ! dans le saint bocage de palmiers,


Où le courant de la vie coule librement,
Résonner ces mots dans les psaumes des anges :
Esprit, ma sœur! gloire à toi! »

— Comme ces lignes coulent musicalement! Sont-elles


aussi de Matthisson?
— Oui ; et en vérité elles sont harmonieuses. Je désirerais
bien avoir ce poème; j'aimerais à vous lire son élégie sur- les
ruines d'un ancien château. C'est une imitation de l'élégie de
Gray. Avez-vous été à Baden-Baden?
— Oui, l'été dernier.
— Et vous ne l'avez pas oublié?...
— Le vieux château!... non certainement ; quelle magni
fique ruine!
— C'est le sujet du poème de Matthisson, et il paraît
avoir rempli le barde mélancolique au-delà d'une inspiration
ordinaire.
— J'aimerais beaucoup avoir ce poème; je me rappelle
cette vieille ruine avec délices.
— Je suis triste que je n'en aie pas fait la traduction pour
vous. Au lieu de cette pièce, je vais vous lire un doux et
triste poème de Salis, qu'il intitule : Le chant de la terre
silencieuse!
HYPÉRION. 213

La terre silencieuse!
Dans la terre silencieuse !..
Pendant l'obscure nuit,
Loin du vent et du bruit...
Pour passer la rive oublieuse
Et par des sentiers ténébreux,
Au sein des rochers épineux...
Qui viendra, d'une main pieuse,
Nous conduire et guider nos pas,
Là bas, là bas,
Dans la terre silencieuse?
Dans la terre silencieuse !
t) vous ! vastes régions
De toutes perfections !
Loin, loin d'une vie orageuse.
Vous ! gage et lien d'avenir
Pour la vertu, le repentir!..
Qui viendra, d'une main pieuse,
Nous conduire et guider nos pas,
Là bas, là bas,
Dans la terre silencieuse !
Dans la terre silencieuse !
Pour nos cœurs éprouvés,
L'ange des trépassés,
Avec sa torche lumineuse,
Se tient debout et nous sourit...
Ce tendre messager nous dit :
Je viendrai, d'une main pieuse,
Vous conduire et guider vos pas,
Là bas , là bas,
Dans la terre silencieuse !
N'est-ce pas là de la belle poésie ?
Marie Ashburton ne répondit pas ; elle avait détourné sa
face pour essuyer ses pleurs.
2IG HYPÉRION.
Flemming était étonné que Berkley ne la trouvait pas
jolie; toutefois, il était plutôt satisfait que mécontent de son
opinion. Pour lui, il s'avoua en ce moment combien il serait
heureux de posséder une personne qui ne paraîtrait belle
qu'à lui seul, et serait à ses yeux la plus belle qu'il y ait
au monde! Comme le monde à ce moment aussi lui parut
beau ! Comme ces peintures dans lesquelles toute la lumière
découle de la face de la vierge!
Oh! rien ne nous paraît plus saint, dans la vie, que la
première impression de l'amour et le premier battement de
ses ailes de soie; le premier son qui résonne et aspire de ce
vent qui est sitôt répandu dans l'âme, pour la purifier ou la
détruire!
Les vieilles histoires nous disent que le grand empereur
Charlemagne timbrait ses édits avec le pommeau de son
épée. Un empereur plus grand que lui, la Mort, timbre les
siens avec la pointe; et ils sont signés et exécutés du même
coup.
Flemming reçut ce soir-là une lettre de Heidelberg, dans
laquelle on lui faisait part de la mort d'Irma de llmenau. Le
soi t de cette pauvre fille l'affecta profondément, et il dit
dans son cœur :
« Père dans les cieux ! pourquoi le sort échu à cette faible
et égarée fille a-t-il été si cruel? Qu'a-t-elle fait pour être si
tentée dans la faiblesse et pour périr? Pourquoi as-tu souf
fert que ses tendres affections l'égarassent hors du chemin?»
Et à travers le silence et l'obscurité profonde de la nuit,
la voix d'une avalanche qui tombait des montagnes lointai
nes semblait lui répondre :
« Paix! paix! Pourquoi questionnes-tu la providence de
Dieu ! »
CHAPITRE VII.

PRENEZ GARDE !

Bien belle est la vallée de Lauterbrunnen, avec ses vertes


prairies et ses rochers escarpés! Le château en ruine de
Unspunnen se tient comme un garde armé à la barrière de
ce pays enchanté. De paisibles montagnes, couvertes de
neiges, se lèvent au-dessus. Plus beau que le rocher de Bal-
marusa, là un précipice effrayant plane au-dessus de la
tête; et, du sommet des rochers, le pavillon blanc du ruis
seau de poussière flotte dans l'air doré du rayon du soleil.
Après une nuit de pluie désaltérante, c'était une belle et
fraîche matinée; chaque goutte d'eau, de rosée ou de pluie,
avait eu en elle un charme de paradis ; et le cœur de Flem-
ming éprouvait aussi un vrai charme de .paradis, lorsqu'il
accompagnait madame Ashburton et sa fille aux yeux noirs
et qu'il remontait, avec elles, la vallée de Lauterbrunnen,
la vallée des fontaines.
218 HYPÉRION.
— Comme le jungfrau paraît beau ce matin ! exclama-t-il
en regardant Marie Ashburton.
Elle pensa qu'il parlait de la montagne et donna son
assentiment; mais sa pensée était autre que la sienne.
— Et les montagnes voisines, continua-t-il, le moine et la
corne d'argent , la corne de Wetter, la corne de Schreck et
la corne de Schwarz — tous ces sublimes apôtres de la
nature, dont les sermons sont des avalanches! avez-vous
jamais vu quelque chose de plus majestueux?
— Oh ! oui, le Mont-Blanc, c'est encore davantage, quand
vous le regardez de la montagne opposée. C'est là que j'ai
vu le plus émouvant et le plus magnifique coup-d'œil de
la Suisse. C'était par une belle matinée comme celle-ci; les
nuages , portés sur leurs ailes , vastes et profondes , volti
geaient à l'entour et ajoutaient à la magnificence de la scène.
Tout le panorama des Alpes se déployait à ma vue. Les mon
tagnes, à leur base, étaient couvertes de belles forêts de sapin;
une nappe de brouillard se tenait au-dessus; puis, à leurs
sommets couverts de neiges, les aiguilles pointues des rochers
semblaient flotter dans l'air, comme dans un monde de fées !
De l'autre côté sont les glaciers; les vents sifflent à tra
vers les ravins des montagnes ; et bien au-dessus de toutes
s'élève, en forme de dôme blanc, le sommet du Mont-Blanc.
A tout moment, de ce linceul de glace, tombent d'effrayan
tes avalanches; un bruissement continuel, comme celui du
vent à travers une forêt de sapins, remplit l'air; c'est le
bruissement de l'Arve et de l'Avejron, se précipitant de
leurs fontaines glacées.
Quand le brouillard se dissipe, on dirait que le firma
ment roule ensemble. Cela me rappelle ce sublime passage
de l'apocalypse :
a — J'ai vu un grand trône blanc et lui s'asseyait dessus.
HYPÉRION. 219
Devant sa face, les cieux et la terre s'enfuyaient au loin et
ne trouvaient point de place ! »
Je ne puis pas croire que sur la terre il y ail un spectacle
plus magnifique !
— Il doit être grand, en effet, répliqua Flemming; et ces
glaciers majestueux — ces grands monstres, avec leurs
crêtes hérissées, s'avançant dans la vallée; car il est dit
qu'ils doivent réellement se mouvoir.
— Oui; et j'éprouve une bien vive sensation au souvenir
de ces merveilles. Elles m'apparaissenl comme les dragons
de la romance des anciens Normands, qui descendaient de
la montagne et dévoraient tous les villages. Un hamlet, à
Chamouni , a été une fois abandonné par ses habitants ,
effrayés à l'approche de ces dragons de glace.
— Mais est-il possible que vous n'ayez jamais été à Cha
mouni?
— Non, jamais. Cette grande merveille m'est encore
inconnue.
— Et pourquoi alors perdez-vous ici votre temps? à votre
place, je n'y resterais pas une heure.
Ces mots passèrent dans l'âme de Flemming tendrement
ouverte à l'espérance, comme un froid glacial sur les fleurs
du printemps. Il fit comme il put bonne contenance ; et il
changea subitement de sujet de conversation.
Je n'ai pas l'intention de décrire ici la vallée de Lauter-
brunnen, ni le brillant jour qu'ils y passèrent. Je suis per
suadé que mon aimable lecteur est doué d'une imagination
poétique, et qu'il lui semblera voir, de ses yeux émerveil
lés, les montagnes qui s'élèvent, les torrents qui tombent,
les belles vallées qui les séparent; et comprendra comment,
le long d'un chemin poudreux, les pâtres sonnent du cor,
les voyageurs vont et viennent en char-à-bancs, comme
220 HYPÉRION.
punch et judy, dans une boite d'exhibition. Il connaît aussi
comment les femmes romantiques décrivent les scènes
romantiques; comment on savoure la viande froide à l'om
bre des arbres; et combien le temps passe vite, quand on
est amoureux et quand on est auprès de celle qu'on aime.
Toutefois, il survint ce jour-là un petit incident que je
dois mentionner, parce que l'imagination de mon lecteur
n'y suppléerait pas.
Flemming était assis sur le vert gazon avec les deux
dames, près le Staubbach ou le ruisseau de poussière,
quand un jeune garçon, vêtu de vert, survint auprès d'eux.
C'était un ouvrier mécanicien allemand, ayant les cheveux
bouclés qui flottaient sur ses épaules et une guitare à la
main.
Son maintien était libre et souple; il avait un air qui
exprimait la joie, la jeunesse et la santé.
Il s'approcha de la compagnie en saluant respectueuse
ment; et, après les bizarres coutumes des apprentis-voya
geurs, il finit par demander la charité d'un air de confiance
et comme n'étant pas habitué à un refus : et cette fois aussi,
il ne fut pas refusé.
La présence de ceux que nous aimons nous rend compa
tissants et généreux; Flemming lui donna une pièce d'or;
et, après une courte conversation, l'ouvrier s'assit lui-même
à peu de distance, sur le gazon, et commença à jouer et à
chanter.
Userait difficile de rendre les accords doux et harmonieux,
les sons tendres et plaintifs que l'apprenti savait faire sortir
de son instrument; chaque sentimentducœurhumainparais-
sait trouver là une expression qui avait un écho dans les
cœurs de ceux qui l'écoutaienl.
Il chantait en allemand d'étranges chansons, si pleines de
HYPÉRION. 221
soupirs et de voluptueux plaisirs, d'espérance et de crainte,
de désirs passionnés et de peines qui subjugent l'âme, que
les pleurs vinrent dans les yeux de Marie Ashburton , bien
qu'elle ne comprit pas les mots qu'il chantait.
Sa contenance brillait de son triomphe; il frappa ses
cordes comme sur un tambourin ; puis il chanta :

0 comme le tambour bat fort I


Si près de moi, dans la fuite
Mon frère mourant dit : bonne nuit!
Et l'horrible haleine du canon
Effraye le dur courage de la mort :
Et le tambour
Et le tambour
Bat si fort!

Quand le musicien finissait, il recevait de nombreux com


pliments : et comme il se levait pour partir, il fut invité à
chanter une fois de plus.
Alors, après avoir joué un gracieux préambule, et regardé
Flemming en face, il chanta, toujours en allemand et avec
un plaisant sourire, cette agréable chansonnette :

Prenez garde!

Je connais une fille


Séduisante et gentille...
Elle a tout à la fois
Un air doux et sournois. . .
Prenez garde!
Prenez garde !
Et ne vous fiez pas
A ses trompeurs appas !
HYPÉRION.
Dans vos sens en délire
Vous ne savez pas lire
Dans ses yeux noirs et beaux
Mais si rusés et faux
Prenez garde !
Prenez garde !
Et ne vous fiez pas
A ses trompeurs appas !

Sa blonde chevelure
Et sa fraîche parure
La rendent belle à voir I
Dans son cœur il fait noir!...
Prenez garde !
Prenez garde !
Et ne vous fiez pas
A ses trompeurs appas !

Elle sait tendre un piège1...


Plus brillant que la neige
Est son sein fait au tour..,
Arrondi par l'amour!..,
Prenez garde !
Prenez garde !
Et ne vous fiez pas
A ses trompeurs appas !

Sa voix est douceureuse!...


Peut-être elle est trompeuse...
Un cadeau de sa main
Cache un mauvais dessein !...
Prenez garde !
Prenez garde !
Et ne vous fiez pas
A ses trompeurs appas !
HYPÉRION. 223
Il chanta ce dernier couplet d'un air triomphant, et les
sons qu'il tirait de sa guitare résonnaient profondément
comme les rires railleurs de Till Eulenspiegel. Ensuite, met
tant la guitare sur ses épaules, il ôta son chapeau vert et
salua les dames à la manière de Gil-Blas : il brandissait sa
main dans l'air et marchait tranquillement en descendant la
vallée, tout en chantant adé, adé, adé!
CHAPITRE VIII.

LA FONTAINE DE L'OUBLI.

La puissance de la magie, au moyen âge, créa des mons


tres qui suivaient partout les magiciens malheureux,
i La puissance de l'amour, dans tous les âges, a créé des
anges qui pareillement suivent partout et jusque dans leurs
rêves les amants heureux et ceux qui ne le sont pas.
Paul Flemming était maintenant suivi d'un pareil ange,
partout, à la promenade et dans son sommeil. Il marchait
comme dans un rêve, et il était à peine convaincu de la pré
sence de ceux qui l'entouraient.
A chaque page de chaque livre qu'il lisait, il lui semblait
qu'une douce image le regardait; et c'était la figure de Marie
Ashburton ! Dans chaque son qu'il entendait, il lui semblait
entendre une douce voix qui lui parlait; et c'était la voix de
Marie Ashburton !
Le jour et la nuit se succédaient dans le plaisant échange
de la lumière et des ténèbres; mais pour lui le temps qui pas
HYPÉRION. 225
sait ne lui semblait qu'un rêve quand il se levait au matin,
il ne pensait qu'à elle; et quand il se couchait la nuit, il ne
pensait non plus qu'à elle; et il aurait pu se dire, comme
lady Christabel :
Non ! elle ne les couvre pas
Ses beaux, ses grassets et blancs bras !
Sachant, dans sa coquetterie,
Étude constante de sa vie,
Que c'est un moyen trop puissant
D'enflammer le cœur d'un amant.

Et toute la journée, il était avec elle, soit en réalité ou bien


en songe; et dans chaque vision en délire de ses heures de
veilles, les belles formes de Marie Ashburton passaient et
repassaient devant ses yeux, comme les formes de Béatrix
dans le Paradis du Dante.
Quand il voulait prendre du repos, pendant la chaleur du
jour, et quand il entendait le bruit du vent dans les arbres,
et le son des cloches qui s'élevait dans la nue, de saints
désirs s'échappaient de son àme en souffrance, et de ferventes
prières montaient aussi jusqu'au ciel, qu'il suppliait de lui
accorder de ne pas aimer en vain ! Et quand il se trouvait
seul et dans le silence de la nuit, il jetait un regard pas
sionné dans l'espace; et se rappelait les ligues émouvantes
de Platon :
Toi ! tu peux contempler la majesté des deux:
Mais si j'étais le ciel et que j'eusse ses yeux,
A contempler ta face, étoile plus brillante,
Je mettrais mon bonheur et ma gloire constante.

Oh! combien il sera beau d'aimer! Même toi, mon cher


lecteur, qui te moqueras de cette page et riras avec une indif
226 HYPÉR1ON.
férence feinte ou dédaigneuse, si tu n'es pas seul, — oui,
toi aussi, quand tu seras seul, tu reconnaîtras cette vérité et
tu avoueras qu'un monde ridicule est enclin à rire en public
et à se moquer de ce qu'il vénère en secret, comme l'une des
plus puissantes impulsions de la nature, — de l'amour !
Les objets de votre affection peuvent s'effacer en nous,
l'un après l'autre; mais nos affections n'en demeurent pas
moins, comme des ceps de vigne qui se brisent et sont rem
placés par des rejetons.
Le cœur saignant a besoin d'un baume pour le guérir; il
n'y en a pas d'autre que l'amour, — pas d'autre que l'affec
tion d'un cœur humain !
C'est pourquoi, les affections blessées et brisées de Fleni-
ming commençaient à sortir d'elles-mêmes de la poussière et
à s'attacher à un nouvel objet.
Les jours et les semaines passaient; et comme l'étudiant
Chrysostôme, il cessait d'aimer, parce qu'il commençait à
adorer, et à cette adoration il mêlait de douces prières... A
cette heure que le monde est silencieux, que les voix qui
chantent les louanges sont muettes, que la réflexion est
venue comme une lumière de nuit, il priait que la jeune fille
qui, dans ses rêves de joies, comptait le nombre de ses amis,
pût entendre dans le silence sacré de ses pensées , une voix
qui lui racontât tout bas son nom !
Un beau matin, ils étaient assis ensemble sur la pelouse
verte, garnie de fleurs, au bas des ruines du Burg Unspun-
nen. Marie Ashburton dessinait les ruines. Les oiseaux chan
taient tour à tour et tous ensemble; comme si là ne se trou
vaient pas des cœurs souffrants; ni péché, ni peine dans le
monde !
L'air brillant était si merveilleux que l'ombre des arbres
restait empreinte sur l'herbe. Au loin, les pyramides de neige
HVPÉR1ON. 227
brillaient au soleil; rien n'avait un air renfrogné, si ce n'est
la tour carrée de la vieille ruine au-dessus d'eux.
— Quelle pitié que cela, dit la demoiselle, en s'arrétant
pour reposer ses doigts fatigués, quel dommage de ne pas
avoir une vieille légende à ajouter avec cette ruine!
— J'en composerai une pour vous, si vous le désirez, dit
Flemming.
— Pouvez-vous composer de vieilles traditions?
— Oh oui ! j'en ai fait trois l'autre jour pour le Rhin, et
une bien vieille pour la forêt noire... Une dame avec la tête
échevelée, un voleur avec un horrible chapeau rabattu et
une nuit d'orage dans les sapinières gémissantes.
— Délicieux ! faites-en une pour moi.
i— Avec le plus grand plaisir. Où voulez-vous que la scène
se passe? Ici ou dans la forêt noire?
— Dans la forêt noire, de toute nécessité ; je vous écoute.
— J'unirai cette ruine avec la forêt. Mais d'abord, pro
mettez-moi de ne pas m'interrompre. Si vous rompez les
nœuds dorés de mes pensées, elles se répandraient dans l'air
comme les fils de la bonne Vierge; et je ne serais jamais plus
capable de les retrouver.*
— Je vous le promets.
— Écoutez donc la tradition de la fontaine de l'Oubli.
— Commencez.
Flemming était assis sur l'herbe fleurie, aux pieds de la
demoiselle; il résuma quelques instants ses pensées; puis
jetant un regard rêveur sur le feuillage des tilleuls et ensuite
sur la douce figure de Marie Ashburton , il commença ainsi :
— Gentille demoiselle! te rappelles- tu les tilleuls de
Biilach, ces arbres, élevés et droits, avec leurs feuilles dorées
de soie, et des bancs rustiques adossés à leurs troncs et
ombragés de leurs branches? Et ce bosquet de feuilles,
2-28 HYPÉRIOX.
propre a être la demeure d'un lutin ou d'une fée, sous lequel
pour la première fois je racontais mon amour pour toi, toi
froide et dédaigneuse Hermione! Une jeune fille de paysan
se tenait auprès de nous et écoutait, tout le temps, avec des
yeux de surprise et de délire, avec un sourire inconsidéré,
pour entendre parler l'étranger de son accent profond et
doux : personne n'était avec nous à cette heure, excepté Dieu
et cette jeune enfant.
— Quoi! vous rimez!...
— Non, non! la rime est dans votre imagination! Vous
m'avez promis de ne pas m'interrompre et vous avez déjà
brisé les fils de la bonne Vierge au milieu d'un doux rêve
comme jamais il n'en est sorti de pareil du cerveau d'un
poète.
— C'était certainement rimé.
— Telle était la rêverie de l'étudiant Hiéronymus, comme
il était assis, à l'heure de minuit, dans une chambre de cette
vieille tour, se reposant, les mains jointes, sur un livre
ouvert qu'il venait certainement de lire. Sa figure pâle se
redressait, et les paupières de ses yeux se dilataient comme
si le monde spirituel eût été ouvert devant lui ; une belle
vision était là debout, saisissant l'âme de l'étudiant dont les
yeux étaient fixés vers le ciel, comme le soleil du soir, au
départ des nuages d'été, semble attirer dans son sein les
vapeurs de la terre. Oh ! c'était une délicieuse vision ! Je
peux la voir maintenant devant moi !...
Sur la table de l'étudiant était une lampe de bronze
antique, sculptée d'étranges figures... C'était une lampe
magique qui avait appartenu autrefois à l'astrologue arabe,
El Geber, en Espagne. Sa flamme donnait une vive lumière
comme celle des étoiles; et nuit après nuit, comme un être
solitaire, il était assis auprès d'elle et lisait dans sa tour
HYPÉRION. 229
silencieuse; et puis à travers le brouillard et la pluie, il se
perdait dans l'obscurité, et il fut ainsi vu par nombre de
personnes qui veillaient.
Cette lampe était pour le pauvre étudiant Hieronymus la
merveilleuse lampe d'AIadin; car dans sa flamme une
divinité se révélait elle-même à lui en lui découvrant ses
trésors.
Toutes les fois qu'il avait ouvert un livre antique et lourd,
il lui avait semblé qu'un ange avait ouvert pour lui les portes
du paradis; et déjà il était connu dans le pays comme Hiero
nymus le savant.
Mais hélas! il ne pouvait lire davantage... le charme était
enlevé. Heure après heure, il passait sa main devant ses
yeux et ses beaux yeux lui faisaient défaut.
Qui donc était venu troubler les études du mélancolique
solitaire? Une dame... il était amoureux ! l'amour a-t-il déjà
fait battre votre coeur? Il avait vu la figure séduisante d'Her-
mione; et de même qu'en regardant étourdiment le soleil,
nos yeux éblouis le voyent encore après qu'ils se sont
fermés, de même il contemplait, et le jour et la nuit, la
riante image sur laquelle il avait jeté un regard à l'impro-
viste. Hélas! il était malheureux! car la fière Hermione
dédaignait l'amour du pauvre étudiant, qui n'avait pour
tout bien que sa lampe merveilleuse. Dans les salles de
marbre, parmi les groupes nombreux de ses adorateurs,
elle avait entièrement oublié qu'il existait un être vivant
ayant nom Hieronymus. L'adoration qui s'échappait de son
cœur n'était venue à elle que comme le parfum d'une fleur
sauvage qu'elle aurait foulée sous son pied en passant. Avec
elle, il avait donc tout perdu; car il avait perdu le repos de
ses pensées ; et dans son âme agitée, les images des choses
ne se réfléchissaient plus que brisées et défigurées.
15
230 HYPÉniON.
Le monde se moquait du pauvre étudiant qui, dans sa
soutane râpée, essayait d'ouvrir les yeux sur la dame Her-
mione; tandis qu'il était seul, dans sa triste chambre et
qu'il souffrait en silence.
Il avait souvenance de bien des choses qu'il aurait volon
tiers oubliées ; mais qu'une fois oubliées, il aurait désiré
rappeler encore à son souvenir : tels étaient les tilleuls de
Biilach sous le plaisant ombrage desquels il avait raconté
son amour à Hermione. C'était la scène qu'il désirait le plus
avoir oubliée et dont il aimait encore le plus à se souvenir ;
et c'est pourquoi il était alors rêvant, ses mains jointes sur
son livre; et son rêve était la douce musique de ses pensées
que vous, mademoiselle, avez prises par erreur, pour des
rimes.
Un son mélancolique se fit entendre tout à coup; c'était
là l'horloge du couvent qui sonnait minuit. Ce son fit sortir
l'étudiant Hieronymus de sa rêverie et frappa son oreille,
comme les sabots ferrés du coursier du temps.
L'heure magique était venue... c'était à cette heure que la
divinité de la lampe se révélait le plus volontiers à son
disciple. Les figures de bronze paraissaient vivantes; une
vapeur blanche s'élevait de la flamme et se répandait dans
la chambre dont les quatre murailles se dilataient et for
maient une magnifique perspective; un parfum, comme
celui de la fleur des champs, s'exhalait dans l'air; et une
musique de rêve, au son lointain, comme le son mielleux
des cloches lointaines, annonçait l'approche de la divinité de
minuit. A travers des torrents de pleurs, l'étudiant, au cœur
brisé, la contemplait une fois de plus descendant un chemin
dans les montagnes, couvertes de neige; comme au soir,
l'humide Hesperus vient du sein du brouillard et prend le
chemin, de la nue.
HYPÉRION. 231
A son approche, l'esprit de l'étudiant devenait plus calme;
car sa présence était pour ce cœur fébrile comme une nuit
tropicale, belle, rafraîchissante et fortifiante.
Elle ne tarda pas à paraître devant lui; elle lui révéla
toute sa beauté; et il comprit le visible langage de ses
douces et silencieuses lèvres qui semblaient lui dire : que
demande l'étudiant Hieronymus, cette nuit? — la paix!...
la paix!... répondit-il, en élévant ses mains jointes et
mêlant un sourire à ses pleurs !
L'étudiant Hieronymus implore la paix!... Eh bien, vas,
dit l'esprit, vas à la fontaine de l'oubli, située dans la
solitude la plus profonde de la forêt noire; et jette ce rou
leau de parchemin dans ses eaux... tu seras en paix une fois
de plus.
Hieronymus tendit les bras pour embrasser la divinité;
car elle lui apparaissait sous les traits d'Hermione; mais
elle disparut... la musique cessa, l'épais brouillard se
sépara et tomba; l'étudiant restait seul au milieu des quatre
murailles de sa chambre. Comme il penchait la tête en
avant, ses yeux tombèrent sur un rouleau de parchemin qui
était auprès de sa lampe et sur lequel était écrit seulement
le nom d'Hermione!
Le jour suivant, Hieronymus mit le rouleau de parchemin
dans sa poitrine et prit le chemin de la fontaine de l'oubli.
En quelques jours, il arriva à la lisière de la forêt noire :
il entra dans cette forêt obscure, non sans un sentiment de
crainte; il traversa une longue distance couverte de pins
mélancoliques et de cèdres dont les branches s'élevaient dans
l'air et se croisaient ensemble, formant ainsi comme une
voûte sous laquelle on se trouvait dans une sorte d'obscu
rité qui se communiquait à l'âme et la remplissait de
tristesse.
-m HYPÉR1ON.
Comme il avançait toujours dans la forêt, la mousse qui
recouvrait les arbres interceptait de plus en plus la lumière,
et il comprit que la fontaine de l'Oubli ne pouvait pas être
éloignée.
Bientôt même le bruit des eaux tombantes se mêlait au
rugissement des pins; et il ne tarda pas à rencontrer une
rivière coulant majestueusement à travers la forêt, se préci
pitant en cascades tumultueuses, et à peu de distance, formant
comme un lac sans mouvement et sans courant apparent.
Au-dessus de ce lac tranquille, les branches de la forêt se
projetaient et se mêlaient en formant une nuit perpétuelle...
C'était là la fontaine de l'Oubli.
L'étudiant passa sous cette voute obscure, et courageuse
ment il se mit à regarder dans les eaux noires. ..Etcomme il
regardait, il vit, bien loin tout au fond, des lignes profondes
et mal définies, allant deçà et delà, comme les plis d'une
robe blanche dans le crépuscule : puis les formes devenaient
de plus en plus distinctes et transparentes; formes fami
lières à son esprit, qu'il avait oubliées et dont il se ressou
venait de nouveau, comme des fragments d'un rêve; jusqu'à
ce qu'enfin, bien loin au-dessous de lui, il aperçut la grande
cité du passé, avec ses rues de marbre silencieuses , et dans
lesquelles poussait la mousse; et les clochers des églises
s'élevaient inégalement dans l'air et semblaient être en mou
vement. Puis au milieu de la foule qui se pressait dans une
rue, il aperçut des figures qu'il connaissait particulièrement
et qui lui étaient chères ; et il entendit des voix douces et
plaintives qui chantaient : Oh ! ne nous oublie pas ! Ne nous
oublie pas! Et ensuite, dans le lointain, le triste son des clo
ches funèbres qui sonnaient au fond de l'eau dans la cité du
passé. Mais dans les jardins de cette cité, il y avait des
enfants qui jouaient; et parmi eux en était un qui portait les
HYPÉRION. 233
mêmes vêtements que les siens, quand il était enfant. 11
tenait une petite fille par la main , ne cessait de la caresser
et de lui donner des fleurs. Ensuite et subitement comme un
rêve, la scène changea; et le petit garçon avait grandi; il
marchait seul, regardant dans la nue; et comme il regardait
sa contenance changeait de nouveau ; et Hieronymus le regar
dait, comme s'il avait été sa propre image réfléchie dans
l'eau limpide : et devant lui se tenait une charmante fille
dont la figure ressemblait à celle d'Hermione; et il craignait
que le rouleau de parchemin ne fut tombé dans l'eau, depuis
le temps qu'il était penché au-dessus.
En se reculant, comme s'il sortait d'un songe, il mit la
main dans sa poitrine, et il respira de nouveau plus à l'aise,
quand il trouva que le parchemin y était encore. Il le prit,
le déplia aussitôt, et y lut le nom bien aimé d'Hermione; et
la cité au-dessous de lui disparut aussitôt; et l'air devint
embaumé, comme l'haleine des fleurs de mai; et une lumière
rayonnait à travers l'obscurité de la forêt et vint se réfléchir
sur les eaux du lac; et l'étudiant Hieronymus pressa sur ses
lèvres le nom qui lui était cher et s'écria, avec des yeux
étincelants : ô tu peux me regarder avec indifférence, même
avec dédain ; mais encore et encore je t'aime , et je t'aimerai
toujours ; et ton nom dissipera le chagrin de ma vie, et fera
que les eaux elles-mêmes de la fontaine d'oubli souriront !
Et il se fit tout à coup que le nom n'était plus celui d'Her
mione; il était changé en celui de Marie; et l'étudiant Hiero
nymus — est votre humble serviteur se jetant à vos pieds,
ô gentille demoiselle !
« J'ai entendu le son de votre voix bien au-dessus de tout
et après votre départ, je connaissais mieux mon cœur, et
cherchant ce qui le remuait tant, hélas! j'ai trouvé que
c'était l'amour l »
CHAPITRE IX.

UNE PASSION MALHEUREUSE!

Non ! je ne décrirai point cette scène, ni la pâleur de cette


fière demoiselle assise sur le gazon vert, émaillé de fleurs!
Les cœurs de certaines femmes tremblent comme des feuilles
à chaque souffle de l'amour qui les atteint ; et puis elles rede
viennent tranquilles. D'autres, comme l'Océan, ne sont
émues que par le souffle de l'Océan et ne sont pas faciles à
s'apaiser; et tel était l'orgueilleux cœur de Marie Ashburton.
Il resta inébranlable en présence de l'étranger; et les sons
de sa voix et le bruit de ses pieds ne firent aucune émotion
sur lui. Paul Flemming s'était trompé lui-même!
Ils marchèrent silencieusement à travers la prairie pour
regagner leur demeure. Le soleil s'était couvert; et le vent
qui s'élevait et bruissait à travers la vieille ruine au-dessus
d'eux, semblait ne résonner aux oreilles du malheureux que
comme un rire hypocrite.
Flemming prit directement le chemin de la chambre et
HVPÉRION. 235
pour cela il dut passer dans l'allée des noyers où , pour la
première fois, il avait vu la figure de Marie Ashburton. Il
ferma involontairement les yeux ; ils étaient remplis de
larmes. Eh ! il y a des lieux, dans ce joyeux monde, que nous
ne désirons pas revoir, bien qu'ils puissent nous être
chers! Les tours du vieux couvent de Franciscains ne lui
parurent jamais si tristes, bien qu'une heure auparavant
elles rayonnassent à ses yeux de tout l'éclat d'un soleil d'été !
En entrant dans sa chambre, Flemming trouva Berkley
qui regardait à la fenêtre, en l'attendant.
— Ce soir je quitte Interlachen pour toujours, lui dit-il
d'un air presque abruti... Et Berkley le regardant avec éton-
nement : —
En vérité? dites-moi, mais qu'avez-vous? vous paraissez
pâle comme un mort!...
— Et j'ai un puissant motif pour être pâle, répliqua
Flemming amèrement. Hoffmann dit dans une note de l'un de
ses ouvrages que le onze de mars, à huit heures précises du
matin, il était un âne. C'est ce que j'étais moi-même ce
matin à dix heures et demie précises, ce que je suis mainte
nant et ce que je serai toujours, je suppose.
Il essaya de rire, mais il ne put pas... Ensuite il raconta
à Berkley toute l'histoire, depuis le commencement jusqu'à
la fin.
—Ceci est un misérable tableau d'affaires ! exclama Berkley,
quand Flemming eut fini. Étrange assez ! et depuis longtemps
j'ai cessé de m'étonner des caprices des femmes. Pan n'a-t-il
pas captivé la chaste Diane? Titania n'a-t-elle pas aimé Nick-
Bottom avec sa tête d'âne? pensez -vous que les yeux des
jeunes filles ne sont plus frottés avec le jus de l'amour en
paresse? croyez m'en pour cela ; elle est amoureuse de quel-
qu'autre; elle a certainement une raison pour en agir ainsi.
230 HYPÉRION.
Non, les femmes n'ont jamais d'autre raison que leur volonté.
Mais ne vous en désespérez pas, reprenez du cœur et ne
conservez pas de souci d'un chat tué. Après tout, qu'est-elle?
qui est-elle? seulement une. —
Silence, silence! exclama Flemming, transporté d'une
grande exaltation. Pas un mot de plus, je vous en prie. Ne
pensez pas me consoler, en la dépréciant. Elle m'est toujours
chère; une belle personne, d'un esprit élevé, une noble
femme!
— Oui , répondit Berkley ; c'est là le chemin que vous
prenez tous, vous jeunes, hommes, vous voyez une douce
figure ou quelque chose, vous ne savez pas quoi ; et battant
des ailes, la raison dit : bonne nuit, amen au sens commun !
L'imagination se remplit de l'objet aimé auquel elle accorde
un millier de charmes au superlatif; l'entoure de pourpre et
de fin lin, des plus riches vêtements et ornements de la
nature humaine, j'ai fait de même, quand j'étais jeune,
j'ai été une fois aussi, désespéré en amour autant que vous
l'êtes maintenant; mais je suis revenu de toutes ces

« Morts délicieuses, suaves exhalaisons de l'âme, chères et


divines annihilations d'un millier de rites inconnus de joies et de
délices sublimes. »

J'adorais et je fus évincé. Vous êtes amoureux, avec de


certains mérites, dit la demoiselle... laissez-là vos mérites,
madame, répondis-je, je ne connais rien de vos mérites.
Monsieur, dit-elle avec dignité : vous avez bu. Nous nous
séparâmes ainsi. Elle se maria ensuite avec un autre qui
savait quelque chose de ses mérites, je suppose. Je l'ai revue
depuis une fois seulement. Elle avait un enfant dont la peau
était jaune. Je déteste un enfant de cette couleur : ah!
HYPÉRION. 237
combien je suis heureux de ne l'avoir pas épousée ! Un de ces
jours, vous serez, comme moi, heureux d'avoir été repoussé;
et je m'y connais, retenez bien ce que je vous dis là.
— Tout cela n'empêche pas que mon lot est bien triste,
dit Flemming en soupirant.
— Oh ! peu importe votre lot, cria Berkley en riant, aussi
longtemps que vous ne prendrez pas la veuve de lot... Si le
concombre est amer , rejetez-le comme dit le philosophe
Marc Antoine dans ses méditations.
Oubliez-la, et tout ira comme si vous ne l'aviez jamais
connue... f
— Je ne l'oublierai jamais, répliqua Flemming presque
avec un air de dignité. Ce n'est pas mon orgueil, ce sont mes
affections qui sont blessées ; et la blessure est trop profonde
pour en guérir; j'en porterai toujours la cicatrice avec moi,
je n'aurai plus rien à faire avec le monde; et seulement
j'habiterai le monde de mes seules pensées. Toutes les
grandes et extraordinaires occurrences de joie ou de peine
nous élèvent au-dessus de la terre; nous ferons bien de
conserver toujours cette élévation. Jusqu'ici je ne l'ai pas
fait; mais maintenant je ne veux plus descendre; je veux
demeurer éloigné et au-dessus du monde, avec de saintes
et tristes pensées.
— Allons donc ! vous ferez bien mieux de rester dans le
monde. Le bruit et le délire vous guériront en une semaine.
Si vous trouvez une demoiselle qui vous plaise infiniment,
que vous désiriez l'épouser et qu'elle ne veuille pas écouter
de si horribles choses, je ne vois qu'un seul remède, c'est
d'en chercher une autre qui vous plaira davantage et qui ne
refusera pas.
— Non, mou ami, vous ne comprenez pas mon caractère,
disait Flemming, se frappant la téte, j'aime cette femme
238 HYPÉRION.
avec une profonde et éternelle affection; je ne cesserai jamais
de l'aimer. C'est peut-être une folie de ma part; mais c'est
ainsi, hélas! hélas! Paracelse jadis dépensait sa vie en
essayant de trouver son Elixir qui, après tout, se changeait
en alcool; et au lieu d'être fait immortel sur la terre, il
mourut ivre sur le plancher d'une taverne. Un pareil sort
arrive à beaucoup de nous. Nous perdons nos meilleures
années, en distillant les plus suaves fleurs de la vie en essences
d'amour qui, après tout, ne nous donnent pas l'immortalité,
mais seulement nous enivrent. Juste ciel! nous sommes
tous des fous !
— Mais êtes-vous sûr que le cas soit entièrement sans
remède!
— Entièrement ! entièrement !
— Mais encore, si je comprends bien, vous n'avez pas
perdu tout espoir : et vous vous flattez même que le cœur de
la demoiselle pourra changer. Le grand secret du bonheur
consiste non à se réjouir ou à espérer, mais à se résigner et
à renoncer. Cela est dur, très-dur. L'espoir a la vie aussi
dure que celle d'un chat ou d'un roi. Je pense bien que vous
avez déjà entendu le vieux proverbe : le roi ne meurt
jamais. Mais peut-être n'avez-vous jamais entendu raconter
qu'à la cour dé Naples, pendant tout le temps que le corps
d'un roi mort est exposé sur son lit de parade, son dîner
lui est servi comme à l'ordinaire , et le médecin de la cour
le goûte, pour voir s'il n'est pas empoisonné ; et ensuite les
domestiques desservent, en disant: le roi ne dîne pas aujour
d'hui.
L'espoir dans nos âmes est roi ; et nous disons aussi : le
roi ne ment jamais; même quand il est mort, en réalité,
au-dedans de nous. C'est comme une solennelle moquerie,
que nous lui offrons sa nourriture habituelle, mais nous
HYPÉRION. 239
sommes contraints de dire : le roi ne dîne pas aujourd'hui.
Ce doit être un mauvais jour, en vérité, quand un roi de
Naples n'a pas de cœur pour son diner. Et maintenant vous
même êtes la preuve que le roi ne meurt jamais ; vous êtes
nourrissant votre roi, sachant déjà que votre roi est mort.
— Pour vous prouver que je ne conserve aucun espoir,
reprit Flemming, je quitterai Interlachen demain matin. Je
partirai pour le Tyrol.
— Vous avez raison, dit Berkley; il n'y a rien d'aussi
bon pour la peine qu'une rapide motion en plein air. Je
vous accompagnerai, malgré que votre conversation ne sera
pas très-variée ; rien autre qu'Edouard et Kunigonde.
— Qu'entendez-vous par là?
— Allez à Berlin et vous aurez le mot de l'énigme. Cepen
dant plaisanterie à part, je ferai mon possible pour vous
distraire et vous faire oublier la demoiselle aux yeux noirs
et ce fâcheux accident.
— Accident! dit Flemming, ce n'est pas un accident, mais
la providence de Dieu qui nous a amenés ici tous deux pour
me punir de mes péchés.
— O mon ami, interrompit Berkley, si vous voyez le
doigt de la providence dans chaque acte de votre vie, vous
finirez par penser que vous même êtes un apôtre ou un
envoyé extraordinaire. Je ne vois rien de bien surprenant
dans tout ce qui vous est arrivé.
— Quoi ! rien de surprenant , quand nos âmes étaient
faites l'une pour l'autre! quand nous paraissions formés
pour être ensemble — pour ne faire qu'un !...
— J'ai bien souvent observé, répliqua froidement Ber
kley, que ceux qui ont des âmes sympathiques, bien rare
ment s'unissent ensemble ; aussi rarement que les parents
se marient entre eux, c'est pourquoi, fou amoureux, ne vis
HYPÉRION.
pas dans ton illusion; ne te persuades pas que toi et ta
dédaigneuse demoiselle, avez deux âmes parentes; mais
tout au contraire — qu'elles sont très-dissemblables et que
chacun manque des qualités que l'autre suppose et apprécie
davantage. Crois-moi ta carrière amoureuse sera plus pros
père, une autre fois; mais bonjour... je dois me préparer
pour ce voyage inattendu.
Le jour suivant, Flemming et Berkley partaient en route
pour Innsbruck , comme Huon de Bordeaux et Scherasmin
en route pour Babylone.
Berkley mettait tous ses soins à consoler son compagnon;
devoir qu'il remplit comme un ancien espagnol, Despera-
nada, dont le devoir était de donner ses soins aux malades
et de presser son coude sur l'estomac du mourant, pour lui
éviter les douleurs de l'agonie.
TABLE DES MATIÈRES.

LIVRE PREMIER.
Pages.
Chapitre Ier. — Le Héros 7
II. — Le Christ d'Andernach 12
III. — Homunculus 23
IV. — La fille de l'hôtelière 29
» V. — Jean Paui, l'homme unique 34
» VI. — Heidelberg et le baron 44
VII. — La vie des étudiants 52
» VIII. — Renommée des hommes de lettres ... 64

LIVRE DEUXIÈME.

Chanthe Itr. — Le printemps 79


» II. — Une conversation 83
» III. — Les tours des chouettes 88
» IV. — Un scandale de cabaret ....... 96
» V. — La pantoufle de la dame blancne et la fleur
de la passion 100
242 TABLE.
Pages.
Chapitre VI. — Excursions dans le pays des nuages. . . 111
? VII. — Les roues de moulin et autres roues. . . 127
» VIII. — Goethe 137
» IX. — Le jour des nains et l'étoile qui tombe . . 144
» X. — La séparation 155

LIVRE TROISIÈME.

Chapitre I". — L'été 16a


» II. — Un voyage à pied 170
» III. — Interlachen 178
» IV. — L'étoile du soir et l'étoile du matin . . . 187
» V. — Un jour de pluie 193
» VI. — Après le dîner 207
» VII. — Prenez garde ! 217
» ' VIII. - La fontaine de l'oubli 224
« IX. — Une passion malheureuse 234

FIN DU PREMIER VOLUME.


HENRI W. GONGFELLOW

HYPÉRION

KAVANAGH

TRADUIT DE L'ANGLAIS ET PRÉCÉDÉ O'UNB NOTICE St'l» L'aCTEI H

TOME II

BRUXELLES ET LEIPZIG
AUG. SCHNÉE, ÉDITEUR
RDI ROYALE, IMPASSE BO CARG , 2

1S60
tous miorrs nÉSKnvÉs
A LA M.Ê-MK LIBRAIRIE.
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VICTOR JOLY. Les beau\-ai h en Belgique, Un 1848 à 1887. . ï vol.
AUSONIO-FRANCHI. Le Rationalisme, avec une inlroduclio»
1 »
LARGUER.' La femme jugée ;.ar l'homme 1 ».
?' DE POTTER. Résumé do 11, Aoire du christianisme 2 „
GERVINUS. Introduction i* "histoire1 du xiv siècle. . 1 »
s-' Série ïn-52.
\
BAGREEFF-SPERANSKI .... ™ E..de). Le Slarowér cl >a fille . tV »v ■4
i- Une. famille Toungous \ :
— Irène ou les Bienfaits d l'éducation .■.'■- 1 »
1 v
CARLÉ3X (S- Émilie). Un An U« Mariage
— Un Brillant Mariage
— Six Semaines - . 1 »
— La Demoiselle de la Mansarde. ,
— MademoisellC■Mannv. (La Famille de la Vallée) . ... i. '^ >Ê
— Les Frères de Lait. . 2 ,.
CONSIDÉRANT (Nestor). La Russie en 4836 2
1 -i.Vtfï
HENR1CY (Casimir). La Perle de Gravdines i . » 'm
— Al-Rjezaïr. — La Reine Pomaré (. . . ■ >.
2 » "1
— Les Secrets de beauté de Diane de Poitiers .......
. — Rabelais, sa.Vio et se? CEuVres ■ ■ . ■

— La Ferme des Pommiers , ■ i)0Vd$s,.8


JOLY (Victor). Histoires Ténébreuses
LECLERCQ (Emile). Le Caméléon . . ^Jjfl^^H
MAURAGE (A.). Le Capitaine de Gueux 2 „
— Le Sanglier des Ardenncs . .
2 «
MAYNE-REID. Les Chasseurs d'Écorres 2 a

Bruxelles, — Tjji. de Fr.. VAN MEENEN ET C», ru.' de la Pnttei le. :ci.
HENRI W. L0SGKEL1.UW

HYPËRION

KAVANAGH

TRADiïT DK L ANGLAIS ET l'IlKCÉDK D ONE NOTICE St'll L AlTF.IT.

TOME II

BRUXELLES ET LEIPZIG
ATJG. 8GHNÉE, ÉDITEUR
MF. ROYALE, IMPASSE ttà PARC. î

1860
TOUS DROITS RÉSERVÉS
HYPÉRION

KAVAMCH
HYPÉRION

KAVANAGH

PAR

HENRI W. LONGFELLOW

TRADUIT DF. L'ANGLAIS ET PRÉCÉDÉ D'USE NOTICE- SUr'i/àUTEL'R

TOME SECOND

BRUXELLES ET LEIPZIG
A U G . S C H N É E , ÉDITEUR
RUE ROYALE, IMPASSE DU PARC, 1
w
1860
TOCS DIlOITîi RKSF.nVRS,
I

LIVRE QUATRIÈME.

MOrtel ! ils te disent froidement :


Paix à ton cœur !...
Nous aussi, oui, mortel, nous avons
été comme tu es; remplis d'espoir,
découragés par le doute ; nous voyant,
pour notre part, éprouvés, troublés,
tentés, soutenus — comme tu es !

T. Il, I
.
CHAPITRE I".

UN MISÉRÉRÉ.

Dans YOrlando innamorato, Matagigi, le nécromancien,


met toute la compagnie en sommeil, en lui lisant un livre.
Il y a des livres qui ont ce pouvoir par eux-mêmes et n'ont
pas besoin d'un nécromancien.
Craignant, mon aimable lecteur, que mon livre ne soit
pour vous de cette dernière espèce, j'ai introduit de temps en
temps, comme des reposoirs ou autant de misérérés dans
une église, des chapitres que j'ai surchargés de fleurs et de
têtes de pavot, pour que vous puissiez aussi vous reposer
et vous endormir.
Non — la figure n'est pas si mauvaise! Ce livre ressemble
en quelque chose à un monastère, de style romantique,
déployant ses arcs-boutants et ses toitures,

« Orné de terriers et de lions faits d'or fin, avec une variété de


dragons. »
8 HYPÉMON.
Vous restez dans son obscurité et dans sa fraîcheur, à
l'abri des rues chaudes de la vie : une lumière mystérieuse
pénètre à travers les vitraux de couleur, surchargés de
soucis d'un jaune foncé, qui cachent à la vue leur richesse
architecturale, et ne laissent pénétrer qu'un clair-obscur sur
les chérubins et les bénitiers qui sont au-dessous. — Çà et là
est une image de la vierge Marie; il y a aussi, dans les nefs,
d'autres images appelées pleureuses, se tenant drapées
autour d'une tombe : au-dessus brille le vaste dôme du ciel,
avec ses étoiles ëtincelantes et ses constellations de feu,
comme les mosaïques dans le dôme de Saint-Pierre.
N'avez-vous pas déjà entendu des hymnes en plein chant?
N'avez-vous pas déjà entendu le son des cloches d'église,
comme je vous l'avais promis? — mystérieux sons du passé
et de l'avenir, comme ceux des beffrois de cathédrale, — et
jusqu'au triste, aqueux et doux tintement des cloches, tel
qu'on l'entend quelquefois en pleine mer, partant des cités
pour un lointain horizon? Je ne sais pas jusqu'à quel point
ce romantique et parfois flamboyant style d'architecture
pourra plaire aux critiques. Ceux-ci émettront l'avis
peut-être que j'aurais dû omettre bien de mes ornements, de
mes rosaces, de mes arabesques, de mes fantastiques gout
tières, de mes saintes croix et de mes clochers d'église
mais mon livre eût-il été ensuite romanesque?
Peut-être aussi, gentil lecteur, es-tu toi-même un de ceux
qui pensent que les jours pour le roman sont passés pour
jamais. Ne le crois pas! je t'en supplie, ne le crois pas! tu
as en ce moment dans ton cœur un roman aussi doux que
celui qui a jamais été écrit. Tu n'es pas moins une femme,
parce que tu ne t'assieds plus à l'écart, dans une tour, avec
un gentil gland de soie sur ton poignet; tu n'es pas moins
un homme, parce que tu n'uses plus de cotte de mailles ni de
HVPÉRION. 0
goulu maillé, et ne vas plus, à cheval, courir après de folles
aventures !
Chacun a un roman dans son propre cœur, tout ce que le
monde a béni ou vénéré est encore là; et

« L'oracle est en lui... c'est lui qui vit, c'est lui qu'il doit invo
quer et questionner, — non des livres morts, non des ordonnances,
non des papiers brouillés de noir. »

Plus tôt ou plus tard, quelques pages du roman de chacun


doivent être écrites en mots ou en actions. Elles proclame
ront la vérité ; car la vérité est la pensée qui s'est revêtue
de son propre vêtement, composé de mots ou d'actions;
tandis que le mensonge est la pensée qui, déguisée en mots
ou en actions qui ne lui appartiennent pas en propre, se
présente au vieux monde aveugle, comme Jacob venant
au-devant du patriarche Isaac, habillé sous le déguisement
de son frère Ésaii.
Et le monde, comme le patriarche, est souvent trompé;
car bien que la voix est la voix de Jacob, encore les mains
sont les mains d'Esaii, et le faux prend à son profit le droit
de naissance et le bénéfice du vrai.
C'est pourquoi nous voyons si souvent le monde faire
entendre sa voix et pleurer.
Un plaisant et agréable roman chinois, le Nuage dans
l'eau, finit par le mariage du héros avec l'héroïne. Je crois
que mon gentil lecteur est curieux de connaître le dénoue
ment de ce roman qui tombe comme un nuage sur la terre, et
de voir s'il en sortira aussi un mariage.
C'est là un point très important auquel je songe actuelle
ment, assis à la fenêtre de ma plaisante chambre, jouissant
de l'air embaumé d'un brillant matin d'été et pendant que
r

10 HYPÉRION.
je surveille les mouvements d'un rouge-gorge doré qui sau
tille de branche en branche, au sommet d'un vieil arbre.
J'ai sous les yeux de vastes prairies et la rivière aux eaux
d'un bleu d'acier, qui me rappellent les prairies d'Unterseen
et la rivière de l'Aar, et au-dessus d'elles, de magnifiques
nuages de couleur blanc de neige, les uns sur les autres,
comme les montagnes des Alpes. C'est pourquoi les ombres de
Washington et de Guillaume Tell paraissent marcher ensem
ble dans ces champs élysées ; car c'était ici que demeurait
notre grand patriote, en ces jours depuis longtemps passés;
et nos nuages ressemblent tellement aux Alpes couvertes de
neige , qu'ils me rappellent irrésistiblement la Suisse.
Nobles exemples d'une grande entreprise et d'une volonté
ferme! ne se meuvent-ils pas, comme Hypérion, dans l'es
pace? ne sont-ils pas, comme lui, les enfants du ciel et de
la terre?
Rien n'est délicieux comme une matinée d'été, ni plus
agréable que ces fenêtres au midi, près desquelles je me tiens
assis pour travailler, dans cette vieille maison qui ressemble
à une villa d'Italie. Mais pourquoi cette fatigue?... Cette las
situde?... quand tout ce qui m'entoure est si brillant!
Ce matin, j'ai un désir tout particulier pour des fleurs, un
désir de me promener parmi les roses, de jouir de leurs cou
leurs, d'aspirer leur parfum, comme si cela devait me faire
renaître.
Je voudrais bien connaître celui qui appellait les fleurs la
poésie fugitive de la nature. De ma fenêtreet fatigué des ombres
scolastiques, j'admire ce Cambridge, si beau avec ses
feuilles et ses fleurs; — je cherche à le saisir de la main
comme la main]d'un poète! — Oui, ce matin, je voudrais me
promener avec lui au milieu des fleurs gaies, plutôt que de
rester dans une chambre à écrire : je me sens si ennuyé !
HYPÉRION. 11
Les vieillards avec leurs bâtons , dit le poète espagnol ,
sont toujours frappant à la porte de la tombe; mais je ne
suis pas vieux : le poète espagnol aurait dû aussi y compren
dre les jeunes. — N'importe! courage et en avant! le roman
doit avoir une fin et conclure bientôt.
0 toi, pauvre auteur, cherche à sonder un peu plus profon
dément le cœur humain; touche ses cordes — touche ses
cordes plus profondément et plus réellement, ou bien les
notes mourront au loin, comme de petits bruits sourds, et
pas une oreille ne les entendra, si ce n'est la tienne! et si tu
veux que ton travail solitaire soit applaudi, souviens-toi que
les études secrètes d'un auteur sont les pierres de fond, sur
lesquelles doit s'édifier le pont de sa renommée, mesurant
les eaux sombresde l'oubli. Elles sont hors de vue; mais, sans
•elles, aucun édifice ne peut demeurer debout !
Et maintenant, cher lecteur, que mon sermon est fini, et
que nous sommes encore assis ici dans ce miséréré, lisons à
haute voix une page de ce vieux manuscrit en parchemin,
qui repose sur le pupitre devant nous, chantons — là sous les
voûtes sombres, comme un chant grégorien, et réveillons la
congrégation qui tombe de sommeil.
J'ai lu que la grande rivière d'Euripe avait son flux et son
reflux sept fois par jour, avec une telle violence qu'elle
transportait les vaisseaux à pleines voiles, directement contre
le vent. Sept fois, dans une heure, l'opinion a son flux et
son reflux dans le torrent des appréhensions indiscrètes et
ennuyeuses, faisant une critique de calomnie et une médi
sance d'œil de travers, surtout contre le vent de la sagesse et
de la raison.
In secula seculorum. Amen.
CHAPITRE II.

LES CLOCHES DE RETRAITE.

Sois le bien venu, ô désappointement! ta main est dure et


froide, mais c'est la main d'un ami! ta voix est dure et
sévère, mais c'est la voix d'un ami; oh! il y a quelque chose
de sublime dans la calme patience! quelque chose de
sublime dans la résolution ! dans la volonté ferme de souffrir
sans se plaindre, et qui rend quelquefois le désappointement
meilleur que le succès!
L'empereur Isaac Angélus fit un traité avec Saladin et
essaya d'acheter le Saint-Sépulcre avec de l'or.
Richard Coeur-de-lion, méprisa une pareille alliance et
pensa le recouvrer par le sort des armes.
Ainsi des esprits faibles font des traités avec les passions
qu'ils ne peuvent combattre et essayent de racheter les joies
par une dépense de principe.
Mais la volonté ferme d'un homme résolu méprise de
HYPÉRION.
pareils moyens et les repousse noblement, avec dédain, pour
achever aussi de grandes choses.
C'est pourquoi, qui que vous soyez, qui avez souffert,
essayez de ne pas dissiper vos chagrins par le bruit du
monde, ni d'étouffer leur voix par des joies étourdissantes.
C'est une traîtresse paix que celle achetée par l'indulgence;
conservez plutôt votre chagrin dans votre cœur, faites-en
une part de vous-même, et il vous nourrira, jusqu'à ce que'
de nouveau vous soyez redevenu fort.
Les nuages de l'esprit sont comme ceux du corps : au
matin de la vie, ils demeurent tous en nous; à midi, nous
les foulons à nos pieds, et le soir, ils paraissent longs, larges,
plus intenses devant nous. Les peines de l'enfance ne sont-
elles donc pas aussi vives que celles de lage mûr? Les
nuages de la vie ne sont-ils pas aussi larges et aussi pro
fonds au matin qu'ils le sont au soir? Oui, sans doute; mais
les nuages du matin se dissipent bientôt, tandis que ceux du
soir s'élèvent, en avant, dans la nuit et s'épaississent de plus
en plus. L'homme est bercé dans les délices et il est né dans
la peine; et c'est en cela qu'il trouve la jouissance et la
nécessité du travail.
Mais sa vie, après tout, sur cette belle terre, n'est mélangée
en grande partie que de petites peines et de petits plaisirs;
les jouissances émouvantes ne sont qu'accidentelles.
Une semaine s'était écoulée depuis les derniers événe
ments que j'ai racontés précédemment.
Paul Flemming était devenu un homme tout à fait mélan
colique; il buvait la douce amertume de ses chagrins. Il
n'accusait pas la Providence, mais seulement sa mauvaise
destinée; il souffrait en silence. C'est un superbe trait dans
le caractère d'un amoureux que de ne trouver rien de mal
dans l'objet aimé. Ce qu'il souffrait n'était pas l'effet d'un
14 HYPÉRION.
orage subit de sentiments qui passent vite, au milieu de
quelques ennuis, et qui laissent ensuite le cœur plus soulagé,
mais l'effet de l'apparition d'un sombre fantôme qui était
survenu dans une nuit claire et, comme celui d'Adamastor,
cachant les étoiles; et s'il disparaissait jamais pour une
saison, le son profond d'un vif chagrin résonnerait encore
au loin, à travers de longues et obscures heures.
Flemming passait donc son temps, drapé dans son pro
fond désespoir et complétement étranger à tout ce qui se
passait autour de lui. Son esprit était constamment en
trouble, et une seule figure apparaissait toujours devant lui ;
une seule voix lui disait pour toujours :
« — Vous n'êtes pas le magicien ! — »
Il est triste, en vérité, d'être méconnu et mal compris de
ceux que nous aimons. Mais c'est une leçon que nous devons
apprendre sans murmurer; car elle devient une histoire
souvent répétée, dans le cours de notre vie.
Il y a des personnes, en ce monde, qui ne peuvent s'asso
cier aux localités ni prendre part aux émotions qui les
entourent. Le génie du lieu ne leur parle pas ; même sur le
champ de bataille où la voix de ce génie parle le plus haut,
elles n'entendront encore que le son de leur propre voix;
elles ne rencontreront partout que leur propre ennui, leurs
pensées pédantesques, comme le vieux grammairien Brunetto
Latini rencontrant, dans la plaine de Roncevaux, un pauvre
étudiant qui lisait, monté sur un baudet.
Ce n'était pas toujours le cas pour Paul Flemming; mais
pour le moment il en était ainsi, car il ne trouvait aucun
intérêt dans les scènes émouvantes qui se passaient autour
de lui; à peine s'il y jetait un regard indifférent.
Ni les passages étroits dans les montagnes escarpées où,
du haut de la cîme d'un rocher, l'aigle à l'œil perçant sur
HYPÉRION. 15
veille son ennemi; ni le bruit du torrent qui se précipite de
la montagne et charrie les cadavres qui tombent des rochers,
comme un ver écrasé, ne faisaient battre la moindre émotion
dans sa poitrine. Tout ce qui l'entourait lui semblait vague
et comme un rêve; tout lui paraissait obscur, comme pen
dant une éclipse totale de soleil.
De même que la lune, visible ou non, exerce son influence
sur les eaux du vaste Océan , de même la figure de Marie
Ashburton, présente ou absente, avait plein pouvoir sur les
puissances de son âme; aussi bien le jour que la nuit, aussi
bien éveillé qu'endormi.
Dans chaque pâle figure aux yeux noirs, il voyait sa res
semblance; et ce que le jour lui déniait comme une réalité,
la nuit le lui donnait en rêve.
— Comme ce monde est étrange et fantastique, se hasarda
de dire Berkley, après un très long silence, durant lequel
nos deux voyageurs étaient restés blottis chacun dans un
coin de la voiture; étrange et fantastique monde, où chacun
poursuit sa propre fantaisie et se moque de ses voisins qui
font la même chose.
Je me suis demandé comment un Linné, dans l'ordre
moral, voudrait classer notre race; je pense qu'il la divise
rait en deux grandes classes : les ennuyeux et ceux qui sont
ennuyés; — non, plutôt en trois classes, par exemple : les
hommes contents, les chiens heureux et les pauvres miséra
bles. Ceci est plus vrai et plus philosophique, bien que moins
compréhensible. Il est l'homme joyeux, celui qui jouis
sant d'une modeste position, avec femme et enfants, se tient
comme sur un trône, entouré des cœurs de sa famille, et ne
connaît d'autre ambition que celle de rendre heureux tout ce
qui l'entoure.
Le chien heureux est celui qui, exempt de tous soins
16 HYPÉRION.
domestiques, met sens dessus dessous et va et vient dans son
appartement, affublé de ses pantoufles et de sa robe de
chambre; bat le tambour à la fenêtre, un jour de pluie, et,
comme il remue son feu du soir, mord ses doigts au monde
en signe de moquerie et lui dit : Je n'ai ni femme ni enfants,
bons ou mauvais, et je n'ai pas à prendre soin d'eux. J'ai un
ami qui n'est déjà plus; il a été enlevé dans le tourbillon
de la vie par une rapide — veuve. Il était de naissance et
par profession un beau, né avec une lorgnette et une canne;
c'était le coq de la promenade, il étendait ses ailes et rou
coulait dans la tribu panachée. Mais hélas! une belle et
blanche poule a déchiré sa crête et il ne peut plus roucouler.
Au soir, il berce un marmot et se lève, la nuit, quand il crie.
Comme un Goth des temps barbares, il consulte sa femme
en toute occasion et la regarde comme un être supérieur en
sagesse et en bonté. Aussi les femmes disent de lui que c'est
un homme utile au logis et qu'il fait un bon mari. On lut
jette ainsi des roses au visage, pour lui dire d'une manière
polie qu'il est une poule mouillée. C'est un homme joyeux.
J'ai un autre bon ami qui est sexagénaire et célibataire. Il a
une de ces dispositions les mieux graissées pour tourner sur
leurs gonds, sans crier. Il jouit d'une gaîté fanfaronne;
dans son âge avancé, il est encore gai et chantant; toujours
un cœur joyeux bat dans sa poitrine, comme une hirondelle
qui bâtit dans un coin de cheminée. C'est un véritable che
valier des dames ; le frôlement d'une robe de soie est une
musique à ses oreilles, et son imagination est continuelle
ment éclairée de quelque ver brillant sur la poitrine d'une
dame. Dans sa dévotion pour le beau sexe, — la mousseline,
ainsi qu'il l'appelle, — il est la gentille fleur de la cheva
lerie. C'est amusant de voir combien encore il met de feu et
de prompliludoà ramasser le mouchoir parfumé d'une dame.
HYPÉniOX. 17
Quand une fois il se met sérieusement à poursuivre «ne
conquête, il n'est pas possible de s'en débarrasser; dans ses
yeux on voit son cœur et sa jouissance intime se fait sentir
à la taille de son habit. Il aime à reposer dans l'éclat d'un
sourire; et quand il peut respirer la douce atmosphère de
gants de peau et de mouchoirs de batiste, son âme est dans
son élément. Son suprême plaisir est de passer sa journée
en causeries délicates, en faisant des visites à la sourdine et en
roucoulanttout autour du beau sexe. Il est un chien heureux.
—Et comme un spécimen de la classe des pauvres diables,
je suppose que vous me choisirez, dit Flemming, en faisant
un effort pour partager la bonne humeur de son ami. Certai
nement je suis misérable assez, pour que vous puissiez l'aire
de moi l'ours empaillé — le spécimen de cette classe.
— Aucunement, répliqua Berkley, vous n'êtes pas réduit
si bas. Celui-là seulement est entièrement misérable qui est
l'esclave de ses propres passions ou de celles des autres. Et ce
ne sera jamais là, j'en suis sûr, votre partage.
Mais pourquoi étes-vous devenu si languissant et si pâle?
tendre amant! vous souvenez-vous de la chanson de sir John
Seukling?
Pauvre amoureux ! pourquoi
Si pâle es-tu? dis-moi?
Si d'un tendre regard tu n'as pu la séduire,
Comment peux-tu loin d'elle espérer un sourire?
Aveugle ! dis-moi !
Dis-moi pourquoi !
Pauvre amoureux ! pourquoi
Ton silence? dis-moi !
Si ta voix lui parlant n'a rien fait sur son àmc,
Ton silence peut-il allumer une flamme?
Insensé ! dis-moi!
Dis-moi pourquoi ?
18 HYPÉR1ON.
Pauvre amoureux ! pourquoi
Te désoler? dis-moi !
Ce ne sont point les pleurs qui fléchiront ses charmes?
Son cœur est un rocher a l'abri de tes armes !
Tu pleures, dis-moi !
Dis-moi pourquoi ?

Comment trouvez-vous cela ?...


— Je vous dirai aussi : assez, assez, fi, fi donc! répliqua
Flemming. Pourquoi me citer ces chansons d'un âge mordant
et licencieux? n'avez-vous pas une meilleure consolation à
m'offrir? combien de fois dois-je vous répéter que je n'ai
rien à reprocher à cette demoiselle? je ne la blâme pas de ce
qu'elle ne m'aime pas; je désire son bonheur, même au
sacrifice du mien.
— C'est fort généreux de votre part et vous mériterait un
meilleur sort. Mais vous employez, dans votre langage, des
expressions si pleines d'images et de figures qu'un étranger
pourrait croire que vous n'avez pas de sentiments réels et
que vous feignez d'être amoureux.
— L'expression des sentiments est différente pour des
esprits différents. Elle ne peut pas toujours être simple.
Quand les esprits sont surexcités, ils parlent naturellement
en figures et en similitudes, ils n'en pensent pas moins pour
cela profondément. Ceci se manifeste dans nos manières de
parler les plus communes; cela dépend évidemment des
individus.
— Kyrie Eleyson.
— Et bien ! moquez-vous de ma manière de parler autant
qu'il vous plaira. Ce sur quoi j'insiste, c'est que vous ne
plaisantiez pas sur cette demoiselle.
— Vous ne m'avez jamais entendu exprimer un seul grief
contre elle.
HYPÉRION. I»
— Oh ! oh ! vous parlez maintenant comme Launie à son
chien !
Leur conversation, qui avait commencé assez gâiement,fut
tout à coup interrompue par un violent coup de tonnerre qui
annonçait un prochain orage.
Il était tard dans l'après-midi; tout le ciel était sombre,
avec des nuages bas et qui passaient rapidement. Un orage
épais s'avançait du sud-ouest, avec des coups incessants de
tonnerre; un vent violent attaquait les nuages comme une
redoute; il soulevait la poussière et agitait les arbres. A
chaque instant, un éclair sillonnait la nueetétailsuivi aussitôt
d'une explosion terrible, comme le bruit d'un wagon de
poudre qui saute en l'air. A tout ce bruit se mêlait le son des
cloches d'un village voisin; ces cloches étaient mises en
branle pour écarter le tonnerre; elles exprimaient la crainte
et la douleur. Il y avait à l'entrée du village une croix de bois
autour de laquelle se tenait une foule de prêtres et de pay
sans, s'agenouillant sur l'herbe humide, le long de la route,
avec leurs mains jointes et leurs yeux tendus vers le ciel ; ils
priaient pour obtenir de la pluie. Leur prière fut bientôt
* exaucée.
Mais nos voyageurs prenaient l'avance sur le vent et la
pluie; ils étaient venus de Landeek et espéraient arriver à
Inspruck avant minuit.
La nuit était survenue; et Flemming s'endormit, avec le
lourd orage au-dessus de sa tête et à ses pieds une petite
rivière, dont les eaux affluaient par torrents de la montagne
voisine. L'aspect était sombre et sauvage dans les solitudes
d'Engaddin et, toute la nuit, il parcourut cet embléme de lui-
même. Toutefois son sommeil n'avait pas duré longtemps;
une terreur secrète s'était emparée de son âme; car il avait
entendu une voix qui prononçait distinctement ces mots :
20 HYPÉR1ON.
t Ils ont enlevé le corps mort. »
Ils arrivèrent enfin près d'un cimetière, à la porte d'une
ville et, parmi les tombes, une lampe brûlait faiblement
devant une image de la Vierge. Cela apparaissait à Flemming
comme une chose surnaturelle; il craignait de voir la congré
gation de la mort entrer à l'église pour y chanter la messe
de minuit. Il adressa la parole à Berkley, mais n'en reçut
pas de réponse; celui-ci était plongé dans un profond
sommeil.
Ce n'était donc qu'un rêve, se disait-il à lui-même; et
cependant comme la voix paraissait distincte! oh! si nous
avions des organes spirituels qui nous permissent de voir et
d'entendre les choses maintenant invisibles et qui ne peuvent
pas être entendues, nous verrions tout l'espace rempli d'âmes
de cette vaste multitude que chaque moment voit mourir;
nous les verrions s'élever comme des vapeurs vers le ciel et
entendrions le son éclatant de la trompette de l'archange, qui
résonne incessamment à travers l'univers, proclamant le ter
rible jour du jugement dernier! assurément l'âme ne part
pas seule à son dernier voyage, mais des esprits de sa nature
l'accompagnent, sinon des anges secourables; et ils s'en 1
vont dans des familles, dans des terres inconnues ! nous ne
sommes jamais seuls, ni en cette vie, ni dans la mort.
Flemming s'endormit de nouveau; et enfin, bien après mi
nuit, il arriva à Inspruck, plongé encore dans les rêveries qui
précèdent le réveil, son esprit était rempli des étranges visions
de la nuit et des impressions du voyage. Avoir à gravir des
montagnes et tour à tour descendre dans de profonds ravins,
entendre passagèrement lebruitdes roues sur le pavé des villes,
voir tomber sans discontinuité une pluie battante et qui détrem
pait la terre, entendre le bruit des eaux débordant sur les
chemins et lèvent, à travers les vallées, sifflant d'un bout à
HYPÉRION. 21
l'autre, comme un rire inextinguible des dieux, une pareille
nuit avait laissé son esprit en travail.
Nos voyageurs ne s'arrêtèrent pas longtemps à Inspruck;
ils ne manquèrent cependant pas d'aller visiter la tombe de
Maximilien, dans l'église des franciscains de Sainte-Croix;
ils contemplaient, avec admiration, vingt-huit gigantesques
statues de bronze de Godefroid de Bouillon, du roi Arthur,
d'Ernest l'homme de fer , de Frédéric aux poches vides , de
rois, de héros et d'autres qui se tiennent debout, s'appuyant
sur leur épée, entre les colonnes de l'église, comme s'ils
étaient les gardiens de la mort.
Ces statues rappelèrent à Flemming les géants de bronze
qui sonnent les heures sur le beffroi de Saint-Basso à Venise,
et les monstres armés de fléaux qui gardent la porte du
château de Angulaffer à Oberon.
Après avoir jeté un dernier regard à ces sentinelles immo
biles, ils sortirent et visitèrent le jardin public avec la mon
tagne dentelée qui domine la ville; ils ne voyaient autour
d'eux que de grands pins mélancoliques comme les paysans
tyroliens, à la chevelure épaisse.
Ils avaient à leurs pieds le furieux torrent de l'Inn qui
débordait ses eaux dans les rues de la ville.
Dans l'après-midi, ils partirent pour Salzbourg, à travers
les magnifiques montagnes de Waidering et de Unken.
CHAPITRE III.

LES OMBRES SUR LA MURAILLE.

Le jour suivant, Flemmingse réveillait dans une chambre


du Vaisseau d'or à Salzbourg, justement comme l'horloge de
l'église voisine sonnait dix heures.
Les contrevents des fenêtres étaient fermés et la chambre
était dans l'obscurité.
Il était étendu surson lit, les mains croisées sur sa poitrine
et ses yeux fixés sur les rideaux du lit. Il se figurait qu'ils
étaient le dais d'une tombe en marbre blanc, et que lui-même
était une statue de marbre gisant sur cette tombe.
Quand l'horloge eut cessé de sonner, les vingt-huit gigan
tesques statues de bronze de l'église de Sainte-Croix, à
Inspruck, s'avancèrent majestueusement dans la chambre et
se mirent en ligne le long de la muraille qui, à la faveur
d'un rayonnement dans l'ombre, se déployait en nefs et
en voûtes. Les fenêtres étaient peintes et il vit Interlachen
avec son cloître de franciscains et sa tour carrée en ruine.
HVPÉRION. 23
Au-dessus de sa téte, au plafond, se tenait le mécanicien alle
mand, comme saint Vitus, et sur un lavabo ou bassin d'eau
bénite, en-dessous, était assis un chérubin, avec la figure et
les habillements de Berkley. Puis l'orgue commença à souf-
fleret il entendit des voix lointaines qui chantaient en chœur;
tait ; et bientôt les portes de bronze doré de la sacristie
crièrent sur leurs gonds et s'ouvrirent; une procession de
noces en sortit.,La fiancée était habillée à la mode du moyen
âge; elle portait un livre à la main, relié de velours, avec
des agrafes d'or. C'était Marie Ashburton. En passant, elle
le regarda. Sa face était pale et il y avait des pleurs dans ses
doux yeux. Ensuite les portes se refermèrent de nouveau ,
et une des figures sculptées en chêne au-dessus d'une stalle
de bois également sculptée, sous la forme d'une chouette,
étendit ses larges ailes et cria : toou-ouitt! toou-ouou;
alors toute la scène changea, et il se vit lui-même changé en
tête de moine, sous une gouttière; il pleuvait misérable
ment et Rerkley se tenait au-dessous avec un parapluie,
en riant!
En d'autres mots, Flemming avait une fièvre chaude et
était dans le délire. Il resta dans cet état pendant toute une
semaine.
La première chose qu'il fut en état de comprendre était
ce que disait le docteur à Berkley : — « La crise est passée;
je le considère maintenant comme hors de danger. »
Il s'endormit ensuite d'un doux sommeil; la fièvre chaude
l'avait quitté et, comme après un nuage rouge et menaçant
une rafraîchissante pluie d'été commença à tomber sur la
terre desséchée.
Une semaine de plus se passa en convalescence, et Flem
ming put s'habiller; il jouissait de ses facultés. Berkley
venait de lui faire une lecture; il tenait encore le livre dans
24 HYPÉR1ON
sa main, avec l'index entre deux feuillets... c'était un volume
des OEuvres d'Hoffman.
— Comme c'est étrange, dit-il, que vous puissiez à peine
ouvrir la biographie d'un auteur allemand, sans que vous
trouviez en tète une notice sur son grand-père ! Vous y voyez
comment le vénérable vieillard se promenait çà et là dans le
jardin, parmi les jolies fleurs, affublé de sa robe de chambre
qui est elle-même bariolée de fleurs et portant sur sa tête un
petit bonnet de soie ! Vous le trouvez aussi assis au coin du
feu, près d'une grande cheminée et dans un grand fauteuil,
fumant dans une pipe de ses ancêtres, ayant des sourcils
froncés et des yeux comme des nids d'oiseaux sous la toiture
et une bouche comme un casse-noisette de Nuremberg.
Le futur poète repose sur les genoux du vieillard; son
génie n'est pas encore révélé; on le considère généralement
comme un enfant sans intelligence. Son père est un homme
austère ou peut-être mort; mais sa mère vit encore; c'est
une délicate et sainte femme, ne quittant pas son ouvrage de
tricot, et il a aussi une sœur aînée déjà amoureuse et por
tant des bagues à ses doigts :
» Des têtes de mort et autres pareils souvenirs que sa grand'-
mêre et ses tantes rongées des vers lui ont laissés, pour lui dire
que sa beauté doit avoir une fin. »

— Mais ce n'est pas le cas avec la vie d'Hoffman, si je m'en


souviens bien.
— Non, pas précisément. Au lieu d'un grand-père, nous
avons la grand'mère, femme majestueuse, qui depuis long
temps avait donné une poignée de main aux vanités de la vie.
La mère, séparée de son mari, était faible d'esprit et de
corps, et allait çà et là comme une ombre. Il y avait aussi,
dans la famille, une tante affectueuse, encore fille, et un
1IYPKMON.
oncle, un juge en retraite, la terreur des petits garçons —
le grand désespoir de ce château incrédule à Kœnigsberg, et
occasionnellement un vénérable oncle, que Lamotte-Fouquet
appelle un héros des anciens temps, en robe de chambre et
en pantoufles, regardant aux portes et souriant.
A l'étage supérieur de la même maison vivait un pauvre
petit garçon avec sa mère qui était assez imbécile pour se
croire elle-même la vierge Marie et son fils le sauveur du
monde.
Des idées fantastiques étaient également entrées dans la
tète de cet enfant. Il devait rencontrer Hoffman partout et
devenir son ami dans ses vieux jours, bien qu'alors ils ne se
connaissaient ni l'un ni l'autre. C'était Werner, qui a fait
quelque bruit en Allemagne, comme auteur d'un grand nom
bre de drames romantiques.
— Hoffman est mort, je crois, à Berlin.
— Oui, il quitta Kœnigsberg à l'âge de vingt ans et passa
les huit années suivantes dans la Pologne prussienne, où il
occupa une petite place du gouvernement et où il prit de
mauvaises habitudes et une femme polonaise.
Il devint ensuite directeur de musique dans plusieurs
théâtres allemands et mena une vie errante et misérable
pendant dix ans. Il vint ensuite à Berlin, comme commis à
la Bourse, et là il resta jusqu'à sa mort, qui arriva sept ou
huit ans après.
— L'avez-vous jamais vu ?
— J'étais à Berlin pendant qu'il y habitait et je le vis assez
, fréquemment. Je n'oublierai jamais la première fois que je
le vis; c'était à un des thés esthétiques donnés par une
femme de lettres sous les tilleuls, où les lions étaient pour
vus de nourriture convenable, de thé, de pain et de beurre,
d'huîtres et de vin du Rhin.
26 HYPÉR1OK.
Durant la soirée, mon attention se porta sur un petit
homme qui entrait, portant une tête féroce et des cheveux
bruns. Ses yeux étaient d'un gris brillant et ses lèvres
minces se comprimaient avec l'expression d'une agréable
ironie.
Ce personnage étrange commença à saluer la foule sur son
passage, avec des mouvements brusques et nerveux, ressem
blant à ceux d'une marionnette. II avait une voix dure et une
prononciation si rapide que je ne comprenais pas la moitié
de ce qu'il disait, bien que je fusse assez familier avec la
langue allemande.
Pendant assez longtemps, il se tint au piano et il impro
visa de champêtres et douces mélodies , à ce point que la
musique de nos rêves n'est pas plus douce ni plus cham
pêtre.
Puis soudain il sembla qu'une triste pensée lui traversait
l'esprit; il quitta le piano et alla s'asseoir dans une autre
partie de la salle, où il commença à grimacer et à parler
haut, quand d'autres chantaient. Finalement, il disparut
comme un fantôme, riant, ho! ho! ho!... Je demandai à
une personne près de moi quel était cet étrange personnage
et elle me répondit que c'était Hoffman. Le diable ! dis-je.
Oui, continua mon interlocuteur, et si vous le suiviez main
tenant, vous le verriez allant se plonger dans un cabaret
obscur et peu fréquenté; et là, avec du vin et du tabac, au
milieu de compagnons joyeux, de railleries piquantes, de
jeux de mots lins et spirituels, il fait passer la profonde nuit
en un jour éclatant.
— Quelle étrange créature!
— Une fois je le vis dans un de ces tripots. Il était assis
dans toute sa gloire, à la tête d'une table; il n'était pas dans
une ivresse hébétée, mais seulement excité par le vin qui
HYPKMON. 27
lui donnait une mâle éloquence, comme l'élixir du diable
en donnait au moine Médardus.
Là, dans l'animation d'un discours spirituel ou bien en
gardant le silence, et de ses yeux gris, perçants comme ceux
d'une chouette, regardant en dessous de son épaisse che
velure, prenant note de tout ce qui lui paraissait grotesque
autour de lui, ce génie infortuné testait assis, jusqu'au lever
du jour.
Il retournait alors chez lui, ayant, comme lésâmes des
envieux dans le purgatoire, ses yeux cloués ensemble comme
avec des fils de fer, bien qu'ils le fussent avec des bouteilles
de champagne.
C'est dans de pareilles heures qu'il écrivait ses romans
fantastiques; à cet esprit fantasque et surexcité, tout ne
paraissait que fantômes. Les ombres des choses les plus
familières lui semblaient des esprits errant dans les cham
bres de son âme; les vieux portraits sur les murailles lui
faisaient des œillades et lui paraissaient sortir de leurs
cadres ; et souvent son illusion était si complète et portait
dans son âme une telle frayeur, que sa femme était obligée
de quitter son lit et de venir s'asseoir à ses côtés, tandis
qu'il écrivait.
— Il n'est pas étonnant qu'il mourut dans la primeur de
la vie !
— Non : seulement il est étonnant qu'il ait pu continuer
un pareil genre de vie pendant six ans! Je suis étonné qu'il
n'en soit pas mort plus tôt !
— Mais la mort arriva à la fin, avec son hideux appa
reil.
— Oui; son quarante-huitième anniversaire venait de le
trouver chez lui, assis dans un fauteuil et ses amis autour de
lui. Mais le vin vieux et rare — il buvait toujours du meil
HYPKMON.
leur — ne toucha pas ses lèvres cette nuit-là. Son humeur
habituelle était partie; de tous ses riens, ses jeux, ses songes,
ses saillies de gaîlé et d'esprit, qui étaient son cortége habi
tuel à la table d'une folle joie, pas un ne restait maintenant
pour se moquer de ses grincements de dents! — Tout cela
avait disparu dans le vide et la vanité. La mort et la tombe
faisaient les frais de la conversation , et quand un de ses
amis lui dit que la vie n'était pas ce qu'il y avait de meil
leur, Hoffinan l'interrompit en s'écriant avec une ardeur
tressaillante : — Non ! non ! la vie ! la vie ! seulement la
vie! la vie à quelque condition que ce puisse être!
Cinq mois après, il avait cessé de souffrir, parce qu'il
avait cessé de vivre. Il mourut par morceaux. Ses pieds et
ses mains, ses jambes et ses bras, graduellement et succes
sivement, devinrent sans mouvement et morts. Mais son
esprit n'était pas mort, ni sans mouvement; et à travers le
jour solitaire et la nuit sans sommeil, couché dans son lit, il
dictait à un copiste ses derniers romans. Étranges romans,
en vérité, étaient-ils pour un homme mourant ! Et encore
prenait-il tant de plaisir à les dicter qu'il disait à son ami
Hitzig qu'il ferait volontiers le sacrifice de ses mains, s'il
pouvait conserver la faculté de dicter ses pensées. Tel était
son amour de la vie — qu'il appelait la douce habitude de
l'existence.
— N'est-ce pas lui qui, à sa dernière heure, exprimait le
désir de voir encore la verte campagne et s'écriait : Ciel !
c'est maintenant la belle saison ! Et je n'ai pas encore vu un
seul arbre vert!
—Oui, c'était Hoffman ; et peu d'instants après, il mourut.
La scène était effrayante. 11 perdit graduellement ses sensa
tions, bien que son esprit restât vigoureux. Ne se sentant
plus souffrir, il dit à son médecin : je serai bientôt mieux ; je
HYPÉRION. 29
ne soufire plus maintenant.il pensait qu'il allait déjà mieux.
Mais le médecin, qui le voyait mourir, lui dit : Oui, votre
peine sera bientôt finie!
Le matin suivant, il appela sa femme au chevet de son lit
et lui demanda de joindre ses deux mains froides. Ensuite,
comme il levait les mains au ciel, elle l'entendit qui disait :
nous devons aussi penser à Dieu !
Paroles plus tristes que toutes celles qui étaient tant de
fois tombées des lèvres de cet homme !
Quelques instants après, la flamme de. vie brillait autour
de lui; il dit encore qu'il se trouvait mieux, que le soir il
continuerait le roman qu'il avait commencé, et il exprima
le désir que la dernière sentence pût être lue sur lui.
Mais, peu d'instants après, il tournait sa face contre la
muraille et il expira.
— Et ainsi mourut une âme humaine, après bien des
souffrances qu'elle s'était infligées à elle-même. Prenons une
bonne leçon sur les cendres de ce poète. Pour ma part, je
confesse que je n'aurais pas le courage de le confondre avec
les hommes méchants et corrompus, et je ne me permettrai
pas de le juger. Le peu que je connaisse de ce monde et que
je sache de l'histoire de l'humanité m'apprend à regarder en
pitié et non d'un œil de colère les erreurs des autres. Quand
je lis l'histoire de quelque pauvre coeur qui a péché, qui a
souffert, et qui me représente à moi-même les combats et les
tentations par lesquels il a passé, — les courts instants de
joie, — la fébrile inquiétude d'espoir et de crainte — la pres
sion du besoin — la désertion des amis — le mépris d'un
monde qui a peu de charité — la désolation du sanctuaire de
l'âme — et les voix menaçantes qui crient en elle — la santé
partie — la joie perdue — même l'espoir qui d'ordinaire
est le dernier à nous quitter, j'ai peu de courage pour expri
30 HYPÉRION.
mer autre chose que la gratitude qu'il n'en a pas été ainsi
avec moi ; et je déposerais volontiers l'âme errante de mon
pauvre semblable, aux mains de celui des mains duquel il
est venu,
« Comme une petite fille
Pleurant et riant dans ses yeux enfantins. »
— Vous avez raison ; et ce serait un grave sujet d'obser
vation et d'étude de considérer, avec calme, comment le
tabac, le vin et minuit, comme des esprits malins, ont fait
leur ouvrage dans la délicate constitution d'Hoffman, aussi
bien que sur les délicates facultés de son esprit.
Celui qui boit de la bierre a des pensées de bierre, celui
qui boit du vin a des pensées de vin, et celui qui boit à minuit
a des pensées de minuit.
Hoffman était un homme de rare intelligence, satirique
et d'une brillante imagination; mais le feu de son génie brû
lait avec anxiété et avec une fébrile flamme, au foyer de la
maison. C'était une vive et irrégulière flamme, caries bran
ches dont il tirait sa nourriture n'étaient pas les branches
de l'arbre de vie, mais d'un autre arbre qui pousse dans le
paradis, — et elles étaient mouillées des rosées malsaines
de la nuit et de celles plus malsaines encore du vin.... et
delà, au milieu de la fumée et des cendres, le feu brûlait
par excès et s'éteignit avec un regard féroce qui rendit aveu
gle celui qui le portait. Ce feu qui le dévorait était le bran
don de Méléagre, et, quand il s'est éteint, il mourut. Et
comme vous l'avez judicieusement remarqué, ces observa
tions ressortent visiblement de la lecture des œuvres d'Hoff-
man. En vérité, quand je lis ses étranges productions, il me
semble être dans une nuit d'été, entendre le vent qui s'élève
et siffle dans les arbres, voir les branches qui se balancent
HYPÉR1ON. 31
et semblent vous appeler avec leurs longs doigts, et des voix
qui marmottent dans l'air et se moquent de vous; je suis
saisi d'un sentiment de mépris et de crainte mystérieuse ; je
désire entendre le son d'une voix vivante ou des bruitsde pas
auprès de moi, — pour y puiser une force amie et connue.
A vrai dire, s'il était tard dans la nuit, le lecteur de ces
chimères fantastiques voudrait volontiers avoir, comme
l'écrivain, une femme tricotant à ses côtés.
Berkley sourit ; mais Flemming continua sans faire atten
tion à son sourire, bien qu'il connût ce qui se passait dans
l'âme de son ami : — La vie et les œuvres de cet être singu
lier m'intéressent au plus haut degré. Quelquefois nous
pouvons apprendre des erreurs d'un homme plus que de
ses vertus. Cependant, par un effet qui tient aux sympathies
communes de notre nature, les âmes de ceux qui ont eu à
combattre et ont souffert me sont plus chères , et je recon
nais volontiers leur fraternité. Des cicatrices sur leurs fronts
ne les déforment pas à ce point qu'elles cesseraient d'inté
resser. Elles sont toujours des signes de combat, bien que
trop souvent, hélas ! des signes de défaite.
Les saisons d'un plaisir malsain, vague et rêveur, sont
suivies de saisons de fatigue et d'obscurité. Où sont donc les
brillantes conceptions qui, dans le long silence de la nuit,
s'élèvent comme des étoiles dans le firmament de nos
âmes?...
L'aube du jour, la lumière d'un jour ordinaire brille sur
nous, et les cieux sont sans une étoile !
Des vies de tels hommes nous apprenons que des sensa
tions purement plaisantes ne sont pas des joies; que les plai
sirs sensuels doivent être bus avec sobriété et comme qui
dirait dans la paume de la main, et que ceux qui se baissent
à terre, shi* leurs genoux, pour boire à longs traits aux eaux
32 HYPÉRION.
brillantes de la vie, ne sont pas choisis de Dieu pour détruire
ou pour vaincre !
— Je pense que vous êtes bien indulgent dans votre juge
ment : c'est un défaut qui n'est pas d'ordinaire celui des
critiques. Comme le cueilleur de plantes marines de Shaks-
peare, ils ont un pénible commerce, et pour compléter la
comparaison, ils doivent être pendus pour cela !
— Je pense qu'il est bien cruel de pendre un homme pour
le fait d'un sourire. Mais quelle est celle des œuvres d'Hoff-
man que vous avez en mains?
— Ses pièces de fantaisie dans le genre de Callot. Qui
était ce Callot?
— C'était un peintre de Lorraine du xvne siècle, célèbre
par ses sauvages et grotesques conceptions. Ces esquisses
d'Hoffman sont des imitationsde son style; elles sont pleines
d'humeur, de poésie et de brillante imagination.
— Et laquelle dois-je vous lire? Le Ritter Gluck ou les
souffrances musicales de John Kreisler, ou bien cette excel
lente histoire de la jarre d'or, dans laquelle il dépeint la vie
poétique du monde ordinaire?
— Lisez la plus courte, lisez Kreisler. Cela m'amusera.
C'est une peinture de ses propres souffrances aux thés esthé
tiques de Berlin; elle est supposée avoir été écrite au crayon
sur les feuillets blancs du livre de musique.
En conséquence, Berkley s'étendit dans son fauteuil et se
mit à lire ce qui suit :
CHAPITRE IV.

LES SOUFFRANCES MUSICALES DE JOHN KflF.ISLER.

Ils sont tous partis ! je m'en serais douté au bruit des chu
chotements, des piétinements, des toux, des bourdonnements,
à travers les notes de la gamme. C'était un véritable essaim
d'abeilles, quittant la vieille ruche.
Gottlieb a allumé pour moi de nouvelles chandelles, et
placé une bouteille de bourgogne sur le piano. Mais je ne
puis jouer davantage, je suis complétement épuisé. Toute la
faute en est à mon généreux ami, à mon cher vin qui est ici
sur le pupitre et que je dois blâmer pour cela.
Il m'a de nouveau lancé dans l'air, comme Méphistophélès
le fit à Faust; et si haut, en vérité, que je n'ai pas pris la
plus légère attention aux petits hommes qui étaient en des
sous de moi, bien que je doive dire qu'ils faisaient assez de
bruit.
Voici une soirée perdue, détestable, un rien qui vaille!
Mais maintenant je me trouve bien et joyeux ! Toutefois, tan
dis que j'étais à jouer, j'ai pris mon crayon et sur la soixante-
troisième page, au bas de la dernière ligne, j'ai noté, avec
34 ' HYPÉRION.
ma main droite, une couple de ronds ornementés tandis que
ma main gauche était se débattant dans le torrent de doux
sons, je quitte tous les ronds et les doux tons; et avec un
vrai plaisir, comme un homme malade revenu à la santé,
qui ne peut jamais cesser de raconter ce qu'il a souffert,
j'écris sur la page en blanc, qui se trouve à la fin ; et j'y note
très circonstanciellement les cruelles agonies de cette partie
de thé, de ce soir. Je n'écris pas pour moi tout seul,
mais aussi pour tous ceux qui, de temps en temps, voudront
s'amuser et s'édifier eux-mêmes, avec ma copie des varia
tions de John Sebastienbach pour le piano, publiées par Na-
geli, à Zurich. Ils y trouveront mes remarques à la fin de la
trentième variation, et dirigés par le grand latin verte (que
j'écrirai quand j'aurai le temps de donner la misérable
relation de mes griefs), ils tourneront le feuillet et liront.
Ils y verront à l'instant la connexion. Ils savent que la
maison Gehcimerath Rodelein est une charmante maison
à visiter, et qu'il y a deux demoiselles fort aimables et fort
spirituelles; que le monde fashionable est d'accord pour pro
clamer, avec enthousiasme, qu'elles dansent comme des
déesses, parlent le français comme des anges, et font de la
musique, chantent et dessinent comme des muses.
Geheimerath Rodelein est un homme riche; à ses dîners
trimestriels, il donne les vins les plus délicieux et les mets
les plus exquis. Tout est établi sur le pied de la plus grande
élégance, et quiconque ne s'amuse pas délicieusement à ses
parties de thé, n'a ni ton, ni esprit, et particulièrement
aucun goût pour les beaux-arts.
C'est pour que rien ne manque à la fête, qu'avec le thé, le
punch, le vin, les glaces, etc., un peu de musique est tou
jours servie; laquelle, comme les autres rafraîchissements,
est très tranquillement avalée par le monde fashionable.
HYPÉRION. 35
Les arrangements sont comme suit : après que chaque
convive a eu tout le temps de boire autant de tasses de thé
qu'il a pu désirer, et que le punch et les glaces ont fait deux
fois le tour et ont été présentés à chacun, les domestiques
dressent les tables de jeu pour les plus vieux et, d'ailleurs,
pour le plus grand nombre de la compagnie qui joue plutôt
aux cartes que d'aucun instrument de musique; et pour dire
la vérité, ce genre d'amusement ne fait pas autant de bruit
et n'ennuie pas les autres... Vous entendez seulement le son
de la monnaie.
Ceci fait est en même temps une insinuation, pour la plus
jeune partie de la compagnie, de fondre sur les demoiselles
Rodelein.
Il s'ensuit un grand tumulte, au milieu duquel vous pou
vez distinguer ces mots :
« Belles demoiselles! ne nous refusez pas de nous grati
fier de votre céleste talent! Oh ! chantez-nous quelque chose!
vous seriez bien aimables! — Impossible! — un mauvais
rhume, — le dernier bal, — nous n'avons rien étudié! —
Oh! ! si! si! faites-nous ce plaisir, etc., etc. >
Gottlieb, pendant ce temps, a ouvert le piano et placé, sur
le pupitre, le cahier de musique bien connu ; et d'une table
à jouer on entend dire à la respectable maman :
— Chantez donc, mes enfants !
— C'est pour moi un avertissement de commencer ; je
me place au piano, et les Rodelein sont conduites près de
l'instrument comme en triomphe.
— Vous savez, chère Nanette, combien je suis terrible
ment enrhumée.
— - Sans doute, ma chère Marie, et pourquoi suis-je aussi
enrhumée que vous?
— Je chante si mal !
36 HYPÉRION.
— Oh ! ma chère enfant, commencez donc!
Ma suggestion (je fais toujours de même) que toutes deux
doivent commencer par un duo est fortement approuvée. Le
cahier de musique est manié de nouveau, la page qui a
été préparée avec soin à l'avance est enfin trouvée, et nous
commençons par Dolie dell'anima etc.
A vrai dire, le talent de mesdemoiselles Rodelein n'est
pas le plus médiocre; j'ai été professeur ici seulement pen
dant cinq ans , et un peu moins de deux ans dans la famille
Rodelein. Dans ce court temps, mademoiselle Nanette a fait
un tel progrès qu'un air qu'elle avait entendu seulement dix
fois au théâtre et qu'elle avait répété seulement dix fois au
plus sur le piano, elle le chantait assez juste pour que vous
puissiez le reconnaître au même moment, bien que souvent
mademoiselle Marie peut le chanter à la huitième fois d'un
quart de note plus bas que le piano.
Après tout, cela est encore tolérable, en considération de
sa jolie petite figure et de ses lèvres de rose très passables.
Après le duo, chorus universel d'applaudissements ;
ensuite les ariettes et les duettinos se succèdent l'un
après l'autre, et je frappe le plus joyeusement que je peux
avec accompagnements mille fois répétés. Pendant le chant,
mademoiselle Finanzrathin m'a donné à entendre qu'elle
aussi savait chanter.
Mais, ma chère Finanzrathin, c'est vetre tour mainte
nant de nous faire entendre votre jolie voix.
— Un nouveau tumulte s'en suit. Elle a un mauvais
froid dans la tête, — elle ne sait rien par cœur!
Gottlieb apporte , de suite deux brassées de cahiers de
musique, et les feuillets en sont tournés et retournés.
D'abord elle pense qu'elle chantera Der holle rache etc.,
ensuite Hebe sich etc., puis Ach, ich liebte etc. Dans son
HYPÉRION. 37
embarras, je propose Ein veilchen auf (1er miese etc...
Mais elle préfère le style héroïque; elle demande à faire
un choix et finalement elle se décide pour Constanze.
0 cri perçant, cri aigu, miaulement, gazouillement, râle
d'agonie, tremblement, roulement, tout autant qu'il vous
plaira, madame; — j'ai mon pied sur la pédale fortissimo et
je fais un bruit horrible à me rendre sourd moi-même !
0 Satan! Satan! lequel de tes esprits damnés est venu
dans ce gosier, pinçant, lâchant des coups de pieds et don
nant des coups de poing à tous les tons! quatre cordes sont
déjà brisées, et une touche est pour jamais mutilée. Mes
oreilles sifflent de nouveau — ma tête bourdonne — mes
nerfs tremblent ! toutes les dures notes de la trompette fen
due d'un joueur ambulant ont-elles donc été emprisonnées
dans ce petit gosier? (Mais cela m'excite, il me faut boire un
verre de bourgogne. )Les applaudissements étaient immenses,
et plusieurs font observer que la Finanzrathin et Mozart
m'ont mis tout en feu. Je souriais avec des yeux hagards et
d'une façon stupide; je ne pouvais que reconnaître la jus
tesse de leur observation.
Et maintenant tous les talents qui jusqu'ici avaient fleuri
inaperçus étaient en motion , voltigeant capricieusement çà
et là : ils étaient subjugués par une indigestion de musique;
les tuttis, les finales, les chœurs devaient être joués.
Le chantre Kratzer, vous le savez, a une voix de basse
délicieuse, comme l'observait là-bas ce monsieur qui récla
mait lui aussi un morceau de l'opéra d'Andronique, et
observait modestement qu'il n'était lui-même, à proprement
parler, qu'un deuxième ténor, mais bien qu'il se vantât
fort mal à propos, il n'en était pas moins membre de plu
sieurs académies de musique. De nouveaux préparatifs
furent faits pour le premier chœur de l'opéra d'Andro
3
38 UïPÉRION.
nique : il fut glorieusement exécuté. Le chantre, qui se
tenait auprès de moi, faisait entendre une voix de basse au-
dessus de ma tête, comme s'il chantait avec des timballes et
le trombonne d'une cathédrale. Il chantait la note glorieuse
ment, mais, dans sa précipitation, il avait pris le ton deux
fois trop bas environ; — toutefois en ceei, il fut au moins
fidèle à lui-même et il le maintint pendant toute la pièce.
Les autres, au contraire, montraient un penchant décidé
pour l'ancienne musique grecque, laquelle, comme on le
sait, n'avait rien à faire avec l'harmonie, et maintenait l'unis
son ou la monotonie.
Ils chantèrent tous l'aigu, avec d'insignifiantes variations,
causées accidentellement par la voix qui s'élevait ou bais
sait, comme qui dirait d'un quart de note.
Toutefois ce concert bruyant, si tel est le mot qu'on peut
lui donner, produisit universellement un tragique effet de
sensation, comme qui dirait une sorte de terreur, même
aux tables d(e jeu, qui ne pouvaient plus comme auparavant
s'accorder avec ce mélodrame, sans mêler à la musique
quelque exclamation, comme par exemple : —
Oh! j'aimais! — quarante-huit — était si joyeuse — je
passe — car je ne sais pas — Silence — angoisses d'amour
— donnez de la même couleur etc..
C'était, en vérité, d'un effet charmant... (je remplis mon
verre).
Nous en étions arrivés au plus haut point de l'exhibition
musicale de ce soir. Maintenant tout est fini, pensai-je en
moi-même. Je fermai le livre et me retirai du piano. Mais
le baron, mon ancien ténor, vint à moi et me dit :
Mon cher monsieur le maître de chapelle, on dit que vous
jouez si admirablement les fantaisies; jouez-nous en une...
seulement une petite, je vous en prie !
BYPKRION. 3»
Je répondis très sèchement que, pour cette soirée, mes
fantaisies étaient toutes changées en niaiseries. Mais tandis
que nous parlions, un diable sous la forme d'un d'andi,
homme à deux gilets, avait pris les variations de Bach qui
étaient sous mon chapeau, dans la ehambre voisine. Il pensa
que c'était simplement de petites variations, telles que Nelcor
mio non pui sento, ou Ah! vous dirai-je, maman? etc. Et il
insistait pour que j'en jouasse une ; j'essayais de m'excuser,
mais tous se mirent après moi : — ainsi donc, obéis ou meurs
d'ennui, pensai-je en moi-même — et je commençai à
jouer.
Quand j'eus fini de jouer la troisième variation, plusieurs
dames sortirent, suivies de quelques cavaliers, en tête des
quels était notre monsieur avec sa musique de Tite Andro-
nique.
Les Radelein, parce que leur professeurjouait, attendirent,
non sans quelque difficulté, jusqu'au nombre douze; — le
nombre quinze força l'homme aux deux gilets à prendre les
jambes à son cou. Le baron, avec une excessive politesse,
resta jusqu'au nombre trente, mais en buvant tout le punch
. que Gottlieb avait placé pour moi sur le piano.
J'avais conduit toutes mes variations à une heureuse
conclusion, mais hélas! ce nombre trente — le thème —
me mit irrésistiblement en pièces. Tout à coup les feuilles
d'un in-quarto se déployèrent en un gigantesque in-folio sur
lequel un millier d'imitations et de développements du
thème étaient écrits, et je ne pouvais les choisir, je ne pou
vais que les jouer toutes.
Les notes devenaient vivantes et sautaient autour de moi.
Un feu électrique s'échappait du bout de mes doigts sur les
clefs; l'esprit qui en jaillissait répandait ses larges ailes dans
mon âme; la chambre entière était remplie d'un épais brouil
40 HYPÉRIOX.
lard, dans lequel les bougies ne donnaient plus qu'une
lumière blafarde et à travers lequel apparaissaient d'abord
un nez, puis une paire d'yeux, qui soudainement disparais
saient ensuite.
Il arriva ainsi que je fus bientôt laissé seul , avec mon
Sébastien Bach, assisté de Gottlieb, comme d'un esprit fami
lier. (A votre bonne santé, monsieur!)
A-t-on jamais rencontré un honnête musicien tourmenté par
la musique comme je l'ai été aujourd'hui et comme je le suis
si souvent? En vérité, il n'y a pas un art dont on fasse un
si damnable abus que celui si glorieux de la sainte musique,
qu'on blasphème si facilement dans sa délicate existence.
Avez-vous un talent *'éel — un sentiment réel pour l'art?
étudiez alors la musique — faites quelque chose digne de
cet art et consacrez votre âme à aimer cette sainte.
Mais sans cela, et si vous n'avez qu'une fantaisie pour des
croches et doubles-croches, alors pratiquez par vous-même et
pour vous-même, et ne tourmentez pas le maître de chapelle
Kreisler, ni lui ni les autres.
Enfin tout est fini — je dois maintenant retourner à la
maison et terminer ma finale par ma sonate pour le piano;
mais il n'est pas encore onze heures et nous jouissons d'une
belle nuit d'été. Je parierais bien que, chez les oberjager-
meister, mes plus proches voisines, les demoiselles sont
assises à la fenêtre, criant dans la rue, pour la vingtième
fois, avec leurs voix dures, aigues et perçantes :
« Quand ion œil est rayonnant, amour! »
mais seulement la première stance qu'elles répètent à satiété.
A peu de distance de mon chemin, il y a quelqu'un qui
assassine de la flûte; il a des poumons comme ceux du neveu
de Rameau ; il file des notes longues et enchaînées, aigues et
HYPÉR1ON. Il
discordantes, et son voisin essaie des expérimentations
d'acoustique sur le cor français. De nombreux chiens du
voisinage se rassemblent avec un vacarme épouv.mtnble, et
la chatte de mon propriétaire, inspirée par 'ce suave duo, est
occupée, à ma fenêtre, (car, à coup sûr, mon laboratoire
musico-poétique est une mansarde), à faire de tendres confes
sions sur toutes les gammes, se plaignantdoucementauminou
du voisin avec lequel elle fait l'amour depuis mars dernier!
A part cela, tout est tranquille; je pense que je ferai bien de
me reposer ici tranquillement, aussi, pourvu qu'il y ait
encore du papier blanc de reste et surtout du bourgogne dont
il me faut savourer un léger trait!...
Il y a, comme je l'ai entendu dire, une ancienne loi qui
défend à ceux qui ont des métiers bruyants de s'établir dans
le voisinage des hommes de lettres.
Est-ce que les compositeurs de musique, pauvres et dure
ment tourmentés, et qui cependant sont forcés de frapper
monnaie avec leurs inspirations, ne devraient pas être favo
risés du bénéfice de cette loi? Est-ce qu'on ne devrait pas
bannir aussi de leur voisinage tous les chanteurs de ballades
et les joueurs de cornemuse?
Que dirait un peintre, tandis qu'il transporte sur la toile
une forme d'une beauté idéale, si vous vous permettiez d'ex
poser devant lui toutes les faces les plus repoussantes et les
masques les plus hideux? 11 devrait se boucher les yeux, et
de cette sorte, au moins, il pourrait tranquillement inventer
sa figure de fantaisie. Mais du coton dans une oreille ne sert
à rien ; il en reste une autre pour être assourdie de cet horri
ble massacre. — Et encore rien que l'idée, la simple idée :
« maintenant ils vont se mettre à chanter, maintenant le cor
va résonner» — n'est-elle pas suffisante pour envoyer à tous
les diables les pensées les plus sublimes?
HYPÉR1O.N.
L'église et l'auberge sont situées vis-à-vis l'une de l'autre,
et séparées seulement par une chaussée boueuse et le cime
tière, avec ses croix de fer et ses ornements sur les tombes.
Dans le cimetière, ainsi que devant la porte de l'auberge,
il y avait des groupes de paysans qui attendaient le commen
cement du service divin. Ils étaient en habits de dimanche :
les hommes portaient des culottes et de longues bottes, avec
des habits à larges boutons de métal ; les femmes avaient des
chapeaux de paille et des robes de calicot de couleur tran
chée, à courte taille et très guindées. Elles étaient couvertes
de faux ornements , ce qui rappela à Flemming les indiennes
des villages-frontières de l'Amérique.
Près de la porte du cimetière était une baraque remplie de
calicots de toutes couleurs, et vis-à-vis était assise une vieille
femme, devant une table chargée de pains d'épices. Elle avait
un jeu de roulette, et les paysans risquaient un kreutzer
pour un morceau de pain d epice. Sur d'autres tables s'éta
laient des couteaux, des serpes, des faucilles et autres
instruments de ménage et d'agriculture exposés à la vente.
Nos voyageurs continuèrent leur route, sans s'arrêter plus
longtemps, pour entendre la messe.
Dans le cours de l'après-midi, ils arrivèrent avec un
soudain plaisir en vue du charmant lac de Saint-Wolfgang,
qui s'étendait dans la vallée au-dessous d'eux.
Sur le versant était situé le beau et blanc village de Saint-
Gilgen, se parant comme un cygne dans un nid de roseaux.
Il leur semblait l'avoir pris à l'improviste, se réveillant au
bruit de leur émouvante admiration et déployant ses ailes
blanches comme la neige, comme pour fuir à leur approche.
Toute la scène était surpassante de beauté! Ils descen
dirent lentement la montagne pour jouir de la vue, et ils
s'arrêtèrent à une auberge du village. Devant la porte était
il HYPÉRION.
un arbre magnifique, sous les branches duquel s'étalaient des
tables et des bancs. Sur le frontispice de la maison, il était
écrit en larges lettres : « Auberge de la Poste, tenue par
Franz Schondorfer; et au-dessus se dessinait un large cadran
solaire, avec une peinture à demi effacée d'une chasse à
Fours, recouvrant une partie de la façade de la maison et
dans laquelle la couleur rouge dominait.
Comme ils arrivaient, une procession défilait autour de
l'église, composée du clergé avec ses bannières et d'une foule
de paysans tenant leurs chapeaux à la main. Ils chantaient
en chœur un psaume; et, au même moment, une servante
agile et pimpante, ayant sur la tète un bonnet de paille mis
coquettement sur ses beaux cheveux blonds, avec une large
cuiller d'argent à sa ceinture, sortit de l'auberge et demanda
à Flemming ce qu'il lui plaisait d'ordonner pour leur
déjeuner.
Bientôt le déjeuner fut prêt et servi dans une grande
salle à l'étage supérieur, sur une table en chêne de façon
antique.
Berkley se fit. alors apporter une cuvelle d'eau froide dans
laquelle il s'assit, sans tirer ses pantalons et s'enveloppant les
genoux d'une couverture. Il resta , dans cette position . pen
dant plus d'une heure, mangeant de bon appétit,- fumant sa
pipe et riant beaucoup.
Il alla ensuite se mettre au lit et dormit jusqu'à l'heure du
dîner.
Pendant ce temps, Flemming resta dans sa chambre et se
mit à lire. C'était une grande chambre, donnant sur le devant
et d'où l'on pouvait voir le village et le lac. Ses fenêtres
étaient garnies d'un treillage, avec de petits carreaux, et sur
les tablettes reposaient des pots de fleurs.
La chaleur était tombée; le jour, comme un pelerin
HYPÉRION. 4ti
fatigue, avait atteint la porte ouest du ciel; et le soir se pré
sentait pour lui délier les cordons de ses souliers.
Flemming et Bekbley profitèrent de la fraîcheur, pour
aller se promener sur les bords du lac, le long des vertes
avenues et dans les allées, sur les monticules de la forêt; ils
jouissaient d'une promenade délicieuse, aux derniers rayons
d'une belle journée d'été.
Le frais du soir auprès du lac était comme un bain; ils
se mirent à humer avec bonheur, et goutte à goutte, cette
fraîcheur bienfaisante après la fébrile et longue chaleur du
jour; leur poitrine palpitait de joie et revivait.
Puis ici, le lac est si beau et si tranquille ! ne rappelle-t-il
pas, qu'en pensez-vous, le lac de Thun !
En retournant à l'auberge, ils passèrent près du cimetière
du village.
— Allons le visiter et voir comment les morts y reposent,
dit Flemming, comme ils passaient sous le beffroi de l'église;
et ils y entrèrent et se promenèrent longtemps au milieu des
tombes et des nuages du soir.
Combien est paisible cette dernière demeure de ceux qui
habitent les hameaux verts et les cités populeuses de la mort!
Ils n'ont besoin d'aucun antidote contre les soucis — ni de
bouclier pour les préserver des hasards du destin; là, point
de rayons de soleil, au matin, donnant sur leurs fenêtres
fermées; rien qui puisse les réveiller jusqu'au dernier grand
jour — à peine un faible rayon de lumière se traîne-l-il à
travers les caveaux en ruines d'une vieille tombe négligée
comme un visiteur étranger qui ne reste pas longtemps.
Et là tous sont endormis, les saints avec leurs bras croisés
sur leur poitrine ou se tenant sans mouvement à leurs côtés,
— ils ne sont pas ciselés sur le marbre ni faits de mains
d'homme, mais formés de poussière par la main de Dieu.
4ti HYPÉR1ON.
Que la paix de Dieu soit avec eux !... Personne ne vient
maintenant àeux, pour les prendre par la main etdeses doigts
délicats caresser leurs cheveux. Ils ne reçoivent plus les
caresses d'une amitié terrestre ; ils n'ont pas plus besoin de
nous que nous n'avons besoin d'eux, et cependant ils atten
dent en silence notre arrivée!
Ah ! combien elle est charmante cette saison de la vie où
nous pouvons dire, dans le langage de l'écriture : tu es la
rosée de ta jeunesse, mais encore de ces jeunes fleurs la mort
cueille beaucoup. Elle les place sur sa poitrine et se
transforme ainsi en quelque chose de moins terrible
qu'avant; nous apprenons à regarder et à ne pas trembler,
car la mort porte, dans ses bras, les douces fleurs de nos
espérances terrestres; nous les reverrons un jour, se réjouis
sant dans un monde meilleur.
Oui, la mort nous rend de nouveau à nos amis; ils nous
attendent, et nous ne devons pas tarder à les rejoindre, ils
sont partis avant nous, et sont comme des anges du ciel. Ils
se tiennent sur les bords de la tombe pour nous recevoir, avec
ce même air d'affection qu'ils nous portaient sur la terre; et
même ils sont plus aimables, plus radieux et plus spirituels!
Il a bien pensé celui qui a dit : que les tombes sont les
vestiaires des anges !
La mort t'a prise aussi, toi ! et tu as été la rosée de ta jeu
nesse. Elle t'a placée sur son sein , et sa face terne en exha
lait un sourire !
La contrée éloignée vers laquelle nous voyageons paraît
plus près de nous, et le chemin moins obscur; car tu es
partie en avant, et tu as passé si tranquillement à ton lieu de
repos, que le jour lui-même ne meurt pas plus tranquille
ment !
C'était dans une heure de communion bénie avec les
HYPÉRION. 47
âmes des trépassés que le doux poëte, Henri Vaughan, a écrit
ces quelques lignes qui ont rendu la mort aimable :

— « Ils sont tous partis dans un monde de lumière, et seul je


suis ici languissant!
« Leur mémoire me reste belle et brillante : elle éclaire mes tristes
pensées.
« Elle brille avec éclat dans ma poitrine obscure, comme des
étoiles sous le sombre bosquet, ou comme de faibles rayons au
sommet de la montagne, après le coucher du soleil.
« Je les vois maintenant dans leur marche de gloire, et leur
lumière écrase mes jours;
« Mes jours qui se passent tristes et languissants, qui ne sont que
des lueurs et des décadences.
« 0 sainte espérance, et toi, haute humilité! haute comme les
cieux qui sont en haut ! là sont vos promenades et vous me les avez
montrées pour enflammer mon amour glacé !
« 0 mort, chère et belle! joyau du juste ! toi qui ne brilles que
dans l'obscurité ■ que de mystères reposent dans ta poussière
qu'il n'est pas donné à l'homme d'apercevoir ! 1
« Celui qui a trouvé quelque nid d'oiseaux désert, peut connaître,
à la première vue, que l'oiseau est parti ; mais dans quel beau
champ ou sous quel berceau est-il à chanter maintenant ! cela lui
est inconnu.
» Et encore , comme des anges, dans des rêves plus brillants,
viennent visiter l'âme quand l'homme est dans son sommeil, ainsi
de brillantes pensées surpassent nos pensées ordinaires et nous
transportent jusqu'au sein de la gloire.
« Si une étoile était confinée dans une tombe, sa flamme captive
devrait y brûler nécessairement ; mais que la main qui l'y a enfer
mée lui donne passage, elle s'échappera brillante dans l'espace.
« 0 père de l'éternelle vie et de toutes les gloires que tu as créées
sous toi ! Reprends ton esprit de ce monde de servitude et conduis-
le dans la vraie liberté !
« Disperse aussi ces brouillards qui passent continuellement
devant moi et obscurcissent ma vue ; ou bien transporte-moi d'ici
sur cette montagne, où je n'aurai plus besoin de chercher la
lumière. »
48 IIYPKRION.
C'étaient là aussi les pensées deFlemming, pendant sa pro
menade du soir, au milieu des tombeaux du cimetière de
Saint-Gilgen.
Un saint calme régnait autour de lui ; la fièvre du cœur
était apaisée;, il avait un moment de répit à ses peines, et il
rentra dans sa chambre le cœur en paix !
Quand lui viendra ce saint calme, cette douce tran
quillité, ce repos dont il a besoin? Il ne sait pas... Mais
les lieux où il se trouvait semblaient lui être providentiels
et avaient pour lui un charme, tout particulier; il résolut
d'y prolonger son séjour... de s'y désaltérer l'âme auprès
de ce lac qui était pour lui le puits de Bethesdé, et de
laisser partir Berkley tout seul pour les bains d'Ischl. Il se
disait qu'ici, dans la solitude de Saint-Gilgen, il attendrait
son retour.
Longtemps après qu'ils s'étaient retirés, chacun dans sa
chambre, Flemming réfléchissait tout seul à tout ce qu'il
avait souffert, et il se réjouissait du silence qu'il éprouvait
lui-même et de celui qui régnait autour de lui.
Il passa ainsi plusieurs heures sans s'en apercevoir, comme
s'il avait été perdu clans ses rêveries.
A la fin, la chandelle était usée; la mèche se noya dans
un restant de suif liquide, et, en expirant, fit un gros soupir
qui le réveilla.
Il alla à sa fenêtre et il regardait dans l'obscurité de la
nuit. Il était très-tard. Deux fois déjà, depuis minuit, le
temps, ce grand orateur de la chaire, comme un prêcheur
au temps des puritains, avait tourné l'aiguille marquant
l'heure, sur sa chaire élevée, le cadran au haut du beffroi
de l'église, et vint encore, avec son sermon, tonnant au-des
sus du village et de la congrégation gisante dans le cimetière;
mais ni les uns ni les autres ne l'entendirent pas; ils étaient
HYPÉRION.
endormis dans leur étroite demeure, c'esl-à-dire, les uns dans
leur lit et les autres dans leurs tombes.
Peu après le coq chanta; et le ciel nuageux, comme l'apô
tre qui renia son Seigneur, pleura amèrement.
CHAPITRE VI.

SAINT - WOLFGANG.

La matinée était délicieuse au-delà de toute expression. La


chaleur du soleil était intense, mais une légère brise rafraî
chissait l'air. Les oiseaux n'avaient jamais chanté autant ni
si purement.
Les fleurs exhalaient un suave parfum, étalées sur la
fenêtre et sur la table; les roses, les géranium, les cactus
d'un rouge délicat, sont tous si beaux qu'en vérité le poète
allemand nous semble avoir eu raison d'appeler les fleurs,
les étoiles dans le firmament de la terre.
Au dehors, tout est tranquille. Vis-à-vis la maison était
l'école du village; il y avait là deux arbres parasites dont les
branches étaient étendues et clouées sur les blanches
murailles, comme les ailes d'une cerf-volant; là les verges
poussent.
A l'ombre de ces arbres et sur un banc, à la porte, sont
HYPÉR1ON. :>\
assises les filles de l'école; et les petits drôles, nu-pieds dans
leurs pantalons, répètent leur leçon en plein air.
La cloche sonne midi; et ils disparaissent, un par un;
ils vont dans leur demeure, comme des abeilles au fond de
leur ruche.
A la porte de la maison voisine était assise une pauvre
femme, tricotant à l'ombre; et en face d'elle, une fontaine
jetait son eau fraîche et claire dans un bac de bois.
Une voiture de voyage, dételée, était à la porte de l'au
berge; et un postillon, en jaquette rouge, parlait avec le maré
chal ferrant; celui-ci portait des guêtres de toile bleue et un
tablier de cuir.
A côté est une écurie; et plus loin, une rangée de maisons
et l'église du village. Des ouvriers réparaient le Beffroi et
travaillaient au clocher. Plus loin encore et du haut des toits,
on apercevait le lac de Saint-Wolfgang. Là coule une eau
limpide et nulle part plus belle ni plus brillante; ses flots
aux teintes vertes, bleues et blanches, brillent comme l'ar
gent et coulent d'une manière imperceptible à l'œil; et au-
dessus, se déroule une suite de rochers nus, en forme de
colonnades, surmontés de montagnes couvertes de sapiniè
res. Tout cela forme un tableau scénique des plus attrayants
et que Flemming regardait de sa fenêtre, de très-grand
matin, quelques instants après le départ de Berkley. Il était
enchanté de la tranquillité qui régnait dans cet endroit; il
en devenait plus calme lui-même.
Son cœur se plaignait moins dans le silence profond du
village; c'est ainsi que nous baissons naturellement le ton
de notre voix, quand ceux qui nous entourent parlent tout
bas.
Il prit de l'intérêt à tout ce qui l'entourait, jusqu'aux cho
ses les plus futiles en apparence; et si le paysage était agréa
HYPÉRION,
ble à sa vue, son cœur aussi s'apitoyait sur le sort d'une pau
vre femme qui était assise et tricotait devant la porte.
C'était une pâle et douce figure, avec des traits plus déli
cats que ceux qu'on rencontre d'ordinaire chez les paysannes.
Elle portait aussi l'empreinte de longues souffrances.
Pendant qu'il la regardait, un enfant tout difforme sortit
de sa chétive demeure et vint s'asseoir sur ses genoux. Elle
le caressait avec la plus tendre affection. C'était son propre
infant, en qui elle contemplait ses propres traits, qui avaient
été beaux chez elle, mais qui étaient maintenant défigurés
et à peine reconnaissables; elle le contemplait comme parfois
on regarde sa propre face, réfléchie sur la surface d'une
cuiller.
La difformité de l'enfant et la tendresse de la mère inté
ressaient vivement Flemming. L'hôtelière lui raconta une
partie de l'histoire de cette pauvre femme. Elle était la veuve
d'un maréchal-ferrant qui était mort peu de temps après son
mariage, mais elle lui survécut pour devenir mère, comme
dans lesgrands arbres, immédiatement après une fécondation,
la fleur mâle se flétrit et meurt, tandis que la fleur femelle
survit et produit un fruit à maturité. Mais hélas! elle mit
au monde un enfant difforme. Ses yeux maternels, pleins de
tendresse et de pitié, ne brillaient que pour lui ; elle l'aimait
davantage, à cause de sa difformité; et dans son cœur, elle
disait, comme les Mexicains disent à leurs nouveaux-nés :
— « Enfant, tu es venu dans ce monde pour souffrir;
endure et porte ta peine. »
Quoique pauvre, elle n'était pas entièrement dans le
besoin ; car son mari lui avait laissé, outre l'enfant difforme,
un revenu d'assurance sur la vie, en descendant lui-même
dans une tombe du cimetière.
Durant la semaine, elle travaillait pour autrui, et le
HYPÊRION. 53
dimanche pour elle-même, en allant à l'église et en lisant la
sainte Bible. Sur l'un des feuillets blancs de celle-ci, elle
avait écrit le jour de sa naissance et celui de son enfant ainsi
que le jour de leur mariage et celui de la mort de son époux.
Elle rivait pauvre, patiente et résignée. Son cœur était une
fleur de la passion, portant avec elle la couronne d'épines
et la croix du Christ. Elle avait du Ciel peu d'idées et toutes
simples. Elle rejetait la doctrine qu'il y avait une place de
constante activité et non de repos, et croyait que quand elle
y serait arrivée, elle ne travaillerait plus, mais qu'elle serait
assise, vêtue d'un tablier blanc, et chanterait des psaumes.
Comme Flemming était assis à sa fenêtre, méditant sur
ees choses, il rendait un nouvel hommage, dans son coeur, à
la beauté et à l'excellence du caractère de cette femme. Il
pensa alors aux absents et aux morts; et il s'écria, avec des
larmes qui lui roulaient dans les yeux :
— Remercierai-je Dieu pour l'été vert et l'air moëlleux et
les fleurs et les étoiles, et pour tout ce qui rend ce monde si
beau? et non pour ces beaux et bons êtres que j'ai connus?..
Est-ce que leur présence ne m'a pas été plus douce que les
fleurs? Est-ce qu'ils ne sont pas plus grands et plus saints
que les étoiles? Est-ce qu'ils ne sont pas pour moi pins que
toute autre chose?
Ainsi se passa sa matinée en réflexions.
Dans l'après-midi, comme il se disposait à aller se prome
ner le long du lac, suivant sa coutume, une chaise de poste
s'arrêta devant la porte et, à son grand étonnement, il en vit
descendre Berkley.
La première chose que fit celui-ci fut de donner un vigou
reux coup de fouet au maître de poste, qui se tenait devant
la porte et qui répondit gentiment à l'injure qui lui était
faite : Oh! cessez, je vous prie, je suis estropié...
T. II. 4
'Si HVPÉRION.
Sur quoi Berkley cessa, et en place commença à secouer
sa femme par les épaules et lui ordonna son dîner, en
anglais.
Mais tout cela n'était qu'une gentillesse à sa manière et
faite de bonne humeur et d'une figure si fraîche et si riante
qu'on ne pouvait pas le prendre en mauvaise part.
— Ainsi, vous êtes revenu beaucoup plus tôt que vous ne
l'aviez projeté? dit Flemming, après les premières salutations
d'amitié.
— Oui, répliqua Berkley; je me suis ennuyé à Ischl
très ennuyé. Je n'y ai pas trouvé les amis sur lesquels je
complais. Maintenant je vais retourner à Salzbourg et de là à
Gastein. Là je les trouverai certainement; vous devez m'ac-
compagner.
Flemming refusa l'invitation, et proposa à Berkley de l'ac
compagner dans sa visite au lac.
— Vous entendrez le vaste écho de Falkenstein,lui dit-il,
et contemplerez la scène de la tragédie de la fiancée; ensuite
nous passerons jusqu'au village de Saint-Wolfgang, que
vous n'avez pas encore vu, si ce n'est de loin, à travers le
lac.
— Volontiers; je vous consacre cet après-midi ; car demain
nous nous séparerons une fois de plus ; et qui sait quand
nous pourrons nous rencontrer de nouveau?
Ils allèrent donc ensemble du côté de l'eau, sans plus de
délai, et prirent une barque à deux avirons qui était à l'an
cre dans une petite baie à l'est, à l'abri d'un rocher stérile,
au haut duquel était placé un petit monument blanc, exposé
aux rayons du soleil.
Ce monument, dit un des mariniers, vigoureux garçon en
culottes de cuir, a été élevé par un boucher à la gloire de
saint Wolfgang qui l'a préservé d'être noyé. Il était, un
HYPÉRION. 5Ï>
jour, conduisant un bœuf au marché, le long de la rive
opposée, quand l'animal, effrayé, s'élança dans l'eau et en
nageant vint déposer sur la plage, le boucher qui était
cramponné à son dos.
— Et pensez-vous, dit Berkley, qu'il n'aurait pas pu faire
cela, sans l'assistance de saint Wolfgang?
— Sans doute que non ! répondit le garçon aux culottes
de cuir... et l'Anglais se mit à rire. De là ils côtoyèrent la
rive jusque dans un bas promontoire sur lequel s'élevait un
autre monument, en commémoration d'un événement bien
plus tragique.
— Ceci est la place dont je parlais, dit Flemming, pen
dant que les mariniers restaient sur leurs avirons. Le mélan
colique et affreux événement que ce monument rappelle est
arrivé, il y a plus de deux cents ans.
C'était en hiver et il y avait là une partie de noces sur la
glace; et au beau milieu de la danse, la glace se brisa, et
toute la joyeuse compagnie fut noyée ensemble, excepté les
musiciens qui se tenaient à terre.
Ils regardèrent en silence ce monument; et à la vue de
l'eau bleue et tranquille, sous laquelle les squelettes des
danseurs étaient ensevelis, se tenant par la main, leurs
cœurs étaient émus.
Le monument est en pierre, peint en blanc, avec une toi
ture au-dessus pour le préserver du vent et de la pluie.
Dans une niche, vis-à-vis, est une petite image du Sauveur,
représenté assis : une inscription sur une tablette de mar
bre, au-dessous, dit qu'elle a été placée là par Longinus
Walter et sa femme Barbara Juliana, de Hainberg, qui,
depuis longtemps, sont tous les deux réduits en poussière et
enterrés à côté l'un de l'autre, dans un cimetière.
Ce brisement de glace a été fait par vengeance, dit Ber-
11YPKIUON. 57
en dessous une inscription envieux caractères allemands; ils
lurent :
« Je suis érigée en l'honneur de saint Wolfgang; l'abbé
Wolfgangs Habel de Emensee m'a élevée pour l'usage et le
plaisir des pauvres pèlerins. Je n'ai ni vin ni or à offrir; mais
heureux sera celui qui se désaltérera de mon eau. Ce monu
ment a été fini dans l'année quinze cent quinze. Que Dieu
soit loué !... »
Pendant qu'ils étaient à déchiffrer les caractères difficiles
de cette pieuse inscription, un prêtre du village descendit
un escalier élevé qui conduisait à la maison de cure de
l'église, et salua les étrangers avec politesse. Après lui avoir
rendu ses salutations, notre fou anglais, sans autre préam
bule, lui demanda combien d'enfants naturels naissaient
annuellement dans sa paroisse.
Cette question parut étonner le bon père; mais il y répon
dit civilement, ainsi qu'à plusieurs autres questions que
Flemming trouvait indiscrètes au point qu'il finit par dire au
prêtre, en forme d'apologie :
— Veuillez excuser notre curiosité; nous sommes étran
gers, de pays éloignés; mon ami est anglais et je suis amé
ricain.
Berkley toutefois ne gardait pas si facilement le silence.
Après quelques moments de conversation, il se mit à parler
le plus exécrable latin possible, dont les seuls mots intel
ligibles étaient :
« Plurimum révérende, in christo religiosissimo, ae cla-
rissime domine, neenon et amice observandissime ! Petrus
sic est locutus : Bec argentum mihi, necaurum est; sed quod
habeo, hoc tibi do; surge et ambula ! »
II paraissait parler de la fontaine, et le prêtre répondit
avec amabilité :
HYPÉRION. 5!)
Sa contenance était assurée et calme, mais ses longs yeux
bleus avaient une expression fauve, triste et mystérieuse.
Flemming pensa que la conversation en latin allait recom
mencer, avec plus de poudre et des canons plus lourds. Il
était dans l'erreur. L'étranger le salua en allemand et lui dit
qu'ayant appris qu'il était de l'Amérique, il se permettait de
venir à lui pour le questionner sur cette contrée éloignée,
pour laquelle il était sur le point de s'embarquer.
Il n'y avait rien de particulier ni dans ses manières ni
dans les questions ou les observations qu'il faisait. Ce n'était
qu'observations et questions usuelles en ce qui concerne les
villes, le climat et le passage sur mer.
A la fin, Flemming lui demanda le motif de son voyage en
Amérique. L'étranger s'approcha de lui et, d'une voix basse,
lui dit avec emphase :
— Le saint homme Frédéric Barroga , missionnaire parmi
les Indiens à la Croix, sur le lac Supérieur, est revenu à
Krain, sa patrie, et je suis choisi du Ciel pour y aller à sa
place, comme ministre extraordinaire du Christ, pour unir
toutes les nations et tous les peuples en une seule Eglise !
Flemming était presque troublé de la singulière ardeur
avec laquelle il prononçait ces mots, et il le fixa attentive
ment, pensant voir la face d'un fou. Mais le regard modeste
et sans prétention de cette face tranquille ne changeait pas;
seulement, dans ses yeux, brillait une lumière douce et mys
térieuse, comme si des chandelles avaient illuminé son cer
veau pour en faire jaillir la lumière.
— C'est là certainement une haute vocation, lui dit-il en
réponse. Mais êtes-vous certain que ce ne soit pas une hallu
cination? êtes-vous certain d'avoir été choisi du Ciel pour ce
grand travail?
— J'en suis certain, répondit l'Allemand, avec ce ton plein
60 HïpÉmopi.
de calme et de sérénité qui déconcertait son interlocuteur;
et si saint Pierre et saint Paul descendaient du Ciel pour
m'en donner l'assurance, ma foi n'en serait pas plus forte
qu'elle n'est maintenant.
Ma mission m'a été manifestée par un grand nombre de
signes et de miracles ; je ne puis pas douter ni hésiter plus
longtemps : j'ai entendu clairement la voix de l'esprit, qui me
parlait la nuit , et je sais que je sais un apôtre, choisi pour
ce travail.
Tel était le calme enthousiasme avec lequel il parlait que
Flemming ne put s'empêcher de l'écouter. Il s'intéressait
vivement à cet étrange personnage; celui-ci semblait sous
l'impression d'un sentiment de crainte, et, après quelques
moments d'hésitation, il continua :
— Si vous désirez savoir qui je suis, je peux vous le dire
en quelques mots ; je présume que vous ne trouverez pas
mon histoire sans intérêt.
Et il se mit à raconter les circonstances qui sont recueillies
dans le chapitre suivant.
CHAPITRE VII.

l'histoire du frère bernardin.

Je suis né dans la ville de Stein, au pays de Krain. Ma


mère Gertrude, femme pieuse, me chantait des psaumes et
des cantiques dans ma jeunesse;; et souvent je me réveillais
la nuit et je la voyais encore assise auprès du foyer, travail
lant patiemment, et je l'entendais chanter une hymne au
Ciel ou bien, quand elle cessai! de travailler, bien avant dans
la nuit, elle priait... C'était pour moi qu'elle priait.
Vous le voyez, dès ma plus tendre enfance, j'ai aspiré
l'haleine des pieuses pensées.
Plus lard je vins à Laybach, pour y étudier la théologie;
et après les études usuelles, je fus ordonné prèlre. Je pris
soin des âmes; la mienne était remplie de cette idée qu'un
jour tous les peuples de la terre se réuniraient en une seule
Église.
A cette époque, mon cœur était lourd, quand je considérais
combien de nations encore n'ont rien entendu du Christ et
t>2 HYPÉRION.
combien ceux qui s'appellent chrétiens sont divisés en sectes
sans nombre, et combien il en est aussi qui ne sont chrétiens
que de nom !
Je me déterminai à me dévouer à ce grand travail d'une
Église universelle, et, dans cette vue, à me sacrifier entière
ment à l'étude des Évangélistes et des Saints-Pères.
Je me retirai au cloître des Bénédictins de Saint-Paul,
dans la vallée de Lavant. Le père confesseur dans la nonnerie
de Lank me fortifiait dans ma résolution.
J'ai longtemps conversé avec cet ange de Dieu, sous la
forme d'un homme, et la bénédiction qu'il m'a donnée à son
lit de mort a profondément ému mon âme. Le prince-abbé
Berthold, de sainte mémoire, était alors prieur du couvent
des Bénédictins ; il me reçut avec bonté et me laissa à la
bibliothèque, où je puisais avec ravissement, dans ces vastes
folios des pères chrétiens, desquels, comme d'un arsenal, je
retirais des armes pour la guerre sainte.
Dans cette étude se passa l'année de mon noviciat;
je devins un moine franciscain et je pris le nom de frère
Bernardin.
Alors le cours de ma vie ne changeait pas; je quittais rare
ment le cloître et je restais enfermé dans ma cellule, fouillant
dans les volumes de la sainte sagesse.
Vers ce temps-là, le vieux confesseur à Lank vint à
mourir. Son décès me fut révélé dans un rêve. C'était après
minuit, et je pensais que j'étais venu à l'église pour prier et
qu'elle était brillamment illuminée. Le corps mort du véné
rable saint s'y trouvait exposé ; il y avait un grand rassemble
ment de personnes, et il me parut que je montais en chaire
pour prononcer son oraison funèbre; et comme j'en montais
les marches, les mots de mon texte me vinrent à l'esprit :
« Bénie dans la vue du Seigneur est la mort de ses saints. »
HYTÉRION. 63
Mon oraison funèbre commença avec une verve exaltée,
et. je me réveillais par un Amen qui expirait sur mes
lèvres.
Quelques jours après, j'appris que le vieillard était mort
précisément cette nuit-là même.
Après cet événement, je devins triste et mélancolique; je
fis de vains efforts pour sortir de mes sombres pensées. Il me
fut impossible d'étudier plus longtemps; je ne pouvais plus
trouver de contentement dans le cloître, et je pensais sou
vent à le quitter.
Une nuit que j'étais allé au lit de bonne heure, selon ma
coutume, et que j'étais déjà endormi, je fus tout à coup
réveillé par une lumière brillante et miraculeuse qui res
plendissait tout autour de moi et me remplissait d'un céleste
ravissement.
Peu après, j'entendis une voix qui prononçait distincte
ment ces mots, en langue slavonienne : « Reste dans le
cloître!... » C'était la voix de ma défunte mère; j'en fus
rempli de crainte, et je ne vis rien que la brillante lumière,
qui disparut après que ces mots furent prononcées.
Cependant ma chambre était encore éclairée comme de
jour, et je crus que j'avais dormi plus tard que d'habitude.
Je regardai à ma montre et je vis qu'il n'était qu'une heure.
Soudain la lumière disparut et je restai dans l'obscurité.
Au matin je me levai, comme un nouveau-né, l'esprit
plein de la lumière miraculeuse et des paroles sorties de la
bouche de ma mère.
Ce n'était pas un rêve; je sais que c'était la volonté de
Dieu que je restasse au couvent, et je commençai alors à
me livrer à des études sérieuses. Je lus toute la Bible, plu
sieurs fois, dans son texte original; j'étudiais les Pères par
ordre chronologique.
HYPKRION.
Souvent après l'apparition de la lumière, j'étais réveillé
à la même heure, et bien que je ne visse point de lumière et
que je n'entendisse rien, je n'éprouvais pas moins une céleste
consolation.
Quelque temps après, un important événement survint
au cloître. En l'absence du vicaire de l'abbé, je fus chargé
de prêcher le sermon d'actions de grâces pour la fête après
la moisson. Pendant la semaine, le prieur-abbé Berthold vint
à mourir et mon sermon fut tout à la fois un sermon d'ac
tions de grâces et une oraison funèbre. Peut-être n'est-il pas
hors de propos que je dise que cette circonstance me fit
désigner pour prononcer l'oraison funèbre aux funérailles
de feu le prince-abbé, prince spirituel régnant en Alle
magne. C'était un homme de Dieu et qui méritait cet
honneur.
Un an après cet événement, je fus nommé professeur de
commentaires de la Bible, à Klagenfurt, et je quittai le
couvent pour toujours. Je restai dix années à Klagenfurt,
attaché à la même maison, et mangeant à la même table que
dix-sept autres professeurs.
Naturellement leur conversation me suggéra de nouveaux
sujet d'études et me fil connaître bien des ouvrages que je
n'avais jamais lus auparavant.
Un jour, étant à table, j'entendis raconter que Maurus
Capellari, un moine de Camaldoli, avait été élu pape sous le
nom de Grégoire XVI. Il passait pour un homme érudit,
ayant beaucoup écrit. J'étais, à cette époque, un ferme
croyant dans l'infaillibilité du pape, et quand j'entendis citer
ses ouvrages, je fus pris d'un désir irrésistible de les lire.
Je cherchai à me les procurer, mais ils ne se trouvaient
nulle part
A la fin, j'appris que son ouvrage le plus important, le
HYPÉRION. 6S
triomphe du Saint-Siége et de l'Église, avait été traduit en
allemand et publié à Augsbourg. Bientôt je me procurai ce
précieux volume et je commençai à le lire avec un profond
respect. Mais plus je lisais et plus j'étais frappé d'étonne-
ment. Le sujet était pour moi du plus vif intérêt, et je ne
pus laisser là le livre sans l'avoir lu auparavant avec la plus
sérieuse attention.
Mes yeux s'ouvrirent alors. Je vis devant moi un moine
qui avait été élevé dans un cloître italien, et qui certaine
ment avait lu beaucoup, mais seulement tout ce qui pouvait
le fortifier dans les illusions dangereuses de la jeunesse, et
avait complétement négligé les études qui doivent le plus
occuper un évéque, afin de travailler au salut de l'homme.
Et je compris en même temps que c'était la le plus solide
instrument pour abattre la muraille qui sépare le chrétien
du chrétien.
Je vis, bien qu'obscurément encore, le chemin dans lequel
l'union des chrétiens en une seule et fidèle église pourrait
s'accomplir.
Je ne sais pas duquel des deux je devais être le plus
étonné, de mon propre aveuglement pour que dans toutes
mes études précédentes je n'eusse pas aperçtfceque la lecture
de ce simple livre me rendait manifeste, ou de l'aveuglement
du pape qui avait entrepris de justifier de pareilles folies,
sans s'apercevoir à l'instant même qu'il se plongeait dans une
fatale erreur.
Mais depuis que j'ai appris d'une manière plus efficace les
voies du Seigneur, je ne suis plus étonné maintenant; mais
seulement je prie la divineProvidencequi, d'une façon si mys
térieuse, prépare tous les peuples à être unis dans une seule
et fidèle Église. Je ne crois plus à l'infaillibilté [du pape. Non,
et je crois même qu'au grand préjudice de l'humanité, il
66 HYPÉRION.
demeure dans une erreur fatale. Je sens cependant que
maintenant le temps est venu où je dois me produire moi-
même et que je trouverai en Amérique une paroisse et une
école; que je deviendrai le guide spirituel des hommes et la
précepteur des enfants.
C'était alors et dans cette vue que j'écrivis en langue
latine mon grand ouvrage sur les commentaires de la Bible;
mais en Allemagne, il ne me fut pas permis de le publier.
Le censeur de la presse autrichienne ne trouve pas le temps
de le lire; et pourtant je pense que, si j'ai dépensé tant de
jours laborieux et tant de nuits sans sommeil à l'éerire, cet
homme devrait pareillement trouver assez de temps, non seu
lement pour le lire, mais pour examiner un à un tous mes
raisonnements et pouvoir m'indiquer chaque erreur qu'il y
trouverait. Nonobstant cet obstacle, l'esprit ne me laissa pas
en repos, mais me poursuivit toujours puissamment à la
perfection de mon grand ouvrage.
Un matin, j'étais à écrire, sous l'influence particulière de
l'esprit, sur la confusion des langues, la division des peuples
et l'importance d'une étude philosophique comparative, au
point de vue de leur union en une seule église. J étais si
absorbé dans mes pensées que je vins tard dans la salle
d'études, et, après ma leçon, je retournai dans ma ebambre
et je me mis à écrire, jusqu'à l'heure du midi. Au dîner, un
des professeurs demanda si quelqu'un avait vu l'étoile dont
on parlait tant. Le professeur de physique dit que l'étudiant
John Schminke était accouru à lui en toute hâte, le sup
pliant de sortir avec lui pour voir cette miraculeuse étoile.
Mais, étant incrédule, il ne se pressait pas, et, comme il
sortait, l'étoile avait disparu.
Quand j'entendis parler de cette étoile, mon âme était
remplie d'étonnement et il me semblait entendre une voix
HYPÉRIOti. G7
médire: le grand temps approche; poursuis infatigablement
ta tâche. Je rencontrai l'étudiant et lui demandai, comme
Hérode, à quel moment l'étoile lui était apparue. Il m'in
forma qu'au moment même que l'horloge sonnait huit heu
res, et qu'il sortait de sa maison pour venir au collége, il
vit sur la place une foule de personnes qui regardaient une
brillante étoile. C'était précisément à cette même heure que
j'étais seul dans ma chambre à écrire sur l'importance de la
philosophie comparative pour arriver à l'union de toutes les
nations. Je sentis que mon heure était venue; étrangement
surexcité, j'allais et venais dans ma chambre.
La nuit survint; j'allumai ma lampe et tirai les rideaux
de la fenêtre; après quoi, je me disposai à lire. Mais à peine
j'avais mon livre en mains, que l'esprit commença à m'exci-
ter et me pressa d'arriver à une résolution décisive et sans
remise. Je fis alors secrètement le vœu de faire un voyage en
Amérique. Soudain, mes pensées troublées s'apaisèrent; mon
cœur se remplit d'un ravissement extraordinaire. Je me mis
à lire jusqu'à l'heure du souper. On parla à table d'un
météore rouge et radieux qui venait d'être aperçu dans l'air,
an sud-est de Klagenfurt, et avait tout à coup disparu avec
un bruit sourd et profond. C'était encore au moment même
que j'avais pris la résolution finale de quitter ma patrie.
Chaque grand projet et chaque événement de ma vie a été
emblasonné et accompagné de messagers divins — les voies
de la mort; la brillante étoile du matin se montrait à la
clarté du jour, et le météore rouge au crépuscule.
Maintenant je me prépare sérieusement pour mon pro
chain départ. La chambre que j'occupais a été jadis la
bibliothèque d'un couvent de franciscains. Une mince cloi
son seulement la séparait de l'église. Dans cette murailleétait
une niche avec de pesantes portes de fer et qui avait servi
H8 BVPÉR10N.
aux franciscains à y déposer les livres défendus. Là aussi,
je conserve mes papiers et mon grand ouvrage sur les
commentaires bibliques. L'intérieur des portes était couvert
d'horribles caricatures de Luther, Mélanchton, Calvin et
autres grands hommes. Je. les ai souvent regardés avec la
plus profonde mélancolie, en pensant que ces grands hommes
avaient combattu avec Satan, dans l'église.
Mais ils ont été persécutés, dénoncés, condamnés à
mort. Ainsi peut-être sera ma destinée. J'y pense souvent et
je m'aguerris contre la crainte de la mort. J'étais dans une
constante appréhension que la police vint à faire une
recherche dans ma chambre, durant mon absence, et en
examinant mes papiers découvrît ma doctrine et mes des
seins; mais l'esprit me dit : — sois tranquille, je rendrai
les yeux de tes ennemis assez aveugles pour qu'il ne leur
arrive pas de penser jamais à tes écrits.
Enfin, après bien des difficultés et des tentations du dia
ble, je suis sur le point de partir pour l'Amérique. Hier j'ai
pris congé de mon meilleur ami, Grégoire Kuscher, à Hall-
stadt. Il me parut rempli du Saint-Esprit et m'encouragea
merveilleusement dans mes projets. Tous les célestes élus
me souriaient et étaient dans la joie. Le vieillard m'embrassa
à mon départ, et je gravis la montagne comme si des nuages
m'avaient porté dans leurs bras. Non loin de son sommet,
est une nouvelle avalanche de neige sur laquelle aucun pied
n'avait encore osé passer : Ce fut là ma dernière tentation.
Ah! m'écriai-je fortement, Satan m'a préparé ce piège;
mais je veux le vaincre avec des armes courageuses. Je me
ruais sur la traitreuse neige avec une foi plus grande que
celle de saintPierre marchant sur les eaux du lac de Galilée,
et je descendis la montagne, tandis que les rochers à son
sommet brillaient encore au soleil couchant.
HYPÉR1ON filt
Dieu a jeté sur moi un regard souriant; je pars plein de
courage et d'espoir.
A Noël prochain, j'excommunierai le pape.
En disant ces mots, il prit congé de moi, doucement et
majestueusement, comme un homme ayant la conscience des
grands événements qui l'attendent, et il entra dans l'égHse
avec l'autre prêtre.
Flemming ne pouvait pas sourire, comme Berkley le fit;
car, dans ce solitaire et étrange enthousiaste qui venait de le
quitter, il ne vit qu'une autre victime mélancolique d'une vie
agitée dans la solitude et dans les travaux excessifs d'un cer
veau malade. Il comprit aussi combien il était triste d'aller
Mendier ainsi les sympathies des autres hommes, de se
constituer ainsi une sorte de mendiant aveugle, pour quêter
un bon souhait ou une prière.
Le soleil était à la fin de sa course; et nos deux voyageurs
traversaient silencieusement le lac pour retourner à Saint-
Gilgen, au milieu des froids nuages du soir.
L'horloge du village sonnait neuf heures, comme ils débar
quèrent; et Berkley voulant partir de grand matin, ils ne
tardèrent pas à se mettre au lit. En souhaitant la bonne nuit
à Flemming, Berkley lui dit :
— Je ne vous verrai pas au matin; ainsi adieu, et que Dieu
vous bénisse. Souvenez-vous de mes dernières paroles. Toute
plaisanterie à part, un homme, dans ce monde, doit être l'un
ou l'autre, une enclumeou un marteau. Le souci a tué un chat!
— Je vous ai entendu répéter cela si souvent, répondit
Flemming en riant, que je finirai par y croire. Mais je doute
que le souci ait rasé sa joue gauche, après avoir donné son
mot, comme les Égyptiens ont coutume de le faire!
— Bah ! vous êtes maintenant à balayer les toiles d'arai
gnée de la rue! bonne nuit! bonne nuit!
70 HYPÉMON.
Un triste événement survint dans le voisinage, celte nuit-
li'i. L'enfant de la veuve mourut subitement. Malheur à moi !
— Ainsi pleura une mère sans enfant dans un des funèbres
chants de Greenland; — malheur â moi, que je doive regar
der à ta place et la trouver vacante ! En vain pour toi ta
mère fait sécher tes vêtements mouillés!
Si ce n'est dans de pareils mots, au moins dans les mêmes
pensées, la pauvre mère n'a- t-elle pas pleuré la mort de son
infant, en pensant à la place vacante et aux soins quoti
diens et aux sollicitudes de l'amour maternel?
Flemming vit de la lumière dans sa chambre et des
ombres allant çà et là, pendant qu'il se tenait à sa fenêtre et
qu'il contemplait la nuit silencieuse et la nue parsemée
d'étoiles; mais il ne se préoccupa pas de la triste tragédie
de famille qui venait de se passer sous des rideaux.
CHAPITRE VIII.

LES EMPnEINTES DE PIEDS DANGES.

C'était un dimanche au matin, et les cloches de l'église


étaient en branle. Les cloches des villages voisins répon
daient solennellement, et leurs joyeux sons, flottant dans
l'air léger, se mêlaient dans un harmonieux concert, comme
le son lointain d'un orgue qui résonne dans la nue... et
puis les sons cessèrent; et les forêts et les nuages, et tout le
village et l'air lui-même, tout semblait être en prières... tout
demeurait en silence.
Deux vieillards vénérables, prêtres d'un rang élevé,
étaient en visite pastorale dans le pays. Ils montèrent majes
tueusement les marches de l'escalier qui conduisait à la
chaire à prêcher, comme autrefois Moïse et Aaron vinrent
sur le mont Thabor et, comme eux, à la vue de toute la con
grégation, car la chaire à prêcher était en face et très élevée.
Paul Flemming n'oubliera jamais le sermon qu'il entendit
7i BYPÉRiOX.
ce jour-là, — non, lors même qu'il vivrait aussi vieux que
celui qui l'a prononcé.
Le prédicateur avait pris pour son texte : « Je sais que
mon rédempteur est venu. »
Ce texte était consolant pour la pauvre et pieuse veuve,
qui se tenait aux pieds de la chaire, toute en noir et le cœur
brisé.
Le prêtre ne dit rien des terreurs de la mort, ni de l'obscu
rité de la demeure étroite; mais, planant au-dessus de ces
choses et de ces simples événements auxquels l'imagination
en travail donne de l'importance, il s'attacha à parler à ses
auditeurs de l'innocence de la jeunesse sur la terre et de la
sainteté de l'enfance dans le Ciel; il dit comment le seigneur
Jésus a été un enfant charmant, et que maintenant les âmes
des petits enfants qu'il appelait à lui se promenaient avec lui
dans le Ciel et cueillaient des fleurs dans les champs du
paradis. Bon vieillard ! au nom de l'humanité, je te remercie
pour tes paroles de consolation; et plus que moi aussi, la
mère éprouvée te remerciera; car, depuis ce baume que tu
as porté dans son cœur, elle pleurait en secret son enfant,
mais au moins

« Elle savait qu'il était avec Jésus...


Et ne le redemanda plus. »

Après le sermon, Paul Flemming se promena seul dans le


cimetière. Il n'y avait personne, sauf un petit garçon qui
jouait à la pêche â la ligne, dans une fosse ouverte et à moi
tié remplie d'eau.
Mais, quelques instants après, une procession funèbre sor
tit de l'église et enlra dans le cimetière par la porte grillée,
sous le Beffroi. Un prêtre, vêtu d'un surplis blanc, marchait
I1VPKR1ON.
en lête; il chantait un psaume. Paysans, vieux et jeunes, le
suivaient en silence, portant dans leurs mains des cierges
allumés. Une jeune fille portait, dans ses bras, un petit
enfant mort, enveloppé dans son linceul. La fosse étail
ouverte au pied de la muraille, ptès de la porte de l'église;
un vase rempli d'eau bénite était auprès.
Le fossoyeur prit l'enfant des bras de la jeune fille, et le
plaça dans un cercueil; el, comme il le mettait dans la
tombe, la jeune fille jeta sur lui une croix lapissée de roses:
et le prêtre et les assistants chantèrent une hymne
funèbre.
Quand la cérémonie fut terminée, le prêtre arrosa d'eau
bénite la tombe et l'assistance; et puis tous rentrèrent dans
l'église, chacun s'arrêtant en passant devant la tombe, pour
jeter dessus une pelletée de terre et l'asperger d'eau bénite.
Quelques instants après, on entendait la voix du prêtre,
qui disait une messe, dans l'église.
Flemming regardait le vieux fossoyeur, aux cheveux gris
et sans dents, qui foulait, de la semelle clouée de ses sou
liers, la terre fraîche, sur la tombe du petit enfant. Il s'ap
procha de lui et lui demanda l'âge du décédé. Le fossoyeur
s'appuya un instant sur sa bêche et lu ussant les épaules
répliqua :
— « Seulement une ou deux heures. Il est né dans la nuit
et il est mort ce matin, de bonne heure.
C'est une bien courte existence, dit Flemming. L'enfant
parait n'être venu au inonde que pour être enterré et avoir
son nom recueilli sur une croix de bois.
Le fossoyeur finit sa besogne, sans donner une réponse.
Flemming se promena encore parmi les tombes, et, en
lisant les inscriptions, il s'étonnait que l'homme ait pris à
tâche de rendre la mort terrible et la tombe dëgoùlanle.
74 0TPÉr,KJ5.
Dans le temple de Jtriton à Elis, le sommeil et son frère
jumeau, la mort, étaient tous les deux représentés comme
des enfants se reposant dans les bras de la nuit.
Sur les divers monuments funèbres des anciens , le génie
de la mort est sculpté, représenté par un bel enfant se repo
sant sur une torche renversée, dans l'attitude du repos, les
bras pliés et les pieds en croix.
Dans ces formes pacifiqnes et attrayantes, l'imagination des
anciens poètes et des sculpteurs a représenté ta mort qui
ne paraissait point, comme aujourd'hui -, entourée d'un
cortége effrayant.
C'étaient des hommes, ces poètes et ces sculpteurs, dans
l'âme desquels la religion de la nature était comme la
lumière des étoiles, belle mais faible et froide 1
N'est-il pas étrange que, dans ces derniers jours, cet ange
de Dieu, qui, d'une main gentille, nous eonduit dans le pays
des trépassés, dans la terre du silence, ait été transformé
en un être monstrueux et effrayant! Tel est le porc hideux
sur un cheval blanc! Tel est le squelette affreux avec une
faux et un cadran — ce faucheur dont le nom est la Mort !
L'un des sujets les plus populaires de poésie et de pein
ture au moyen âge, et qui s'est continué jusqu'aux temps
modernes, était la danse de la mort. Aussi dans presque
toutes les langues, est-elle décrite l'apparition du sombre
spectre, mettant un soudain arrêt à toutes les affaires de la
vie et conduisant les hommes dans la remarquable retraite de
la tombe. Elle est écrite dans un ancien poème espagnol et
peinte sur un pont de bois en Suisse.
Les peintures de Holbein sont bien connues; ce qu'elles
offrent de plus frappant, c'est un groupe d'enfants assis à la
ronde à l'intérieur d'un cottage, et la mort vient les saisir un
à un et les conduit dehors. L'enfant se laisse conduire, tran
nvpÉRiON. 7a
quillemcnt, irrésistiblement. Il ne parait pas souffrir, mais
seulement étonné, tandis que les autres enfants pleurent,
et vainement tendent leurs petites mains jointes vers leur
frère qui part. C'est une peinture très belle dans toutes ses
parties, hormis le squelette; il eût été préférable de lui sub
stituer un ange, avec des ailes déployées et une torche ren
versée.
A cette heure du jour, la chaleur était brûlante et le soleil
brillait de tout son éclat. Une petite chapelle, dont la porte
était ouverte, semblait inviter Flemming à y entrer et à y
jouir de sa bienfaisante fraîcheur.
Il y entra. Il n'y avait personne. Les murailles étaient cou
vertes de peintures et de sculptures du plus mauvais goût et
d'une exécution la plus grossière ; la chapelle renfermait aussi
des tablettes sépulcrales. Il n'y avait rien là qui pût élever
lame à la dévotion; mais, en ce moment, le cœur de Flem
ming était faible — faible comme celui d'un enfant.
Il se mit à genouxet pleura. Oh ! que d'espérances déçues,
que de souvenirs amers, quelle dose d'amour propre blessé
et d'amour non partagé étaient dans ces pleurs, à travers
lesquels il lut, sur une tablette de marbre incrustée dans
la muraille de la chapelle, en face de lui, cette singulière
inscription : >
t Ne regarde pas dans le passé avec tristesse ; le passé ne
revient plus. Améliore sagement le présent, pendant que tu
as le temps encore. Dépêche-toi de te joindre à l'avenir
inconnu, sans crainte et avec un cœur courageux. »
Il fut frappé de ces mots, comme si l'occupant inconnu de
cette tombe avait lui-même ouvert ses lèvres de poussière, et
lui avait apporté des paroles de consolation dont son âme
avait tant besoin et qu'aucun ami, en ce monde, ne lui avait
encore données. En un moment, les angoisses de ses pensées
76 HYPKRION
s'apaisèrent. La pierre était enlevée de la porte de son cœur;
la mort ne l'habitait plus, mais un ange habillé de blanc.
Il se releva, et ses yeux n'étaient plus troublés de pleurs ;
il regarda dans le ciel brillant du matin; puis il s'écria :
— Je veux être fort !
Quelquefois des hommes descendent dans les tombes,
poussés par le poignant désir de revoir une fois de plus les
faces de leurs amis trépassés, et, pendant qu'ils les regardent
couchés là si tranquillement, avec la même ressemblance
qu'ils avaient sur la terre, la douce haleine du ciel les tou
che, et leurs traits se décomposent et tombent en une masse
qui n'est plus que poussière.
De même, l'âme de Flemming descendit pour la dernière
fois dans la grande tombe du passé, avec les désirs déchi
rants de revoir une fois de plus les faces chéries de ceux
qu'il a tant aimés; et ils ne demeureront pas plus longtemps
en lui ; il les voit qui se réduisent aussi en poussière et qui
périssent.
Ses longues peines n'étaient plus... et il entendît distinc
tement que la grande porte du passé se refermait derrière
lui, comme le divin poète entendit la porte du paradis se
refermer sur lui, quand l'ange lui montra le chemin à tra
vers les montagnes saintes, et qu'il lui fut défendu pareille
ment de regarder en arrière.
Dans la vie de chaque homme, il y a de subites transitions
desentimentsqui semblent presque miraculeuses. A l'instant,
comme si quelque magicien avait touché les cieuxet la terre,
les noirs nuages se dissipent dans l'air ; le vent tombe et la
sérénité succède à l'orage.
Sans doute, les causes qui produisent ces changements
subits doivent avoir travaillé longtemps au dedans de nous;
mais les changements eux-mêmes nous paraissent inslanta
HYPKRION.
nés, el leur apparence sans cause suffisante. Il en était ainsi
avec Fleinming; et, de ce moment même, il résolut de ne
plus se laisser conduire dorénavant au gré du vent et des
rirconstances; — de n'être plus à l'avenir un jouet d'enfant
dans les mains de la destinée, que nous nous faisons nous-
mêmes ou que nous détruisons.
Il prit la ferme résolution de ne plus s'appuyer sur les
autres, mais de marcher dans sa propre possession et confiant
en lui-même, — de ne plus dépensera l'avenir ses années en
vains regrets, ni d'attendre l'accomplissement d'espérances
sans bornes, de désirs indiscrets; mais de vivre sagement
dans le présent, pareillement oublieux du passé et sans
prendre souci de ce que pouvait lui réserver un mystérieux
avenir.
De ce moment enfin, il devint calme et fort; il était
réconcilié avec lui-même. Ses pensées franchirent les mers
et se tournèrent vers le foyer domestique; il s'éleva en lui
un doux et indescriptible sentiment de joie et de paix.
Oui! c'est là, dans ma patrie, vers mon foyer, que doivent
se tourner mes pas errants! Je veux être un homme parmi
les hommes ! Je ne veux pas rester plus longtemps un rêveur
au milieu des nuages!
Que désormais ma vie soit une vie réelle et d'action ! Je
veux vivre dans ma propre sphère et ne pas la vouloir autre
ment qu'elle n'est. Là seulement la santé et la joie ! Là seu
lement la vie!...
« La vie qui au bout de votre carrière portera un défi à la
mort, et cette dernière l'acceptera et viendra, en disant : sois le
bien venu, ami! »

Pourquoi n'ai-je pas fait ces sages réflexions depuis long


temps? continua-t-il. Pourquoi n'ai-je pas prisplustôt cette
78 BYPÊRIO*.
sage résolution? Se peut-il qu'un résultat si simple ne puisse
sortir que d'un long et inextricable procès avec l'expérience!
hélas! il faut que le temps, de sa main insouciante, oit
tourné à moitié les feuillets de ce livre de la vie humaine, et
en ait attisé les feux dévorants de nos passions, jour par
jour, jusqu'à ce que nous commencions à voir que les feuil
lets qui restent sont peu nombreux et à nous ressouvenir,
avec difficulté d'abord et plus clairement ensuite, que sur les
premières pages de ce livre était écrite une histoire d'heu
reuse innocence, que nous voudrions volontiers relire encore.
Mais trop souvent, nous nous consumons dans une irré
solution apathique, dans l'inévitable inaction du désespoir,
à moins que faisant un effort suprême, et que rendus maî
tres de nous-mêmes, nous ne prenions la ferme résolution
d'enregistrer sur les feuillets qui restent encore, une plus
noble histoire qu'une histoire d'enfant avec laquelle le livre
a commencé.
CHAPITRE IX.

LA DERNIÈRE ANGOISSE.

Adieu! Sainl-Gilgen! adieu pour toujours! disait Flem-


ming, comme il arrivait sur le versant de la montagne, pour
donner un dernier regard au lac et au village en dessous de
lui ; il pensa que c'était un des rares endroits sur cette vaste
terre, auquel il pouvait dire un adieu avec regret.
— Tes montagnes majestueuses ont impressionné mon
àme, comme un sceau sur la cire. La tranquille beauté de
ton lac me sera pour toujours une image de paix, de pureté
et de repos, et cette inscription, dans ton petit cimetière, une
sentence de la sagesse pour le restant de ma vie!
Avant le coucher du soleil qui éclairait ce beau paysage,
il était déjà loin sur la route de Munich. Il avait laissé der
rière lui les montagnes du Tyrol; il les regardait, pour la
dernière fois, dans une soirée délicieuse, ces magnifiques
montagnes dont les bases sont couvertes de sapins verts,
dont les sommets arrondis et nus sont couverts de neige... ct
80 HYPÉRION.
en s'éloignant, leurs croupes lui apparaissaient comme des
dos de chameaux, une puissante caravane se reposant, au
soir, de sa marche à travers le désert.
De Munich il passa par Augsbourg et Ulm, en route pour
Sluttgard. A l'entrée des villes et villages, il vit de grandes
croix, et sur les façades de beaucoup de maisons, de grossières
images de sainls. A Gunzbourg, trois prêtres, vêtus de sou
tanes noires, passaient lentement le long d'une rue, et des
femmes pliaient les genoux pour recevoir leur bénédiction.
Il y avait aussi de nombreux mendiants dans les rues ; et un
vieillard qui fanait dans les champs, au bout de la route,
quand il vit s'approcher la voiture, laissa là son outil et
vint tomber devant le fossé, tenant son chapeau de ses deux
mains, et d'un air le plus triste, il demanda la charité.
Le jour suivant, les (brillantes jaquettes jaunes des pos
tillons et les deux grandes torsades de leur cornet, passées
en sautoir, comme des choux-fleurs, lui apprirent qu'il
était dans le Wurtemberg; et assez tard dans la soirée, il
descendait dans un hôtel de Stuttgard.
Il faisait un beau clair de lune; et il vit, de la fenêtre de
sa chambre, la vieille cathédrale gothique, avec ses fenêtres
petites et effilées, et leurs appuis en saillies.
Mais il ne larda pas à se mettre au lit et à jouir pour la
première fois, depuis si longtemps, d'un profond sommeil ;
il avait oublié tous ses soucis et ses chagrins; et maintenant
ses espérances, ses désirs et ses bonnes résolutions se repo
saient avec lui.
Le jour suivant, il était à prendre son déjeuner dans sa
chambre, quand la grande cloche de la cathédrale com
mença à sonner et lui rappela que c'était un jour de
dimanche.
Bientôt aussi, l'orgue se fit entendre et de ses lèvres
HYI'KMON. 81
dorées souffla le chant d'un psaume. La congrégation se
réunissait et Flemming entra aussi dans la maison du Sei
gneur.
Il trouva que, dans l'intérieur de. l'église, les bancs
étaient occupés ou retenus ; ils paraissaient appartenir à des
familles.
Il se rendit à la galerie et regarda dans le livre de psaumes
d'un paysan, tandis que la congrégation chantait la sublime
et vieille hymne de Martin Luther :

« Notre Dieu est une forteresse,


« Un bouclier fidèle, une arme à toute épreuve. »

Pendant le chant, un pasteur, d'un embonpoint peu ordi


naire, habillé de sa robe noire, avec un surplis porté négli
gemment, traversa lentement une des nefs en dessous de
l'orgue, et il monta en chaire.
Après l'hymne, il lut une partie des Saintes Écritures et
puis il dit : —
« Unissons nos cœurs dans le silence et dans la prière! et
se retournant, il s'agenouilla dans la chaire, tandis que la
congrégation demeura debout.
Pour un instant, il se fit un profond silence, dans toute
l'église; et ce silence fit sur Flemming une impression plus
grande qu'une prière à haute voix. ,
Ensuite, le pasteur se leva et commença son sermon.
Son texte était la réfbrmation; et il chercha à prouver
combien plus aisé il était d'entrer dans le paradis, en pas
sant par la porte de l'église allemande évangélique réformée,
que sur les ailes et escaliers pestilentiels de Saint-Pierre.
Il fit ensuite un historique de la réformation; et quand
Flemming pensa qu'il touchait à la fin, il l'entendit qui se
8i HYPÉR1OK.
proposait de diviser son sermon en quatre parties. Ce qui lui
rappella l'opiniâtre vieux puritain, Cotton Walther, qui,
après avoir prêché pendant une heure, retournait froidement
le double globe en verre qui indique le temps et qu'il avait
sur son pupitre, en disant : maintenant, mes chers auditeurs,
prenons un autre verre.
Flemming sortit, la rue était déserte et silencieuse; il alla
visiter le vétéran sculpteur Danneker.
Il le trouva assis, tout seul, dans sa chambre, ayant un
livre de psaumes à la main; et encore en possession de tous
les souvenirs d'une vie de quatre-vingts ans. -
A la vue de Flemming, le vieillard se levant de son sofa,
alla au-devant de lui. C'était un vénérable homme, de petite
taille, avec une figure à la Franklin; ses cheveux blancs
flottaient sur ses épaules et ses yeux étaient d'un bleu
pâle!
— Ainsi vous êtes d'Amérique, dit-il; mais vous avez un
nom allemand. Paul Flemming a été un de nos vieux
poètes; moi, je n'ai jamais été en Amérique et je n'irai
jamais; je suis maintenant trop vieux; j'ai été à Paris et à
Rome; mais il y a de cela longtemps, je suis actuellement âgé
de soixante-dix-huit ans.
Puis il prit Flemming par la main et le fit asseoir à côlé
de lui, sur le sofa.
Flemming sentit un mystérieux respect s'emparer de lui,
en touchant la main de ce bon vieillard dont le regard était
si serein, à l'ombre croissante des années, et qui écoulait les
cloches du couvre-feu de sa vie, lui disant, dans la solennité
de ses soixante-dix-huit coups annuels, que l'heure était
venue, qu'il lui fallait éteindre les feux des passions terres
tres, et se préparer à se coucher et à se reposer jusqu'au
matin.
83
— Vous le voyez, continua-t-il d'une voix mélancolique,
mes mains sont froides, plus froides que les vôtres; elles
ont été chaudes aussi, et maintenant je suis vieux.
— Ce sont ces mains-là, répondit Flemming, qui ontsculpté
la belle Ariane et le Panther; le génie ne vieillit' jamais!
— Ni la nature non plus, dit le vieillard, satisfait de cette
allusion à son grand œuvre: et il montrait les arbres verts, à
travers la croisée. C'est un plaisir que je puis me permettre,
ajouta-t-il, ma vue est encore bonne. Je puis même distin
guer les objets de la montagne qui est là-bas; mon ouïe n'est
pas altérée non plus; et de tout cela, je remercie Dieu.
Ensuite, en dirigeant l'attention de Flemming sur une fine
gravure qui était sur la muraille opposée de la chambre, il
continua :
Ceci est une gravure de la Religion de Canova. J'aime à
m'asseoir ici et à la regarder pendant des heures entières.
Elle est très belle. Canova en a fait la statue pour sa ville
natale qui manquait d'église; il en fit construire une et il y
plaça sa statue. J'ai oublié le nom de cette ville, ma mémoire
me fait défaut et maintenant je ne me souviens plus des
noms. Il m'a envoyé cette gravure, en souvenir : ah ! c'était
un ami dévoué et un homme de bien !
Désolé d'avoir troublé le vieillard dans ses dévotions du
matin, Flemming ne resta pas longtemps; et il prit bientôt
congé de lui, . avec un religieux respect. Il y avait je ne sais
quoi d'impressionnable dans cette scène à laquelle il venait
d'assister. — Cette belle vieillesse d'un artiste, assis près de
sa fenêtre ouverte, par une brillante matinée d'été, — le
travail de la vie accomplie, — l'horizon atteint, là où le ciel
et la terre se touchent, — la pensée que c'était la musique
d'un ange, quand il entendait le son de la cloche de l'église
où il était trop vieux pour aller lui-même.
HYPÉRION.
Tout en chemin faisant pour retourner à son hôtel, il
pensa en lui-même qu'il devait aussi accomplir quelque
chose qui restât après lui, — foire sortir quelque chose de
durahle de cette vie qui passe si vite, pour se reposer
ensuite, comme l'artiste, clans la tranquillité du vieil âge et
croiser aussi ses mains en silence et en prière.
Il s'étonnait que l'homme, quand il devient vieux, eût le
sentiment de son impuissance et comprît qu'il ne pouvait
plus aller à l'église, mais devait rester assis à la maison et
lire la Bible en gros caractères.
Son âme était pleine d'un désir indéfini, mélangé de
regrets; désir de faire quelque chose qui eût de la valeur;
regret de ce qu'il n'avait encore rien accompli, et s'était
borné à sentir et à rêver. C'est ainsi que les journées chaudes
de son printemps avaient fait pousser les fleurs de la passion
et les ne m'oubliez pas ! C'est seulement au milieu de l'été,
quand les jours deviennent plus courts et plus chauds, que
le fruit commence à mûrir; et ensuite la moisson vient, et
après la moisson, les feuilles tombent; et la gelée blanchit à
son tour. C'est en méditant sérieusement. sur ces choses que
Flemming regagna son hôtel ; mais, à ce moment, une per
sonne habillée de noir descendait les escaliers de l'église et
traversait la rue; c'était le mécanicien allemand d'Interla-
chen.
Flemming en recula de surprise, comme si un serpent
vert avait passé devant lui ; il alla trouver un refuge dans sa
chambre.
Cette nuit-là, comme il était seul dans sa chambre et qu'il
avait fait ses préparatifs de départ pour le lendemain au
matin, son attention fut tout à coup éveillée par la voix
d'une femme dans la chambre voisine. Une légère cloison,
avec une porte, séparait cette chambre de la sienne. Il
HVPÉB10M. 8»
n'avait pas remarque auparavant qu'elle fût occupée; mais,
dans le silence de la nuit, le son de cette voix frappa son
oreille. Il écouta; c'était la voix d'une dame qui récitait les
prières de l'église anglicane. Le son de cette voix ne lui était
pas inconnu et lui rappela bientôt de doux et tristes souve
nirs ! C'était la voix de Marie Ashburton ! son cœur ne pou
vait s'y tromper; el toutes ses blessures commencèrent à
saigner de nouveau, comme celles d'un homme assassiné,
quand le meurtrier approche.
Sa première impression fut celle d'une affection sans
bornes, irrésistible, délirante, comme naguère dans la verte
vallée d'Interlachen. Il attendait quela voix cessât, pourqu'il
pût aller vers elle et regarder une fois de plus sa figure.
Mais son amour-propre ne tarda pas à s'élever en lui et à
repousser sa faiblesse. Il se ressouvint de sa ferme résolution
et se reprocha de se trouver si faible.
Et la voix cessa et il n'alla pas vers elle... l'amour-proprc
venait de remporter une victoire sur l'affection.
11 se jeta sur son lit, comme un enfant qu'il était. Le
silence régnait autour de lui, et le silence était saint; car
Marie Ashburton était voisine, si voisine qu'il pouvait
presque entendre le battement de son cœur!...
Il connut alors pour la première fois combien il avait été
faible et combien forte était sa passion pour cette femme.
Son cœur était comme l'autel des Israélites de l'ancien
temps; et bien qu'abreuvé de larmes, qui avaient coulé
comme des torrents de pluie, il était encore embrasé du feu
sacré du ciel.
Il s'endormit pendant le jour, épuisé de fatigue et d'une
longue excitation ; et quand, à pareille heure, le sommeil vient
plonger l'âme dans la nuit, ou dit que les visions sont des
prophéties.
T. II. 6
86 HYPÉRION.
11 rêva!... ô sainte vision du jour! Demeure!... tu étais
si belle !
Il se trouvait assis de nouveau sur le gazon fleuri, dans la
jolie vallée d'Interlachen, au-dessous de la tour en ruine...
Elle était à côté de lui, avec sa figure pâle et expressive,
avec son regard divin ; et il couvrait son beau front de mille
baisers!... Elle le regardait amoureusement de ses beaux
yeux noirs, et, avec un doux sourire, lui adressait ces mots :
« Je le confesse maintenant, vous êtes le magicien ! » et elle
le pressait tendrement dans ses bras, en telle sorte qu'il
pouvait sentir plutôt que voir son cœur se gonfler.
Elle se détacha avec peine de ses bras, et alors il lui
sembla que son corps se transfigurait et que sa voix était
pareille à la voix d'un ange du ciel !...
Il se réveilla et il était seul !...
A ce moment, il était grand jour; il entendit le postillon
et le piétinement des chevaux sur le pavé, à la porte de
l'hôtel.
Son domestique entra pour lui servir son café et lui dire
que tout était prêt pour le départ.
Il n'eut pas la hardiesse de rester et il alla aussitôt se
jeter dans sa voiture. Il ne put s'empêcher pourtant de
donner un dernier regard à la fenêtre de la brune demoi
selle; et un instant après, il l'avait quittée pour toujours!
Il venait d'avaler là dernière goutte de la coupe amère...
et maintenant il déposait doucement le gobelet doré, avec la
ferme résolution de ne plus le regarder davantage !
Pas davantage! oh! combien ces mots sont tout à la fois
tristes et sublimes! Pas davantage! ces mots résonnent
comme le mugissement du vent à travers une forêt de
sapins!
KAVANAGH

The llighty purpose never is o'crtook


unless thedeed go with il.
i Shakspeare.
Un projet n'a d'autre valeur que dans
sa réalisation.
[Traduction.)
KAVANAGH.

i.

Les grands hommes se tiennent debout comme des tours


solitaires dans la cité de Dieu, et les sentiers abondants qui
courent dans les profondeurs secrètes de la nature mettent
leurs pensées en communication avec des intelligences su
périeures, qui les soutiennent et les consolent, et desquelles
ne rêvent jamais ceux qui ne travaillent qu'à la surface.
De pareilles pensées flottaient vaguement dans le cerveau
de M. Churchill, pendant qu'il refermait derrière lui la
porte de son école; et, s'il s'en faisait une application à lui-
même, dans une certaine mesure, on jugera peut-être que
cela était pardonnable à un homme rêveur et poétique
comme lui : car nous jugeons de nous-mêmes par ce que nous
nous sentons capables de faire, tandis que les autres jugent
de nous seulement par ce que nous avons fait; et cela d'au
tant plus encore que sa propre femme le considérait comnift
capable de faire de grandes choses.
UO KAVANAGll.
Pour le peuple de son village, M. Churchill n était
qu'un maître d'école et rien de plus. Il ne voyait, en
effet, ni dans ses manières ni dans sa forme, aucun
signe extérieur de la divinité qui était en lui. Il le voyait
journellement harassé de travail, se traînant péniblement
dans la route ordinaire comme un escargot; et il ne se
doutait guère enfin que, sous cette enveloppe froide et
grossière, se cachaient de délicates ailes d'or, qui lui per
mettaient, après la chaleur du jour, de prendre son essor
en toute liberté et d'aller respirer à son aise l'air froid
du soir.
Aujourd'hui, par exemple, il pouvait prendre ses ébats,
de meilleure heure, et aller se réjouir avant que le soleil
fût couché, parce que c'était un samedi.
Tout heureux qu'il était de pouvoir secouer la misère de
la semaine, il quitta son école avec empressement; il n'y
laissait plus que les rayons brûlants d'un soleil de septem
bre, qui se disputaient la place avec les vieilles mouches
qui bourdonnaient et se frappaient les tètes contre les
vitres.
C'était une après-midi de congé pour ses élèves, brillants de
jeunesse et de santé, dont les voix fraîches et musicales
avaient besoin d'air et dont les cœurs impatients, au sein
de leurs jeux d'enfance, en pleine lumière du soleil, s'épa
nouissaient de joie et de plaisir.
M. Churchill ferma donc sa porte; et celle-ci criait sur ses
gonds, comme le cri de la sentinelle; et la clef y répondait
en grommelant dans la serrure.
Il jeta un regard furtif sur une caricature qu'un de »
ses espiègles avait dessinée à la craie rouge, sur la palis
sade de bois voisine de sa porte; c'était la sienne...
et impatient de jouir de sa liberté, il ne tarda pas à
KAVANAGH. 01
entrer, d'un pas léger, dans la belle avenue de pins qui
bordait la rivière.
Sa marche élait d'abord rapide et nerveuse; il brandissait
sa canne, comme s'il donnait des coups à un ennemi invi
sible et battant en retraite.
C'était un homme d'ordinaire très doux; mais il y avait
des moments où il se rappelait avec aigreur les injustes re
proches des parents et leurs paroles insultantes; et alors il
livrait une bataille imaginaire à des gens hors de sa vue;
il les terrassait et les écrasait sous ses pieds.
On voit que M. Churchill n'était pas exempt des faiblesses
de la nature humaine, ni des vexations ordinaires de la vie
d'un maître d'école.
Des élèves turbulents et des parents déraisonnables ren
daient quelquefois bien durs et amers ses labeurs du jour
et ses veilles de la nuit.
Mais une promenade en plein air est hygiénique; et l'air
frais rendit du calme à son cœur; il finit par ralentir sa
marche et par la mettre en harmonie avec ses pensées.
L'ombre et la fraîcheur apportaient à son âme en travail
un soulagement salutaire; et il en éprouvait une vive satis
faction : il lui semblait que la voix du vent était la voix
d'esprits qui parlaient autour de lui, dans l'air.
Il était donc devenu gai et content; et quand il sortit de
l'allée pour entrer dans la prairie, du côté de la rivière, il
avait oublié tous ses soucis.
Il s'arrêta quelques instants devant un bel érable, en don
nant un souvenir au consul romain Lici ni us, qui passa toute
une nuit, avec dix-huit de ses compagnons, dans le tronc
creux d'un érable du grand Lycien.
Les branches de l'arbre étaient mollement agitées par le
vent, qui recueillait leurs semences et les portait plus loin
92 ' KAVANAGH.
sur la pelouse verté; et l'air était embaumé du parfum des
fleurs.
Le chuchottement continuel des feuilles et le doux mur
mure de l'eau ne troublaient pas le silence du lieu et ne fai
saient qu'ajouter aux douceurs de sa solitude.
Les distances ne sont rien et le temps fuit trop vite, quand
le cœur est content : aussi l'esprit de M. Churchill se dilatait
dans l'espace et ses jambes avançaient toujours; il finit par
s'égarer au loin dans la vaste prairie de l'ouest. Il se reposa
sous les arbres luxuriants qui sont plantés sur les bords du
Wabash et du Kaskaskia.
Il vit un esturgeon qui sautait hors de l'eau et brillait aux
rayons du soleil ; puis une volée de poules d'eau qui traver
saient la nue et se dirigeaient dans les brouillards de la mer,
qui déjà s'élevaient lentement, à l'est.
Son âme lui paraissait flotter au courant de la rivière et,
comme les eaux de celle-ci, finissant par se jeter au loin dans
le grand océan; et, dans son imagination rêveuse, ce n'était
plus le mugissement du vent dans les feuilles, mais le bruit
du vent de la mer qui venait à ses oreilles.
La nature avait fait poëte M. Churchill , mais la destinée
en avait fait un maître d'école; ce qui produisait une discorde
entre son existence extérieure et son existence intérieure.
La vie se présentait elle-même à lui comme le Sphinx,
comme une perpétuelle énigme du réel et de l'idéal, — et à
la solution de cet obscur problème il dévouait ses jours et ses
nuits.
Il était forcé d'apprendre la grammaire, tandis qu'il aurait
volontiers écrit un poème; mais de jour en jour et d'année
en année, les occupations triviales de la vie reculaient l'ac
complissement de son grand projet; et, tout en se sentant
apable de le mettre à exécution, il ne trouvait jamais le
KAVANAGU.
temps ou ne prenait pas résolument le courage de se mettre
à l'œuvre.
11 perdait donc son temps avec ses pensées; il perdait sa
force et la gaspillait en bagatelles ; comme la mer paresseuse
et tranquille, qui joue nonchalamment avec les petits cail
loux sur le rivage, tandis que, sous l'inspiration du vent,
elle aurait pu soulever de grands navires à la surface de ses
flots et les lancer dans l'air comme des jouets.
Le soir arriva. Le soleil couchant déployait ses rayons de
lumière à l'horizon, et comme l'Hébreu en Egypte, en frap
pait la rivière et les ruisselets; et leurs eaux en paraissaient
rouges comme du sang.
. M. Churchill reprit le chemin de sa maison ; il gravit une
montagne au sommet de laquelle tournait un moulin à vent;
et de là il apercevait, sur l'autre versant, les lumières du
village.
Le paysage autour de lui s'obscurcissait de plus en plus;
il hâta le pas pour ne pas être surpris par la nuit.
11 passa sous un pommier; l'air était saturé de l'odeur du
fruit tombé, et il lui semblait que le parfum des fleurs de
juin n'était pas plus doux.
A quelques pas plus loin, il se trouva sur un cimetière
abandonné, et s'y arrêta un instant pour regarder une pierre
tumulaire d'un blanc luisant, et sous laquelle reposait un
pieux prêtre qui était venu dans le village, au temps de la
guerre contre les Indiens; une inscription rappelait que,
pendant un demi-siècle, il avait été un infatigable prédica
teur.
11 entra enfin dans le village et, en passant, il échangea
quelques mots avec M. Pendexler, le vénérable pasteur,
qu'il trouva devant sa porte.
Il rencontra aussi un homme de mauvaise mine qui
KAVANAGH.
portait tant de bottes qu'il lui semblait être enterré
dedans.
Parfois il recevait une bouffée de tabac, exhalée de la.pipe
d'un ouvrier irlandais et que la fraîcheur du soir condensait
aussitôt.
Enfin il gagna son logis, sans autre incident.
II.

Quand M. Churchill entra dans son cabinet d'étude, il


trouva la lampe allumée et sa femme qui l'attendait.
Un joyeux feu de bois chantait sur l'âtre comme la cigale
au soleil, dans le silence d'une après-midi d'été; aussi le
cœur de M. Churchill ne se sentait-il pas du froid automne
de sa vie; il était comme en plein soleil d'été.
La joie brillait aussi dans les beaux yeux bleus de sa
femme, et celle-ci fixait son mari d'un regard qui exprimait
la tendresse et l'amour. Celui-ci n'eut donc pas de peine à
lire dans ses traits qu'elle était en possession de la, béatitude
céleste : « Heureux sont ceux dont le cœur est pur. »
A peine était-il assis au coin de son feu, que la porte
s'ouvrit au large ; et il vit, se tenant debout sur le seuil, avec
ses jambes écartées, comme un colosse en miniature, un
charmant enfant, aux cheveux dorés, longs et bouclés, les
joues pleines et rouges; il était âgé d'environ trois ans :
après un moment d'attente, il se précipita dans la chambre.
Il était suivi de Lucie, la domestique de la maison ; celle-ci
portait dans ses bras ,un petit enfant qui avait de grands
96 KAVANAGB.
yeux ronds et pas de cheveux. Il suçait, dans sa bouche, un
anneau de caoutchouc qui ressemblait à un marteau de porte
d'entrée.
Il venait pour souhaiter la bonne nuit à son cher papa ;
mais, quand il fut venu, il ne put s'acquitter de son devoir
autrement qu'en balbutiant à peine pa... pa!...
Il reçut de tendres baisers et de nombreuses caresses;
après quoi il fut envoyé dans son lit, pour y souffler de
petites boules de salive.
Lucie bénissait son petit cœur et affirmait qu'il était
impossible de le bercer la nuit, sans l'aimer, et que si des
puces le tourmentaient davantage, elle leur arracherait jus
qu'à la dernière dent.
Maître Alfred vit arriver son tour de triomphe et de puis
sance absolue. Ses joues dures et ses yeux doux étaient tout
en feu, et ses petites dents blanches étaient d'un effet ravis
sant.
Il remplissait son chariot de livres et de papiers, partait
pour la ville à toute vitesse, délivrait et recevait des paquets
et des lettres, jouait du cor avec ses lèvres pour singer le
postillon. Puis il grimpait sur le derrière d'un fauteuil,
comme au haut d'une cheminée, en criant : Ramonez ci,
ramonez là, la cheminée du haut en bas!... et il se laissait
, glisser du haut en bas, sur le carreau, prétendant qu'il tom
bait endormi dans un petit lit blanc, avec des couvertures
blanches, et de ce sommeil imaginaire il fut tiré par son
père, qui lui cria à l'oreille, d'un ton mystérieux :
— Quel petit enfant est-ce là!...
A la fin, il finit par s'asseoir dans sa chaise auprès de sa
maman, et il écoutait attentivement, pour la centième fois,
l'histoire du Chien-Sauteur, qu'il redemandait à chaque fois
et à n'en pas finir.
KAVANAGH. 97
A la cinquième répétition, l'histoire fut coupée aussi
courte que la queue du chien, par Lucie qui avait mis le plus
petit dans son lit et venait maintenant chercher maître
Alfred. Celui-ci espérait déjà qu'il avait été oublié; il se
laissa néanmoins conduire nu lit, sans trop donner cours à
ses réflexions, et il disparut dans une sorte de mode abstrait,
tout en murmurant les douces paroles de son père : bonne
nuit, Alfred!...
Son père ne le quittait pas des yeux, pendant qu'il mon
tait dans sa chambre, tenant Lucie d'une main, et de l'autre
se frottant les yeux envahis par le sommeil.
— Ah! ces enfants-là, ces chers enfants, disait M. Chur
chill, en se mettant à table pour prendre son thé, nous
devons les aimer beaucoup maintenant; car nous ne les
aurons pas longtemps avec nous !
— Grands Dieux! exclama sa femme, que dites-vous donc
là? Que doit-il leur arriver? Est-ce qu'ils sont près de
mourir?
— J'espère que non ; mais ils grandissent vite et ne seront
pas longtemps des enfants !
— Oh! que vous êtes fou de m'avoir donné une telle
frayeur!
— Est-ce qu'ils ne grandiront pas assez vite pour devenir
des hommes et traîner la pesante artillerie, le long des che
mins poudreux de la vie?
— Ah! pour cela, j'espère bien que ce ne sera jamais!
c'est le dernier métier que je leur souhaite de faire!
— Sans doute, et je n'en parle pas au réel, mais au figure;
c'est une manière de dire qu'ils deviendront grands et vieux.
Mais j'oubliais de vous dire que j'ai vu ce soir M. Pendex-
ter, comme je rentrais à ia maison.
— Et qu'avait-il à vous dire?
98 KAV'ANAGH.
— Il m'a dit que demain il comptait prêcher son sermon
d'adieu.
— Pauvre vieillard! j'ai vraiment pitié de lui !
— Et moi aussi ; il faut avouer pourtant que c'est un
triste prédicateur, et je puis ajouter que c'est un pénible
travail pour lui aussi bien que pour ses auditeurs.
— Pourquoi ne veulent-ils plus de lui?
— Oh! il y a beaucoup de raisons pour cela! D'abord, il
ne donne pas assez de temps et d'attention à ses sermons et
à sa paroisse... Puis il est toujours travaillant à sa ferme,
demandant toujours une augmentation de salaire et insistant
sur son droit de faire pâturer son cheval dans les champs de
la commune.
— Silence ! cria sa femme, en tournant sa tête du côté de
la porte et prêtant une oreille attentive.
— Qu'y a-t-il donc?
— Je pensais que j'entendais crier l'enfant!
Il se fit un court silence, puis M. Churchill continua :
— C'était le chat dans la cave...
A ce moment Lucie entra ; elle hésitait un peu à parler et
finit par demander d'une voix humble la permission de sortir
dans le village, pour acheter du ruban pour son chapeau.
Lucie était une jeune fille de quinze ans, que ses maî
tres avaient retirée, quelques années auparavant, d'un asile
d'orphelins.
Elle avait des yeux noirs et un regard bohémien. Elle por
tait ses cheveux bruns dressés autour de sa tête, à la manière
de quelques-unes des filles de Murillo; du sang milésien
coulait dans ses veines; elle était vive et ne savait supporter
la contradiction.
Quand elle fut sortie, le maître d'école reprit la conversa
tion, en disant :
KAVANAGB. !»!)
— Je n'aime pas du tout que Lucie sorte si souvent le
soir ; je crains que cela ne lui tourne mal ; elle est réellement
si jolie!
Il se fit ici une nouvelle pause, après laquelle il ajouta :
— Ma chère femme, il y a une chose qui me tracasse
excessivement.
— Et qu'avez-vous donc?
— Je suis inquiet desavoir ce que cet homme fait de toutes
les paires de bottes qu'il ramasse dans le village. Je l'ai encore
rencontré ce soir : il me paraissait avoir autant de pieds
que Briarée avait de mains; c'est une espèce de centipède.
— Mais qu'est-ce que cet homme a de commun avec
Lucie?
— Rien, absolument rien; c'est parce qu'il m'est venu à
la pensée en ce moment, et je ne puis pas m'imaginer ce
qu'il peut faire de tant de vieilles paires de bottes.
III.

Après quele thé fut pris, M. Churchill se promena de long


en large dans son cabinet de travail, selon sonhabitude; et,
tout en se promenant, il examinait avec une secrète admira
tion tous ses livres alignés sur les rayons de sa bibliothè
que; et il pensait combien de cœurs saignants et de tètes
souffrantes avaient trouvé consolation pour eux-mêmes, en
les écrivant, et la faisaient partager à ceux qui les lisaient!
Ces livres lui paraissaient comme des êtres vivants, parce
qu'ils s'identifiaient avec les pensées et les sympathies
humaines. C'était comme si les auteurs eux-mêmes, d'un
regard ni triste ni joyeux, mais plein de calme et d'indiffé
rence pour leur sort, l'eussent regardé lui-même de la
muraille, comme ces poètes qui apparaissaient à Dante, dans
sa vision, se promenant ensemble sur la rive plaintive.
Il rêva ensuite de sa destinée et pensa que peut-être, après
sa mort, il serait, à un certain degré et par une raison quel
conque, ce que ces hommes étaient maintenant pour lui; et
dans son enthousiasme du moment, il s'écria à haute voix :
— Aimeriez -vous que je fasse comme eux, ma chère amie?
KAVANAGH. 101
— Comme eux!... De qui parlez-vous? lui répondit sa
femme qui ne le comprenait pas.
— Comme ces grands et bons hommes, — comme ces étu
diants et ces poètes — les auteurs de tous ces livres!...
Elle lui pressa la main avec effusion, et d'un ton doux,
quoique passionné, elle lui répondit :
— Oh! oui! comme eux! et peut-être mieux qu'eux !
— Alors, je veux écrire un roman !
— Écrivez-le, dit sa femme, comme l'ange : car elle
croyait qu'il se rendrait par là célèbre pour toujours, et que
le inonde, si jaloux et si affairé, se mettrait à l'écouter,
entonnant sa petite trompette, dont le son déchirerait les
murailles indissolubles du temps, pour arriver jusqu'aux
oreilles enthousiastes de la postérité la plus reculée.

7
IV.

J'ai pcnséaujourd'hui, disait M. Churchill, quelques minu


tes après, en prenant des papiers d'une commode d'où s'ex
halait une odeur de parfum, et en les mettant en ordre sur
sa table, tandis que sa femme, selon sa coutume, se tenait
assise vis-à-vis de lui, avec son ouvrage en main :
J'ai pensé ce matin combien l'étude des mathématiques
était rendue aride et prosaïque dans nos livres d'enseigne
ment, comme si la grande science des nombres n'avait été
découverte et perfectionnée que pour faciliter les opérations
de commerce.
— Pour ma part, répondit sa femme, je ne sais pas com
ment il vous serait possible de rendre poétique la science
des mathématiques; elle ne renferme aucune idée poétique,
et la poésie n'a rien de commun avec cette science puroment
abstraite.
— Ah ! c'est précisément là une grande erreur ! il y a tout
au contraire quelque chose de divin dans la science des
nombres. Semblable à Dieu, elle porte le monde dans le
creux de sa main ; elle mesure la terre, elle pèse les étoiles ,
KAVANAGH.
elle éclaire l'univers; elle est une loi, un ordre, une beauté,
et nous avons la sottise, c'est-à-dire beaucoup de nous, de
croire qu'elle n'a pour objet le plus élevé et pour point cul
minant qu'une tenue de livres en partie double. Ce n'est que
la méthode vicieuse de l'enseigner qui la rend si prosaïque.
En disant cela, il se leva et alla choisir, sur un des rayons
de la bibliothèque, un vieux in-quarto et le posa devant lui
sur la table.
— Maintenant, continua-t-il, voici un livre de mathéma
tiques d'un tout autre cachet que les nôtres.
— Il parait bien vieux. Quel est-il?
— C'est la Lilawati de Rhascara Acharza, traduite du
sanscrit.
— Voilà un joli nom. Dites-moi ce qu'il signifie?
— Lilawati était le nom de la fille de Rhascara; elle
livre a été écrit pour en perpétuer le souvenir. Il renferme
le récit circonstancié de l'événement qui lui a donné nais
sance.
Il ouvrit ensuite le volume et y lut ce qui suit :
On rapporte que la composition de Lilawati a été occa
sionnée par les circonstances suivantes :
Lilawati était le nom de la fille de l'auteur, et celle-ci était
née sous l'influence d'une étoile qui présageait qu'elle devait
rester dans le célibat et n'était pas destinée à avoir des
enfants.
Son père, qui voulait s'en assurer, attendait l'occasion
favorable de la marier, de manière à ce qu'elle fut liée irré
vocablement et pût avoir des enfants.
On dit que cette occasion trouvée, il fit venir auprès de
lui sa fille et celui qu'il lui destinait pour mari. Il mit une
coupole à mesurer le temps dans une bassine remplie d'eau,
et recommanda â un astrologue qu'il avait fait venir à cet
101 KAVANAGH.
effet, d'épier le moment où la coupole tomberait au fond de
l'eau, afln que ses deux précieux bijoux pussent être unis.
Mais, comme l'arrangement projeté n'était pas d'accord
avec la destinée, il arriva que la jeune fille, par une curio
sité naturelle à son sexe et surtout à son âge, regarda dans
la coupole pour observer l'eau qui y entrait par le trou;
et la fatalité s'en mêlant, une perle se détacha de sa robe de
noces, tomba dans la coupole et, roulant jusqu'au trou, le
boucha de manière que l'eau ne pouvait plus y entrer.
L'astrologue était toujours en observation et attendait impa
tiemment l'heure promise; mais, après un temps passé et
bien au-delà de celui requis, sans voir la coupole se remplir
d'eau et tomber au fond, le père fut dans une grande
consternation; et, après examen, il trouva qu'une petite
perle avait empêché le cours de l'eau; et l'heure attendue
était depuis longtemps expirée.
Enfin le père, désappointé d'un pareil accident, dit à sa
lille infortunée : — « J'écrirai un livre qui portera votre
nom, afin qu'il puisse le transmettre jusqu'aux derniers
temps; car un beau nom qui est utile est une seconde vie et
le fondement d'une existence éternelle! »
Pendant que le maître d'école lisait, sa femme se dilatait
de joie et s'attendrissait; puis elle lui dit :
— Quelle charmante histoire! dans quel pays et à quelle
époque cela est-il arrivé ?
— Il y a sept cents ans, chez les Hindous.
— Et pourquoi n'en feriez-vous pas le sujet d'un poème?
— Parce que cette histoire est par elle-même un poème —
une de ces choses qui demandent à être simplement racon
tées et qui perdraient de leur mérite , en voulant les
embellir.
La vieille légende hindoue, brunie par l'âge, ne me plai
KAVANAGH. lOfi
raitpas autant, si elle était ornée de brillantes couleurs, et
si sa lecture avait pour accompagnement les cloches de la
rime. Mais écoutez de quelle manière ce livre commence.
Et il lut de nouveau :
Salut au grand Éléphant, qui répand la joie dans l'âme
de ses adorateurs, qui délivre de tous leurs embarras ceux
qui s'adressent à lui , et dont les pieds sont vénérés par les
Dieux!... z
Salut à Gancsa, qui est aussi belle et aussi pourprée que le
plus beau lotus, et au cou de laquelle s'enroule et folâtre un
serpent noir!
— Voilà du mystique, au moins pour moi, dit sa femme.
— Oui, le livre commence par une salutation aux divinités
de l'Indoustan, comme les vieilles chroniques espagnoles
commencent au nom de Dieu et de la Vierge Marie.
Mais vous allez juger par quelques passages pris au hasard
combien ce livre est plein de poésie.
Il tourna quelques feuillets et lut :
« Un tiers d'une superbe collection de nénufars est offerte
A Mahader, un cinquième à Herri, un sixième au soleil, un
quart à Devi, et il en reste six qui sont présentés au spiri
tuel professeur. On demande le nombre total des nénufars?»
— Ceci est bien joli, dit sa femme, et ne manquerait pas
d'inspirer à vos élèves de vous apporter des bouquets de
lilas.
— Voici qui est encore bien plus beau :
« Un cinquième d'un essaim d'abeilles a pris son vol sur
une fleur de Kadamba, un tiers sur celle de Silandhar; un
nombre égal à trois fois les deux premiers est allé se reposer
sur un arbre; et une seule abeille continue de voler de çà et
de là, attirée d'un côté par le brillant ketuki et de l'autre
par le melati. On demande le nombre des abeilles.
loi; KAVANAGH.
— Je suis bien certaine de ne pouvoir jamais le dire.
— Dix fois la racine carrée d'une bande d'oies... Ici
madame Churchill se mit à rire aux éclats; mais son mari
continua très gravement :
Dix fois la racine carrée d'une bande d'oies s'était réunie
dans l'air et s'envola vers le lac de Momus. Un huitième de
la bande vola sur les bords de l'eau, au milieu d'une grande
quantité de nénufars; et trois couples se séparèrent pour
aller jouer sur l'eau. Dites-moi, ma jeune fille, aux cheveux
si beaux, quel était le nombre total des oies?
— Eh! bien ! pourriez-vons le dire, vous?
— Qu'en pensez-vous vous-même?
— Environ trente.
— Non, il y en avait cent quarante-quatre. Passons à un
autre problème.
La racine carrée de la moitié d'un nombre d'abeilles, et
les huit neuvièmes du total se reposaient sur des jasmins;
et une femelle bourdonnait de concert avec un mâle, pendant
la nuit, dans le calice d'un nénufar. 0 belle demoiselle!
dites-moi quel était le nombre des abeilles?
— Cela n'est pas écrit, je le parierais; c'est vous qui
ajoutez cela.
— Non, en vérité, je voudrais bien être l'auteur d'une
aussi jolie poésie... Mais voyez plutôt vous-même et
lisez...
Il montra le passage à sa femme qui voulut s'en assurer
par elle-même.
Il continua ensuite sa lecture par quelques problèmes de
géométrie!
Dans un lac, un jet de nénufar dépassait au-dessus de
l'eau de la hauteur d'un empan ; une légère brise vint le faire
plonger dans l'eau, à une profondeur de deux coudées.
KAVANAG1I. 107
On demande quelle était la profondeur de l'eau.
— Cela est charmant, mais me semble bien difficile; en
tous cas, je ne pourrais jamais le dire.
— Un arbre haut de cent coudées est éloigné d'une fon
taine de deux cents coudées; de cet arbre un singe descend
et va à la fontaine. Un autre singe saute au-dessus et des
cend ensuite par l'hypothénuse; et tous deux se rencontrent
à égale distance. On demande à quelle hauteur le singe a
sauté?
— Je ne pourrai jamais croire que vous puissiez,vous-
même résoudre un pareil problème, sans être obligé de
recourir au livre, dit sa femme en riant et couvrant avec
sa main le passage où se trouvait la solution. Essayez
un peu.
— Avec le plus grand plaisir, ma chère enfant, exclama
le maître d'école, plein de confiance dans son savoir; et il
prit une plume et du papier. Après avoir dessiné quelques
figures et fait ses calculs, il ajouta :
Ici, ma jeune fille aux cheveux si beaux, voyez-vous la
réponse. — Quarante coudées.
Sa femme retira sa main du livre et ensuite la frappa
dans l'autre, en signe de triomphe; et elle s'écria :
Non, vous faites erreur, complétement erreur, mon char
mant jouvenceau, avec une abeille dans votre bonnet; le
nombre est cinquante coudées !
— Je dois donc avoir fait quelque erreur !
— Sans doute qu'il en est ainsi, votre singe n'a pas monté
assez haut.
Elle signala la défaite mortifiante de son mari, comme si
elle avait été pour lui une victoire, en le couvrant de bai
sers sur son front et sur ses joues, en guise de roses et
valant bien mieux que celles-ci, tandis que sa tête passait
10K KAVANAGH.
sous un arc de triomphe qu'elle formait de ses bras aga
çants; et lui, tout décontenancé, essayait en vain d'arti-
niler :
— Ma très chère Lilawatr, quel est le nombre total des
oies?
Après la solution de ce dernier problème, beaucoup plus
agréable que les autres, il dit :
— Je dois songer maintenantà écrire; il nie faut réellement
commencer, et d'une manière sérieuse, ou bien je ne pour
rai jamais çn voir la fin.
Mais, vous le savez, j'ai tant de choses à faire, tant de
livres à écrire, qu'en vérité je ne sais par quel bout com
mencer; j'ai bonne envie de commencer par un roman.
— Cela importe peu , pourvu que vous commenciez par
quelque chose.
— C'est vrai ; je ne veux pas perdre un moment.
Avez-vous répondu à la lettre de M. Waiflwrîght
concernant le bois de lit du cottage?
— Oh! non, ma chère, je l'ai entièrement oublié. Je
dois commencer par là , ou bien il se fâcherait tout de bon.
— Et la demoiselle qui vous a envoyé un poème pour le
lire et lui en donner votre avis?
— Non ; je n'ai pas eu un seul instant de loisir pour cela !
Et puis il y a encore M. Hanson, qui me demande des ren
110 KAVANAGH.
seignements sur une cheminée de cuisine : quel embarras ! il
y a toujours quelque obstacle qui vient à l'encontre et m'em
pêche de commencer mon roman. Allons, il me faut dépécher
toutes ces choses au plus vite.
El il se mit à écrire en toute hâte; aussi n'entendail-on
pas autre chose que le crachement de sa plume sur le
papier.
A la fin, sa pensée se rattachant probablement à la che
minée de cuisine, il dit :
— Une des choses les plus convenables dans un ménage
est un jambon : il est toujours prêt et toujours le bien venu,
vous pouvez le manger avec n'importe quoi ou bien sans rien
autre chose. Il rappelle toujours à ma pensée le sanglier ,
dans la mythologie des vieux Normands, qui était tué chaque
jour pour le repas des Dieux, dans le Valhalla, et chaque
nuit revenait à la vie.
— Dans ce cas, il est croyable que les Dieux se donnaient
de fameux cauchemars !
— Rien d'étonnant qu'il en fût ainsi.
Et alors il se passa un long silence, rompu seulement par
le léger passage de la plume sur le papier, puis madame
Churchill se mit à dire, — sans doute pour donner cours
aux pensées qui l'assiégeaient pendant qu'elle coupait, avec
ses dents, une aiguillée de fil, défaut que les dames conser
vent encore, malgré tout ce qu'on a pu dire à ce sujet :
— Un voyageur est venu, ce matin, se disant agent d'une
maison importante dans le commerce des aiguilles. Il m'a
laissé cet échantillon, en m'assurant que les trous en étaient
bien supérieurs à tous autres et il garantissait qu'ils ne cou
peraient pas le fil. Il m'a laissé au prix du gros et m'a offert,
si les numéros ne me convenaient pas, de me les échanger
pour d'autres, plus effilés ou moyens.
KAVANAGH. 111
Le maître d'école, absorbé dans son travail, ne fit aucune
réponse à cette observation.
Il pensait qu'il ne lui était pas si facile de répondre à une
demi-douzaine de lettres, principalement à celle de la poé
tique demoiselle; et il se dépêchait du mieux qu'il pouvait.
Finalement, il en vint à bout, les plia, les cacheta; puis il
jeta un regard à sa femme. Celle-ci fixait sur lui des yeux
rêveurs : un sommeil léger s'amassait sur ses paupières,
comme la neige dans la nue, prête à tomber. Il était déjà tard
dans la nuit, et son mari lui dit :
— Je suis trop fatigué, ma chère Lilawati, et vous trop
endormie, pour veiller plus longtemps. D'ailleurs, comme
je ne désire pas commencer mon roman, sans vous avoir à
mes côtés, de manière que je puisse vous en lire les passages
détachés, au fur et à mesure de leur composition, je le
remettrai à demain ou au jour suivant.
Ilregardait sa femme pendant qu'elle montaità sa chambre,
son chandelier à la main. Elle était pour lui comme un por
trait toujours neuf, toujours beau; et comme une peinture de
Gherardo Délia Notle. Il la suivit, et regarda ensuite pendant
quelques instants les étoiles : son âme débordait à la vue
brillante du firmament, et il s'écria :
Que le silence de la nuit est absolu et tout-puissant! qu'un
pareil silence est un langage muet, facile à comprendre! Des
profondeurs incommensurables de l'atmosphère qui nous
enveloppe, arrive à notre entendement une voix basse, un
son léger, comme si nous pouvions entendre l'écroulement
et la chute de la terre et de toutes les choses créées, dans le
grand miracle de la nature, périssant et se reproduisant,
toujours commençant et ne finissant jamais, — dans le bruit
du courant graduel et incessant du sable qui passe dans le
grand vase à mesurer le temps !
KAVANAGH.
Pendant la nuit, M. Churchill fut sous l'influence d'un
singulier rêve.
Il se voyait, dans son école, lisant du latin à ses élèves.
Tout à coup les cas génitifs de la première déclinaison com
mencèrent à le regarder et à éclater d'un rire fou ; et, comme
il essayait de les saisir, ils sautèrent d'un bond dans l'abla
tif, et l'accent circonflexe prit la forme d'une grande mous
tache.
Il vit ensuite la petite école du village transformée en une
vaste salle d'école du monde entier, se développant en avant,
classe par classe, à travers les générations à venir, et, sur
tous les bancs des diverses divisions, étaient assis des hommes
jeunes et vieux, lisant et copiant son roman, qui se trouvait
entièrement fini, dans son réve, et se le repassant de main
en main, avec un sourire, jusqu'à ce qu'à la fin, l'horloge,
placée dans le coin de sa chambre, vint à sonner minuit; et
les poids en descendant firent un tel vacarme que l'école fut
dissoute et que le maître d'école se réveilla, pour trouver
que la vision de sa renommée future n'était qu'un rêve dont
il avait été tiré à contretemps par le réveil de son horloge.
VI

Sur ces entrefaites, il su passait à la maison de cure une


scène d'un autre genre.
M. Pendexter s'était retiré dans son cabinet de travail pour
finir la composition de son sermon d'adieu. Le silence régnait
dans la maison et le jour du dimanche y était déjà com
mencé, car la semaine finissait avec le coucher du soleil, et
le soir et le matin étaient le premier jour.
Le pasteur fut interrompu dans sou travail par le vieux
sacristain qui venait, comme de coutume, chercher les clefs
de l'église. Il fut réprimandé avec douceur de ce qu'il venait
si tard; mais il s'excusa en disant que sa femme se trouvait
plus mal.
— Pauvre femme! dit 31. Pendexter; a-t-elle conservé sa
raison ?
— Oui, répondit le sacristain; toujours aussi bonne
qu'auparavant.
— Elle est malade depuis bien longtemps, continua le
pasteur; nous avons prié pour elle bien des dimanches.
— C'est bien vrai, monsieur, répliqua le sacristain avec
114 KAVANAGH.
tristesse; je vous ai donné bien de l'embarras; mais il est
inutile de continuer à prier pour elle davantage; cela est
tout à fait inutile.
L'esprit de M. Pendexter était trop absorbé et dans un
état trop brûlant de surexcitation, pour faire attention à
l'humilité extrême et à l'abandon de tout espoir de son vieux
paroissien; pas plus qu'à l'allusion, sans intention aucune,
à l'inefficacité de ses prières.
Il pressa chaudement la main du vieillard et lui dit avec
beaucoup d'émotion :
— Jeprêcherai demain pour la dernière fois dans cette pa
roisse où j'ai prêché pendant vingt-cinq ans; mais ce ne sera
pas pour la dernière fois que je prierai pour vous et votre
famille.
Le sacristain se retira, également très ému; et le pasteur
put continuer son travail.
Mais son cœur s'enflammait et brûlait au-dedans de lui ;
souvent sa face se colorait, ses yeux se remplissaient do
larmes; de telle sorte qu'il ne se sentait plus la force de tra
vailler. 11 se levait à chaque moment, se promenait dans sa
chambre, et il essuyait les gouttes d'eau qui lui couvraient
abondamment le front : il était dans un état fébrile indescrip
tible.
A la lin, il était venu à bout de composer son sermon. 11
se leva et mit la tète à la fenêtre. L'horloge sonna lentement
minuit; il ne l'avait pas entendue sonner un seul coup, depuis
six heures du soir qu'il s'était mis à la besogne.
La lune éclairait, dans le lointain, les montagnes et plom
bait sa lumière argentée sur les toitures du village : mais pas
une lumière ne paraissait aux fenêtres.
— Peuple ingrat! ne pouvais-tu pas attendre une heure
avec moi, s'écria-t-il dans son exaltation, et le cœfrr plein
KAVANAGH. US
d'amertume ? comme s'il avait prétendu que, dans cette nuit
solennelle, toute la paroisse eut dû veiller, tandis qu'il écri
vait son sermon d'adieu. Il pressa son front brûlant sur le
carreau glacé de la fenêtre, pour apaiser sa fièvre; et à tra
vers les ondes agitées de la rivière, la lune lui envoya un
rayon argenté, comme une salutation angélique; et alors des
pensées consolantes vinrent à lui; elles se mélangeaient
brillantes à la lumière du ciel ; et ce n'était plus la rivière
seulement qui les lui transmettait, mais encore toutes les ri
vières et les lacs et le grand océan lui-même, bien que tous
ensemble convergeassent pour lui en un seul rayon; et
ce qui lui apparaissait comme de sombres flots n'était que les
desseins cachés de la Providence, qui étaient révélés aux
autres comme ils l'eussent été à lui-même, s'il s'était rendu
compte de sa position.
VII.

Le jour arriva... ce cher, ce délicieux et silencieux diman


che; le jour du repos, tant aimé de tout travailleur fatigué,
soit du corps, soit de l'esprit.
Quand la cloche sonna pour la première fois, on eût dit
un mortier de bronze qui bombardait le village du haut
d'une forteresse obscure, et lançait des bombes d'un bruit
éclatant, qui faisaient explosion au-dessus des maisons,
étourdissant les oreilles de tous les paroissiens et troublant
les consciences de beaucoup d'entre eux.
M. Pendexter devait, comme nous l'avons dit, prononcer
son sermon d'adieu. L'église était comble et une seule per
sonne arriva tard. C'était une jeune fille, aimable et modeste,
qui se faufilait dans une des ailes de l'église, avec le moins
de bruit possible; mais cependant elle en faisait déjà trop
pour ne pas éveiller l'attention des curieux, et une centaine
de regards se dirigèrent sur elle, bien qu'on fût au milieu de
la prière.
La vieille madame Fairfield ne se détourna pas, mais elle
échangea un regard avec sa fille, et leurs chapeaux formaient
KAVANAGU. 117
dans le cours de la prière comme une parenthèse, dans
laquelle l'une demandait ce qu'il y avait, et l'autre répon
dait :
, — C'est seulement Alice Archer; elle vient toujours tard.
La prière fut très longue après quoi, la congrégation
se rassit, ainsi que les enfants fatigués : — ceux-ci avaient
été en motion perpétuelle pendant la prière; ils avaient
<Hé, pendant près d'une demi-heure, se tortillant, se tour
nant, se tenant tantôt sur un pied et tantôt sur l'autre,
balançant leurs tètes sur les appuis des bancs, eomme de
jeunes poulains fatigués regardant dans les pâturages voi
sins, — calmés tout à coup et se tenant en quelque sorte en
repos.
Le sermon commença; — c'était un sermon comme jamais
il n'en avait été prêché ou entendu auparavant.
Il fit verser des larmes aux amis du pasteur et ne laissa
pas que de donner des remords à ses plus rudes adversaires.
M. Pendexter avait choisi pour texte : — c'est pourquoi
aussi longtemps que j'exercerai mon saint ministère, j'aurai
soin de vous faire ressouvenir de ces choses.
Et, en le prononçant, il semblait que l'auteur de ces
paroles, l'apôtre Pierre lui-même, venait les redire et appe
ler ses auditeurs en jugement.
Le pasteur commença par un exposé minutieux de son
ministère et de l'état de la paroisse, avec tous ses troubles et
ses dissensions sociales, politiques et ecclésiastiques.
11 conclut en remerciant celles des dames qui avaient offert
- une robe de soie noire à sa femme, et avaient été obli
geantes envers elle, pendant sa dernière maladie.
Il s'excusait d'avoir négligé ses propres devoirs, qui consis
taient à étudier et à prêcher, afin d'imposer à sa paroisse
l'obligation de supporter son ministre, — faisant remarquer
T. 11. 8
118 KAVANAGH.
que ses courtes visites étaient leur propre faute, parce qu'ifs
l'avaient forcé de rester dans les bois pendant l'hiver, et
dans les champs pendant l'été;— finalement, il reprochait à
la congrégation, en général, d'être tellement enracinée dans
ses mauvaises habitudes, qu'il n'y avait aucune réforme à
espérer sous son ministère et que même, pour en espérer
une, il faudrait un pouvoir divin plus grand qu'il n'en a
fallu pour créer le monde; car, en créant le monde, il n'y
avait aucune opposition, tandis que, pour le réformer, besoin
serait auparavant de dompter leur propre obstination, leurs
mauvais penchants, leur égoïsme et leurs passions mon
daines.
VIU

Après que M. Pendexter eut fini son sermon et prononcé


sa dernière bénédiction sur une congrégation à laquelle il
avait donné ses soins spirituels pendant tant d'années , ses
ouailles, qui cessaient de l'être maintenant, retournèrent
chez elles, impressionnées de diverses manières; les unes
mécontentes, d'autres mortifiées, et la plus grande partie
étant remplies de compassion.
De ce dernier nombre était Alice Archer, — une belle et
délicate fille, dont toute la vie avait été éprouvée par
une organisation trop sensible et par de fâcheuses circon
stances.
Elle était d'un tempérament faible, d'un teint pâle; et
ses longs yeux gris paraissaient fatigués par les rêves.
Sa figure était mince, maigre; et ses mains blanches
étaient décharnées et diaphanes. Son caractère était à l'unis
son de ses facultés physiques : elle était pensive, silencieuse,
susceptible, mélancolique, souvent en pleurs et souvent
perdue dans ses rêveries.
MO KAVANAGH.
Elle menait une vie retirée avec sa mère qui, elle, était
vieille , querelleuse et presque aveugle. Sa fille avait elle-
même hérité de cette prédisposition à perdre la vue; et cette
maladie avait cela de particulier qu'elle ne se faisait pas
sentir en été, tandis qu'en hiver c'était au point que la vue
faisait complétement défaut.
La vieille maison qu'elles habitaient, avec ses quatre énor
mes peupliers d'Italie devant les fenêtres, ne pouvait sug
gérer que de tristes et sombres pensées. C'était une de ces
maisons qui vous serrent le cœur en y entrant, comme si
nombre de personnes y avaient trouvé la mort, — sombre,
triste, silencieuse... L'horloge placée dans la salle avait un
son profond; le mouvement du balancier ressemblaitau mou
vement d'une poitrine oppressée; et le marteau battait les
heures avec un bruit si violent, qu'il pouvait être comparé
au marteau de Jaët, enfonçant des clous dans la tête de
Sisara.
Une troisième personne seulement habitait cette maison,
c'était Sarah Manchester ou mademoiselle Sarah Manchester,
ainsi qu'elle désirait qu'on l'appelât.
C'était une excellente femme de chambre, et une détes
table cuisinière; car elle avait ces deux fonctions à rem
plir !
C'était en vérité une femme extraordinaire, fortement
constituée, avec des traits masculins; une de ces femmes
nées pour le travail, le regardant en quelque sorte comme
un plaisir, et conséquemment, dans le style des recomman
dations domestiques, une de celles qu'on nomme communé
ment un trésor, quand on peut le posséder. Elle était un
trésor en effet, pour cette famille; car elle faisait tout le
travail du ménage et s'occupait encore de celui de la basse-
cour — allant même occasionnellement dans les champs , à
KAVANACH. 121
la recherche des herbes médicinales, et graissant les roua
ges de l'horloge, quand elle criait trop fort.
Elle portait sur la tète ce qu'on nomme parfois un pic
de veuve, c'est-à-dire, il lui restait encore une touffe de
cheveux.
Le dimanche, elle allait à l'église avec une robe de pope
line bleue, avec un nœud de rubans, couleur foncée; sur
son bonnet.
Son esprit était aussi solide que sa personne. Son carac
tère n'était pas doux, tant s'en faut; mais toutefois d'une
acidité plaisante, comme il arrive quelquefois avec certaines
personnes.
Telles étaient les trois personnes qui habitaient cette
triste maison ; et celle dont j'ai parlé en dernier lieu expri
mait souvent l'intention de la quitter, se disant engagée à un
dentiste ambulant qui, en lui plombant une dent, avait
trouvé cette occasion favorable de se ménager une place dans
son cœur, en remplissant ce dernier de quelque chose de
plus dangereux et de plus mercuriel que son amalgame den
taire.
L'époque du mariage avait toujours été reculée; et, à la
(in, la famille espérait et croyait même que cette époque
n'arriverait jamais; — c'était une prophétie bâtie sur le
désir.
Presque l'unique rayon de soleil qui pénétrât dans cette
sombre maison partait de la face de Cécilia Vaughan, cama
rade d'école et l'amie de cœur d'Alice Archer.
Elles étaient toutes deux à peu près du même âge et
s'étaient liées ensemble par ce mystérieux pouvoir qui nous
découvre et nous choisit des amis, dans notre enfance.
Elles avaient été assises l'une près de l'autre à l'école;
elles y allaient et en sortaient ensemble; elles se communi
t2i KAVANAGH.
quaicnt leurs plus secrètes pensées; elles s'écrivaient, au
soir, des lettres longues et passionnées; en un mot, elles
s'aimaient tendrement l'une l'autre. Ce n'était, pour tout
dire, qu'une répétition, dans leur état de jeunes filles, du
grand drame de la vie d'une femme.
IX.

Cependant les arbrisseaux qui entouraient eettc mélan


colique maison brillaient des rayons dorés de l'automne et
lui enlevaient un peu de sa tristesse. Les quatre peupliers
paraissaient flamboyants, et le vent agitait leurs branches
comme de longues torches.
Une bordure de buis exhalait un parfum agréable et sem
blait fêter le retour d'Alice, pendant que celle-ci montait
l'escalier et entrait dans la maison avec un cceur plus gai
que de coutume.
Elle trouva sa mère seule, au salon, assise dans son fau
teuil. Les rayons du soleil pénétraient par les fenêtres dont
les rideaux n'étaient pas tirés, et réfléchissaient sur les
murs les ombres des arbres qui s'agitaient au dehors.
Quand elle entendit Alice qui entrait, elle tourna la tête et
lui dit :
— Qui est là? est-ce vous, Alice?
— Oui, c'est moi, ma mère.
— Vous avez été bien longtemps, ma fille?
KAVANAGH.
— Je ne me suis arrêtée nulle part, chère mère, je viens
directement de l'église.
— Comme le temps m'a semblé long! Il est bien tard; il
est presque nuit... J'allais appeler pour demander de la
lumière.
— Pourquoi, ma mère? s'écria Alice d'un air effrayé, que
voulez-vous dire? Le soleil darde sur nous ses rayons, vos
yeux doivent en être éblouis?
— C'est impossible, ma chère Alice; il fait presque nuit;
je ne puis vous voir... Où donc êtes-vous?
Alice alla se jeter dans les bras de sa mère et l'embrassa.
Toutes deux restèrent pendant quelques instants, silen
cieuses et pleuraient amèrement; elles savaient que l'événe
ment depuis si longtemps prévu avec une vive et poignante
anxiété venait de s'accomplir... Madame Archer était
aveugle!...
Cette scène de douleur fut interrompue par l'entrée subite
de Sara h Manchester; elle aussi était en pleurs, mais ses
propres afflictions en étaient la cause; elle tenait à la rnain
une lettre qu'elle donna à Alice, en lui disant, à travers ses
sanglots :
— Lisez, mademoiselle Archer, et voyez jusqu'à quel point
un homme peut être faux ! Ah ! ne vous fiez jamais à un
homme; ce sont tous les mêmes... des trompeurs, tons des
trompeurs. . . des faux !.. .
Alice prit la lettre et lut ce qui suit :

—<- « C'est avec plaisir, mademoiselle Manchester, que je


« vous écris ces quelques lignes. Je n'ai rien perdu de la
« hante estime que j'avais pour vous; mais la Providence
« a dirigé mes pensées et mes affections sur une autre per-
« sonne de mon voisinage. Je ne m'y attendais pas moi
KAVANAGH.
« même; mais, mademoiselle Manchester, puisqu'il en est
« ainsi, je dois supposer que vous serez convaincue qu'en
« notre qualité de chrétiens, nous devons nous résigner à
« notre destinée en ce monde. Que Dieu vous assiste, et
« puissions-nous un jour nous retrouver ensemble dans son
< paradis!
« Je désire vivement une réponse de vous, mademoiselle
« Manchester, de vous que je respecte infiniment et que je
* considère comme une véritable amie.
« Martin Cherryfield.»

P. S. « La société est ici, généralement parlant, assez


t bonne; mais l'état de la religion n'y est pas prospère. >
— C'est là une lettre bien cruelle, Sarah, dit Alice, en la
lui remettant. Mais nous avons tous nos affections; du reste,
cet homme est indigne de vous, n'y pensez pas davan
tage.
— Qu'y a-t-il, demanda madame Archer, en entendant le
conseil donné par sa fille et les sanglots avec lesquels il était
reçu. Sarah! qu'y a-t-il donc?
Et Sarah ne répondit point, mais Alice dit à sa mère :
— M. Cherryfield est devenu amoureux d'une autre per
sonne.
— N'est-ce que cela ? dit madame Archer d'un air de satis
faction. Elle devraitétrebien contente, au contraire, d'appren
dre une si bonne nouvelle! Pourquoi voudrait-elle se
marier, maintenant surtout que je suis aveugle ?
Quand Sarah entendit ces derniers mots, elle regarda sa
maîtresse avec consternation; oubliant sa propre peine, elle
sympathisa avec celle d'Alice et de sa mère; elle demandait à
taire un million de choses à la fois, — à aller ici, à envoyer
KAVANAGR.
là, à chercher ceci et cela — et particulièrement à faire venir
tous les docteurs du voisinage.
Alice lui assura que c'était peine inutile; mais à la fin, elle
finit par consentir à ce qu'un médecin fut appelé.
Sarah sortit aussitôt pour aller à sa recherche, et chemin
faisant, ses pensées se tournèrent sur elle-même, et pour se
servir de son propre langage, tandis qu'elle marchait, elle se
tenait en bride comme un cheval de relais.
Cet état de dédain et d'amour-propre blessé continua,
pendant plusieurs heures après son retour à la maison;
après quoi elle prit son parti avec calme et résolution,
demandant que le nom de cet homme qu'elle dédaignait de
nommer elle-même, ne fut jamais prononcé en sa présence.
Ainsi se dissipait son rêve de bonheur; comme le nid d'un
oiseau bâti sur le sol et qui se trouve balayé par une inon
dation, de même le cours de la destinée renversait ce bon
heur qu'elle avait bâti trop bas, pour être en sûreté.
Il y a des femmes qui, après un déluge passionné de
pleurs, deviennent douces, aimables, affectueuses, comme
l'air chaud et ravivant qui succède à la pluie.
Il y en a d'autres, au contraire, qui deviennent froides et
glacées, sombres et tristes; et c'était le cas avec Sarah Man
chester. Elle devint d'une humeur acariâtre contre tous les
hommes, par la faute d'un seul; et on l'entendit souvent
dire que les femmes étaient folles de se marier; et que, tou
jours à cause d'un seul, elle ne voudrait pas épouser un
homme, quel qu'il fût... elle n'en voudrait à aucun prix.
Le médecin du village entra : c'était un homme de corpu
lence , d'un esprit enjoué , énergique et encourageant dans
ses conseils; il sentait l'odeur de drogue; sa voix était for
tement accentuée; il portait de fines bottes et une forte
canne. Tout ee qui entourait sa personne était synonyme de
KAVANAGH. 1-27
bruit, — sa présence dans la chambre d'un malade était
une musique guerrière — encourageante mais tapageuse.
Il quittait rarement la chambre de son malade, sans lui
dire : — J'espère que demain vous éprouverez du mieux;
ou bien : quand la fièvre vous quittera, vous vous sentirez
mieux.
Mais, dans cette occasion ci, il ne pouvait pas s'avancer
aussi loin ; son espoir ordinaire de succès ne suffisait pas
pour un tel encouragement; madame Archer était aveugle
et cette fois c'était sans remède, sans espérance aucune;
elle était irrévocablement aveugle.
X.

Le jour suivant, de très bonne heure, comme le maître


d'école se tenait devant sa porte, pour humer l'air frais et
pur du matin, et pendant qu'il regardait les rayons du
soleil levant et la rosée qui brillait sur les feuilles de vigne,
il entendit le bruit d'une voiture; et il vit alors M. Pendexter
et sa femme qui traversaient le village, dans une vieille
voiture que les enfants avaient surnommée l'arche.
Le vieux cheval blanc qui avait trépigné aux funérailles,
pendant tant d'années, avait brouté à tant de broussailles,
s'imaginait qu'il tuait beaucoup de mouches, parce qu'il
remuait constamment la queue; et qui finalement avait été
la cause de tant de discordes dans la paroisse, semblait
maintenant faire cause commune avec son maître; il mar
chait comme s'il prenait à tâche de secouer la poussière de
ses pieds en sortant de ce village ingrat.
Une malle de cuir était suspendue sous la voiture ; et dans
l'intérieur, entre les deux personnages qui s'y trouvaient,
était un large carton à chapeau qui forçait M. Pendexter à
KAVANAGH. 129
laisser pendre ses pieds au-dehors, ce qui lui donnait l'air
d'imiter les allures scripturales de son cheval.
Bien qu'à distance, il salua gravement le maître d'école,
qui lui rendit son salut, avec une larme dans les yeux que
personne ne vit, mais qui cependant était visible.
Adieu, pauvre vieillard! dit le maître d'école à part lui,
pendant que, quittant l'air déjà froid de l'automne, il rentrait
dans son confortable cabinet de travail; adieu, nous ne
sommes pas dignes de toi, sans cela, nous t'aurions conservé
pour toujours! retourne au lieu qui t'a vu naître, au lieu
témoin de tes premiers jeux, de tes premiers travaux et de
tes premières amours; vas finir tes jours là où ils ont com
mencé; et, comme un emblème de l'éternité, laisse le ser
pent de vie s'enrouler lui-même, mettre sa queue dans sn
gueule, cesser ses sifflements et devenir tranquille pour tou
jours! Il ne te rappellera pas de nouveau; mais il sera mieux
pour toi de rester là où tu vas, que de vivre au milieu des
disputes haineuses d'une paroisse qui te méconnaît!
Mais tous les habitants ne voyaient pas partir le pasteur,
avec un esprit aussi bienveillant; au contraire, il y avait
comme un sentiment général de satisfaction dans le village,
ainsi qu'on l'éprouve quand on se débarrasse d'un vieil
habit, ou d'un chapeau hors de mode, qu'on ne désire plus
porter, sans pour cela vouloir le jeter dans la rue.
Ainsi M. Pendexter quitta le village. A quelques jours de
là, il se trouvait dans une assemblée de miliciens, monté sur
son cheval et faisant une prière, en ouvrant de grands yeux.
Il semblait prendre plaisir à son nouveau rôle qui lui four
nissait l'occasion de se répandre, tout à son aise, dans les
campagnes les plus sanglantes des anciens Hébreux.
Le maître d'école se mit à aller de ça et de là dans sa
chambre, regardant aux rayons du soleil qui se projetait
sur le tapis; il se repaissait intérieurement de ses rêves habi
tuels de livres qu'il n'avait pas encore écrits et de sa future
renommée littéraire. A ces rêves se mêlaient confusément le
trépignement de petits pieds, les allées et venues, et les cris
de ses enfants au-dessus de sa tête.
S'il avait mis à exécution tous les projets qu'il formait ce
matin, il aurait rempli sa bibliothèque de poèmes et de
romans de sa propre création ; mais tout à coup sa vision
disparut et fut remplacée par une autre du monde actuel ;
c'était la voiture, couverte de toile, du boucher qui faisait
sa ronde; elle passait devant ses yeux, comme la cabane
volante, dans le roman indien.
La voiture entra dans la cour et s'arrêta à la porte de
derrière; et le poète trouva que le repos sacré du dimanche,
la trêve de Dieu avec les soins du monde, était une fois de
plus à sa fin.
Une main noire passait entre lui et la terre de lumière;
KAVANAGH. 131
il ferma soudain la porte d'ivoire des rêves, et ouvrit la
porte de la vie de chaque jour; il alla s'entremettre avec
l'homme de chair et de sang.
Hélas! lui dit-il avec un gros soupir; ma vie sera-t-elle
donc toujours comme la rivière sabbatique des Juifs, coulant
à pleins bords seulement le septième jour, mais sablonneuse
et aride, le reste du temps?
Et donnant une pensée à sa charmante épouse et à ses
enfants, il ajouta à demi-voix :
Non t il n'en sera pas ainsi 1 laissez-moi plutôt regarder
aux sept jours de la semaine, comme aux sept anneaux
magiques de Jarchus, chacun d'eux inscrit séparément sous
le nom d'une planète et chacun possédant un pouvoir par
ticulier — ou bien comme aux sept pierres sacrées et mys
térieuses que les pèlerins de la Mecque étaient obligés de
porter sur les épaules, dans les vallées de Menah et de
Akbah, maudissant le diable et à chaque fois s'écriant :
Dieu seul est grand, et Mahomet est son prophète!...
Il trouva M.Wilmerdings, le boucher, qui se tenait debout
devant sa voiture, entouré de cinq chats qui s'étaient dressés
simultanément sur leurs pattes de derrière, pour recevoir
leur nourriture quotidienne du matin.
M. Wilmerdings ne se bornait pas à fournir chaque jour,
au village, de la viande fraîche; il pesait aussi tous les petits
enfants, car il y avait à peine au village un enfant qui n'eut,
pas été pendu aux crochets de sa balance, lié avec un mou
choir de poche, et le poids marqué par le balancier variant
de huit à douze livres. C'était encore un jeune homme, au
teint frais et coloré, et chaque lundi, au matin, il était vétu
très proprement d'une jaquette blanche.
11 s'était marié récemment avec une modiste qui vendait
des fournitures de chapeau; et leur tour de noces s'était fait
132 KAVANAGH.
dans une ville voisine pour voir pendre un homme qui avait
tué sa femme. Une paire d'énormes cornes de bœuf servait
d'enseigne à sa boucherie ; et près de celle-ci se trouvaient
de grandes fosses de tannerie, que les petits garçons de l'école
croyaient être pleines de sang.
Il n'y avait peut-être pas deux hommes qui se ressem
blassent moins que M. Churchill et M. Wilmerdings.
Le premier avait à supporter le bruit de la charnière qui
ouvrait la porte de sa vie de chaque jour, — qui ouvrait,
dans la chambre de son école, le théâtre de ses longs et pé
nibles travaux , qui sont les plus nobles de tous, théorique
ment parlant, mais qui , en pratique, sont les plus durs
qu'il y ait au monde.
Mais bientôt, après avoir pris son déjeuner et avoir joué
quelques instants avec ses enfants, il alla se promener.
Il pouvait, sur son chemin, contempler, tout à son aise,
les domaines délicieux de la nature, et jeter aussi un regard
dans le domaine de l'art, en lisant un placard collé à une mu
raille et qui contenait ce qui suit :
» Le soussigné fait des portraits en profil, en plein et
« ombrés, qui, vus à angles droits, dans leur véritable main-
« tien, sont garantis infailliblement corrects.
« Aucun soin de parure et de toilette n'est exigé; il saisit
< les jeunes gens et les enfants à la vue ; et il a des cadres
« de toutes grandeurs.
« Un profil est l'esquisse de la forme extérieure du visage
« et de la tète d'une personne; il sert, en la voyant, à vivi-
« fier les affections de ceux que nous estimons et que nous
• aimons.
i William Baktam. »
Il se repaissait longtemps du monde idéal; et il se sentit
KAVANACH. 133
lui-même attache à la terre avec cent fils invisibles par les
quels les gamins le tiraillaient et le tourmentaient; et ce fut
seulement après un effort considérable et par intervalle, que
son esprit put reprendre la dignité morale de sa profession.
Ainsi était la vie du maître d'école ; et cette vie eût été pour
lui triste et fatigante, si la poésie qui était en lui n'avait coulé
à travers chaque fente et chaque crevasse.
La poésie le transforma et le fit ressembler à un puits dans
lequel on a jeté des pierres et des ordures; mais au dessous
desquelles est une source d'eau fraîche et pure, que rieu
d'extérieur ne peut jamais remuer ni troubler.

i. n. 9
XII.

M. Pendexter était parti. Nous avons dit déjà qu'il était


regretté seulement d'un petit nombre de personnes ; et pour
celles-ci il semblait, en effet, que quelque chose manquait au
service de la paroisse.
Elles perdaient les rapports des massacres des Hébreux,
et les histoires merveilleuses des zumzumminez; elles per
daient les vénérables cheveux blancs et la voix qui leur avait
parlé dans leur enfance et en avait, pour toujours, gravé le
souvenir dans leurs cœurs, comme, dans l'église russe,
les vieilles hymnes des premiers siècles sont pieusement
conservées.
L'hiver vint avec d'abondantes neiges et aussi avec de nom
breux candidats pour la place vacante.
Mais la paroisse était difficile à contenter, comme le sont
toutes les paroisses ; et dans le conflit des divisions qui
régnaient, il était question de bâtir une nouvelle église", et
d'autres extravagances se faisaient jour aussi, comme on le
voit encore si souvent dans les paroisses. Bref, on finit par
s'entendre et on fit choix d'un pasteur.
KAVANAGH. 135
Il se passa, du reste, peu d'événements dans l'hiver, et il
est facile de les rappeler. — L'extrait suivant d'une lettre
écrite de l'école des filles à une amie absente contient, comme
suit, ce qui s'était passé de plus important :

* Tout s'est passé à l'école comme à l'ordinaire. Jeanne


< Brown est devenue très pâle; on dit qu'elle tombe en
< consomption; mais j'en attribue la cause à ce qu'elle mange
« trop de crayons d'ardoise. Une de ses épaules a grossi
< considérablement plus que l'autre. William Wilmerdings
« a été chassé de l'école pour sa fainéantise. Il a promis à sa
« mère, si elle ne le battait pas, d'étudier pour l'état ecclé-
« siaslique; je voudrais bien qu'il en fût ainsi , car il pour-
« rait alors me regarder à travers le trou de son pupitre.
« M. Churchill est un homme vraiment curieux. Aujour-
« d'hui il nous a posé la question suivante d'arithmétique :
« — Un cinquième d'un essaim d'abeilles s'envola sur une
« fleur de Kadamba; un tiers sur un Silandhara; trois fois
« la différence de ces deux nombres sur un autre arbre;
« et une abeille continua de voler alentour ; attirée de
« chaque côté par l'éclat d'un kétali et d'un malati : on se
« demande quel était le nombre des abeilles.
« Pas un écolier n'a pu résoudre ce difficile problème.
« L'église a été réparée ; et nous avons une nouvellechaire
« à prêcher. M. Churchill a acheté la précédente, qui était
vieille; et il l'a placée dans sa salle d'études. Quel étrange
homme il fait 1
« Grand nombre de candidats se sont présentés et ont
prêché; le seul que nous préférons est M. Kavanagh.
Arthur Kavanagh ! n'est-ce pas là un nom tout a faitroman-
tique? Il est grand, très pâle; ses yeux et ses cheveux sont
beaux et noirs! — Sarah, la domestique d'Alice Archer,
136 KAVANAGH.
« dit que ce n'est pas un homme, qu'il est un tkadeus de
« Varsovie.
« Moi, je pense que c'est un homme, et même très aima-
« hle... et ses sermons! quels sermons! si élégamment
« écrits, si différents de ceux de M. Pendexter !
t Il a été invité à se fixer ici ; mais il ne peut pas venir
■ avant le printemps.
« Dimanche dernier, il a prêché sur les passions domi-
« nantes. Il a dit qu'une fois un noble allemand, qui était
« mourant, faisait jouer du cor de chasse dans sa cham-
« bre, tandis que ses chiens y étaient, bondissant et
« aboyant, et qu'il en était ainsi des passions dominantes de
• l'homme. Même à son lit de mort , à un signal donné, elles
« hurlaient et enveloppaient ceux qui les avaient nourries!
« Cela n'est-il pas beau et tout à fait original?
« Il a dit, dans un autre sermon, que les illusions et les
• désappointements nous nourrissaient et nous soutenaient
• dans les places désertes de la vie, comme les corbeaux
« ont nourri le prophète dans le désert; et de même que,
« dans les contrées catholiques, les lampes brûlaient devant
t les images des saints, dans des rues étroites et détournées,
« non pas seulement pour servir comme offrandes de dévo-
« tion, mais aussi comme des lumières pour éclairer les
« passants, de même, dans les rues obscures et dange-
« reuses de la cité des infidèles, chaque bonne pensée,
« parole ou action de l'homme n'était pas seulement une
' offrande au ciel, mais servait aussi à l'éclairer lui-même
« et les autres sur le chemin qui conduit dans la demeure
« céleste!
« J'ai pris beaucoup de notes des sermons de M. Kava-
« nagh et je vous les ferai voir à votre retour.
« La semaine dernière, nous avons eu une partie de traî
KAVANAGH.
« neaux , avec six chevaux blancs ; nous allions comme le
« vent au-dessus des précipices couverts de neige; — le con-
« ducteur les appelait des : merci, mesdames! parce qu'ils
* obligent chacun à faire la révérence.
« Nous avons eu aussi un bal enivrant de joie à Beavcr-
« stock. J'aurais désiré que vous y fussiez; nous n'en sor-
« limes qu'à deux heures du matin ; et, le jour suivant, le
c ministre de Rester Green lui demandait si elle n'avait pas
« senti le feu de certaine place brûler sous ses pieds, pendant
« qu'elle dansait!
< La nouvelle école à la mode doit ouvrir la semaine
« prochaine; on nous en a envoyé le prospectus chez nous.
* Une des règles est que les demoiselles ne se mettront pas
« à genoux à l'école! Papa dit qu'il n'avait jamais entendu
« parler de cela auparavant.
« La vieille madame Plainfield est enfin décédée. Un peu
« avant sa mort, sa femme de chambre, qui est irlandaise,
* lui demanda si elle voulait être enterrée avec ses fausses
« dents!
« Il n'y a pas eu un seul mariage ici depuis votre dé-
« part; mais quelqu'un me demanda, l'autre jour, si vous
« étiez engagée à M. Pilsburg. J'en étais vraiment fâchée,
« Pilsburg! en vérité, c'est par trop fort! il est vieux assez
« pour être votre père !
« Quelle longue et ennuyeuse lettre je vous écris là ! — et
« cela parce qu'il vous convient d'être assez peu aimable
* pour rester aussi longtemps loin de nous, et me laisser
« toute seule.
« Ah! Si vous aviez pu voir la lune, la nuit dernière,
« mais quelle oie suis-je donc? comme si vous ne l'aviez pas
«. vue! n'est-ce pas qu'elle était majestueuse?
« Vous ne pouvez vous imaginer, très chère, qu'il n'y a
138 KAVASACH.
< pas une heure, clans la journée, sans que je pense à vous
« et vous désire auprès de moi. Je sais que vous sympathi-
« seriez avec tous mes sentiments, ce que ne fait pas Fuster;
« car si, par exemple, j'admire la lune, elle dit que je suis
« romantique et que, pour sa part, elle ne hait rien tant que
< la lune; et qu'elle préfère un lit chaud et confortable (fi
« l'horreur!) à toutes les lunes de l'univers l »
XIII.

Les événements mentionnés dans cette lettre étaient, en


effet, les principaux qui se fussent passés dans l'hiver.
Le cas de William Wilmerdings était devenu désespérant.
En vain son père l'avait intimidé ; en vain le maître d'école
l'avait raisonné; il était insensible à la menace et au raison
nement, et restait obstiné. En vain sa mère représentait à
cet esprit paresseux que, s'il n'étudiait pas , les jeunes gens
qui étudiaient les langues mortes lui jetteraient des pierres
dans la rue; il répondait tranquillement qu'il les défiait
tous. A la fin, ayant perdu bien de ses illusions, il décou
vrit aussi que son père n'était pas le plus grand homme qu'il
y eût au monde, en brisant la glace sur la rivière; toutefois,
au grand contentement de ce dernier et aussi à celui de tout
le village, il partit sur un petit vaisseau pour un voyage sur
les côtes; c'était le seul bâtiment au service de Fearmeadow.
M. Churchill avait réellement placé dans sa salle d'étude
la vieille chaire à prêcher. Elle servait d'amusement et de
cache-cache à ses enfants, qui n'en étaient pas moins chers
à son cœur, et étaient une illustration vivante du chemin qui
t 40 EAVANAGH.
conduit au royaume des cieux. Il en faisait usage lui-même,
en recueillant sur ses parois extérieures, en forme de tableaux
et d'agendas, ses nombreuses méditations qu'il y écrivait au
crayon.
Ce qui suit pourra servir de spécimen de l'éloquence, ainsi
recueillie sur ce vieux meuble :
— La moralité sans la religion n'est qu'une sorte de calcul
sans valeur, — un moyen de trouver notre place sur une
mer obscure, en mesurant seulement la distance que nous
avons parcourue, mais sans aucune observation des corps
célestes !
— - Bien des lecteurs jugent de l'influence d'un livre par
le sentiment qu'ils en éprouvent eux-mêmes, — comme cer
taines tribus sauvages qui déterminent le pouvoir de leurs
mousquets par le reculement de ceux-ci ; — renverser le por
teur de l'arme est considéré comme le moyen le plus efficace
de juger du pouvoir de cette dernière.
— Les hommes de génie sont souvent tristes et inertes
dans la société, comme un météore brillant qui n'est plus
qu'une pierre, quand il tombe à terre.
— Il n'y a que ce qui est naturel qui soit permanent. Les
idoles fantastiques peuvent être adorées pour un temps; mais
à ln fin, elles sont renversées par le progrès naturel et silen
cieux de la vérité, comme les statues hideuses de Copan ont
été renversées de leurs piédestaux par la crue des arbres de
la forêt, dont les semences étaient transportées et semées par
le vent dans les murailles en ruine.
— Les soins et les devoirs de chaque jour, que les hommes
appellent des corvées, sont les poids et contrepoids de l'hor
loge du temps, donnant au pendule une vibration égale, et
régularisant le mouvement des aiguilles; et, quand ils cessent
de peser sur les rouages, le pendule cesse de marcher; les
KAVANAGH. 141
aiguilles s'arrêtent; mais l'horloge n'en reste pas moins
debout.
— Le même objet, vu de trois points différents,— le passé,
le présent et le futur, — se présente souvent à nous sous
trois faces différentes; comme ces enseignes au-dessus des
boutiques, qui représentent la face d'un lion quand nous
nous en approchons, celle d'un homme quand nous sommes
en face, et celle d'un une quand nous avons passé.
— En caractère, en manières, en style, en toutes choses,
la suprême excellence est la simplicité.
— Pour beaucoup de lecteurs, un stylebrillant passe pour
une affluence de pensées; ils prennent des jaunets à la sur
face du sol pour les vastes mines d'or qui sont dans son sein.
— Les motifs qui dirigent les auteurs et le but qu'ils se
proposent ne sont pas toujours aussi élevés et purs que nous
nous l'imaginons quelquefois , dans l'enthousiasme de la
jeunesse.
— Pour beaucoup d'entre eux, la trompette de la renom
mée n'est rien qu'une cornemuse de fer blanc, pour appeler à
la maison, comme les laboureurs qui sont dans les champs à
l'heure du dîner; et ils se trouvent heureux eux-mêmes
d'avoir leur dîner.
— Les rayons de joie, comme ceux de lumière, sont sans
couleur, quand ils ne sont pas affaiblis.
— Les critiques sont les sentinelles dans la grande
armée des lettres ; stationnant à tous les coins des journaux
et des revues, pour provoquer chaque nouvel auteur.
— La campagne est lyrique, la ville est dramatique;
mélangées, elles font un opéra de grande perfection.
— Nos passions ne s'éteignent jamais entièrement; mais,
dans les derniers chants du drame romantique de la vie,
elles se lèvent de nouveau pour livrer bataille, comme
112 KAVANAGH.
quelques uns des héros d'Aristote qui avaient été déjà en
terrés tranquillement et qui devaient être remués pour tour
ner en poussière.
— Ce pays-ci n'est pas gouverné par les prêtres, mais par
la presse.
— Quelques critiques ont l'habitude de ramer sur les
rivières héliconiennes, le dos tourné à la proue, en sorte qu'ils
ne peuvent voir le paysage de la même manière que l'auteur l'a
vu. D'autres voient dans un livre des fautes plus grandes que
le livre lui-même; comme Sancho Pança, avec ses yeux
bandés, qui, monté sur son cheval de bois, voyait que la
terre n'était pas plus grande qu'un grain de moutarde et
que les hommes et les femmes étaient aussi grands que
des noisettes.
— Le cours du temps est comme une inondation de
l'Indus. Nous regardons après les maisons qui existaient
dans notre enfance, elles ne sont plus ; après les amis de
notre enfance, et ils sont morts.
— Les amours et les inimitiés de la jeunesse , où sont-
elles?... elles ont été balayées comme les camps qui ont été
dressés sur le lit sablonneux de la rivière.
— De même qu'un saint ne peut être canonisé tant que
l'avocat du diable n'a pas exposé toutes ses mauvaises actions
et montré pourquoi on ne peut en faire un saint, de même
aussi un poète rie peut prétendre à un rang quelconque par
mi les dieux, tant que les critiques n'ont pas exposé tout ce
qu'on peut dire contre lui.
— Il est curieux de noter les vieilles et immenses marges des
pensées humaines ! Chaque siècle écoulé nous révèle de nou
veaux mystères; nous bâtissons là où des monstres ont cou
tume de se cacher eux-mêmes.
XIV.

Enfin le printemps arriva et nous ramena les oiseaux et


les fleurs, ainsi que M. Kavariagh, le nouveau pasteur, qui
fut reçu avec toute la pompe et la cérémonie accoutumées en
pareille occasion.
Le commencement de la belle saison lui fournissait un
thème pour son premier sermon, qui fut trouvé très beau
par une partie de son troupeau et très incompréhensible
par l'autre partie.
Ah ! combien est merveilleuse la venue du printemps, —
ce grand miracle annuel de la route d'Aaron , parsemée
de fleurs, répétée par myriades et myriades de branches;—
cette paisible progression et cette croissance des herbes, des
fleurs et des arbres, — toujours constante et toujours inva
riable, — qu'aucune force ne peut arrêter dans sa course,
qu'aucune violence ne peut comprimer; comme l'amour qui
poursuit son chemin, sans pouvoir être détruit par une force
humaine, parce qu'il est lui-même un pouvoir divin.
Si le printemps n'était venu qu'une fois, chaque siècle, au
lieu de revenir chaque année, ou bien s'il apparaissait avec
144 KAVANAGU.
grand bruit, comme celui du tonnerre, que de sensations
merveilleuses s'empareraient de tous les cœurs pour admirer
ce changement miraculeux !
Mais il arrive que sa succession silencieuse ne nous sug
gère rien autre que la nécessité même de son existence.
Pour la plupart des hommes, la cessation du miracle se
rait elle-même miraculeuse; et l'exercice perpétuel du pou
voir de Dieu paraît moins miraculeux que s'il était renversé!
Nous sommes comme des enfants qui sont étonnés et ré
jouis, seulement par la répétition de l'heure, mais non pas
quand l'heure sonne pour la première fois.
C'est le développement de ces pensées qui avait fourni la
matière à la première partie du sermon de Kavanagh; et
ensuite, avec une profonde et solennelle émotion, il com
mença à parler du printemps de l'âme, et comment d'un hi
ver triste et brumeux, il arrive par degrés à se rapprocher
de plus en plus du grand soleil, faisant reverdir ses branches
séchées et fanées, et les revêtissant de feuilles et de fleurs,
qui se développent sous son influence pénétrante et irrésis
tible.
Pendant le débit de son discours, Kavanagh n'avait pas
fait abstraction de toutes pensées extérieures, au point de ne
pas s'apercevoir de l'effet qu'il produisait sur son audi
toire.
Comme, dans l'ancien temps,aucune marque d'approbation
n'est permise dans les églises ; quelle que soit l'impression
faite sur l'auditoire, personne n'oserait se permettre de bran
dir son chapeau en l'air et de s'écrier : — orthodoxe Chry-
sostôme ! treizième apôtre ! tu es digne du sacerdoce ! . . . comme
cela avait lieu au temps des pères chrétiens. Et cependant,
en sortant de l'église, personne ne lui ayant adressé la pa
role, et ne lui ayant rien dit ni de son sermon ni d'autre
IAVANAGH.
chose, — il rentra chez lui, avec le cœur chargé et un senti
ment de découragement. Une chose l'avait encouragé et con
solé, c'était la pâle figure d'une jeune fille dont les yeux noirs
avaient été fixés sur lui, pendant tout son discours, avec un
intérêt et une attention soutenus. Elle était assise seule dans
un banc, près de la chaire à prêcher. — C'était Alice Archer.
Ah! s'il avait pu connaître comme ses paroles avaient
pénétré profondément dans ce cœur simple, il aurait fris
sonné avec une sorte de crainte autre que celle de n'avoir
pas suffisamment ému son auditoire !
XV.

Le jour suivant, au matin, Kavanagh était occupé de ses


affaires mondaines, des divers arrangements de son ménage,
nécessités par sa nouvelle demeure.
Pour lui venir en aide, il avait pris le journal de l'endroit
et passait en revue les colonnes consacrées aux annonces,
— ces passages étroits et remplis dans lesquels les besoins
et les désirs de l'humanité s'étalent eux-mêmes comme des
mendiants, sans déguisement aucun.
Ses yeux y rencontrèrent bientôt les offres avantageuses
des tailleurs à bon marché et des vendeurs de remèdes paten
tés. Il n'avait besoin ni de tailleur ni de médecine, et il
continua ses recherches. Dans une autre colonne, il lut
qu'une demoiselle , très capable , désirait former une
classe de jeunes mères et de nourrices, et les instruire
dans l'art de parler aux enfants, de manière à les intéresser
et à les amuser; et plus loin que les pompiers de Fairmea-
<low remerciaient les éditeurs qui, dans un esprit hostile, les
avaient appelés farceurs, ivrognes et tapageurs, ce qui ne
les empêchait pas d'espérer que pour de pareilles calomnie?,
KAVAKAOH. 147
ils seraient épargnés de ce grand feu qu'ils avaient entendu
dire ne devoir jamais être éteint.
Finalement ses yeux se fixèrent sur l'annonce d'un maga
sin de tapis à prix fixe, rigoureusement observé; on y ajou
tait qu'un escompte libéral serait accordé aux pasteurs qui
ne recevaient qu'un faible traitement, aux églises qui ne pos
sédaient que de faibles revenus, ainsi qu'aux institutions
charitables.
Il sourit à l'idée que ce magasin lui convenait, puisqu'il
réunissait la qualification nécessaire pour obtenir l'escompte,
et aussitôt il prit son chapeau et sortit dans l'intention de le
visiter.
Quelques jours auparavant, Kavanagh avait découvert,
dans la tour de l'église, une chambre vide, et il avait immé
diatement pris la résolution d'en faire son cabinet de travail.
De cette retraite, par ses quatre fenêtres qui faisaient face
aux quatre coins du ciel, il aurait vue sur les rues, les toi
tures et les jardins du village, — sur la rivière battue des
vents, sur les prairies, les fermes et les montagnes bleues
dans le lointain.
Là il pourrait travailler et méditer; il aurait une retraite
convenable pour ses travaux spirituels; il serait comme sé
paré du monde au-dessous de lui; et dans cette calme soli
tude et loin du bruit, il pourrait remplir son cœur dépensées
fortes et préparer des sermons avec lesquels il espérait
parvenir à émouvoir les cœurs de ses paroissiens.
C'était donc pour meubler cette retraite qu'il sortit le
lundi matin, dès le lendemain de son premier sermon, et
s'achemina vers le magasin dont nous venons de parler.
II ne mit pas beaucoup de temps à se procurer les quel
ques objets nécessaires, — le tapis, la table, les chaises, des
rayons pour les livres; et il retournait chez lui, tout rêveur
148 KAVANACH.
et pensif, quand son attention fut attirée par un placard au
coin d'une rue et sur lequel on lisait : Hoses Merryweather
vend des oiseaux chantants, indigènes et étrangers.
Il vit aussi toute une fenêtre garnie de cages, dans les
quelles des serins et autres oiseaux de joli plumage étaient
jargonnant ensemble, comme le peuple dans les marchés de
villes étrangères.
A la vue de ses vieux favoris, une passion longtemps
étouffée se réveilla en lui, et il entra aussitôt dans cette
maison rustique, avec l'intention d'égayer sa chambre soli
taire par la vivacité et les chants de ces chanteurs de bal
lades.
En un moment, il se trouva dans une petite chambre,
remplie de cages du haut en bas; pleine d'éclats, de gazouil
lements, de roucoulements et de sifflements; pleine de
l'odeur de duvet, de nids préparés, de colombiers et de
petites lies habitées seulement par des oiseaux.
Le taxidermiste ne se trouvait pas là; mais une demoi
selle d'élégantes manières et qui était à regarder un char
donneret, dans une cage carrée, surmontée d'une galerie ; elle
se retourna vers lui, comme il entrait, laissant voir une
belle et charmante figure, ombragée de cheveux longs et
blonds, dans lesquels l'éclat du soleil paraissait se mêler,
comme dans les branches des arbres.
Il n'avait jamais vu cette personne auparavant, et il lui
semblait qu'elle ne lui était pas inconnue. Il vit aussi dans
l'expression de ses yeux et de sa figure qu'il était lui-même
« reconnu par elle.
A ce moment, le marchand entra, venant d'une chambre,
au fond. — C'était un petit homme gris, avec des lunettes sur
le nez. — Il portait dans ses mains, ayant les ailes et les
pieds soigneusement rapprochés et liés ensemble, un beau
KAVANAGH. 141)
pigeon-voyageur qui tournait ses yeux brillants de droite et
de gauche, comme s'il demandait : que prétendez- vous faire
de moi î...
Sa demande silencieuse fut bientôt interprétée et répondue
par M. Merryweather, qui dit à la demoiselle :
— Mademoiselle Vaughan, voici le meilleur pigeon-voya
geur de toute ma collection , la vraie columba-tabullaria ; il
est âgé d'environ trois ans, comme vous pouvez le voir par
ses barbes.
— C'est un bien bel oiseau, dit la demoiselle; et comment
devrai-je m'y prendre pour l'apprivoiser?
— Oh ! rien de plus aisé ; vous n'avez seulement qu'à l'en
fermer pendant quelques jours , le bien nourrir et le bien
traiter. Ensuite placez-le dans une cage à claire-voie et
conduisez-le dans la place où votre intention est de le faire
voler; faites de même pour le retour. Après cela, il ne vous
demandera pas d'autre soin; il volera toujours entre ces
deux places.
— Cela n'est certes pas difficile. A tout hasard, je veux en
faire l'épreuve : vous m'enverrez cet oiseau chez moi. De
quoi le nourrirai-je ?
— De toute espèce de grains, — l'orge et la dravière sont
ce qu'il y a de mieux, — et souvenez-vous de lui laisser une
forte couche de gravier au fond de sa cage.
— Je ne l'oublierai pas; envoyez-le moi dès aujourd'hui, si
c'est possible.
A ces mots, elle sortit, beaucoup trop vite pour Kavanagh.
qui était enchanté de sa taille, de sa figure et du son de sa
voix; et qui, une fois laissé seul avec le marchand, trouva
que la fascination momentanée du lieu était partie. Il
n'écouta pas plus longtemps le chant des oiseaux ; il ne vit
pas plus longtemps leur gai plumage ; et ayant fait au plus
T. II. 10
150 KAVANAGH.
vite acquisition d'un canari et d'une cage, il sortit précipi
tamment, tout en pensant aux pigeons-voyageurs de Bagdad
et aux colombiers d'Egypte, établis de distance en distance,
comme des relais et des places de repos pour la poste vo
lante.
Mais aussi, avec un indéfinissable sentiment de tristesse,
ces tendres et mélancoliques lignes de Maria del Occidente
passaient comme un parfum à travers sa mémoire :
« Semblable à un pigeon quittant ses riantes et natives fontaines
<> d'Antioche, pour voler au loin vers Palmyre, qui se sentant fa-
« tigué et épuisé, haletant, désirant et soupirant, se repose triste-
« ment près de la source amère du désert;
« Ainsi plus d'une âme parcourt le triste désert de la vie,—pure
« d'amour avec des désirs non satisfaits, — souffre, se rebute et à
« la fin altérée et désespérant, s'arrête et boit à la coupe la plus
« proche. »
Sur ces entrefaites, M. Merryweather, laissé à lui-même,
se promenait dans son oisellerie ; il sifflait et parlait avec ses
oiseaux. Finalement, il s'arrêta devant la cage de fer-blanc
d'un perroquet africain, avec lequel il avait une grande res
semblance de famille. Il lui donnait à becqueter son doigt et
conversait avec lui dans un dialecte tout particulier, qu'il
avait souvent parlé dans les jardins du Zanguebar.
Il se retira ensuite dans sa chambre de derrière où il
continua de bourrer un gros bec, et se disant à part lui : —
— Je voudrais bien savoir ce que mademoiselle Cécilia
Vaughan veut faire d'un pigeon-voyageur.
Évidemment déjà il avait établi une mystérieuse con
nexion entre ce pigeon et M. Kavanagh, car, continuant
sa rêverie, il ajouta à demi-voix : —
Sans doute qu'elle ne consentirait jamais à épouser un
pauvre pasteur !
XVJ.

La vieille maison qu'habitait la famille Vaughan était


à peu de distance du village et au milieu d'une riante
ferme.
La route du comté en était éloignée assez pour éviter
l'ennui ; et le bruit des roues et les petits nuages de pous
sière semblaient n'être que des salutations amicales de la
part des voyageurs qui passaient.
Une pareille situation, indépendamment de la sûreté et
d'une agréable perspective, attirait les visiteurs et bannissait
tous les ennuis de la solitude.
De trois côtés, la ferme était entourée de haies d'aulne et
de saule et, d'autre part, par le cours d'une rivière; plus
près de la maison étaient des avenues et des bouquets de
taillis, de petits monticules gazonnés, avec des bosquets
et des hêtres qui rafraîchissaient l'air.
Dans le lointain, des montagnes bleues fermaient l'hori
zon; elles créaient un désir secret de connaître ce qu'il y
avait au delà; et l'imagination pouvait se repaître des scènes
du prince Rasselas et de la vallée heureuse.
152 KAVAXAGH.
La maison était une des quelques maisons qui restent
encore dans la nouvelle Angleterre; — un bâtiment carré et
spacieux, avec un portique sur le devant, et dont les portes,
pendant l'été, restaient ouvertes le jour et la nuit.
Un silence délicieux régnait alentour; l'air était em
baumé de l'odeur suave des pins et retentissait, dans le
lointain, des cris d'animaux s'élevant du fond des mon
tagnes.
Dans cette vieille maison, très confortable, Cécilia Vau-
ghan avait passé sa jeunesse.
Les nuages qui marchaient au-dessus des montagnes, —
les vents capricieux de l'été qui agitaient la feuille paresseuse
et se précipitaient de champ en champ, de bosquet en bos
quet, comme avant-coureurs de la pluie, — et au-dessus de
tout cela la montagne mystérieuse dont la fraîcheur était
pour elle une invitation de chaque jour, dont le silence
imposait une inquiétude incessante, avaient nourri de
rêves son caractère poétique; et la lecture des poètes et
des romans, dans les longues et silencieuses soirées de
l'hiver, au milieu d'une complète solitude, n'avait pas
peu contribué non plus à ce résultat.
Sa mère était morte depuis longues années et la mémoire
de cette mère chérie était devenue pour elle une religion.
Elle se la rappelait incessamment, et le respect filial qui
l'inspirait remplissait son âme d'une délicieuse mélan
colie.
Son père était un vieillard aimable, juge d'une cour de
justice; d'un caractère affable et plein de dignité.
Il était constamment courbé sous le poids de. l'étude,
comme un rayon de bibliothèque sous celui des livres.
Sa table de travail était encombrée de papiers. — Le
plancher était jonché de livres de jurisprudence ; ceux-ci
KAVASAGU. 133
semblaient lui faire oublier son aimable fille qui avait
grandi à ses côtés, sans qu'il s'en aperçût.
Toujours affectueux, toujours indulgent , il la laissait se
promener seule, sans penser plus loin et se reposant entiè
rement sur elle; et quoique son éducation avait été, à
cause de cela, en quelque sorte décousue, et que son imagi
nation s'était créé bien des rêves et des caprices, cependant,
en somme, le résultat avait été plus favorable qu'il n'est
d'ordinaire en pareil cas, lorsque l'éducation a été trop rapi
dement parcourue et que, comme il arrive quelquefois sur
les toitures des maisons et greniers de fermes, l'échafau
dage a été laissé pour difformer le bâtiment.
A l'école, l'amie de cœur de Cécilia avait été Alice Archer;
et depuis la sortie de l'école, l'amitié et conséquemment la
correspondance ne firent qu'augmenter encore, loin de
diminuer.
Ces deux jeunes cœurs ne trouvaient pas seulement un
sentiment de plaisir, mais une nécessité dans l'épanchement
de leurs pensées et de leurs sensations; et c'était pour faci
liter l'échange de ces épanchements, dont les exigences ne
pouvaient plus cadrer avec les moyens ordinaires, que le
pigeon-voyageur avait été acheté.
Il était destiné à être la poste volante; leurs chambres à
coucher des colombiers , la résidence pure et amicale de la
colombe.
Douée de jeunesse, de beauté, de talent, de fortune et,
par dessus tout, d'une sorte de fascination indescriptible
et qui n'a pas de nom , Cécilia Vaughan n'était pas sans
amoureux, avoués et non avoués; — jeunes hommes qui
mettent de l'ostentation dans leur affection, — jeunes
gens qui la gardent dans le cœur comme un trésor,
comme un je ne sais quoi de précieux et de suave, parse
154 KAVANAGH.
mant toutes les parois d'un cœur aimant des rayons d'une
céleste flamme.
Toutes les fois que Cécilia Vaughan revenait d'une visite
faite à la ville, on était sûr de voir , pour quelque cinq
jours voltiger autour de l'auberge du village, quelque jeune
inconnu, aux manières élégantes et portant des bottes ver
nies, — le voir visiter assidûment les Vaughan et ensuite
disparaître silencieusement, sans qu'on en entendît plus
parler.
Rien, sans doute, ne transpirait de la secrète histoire de
ces individus; mais on ne manquait pas de soupçonner
leurs projets et leurs résultats.
Finalement, chaque étranger bien mis, qui venait au
village, sans y avoir ostensiblement des affaires, était consi
déré comme un des amoureux de mademoiselle Vaughan.
En tout cela, quel contraste entre les deux amies !
La fortune de l'une et la pauvreté de l'autre n'étaient pa s
aussi frappantes entre elles que cette affluence d'amoureux
pour l'une et cette complète absence d'amoureux pour
l'autre. Il s'en présentait tant pour la première qu'elle finis
sait par n'y plus faire attention ; et la deuxième, qui en
était privée , s'en exagérait d'autant plus l'importance et le
mérite.
XVII.

A ces amoureux de courte durée, qui n'étaient que des


oiseaux de passage, volant à pleines ailes dans un indes
criptible et court espace de temps, de la zone torride
à la zone glaciale, il fallait ajouter un adorateur assidu et
constant, qui habitait le village et dont l'amour pour lui- v
même, pour mademoiselle Vaughan et pour tout ce qui
était beau avait transformé le nom de Hiram Hawkins en
celui de H. Adolphus Hawkins.
C'était un marchand de toiles et de tapis anglais, — pro
fession qui par elle-même remplit l'esprit de l'amour du
confortable.
Ses gilets étaient faits comme ceux de lord Melbourne,
dans les illustrations anglaises; et ses cheveux lissés tour
naient à gauche comme la rampe d'un escalier.
11 portait quantité de bagues à ses doigts , plusieurs épin
gles sur la poitrine, et il était enlacé de chaînes d'or.
Sur sa physionomie flatteuse, on lisait, comme sur quel-
KAVANAGH.
qucs-uncs de ses toiles : « d'une douceur accomplie pour
« l'usage des familles. »
Toute chose autour de lui révélait son caractère et le
montrait femmelette; il était en réalité un parfait ramereau ;
et comme ceux de son espèce, toujours courant après les
femmes et poussant de plaintifs soupirs.
De plus M. Hiram Adolphus Hawkins était un poète —
tellement poète, comme sa sœur le faisait remarquer fré
quemment, qu'il parlait en vers blancs au sein même de sa
famille.
Le ton général de ses productions était triste, désespérant,
peut-être même un peu maladif.
Comment en aurait-il pu être autrement, avec les écrits
d'un poète qui n'a jamais été l'ami du monde, et dont le
monde n'a jamais été l'ami ? qui se regardait lui-même
comme une pyramide d'esprit plantée dans le sombre désert
du désespoir? et qui, à l'âge de vingt-cinq ans, avait bu jus
qu'à la lie à la coupe amère de la vie et avait ensuite brisé la
coupe?
Le journal d'annonces de Fairmeadow lui réservait un coin
pour publier ses productions ; et c'était un soulagement d'ap
prendre que, dans sa vie privée, ainsi que le faisait encore
remarquer sa sœur, il n'était ni un censeur, ni un humoriste
capricieux, comme on aurait pu l'inférer de ses écrits.
Tel était le personnage qui s'arrogeait la position dange
reuse d'admirateur permanent de mademoiselle Vaughan.
En conséquence, il faisait parade de sa personne, au seuil
de sa porte, quand elle venait à passer; H paradait à tous les
coins de rue, il paradait même sur les marches de l'église,
chaque dimanche. «
Il l'épiait de la fenêtre ; il montait la garde à la porte ; il
la suivait des yèux, il la suivait de toute son auguste per
KAVANAG1I. 157
sonne; il passait et repassait devant elle; et se retournait
pour la contempler encore ; il restait dans l'attente avec une
contenance abattue, un air désespéré; il la persécutait de ses
regards; il prétendait que leurs âmes pouvaient se com
prendre sans se rien dire; et quand on parlait devant lui de
son amour, il déclarait gravement, comme ayant des raisons
toutes particulières pour le savoir ainsi, que mademoiselle
Vaughan, si jamais elle se mariait, n'épouserait qu'un
homme d'une intelligence supérieure.
Pendant longtemps, Cécilia avait été la victime de ce per
sécuteur, sans s'en apercevoir. Elle voyait cet individu,
avec ses bagues et ses excentriques gilets, jouant ses tour
noiements devant elle, mais elle ne se doutait pas qu'elle fût
elle-même le centre d'attraction , — n'imaginant pas qu'un
homme voudrait commencer à lui faire la cour par de pareils
outrages.
Insensiblement la vérité lui fut révélée, et devint la source
d'un ennui indescriptible, qui s'augmentait encore par une
série de lettres anonymes, écrites d'une main de femme et
faisant sonner bien haut les brillantes qualités d'un certain
parent mystérieux — telles que sa modestie, sa réserve, son
extrême délicatesse, ses talents pour la poésie, rendus
authentiques par des extraits de ses écrits, pris au hasard ;
et cela bien entendu, sans qu'il en eût la moindre connais
sance et sans qu'il pût s'en douter.
De quelle main venaient ces feuilles sybillines?
Cécilia ne pouvait d'abord le deviner ; mais, au bout d'un
certain temps , son instinct de femme les attribua à la main
sèche et nerveuse de la sœur du poète.
Son soupçon fut bientôt confirmé par sa femme de
chambre qui le demanda au gamin qui en était le messager.
C'était avec une de ces missives à la main que Cécilia entra
158 KAVANAGH.
dans la maison de madame Archer, après qu'elle eut fait
acquisition du pigeon-voyageur.
Elle entra sans être annoncée et monta l'escalier étroit et
mal éclairé qui conduisait à la chambre à coucher d'Alice. —
C'était un petit sanctuaire drapé de blanc, — un colombier
entouré de chaleur, de douceur et de silence.
Alice n'y était pas; mais la chaise près de la fenêtre, un
volume de poésies sur la table, une lettre adressée à Cécilia à
côté, et l'encre qui n'était pas encore séchée dans la plume,
faisaient l'effet de la vibration de la branche, quand l'oiseau
vient seulement,de la quitter, — ou de l'herbe qui se relève,
quand le pied vient de la fouler.
Au bout de quelques instants, elle rentra ; elle était des
cendue auprès de sa mère, qui ne pouvait se rassasier de
parler, parler, parler, avec une vieille amie, dans le salon
du rez-de-chaussée, pendant que faisaient de même les jeu
nes amies dans la chambre au-dessus.
Ah! combien différent était le sujet de leur conversation !
La mort et l'amour ! — Les pommes de Sodome qui se rédui
sent en cendres en les touchant — les fruits dorés des Hes-
pérides — les fruits dorés du paradis, brillants, délicieux,
de toutes saisons!
— Je viens de vous écrire à l'instant, dit Alice; je désirais
tant de vous voir ce matin !
— Pourquoi ce matin plus particulièrement? est-il arrivé
quelque chose?
— Rien. Si ce n'est le désir de vous voir !
Alice ne se doutait pas que, dans les mots qu'elle venait de
prononcer, il pût exister le moindre atome de mensonge. —
Et rien n'est-il arrivé?... N'était-ce donc rien que, parmi ses
pensées, une pensée nouvelle, qui s'était fait jour? comme
une étoile dont la pâle splendeur mêlée à la lumière du jour,
KAVANAG1I. 159
n'est pas encore distinctement visible, même à elle-même,
mais qui ne tarde pas à briller d'un vif éclat, quand le soleil
baisse et que la lumière du jour disparaît !
N'était-ce donc rien que cette nouvelle fontaine d'affec
tion dont la source venait de jaillir subitement en elle,
et qu'elle prenait, par erreur, pour la fraîcheur et le trop
plein de la vieille fontaine d'amitié qui, jusqu'ici, avait tenu
si frais et si vert le paysage de sa vie ! Mais de ce que celui-ci
était inondé par une affection de plus, les eaux vives ne ces
saient pas pour cela de couler, seulement elles se répan
daient sur une ptus grande surface et s'infiltraient dans l'in
térieur pour y demeurer invisibles.
Et il en était ainsi!... Cette aspiration si forte — ce désir
irrésistible de voir son amie — ce n'était là que le battement
tumultueux d'un cœur qui ne connaît pas encore son propre
secret.
— Je suis si contente de vous voir, Cécilia ! continua-
t-elle. Vous êtes si belle! j'aime tant de m'asseoir auprès de
vous et de vous regarder !
Ah ! je voudrais tant que le ciel m'eût faite aussi forte,
aussi grande et aussi belle que vous !
— Petite flatteuse! Quelle amie affectionnée vous êtes!
Qu'avez-vous fait ce matin ?
— J'ai passé mon temps à regarder à la fenêtre, à penser
à vous, et à vous écrire cette lettre pour vous dire de venir
me voir.
— Et moi, j'ai été acheter un pigeon-voyageur pour voler
entre nous et porter nos lettres.
— Ce sera vraiment délicieux !
— On doit me l'envoyer aujourd'hui à la maison ; et quand
il se sera familiarisé avec ma chambre, je vous l'enverrai
pour qu'il en fasse autant avec la vôtre, — il sera un Iachino
160 KAVANAGH.
dans la chambre à coucher de mon Imogène, pour épier vos
secrets.
— S'il voit Cléopâtre dans ces couvertures blanches, et
Cupidon sous ces rideaux, il aura votre imagination.
— Il verra le livre avec le feuillet retourné, et vous endor
mie; il me dira tout ce qu'il saura de vous.
— Un pigeon-voyageur! Quelle charmante idée! Et com
ment y avez-vous pensé ?
— Mais j'ai dû aujourd'hui apporter moi-même mes
lettres. J'ai reçu de nouvelles feuilles sybillines de mon cor
respondant anonyme, louant avec exaltation son modeste
parent qui parle en vers blancs au sein de sa famille. Je les
ai apportées avec moi pour vous en lire des extraits, et
prendre votre avis ; car réellement et sérieusement, cela
devient insupportable.
— Que d'hommages d'amour vous sont offerts ! dit Alice,
en soupirant.
— Oui, assurément; beaucoup trop de cette sorte! En
venant, j'ai rencontré sur mon chemin le modeste parent qui
se tenait au coin d'une rue, et allongeant la téte de ce côté....
Puis elle imitait le mélancolique Hiram Adolphus; et les
deux jeunes amies riaient.
— J'espère que vous n'y avez pas fait attention? continua
Alice. ;
— Certainement non. Mais vous ne devineriez pas ce qu'il
a fait. Aussitôt qu'il m'aperçnt, il se mit à marcher à recu
lons devant moi, dans la rue, me regardant de la façon la
plus impertinente. Sans doute, je ne fis aucune attention à
cette étrange conduite; mais l'indignation que j'en éprouvai
me fit monter le rouge à la figure ; et maintenant je ne puis
vraiment pas m'empêcher d'en rire.
— Si vous aviez ri, il aurait pris cela pour un encourage-
KAVANAOU. 1IÎ1
ment; et je suis persuadée qu'il en aurait pris avantage pour
provoquer la catastrophe.
— Et cela aurait mis fin à ses impertinences ; en vérité,
je souhaiterais presque d'avoir ri.
— Mais pensez-vous à la gloire immortelle d'épouser un
poète !
— Et de faire lithographier sur mes caries : madame
Hiram Adolphus Hawkins !
— 11 y a quelques jours, je suis allé acheter quelque chose
à sa boutique ; et appuyée sur son comptoir, il me demanda
si j'avais vu le soleil se coucher la veille, — ajoutant qu'il
était superbe et que les arbres et les herbes étaient d'un vert
de paradis !
Et de nouveau les jeunes amies se donnèrent beau jeu en
riant.
— Il y a une chose, chère Alice, que je vous prie de faire
pour moi. Vous devriez écrire à mademoiselle MarthaAmélia,
l'auteur de toutes ces épîtres, pour lui dire tout franche
ment combien sa conduite est indélicate; et que, d'ailleurs,
ses procédés, entièrement inutiles, n'atteindront pas le but
qu'elle se propose.
— Je lui écrirai aujourd'hui même; j'espère que vous
n'en serez pas persécutée à l'avenir.
— Et maintenant je vais vous lire quelques extraits de ces
merveilleuses épîtres.
En disant cela , Cécilia déplia un petit paquet de lettres
pliées en coin, liées avec de petits rubans roses. Puis pre
nant au hasard une de ces lettres, elle était sur le point d'en
commencer la lecture, mais elle s'arrêta tout à coup, comme
si son attention avait été attirée par quelque chose du dehors.
Elle avait effectivement entendu les pas d'un passant sur le
sable de la rue.
Ui-2 KAVANAGH.
— Voici M. Kavanagh qui passe, dit-elle, à voix basse.
Alice se leva subitement de dessus sa chaise ; et les deux
amies regardaient à la fenêtre pour voir passer le pasteur.
— Comme il est gracieux ! dit Alice involontairement.
— Il l'est certainement.
A ce moment, Alice se retira précipitamment de la
fenêtre; Kavanagh avait regardé en passant, comme si ses
yeux avaient été attirés par quelque secret magnétisme.
Les joues d'Alice se colorèrent; elle baissa les yeux; mais
Cécilia continua de regarder avec attention dans la rue.
Kavanagh s'éloignait, et en quelques instants il était hors
de vue.
Les deux amies restèrent silencieuses, à coté l'une de
l'autre.
XVIII.

Arthur Kavanagh descendait d'une ancienne famille catho


lique. Ses ancêtres avaient acheté du baron Victor de Saint-
Castine une partie de ses vastes domaines , situés sur cette
aride et étonnante côte du Maine qui , même sur la carte,
attire les yeux par ses dentelures singulières et pittoresques,
et qui remplit le cœur de son possesseur de je ne sais quoi
île délicieux qui passait aussi dans les veines de Pierre du
Gast, quand, avec une charte royale lui conférant la pro
priété du terrain depuis l'Atlantique jusqu'à la mer Paci
fique, il côtoya ces rives avec tout l'orgueil d'un homme qui
devait être le prince de ces vastes domaines.
Là, au sein de forêts majestueuses, les ancêtres de Kava
nagh continuèrent à pratiquer cette foi qui y avait été plantée
pour la première fois par Rasle et Saint-Castine ; et la petite
église qui servait à leur culte est encore debout, bien que
maintenant fermée et silencieuse, comme les tombes qui
l'entourent et dans lesquelles sont réduits en poussière les
membres de cette famille qui y ont été enterrés.
10! KAVANAGH.
Dans ces solitudes, dans cette foi était né Arthur Kava-
nagh; et il y passa ses premières années.
C'était un garçon faible et délicat, qui recevait les soins
d'un père grave et taciturne, et ceux d'une mère qui veil
lait sur lui avec une tendresse extrême, comme sur un trésor
qu'elle ne devait pas longtemps garder. Elle ne le quittait pas
et lui parlait souvent de Dieu et de la majesté de l'Océan,
avec ses flux et reflux et ses tempêtes. Elle s'asseyait auprès
de lui sur le tapis de fils dorés, sous les grands pins aro
matiques; et de même qu'un bruit mélancolique s'élevait
dans les branches tremblantes, de même aussi son âme
semblait s'élever et tomber, dans son émotion incessante, et
il s'échappait de sa poitrine un soupir semblable au mugis
sement dans les branches au-dessus d'eux.
Elle lui apprit ses lettres dans les vies des saints, ouvrage
plein de légendes merveilleuses et illustré de gravures et de
dessins des anciens maîtres, — et cette nourriture intellec
tuelle lui ouvrit tout à la fois le monde des esprits et celui
des arts; ces deux mondes lui semblaient beaux.
Elle lui expliquait les dessins; elle lui lisait les légendes,
— les vies des hommes et des saintes femmes , pleines de foi
et de bonnes œuvres, — deux choses qui, dans la suite, res
tèrent toujours associées dans son esprit.
Ainsi la sainteté de la vie, le renoncement à soi-même, le
dévouement à son devoir, lui étaient inculqués de bonno
heure.
Pour cette imagination vive, le monde spirituel devenait
une réalité... La pure compagnie des saints se tenait autour
de l'enfant solitaire ; ses anges gardiens le conduisaient
chaque jour, par la main, et se tenaient, la nuit, près de
son oreiller.
Il fut même un lemps où il désirait mourir, pour les voir,
KAVAXAGH. 16S
pour se promener avec eux et ne plus revenir dans ce corps
faible et fatigué.
De toutes les légendes de ces mystérieux livres, celle qu'il
préférait et qui avait fait sur lui la plus forte impression
était la légende de St-Christophe.
Le dessin était copié d'une peinture de Paolo Farinato,
représentant un homme vigoureux et énergique, appuyé sur
son bâton, et portant l'enfant Jésus sur ses épaules courbées,
pour traverser la rivière.
La légende raconte que St-Christophe étant de haute sta
ture et d'une force athlétique, voyageait dans le monde
avant sa conversion, cherchant le plus grand roi et ne vou
lant obéir à aucun autre.
Après avoir servi plusieurs maîtres, qu'il abandonnait
successivement, parce que chacun d'eux reconnaissait, par
un mot ou par un signe, qu'il y en avait un autre plus puis
sant que lui-même, il entendit, par hasard, parler du \
Christ, le roi de la terre et des cieux; et il demanda à un
saint hermite où il pourrait le trouver et comment il pour
rait le servir.
L'hermite lui dit qu'il devait jeûner et prier; mais le
géant lui répliqua que s'il jeûnait, il perdrait ses forces et
que, pour prier, il ne savait pas de quelle manière.
Mais l'hermite lui ajouta qu'il devait aller prendre sa de
meure sur la rive d'un torrent qui se précipitait de la mon
tagne, et dans lequel souvent des voyageurs étaient noyés, en
le traversant; et que là il s'imposerait le devoir de porter
secours à tous ceux qui seraient en danger.
Le géant obéit; etarrachant jusqu'à sa racine, unebranche
de palmier pour s'en faire un bâton, il prit sa demeure
auprès de la rivière; et il sauva en effet bien des vies.
Et le seigneur jeta du haut du ciel un regard sur lui, et
T. II. ii
KiO KAVANAGH.
dit : — Voilà un homme fort, qui ne connaît pas même
encore la manière de m'adorer, mais a trouvé le moyen de
de me servir...
Et une nuit, le géant entendit la voix d'un enfant qui
criait dans les ténèbres, en disant : Christophe! viens cl
fais-moi passer la rivière!
Et le géant sortit; et il trouva l'enfant assis au bord de
l'eau. Il le prit sur ses épaules et il entra dans la rivière. Au
même instant, le vent s'éleva ; les flots agités se soulevaient,
de plus en plus furieux, autour de lui ; et son petit fardeau,
qui lui paraissait d'abord si léger, devenait déplus en plus
lourd, et si lourd qu'il plia sous un tel poids et que sa vie
était en danger.
Quand il eut atteint l'autre rive, il dit à cet enfant : qui
donc es-tu, ô enfant; car ton poids a tant pesé sur moi que
je croyais porter le monde entier sur mes épaules?
Et le petit enfant de lui répondre :
— En effet, tu as porté le monde entier sur tes épaules! et
avec le monde celui qui l'a créé! Je suis le Christ; et toi, tu
demandes à me servir par des actes de charité. Je t'accepte,
toi et tes services. Plante ton bâton dans la terre et il por
tera des fruits et des-fleurs !
Après ces paroles, l'enfant disparut.
Il y avait, dans cette charmante légende, quelque chose
qui captivait entièrement le cœur de l'enfant; et un vague
sentiment de sa destinée future semblait parfois le saisir et
le dominer.
Plus tard le souvenir de cette légende ne fit que l'impres
sionner davantage et finit par captiver pour toujours son
esprit, comme une délicieuse allégorie d'une charité active,
avec la ferme volonté de l'accomplir; et comme le bâton du
géant, il fleurit et porta des fruits.
KAVANAOH. 107
Mais le temps vint aussi que son père résolut de l'envoyer
quelque part, pour y faire ses études; il ne voulait pas que
son fils fût élevé comme une fille; il se décida donc à le
mettre dans un collége de jésuites, au Canada.
En conséquence, un beau matin de la saison d'été, il
partit avec son père, à cheval et à travers ces montagnes
majestueuses qui se déploient presque sans interruption
depuis la mer jusqu'au lac Sainl-Laurent , laissant derrière
lui les charmes du foyer domestique, et une blessure au
cœur de sa mère qui ne cessa jamais de souffrir — comme on
souffre d'un désir insatiable, qu'on ne peut satisfaire — de
l'absence d'Arthur qui peut-être l'avait quitté pour toujours !
Au collége, il se distingua par son zèle et ses études, par
sa docilité, sa douceur et par la générosité de son caractère.
C'est dans de telles dispositions qu'il fit ses études classi
ques et qu'il fut élevé dans les dogmes de cette auguste foi
dont les tourelles étincellent d'une lumière cristalline et
dont les souterrains sont si profonds, si ténébreux et
terribles.
Il y avait, dans son esprit, une parfaite analogie entre
l'étude de la philosophie et celle de la théologie.
Et souvent il lui arrivait de mettre de coté Homère pour
les Parménides; et il quittait les odes de Pindarc et d'Horace
pour les hymnes mystiques de Cléanthe et de Synésius.
L'uniformité de la vie de collége n'était interrompue
qu'une fois par année, pendant les vacances d'été qu'il allait
passer chez ses parents.
C'était de la joie et du bonheur à son arrivée; c'était
une tristesse amère à son départ; et dans son aller et retour,
il passait de longues journées à travers les immenses forêts
où régnent le silence et le mystère.
Ses visites étaient encore bien plus précieuses à sa mère
168 KAVANAGn.
qu'à lui-même; elles ajoutaient toujours de plus en plus à >;i
vive affection, à ses sentiments d'orgueil, de confiance et de
satisfaction ; — elle jouissait avec bonheur de la joie et de la
beauté de ce jeune homme qui ne connaissait pas les vices
du monde et brillait de tous les charmes de la vertu.
La vie de collége devait avoir une fin; ses études étaient
complètes et il revint dans sa famille, plein de jeunesse, de
joie et d'espérance, mais hélas ! ce fut seulement pour rece
voir, à son retour, les dernières bénédictions de sa mère
mourante; celle-ci expira en paix, heureuse d'avoir pu le
revoir encore une fois avant sa mort.
Depuis lors, sa maison lui sembla déserte et solitaire,
comme les bords de la mer ou les chemins des forêts.
Mais le monde spirituel lui parut plus près de lui et plus
réel. Il n'avait pas d'aptitude pour les affaires; et il s'adonna
de nouveau aux études philosophiques et théologiques.
Il méditait avec enthousiasme les importants écrits de
Molinos et de madame Guyon, et avec le même esprit dans
lequel ils avaient été écrits, il lut les œuvres de sainte Thé
rèse, qu'il trouva parmi les livres de sa mère, — les médi
tations — le chemin à la perfection et les morados ou le
château de l'âme.
Sa mère aussi avait passé des heures délicieuses à la lec
ture et à la méditation de ces pages et y avait marqué de 5a
main bien des passages. Parmi ces derniers, il en était un
qu'il se répétait souvent à lui-même dans ses promenades
solitaires : ô vie! ô vie! comment penses-tu te soutenir toi-
même, si tu n'as pas la vie en toi! dans une si grande soli
tude, à quoi devras-tu Remployer toi-même? que devras-tu
faire, puisque toutes tes actions ne sont que coupables et
imparfaites?
C'était dans de pareilles méditations qu'il passa des semai
KAVANAOH. IC9
ncs et des mois. Mais il s'y mêlait aussi continuellement et
de plus en plus distinctement, avec les souvenirs de son
enfance, la vieille légende de saint Christophe — cette
superbe allégorie d'humilité et de travail, et il répétait sou
vent : « lui et ses services ont été acceptés, bien qu'il ne
jeûnait pas et qu'il n'avait pas appris à prier! »
Il lui devint de plus en plus évident que la vie de l'homme
ne consiste pas dans des visions et dans des rêves, mais dans
une charité active et dans l'effusion du cœur.
En outre, l'étude de l'histoire ecclésiastique fit naître en lui
bien des doutes et des scrupules. Les livres lui apprenaient
plus que leurs auteurs n'avaient prétendu enseigner.
Il était impossible de lire quelque chose d'Athanase, sans
en lire aussi d'Arius; il n'était pas possible d'entendre quoi
que ce soit de Calvin, sans en entendre en même temps de
Servet.
La raison commença alors à se justifier elle-même d'une
manière plus énergique; cette raison qui est une lumière
dans l'obscurité, et non celle qui est une épine à côté de la
révélation.
La recherche de la vérité et de la liberté, deux biens tout
à la fois spirituels et temporels, devint une passion pour son
i'tme avide; et il la poursuivit jusqu'à ce qu'il ait laissé, loin
derrière lui, bien des dogmes obsurs, nombre de vieilles
superstitions et d'observances consacrées par le temps et
retenus dans les livres qu'une tendre mère lui avait ensei
gnés dès son enfance et qu'elle avait su envelopper de res
pect et de sainteté !
Peu à peu et insensiblement, non pas par de violents
conflits spirituels, il devint protestant.
Il n'avait passé que d'une chapelle à une autre chapelle
dans la même cathédrale.
170 KAVANAGH.
Il demeurait toujours sous la même toiture; il entendait
toujours le même service divin, chanté dans un dialecte dif
férent de la même langue universelle.
Il retira de son ancienne foi et conserva en lui tout ce
qu'il en avait trouvé de saint, de pur et de bon aloi; non pas
sa bigoterie, son fanatisme et son intolérance; mais son
zèle, sa vraie dévotion, ses célestes aspirations, ses sympa
thies humanitaires, ses œuvres immenses de charité.
Ce ne fut qu'après la mort de son père qu'il devint un
pasteur.
Sa vocation lui apparaissait manifeste; et sans hésiter
plus longtemps, il se voua tout entier à un sacerdoce qui n'a
que des devoirs et des responsabilités, rempli d'épreuves et
de découragements; il y apporta tout le zèle d'un Pierre et
la douceur d'un Jean.
XIX.

Au bout d'une semaine, Kavanagh était installé dans la


petite chambre de la tour de l'église. Une autre semaine plus
tard, le pigeon-voyageur déployait ses ailes; et enfin une
semaine de plus s'était encore écoulée , et les épîtres ano
nymes qui faisaient l'éloge d'un parent avaient cessé tout à
fait.
L'été s'avançait doucement et silencieusement, et une
annonce insérée dans le journal de Fearmeadow proclama
de la manière suivante l'intensité de la chaleur et les moyens
d'y remédier :
« J'ai le plaisir d'annoncer aux dames et aux messieurs de
Fearmeadow et des environs que ma maison de bains est
maintenant complète et prête à recevoir les personnes qui
désireraient jouir d'un plaisir auquel se joint un luxe qui
n'a jamais été surpassé , même par les Grecs policés et les
Romains luxurieux.
«Je dirai aux dames que tous les mardi de chaque semaine
172 KAVANAGU.
le local leur sera exclusivement consacré; un drapeau blanc
sera hissé en forme de signal; et je puis les assurer que le
plus profond respect sera scrupuleusement observé etqu'elles
seront complétement à l'abri de toute démarche indiscrète ou
de tout regard licencieux.
« Edward Dimple. »
Le village était en outre rendu vivant par ses foires
annuelles. — Le cabinet de figures de cire représentant
Élisa Warton et la tragédie de Salem, à la visite duquel les
pasteurs et leurs familles étaient respectueusement invités
à assister, avec entrée gratuite, sur la présentation de leurs
caries. — La grande baleine empaillée, qui a mangé le père
de l'cxhibiteur dans la baie de Lynn. — La ménagerie, avec
sa musique bruyante et ses rugissements de rage. — Le
cirque avec son tan et son clinquant, sa fade colombine,
son mélancolique clown; — et finalement le drame princi
pal, dans lequel Evans l'aîné, comme un ancien Bululu
espagnol, remplissait les principaux caractères d'hommes,
principalement les rôles de Iagoet de Maure; ayant la moitié
de sa figure peinte de noir de fumée, et tournant tour à tour
une de ses joues à son auditoire, tantôt la joue naturelle et
tantôt la joue colorée, suivant les exigences du dialogue.
Il y avait aussi, dans le village, un grand jubilé de tempé
rance, avec sa procession dans laquelle se faisait remarquer
un cheval dont la queue coupée était ornée de rubans, et
dont le cavalier portait une bannière avec cette devise :
— Rasée pour cause!
Enfin le chemin de fer de la grande jonction était ouvert
et traversait le village ; il allait d'un côté dans la direction de
la ville et de l'autre aux régions inconnues du Nord, enla
çant les villages blancs comme des perles dans son fil noir.
KAVANAGH. 173
Par cette raison, l'endroit perdait beaucoup de sa tranquil
lité primitive et de son aspect champêtre.
Leshabitantsdevenaientremuants et ambitieux; ils étaient
constamment en alerte et en excitation , comme des enfants
dans des livres de contes , enlevés et cachés dans quelque
endroit secret par un ogre qui vient les visiter régulièrement,
le jour et la nuit, et occasionnellement dévore l'un d'eux
pour un repas.
Toutefois la majorité des habitants considérait l'établisse
ment du chemin de fer comme un bienfait pour le village;
on entendit même quelques dames qui disaient que Fair-
meadow était devenu presqu'une capitale; et madame Wiel-
merdings, qui souffrait d'une suspension chronique de ses
facultés intellectuelles, avait une notion vague et probable
ment en connexion avec la profession de son fils, que le vil
lage deviendrait bientôt un port de mer.
Dans les champs et dans les bois, il y avait d'autres signes
et d'autres signaux qui annonçaient l'été. Le feuillage touffus,
le grain qui mûrissait , la demoiselle dorée jouant dans les
mûriers, le croassement des corbeaux qui, du haut des mon
tagnes, jetaient un regard sur les champs de blé, attendant
que la moisson fût finie pour venir glaner à leur tour, avant
leur départ; et la fumée lointaine des feux de bois, qui s'éle
vait dans l'air et formait comme un brouillard rougeâtre,
au-dessus des montagnes — c'étaient là les avant-coureurs
et les précurseurs du mois d'août, d'ordinaire si brûlant.
Kavanagh avait complété la série de ses visites pastorales.
Il avait vu les Vaughan, les Archer, les Churchill et aussi les
Hawkins, les Wildermings ainsi que beaucoup d'autres.
Il s'était lié intimement avec M. Churchill; ils réunis
saient entre eux bien des points de contact et de sympa
thies.
174 KAVANAGB.
Ils se promenaient ensemble, dans leurs loisirs de l'après-
midi, et ils se reposaient ensemble dans les soirées d'été,
discourant avec un zèle amical sur les divers sujets de la
littérature, de la religion et de la morale.
Mais aussi Kavanagh travaillait assiduement ses sermons;
il prêchait la saine doctrine du Christ; il prêchait avec sain
teté, dévouement et amour, et ses auditeurs remarquaient
qu'il prenait presqu'invariablement ses textes des évangé-
listes, autant que possible des paroles du Christ, et rarement
de saint Paul ou de l'ancien Testament.
On voyait que ses efforts tendaient moins à flétrir le vice
qu'à inculquer la vertu; il ne niait pas, il affirmait; il ne
brisait pas les cœurs de ses auditeurs avec le doute et l'infi
délité, mais il les consolait, les fortifiait et les guérissait par
la foi.
Le seul danger était qu'il allât trop loin et ne laissât la
congrégation derrière lui, comme un berger, jouant du cha
lumeau et charmé de sa propre musique, va à travers les
champs fleuris, sans s'apercevoir qu'il laisse loin derrière
lui, son troupeau, plus disposé à brouter le thym dans le
champ où il se trouve, qu'à écouter des harmonies célestes
dont le ton se perd dans l'espace.
Ses paroles étaient toujours aimables; il ne se permettait
aucune plainte ni de dire aucun mal contre qui que ce fût.
Il n'entrait pas dans des exagérations ni dans des détails
inutiles : mais tandis qu'il était bon, il était en même temps
ferme. Il ne s'abstenait pas de prêcher contre l'intempé
rance, parce qu'un de ses diacres avait une distillerie; ni
contre la guerre, parce qu'un autre avait un contrat pour
fournir l'armée de fusils; ni contre l'esclavage, parce qu'un
des personnages les plus influents du village fcrmait,avec grand
bruit, la porte de son banc et quittait l'église avec de grands
KAVANAGH. 1T.'i
airs, comme pour dire que toules ces sortes de choses ne lui
allaient pas, et que le clergé ferait mieux d'aller prêcher les
Hindous et de ne pas se mêler de nos dissensions nationales.
Dans les affaires ecclésiastiques, il n'avait pas suggéré de
grands changements.
Ce qu'il avait le plus à cœur était de voir disparaître le
mur mitoyen qui séparait l'église de la chapelle, afin que
tous les fidèles ensemble pussent prendre part à la cène du
Seigneur. Il désirait aussi que l'organiste abandonnât sa
vieille et mauvaise habitude de préluder avec des marches
triomphales, et de faire courir au hasard ses doigts sur les
touches de son clavier, en jouant des parties d'airs profanes,
très doucement, pour faire croire que c'était de la musique
sacrée, au lieu de leur substituer les belles symphonies de
Pergolese, de Palestina et de Sébastien Bach.
Il considérait que les mélodies sacrées devaient s'accorder
avec les thèmes sacrés, et il ne désirait pas que, dans son
église, comme cela se pratiquait dans quelques églises fran
çaises au Canada, le symbole fût chanté sur l'air de « Quand
on est mort, c'est pour longtemps, » ni les commandements,
les cantiques, les actions de grâces et la nécessité de penser
au salut, sur l'air des Folies d'Espagne ou de : Louise dor
mait dans un bosquet, ou sur une grande marche de la cava
lerie française.
L'étude dans la tour lui était délicieuse. Là travaillait avec
ardeur le jeune apôtre, et il méditait aussi sur les grands
projets et les résolutions de sa vie ; puis sur le redressement
de tous les abus et de tous les torts, de tout ce qui n'est pas
charitable, de tout ce qui est persécution , et sur l'union de
toutes les sectes en une seule église universelle.
Il ne voulait pas détruire la secte elle-même , mais le
sectarianisme; car pour lui les sectes n'étaient que des che
176 KAVANAGH.
mins séparés et convergents, aboutissant tous à la même cité
céleste, à la cité de paix.
Un jour qu'il était seul et qu'il réfléchissait à ces choses,
il entendit la grande cloche qui résonnait au-dessus de lui
cl rappellait les âges où, dans toute la chrétienté, il n'y avait
qu'une seule église; où les cloches étaient consacrées, bap
tisées et implorées, de sorte que quel que soit le lieu où ces
cloches sacrées fissent entendre leur sons, toutes les trompe
ries de Satan, tous les dangers des ouragans, des tonnerres,
des éclairs et des tempêtes , étaient éloignés; — de sorte que
la dévotion ne pouvait qu'augmenter dans le cœur de tout
chrétien qui les entendait — et que le Seigneur les sancti
fiait de sa grâce et répandait sur eux les rosées célestes de
l'esprit-saint.
Il pensa alors à cette grande cloche de Guthlae que l'abbé
de Croyland donna à son monastère et aux six autres cloches
données par son successeur — et à leurs sons qui étaient si
harmonieux que quand elles sonnaient ensemble, ainsi que
l'affirme Ingulphus, il n'y avait pas en Angleterre une sonne
rie qui pût égaler la leur.
Et comme il écoutait, la cloche lui semblait siffler dans
l'air ces bruyantes sentences :
« Laude deum verum, plebem voco, congrego clarum,
« Defunctis plere, nimbum fugo, festaque honore. »
Il est possible aussi que, de temps en temps, ses études et
ses méditations étaient troublées par d'autres mots que
ceux-ci; et qu'un cri venait pareillement frapper ses oreilles
et lui dire, comme faisaient les cloches de Varennes dans
les oreilles de Panurge : — Marie-toi, marie-toi, marie,
maries. Si tu étais marié, marié, marié, tu t'en trouverais
bien, bien, bien, ainsi marie, marie...
KAVANAGH. 177
De cette tour de contemplation , il plongeait son regard
sur le monde qui l'entourait, avec des émotions mêlées de
joie et de tristesse.
La vue étendue semblait élargir ses sympathies et ses
charités; et il pensait souvent à ces mots : — Quand nous
étudions la vie humaine, nous devons considérer les choses
terrestres comme du haut d'une tour; tels que les trou
peaux , les armées, les hommes occupés à l'agriculture, les
mariages, les divorces, les naissances, les décès; les
bruits des cours de justice, les pays éprouvés, les diverses
nations barbares; les fêtes, les désolations, les marchés...
une macédoine de toutes choses, un système bâti de tous les
contrastes.
Sur sa porte, Kavanagh avait écrit au dehors, ces vigou
reuses lignes du Dante :

« Souviens-toi qu'aujourd'hui ne reviendra jamais plus. »

Atin que cette sentence pût être toujours pour lui comme
une salutation et un souvenir, toutes les fois qu'il entrerail.
Et à l'intérieur, il avait écrit ces lignes profondes qui
appartiennent à un poète plus moderne :

« Perdez cejourdans l'oisivité; ce sera la même histoire demain ;


« et encore plus le jour suivant.
« L'indécision ne fait que prolonger les heures perdues ; et c'est
« perdre encore son temps que de se lamenter sur le temps perdu.
« Êtes-vous pressé? saisissez le moment présent!
« Faites sans retard ce que vous pouvez faire et pensez à ce que
« vous voulez penser ! la volonté porte avec elle le génie, la force
« et la puissance !
a II faut combattre, pour remporter la victoire; il faut lutter
« pour obtenir le prix de la course!
« Commencez donc ; travaillez et votre tâche s'accomplira ! »
KAVANAGH.
comme il venait d'entrer dans sa retraite, à
midi, jouissant du silence et de l'air frais qui
.isiter par les fenêtres ouvertes, son attention fut
ir une trompe de poussière, roulant sur le chemin,
.nilieu de laquelle sortit bientôt un cheval blanc, puis
voiture très antique et qui contenait deux personnes
es, toutes deux vêtues de noir. Ce qui l'étonnait le plus
.1 la manière de marcher du cheval qui semblait faucher
. terrain de ses pieds dédaigneux.
L'équipage passa lentement et aurait été oublié pour tou
jours, si Kavanagh ne l'eut revu encore vers le soir, station
nant devant la porte de M. Churchill, chez lequel il se
rendait.
En entrant, il trouva M. Churchill qui recevait précisé
ment les adieux d'une vieille dame et d'un vieux monsieur en
noir, et qu'il reconnut pour les avoir vus dans la vieille
voiture.
M. Churchill paraissait un peu troublé et rendit à ses
visiteurs un adieu d'un air tout contraint.
En voyant Kavanagh, il le salua et l'appella par son nom ;
sur quoi la dame se pinça les lèvres et, après un regard
rapide, se détourna ; quant au vieux monsieur, il passa d'un
regard fier dans lequel la curiosité, le reprocheet une pieuse
indignation se trouvaient étrangement confondus.
Ils remontèrent en voiture, avec des sentiments qu'on
peut supposer avoir été ceux de Noé et de sa femme, quand
ils entrèrent dans l'arche; le fouet s'abattit sur le vieux
cheval, avec une vigueur inaccoutumée, accompagnée par une
secousse des rênes ; ce qui lui fit dire à part lui : qu'il y a-l-il
donc de nouveau ? Il se mit en marche, sans aller pour cela
un pas plus vite, et avec cette singulière motion des jambes,
qui avait été remarquée par Kavanagh, au matin.
KAVANAGH. 179
Celui-ci trouva donc son ami tout troublé, et évidemment
la cause en était aux visiteurs qui venaient de le quitter.
Ce vieillard, dit M. Churchill, est votre prédécesseur,
M. Pendexter. 11 pense que nous sommes dans un bien mau
vais chemin, depuis qu'il nous a quitté. Il considère votre
libéralité comme n'étant rien autre que de l'arianisme et de
l'infidélité. Le fait est que ce vieux monsieur en est aigri; la
fermentation vineuse qui circulait dans ses veines est à son
plus haut degré et commence à passer à l'état acide.
Kavanagh sourit, mais ne répondit rien.
— Certainement je vous ai défendu vigoureusement, con
tinua M. Churchill; mais s'il va par le village raconter de
telles choses, il y aura de l'ivraie qui croîtra dans le bon
grain.
— Je ne crains rien, répondit alors Kavanagh bien tran
quillement.
Cependant les appréhentionsde M. Churchill n'étaient pas
dénuées de fondement; car dans le cours de la semaine, il
courait déjà des doutes et des soupçons sur l'orthodoxie de
M. Kavanagh, et ceux-là s'élevaient dans les esprits simples
et faibles.
Aussi put-on remarquer bientôt que toutes les fois que ce
cheval blanc de l'Apocalypse et cette voiture antédiluvienne
faisaient leur apparition fatale dans le village, nombre de
paroissiens étaient harassés de doutes et dans de vives
anxiétés, à l'égard des difficultés et des incertitudes théo
logiques.
Toutefois l'opinion générale ne continuait pas moins d'être
en faveur de M. Kavanagh, et la paroisse lui manifesta sa
reconnaissance pour son zèle et sa sympathie, en le priant
de laisser faire son portrait par un artiste célèbre de la ville
voisine, lequel se trouvait momentanément au village, pour
180 KAVANAGH.
y jouir des agréments de la campagne, pendant la belle
saison et n'usant ses crayons que pour de très rares excep
tions, seulement par une faveur toute spéciale.
Le pasteur se prêta, avec douceur, à ce qui était pour lui un
martyr; et il se résigna à poser, sans le moindre murmure.
Pendant les quelques séances consacrées à ce travail, il
était rarement seul ; l'un ou l'autre de ses paroissiens était
là pour le distraire; et là aussi venait fréquemment made
moiselle Martha-Amclia Hawkins, qui était devenue très
dévotedepuis quelque temps, zélée pour l'école du dimanche,
et exigeant de son parent de ne plus se promener aux
abords de l'église.
Elle prenait un vif intérêt au portrait et se permettait
de donner des avis au brillant artiste qui trouvait quelque
difficulté à lui donner une expression qui satisfasse la pa
roisse, les uns demandant du grave, sinon du sévère; rt
d'autres qu'il conservât ce doux sourire qui était si naturel à
M. Kavanagh.
Celui-ci restait complétement indifférent en pareille
matière; il se résignait à son sort, avec un courage de chré
tien. Il posait en cravatte blanche et en robe sacerdotale,
avec une main appuyée sur le bras de son fauteuil, et l'autre
tenant un gros volume avec l'index entre deux feuillets
rappelant ainsi M. Churchill de Milo avec ses doigts dans un
chêne.
L'expression de la face était extrêmement douce et
résignée; elle laissait peut-être à désirer un peu de force.
Mais au total le portrait fut fini à là très grande satisfaction
de la paroisse : il en était de même du prix demandé par
l'artiste; quelques personnes même le considéraient comme
trop peu élevé, en raison de la quantité d'ombres qu'il avait
mises au tableau.
XX.

Sur ces entrefaites, les choses se passaient tranquille


ment et avec monotomie dans la famille de M. Churchill.
Un seul événement, mystérieux toutefois, y était sur
venu et en avait troublé la tranquillité.
C'était la subite disparition de Lucie, la jeune et jolie
orpheline; et comme l'homme aux cent bottes, qui avait
tant excité la curiosité de M. Churchill, avait disparu en
même temps, on soupçonna qu'ils étaient partis ensemble.
Mais pourquoi? et où étaient-ils allés? ceci demeurait un
mystère.
M. Churchill avait fait faire aussi son portrait, et ceux
de sa femme et de ses enfants; mais d'une façon toute
modeste, par ce même M. Bantam, dont il avait lu l'annonce
placardée, près d'une année auparavant.
Son portrait passait pour le mieux réussi; sa figure se
projetait tout entière , avec le collet en soie de son habit,
le col de chemise élevé et blanc, le sommet de la tête por
tant une crête de cheveux relevés sur le front, tandis que
les siens étaient plats et de côté, — c'était une légère dévia-
i. il. 12
183 hAVANAGH.
tion de la nature qui s'expliquait et se justifiait par le
peintre, comme une licence que l'art permettait.
Un soir, comme il venait de s'asseoir pour commencer
enfin et pour la centième fois, au moins, son grand roman
— sujet de tant de résolutions et de tant de contrariétés,
si souvent déterminé mais jamais commencé — on frappa
lourdement à la porte de la maison qui était ouverte tout au
large; c'était' un visiteur qui s'annonçait.
Malheureusement la porte du cabinet de travail était
aussi ouverte; et conséquemment il se trouvait en pleine
vue et dans l'impossibilité de refuser la visite; et d'ailleurs,
comment aurait-il pu la refuser, lors même que les portes
eussent été fermées et verouillées? Il ne le pouvait pas, l'art
de refuser de se montrer n'était alors que très imparfaite
ment compris à Fearmeadow.
En conséquence le visiteur fut introduit. Il s'annonça
sous le nom de M. Hathaway : passant par le village, il ne
voulait pas se refuser le plaisir de faire une visite à M. Chur
chill, qu'il connaissait non particulièrement, mais par ses
écrits dans les journaux périodiques.
Il désirait en outre s'assurer la coopération d'un homme
distingué et favorablement apprécié du monde littéraire,
pour la nouvelle revue qu'il était sur le point de faire
paraître, ayant pour objet d'élever le caractère de la littéra
ture américaine, ce que, dans son opinion, les revues et
publications actuelles avaient complétement manqué de
faire.
Un besoin journellement croissant pour quelque chose de
mieux était donc demandé par le public et le temps était
venu de publier une revue périodique telle qu'il la pro
posait.
Après avoir exposé son plan et ses résultats probables,
KAVANAGH. 183
d'une manière fleurie et exubérante, il entra plus particuliè
rement dans l'examen de la littérature américaine qu'il avait
en vue d'encourager et de palroniser.
— Je pense, M. Churchill, dit-il, que nous demandons
une littérature nationale, en harmonie avec nos montagnes
et nos rivières, — en harmonie avec le Niagara, les Allegha-
nos et nos grands lacs.
— Oh!
— Nous demandons un épique national qui corresponde
à l'étendue du pays; qui sera à tous les autres épiques ce
que le panorama du Mississipi par Banvard est à tous les
autres tableaux de ce genre — le plus considérable qu'il y
ait au monde.
— Ah!
— Nous demandons un drame national qui aura pour
but de donner accès à nos grandes idées, à l'incomparable
activité et au progrès de notre peuple.
— Sans doute!
— En un mot, nous demandons une littérature natio
nale, tout à la fois émouvante et énergique, qui ébranlera
la terre, comme un troupeau de taureaux sauvages, faisant
un bruit horrible à travers les prairies.
— Précisément, interrompit M. Churchill; mais excusez-
moi! ne confondez-vous pas ensemble des choses qui n'ont
point d'analogie entr'elles?
Le mot : grand a des significations différentes, selon, par
exemple, qu'il est appliqué à une rivière ou à la littérature.
Large et peu profond sont deux mots qui pourraient peut-
être s'appliquer à tous les deux.
La littérature est plutôt une image du monde spirituel
que du monde physique; n'êtes-vous pas de cet avis? —
plutôt du monde intérieur que du monde extérieur.
184 KAVANAGH.
Les montagnes, les lacs et les rivières ne sont après tout
que des scènes et des décorations du monde, mais n'en sont
pas su substance ni son essence.
Un homme ne sera pas nécessairement un poète, parce
qu'il vit auprès de grandes montagnes; et même fût-il un
poète, il n'écrira pas nécessairement pour cela un poème
mieux qu'un autre, parce qu'il vivra aux bords du Niagara.
— Mais, M. Churchill, vous ne voulez certainement pas
dénier l'influence de la scène sur l'esprit.
— Non, seulement je soutiens qu'elle ne crée pas le
génie : tout au plus, elle pourra le développer. La Suisse
n'a pas produit de poète extraordinaire, ni les Andes non
plus, autant que je sache, ni les monts Himagya, ni les
montagnes de la lune, en Afrique.
— Mais, quoiqu'il en soit, insista M. Hathaway, ayons
au moins notre littérature nationale; elle ne serait rien
sans cela.
— Au contraire, elle serait beaucoup. La nationalité est
une bonne chose, jusqu'à certaines limites; mais l'univer
salité est encore préférable.
En effet ce qu'il y a de mieux chez les poètes de toutes les
nations n'est pas ce qu'il y a en eux de national, mais d'uni
versel.
Leurs racines sont dans le sol de leur terre native, mais
leurs branches se développent dans l'air qui n'a pas de
patrie, qui parle le même langage à tous les hommes et
leurs feuilles brillent d'une lumière vive qui se répand dans
tous les pays.
Laissons ouvertes toutes les fenêtres; faisons que l'air
et la lumière viennent de toutes parts , de sorte que nous
puissions regarder aux quatre coins des cieux et non tou
jours dans la même direction.
KAVANAGH. fis:,
— Mais vous admettez que la nationalité est une bonne
chose?
— Oui, en ne la poussant pas trop loin et sans exagéra
tion ; et encore je crois que la vérité en est trop limitée et
ne se montre que sous un seul point de vue. Je préfère ce
qui est naturel; trop de nationalité tourne souvent au
ridicule.
Chacun sourit, quand il entend raconter le proverbe islan
dais : « l'Islande est la terre la meilleure qui soit sous le
soleil! >
Ne cessons pas d'être naturels, et nous serons assez natio
naux. D'ailleurs notre littérature peut être strictement
nationale, autant seulement que notre caractère et nos modes
de pensées diffèrent de ceux des autres nations.
Maintenant nous ressemblons beaucoup aux Anglais — en
fait, nous sommes des anglais sous un autre climat; — je ne
sache pas que notre littérature puisse différer beaucoup de
la leur. Ensemble et de la main à la main , nous nous pas
sons la torche allumée; mais elle a été allumée au vieux
foyer domestique de l'Angleterre.
— Ainsi donc vous pensez que notre littérature ne peut
être autre chose qu'une imitation de l'anglais?
— Pas du tout, je ne prétends point, loin de là, que ce
soit une imitation; mais bien, comme on l'a dit, une conti
nuation.
— Il me semble que vous envisagez la question sous une
vue bien étroite.
— Au contraire, sous le point de vue le plus large. Une
littérature se complète tant que la langue dans laquelle
elle est écrite n'est pas morte. Nous pouvons bien nous enor
gueillir de notre travail et de notre position. Nous devons
chercher à bâtir d'une manière digne de nos ancêtres.
186 KAVANAGU.
— Mais j'insiste sur l'originalité.
' — Oui; mais sans spasmes, ni convulsions, les auteurs
ne doivent pas, comme les soldats chinois, s'attendre à la
victoire, parce qu'ils auront fait des sauts de carpe en l'air.
— Bien en vérité; mais l'avenir à votre point de vue
n'est pas bien brillant. Que pensez-vous donc de notre lit
térature nationale?
— Simplement qu'une littérature nationale n'est pas
l'affaire d'un jour : des siècles doivent contribuer à l'em
bellir et à l'éclairer. Notre littérature pousse lentement,
mais sûrement; elle prend des racines de plus en plus pro
fondes, et étend ses branches de plus en plus, comme cela
est naturel ; et je ne désire pas, pour le mérite de ce que
des gens appellent originalité, de la changer ni d'essayer
de lui faire pousser des racines dans l'air.
Et quant à la posséder aussi sauvage et aussi terrible que
vous la demandez, j'ai seulement à dire que toute littéra
ture, aussi bien que tout art, est le résultat de la culture et
du raffinement de l'intelligence.
— Oh! nous ne demandons ni art ni raffinement! nous
demandons du génie, sauvage, sans éducation, original,
libre...
— Mais si le génie doit trouver de l'expression, ce ne
peut être qu'en employant l'art; car l'art est l'expression
extérieure de nos perisées. Beaucoup ont du génie, mais faille
d'art, sont muets pour toujours. Tous les deux donc, génie
et art, doivent contribuer ensemble à former le grand poète,
le peintre et le sculpteur.
— Cela est vrai dans un sens.
— Et j'allais vous dire aussi que je pense que notre litté
rature finira par ne pas manquer de prendre une sorte
d'universalité.
KAVANAGH. 187
Comme le sang de toutes les nations vient se mêler au
nôtre, de même aussi les pensées et les sentiments se mêle
ront dans notre littérature. Nous prendrons la sensibilité
des Allemands, la passion des Espagnols, la vivacité des
Français, pour se mêler plus intimement avec notre solide
bon sens anglais; et cette cause aura pour résultat inévitable
cette universalité qui est tant à désirer!
— Si c'est là votre manière de parler, interrompit le visi
teur, vous étiez dans les vues de l'œuvre que je me propose
de publier.
— Quelle est-elle?
— Un grand drame national, dont la scène se passe au
nouveau Mexique. Il sera intitulé Don Serafin ou le Marquis
des sept églises.
Les principaux caractères sont don Serafin, un vieil
hidalgo espagnol; sa fille Descado, et Fia Serapion, le curé.
La première scène commence par Fra Serapion prenant
son déjeuner. Sur sa table, un coq de combat, lié par les
pattes, partage le repas de son maître.
Vient ensuite une scène qui se passe à l'arène des combats
de coqs, où le marquis parie le restant de sa fortune, — ses
prairies, ses champs, — sur son coq favori et il perd tout.
— Mais que prétendez-vous avec des combats de coqs?
demanda plutôt que ne questionna le maître d'école, étonné
et preque riant.
— Je ne suis pas très bien informé sur ce sujet, et j'allais
vous demander si vous ne pourriez pas me recommander
quelque ouvrage.
— Le seul ouvrage que je connaisse, répliqua M. Chur
chill, est un essai du révérend M. Pegge sur les combats de
coqs chez les anciens, et je ne comprends guère comment
vous pourriez en faire une application aux Mexicains.
188 KAVANAGH.
— Mais ne sont-ils pas une sorte d'anciens, comme vous
savez. Je choisirai certainement dans l'essai que vous me
mentionnez et je verrai ce que j'en puis faire.
— Moi, tout ce que j'en sais à cet égard, continua M.Chur
chill, c'est que Marc Antoine était le patron d'une arène et
que lescoqsétaienttoujoursbattuspar ceux de César, et aussi
que Thémistocle, le général athénien, marchant contre les
Persans, fit faire halte à son armée pour voir un combat de
coqs, et prononça un discours à ses soldats à l'effet de prou
ver que ces animaux ne se battaient pas pour les dieux de
leur pays, ni pour la gloire, ni pour la liberté, ni même
pour leurs enfants, mais uniquement pour le seul mérite de
la victoire.
A son retour à Athènes, il introduisit des coqs dans celle
capitale.
Mais en quoi tout cela peut vous servir au Mexique, je ne
le vois pas, à moins que vous n'introduisiez Santa Anna et
que vous le compariez à César et à Thémistocle.
— C'est cela, je le ferai ainsi; cela donnera un intérêt
historique à la pièce. Je vous remercie de votre heureuse
suggestion.
— Le sujet est véritablement original; mais il ne me
frappe pas sous le rapport purement national.
— En perspective, vous voyez? dit M. Hathaway d'un
regard pénétrant.
— Ah! oui, je m'aperçois que vous pénétrez, avec une
pensée foçte et profonde, dans un avenir très éloigné — dans
la postérité telle qu'elle sera un jour.
— Vous avez saisi mon idée. De plus, je préviens votre
objection, en introduisant une compagnie de cirque améri
caine des États-Unis ; ce qui me permet de montrer des che
vaux sur la scène et d'y produire un grand effet théâtral.
KAVANAGH. 18!»
— C'est là un hardi dessein; les critiques, sans aucun
doute, se mettront après vous.
— Je ne crains pas cela. Je connais les critiques depuis la
branche jusqu'à la racine — de toutes manières et sous
toutes les formes — j'ai vécu avec eux en été comme en
hiver, et je suis moi-même l'un d'eux. Ce sont de bons cama
rades, les critiques , n'est-il pas vrai?
— Oh ! oui, seulement ils ont un moyen plaisant de tom
ber sur les auteurs.
— S'ils ne tombaient pas sur eux, ils ne montreraient
aucune supériorité; et, sans doute, cela ne ferait pas leur
affaire.
— Il n'est pas étonnant non plus que les auteurs en devien
nent quelquefois irritables. Je me rappelle souvent le poète,
dans une fable espagnole, dont les manuscrits étaient mangés
par les souris, jusqu'à ce qu'enfin il mît'dans son encre du
sublimé corrosif, et il cessa d'en être troublé.
— Pourquoi n'essayez-vous pas de ce remède pour vous-
même? dit M. Hataway presque avec acrimonie.
— Oh! répondit M. Churchill avec un sourire d'humilité,
moi et mes écrits sont trop insignifiants; les souris peuvent
venir les manger; je ne les troublerai pas pour cela; je n'aime
pas d'avoir du poison chez moi, même pour un tel motif.
— Par hasard, M. Churchill , dit le visiteur, changeant
adroitement de sujet, ne connaîtriez-vous pas Honneywell?
— Non, je ne le connais pas. Quel est-il?
— Honneywell, le poète, dont je veux parler.
— Je n'ai jamais entendu parler de lui; il y a tant de
poètes de nos jours !
— Ceci est bien drôle, en vérité; mais je considère
Honneywell comme un des plus spirituels écrivains de notre
pays — au premier rang des auteurs américains. — Il est
190 KAVANAGB.
vraiment poète, sans erreur sur ce point; la nature l'a fait
ainsi en l'enveloppant dans ses manches de chemise.
— Qu'a-t-il publié?
— Il n'a encore rien publié jusqu'à présent, si ce n'est
dans les journaux. Mais il est sur le point de faire paraître,
cet automne, un volume de poésies. Je n'en peux rien, si
j'aurai à le plaisanter. Je lui avais dis qu'il ferait beaucoup
mieux de le faire imprimer sur du papier de cartouche.
— Pourquoi cela?
— Pour le débiter plus vite. Ne me comprenez-vous pas?
— Ah! oui, maintenant que vous me donnez l'explica
tion ; l'idée est spirituelle.
— Honneywell doit écrire dans la revue que je projette;
il doit fournir un morceau de poésie à chaque numéro;
et comme il réussit aussi bien dans le style plaintif et didac
tique de Wordsworth que dans celui plus véhément et
passionné de Byron, je pense que nous marcherons très
bien.
— Et comment comptez-vous intituler votre nouvelle
revue? demanda M. Churchill.
— Nous pensons l'appeler le Niagara.
— Mais c'est le nom de notre machine à incendie! pour
quoi ne l'appelleriez vous pas « l'éteignoir! »
— C'est un nom qui pourrait convenir aussi bien; mais
je préfère le Niagara, comme plus national; et j'espère,
M. Churchill, que nous pourrons compter sur vous, nous
serions bien aise d'avoir de votre plume un article, chaque
mois.
— Avez-vous intention de payer vos collaborateurs?
— Non pas la première année, je suis désolé de le dire.
Mais au bout de ce temps, si l'œuvre a du succès, nous
payerons généreusement, et nous devons compter sur le
■AVANAGH. 101
succès, car nous ferons noire possible pour cela ; et nous
ne dirons jamais que notre œuvre tombera; un pareil mot
ne se trouve pas dans notre dictionnaire.
Avant la fin de l'année, nous comptons bien imprimer à
cinquante mille exemplaires et cette quantité nous don
nera au moins cent cinquante mille lecteurs; avec un pareil
auditoire, l'amour-propre d'un auteur peut être satisfait.
Il avait touché la corde sensible de M. 'Churchill; elle
résonnait en lui, avec une délicieuse harmonie. Vanité lit
téraire! ambition littéraire!
L'éditeur s'en aperçut et il joua si adroitement sur cette
corde qu'avant son départ, M. Churchill lui avait promis
d'écrire, pour sa revue, une série d'articles sur les com
muns martyrs — une sorte d'histoire tragique sur les souf
frances inconnues et éternelles des femmes, qui jusqu'ici
n'a pas trouvé d'historien, si ce n'est de temps à autre un
nouvelliste.
Malgré la certitude de succès — et les cinquante mille
abonnés donnant au moins cent cinquante mille lecteurs —
la revue ne vit jamais le jour.
Le rêve n'en avait pas moins occupé les pensées de
M. Churchill et l'avait empêché, pendant bien des semaines,
de les porter sur son roman.
XXI.

Chaque pays et chaque comté de la nouvelle Angleterre


a ses ruisseaux bruyants — un torrent de la montagne dé
bordant dans les bois, retenu par un moulin, entravé par
des arbres tombés en travers, mais toujours marchant et
se précipitant, murmurant et remplissant les forêts de la
délicieuse fraîcheur et du bruit harmonieux de ses eaux.
C'est là qu'est le rendez-vous pour boire des bestiaux
qui retournent à l'écurie; c'est là la mystérieuse retraite
des jeunes filles des écoles qui viennent, en été, y passer
leurs jours de congé et mêler leurs pensées inconstantes,
leurs fantaisies remuantes, leur imagination pétillante à
l'inconstance, à l'accroissement et au bruit du torrent,
Fairmeadon n'a pas de ruisseau torrentiel : comme son
nom l'indique, il était dans un pays trop plat pour en avoir
un, mais la ville voisine de Westwood, plus avant dans
les terres et située aux pieds des montagnes, en possède un
des plus beaux et des plus renommés de tous ceux connus.
Il était l'orgueil du voisinage : ne pas l'avoir vu, c'était
KAVANAGH.
n'avoir jamais vu de ruisseau, de chute d'eau, de ravines
montagneuses, et conséquemment pour le voir et l'admirer,
Kavanagh fut invité à une partie de plaisir, aussitôt que les
vacances d'été lui en fournirent le temps et l'occasion.
La partie se composait de M. et Madame Churchill et
Alfred, dans une voiture à un cheval , et de Cécilia Vaughan,
Alice Archer et Kavanagh, dans un char-à-bancs dont le qua
trième siège était occupé par un large panier contenant ce
que l'écuyer du Bosquet, dans Don Quichotte, appelait ses
« fiamberos, » — un magnifique mot castillan pour expri
mer une collation froide.
La partie joyeuse avait profité d'une belle journée d'été;
elle eût bientôt à traverser des terrains accidentés , des mon
ticules chauffés par le soleil et d'où s'exhalait une odeur pro
noncée de menthe et de trèfle; des clairières froides, encore
humides de la pluie de la veille; à longer la rivière et à la
traverser sur des ponts volants, soulevés par les vagues
mugissantes: puis elle passa à travers des vergers et aux
portes des champs, avec leurs grands arbres qui se tenaient
comme des sentinelles de chaque côté; elle franchit des ter
rains rocailleux où poussaient l'alaterne et l'épine-vinettc ;
elle eut du soleil et de la fraîcheur.
Elle arriva enfin au ruisseau bruyant dans une gorge de
montagnes, en suivant une longue galerie de bouleaux, de
hêtres et de pins battus par les vents. Le brillant ruisseau
coulait ou plutôt sautait de cascade en cascade; il traversait
le bois et gagnait la plaine; il passait sous des ponts agrestes,
faits de bois en grume; il ientrait dans l'obscurité de la
forêt — comme un jour entre deux nuits.
Le bruit qu'il faisait rendait le cœur chantant; c'était un
bruit de joie, d'allégresse, de liberté, un continuel et inces
sant bruit de vie, de plaisir, de perpétuelle jeunesse.
1!)4 KAVANAGH.
Comme la vieilleOrtie islandaise, le ruisseau semblait dire :
Je possède des chants que ni épouse de roi ni aucun fils
d'homme ne peuvent répéter; l'un d'eux se nomme : « l'assis
tance; » il t'aidera dans tes besoins, dans tes maladies, dans
toutes tes adversités.
La joie avait gagné la petite compagnie qui laissa ses voi
tures à une maison de ferme, auprès d'un pont, et suivit un
chemin de terre, à pied, le long du ruisseau.
Celui-ci tantôt s'éloignait, et se cachait aux yeux de ses
visiteurs derrière des massifs d'arbres; et tantôt se rappro
chait d'eux.
M. Churchill portait à son bras le panier de provisions et
marchait en avant avec sa femme et Alfred.
Kavanagh suivait derrière avec Cécilia et Alice.
La musique du ruisseau rendait silencieuse la conversa
tion ; de temps à autre seulement s'échappaient des exclama-
tions délicieuses : — c'était, à la vue d'une scène si douce et
si riante, l'irrésistible applaudissement donné à la fraîche et
sensible nature.
Ils quittèrent bientôt le chemin de terre qui aboutissait
directement à une ferme et qui était obstrué et rempli
d'ornières; ils prirent alors le sentier au bord du ruisseau.
— Comment décrire cette eau brune et belle? exclama
Kavanagh; elle ressemble au vin ou au nectar des dieux de
l'Olympe; comme si Hébé l'avait versé, elle-même, de sa
coupe.
— Elle ressemble davantage à l'hydromel des dieux
normands, dit M. Churchill, tombant des cornes des festins
de Valhalla.
Mais toutes les dames pensèrent que la comparaison de
Kavanagh était la meilleure des deux; et au fait, elle était
ce qu'il y avait de mieux. M. Churchill fut obligé de se
KAVANAGH. 1!).')
rétracter et de s'excuser de son allusion au céleste cabaret
d'Odin.
Après une assez longue distance, si gaiement parcourue,
il fallut passer le ruisseau, et sauter de pierre en pierre, au-
dessus du courant et de légères cascades.
Tous passèrent légèrement, aisément et sains et saufs,
même le mulet, comme M. Churchill s'appelait lui-même, à
cause du panier qu'il portait. Il n'y eut que Cécilia qui res
tait indécise, en arrière, comme si elle était effrayée de pas
ser, elle qui avait passé à la même place plus de cent fois
auparavant. — Elle qui avait le pied le plus sûr, les nerfs
les plus fermes de toutes les filles du village, — maintenant
elle restait irrésolue, saisie d'une terreur subite, rougissant
et se moquant elle-même de sa timidité et pourtant inca
pable d'avancer.
Kavanagh vit son embarras et retourna en arrière pour
l'aider.
Sa main tremblait dans la sienne; elle le remercia d'un
doux regard et de quelques mots charmants.
Son âme en fut toute réjouie; et son attitude, son main
tien, sa voix, étaient comme soumis et vaincus; il était à la
fois pénétré des plus tendres émotions.
Il est difficile de bien saisir le moment où l'amour com
mence; il est moins difficile de savoir qu'il a commencé : un
millier de hérauts le proclament à l'air qui écoute; un mil
lier de ministres et de messagers le montrent à tous les yeux.
Le ton, le geste, l'attitude et le parler — tous signaux exté
rieurs — le télégraphe électrique du toucher — tous tra
hissent la citadelle qui se soumet, avant que le mot en ait
été prononcé, et qui, comme les clefs qu'on apporte au vain
queur, ouvre chaque avenue et chaque porte d'entrée et rend
la retraite impossible!
106 KAVANAGH.
La journée se passa délicieusement pour tous. Ils s'assi
rent sur des pierres et sur des racines d'arbres.
Cécilia lut, d'un volume qu'elle avait apporté avec elle,
des poésies qui rimaient avec l'eau bruyante; les autres
écoutaient et commentaient.
Le petit Alfred marchait dans l'eau sur le gravier, les
pieds nus et lançait de petits bateaux au courant de l'onde.
L'heure de midi avait été fixée pour le dîner; mais l'ap
pétit marchant au pas de course, ils l'anticipèrent de plus
d'une heure.
Le grand panier fut ouvert; on en retira une quantité
de sandwishs, et un pâté froid, aussi large que celui du
chevalier du bosquet.
Pendant le repas, M. Churchill se laissa tomber dans le
ruisseau, en offrant un sandwish à sa femme; ce qui fit
beaucoup rire et plaisanter. Kavanagh s'était assis sur un
tronc d'arbre, enveloppé de mousse, qui plia sous lui et se
brisa; ce qui fut aussi l'occasion d'un joyeux passe-temps.
Après le dîner, ils remontèrent encore plus haut le ruis
seau, jusqu'auprès d'un moulin qui ne marchait pas alors.
Il avait été arrêté, au beau milieu de son ouvrage, les dents
de la scie engagées au cœur d'un pin, criant qu'elles avaient
soif.
M. Churchill en prit occasion d'expliquer à la compagnie
son long et chéri projet d'écrire un poème, qu'il intitule
rait : le chant du moulin à Scie; et il s'étendit sur les
belles associations de l'eau et du bois, en connexion avec
le sujet.
Il 9e réjouit lui-même et son auditoire, avec les fantaisies
délicates et émouvantes qu'il se proposait d'introduire dans
son poème; et il s'émerveillait de ce que personne avant lui
n'y avait songé.
KAVANAGH. 197
Kavanagh dit alors que le sujet avait déjà été traité; et il
cita le petit poème de Kerner, traduit avec tant de charmes
parBryant. M. Churchill n'en avait pas eu connaissance.
Kavanagh chercha le poème dans son portefeuille pour en
donner lecture; il ne le trouva pas , et il était pourtant bien
sûr de l'y avoir mis.
M. Churchill abandonna son projet; il avait parlé,— et le
trésor, sitôt qu'il l'avait touché de la main, disparaissait
pour toujours.
La partie retourna dans son village, comme elle en était
venue; tous fatigués pourtant, mais joyeux, à l'exception
d'Alfred qui était fatigué et méchant, et qui finit par s'en
dormir en pesant lourdement sur les genoux de son père,
avec son chapeau férocement posé devant ses yeux.

13
XXII.

L'automne brumeux arriva.


A l'extérieur, il exposa, dans les champs, la prodigalité
d'une moisson dorée ; — dans la forêt, des reflets de lumière
et dans la nue, l'air perçant, le brouillard au matin, les
nuages rouges, au soir. A l'intérieur, il ramena le sentiment
de la retraite, le silence des fenêtres fermées, avec les
rideaux tirés, les amusements au coin du feu, les livres,
les amis, la conversation et les soirées, longues et médi
tatives.
Il apportait — au fermier, un sursis à son travail — à
l'écolier ce doux délire du cerveau qui change le travail en
plaisir. — Il ramenait le canard sauvage de son voyage du
midi et le chant rustique sorti du cerveau fébrile d'un
poète.
A l'extérieur, les rues du village étaient pavées avec l'or;
la rivière paraissait roug de la réflexion des feuilles.
A l'intérieur, les figures des amis éclairaient les murailles
sombres: ceux qui rentraient d'une longue absence réjouis
K.WANAGH.
saient la maison; toutes les douces aménités sociales repre
naient de nouveau leur règne interrompu.
Kavanagh prêcha un sermon sur l'arrivée de l'automne.
Il choisit son texte dans Isaïe : — qui est celui qui est venu
d'Edom, avec des habits teints de Bozrah? celui qui est glo
rieux dans ses vêtements, voyageant dans la magnificence de
sa force? pourquoi ces habillements sont-ils rouges, comme
les vêtements de celui qui va presser le vin dans la cuve?
Pour M. Churchill, cette aimable saison, — ce Joseph
avec son habit de toutes couleurs, —ainsi qu'il la qualifiait
lui-même, ramena la triste et délaissée Cécilia, au retour de
laquelle il ne s'attendait pas. Les soupçons de la famille
avaient été justes; elle était partie avec le marchand de
bottes; elle revenait seule, dans un dénuement completel
dans le plus profond désespoir. Souvent dans la douleur de
son cœur brisé et de son cerveau troublé, on lui entendait
dire, à travers ses sanglots : — Oh ! que je voudrais être
chrétienne! Si seulement j'étais chrétienne, je ne voudrais
pas vivre plus longtemps; je me tuerais moi-même; je suis
si misérable!
Quelque jours plus tard, un homme d'un regard sombre
était monté sur un cheval ; il parcourait le village, s'arrêtant
à chaque coin de rue, et il criait d'une voix forte et solen
nelle :
Prépare-toi! prépare-toi! prépare-toi à comparaître de
vant le Dieu vivant!
C'était un membre de cette secte fanatique qui croyait que
la fin du monde était proche, et qui préparait ses robes
d'ascension, pour être élevé dans les nuages de gloire,
tandis que le monde, usé et fatigué, devait brûler dans des
feux au-dessous des élus, et qu'une nouvelle et brillante
terre devait se reproduire pour leur héritance!
200 KAVANAGH.
L'apparition de ce nouveau précurseur de la fin du monde
était suivie de nombreuses assemblées, tenues dans les bois
près du village ; là se dressaient des tentes avec des toiles
blanches et des chapelles avec le feuillage ; là venaient nom
bre de personnes pour y chercher la consolation et elles n'y
trouvaient que le désespoir.
XXIII.

Les deux vieilles femmes, toutes tremblantes, étaient


réunies de nouveau et causaient dans le petit salon de la
maison sombre, abritée des peupliers; et les deux jeunes
filles étaient réunies également dans la chambre au-dessus,
se tenant l'une et l'autre par la main, pensives, et de temps
à autre seulement échangeant quelques paroles.
Alice était, contre sa coutume, triste et silencieuse; déjà
les brouillards commençaient à frapper ses beaux yeux
d'une cécité périodique, — ces brouillards qui devenaient
plus intenses et plus obscurs au fur et à mesure que la sai
son avançait, et qui ne devaient pas tarder à rendre inacces
sibles à sa vue tous les objets extérieurs.
Déjà le paysage devenait pâle et aride, comme si le soleil
s'éloignait au pas de course et devait bientôt disparaître,
comme dans un hiver du nord.
Mais pour éclairer l'hiver d'Alice, il y avait maintenant en
elle une douce lumière, une auréole de l'amour, resplen
dissante dans tout le ciel de ses pensées. Elle n'en avait pas
dit un mot à elle-même; elle n'avait reconnu aucune trace
KAVANAGH.
de passion, dans la nouvelle émotion qu'elle éprouvait. Mais
c'était de l'amour; il transplantait son âme dans une région
qui lui semblait être sa terre native —■ dans une région
éthérée qui lui paraissait être son élément naturel.
Ce sentiment toutefois n'était pas toute réjouissance; il
apportait avec lui sa tristesse et sa langueur, d'ordinaire ses
compagnes; et il apportait aussi ses fluctuations et les rapides
vicissitudes de surexcitation et de dépression.
A ces maux inévitables venaient s'ajouter encore les tri
viales circonstances de la vie.
Kavanagh l'avait rencontrée dans la rue et avait passé près
d'elle, sans la reconnaître; mais dans son amertume du mo
ment, elle avait oublié qu'elle portait un voile épais qui lui
cachait entièrement la figure.
A une soirée chez M. Churchill et par une sorte de fata
lité, Kavanagh était resté pendant longtemps auprès d'elle;
mais en lui tournant le dos et entièrement occupé de conver
ser avec mademoiselle Hawkins dans les filets de laquelle il
se trouvait enlacé malgré lui, et bien qu'il fit de vains
efforts pour s'en débarrasser.
Alice s'irritait de cette négligence supposée et sé disait à
elle-même :
Cette personne appartient à cette espèce de femmes qui
savent le mieux fasciner les hommes!
Toutefois ces cruels moments de peine étaient peu nom
breux et de courte durée, tandis que ceux de plaisir étaient
nombreux et durables.
Dans une vie si solitaire qu'était la sienne, avec si peu
pour l'égayer et l'embellir, un convive en déguisement
devait être bien reçu, en n'inspirant ni crainte ni suspicion :
car autrement, il n'aurait pas été longtemps dangereux;
mais il vint déguisé en amitié, quand l'amitié lui était la
KAVANAGH. 903
plus nécessiteuse , et en dévouement, quand ses saintes en
tremises étaient toujours bien reçues.
La même passion, avec des différences bien marquées était
venue aussi dans le cœur de Cécilia ; l'amour se façonne tou
jours à l'état du cœur; il s'identifie avec lui; il partage sa
force ou sa faiblesse, sa santé ou sa maladie. C'est ainsi
qu'en Cécilia, il ne faisait que fortifier l'ardente sensation de
la vie.
Il s'opérait en elle et à tous les yeux, un changement qui
excitait la surprise et l'envie; elle devenait plus belle, plus
radieuse, plus aimable, bien qu'on n'en connût pas la cause.
Quand elle et Kavanagh se rencontrèrent pour la première
fois, on eût dit que c'était moins comme des étrangers qui
ne se connaissent pas, que comme des amis depuis longtemps
séparés.
Quand ils se parlèrent pour la première fois, il semblait
que ce fût la continuation d'une conversation précédente qui
aurait été seulement interrompue. Leurs âmes sympathi
saient et s'unissaient ensemble comme d'un seul bond, sans
secousse ni agitation, comme des eaux au même niveau qui
se réunissent.
Aussi, tandis qu'Alice, sans se comprendre elle-même,
désirait l'amour de Kavanagh, Cécilia , sans s'en rendre
compte non plus, se l'appropriait comme de chose à elle
appartenant; Alice sentait amèrement sa propre indignité;
Cécilia ne trouvait à faire aucune comparaison de mérite, et
quand Kavanagh était présent, Alice était heureuse, mais
embarrassée, tandis que Cécilia était joyeuse et naturelle.
La première craignait de déplaire; la deuxième avait
deviné, dès le premier moment, qu'elle plaisait. C'était, chez
les deux amies, une intuition de leur propre cœur.
Elles étaient donc assises l'une auprès de l'autre, comme
204 KAVANAGU.
cela leur était arrivé tant de fois. Mais maintenant, pour la
première fois, chacune avait un secret à garder, qu'elle ne
voulait point confier à l'autre. Journellement et depuis nom
bre de semaines, le courrier ailé allait et venait d'une fenê
tre à une autre, mais ce secret n'avait jamais été placé sous
sa garde. Presque chaque jour les deux amies se rencon
traient et conversaient ensemble, mais ce secret n'avait pas
été dit.
On ne peut pas confier aux autres ce qu'on ne s'est pas
encore confié à soi-même; on ne peut pas traduire en mots
ce qui n'a pas encore été formulé dans la pensée, mais res
tait encore vague et flottant, sans forme distincte à l'esprit.
Et d'ailleurs ce secret eût-il été constaté en mots, que
chacune peut-être l'eût dénié.
L'apparition défini de ce bel esprit, sous une forme visi
ble, les aurait étonnées, bien qu'il leur donnât du soulage
ment et du plaisir, en visitant sous une forme encore invisi
ble, toutes les chambres de leurs âmes.
—Comme votre main est fébrile, ma chère, dit Cécilia;
qu'y a-t-il donc? ne vous trouvez-vous pas bien?
— C'est la question que ma mère m'a déjà faite ce matin,
répliqua Alice; je me sens un peu languissante et fatiguée;
c'est tout. Je n'ai pu dormir de la nuit; je ne le puis jamais
quand il pleut.
— Est-ce qu'il est tombé de la pluie, cette nuit? je ne l'ai
pas entendu.
— Oui; vers minuit; assez fortement. Je l'écoutai pendant
plusieurs heures. J'aime à rester éveillée et à entendre les
gouttes de pluie tomber sur la toiture et sur le feuillage; cela
me jette dans un état délicieux et rêveur que je préfère de
beaucoup au sommeil.
Cécilia regarda tendrement sa figure pâle, faisant contraste
KAVANAGH. 203
avec le brillant de ses yeux; et sur chacune de ses joues une
teinte rouge était un symptôme funeste dont la vue eut
donné à sa mère de si vives anxiétés que peut-être il était
mieux pour elle d'être aveugle, afin de ne pas le voir.
— Quand vous entrez dans le pays des rêves, Alice, vous
venez dans mon propre royaume. J'étais la reine de cette
contrée, vous le savez : mais dernièrement j'ai résigné mon
trône. Ces rêveries sans fin sont réellement une grande perte
de temps et de force.
— Pensez-vous?
— Oui ; et M. Kavanagh est aussi de mon avis. Nous par
lions de cela ensemble, l'autre soir; et après quelques
réflexions sur ce sujet, j'ai trouvé qu'il avait raison.
Et les deux amies résolurent, moitié sérieusement et moi
tié en riant que les portes de leurs rêveries seraient fermées,
à partir de ce jour; et en vérité, elles ne tardèrent pas à se
fermer — pour l'une d'elles, par l'ange de vie ! et pour l'au
tre, par l'ange de la mort!
XXIV.

Le projet de la nouvelle revue paraissait complétement


avorté; il n'en était plus question; et M. Churchill était
conséquemment privé de ses cent cinquante mille lecteurs.
11 avait dû laisser là les quelques notes qu'il avait couchées
sur le papier concernant les obscurs martyrs, et il avait
tourné de nouveau ses pensées sur son grand roman.
Il avait devant lui toute une après-midi de samedi — or
pur et sans alliage. Avant de commencer sa tâche, il alla,
dans le jardin, respirer l'air frais et laisser un peu reposer
ses pensées, afin de se mettre à la besogne avec plus de force
et d'énergie.
Quand il rentra tout radieux, et le cerveau rempli d'idées
poétiques, il fut vivement contrarié d'un nouvel empêche
ment et de cette fatalité qui s'opposait toujours à l'accomplis
sement de son grand œuvre; il trouva une demoiselle incon
nue, assise dans son fauteuil. Elle était mise avec élégance
et portait un voile qu'elle souleva à l'entrée de M. Churchill,
en fixant sur lui de beaux yeux, pleins d'expression.
KAVANAGH. 207
— M. Churchill? je le suppose, dit-elle en se levant et se
tenant en arrière.
— C'est lui-même, répliqua le maître d'école, avec une
digne courtoisie.
— Et vous me permettrez, continua-t-elle, avec une cer
taine assurance d'elle-même, de m'introduire moi-même,
faute d'une autre personne pour le faire à ma place? mon
nom est Cartwright — Clarisse Cartwright!
Ce nom ne parut pas produire sur M. Churchill cet effet
puissant et instantané, comme sa visiteuse paraissait s'y être
attendue, ou au moins l'avait espéré.
Les yeux de M. Churchill ne s'étaient pas éclairés d'une
subite reconnaissance et il ne s'était pas écrié soudainement :
— Quoi ! êtes-vous mademoiselle Cartwright, le poète, dont
j'ai vu les effusions délicieuses dans toutes les revues?
Au contraire, il regardait plutôt en l'air et en attendant;
et il se borna à dire :
— Je suis très content de vous voir; veuillez vous asseoir.
De sorte que la jeune demoiselle fut obligée elle-même de
lui faire connaître l'intelligence littéraire à laquelle il est
fait ci-dessus allusion ; ce qu'elle fit du reste, avec beaucoup
de grâce et d'à-propos; puis elle ajouta :
« Je suis venue pour vous demander une grande faveur,
M. Churchill, et j'espère que vous ne me la refuserez pas.
De l'avis de quelques amis, j'ai réuni ensemble mes divers
poèmes — ici elle tira d'une enveloppe de papiers un large et
mince album, recouvert de velours rouge — et j'ai projeté de
les*publier en un volume.
Voudriez-vous m'accorder la faveur de les lire attentive
ment et de m'en donner franchement votre avis; de me dire
en un mot s'ils valent la peine d'être publiés? Votre opinion
serait pour moi de la plus grande valeur.
208 KAVANAGH.
Cet appel simultané à sa vanité et à sa galanterie, par une
belle jeune fille, se tenant sur le bord du grand et dangereux
océan dans lequel tant ont péri, regardant avec désir dans
ses eaux mouvantes, au port de l'île verte des palmiers —
un tel appel, fait par une telle personne, était irrésistible,
et M. Churchill ne pouvait se dispenser d'y répondre favo
rablement. Il fit pourtant un semblant de résistance, — il
balbutia quelques excuses pour la forme et finit par accep
ter. Il reçut des mains délicates et tremblantes de Clarisse
le précieux manuscrit, et, de ses yeux reconnaissants, un
regard qui lui était plus précieux encore; et il dit ensuite :
— Quel nom vous proposez-vous de donner au volume?
— Les sympathies de l'âme et autres poèmes, répondit la
demoiselle: et si vous les goûtez, et que vous vouliez me
faire ce plaisir, je serais charmée que vous pussiez en écrire
la préface, pour présenter mon œuvre au public.
L'éditeur dit que cela contribuerait puissamment à la
vente.
— Ah! l'éditeur! oui, mais cela n'est pas très complimen
teur pour vous même, insinua M. Churchill. Il me semble
voir déjà vos poèmes se révolter contre l'intrusion de ma
préface et se lever comme des nonnes, dans un couvent,
pour expulser le pied audacieux qui essayait de faire inva
sion dans leur sacré parvis.
Mais ce fut en vain qu'il fit ce pâle effort de plaisanterie;
l'objection était inutile, et le maître d'école, au cœur obli
geant, et d'un air gâcieux, souscrivit une fois de plus à son
sort ; il promit la préface.
La demoiselle prit congé de lui, avec une profusion de
remerciements, et la figure rayonnante; M. Churchill resta
ainsi en possession du précieux manuscrit, avec sa délicate
chirographie et sa couverture de velours; il le contemplait
KAVANAGH. 309
moins comme un paradis de devises délicates que comme
une preuve ou un gage des heures si précieuses de son héri
tage parcimonieux du temps.
Ensuite, quand il s'en plaignait un peu à sa femme — qui
durant l'entretien écoutait à la porte et qui, le voyant main
tenant seul et occupé, était entrée aussitôt, — elle lui
répondit qu'il n'y avait personne à blâmer que lui-même;
qu'il devrait apprendre à dire : non ! et à ne pas faire préci
sément ce que chaque romantique jeune fille de l'académie
lui demandait de faire; ajoutant comme finale aggravation
et gradation de reproches , qu'elle commençait à croire que
jamais il ne voudrait ou pourrait commencer son grand
roman.
XXV.

Peu de temps après, Kavanagh et M. Churchill firentune


promenade dans les champs et dans les allées vertes, où
ils passèrent la plus belle partie de l'après-midi. Au soir et
du haut de la montagne, au-dessus du moulin, ils virent le
soleil à son coucher; et à l'opposé, la pleine lune qui se
levait, brillante, large, et rouge. Comme ils descendaient,
ils sentirent la pesante fraîcheur de l'air, comme de l'eau, se
levant à leur rencontre, — baignant froidement d'abord leurs
pieds, puis leurs mains et ensuite leurs figures, jusqu'à ce
qu'ils fussent submergés dans cette mer de rosée.
Comme ils passaient devant un bois, en retournant chez
eux, foulant, sous leurs pieds, les feuilles dorées, ils
entendirent des voix dans le lointain, qui chantaient; et ils
virent les lumières du camp des assemblées qui brillaient à
travers les arbres; et en avançant plus près, ils purent dis
tinguer cette portion de l'hymne : — N'entendez-vous pas
le Seigneur qui vient dans les vieux cimetières, avec une
bande de musique qui fait retentir Tair de ses sons?
Ces mots tout à la fois affreux et burlesques s'élevaient
KAVANAGH. 2fl
dans la nue, poussés par une centaine de voix, et ils por
taient, dans les cœurs émus et agités, une émotion indes
criptible.
Au-dessus de toutes les autres, s'élevait une voix, claire et
sonore comme une trompette. — Je connais cette voix, dit
M. Churchill; c'est celle d'Évans, un des anciens.
Ah! s'écria Kavanagh — vivement impressionné par la
crainte — il n'a jamais été auteur dans une tragédie plus
terrible que celle-ci! comme cela est terrible! passons
vite.
Ils s'éloignèrent : Kavanagh tremblait de tous ses mem
bres. Ils marchèrent en silence; le chant s'affaiblissait pour
eux de plus en plus par l'éloignement; et les vibrations en
devenaient plus douces. — Comme ce fanatisme est étrange,
dit à la fin M. Churchill, plutôt comme un soulagement à
ses pensées que pour faire revivre la conversation; ce peuple
croit réellement que la fin du monde est proche.
— Et il en est ainsi pour des milliers, répondit Kavanagh ;
ceci n'est point une fiction — ce n'est point une illusion de
l'imagination... en vérité, aujourd'hui, demain, chaque jour,
à toute heure et pour des milliers, la fin du monde est
proche.
Et pourquoi la craindrions-nous? Nous marchons ici
comme si c'était sous les voûtes de la vie; au temps dit,
nous pouvons entendre l'orgue et chanter le chœur, dans la
grande cathédrale au-dessus de nous; nous voyons des flots
de lumière à travers les portes ouvertes, quand quelque ami
y monte avant nous; et devons-nous craindre de monter
l'étroit escalier de la tombe qui nous conduit de la
lumière incertaine de ce monde dans les demeures célestes
de la vie éternelle?
Ils traversèrent le pont de bois sur la rivière, que la
21Î KAVANAGH.
pleine lune convertissait en une rivière de lumière. Leurs pas
résonnaient sur le plancher; et ils passèrent sans apercevoir
une femme qui se tenait à l'ombre, au-dessous, sur le bord
de l'eau regardant amèrement le courant de la rivière. C'était
la pauvre Lucie 1 elle avait déposé à ses pieds son chapeau
et son schall; et quand ils furent passés, elle entra dans un
bas-fond, puis s'étendit doucement sur les flots, et la rivière
devenant plus profonde, elle flotta au clair de la lune, au
milieu des feuilles dorées comme elle — parmi les Nénu
phars d'eau dont le brillant éclat avait disparu et qui étaient
corrompus depuis longtemps.
Sans effort, sans un regard, sans un bruit, elle flottait en
descendant, au cours de l'eau, et alla silencieusement au
fond de la rivière Silencieuse.
Au loin, on entendait, quoique faiblement, mais encore
distinctement, cette autre portion de l'hymne, faisant tres
saillir les cœurs, avec sa sauvage et étrange mélodie :

Oh! Il y aura là des lamentations ! des lamentations?


Oh ! que de lamentations au tribunal du Christ !

Le cœur de Kavanagh était rempli de tristesse : il quitta


M. Churchill à sa porte avec l'intention de retourner directe
ment chez lui.
Mais en passant devant l'église , il ne put résister à la
tentation d'y entrer. Il monta dans sa chambre de la tour,
éclairée par la lune. 11 resta longtemps assis près de la
fenêtre; et comme il regardait, il aperçut dans l'éloignement
une pâle et faible lumière dont les rayons venaient à peine
jusqu'à lui, à travers la brillante clarté de la lune; des
pensées plus gaies entrèrent dans son esprit; une pré
sence invisible le calmait; une main invisible reposait sur
KAVANAOH. 213
sa tète, et le trouble et la fatigue de son esprit se chan
gèrent en paix.
— Réponds-moi, avenir mystérieux, s'écria-t-il , dis-moi
si ces choses s'accompliront conformément à mes désirs?
Et l'avenir mystérieux, interprété par ses désirs, répondit:
bientôt tu sauras tout! prends confiance et bon espoir!

if
XXVI.

Le jour suivant, Kavanagh était, comme à son ordinaire,


dans la chambre de la tour. Il ne lui restait aucune trace
des lassitudes et des tristesses de la nuit précédente. La
matinée était belle et chaude; la fenêtre, ouverte du côté du
Midi, laissait pénétrer dans la chambre les rayons du
soleil.
L'odeur des feuilles tombantes remplissait l'air; et au
lointain, on entendait le murmure des eaux.
Le cœur de Kavanagh cependant ne se sentait pas tran
quille ; il finit par quitter ses livres et se promena de long
en large dans sa petite chambre; puis il se remit à tra
vailler. A la fin il se leva de nouveau et se mettant à sa
fenêtre, il regarda longtemps la scène offerte à ses yeux.
Quelque pensée lui traversait l'esprit, du doute ou de la
crainte , qui alternait avec l'espérance ; mais sans pouvoir
s'arrêter à une résolution.
Ah ! comme ce beau paysage d'automne lui semblait
agréable et riant !
Les grands ormeaux qui bordaient la principale rue du
KAVANAGH. 2tS
village et sous lesquels ne se reposaient pas des mendiants;
cet air de comfort et d'aisance, de propreté, d'économie et
d'égalité, visible partout; et au loin, dans les fermes, le
bruit des fléaux, battant la marche triomphale de Cérès, à
à traverâ le pays, c'étaient là les signes et les bruits qui le
saluaient, pendant qu'il regardait.
Les feuilles jaunies tombaient silencieusement, sur les
tombes dans le cimetière; et la rosée brillait dans l'herbe
qui était encore longue et verte.
Son attention fut arrêtée tout à coup sur un pigeon qui
était poursuivi par un jeune martin-pêcheur qui faisait tous
ses efforts pour s'élever au-dessus, afin de l'attaquer avec
plus d'avantage.
Ce combat de deux oiseaux qui luttaient d'adresse et
s'élançaient dans l'air, comme deux flèches, était beau
et intéressant.
Quand ils furent vis-à-vis de la tour, le pigeon fit subite
ment volte-face et s'élança dans la chambre par la fenêtre
qui était ouverte, tandis que son ennemi poursuivait sa
course à grande vitesse et se trouva hors de vue, en peu
d'instants.
A la première vue, Kanavagh reconnut le pigeon qui
marchait, à pas lents, sur le plancher. C'était le pigeon qu'il
avait vu acheter par Cécilia au petit homme gris. Il le
prit dans ses mains; son cœur battait violemment; autour
de son cou était lié un ruban de soie, et sous son aile un
billet sur lequel était écrit ce seul mot : Cécilia.
Il était donc évident que l'oiseau avait pris son vol pour
se rendre chez Cécilia Vaughan.
Il considéra ce message comme d'un augure favorable, et
fermant aussitôt sa fenêtre, il s'assit à sa table et écrivit
à la hâte quelques mots , qu'il plia et scella avec soin , l'at
116 KAVANAGH.
tacha avec précaution, bien qu'en toute hâte, craignant que
le moindre retard ne devint un obstacle à son projet : il
ouvrit aussitôt la fenêtre et mit l'oiseau en liberté.
Le pigeon s'envola, en faisant une ou deux fois le tour,
apparemment incertain sur le chemin qu'il avait à prendre,
ou bien encore par crainte d'être poursuivi de nouveau.
Enfin au lieu de prendre le chemin qui conduisait chez
Côcilia Vaughan, il s'éleva au-dessus des toitures du village
et se rendit à la fenêtre d'Alice Archer.
Celle-.ci, ayant écrit le matin même quelque chose de
pressant et de confidentiel à Cécilia, en attendait déjà la
réponse , et persuadée que le pigeon la lui apportait, elle se
hâta de dénouer le ruban de soie, et sans faire attention à
l'adresse, ouvrit la première note qui tomba sur la table;
elle était brève, ne renfermant que quelques lignes;
pas un seul nom n'y était mentionné; c'était une impul
sion , un épanchement d'amour ; chaque ligne frisson
nait du feu électrique, chaque mot était une pulsation dit
cœur de l'écrivain; elle était signée : Arthur Kavanagh.
Toute saisie par la violente et subite émotion de son
cœur, Alice se tint longtemps assise sans mouvement, ayant
à sa main la lettre ouverte. Ensuite elle la lut de nouveau,
pour retomber encore dans un rêve de joie et d'étonne-
ment.
Il eût été difficile de dire quelle était celle des deux émo
tions qui était la plus forte : — la joie de voir sa prière du
cœur exaucée au-delà de ce qu'elle aurait osé espérer. —
son étonnement de ce que Kavanagh l'avait choisie et pré
férée à toute autre.
Dans le tumulte de ses sensations, sachant à peine ce
qu'elle faisait, elle enveloppa la note et la replaça dans son
enveloppe; c'est alors que pour la première fois, ses yeux
KAVANAGH. 217
tombèrent sur l'adresse, celle-ci : Cécilia Vaughan. Alice se
trouva mal !...
En recouvrant ses sens, son premier acte fut un acte d'hé
roïsme; elle cacheta la lettre; l'attacha au cou du pigeon
et renvoya le messager qui semblait se réjouir de son mes
sage.
Ses sensations prirent alors librement son cours; elle
pleura longtemps et amèrement; puis, avec un calme
dlVayant, elle se reprocha ses propres faiblesses et son
égoïsme, et elle trouva qu'elle devait se réjouir du bonheur
de son amie, et lui sacrifier son affection, même au prix de
sa vie.
Son cœur excusait Kavanagh de tout blâme. Il ne l'avait
pas trompée; elle s'était trompée elle-même; elle seule était
en faute; et, dans une profonde humiliation, dans le froisse
ment de son amour-propre, en présence de son amour
blessé, humiliée à ses propres yeux et honteuse d'elle-même,
elle se couvrit la tète; elle se mit à prier pour obtenir du
courage et de la consolation.
Déjà elle éprouvait une grande consolation; elle avait
gardé son secret; elle ne l'avait pas révélé à Cécilia; Kava
nagh lui-même ne pouvait pas le soupçonner, elle n'avait
pas non plus à souffrir de la curiosité ni de la pitié du public.
Elle devint résignée; elle fit un héroïque sacrifice d'elle-
même, abandonnant son chagrin au grand médecin, le
temps, le nourricier des soucis, le seul consolateur qui
sache soulager de toutes les blessures et guérir de toutes les
peines.
Et de ce jour là, elle devint à Kavanagh ce que la lune
est au soleil; le suivant toujours, en étant toujours séparée;
et toujours sombre et triste.
Quand une personne est sur le point de commencer un
218 KAVANAGH.
voyage, elle regarde le temps ; elle voit qu'il y a combat
entre les rayons du soleil et les nuages qui font présager la
pluie; elle est indécise; elle dit : il fera beau, je partirai,
puis une minute après : non, pas encore! il faudra laisser
passer la pluie. C'est ainsi et dans une pareille situation que
se trouvait Cécilia Vaughan , passant successivement d'une
résolution à une autre; reculant de partir en présence du
beau voyage qui se présentait à elle, et restant, pourtant
indécise, sur le seuil de la porte paternelle, ne sachant si
elle devait partir ou rester, en voyant que la nue n'était pas
sans nuages, ni le chemin sans danger.
C'était un joli tableau que de la voir rester là dans une
douce perplexité, tandis que son front brillait d'un immortel
éclat!
Elle était comme la sybille de Guercino avec le rouleau de
papier du destin et la plume élevée ; et le rouleau de papier
qu'elle tenait à la main ne renfermait que trois mots, — trois
mots qui contrôlent la destinée d'un homme et, par leur
douce impulsion, dirigent pour toujours le cours de ses pen
sées; ces trois mots étaient: Venez me voir!
Ces syllabes magiques appelèrent Kavanagh auprès
d'elle. L'âme trop pleine est silencieuse; mais le flux et le
reflux passaient, murmurant à travers leurs carreaux. Ainsi
se tenaient les amoureux, la main dans la main, et pour
longtemps ils ne pouvaient parler... Ils n'en avaient pas
besoin !
XXVII.

Dans l'après-midi, Cécilia vint chez Alice pour lui appren


dre la nouvelle de sa propre bouche, pensant qu'elle était
trop importante pour être transmise sous les ailes d'un
pigeon.
Comme elle entrait, le jovial docteur en sortait; mais ce
n'était pas là une apparition inaccoutumée et elle n'excita
pas d'alarme.
Madame Archer était encore assise, selon sa coutume, et
dans son petit salon, causant avec la voisine, vieille et décré
pite, qui semblait avoir pris là sa demeure; car elle y pas
sait, chaque jour, une bonne partie du temps.
D'un pas léger et élastique, Cécilia monta dans la chambre
d'Alice; elle la trouva reposant dans son fauteuil; elle
paraissait animée et excitée. Cécilia s'assit auprès d'elle
et prenant ses deux mains dans les siennes, elle lui dit
avec une grande émotion dans le ton de sa voix :
— Très chère Alice, je viens vous apporter une nouvelle
qui, j'en suis sûre, vous rendra contente. Pour l'amour
220 KAVANAGH.
de moi, vous ne voudrez plus être malade, quand vous
l'aurez apprise. Je suis engagée à M. Kavanagh !
Alice ne feignit aucune surprise à cette nouvelle; elle
rendit à Cécilia sa chaude poignée de mains; et, la regardant
en face, avec une vive affection, elle lui répondit avec beau
coup de calme :
— Je savais bien qu'il en serait ainsi; je savais qu'il vous
aimait et que vous voudriez l'aimer.
— Que puis-je y faire? dit Cécilia da^s les yeux brillants
de laquelle roulaient des larmes de joie; qui pourrait ne pas
l'aimer?
— Non, répondit Alice, enlaçant Cécilia dans ses bras, et
jetant la tête sur son épaule; au moins, il n'a aimé per
sonne! Mais quand cela est-il arrivé? donnez-moi des
détails, très chère.
Cécilia était surprise, peut-être même un peu blessée de
la manière si tranquille et presque impassible avec laquelle
son amie recevait cette grande nouvelle.
Elle s'était attendue à des exclamations de surprise et de
joie; elle s'attendait à la môme expression de sentiment
qu'elle n'aurait pas manqué de manifester elle-même, si elle
eût appris l'engagement d'Alice.
Mais cet ennui momentané fut bientôt dissipé par le flux
de ses propres sensations, toutes à la joie et au bonheur; et
elle se mit à raconter et à rappeler à son amie les mille
petites circonstances qui avaient marqué le progrès de son
amour et de celui de Kavanagh ; choses qu'elle a dû remar
quer et ne pas avoir oubliées; ajoutant par intervalles des
questions comme celle-ci : Vous souvenez- vous quand? je
suis sûre que vous ne l'avez pas oublié ? n'est-ce pas? et puis
il se faisait entre elles quelques instants de silence et un
échange de regards affectionnés !
KAVANAGH.
Cécilia raconta aussi la périlleuse aventure du pigeon-
voyageur ; comment il avait été poursuivi par un cruel
martin-pêcheur ; comment il avait pris refuge dans la tour de
Kavanagh, et avait été le porteur de sa lettre aussi bien que
de la sienne.
Quand elle eut fini, elle trouva sa poitrine mouillée des
pleurs versés par Alice qui avait souffert le martyre sur cette
douce poitrine, si pleine de joies. Pleurs d'amertume —
ileurs de sang ! et Cécilia, dans l'exaltation de son âme, pen
sait que c'étaient des pleurs de joie; et elle pressa Alice
encore plus près de son cœur, la caressa et l'embrassa
tendrement.
—Ah ! combien vous êtes heureuse. Cécilia! finit par dire
cette pauvre fille qui souffrait horriblement et en affectant
ce ton de querelleuse tranquillité auquel elle avait habitué
son amie; que vous êtes heureuse! et moi je suis si malheu
reuse! vous avez toutes les joies de la vie , et j'en ai toute la
solitude. Combien peu maintenant vous penserez à moi ! je
ne vous serai plus rien — vous m'oublierez.
— Jamais ! ma très chère ! s'écria Cécilia avec chaleur et
sincérité. Je ne vous en aimerai que plus; nous nous aime
rons l'une l'autre; et maintenant vous aurez deux amis au
lieu d'un !
— Oui, — mais les deux n'égaleront pas celle que je perds;
ion Cécilia, ne vous faites pas d'illusions; je ne m'en fais
>as, moi ! vous ne pouvez être maintenant avec moi autant
et aussi souvent que par le passé ; et même cela serait, que
vos pensées seraient ailleurs. Ah ! j'ai perdu mon amie,
quand j'en avais le plus besoin.
Cécilia protesta ardemment et de tout cœur; elle lui
racontait, avec avidité, son petit plan de vie, dans lequel
leur amitié romantique n'avait qu'à gagner en force et en
222 ÏAVANAGH.
beauté, qu'elle puiserait dans un amour plus romanesque
encore.
Elle fut interrompue par un coup de marteau à la porte
d'entrée; en l'entendant, elle écouta quelques moments et dit
ensuite.
C'est Arthur! il devait venir me retrouver.
Ah! que de bonheur domestique et quelle vie de joie et
de contentement pour Cécilia , étaient révélés par ce seul
mot d'amour et d'intimité... Arthur! et pour Alice quelle
sentence de ruine! quel chagrin sans nom! quel combat
sans fin entre l'amour et l'amitié, le devoir et l'inclination!
Elle releva promptement sa tête qui était penchée sur
l'épaule de Cécilia ; elle éprouva un léger tremblement des
paupières et des mains ; — c'étaient là les seuls signes d'émo
tion qu'elle fit paraître; mais une terrible angoisse s'empara
de son cœur; son sang refluait au cerveau; quand Cécilia,
d'un air triomphant, l'amour et le bonheur sur sa figure,
eut pris congé d'elle, elle tomba épuisée dans son fauteuil et
se trouva mal; elle désirait et se voyait mourir!
Au dessous d'elle étaient les deux vieilles femmes qui par
laient des insectes, des meubles à bon marché et du meilleur
remède pour les rhumatismes. De la maison venaient de
sortir deux cœurs heureux, battant à côté l'un de l'autre,
avec l'impulsion de la jeunesse, de l'espérance et de la joie;
et en eux, autour d'eux, étaient de nouveaux cieux et une
nouvelle terre !
Ceux-là qui ont vécu dans les petites villes peuvent seule
ment comprendre toute l'importance qui s'attache à l'événe
ment le plus ordinaire de la vie, surtout à un nouvel enga
gement,
La nouvelle passe rapidement de bouche en bouche; et
dans chaque regard éclate la joie ou le feu d'alarme,
KAVANAGH.
Les rues et les maisons en retentissent, comme du son
d'une cloche; toute la communauté s'en préoccupe et semble
se féliciter elle-même que tous ces grands événements ne
sont pas confinés seulement dans les grandes villes.
Comme Cécilia et Kavanagh traversaient le village, au bras
l'un de l'autre, bien des yeux curieux les regardaient des
fenêtres; bien des cœurs devenaient froids ou bien d'autres
au contraire rallumaient leurs feux d'amour, au foyer domes
tique, à la vue de cet autel précieux de Dieu, porté à
travers les rues par ces mains pures et saintes!
Toutefois la nouvelle de l'engagement fut reçue différem
ment par diverses personnes. Madame Wilmerdings était
étonnée, pour sa part, que chacun fût en recherche de se
marier. Le petit Taxidermiste disait s'en être douté dès le
jour, qu'ils s'étaient rencontrés dans sa volière. Mademoiselle
Hawkins perdit tout à coup une partie de sa piété, et toute
sa patience; elle en avait des rires presque convulsifs.
M. Hawkins soutint d'abord que cela était impossible; et
ensuite il alla consulter secrètement un vieux célibataire,
de ses amis, sur le meilleur remède d'amour; et le vieux
célibataire, en homme expérimenté en pareille affaire, lui
conseilla gravement de penser à la demoiselle comme à une
belle statue!
L'infatigable demoiselle qui fréquentait l'école, reprit la
plume encore une fois et écrivit à son correspondant étranger
une lettre qui pouvait rivaliser avec la fameuse épître de
madame de Sévigné à sa fille, lui annonçant l'engagement
de mademoiselle de Montpensier.
.Pendant toute la première page, elle laissait à deviner
qui était la demoiselle; pendant toute la deuxième qui était
le monsieur; la troisième était consacrée à ce qu'on en disait
dans le village et sur la quatrième étaient écrits deux post
2ii KAVANAGH.
scriptums; l'un en haut de la feuille et l'autre au bas, le
premier disant que le mariage devait avoir lieu au printemps
et que les époux partiraient immédiatement pour l'Italie; et
le dernier qu'Alice Archer était dangereusement malade,
avec la fièvre.
Pour les Churchill, ils ne pouvaient trouver de mots assez
puissants pour exprimer leur joie; mais ils voulurent aussi
la célébrer par un banquet qu'ils donneraient le jour d'ac
tions de grâce, dans lequel l'épouse se donnera toute la peine
et le mari tout le plaisir.
Afin que la fête fût digne de l'occasion, M. Churchill
avait écrit à la ville pour avoir le meilleur livre de cuisine;
et le libraire, exécutant l'ordre dans toute son extension,
lui avait envoyé le guide pratique de l'art culinaire dans
toutes ses branches, par Frascatelli, élève du célèbre
Carême, et cuisinier en chef de la reine, — ouvrage volumi
neux, illustré d'une quantité de gravures, avec addition
d'une liste de mets pour chaque mois de l'année, et pour
chaque nombre de convives.
Ce grand ouvrage fut soigneusement étudié, chaque soir:
et M. Churchill confessa à sa femme que, bien qu'il eût été
épouvanté d'abord de la grandeur du volume, il en avait
réellement éprouvé une grande joie et ayait eu grand paisir
d'être présent en imagination à tant de grands festins, et de
s'asseoir vis à vis de la reine, sans avoir à changer d'habit on
le style général de là conversation.
L'heure du dîner aussi bien que le dîner lui-même avaient
été sérieusement débattus. M. Churchill opinait en faveur
de l'heure habituelle, à une heure; mais sa femme pensa
qu'il valait mieux le reculer et le fixer à deux heures.
Sur quoi M. Churchill remarqua que le roi Henri VIII
dînait à dix heures et soupait à quatre; que les dames d'hon
KAVANAGH. 22o
neur de la reine avaient un galon d'ale et une pièce de
bœuf à leur déjeuner; et sa femme ne manqua pas de lui
répondre : — J'espère que nous aurons quelque chose de plus
recherché que cela.
On discuta ensuite le jour que le dîner devait avoir lieu;
et tous les deux furent d'avis qu'il n'y en avait pas de plus
convenable que celui des actions de grâce, car, ainsi que le
faisait remarquer adroitement M. Churchill, c'était vraiment
un jour d'actions de grâces à rendre à Kavanagh.
Ensuite sa femme ajouta :
Avec quelle dignité il a donné hier lecture de la procla
mation du gouverneur! particulièrement en lisant ces mots :
que Dieu bénisse et rende prospère le Massachussets ! et
quelle proclamation c'était là ! quand il la déplia sur son
pupitre, on eût dit une nappe de table.
Ensuite M. Churchill demanda :
Quel jour de la semaine tombe le 1" décembre?
Laissez-moi regarder...
« A Douvres habite George Brown, écuyer, et le bon
Christophe Fivet et Daniel le capucin. »
Jeudi.
— Je vous l'aurais bien dit, répondit sa femme, et par
un plus court procédé que celui de votre vieille rime, le
jour des actions de grâces vient toujours un jeudi.
Ayant duement arrêté ces préliminaires indispensables,
le dîner fut donné en conséquence.
Il n'y avait que six convives ; et le dîner était modelé sur
un de vingt-quatre personnes; à la mode russe, en novem
bre; il était très abondant. Il commença par une soupe à la
Colbert et finit par un pudding à la Nesselrode; mais comme
on ne fit aucune allusion, dans le cours du repas, aux noms
français des plats, et que le mouton, les navets, les soufflés
226 KAVANAGH.
étaient tous appelés par leurs noms patronymiques en
anglais, le dîner paraissait moins magnifique en réalité que
sur In carte; et les convives ne pouvaient pas apprécier com
plétement toute la beauté du Banquet dont ils jouissaient.
Aucun accident ne vint troubler l'hilarité qui ne cessa de
régner pendant tout le repas, bien qu'une ou deux fois
M. Churchill fût très ennuyé. Mais la compagnie fut très
égayée par maître Alfred, à qui on avait permis de prendre
part à la fête et qui poussait l'indiscrétion jusqu'à procla
mer tous haut les noms des mets qui arrivaient, avant qu'ils
fussent même aperçus.
Après le dîner, plusieurs des convives firent de vains
efforts pour trouver à dire quelque chose d'intéressant et de
convenable à la circonstance et s'étonnèrent de ce que leur
mémoire leur fit défaut. De son côté, M. Churchill, quand
toute la compagnie fut partie, observa à sa femme qu'il
s'était beaucoup amusé et qu'il aimerait bien de réunir
ainsi ses amis, chaque semaine.
XXVIII.

La première neige vint à tomber : comme elle était belle à


voir! tombant silencieusement, tout un jour, toute une nuit,
sur les montagnes, dans les prairies, sur les toitures des
maisons, sur les tombes des trépassés!
Tout était blanc, excepté la rivière qui marquait sa course
par une ligne noire et houleuse à travers le paysage; excepté
les arbres dépouillés de leurs feuilles, dont la cime s'élevait
dans la nue plombée, et étalaient dans leur curieuse nudité,
la structure bizarre et la merveilleuse beauté de leurs
branches.
Mais avec la neige quel silence et quelle solitude! chaque
son semble muselé, chaque bruit changé en je ne sais quoi
de doux et de musical. Au bruit des pieds de chevaux — au
bruit criant des roues, a succédé le carillon des clochettes
des traîneaux, battant aussi vite et aussi joyeusement que
les cœurs des enfants !
Tout un jour, toute une nuit, la neige tomba sur le vil
lage, sur la joyeuse maison de Cécilia Vaughan, et sur la
1-2H KAVANAGH.
tombe de la pauvre Alice Archer! Oui, hélas! avant que
l'hiver ne fût venu, cette sensible fille était allée dans la
terre où la neige ne va jamais.
Le drame de sa vie solitaire et agitée avait pris fin pelle
n'était plus et avec elle avait été enterré le secret de son
amour et de son chagrin.
Kavanagh ne connut jamais quelle richesse d'affection
pour lui avait disparu du monde, quand elle le quitta;
Cécilia ne connut jamais quelle fidélité dans l'amitié, quelle
délicatesse de dévouement, quelle aimable magnanimité de
sentiments, quelle angélique patience et quelle sublime rési
gnation étaient parties avec elle et enfouies dans le secret du
la tombe.
M. Churchill ne connut jamais que, tandis qu'il explorait
le passé pour raconter l'histoire de ses obsaures et inconnues
martyres, avait vécu dans son propre village, près de sa
porte, devant ses yeux, une de ces bonnes sœurs au cœur
sensible et dévoué, et qui était passée aussi dans l'oubli,
inaperçue et inconnue.
Combien souvent, ah! combien souvent entre le désir du
cœur et un accomplissement, le temps passe vite ; la distance
s'agrandit sans cesse, et le désir reste toujours inaccompli !
Il est si près que nous pouvons le toucher de la main , et si
éloigné encore que les yeux ne peuvent l'apercevoir.
Ce que M. Churchill désirait était devant ses yeux; le
roman qu'il désirait trouver et raconter était réellement
arrivé dans son village même, au milieu de ses propres
amis; il s'était enchâssé, comme un tableau, dans le cadre
de sa vie, renfermé dans sa propre expérience. Mais il ne
put le voir comme un objet séparé de lui-même; et comme
il regardait à ce qui était étranger, éloigné et indistinct, les
incidents les plus rapprochés de désir ardent, d'amour et de
KAVANAGn. 229
mort lui échappaient : ils étaient trop près pour être habillés
par l'imagination de tous les caprices dorés du roman ;
car ce qui est familier semble trivial ; l'esprit se repaît mieux
de ce qui est éloigné et inconnu.
L'hiver se passa avec tous les plaisirs et les réjouissances
nombreuses qui sont propres à cette saison. Le pétillement
des grands feux de bois; le sifflement du vent dans les che
minées, comme si elles étaient des tuyaux d'orgue ; la splen
deur de la neige d'un blanc pur et sans tache, le mur pour
pré bâti autour de l'horizon, au soir; les grands mâts de
pins, avec le mugissement des flots répétés dans leurs bran
ches sur lesquelles la neige se repliait comme des voiles; les
lumières du nord, les étoiles d'un brillant d'acier poli, la
lune et sa clarté transcendante; toutes ces choses ne passent
pas inaperçues et sans laisser des souvenirs. Chacune d'elles
trouvait sa place dans le cœur de M. Churchill.
Ses promenades du soir, ses excursions dans les après
midi du samedi étaient redevenues solitaires; car Kavanagh
ne pouvait plus l'accompagner, et sa femme était une de
celles qui ne se promènent jamais.
Quelquefois, il visitait les rives de la rivière glacée et
voyait les fermiers la passer avec leurs lourds traîneaux; il
voyait aussi la goélette de Fairmeadow enfermée dans la
glace; il pensait alors aux traîneaux de Lapland, au chant de
Kulnosatz, et aux vaisseaux des explorateurs de l'océan arcti
que, démantelés et enfermés dans les glaces.
D'autres fois, il allait auprès du lac voisin ; il voyait les
patineurs tournant autour de leur feu et se hâtant de fuir à
l'approche du vent; il se représentait alors dans son imagi
nation, les images des Norwégiens courant en patins, depuis
Frederickshall jusqu'à Drontheim, porter la nouvelle de la
mort du roi Charles et de la retraite de l'armée suédoise,
T. II. 15
230 KAVANAGH.
gelée et mourante de froid dans ses tentes sans feu, an milieu
des montagnes.
Ensuite il voulut voir couper la glace avec des haches; et
les chevaux en transporter les blocs aux glacières des mai
sons; ce qui lui rappelait les mulets de la Grèce, portant
les neiges du Mont Parnasse aux marchés d'Athènes, dam
des paniers protégés contre les rayons du soleil par des
branches d'oléandre et de laurier rose.
Le surplus de ses heures de loisir était employé à quelque
chose et à toute chose, à l'exception de son roman qu'il ne
commençait jamais.
Il dépensait une grande partie de son temps à lire les
journaux, parce qu'il était nécessaire, disait-il, de ne pas
ignorer ce qui se passait; et une plus grande partie encore à
écrire un discours académique sur cette question : Qu'aurait
été lady Macbeth, si son énergie avait «u une direction
convenable?
Il fit aussi un peu de progrès dans l'arithmétique poétique,
fondée sur celle de Thascaro, mais il ne tarda pas à l'aban
donner, parce que le comité de l'école, pensant qu'elle n'était
pas assez praticable, lui donna à entendre qu'il ferait beau
coup mieux de s'en tenir au vieux système.
Et puis encore, et puis toujours! la vision du grand
roman se présentait devant lui, auguste et glorieuse, comme
un beau mirage du désert.
XXIX.

Le mariage n'eut pas lieu avant le printemps; et aussitôt


après, Kavanagh et sa chère Cécilia partirent pour leur
voyage en Italie et dans l'est de l'Europe — mission sacrée —
visite comme celle des apôtres aux sept églises; non, mais
bien à toutes les églises de la chrétienté, espérant, par un
moyen quelconque, semer dans beaucoup de cœurs pieux, le
désir et la prophétie qui remplissaient le sien — l'union
de toutes les sectes dans une seule église universelle du
Christ.
Les jeunes époux comptaient n'être absents que pendant
une année seulement et ils restèrent trois ans à accomplir
leur voyage.
Leurs amis désespéraient de les voir revenir; mais à la
fin ^- après une longue absence, une longue attente, un long
désir, — ils arrivèrent, portant avec eux ce délicieux parfum
du voyage, cette atmosphère douce, brillante et joyeuse, cet
air de contentement qui accompagnent toujours les voya
geurs à leur retour.
Il faisait nuit, quand ils traversèrent !e village; et ils ne
232 KAVANAGH.
purent voir les changements qui étaient survenus pendant
leur absence; combien il s'était agrandi et embelli, — com
bien il s'était fait valoir et s'était paré bizarrement de signes
somptueux et prétentieux, — ni combien il s'était arrondi,
avec ses constructions de briques qui lui donnaient une face
rubiconde, comme un homme majestueux, tournant son dos
au feu, les mains dans ses poches, rouge de chaleur, expan-
sif, apoplectique et entretenant une très favorable opinion de
lui-même.
Ils ne purent voir ces choses à cause de l'obscurité; mais
Kavanagh vit tout cela et plus encore, quand il y vint le jour
suivant.
Comme le cœur de Cécilia battait, quand ils entrèrent
dans l'avenue de la vieille maison ! Les odeurs de pins dans
l'air de la nuit, la lumière solitaire qui éclairait la chambre
de son père, l'aboyement accoutumé du chien de garde, au
bruit des roues, réveillèrent à la fois les anciennes sensations
et en firent naître de nouvelles.
Une douce perplexité de pensées, une étrange familiarité,
une étrangeté non moins plaisante, le bruit que faisait, en le
soulevant, le lourd loquet de cuivre; et comme la porte se
trouvait déjà fermée, le bruit discordant du pesant marteau
de cuivre, étaient autant d'échos qui lui rappelaient sa jeu
nesse.
Ils trouvèrent M. Vaughan, selon son ordinaire, au milieu
de ses papiers, dans son cabinet de travail. — Il était resté le
même, toujours un aimable homme, à cheveux blancs, mais
paraissant à peine d'un jour plus vieux que lorsqu'ils le quit
tèrent.
Cécilia était plongée comme dans un rêve; elle s'épanouis
sait de joie et de bonheur. Elle avait, pour un moment, tout
oublié, jusqu'à Kavanagh même ! elle n'était plus une femme,
KAVANAGH. 23,'i
mais une fille — elle n'avait point été mariée, elle n'avait pas
été en Italie !
Dès le lendemain, au matin, Kavanagh faisait une recon
naissance pour revoir le Fearmeadow d'avant son départ;
mais il ne le retrouvait plus.
Le chemin de fer l'avait complétement transformé; le sim
ple village était devenu une ville précoce !
De nouvelles boutiques, avec de nouveaux noms sur les
portes, de nouvelles rues avec de nouvelles formes et de nou
velles figures qui les habitaient : tout le village semblait avoir
été pris et occupé par une armée dégeants étr'assiangers. Il
n'y avait de permanent que la maison des pauvres, se tenant
isolée dans le pâturage, auprès de la rivière; et à l'extrémité
de la principale rue, la maison d'école, cette autre maison
des pauvres, où, dans l'enfance, nous séparons et démêlons
les cordes du cerveau, afin que plus tard dans la vie, nous
ne soyons pas obligés de mettre en pièces le superflu de cor
dages des vieux vaisseaux.
Kavanagh, désespéré, quitta bientôt la rue principale,
pour entrer dans une petite avenue, où régnait la verdure;
il n'y avait que quelques maisons et l'épine-vinette croissait
sur leurs vieilles murailles de pierres. C'était un endroitqu'il
avait beaucoup aimé auparavant, pour son silence et sa soli
tude. Il lui parut qu'il entrait de nouveau dans son ancien
royaume des rêves ; et il marchait, portant son chapeau en
avant; ce qui lui couvrait un peu la vue.
Il avait à peine fait quelques pas, quand il fut effrayé de la
voix d'une femme, voix forte et aigue, qui criait dans l'ave
nue, du côté opposé : il jeta un regard de côté, et il vit un
petit cottage contre la muraille duquel s'appuyait une échelle
et sur celle-ci se tenait une femme qui poussait ces cris.
Sa figure était presque renfermée dans un spacieux cha- .
2S4 KAVANAGH.
peau d'été, et elle portait, à sa main droite, une longue brosse
avec laquelle elle mettait en couleur la devanture de son
cottage.
Elle fut interrompue par l'approche de Kavanagh qui,
pensant qu'elle l'avait appelé, mais n'ayant pas entendu ce
qu'elle disait, faisait hate d'aller l'assister.
A ce mouvement, son ton de voix devint plus prononcé
et plus péremptoire; et il put comprendre alors que ses cris
étaient plutôt un avertissement qu'une invitation.
— Éloignez-vous! dit-elle, en faisant marcher sa brosse;
éloignez-vous! que venez- vous faire ici! quand je suis sûr
l'échelle, mettant ma maison en couleur. Si vous n'allez pas
bien vite à vos affaires, je descendrai, et...
— Quoi ! Madame Manchester ! s'écria Kavanagh ; est-ce
que je pouvais penser que vous monteriez sur l'échelle, pré
cisément au moment où j'entrais dans l'avenue?
— Non, je ne me trompe pas ! c'est M. Kavanagh ! et elle
descendit promptement de l'échelle, avec autant de grâce que
les circonstances pouvaient le permettre. Elle aussi , comme
les autres amis dans le village, paraissait avoir vieilli.
Les années passées avaient bu une portion de la lumière
de ses yeux et laissé des traces sur ses joues, comme les
oiseaux, qui boivent aux lacs, laissent leurs empreintes sur
la rive.
Mais elle avait conservé un regard riant qui rappelait à
Kavanagh les jours passés, quand elle venait lui ouvrir la
porte de la maison sombre, sous les peupliers.
Elle avait, comme toute vieille fille, bien des choses à dire
et à demander; et pendant plus d'une demi-heure, Kavanagh
resta devant la palissade, tandis qu'elle se tenait au milieu
des roses-trémières, aussi droite et aussi rouge que les fleurs
elles-mêmes.
KAVANAGH. 235
A son départ, elle lui donna une de ces fleurs pour sa
femme; et quand il fut hors de vue, elle remonta sur son
échelle et reprit son travail.
A travers les vicissitudes de ces dernières années, Sarah
était restée fidèle à ses principes et à sa résolution. Après le
décès de madame Archer qui survint peu de temps après le
départ de Kavanagh, elle s'était retirée dans un petit cottage
qu'elle avait acheté et payé du fruit de ses épargnes.
Bien que souvent sollicitée par le domestique de M. Vau-
ghan, hélas! qui allait respirer l'air des soirées d'été, en
jouant du Bugle, elle avait toujours refusé de se marier
avec lui.
En vain lui écrivait-il des lettres avec son propre sang —
parce qu'ayant été dans le ruisseau, il avait été mordu
des sangsues et s'était servi de ses bottes comme d'un
encrier — elle refusa et refusa toujours.
Est-ce que le portrait de l'inconstant dentiste était resté
dans quelque chambre bleue ou dans quelque chambre
chauffée de son cœur? hélas ! non ! s'il est donné à certains
cœurs, dès leur enfance, de fleurir avec les brillantes fleurs
de leurs désirs, il en est d'autres qui sont condamnés, par
une destinée mystérieuse, à être secoués, à leur printemps,
par les vents froids et ils restent glacés et indifférents. Il en
avait été ainsi de ses désirs et de ses pensées d'amour. La
crainte maintenant prédominait sur l'espérance; et mourir
sans avoir été mariée, était devenu pour elle une fatalité à
laquelle elle n'avait pas eu la hardiesse de résister.
Dans le cours de sa longue conversation avec mademoiselle
Manchester, Kavanagh avait appris bien des choses des habi
tants du village.
Madame Willermings continuait son commerce de cou
ture et de modes. Son mari s'adonnait à la boisson et ren
236 KAVANAGH.
trait souvent très tard avec une brique dans son chapeau,
comme disait Sarah. Leur fils et unique héritier naviguait
dans la mer pacifique, à bord d'un vaisseau-baleinier.
Mademoiselle Amélia Hawkins n'était pas mariée, bien
que possédant pour le mariage un talent qui allait jusqu'au
génie. Son frère, le poète, ne l'avait pas été non plus*
Voyant l'impossibilité de suivre l'avis du vieux célibataire, et
de regarder mademoiselle Vaughan comme une belle statue, il
fit ailleurs une ou deux tentatives, mais en vain, pour se
rejeter sur des objets de peu de valeur, et puis il mourut.
A cet événement, deux vieilles filles se mirent en deuil
simultanément, pensant chacune qu'elle lui était engagée;
et soudain s'en affranchirent, mutuellement indignées l'une
contre l'autre, mortifiées et honteuses d'elles-mêmes.
Le petit Taxidermiste vivait toujours plein espérance pour
le succès de sa volière; il avait plus que jamais pris en affec
tion son perroquet africain. La maison de madame Archer
restait inhabitée.
XXX.

Kavanagb continua sa promenade et se dirigea vers la


maison de M. Churchill. Celle-ci n'était pas changée; elle
était restée la même, toujours blanche sur le devant, le
même marteau de cuivre à la porte ; la même vieille porte
en bois avec la chaîne et son poids ; les mêmes roses incar
nates sous les fenêtres ; le même aspect au dedans comme
au dehors.
La porte d'entrée et la porte du cabinet de travail étaient
toutes deux ouvertes, comme d'ordinaire, dans la belle sai
son; et M. Churchill était à son bureau, écrivant et médi
tant.
Il avait derrière chacune de ses oreilles une plume noire;
et comme les deux corbeaux perchés sur les épaules d'Odin,
elles semblaient lui souffler tout ce qui se passait au ciel et
9urla terre. Il était à corriger des exercices d'école.
La joyeuse réception faite par M. Churchill à l'entrée de
Kavanagh, et le son amical et animé de leurs voix, ame
nèrent bientôt madame Churchill. Ses yeux bleus n'avaient
jamais été plus beaux, ni ses joues plus fraîches ni plus
belles; ni ses formes plus gracieuses ni plus élégantes... Les
enfants vinrent aussi — Alfred était grandi et portait une
238 KAVANAGH.
jaquette — l'autre qui avait deux ans de moins que lui,
avait fait toutes ses dents et passé l'âge des maladies ordi
naires aux enfants.
Kavanagh trouva M. Churchill précisément comme il
l'avait quitté. Il n'avait pas avancé d'un pas, pas d'un seul
pas.
Les mêmes rêves, les mêmes désirs, les mêmes aspira
tions et la même indécision.
Un millier de choses avaient été projetées, et pas une
seule finie. Son imagination paraissait s'épuiser elle-même
en projets, avant de se décider à quelque chose de sérieux,
avant d'essayer à sauter le fossé. Mais tandis qu'il méditait,
le feu brûlait dans les autres cerveaux et d'autres mains que
les siennes avaient écrit les livres qu'il avait rêvés lui-
même.
Il avait donné cours à ses bonnes idées dans la conversa
tion et dans la correspondance, et ses idées lui avaient été
prises, travaillées et fondues dans les ouvrages d'autres écri
vains; ses propres idées étaient perdues pour lui à jamais.
Il avait été devancé dans son travail des obscurs martyres
par M. Hathaway qui en avait reçu de lui l'idée première
et avait écrit et publié une série d'articles sur les saints
inconnus, avant que M. Churchill eût pu réunir ses maté
riaux.
Il n'avait pas encore écrit un seul chapitre de son grand
roman; et un nouvelliste de ses amis en avait publié un sur
le même sujet.
Pauvre M. Churchill! Sous le rapport de la renommée
littéraire et du succès qu'il avait tant ambitionné et qui
avait fait constamment l'objet de ses rêves et de son
ambition, on pouvait dire que sa vie était complétement
manquée.
KWANAGH.
Il était peut-être comme un vaisseau trop profondément
chargé, et trop ballotté par son mât, pour maîtriser les flots
avec facilité et avec grâce : chaque mer s'était brisée sur lui,
et il était la moitié du temps sous l'eau!
Il attribuait tous ses défauts et ses insuccès à des cir
constances étrangères à sa vie, aux exigences de sa profes
sion, aux accidents du hasard; mais en réalité, ils tenaient
principalement à une autre cause; il pouvait se les attribuer
à lui-même; il manquait d'énergie et de volonté, et il ne
savait s'arrêter à une idée fixe et résolue qui maîtrisât et fit
plier à son usage toutes les circonstances, comme le vent fait
plier les roseaux et se roule par-dessus.
En quelques minutes, dans une narration concise et ana
lytique où rien n'est distinctement défini, mais où chaque
chose est clairement suggérée, Kavanagh esquissa à ses amis
sa vie de trois ans en Italie et en Orient; puis ensuite,
s'adressant à M. Churchill, il lui dit :
— Et vous, mon ami, qu'avez-vous fait pendant tout ce
temps? vous m'avez écrit si rarement que j'ai à peine tenu
pied avec vous! mais je n'ai pas cessé de penser à vous.
Dans toutes les vieilles cathédrales, dans tous les beaux pay
sages, au milieu des Alpes et des Apennins; en jetant la vue
au loin, du haut du dôme d'Ossola ; à l'auberge de Baveno,
à Gaëte, à Naples, dans la Rome ancienne et moderne,
dans l'Egypte plus ancienne encore, dans la Terre Sainte,
dans toutes les galeries, les églises et les ruines; dans notre
campagne de retraite à Fiesoli; partout enfin où je voyais
quelque chose d'intéressant, je pensais à vous et au plaisir
que vous auriez eu de le voir avec moi !
M. Churchill soupirait, et ensuite, comme si avec un pin
ceau de maître, il avait voulu faire un portrait et n'aurait pu
rien définir, mais suggérer toute chose, il se mit à dire :
240 KAVANAGH.
— Vous n'avez pas d'enfants, M. Kavanagh; et nous en
avons cinq maintenant.
— Ah! tant que cela, déjà! s'écria Kavanagh. Un penta-
teuque vivant! un superbe pentapylon ou le temple de la vie
aux cinq portes! un charmant nombre!
— Oui, répondit M. Churchill; un beau nombre, celui de
Junon, le mariage des premiers nombres égaux et des pre
miers nombres inégaux; un nombre sacré au mariage, mais
n'ayant aucun rapport direct ou indirect avec le noviciat
pythagoricien des cinq années de silence.
— Non, ce n'est certes pas la vocation des enfants d'être
silencieux, dit Kavanagh en riant. Cela serait contre nature;
il faut en excepter les enfants qui naissent du cerveau et qui
ne font pas toujours autant de bruit dans le monde que nous
le désirerions. Je souhaite qu'il vous en soit né beaucoup de
cette espèce, pendant mon absence.
— C'est tout le contraire, répondit tristement le maître
d'école. Mon cerveau a été presque obstrué par des songes;
je me suis toujours arrêté à des bagatelles; je suis effrayé,
et je crains, si je continue a jouer plus longtemps avec Apol
lon, de voir les vents indociles souffler le disque du Dieu sur
mon front et m'en frapper à mort, comme autrefois cela est
arrivé à Hyacinthe.
— Et votre roman? — Avez-vous été plus heureux avec
lui? J'espère qu'il est fini ou bien qu'il est bien près de
l'être ?
— Pas même commencé, dit M. Churchill. Le plan et les
caractères restent encore vagues et indéfinis dans mon esprit.
Je ne lui ai pas même encore trouvé un titre.
— Qu'à cela ne tienne pour le titre; vous pouvez le choi
sir après que l'ouvrage aura été écrit, lui suggéra Kava
nagh.
KAVANAGH. 211
Vous pourriez le nommer, par exemple, comme le fit le
vieil Heims Kringla, du premier mot du premier chapitre.
— Ah ! cela était bon dans l'ancien temps et en Islande,
où il n'y avait pas de revues trimestrielles; on appellerait
cela maintenant de l'affectation.
— Je vois que vous avez un peu peur de l'opinion ; il ne
faut jamais la craindre cependant. La critique n'a d'autre
force que la faiblesse de l'objet critiqué.
— Cela est très vrai, Kavanagh; et je suis plus effrayé de
mériter la critique que de la recevoir ; je reste dans la crainte
de mon propre jugement. Les démérites secrets dont nous
seuls peut-être avons la conscience, sont souvent plus diffi
ciles à supporter que ceux qui ont été proclamés publique
ment contre nous; et ainsi jusqu'à un certain point nous
pouvons nous critiquer nous-mêmes.
— Je ne dirai pas, dit Kavanagh, que l'humilité soit le
seul chemin de la perfection; mais je suis sûr que c'est un
chemin pour y parvenir.
— Oui , l'humilité , mais non l'humiliation , soupira
M. Churchill, dans son désespoir. Pour ce qui est de la per
fection, je puis bien la désirer et en rêver, mais sans pou
voir jamais la posséder; je ne puis l'acquérir; elle est trop
loin de moi, je ne puis l'atteindre. J'ai ici autour de moi
bien des ouvrages qui me stimulaient à l'action , mais qui
sont devenus maintenant mes accusateurs. Ils sont mes
Euménides et me laissent à mon désespoir.
— Mon ami, dit Kavanagh, après un moment de silence,
pendant lequel il avait remarqué la tristesse de M. Chur-
chil, ce qui est si 'éloigné de nous n'est pas toujours excel
lent; et nous sommes enclins à évaluer trop haut ce qui est
éloigné et de difficile accès. Je pense que ce qui est le mieux
pour nous, demeure toujours à notre portée, bien que sou
242 KAVANAGH.
vent nous n'y fassions pas attention; à vous parler franche-
menthe crains que ce ne soit le cas avec votre roman. N'est-il
pas évident que vous cherchez quelque chose en dehors des
limites de votre expérience ? et que dès lors ce n'est qu'un
jeu de nuages dans le royaume des idées fantastiques. Vos
figures n'ont pas de vitalité, elles sont seulement des figures
extérieures qui demandent une vie intérieure; nous ne pou»
vons donner aux autres que ce que nous avons.
— Et si nous n'avons rien à donner qui soit de quelque
valeur? interrompit M. Churchill.
— Personne n'est pauvre à ce point. C'est comme si les
petits ruisselets qui descendent des montagnes disaient qu'ils
n'ont rien à donner à la mer, parce qu'ils ne sont pas des
rivières : donnez ce que vous avez, et pour chacun, cela
vaudrait mieux que vous ne pouvez vous l'imaginer. Si vous
aviez regardé de plus près aux matériaux de votre roman, et
que vous l'ayez voulu sérieusement, il serait maintenant
fini-
— El brûlé, peut-être, interrompit de nouveau M. Chur
chill, ou noyé avec les livres de Simon Magus au fond de la
mer morte.
— En tous cas, vous auriez eu le plaisir de l'écrire; je me
rappelle une des vieilles traditions de l'art, de laquelle peut-
être vous pouvez tirer une morale.
Quand Raphaël désirait peindre sa sainte famille, il fut
bien longtemps à formuler l'idée qu'il avait conçue et qui
remplissait toute son àme. Un jour, comme il se promenait
hors des portes de la ville, et méditait sur son sujet sacré, il
aperçut, assise sous une vigne, à la porte de son cottage, une
paysanne portant un enfant dans ses bras, tandis qu'un
autre reposait sur ses genoux et regardait fixement l'étranger
qui approchait.
KAVANACU. 243
Le peintre trouva là, dans la vie réelle, ce qu'il avait si
longtemps cherché en vain, dans le royaume de son imagi
nation; et aussitôt, avec un morceau de craie, il esquissa,
sur le fond d'une barrique de vin qui était auprès d'eux,
l'aimable groupe qui, plus tard, lorsque son œuvre fut
arrivée à la perfection, devint la transcendante Madona délia
Seggiola.
— Tout cela est très vrai, répondit M. Churchill, mais ne
me donne pas de consolation. Je désespère de pouvoir main
tenant écrire quelque chose d'excellent; je n'ai pas assez de
temps à consacrer à la méditation et au travail; ma vie est
donnée aux autres; et je me soumets à ma destinée, sans
murmure ; car j'ai la satisfaction d'avoir travaillé conscien
cieusement et d'avoir fidèlement rempli les devoirs de ma
profession.
J'ai peut-être entraîné et engagé les autres à faire ce que
je ne pourrai jamais faire moi-même. La vie m'est encore
précieuse par une foule de bons emplois qu'on peut en faire ;
celui d'écrire n'est que l'un d'eux après tout. Je ne me plains
pas, mais j'accepte ma destinée et je dis avec le plaisant
auteur, Marcus Antonicus :
« Tout ce qui peut t'être agréable me l'est à moi-même, ô gra
cieux univers ! rien ne me sera trop tôt ou trop tard, s'il l'est dans
le temps qui t'est convenable! quoi que ce soit que tes saisons
apportent, sera un fruit joyeux pour moi! ô nature! de toi sont
toutes choses ; en toi elles subsistent ; à toi elles retournent. Pour-
rai-je dire : toi, bien-aimée cité de Cécrops ! et ne voudrais-tu pas
dire : toi, bien-aimée cité de Dieu ! »
— Amen! dit Kavanagh; et pour continuer votre citation
par une autre :
« Nous devons endurer le vent qui souffle de Dieu ; travailler
péniblement, mais ne nous plaindre jamais. »
244 KAVANAGH..
Ici, madame Churchill, qui avait en elle quelque chose de
Martha aussi bien que de Marie, et avait quitté la chambre
quand la conversation, avait pris un caractère littéraire, ren
tra pour annoncer que le dîner était servi ; et Kavanagh, bien
que fortement pressé d'y prendre part, prit congé de ses amis,
après avoir obtenu de Churchill la promesse de faire une
visite à Cécilia, le soir même.
— Rien donc! absolument rien! s'écriait-il comme il re
tournait chez lui, tout en rêvant et méditant.
Et toutes ces belles inspirations n'aboutiront-elles donc à
rien ? Ses bras se seront-ils donc étendus pour enlacer l'uni
vers et revenir vides contre un cœur saignant et souffrant?
Et les paroles du poète lui revinrent à l'esprit, et il trouva
qu'elles valaient la peine d'être écrites en lettres d'or, et pla
cées au-dessus de chaque porte de chaque maison, comme un
avertissement, une suggestion, un encouragement :
— « Arrête I arrête le moment présent ! imprime sur ses ailes les
marques de la sagesse ! Oh! ne lui permets pas d'éluder ton pou
voir; mais comme le bon vieux patriarche de l'histoire, tiens ferme
l'ange léger à la course, jusqu'à ce qu'il te bénisse ! >■
I
TABLE DES MATIÈRES.

LIVRE QUATRIÈME.
Pages.
Chapitre I». — Un Misëréré 7
» II. — Les cloches de retraite 12
» III. — Les ombres sur la muraille 22
» IV. — Les souffrances musicales de John Kreisler. 33
» V. —
VI. — Saint-Gilgen
Saint-Wolfgang ■ . . 42 30
» VII. — L'histoire du frère Bernardin 61
» VIII. — Les empreintes de pieds d'anges .... 71
» IX. — La dernière angoisse 79

... 87
K.AVANAGH

FIN.
r

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— ii Brillant Mariage .->.SH.|^|
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DECRAENE. Un Mariage au long cours;^-.5»&|, -. ....
IIENRICY (Casimir). La Perte de Gravclines.
— Al-Djezaïr.— La Reine Pomarc. . . Ï^^^K:' . . . .
HYMANS (Locis). La famille Buvard
JACOB (Bibliophile). La Jeunesse de Molière
— Les Secrets de beauté de Diano de Poitiers
— Rabelais, sa Vie et ses Œuvres. - . ■.^HHb . . -
JOLY (M Marie). Liam '-K-
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— La Ferme des Pommiers .
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LECLERCQ (Emile). Le Caméléon.
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