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À
COMPÉTENCE DES MÉDECINS

DANS LES QUESTIONS JUDICIAIRES


i
RELATIVES

AUX ALIÉNATIONS MENTALES.


Librairie de J.-B. BAIIXïERE.
Bertrand. Du Magnetisme animal en France, et des jugemens qu'en ont portes les
Sociétés savantes, avec le texte des divers rapports faits , en i784, par les com
missaires de l'Acaâémie des Sciences, de la Faculté et de la Societe royale de
medecine, et une analyse des dernières séances de l'Academie royale de mede
cine et du rapport de M. Husson ; suivi des Considerations sur l'apparition de
l'Extase dans les traitemens magnetiques. Paris, i826, in-8°- 7 fr.
Bovkdosi. Principes de physiologie médicale. Paris, i828, 2 vol. in-8». i2 fr.
Calmeil. De la Paralysie considérée chez les aliënés , recherches faites aux hospices
de la Salpêtrière et de Charenton, dans le service et sous les yeux de MM. Royer-
Collard et Ësquirol. Paris, i826, in-8°. 6 fr. 5o c.
Gall. Sur les fp"-*ions du cerveau et sur celles de chacune de ses parties, avec
des Observation, sur la possibilite' de reconnaître les instincts , les penchans , les
talens, ou les dispositions morales et intellectuelles des hommes et des animaux,
par la configuration de leur cerveau et de leur tête. Paris , i825 , 6 v. in-8°. 42 f.
Georget. De la Physiologie du systeme nerveux, spécialement du cerveau j Recher
ches sur les maladies nerveuses en général, et en particulier sur le siege et le trai
tement de l'épilepsie et de l'asthme convulsif. Paris, i82 r , 2 vol. in-8°. i2 fr.
— Discussion médicc-légale sur la Folie, ou Alienation mentale j suivie de l'Exa
men du procès criminel de Henriette Cornier, et de plusieurs autres procès ,
dans lesquels cette maladie a éte aliéguée comme moyen de défense. Paris, i826,
in-8°. - 3 fr. 5o c.
— Nouvelle Discussion médico-légale sur la Folie, etc. Paris, i828, m-8°. 3 fr.
— Des Maladies mentales , considérées dans leurs rapports avec la législation civile
et criminelle. Paris, i827, in-8°. 3 fr. 5q c.
— De la Folie, ou Aliénation mentale. Paris , i824, in-8°- % fr. 5o c.
Ho*fbaukr. Médecine légale relative aux ali 4s , aux sourds-muets , ou les Lois
appliquées aux désordres de l'intelligence; trad. de l'allemand par Ghambeyron,
avec des Notes, par MM. Ësquirol et Itard. Paris, i827, in-8°- 6 fr.
Hufeland. L'Art de prolonger la vie de l'homme ; trad. de l'allemand sur la der
nière édition, par A.-J.-L. Jourdan. Paris, i824, in-8°. 6 fr.
Licuux, Renard, Laisné, Ribux■ Médecine légale. Considérations sur l'infanticide,
sur la manière de procéder a l'ouverture des cadavres , spécialement dans le cas
de visites judiciaires, sur les érosions et perforations spontanées de l'estomac,
l'ecchymose, la sugillation, la contusion, la meurtrissure, etc. Paris; i8i9,
in-8°. 4 5° c-
Voisin. Des Causes morales et physiques des Maladies mentales et de quelques
autres affections nerveuses, telles que l'hystérie, la nymphomanie et le satyria-
sis. Paris, i827, in-8°. 7 fr-
IMPRIMERIE DE C. THIUU.
DU DEGRÉ
DE COMPÉTENCE DES MÉDECINS
DANS LES QUESTIONS JUDICIAIRES
RELATIVES

AUX ALIÉNATIONS MENTALES,


ET DES THÉORIES PHYSIOLOGIQUES
SUR LA MONOMATSIE HOMICIDE;
SUIVI DE * -»û.
NOUVELLES REFLEXIONS SUR LE SUICIDE,
LA LIBERTÉ MORALE, ETC.;
PAR ÉLIAS REGNAULT,
AVOCAT A LA CODR ROYALE DE PARIS,
MEMBRE DE LA SOCIÉTÉ MÉDICALE d'éMDLATION.

He speaks nothing but madman.


(Suuiuu, Twelflh Night.)
Il voit des fous partout.

m'ai

PARIS.
J.-B. BAILLIÈRE,
LIBRAIRE DE L'ACADEMIE ROYALE DE MÉDECINE ,
ET DU COLLEGE ROYAL DU CHIRURGIENS DE LONDRES ,
Rue de l'Ecule-de-Medecine , n° i3 bis.
LONDRES, MEME MAISON, 3 BEDFORD M REKT , BEDFORD SQUAI1E ;
BRUXELLES , AU DEPOT DE LA LIBRAIRIE MEDICALE FRANÇAISE.

1830.
. ■■><
A MESSIEURS

LES AVOCATS DE LA COUR ROYALE

DE PARIS.

ÊUAS REGNAULT.
AVANT-PROPOS.

Un mot nouveau s'est introduit dans


le droit criminel. La MONOMANIE a,
depuis quelques années, été constamment
invoquée dans les Cours d'Assises. L'avocat
s'est emparé de cette entité médico-légale
comme dernier moyen d'une cause déses
pérée ; le médecin a cru trouver une nou
velle gloire à exploiter; et le juré n'a ren
contré qu'une source d'incertitudes et
d'embarras nouveaux dans des fonctions
déjà si difficiles.
Séduit d'abord par cette apparence de
( v»j )

générosité qui nous porte à soustraire une


victime au supplice, il m'eût été plus doux
de trouver dans les théories médicales sur
la monomanie homicide, assez de vérité
pour voir dans le meurtrier l'homme ma
lade plutôt que le criminel. Mais les ou-
vrages scientifiques au lieu de m'éclairer ,
ne m'ont présenté que des doctrines in
complètes et incertaines, des classifications
vagues et des conséquences erronées. J'ai
vainement cherché dans les écrits des mé
decins des argumens assez solides pour
motiver une modification dans notre droit :
après les avoir bien médités , je suis resté
persuadé que si la monomanie homicide
existait réellement, elle devait être pour le
juge comme si elle n'existait pas.

Ceux qui soutiennent l'opinion con


traire ont sur moi un avantage bien grand ;
( « )
car ils défendent , et je semble soutenir
l'accusation. Quelque juste qu'elle soit, l'ac
cusation présente toujours une idée dé
favorable. Ce n'est pas que les hommes
croient difficilement au mal ; mais ils sont
naturellement portés à s'opposer aux actes
de la force qui commande ; et c'est cet
esprit d'opposition, d'ailleurs si fécond

en heureux résultats , qui a donné une cer


taine vogue aux opinions des médecins
sur la monomanie homicide.

Je n'examinerai pas la question aujour


d'hui soulevée de toutes parts sur la peine
de mort. Je prends la législation telle qu'elle
est, sans vouloir ni la soutenir ni la ré
former. Tant que la peine de mort existera,
et elle existera probablement long-temps
encore , la question de la monomanie ho
micide sera d'une haute importance. Cette
théorie , si elle était admise , aurait la plus
grande influence sur les décisions des
juges.

J'ai été obligé de combattre des noms


célèbres; mais je me flatte que l'on ne verra
dans cette controverse que les principes,
et nullement les personnes. Parmi ceux
dont j'ai repoussé les doctrines, il en est
plusieurs au caractère et aux talens des
quels je me plais à rendre hommage. Je
dois surtout à M. Esquirol le juste tri
but que lui mérite sa haute réputation.
Si à ses opinions j'ai opposé des opinions
contraires, c'est moins comme une cri
tique que comme un appel fait à ses lu
mières.
J'aime à croire aussi qu'en refusant aux
médecins l'intervention spéciale à laquelle
ils prétendent dans les questions de folie,
( *j )
ils ne verront dans cette restriction que le
resultat d'une conviction intime. Je tiens
à eux par des liens qui me sont trop chers ,
pour que je veuille rien leur enlever de
ce qui peut leur être justement accordé.
Il leur reste d'ailleurs assez de gloire à
recueillir dans les autres branches de leur
importante science. Cette part est assez
belle pour qu'on puisse s'en contenter sans
de grands efforts de modestie.
DU DEGRÉ

DE COMPÉTENCE

DES MÉDECINS
DANS LES QUESTIONS JUDICIAIRES
RELATIVES AUX ALIÉNATIONS MENTALE5 ,
ET DES THÉORIES PHYSIOLOGIQUES

SUR LA MONOMANIE.

CHAPITRE PREMIER.

DU DEGRÉ DE COMPÉTENCE DES MEDECINS DANS LES QUESTIONS


JUDICIAIRES RELATIVES AUX ALIÉNATIONS MENTALES.

Thts is , sir, a doubt , in such n


time , nothing becoming you , nor
satisfying us.
(Shakspeare, Cymbeline.)
'Voilà, monsieur, un doute qui,
dans de telles circonstances, n'est ni
convenable pour vous , ni satisfai
sant pour nous.

% « Si la loi veut que les médecins soient con


sultés sur la folie ? c'est sans cloute par respect
pour l'usage; et rien ne serait plus gratuit que
i
( 2 )
la présomption de la capacité spéciale des mé
decins en pareille matière. De bonne foi, il n'est
aucun homme d'un jugement sain qui n'y soit
aussi compétent que M. Pinel ou M. Esquirol ,
et qui n'ait encore sur eux l'avantage d'être
étranger à toute prévention scientifique. Par
malheur, les médecins ont pris au sérieux cette
politesse des tribunaux, et dans l'examen des
questions qui leur sont soumises , ils substi
tuent trop souvent aux lumières naturelles de
la raison les ignorances ambitieuses de l'é
cole (i). »
C'estainsi que s'exprime M. le docteur Urbain
Coste, lorsque la plupart de ses confrères
considèrent leur intervention dans les tribu
naux comme un droit acquis| Ce passage plein
de force et de vérité me dispenserait d'entrer
plus avant dans la question 5 si plusieurs méde
cins n'avaient regardé cette concession comme
portant atteinte à leurs droits et à leur savoir.
M. Georget , se rendant leur interprète , s'é-

(i) Journal universel des Sciences médicales , t. XLIII,


pag. 53, juillet 1816.
( 3 )
crie (i) : « Ce n'est pas sans étonneraient que
nous avons lu le passage suivant écrit par un
médecin qui ne paraît pas très-pénétré de l'im
portance de son art.» Puis, après avoir cité le
passage , il trouve plus facile d'y répondre par
des allégations personnelles que de le réfuter
sérieusement. C'est dans une question , que lui-
même appelle très-importante, qu'il emploie
des raisonnemens de la force de ceux-ci : « Il
est sans doute permis de chercher à se singu
lariser par quelque conception bizarre; mais
on doit être plus circonspect lorsqu'il s'agit

(i) Archives générales de médecine , t. XIII, p. 499-


Voyez aussi sur cette question the North American mé
dical and surgical journal, avril 1828, page 4^7, où
M. Coste est encore condamné par les médecins améri
cains.
Ceci était écrit long-temps avant la mort de M. Georget.
Je n'ai pas cru devoir retrancher son nom , quoiqu'il pa
raisse peu généreux d'attaquer celui qui ne peut pas se
défendre. Mais je ne combats M. Georget que comme
l'avocat d'une cause qui me paraît mauvaise. Du reste, il
m'était personnellement inconnu. On peut donc regarder
son nom comme un nom collectif.
1.
( 4 )
d'intérêts majeurs. Les raisonnemens sophis
tiques de M. Coste ne tromperont personne.
Qui croira jamais , en effet , que celui qui con
naît parfaitement un objet est moins capable
qu'un autre qui ne l'a jamais vu, de reconnaître
cet objet, et de le distinguer de ceux avec les
quels on pourrait le confondre (i)? »
M. , Georget croit sans doute avoir répondu
à une difficulté, quand il n'a fait que la tran
cher : il affirme ce qu'il fallait prouver. Si les
médecins connaissaient parfaitement la na
ture et le siège de la folie , toute discussion
cesserait ; mais c'est là qu'est toute la question ;
et c'est dans cette question que je ne crains pas
de prononcer contre eux.
Examinons d'abord si la folie présente quel
ques symptômes spéciaux et particuliers telle
ment distincts, que le médecin puisse pronon
cer l'existence de cette maladie , et la recon
naître, lorsqu'elle est encore cachée pour tout
le monde ; car c'est seulement dans ce cas que
sa présence serait nécessaire dans les tribu-

(i) Archives générales de médecine, t. XIII, p. 499-


( 5 )
naux. Quand la folie est 'évidente, on n'a pas
Besoin d'un expert; le médecin ne serait donc
utile qu'autant qu'il y aurait doute, et qu'il par
viendrait à le dissiper.
Lés symptômes de la folie peuvent être di
visés en deux classes ;
1°. Les désordres de l'intelligence, de la
pensée : ce qui constitue le délire ;
2°. Les désordres qui surviennent dans les
fonctions organiques, tels que l'irritation céré
brale , l'augmentation de l'action du cœur , les
troubles du canal alimentaire, la chaleur dè la
peau , etc.
De ces deux classes de symptômes, la der
nière est exclusivement du domaine de la mé
decine. L'homme de l'art peut seul les bien
connaître et les bien juger.
Quant aux premiers symptômes, tout homme,
même le moins instruit, les reconnaîtra immé
diatement. Quel est celui qui n'indiquerait la
nature de là maladie d'un malheureux paysan,
qui, dans l'isolement de la misère, parlerait de
ses armées et de ses courtisans , qui compterait
sur un grabat des trésors imaginaires? Qui mé
connaîtrait la maladie de celui qui, se croyant
( 6 )
des jambes de verre , n'ose faire un pas de peur
de les briser; de celui qui n'ose pisser, dans la
crainte d'inonder la terre , et de renouveler le
déluge? Ainsi, toutes les fois qu'il y aura délire
général ou partiel , il deviendra inutile de le
faire constater par un médecin , car tout homme
sensé le verra comme lui. Peu importe que le
délire provienne de la folie ou de toute autre
maladie grave; l'homme qui, dans cet état,
aura commis une action répréhensible aux yeux
de la loi , ne sera point punissable.
Restent maintenant les symptômes de la se^
conde classe. S'il en est un seul qui appartienne
spécialement ou exclusivement à la folie, de ma
nière à l'indiquer infailliblement, alors il faudra
bien recourir au médecin , qui , comme nous
l'avons observé, peut seul bien reconnaître et
juger ces symptômes. Or , j'en appelle à tout
médecin de bonne foi ; qu'il me dise s'il ose
rait, avant que le délire n'ait éclaté, décider
qu'il y a folie parce que le pouls serait vibrant,
la langue blanche ou légèrement jaunâtre (i),

(i) Georget, De la Folie, p. i35, chapitre des Symp


tômes de la Folie.
( 7 )
la peau sèche (i); parce qu'il y aura insom-
mie (2), céphalalgie (3) , diminution d'embon
point (4), etc.; ou chez les femmes, suppres
sion de l'évacuation périodique (5). Qu'il ras
semble tous ces symptômes ou qu'il les isole ,
il n'en est pas un seul qui n'accompagne une
multitude d'autres affections. Dés-lors il faudra
que le médecin attende pour prononcer; et,
lorsque le délire sera survenu, nous le sauror.s
en même temps que lui.
Il y a plus ; non-seulement ces symptômes
ne sont pas caractéristiques de la folie, souvent
même ils ne l'accompagnent pas , et leur ab
sence n'empêche pas qu'elle n'existe. Ecoutons
à cet égard M. Georget : « Quelquefois l'appétit
n'a point cessé, la langue n'a point changé de
couleur, la peau conserve sa fraîcheur, l'em-

(1) Georget, De la Folie, p. 1 38 i chapitre des Symp


tômes de la Folie.
(a) Idem, page lao.
(3) Idem , page 1 2a.
(4) Idem, page 137.
(5) Idem, page i38.
( 8 )
bonpoint est le même , et on ne se douterait pas
que la santé est dérangée , si l'on ne tournait
ses regards du côté des fonctions cérébrales ( i).»
Mais qu'avons-nous besoin du secours de la mé
decine pour apprécier les désordres de l'intelli
gence, ou , pour parler le langage de M. Geor-
get, ceux des fonctions cérébrales? Il n'en est
pas de ces desordres comme de beaucoup d'au-r
très. Que, d'après la rougeur de la langue, ou
la sensibilité plus ou moins vive de l'épigastre ,
le médecin détermine le degré d'inflammation
de l'estomac; que, d'après des signes dès long
temps in faillibles, il prononce sur l'état du tube
intestinal , il indique le degré de la phthisie pul
monaire, soumettons-nous à ces décisions qui
sont évidemment de son ressort et de sa com
pétence. Quant aux désordres de l'intelligence,
si la folie est évidente, tout homme peut la re
connaître à ses extravagances ou à ses fureurs;
s'il y a doute , ce doute existe également pour
Je médecin.
Cependant malgré l'incertitude , malgré l'in-

(i) Traité de la Folie, pag. 139.


(9)
constance des symptômes, si la médecine pou
vait nous indiquer le siège de la folie, elle ré
clamerait alors avec plus de justice le droit d'in
tervention dans les causes criminelles , où il y
aurait doute sur l'état moral de l'accusé. Dès
qu'elle pourrait préciser l'organe malade, les
règles ordinaires de l'art suffiraient pour l'éclai
rer. Examinons rapidement les opinions émises
jusqu'à ce jour sur la nature et le siège de la
folie ; ce tableau suffira pour faire apprécier le
point où se trouvent à cet égard les sciences
médicales.
Les médecins humoristes , tels que Galien ,
Boerhaave, Van-Swieten, Stoll; les animistes,
avec Stahl , Vanhelmont, ont tous successive
ment bâti des systèmes selon les idées domi
nantes, en faisant jouer le rôle principal tantôt
à la bile, au sang, à Patrabile ou à la pituite;
tantôt à l'âme ou à l'archée , au principe vital
ou aux esprits animaux (i).
Chrichton prétend que c'est une maladie du
fluide nerveux (2).

(1) Georget, De la Folie, page 68.


(2) Chrichton, On mental diseases.
( io )
Pinel s'exprime ainsi : « Les préludes de l'in
vasion et du retour des attaques de manie peu
vent être très-variés; mais il semble, en géné
ral , que le siège primitif de cette aliénation est
dans la région de l'estomac et des intestins, et
que c'est de ce centre que se propage , comme
par une espèce d'irradiation , le trouble de l'en
tendement (i). »
M. Esquirol a écrit dans le Dictionnaire des
Sciences médicales^) : «Tantôt les extrémités
du système nerveux et les foyers de sensibilité
placés dans diverses régions, tantôt l'appareil
digestif, tantôt le foie et ses dépendances, sont
le premier siège du mal.
M. Fodéré considère le principe vital comme
le siège de la folie; le sang, comme le véhicule
de ce principe vital, et, par suite, de la fo
lie (3).
M. Georget, marchant à la suite de M. Gall,
assure que la folie est une affection du cerveau,

( i) Pinel , Traité de la Manie , ae édit. , p; 1 4 1 ,


(a) Article Folie.
(3) Traité du Délire.
( 11 )
en convenant toutefois que la nature de l'alté
ration organique nous est inconnue (i); enfin,
M. Voisin (2) dit que l'aliénation est une affec
tion propre du cerveau.
Voilà certes assez de contradictions pour nous
autoriser à repousser la compétence spéciale de
la médecine. Mais deux ouvrages qui ont paru
dernièrement sur la folie, viennent encore for
tifier cette opinion, par le singulier contraste
qu'ils présentent. MM. Bayle et Calmeil, après
avoir étudié la folie dans les mêmes lieux , sous
les mêmes maîtres, peut-être sur les mêmes ma
lades , ont publié le résultat de leurs observa
tions. Tous deux élèves de MM. Esquirol et
Royer-Collard , ils ont tous deux écrit sur la
même espèce d'aliénation mentale, c'est-à-dire
sur celle qui est précédée, accompagnée ou ter
minée par la paralysie ; et tous deux sont arrivés
à des conséquences différentes. Il ne sera pas

(1) Traité de la Folie, page 74.


(2) Des causes physiques et morales des maladies men
tales , et de quelques autres affections nerveuses ,1 telles
que l'hystérie, la nymphomanie et la satyriasis.
( I* )
inutile de rapprocher sommairement leurs prin
cipales opinions , ne fût-ce que pour montrer
avec plus de force l'incertitude de la science
dans cette importante question.
Pour M. Bayle , l'espèce d'aliénation dont il
traite dépend de la méningite chronique (i)
( inflammation des enveloppes du cerveau ) ;
pour M. Calmeil, c'est une encéphalite chro
nique (2) ( inflammation de la substance cé
rébrale elle-même ).
Selon M. Bayle, la paralysie dépend de la
compression exercée sur l'encéphale : dans le
principe, par l'injection de la pie-mère et sa
congestion sanguine ; et, plus tard, par des
infiltrations séreuses et des épanchemens de
même nature qui succèdent à la période d'a
cuité.
Selon M. Calmeil, la paralysie des aliénés
dépend d'une affection propre, d'un désordre
spécial du cerveau; elle est absolument dis-

(1) Traité des maladies du cerveau et des membranes


ou maladies mentales.
(a) De la Paralysie considérée chez les aliénés.
( *3 )
tincte des paralysies par congestion sanguine,
épanchement sanguin, ramollissement aigu, ou
toute autre altération connue.
M. Bayle prétend que l'espèce de folie qui
se rattache à la méningite chronique est le dé
lire ambitieux : c'est le premier symptôme ;
le second est la paralysie générale ou incom
plète.
M. Calmeil affirme que le délire dont s'ac
compagne la paralysie des aliénés, ou ce qui
revient au même , l'aliénation mentale des pa
ralytiques , n'a point toujours la même forme
ni le même caractère. Il est vrai que, chez un
grand nombre d'individus, il offre celui de l'am
bition ou d'une joie bruyante ; mais chez
d'autres, il offre celui de la tristesse, de la
mélancolie et des plus sombres pensées.
Enfin M. Guérin de Mamers (i) a dernière
ment publié un mémoire sur l'aliénation men
tale. Ce médecin, réunissant la métaphysique
et la physiologie, attribue la folie au désordre

(i) Journal complémentaire du Dictionnaire des


Sciences médicales.
( '4 )
de la pensée, suivi bientôt du désordre de l'or
gane de la pensée ; ce n'est que plus tard , par
la permanence de la folie, que se font ces lé
sions profondes que l'on remarque à l'ouverture
des cadavres d'aliénés. Selon lui, lorsqu'on
pense, il y a excitation du cerveau; lorsque la
folie se déclare , il y a surexcitation ; lorsque
les lésions se forment, il y a irritation : celle-ci
est l'effet de la folie, tandis que tous les méde
cins la regardaient comme la cause de la
folie.

Appliquons maintenant ces mêmes rappro-


jchemens à d'autres affections dépendantes de
la folie. Plusieurs médecins ont considéré le
suicide comme une variété de l'aliénation men
tale. Admettons un instant que ce soit vérita
blement une maladie : je demanderai aux mé
decins quel est , dans cette maladie, l'organe
lésé, puisqu'il n'y a point de maladie sans lésion
d'organes?

Les uns me répondront que le siège du sui


cide est dans le bas-ventre, sans rien préciser
à cet égard; les autres, dans la rate; un troi
sième, dans les organes biliaires. Retz l'attribue
( *5 )
à la pléthore bilieuse (1); M. Falret pense qu'il
ne peut avoir son siège que dans le cerveau (2);
M. Esquirol dit qu'il ne faut pas chercher au
suicide un siège unique, puisque ce phéno
mène s'observe dans des circonstances fort op
posées, et qu'il est plus souvent secondaire qu'i-
diopathique.
Je pourrais continuer ces rapprochemens , et
chacune des différentes espèces d'aliénation
m'offrirait le même résultat. C'est ainsi que
l'hypocondrie sera pour l'un une maladie du
bas-ventre (3); pour l'autre, une gastrite (4);
pour un troisième, une affection de l'encé
phale (5); pour un quatrième, une pléthore bi
lieuse (6).
Sydenham dit que cette affection dépend de
l'ataxie des esprits animaux (7).

(1) Traité des maladies de la peau et de l'esprit,^. 354-


(2) Du Suicide et de l'Hypocondrie.
(3) M. Louyer-Villermay.
(4) M. Broussais.
(5) M. Falret.
(6) Retz.
(7) Pendent ergà affectiones istœ quantitm ego judico
a spirituum animalium ataxia.
( 16 )
Stoll en assigne la cause à l'augmentation de
l'irritabilité des nerfs et des muscles, et à la ra
réfaction de la masse des humeurs (i).
Hoffmann en place le siège dans l'estomac et
le tube intestinal (2).
Si, comme on le prétend , la vérité doit jaillir
du choc des opinions, elle devrait à coup sûr se
rencontrer au milieu de cette singulière bigar
rure d'idées ; et cependant , même en suppo
sant qu'un seul de tous ces auteurs l'ait décou
verte, dès qu'on ne peut la signaler, c'est comme
si elle n'existait pas. Dans un conflit de cette
nature, on ne peut même pas dire celui qui
en sait le moins. Il faut donc se borner à at
tendre. Peut-être quelqu'un de ces esprits su-

(1) Si auctam nervorum musculorumque vim irritabi-


litatis, nimiamque simul massœ humorum rarescibilita-
tem cogitem , plenam habeo ideam morbi hypocondriaci ,
p. 401, t. IV, édit. de Vienne.
(a) Ut verà meam quoque de sede hujus morbi senten-
tiam proponam , hanc gravibus inductus argumentis in
vastum ventriculi ac intestinorum canalem repono. ( De
verâ morbi hypocondriaci sede, indole et curatione ,
p. 209, t. II, édit. de Genève.)
( '7 )
périeurs qui apparaissent par intervalles pour
agrandir le domaine des sciences, viendra- t-il
nous révéler la cause et le siège de cette ma
ladie mystérieuse. Mais jusque-là tout n'est que
ténèbres; la médecine se perd en conjectures,
et l'art en est réduit aux tâtonnemens. Malgré
quelques prétentions ambitieuses, Pinel est le
seul à qui, sous ce rapport, la science et l'hu
manité aient des obligations réelles; et cepen
dant Pinel, pas plus qu'un autre, n'aurait pu
déterminer infailliblement si un accusé était
aliéné au moment où il commettait un homi
cide , lorsqu'on n'a rien pour faire soupçonner
l'aliénation que cet homicide lui-même, et l'ab
sence présumée d'intérêt.
Les exemples ne me manqueraient pas pour
prouver que, dans les questions de cette na
ture, la médecine a constamment donné des
doutes pour des certitudes , des vraisemblances
pour des vérités. Aussi le jury troublé et incer
tain , accumulant dans son esprit les doutes mé
dicaux avec ceux qu'il avait déjà sous le rap
port légal., se trouvera entraîné à rendre des
jugemens dont le moindre inconvénient sera
la bizarrerie. Craignant également de frapper
2
i

( '8)
un fou et d'épargner un coupable, il prendra
un terme moyen. Il écartera, par exemple, la
préméditation, en admettant la volonté (i),
sans s'apercevoir qu'il se place ainsi dans l'al
ternative d'envoyer un aliéné aux travaux for
cés à perpétuité , ou d'arracher un meurtrier à
l'échafaud. La justice doit repousser de pareilles
transactions. Elle en aurait peut-être donné
moins d'exemples, sans l'intervention des mé
decins. Ce n'est pas que l'on puisse les accuser
d'avoir manqué de zèle pour arriver à la décou
verte de la vérité. Leur seul tort est d'avoir
méconnu l'insuffisance de leurs lumières. J'ai
dû insister sur ce point, parce qu'ils m'au
raient sans doute demandé quelle était ma mis
sion pour parler de l'aliénation mentale. Ma
réponse se trouve dans cette proposition : C'est
- , que pour être au niveau des connaissances ac
tuelles dans cette branche de la science hu
maine , il suffit du simple bon sens.

(i) Voyez le procès d'Henriette Cornier.


( '9 )

CHAPITRE II.

DE LA MOÎTOMANIF.

/ am not mad , 1 would to heaven


I were ; for then tt's lïke I should
forget myself.
(Shakspeàre, King John.)
Je ne suis pas fou. Plût au Ciel
que je le fusse j car alors je crois que
je ne me connaîtrais plus.

Les naturalistes ont classé les différenscorps


de la nature. Les médecins ont voulu classer
les nuances de la folie , c'est-à-dire des choses
aussi peu susceptibles d'être classées que les
2.
( 20 )
nuages. Quel en a été le résultat ? C'est que des
mots grecs ont été substitués à des mots fran
çais intelligibles pour tout le monde, et des
idées contradictoires réunies dans le même mot.
On a été jusqu'à former une nouvelle classe de
folie, sous le nom de manie sans délire, ou
Jolie raisonnante , et il était assurément diffi
cile de rassembler des idées plus disparates.
Comment imaginer en effet une manie sans dé
lire, lorsque le délire est le seul caractère évi
dent de la manie? Comment se faire une idée
de la folie raisonnante, lorsque la folie n'est que
l'absence de la raison? Cette bizarre anomalie
suffirait seule pour démontrer l'obscurité des
idées et l'incertitude des notions sur cette bran
che de la médecine.
M. Esquirol paraît avoir senti le ridicule de
cette définition, lorsqu'il proposa de substi
tuer à ces mots defolie raisonnante , sous les
quels on désignait la folie partielle, celui de
monomanie.
« Les espèces de monomanies, dit-il, pren
nent leur nom de l'objet du délire. Ainsi nous
disons monomanie hypocondriaque, lorsque le
délire a pour objet la santé du malade ; mono
( ** )
manie religieuse , lorsque le délire roule sur
des objets religieux ; monomanie érotique ,
lorsque les passions amoureuses sont l'objet du
délire ; monomanie suicide , lorsque le desir de
se tuer domine l'intelligence; monomanie ho
micide, lorsque le monomaniaque est porté au
meurtre- (i) »
Ainsi lorsque la première définition refusait
le délire à la folie , M. Esquirol attribue tout au
' délire ; ou plutôt il confond le délire des pas
sions avec le délire de la folie. D'après ce sys- »
tème, toutes les faiblesses , les travers, les vices
deviendraient des monomanies. Où donc est le
délire d'un homme qui, poussant trop loin la
crainte des souffrances, de la maladie ou de
la mort, prend de sa sant.é un soin minutieux,
s'environne de précautions continuelles , et
combat par des médications anticipées des maux
qui n'existent pas ? Je vois dans cette conduite
celle d'un esprit faible et pusillanime. J'y cherche
vainement une trace de folie. Les Brachmanes ,

(i) Note sur la Monomanie homicide, page 3 1 1 de


l'ouvrage d'Hoffbauer.
( 22 )
qui passaient des journées entières debout sur
un pied, dans les sables brûlans, les yeux tour
nés vers le soleil , n'étaient pas des fous , mais
d'ignorans fanatiques qui croyaient mériter le
ciel par les tortures. Le même raisonnement
s'applique à celui qui aime avec passion. L'ex
cès de ces sentimens pourra bien amener un
trouble si grand dans les fonctions intellec
tuelles, que la folie se'déclare; mais la folie de
l'un ne se bornera pas à aimer, celle de l'autre à
adorer, celle du troisième à se soigner. Dès
qu'elle se manifestera par d'autres actes, on ne
pourra plus voir en eux des monomanes, puis
que la monomanie est une folie qui ne porte
que sur un seul point. Ainsi , ils ne seront pas
encore monomanes, tant qu'on ne pourra que
leur reprocher de pousser trop loin un goût ,
une passion, un sentiment. Ils ne le seront plus,
lorsque le trouble porté dans l'intelligence se
manifestera par une folie générale ; car très-
souvent l'impression qui a causé la folie se
' perd , et les extravagances se portent sur des
idées toutes différentes. Quelquefois, il est vrai,
la folie se bornant à une seule idée, ne semble
que la suite et le complément de l'idée qui a
( ^ )
exclusivement occupé ; mais la définition de
M, Esquirol n'en devient pas plus exacte. Ainsi
un homme livré à une excessive dévotion, à
force de communiquer par la pensée avec le
ciel, s'imagine être un ange, un souffle aérien.
Son délire ne roulera pas sur des objets reli
gieux; car l'erreur de sa pensée ne porte pas
sur la religion , mais sur sa propre nature. Il
n'adorera pas plus qu'il n'adorait avant d'être
fou , et sa folie ne sera pas plus une monoma
nie religieuse , que celle de l'homme qui, par
une série d'idées entièrement opposées, est
arrivé à se croire un végétal.
Du reste, ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on a
donné le nom de manie à des faiblesses , à des
travers , à des goûts plus ou moins prononcés ;
la mélomanie, la métromanie, la bibliomanie,
sont des mots dès long-temps consacrés : mais
depuis peu d'années seulement, on s'est avisé
de faire un fou de tout homme qui aime pas
sionnément la musique, la poésie, ouïes livres.
L'erreur des médecins provient de ce qu'ils ont
confondu le mot manie, tel qu'on l'emploie
dans le langage habituel?avec le mot scientifique.
Manie j pour l'Académie de médecine, signifie
( 24 )
folie; pour l'Académie des lettres, il signifie
travers. Qu'on parle d'un mélomane, l'esprit
saisit aussitôt le sens de ce mot; qu'on parle
d'un monomane musical, l'homme étranger
aux classifications scientifiques, croira qu'on
veut désigner quelque trouble effrayant de
l'intelligence. Toute science ne doit créer des
mots que lorsqu'ils lui manquent, et alors îl
faut les créer de toutes pièces, sans prendre des
mots auxquels d'autres idées sont attachées. Si
les médecins se fussent convaincus de cette vé
rité, ils eussent laissé au mot manie son an
cienne 'signification. Qu'importe l'étymologie ,
puisque l'usage l'en avait fait dévier? Il était de
venu un mot français; il ne fallait pas en refaire
un mot grec. En général, le monde a plus de
bon sens que ne lui en accordent les hommes de
la science. En faisant une distinction entre les
travers et la folie , il a établi une ligne de dé
marcation qui se trouverait entièrement effa
cée par ce faux système, qui rapporte tout à la
monomanie.
La conséquence forcée de ces nouvelles créa
tions scientifiques, c'est que, par cela seul qu'un
homme est dominé par quelque penchant, quel
( 25 )
que goût prononcé, quelque manie enfin , il doit
être absous de tout crime qu'il pourrait com
mettre. A ce compte, il serait impossible de
trouver un seul criminel. Chacun a sa marotte
( everjr one has his hobby-horsé) ; voilà toute
l'histoire de lamonomanie. Il n'est pas d'homme,
si droit que soit son esprit, qui n'ait quelque
idée favorite où il aime à se bercer, qu'il se
plaît à développer, à poursuivre pour en tirer
souvent les conséquences les plus bizarres. Mais
parce qu'il voit avec exaltation ce qui nous laisse
froids et indifférens, il ne faut pas pour cela ap
peler son exaltation une folie partielle.
Lorsque Molière traçait avec tant de vérité
le tableau du monomane hypocondriaque ap
pelé jusqu'ici malade imaginaire, tout son génie
ne lui avait pas révélé qu'il mettait en scène un
véritable fou. Supposons maintenant qu'Argan
commette un meurtre dont on ignore le mo
bile : il ne serait pas difficile de faire valoir, pour
excuser son action , des raisons aussi concluan
tes que les raisons invoquées en faveur de Pa-
pavoine ou d'Henriette Cornier. Le premier était
sombre, mélancolique , peu sociable, etc., et
de là M. Georget affirme que comme juré il
( 26)
l'eût acquitté, quoique comme médecin il ne
puisse décider s'il était fou (i). Henriette Cor-
nier était rêveuse, sombre, taciturne; elle avait
des accès de caprice et de violence; il était
survenu un changement dans son caractère;
enfin elle était , lors de son meurtre , à l'époque
de l'évacuation menstruelle. II n'en a pas fallu
davantage pour faire décider à M. Marc ^ que
cettefille était dans un état d'aliénation d'es
prit qui avait détruit en elle toute liberté
morale ; qu'en conséquence elle devait être
considérée comme ayant agi sans discerne
ment (2).
Si l'humeur sombre, taciturne, mélancolique,
enfin, pour parler médicalement, si l'hypocon
drie avait pour effet d'effacer toute idée d'inté
rêt, d'amour de soi-même , de façon qu'un hy
pocondriaque ne se laissât dominer ni par la
cupidité, ni par la vengeance, ni par aucune

(1) Examen médical des procès criminels de Le-


couffe, Léger, Papavoine, p. 64■
(2) Consultation médico-légale su/ Henriette Cornier,
page 70.
( *7 )
des passionsquipoussent ordinairement l'homme
au crime, sans doute alors il faudrait l'absoudre.
Mais encore , comme la liberté d'un tel homme
serait dangereuse , on ne pourrait refuser à la
société le droit de séquestrer tout homme at
teint et convaincu d'hypocondrie. Qu'on suive
la conséquence de ce système, et qu'on dise ce
qu'il faudrait ordonner des femmes qui se trou- *
veraient a l'époque de l'évacuation menstruelle ,
si cette circonstance devait servir d'excuse au
meurtre?
Est-il donc besoin de prouver qu'un hypo
condriaque est guidé par les mêmes calculs ,
gouverné par les mêmes passions, dirigé par
la même raison que les autres hommes? ou plu
tôt quel est l'homme qui n'ait ses accès d'hy
pocondrie, de caprice, de mélancolie? Louis XI,
cité par Pinel comme le type de l'hypocon
driaque, n'avait-il donc pas la conscience de
ses crimes? Agissait-il par intérêt, par cupidité,
par vengeance, ou par une impulsion aveugle?
Et cependant sa dévotion exagérée, son respect
pour les images de plomb qui décoraient son
chapeau, prouveraient qu'à la monomanie hy
pocondriaque, il joignait aussi la monomanie
( 28 )
religieuse. Ainsi donc, dès que ces deux es
pèces de monomanie n'excluent pas l'idée d'in<-
térêt, tout acte répréhensible commis par ceux
qui en sont atteints devra être puni. Il en est
de même de la monomanie erotique. Quant
aux meurtres qui n'ont pas été commandés par
quelque passion, mais par une impulsion aveu
gle, il faut les rapporter à la monomanie homi
cide. C'est de celle-ci que nous allons nous oc
cuper.
M. Esquirol définit la monomanie homicide , .
un délire partiel caractérisé par une im
pulsion plus ou moins violente au meur
tre (i).
« Cette monomanie, dit-il, présente deux
formes bien distinctes. Dans quelques cas, le
meurtre est provoqué par une conviction in
time , mais délirante ; par l'exaltation de l'imagi
nation égarée, par un raisonnement faux, ou
par les passions en délire (2). »

(1). Note sur la Monomanie homicide, page 3n de


l'ouvrage d'Hoffbauer.
(1) Idem.
( 29 )
Cette forme de la monomanie n'étant que
Je résultat du délire, c'est-à-dire d'une folie évi
dente et bien constatée , il n'y a point là de
question : car, dès qu'il y à folie, il ne peut y
avoir crime , et l'acte répréhensible se trouve
excusé. Cependant la dernière partie de la dé
finition de M. Esquirol aurait besoin d'être
plus précise. Il y a autre chose dans la folie
qu'un raisonnementfaux ; autrement tous les
sots pourraient être impunément meurtriers. Il
y a même plus -qu'une passion en délire; sans
quoi l'homme qui serait entraîné au crime par
la colère, l'amour ou la jalousie , ne devrait ja
mais être condamné.
« Dans d'autres cas, le monomane homicide
ne présente aucune altération appréciable de
l'intelligence ou des affections. Il . est entraîné
par un instinct aveugle, par une idée, par
quelque chose d'indéfinissable qui le pousse
à tuer; et même alors que sa conscience l'a
vertit de l'horreur- de l'acte qu'il va commettre,
la volonté lésée est vaincue par la violence
de l'entraînement; l'homme est privé de la
liber-té morale, il est en proie à un délire
(3o )
partiel, il est monomaniaque, il est fou (i). »
C'est donc la volonté qui est lésée, c'est la
liberté morale qui est abolie.
J'avoue que j'aurais desiré ne considérer cette
question que sous le rapport légal , sans cher
cher à pénétrer les mystères de la psycologie.
Mais la spiritualité de l'homme est si peu con
nue, et chacun se crée sur ces points un sys
tème si différent, que, sous peine de n'être pas
compris , on est obligé d'expliquer préalable
ment les termes dont on va se servir. Il s'agit
donc de savoir ce que l'on entend par volonté ,
liberté morale ou libre arbitre.
Dans toutes les religions et chez tous les peu
ples , on a reconnu les deux principes du bien
et du mal qui se disputent le cœur de l'homme.
Lorsque je veux faire le bien, dit Saint-Paul ,
je trouve en moi une loi qui s'y oppose, parce
que le mal réside en moi. Plusieurs des anciens
ont attribué cet inconcevable mélange de bon

(i) Note sur la Monomanie homicide, page 3n de


l'ouvrage d'Hoffbauer.
( 3i )
et de mauvais, de bas et de sublime, à la lutte
de deux puissances supérieures, dont l'une pré
siderait au mal, l'autre au bien, et qui gouver
neraient l'homme tour à tour. C'était simple- .
ment personnifier le bien et le mal sans l'ex
pliquer. De nos jours, quelques philosophes
l'attribuent à la pluralité des forces. M. Gall
l'avait déjà rapporté à la pluralité des organes :
ainsi ce n'est qu'un changement dans les mots.
Placé entre ces deux puissances , l'homme a la
faculté de choisir, et avec quelque violence
qu'il soit entraîné vers l'une , il trouve toujours
en lui-même une force de résistance qui lui
permet de se diriger vers l'autre. C'est cette fa
culté de choisir entre le bien et le mal^ qui
constitue la liberté, et le choix qu'on fait est
l'expression de la volonté. La connaissance du
bien et du mal forme ce qu'on appelle la con-
V
science.
Mais les notions du bien et du mal varient
avec les hommes et les siècles. C'est peut-être
ce qui explique pourquoi on n'a pas encore
la solution de cette question tant débattue:
l'homme est-il né bon ou méchant? Si on se
fût bien rendu compte de ce que c'est que le
(32 )
bien ou le mal, la vertu ou le vice, les opinions
eussent été moins exclusives, par conséquent
plus près de la vérité.
La vertu consiste dans l'obéissance aux lois.
Deux espèces de lois nous régissent : les lois
de la nature et les lois de la société. Il y a donc
deux espèces de vertus : l'une que l'on peut
appeler vertu naturelle ou absolue; l'autre,
vertu de convention ou vertu sociale.
La vertu naturelle est invariable. Ainsi, par
tout et toujours ce sera un crime de tuer son
semblable par plaisir et sans raison , ou de mal
traiter la mère dont on a reçu le jour : aussi ces
lois de la nature ont servi de base aux lois de
la société. Tous les peuples ont admis pour prin
cipe fondamental de leurs institutions le respect
dû aux parens et l'amour du prochain.
Par vertu , j'entends ici l'accomplissement
des devoirs. Il est une autre vertu plus belle, la
seule peut-être qui mérite ce nom : c'est cette
abnégation de soi-même, cette charité désin
téressée que prescrit la morale évangélique; c'est
la vertu religieuse. La première n'est que l'ab
sence du mal, celle-ci est l'exercice du bien.
Aussi n'ai-je donné le nom de vertu à celle-là
( 33 )
qu'à défaut d'autres termes, car on peut remplir
rigoureusement ses devoirs sociaux, et n'être
pas vertueux , ou plutôt c'est une vertu né
gative.

Quant aux vertus sociales, elles varient à l'in


fini, suivant les temps et les lieux. Celui qui de
nos jours épouserait plusieurs femmes, man
querait à la vertu , et le mariage d'un frère
et d'une sœur, permis chez certains peuples,
serait chez nous un grave attentat aux mœurs.
La vertu des républiques n'est pas celle des mo
narchies : aussi est-il bien inutile d'examiner si
l'action de Brutus est un crime ou une vertu.
Elle méritait peut-être ce dernier nom chez les
Romains, avec autant de justice qu'elle méri
terait le premier chez nous , où les devoirs du
citoyen, de l'homme social, ne sont pas assez
exclusifs pour faire taire la voix du sang.

Souvent les lois de la société violent les lois


de la nature : alors ce qui était un mal cesse
de l'être aux yeux de la société. Lorsque Ly-
curgue ordonna de mettre à mort les enfans
faibles et difformes, une telle loi, contraire aux
vœux de la nature, se trouva entièrement d'ac
3
(34)
cOrd avec les idées d'un peuple pour qui la fai
blesse était un vice.
Ainsi donc les notions du bien et du mal
variant sans cesse , les décisions de la conscience
doivent varier avec elles; car la conscience n'est
pas toujours un juge infaillible.
Quelquefois elle égare, lorsque, dominé par
des préjugés ou par une éducation mal dirigée,
on considère comme un mal ce qui n'a rien en
soi de répréhensible. Ainsi les femmes indiennes
s'imaginaient que l'union conjugale ne pouvait
pas même être dissoute par la mort; et leur
conscience leur faisait un crime de survivre à
leur époux.
D'autres fois elle fait du vice une vertu. Ainsi,
chez certains peuples , la vengeance est la pre
mière des lois, et une offense restée impunie
est pour eux une tache, un déshonneur,et même
un sujet de remords.
Aussi est-ce bien à tort que l'on a voulu ré
gler ce qui est bien ou mal , d'après le silence
ou les reproches de la conscience. La cons
cience est toujours basée -sur un fait antérieur
qui est l'éducation ou le préjugé. Assurément
( 35 )
le pacha accoutumé à voir dans un esclave un
meuble dont il peut user et abuser ( uti et
abuti)^ n'éprouvera aucun remords en le faisant
égorger sous ses yeux. Son sommeil ne sera pas
plus troublé par les cris de sa victime , que ne
l'était celui des dames romaines par l'image du
gladiateur expirant.
Non-seulement la société contrarie quelque
fois les lois morales de la nature, elle impose
encore un rigoureux silence aux penchans et
aux desirs les plus inhérens à l'organisation de
l'homme. Quoi de plus naturel que de prendre
le superflu du riche , lorsqu'on est pressé par le
besoin ; de chercher à satisfaire sa passion à
l'aspect d'une femme , ou même d'immoler un
ennemi à sa colère ou à sa haine ? Et cependant
ces actions qui tiennent à des idées de conser
vation et de reproduction incontestablement
nées avec l'homme, nécessaires même à son
existence, sont réprouvées et punies. Même à
la porte du riche, il faut étouffer la voix du be
soin ; auprès de toute autre femme que la sienne,
il faut oublier qu'on est homme; et l'on est
contraint de souffrir patiemment les injures
d'un ennemi , lorsque ces injures se bornent à
3.
( 36 )
des actes placés hors des atteintes de la loi com
mune.

L'homme doit donc se trouver dans une


guerre continuelle avec la nature, pour être
en paix avec la société. Celui qui résiste le
mieux est le plus vertueux. Celui qui se laisse
entraîner est condamné par l'opinion et frappé
par les lois; car l'homme est responsable de
vant la société , non-seulejnent de ses fautes ,
mais même de ses faiblesses. Qu'on n'oublie pas
ce principe ; là se trouve la solution de la ques
tion qui nous occupe.

Que si maintenant on veut savoir si l'homme


est né bon ou méchant, on pourra se convaincre
qu'il est né avec les vertus naturelles, mais sans
aucune des vertus sociales; car il ne faut pas
compter parmi les vertus sociales l'amitié ou la
reconnaissance, qui nous sont communes avec
beaucoup d'animaux qui n'ont jamais vécu en
société. Ce qui est inné dans l'homme, c'est l'ap
titude à acquérir les vertus sociales. Mais elles
se se développent pas spontanément chez lui : il
faut de longues années pour lui inculquer la
■connaissance de ces devoirs; tandis que pour
( 3? )
les vertus naturelles il faudrait d'aussi longues
années pour les effacer de son esprit.
Revenons maintenant à l'examen de la vo
lonté , et voyons quel rôle elle joue dans la
société.
L'état social repose sur l'arbitraire ; c'est le
despotisme dans toute son étendue. Un homme
se trouve par sa naissance jeté dans un pays :
aussitôt, en vertu d'un pacte auquel lui, partie
intéressée, n'a coopéré en rien, il est soumjs à
des conventions qu'il n'a pas souscrites , à des
lois qu'il n'a pas choisies. Vainement des goûts
différens l'entraîneraient vers d'autres idées ;
vainement une raison supérieure se révolte
rait contre une législation ridicule ou dange
reuse. Il ne sera peut-être pas même admis à
dire ce qu'il en pense, ou s'il y est admis, il
lui restera la difficulté de convaincre; et s'il
n'entraîne pas , il faudra qu'il suive. Il peut bien,
en répudiant l'héritage de ses parens, ne pas
s'acquitter de leurs obligations pécuniaires, lais
ser sans accomplissement des promesses solen
nelles, oublier des services importans. Quant
aux obligations sociales, il subit la solidarité la
plus étendue. En vain voudrait-il s'y dérober
(38 )
en repoussant les avantages que lui offre la so
ciété. Ces avantages lui sont imposés non moins
que ces obligations, et il se voit contraint d'ac
quitter une dette qu'il n'a pas consentie, en
retour d'un bienfait qu'il n'a pas demandé. Tout
arbitraire que soit cette loi , elle n'est pas in
juste , parce que sur elle est fondée l'existence
de l'état social , et qu'une loi de nécessité ne
saurait être une loi d'injustice.

Dans un tel état de choses , que devient la


volonté, cette faculté si puissante dont le som
meil doit servir à justifier l'homicide? Sans
cesse obligée de plier devant les exigences de
la loi, il lui faut faire à l'état social de conti
nuels sacrifices. L'homme qui ne les fait pas est
puni, et c'est avec justice; car devant la loi il
ne doit pas y avoir de volonté; les goûts doivent
s'anéantir, les desirs s'éteindre et les passions
se taire. . .

Mais pour triompher de ces goûts, de ces


desirs et de ces passions, il faut une volonté
plus forte que celle qui nous y entraîne. De là
le tort des médecins de faire de la volonté une
faculté simple, et l'erreur de M. Esquirol , lors
( 39 )
qu'il attribue la monomanie homicide à une
lésion de la volonté, car ce n'est que la volonté
de tuer qui l'emporte sur la volonté d'obéir
aux lois. Or, dans toute espèce de crime, c'est
la volonté de faire le mal qui triomphe de la
volonté de s'en abstenir. Mais l'intérêt, direz-
vous, a dirigé le crime, tandis que le monomane
devient homicide sans but d'utilité; c'est une
idée qui le domine, un goût qui le maîtrise,
un desir qui l'entraîne. L'intérêt pécuniaire
serait-il donc le premier ou le seul des inté
rêts? Dès qu'on a un desir, on a une idée de
jouissance : c'est donc à la jouissance que l'in
térêt se rapporte. Celui qui tue pour avoir de
l'argent, le fait pour satisfaire des besoins ou
des passions : l'argent est le moyen de ses jouis
sances. Celui qui tue pour le plaisir de tuer, se
satisfait immédiatement par son action même;
la jouissance est directe.
Il est sans doute plus commode à l'orgueil
de l'homme de s'écrier que de pareilles idées
sont tellement hors de sa nature, qu'on ne
peut voir en elles que le résultat de la folie.
Quant à moi , je ne vois rien de bien consolant
( 4o )
pour l'humanité, à déclarer fou un homme qui
répand le sang par plaisir, plutôt que celui qui
a pris la vie d'un autre, et risqué la sienne
pour quelques écus. Pourquoi , observateurs
timides, craindrions-nous de plonger nos re
gards dans l'abîme de la corruption humaine?
Ouvrons l'histoire , nous y verrons régner les
goûts les plus féroces, s'assouvir les jouissances
les plus barbares : c'est que le mal est autant
dans la nature de l'homme que le bien. Mais,
comme le dit saint Luc ( vi , 4-5 ) , « l'homme
de bien tire de bonnes choses du bon trésor de
son cœur, et le méchant en tire de mauvaises
du mauvais trésor de son cœur. »
Aussi, je ne sais s'il est plus révoltant que
ridicule de voir invoquer l'honneur de l'hu
manité pour prouver que Néron , Caligula,
Louis XI, etc., étaient des monomaniaques (i).
L'espèce humaine est-elle donc tellement soli
daire des atrocités de quelques tyrans, qu'il
faille ainsi les dissimuler sous le voile de la

(i) Georget, Tmité de la Folie, page no.

j
( 4i )
folie? Quel est l'esprit assez étroit pour rendre
la religion responsable des crimes de l'inces
tueux Borgia, ou la médecine des assassinats
ténébreux de Castaing? Lorsqu'on étudie la phi
losophie de l'homme , ce n'est pas le cas d'af
fecter de la pruderie , et de reculer devant la
vérité, parce qu'elle est hideuse. L'homme est
capable de concevoir et d'exécuter les forfaits les
plus horribles. Solon ne fit pas de loi contre
le parricide, et trop souvent aujourd'hui la
justice sévit contre un crime que n'avait osé
concevoir le législateur d'Athènes. Sans doute
aussi nos neveux auront à déplorer quelque
atrocité nouvelle, dont leurs pères ne furent
jamais témoins. Soyons vrais, quoi qu'il nous en
coûte, et accusons la nature humaine, lorsqu'il
le faut, si nous voulons avoir le droit de l'ho
norer quand elle le mérite; car, avec cette doc
trine de monomanie, tout ce qu'il y a de géné
reux dans le cœur de l'homme, de grand et
d'héroïque dans l'histoire , passera bientôt éga
lement pour aliénation mentale. Il faudrait
alors absoudre Marat, et condamner Charlotte
Corday. D'ailleurs, ce contraste du crime ne
fait qu'agrandir l'homme de bien. La vertu ne
( 42 )
doit son éclat qu'aux nombreux combats qu'il
lui faut soutenir. Et nous n'aurions pas à l'ad
mirer, si elle était une conquête facile.
Chacun est tenté, mais c'est sa propre con
cupiscence qui le détourne du bien , et qui l'at
tire au mal. (Epître de saint Jacques, i, i4).
Voilà toute l'histoire de l'impulsion au meurtre,
comme de tous les autres crimes. Une idée de
meurtre surgit dans l'esprit de quelqu'un : d'a
bord, il la repousse; peu à peu il y revient, il
s'y accoutume. Déjà le mal ne le fait plus fré
mir; il se nourrit de cette idée; elle grandit
dans son cœur, elle se fortifie , et bientôt il n'est
plus maître de la chasser ; elle l'obsède, le tour
mente , le domine , le tyrannise ; il faut qu'il y
cède; elle est devenue un besoin. J'avoue que,
parvenue à ce degré, il sera difficile de se sous
traire à son influence. Mais, dans le principe,
il avait la force nécessaire pour y résister; il
est responsable devant la société d'avoir né
gligé d'employer cette force à temps. Si on veut
repousser cette responsabilité , sous prétexte
que le desir actuellement existant, que la force
qui pousse au mal étant irrésistible , il ne faut
pas faire attention à l'origine de ce desir ; que,
( 43 )
si on l'a laissé s'accroître et grandir, ce n'est que
par faiblesse, et que la faiblesse ne doit pas
être punie comme crime , je m'empare aussitôt
de ce principe, et je ferai frémir ceux qui l'in
voquent, en m'en servant pour acquitter un
grand coupable.
Un homme dans la vigueur de l'âge, d'un
tempérament ardent, tourmenté par une sura
bondance de forces qu'il ne consomme pas , di
rige la conscience d'une femme jeune, belle et
confiante. Tous les jours, à toute heure, elle le
reçoit , elle le consulte , et tous les jours il
perd quelque chose du sentiment de ses devoirs.
Trop souvent , dans le redoutable tête-à-tête
de la confession , elle lui fait l'aveu de ses fai
blesses, et chacun de ces aveux fait, sans doute,
naître en lui l'imprudent espoir qu'elle pour
rait n'être pas infaillible. Ce n'est plus le prêtre
qui conseille, c'est l'homme qui s'égare, et
l'homme avec toutes ses passions. Bientôt une
seule idée l'occupe, la possession de celle qu'il /
aime; cette idée s'empare exclusivement de son
esprit, l'accompagne et se fortifie dans la soli
tude, le poursuit et le. tourmente pendant
qu'il célèbre les saints mystères; enfin elle
( 44 )
devient, si l'on veut, une véritable monomanie :
il faut qu'elle reçoive son accomplissement.
Bientôt celle dont l'image le poursuit sans
cesse se présente chez lui , seule , dans l'obs
curité de la nuit. Quel est son effroi, lors
qu'au lieu du ministre de Dieu dont elle venait
chercher les pieux avis, elle voit l'homme agité
par le délire des passions! La terrible issue de
cet événement nous apprend trop bien com
ment elle accueillit ses transports. Mais pour
lui , un refus avait les conséquences les plus
graves : son hypocrisie allait être dévoilée , son
infamie publiée, son existence sociale compro
mise. Un nouveau crime pouvait lui valoir l'im
punité : encore tout transporté d'amour, de
rage, de vengeance et de crainte, il ajoute le
meurtre au sacrilège, et traîne dans l'Isère les
lambeaux palpitans de sa victime.
Il est difficile de trouver un exemple plus
frappant des crimes auxquels peut entraîner une
faiblesse. S'il eût repoussé les premières idées
que fit naître en lui l'aspect de sa victime,
comme le lui prescrivaient ses devoirs d'homme ,
de chrétien et de prêtre, il aurait puisé dans les
préceptes de la morale et de la religion assez de
( 45 )
forces pour en triompher; mais il les laisse pren
dre racine dans son cœur,s'y développer, s'y for
tifier, et bientôt il n'en est plus maître. Probable
ment alors il lui était aussi impossible de résister à
cette passion fougueuse qu'à tous ces monomanes
homicides de résister à l'impulsion du meurtre.
Croit-on pour cela qu'il faille l'excuser? Per
sonne n'en a eu la pensée. Et c'est là pourtant
que conduirait ce système de fausse philantro-
phie , si souvent invoqué aujourd'hui. L'homme
dont je viens de tracer l'histoire commença par
être faible et finit par être criminel. Bien certai
nement il n'avait pas l'idée du meurtre; il n'y
a été conduit que par sa passion , par sa posi
tion. Il n'a pu, dans ce moment fatal, penser
qu'à la honte qui l'attendait : cette funeste
pensée le transporte, l'égare; il consomme le
crime; mais au moment où il le commet, il est
hors de lui, il est aliéné; c'est un véritable
fou. Du reste, je ne crains pas d'affirmer que
tous les criminels, ou presque tous, sont, au
moment du crime, dans un état d'égarement
ou d'aliénation mentale passagère ; cependant,
comme elle n'est que la suite de leurs passions,
je n'hésiterais pas à les condamner.
( 46 )
Celui qui vole a certainement frémi la pre
mière fois que cette idée s'est présentée à son
esprit. Bientôt l'habitude d'y penser ou quel
que faux raisonnement l'aura aguerri , et enfin
il se sera si bien créé ce desir, qu'il ne pourra
plus y résister. Cependant ceux qui réclament
l'impunité pour le meurtre, n'étendent pas leur
indulgence jusqu'au vol; bien que, en logique
et en justice, entre deux crimes l'indulgence
devrait être réservée pour Je moindre.

C'est une triste excuse que celle qui est


fondée sur la violence d'une passion ; mais en
core l'admettrais -je plus volontiers que celle
qui n'est basée que sur une faiblesse de ca
ractère qui nous laisse entraîner par la pre
mière idée extravagante qui se présente. Nous
allons rapporter une histoire de ce genre , ra
contée par M. Esquirol. Il ne sera pas inutile
de détailler les circonstances qui l'ont fait
naître.

La fille Henriette Cornier égorge un enfant


sans motifs connus, et sépare la tête du tronc.
Les circonstances extraordinaires qui accom
pagnent ce meurtre, le mystère dont semble
( 47 )
l'environner l'absence présumée d'intérêt, la
tranquillité de l'accusée; tout se réunit pour
jeter les esprits dans l'incertitude. Bientôt les
médecins la réclament comme appartenant ex
clusivement à leur juridiction, et, après des in
terrogatoires où la simplicité de son esprit
triomphe de toute leur science , ils la font jeter
dans une maison d'aliénés, sans calculer que
c'est l'unique moyen de la rendre folle?, si elle
ne l'était pas. Or, ils ne m'ont pas encore dé
montré qu'elle le fût, même après une si cruelle
épreuve. Cette histoire, exagérée par l'imagina
tion, se répand dans les départemens, et l'hor
reur et l'effroi grossissent avec les distances.
Ce n'est pas tout. On raconte que le meurtre
n'a pas été dicté par le crime, mais produit
par la maladie. Aussitôt circule l'annonce
d'un fléau d'une nouvelle espèce ; les es
prits faibles s'en emparent ; on tremble d'en
être atteint, on se nourrit de ces appréhensions;
et de même qu'on a vu la peur de la peste
persuader à plus d'un individu qu'il l'avait con
tractée , de même, à force de se tourmenter
l'esprit par la crainte de la monomanie homi
cide, on finit par se convaincre qu'on a l'idée
( 48 )
du meurtre (i). Est-il besoin de dire que dans
ce dernier cas on n'est pas plus atteint de
monomanie que de la peste dans le premier?
Quoi qu'il en soit, M. Esquirol rapporte
quatre observations sur autant d'individus, à
qui la seule histoire d'Henriette Cornier donna
l'idée du meurtre. Un seul de ces exemples
suffira pour nous éclairer sur les autres.
«Le 27 juin 1826, dit M. Esquirol, je reçus
de Clairac la lettre suivante, signée Jacquier,
pasteur du culte protestant.
» Appelé par les devoirs de ma vocation
auprès d'une malheureuse femme qui? me dit-
on , se trouvait dans la situation la plus déplo
rable , et poursuivie par l'idée d'égorger son
enfant, je me rendis auprès d'elle; et là, seul

(1) Tel est le terme dont ils se servent : c'est une idée
qui m'est venue , qui me poursuit, etc. Que ces mots,
s'écrie M. Marc , que ces mots : c'est une idée qui m'a
pris, sont significatifs pour celui qui a observé des mono-
mânes, et leur a souvent entendu employer la même ex
pression , afin d'indiquer la propension vers un acte dont
ils ne pouvaient ou ne voulaient définir le motif ! ( Con
sultation médico-légale pour Henriette Cornier, page 19.)
( *9 )
avec la personne avec laquelle elle avait en
tamé la confidence, j'écoutai son récit, et lui
adressai diverses questions touchant son état.
Je dois dire d'abord que la personne dont il
s'agit^ âgée de vingt-cinq à vingt-six ans, est
d'une complexion extraordinairement forte, et
très-colorée ; elle est mère de deux enfans, dont "
le plus âgé a quatre ou cinq ans. Quand je la
vis la première fois , elle était dans un état dif
ficile à décrire; on aurait dit un criminel qu'on
allait conduire au supplice: ses yeux étaient
rouges et eriflammés , par suite des larmes
qu'elle avait versées. Je la rassurai du mieux
qu'il me fut possible, lui témoignant le plus
vif intérêt. Lorsqu'elle fut un peu remise, elle
me raconta qu'étant un jour à laver du linge à
la rivière, des femmes avaient fait une histoire
(c'était celle d'Henriette Cornier). Elle se re
tira sans aucune impression fâcheuse ; mais le
lendemain , voyant son fils aîné près d'elle, elle
devint inquiète , agitée; elle entendit quelque
chose (ce sont ses propres expressions ) qui lui
avait dit . prends-le , tue-le. Dès-lors, c'est-à-
dire depuis un mois, elle fut tourmentée de ce
même desir d'égorger son enfant; elle lutta
4
( 5o )
vainement pour l'éteindre, il existait encore.
Peu de jours après le récit de l'histoire précitée,
elle se trouva seule avec l'enfant; il y avait dans
la cuisine un grand couteau destiné à couper la
viande (désigné dans le pays sous le nom de
marassin) : alors l'idée de tuer s'était présentée
à elle avec plus de force, et pour ne pas la
mettre à exécution , elle avait pris le marassin
dans son tablier , et était allée le jeter à la ri
vière. Poursuivie par la même idée qui l'em
pêchait de dormir et qui ne la quittait ni jour
ni nuit , elle avait tenté à plusieurs reprises de
s'empoisonner, comme étant le meilleur moyen
de résister à la fatalité qui semblait la pousser.
» La belle-mère demandant le marassin et s'oc-
cupant de le chercher , la jeune femme dit que
c'était inutile, et fit connaître son secret. Lors
que je lavis, je lui demandai si elle avait quelque
sujet de mécontentement dans sa maison ; elle
répondit qu'elle n'avait à se plaindre de per
sonne: si elle avait quelque préférence pour
l'un de ses enfans; elle m'assura que si elle en
avait, c'était précisément pour celui qu'elle
était portée à égorger, et qu'elle ne pouvait voir
depuis un mois, sans être frappée de cette idée :
( )
II faut que tu le tues , tue-le donc , etc. Je
demandai ce qu'elle pensait de cela, desirant
savoir si elle n'était point dominée par quel-
qu'idée de superstition ou de fanatisme ; elle me
répondit là-dessus d'une manière si précise, que
j'en fus moi-même étonné. J'insistai en parlant
d'Abraham, de Jésus-Christ (c'était la veille du
Vendredi-Saint) , et je demandai si par hasard
elle n'attacherait pas à son projet quelque idée
de sacrifice; elle me répondit fortement que
non ; qu'elle savait bien que Dieu ne comman
dait pas un tel sacrifice , et que c'était bien là ce
qui l'avait retenue. Je la rassurai du mieux qu'il
me fut possible , et comme elle me dit qu'elle
ne faisait que pleurer et prier , je lui recom
mandai de ne faire que de courtes prières, et
de ne lire que peu et souvent de très-bonnes
choses.
» Un jour, la malheureuse, résolue toujours
de se détruire, sortit de chez elle pour aller cher
cher de l'eau -forte, et ne fut arrêtée que
parce qu'elle se dit à elle-même, chemin faisant :
Pourtant , que dira-t-on de moi? Cette idée
la fit rétrograder, et elle rentra chez elle, où
4.
( Sa )
elle s'abandonna à toute la violence de son dé
sespoir (i). »
En lisant cette histoire, on se demande com
ment une femme qui n'a pu trouver en elle-
même de motif assez puissant pour éloigner
l'idée du meurtre de ses enfans, a conservé assez
d'énergie pour résister à l'idée du suicide.
Quelle force a donc pu ébranler une volonté
qui semblait irrévocablement fixée? La crainte
du mépris, qui, dans les campagnes surtout,
s'attache à la mémoire de celui qui attente à sa
propre vie. Eh bien ! j'ose le dire , le même mo
tif eût été assez fort pour chasser le desir qu'elle
avait de tuer son enfant. Mais les médecins
avaient publié et les amis du merveilleux répé
taient qu'il existait une maladie terrible qui fai
sait oublier les lois de la nature. Cette maladie
n'est pas la folie, puisque le malade conserve
l'idée de ses devoirs et de ses rapports sociaux ;
c'est quelque chose de plus vague, de plus ef
frayant; c'est une voix intérieure qui #ous de-

(i) Note sur la Monomanie homicide, p. 335 de l'ou


vrage d'Hoffbauer.
( 53 )
mande le meurtre ; c'est le génie du mal qui
vous domine: changez les mots, et le mono-
mane deviendra un possédé. Qu'on juge de
l'effet que de tels propos, amplifiés par la crédu
lité villageoise, doivent produire sur une femme
de campagne. Plus cette maladie çst difficile à
concevoir , plus elle lui semble redoutable.
Bientôt elle craindra d'en être poursuivie, et
bientôt après elle en sera atteinte. La peur
achève ce que l'ignorance a commencé. Dites à
cette même femme qu'elle est dominée par le
crime, et non par la maladie, et vous la verrez,
renonçant au litre d'infortunée , de peur de
mériter celui de criminelle , triompher des pen-
chans qui allaient triompher d'elle; montrez-lui
le mépris «fr même, l'échafaud qui l'attendent ,
et vous aurez promptement exorcisé le démon
qui l'obsède. Le désespoir et les larmes ne
prouvent que la paresse d'un esprit qui ne se
donne pas la peine de combattre: il est plus
facile de gémir sur des mauvais penchans que
d'en triompher. Si cette femme de Clairac eût
su que le -suicide avait aussi le privilège d'être
considéré comme un genre de folie , elle n'eut
plus trouvé de raisonnement suffisant pour l'ar
( 54)
réter, et elle se serait précipitée au devant de la
mort dès qu'elle eût pu se croire à l'abri du
mépris.
Que ceux qui en doutent se rappellent
l'histoire des filles de Milet, parmi lesquelles
le suicide s'était propagé d'une manière si ef
frayante. Le sénat ordonna que les corps des
suicides seraient exposés nus sur la place pu
blique. Ce décret suffit pour mettre fin à cette
singulière contagion. Une monomanie céderait-
elle donc à une considération qui n'est com
prise que par la raison la plus éclairée? et ce
sentiment si délicat de la pudeur survivrait-il 7
quand tout autre sentiment serait éteint? Qui
ne saity au contraire , que presque tous les
genres de folie sont signalés chez les femmes
par l'oubli de toute pudeur ?
Un soldat de la garde consulaire s'étant sui
cidé avec des circonstances assez remarqua
bles , les suicides devinrent très-communs dans
ce corps d'élite. Le premier consul se garda
bien d'invoquer la médecine pour conjurer
cette épidémie; mais, s'adressant à l'honneur de
ses soldats , il publia un ordre du jour qui dé
clarait lâches tous ceux qui attenteraient à leur
( 55 )
vie. Aussitôt les sacrifices cessent. Qui pourrait
calculer le nombre des nouvelles victimes qu'eût
entraînées dans la tombe la présence intempes
tive d'un médecin ?
Cette puissance de l'imitation , dit M. Esqui-
rol, est une cause fréquente de la folie (i).
C'est encore une assertion que je ne saurais ad
mettre. J'avoue, quelque incompréhensible que
cela puisse paraître, que toute action qui sort
de l'observation journalière , même le crime,
excite l'homme à l'imitation , parce que l'homme
est ami du merveilleux dans le mal comme
dans le bien ; mais cette imitation n'est pas de
la folie. L'aspect d'un criminel hardi inspire
souvent plus de curiosité que d'horreur , plus
de respect que de haine. Quelquefois même il
s'y mêle un sentiment d'admiration qu'on ose
à peine s'avouer; l'on se dit qu'une âme forte
est seule capable de concevoir et d'exécuter un
acte que les autres ne racontent qu'en frémis
sant. De cette admiration à l'imitation il n'y a

(i) Note sur la Monomanie homicide, p. 35i de l'ou


vrage d'Hoffbauer.
( 56 )
pas loin. Bien plus , il est dans la nature de
l'homme, qu'après toute nouvelle impression,
l'idée d'imitation se présente à son esprit. Mais
cette idée d'imitation ne fera que glisser sur
une âme forte; elle agira avec puissance sur une
imagination faible, et finira par la dominer, si
elle s'épouvante au, lieu de combattre.
Cette influence de ce qui est extraordinaire
est si grande, que parmi les sectes religieuses
celles qui comptent le plus d'adeptes sont
celles qui parlent le plus à l'imagination , soit
par des pratiques outrées et extravagantes, soit
même par des tortures. Il suffit quelquefois d'ef
frayer pour entraîner la conviction. Si Mahomet
n'eût pas été épileptique, son génie eût agi
moins fortement sur l'esprit de ses contempo
rains. Les Fakirs de l'Inde seraient moins im-r
posans aux yeux des peuples, s'ils ne se sou-r
mettaient à des privations et à des souffrances;
et les Trembleurs seraient moins nombreux en
Angleterre, si leurs cérémonies n'étaient une
suite de mouvemens désordonnés, de hurle-
mens et de convulsions. Celui qui, séduit par
ces scènes d'inspiration, se laissera entraîner
à cette religion, sera-t-il pour cela fou? Non,
( 57 )
sans doute, il ne sera que faible. Et cepen
dant j'ai autant de peine à m'expliquer com
ment des pratiques aussi absurdes peuvent le
conduire à une conviction intime , que j'en
éprouverais à expliquer le penchant au meurtre :
l'un me semble aussi près de la démence que
l'autre.
Si l'on voyait chez nous un homme se faire
à la lèvre inférieure une large incision horizon
tale, y ajuster un morceau de bois pesant, se
percer le nez d'un trou auquel il adapterait un
morceau d'os ou de métal circulaire, se bar
bouiller la figure de graisse et se peindre de
différentes couleurs, le tout pour ajouter à sa
beauté , on s'écrierait unanimement que cet
homme est fou. Pourtant des peuplades en
tières se soumettent à ces tortures, dans le but
unique de plaire. C'est l'usage , répondra-t-on ;
et ces modes bizarres, qui leur ont été trans
mises par leurs aïeux, formant Une partie de
leur éducation, ne peuvent être considérées
comme des signes de folie. Je le veux bien. Mais
le premier qui imagina ce singulier travestisse
ment de la beauté naturelle, comment faudra-
t-ille qualifier? Si ce n'est pas un fou, on peut
( 58 )
donc avoir, sans folie , les idées les plus extra
vagantes et les plus éloignées de la nature,
puisque rien n'est moins naturel que de se créer
des souffrances inutiles; si c'est un fou, on peut
donc imiter les actes de la démence, sans pour
cela en être atteint : dès -lors, notre question
serait résolue. Ces peuples ignorans furent frap
pés de cette espèce de courage à se torturer
pour s'embellir, et séduits par cette débauche
de l'imagination qui avait trouvé des idées nou
velles en fait de beau , ils ne tardèrent pas à
l'imiter. Du reste, ne voit-on pas les femmes
de nos jours se percer le lobe de l'oreille pour
y suspendre des bijoux de prix, et étaler un
luxe ridicule pour conserver ce triste reste des
coutumes barbares?
Chez certains peuples, on a vu le fils cons
truire le bûcher de son père, et l'aider à y mon
ter, pour prévenir par une mort volontaire les
infirmités de la vieillesse. Qu'un homme de nos
jours en fasse autant, les médecins s'écrieront
qu'il est fou : cependant une idée qui a régi tout
un peuple peut bien naître dans l'esprit d'un
individu. On objectera que cela serait difficile
avec les lumières actuelles. Mais combien y a-t
( «9 )
il, dans la France si éclairée, d'ignorans pay
sans qui se créent des convictions non moins
erronées? Tant que ces erreurs ne troublent pas
la société , elle les regarde en pitié; mais dès que
la loi est violée, la loi doit être vengée; car il est
des cas où l'ignorance devient un crime. Ne voit-
on pas en Corse les tribunaux sévir avec toutes
ses rigueurs contre des hommes qui ne font
que suivre l'exemple de leurs ancêtres, et se
conformer aux leçons de leur éducation, qui leur
a appris à venger le sang par le sang? Leur seul
tort est leur ignorance qui les empêche de
comprendre les lois qui les régissent. S'il ne
fallait voir le crime que dans l'intention, la jus
tice devrait épargner ces malheureux, puisque
cette action qu'on a punie de mort, était pour
eux une vertu. D'ailleurs, ce système ne con
duirait à rien moins qu'à faire absoudre Jacques
Clément et Ravaillac , tous deux intimement
convaincus que leur parricide était le sublime
du dévouement.
On veut absolument considérer comme fou
tout homme qui, bravant les usages et les pré
jugés, sortira des habitudes communes de ceux
qui l'entourent , vivra autrement qu'eux , chan
( 6o )
gera ou négligera son costume. Cela prouve
seulement qu'il préfère ses goûts et ses aises
aux considérations sociales, ou bien qu'il veut
se faire un genre de célébrité. Diogène n'était
pas un fou, mais un paresseux ami de la gloire;
il s'en créait une, nouvelle et facile. Du reste ,
s'il eût vécu de nos jours , il est probable qu'on
lui aurait enjoint de choisir un autre domicile
que son tonneau , sous peine d'être arrêté pour
vagabondage. Sans doute aussi il eût été l'occa
sion de longues discussions médico-légales, ten
dantes à démontrer que son obstination à vou
loir conserver sa singulière résidence, ne sau
rait être attribuée qu'à une lésion de la volonté.
L3 condamnation de Diogène, comme vagar
bond, ferait assurément évanouir bien des illu
sions de collège. Mais la loi existe , il faut l'ap
pliquer, quelqu'innocent d'ailleurs que soit le
séjour d'un philosophe dans un] tonneau. Par
la même raison je n'hésiterais pas à faire punir
Don Quichotte de ses faits d'armes, si son com
bat contre des moulins à vent ne prouvait d'une
manière évidente la folie qui serait son excuse.
En général, la société punit les actes qui la
troublent dans son harmonie; ce n'est que par
( 6i )
exception que la loi retient son glaive. Aussi ,
quoi qu'en dise M. Esquirol (i), l'acte seul de
tuer constitue une action criminelle. La loi a
été violée; il y a criminalité jusqu'à ce qu'on ait
prouvé le contraire. Ce n'est pas à la société à
chercher cette preuve, c'est à l'accusé à la four
nir dans sa défense. Mais il faut qu'elle soit
évidente, manifeste, palpable; tant qu'elle ne
reposera que sur des probabilités et des dis
tinctions scolastiques , on doit la rejeter; à
plus forte raison lorsqu'elle ne s'appuiera que
sur l'acte même qui constitue le crime. Or, c'est
ainsi qu'ont argumenté les médecins dans l'af
faire de Papavoine et d'Henriette Cornier. Ils
ne peuvent fournir d'autre preuve de la folie
que le meurtre qu'on accuse. Où a-t-on vu que
l'action qu'on veut punir puisse trouver en elle-
même sa propre excuse? Comment justifier le
meurtrier par le meurtre? L'impunité, lorsque
ses motifs ne sont pas unanimement consentis

(i) Note sur la Monomanie homicide , p. 35 i de l'ou


vrage d'Hoffbauer.
( 6a )
par la raison, n'est qu'un sujet de scandale. Dé
clarer fou un homicide, lorsqu'il n'y a d'autre
preuve de folie que l'acte homicide, c'est don
ner gratuitement un encouragement au crime
pour la plus grande gloire des privilégiés de la
science.
On a abusé dans cette question du principe
de droit qui veut que le doute s'interprète en
faveur de l'accusé. Oui sans contredit, lors
qu'il y a doute sur l'action ou sur l'auteur de
l'action; mais lorsque le doute ne porte que
sur le motif de l'action , c'est donner à ce prin
cipe une latitude dangereuse. L'homicide est
avéré , l'auteur est connu; la loi doit être exé
cutée , à moins qu'on ne présente le cas excep
tionnel; et ce cas exceptionnel doit être établi
péremptoirement, environné de toute la lumière
de la vérité, et non d'incertitudes et de nuages.
C'est par un abus de mots non moins étrange
que "M. Georget, en répétant, après tout le
monde , qu'il vaut mieux acquitter cent cou
pables que condamner un innocent, prétend
faire l'application de cet axiome à l'aliéné (i).

(i) Examen, etc., page 66.


( 63 )
Le fou qui vient d'égorger est loin d'être un
homme innocent. La loi ne le frappe pas,
parce qu'elle le plaint et l'excuse comme dé
gradé de la condition d'agent moral. En l'épar
gnant, c'est moins son acquittement qu'elle
prononce que sa grâce. Mais pour prononcer
cette grâce, il faut du moins qu'elle soit con
vaincue de la folie du meurtrier; il faut qu'on
lui allègue quelque chose de plus clair qu'une
prétendue lésion de la volonté.
« Cependant, dit M. Esquirol (i), si l'intel
ligence peut être pervertie ou abolie, s'il en est
de même de la sensibilité morale, pourquoi la
volonté , ce complément de l'être intellectuel
et moral, ne serait-elle pas troublée et anéan
tie? Est-ce que la volonté, comme l'entende
ment et les affections, n'éprouve pas des vicis
situdes, suivant mille circonstances de la vie?
Est-ce que l'enfant et le vieillard ont la même
force de volonté que l'adulte? Est-ce que la
maladie n'affaiblit pas l'énergie de la volonté?

(i) Note sur la Monomanie homicide, p. 3ig de l'ou


vrage d'Hoffbauer.
(64)
Est-ce que les passions n'amollissent pas ou
n'exaltent pas la volonté ? Est-ce que l'éduca
tion et mille autres influences ne modifient
pas l'exercice de la volonté? S'il en est ainsi,
pourquoi la volonté ne serait-elle pas soumise
à des troubles, à des perturbations, à des fai
blesses maladives, quelque incompréhensible
que cet état soit pour nous ? »
Eh quoi! cet état est incompréhensible pour
vous, qui depuis tant d'années faites une étude
spéciale des maladies de l'intelligence! et vous
prétendez qu'un juge chargé de l'exécution des
lois transige avec elles sur des motifs si vagues
que vous ne sauriez vous-même en rendre
compte! Il pourra bien supposer avec vous qu'il
n'est pas impossible que la volonté soit lésée ;
mais pour épargner un meurtrier, il faut autre
chose que des suppositions. Il serait sans doute
heureux de le renvoyer absous; mais encore
faut-il un prétexte, et un prétexte raisonnable.
Personne ne contestera que l'exercice de la
volonté ne soit modifié par mille circonstances.
Le vieillard n'aura pas la même force de vo
lonté que l'adulte. La loi devra-t-elle pour cela
épargner l'un et frapper l'autre? Le père de
( 65 )
famille qui voit autour de lui des en fan s tour
mentés par la faim et la misère, aura une
force de volonté moins grande pour résister
à l'idée du vol, que celui qui ne dérobe que
par oisiveté ; et cependant ils sont confondus
dans la même peine. La volonté du fils en
traîné au meurtre par un père dont il est ac
coutumé à respecter l'influence, sera bien plus
facile à ébranler que celle de l'homme qui cède
à une impulsion étrangère. Pourtant cette as
sociation de famille sera punie comme la com
plicité de deux scélérats. La tête du fils, qui
n'était que faible, tombera sur le même écha-
faud que celle du père, seul vrai coupable; et
cependant ce fils n'est-il pas bien plus excu
sable, plus intéressant, si j'ose le dire, que
celui qui commet un meurtre parce qu'il ne se
sent pas la force de résister au desir qui l'y en
traîne?
Qu'on ne vienne donc pas invoquer la lésion
de la volonté, lorsque cette volonté se trouve
modifiée ou lésée à chaque instant de la vie,
lorsque chez aucun homme elle n'est la même
deux jours de suite,, lorsque son énergie sera
moindre après le repas qu'à jeun. Si on admet
5
( «6 )
une maladie de la volonté comme excuse du
crime, il sera impossible de s'arrêter dans la
série des excuses; et je défie de tracer une ligne
de démarcation entre les dif'férens degrés des
maladies de la volonté, depuis leur origine jus
qu'à leur apogée , depuis la mauvaise humeur
causée par une digestion pénible jusqu'à l'im
pulsion au meurtre.
Il ne faut pas s'y tromper, la loi n'est pres
que jamais souverainement juste. Sur vingt
meurtriers frappés d'une peine égale , il ne
, s'en trouve pas deux également coupables.
« La même action , dit M. Gall, qui pour l'un
est un sujet de blâme et de juste punition ,
n'est pour un autre qu'un sujet de compas
sion. Pour apprécier le degré de culpabilité
intérieure, il faudrait mesurer au juste l'in
fluence de l'âge, du sexe, de l'état de santé,
de la situation morale, et de mille circonstances
accessoires au moment de l'acte illégal (i). »
Nous serions sans doute trop heureux si nous
pouvions être jugés de la sorte. Mais il faudrait

(i) Edition in 8°, tome I, page 338.


- ( «7 )
tout remettre à l'arbitraire du juge; il faudrait
que ce juge fût à l'abri de toute influence et
de tout préjugé, et pût, sans crainte de s'é
garer , lire au fond des cœurs. Où trouver
un tel juge parmi les hommes ? c'est un
idéal qui ne peut se réaliser; car les hommes
se trompent sans cesse sur les causes des ac
tions , au lieu qu'il est plus difficile de se tromper
sur l'action elle-même. Aussi , aux yeux de la loi ,
ce ne sont pas les sentimens qui sont coupa
bles, mais les actes. Lorsqu'elle les excuse, il
faut que l'opinion soit convaincue que cette
indulgence est aussi une justice.
De tout ce qui précède, on voit qu'il est
impossible d'admettre une monomanie sans
délire. Dès qu'il n'y a pas de délire , il y a
conscience du mal; dès qu'il y a conscience, il
y a faculté de choisir entre l'idée homicide qui
entraîne , et celle du devoir qui retient ; cette
faculté de choisir n'est autre chose que la li
berté. Celui qui , placé entre le bien et le
mal , sait les distinguer l'un de l'autre , et choisit
le dernier, ne saurait trouver d'excuse dans la
violence du motif ou du desir.
Une chose digne de remarque, c'est que
5.
( 68 )
M. Esquirol n'avait point encore vu d'exem
ple de monomanie homicide sans délire, en
1 81 8 , lorsqu'il composa l'article Manie du
Dictionnaire des Sciences médicales ; il révo
quait même en doute alors l'existence de ce
désordre mental ; il cherchait par des exemples
à prouver que dans tous les cas les malades
sont poussés à l'homicide par quelque motif
déraisonnable , par des hallucinations, des idées
bizarres, etc., et terminait en disant « que ce
qu'on a appeléfolie raisonnante , manie sans
délire , fureur maniaque , appartient plutôt à
la monomanie ou à la mélancolie, et que les
actes auxquels se livrent ces aliénés sont tou
jours le résultat du délire , quelque passager
qu'on le suppose. » (Tome XXX , page 4540
Par quel singulier concours de circonstances
une forme de l'aliénation qui ne s'était jamais
présentée à ce célèbre professeur pendant de
nombreuses années de pratique, s'est-elle de
puis peu de temps rencontrée assez souvent
pour effacer entièrement les leçons d'une longue
expérience? Cette maladie est donc un peu
plus moderne que M. Esquirol ne l'assure au
jourd'hui !
( 69 )
Quoi qu'il en soit, ce médecin n'a pas été
heureux dans le choix des observations qu'il
cite à l'appui de sa nouvelle opinion. Parmi
tous les fous raisonnables dont il 'rapporte
l'histoire, les uns ne sont pas fous , car ils ont
la conscience de ce qu'ils font ; les autres ne
sont pas raisonnables , car il y a des traces évi
dentes d'un délire plus ou moins prolongé,
ainsi qu'on peut s'en convaincre par l'observa
tion suivante , que M. Esquirol cite comme un
exemple de monomanie sans délire.
Madame *** , âgée de trente-six ans, d'une
constitution forte , d'un caractère difficile , ex
cellente fille , excellente mère, à l'âge de qua
torze ans, jouissait d'une très-bonne santé , au
moins en apparence; elle avait de l'embonpoint,
quoiqu'elle ne fût point encore réglée; tous les
signes de la puberté étaient très -prononcés. A
chaque époque menstruelle, ou mieux tous les
mois, elle se plaignait de céphalalgie; ses yeux
étaient rouges; elle était inquiète, irascible,
sombre ; bientôt la face s'injectait fortement,
ainsi que les yeux'; tout était une contrariété ,
tout était un motif d'irritation ; elle cherchait
dispute particulièrement à sa mère; enfin elle
( ?o )
s'abandonnait à la colère la plus violente. Dans
cet état, sa mère était toujours l'objet de ses
emportemens, de ses injures, de ses menaces,
de ses malédictions. Quelquefois elle a fait des
tentatives de suicide, elle a saisi deux ou trois
fois un couteau; une fois je l'ai retenue, ainsi
armée, se précipitant sur sa mère. Lorsque l'ac
cès était arrivé à ce haut degré, le sang s'échap
pait par la bouche, par le nez, quelquefois par
les yeux ; alors survenaient des pleurs, un trem
blement général, froid des extrémités, des dou
leurs convulsives dans tous les membres, des
regrets suivis d'un long affaissement. Cet état
de souffrance persistait pendant plusieurs heu
res.
Pendant la dernière période de l'accès, elle
se roulait par terre, frappait sa tète contre les
murs , contre les meubles ; elle se donnait des
coups de poing, s'égratignait la figure ; sa phy
sionomie , habituellement très-douce , devenait
hideuse; la coloration de la face, des oreilles,
du cou , était d'un rouge violet; la tète était brû
lante , les extrémités très-froides.
Dès le début de l'accès, qui durait un ou deux
jours, on voyait les accidens s'aggraver progrès-.
( v)
sivement jusqu'à sa plus haute période. D'abord,
le regard était sombre ,1e teint animé, le carac
tère difficile , exigeant, querelleur; un geste,
un regard, un refus étaient la cause d'un grand
mécontentement; bientôt le moindre incident
était l'occasion d'une vive irritation , d'une vio
lente contrariété; enfin sa colère éclatait. Quel
quefois les accidens se calmaient par des soins,
des 'prévenances, par l'arrivée d'un étranger,
par la présence d'un oncle qu'on aimait. Sou
vent aussi l'accès s'exhalait en plaintes pénibles,
injustes, contre toutes personnes de la mai
son. Elle s'emportait particulièrement contre sa
mère ou contre une sœur plus jeune ; il lui ar
rivait de provoquer les occasions de querelles ,
afin de précipiter la marche de l'accès, et d'ar
river à la période de colère. Dans ce dernier
état, elle ne souffrait plus, tandis qu'aupara
vant elle éprouvait des douleurs atroces dans
le corps , surtout à la tète.
L'accès fini, Mademoiselle *** était bonne
pour sa mère, et lui demandait pardon, en lui
prodiguant des marques de tendresse. Plusieurs
fois je lui ai donné des avis; je l'ai engagée à
se vaincre dès les premiers signes de l'accès,
( 72 )
lui représentant combien sa conduite était
condamnable , dangereuse : alors elle pleurait.
Pourquoi m'a-t-onfaite comme cela ? Je vou
drais être morte; que je suis malheureuse !
Je ne puis me retenir; lorsque je suis arrivée
dans mes colères , disait-elle avec amertume ,
je ne vois plus rien, je ne sais ce que jefais
ni ce queje dis. Elle n'avait pas le souvenir de
toutes les circonstances de ces accès, et niait
avec surprime et regret les particularités qu'on
lui racontait. A l'âge de seize ans, les accès de
colère furent souvent remplacés par des convul
sions hystériques ; la maladie diminua progres
sivement , et ne cessa qu'à dix-sept ans, époque
où les règles parurent, quoiqu'en très-petite
quantité. Le mariage a fait disparaître tout ac
cident nerveux , quoique cette dame fût irré
gulièrement et peu abondamment menstruée.
Dans aucun temps, on n'a observé la plus lé
gère trace de lésion intellectuelle (i).
Si jamais délire fut bien caractérisé , c'est as-

(i) Note sur la Monomanie homicide, p. 327 de l'ou*


vrage d'Hoffbauer.
( 73)
surément dans l'exemple que l'on vient de lire.
Quoique passager, ce délire a encore trop de
durée et trop de violence pour laisser même
un prétexte au doute. Mademoiselle*** se rou
lait par terre , frappait sa tête contre les
murs , contre les meubles ; elle se donnait des
coups de poing , s'égratignait lafigure. Tous
les jours, on met le gilet de force à des fous qui
n'en font pas davantage. Quel autre caractère
veut-on trouver au délire? Avait-elle la cons
cience de ce qu'elle faisait, celle qui après l'ac
cès, s'écrie avec amertume :Je ne vois plus rien,
JE NE SAIS CE QUE JE FAIS NI CE QUE JE DIS;
celle qui n'avait pas le souvenir de toutes les
circonstances de ces accès , et niait avec sur
prise et regret les particularités qu'on lui ra
contait ?Qm ne voit d'ailleurs des signes ma
nifestes d'un trouble violent dans l'économie,
lorsque le sang s'échappe par la bouche, le nez
et les yeux? et qui ne conçoit facilement que le
trouble se communique alors aux organes de
l'intelligence?
Dans un autre cas rapporté par M. Esquirol,
le monomane sans délire dit qu'on veut le
perdre ; il a vu des spectres sinistres ; il a en
( 74 )
tendu des paroles dont le sons n'est que trop
clair (i). Un troisième répond, lorsqu'on lui
demande la cause de ses sombres pensées: C'ept
quelque chose qui me pousse derrière les
épaules (2).
Ces réponses seules ne suffisent-elles pas pour
prouver évidemment l'absence de la raison, le
délire? Il m'est impossible de voir dans ces exem
ples de quoi justifier un changement d'opinion
sur une matière si importante. Dans les sciences,
la conviction ne peut s'improviser. Les pre
mières raisons de M. Esquirol me paraissent
trop concluantes pour que je puisse me ranger
à ses derniers argumens , et j'en appelle du mé
decin de Charenton au médecin de la Salpé-
trière.
Quant aux faits nouveaux qu'il cite à l'appui
de son opinion d'aujourd'hui, ils prouvent ab
solument le contraire ; et je n'en chercherai
pas d'autres pour établir victorieusement que

(1) Note sur la Monomanie homicide, p. 33i de l'ou-^.


yrage d'Hoffbauer.
(%) Idem, p. 338.
( 75 )
lorsqu'il y a mono manie il y a délire, que lors
qu'il n'y a pas délire il n'y a pas monomanie.
Ce qui peut-être a le plus compliqué cette
question , c'est la fausse application de ce terme
de monomanie, sous lequel les médecins dé
signent une variété de la folie. Autrefois, cette
même variété était connue sous le nom de mé
lancolie ; c'est ainsi que l'appelaient Sauvages,
Darwin, Chrichton, Pinel, etc. M. Esquirol,
le premier, proposa d'y substituer celui de mo
nomanie, parce qu'elle n'est pas toujours ac
compagnée de propension à la tristesse. Jus
que-là il avait raison; mais une trop grande
extension fut donnée à ce mot. Selon Pinel , la
mélancolie consiste dans un petit nombre d'i
dées fixes, dominantes, exclusives, tandis que
le raisonnement paraît sain sur tout autre objet.
Comme on avait remplacé la mélancolie par la
monomanie, on lui laissa la même définition,
en y appliquant les mêmes idées. C'était déjà
une faute ; car monomanie , d'après son étymo-
logie, signifie délire ou folie sur un seul objet.
Si donc il y a plus d'une idée fixe, quelque res
treint d'ailleurs qu'en soit le nombre, il faut
chercher un autre mot. On n'en resta pas là.
( 76)
Tout desir un peu vif, tout penchant un peu
prononcé, tout défaut un peu exagéré étant, se
lon les médecins, une folie , ils ont compris cette
folie sous la même dénomination. C'est ainsi
que M.Georget appelle monomanie «la nostal
gie, ou regret du pays natal; la misanthropie,
ou le mépris de ses semblables ; le dégoût de la
vie; le spleen, ou le mépris de soi-même; le
fanatisme religieux , ou le desir de faire triom
pher des idées qu'on a adoptées en religion ; l'é-
rotomanie, ou l'exaltation de la passion amou
reuse, etc. (i). » Si une fois on admettait, ce
qui me paraît inadmissible, que ces différens
sentimens sont des symptômes de folie, l'ex
pression de monomanie qui leur est appliquée,
aurait au moins, dans ce cas, l'avantage de ne
pas s'éloigner de son sens primitif; mais alors il
faudrait un autre terme pour désigner l'homme
qui, méconnaissant les rapports des objets qui
l'environnent, vit dans une erreur continuelle
sur sa position, ou même sur sa nature. Eh
quoi ! celui qui , loin de la terre natale , s'aban-

(i) Traité de la Folie , page no.


( 77 )
donne à sa tristesse , repousse toute autre pen
sée, pour ne se nourrir que de ses regrets, et
s'éteint consumé par la douleur, sera désigné
par le même nom qu'un homme qui s'imagine
être un coq, et passe son temps à imiter le chant
de cet oiseau et à battre des ailes! Celui qui,
dégoûté de voir toujours le vice triomphant et
la vertu malheureuse , fuira le commerce des
hommes , serait un monomane , comme celui qui
croit que sa tête est faite de verre! Evidemment
tout doit être confusion dans une science où des
manières d'être aussi différentes sont comprises
sous une même dénomination.
Il ne serait pourtant pas difficile de fixer la
valeur du mot monomanie de manière à n'y
laisser rien de vague. Un homme s'imagine
qu'Atlas pourrait bien se fatiguer de supporter
le monde sur ses épaules, et il tremble de le
voir se débarrasser de ce fardeau pour le lui
imposer. Avec des idées saines sur tout autre
objet, il vit dans des transes continuelles. Un
autre croit porter son valet-de-chambre dans
son coude, et trouve que c'est un poids très-
incommode. Un troisième se croit entièrement
composé de glace, et n'ose s'exposer à la chaleur,
( 7» )
de peur de fondre , raisonnant du reste parfai
tement bien sur tout autre sujet. Voilà de véri
tables monomanes; leur folie est concentrée
sur une seule idée. Mais cette idée est délirante.
C'est là la distinction qu'ont oubliée les méde
cins; car, de ce qu'une idée principale vous do
mine, on ne saurait dire que vous êtes fou, tant
que cette idée n'est pas l'expression du délire.
Si elle est fondée sur des sentimens naturels , tels
que l'amour , la religion, la jalousie, etc., quel-
qu'exagérés d'ailleurs que soient ces sentimens,
on ne peut l'admettre comme une monomanie.
Un homme n'est jamais fou, à moins qu'il n'ait
perdu la conscience soit de son être ou de sa
manière d'être, soit de sa position sociale, soit
des rapports connus des objets extérieurs avec
lui et entr'eux. L'homme qui se croit une fleur,
un souffle aérien, un dieu, n'a plus l'idée de sa
nature. Le pauvre qui s'imagine tout à coup être
un puissant monarque, a perdu l'idée de sa po
sition sociale. Tous deux pourront bien se rap
peler encore les lois civiles qui les gouvernent;
mais l'un pensera qu'elles ne sont pas faites
pour sa nature végétale, aérienne ou divine;
l'autre se persuadera que sa couronne le dis
( 79 )
pense d'y obéir. Qu'un meurtre soit commis par
le premier, pour venger sa divinité outragée,
par l'autre, pour soutenir les droits de sa royau
té, nul doute que la loi ne dût épargner ces
égaremens homicides : cependant elle ne de
vrait pas moins s'armer de précautions contre
les caprices et les emportemens de ce dieu ja
loux ou de ce roi susceptible. Les cas de cette
nature ne sont pas difficiles à préciser, et toute
discussion serait inutile, si tous les actes de
folie présentaient un caractère aussi évident.
Malheureusement la folie revêt tant de formes,
se prononce avee des modifications si bizarres,
si voisines de la raison, qu'il devient souvent
impossible de la discerner.
Ces nuances , difficiles à saisir , même lors
qu'il s'agit de l'oubli des lois invariables de la
nature, échappent tout-à-fait à l'observation ,
lorsqu'il s'agit des lois changeantes et capricieu
ses de la société.
Toutes les lois qui ont dirigé nos premières
années ne dirigeront pas notre vieillesse, et ce
que nous applaudissons dans notre jeune âge
sera peut-être , plus tard , blâmé par nous. Ce
pendant ces changemens, dictés par les besoins
(8o)
sociaux et la marche inconstante des événemens,
doivent être subis en dépit de nos goûts et de
nos lumières. L'homme cherche toujours à amé
liorer sa position : la marche des sociétés est la
même; elles tendent constamment à se perfec
tionner, et si quelques essais malheureux les
font revenir au point d'où elles étaient parties,
il en résulte toujours assez de bien pour les con
soler de ces grands bouleversemens. C'est dans
ces mouvemens oscillatoires des sociétés, que
les devoirs de l'homme sont difficiles à tracer, et
ceux du législateur pénibles à remplir.
Il ne peut se faire un changement dans les
institutions sociales, sans qu'aussitôt il ne se
forme deux partis opposés. Les uns tiennent à
la conservation des idées où ils ont été élevés;
ils tiennent au passé par leurs affections, leurs
souvenirs; ils croient y tenir par leur devoir;
ils ne veulent pas qu'on détache une seule
pierre de l'ancien édifice , de peur de le faire
écrouler; les autres, dépouillant les institutions
de ce caractère sacré qu'on prétend leur attri
buer, découvrent des petitesses et des abus là
où ils n'avaient vu d'abord que grandeur et
loyauté; ils portent une main hardie sur l'objet
( Si )
de leur premier culte. Dans cette lutte , il n'y a
plus de question de droit; c'est une question de
force : le parti qui l'emportera imposera des lois
à l'autre. Souvent la morale dicterait un autre
devoir que l'obéissance ; et cependant la société
aura le droit de frapper le rebelle ; car la société
ne peut reposer sur des questions abstraites de
philosophie; elle est un fait qui existe, une force
qui commande.
Dans chaque nation il y a des idées domi
nantes, ainsi que dans chaque corporation so
ciale, dans chaque famille, dans chaque indi
vidu. Ces idées acquièrent un tel empire sur
l'esprit , que l'on ne peut plus concevoir un sys
tème opposé; et de même que deux nations
ou deux corporations se font des idées toutes
différentes sur le bien et le mal , de même
deux familles ou deux individus attacheront un
sens tout différent aux mots de gloire et d'hon
neur. Il semble au premier aspect que tous les
hommes devraient s'accorder sur la pensée du
bonheur, et cependant rien n'est plus contro
versé parmi eux. Pour l'avare, il sera dans l'ac
cumulation de ses trésors; pour le prodigue,
6
( «2 )
dans la dissipation; pour l'ambitieux , dans la
vie agitée et les grandeurs; pour le philosophe,
dans la vie contemplative. Au milieu de ce con
flit de goûts et d'intérêts, chacun s'imagine
qu'il a seul pris la bonne route; il se rit des
autres, qui sont à ses yeux autant d'insensés.
L'état social est comme une maison d'aliénés où
chacun se voit entouré de fous, et s'imagine
être le seul raisonnable. Après tout, personne
n'est entièrement raisonnable, ce qui ne veut
pas dire que tout le monde soit fou. Mais les
médecins ont constamment conclu comme si
tout homme vicieux ou même ignorant était un
fou : ainsi ils ont regardé un travers comme une
absence de la raison, tandis que ce n'est qu'une
absence partielle du raisonnement.
« On demande souvent, dit M. Broussais ,
si les hommes qui , raisonnant bien d'ailleurs ,
sont tourmentés par une impulsion vers le
meurtre ou le suicide, qui leur inspire de l'hor
reur, méritent le nom de fous. Je n'hésite pas
à répondre affirmativement, car la raison ne
consiste pas seulement à bien tirer une déduc
tion : elle ne nous est pas seulement donnée
( 35 )
pour foire le bien ; elle a aussi pour fonction de
nous empêcher de faire le mal. Or , celui qui a
cédé à une impulsion qu'il condamne, a très-
mal raisonné, puisqu'il n'a point été arrêté par
la prévision des conséquences; il a mal raisonné
ses rapports avec les autres, ou il n'a point rai
sonné, ce qui revient au même: il est dans le
même cas que l'homme excité par le vin, qui
semble raisonner juste, mais qui frappe et brise
pour le plaisir de détruire (i). »
Il faut croire que les conséquences de pareils
argumens ont échappé à M. Broussais. Raison
ner mal, selon lui, c'est ne point raisonner,
c'est être fou. Mais le criminel n'est pas autre
chose qu'un homme qui raisonne mal, de même
que le sot, l'avare, le libertin. Quel est celui
dont les raisonnemens sont toujours justes?
Avec un tel principe,Platon lui-même peut être
inscrit parmi les fous. La raison ne nous est
pas seulement donnée pourfaire le bien , elle
a aussi pour fonction de nous empêcher de
faire le mal; ce qui veut dire, si je ne me
trompe, que toutes les fois que l'on fait le mal,

(i) De l'Irritation et de la Folie, page 456.


6.
( 84 )
on ne jouit plus de sa raison , on est aliéné. Je
le veux bien; mais, en ce cas il faudrait un
autre mot pour exprimer la perte de la cons
cience. Racine, mourant de douleur parce qu'il
a perdu les bonnes grâces de Louis XIV, de
vrait certainement, d'après les théories médica
les , être considéré comme fou : car pour nous
et pour notre siècle , c'est une faiblesse difficile
à expliquer sans l'aide de la folie; cependant
elle est toute naturelle. Il ne faut pas oublier
qu'alors le public c'était la cour : la cour formait
ses décisions sur celles de son chef. On avait
vu les applaudissemens de Louis XIV relever
Armide de sa chute , soutenir Tartufe contre
des efforts puissans, et défendre les Plaideurs
contre les Chicaneau d'alors. La perte d'un tel
appui semblait donc à Racine la perte de sa gloire.
Il savait que lé visage sévère du maître éloignait
de lui les applaudissemens de la multitude. Sa
susceptibilité n'est pas plus à blâmer que celle
d'un poète de nos jours, qui succomberait au
désespoir de se voir repoussé par le public,
et de perdre la faveur populaire qui faisait sa
gloire. Il avait donc très-bien raisonné selon son
siècle.
( 85 )
La différence qui se trouve dans les époques
se trouve aussi dans les individus. Tel homme
dont la conduite nous semble inexplicable, l'a
réglée sur des raisonnemens qui nous échappent
ou que nous ne pouvons concevoir. Ainsi, pour
l'école d'Helvétius qui rapporte tout à l'intérêt,
l'action de Codrus , se dévouant pour les siens,
doit sembler le produit d'un cerveau malade; et
assurément si la vie ne nous a été donnée que
pour penser à notre bien-être personnel, mou
rir volontairement pour sauver les autres, est
le plus grand acte de folie que l'on puisse ima
giner.
Pour comprendre ce dévouement, il faut
comprendre les idées de désintéressement et
de générosité; et ceux chez qui ces idées n'exis
tent pas ne pouvant pas raisonner cet acte,
trouvent qu'il est mal raisonné.
Par la même raison que l'homme égoïste ne
peut pas expliquer la charité, l'homme de bien
explique avec peine les penchans dépravés. Ce
pendant le goût du meurtre lui-même ne se
refuse pas à l'analyse : on en trouve le principe
dans l'orgueil de l'homme, ou, ce qui revientau
même, dans un desir illimité de liberté. Ce
( 86 )
plaisir de faire le mal , par cela seul que c'est sa
volonté, et qu'il croit par-là donner une
preuve de force, se manifeste chez l'homme dés
ses plus tendres années.
« En général, l'enfant préfère le mal au bien,
parce qu'il satisfait davantage sa vanité, et qu'il
y trouve plus d'émotions, car il lui en faut à
tout prix. C'est pour cela qu'on le voit si sou
vent se complaire à briser les objets inanimés ;
il y trouve la double jouissance, fondée sur le
besoin de la satisfaction de soi-même, de voir
céder une résistance, et d'exciter le courroux
des personnes raisonnables; ce qui lui semble
une victoire dont il jouit délicieusement , après
s'être soustrait par la fuite au châtiment mérité.
C'est d'après le même principe d'action qu'il se
délecte dans la torture des animaux ; il savoure
rait avec le même délice celle des individus de
son espèce, s'il n'était retenu par la crainte; car
le besoin de la conservation individuelle est
aussi chez lui très-prononcé (i). »
L'homme est tellement ami de la liberté,

(i) Broussais, de l'Irritation et de la Folie, p. loo.


( 87 )
qu'il est toujours porté à en abuser. En général ,
il suffit de l'éducation et des liens sociaux pour
le retenir. Mais qu'il se rencontre un de ces es
prits inquiets, surpassant les autres en génie ou
en perversité; que, fatigué de ce despotisme
social qui enchaîne ses actions et jusqu'à ses
pensées, il cherche à secouer le joug des insti
tutions, on verra alors la révolte de l'homme
naturel contre l'homme social. Si la révolte est
ouverte, il succombera immédiatement: c'est
l'histoire de tous les criminels., Mais il pourra
éluder la loi, ou chercher ailleurs une ombre
de cette liberté qu'il ne trouve pas autour de
lui. Ainsi Byron, promenant de contrées en con
trées ses vagues inquiétudes, cherchait l'indé
pendance dans une vie errante, et ne rencon
trait partout que le despotisme social , sous une
diversité de formes: il n'attaquait pas les lois,
mais il y insultait.
L'homme cherche les émotions, et l'homme
de génie est celui qui en est le plus avide. Si le
génie se trouve dirigé vers le bien, on rencontre,
alors ces émotions sublimes de la vertu, ces
traits de générosité qui commandent l'admira
tion ; mais lorsque le génie adopte le mal , on
( 88 )
voit s'accomplir ces grandes iniquités que les
hommes condamnent, qu'ils se plaisent cepen
dant à raconter, à lire, et dont le souvenir offre
même à l'homme de bien des émotions qui ne
sont pas sans charmes. « Il me faut à présent
de vieux déserts qui me rendent les murs de
Babylone, ou les légions de Pharsale, grandia
ossa ! des champs dont les sillons m'instruisent,
et où je retrouve , homme que je suis , le sang ,
les larmes et les sueurs de l'homme (i). »
Ces jouissances que l'on cherche dans des
souvenirs de sang et de deuil , on peut aussi les
chercher dans la vue même du sang: de là cet
attrait de volupté qui entraîne autour de l'é-
chafaud un si grand nombre de spectateurs.
L'homme aime à introduire l'horrible dans ses
plaisirs, et il faut que son imagination en ce
genre soit bien riche et bien puissante pour
avoir créé le spectacle des gladiateurs. Du reste,
tous les peuples ont eu des jeux sanglans. Les
tournois dans tous les pays chrétiens, en Espa-r

(i) Itinéraire de Paris à Jérusalem, 2e édit. , Ier vol.,


p. 131.
( 89 )
gne les combats de taureaux, en Angleterre les
boxeurs en sont une vérité historique. La tra
gédie n'est qu'une espèce de compromis en
tre la civilisation et la férocité naturelle à
l'homme.
Mais toutes ces émotions sont permises, et
par conséquent elles offrent moins de charmes
à ces âmes ardentes qui s'indignent des liens
qu'on leur impose, qui se persuadent que violer
la loi, c'est faire un acte de liberté et donner
une preuve de force. Dès-lors se trouve expli
qué le plaisir du mal, et par suite le goût du
meurtre. Lorsque Caligula souhaitait que le
peuple romain n'eût qu'une seule tête pour
l'abattre d'un seul coup, il se créait une aug
mentation de puissance. Les émotions que lui
avaient d'abord procurées les exécutions ordi
naires étaient devenues nulles par l'habitude.
Il était comme un homme usé par la débauche,
dont l'imagination , 'plus active que les sens ,
cherche des jouissances nouvelles qui, parleur
atrocité même , réveillent ses desirs éteints. En
outre, il souffrait impatiemment de voir ses
jouissances limitées, car les tyrans aussi aiment
la liberté ; ils l'aiment peut-être plus que
( 9° )
d'autres, parce qu'opprimer c'est être libre :
mais ils ne l'aiment que pour eux. Un siècle
plutôt, César n'eût été qu'un ardent républi
cain.Tibère, que dégoûtaient les basses flatteries
du sénat, eût peut-être été un des plus glorieux
soutiens de Rome libre; il eût trouvé assez d'é
motions dans sa part de la liberté commune ,
tandis qu'après Auguste il n'avait que le choix
d'être esclave ou tyran.
Ainsi donc l'origine des penchans dépravés,
des goûts sanguinaires, est dans l'avidité des
émotions 5 dans l'orgueil de la nature humaine,
possédée d'un besoin immense de liberté. Il est
bien inutile d'en grossir la liste des monomanies
pour diminuer la liste des coupables. Quand
l'homme de génie serait égaré par l'excès même
de son génie , la loi ne pourrait transiger avec
lui , dût-il présenter en compensation du crime
un nom protégé par une longue gloire.
La même confusion que nous offre la science
dans cette variété de la folie qu'on nomme
monomanie , se retrouve dans cette variété de
la monomanie , appelée monomanie homicide.
Toutes les fois qu'un fou commet un meurtre,
sa folie n'est pas pour cela nécessairement une
( 9' )
propension au meurtre. Un homme croit que
Dieu lui est apparu pour lui commander la mort
d'un de ses parens. Quand même il consomme
rait son dessein , sa folie ne sera pas une mono
manie homicide , mais plutôt une monomanie
religieuse. Ce n'est pas le desir de tuer qui
l'entraîne, mais une idée délirante sur des de
voirs religieux. La même idée pourrait aussi
bien le porter à incendier une maison , ou à
mille autres actions différentes dans l'exécu
tion, quoique partant du même principe. Ce
n'est pas l'acte qui établit le genre de folie,
mais le mobile de l'acte , et c'est là ce qu'on a
toujours confondu. La jeune fille dont on a lu
plus haut l'histoire en est une preuve. L'épo
que de la puberté avait amené un si grand trou
ble dans l'économie, qu'elle avait des accès de
délire , pendant lesquels elle perdait la cons
cience de ce qu'elle faisait. Bien qu'alors elle
ait pu saisir un couteau pour en frapper ceux
qui s'opposaient à elle , ce n'est pas la soif du
sang qui causait son délire ; seulement il se
manifestait par ces actes de violence extérieure,
comme il aurait pu se manifester de toute au
tre manière, et comme il se manifestait lors-
C9* )
qu'elle frappait sa tête contre les murs et con
tre les meubles. Autant aurait-il valu se fonder
sur cette dernière circonstance pour la convain
cre de monomanie suicide , que se prévaloir des
premières pour la dire affectée de monomanie
homicide. M. Esquirol l'a pourtant rangée dans
cette dernière classe. M. Georget a partagé la
même erreur dans le fait suivant, emprunté par
lui à la Gazette des Tribunaux (i) :
« Bertet faisait depuis trois ans les fonctions
de commis des douanes dans la fabrique de
MM. Ador et Bonnaire, à Vaugirard. Cet homme,
d'un caractère fort difficile, et à idées sombres,
exerçait ses fonctions avec une excessive sévé
rité, et vivait continuellement isolé. Les chefs
de la fabrique adressèrent très-fréquemment des
plaintes verbales à M. deRougemont, directeur
des douanes, et sollicitèrent le changement de
ce contrôleur : malheureusement ils ne purent
l'obtenir.
Le 2 août 1827, M. Ador se trouvait dans
une des cours de l'établissement , causant très-

(1) Archives générales de médecine , t. XV, p. 5î6.


( 93 )
gaiment avec le contre-maître et quelques-uns
de ses ouvriers, lorsque Bertct vient à lui, et le
prie de lui donner quelques signatures pour ses
registres dedouanes. — Bien volontiers, lui ré
pond M. Ador; et aussitôtil monte avec lui dans
la chambre de l'employé , où se trouvaient les
registres. M. Ador s'asseoit, appose une pre
mière signature, et, au moment même où il
allait apposer la seconde, il est frappé dans le
dos d'un coup de pistolet dont la balle lui tra
verse le corps. Quelques instans après , Bertet
se fait sauter le crâne.
Dans le buffet auprès duquel Bertet s'était
donné la mort, on a trouvé quatre autres pis
tolets à deux coups , tous chargés à balle. On a
trouvé aussi dans la chambre un fusil chargé, et
une assez grande quantité de poudre et de bal
les. Parmi beaucoup de papiers qu'on a saisis ,
on remarque trente -deux pièces qui étaient
placées ensemble sur une planche, et qui con
tiennent les choses les plus étranges. Elles sont
adressées à M. le procureur- général, toutes co
tées et paraphées avec ordre, et portant des
titres bizarres, tels que : Mes dernières ré
flexions, Mes derniers soupirs, etc. Bertet y
( 94 )
déclare que, s'étant cru empoisonné il y a quel
ques années, il ne cesse de faire des remèdes ,
dont il donne le plus minutieux détail; il af
firme qu'on aurait tort de croire que sa tête est
exaltée, qu'il est de sang-froid, et il fait à cet
égard des réflexions et des raisonnemens très-
suivis.
Dans d'autres pièces , il annonce qu'il lui faut
quatre victimes, et il les nomme: ce sont les
deux chefs de l'établissement, une femme qui
habite la fabrique , et son ancienne femme de
ménage. Il ajoute toutefois que dans le cas où
il se contenterait d'une seule victime, il aban
donne à la justice le soin de faire le reste.
Dans quelques-unes de ces pièces , on lit à la
fin : Aujourd'hui mes douleurs sont moins
vis>es... Je me sens mieux... Ma vengeance
est retardée... Dans d'autres, au contraire : Mes
douleurs renaissent... avec elles mes idées de
vengeance.
Dans l'une de ces pièces, il fait lui-même la
description du monument funèbre à élever à
l'une de ses victimes : c'est une espèce de po
tence empreinte des instrumens du supplice.
Dans une autre, il décrit son convoi funéraire;
( 95 )
il veut que les quatre coins du poile soient por
tés par les deux chefs de l'établissement, et les
deux femmes ci-dessus indiquées, dans le cas
où il n'aurait pu les immoler ; que M. le procu
reur du Roi suive le cortège ; qu'arrivé au cime
tière, il soit préparé une large fosse; qu'on l'y
jette le premier, et que les quatre personnes
tenant le poile y soient jetées après lui.
Enfin, dans une autre de ces pièces, il disait
qu'il destinait à chacune de ses victimes deux
balles dorées, emblème de leur ambition, de
leur soif de l'or, et qu'il mêlait à la poudre des
cantharides, images des tourmens qu'il souf
frait.
Le perruquier qui rasait ordinairement Ber-
tet s'est présenté chez M. le commissaire de po
lice, et lui a déclaré qu'il y a quelques jours,
pendant qu'il faisait la barbe à Bertet, celui-ci
lui avait dit : « Quand vous rasez quelqu'un , est-
ce qu'il ne vous prend pas envie de lui couper
la gorge? ça ne vous ferait-il pas plaisir? »
Bertet n'avait jamais donné de signes d'alié
nation mentale, ni dans sa correspondance ad
ministrative, ni dans les fréquens rapports de
service qu'il avait avec diverses personnes. Il
(96)
était quelquefois rêveur, et il aimait à vivre
seul ; mais ce goût pour la solitude , qu'il avait
contracté depuis long -temps, semblait motivé
par le mauvais état de sa santé , dont il ne ces
sait de se plaindre, et qui cependant, à en juger
par son extérieur, ne paraissait nullement alté
rée. Ajoutons qu'il conversait souvent avec lui-
même, qu'on l'a surpris quelquefois adressant
la parole à un tas de fumier, qu'on l'a vu donner
un poulet tout entier à son chien; mais ce n'é-
taient-là que des bizarreries.
A la vérité, les deux chefs de l'établissement
avaient prié M. de Rougemont, directeur des
douanes, et M. le contrôleur principal, de pro
fiter d'une occasion pour le faire remplacer, en
assurant que cet homme n'était pas sociable;
mais jamais ils n'avaient articulé aucun fait de
nature à motiver ce remplacement. Tout le
monde atteste que Bertet remplissait ses fonc
tions avec la plus grande exactitude. M. le curé
de Vaugirard, auquel des renseignemens ont
été demandés, a parlé dans les termes les plus
expressifs de la probité et de la conduite reli
gieuse de Bertet.
Dans l'instant même qui a précédé l'exécu
( 97 )
tion du crime , aucun dérangement d'esprit ne
s'est manifesté. Bertet venait de rentrer à la
fabrique, tenant un pain et des fruits à la main;
et les personnes qui étaient présentes, lorsqu'il
invita fort poliment M. Ador à se rendre dans
sa chambre pour lui donner des signatures , re
marquèrent que sa figure était très-calme.
Une circonstance rend ce crime plus inex
plicable encore. Bertet venait d'obtenir, après
l'avoir sollicitée, une destination plus avanta
geuse. A dater du i". août, ses appointemens
étaient augmentés; il devait, au premier jour,
quitter la fabrique de MM. Ador et Bonnaire , où
son successeur était attendu. Lorsque ce chan
gement lui fut notifié, il fit une visite à M. de
Rougemont, et le remercia de ses bontés; il
reçut de ce chef le plus bienveillant accueil , et
interrogé sur l'état de sa santé, il répondit que
sa figure annonçait un homme très -bien por
tant, mais qu'il n'en était pas moins malade, et
qu'il éprouvait des douleurs. Il se retira en ex
primant de nouveau sa reconnaissance. Eh bien !
le croirait-on? Bertet déclare lui-même et à
plusieurs reprises, dans les pièces trouvées dans
sa chambre, qu'il voulait assassiner M. de Rou
7
( 9« )
gemont, qu'il s'était rendu chez lui avec cette
intention , mais qu'il y avait rencontré plusieurs
personnes, et qu'il avait été forcé d'ajourner
son projet.
Sous l'une des aisselles du cadavre de Bertet,
on a trouvé le double de son testament, qui est
aussi parmi les pièces. Il y déclare que son ins
tant est venu, mais que du moins il entraînera
dans la tombe une de ses victimes , et que Dieu
fera le reste. »
Si l'on consulte les papiers que Bertet a lais
sés , on voit que sa folie consistait à se persuader
qu'il était empoisonné : dès-lors il se croit en
proie à des douleurs vives ; ces douleurs lui ins
pirent des idées de colère, de vengeance; il se
fait des ennemis imaginaires, et se crée ainsi
des victimes. Du reste, ces idées de meurtre ne
sont que secondaires; elles ne sont que la suite
de la folie ; elles ne la constituent pas : ce n'est
donc pas une monomanie homicide, mais une
hypocondrie qui se révèle par l'acte. homicide ,
comme elle aurait pu se révéler tout autrement.
Ce n'est donc pas cet acte qui fait le délire : car
le délire consiste dans une idée erronée que se
formait Bertet sur sa santé, sur sa manière d'être.
( 99 )
Cela est tellement vrai, que s'il ne s'était pas
d'abord cru empoisonné, il n'aurait voulu la
mort de personne. On a donc pris le symptôme
pour la maladie , l'effet pour la cause.
Ici se présente une question qui n'est pas sans
importance. Si Bertet,au lieu d'écrire ses pen
sées, les eût renfermées en lui-même, de sorte
qu'après l'acte homicide, on n'eût pu avoir au
cune preuve de sa folie; si ensuite il ne s'était
pas donné la mort, et qu'on l'eût mis en juge
ment, qu'aurait-on pu décider? Il est bien diffi
cile que cette question se rencontre ; car dans
le long cours des procédures, on découvrirait
probablement des indicesde folie qui suffiraient
pour éclairer. Il est même à présumer que cette
folie de Bertet, qui faisait des progrès dans l'om
bre, était parvenue à un degré où elle n'aurait
pu être davantage cachée. Cet acte de violence
extérieure n'était sans doute que le prélude
d'une infinité d'autres qui se seraient dévelop
pés : aussi n'ai-je présenté cette supposition que
parce qu'on a voulu nous donner comme des
exemples de folie, des actes homicides isolés,
après lesquels le prétendu aliéné se serait reposé
dans son meurtre. Aurait-il donc fallu dans ce
7-
( ">o )
cas condamner Bertet ? Je n'hésite pas à me
prononcer pour l'affirmative, d'après les prin
cipes développés ci-dessus, c'est-à-dire l'absence
de toute preuve pour constater la folie, l'acte
répréhensible étant d'ailleurs évidemment re
connu. Il est donc possible que l'on se trouve
avoir condamné un fou.
Dans les pays où la peine de mort n'existe pas,
cette question serait presque sans objet ; car,
soit qu'il y ait aliénation ou non, le résultat du
jugement serait toujours la réclusion ; il y aurait
seulement cette différence, que dans un cas
elle serait une peine, dans l'autre un acte de
précaution. Mais chez nous, où règne le système
de la peine de mort, cette question est assez
grave pour mériter un examen attentif.
Comme je l'ai déjà dit, les lois ne sont pas
toujours l'expression de là souveraine justice ;
mais elles sont toujours, ou presque toujours ,
l'expression d'un besoin social : les unes sont
fondées sur un besoin du moment, les autres
sur un besoin de tous les temps ; telle est la loi
qui défend le meurtre : tandis que la plupart des
autres s'effacent et disparaissent avec les Usages
qui les ont fait naître et les peuples qui les ont
( iot )
établies , celle-ci traverse les naufrages des em
pires, survit aux nations, pour être la sauve
garde du monde; c'est la loi vitale des sociétés,
c'est la loi perpétuelle.
Elle peut cependant varier dans ses formes ,
et se modifier dans ses peines : on a vu l'ar
gent payer le sang. Cette peine étant la moins
grave , était appliquée légèrement ; la défense
de l'accusé était plus indifférente , et l'er
reur du juge moins funeste. Mais lorsqu'il
a fallu punir la mort par la mort , on a dû s'en
vironner de grandes précautions. Alors on
écarte le doute, on rejette le possible; le fait
doit être constant, la preuve manifeste, le crime
certain, l'auteur avéré. Lorsque le juge a pro
noncé avec la connaissance parfaite de toutes
ces circonstances, il a fait son devoir; on n'a
plus rien à lui demander. Il ne reste plus que le
cas exceptionnel, par exemple la folie. Or, de
même qu'on ne peut faire valoir le doute dan*
le fait principal , de même on ne peut l'invoquer
dans l'exception : c'est-à-dire , que dans le pre
mier cas, il s'interprète en faveur de l'accusé,
dans le second il s'interprète contre le coupable.
Qu'on fasse bien attention à l'origine de la
( *02 )
peine de mort. Etudions l'enfance des sociétés.
Un homme en tue un autre ; aussitôt la famille
du mort poursuit le meurtrier, parvient à le
saisir, et satisfait sa vengeance par un autre
meurtre. C'était pour elle le devoir; c'était
même la vertu. Mais la famille du dernier tué ,
blessée aussi dans ses affections, se crée aussi sa
vengeance : de là des haines et des hostilités de
famille à famille, qui avaient commencé d'indi
vidu à individu. Cet état dure plus ou moins
long-temps, jusqu'à ce qu'enfin, fatigués d'avoir
continuellement à frapper ou à craindre, tous
conviennent de s'en remettre, pour les venger,
à des hommes choisis, qui, représentans de
toutes les familles , ne seront plus responsables
devant aucune des haines héréditaires. Voilà
donc la société qui se charge de la vengeance
des particuliers; et la peine du talion, improvisée
par la douleur farouche d'un père privé de son
fils , d'un frère privé du compagnon de son en
fance, née dans les premiers momens d'une
perte cruelle, est désormais passée en loi, pour
être prononcée par des magistrats, dans le calme
d'un tribunal.
Il est à remarquer que dans l'ancien étal de
(o3 )
choses , une famille pouvait renoncer à sa ven
geance; elle en avait le droit , tandis que la nou
velle loi ne laissa plus la faculté de pardonner.
La vengeance n'était que permise, elle devint
obligatoire ; mais la même protection accordée
à. la famille offensée , fut aussi accordée à celui
qu'elle poursuivait. Dès-lors se présentèrent
des cas d'exception, où la famille du mort dut
renoncer à la vengeance. Tel fut d'abord celui
d'agression ; tel fut ensuite celui de folie. Pour
prouver l'agression, il fallait des faits positifs,
évidens , parce que c'était attaquer la mémoire
du mort , et que le juge ne doit pas plus admet
tre le doute lorsqu'il s'agit de la mémoire du
mort, que lorsqu'il s'agit de la culpabilité du
vivant.
De nos jours, rarement la famille se présente
pour demander vengeance, bien qu'il y en ait
des exemples; elle s'en remet à la société. Gelle-
ci doit donc, dans un devoir aussi grave , faire
preuve de la plus rigoureuse équité. Ainsi,lors-
qu'après avoir rapproché les faits , pesé les cir
constances, relevé les dépositions , le juge aura
convaincu un accusé de meurtre, il lui faut des
faits non moins graves, des circonstances non
( ' o4 )
moins remarquables pour le déclarer non pu
nissable , parce qu'ayant ôté à la famille du mort
le droit d'indulgence , comme on lui avait ôté
le droit de vengeance, elle doit être satisfaite
dans l'un et l'autre de ces droits, non moins que
la famille du meurtrier.
Faisant donc l'application de ces principes à
l'exemple que nous avons rapporté, il aurait
fallu condamner Bertet, quoique, par l'événe
ment, on eût condamné un fou. Tout ce que
l'on pourrait objecter contre cette opinion en
serait moins une réfutation que l'accusation de
la peine de mort ; et comme je l'ai déjà dit, je
ne prétends ni la proscrire ni la défendre (1);
j'ai seulement voulu prouver qu'on ne devait,
dans ce cas, rien reprocher aux juges; car la
loi peut avoir tort; jamais le juge, lorsqu'il en
fait l'application à un fait avéré. S'il était vrai
que Sôcrate eût insulté aux dieux d'Athènes ,
on pourrait accuser les lois qui voulaient prou
ver par le poison l'existence de divinités ab-

(i) Voyez l'Avant-propos.


( iûô )
surdes ou infâme?; on ne saurait blâmer les
juges qui appliquèrent ces lois.
Pour motiver, l'indulgence dans cette ques
tion de la monomanie 1 on a prétendu que la
sévérité exposerait à flétrir l'honneur des fa
milles (i) : ce n'est qu'invoquer un préjugé à
défaut de raisons. Faire partager à toute une fa
mille la honte d'un de ses membres, c'est une
odieuse superstition , triste reste des temps bar
bares, où l'on poursuivait le père jusque dans
ses enfans, où la vengeance ne pouvait se ras
sasier d'une seule victime. Cette superstition
s'est perpétuée par le système de la confisca
tion des biens. Pécuniairement responsable des
fautes de son père , le fils le devenait morale
ment; car, aux yeux des peuples, la moralité et
la considération disparaissaient avec la fortune.
Nous qui sommes nés dans un temps meilleur,
pourquoi hériterions-nous de ce préjugé, quand
nous n'héritons pas de ces lois barbares? On
ne demanderait compte à chacun que de ses

(i) Brierre de Boismont, Observation»- médico-légales


sur la Monomanie homicide, page 46.
( »°6 )
propres actions, si on se rappelait toujours que
Titus était frère de Domitien, et Commode fils
de Marc-Aurèle.

RÉSUMÉ.

Les médecins ont improprement donné le


nom de monomanie à l'excès des passions. Tant
qu'il y a seulement passion , si exagérée qu'on la
suppose, il n'y a point folie, il n'y a point l'élé
ment de la folie. Lorsque la folie s'est déclarée,
elle peut se manifester par des actes sans rap
ports avec la passion qui l'a fait naître; ce n'est
donc pas une monomanie.
Il n'existe pas de monomanie sans délire.
Lorsqu'il y a conscience, il y a liberté ; la liberté
exclut la folie.
La monomanie homicide ne peut être admise
par le juge. Quand même cette affection exis
terait dans la nature, elle est pour lui comme
si elle n'existait pas; car, i" ou le délire consiste
dans plusieurs idées erronées, et alors il n'est
pas la monomanie; 2° ou il consiste dans une
seule idée antérieure au meurtre, et alors il
n'est pas la monomanie homicide, parce que
( io7 )
l'idée du meurtre n'a été que la conséquence
d'une idée erronée préexistante : l'idée homi
cide ne constitue donc pas la maladie; elle
n'en est qu'un symptôme et une suite; 3° ou
bien le délire ne se manifeste que par l'acte
homicide, soit que les idées erronées anté
rieures nous soient cachées , soit qu'elles n'aient
pas existé : alors le juge, placé en présence du
meurtrier, loin de toute preuve qui puisse l'ex
cuser, se trouve dans la nécessité de condam
ner; car il juge sur des certitudes, et encore
une fois il est contre toute logique d'invoquer
l'acte accusateur pour démontrer la non-cul
pabilité.
( >o8 )

CHAPITRE III.

i
DU SUICIDE.

To bc or not to be.
(ShakSPEaRE, Hamlet.)
Être pu ne pas être.

L'homme qui attente a la vie d'un autre


homme, fait un grand abus de sa liberté: lors
qu'il abrège volontairement la sienne, c'est le
dernier terme de cet abus, puisque la pre
mière des lois est la conservation de soi-
même. Il serait naturel de penser que c'est
par la grandeur de l'abus que devrait se me
surer la grandeur du crime : cependant ici
c'est l'abus le moins grand qui seul peut cons
tituer un crime aux yeux du législateur. Le
( '<>9 )
suicide étant un acte qu'un homme isolé exerce
sur lui-même , ne peut pas être un crime : car
l'idée de crime entraîne nécessairement l'idée
de rapports entre deux ou plusieurs individus.
C'est là une grande distinction entre la législa
tion sociale et la législation religieuse. Dans cel
le-ci, l'action d'un solitaire peut être un crime,
puisqu'un desir même peut le devenir; dans
celle-là, le crime ne peut jamais être que dans
l'acte qui satisfait le desir, et encore faut-il que
cet acte fasse naître des rapports entre celui qui
l'accomplit et un autre membre de la société.
Voilà pourquoi le suicide, qui est un crime aux
yeux de la religion, ne peut et ne doit pas en
être un aux, yeux de la société. Néanmoins,
comme plusieurs législations ont sévi contre le
suicide, et qu'aujourd'hui encore on voit en
Angleterre livrer des cadavres au supplice ,
toutes les fois qu'on ne peut parvenir à éluder
la loi, un court aperçu sur ce sujet ne sera pas
sans intérêt pour les jurisconsultes.
D'ailleurs, quoique le suicide en lui-même
échappe au pouvoir de la loi , il peut se trouver
réuni au meurtre. On voit des hommes qui,
trop faibles pour supporter les peines de la vie,
( "o )
trop faibles pour se donner eux-mêmes la mort,
ont recours à l'homicide, pour se débarrasser
violemment de cette existence dont la durée
leur pèse, dont la dissolution les épouvante.
L'échafaud est pour eux un suicide indirect. Il
devient donc très-important de bien connaître
la nature de cet acte; car si le suicide n'est au
tre chose qu'une aliénation mentale, l'homicide
qui en serait la conséquence , ne pourrait être
punissable.
La plupart des médecins ont considéré le sui
cide comme une variété de la folie; à leurs
yeux, ce n'est pas un acte de liberté, c'est un
acte de nécessité. Cette erreur n'aurait pas be
soin d'être combattue, si elle n'était passée en
principe dans tous les écrits qui traitent de la
folie. - ■
« Il en est, dit M. Broussais, mais ceux-ci
sont délirans, qui prétendent n'avoir égorgé
une autre personne que pour se procurer sur
l'échafaud une mort qu'ils n'ont pas eu le
courage de se donner, et trouver dans les délais
de la procédure le temps de se réconcilier avec
Dieu. Mais il est clair que dans la majeure partie
des cas, ces motifs leur sont suggérés par l'hor
( U> ) .
rible malaise viscéral dont j'ai parlé, et par la
prodigieuse influence qu'il exerce sur la vo
lonté (i). »
A ces paroles , j'opposerai celles d'un méde
cin qui aime mieux puiser sa conviction dans
l'etude de la nature que dans les discussions des
écoles. M. Urbain Coste, que j'ai déjà eu occa
sion de citer, a, dans le Journal universel des
Sciences médicales (i) , développé des prin
cipes sur le suicide , après la lecture desquels
on s'étonne de voir que cette question paraisse
à tant de monde encore indécise. Je vais rap
porter quelques extraits de cet écrit : partageant
la même opinion, et ne pouvant l'exprimer avec
le même talent, je suis persuadé que le lecteur
ne fera qu'y gagner. Ces extraits font partie
d'un examen de l'ouvrage de M. le docteur
Falret, sur le, suicide et l'hypocqnd^ie. On
pourra voir ici, dans ce dernier médecin, lo re
présentant de l'opinion de ceux qui veulent

(1) De l'Irritation et de la Folie, page 365.-. ... ,


(2) Tome XXVII, pages 3 1 et suivantes; tome XXA'III,
pages a57 et suivantes. *S\ - ,| . 1 . f. ■ ,■ , ,.
( »» )
considérer le suicide comme un acte de folie.
« Le suicide offre un sujet bien vaste aux
méditations de la philosophie; il semble appar
tenir plus spécialement à l'étude de l'homme
moral; il appartient aussi à la médecine.... Le
suicide est souvent l'effet d'une maladie; est-il
toujours l'effet d'une maladie? Telle est la pre
mière question qui se présente. Il serait conso
lant pour l'humanité de la pouvoir résoudre
affirmativement, et la plupart des hommes,
trompés par le sentiment même de leur attache
ment à la vie, sont portés à en juger ainsi; ils
ne conçoivent pas alors que leur organisation
tout entière se révolte contre la seule pensée
de la mort , qu'un homme sain de corps et d'es
prit puisse envisager la mort sans effroi : c'est, à
mon sens, un préjugé utile et doux. La légis
lation devrait en adopter les conséquences ( i );
mais M. Falret s'adresse à des médecins, et je

(i) Ici je diffère d'opinion avec M. Urbain Coste.


La législation n'a que faire dans la question du suicide :
c'est une question de droit naturel, nullement de droit
positif, puisque le suicide ne peut jamais être un crime.
( n3 )
me flatte que l'on ne confondra pas mon oppo
sition avec le zèle stupide et barbare d'une phi
losophie qui, après avoir dépouillé la société
des vérités sur lesquelles elle s'appuyait, ne lui
a pas même laissé quelques nobles erreurs pour
se soutenir.
)> M. Falret avertit d'abord que la dénomi
nation de suicide ne désigne point dans son
écrit l'acte de quelques maniaques qui se tuent
sans volonté, comme sans conscience de ce
qu'ils font; il ne voit là que des accidens de
l'aliénation mentale, et ne reconnaît de suicide
que lorsqu'il y a conscience de l'action , et
qu'elle est le résultat de la volonté. Cette dis
tinction est sans doute bien fondée ; mais malgré
cette distinction , M. Falret considère le suicide
comme l'effet de l'aliénation mentale. Ainsi
d'une part, le suicide par aliénation mentale
n'est pas celui dont il traite , et de l'autre, le
suicide dont il traite a son principe dans une
aliénation. Je ne sais si l'on prouverait aisément,
pour sauver cette contradiction apparente, que
dans l'espèce d'aliénation qui porte l'homme au
suicide, la volonté survit à la raison; il me
semble qu'aliénation et volonté sont deux idées
8
( "4 )
inconciliables , du moins si l'on entend par vo
lonté autre chose que la simple spontanéité; et
certainement M. Falret entend parler de l'ab
sence de toute liberté morale, lorsqu'il dit que
quelques maniaques se tuent sans conscience de
leur action , et sans que cette action soit le
résultat de la volonté. Remarquons la singulière
énergie du mot aliéné: ne signifie-t-il pas un
homme hors de lui, étranger au désordre même
où il est tombé , un homme dont la volonté est
absente, qui ne délibère point, ne préfère
point , et ainsi ne se repent jamais d'avoir mal
choisi ou mal voulu? Le langage ordinaire ex
prime tout cela, et la société a toujours eu des
notions si claires et si justes de la folie, qu'elle
a toujours considéré les fous comme des esclaves
de la nécessité, et qu'elle n'a jamais puni leurs,
actes. Les facultés de l'aliéné obéissent à une
cause aveugle , comme les muscles de celui qui
est atteint de la chorée(i) obéissent à une irré
sistible impulsion; l'aliénation est; comme la

(i) Mouvemcns continuels, irréguliers et involontaires


des muscles de la face ou du tronc.
( »5 )
chorée de l'intelligence. En partant de ces prin
cipes, n'a -t -on pas le droit de proposer à
M. Falret le dilemme suivant : ou votre suicide
est l'effet d'une maladie , et par conséquent
un effet aussi nécessaire que la fièvre , ou bien
il est volontaire, et constitue comme tel un
acte de liberté ; mais vous ne pouvez soutenir
que votre suicide est à la fois le résultat d'une
aliénation , c'est-à-dire de l'aliénation de la vo
lonté elle-même , et le résultat de la volonté.
« Il est, je le sais, un état que l'on n'a point
assez distingue de l'aliénation mentale, et qui
doit être ici l'objet d'une restriction ; je veux
parler de l'état d'hallucination d'un ou de plu
sieurs sens. Dans ce cas, la volonté est trompée
par de faux motifs , mais elle n'en est pas moins
libre , et ce n'est pas la volonté elle-même qui
pâtit. Pascal n'était pas devènu fou après son ac
cident du pont de Neuilly; mais il croyait voir,
il voyait sans cesse un abîme ouvert à ses côtés.
Si Pascal, convaincu ou non, peu importe, qu'il
était le jouet d'une illusion , avait préféré la
mort volontaire au supplice d'une pareille vie,
aurait-on pu dire que son suicide était la ca
tastrophe d'une aliénation, d'une maladie? Ne
8,
( 1,6 )
ce serait-il pas immolé d'après des motifs et
après délibération? N'aurait-il pas fait un acte
de liberté , et le plus grand acte de liberté
qu'il soit donné à l'homme de faire? L'hallu
cination des sens est donc parfaitement dis
tincte de l'aliénation de l'esprit , bien qu'elle
puisse amener cette aliénation. Mais, dira-t-on,
si l'homme qui se détermine au suicide, pour
suivi par de fausses sensations de terreur, fait
un acte de volonté et de liberté, pourquoi n'en
serait-il pas de même du suicide provoqué par
de fausses idées et de faux jugemens ? Je crois
avoir en partie répondu à cette objection , en
insistant sur le caractère de nécessité des actes
qui ont lieu dans la folie : aussi le suicide avec
conscience et volonté ne saurait être l'effet
d'une maladie, à moins qu'on ne prétende que
cette maladie est volontaire.
« Ce qui importe, écrit Chesterfield à son fils,
ce n'est pas d'être ou de n'être pas, mais d'être
bien ou d'être mal. La vie en effet est une
chose indifférente par elle-même; s'il est vrai,
comme l'ont prétendu quelques physiologistes,
que le seul sentiment de l'existence soit un
sentiment délicieux , il devient nul par l'habi
("7)
tude, et l'instinct de la conservation ne prouve
pas plus le plaisir de vivre que le besoin de
respirer ne prouve les jouissances de la respi
ration. Cet instinct n'est pas seulement pro
tecteur de l'individu; il l'est aussi de l'espèce;
et squs ce rapport, un tel instinct donné par
la nature pour l'accomplissement de ses vues,
est en quelque sorte étranger à la destinée per
sonnelle de l'homme. La mort est sans doute
nécessaire pour l'homme, mais la vie ne dure
qu'autant qu'il le veut, et ce n'est pas la fa
culté de vivre et de jouir qui le distingue de
la brute, mais le pouvoir de s'abstenir de tout
avec volonté, et même de la vie. Il s'agit donc
d'être bien ou d'être mal au monde ; alterna
tive extrêmement simple, si l'on se reporte à
la naissance des sociétés, singulièrement com
pliquée dans l'état de civilisation , et surtout
dans l'état actuel. Ainsi les causes du suicide,
qui se réduiraient peut-être, pour le Sauvage,
à l'impatience de la douleur ou des privations
physiques , se multiplient pour l'homme civi
lisé avec les chaînes de l'opinion et les intérêts
moraux qui le gouvernent : quelquefois l'opi
nion lui fait un devoir du suicide même, et il
( m8 )
arrive plus souvent encore que le sentiment
moral le lui fait envisager comme un bien.

» Le remords est une pensée trop sévère au


cœur de l'homme pour qu'il puisse la sup
porter long-temps; et lorsqu'il n'y a point de
réparation possible , la religion seule prévient
le suicide. Je suis persuadé qu'il y a des re
mords au fond de bien des suicides mal inter
prétés. Qui peut se flatter de connaître les
consciences? Le vague des passions est un état
de l'âme décrit avec une étonnante vérité par
l'auteur du Génie du Christianisme, dans l'é
pisode de René; mais je ne sais si la lecture des
écrivains romantiques n'est pas propre à déve
lopper ce malaise des facultés morales , qui fait
que les choses de la vie ne suffisent plus à leur
activité. Le Werther de Goethe n'est pas le
seul livre auquel on ait des meurtres à repro
cher.

» L'homme le plus raisonnable et le plus


tranquille peut éprouver le desir , je dirais pres
que le besoin d'en finir avec les maux de la vie;
une telle pensée peut occuper long-temps son
esprit , sans qu'il soit insensé pour cela. Cette
( '"9 )
même pensée du suicide n'est pas moins fami
lière aux fous; mais il y a cette différence, que
le fou est un malade, un être qui rêve dans
l'état de veille, et qui s'immole à des visions.
Le suicide est donc, le plus souvent, un acte
motivé et libre; ce qui n'empêche pas qu'il ne
soit souvent aussi un acte de folie, et que le
penchant au suicide ne soit fréquemment l'idée
dominante d'un fou. Je me contente de faire
observer que lorsqu'il y a conscience de l'ac
tion , et que cette action est le résultat de la
volonté, elle n'est plus, elle ne peut plus être
le phénomène d'une maladie , l'effet d'une force
physique et nécessaire.
« Le maniaque qui se tue veut se tuer, mais
il ne pourrait pas ne le point vouloir; il n'est
point libre, il est malade. L'homme qui veut se
tuer dans le plein exercice de sa raison et le
plein usage de sa volonté, parce qu'il juge que
cela est bien pour lui , est souvent détourné
de sa résolution par des motifs plus forts que
ceux qui l'avaient déterminé au suicide : il peut
donc ne plus vouloir se tuer; il n'est point ma
lade, il est libre : ces deux hommes ne veulent
donc pas de la même manière, et il n'y a point
( 120 )
chez le dernier perversion de la faculté de
vouloir. »

Ces citations , qu'on me pardonnera facile


ment d'avoir multipliées, sont plus que suffi
santes pour décider cette question. Le suicide
peut être le symptôme ou le résultat de l'alié
nation; mais seul, il ne constitue jamais une
aliénation. C'est la même distinction que j'ai
établie pour le penchant au meurtre : distinc
tion importante, qui seule peut faire sortir les
juges de ce labyrinthe d'incertitudes où les ont
entraînés les discussions médico-légales.

Par conséquent, celui qui a commis un


meurtre pour arriver lui-même à la mort, ne
peut être considéré comme fou. Il mérite, à
mon avis, bien moins d'indulgence qu'un meur
trier ordinaire : car à tout bien prendre , il faut
un certain courage pour jouer l'échafaud contre
quelques écus, pour risquer sa vie contre la
satisfaction d'une idée de vengeance. Courage
immoral, je le veux bien, et mal dirigé, mais
qui n'en prend pas moins sa source dans le
même principe que le courage d'Alexandre et
de César; tandis que celui qui, n'osant regarder
( 'ai )
la mort en face, veut y arriver par des voies
détournées, et frappe un autre, parce qu'il
n'oserait se frapper lui-même, commet une
double lâcheté; il craint de vivre et ne sait pas
mourir : il lui faut l'aide du bourreau. C'est une
espèce de spéculation sur la peine de mort.
Un pareil calcul, tout méprisable qu'il est,
révèle la volonté et la conscience, en même
temps qu'il exclut toute idée de folie.

Le suicide est simplement un acte de paresse,


le refuge d'une âme faible qui recule devant
les épreuves de la vie. La résignation est une
suite d'efforts ; elle a besoin de tous les genres
de courage ; mais on s'épouvante à l'idée de ce
long travail de la vertu , et lorsqu'on ne voit
plus de consolation que dans cette puissance
même de la vertu dont on désespère, on trouve
bien plus facile d'en finir. A moins d'une grande
énergie, la religion seule, par ses magnifiques
promesses , peut soutenir l'homme ainsi déshé
rité de l'avenir de la vie.

Je n'hésite pas davantage à rattacher à la


paresse cet état de l'âme que l'on appelle
ennui, et qui n'est pas, comme on l'a tant ré
( )
pété , indéfinissable. Dans notre civilisation
avancée, l'ennui des hommes vulgaires, le plus
fréquent de tous les ennuis , n'est que la vieil
lesse prématurée de la pensée, et par suite
comme une égale impuissance de vivre et de
mourir. «L'ennui est aussi, comme l'observe
M. Coste , le partage des hommes les plus dis
tingués par leur esprit, et qui semblent avoir le
moins besoin de sensations; peut-être résulte-t-
il alors de l'inaction de facultés puissantes,
forcées de se replier sur elles-mêmes et de se
consumer dans leur force, parce que rien ne
leur répond : de là le desir de quitter un monde
où l'on désespère d'être jamais aimé ni corn-;
pris. »
( i*3 )

CHAPITRE IV.

DE LA DOULEUR ET DES MUTILATIONS VOLONTAIRES.

Oldfond ejres...
TU pluck you out.
(Shakspeare, King Lear.)
J'arracherai ces yeux appesantis
par lage.
I

On ne saurait trop le répéter, la source de


toutes les erreurs des médecins, relativement
aux maladies de l'intelligence, est dans la con
tusion qu'ils font sans cesse des symptômes de
la folie avec la folie elle-même. On l'a vu pour
l'homicide et pour le suicide; on pourra s'en
convaincre pour le genre d'aliénation qui fait
l'objet de ce chapitre.
( "4 )
Dans certaines folies, les malades se plaisent
à exercer sur eux-mêmes des mutilations de
toute espèce. L'un se déchire la figure , l'autre
se fait des incisions profondes dans le corps , un
troisième s'arrache un œil , etc. ; c'est une es
pèce de suicide partiel. Les médecins , témoins
de ces actes de fureur dans la folie, ont conclu
que toutes les fois qu'ils les observaient, il
devait y avoir folie. Voilà donc un nouveau
genre créé par eux, sans distinction des cas
où il y aurait des motifs à de tels actes ; ou
plutôt ils ont fait tourner à l'appui de leur sys
tème ces motifs qu'ils ne pouvaient autrement
s'expliquer. Ainsi , comme nous l'avons déjà
vu, les Brachmanes sont autant de fous, parce
qu'ils passent leur vie dans une austérité ri
gide, exposés à l'inclémence des saisons. La
sévère discipline des pénitens du désert, les
jeûnes prolongés des cénobites sont autant de
preuves d'aliénation mentale. Le cilice est le
partage de l'insensé. L'ermite n'est plus qu'un
être privé de raison. Quelle différence cepen
dant entre ces derniers et les malheureux dont
nous avons d'abord parlé, qui vont montrant
avec joie leurs plaies dégoûtantes comme un
( ^ )
témoignage sanglant de leur folie. Aucun motif
ne dirige ceux-ci , ou bien si c'est un motif
erroné et absurde qui les fait agir, il est si
puissant qu'ils ne peuvent s'abstenir. C'est un
mouvement machinal qui les entraîne malgré
eux. Les autres, au contraire, sont guidés par
des motifs qu'ils peuvent choisir, qu'ils peuvent
rejeter. Sans doute, c'est aller au-delà de ce que
commande la religion; mais doit-on s'étonner
que l'homme ait pousé jusqu'à l'excès des prin-
cides qui Le conduisent vers les magnifiques dé-
dommagemens d'une autre vie ? Qui pourrait
assigner des bornes à notre imagination ? Tou
jours active , toujours prête à dépasser le but
qu'elle veut atteindre, elle exagère la vertu
non moins que le vice. Ainsi , le cénobite
sait que la religion vit de privations; il s'en
impose , il les multiplie. D'abord il ne s'était
retranché que le superflu; bientôt il se prive
du nécessaire : il s'était abstenu des jouissances,,
et il se crée des tortures. Peut-être aussi n'est-
il pas insensible à la gloire de triompher de la
douleur, et de dompter la nature; car c'est là
aussi une espèce de vertu. Quoi qu'il eh soit ,
celui qui agit ainsi par conviction religieuse , a ,
( )
sans contredit , des idées fausses sur ce que là
Divinité exige de lui ; mais il est toujours maître
de renoncer à ce genre de vie; il conserve la
liberté et la raison.
J'insiste particulièrement sur ces distinctions
de liberté et de nécessité, parce que c'est pour
les avoir méconnues que les médecins ont con
fondu deux manières d'être aussi opposées que
la raison et la folie. M. Dupuytren s'est laissé
égarer par une erreur de ce genre, dans l'ob
servation suivante, rapportée par lui dans les
Mémoires de l'académie royale de Méde
cine^).
« Louis Trubert, batteur en grange, âgé de
quarante-deux ans, marié et père de cinq en-
fans, entra à l'Hôtel-Dieu le 1 5 mars 1824,
pour y être traité d'un anus accidentel. Ce ma
lade, d'une petite taille et d'une bonne consti
tution , mais d'un tempérament sec , bilieux et
mélancolique, était porté à s'isoler du monde
et des siens ; il avait des facultés intellectuelles

(1) Page 3o4 et suivantes, 2e partie.


( 127 )
très-bornées , et une grande ténacité dans les
idées. Sa figure était empreinte tout à la fois
de tristesse et de nullité; ses paroles étaient
rares, lentes et bornées à quelques monosyl
labes. Son teint était jaune, terreux ; sa faiblesse
et sa maigreur étaient excessives.

» Un effort fait par lui dix-huit ans avant son


entrée à l'hôpital, avait donné lieu à la forma
tion , par l'anneau inguinal gauche , d'une her
nie qu'il négligea de contenir. La tumeur aug
menta insensiblement de volume, et donna lieu
de temps en temps à des coliques et à plusieurs,
dérangemens dans les fonctions digestives. Au
bout de quinze ans, elle avait acquis le volume
de la tête d'un enfanta terme, et elle était en
grande partie irréductible.

» Fatigué par la présence et par le volume de


cette hernie , et devenu à ce qu'il croyait l'objet
de la risée publique à raison de son infirmité ,
Trubert s'isola de plus en plus de ses sembla
bles, et sans cesse occupé d'idées sinistres, il
imagina qu'il pouvait être délivré de son incom
modité par une opération. Avec le temps, cette
idée se développa, se fortifia, s'enracina au
( 128 )
point qu'il prit un jour le parti de se débarrasser
lui-même de sa hernie. Dans ce dessein, et
sans avoir communiqué son projeta qui que ce
soit , il se fit avec un couteau grossier une large
incision au scrotum ; il ouvrit le sac herniaire,
et ne fut arrêté dans sa tentative inouïe que
par l'issue d'une anse intestinale de dix-huit
pouces de longueur.
» A cet aspect, étonné et effrayé tout à la fois,
Trubert appela du secours, et fit venir ensuite
un médecin , M. le docteur Bossidet, de Beau-
mont ( Oise ), qui , après avoir agrandi la plaie,
réduisit , non sans peine , l'intestin déjà étran
glé. La plaie fut réunie par première intention,
et le malade fut assez heureux pour guérir sans
accident ; mais sa hernie et sa manie persistè
rent, et l'insuccès de sa première tentative ne
guérit pas Trubert de son idée fixe.
» En effet, persuadé qu'une opération faite
plus à fond , comme il l'a dit depuis , était le seul
moyen de le débarrasser de sa hernie, il refusa
de porter un bandage , comme étant un palliatif
insuffisant, et il suspecta même les intentions
de ceux qui le pressaient d'user de ce moyen.
Tout entier à l'idée dont il se nourrissait du
( '29 )
matin au soir, et dont sa vie et ses occupations
monotones étaient peu propres à le distraire,
oubliant et les douleurs, et les dangers, et le
peu de succès de sa première tentative, il saisit
la première occasion qui se présenta pour la re
nouveler) résolu cette fois de s'affranchir de
tous les tourmens que son mal lui causait ^ en
enlevant par sa racine la tumeur qu'il regar
dait comme une superfétation incommode.
» Le 22 février 1824, trois ans après sa pre
mière tentative, sa femme étant sortie, Trubert
se mit à l'ouvrage , pour me servir de ses ex
pressions ^ et armé d'un simple eustache qu'il
avait eu soin d'affiler, il se fendit de nouveau le
scrotum, pénétra dans le sac herniaire, et l'in
testin s'étant aussitôt présenté à ses regards ,
plus hardi que la première fois , il le saisit et en
retrancha tant bien que mal une partie.
» Cependant la douleur, l'écoulement du sang
et des matières fécales, ébranlèrent encore une
fois sa résolution ; il hésita un instant, il rejeta
bientôt l'instrument homicide; enfin il envoya
de nouveau chercher son médecin. Celui-ci
agrandit encore l'ouverture du scrotum , cher
cha les deux bouts du canal divisé , et pratiqua ,
9
( »3o )
pour les réunir, plusieurs points de suture : cette
suture fut sans effet quant à l'union des deux
bouts de l'intestin ; mais du moins ces bouts s'en
flammèrent , s'unirent aux lèvres de la plaie , et
un anus artificiel s'établit. »
M. Dupuytren , après avoir décrit l'état où se
trouvait le malade à son entrée à l'Hôtel-Dieu ,
continue :
« L'incertitude dans laquelle je restai sur la
direction du bout stomachal de l'intestin , unie
à l'état de faiblesse, de maigreur et de manie du
malade, m'empêchèrent d'abord de songer à le
débarrasser de son infirmité, et je me bornai à
le faire nourrir et tenir avec propreté. Cepen
dant ce malade devint de jour en jour plus
triste et plus taciturne, sans qu'on pût en de
viner la cause. Enfin il rompit le silence et fit
entendre sa voix pour invoquer le bienfait de
l'opération par laquelle il avait entendu dire
qu'on pourrait le guérir de ses dégoûtantes in
firmités.
Je ne prêtai d'abord qu'une faible attention
à sa demande, qui pouvait bien n'être que l'effet
d'un caprice du moment; cependant il la re
nouvela chaque jour : bientôt elle l'occupa ex
( >3! )
clusivement , et elle acquit enfin la ténacité
d'une idée fixe. Il me parut alors que si on ne
se rendait pas aux vœux du malade, sa funeste
manie pourrait bien le porter à se faire une
troisième opération. Craignant donc également
de le voir périr de consomption , ou de le voir
se porter à de nouveaux actes de démence, et
persuadé que, malgré sa faiblesse et sa maigreur,
il existait encore pour lui quelques chances de
guérison , je me déterminai à l'opérer le 3 1 mai ;
ce qui eut lieu en présence de MM. Larrey ,
Aumont et Sanson. »
Il est inutile de suivre M. Dupuytren dans
les détails de l'opération ; qu'il suffise de dire
que le malade fut complètement guéri. Voici
par quelles réflexions se termine cette obser
vation :
« Je n'oserais affirmer que Trubert sera ré
tabli de son aliénation mentale : il ne dit, il ne
fait pourtant rien qui ne soit conforme à la saine
raison , et tout porte à penser qu'il est revenu ,
pour le moins, à l'état où il était avant que sa
hernie l'eût porté à des actes qui devaient avoir
des suites mortelles. »
Je conçois que les médecins aient voulu ex

9'
( >32 )
pliquer par la manie tout acte dont ils ne pou
vaient autrement rendre compte ; c'était s'épar
gner les difficultés de l'analyse; mais dans ce
fait, tout est si facile à expliquer, la conduite de
Trubert peut si bien se raisonner, que je m'é
tonne qu'on ait voulu l'attribuer à la folie. Je ne
chercherai pas si , hors de l'acte qui l'a fait pré
sumer, on peut trouver d'autres signes de cette
maladie ; je demanderai seulement s'il y a un
motif qui ait pu le portera cette mutilation, et
j'en vois un très-puissant dans le desir de se dé
barrasser d'une infirmité qui lui rendait la vie
insupportable. Rien n'est plus naturel que ces
idées sombres qui le portaient à se croire l'objet
de la risée publique ; on ne peut se dissimuler
qu'un homme infirme et souffrant ne soit vis-à-
vis des autres dans une infériorité qui blesse son
amour-propre. S'il n'offre pas en compensation
quelque supériorité d'un autre genre qui serve,
pour ainsi dire, de contre-poids à sa position ,
il cherchera tous les moyens possibles d'en finir
avec une infirmité qui lui interdit les travaux
des autres hommes. Il est vrai que Trubert,
plutôt que d'avoir recours aux lumières d'un
chirurgien , prend sur lui-même d'exécuter une
( '33 )
opération effrayante; mais ce n'est là que de
l'ignorance : il ne calculait pas ce qui pourrait
en advenir; la preuve, c'est qu'effrayé du résultat
il appela un médecin. D'ailleurs, il ne faut pas
croire que les hommes éclairés soient les seuls
sceptiques : l'ignorance a aussi ses doutes. Tru-
bert pouvait bien n'avoir pas dans la médecine
toute la foi qu'exigeait sa triste situation : s'il
en appela au secours de la médecine, c'est qu'il
voyait qu'il avait été trop loin; comme ces hom
mes qui, s'étant jetés à l'eau, manquent de réso
lution au dernier moment et invoquent du se
cours. C'est toujours là cette faculté de s'abs
tenir qui caractérise la raison. Ce n'est pas l'issue
d'une anse intestinale, ou l'écoulement du sang
qui eussent arrêté un fou , encore moins la dou
leur, car il est d'observation que les fous qui
se soumettent à des mutilations ^ paraissent in
sensibles à la douleur. Il n'est pas étonnant qu'il
ait renouvelé l'opération ; les tourmens étaient
revenus , son mal était augmenté ; il s'était
écoulé assez de temps pour lui faire oublier la
douleur d'une première tentative , qui se trou
vait d'ailleurs effacée parla douleur présente; il
pouvait en outre être encouragé par l'heureuse
( '34 )
guérison de la première plaie; il croyait pouvoir
en pratiquer un seconde sans plus de danger.
Encore une fois, tout cela n'est que de l'igno
rance ; je n'y vois aucune trace de folie. En trou-
vera-t-on dans 'cette persistance à vouloir de
mander une troisième opération? Quanta moi,
j'y vois une grande preuve de raison ; j'y vois
du moins cet instinct de conservation de soi-
même , qui fait deviner à un malade ignorant
le remède convenable qui échappe quelquefois
aux lumières d'un médecin. Dans tous les cas,
si on pouvait le croire maniaque, il faut con
venir que ce fut fort heureux pour lui , puisque
c'est à cette prétendue idéefixe qu'il dut sa gué
rison.

Certes , si aujourd'hui Trubert , débarrassé


des infirmités qui le tourmentaient, se faisait
inutilement des incisions ou des plaies , on ne
pourrait nier qu'il ne soit fou ; mais jusques-Ià
je persisterai à soutenir qu'il n'y a pas aliéna
tion dans un acte aussi clairement motivé.

Si l'on veut comparer cette observation avec


l'observation suivante , on appréciera sans peine
toute la différence qui existe entre un fou et un
( i35 )
homme qui raisonne mal, c'est-à-dire incom
plètement. - ,
« Mathieu Lovat, cordonnier à Venise , offre
un exemple aussi extraordinaire que déplorable
de mélancolie religieuse portée au plus haut
degré. Son premier acte de démence fut de
s'amputer complètement les parties génitales,
qu'il jeta aussitôt par la fenêtre. Il avait préparé
d'avance tout ce qui était nécessaire pour pan
ser la plaie, et il réussit à se guérir lui-même si
heureusement, qu'il n'éprouva jamais le moin
dre dérangement dans l'excrétion des urines.
Quelque temps après, il se persuade que Dieu
lui ordonne de mourir sur la croix ; et aussitôt
le voilà tout occupé de préparer lui-même les
instrumens de son martyre. Pendant plus de
deux ans, il médite dans le silence et la retraite,
sur les moyens d'exécuter son projet. Enfin, le
jour fatal arrive (i); aucun préparatif n'a été
oublié. Lovat se couronne d'épines, dont trois
ou quatre pénètrent dans la peau du front. Un

(i) Ce fat à Venise, dans le mois de mai i8o5, qu'eut


lieu cette horrible exécution.
( »36 )
mouchoir blanc , lié sur les flancs et les cuisses,
couvre les parties mutilées ; le reste du corps
est nu. Il s'assied sur le milieu de la croix , ajuste
ses pieds sur le tasseau d'en bas , le droit sur le
gauche, et les traverse l'un et l'autre avec un
clou long de quinze pouces cinq lignes, qu'il
fait pénétrer à coups de marteau jusqu'à une
assez grande profondeur dans le bois. Il se lie
fortement sur la croix par le milieu du corps.
Muni de deux autres clous longs et bien acérés,
il en traverse successivement ses deux mains,
en plaçant la pointe dans le milieu de la paume,
et frappant contre le sol avec la tête des clous ;
il élève ensuite les deux mains jusqu'à l'endroit
où elles devaient être fixées, et fait pénétrer les
extrémités des clous dans des trous qu'il avait
pratiqués d'avance sur la portion transversale
de la croix : mais avant de clouer la main gau
che , il s'en sert pour se faire avec un tranchet
une large plaie au côté gauche (il avait oublié,
dit le rédacteur , que ce devait être au côté
droit). Cela fait, il ne s'agissait plus que de
s'exposer aux regards du public. Lovat y parvint
à l'aide de cordages disposés d'avance, de telle
manière, qu'en faisant quelques légers mou
( i37 )
vemens du corps , la croix , placée sur le bord
de la fenêtre, devait trébucher, et tomber en
dehors, où elle serait retenue par une corde.
Enfin à huit heures du matin , le malheureux
crucifié fut trouvé pendu à la façade de sa
maison. Sa main droite était seule détachée
de la croix, et pendait le long du corps. Dès
qu'on fut parvenu à le détacher, on le trans
porta à l'École impériale de clinique , dont la
direction est confiée à Ruggieri. Parmi ses nom
breuses plaies, aucune ne fut reconnue mor
telle. Celle de l'hypocondre gauche n'était pas
pénétrante; les clous qui traversaient les mains
avaient passé entre les os du métacarpe sans les
offenser ; celui qui était fiché dans les pieds
avait d'abord traversé le droit entre le deuxième
et le troisième métacarpes; puis le gauche,
entre le premier et le second de ces os , vers leur
extrémité postérieure. Enfin l'infortuné Lovat
guérit de ses plaies, mais non pas de sa folie.
Pendant le traitement , on eut lieu de faire une
observation assez remarquable, c'est que, pen
dant les intervalles lucides que lui laissait son
délire mélancolique, il souffrait cruellement
de ses plaies, tandis que dans les autres mo
( '38 )
mens il ne paraissait éprouver aucune douleur.
On le transporta, le 20 août i8o5, à l'hôpital
des fous, établi à Saint-Servolo. Là, il s'épuisa
tellement par des abstinences volontaires et
réitérées, qu'il devint phthisique peu de temps
après. Il mourut le 20 avril 1806 (i). »
La comparaison de ces deux faits suffit pour
distinguer les actes de la folie de ceux de la
raison. Dans un cas, c'est un ignorant qui se
mutile, mais pour se guérir; les souffrances
qu'il s'impose ont pour but de le délivrer de
souffrances plus cruelles : c'est le cas de toutes
les opérations chirurgicales. Dans l'autre, c'est
un être privé de raison qui se coupe les parties
génitales sans aucune espèce de motif, qui se
met en croix par un motif délirant. Trubert,
un peu phis éclairé, se serait probablement
adressé à un chirurgien, au lieu de se confier à
lui-même, tandis que Lovat, quelle que fût d'ail
leurs son éducation antérieure, n'aurait pas pu
ne pas exécuter son horrible idée.

(1) Falret, de l'Hypocondrie et du Suicide, p. 33o.


( i3g )

CHAPITRE V.

Afin de ne rien négliger qui puisse éclaircir


l'importante question qui nous occupe , et pour
qu'il ne reste aucun doute dans les esprits , j'ai
cru devoir tracer un aperçu rapide des passions
qui sont les causes les plus fréquentes du crime,
et pour lesquelles on emploie le plus souvent
le système de défense qui repose sur l'aliénation
mentale : tels sont l'amour, la jalousie et la
colère. Je rappellerai en même temps quelques
procès qui s'y rapportent. Qu'on ne m'accuse
pas de trop multiplier les faits; on n'est jamais
plus clair, plus concluant, que lorsqu'au poids
du raisonnement on ajoute la force des exem
ples. D'ailleurs, cet ouvrage étant surtout destiné
aux jures , j'ai voulu que , dans des cas de ce
( i4o )
genre, ils pussent s'appuyer sur des antécédens;
j'ai pensé qu'en rapprochant le crime commis
par la passion , de l'acte produit par la folie , ils
trouveraient un chemin tracé pour arriver
dans leurs décisions à la justice, qu'ils doivent
tous chercher. Lorsque les citoyens sont jugés
les uns par les autres , il ne faut rien négliger
pour les éclairer sur un devoir aussi sacré, et
j'ose le dire, aussi périlleux.
( i4i )

DE L'AMOUR.

/ do love thee so , that I will


shortljr send thy soul to heaven.
(ShakSPEarE , Richard the III.)
Je t'aime tant , que j'enverrai
bientôt ton âme au Ciel.

De toutes les passions, l*aniour est la seule


qui trouve également grâce aux yeux de la na
ture , de la société et de la religion ; source
féconde de sentimens généreux, elle crée à
l'homme une vie nouvelle , lui révèle des vertus
qu'il ne connaissait pas. Ce feu sacré, ce culte
nouveau, cette religion poétique du cœur sem
ble épurer sa nature et agrandir son exis
tence. Tandis que toutes les autres passions
sont autant d'agens de destruction , celle-ci est
la force vitale de la société et le gage de la
durée du monde. C'est cependant celle qui a
peut-être enfanté le plus de crimes. Leur fré
quence a refroidi la compassion et épuisé l'in
dulgence ; et pourtant elle n'est que la consé
( '4* )
quence de l'état social qui les punit. Cette pas
sion étant la plus impérieuse, est par cela même
la moins disposée a obéir au despotisme de la
société : elle se révolte avec force contre les
obstacles , d'autant plus énergique qu'elle gran
dit par la résistance. Ce n'est pas que la société
veuille lui imposer, comme aux autres passions,
un silence absolu; mais elle prétend la façonner
et la resserrer dans ses étroites limites. Tandis
qu'à la haine , à la colère ou à la vengeance, elle
oppose le glaive de la loi , à l'amour elle oppose
des convenances et des préjugés: elle veut pro
portionner les sentimens comme elle propor
tionne les fortunes. L'amour doit descendre au
niveau des généalogies ou des rentes; et les
calculs de l'ambition et de l'intérêt viennent
combattre ses illusions et tromper ses espéran
ces. L'échafaud du moins présente à l'esprit
une idée imposante, et peut devenir une grande
leçon; mais dans les exigences sociales, que de
petitesses ! Aussi l'aman t passionné aimera mieux
braver l'un que sacrifier aux autres. On lui re
fuse celle qu'il aime , il la réunira à lui par la
mort. Il sent qu'avec une volonté forte, il sera
toujours plus puissant que ceux qui le repous
( '43 )
sent. Cette fausse position fait un homicide d'un
homme vertueux, et il commet par un excès
d'amour un acte qui ne semble appartenir
qu'à un excès de haine. Personne assurément
n'oserait confondre cet amant au désespoir avec
le criminel qui frappe par cupidité ou par res
sentiment; et la loi lui applique la même peine.
Comme homme, on l'excuse; comme juge, on
le condamne. Triste situation , où celui qui or
donne le châtiment n'oserait assurer qu'il n'eût
pas commis l'acte qu'il punit , s'il se fût trouvé
dans les mêmes circonstances !
Chrichton rapporte que dans un village
d'Angleterre, deux jeunes gens avaient voulu
cimenter leur amour par un serment solennel.
Le premier qui serait infidèle devait recevoir la
mort de la main de l'autre. Le jeune homme
lancé dans la carrière des armes, fut obligé de
s'absenter. Peu après, les parens de la jeune
fille voulurent l'unir au pasteur de l'endroit.
Après de longs refus et de nombreux combats,
vaincue en partie par leurs sollicitations, en
partie par leurs menaces , elle consent au ma
riage proposé. Sur ces entrefaites, son amant
revient, apprend son malheur, et demande à la
( i44 )
jeune fille un moment d'entretien. Elle y con
sent; arrivé au rendez-vous, le jeune homme
rappelle à celle qu'il aimait ses sermens , le vœu
solennel qui l'engageait à lui, et tirant un pis
tolet de son sein , il l'étend morte à ses pieds.
Qui de nous n'excuse au fond de son cœur
ce malheureux qui n'eût jamais été coupable
s'il n'eût jamais aimé? Pour lui, le serment de
l'amour était le premier de tous les liens , le p lus
sacré de tous les devoirs , et sans doute sa cons
cience ne l'avertissait pas qu'il commettait un
crime : il fut pourtant condamné à mort , et sa
sentence fut exécutée. Par l'impunité, la société
eût reconnu que l'homicide pouvait être l'objet
d'un contrat.
Les procès de Sureau , d'Ulbach , de Julien
sont trop connus pour que je m'y arrête; mais
il en est un que je ne crois pas inutile d'exa
miner, parce que le crime a été commis par un
homme plus éclairé, et qu'il offre un singulier
mélange d'amour et de haine, de grandeur et
de bassesse.
Antoine Bertet était né d'artisans pauvres et
honnêtes ; son père est maréchal-ferrant dans
le village de Brangues. Une frêle constitution
( >45 )
peu propre aux fatigues du corps , une intelli
gence supérieure à sa position , un goût mani
festé de bonne heure pour les études élevées ,
inspirèrent en sa faveur de l'intérêt à quelques
personnes; leur charité plus vive qu'éclairée ^
songea à tirer le jeune Berthet du rang modeste
où le hasard de la naissance l'avait placé, et à
lui faire embrasser l'état ecclésiastique. Le curé
deBrangues l'adopta comme un enfant chéri,
lui enseigna les premiers élémens des sciences j
et grâce à ses bienfaits Berthet entra en 1818
au petit séminaire de Grenoble. En 182 2, une
maladie grave l'obligea de discontinuer ses étu
des ; il fut recueilli par le curé , dont les soins
suppléèrent avec succès à l'indigence de ses
parens. A la pressante sollicitation de ce protec
teur, il fut reçu chez M. M*** qui lui confia l'é
ducation d'un de ses enfans; sa funeste des
tinée le préparait à devenir le fléau de cette
famille. Madame M***, femme aimable et spiri
tuelle, alors âgée de trente-six ans et d'une ré
putation intacte, pensa -t- elle qu'elle pouvait
sans danger prodiguer des témoignages de
bonté à un jeune homme de vingt ans, dont la
santé délicate exigeait des soins particuliers?
( '46 )
Une immoralité précoce dans Berthet le lit-elle
se méprendre sur la nature de ses soins? Quoi
qu'il en soit, avant l'expiration d'une année ,
M. M*** dut songer à mettre un terme au séjour
du jeune précepteur dans sa maison.
Berthet entra au petit séminaire de Belley pour
y continuer ses études; il y resta deux ans, et
revint passer àBrangues les vacances de 1825.
Il ne put rentrer dans cet établissement ; il
obtint alors d'être admis au grand séminaire de
Grenoble : mais après y être demeuré un mois,
jugé par ses supérieurs indigne des fonctions
qu'il ambitionnait, il fut congédié sans espoir
de retour. Son père irrité le bannit de sa pré
sence ; enfin , il ne put trouver d'asile que chez
sa sœur mariée à Brangues.
Ces rebuts furent-ils la suite de mauvais
principes reconnus et d'écarts de conduite gra
ves? Berthet se crut-il en butte à une persécution
secrèteMe la part de M. M*** qu'il avait offensé?
Des lettres qu'il écrivit alors à M. M*** conte
naient des reproches virulens et des diffama
tions. Malgré cela, M. M*** faisait des démar
ches en faveur de l'ancien instituteur de ses
enfans.
( '47 )
Berthet parvint encore à se placer chez M. de
C*** en qualité de précepteur; il avait alors re
noncé à l'église; mais après un an, M. de C***
le congédia par des raisons imparfaitement con
nues, et qui paraissent se rattacher à quelque
nouvelle intrigue.
Il songea de nouveau à la carrière qui avait
été le but de tous ses efforts , l'état ecclésiasti
que; mais il fit et fit faire de vaines sollicitations
auprès des supérieurs des séminaires deBelley,
de Lyon et de Grenoble; il ne fut reçu nulle
part.
Pendant le cours de ces démarches , il ren
dait les époux M*** responsables de leur inuti
lité. Les prières et les reproches qui remplis
saient les lettres qu'il continua d'adresser à
madame M***, devinrent des menaces terribles.
On recueillit des propos sinistres : Je veux la
tuer , disait-il dans un accès de mélancolie fa
rouche. Il écrivait au curé de Brangues, le suc
cesseur de son premier bienfaiteur : Quand je
paraîtrai sous le clocher de la paroisse , on
saura pourquoi. Ces étranges moyens produi
saient une partie de leur effet. M. M*** s'occu
pait activement à lui rouvrir l'entrée de quelque
( '48 )
séminaire; mais il échoua à Grenoble ; il échoua
de même à Belley où il fit exprès un voyage
avec le curé de Brangues. Tout ce qu'il put
. obtenir, fut de placer Berthet chez M. Trolliet,
notaire à Morestel , allié de la famille M*** , en
lui dissimulant ses sujets de mécontentement.
Mais Berthet dans son ambition déçue, était
las , selon sa dédaigneuse expression , de n'être
toujours qu'un magister à 200 francs de gages.
Il n'interrompit point le cours de ses lettres
menaçantes; il annonça à plusieurs personnes
qu'il était déterminé à tuer madame M***, en
s'ôtant la vie à lui-même. Malheureusement un
projet aussi atroce sembla improbable par son
atrocité même: il était pourtant sur le point de
s'accomplir !
C'est au mois de juin 1837 que Berthet était
entré dans la maison Trolliet : vers le i5 juillet,
il se rend à Lyon pour acheter des pistolets; il
écrit de là à madame M*** une lettre pleine de
nouvelles menaces; elle finissait par ces mots:
votre triomphe sera comme celui d'Aman, de
peu de durée. De retour à Morestel, on le vit
s'exercer au tir ; l'une de ses deux armes man
quait feu; après avoir songé à la faire réparer,
( '49 )
il la remplaça par un autre pistolet , qu'il
prit dans la chambre de M. Trolliet , alors ab
sent.
Le dimanche 2a juillet, de grand matin,
Berthet charge ses deux pistolets à doubles bal
les, les place sous son habit et part pour Bran-
gues. Il arrive chez sa sœur qui lui fait manger
une soupe légère. A l'heure de la messe, il se
rend à l'église, et se place à trois pas du banc
de madame M***. Il la voit bientôt venir, ac
compagnée de ses deux enfans, dont l'un avait
été son élève. Là il attend immobile, jusqu'au
moment où le prêtre distribue la communion.
« Ni l'aspect de sa bienfaitrice , dit M. le pro
cureur-général , ni la sainteté du lieu, ni la so
lennité du plus sublime des mystères d'une re
ligion au service de laquelle Berthet devait se
consacrer, rien ne peut émouvoir cette âme
dévouée au génie de la destruction. L'œil atta
ché sur sa victime, étranger aux sentimens re
ligieux qui se manifestent autour de lui, il
attend avec une infernale patience l'instant où
le recueillement de tous les fidèles va lui donner
les moyens de porter des coups assurés. Ce mo
ment arrive, et lorsque tous les cœurs s'élèvent
( iSo )
vers le Dieu présent sur l'autel, lorsque ma
dame M***, prosternée, mêlait peut-être à ses
ferventes prières le nom de l'ingrat qui s'est
fait son ennemi le plus cruel, deux coups de
feu successifs et à peu d'intervalle se font en
tendre. Les assistans, épouvantés, voient tomber
presqu'en même temps et Berthet et madame
M***, dont le premier mouvement, dans la
prévoyance d'un nouveau crime , est de couvrir
de son corps ses jeunes enfans effrayés. Le sang
de l'assassin et celui de la victime jaillissent
confondus jusque sur les marches du sanc
tuaire (i). »
Mais Berthet avait porté des coups plus assu
rés à madame M*** qu'à lui-même. Il guérit de
ses blessures , et fut mis en accusation.
Comme on le pense bien, le défenseur sou
tint que le meurtre avait été commis sans vo
lonté. « Il est deux espèces de folie, dit-il: la
folie de ceux dont les organes sont à jamais
brisés; la folie de ceux dont les organes ne sont

(i) Voyez la Gazette des Tribunaux, des 28, 29, 3o


I et 3i décembre, où l'on peut lire les détails des débats.
( i5i )
qu'instantanément bouleversés par une grande
passion. Ces deux folies ne diffèrent que par la
durée. Le législateur ne pouvait soumettre à
aucune responsabilité pénale les hommes qui
sont atteints de l'une ou de l'autre ; semblables
à des aveugles perdus sans conducteurs sur une
route inconnue, les malheurs qu'ils causent
sont des accidens et jamais des crimes. »
Ce système de défense s'écroule entièrement
devant la distinction déjà établie entre la liberté
des actes et leur nécessité. Berthet pouvait s'abs
tenir; il n'était donc pas fou; il n'avait peut-être
pas même pour excase l'amour : car lorsqu'on
aime, on ne révèle pas publiquement avec une
froideur cynique les rapports intimes qu'on a
eus avec la femme aimée. C'est pourtant ce que
Berthet fait pendant tout le cours des débats,
rappelant avec soin toutes les faveurs qu'il a ob
tenues, retraçant même des circonstances ima
ginaires, que du reste il a depuis désavouées.
D'ailleurs , il est rare que l'on tue par jalousie
une femme mariée que Ton est parvenu à sé
duire; l'action de Berthet appartenait donc plu
tôt à la vengeance d'un amant dédaigné , qu'à la
susceptibilité d'un amour heureux ; elle appar
( '52 )
tenait aussi à l'ambition trompée d'un homme
qui s'était créé en imagination un horizon beau
coup au-delà de sa sphère naturelle. Quant à la •
folie, quant au sommeil de la volonté, on ne
peut l'admettre : tout s'accorde à repousser ce
système; et la condamnation de l'accusé n'a été
qu'un acte de justice. Il n'en est pas de même
dans le fait suivant :
Paul Dominguez, vieillard de soixante-cinq
ans , demeurait avec sa fille âgée de dix-huit
ans, nommée Maria de los Dolores, dans une
petite cabane sur les montagnes de Ségovie, où
ils s'occupaient à garder les troupeaux d'un
riche propriétaire , dont le principal commerce
était celui des laines si estimées de cette partie
de l'Espagne. Auprès de cette cabane, s'en trou
vaient plusieurs habitées par d'autres bergers ;
dans une d'elles demeurait un nommé Juan
Diaz, jeune homme de vingt-cinq ans; il eut
plusieurs fois l'occasion de voir la fille de Pedro
Dominguez, et bientôt ils devinrent éperdu-
ment amoureux l'un de l'autre.
Ils déclarèrent leur passion au vieillard qui,
soit parce que son âge avancé lui faisait desirer
de ne pas se priver de sa fille, soit pour d'autres
( '53 )
motifs que l'on ignore , refusa son consente
ment à leur union , et mit même beaucoup d'ai
greur dans l'expression de son refus. Les amans
eurent recours à ceux des amis de Dominguez
qui avaient sur lui une certaine influence, et les
supplièrent d'intercéder en leur faveur ; mais
tout fut inutile.
Alors Juan Diaz se présenta seul à Pedro Do
minguez , et lui révéla les motifs pressans qui
l'engageaient à solliciter un mariage désormais
nécessaire à l'honneur de sa fille. Mais le vieil
lard, persistant obstinément dans son projet,
lui déclara que jamais sa fille ne serait à lui, que
jamais il ne donnerait son consentement.
Juan Diaz se retira désespéré ; il fit part à son
amante du triste résultat de son entrevue , et il
ajouta : «Puisque ton père pense avec tant
de bassesse, je renonce entièrement à toi, je
t'oublie pour toujours; fais de ton côté la
même chose, car je te jure que pour moi je
tiendrai le serment que je fais aujourd'hui de
ne plus te voir ni te parler. » En vain Dolores
le supplia de renoncer à cette cruelle résolution.

Dès ce moment, la bergère devint triste et


( i54 )
taciturne ; elle recherchait les lieux les plus so
litaires pour y faire paître son troupeau , et on
ne la vit plus adresser la parole à ses compa
gnes.
Le 20 mars 1826 , de retour le soir dans la
cabane, elle entra chez elle, après avoir ren
fermé les moutons dans le bercail , et elle s'oc
cupa à faire rôtir un morceau de viande. Son
père, qui était auprès du feu, s'endormit; saisie
tout à coup d'une horrible frénésie, Dolores
s'empare d'un chenet , en assène plusieurs coups
à son vieux père, et l'étend à ses pieds. A la vue
du sang, sa rage redouble; elle se précipite sur
sa victime, lui ouvre la poitrine avec un coute
las, en retire le cœur encore palpitant , le place
à côté du morceau de viande qui était déjà sur
le feu , et quand il est à moitié rôti, elle com
mence à le dévorer. Mais bientôt elle pousse
des hurlemens, des cris aigus de désespoir qui
retentissent au loin. Les bergers accourent des
cabanes voisines; quel affreux spectacle! à côté
du cadavre mutilé, s'offre à leurs regards une
furie qui, la bouche sanglante, les yeux égarés,
tient à la main un morceau de chair humaine ,
qu'elle montre à l'un d'eux en s'écrianl : Tiens,
( '55 )
voilà le cœur de celui qui m'a empêchée d'être
la plus heureuse des femmes , de celui qui m'a
privée de l'homme que j'adorais ; c'est le cœur
de mon père que je viens d'assassiner ; goûtes-
en si tu veux! C'est le cœur de mon père!....
C'est le cœur de mon père!...
Les bergers demeurèrent interdits, stupé
faits. Devenue deplus en plus furieuse, Dolores
met ses vêtemens en lambeaux, et se déchire
le sein avec ses ongles. On l'arrête, et après
l'avoir liée , on la conduit à Ségovie , où elle fut
remise entre les mains du corrégidor qui , sur
le témoignage des bergers , fit dresser un procès-
verbal circonstancié de cet épouvantable évé
nement.
On se transporta sur les lieux; le médecin fit
l'autopsie du cadavre , et déclara que le vieillard
était mort dès le premier coup qu'il avait reçu
sur la tête , et qui lui avait partagé le crâne.
Dolores fut enfermée dans la prison de Sé
govie ; mais depuis le moment où elle avait été
garrottée par les bergers, elle avait entièrement
perdu la raison ; et tels étaient ses accès de fu
reur, qu'on fut obligé de l'attacher avec une
chaîne à un poteau. Quand on voulut l'interro
( i56 )
ger, elle ne répondit que par des cris lamenta
bles. « Oui , disait-elle, c'est le cœur de mon père
que je mange , et si je puis , je mangerai aussi le
vôtre.» Voilà ce qu'elle ne cessait de répéter
dans son continuel délire.
Le corrégidor de Ségovie la condamna à
mort; mais la sentence et la procédure passè
rent à l'audience royale de Valladolid , pour être
soumises à son approbation ; ce tribunal con
sulta son fiscal qui exprima l'avis suivant : « Pour
» l'honneur de l'humanité , on doit considérer
» que l'auteur d'un semblable crime ne se pos-
» sédait plus lorsqu'il le commit, que son es-
» prit était aliéné, que l'accusée était devenue
» furieuse, ainsi qu'elle continuait toujours à
» l'être , et que par conséquent elle devait être
» condamnée à être enfermée pour toute sa vie
» dans une des maisons destinées à garder ceux
» qui sont attaqués de démence. »
L'audience royale se conforma à l'avis de son
fiscal , et Maria de los Dolores a été conduite
dans la maison de fous de Saragosse (i).

(i) Gazette des Tribunaux , du i7 septembre 1827.


( i57 )
Voilà un fait qui certes ne présente aucune
équivoque; mais ce n'est pas son atrocité qui
atteste la folie, car il n'est pas impossible de
concevoir que l'amour déçu puisse, dans un
cœur féroce et ignorant, provoquer la vengeance
même contre un père. Contre tout autre, cela
pourrait avoir lieu sans la moindre férocité : en
dehors du sentiment religieux, ce n'est plus
qu'une représaille ; et cette représaille peut pa
raître juste, et même faible aux yeux de la na
ture: mais aux veux de la société, elle est cri-
minelle et punissable. Ce n'est donc pas le fait
lui-même qui atteste ici l'égarement de la rai
son , mais bien les circonstances qui le suivi
rent; et parmi ces circonstances, il en est encore
d'atroces qui peuvent cependant se concilier
avec la raison. Souvent la vengeance ne se
calme pas dès qu'elle est satisfaite; on l'a vue
plus d'une fois s'acharner sur un cadavre pal
pitant, et mutiler la mort. Aussi n'est-ce pas
seulement parce que Dolores arracha le cœur de
son père, que la folie est évidente, car un tel
acte pouvait être le dernier terme de la passion ;
mais elle devait s'arrêter là. Le repas affreux
qui servit de .complément au parricide, vient
( i58 )
révéler l'aliénation , parce qu'il n'a plus aucun
rapport avec la vengeance. Les accès de violence
auxquels Dolores ne cessa de se livrer depuis le
meurtre, en sont d'ailleurs la meilleure preuve.
Ainsi, cette jeune fille était atteinte de manie
furieuse , dont le premier paroxysme fut le par
ricide ; mais, si la folie s'était bornée à ce seul
acte, comme il n'est pas incompatible avec la
raison, on n'aurait pu la signaler; il aurait fallu
prononcer la condamnation. Du reste, dans tous
les cas de véritable aliénation mentale, les juges
pourront en trouver des preuves non moins
évidentes. Lorsqu'il y aura du vague et des in
certitudes, ils devront ne point s'y arrêter, sous
peine de s'égarer dans leurs décisions.
( '5g )

CHAPITRE VI.

DE LA JALOUSIE.

Oh ! how hast thon wîth jcalousy


infected thc sweetness qf affiance,
(Shakspeare , Henry the y.)
Ah! pourquoi par la jalousie em
poisonner la douceur de l'amour !

On a répété jusqu'à satiété que l'amour ne


pouvait exister sans jalousie. Il suffirait, pour
détruire cette proposition , de répondre que la
jalousie existe sans amour. Cependant si par
jalousie on entend cette délicate susceptibilité
qui, vivant des illusions de l'amour, s'effraye à
l'idée de la moindre faveur partagée, voit avec
( i6o )
impatience accorder à des indifférens , des re
gards, des sourires qui devraient appartenir
exclusivement à l'objet aimé, sans doute il
faut avouer que la jalousie accompagne toujours
l'amour 5 mais si l'on veut désigner cette inquié
tude soupçonneuse , cette tyrannique méfiance
qui s'attache aux pas d'une amante, épie ses
démarches, étudie tous ses mouvemens, croit
toujours au mal et rêve l'infidélité, j'ose le dire
l'amour peut vivre, et vivre dans toute sa force,
sans l'appui d'une passion aussi dégradante.
Dans le premier cas, Pamant ne regarde une
marque d'affection accordée à un autre que
comme une espèce de prodigalité d'un bien
dont il s'exagère le prix. Dans le second, il y
aperçoit le prélude de caresses moins innocen
tes. L'un se plaint de ce qu'il voit; mais ses
plaintes sont franches et calmes , parce qu'il n'a
pas d'arrière-pensée : l'autre se tourmente de ce
qu'il ne voit pas; il dissimule même une partie
de ses craintes; et ses tourmens étant fondés
sur le possible, ils sont sans bornes comme
' l'imagination. Ces deux états de l'âme ont été
constamment confondus; tandis que dans l'un
la confiance est inaltérée, et que dans l'autre
( i6i )
elle est éteinte. Celle-ci n'est donc autre chose
que la méfiance qu'on a voulu ennoblir en la
décorant du nom de jalousie; mais puisque nous
trouvons ce mot employé dans ce sens , il faut
nous résoudre à l'accepter.

Cette passion prédomine surtout chez les


hommes ignorans, chez ces esprits mobiles qui,
se laissant aller à leurs premières impressions,
improvisent la haine comme ils improvisent
l'amour, toujours prêts à être les dupes de
l'homme qui voudra spéculer sur leur crédu
lité. Aussi , pour représenter un tel caractère ,
Shakspeare a-t-il choisi un de ces enfans de
l'Afrique , dont les passions ardentes s'allument
au moindre souffle, et qui conçoivent le soup
çon, méditent la vengeance, accomplissent le
meurtre avec toute la précipitation de l'empor
tement.
Un désavantage physique peut contribuer
aussi à faire naître cette passion. Et là encore on
doit admirer dans Shakspeare cet instinct du
génie qui le fait choisir un nègre pour héros de
sa tragédie. La couleur d'Othello devait seule
le rendre méfiant , parce qu'il sentait que ceux
il
( i6a )
qui l'entouraient avaient sur lui l'avantage de la
beauté.
La jalousie est une source féconde de crimes,
même lorsqu'elle ne repose que sur des soup
çons; et alors la loi use de toutes ses rigueurs.
Mais lorsque ces soupçons se trouvent fondés,
lorsqu'une triste vérité venant révéler à l'époux
abusé l'infidélité de celle qui lui est unie, le
force au crime, la loi retranche beaucoup de sa
sévérité, et pour la première fois elle permet le
meurtre à la passion.
L'article 324 du Code pénal porte que ,
« dans le cas d'adultère, le meurtre commis
par l'époux sur son épouse,ainsi que sur le com
plice, à l'instant où il les surprendra en fla
grant délit dans la maison conjugale, est excu
sable. » Je ne sais jusqu'à quel point cette loi
peut se concilier avec l'équité et la morale.
J'avoue qu'il est difficile à l'homme de résister à
toutes les passions tumultueuses qui viennent
l'assaillir à l'aspect du plus grand des outrages.
Tant d'illusions détruites, tant de rêves de bon
heur dissipés, le transportent et l'égarent! L'a
mour, la jalousie, la colère et la vengeance le
poussent au crime de toutes leurs forces réu
( >63 )
nies. Mais d'un côté, il se fait justice à lui-
même, ce qui est contre toutes les lois des so
ciétés. D'un autre, il faut considérer que ce
droit est aussi accordé au mari infidèle, qui a
peut-éU-e donné le premier exemple de la per
fidie. Le meurtre se trouve donc commis uni
quement pour satisfaire la vanité.
II est assez singulier que dans un moment
où tant de voix éloquentes contestent à la so
ciété outragée le droit d'ôter la vie à un de ses
membres , on investisse de ce terrible droit un
simple particulier. On confie le glaive à la fu
reur, tandis qu'on veut l'arracher au magistrat
impassible. Cette contradiction ne peut s'ex
pliquer que par la satisfaction qu'éprouve cha
que homme à enlever quelque chose à la puis
sance exécutrice, tandis qu'il ne veut rien céder
de ses droits individuels; car ce droit de mort
du mari sur la femme n'est qu'un reste de ces
anciennes libertés que la société a oublié d'en
lever à l'homme naturel.
Mais cet article de notre Code pourrait , dans
un cas , faire élever une difficulté qui serait em
barrassante à résoudre. Qu'il me soit permis de
supposer un crime dont on n'a, je crois, vu
ii.
( '64)
aucun exemple , mais qui cependant n'est pas
impossible. Dans un ouvrage dont chaque page
retrace le triste tableau des infirmités humaines,
on ne doit pas reculer devant l'idée d'un forfait
nouveau. D'ailleurs, lorsqu'on cherche à éclai
rer les regards sévères de la justice, il ne faut
pas craindre de mettre l'homme à découvert.
On a vu des pères vouloir outrager la pudeur
de leurs filles. Il est donc permis de croire
qu'un beau-père peut employer la séduction
auprès de sa bru. Qu'on se figure, si l'on peut,
les sentimens dont serait agité l'homme qui,
pénétrant auprès d'une épouse , la trouverait
dans les bras de son père : qu'on suppose que
l'outrage présent lui fasse oublier les souvenirs
de l'enfance, que la rage de l'amour trahi l'em
porte sur le devoir de l'amour filial; éperdu ,
égaré, il se précipite, et le sang coule; il s'ar
rête stupéfait; mais il n'est plus temps, le par
ricide est consommé. Qu'ordonnera-t-on de lui ?
D'un côté, l'article 3^4 le déclare excusable;
de l'autre , l'article 323 porte que le parricide
n'estjamais excusable. Faisons des vœux pour
que les juges ne soient pas appelés à décider
cette difficulté. J'ai seulement voulu montrer à
( i65 )
quelles conséquences pouvait entraîner une loi
qui autorise le meurtre.
Heureusement que ce cruel privilège de l'é
poux sur l'épouse s'arrête là , et qu'on a refusé
à la jalousie de l'amant même le plus vertueux
et le plus passionné , ce- qu'on accorde à la
froide légitimité d'un mari souvent égoïste et
infidèle. Aussi les défenseurs de ceux-là n'ayant
aucune ressource dans l'indulgence de la loi ,
cherchent toujours à faire valoir en leur faveur
la toute puissante aliénation mentale.
Un crime de ce genre a été commis dans la
ville de Valence. Une petite boutique en bois,
où l'on vendait du pain, était habitée par une
vieille femme nommée Joaquina Minaou , et
par deux jeunes filles ses nièces, qui , orphe
lines dès leur plus tendre enfance, vivaient sous
sa tutelle, et la chérissaient comme une mère.
L'une d'elles, Juana Vallarino, à peine âgée de
16 ans, fixait par sa jolie figure l'attention de
tous les paysans; et quand elle était au compr
toir, on vendait beaucoup plus de pain que
lorsqu'il était occupé par la tante.
En face de cette boutique , était celle de
Francisco Naylz;arin , fabricant de corbeilles , de
( '66 )
nattes et d'autres objets de jonc et de paille.
C'était un homme très-riche; mais habitué au
travail,, il n'avait jamais voulu abandonner son
commerce. Son fils , Juan Naylzarin , jeune
homme âgé de 11 ans , avait remarqué la char
mante boulangère, et s'efforça de lui faire com
prendre les sentimens qu'elle lui inspirait. Juana
Vallarino n'avait pas l'air de s'occuper de lui ,
parce que le bruit courait qu'il voulait se faire
moine. Il fréquentait beaucoup en effet le
couvent de la Merced; il y quêtait, y servait la
messe, et plusieurs fois il avait témoigné à son
père l'intention de renoncer aux vanités de ce
monde. Mais sa passion naissante l'emporta sur
ses goûts monastiques: il n'allait plus si souvent
au couvent, et à chaque instant on le surpre
nait en contemplation devant la belle Juana.
Un jour enfin il hasarda une déclaration à la
nièce, en présence même de la tante, et il ex
prima les voeux les plus légitimes. Juan Nayl
zarin était beau garçon et fils unique d'un père
très-riche; il devait plaire à la nièce et à la tante.
On l'accueillit très -favorablement, et on lui
permit les assiduités d'usage.
Juana Vallarino, quoique fort sage, était tant
( i67 )
soit peu coquette : elle aimait son futur époux y
mais elle aimait aussi qu'on lui contât fleurettes.
Cette légèreté ne pouvait guère s'accorder avec
la jalousie du jeune Espagnol. D'un autre côté,
Juana était vive , décidée , et son amant était
impérieux, inflexible dans ses résolutions. Cette
opposition de caractère donna lieu à plusieurs
altercations, et bientôt il se séparèrent. «Je
suis bien aise d'être débarrassée de toi, lui dit
Juana Vallarino ; désormais ne songe plus à
moi, et surtout ne te mêle d'aucune de mes
actions. »
Mais cette indifférence n'était plus possible.
Toujours amoureux et jaloux, Naylzarin sur
veillait sans cesse la conduite de la jeune fille ,
il épiait tous ses mouvemens. Quelque temps
après, un jour de fête, Juana avec quelques-
unes de ses amies , était à danser devant la
maison. Il voit un jeune homme s'approcher
d'elle , et il croit s'apercevoir qu'elle l'écoute
avec plaisir. Aussitôt il accourt et rompt leur
entretien. « Je vous répète, lui dit alors Juana,
que je ne veux plus avoir avec vous la moindre
relation ; vous vous fatiguez en vain , vous ne
serez jamais mon mari. — Eh bien ! si je ne
( i68 )
suis pas ton mari, lui répond le jeune Espagnol
avec des yeux étincelans, tu ne seras pas non
plus l'épouse d'un autre. » Et il se retire.
Juana dès ce moment n'alla plus à la bou
tique. Cependant quinze jours après (c'était
le ii août 1826), la tante étant fort occupée,
pria sa nièce de la remplacer au comptoir. « Ne
crains rien du fils de Naylzarin, lui dit-elle; je
crois qu'il ne pense plus à toi ; il ne s'approche
jamais de la boutique, et quand il me voit, il
ne prend pas même la peine de me saluer. »
Malgré sa résolution, la jeune fille céda aux
instances de sa tante , et descendit dans la bou
tique. Le fils de Naylzarin était dans la sienne ,
travaillant à ses corbeilles; et d'abord il n'eut pas
l'air de remarquer Juana.
Maïs bientôt sa jalousie fut encore mise à l'é
preuve. Un sergent des grenadiers provinciaux,
qui passait devant la boutique, s'y arrêta sous
prétexte d'acheter du pain, et adressait quelques
complimens à la jolie marchande. Au même ins
tant survient un marchand de pinones (1) et

Fruit de la pomme- de-pin.


( -69)
de chafas (i). Le sergent l'appelle, achète
plusieurs de ces fruits, les jete sur le tablier de
Juana, et se retire.
Juan Naylzarin avait tout observé. Il s'avance
aussitôt vers la boutique , et adresse de vifs re
proches à celle qu'il s'obstine à considérer
comme son amante. « Je vous ai déjà déclaré,
lui dit-elle, que je n'ai pas à vous rendre compte
de ma conduite : cependant pour vous prouver
que vos soupçons sont injustes, voyez le cas que
je fais de ces présens. » Et en même temps,
secouant son tablier, elle jete par terre tous les
fruits. L'amour-propre deNaylzarin en fut flatté:
il s'empressa d'aller acheter une grande quan
tité de fruits, et en remplit le tablier de Valla-
rino.
Mais au même instant le sergent passait une
seconde fois, accompagné d'un soldat; il s'arrête
encore devant la boutique, et s'entretient avec
Juana, qui lui répondait de temps en temps.
Naylzarin , debout dans un des coins de la bou-

(i) Petit fruit qui croit dans le royaume de Valence


et avec lequel on fait une espèce d'orgeat.
( i7° )
tique, gardait un morne silence. Le sergent fut
à peine éloigné, qu'il voulut renouveler encore
ses reproches. Juana impatientée jette à terre
tous les fruits en disant : « Eh bien! oui, Mon
sieur, je l'aime, et je l'aime parce que cela me
fait plaisir; je n'ai de compte à rendre à per
sonne, et moins à vous qu'à tout autre. » A ces
mots, Naylzarin s'éloigne sans répondre.
On apporte à Juana son dîner; après l'avoir
mangé, elle s'incline sur sa main pour dormir
quelques instans, et se couvre le visage avec
son tablier, afin de le garantir du soleil.
Juan Naylzarin s'approche alors, tenant à la
main une de ces longues aiguilles qui servent
à faire les corbeilles, et qu'il venait d'aiguiser
pendant le dîner de Juana. Il en place la pointe
dans l'une des oreilles de la jeune fille, et l'en
fonce de manière à ce qu'elle sorte par l'autre;
puis il retourne tranquillement dans sa bou
tique. <
Le cadavre de la victime était tombé au mi
lieu de la place, et les voisins croyant que Juana
venait de se trouver mal , étaient accourus pour
la secourir; mais bientôt ils aperçoivent la fatale
aiguille. On appelle un chirurgien, qui déclare
( )
que la jeune fille est morte à l'instant même où
les deux oreilles ont été traversées. La justice
arrive aussitôt , et un cri universel lui désigne
l'assassin.
JuanNaylzarin n'avait pas quitté sa boutique;
il avoue son crime avec calme, et se laisse con
duire en prison sans opposer la moindre résis
tance. Dans tous ses interrogatoires, il déclara
qu'il avait commis le crime avec la plus grande
préméditation , que s'il fallait le commettre de
nouveau, il n'hésiterait pas ; qu'il mourrait con
tent, puisqu'il était sûr que Juana Vallarino ne
serait pas l'épouse d'un autre.
Le défenseur s'efforça de le représenter
comme atteint de frénésie et d'aliénation men
tale, et cita plusieurs exemples de crimes sem
blables qui n'avaient été punis que des travaux
forcés.
« L'audience royale de Valence , capitale du
» royaume du même nom , considérant que les
» homicides causés par la jalousie ne sont point
» distingués par les lois de ceux qu'elles punis-
» sent de la peine de mort, que ces crimes se
» sont renouvelés depuis plusieurs années d'une
» manière effrayante, et que la religion, la mo-
( )
- » raie ,1a sûreté publique ordonnent impérieu-
» sèment de faire un exemple ; considérant que
» Juan Naylzarin n'étant point uni par le ma-
» riage à Juana Vallarino , n'avait aucun droit
» sur elle, et que même dans le cas où cette
» infortunée lui eût appartenu comme épouse,
» elle ne s'était pas rendue coupable de la moin-
» dre faute, déclare ledit Juan Naylzarin cou-
» pable d'homicide avec préméditation, et le
» condamne à perdre la vie sur la potence, et à
» payer les frais de la procédure* »
Le capitaine-général de la province a ap
prouvé cette sentence le 27 septembre 1826 ,
et elle a reçu son exécution le 27 octobre sui
vant.
A ce meurtre occasionné par la passion ,
opposons un meurtre commandé par la folie :
« H... C... , âgé de trente-trois ans, domicilié
à Cler Fer , et avoué au tribunal de pre
mière instance de cette ville, était d'une cons
titution robuste et d'un tempérament bilioso-
lymphatique. Une grande douceur dans le ca
ractère, un penchant extrême à obliger, une
imagination vive, et un esprit orné par la cul
ture des belles-lettres, faisaient rechercher sa
( '73)
société, et rendaient son commerce agréable.
Cependant on avait toujours remarqué en lui
un air rêveur et taciturne, une humeur jalouse,
une disposition à la défiance , à la mélancolie ;
et quoiqu'il partageât quelquefois la gaîté des
jeunes gens de son âge, il est vrai de dire qu'il
était sérieux jusque dans ses plaisirs. A l'âge de
vingt-huit ans, C... épousa une jeune personne
de son choix, et tout permettait d'espérer que
cette union serait heureuse; mais alors, devenu
plus défiant, il fut en proie aux tourmens d'une
jalousie qui, depuis un an, a pris le caractère le
plus sombre et le plus alarmant. Il y a près de
deux ans qu'il eut la douleur de voir mourir son
beau-père , qu'il aimait beaucoup. Cet événe
ment imprima à ses idées une direction nou
velle. A des soupçons sans cesse renaissans sur
la fidélité de son épouse , succédèrent les craintes
les plus vives sur un état de malaise et de souf
france dont il se plaignait pour la première fois.
Il éprouvait, disait-il , une pesanteur d'estomac,
une tension dans les hypochondres, des flatuo-
sités, des coliques vagues, des tiraillemens dans
les membres, une douleur fixe au milieu du
ront, et parfois des alternatives de chaud et de
( '74 )
froid. Il n'y avait point de fièvre; la langue était
constamment couverte d'un léger enduit blan
châtre : néanmoins l'appétit se soutenait. Tel
éfait l'ensemble des phénomènes sur lesquels
s'exerçait l'imagination de C.., qui avait eu le
malheur de consulter quelques ouvrages de mé
decine, et qui réalisait sur sa personne toutes
les maladies dont il avait lu la description. A
cette époque, on conseilla les promenades, les
objets de distraction, les bains tièdes, de légers
laxatifs. On chercha surtout à rassurer le ma
lade, à relever son courage abattu. Après avoir
passé en revue une foule d'affections, il était
enfin dominé par une idée exclusive, celle d'une
mort inévitable par un vice vénérien. Les soins
affectueux d'un médecin éclairé, ses visites fré
quentes faisaient luire quelques rayons d'espoir;
mais ils étaient bientôt suivis des mêmes an
goisses, des mêmes pressentimens funestes.
» Le 6 décembre, on réunit plusieurs médecins
pour consulter sur sa santé. Les moyens les plus
propres à calmer un esprit agité de vaines
frayeurs sont employés tour à tour, et avec
tant de succès sur le moment, qu'on put croire
C... guéri; mais la nuit suivante, le sommeil est
( i?5 )
interrompu , les inquiétudes se réveillent , les
plaintes recommencent.
» Le lundi 7 décembre, il va au palais à neuf
heures; quelques instans après il rentre chez
lui, disant à sa femme que la crainte de diva
guer lui a fait abandonner l'audience, que sa
mémoire se perd, qu'il n'y a plus que désordre
et confusion dans sa tête. A onze heures, il était
occupé à rédiger son testament. Silence morne,
accablement profond , réponses rares et courtes.
Il se couche à cinq heures du soir : agitation,
efforts pour sortir du lit, desir de se jeter par
la fenêtre, regards étincelans, vociférations
contre le médecin qui l'a traité d'une blennor-
rhagie il y a deux ans; gestes insolites, propos
incohérens, bizarreries dans les mouvemens du
corps , point de changement dans l'état du pouls.
La nuit se passe sans sommeil, mais avec assez
de calme. Acinq heures du matin , nouvel accès
plus violent que celui de la veille; après l'accès^
expression de repentir le plus sincère sur des
actions qu'il attribue au progrès de la carie vé
nérienne, regrets touchans sur le sort de ses
enfans et de son épouse, prière à ses médecins
( i76)
pour le délivrer promptement d'une maladie
insupportable.
» Le 10 décembre, le mal vénérien ne l'oc
cupe plus; il est en proie à des terreurs reli
gieuses : il croit voir sans cesse un Dieu inexo
rable prêt à le punir de ses impiétés.
» Le i5 décembre, engourdissement extrême
dans les momens de repos, et actes continuels
d'extravagance, lorsque le malade sort de cet
état d'apathie.
» Le 18 décembre, il est conduit à Paris. A
son arrivée chez M. Esquirol, il ne veut pas
faire le moindre mouvement, de peur de briser
les bijoux de la couronne. Nuit tranquille , in
somnie.
» Le 26 décembre, C... refuse des alimens; il
croit qu'ils contiennent du poison; quelquefois
il accuse sa femme d'infidélité, et de lui avoir
joué un mauvais tour en le faisant conduire à
Paris. Dans d'autres momens, sa conscience est
timorée : il est condamné à aller en enfer, rien
ne peut y mettre obstacle , il a commis beau
coup de fautes, le bon Dieu le punira.
Le 9 janvier, C... fait plusieurs tentatives de
suicide : les yeux sont hagards ; il ne sait ce qu'il
( '77 )
veut; il reste deux jours sans manger; consti
pation. La maladie devient plus intense; vio*
lente excitation , et parfois fureur : il est trans
féré à la division des maniaques. Son agitation
dure vingt jours. Pendant le reste de l'hiver, il
garde le silence le plus opiniâtre, refuse souvent
toute nourriture, cherche parfois à manger ses
excrémens. Aucune consolation ne peut arriver
jusqu'à son cœur; il repousse les personnes qui
l'environnent. On insiste sur les purgatifs, les
bains tièdes et l'isolement. On imagine que la
vue de ses compagnons d'infortune pourra ex
citer en lui une certaine honte, et opérer ainsi
une réaction favorable. Au commencement du
printemps, sans crise apparente, le malade de
mande avec instance des nouvelles de sa famille
et de ses affaires. On entretient le mieux par les
paroles les plus affectueuses et les plus rassu
rantes. On lui permet d'écrire à sa femme de
venir le chercher. Toutes les fonctions ont re
pris le rhythme de la santé; cependant la physio
nomie conserve toujours un caractère sombre
et méfiant. C... passe dans la division des con-
valescens , et fait plusieurs promenades à la cam
pagne, sous la conduite d'un domestique.
i2
( »7« )
» Le 3 juin son épouse arrive; en la voyant ,
il est comme stupéfait ; il ne veut point la re
connaître; ses larmes, ses caresses ne peuvent
le fléchir. Elle feint de s'éloigner , et le menace
de repartir sans lui; il se décide alors à l'appeler
son épouse; ils passent ensemble quatre jours
à Paris, où il continue de donner de fréquentes
preuves de jalousie , de défianccet d'ingratitude
envers les personnes qui lui ont donné des
soins.
» Parti le 7 juin de Paris, son humeur jalouse
est très-excitée par un de ses compagnons de
voyage ; il s'élève même entre eux une vive al
tercation , qui est d'ailleurs bientôt calmée par
les soins de son épouse. Le voyage s'effectue
tranquillement. De retour dans sa ville natale,
C... parut recouvrer presque entièrement la rai
son. Il avait repris une partie de ses occupa
tions, lorsque ses motifs de jalousie se renou
velèrent. Il eut quelques illusions qu'il regarda
comme le produit de la faiblesse de sa tête, et
qu'il parvint h surmonter; mais ces visions, par
leur répétition, leur durée et leur force, finirent
par faire une impression profonde sur son esprit,
et donnèrent lieu à un véritable délire. Il se
( *79 )
croyait en butte aux attaques de personnages
mystérieux et malfaisans. De plus en plus tour
menté par ces objets fantastiques et par ses idées
habituelles de défiance et de jalousie, il se rendit
un jour à la cave, sous prétexte de goûter son
vin,, pour s'assurer s il ne s'était point altéré
pendant son absence. A sa demande, son
épouse le suivit; à peine étaient-ils descendus,
qu'il tira subitement nn rasoir de sa poche, se
précipita sur elle, et lui fit au cou une blessure
mortelle. Après Ce crime affreux, il reprit froi
dement son rasoir, et se cacha derrière un ton
neau. Au bout d'une demi-heure , sa belle-sœur,
étonnée de ne pas les voir arriver , se rendit à
la cave. Elle venait de franchir la porte, lorsque
le visionnaire se jette sur elle, et l'immole au
près du corps de sa sœur. La domestique , ef
frayée du cri que la douleur avait arraché à la
seconde victime, accourut en toute hate à la
cave. G*., voulut encore se précipiter sur elle
et l'assassiner, mais elle eut le temps de s'en
fuir. Ses cris d'alarme rassemblèrent les voisins;
ceux-ci n'eurent pas plutôt appris ce qui ve
nait de se passer qu'ils furent chercher la force
armée. On descendit avec précaution, et on
( i8o )
trouva ce malheureux tout couvert du sang de
sa femme et de sa belle-sœur, se promenant
tranquillement les bras croisés. Il se laissa
saisir sans faire de résistance. Lorsqu'on lui de
manda les motifs de son crime , il répondit que
pendant qu'il était avec sa femme, il lui sembla
qu'elle se transformait tout à coup en un dé
mon qui l'attirait vers lui pour l'emmener en
enfer, et qu'il l'avait immolée pour échapper à
ses poursuites. Il fit les mêmes réponses pour
sa belle-sœur et sa domestique. Cet individu
fut mis en jugement, et déclaré atteint d'alié
nation mentale. On le transféra à Charenton,
où il fut pendant long-temps en proie à un dé
lire violent. Il s'imaginait qu'il était condamne
au feu de l'enfer, qu'il devait être puni des
crimes de tous les hommes , et que Dieu , pour
le rendre plus malheureux, lui avait donné
l'immortalité. Peu à peu, et à l'aide des secours
qui lui furent prodigués , son délire se calma :
il lie cessait cependant de demander à toutes
les personnes qui l'entouraient si Dieu ne leur
avait point fait quelque révélation sur son
compte. Au bout de quatre années de séjour
dans cette maison royale, il sollicita et obtint
( »8, )
son changement dans la maison de santé Mar
cel Sainte-Colombe , où il arriva le 11 sep
tembre 1823. A cette époque , il était sombre,
triste , et fuyait le commerce des hommes. Il se
promenait toujours seul. Son regard avait quel
que chose de sinistre. C... paraissait avoir en
tièrement recouvré la raison. Lorsqu'il se trou
vait obligé de parler, il conversait agréable
ment sur tous les sujets, mais néanmoins avec
réserve. Une seule fois, il s'entretint de révéla
tion avec le docteur Ramon , qui était venu le
visiter. Celui-ci n'ayant point paru l'entendre,
C... ne s'en occupa plus. Après avoir passé
quelques, mois dans la maison , son humeur sau
vage s'adoucit , il rechercha la société, et témoi
gna le desir d'être employé. Cette demande lui
ayant été accordée, il fit une foule de petits ou
vrages qui annonçaient autant d'intelligence que
d'adresse. Insensiblement il revint ce qu'il avait
été avant la perte de sa raison. Sa conversation
était instructive et variée. Souvent il se délassait
de ses occupations habituelles dans le com
merce des Muses. Ses vers , toujours corrects
et purement écrits, ne se ressentaient plus d'une
imagination égarée. Pendant deux ans, et demi
( 'Sa )
qu'il fut dans l'établissement, il n'offrit aucun
symptôme de délire , et jouit constamment du
libre exercice de ses facultés intellectuelles.
» C... rentra , le 9 juillet 1 8 2 5, dans la société,
sans néanmoins être relevé de son interdiction ,
ainsi qu'il l'avait ardemment sollicité. Lors de
sa sortie, ses facultés intellectuelles étaient dans
toute leur intégrité , toutes ses fonctions s'exé
cutaient librement.
» C... avait seulement dans le regard quelque
chose d'inquiet et de défiant , et l'expression
générale de sa physionomie avait toujours quel
que chose d'équivoque. »
Ce fait rapporté par M. Brierre de Bois-
mont (1), est suivi de quelques réflexions qu'il
n'est pas inutile d'examiner : non que dans ce
cas il puisse y avoir aucun doute sur la folie ;
mais parce que M. Brierre invoque, pour la
prouver, des argumens qui seuls ne suffi
raient jamais pour la signaler. Ainsi, après avoir
parlé de la jalousie de C... , il ajoute (2) : « Di-

(1) Observations médico-légales sur la Monomanie


homicide, p. g et suiv.
(a) Idem, 'p. ai.
( i83 )
sons quelques mots de cet esprit de défiance
qui n'est pas un des traits les moins saillans de
la physionomie des aliénés. Dès qu'ils s'aperçoi
vent du désordre de leurs idées, ils se persua
dent que ceux qui les entourent connaissent
leur infirmité morale. L'amour-propre humilié
leur fait prendre en mauvaise part les paroles
les plus honnêtes et les plus bienveillantes, les
attentions les plus délicates et les plus recher
chées. Ils se mettent dans la tète qu'on veut les
tourmenter , les gouverner , les maîtriser : de là
cette expression particulière de soupçon , qui
s'accroît avec l'affaiblissement des facultés intel
lectuelles. »
Cet esprit de défiance peut fort bien sans
doute accompagner souvent l'aliénation ; mais
il n'en devient pas pour cela un des traits les
plus saillans de la physionomie des aliénés ,
puisqu'on l'observe constamment lorsque la
raison n'a perdu aucun de ses droits. Il ne faut
jamais présenter comme un symptôme de la
folie, et surtout comme un symptôme impor
tant , une disposition de caractère qui se renr
contre tous les jours sans la moindre apparence
de folie. Il «st impossible que les défauts ordi
( m )
naires à la nature humaine ne se manifestent
pas dans l'état de folie, comme dans l'état de
raison : pourquoi donc en faire un symptôme
de cette maladie ? Si un homme naturellement
confiant devient tout à coup soupçonneux, sans
aucune cause, ce changement de caractère pour
rait bien faire craindre une folie imminente;
mais ce n'en sera pas un symptôme , parce que
si aucun autre acte, si aucune autre pensée er
ronée ne se manifeste, cet esprit de défiance ne
constitue pas seul la folie; il ne pourra jamais
en être une preuve, il faudra attendre des actes
ultérieurs : ces actes seraient donc seuls les
traits caractérisques de l'aliénation. Si on né
glige ces distinctions, on arrive à considérer
comme circonstances principales celles qui
sont tout-à-fait secondaires, et à voir des signes
de folie dans des manières d'être nullement in
compatibles avec la raison. Je m'étonne d'autant
plus que M. Brîerre soit tombé dans cette er
reur, qu'il ajoute : « Tous les bons observateurs,
et M. Esquirol particulièrement, ont remarqué
que ce caractère de défiance existe chez tous
les individus dont l'intelligence est moins déve
loppée. » Ainsi donc, puisqu'il suffit que Fin
( 1*5 )
telligence soit bornée, pour qu'on observe ce
caractère de défiance , on ne doit pas en faire un
signe de la folie : autrement on s'exposerait à
tomber dans de singulières méprises , au milieu
de toutes les intelligences bornées dont ou se
trouve environné. Je reprocherai en outre à
M. Brierre d'avoir partagé une erreur que j'ai
déjà signalée chez plusieurs de ses confrères :
c'est de n'avoir, dans un délire général , consi
déré qu'un acte particulier, pour faire de ce
délire une monomanie homicide. Comment
les médecins , inventeurs de ce mot de mono
manie, qui ne veut dire qu'une idée fixe, peu
vent-ils l'appliquer à une folie qui n'est qu'une
suite continuelle d'idées changeantes , d'erreurs
nouvelles et incohérentes? C... a bien pu, dans
un de ses accès, commettre un double meurtre,
mais ce n'était là qu'une des nombreuses extra
vagances auxquelles il se livra. Cet acte isolé ne
peut pas former le caractère de la maladie ; car
C... était aussi bien atteint d'une monomanie
hypocondriaque , puisqu'il se plaignait de
maux imaginaires; d'une monomanie reli
gieuse , puisqu'il se disait condamné au feu de
l'enfer; d'une monomanie suicide , puisqu'il
( »86 )
voulait se jeter par la fenêtre; ou plutôt T au
milieu de toutes ces idées erronées , il n'y a
point du tout de monomanie , si on veut laisser
à ce mot quelque sens.
La jalousie de C... fut le symptôme primitif,
peut-être même la cause de la maladie; car
l'intelligence résiste difficilement à une passion
vive, long-temps continue; mais s'il n'y avait
eu d'autres signes de la folie que la jalousie et
le meurtre, il aurait fallu le condamner.
( »»7 )

CHAPITRE VII,

DE LA COLÈRE.

To be in angcr is impiety , but


who is mon that is not angry.
(Shakspeark , Timon o/Athens.)
La colère est un peché ; mais
quel est l'homme qui ne se met
pas eu colere.

<( La colère est un des plus puissans moyens-


que nous ait donnés la nature pour résister à la
violence. Elle peut être considérée comme une
modification de l'instinct de la conservation ,
qui nous est commune avec tous les animaux.
u La colère, lorsqu'elle est très-violente, peut
être considérée comme un véritable délire, non
( i8ft)
seulement sou» le rapport de la perte du juge
ment, mais aussi sous le rapport de l'accroisse
ment d'action* des vaisseaux du cerveau : Irafu-
rorbrevis. Qu'on n'aille pas s'emparer de ce côté
philosophique de la question pour en déduire
de fausses conclusions; que personne ne s'élève
contre les peines que la société inflige à ceux
qui se laissent guider au crime par cette passion.
Le châtiment peut sembler cruel, si l'on ne
considère que l'individu; mais il est indispen
sable pour le repos de la société. C'est par la
force que l'on triomphe des fureurs du mania
que; c'est en opposant la crainte à la colère,
que la colère peut être domptée. Si la terreur
d'un châtiment et d'une honte publique s'as
socie dans l'esprit aux accès de la colère, l'un
ne se manifestera pas sans l'autre : le poison et
l'antidote seront inséparables. Celui qui aurait
pu être entraîné à ôter la vie à son semblable,
sera tout à coup arrêté par cette association
d'idées qui lui rappellera son propre danger (i).»
Ces paroles , d'un médecin célèbre , écrites
long-temps avant qu'on eût donné autant d'im-

(i) Chrichton, on Mental diseuses;


( i«9 )
portance aux monomanies, suffisent pour dé
montrer qu'en vain l'on invoquerait comme ex
cuse la violence de celte passion. La loi a fait
tout ce qu'elle pouvait en écartant dans ce cas
la préméditation : on ne peut demander à son
indulgence une plus grande latitude. Et pour
tant rien ne ressemble davantage à la folie que
la colère : ce sont les mêmes emportemens, les
mêmes mouvemens désordonnés, les mêmes
vociférations; mais il y a cette différence, que
l'homme, même dans les plus violens accès de
colère, peut toujours parvenir à se maîtriser,
soit à l'aide de quelque circonstance inattendue
ou de quelque émotion nouvelle , soit qu'il se
trouve arrêté par quelque pensée soudaine.
C'est toujours là cette faculté de s'abstenir,
cette liberté inconciliable avec la folie. Je sais
bien qu'on a prétendu que les fous pouvaient
aussi s'abstenir, et que la crainte des différens
moyens de répression dont on se sert dans les
asiles où ils sont renfermés, suffit pour les main
tenir (i). Mais on n'a pas fait attention que les

(i) Voyez The North American médical and surgirai


journal. Avril i8a8, p. 4^7.
( '9° )
mesures coërcitives ne reposaient que sur des
actes de police intérieure; qu'un fou peut
bien se rappeler que s'il trouble par exemple le
sommeil des autres, il sera puni, et par consé
quent se tenir tranquille , sans pour cela cesser
d'être fou; car ce n'est pas sa folie qu'on a
voulu réprimer, mais un trouble qui en est dé
pendant. Qu'on essaie ensuite d'employer la
force pour triompher de ses idées erronées,
qu'on menace un homme qui se croit Dieu , de
le fustiger jusqu'à ce qu'il renonce à sa divinité,
qu'on ajoute les coups aux menaces, et l'on
verra qui sera obligé de céder. En effet, il lui
est impossible de penser autrement. Il est im
possible au maniaque furieux de modérer sa
fureur. On le maintient avec des liens , et dès
que ces liens sont détachés , de nouveaux accès
viennent forcer à de nouvelles rigueurs. La
colère au contraire une fois apaisée ne repa
raît pas sans cause ; on peut même l'empêcher
de revenir en s'observant avec attention. L'édu
cation sociale est dans ce cas un puissant appui;
mais sans contredit, le meilleur préservatif se
trouve dans les idées religieuses.
S'il était vrai qu'on pût empêcher les fous
( '9' )
de se livrer à leurs actes de folie, il faudrait
en conclure qu'ils sont punissables ; car dés
qu'ils auraient la liberté de ne pas faire , ils de
vraient être responsables de leurs actes; ou
plutôt dès qu'ils auraient cette liberté, ils ne
seraient plus fous.
H faut faire une grande différence entre la
folie qui ne repose que sur des idées erronées ,
et celle qui ne se manifeste que par des actes
extérieurs. La première pourra paraître céder
à des menaces ou à des raisonnemens; mais en
examinant de plus près, on verra qu'elle existe
toujours. Un monomane s'imagine que sa femme
est morte : en vain ses amis , en vain sa femme
elle-même cherche à le dissuader; il persiste
dans son idée. Enfin, fatigué des discours con
tinuels par lesquels on voulait lui prouver son
erreur, il feint de se rendre, et n'en parle plus.
Mais parce qu'on l'avait réduit sur ce sujet à un
silence momentané, on n'avait pas pour cela
triomphé de sa folie : son erreur persistait ; il ne
dépendait ni de lui ni des autres qu'il s'en abs-
ttnt : cette réserve n'existait donc qu'en appa
rence. Quant aux folies qui se manifestent par
des actes extérieurs, nulle puissance ne pourrait
( '9* )
les faire céder même momentanément. Ainsi
Maria de los Dolores, chargée de liens j en pré
sence de ses juges, ne cessait de se livrer à ses
fureurs; aucune menace, aucun châtiment n'au
rait pu arrêter ses emportemens, ou mettre fin
à ses vociférations.
On ne peut se dissimuler qu'il ne se trouve
des personnes que leur organisation entraîne
avec force aux excès de la colère» Mais il serait
dérisoire d'exiger que le législateur entrât dans
ces distinctions physiologiques, et qu'avant de
condamner , il étudiât le système nerveux de
l'accusé. D'ailleurs, je le répète, l'éducation
peut toujours triompher de ces défauts de l'or
ganisation ; et pour que la colère se porte jus
qu'à l'homicide , il faut qu'elle se manifeste
chez des personnes dépourvues de lumières.
Dans ce cas comme dans beaucoup d'autres ,
l'ignorance devient un crime. Le fait suivant en
est une preuve.
Anne Lami et Louise Péchard servaient dans
la même ferme à Lapeyrouse, arrondissement
de Trévoux, où elles vivaient en bonne intelli
gence, unies par leur condition, leurs travaux
et l'habitude d'une vie commune; nulle haine
( & )
ne paraissait les diviser , et Anne Lami passait
pour être d'une grande douceur.
Le 13 juin, à midi , par un jour brûlant d'été,
elles sont envoyées ensemble pour couper de
l'herbe sur les bords de la Chalaronne. Ce tra
vail fini , à trois heures environ', elles revenaient
à la ferme, quand l'accusée dit à sa compàgnè :
-— Ton fagot d'herbes est bien petit ; tu es
une paresseuse. — C'est bien toi qui es une
plus grande paresseuse , répond la jeune fille.
Anne Lami lui donne un soufflet. ■—Je le dirai
à ma mère^ s'écrie Louise. A ce mot, l'accusée
tire son couteau, se jette sur sa compagne, l'en
frappe à la gorge et au visage. — Anne, ma
mie , tu es une malheureuse , dit en tombant
l'enfant, qui cherche à parer les coups; mais
l'accusée redouble. Le ressort du couteau se
brise ; elle saisit son sabot j l'en frappe sur la
tête jusqu'à ce que le sabot se brise à son tour.
Elle recule alors quelques pas, tourne la tête,
voit sa victime palpitante, souffrir et se dé
battre contre la mort en perdant tout son sang.
L'idée lui vient de l'achever, afin d'abréger ses
souffrances. Elle traverse le ruisseau pour saisir
sa goyette (instrument avec lequel elle avait
i3
( '94 )
coupe l'herbe), lui fait de nouvelles blessures,
et ne la quitte enfin que lorsqu'elle croit l'avoir
laissée sans v^e.
Alors elle fuit à travers les champs, sans
s'apercevoir que ses mains et ses vêtemens sont
ensanglantés. Elle arrive à la porte de son frère,
qui habite la commune de La Chapelle. Au récit
du meurtre, celui-ci lui refuse un asile pour la
nuit. — Mon frère, lui répond-elle, j'irai moi-
même me rendre en prison ; et à l'instant ils
se mettent tous deux en route, et vont se pré
senter au concierge de la prison de Châtillon,
qui refuse d'abord de la recevoir. Anne Lami
lui fait le récit de cette fatale journée , et ob
tient enfin la faveur d'un cachot.
Sa victime, recueillie quelques heures après
sur le lieu de la scène, avait expiré sans avoir
pu proférer une seule parole.
Dans le cours de l'instruction , l'accusée a re
nouvelé devant M. le juge de paix, M. le juge
d'instruction, et tous ceux qui l'ont interrogée,
le récit de ce qui s'est passé; elle en a déroulé
toutes les circonstances. Interrogée comment
cette idée lui était venue, elle répondait qu'elle
n'en savait rien , qu'elle était avec Louise dans
( '95 )
la meilleure intelligence, qu'elles avaient ri et
plaisante en faisant leur ouvrage, qu'elle ne lui
en voulait pas du tout.

A l'audience , elle avoue qu'elle est l'auteur


de la mort de Louise Péchard , et recommence
le récit de son meurtre sur le ton le plus simple'
et le moins animé; elle paraît s'appliquer à n'en
omettre aucune circonstance. Interrogée sur ses
motifs , elle dit qu'elle avait la tête égarée , qu'elle
ne sait comment cela s'est fait : elle parait émue
quand on lui représente les instrumens de son
crime, et cependant elle répond avec précision
à toutes les questions.

Interrogés sur le caractère de l'accusée , les


témoins déclarent qu'elle n'était ni méchante
ni sujette à la colère, qu'elle n'a jamais eu de
querelle avec sa compagne, que son action est
inexplicable pour eux. On leur demande s'ils
n'ont point remarqué de désordre dans ses idées :
ils racontent qu'une seule fois, il y a un an , elle
annonça la résolution soudaine de quitter ses
maîtres; il était nuit , elle partit sans qu'on pût
la retenir; elle courut deux jours et deux nuits
la campagne, couchant derrière les haies, et
i3.
( '96 )
enfin rentra le troisième jour, sans indiquer le
motif de son absence ni de son retour.
L'avocat - général , après avoir retracé avec
énergie le meurtre atroce qu'a commis l'ac
cusée, les blessures, les coups multipliés par
lesquels sa fureur a mutilé sa victime, cherche
à en apprécier le caractère, et à en découvrir
les motifs. La colère, à laquelle succède la ven
geance, et qui s'allume souvent pour la cause la
plus légère et la plus frivole, lui paraît avoir
armé la main de l'accusée et conduit son bras.
C'est à elle, c'est au ressentiment de sa menace
qu'elle a sacrifié sa compagne, c'est pour se dé
rober à ses effets qu'elle a voué sa victime à la
mort. Quand elle revient volontairement la
frapper de nouveau, on voit qu'elle avait la
' conscience de sa mauvaise action ; on le voit en
core quand le remords Ta conduite dans la pri
son deChâtillon ; enfin, l'accusée n'a donné nulle
preuve de démence avant ce fait , nulle preuve
d'égarement après: c'est donc inutilement qu'on
essaierait d'invoquer à son égard de dange
reux systèmes. Le défenseur de l'accusée insiste
d'abord sur la nature si étrange de cette cause,
qui présente un problème moral à résoudre.
( '9? )
« Malgré le récit épouvantable du crime, a-t-il
dit, la conscience, qui ne peut l'attribuer à un
être intelligent et libre, hésite à prononcer;
cette hésitation, je me présente à cette barre
pour- la justifier; je veux chercher quelle idée
on doit avoir d'un fait qui semble inexplicable à
ceux mêmes qui en ont été les témoins. Notre
devoir à tous est de nous élever à cette solu
tion ; c'est la tâche de la j.ustice des hommes, qui
ne doit pas être aveugle comme le sort : il y va
de la vie de l'accusée. Peut-être arrêterons-nous
le glaive de la loi prêt à frapper à faux , et à in
fliger une peine à qui n'est pas criminel. »
Arrivant aux faits, le défenseur rappelle que
. ce meurtre était sans intérêt, sans motif; que
la raison assignée à la colère de cette fille est si
frivole, que pour comprendre sa liaison avec
des conséquences aussi terribles , il faut recon
naître l'exaltation de toutes les idées de l'ac
cusée ; que voir l'atrocité succéder à l'amitié , la
barbarie à la douceur, ce sont là des métamor
phoses soudaines , auxquelles la volonté ne sau
rait avoir part : c'est l'acte d'une tête en délire ,
ou d'un être en démence , et la médecine peut
seule rendre compte de ces intervalles de folie.
( '9» )
Or, les médecins ont reconnu et constaté, d'a
près l'observation des faits , qu'il existe de ces
maladies, de ces égaremens furieux, de ces dé
mences instantanées qui provoquent des crimes
sans intérêt, font verser le sang sans motif,
commandent des atrocités sans but. Le bras de
celui qui est atteint de cette monomanie est
entraîné par une force qui a remplacé toute ré
flexion ; privé de l'usage de sa raison , il est en
ce moment dans l'impossibilité absolue de juger
s'il fait bien ou mal, et dès-lors son action ne
tombe plus sous la loi pénale.
Faisant l'application de ce principe à l'accusée,
le défenseur signale comme cause de sa dé
mence la faiblesse de son intelligence, et de sa
volonté, prouvée par son départ brusque et non
raisonné l'année précédente ; en second lieu ,
son âge, son sexe, et l'état critique auquel ce
sexe est sujet; enfin, l'ardeur de l'atmosphère
*U 12 juin, par un soleil brûlant, qui frappe
souvent de fureur et de vertige les cultivateurs,
et surtout les habitans d'un climat froid.
Il donne pour preuve de sa démence, la bar
barie même de l'exécution du crime. L'homme
le plus colérique s'arrête en voyant couler le
( *99 )
sang; il secourt son ennemi défaillant, et re
vient à lui à la vue de ses excès. Ici , une jeune
fille, des mœurs les plus douces et du caractère
le plus égal, se jette sur sa compagne, presque
sa sœur; elle redouble ses coups, va chercher
le fer pour hâter son agonie, saisit une autre
arme dès que la sienne lui échappe, et ne la
quitte que quand tout son sang a coulé. Poussée
par cet égarement furieux, elle fuit sans s'en
apercevoir, et quand l'égarement cesse, que la
conscience de son action est revenue, elle va se
livrer à la justice , et raconte tous les détails du
fait.
« Dans l'impossibilité d'expliquer morale
ment une telle conduite , dit en terminant l'avo
cat, de lui assigner un motif, un intérêt (les
crimes en ont toujours), ou enfin une cause
dans le caractère de l'accusée, vous ne voudrez
pas assimiler au crime un acte de délire; et, au
lieu de flétrir cette malheureuse fille comme un
vil criminel r vous vous en rapporterez à la vigi
lance de l'administration , du soin de l'empêcher
d'être redoutable à l'avenir. »
L'avocat- général réplique pour combattre
avec force le système de monomanie, qui n'est
( aoo )
autre chose, dit-il, que le fatalisme, et par le
quel on justifierait tous les crimes; car tous
portent plus ou moins les caractères de la folie
ou de la fureur; et ce n'est pas toujours un
motif raisonnable qui les inspire. En même
temps il rappelle les exemples d'accusés qui
n'ont pu trouver de justification dans de sem
blables excuses : une peine perpétuelle en a af
franchi la société.

Le défenseur invoque des décisions qui ont


reconnu, au contraire, l'existence de la monor
manie. Il persiste à soutenir que c'est à une alié
nation certaine, quoique instantanée, qu'il faut
attribuer l'action effroyable de la fille Lami. Ce
n'est pas un brevet d'impunité qu'il sollicite
pour tous les accusés; mais quand un fait est
inexplicable autrement que par la folie, que le
ministère public ne peut l'expliquer lui-même ,
il faut plutôt croire à l'existence d'un insensé
qu'à celle d'un monstre , et renfermer un être
en délire plutôt que de le condamner.

Interpellée si elle a quelque chose à ajouter


à sa défense , l'accusée répond qu'elle était ma
lade le jour du crime, que le sang lui était
( 201 )
monté à la tête, qu'elle ne savait ce qu'elle
faisait.

Le président rappelle les charges de l'accu


sation. « Où en serait la société, dit ce magis^
trat, si de pareils crimes n'étaient pas punis?
Dans quelle circonstance pourrait-on obtenir
une condamnation? La volonté de donner la
mort n'est pas douteuse , quand on voit l'ac
cusée traverser la rivière pour achever sa vic
time. D'ailleurs, n'est-ce pas une indulgence
bien grande de l'accusation d'avoir écarté la pré
méditation ? La réponse que vient de faire l'ac
cusée prouve qu'elle a parfaitement compris le
système de défense de son avocat , et qu'il est
impossible de croire qu'elle soit atteinte d'alié
nation mentale. »

Le président ajoute qu'il ne suivra pas la dé


fense dans la carrière qu'elle a parcourue; il
faudrait pour l'appuyer des faits antérieurs et
postérieurs. «Hélas! dit-il, on n'y peut voir
qu'un système; mais que d'exemples on pour
rait citer contre lui! » Le président rappelle une
affaire dont il dirigeait les débats, celle de Lc-
lièvre, coupable de soixante-quatorze faux et
( ao2 }
cinq empoisorinemens, et qui voyait de sang-
froid l'agonie de ses victimes.
Anne Lami, déclarée coupable d'homicide
sans préméditation , fut condamnée à la peine
des travaux forcés à perpétuité, à l'exposition et
à la flétrissure ( i ).
La colère toute seule n'est jamais de la folie.
Elle peut en être un symptôme , et c'est de tous
le plus fréquent; mais il faut pour constituer
l'aliénation qu'elle se trouve précédée par quel-
qu'idée énoncée ou accompagnée par quelque
autre acte de démence. Isolée, elle ne peut
jamais être une excuse.

(i) Gazette des Tribunaux , du 9 septembre 1827.


( ao3 )

CONCLUSION.

AU U'ickedness is weahtiess.
(MlLTON.)
Tout crime est faiblesse.

Parmi les actes auxquels l'homme est porté


par les desirs nombreux qui l'assiègent, ceux
dont l'accomplissement contrarie les lois de la
société doivent être aussitôt punis que consta
tés. Pour échapper à la puissance des desirs
qui lui feraient employer sa raison à des actes
répréhensibles, l'homme le plus pur doit exer
cer sur lui-même une continuelle vigilance.
Cette vigilance c'est encore en lui-même qu'il
la trouve comme c'est en lui-même que se dé
veloppent les desirs; elle les réprime ou les di
rige. Cette vigilance, c'est le moi appliqué à la
( 2<4 )
vie morale ; c'est le triomphe de la raison sur
les sensations.
La raison peut être anéantie par le trouble
ou la lésion des organes qui la servent , quels
qu'ils soient. Alors tous les desirs incohérens
qui surgissent en foule, reçoivent leur accom
plissement, parce que rien ne les combat : c'esj;
ce qui constitue la folie. Dans cet état , l'homme
n'est pas responsable de ses actes.
La raison peut aussi s'égarer par le défaut de
vigilance du moi. Dans ce cas, l'homme est pu
nissable, parce qu'il a négligé d'employer la
force qu'il avait en lui pour réprimer le desir :
cette négligence est la source de toutes les fautes,
de tous les crimes. Elle les explique assez bien
sans qu'il faille voir une aliénation dans un de-
sir, parce qu'il sera insolite, étranger à la na
ture de l'homme civilisé (i). Aucun desir n'est
étranger à la nature de l'homme. Il est facile de
se convaincre de sa fécondité en ce genre, si on
réfléchit à ce qui se passe dans les rêves. Les
rêves ne sont que le produit d'un sommeil im-

(ij Georget, Examen des Procès, efc. , p. 11.


( 2o5 )
parfait pendant lequel quelques sensations ou
desirs sont éveillés, tandis que le moi est endor
mi. Voilà pourquoi toutes les idées bizarres,
inexplicables et souvent cruelles qui naissent
en songe, sont aussitôt exécutées que conçues,
parce qu'il n'y a plus rien pour les contre-ba-
lancer. L'agent moral qui choisit, qui préfère
est sans pouvoir, et comme absent : la première
impression a force de loi.
Sil'action des muscles n'étaitpas incompatible
avec le sommeil, ces desirs que l'homme endormi
perçoit efj croit satisfaire, se trouveraient réel
lement accomplis. Ainsi celui qui rêverait qu'il
commet un meurtre, pourrait au réveil avoir un
meurtre à se reprocher : c'est ce phénomène
qui a été observé dans le somnambulisme. Alors
le sommeil n'est plus assez puissant pour enchaî
ner les muscles et empêcher le mouvement. Le
desir perçu est exécuté comme dans l'état de
veille, et cependant le moi sommeille encore.
La folie n'est autre chose qu'un somnambu
lisme prolongé. Le fou est un homme dont les
sens sont éveillés en l'absence du moi, i
La même incohérence d'idées, la même bi
zarrerie que l'on remarque dans le sommeil
( 206 )
peut se manifester dans l'état de veille. Lors
qu'on laisse l'imagination s'égarer au hasard sans
la diriger vers aucun but, l'imagination seule
peut suivre le tourbillon d'idées qui viennent
l'assaillir; c'est le tumulte désordonné d'une
pensée sans frein, c'est le tableau animé des
songes : il y a seulement cette différence que
parmi ces idées les unes sont repoussées les au
tres admises. Il en est qui rejetées aussitôt que
conçues, sont par cela tellement fugitives, qu'il
faut pour se les rappeler le secours de l'analyse.
Ce n'est qu'en revenant sur ses pensées, en les
reprenant pour ainsi dire pièce à pièce qu'on
parvient à se rendre compte de ces desirs mons
trueux qui semblent le produit de la folie et qui
ne sont que le résultat du défaut de vigilance
du moi , la paresse de la volonte qui recule de
vant une lutte pénible.
Si on pouvait pénétrer dans le cœur de
l'homme même le plus vertueux, on s'épouvan
terait de la série de crimes qu'il aurait pu com
mettre s'il eût été faible. Goëthe le patriarche
de l'Allemagne a peint avec une effrayante éner
gie les affreuses jouissances du génie du mal; il
a célébré les cruelles joies de l'enfer. Où a-t-il
( 2o7 ;
trouve ce hideux tableau? Où a-t-il pris les le
çons du crime? Il a suffi de son imagination
pour les créer. Il y a donc un démon dans le
coeur de l'homme ; l'enfer réside en lui. Mais
il a aussi en lui une puissance plus grande que
l'enfer : il n'a qu'à vouloir employer cette puis
sance. IUui faut sans doute pour cela unegrande
énergie. Aussi il lui sera difficile de l'acquérir
sans le secours de la vertu religieuse. Avec son
aide les ressources ne lui manqueront pas pour
combattre ce qu'il a en lui de dépravé.
Sachons donc apprécier à sa juste valeur cette
nouvelle espèce d'hypocrisie qui aiFecte de ne
pas croire au mal, par cela seul qu'il est exces
sif. Repoussons ces courtisans de l'humanité
qui prétendent l'honorer en faisant d'un crime
une maladie, et d'un meurtrier un fou. Appe
ler l'indulgence sur le vice, sur le crime où con
duit la paresse morale , c'est méconnaître la
force qu'il a fallu à l'homme vertueux, c'est le
deshériter de la gloire qu'il a méritée.

FIN Dï LA PREMIÈRE PARTIE.

a
( 209 )

DEUXIÈME PARTIE.

NOUVELLES RÉFLEXIONS

SUR

LA MONOMANIE HOMICIDE.

RÉPONSE» AUX CRITIQUES DES JOURNAUX.

§ Ier-

MONOMÀNIE. i

Un médecin me disait : « Il serait bien sur


prenant que vous fussiez arrivé tout d'un
coup plus près de la vérité que M. Esquirol,
après de longues années de travaux. Il suffit de
14.
( )
cet argument pour vous condamner. L'homme
nouveau ne peut prévaloir contre le vétéran de
la science. Ainsi , pour moi comme pour beau
coup d'autres, vous avez tort à priori. » Cette
manière de raisonner chez un homme d'esprit
m'étonna; mais il m'apprit ce que je pouvais
attendre de la critique ; car à ceux qui avaient
à défendre la doctrine de la monomanie , par
amour pour leurs propres œuvres , venait
s'ajouter la troupe nombreuse des admira
teurs de la parole du maître. Et cependant, je
dois le dire, dans une question qui pouvait
froisser bien des amours-propres , je n'ai eu
qu'à me louer de la généralité des médecins
pour la bienveillance et la franchise de leurs
critiques. Si quelques-uns trop irritables ont
remplacé des argumens par des injures, le
plus grand nombre a répondu par des égards
à une attaque, je l'avoue, un peu vive. Qu'il
me soit permis à cette occasion d'exprimer
toute ma reconnaissance aux membres de la
Société médicale d'Émulation pour la ma
nière fraternelle dont ils m'ont accueilli au
milieu d'eux. C'était faire preuve de désintéres
sement, non moins que de courtoisie, lorsque
( an )
je n'avais d'autre titre à leurs suffrages qu'un
livre considéré par quelques critiques suscep
tibles, comme une déclaration de guerre à la
médecine. Cependant la critique elle-même
me fournira des argumens. Car, en voyant
les diversités d'opinions, les contradictions de
principes que renferment les nombreux articles
auxquels mon ouvrage a donné lieu , il m'a
été impossible de reconnaître que j'avais eu
tort en proclamant l'incertitude de la science
dans la question de l'aliénation mentale.
m Au sein de cette variété de doctrines , deux
nuances principales se font remarquer. Quel
ques médecins parce qu'ils ont été attachés à
un hospice d'aliénés, soit comme internes,
soit à un titre plus élevé , ne comptent pour
rien la voix de tous les autres ; et , retranchés
dans leur spécialité, contestent à leurs confrères
du dehors le droit de connaître et de pronon
cer. Ceux-ci répondent que l'étude générale
qu'ils ont faite de l'homme est une source de
lumières suffisante pour les éclairer, ou du
moins pour leur communiquer les notions in
complètes que l'on possède sur cette maladie
mystérieuse. Ainsi, d'une part, se présentent les
( 212 )
médecins des hôpitaux avec leur science spé
ciale, taxant les autres d'ignorance; d'autre
part , la masse des médecins réclamant contre
ces analystes privilégiés de l'intellect humain,
et soutenant que si leurs lumières sont incer
taines, cette incertitude est générale. Mais
presque tous se sont réunis pour nier la pro
position que j'avais avancée sur l'impossibilité
où était le médeein de constater la folie, lors- .
qu'elle était encore cachée pour tout le monde.
Il y a une chose certaine , c'est que les spé
ciaux , s'ils gardent tout pour eux, sont au
moins d'accord avec eux-mêmes, au lieu que
les autres, en refusant aux gens du monde la ca
pacité nécesssaire pour écrire sur la folie , ren
versent leurs propres principes. En effet , tous
conviennent que la folie est une affection d'une
nature particulière. Tandis que les autres ma
ladies , s'attachant à ce qu'il y a de destructible
dans l'homme, peuvent être suivies dans toutes
leurs traces, dans toutes leurs formes, dans
toutes leurs nuances, celle-ci, portant des coups
invisibles, s'attaque à l'intelligence, arrête
la pensée ou la dénature , et lui ôte la con
science d'elle-même. Elle semble frapper ce
( *l3 )
qui n'est pas tangible. Assurément ce n'est pas
dans les hôpitaux ordinaires que l'on apprend
à la connaître, puisque là rien ne lui ressem
ble. On ne peut lui assimiler le délire qui est
toujours précédé ou accompagné d'une lésion
organique appréciable. Ainsi la généralité des
médecins n'en saura pas là dessus plus que
l'homme du monde. Pourquoi donc se sont-ils
révoltés contre ce que j'avançais. Je le conçois
de la part des exclusifs, parce qu'enfin c'est
leur science , comme ils l'appellent , c'est leur
force. Mais ceux auxquels j'accorde la connais
sance de toutes les maladies qu'ils ont étudiées,
pèchent contre toute logique en me contestant
le droit de parler sur une affection qu'ils n'ont
pas étudiée plus que moi , si ce n'est acciden
tellement et comme en passant.
Quant aux autres , consacrés entièrement à
l'étude de l'aliénation mentale , on ne saurait
rendre trop d'hommages à leurs louables ef
forts, à leurs travaux honorables; mais il faut
le dire , ils n'ont rien décidé. Ils ont donc tort
de refuser a leurs confrères une égalité de lu
mières ; ils ont raison de les mettre au niveau
des gens du monde. Au reste, quand je serai à
( 2'4 )
court d'argumens , je me contenterai d'oppo
ser les médecins les uns aux autres.
Ce serait se livrer à des redites fastidieuses
que de réfuter l'un après l'autre les articles
qui ont été publiés contre mes opinions. Je
m'attacherai seulement à l'examen des princi
paux argumens qui après tout se trouvent plus
ou moins répétés par chacun de mes critiques.
Aussi je ne crois pas devoir de réponse aux
plaisanteries de la Lancette française, aux sar
casmes de la Gazette de santé , encore moins à
la comique indignation du médecin qui s'est
caché sous le masque de Figaro. Cependant ,
avant de reprendre la discussion avec les mé
decins, je dois quelques observations à l'au
teur anonyme d'un article inséré dans un Jour
nal (i), où la critique, quoique sévère, ne
prend pas ce ton d'hostilité malveillante qui
est le meilleur motif d'appel d'un jugemeut
littéraire.
Le Mercure a voué à la physiologie un culte
tellement exagéré qu'à moins d'être dans cette

(i) Le Mercure du dix-neuvième .siècle, t. l'S, p. i 1 y


(
doctrine pur comme Broussais, il est difficile
de le satisfaire. Défenseur orthodoxe de la phi
losophie sensualiste, il poursuit à outrance
tout ce qui ressemble au spiritualisme : le
moindre écart est une hérésie. Dans sa sainte
horreur, il voit partout l'école de Kant, comme
Pascal voyait partout un abime. C'est une vé-r
ritable hallucination.
Ainsi comme j'ai soutenu la liberté morale
de l'homme , je suis traité en adepte psycholo-
giste, et le kantisme est déclaré responsable
d'un livre que le Mercure appelle très- dange
reux. Je crois que l'école psychologique ne
sera pas très-effrayée d'une si terrible res
ponsabilité. Mais, si mon ouvrage renferme
quelque chose de coupable , elle en est bien'
innocente ; car ses écrivains pourraient me re
procher de n'avoir pas assez étudié leurs doc-
trines> avec bien plus de raison que le Mer
cure lorsqu'il m'accuse d'en être trop imbu.
Ce n'est pas que cette accusation soit à mes
yeux un reproche; je puis même la considérer
comme un éloge. Mais on ne saurait trop s'éle
ver contre cette manie qui tourmente les jour
naux, de vouloir absolument donner à tout
( 2i6 )
écrit la couleur d'un parti , et ranger son au
teur sous une bannière. « Arborer un drapeau ,
dit un écrivain, n'est pas en soi chose répré-
hensible, mais cela met toujours, à bon droit,
le lecteur sur ses gardes , et partant , ne con
tribue guère à donner aux paroles du poids ni
torité (i). »
C'est à cette sortie intolérante contre la psy
chologie, que le Mercure borne à peu près tous
ses argumens. Il y a pourtant ajouté quelques
plaintes sur la mauvaise opinion que j'avais
du genre humain. Lui qui refuse d'admettre
la liberté de l'homme, et qui fait dépendre
son intelligence et sa moralité de son organisa
tion ! Je conçois peu comment avec de tels
principes on puisse se montrer tant admira
teur de la nature humaine. Pour moi l'homme
est bien plus grand librement criminel que
passivement vertueux; ou plutôt avec cette
opinion de la passiveté, la vertu qui est tout
active n'existerait pas. L'homme alors ne sau
rait aller au-delà de l'absence du mal. Il ne

( i ) Revuefrançaise , septembre 1 829 , page 117.


I
( 217 )
faudrait pas avoir plus de reconnaissance pour
la parole du sage que pour une pluie bien
faisante dans un jour de sécheresse. Avec cela
s'explique facilement cet attendrissement pour
le crime , que l'on confond trop souvent avec
l'amour de l'humanité. Mais nous pouvons es
pérer que cette opinion créée par la mode sera
fugitive comme elle. Car, si jamais de pareils
principes sont adoptés en législation, l'homme,
assez dupe pour être vertueux, sera digne de
pitié.
Du reste le Mercure du dix-neuvième siècle,
ardent missionnaire de la philosophie du dix-
huitième, a renié son titre et son époque.
Aucune de ses idées n'est contemporaine; on
dirait ses articles écrits au sortir d'un souper
de chez le baron d'Holbach. Voyez ses ma
ximes. « Plus vous laissez à l'homme le plein
exercice de sa nature, moins les crimes sont
fréquens (i). ).< Il y a trop long-temps qu'on a
fait justice des beaux rêves de Rousseau sur
l'homme de la nature, pour qu'il soit néces
saire de réfuter cette philosophie surannée.

(i) Page 120.


( ai8 )
Plusieurs Journaux qui outrent le siècle au
tant que le Mercure le recule , voyant que l'a
bolition de la peine de mort prenait faveur }
n'ont cru pouvoir mieux m'attaquer, qu'en
me représentant comme un partisan des sup
plices. Comme j'ai formellement proclamé ma
neutralité dans cette question , je ne répondrai
pas à ces accusations. Je me contente de signa
ler cette tactique de certains journalistes, qui,
jugeant un livre sans le lire, ou le lisant sans
le comprendre, se prononcent sur le titre, et
bornent leur analyse à la couverture.
M. Leuret , rédacteur des Annales de méde
cine légale, semblerait procéder d'après cette
méthode , si on en jugeait par le début de son
article: « La question, dit-il, qui vient d'être
traitée par M. Elias Regnault, est une des
plus difficiles et des plus importantes de la ju
risprudence médicale. L'auteur l'ayant résolue
contradictoirement à l'opinion des médecins,
on peut s'attendre à ce que cet article soit une
réfutation de son livre (i), » N'est-ce pas là une
critique dirigée au hasard, une condamnation

(i) Premier numéro, page 281.


( ^9 )
tracée u l'avance, sans même s'inquiéter s'il
peut se trouver dans ce livre quelque vérité
qui dût le faire absoudre, quelque vue nou
velle, qui fît pardonner son hostilité? Non :
il a attaqué les médecins ; qu'il soit censuré.
Proscrivons d'abord; nous examinerons en
suite. Tel est le sens des paroles de M. Leuret.
Du reste , il paraît n'en avoir pas apprécié la
valeur. Car c'est une justice à lui rendre; dans
la discussion, il prouve qu'il a lu de mon ou
vrage plus que la table des matièi'es. Son dé-1
but est donc autre chose qu'une naïveté.
La suite de l'article y répond. On y ren
contre une si singulière manière de raisonner,
que je me vois forcé de poser d'abord la ques
tion en discussion pour faire bien apprécier la
force des critiques. J'avais soutenu que l'expé
rience des médecins était insuffisante pour les
éclairer sur les cas douteux de folie , en ayant
soin d'appuyer mon opinion d'exemples et d'ar-
gumens. Au lieu de discuter la valeur de ces
argumens , on se contente de me répondre
qu'il est impossible que le vulgaire qui n'a pas
observé la folie , en sache autant que les mé
decins qui en font une étude spéciale ; que
c'est l'incertitude de mes notions qui m'é
( 320 )
gare (i); que je ne possède pas les connais
sances nécessaires pour traiter un tel sujet (2) ;
qu'il faut donc s'en rapporter à l'expérience ,
ou mieux à ceux qui l'ont acquise, c'est-à-dire,
aux médecins (3). En vain je m'écrie que l'ex
périence des médecins est un mot illusoire;
que , pour eux non plus que pour les autres, il
n'existe de- signe infaillible d'une folie latente;
que dans tous les procès où la question de mo
nomanie a été débattue, leurs réponses bien
loin d'éclaircir le doute n'ont fait qu'y ajou
ter; qu'enfin jamais, dans les Cours d'As
sises, ils n'ont pu faire preuve de cette science
qu'ils prétendent exclusivement posséder. A
cela on me réplique que, puisqu'ils ont étudié ,
ils savent. Je soutiens que cela n'est pas. On
me répond que cela est , parce que cela doit
être. Je demande une preuve dans l'applica
tion, on me rétorque par un argument théo
rique. Etrange discussion où tout se borne à
affirmer et à nier.

( i ) Annales de médecine légale , p. 287 .


(2) Archives de médecine , t. 18 , page 160.
(3) Annales , page 285.
C 221 )
Je pourrais user des mêmes armes, sans que
mes contradicteurs eussent le droit de m'en
faire un reproche. Mais comme il faut em
ployer une tout autre logique , si on veut con
vaincre, je vais, pour éclairer la discussion,
citer un exemple rapporté par M. Leuret
comme une preuve puissante en faveur de sa
doctrine exclusive.
« Un homme a un peu d'exaltation dans les
idées, il forme des projets ambitieux, entre
voit la possibilité d'acquérir de grandes ri
chesses ; il a en même temps un peu d'embar
ras dans la prononciation. En quoi consiste sa
maladie? Comment se terminera-t-elle ? Des
idées un peu exaltées ne constituent pas la .fo
lie ; l'ambition , quand elle ne porte que sur
des choses possibles, l'espoir de s'enrichir, ne
la constitue pas non plus. Un léger embarras
dans la prononciation ne paraît pas avoir plus
de gravité. Il y a tant d'hommes qui restent
bègues toute leur vie ! Plusieurs médecins sont
consultés : on espère , on promet une guérison
assurée et prochaine; c'est une légère irrita
tion cérébrale que des sangsues auront bien
tôt fait disparaître. Celui qui a étudié les
( 222 )
nuances de l'aliénation mentale ne pense pas
ainsi ; il reconnaît le début d'une démence
accompagnée de paralysie, qui conduira in
failliblement le malade an tombeau. Cet avis
est trouvé absurde ; on dit de celui qui a osé
l'émettre, il voit desfous partout, et on- donne
au malade les soins qui semblent les plus ra
tionnels. Qu'arrive-t-il ? La folie et la paraly
sie font des progrès et ne finissent qu'avec la
vie (i). »
Il est bien facile de créer une histoire à l'ap
pui de ces argumens , de la façonner de ma
nière à en tirer des conclusions qu'on a en
portefeuille. Cependant je l'accepte telle que
M. Leufet l'a faite. Je lui demanderai d'abord
si cet embarras dans la prononciation peut
bien être considéré comme un commencement
de paralysie de la langue. Je sais que beaucoup
de manigraphes l'ont écrit. J'oserai assurer
qu'ils ont encore une fois prononcé d'une ma
nière trop absolue. Cet embarras dans la pro
nonciation, provient simplement de l'embarras

(0 Annales , 287.
( 223 )
dans les idées ? On sait quelle difficulté un
homme ivre éprouve à s'exprimer : il n'a pour
tant pas de paralysie de la langue. Mais la pa
role ne peut être vive, lorsque la conception
est lente. L'ivrogne a de la difficulté à rassem
bler ses idées; cette difficulté se communique
à sa locution. Delà cette espèce d'empâtement
de la langue qui augmente à mesure que l'in
telligence diminue. Néanmoins il n'y a pas
pour cela paralysie. Il en est de même dans
tous ces exemples cités par les auteurs où la
folie débute par un embarras dans la pronon
ciation et se termine par la paralysie. Ils ont
alors lié les deux termes; et, concluant que
l'un n'était que la suite de l'autre, ils ont dé
cidé que cet embarras dans la langue formait
le commencement de la paralysie générale.
Quant à moi , je pense que cette proposition
est éminemment contestable. Cela n'empêche
pas que ce symptôme n'accompagne souvent la
folie, précisément parce qu'il dépend du désor
dre des idées. Alors la folie est déjà commen
cée; seulement le malade conserve encore assez
de liberté pour pouvoir cacher son état à tous
Les yeux. Mais cela ne peut durer; car toutes
i5
( M )
les fois que la folie débute par cette difficulté
.dans le langage , elle ne tarde pas à se déclarer
avec toutes ses fureurs. Il n'y a pas besoin de
médecins pour la constater : elle se constatera
d'elle-même. Cette difficulté de parler peut
cependant être un commencement de paraly
sie générale. Alors ce ne serait pas un com
mencement de folie. On peut voir par là com
bien cette opinion s'éloigne de celle des au
teurs.
Voici en résumé ce que je pense à cet égard.
Lorsque cet embarras dans la prononciation
est le début de la folie, il n'y a pas paralysie
de la langue; cet embarras s'explique par
l'embarras des idées. La paralysie qui se dé
clare à la suite de la folie , n'a aucun rapport
avec ce phénomène. Lorsqu'il est provoqué
par la paralysie partielle de la langue , ce n'est
qu'un commencement d'une paralysi e plus éten
due; ce n'est pas un signe de folie : la folie ne
se déclarera pas. Après cela comment déter
miner si c'est le début de la folie , ou d'une
simple paralysie ? Il faudra bien que le méde
cin attende pour prononcer; et l'événement,
en l'éclairant, viendra éclairer tous les autres.
( 225 )
Maintenant comme il m'est permis, aussi bien
qu'à M. Leuret, de faire mon roman, je sup
pose que ce symptôme , qu'il croyait si con
cluant, vienne à manquer; ce qui est très-
commun ; et qu'il ne reste plus que l'exaltation
dans les idées, et la conception de projets am
bitieux : celui qui a étudié les nuances de Va-
liénation mentale, osera-t-il affirmer qu'il y a
folie, avant qu'il ne se manifeste d'autre
symptômes qui la rendront évidente pour tout
le monde ?
D'ailleurs M. Leuret oublie que c'est sur la
monomanie que j'ai écrit , et principalement
sur la propension au meurtre ; et je ne de
vrais pas avoir besoin de lui rappeler que ce
n'est jamais au début des monomanies que
l'on observe cet embarras dans la prononcia
tion , mais au début de la folie générale. Ainsi
son exemple qui devait être péremptoire est
tout-à-fait hors de la question : car, lorsque la
folie est parvenue jusqu'à entraîner au meur
tre elle s'environne de tant d'autres symp
tômes évidens, qu'il ne reste plus une place
au doute.
Si M. Leuret trouve ma réplique un peu sé
i5.
( 226 )
vère , il peut se consoler avec un article de la
Gazette des tribunaux (i) , où l'on reconnaît
que son analyse estfaite avec beaucoup d'habi
leté. L'auteur de cet article , simplement des-
tiné à l'apologie des Annales d'hj-giène pu
blique et de médecine légale , ajoute: « Nous
pensons, avec M. Leuret, que M. Regnault est
parti d'une fausse base, en contestant l'existence
de la folie raisonnante. » Si M. Pierre Grand a
lu mon ouvrage , il a dû trouver quelque chose
de plus concluant à m'opposer que les paroles
de M. Leuret ; s'il ne l'a pas lu et qu'il me con
damne d'après l'analyse de ce médecin , c'est
une étrange manière de juger. « Combien de
fois, continuë-t-il , la triste humanité ne nous
a-t-elle pas montré des lésions évidentes de la
volonté avec l'intégrité du raisonnement ! »
Une exclamation n'est pas une preuve. Aussi
n'est-il pas besoin d'argumens pour la réfuter,
et je répondrai que jamais la triste humanité
n'a montré de lésions évidentes de la volonté.
La liberté seule est détruite dans la folie , la

(i) Du Ier juillet 1829.

*
( 227 5
faculté de diriger lu volonté est éteinte, mais
non la volonté elle-même. Ces propositions
trouveront plus tard leur développement.
Au reste , la meilleure réfutation des asser
tions de M. Pierre Grand se trouve dans un
autre numéro de la Gazette des tribunaux ( i ),
où un de nos confrères s'est donné la peine
d'examiner mes opinions en détail. Ses suf
frages motivés , dans un article de discussion ,
font plus que contre-balancer une condam
nation jetée en passant, comme complément
obligé des éloges accordés aux Annales d'hy
giène publique et de médecine légale.
En réfutant M. Leuret , j'ai répondu à M»
Raige-Delorme rédacteur des Archives de mé
decine. Dans ce Journal où Georget avait lon
guement soutenu les opinions que j'attaquais ,
jepensaisque cette question serait traitée avec
tout le soin que réclamait l'importance du su
jet. Loin de là, on semble avoir pris à tache
de rétrécir la question et d'étrangler la discus
sion. Vues incomplètes , analyses tronquées ,

(i.) Septembre 182g.


( 238 )
des récriminations an lieu d'argumens , des dé
négations en place de preuves , des pétitions de
principes revenant à chaque page, à chaque
ligne ; voilà ce que m'ont présenté beaucoup
de Journaux de médecine, et surtout les Ar-+
chives(i). Tous les raisonnemens de M. Raige-
Delorme se bornent à m'opposer comme au
torité les passages que j'avais attaqués dans
Georget. Voici le plus concluant. « Un acte hor
rible, un homicide, un incendie, commis
sans cause, sans motif d' intérêt , par un indi
vidu dont les mœurs ont été honnêtes jusque-là,
ne peut être que le résultat de l'aliénation
mentale (2) C'est déjà uue forte présomp
tion de folie , qu'un meurtre commis sans mo
tif d'intérêt (3). » Il est bien commode d'argu
menter lorsque dès le début on regarde comme
prouvé le principal point de la contestation.
Or je soutiens encore une fois qu'il faut, avant
d'aller plus loin, me prouver qu'il n'jd pas de

(1) Archives de médecine , septembre 1828-


(2) Page f53.
(3) Page i5g.
( 229 )
motif dintérêt , sans quoi la discussion s'arrête.
Jusqu'à ce que vous me prouviez évidemment,
clairement et sans réplique , l'absence de la
cause , tous vos argumens tombent parce qu'ils
ne sont basés sur rien. J'avoue que ,1a cause
est cachée ; mais est-ce à dire pour cela qu'elle
n'existe pas ? Telle est pourtant la Iogique.de
M. JAaige-Delorme.
Voici comme il procède par l'analyse. Il
choisit dans mon ouvrage une phrase de la
page 3g , une autre de la page 4° > enfin une
troisième de la page 90 ; et puis, après avoir fait
un tout de ces lambeaux arrachés de côté et
d'autre, il s'écrie : Quelle confusion d'idees!
Assurément il ne serait pas difficile, avec une
pareille méthode de décomposition, de jeter de
la confusion dans le livre le plus clair.
En parlant de cette manie de tout excuser
par la monomanie , j'avais dit : « Ce système
ne conduirait à rien moins qu'à faire absoudre
Jacques Clément et Ravaillac, tous deux inti
mement convaincus que leur parricide était le
sublime dudévouement. » Voici la réponse de M,
Raige-Delorme : « etM. Elias Regnault ditavoir
médité les écrits des médecins sur la folie ;
( a5o )
j'aimerais mieux croire qn'il ne les a pas lus ! n
Ces paroles prouvent que M. Raige-Delorme
' lui-même n'a pas lu avec beaucoup de soin les
écritsde Georget , et qu'il n'a pas accordé plus
d'attention à l'amitié qu'à la critique. On lit
page 92 de l'examen des procès criminels , etc.
(( Il paraîtrait que l'acte régicide de Ravaillac
était autant le résultat d'un dérangement d'es
prit , que l'effet du fanatisme religieux. » N'est-
cepas là un acte d'absolution , et avais-je donc
forcé les conséquences? J'engage M. Raige-De
lorme à mieux se pénétrer de l'esprit des livres
qu'il m'oppose.
Que dire du reproche qu'il m'adresse d'avoir
entremêlé mes raisonnemens de discussions
philosophiques dont le moindre défaut est d'être
le plus souvent inutiles à la question ? Je suis
fâché d'être si peu d'accord avec lui. Mais je
crois que ces discussions rentrent si bien dans
la question , que , s'il m'eût blâmé de ne les
avoir pas assez développées, la critique eût
été plus méritée. On ne fait pas la morale avec
l'anatomie , ni la législation avec des ouvertures
de cadavres. Car, à ce compte, les médecins
auraient certes bon marché de nous , et avec
( *3i )
raison , ils nous renverraient aux écoles. Bien
loin de là, c'est une question de philosophie ,
et une des plus graves. Nul doute qu'elle ne
se rattache à la physiologie, mais elle n'est pas
exclusivement de son domaine. C'est ce qu'ont
oublié beaucoup de médecins qui m'ont com
battu. Ils ont voulu constamment se tenir sur
le terrain de la physiologie , et là ils m'ont dé
fié: ils auraient eu raison , si la physiologie
était suffisante pour décider la question. Mais,
environnés d'incertitudes, il leur fallait mal
gré eux tomber dans les inductions. Or comme
la physiologie n'existe pas au delà de l'obser
vation , dès qu'on fait une induction, on n'est
plus dans la physiologie. C'était donc une
grande présomption que de vouloir faire de la
philosophie une dépendance de la physiologie,
puisque la physiologie finit où la philosophie
commence.
Ceci m'amène naturellement aux Annales
physiologiques (i). Dans ce journal, M. Brous-
sais constitue seul le monde médical. Pro-

(i) Décembre 1828.


( 232 )
clamé par ses fils l'oracle et le souverain
du peuple guérissant, il gouverne en vertu
d'un pacte de famille. L'admiration filiale est
sans doute un sentiment très-respectable , mais
la science ne saurait s'en accommoder. D'ail
leurs il est à craindre qu'en rapportant tout
à un seul, un zèle exagéré ne fasse enfin suc
comber sous le poids de ses grandeurs cet
Atlas de la physiologie.
Tous les reproches de M. François Brous-
sais peuvent se résumer en celui-ci : je n'ai pas
fait une part de gloire assez grande à M. Brous-
sais son père. Aussi s'est-il récrié avec force
contre moi , pour avoir dit que Pinel seul
avait rendu de véritables services à la science
et à l'humanité dans l'étude des aliénations
mentales; et, comme on ne peut avoir une
opinion différente du grand homme sans être
au nombre de ses ennemis, j'ai été accusé de
faire partie d'une coterie, parce que j'avais
omis d'enregistrer les immenses progrès qu'a
vait fait faire à la science le Traité de l'Irri
tation et de la Folie. Je dirai, d'abord, qu'il
m'eût été difficile d'en parler alors, ce passage
étant imprimé avant l'apparition du Traité de
( 233 )
l'irritation : j'ajouterai que, même après l'avoir
lu , j'aurais laissé subsister mes paroles. En
suite , c'est une triste ressource d'accuser pour
se défendre , c'est donner bien de l'importance
aux coteries, de s'imaginer que tout homme
qui ne fait pas partie de celle de M. Broussais
doive nécessairement être afiilié à une autre.
Je repousse avec force de pareilles inculpa
tions, parce qu'elles vont au-delà de la mis
sion du critique. Il est permis de contester à
un écrivain sa capacité, mais jamais son in
dépendance.
M. François Broussais croit-il, d'ailleurs,
donner une grande idée de ses argumens , en
m'appelant apprenti réformateur? Ce jeune
médecin est donc bien vieux d'expérience
pour traiter d'apprenti un homme du même
âge que lui ! On pardonne de pareils termes
à la vieillesse susceptible et chagrine de voir
attaquer ses croyances; mais d'un jeune homme
à un autre , c'est une véritable bouffonnerie.
Je suis loin de vouloir me mettre en parallèle
avec çelui qui se proclame le régénérateur de
la médecine; mais si, alors que M. Broussais se
présentait avec des idées nouvelles , on se fût
( 234 )
contenté de l'appeler apprenti réformateur t
il aurait répondu que des injures ne prouvaient
rien ; il aurait eu raison.
J'arrive maintenant aux médecins qui, abor
dant franchement la discussion , ont montré ,
par leur exemple, que le talent sait trouver
d'autres argumens que des récriminations; et
qu'un superbe dédain est la plus mauvaise des
raisons.
La bienveillante indulgence avec laquelle
m'ont traité MM. Boisseau (i), Boulland (2) et
Gibert (3) , me dispense de leur adresser d'au
tre réponse que des remercîmens.
M. Worbe, ardent champion du privilège
médical , lui a prêté toute l'élégance de son
style et la vigueur de sa logique. Il faut même
que la cause de la physiologie soit bien déses
pérée, puisque cet écrivain a été obligé de se

(1) Journal complémentaire du Dictionnaire des


sciences médicales , novembre 1828.
(2) Journal des progrès des sciences médicales y
tome XI.
(3) Bibliothèque médicale , octobre 1 82b.
( a35 )
jeter dans les pétitions de principes dont ses
confrères lui ont donné tant d'exemples (1).
Ses principaux argumens sont représentés
dans celui-ci : « Il est des points sur lesquels
les tribunaux ne peuvent rigoureusement sta
tuer sans avoir consulté des gens reconnus
habiles sur la matière en litige. Donc il faut
consulter les médecins dans les cas d'aliéna
tion mentale. » Ce raisonnement serait par
faitement adressé à celui qui reconnaîtrait les
médecins habiles à décider les cas douteux de
folie; -mais lorsque c'est précisément là ce qui
est contesté, ce qu'il fallait d'abord prouver,
l'argument tombe de lui-même , puisqu'il n'est
appuyé que sur le point en discussion. C'est
tirer des conséquences avant que les prémisses
ne soient admises.
M. Worbe me semble être retombé dans le
même vice d'argumentation dans les phrases
suivantes : « C'est après avoir, pour ainsi
dire, forcé les choses, que l'on se persuade

(i) Journal universel des sciences médicales, décem


bre 1828 et janvier iSag.
( 236 )
que leur nature a changé : il n'en est cepeii"
dant rien. Le gland qui sort de terre est déjà
un chêne, comme il le sera dans cent ans ;
mais présentez le produit de cette gramination
commençante à tout autre qu'à un botaniste
ou un agent forestier , il n'y verra pas l'arbre
qui doit ombrager nos neveux. » Comparer
un médecin expert à un botaniste qui connaît
sa science , à un agent forestier qui sait son
métier, c'est encore une fois supposer, à
priori , ce qui doit être démontré ; c'est présu
mer dans le médecin la capacité que j.e nie.
Il est certain que tout botaniste sait assez de
botanique pour reconnaître le chêne à sa
naissance. Cela ne prouve pas que le médecin
puisse signaler la folie à son origine , lors
qu'elle ne se manifeste par aucun signe exté
rieur. Que signifie donc ce rapprochement qui
met le médecin , dont je déclare la sciénce
insuffisante, à côté du botaniste dont j'avoue
les connaissances ? Lorsqu'on veut qu'une
comparaison tienne lieu de preuves , encore
faut-il que l'analogie des deux objets compa
rés soit prealablement admise. Or , je les
maintiens entièrement dissemblables.
( *37 )
a Dans les cas- ou la folie ne se manifeste que
lentement , il faut de l'attention ; on a besoin
d'une sagacité particulière pour s'en aperce
voir. Trop souvent l'esprit de famille qui ,
comme dans d'autres circonstances , repousse
constamment les idées qui lui répugnent , éloi
gne la pensée qu'un de ses membres est aliéné.
Il n'y a que le médecin qui puisse détruire
l'illusion. »
M. Worbe est tout-à-fait hors de la ques
tion, puisque je n'ai parlé que des médecins
appelés près des tribunaux. Au sein des fa
milles } leur mission est toute différente ; cer
tes, lorsque rien ne peut faire présumer la
folie , nul médecin ne se compromettrait au
point d'annoncer que cette maladie existe, sans
des preuves solides et apparentes pour tout le
monde. Cependant , même dans ce cas , la
maladie lui sera-t-elle révélée avant les au
tres? Je soutiens que non. Lorsqu'il apercevra
la folie , les parens l'auront vue avec lui ; leurs
affections pourront les égarer, mais non l'in
suffisance de leurs lumières. Les termes de
M. Worbe justifient entièrement mon asser
tion. L'esprit de famille repousse une idée qui
( a38 )
lui répugne, éloigne la pensée de la Jolie. Or,
pour repousser une idée , il faut que cette
idée ait existé. La famille a donc déjà soup
çonné l'aliénation ; seulement elle cherche à
s'abuser. Si elle ne signale pas la folie , ce n'est
pas qu'elle ne le puisse pas , c'est qu'elle ne le
veut pas. Ce n'est pas absence de lumières ,
c'est qu'elle ferme les yeux pour ne pas voir;
elle se trompe, mais volontairement. La voix
du médecin n'est donc pas un oracle qui ré
vèle des choses cachées, c'est l'arrêt irrévo
cable d'un destin que l'on connaissait , que
l'on voulait se dissimuler ; c'est un poids
ajouté à la balance du malheur; aussi, ne
prononce-t-il lui-même que lorsque la folie
est invinciblement démontrée. Dans un cas
de crime , au contraire , le médecin , s'adres-
sant à la famille qui a envoyé un meurtrier
de plus dans la société , peut à bon droit lui
créer des illusions , en invoquant la monoma-
nie : tandis que, dans l'autre cas, son aveu ne
s'est échappé que parce que les preuves le
débordaient de toutes parts : ici il ira au-
devant d'une ombre de probabilité. Un men
songe peut devenir une consolation ; mais
C *39 )
vis-à-vis du juge le rôle change; la société
n'admet pas les illusions. Dans la déclaration
publique du médecin, tout doit être clarté,
tout doit être preuve. Les faits ont suffisam
ment établi s'il en fut jamais ainsi.
M. Worbe continue : « Si tout le monde peut
affirmer qu'un homme est fou , dans l'état der
nier de l'aliénation mentale , les médecins seuls
peuvent apprécier les désordres de l'intelligence
humaine dans l«ur commencement, leur pro
grès et leur terme : c'est un droit souveraine
ment médical contre lequel tous les juriscon
sultes passés , présens et futurs, ne prescriront
jamais.» Comme ce n'est encore 'là qu'une affir
mation dénuée de preuves , elle n'empêche
en aucune manière mes argumens de subsister
dans toute leur force.
Voici qui ressemble davantage à un raisonne
ment: « Les médecins seront toujours indispen-
sablement consultés lorsqu'il s'agira de juger
ce qui concerne Vhomme ; car l'homme , com
posé d'organes , pouvant d'ailleurs être envi
sagé sous le rapport du jeu des organes, ou
presque psychologiquement , dans les effets
16
( Mo )
intellectuels dépendans de son organisation
viscérale , s'il est impossible de séparer le phy
sique du moral , sans qu'il n'y ait plus vé
ritablement d'homme , il s'ensuit que celui
qui a fait une étude approfondie de la struc
ture de l'homme et de ses facultés , est le plus
apte à prononcer sur les lésions de l'une ou des
autres. » Cela serait juste si cette étude appro
fondie l'avait amené à quelque résultat positif,
et c'est là ce qu'il fallait établir. D'ailleurs je
conviens que les médecins ont fait une étude
approfondie de la structure de l'homme, mais
de ses facultés, nullement. Depuis vingt-cinq
ans, échos affaiblis de Cabanis , ils ne sont pas
allés au delà des Rapports du physique et du
moral, C'est le même thème cent fois répété
- avec des variations plus ou moins heureuses.
La dernière est le Traité de l'irritation et
de la foiie. L'école de Montpellier seule a pro
duit quelques ouvrages dans la doctrine op
posée : mais sa voix n'est pas écoutée à la Faculté
de Paris. Aussi lorsque les études psychologi
ques, partout progressives, ont pris un dévelop
pement de jour en jour plus rapide , c'est dans
la médecine qu'elles ont trouvé le plus de résis
( 34l )
tance, et les physiologistes, retranchés dans le
système stationnaire , se sont proclamés les re
présentai arriérés du dix-huitième siècle. Ce
n'est donc pas quand ils marchent en raison
inverse de nos connaissances, qu'ils peuvent
faire valoir des études approfondies sur les fa
cultés de l'homme.
Après cela, que m'importe « que leur compé
tence en pareille matière soit exclusivement
déterminée par les lois tant anciennes que nou
velles, par l'usage et par la jurisprudence des
arrêts. » Les arrêts ne forment pas seuls la ju
risprudence. Malgré l'autorité de la chose jugée,
la raison conserve toujours son droit d'appel.
Pour elle il n'y a pas de prescription. Les
médecins ont bien pu, selon l'expression de
M. Worbe, posséder paisiblement leur privilège
de toute éternité médico-légale. Mais comme
cette éternité a eu un commencement, pour
quoi n'aurait-elle pas une fin ?
M. Worbe s'est récrié avec beaucoup d'autres
sur ce que j'avançais qu'un fou meurtrier n'était
pas innocent. Je n'aime pas à faire une guerre
demots : mais je crois que toutes ces objections
de détail ne sont dues qu'à l'incertitude des
16.
( ^ )
termes. Innocent ne signifie pas seulement non
coupable ; il veut encore dire celui qui ne fait
pas de mal , innocuus; celui qui ne nuit pas,
non nocens ; celui enfin dont aucun fait n'a
troublé l'harmonie de la société. Ma proposi
tion ne renferme donc rien qui puisse justifier
les déclamations burlesques du rédacteur des
Archives, s'écriant : « Et c'est un avocat qui a
émis ces étranges propositions! » Il est bien
autrement étrange d'appeler du même nom un
homme encore couvert du sang de ses victimes,
et celui dont les mains sont pures de tout mé
fait. Il n'y avait pas liberté ; je le veux bien ,
et c'est pour cela que l'excuse est admise. Mais
il y a eu meurtre. Si l'auteur de ce meurtre
est déclaré innocent, il faut un autremot pour
représenter celui qui n'a commis aucun pré
judice. Car entre l'excuse et l'acquittement , il
y a une grande différence. C'est cette différence
que j'ai voulu signaler.
Voilà à quoi se réduisent les principales
objections de M. Worbe. Je n'ai pu les présen
ter dans leur développement; mais je n'ai pas
cherché à les affaiblir autrement qu'en y répon
dant. Si elles ne sont pas plus nombreuses ,

i
( *43 )
c'est que sur beaucoup de points ce médecin se
trouve d'accord avec moi. Déjà il avait eu oc
casion de traiter d'une manière incidente quel
ques côtés de la question. C'est lui qui le pre
mier s'est élevé contre les prétentions exclusives
des médecins des hospices d'insensés, qui récla
maient pour eux seuls le privilège d'éclairer
la justice. Il avait aussi soutenu avant moi que
lorsque l'accusé invoquait en sa faveur l'excep
tion de folie, « s'il n'établit pas qu'il était ma
niaque bien décidé avant l'action répréhen-
sible, c'est à lui à démontrer l'excuse de la
manière la plus solennelle (i). » C'est dire clai
rement que le doute dans l'exception ne sau
rait tourner au profit de l'accusé. Aussi ai-je
été étonné de voir M. Worbe se soulever de
toutes ses forces contre une proposition sem
blable que j'avais avancée. «Oui, certes, s'écrie-
t-il, je prétends que dans le cas de doute (il
s'agit du doute dans l'exception ) le juge s'abs
tienne de prononcer une condamnation. En ma
tière criminelle, la possibilité d'unfait, quand le

;i) Journal univenel , tome :\i , paye 3i5.


( «44 )
contraire n'est pas prouvé, vaut une démon
stration. » D'accord s'il s'agissait d'un fait dou
teux ; mais il s'agit d'un motif douteux à un fait
certain. D'ailleurs, comme l'a dit M. Worbe,
c'est à l'accusé à démontrer l'excuse de la ma
nière la plus solennelle. Il ne faudrait donc pas
se contenter de la possibilité de l'excuse, et je
n'ai pas besoin de démontrer le contraire ; car
quelques pages avant , M. Worbe dit encore :
m II faudrait me prouver cette succession d'ac-
cidens intellectuels qui poussent au meurtre ;
sans cela je n'admettrais pas l'exception. »
M. Worbe s'est donc réfuté lui-même.
M. Hippolyte Royer-Collard m'a donné trop
d'éloges pour que je ne combatte pas avec force
ses critiques (i). Quoique dans ses conclusions
il m'accorde entièrement gain de cause dans la
question relative à la compétence des médecins,
cependant comme il a tâché de présenter quel
ques argumens en faveur des connaissances mé
dicales, je crois lui devoir une réponse; d'au-

(i) Journal hebdomadaire de médecine, n" 1 8, pages


181 et suiv.
é

( 345 )
tant plus que ses observations ont un caractère
de modestie , bien autrement fait pour persua
der que les ambitieuses prétentions à l'infail
libilité.
« Nous ignorons, dit-il, beaucoup de faits;
c'est vrai ; mais est-ce à dire pour cela que les
gens du monde n'en ignorent pas cent fois da
vantage? Ne fut-ce que l'habitude des malades,
c'est déjà une énorme différence. Placez plu
sieurs hommes au milieu des ténèbres , ils ne
verront rien autour d'eux : qu'ils y séjournent
quelque temps, et ils finiront par distinguer
à peu près les objets qui les environnent, et
se guider assez bien à travers l'obscurité. Que
si alors d'autres personnes pouvaient être té
moins de leur assurance , « mais , dirait-on ,
ces gens sont fous; ils croient voir clair, et
ils sont plongés dans la nuit la plus complète. »
Et cependant, ces gens ne seraient pas fous;
ces gens verraient réellement clair dans les té
nèbres. 11 en est de même de la science médi
cale, particulièrement dans la pratique. Il est
certain que tout y est obscurité, pour qui n'y
reste point sans cesse enfoncé , et comme isolé
de la lumière du monde. Mais nous qui, à force
C 246 )
d'y vivre, et d'exercer nos sens à nous y re
connaître , nous sommes fait , pour ainsi dire,
une sorte de faculté visuelle , toute artificielle
et toute personnelle, il est vrai que nous
sommes parvenus à nous y tenir tant bien que
mal, à voir quelque chose là où les autres ne
sauraient rien découvrir , et sauf les faux pas,
qui sont inévitables dans les endroits où il fait
par trop noir, nous savons fort bien nous tirer
d'affaire. Toutefois, n'allons pas nous écrier qu'il
fait grand jour dans notre domaine ; toutes nos
chutes seraient autant de démentis qu'il nous
faudrait subir avec humiliation; ne prenons
point surtout pour des clartés réelles les éblouis-
semens passagers qui viennent nous surpren
dre, ou bien ces éclairs imprévus du génie qui
nous jettent brusquement aux yeux des traits
de lumière, que nous ne pouvons ni supporter
sans danger , dans leur rapidité , ni arrêter au
passage pour les fixer et les répandre au milieu
de nous. »
« Il n'est donc pas vrai , selon moi , que la
médecine , tout ignorante qu'elle soit des der
nières vérités qu'elle recherche , reste pour
cela incompétente dans les questions d'aliéna
( Hi )
tions mentales. Si elle ne sait que les symp
tômes d'une maladie, elle sait du moins les
symptômes; si même elle les Sait mal, elle les
sait encore mieux que ceux qui ne les savent
pas du tout. La médecine de la folie est sem
blable à la médecine des autres maladies. Tous
les jours on prend des hépatites pour des pneu
monies, des altérations de la moelle pour des
altérations de telle ou telle portion du cerveau,
des exostoses du sacrum pour des calculs vési-
caux, des fractures pour des luxations, etc. ; en
conclura-t-on que nous ne devons point nous
mêler d'hépatites , de fractures , etc.? »
J'ai dû faire cette longue citation, parce qu'il
est difficile d'abréger une objection sans la
dénaturer. J'accepte la comparaison qui assi
mile les médecins à des hommes placés au
milieu des ténèbres. Quel est le résultat de leur
séjour plus oumoins prolongé dans l'obscurité !
C'est M. Royer-Collard qui répond : ils finiront
par distinguer à peu près les objets qui les en
vironnent. Qu'est-ce -donc qu'un à peu près ,
lorsqu'il s'agit de décider si un meurtrier est
criminel ou fou , lorsque de cette sorte de
faculté visuelle, tout artificielle , dépend la
( =48 )
vie ou la mort? Rien n'est si dangereux que la
demi-science; j'aime mieux l'ignorance com
plète, parce qu'elle est moins présomptueuse.
Qui de nous , errant dans les ténèbres , n'a cru
pouvoir distinguer les formes des corps, les
signaler, les décrire exactement, jusqu'à ce
que la lumière nous révélât un angle que
nous n'avions pas soupçonné, et qui donnait
à l'objet une forme toute nouvelle. Oui sans
doute, les médecins environnés d'obscurité
dans l'étude des aliénations mentales,, parvien
nent à saisir des yeux quelques objets vagues
et indistincts ; mais dans cette nuit épaisse leur
vue troublée leur crée aussi des êtres imagi
naires , semblables à ces fantômes que produit
par le jeu de ses rayons, la lumière incertaine
de la lune.
Dans le second paragraphe que j'ai cité ,
M. Royer-Collard , pour me combattre , force
les conséquences. Je ne prétends pas sou
tenir que les médecins ne doivent pas se
mêler de la folie pour chercher à la connaî
tre , pour chercher à la guérir , pas plur, que
je ne prétends leur interdire l'étude ou la
guérison des hépatites, des fractures, etc.; mais
( '49 )
je maintiens qu'ils n'en savent pas assez pour
venir dans les tribunaux offrir les secours de
leurs lumières; que, lorsqu'il y a doute sur
l'état mental d'un accusé , leurs notions sont
insuffisantes pour éclaircir ce doute; que, lors
qu'il y a certitude pour la folie , on n'a que
faire de leur ministère. Que signifie le mot
expert ? Son étymologie nous indique que c'est
celui qui sait. Ce n'est pas celui qui sait à peu
près, celui qui sait mieux que ceux qui ne sa
vent pas du tout. Pour l'expertise , on ne peut
admettre un doute ; il faut une connaissance
positive et absolue , sans cela ce n'est qu'un
vain mot. Oui ou non , voilà quelles doivent
être les conclusions d'un expert. M. Worbe
avait déjà exprimé cette vérité dans le Journal
universel des Sciences médicales (i). « Jamais
un artisan ne vient apporter ses doutes à la
justice : pour lui la chose est ou n'est pas.
Imitons le vulgaire et disons simplement non ,
quand nous ne pouvons dire oui. »
Tous les jours on prend des hépatites pour

(i) Tome 38, mars 1825 , page 208.


( a5o )
des pneumonies. Qu'est-ce que cela prouve?
Rien peut-être, s'il s'agit du traitement de
ces maladies; beaucoup s'il s'agit d'expertise
judiciaire. En effet, supposons qu'une pneu
monie doive être une excuse au meurtre. Fau-
dra-t-il admettre comme expert un homme qui
confond une pneumonie avec une hépatite ?
Evidemment non ; puisque d'une erreur qu'il
commet tous les jours, peut résulter la mort
d'un innocent , ou l'acquittement d'un cou
pable. Du reste , les médecins ne se seraient
pas soulevés avec tant de force contre moi pour
avoir voulu leur contester leur. droit d'exper
tise, s'ils eussent su que j'avais un égal éloigne-
ment pour les experts de tous genres ; car , de
puis l'expert en fait d'écriture, dès long-temps
frappé de réprobation par les jurisconsultes,
jusqu'à l'expert en bâtiment dont les lenteurs
ajoutent aux lenteurs, de la procédure , aucun
n'est utile , beaucoup sont dangereux.
« Si je ue sais rien de bien positif, continue
M. Royer-Collard , si la science n'arrive qu'à
des conjectures plus ou moins ingénieuses,
de quel droit vous faites-vous plus fort que la
science elle-même, et rejetez-vous d'emblée
( ^ )
ce que -nous n'oserions ni nier ni affirmer , à
l'aide de notre seule raison. Les médecins
hésitent et les avocats tranchent la question ;
c'est là le tort fondamental de M. Elias Re-
gnault. Il n'admet pas même le doute sur
l'existence de la liberté moi-ale, et discute seu
lement pour savoir dans quel cas elle est dé
truite avec la folie , ou rebelle avec la pas
sion; et il ne s'aperçoit pas qu'il y a une ques
tion préalable que ses adversaires résolvent
autrement que lui; que de là vient l'opposition
constante de principes qui les sépare de lui ,
et que, dans l'état actuel de la science philo
sophique et physiologique, les hommes ordi
naires , les hommes qui ne planent point par
leur génie dans une sphère supérieure à la
sienne et à la nôtre, admettent sur ce point
la liberté entière de contestation. »
Et moi aussi j'admets sur ce point la liberté
entière de contestation , nonobstant ma con
viction intime à cet égard ; mais c'est précisé
ment parce que ce point est contesté, que
je soutiens que le législateur aurait tort
d'en tenir compte pour modifier aucune de
ses décisions. En effet, le législateur est con
( a52 )
vaincu de l'existence de la liberté morale.
L'idée de la liberté a été conçue par l'homme à
priori. Cette synthèse a constamment triomphé
des efforts de l'analyse. En triomphera-t-elle
toujours? Quant à moi , j'en suis persuadé.
Ce n'est là, sans doute, qu'une opinion per
sonnelle ; mais ce qui est un fait , c'est que
les idées de tous les législateurs sur la liberté
morale, ont toujours été les mêmes, et ne
sont aujourd'hui nullement ébranlées. Cette
conviction acquise au législateur lui suffit
pour sévir contre les actions qui troublent la
société. Tant qu'elle ne sera pas détruite, la
loi ira frapper les coupables; mais les preuves
contre la liberté morale ne sont pas assez con
cluantes pour lui faire jeter son glaive. Or,
puisque toutes les contestations n'ont rien
éclairci, il n'y a point de raison pour ne pas
laisser les choses comme elles sont.
« L'humanité, dit M. Royer-Collard , tien
drait pour une divine pensée , celle du législa
teur qui ne verrait plus que des malades, là
où la société ne trouve que des criminels. »
Je m'étonne qu'un esprit aussi juste se laisse à
ce point abuser par les mots. Je suppose qu'un
( 253 )
jour on veuille réaliser cette divine pensée ,
quel changement cela produirait-il dans les
actes ou dans les idées des hommes ? Appelez
malade un homme qui dérobe , au lieu de
l'appeler voleur , qui oserait prétendre que
cette nouvelle nomenclature l'empêchera de
dérober? On peut même soutenir qu'il se lais
sera plus facilement égarer, lorsqu'il pensera
obéir à une affection morbide et non à un
vice. On m'accordera bien, j'espère, qu'il faut
le renfermer dans un cas comme dans l'autre ,
qu'il soit malade ou criminel. Or , que vous le
renfermiez dans une infirmerie ou dans une
prison , il n'y a guère de différence dans sa po
sition. Il y en aurait sans doute dans le système
actuel de nos prisons. Mais supposez les abus
corrigés, mon argument subsiste. Il y a des
deux côtés privation de la liberté pendant un
temps donné. Il y a obéissance forcée à un acte
de l'autorité. Il y a enfin prison dans l'accep
tion la plus large du mot . Rien ne sera changé
que les geôliers; ils se nommeront alors mé
decins. Que cette détention soit appelée traite
ment ou punition , où est la différence ? Où
serait le bien d'intituler Sainte-Pélagie l'infir
( ^4 )
merie de la politique ou de la dette , et. Bicêtre
l'infirmerie du vol? Si le législateur pouvait
assez s'oublier pour faire de si tristes jeux de
mots, le malheureux patient sourirait assuré
ment le premier de cette cruelle déception , et
ne se croirait pas obligé à une grande recon
naissance pour cette vaine apparence de phi
lanthropie. On aura beau faire , il y verra tou
jours une punition en dépit des subtilités légis
latives : quelque couleur qu'on veuille donner
à son acte, il saura qu'il a commis un vol ; il
trouvera dans sa conscience un juge qui ne le
trompera jamais.
Si l'action de dérober était considérée comme
une maladie, il ne faudrait pas long-temps aux
individus de toutes les classes pour donner à ce
mol maladie la même signification qu'au mot
vol. Il n'y aurait pas la plus légère nuance en
tre ces deux acceptions. La pitié attachée à la
première disparaîtrait devant l'habitude , et
lorsqu'on dirait, un malade a pris ma montre,
ces paroles seraient identiquement les mêmes
que si l'on disait, un voleur. Le mot de crime
aurait disparu, mais l'idée reste tout eutière,
et comme il faut nécessairement un mot pour
( 255 )
exprimer une idée, maladie alors ne signifiera
rien autre chose que crime. La seule différence,
c'est que dans un cas , le sens aura précédé le
mot , et dans l'autre , le mot aura précédé le
sens. Voilà à quoi se réduirait cette doctrine
consolante, cette pensée divine; à une guerre
contre certaine combinaison de certaines lettres
de l'alphabet. Ainsi se trouve justifié cet apho
risme de Bacon : « Les hommes pensent que leur
raison gouverne leurs paroles ; mais il arrive
souvent que les paroles ont assez de pouvoir
pour réagir sur la raison. »
Je ferai une dernière observation à M. Royer-
Gollard , et c'est pour relever une inexactitude
qui tient peut-être à ce que je n'ai pas résumé
assez clairement mes opinions. « L'on peut ,
dit-il, réduire à deux propositions l'ouvrage
de M. Elias Regnault. i° Il soutient que les
médecins ne peuvent rien prouver de décisif
par la médecine ; 2° il prétend, à l'aide du seul
bon sens, donner des règles infaillibles pour se
guider dans les cas d'incertitude. Aussi long
temps qu'il reste dans la première thèse, il
a, selon moi, tout l'avantage; mais, lorsqu'il
«irrive à la seconde, il n'a que des hypo-

»7
( 256 )
thèses, que ses opinions personnelles à nous
offrir en échange; il donne pour démontré
ce qui est encore incertain, et peut-être le sera
toujours. »
De ces deux propositions , la première seule
est exacte, la seconde a besoin d'être modifiée.
Je n'ai pas prétendu à l'aide du bon sens don
ner des règles infaillibles pour se guider dans
les cas d'incertitude. J'ai seulement soutenu
que, dans cette question, le bon sens fournissait
autant de certitude que l'état actuel de la
science. Je n'ai pas accordé au bon sens plus
de lumières qu'à la médecine , mais une part
égale, ce qui est loin de lui donner l'infailli
bilité. Cette dernière proposition se trouve
donc absolument rentrer dans la première.
M. Royer-Collard avoue que dans celle-ci j'ai
l'avantage : cela me suffit.
Du reste ce médecin est avec M. Boulland le
seul qui ait avoué l'insuffisance des connais
sances actuelles de la médecine en pareille ma
tière. Cette abnégation d'amour-propre est
assez digne de remarque , pour valoir à ces
jeunes écrivains le blâme de plus d'un confrère;
mais on sait qu'il n'y a que l'ignorance pares
( ^57 )
seuse qui dise que tout est trouvé, parce qu'elle
ne veut rien chercher.
On a pu remarquer que , dans les critiques
qui m'ont été adressées , il n'y avait pas une
.grande uniformité. Cette divergence dans les
idées , ce défaut de fixité et d'union dans la
science, n'a pas été la moindre des difficultés
qui m'arrêtaient dans ma réponse. Chacun ,
ayant sa nuance d'opinion , s'étonnait de me
voir attaquer une erreur qu'il n'avait jamais
adoptée , et ne s'apercevait pas que son con
frère la défendait à outrance. Quelques-uns
m'ont accusé de combattre des chimères, sans
se douter que ces chimères avaient été sou
tenues par d'autres comme vérités incontes
tables. Ainsi M. F. Broussais (i) me repro
che d'avoir attribué aux médecins une opi
nion ridicule, c'est-à-dire, celle d'admettre
que tout suicide est un acte de folie, tandis
que M. Falret a fait un gros ouvrage pour sou
tenir cette opinion, tandis que dans tous leurs
écrits Esquirol, Georget et une foule d'autres

( i ) Annales de la médecine physiologique, page 645 .


*7-
( a58 )
professent la même doctrine, que M. Worbe a
encore défendue dans l'analyse de mon ouvrage.
M. Anquetin (i) dit qu'il ne sait pourquoi je
veux soutenir que les mutilations volontaires
ne sont pas une preuve de folie. « Je crois , dit-
il , que l'auteur aurait pu s'épargner la peine
de combattre une opinion qui n'existe pas. »
D'où je conclus qu'il n'a pas lu le chapitre
Quatre de mon ouvrage; sans quoi il y aurait
vu une observation de M. Dupuytren , où ce
célèbre chirurgien déclare un homme atteint
de manie , simplement parce qu'il s'est fait
seul , et sans le secours de la chirurgie deux
opérations de hernie. Assurément je n'ai rien
à répondre à celui qui me dit : « Pourquoi
vous évertuer contre une opinion que je ne
partage pas? » sinon que d'autres l'ont pro
fessée, et que c'est contre ceux- là que j'é
cris. Cette objection , qui m'a été faite par
plus d'un critique, est encore une nouvelle
preuve de l'incertitude de la science. Chacun
bâtit son système , coordonnant h son gré ,

(i) Journal général de médecine.


( a59 )
nivelant selon sa fantaisie , ridiculisant les
erreurs des autres , et les remplaçant par d'au
tres erreurs. Il m'était donc impossible de
poursuivre en détail cette multitude de petits
systèmes ; je n'ai pu faire descendre la science
aux individualités; mais j'ai dû m'attaquer aux
opinions en crédit, aux chefs d'école. Georget,
MM. Esquirol et Marc , s'étaient montrés les
défenseurs les plus fameux de la monomanie.
C'est sur leur terrain que je me suis placé. Il
est donc injuste et ridicule de me reprocher de
créer à plaisir des objections, quand je n'ai
pas attaqué une seule opinion qui ne se trou
vât dans quelque ouvrage médical.
Rétablissons maintenant quelques-uns de
mes principes , et rappelons les argumens sur
lesquels je m'étais appuyé.
M. Esquirol , et après lui la plupart des mé
decins avaient écrit : « La monomanie homi
cide est un délire partiel , caractérisé par une
impulsion plus ou moins violente au meurtre.
Le monomaniaque homicide ne présente au
cune altération appréciable de l'intelligence ou
des affections. H y a seulement lésion de la
volonté. »
( 2Ô0 )
Puisque M. Esquirol considérait la mono
manie uniquement comme une lésion de la vo
lonté , il était rigoureusement obligé de dire
ce qu'il entendait par volonté. Il est toujours
embarrassant de combattre un système où les
termes n'ont rien de précis. Il serait dès lors
permis de remettre la discussion au jour où
M. Esquirol aura défini la volonté , et jusque-
là une dénégation pure et simple pourrait ré
pondre à son explication de la monomanie. Mais
comme une denégation ne suffit pas pour éclair-
cir une question, j'ai dû chercher le sens que
M. Esquirol assignait au mot volonté. J'ai cru
le trouver dans un passage de son articlefolie
du Dictionnaire des sciences médicales. Si je
me trompe en voulant expliquer sa pensée,
mon erreur sera peut-être moins à blâmer que
sa négligence ; car, si sa pensée n'avait pas été
vague et obscure , je ne me serais point égaré
en la cherchant.
« Les lésions de l'entendement, dit ce pro
fesseur, peuvent être ramenées à celle de l'at
tention.... Tout raisonnement suppose un
effort ; nous ne sommes raisonnables , c'est-à-
dire , nos idées ne sont conformes aux objets,
( 26t )
nos comparaisons exactes, nos raisonnemens
justes, que par une suite d'efforts, ou par l'at
tention, qui suppose à son tour un état actif
de l'organe de la pensée, de même qu'il faut
un effort musculaire pour produire le mouve
ment, quoique le mouvement ne soit pas plus
dans le muscle, que la pensée dans le cerveau.
Si nous réfléchissons à ce qui se passe chez
l'homme le plus raisonnable seulement pen
dant un jour, quelle incohérence dans ses
idées, dans ses déterminations depuis qu'il
s'éveille jusqu'à ce qu'il se livre au sommeil
du soir ! Ses sensations, ses idées, ses déter
minations n'ont quelque liaison entre elles ,
que lorsqu'il arrête son attention ; alors seu
lement il raisonne : l'aliéné ne jouit plus de la
faculté defixer , de diriger son attention ; cette
privation est la cause primitive de toutes ses
erreurs. C'est ce qui a lieu chez les enfans qui
ont des impressions , et n'ont pas de sensations
ni d'idéesfaute d' attention ; t'est ce qui arrive
aux vieillards , parce que leur attention n'est
plus sollicitée parles objets extérieurs, à cause
de l'affaiblissement des organes intellectuels.
Les impressions sont si fugitives et si nom
( 26a )
breuses, les idées sont si abondantes, que le
maniaque ne peut fixer assez son attention sur
chaque objet , sur chaque idée ; chez le mono-
maniaque , Vattention est tellement concentrée,
qu'elle ne se porte plus sur les objets environ-
uans , sur les idées accessoires. Ces fous sen
tent et ne pensent pas , tandis que chez ceux
qui sont, en démence, les organes sont trop
affaiblis pour soutenir l'attention ; il n'y a plus
de sensation ni d'entendement. L'attention est
si essentiellement lésée par l'un de ces trois
modes dans tous les aliénés , que si une sen
sation agréable fixe l'attention du maniaque,
si une impression inattendue détourne l'atten
tion du monomaniaque , si une violente com
motion réveille l'attention de celui qui est en
démence , aussitôt l'aliéné devient raisonna
ble , et ce retour à la raison dure aussi long
temps qu'il reste le maître de diriger et de
soutenir son attention.
« Les imbéciles et les idiots sont également
privés de cette faculté, c'est ce qui les rend
incapables de toute sorte d'éducation. J'ai très-
souvent répété cette obsex^vation chez eux.
Ayant moulé en plâtre un grand nombre
( 263 )
d'aliénés, j'ai pu faire poser les maniaques,
même furieux, et les mélancoliques, mais je
n'ai pu obtenir des imbéciles qu'ils tinssent les
yeux assez long-temps fermés pour couler le
plâtre, quelque bonne volonté qu'ils appor
tassent à cette opération. J'en ai vu même
pleurer de ce qu'elle n'avait pas réussi^ et
poser plusieurs fois , sans pouvoir conserver la
pose qu'on leur donnait , ni fermer les yeux
plus d'une minute ou deux.
« Serait-il vrai que l'étude pathologique des
facultés de l'âme conduise aux mêmes résul-
sultats, auxquels M. Laromiguière s'est élevé
sur l'analyse dans ses éloquentes leçons de
philosophie? »
Bien que M. Esquirol ne réponde pas di
rectement à cette question, il est évident qu'il
est pour l'affirmative, puisqu'il soutient que
le défaut d'attention est le principe de toute
foire , comme M. Laromiguière soutient que
l'attention est le principe de toute, intelli
gence. Aussi le même point de départ
l'a-t-il entraîné dans les mêmes erreurs. Il
n'a pas vu qu'il y avait quelque chose qui
précédait l'attention, qui la dirigeait, qui , l'é
( M )
loignant de tout autre objet, la fixait sur un
seul. Ce quelque chose est la liberté. M. Es-
quirol avait bien pressenti cette distinction ,
mais sans lui donner l'importance qu'elle mé
ritait ; il l'a exprimée presque sans s'en aper
cevoir : « L'aliéné ne jouit plus de la faculté
de fixer, de diriger son attention. » N'est-ce pas
reconnaître clairement qu'il y a une faculté
qui précède l'attention. Voilà l'idée qu'il fallait
poursuivre et développer , au lieu de répéter
que Vattention est si essentiellement lésée, etc.;
car ce n'est pas l'attention qui est lésée, mats
bien la faculté de diriger l'attention. L'exem
ple des imbéciles , qui ne pouvaient pas même
conserver leur pose ni tenir les yeux fermés ,
est encore une preuve de ce que j'avance. Ces
malheureux eussent bien voulu faire ce qu'on
leur disait, mais ils n'avaient pas la liberté de
vouloir. Si donc M. Esquirol, au lieu d'attri
buer toutes les folies à la perte de l'attention ,
les eût rapportées à la perte de la liberté , il
se serait trouvé dans la véritable voie.
Ceci me ramène naturellement à la volonté.
Dire qu'un fou a perdu la volonté, parce qu'il
veut tuer, me semble uu singulier contre-sens;
( a65 )
dire qu'il n'est plus maître de sa volonté , se
rait beaucoup plus logique et plus vrai. Car
enfin , lorsqu'il court au-devant du meurtre ,
lorsqu'il dit je veux du sang, il y a là une
volonté, et une volonté très-prononcée ; elle
n'est pas raisonnée, j'en conviens , mais elle
existe, on ne saurait le nier. Il veut tuer , seu
lement il ne peut pas ne pas vouloir. Qu'est-ce
donc qui manque à ce malheureux pour l'em
pêcher de commettre un meurtre? La faculté
de diriger sa volonté, comme il manquait aux
autres la faculté de diriger leur attention.
Cette faculté , dans les deux cas , est la même :
c'est la liberté. Ainsi , toutes les folies vien
nent se résoudre dans ce phénomène unique,
absence de la liberté. Je n'ai pas besoin de
dire que je n'entends parler que des erreurs
de l'intelligence, car les erreurs des sens ont
un principe tout dilFérent.
De tout ce qui précède, il m'est permis de
conclure que M. Esquirol, en disant que dans
la monomanie il y a lésion de la volonté, vou
lait exprimer simplement la perte de la liberté.
Si je me trompe, encore une fois, c'est sa faute
et non la mienne.
( ^66 )
C'est, du reste, ainsi que l'a compris un
médecin qui, tout en voulant s'appuyer du
nom de M. Esquirol pour me combattre, a
fait involontairement la critique de la termi
nologie de ce professeur.
« Ce qu'on appelle volonté, dit M. Anque-
tin (i) , n'est pas une faculté qui dirige et dé
termine les actes de l'économie; ce sont les
organes, au contraire, qui par l'influence
qu'ils exercent les uns sur les autres, déter
minent une série d'actions qui constitue un
acte de la volonté; il n'y a pas de volonté sans
action , et la volonté n'est autre chose que
cette action même. »
On voit que M. Anquetin, quoique d'ac
cord avec M. Esquirol contre moi, ne saurait
l'être avec lui sur la prétendue lésion de la
volonté qui constitue la monomanie , puisque,
selon lui, la volonté n'est autre chose que l'ac
tion d'un organe. Il en résulte qu'il y a autant
de volontés que d'organes ou que d'actions
d'organes. Voilà donc une multitude de pe-

(1) Journal général de médecine■> juillet 1 829. p. 108.


( ^7 )
tites volontés placées les unes vis-à-vis (les
autres, toujours occupées à guerroyer, saisis
sant chacune à son tour la puissance, et ré
gnant chacune son jour , son heure ou sa
minute; car c'est là, selon M. Anquetin, ce
qui constitue la raison.
« Cette opposition mutuelle des organes qui
fait que, malgré le grand nombre d'actions
possibles, celles des hommes qui vivent dans
des circonstances semblables, sont toujours à
peu près les mêmes, a reçu le nom de raison ;
et on dit qu'un homme est raisonnable, quand
ses organes exercent les uns sur les autres
cette mutuelle influence, de manière à empê
cher que l'un d'eux n'entraîne tous les autres
dans son action (i). »
M. Anquetin ne voit pas que la raison ainsi
définie est un non-sens , car il n'y a pas un
seul acte humain où l'un des organes qu'il a
ainsi personnifiés n entraîne les autres dans
son action. Il ne peut donc y avoir pour lui
de raison. Il continue et dit : « La liberté de

(i) Idem , page 1 13.


( 268 )
la volonté consiste donc dans la libre action
de tous les organes. » Plus haut, c'était l'ac
tion mutuelle, ici c'est l'action libre. Mais
qu'est-ce que M. Anquetin peut entendre par
la liberté de la volonté ? Il vient de dire : la
volonté n'est autre chose que l'action des or
ganes ; maintenant il dit : « La liberté de la
volonté, c'est-à-dire, de l'action des organes,
consiste dans la libre action des organes. »
Autant valait-il dire : la liberté consiste dans
la liberté. « Toutes les fois que cette action
éprouve quelque modification , la volonté est
changée. « C'est tout simple ; puisque la vo
lonté n'est que l'action, il est certain qu'ils
changent ensemble. « S'il existe chez l'homme
un état dans lequel un organe commande impé
rieusement à tous les autres, et les force à con
courir à son action et à ses besoins, dans cet
état la volonté n'est plus libre. » Alors la li
berté n'existe pas; car, je le répète, il est im
possible de concevoir un seul acte où un
organe ne fasse concourir les autres à son ac
tion et à ses besoins. Pourquoi donc procla
mer que l'acte commis par la passion est un
crime? Pourquoi punir le viol, par exemple?
( 269 )
L'organe erotique avait commandé impérieu
sement à tous les autres, et les avait forcés à
concourir à son action et à ses besoins ; dans
c'et état la volonté n'était plus libre. On ne
peut donc exiger une condamnation.
« Santé et raison , santé et liberté , sont
donc des mots qui expriment un même état de
l'économie. » Mais l'homme tourmenté de dé
sirs p'uissans, excités par une longue absti
nence des plaisirs de l'amour, ne sera pas dans
le même état de santé que celui pour qui l'ha
bitude de satisfaire ces désirs les rend moins
impérieux. Le premier aura donc moins de
raison , une responsabilité moins grande que
le dernier. Il faudrait de toute justice leur in
fliger une peine différente : ainsi le viol se pu
nirait en proportion de la date plus ou moins
récente du dernier acte vénérien. Voilà où con
duit cette opinion intermédiaire , qui , tout en
avouant la liberté, veut échapper aux consé
quences de cet aveu , en donnant à cette liberté
des limites étroites. Il vaut mieux la nier en
tièrement; alors il n'y a plus besoin de tor
turer les conséquences ; on raisonne plus à
l'aise. Tout crime devient maladie.
( 27° )
Je crois avoir suffisamment démontré que la
folie n'était autre chose que l'absence de la
liberté. Qu'on n'aille pas arguer de là que ,
dans ce qu'on appelle monomanie homicide,
j'admette ia perte de la liberté. Je l'ai dit, et
je le répète : dans tous les prétendus cas de
monomanie homicide rapportés par les au
teurs, ou bien il y avait d'autres actes de dé
lire qui attestaient la folie bien caractérisée ,
ou bien le meurtre, loin d'indiquer la perte de
la liberté, révélait la liberté dans toute son
étendue. Néron, le type de l'homicide, est
aussi le type de l'homme libre. Lorsqu'il fai
sait descendre deux cents chevaliers romains
dans l'arène des gladiateurs, n'était-ce pas une
haute manifestation de sa volonté puissante?
N'était-ce pas proclamer sa liberté sans bornes
que d'exiger pour ses plaisirs un sang plus
noble que celui des barbares? N'en doutons
pas : ces raffinemens sanguinaires, ces variétés
dans la cruauté, sont autant de preuves de
l'intelligence de l'homme. Le tigre se borne à
tuer : s'il déchire une chair vivante , il n'y a là
que la pensée d'une faim à satisfaire. Mais à
l'homme seul il appartient de torturer avec
( *7* )
jouissance , de nuancer une douleur et d'ana
lyser une agonie. Les animaux usent des puis
sances que leur a accordées la nature ; l'intelli
gence seule peut en abuser. Plus la faculté dont
on abuse est étendue , plus l'abus est extrême.
Que me fait , après cela , ce reproche qu'on m'a
adressé d'être sans compassion pour le vice. Je
le flétris parce qu'il est intelligent. Si je pro
fessais la doctrine qu'on m'oppose , je serais
sans haine pour les tyrans , sans admiration
pour la vertu.
Dès qu'il est bien constaté que la folie n'est
autre chose que la perte de la liberté , il résulte
de là que, dans le cas d'homicide , c'est de la
preuve ou de l absence de cette faculté que
doit dépendre la condamnation ou l'acquitte
ment. Aussi , lorsqu'il y a doute sur l'état
moral de l'accusé, c'est un contresens philo
sophique de demander aux jurés si l'homicide
a été commis volontairement ; parce que dans
tous les cas où un aliéné tue, à moins que ce
ne soit par accident, il y a volonté de tuer.
Seulement la volonté n'est pas libre. La ques
tion devrait donc se borner à la liberté mo
rale.
18
( 272 )
Mais où le jury doit-il chercher les preuves
pour arriver à la vérité ? Ce ne peut être que
dans les circonstances indépendantes du fait.
Car prouver, comme on a voulu le faire, la
folie du meurtrier par le meurtre , c'est rai
sonner contre tous les principes , puisque le
meurtre , pris isolément , est un des plus
grands signes de la liberté de l'homme.

§ H,

, SUICIDE.

Il n'y a qu'un seul acte où l'homme puisse


se montrer plus libre que dans le meurtre
C'est le suicide. Là est le dernier terme, la plus
haute expression de sa liberté. C'est la protes
tation la plus énergique de la supériorité de
sa nature. Pourquoi les animaux n'ont-ils ja
mais conçu le suicide ? Parce que leur nature
est toute passive. Ils n'ont pas le choix et la
préférence. L'homme au contraire, éminem
ment actif et libre, a pu pousser son activité
jusqu'à la destruction de soi-même.
( s75 )
Tous les jours on s'efforce d'attribuer le sui
cide aux progrès de l'immoralité. Quant à moi
je ne crains pas d?afïirmer qu'il est dû au dé
veloppement de la pensée. On sait maintenant
à quoi s'en tenir sur la moralité des peuples
sauvages , implacables dans leur haine , féroces
dans leur vengeance, atroces dans leurs plai
sirs. On ne s'abuse plus sur l'innocence primi
tive de nos aïeux qui sacrifiaient des victimes
humaines, et buvaient dans le crâne de leurs
ennemis. Et cependant parmi ces peuplades
féroces , au milieu des immoralités de tous les
genres, on n'entend pas parler de suicide. Chez
les clans guerriers de l'Ecosse, dont l'existence
était un brigandage perpétuel , et ïa vie une
complication de meurtres , le suicide était un
phénomène. Chez les peuples de l'antiquité ,
le sacrifice volontaire de la vie ne devint fré
quent qu'avec les progrès des connaissances in
tellectuelles. Plus nous reculons dans l'histoire
des nations, plus le suicide est rare. Ce n'est
pas qu'il y ait absence de malheur: partout
l'homme a vécu dans les larmes ; et , si les
infortunes étaient moins grandes, c'est qu'elles
se déployaient dans une sphère moins étendue.
18.
( s74 >
On peut objecter que le suicide étant la suite
d'une conduite irrégulière , que la plupart des
gens qui se sont tués étant sans principes , il
faut par conséquent attribuer cet acte à l'im
moralité. Je dois d'abord déclarer que j'écarte
ici les considérations religieuses , parce que la
religion , qui seule peut réprimer efficacement
les écarts de la pensée humaine , a droit de se
montrer pins exigeante que la société. Mais,
examinant la question sous le point de vue
purement social , je dis qu'il y a autre chose
que de l'immoralité , dans cette leçon du vice
qui se punit soi-même. En effet , si on avait se
coué toute morale , qu'importerait d'avoir
éloigné l'opinion des autres ou sa propre sa
tisfaction. Le remords suppose toujours une
idée de vertu. Le suicide qui en est la dernière
expression , loin d'être l'absence des principes,
est au contraire un grand hommage aux prin
cipes : c'est une éclatante réparation : car l'im
moralité a bien pu amener cette douleur de
l'âme qui porte au suicide; mais cette douleur
n'est pas immorale. La pensée qui a conduit
au vice n'est pas la même que celle qui con
duit à la punition du vice par la destruction.
( *7$ )
Entre deux scélérats qui ont commis le même
crime, celui qui cède au remords par le sui
cide , est plus près de la vertu , que celui qui
poursuit sa carrière d'infamie.
D'ailleurs ce n'est pas seulement dans les
basses classes, chez des gens sans éducation,
sans moralité antérieure, que s'observe le sui
cide. Des exemples encore tout récens nous
montrent des hommes honorables, remplissant
les fonctions les plus augustes, mettant violem
ment un terme à leur existence, simplement
pour se débarrasser de l'infirmité et de la dou
leur. 11 eût été sans doute plus beau de vivre ,
et de s'écrier avec le philosophe de l'antiquité :
Douleur, je te défie. C'eût été faire un plus noble
emploi de sa liberté et de sa raison. Mais c'est
déjà un immense privilège accordé à l'homme
que de pouvoir aller, aussitôt qu'il le veut, se
reposer dans la mprt ; tandis que l'animal passif
ne peut répondre aux tortures de la maladie que
par des plaintes inutiles. C'est pourtant cette
puissance accordée à l'homme que les médecins
ont déclarée entièrement passive, quand il n'y
en a pas d'autre où son activité se déploie avec
plus d'énergie : c'est au moment où la liberté
( *76 )
morale se montre dans toute sa force , qu'ils
proclament son extinction. , '
Une assertion aussi singulière est appuyée
d'exemples qui ne le sont pas moins. Voici ce
qu'écrit M. Esquirol. « Un jeune homme fait
la cour à une jeune personne ; ses parens se
refusent à leur union; il est triste, morose;
quelques mois après , instruit que celle qu'il
adore est mariée , il se rend au lieu où doit
être célébré le repas de noce , et s'y brûle la
cervelle (i). »
Je suis encore à comprendre comment on
voit de la folie dans un acte, j'ose le dire, aussi
plein de raison , aussi naturel à l'homme , aussi
facile à expliquer dans toutes ses nuances. Je
conçois qu'un meurtre ou un suicide dont les
motifs se trouvent enveloppés de mystères ,
puissent provoquer une explication extraor
dinaire. Mais qu'ai-je besoin d'invoquer une
maladie, quand je n'ai qu'à interroger le cœur
de tous les hommes, pour y trouver le principe
d'un pareil acte ? Aussi n'insisterai-je pas pour

(0 Article Folie.
( 377 )
demontrer toute la raison qui se trouve dans
la tristesse du jeune homme cité par M. Esqui-
rol. L'indifférence en pareil cas eût été plus
près de la folie. Dira-t-on que sa tristesse avait
pris tellement d'empire sur lui, qu'il n'était
plus libre ? Un semblable argument peut s'ap
pliquer à tous les besoins , à tous les désirs, à
toutes les passions. Ce serait retomber dans les
principes de ceux qui nient entièrement la
liberté de l'homme.
« Une preuve à posteriori , dit M. Worbe ,
que le suicide est toujours un acte de folie
momentanée, c'est que sur le plus grand nom
bre de ceux qui , voulant se détruire , se sont
manques, très-peu ont recommencé. Plusieurs,
mutilés de leurs mains délirantes, ont gémi dans
la vieillesse, de l'attentat qu'ils avaient, sans
libre arbitre, commis sur leur personne (i). »
Je n'aurais pas pris d'autre exemple, pour
prouver qu'il y avait liberté. Il est tout sim
ple que l'homme qui , résolu de se tuer , a

(i) Journal universel des sciences médicales ; Dé


cembre 1S28, page 327.
( a78 )
échoué dans l'exécution , ne veuille pas s'ex
poser à renouveler ses souffrances peut-être
inutilement encore , et que les infirmités qu'il
s'est créées, le fassent gémir. Depuis quand le
repentir d'une action prouve-t-il que cette
action était le produit de la folie? Et qu'est-ce
donc que cette folie qui dure tout juste le
temps de se porter un coup de pistolet, ou de
couteau, pour ensuite disparaître ù jamais?
Que devient cette impulsion irrésistible qui
entraîne le fou à des actes sans cesse répétés?
Une mutilation ne serait jamais un obstacle à
leur renouvellement. Si M. Worbe, pour prou
ver sa proposition , eût rapporté des cas tout
contraires , c'est-à-dire , des exemples de gens
qui , après s'être manqués une première fois ,
fussent revenus à la charge , poursuivis qu'ils
étaient par une idée dominante , je concevrais
l'argument , encore qu'il me fût aisé d'y ré
pondre ; mais, tel qu'il l'a presenté , il semble
avoir écrit en ma faveur.
« Ce n'est point l'ennui , la haine de la vie,
dit M. Falret, qui arment la main de l'homme
qui attente à ses jours ; c'est la douleur réelle
ou imaginaire qui , après avoir détruit l'har
( 279 )
monie de sesfacultes , avoir porté le désordre
dans sa volonté, lui impose le sacrifice du
plus précieux de ses biens , ou plutôt de son
unique possession. Qui me délivrera de mes
maux? s'écrie le philosophe Antisthène. Voici
ton libérateur , dit Diogène , en lui présentant
un poignard. Ce n'est point , réplique Antis
thène , de la vie que je veux être délivré , mais
de la douleur. Celte réponse n'est pas seulemeut
celle d'un philosophe, elle dérive essentielle
ment de la nature de l'homme (i). »
Peu de mots suffiront pour répondre à M. Fal-
ret. Puisque, selon ltxi, l'acte du suicide est tou
jours le produit de l'aliénation mentale, l'idée
du suicide ne peut être le produit de la raison ;
car l'acte n'est que le produit de l'idée. Dio
gène conseillant le suicide , et passant le poi
gnard à son ami, était donc un fou; et, en
vérité , je ne vois pas grande différence dans
l'intelligence de celui qui indique à un autre
le suicide comme remède à la douleur, ou qui
le médite pour soi-même. Mais comment expli-

(i)' De Vhypochondrie al du suicide , pajjc 1 5^.


( 280 )
quer cette monomanie suicide chez, Diogène
qui ne souffrait pas, et chez qui l'absence de
la douleur devait laisser aux facultés une en
tière liberté ? Nous sommes forcés de conclure
que la douleur d'Antisthène avait détruit l'har
monie des facultés de Diogène , avait porté le
désordre dans sa volonté, de manière que sans
libre arbitre il conseilla le suicide.
Après tout, on conçoit qu'il se soit trouvé
des écrivains publiant la perte de la liberté
dans le cas où une douleur physique pousse
au suicide : le sophisme est soutenable. Mais
comment expliquer le même argument, lors
qu'un homme sans infirmités , comme sans
chagrins, trouve qu'il a assez vécu, et fatigué
d'un monde trop vide pour le satifaire , va
interroger l'éternité. La seule cause qui puisse
faire attribuer ce suicide à la folie , c'est qu'on
ne comprend pas , de pareils motifs , et on ne
les comprend pas parce qu'on s'imagine quela
pensée de tous les hommes est faite sur le
même modèle. C'est méconnaître l'intelligence
qui commence au chaos et se perd dans l'in
fini , si variés qu'elle accueille les faits les plus
contradictoires; si hardie qu'elle pousse une
( *8* )
hypothèse jusqu'à ses dernières conséquences;
si énergique, qu'elle ne recule pas même de
vant la destruction.
« Au fond, ce tœdium vitœ , dit M. Brous-
sais , est l'effet d'un malaise insupportable ,
dont la cause la plus fréquente se trouve dans
le mauvais état de l'estomac. Mais , au reste ,
ce viscère n'est pas le seul irrité; le cœur et
les poumons le sont en même temps. L'irrita
tion a son siège dans les expansions nervoso-
sanguines de ces organes : elle retentit dans
tous les nerls de relation , et ce sont les in
nervations de tous ces tissus sur le cerveau ,
qui rendent l'existence douloureuse , et pous
sent impérieusement ces malheureux a leur
destruction. Tous les autres motifs ne sont que
des prétextes (i). »
Pour dire que les autres motifs sont des
prétextes, il faudrait d'abord prouver qu'ils
ont une valeur bien plus faible que ceux qu'on
appelle les véritables motifs; car, toutes les
fois qu'on repousse au rang des prétextes un

(i) De l'irritation et de la Jolie , page ^5$-


( )
motif allégué , c'est qu'il y a un motif plus
puissant dont l'importance atteste l'influence.
Or , je ne vois pas quelle raison me ferait ad
mettre que Yirritation qui a son siège dans
les expansions nervoso-sanguines de l'estomac,
du cœur et des poumons , qui retentit dans les
nerfs de relation ,pour ensuite rendre l'exis
tence douloureuse, par les innervations de tous
ces tissus sur le cerveau , soit une meilleure
explication du suicide, que la généreuse in
dignation d'un homme qui , fatigué de ne rien
trouver dans cette vie qui puisse satisfaire son
àme, se représentant, je le veux bien , le
monde plus méchant qu'il n'est réellement ,
s'arrache par la mort à ce dégoût pénible. Je
ne sais pourquoi ce seraient là des prétextes ,
tandis que le véritable motif serait l'irritation
située dans les expansions nervoso-sanguines
de l'estomac , du cœur ou des poumons. Vous
me dites que c'est l'irritation , ce malaise phy
sique , qui a causé le dégoût de la vie. Moi je
prétends que c'est le dégoût de la vie, ce ma
laise moral, qui a causé l'irritation. Je vous
défie de prouver le contraire. Prenons un
exemple. Jean Jacques, que son génie appelait
( a83 )
à la vertu, et que la misère conduisit au vice,
qui, avec un cœur aimant, s'entoura de haine;
Jean Jacques qui rêva Julie et épousa Thérèse,
se donne la mort. Je suppose qu'à l'ouverture
de son cadavre, on rencontre cette irritation ,
selon vous, véritable cause du suicide. De
quelle manière pourrez-vous me convaincre
que j'ai tort en affirmant que le dégoût de la
vie a précédé l'irritation nervoso-sanguine?
En effet , j'ai vu le dégoût de la vie , avant que
vous n'ayez vu l'irritation. Vous pouvez Ta
prévoir, la deviner, mais vous ne me donnez
qu'une supposition , et je vous montre un fait.
Encore cette supposition fût-elle justifiée par
l'événement, ne prouve pas l'antériorité de
l'irritation. Car, lorsque je vous montre le fait
du dégoût de la vie, bien avant que vous ne
puissiez me montrer le fait de l'irritation, je
soutiens que mes preuves valent mieux que les
vôtres. D'ailleurs, cette explication extraordi
naire empruntée à l'irritation nervoso-san
guine , serait peut-être nécessaire , si le motif
n'était pas en rapport avec l'acte , si enfin le
dégoût de la vie ne justifiait pas le suicide.
Mais, il faut en convenir, l'homme a souvent
( *84 )
raison d'être las d'exister, et pour qui a essayé
un peu de cette vie, le suicide est un acte des
plus logiques. Rien ne pourrait résister à ce fatal
argument , si on ne se sentait lié par quelque
affection , ou soutenu par quelque croyance.
C'est la preuve la plus concluante de la néces
sité d'un lien religieux.
M. Broussais pourrait peut-être s'imaginer
que sa réponse à ces argumens se trouve dans
la phrase qui suit. « Mais il faut bien distin
guer cette impulsion organique au suicide de
celle qui dépend d'un désespoir par cause mo
rale , ou d'une aberration purement intellec
tuelle. » J'avoue que je ne comprends pas une
pareille distinction de la part de celui qui
à composé un livre tout exprès pour prouver
que la cause morale n'était autre chose que
l'impulsion organique. Comment a-t-il pu
parler d'une aberration purement intellectuelle,
lorsque pour lui tous les actes intellectuels
sont des actes cérébraux? S'il accepte ces mo
difications, son ouvrage est un contresens.
Mais plus loin il oublie cette distinction , et
confondant toutes les monomanies suicides et
meurtrières, il avance que la très-grande ma
( a85 ) -
jorité sont amenées par des gastro-duodénites
chroniques (i).
Admettons un instant que le suicide soit
réellement le produit d'une maladie viscérale.
Tout le monde conviendra que les animaux
peuvent être sujets aux mêmes maladies, et
rien n'empêche qu'un chien , par exemple ,
ne soit aussi bien que l'homme atteint d'une
gastro-ducdénite chronique, ou bien d'une
irritation dans les expansions nervoso-san-
guines de l'estomac, du cœur et des poumons,
qui de là retentirait dans tous les nerfs de re
lation. Les innervations de tous ces tissus, sur
le cerveau, devraient donc lui rendre l'exis
tence douloureuse, et pousser impérieusement
ce malheureux chien à sa destruction. Les
nerfs, les tissus, les viscères, ne remplissent-
ils pas chez les animaux , les mêmes fonctions
que chez l'homme ? ne sont-ils pas assujettis
anx mêmes conditions , aux mêmes maladies?
Ces maladies ne présentent-elles pas les mêmes
phénomènes? Pourquoi donc les gastro-duo-

( i) Idem , page 4^5.


( 286 )
dénites chroniques ne présentent-elles pas
chez le chien le phénomène du suicide.'1 Pour
quoi l'irritation dans les expansions nervoso-
sanguines ne lui donnent-elles pas le dégoût de
la vie? C'est difficile à expliquer pour qui ne
veut pas donner à l'homme un principe de
plus qu'aux animaux (i). On ne répond pas à
la difficulté en disant que, bien que les or
ganes des facultés intellectuelles soient les
mêmes, ceux de l'homme étant plus dévelop
pés , produisent plus de phénomènes (2). Cela
ne me dira pas pourquoi une gastro-duodénite
chez un chien n'est pas accompagnée des
mêmes symptômes que chez l'homme. Ouvrez
le cadavre de l'homme et celui du chien , vous
y trouverez pour la même affection, les mêmes
traces morbides. Comment se fait-il que cette
analogie dans la mort, ne se trouve pas dans
la vie? Comment se fait-il que ces organes,
auxquels M. Broussais lui-même accorde plus
de développement, plus d'énergie, cèdent à

(1) Idem , page 1 76.


(?) Ibidem.
( ^1 )
'«ne cause qui laisse intacte l'intelligence du
chien ? Il y a donc chez le chien une force de
raison plus grande que chez l'homme. Ne
poussons pas plus loin les conséquences de ce
système, et avouons franchement que le chien
n'est pas suicide , parce qu'il ne jouit pas de
cette liberté morale, en vertu de laquelle
l'homme se détruit, parce qu'il y a entre
l'homme et l'animal une autre différence que
du plus ou moins. Car si l'un et l'autre n'é
taient , comme le veut M. Broussais , qu'un
composé de fibrine, de gélatine et d'albu
mine, les mêmes modifications morbides de
vraient être suivies des mêmes effets.

Le suicide est autre chose qu'une question


d'anatomie, et c'est pour cela que sa solutiop
est difficile. Mais rentre-t-il dans la législation ,
en ce sens, qu'on doive le considérer comme
un crime?

« Si pour moi , dit M. Worbe , le suicide


n'était pas toujours le résultat de l'aliénation
mentale , je dirais qu'il n'y a point d'homme ,
tellement isolé qu'on le suppose , qui ne doive
'9
( 388 )
compte de sa vie à la société (i). » De là it
conclut que j'ai eu tort de soutenir que le sui
cide n'était pas un crime. M. Boulland m'ayant
fait la même objection (2) , je ne dois pas la
laisser sans réponse. La législation organisée
pour la plus grande sécurité de tous , ne res
treint la liberté de l'homme, et ne punit les
excès de cette liberté, qu'autant qu'elle peut
être nuisible à quelque membre de la société.
Tant qu'on n'abuse de cette liberté que contre
soi-même, la loi n'a ni le droit, ni même le
pouvoir de sévir. Et comment - pourrait-elle
frapper le suicide soit de son gtaive , soit de ses
réprobations, lorsque son glaive ne saurait
l'atteindre , ni ses réprobations se faire en
tendre; lorsque le suicide est une énergique
protestation de son impuissance, un déji so
lennel ? Doit-elle appeler crime un acte qu'elle
ne pourra jamais punir , ou bien pour être

(ï) Journal universel des sciences médicales , janvier


1829, page 80.
(2) Journal des progrès des sciences médicales r
tome XI, page 52.
( *89 )
d'accord avec ses dénominations , exercera-t
elle ses vengeances sur une chair inerte ? Ce
supplice ne serait que stupide s'il n'était dé
goûtant. Les juges anglais sont tous les jours
obligés de fausser la vérité , pour épargner
le spectacle de cette barbarie législative , et
d'échapper à une telle loi par un mensonge
judiciaire. Deux fois seulement , dans l'es
pace de vingt ans , Londres parmi ses nom
breux suicides a vu choisir des victimes , et
deux fois les cadavres que l'on mutilait comme
suicides, étaient tombés sous les coups d'as
sassins que l'on avait intérêt à ménager.
La loi ne peut donc pas appeler crime ce
qu'elle ne peut punir ; car ce serait proclamer
son insuffisance : ce serait se manquer à elle-
même. Je me trompe. Il se trouve un cas où elle
pourrait punir. Ce serait celui où le suicide ne
s'étant pas porté des coups assez assurés , la
société le saisirait sanglant , ordonnerait sa
guérison , et le rendrait à la vie pour avoir une
proie à livrer au supplice.
Ce qui surtout excite la sév éril é de MM. Worbe
et Boulland sur le suicide , c'est qu'ils le con-^
sidèrent comme un acte d'égoïsme. Mais la
( 39° )
preuve qu'ils ont eu tort de trop généraliser
leur pensée, c'est qu'il y a des suicides qui ont
été des actes de dévouement. Si Lucrèce, par
sa mort, voulait ajouter à la haine des Ro
mains contre Tarquin , était-ce un crime ?
Décius s'immolant pour assurer la victoire ,
Lycurgue se laissant mourir de faim pour faire
vivre ses lois, doivent-ils être des réprouvés ?
Maintenant la morale et la religion ont-elles
droit de se montrer plus sévères que la légis
lation sur la question du suicide ? Oui sans
doute; parce qu'elles commandent le bien
d'une manière absolue , au lieu que la société
ne l'ordonne que relativement aux autres. Je
l'ai déjà dit , l'idée de crime en législation en
traîne nécessairement l'idée de rapports en
tre deux ou plusieurs individus ; ajoutez à cela
l'idée d'un acte punissable. Or, le suicide ne
présente aucun de ces caractères. La législa
tion matérielle des hommes ne peut donc pas
l'atteindre. D'ailleurs la morale avec ses sages
consolations, la religion avec ses brillantes es
pérances , offrent à l'infortune une compen
sation à la rigueur de leurs principes. Mais la
société, de quel droit viendrait-elle demander
( 39' )
compte à un malheureux de sa mort, lors
qu'elle n'a pas su lui rendre la vie suppor
table?.
Un tort que je me reconnais , c'est d'avoir
avancé d'une manière trop générale que le
suicide n'était qu'un acte de faiblesse. Car, s'il
fut quelquefois le fait de ces âmes vulgaires
qui ne peuvent supporter le malheur , il est
souvent aussi l'idée dominante de ces âmes
énergiques qui cherchent à savoir et à connaître.
Tourmentées par une curiosité brûlante, pour
quoi n'y céderaient-elles pas quand la mort
doit être l'initiation aux mystères d'une autre
vie, la révélation des abîmes de l'avenir?
L'homme placé ainsi en face de l'éternité , je
ne sais qui l'empêcherait de s'y précipiter , s'il
n'est retenu par un dogme.
La simple croyance à l'immortalité de l'âme,
sans autre lien religieux , n'arrête pas le sui
cide. Le matérialisme même, si le matéria
lisme existe, serait un frein plus puissant.
Car le néant épouvante : on aime mieux être
et souffrir, que de n'être pas. Caton, pour se-
tuer , eut besoin de se convaincre de l'immor
talité de l'âme. Il doutait : sans cela pourquoi
( a93 )
lire Platon? Tant que le doute exista, il retint
son glaive; lorsque le doute fut dissipé, il con
somma le sacrifice.
La crainte de la mort précipite quelquefois
dans le suicide. Celui qui dans une bataille a
été lâche malgré l'opinion , se tue après la
bataille pour sacrifier^ l'opinion. Le danger
présent l'avait emporté sur la crainte du dés
honneur éloigné, et le déshonneur présent
l'emporte sur la pensée du danger qui n'est
plus.
Souvent aussi ce qui encourage au suicide ,
c'est qu'on se choisit son genre de mort. Il n'y
a plus cette cruelle incertitude, cet accablement
du doute plus insupportable même qu'une
réalité funeste. Il est si pénible de souhaiter
une mort douce et de l'avoir terrible , qu'on
aime mieux se la faire. Après tout', c'est quel
que chose que de savoir comment l'on doit
mourir, de se tracer sa destinée, de se créer
sa lin.
( a93 )

L'INCUBATION DE LA FOLIE.

Le principal argument , je dirai presque le


seul qu'on m'ait opposé en faveur de la science
médicale } c'est qu'avant l'explosion de la
folie, il y a une période pendant laquelle elle
se prépare en cachette , agit sourdement , et
qu'on me pardonne l'expression, elle se fait ,
pour ainsi dire, son nid. Cette période est appelée
par les auteurs , période d'incubation. Elle est,
disent-ils , appréciable à certains signes qu'un
médecin exercé peut seul reconnaître.
Je vais faire le résumé de ce q» i a été dit
sur l'incubation , pour ensuite examiner la
valeur de ces signes.
( ^94 )
» La folie a , comme toutes les autres mala
dies, son temps d'incubation (i). »
» Cette période d'incubation dure un temps
variable, quelques jours, un ou deux mois (2).»
Cette période d'incubation peut durer des
jours, des mois, et même ptus'd'une année (3).»
» Il Jr a deùx modes d'ihéiibatibh de la
folie , l'un cérébral , et l'autre non cérébral , et
l'un et l'autre peuvent être aigus ou chroni
ques (4). »
» L'incubation cérébrale aiguë , effet de
l'influence des causes actives chez un sujet
jeune et irritable,- n'est autre chose qu'une
irritation du cerveau, marquée par la chaleur
de la tête , la rougeur de la face et des yeux t
les céphalalgies , les vertiges et le trouble des

( 1) Esquirol , page 48 , de l'article Folie , du Diction


naire des sciences médicales.
(2) Foville, art. Aliénation mentale, du Dictionnaire
de médecine et de chirurgiepratiques, en i5 vol. in-8%
:82c,; t. 1", p. 484.
(3) Georget , de la Folie, page 184.
(4) Broussais , de VIrritation de la folie , page 34a.
( *95 )
idées. Cet état peut être aussi la suite d'une
inflammation cérébrale aiguë (i). »
» L'incubation cérébrale chronique ne dif
fère de la précédente que par un moindre
degré d'intensité ; elle est souvent le résultat
de causes morales qui ont agi moins vivement,
ou bien elle dépend d'un moindre degré de
vigueur, d'irritabilité et d'énergie du système
sanguin. Elle dure souvent plusieurs mois ou
même des années (2). »
» L'incubation cérébrale aiguë et la chro
nique, peuvent être également l'effet du peu
ou du trop peu de développement du cerveau,
et de la facilité ou de la difficulté aux opéra
tions intellectuelles. Mille circonstances peu
vent introduire des variétés dans le degré
d'intensité des causes qui sollicitent la surac
tion du cerveau (3). »
» Dans cette dernière incubation , l'essor
de la folie est comprimé à plusieurs reprises

(1) Broussais, de l'Irritation et de la Folie , p. 34s.


(2) Idem ibid. , page 343.
(3) Idem ibid., page 344-
( *96 )
par la raison qui résiste bien plus long-temps
que dans la précédente. Souvent même la fo
lie existe depuis bien du temps avant qu'on la
distingue (i). »
«L'incubation cérébrale peut être la suite
d'une irritation du cerveau qui s'est montrée
sous une forme différente de ceJJe de la folie :
de longues migraines , des attaques répétées de
coups de sang , ou*congestions apoplectiques ,
et paralysies incomplètes , l'habitude de la ca
talepsie, de l'extase, de l'épilepsie, consti
tuent autant de causes prédisposantes et déter
minantes de la folie (2). »
« L'incubation non cérébrale est le plus
souvent gastrique. Il s'agit des malades qne
l'on appelle vulgairement hypocondriaques ,
et de quelques-uns de ceux que l'on désigne
sous le nom de mélancoliques. Ils peuvent
joindre à la gastrite chronique qui les tour
mente, l'une des prédispositions cérébrales
sus-mentionnées , et alors il existe une double

(0 Broussais, de l'Irritation et de la Folie , p. 544-


(2) Idem , 345.
( 297 )
irritation qui tend à affaiblir la raison. L'irrita
tion est triple si les organes génitaux sont simul
tanément affectés, comme on l'observe chez cer
taines femmes hystériques el nymphoman es ( i ) . »
Cette théoriedé l'incubation une fois admise ,
il devient évident que, si elle peut être recon
nue avec certitude à des signes particuliers,
les médecins auront le droit de vanter les pré
visions de leur science. Il ne s'agit donc plus
que d'apprécier le mérite des signes.
Pour échapper aux reproches qui m'ont été
adressés (2} d'isoler chaque symptôme , du
groupe qui dénote l'irritation cérébralë et ses
complications, je me crois obligé de rassem
bler en peu de lignes ce qui a été écrit sur les
signes précurseurs de la folie, depuis que
M. Esquirol a appelé l'attention sur cette pé
riode d'incubation et sur les symptômes qui la
caractérisent.
« Presque tous les aliénés , dit M. Esquirol ,

(1) Broussais, de l'Irritation et de la Folie, p. 345.


(2) Annales de la médecine physiologique , Décem
bre 1828, page 642.
( ag8 )
offraient , avant leur maladie , quelques alté
rations dans leurs affections , altérations qui
remontaient à plusieurs années , et même à la
première enfance ; la plupart avaient eu des
convulsions , des céphalalgies , des coliques ,
des crampes, de la constipation, des irrégula
rités menstruelles. Plusieurs étaient doués d'une
grande activité des facultés intellectuelles , et
avaient été les jouets de passions véhémentes,
impétueuses et colères. D'autres avaient été bi
zarres dans leurs idées, dans leurs affections,
dans leurs actions. Quelques-uns avaient été
d'une imagination désordonnée, et incapables
d'études suivies ; quelques autres , opiniâtres
jusqu'à l'excès , n'avaient pu vivre que dans
un cercle très-étroit d'idées et d'affections ,
tandis que plusieurs , sans énergie morale ,
avaient été timides, méticuleux, irrésolus, in-
différens pour tout. Avec ces dispositions , il
ne faut qu'une cause accidentelle pour que la
folie éclate (i). »

(i) Article Folie , page 47-


( 299 )
« La très-grande majorité des sujets qui de
viennent aliénés, éprouvent avant de l'être
de la céphalalgie, de l'insomnie , de la chaleur,
de la tension dans la tête , des mouvemens fé
briles plus marqués le soir et la nuit que dans
le jour, de la soif, de la constipation , etc. »
<f Le caractère est altéré ; quelques-uns de
viennent indifférens, prennent du dégoût pour
leurs occupations ordinaires ; ils sont d'une
susceptibilité extrême avec leurs parens et leurs
amis , repoussent avec aigreur les questions les
plus innocentes , éprouvent des accès de colère
à la moindre occasion (i). »
« Lorsque l'encéphale est surexcité d'une
manière un peu durable par les passions ou les
efforts d'attention et de mémoire , la folie est
imminente. Elle l'est également lorsque l'en
céphale est continuellement stimulé par les ir
radiations qui partent de l'estomac surexcité
dans les deux sexes , et des organes génitaux
en état de phlogose subaiguë chez la femme ,
parce que cet état est toujours accompagné

(j) Foville , ibid., page 523.


( 3oo )
d'une irritabilité générale de l'appareil ner
veux , qui fait que toutes les sensations sont
trop vives (i). »
Voilà pour l'incubation cérébrale ; voici
pour l'incubation non cérébrale, qui est le
plus souvent gastrique.
« Les signes de la gastrite sont ici tels qu'on
les voit dans leur état d'isolement : sensibilité
ou douleurs perçues à fépigastre et dans le
fond de l'un ou l'autre hypocondre , vents ,
renvois alimentaires ou nidoreux, lenteur des
digestions , constipations et diarrhées irrégu
lières , langue rouge et autres symptômes de
la gastro-entérite , auxquels il faut ajouter une
foule de sensations plus ou moins insupporta
bles à la tête, dans les organes du mouvement
et même dans l'intérieur du corps (2). »
L'énumération de tous ces signes nous donne
la somme totale des ressources de la médecine
pour deviner la folie. Comme on le voit, ce

(1) Broussais, ibid., page 34a.


(2) Idem , ibid. , page 346.
( 50! )
n'est pas la quantité qui manque. Reste main
tenant à en constater la valeur.
La folie est une maladie toute spéciale : cha
cun en convient. Beaucoup ont prétendu qu'il
fallait, pour la juger, des hommes spéciaux. Une
logique rigoureuse veut que , pour la signaler
avant son explosion , il se rencontre des signes
spéciaux. Il faut que ces signes soient caracté
ristiques, non équivoques, indépendans de
toute autre maladie. En effet, si on peut les y
rapporter même indirectement, leur certitude
cesse. Qu'on m'en cite un seul- revêtu de ce
type spécial, et je passe condamnation. Mais
on ne le pourra pas ; car tous ces nombreux
symptômes se rencontrent à la suite de toutes
les maladies , tantôt isolés dans les affections
légères, tantôt- en groupe dans' les affections
plus graves. Il est donc de toute nécessité qu'on
les retrouve dans une altération de l'économie
assez profonde pour éteindre l'intelligence,
(f II vous est bien facile, m'a-t-on dit, d'affai
blir la valeur de chaque symptôme en l'iso
lant; mais qu'ils se trouvent rassemblés, et
alors l'homme de l'art prononcera avec certi
tude sur l'existence de la folie. » Ce raisonne
( 302 )
ment vaudrait quelque chose , si dans au
cune autre maladie ils ne se trouvaient ras
semblés : il tombe de lui-même devant cette
assertion que personne n'oserait nier, c'est que
tous les jours on les rencontre réunis sans au
cune apparence de folie.
Dans ces cas, dira-t-on , s'il n'y a pas incu
bation de la folie, il y a au moins prédisposi
tion en vertu de ces paroles de M. Broussais :
« Tous les individus en proie à ces différentes
séries d'accidens inflammatoires et nerveux,
sont dans une. prédisposition à la folie (î). »
Il n'est pas étonnant qu'un corps fatigué soit
par la douleur , soit par des maladies chroni
ques, soit par des passions tumultueuses, de
vienne plus qu'un autre prédisposé à une mala
die aiguë ; mais ce n'est pas plus à la folie qu'à
toute autre affection , et ces symptômes ne sont
pas plus spécialement précurseurs de la manie ,
que de l'hépatite , de la gastrite aiguë ou de
l'entérite. Il y a désordre dans l'économie; c'est
ce que le médecin peut constater avec préci-

(0 Broussais, idem, pap,e 347-


( 3o3 )
sion. Par quelle maladie aiguë ce désordre en-*
core tout chronique va-t-il se résoudre? Doit-
il même se résoudre par une maladie aiguë?
C'est ce que le médecin ne pourra jamais con
naître, trop heureux de pouvoir découvrir la
nature de la maladie, alors que déjà elle existe.
Tous les jours on prend des hépatites pour des
pneumonies, des altérations de la moelle épi—
nière pour des altérations de telle ou telle par
tie du cerveau , des exostoses du sacrum pour
des calculs vésicaux, des fractures pour des luxa
tions , etc. (Royer-Collard). Comment donc les
médecins sont-ils arrivés à de si singulières pré
tentions relativement à la folie? Ils ont vu qu'un
aliéné qu'on leur amenait avait été très-sujet à
des maux de tête, à des maux d'estomac, à de
la constipation , etc., et ils ont conclu que ces
symptômes étaient des signes précurseurs de
la folie. Sans réfléchir que ces premières affec
tions pouvaient n'avoir aucune espèce de rap
port avec la maladie actuelle, ils ont lié par
une transition fictive ce qui était séparé sou
vent par un intervalle de plusieurs années. Ils
ont vu qu'un autre avait été doué d'une
grande activité des facultés intellectuelles , et
20
( 3o4 )
tcvait été le jouet de passions véhémentes, im
pétueuses et colères; ils ont inscrit ces nou
veaux signes, qui sont allés se grouper à côté
des premiers- Un autre avait été timide, méti
culeuse , irrésolu, indifférent, bizarre; la liste
des symptômes se trouve augmentée. A l'aide
d'un tel procédé, elle aurait pu se prolonger à
l'infini ; car, avec toutes les modifications que
présente le caractère de chaque homme , cha
que aliéné devait apporter son symptôme. Pour
bien apprécier cette méthode d'induction, il
suffit d'opposer aux médecins des individus
qui ont toute leur vie été sujets à des maux de
tête et d'estomac, avec tous les symptômes se
condaires qu'entraînent ces maux , sans jamais
avoir été fous, quoique avec cela ils fussent
doués d'une grande activité des facultés intel
lectuelles , et qu'ils eussent été les jouets de
passions véhémentes , impétueuses et colères.
Je pourrais leur en citer d'autres qui ont tou
jours été bizarres dans leurs idées, dans leurs
affections , dans leurs actions , et qui cepen
dant n'ont jamais été atteints d'aliénation men
tale. Il faudra bien qu'ils conviennent que ces
signes ne sont pas des caractères spéciaux de
( 3o5 )
l'aliénation, puisqu'on les retrouve accompa
gnant la raison la pins éclairée. Autrement ils
devraient indiquer comme signe précurseur
de la folie qui obscurcit les dernières années
de Swift, cette bizarrerie de son imagination ,
qui fait voyager Gulliver chez un peuple aérien
et chez un peuple cheval.
Disons maintenant un mot sur la théorie de
l'incubation. Si par incubation , on entend
cette période pendant laquelle quelques-uns
des viscères sont déjà irrités, mais n'ont pas
encore réagi assez fortement sur le cerveau
pour causer la folie , ce mot est inutile et vide
de sens; car, rien ne présageant encore que la
congestion se fixera plutôt sur le cerveau que
sur tout autre organe , on ne peut dire qu'il
y ail incubation de la folie. Supposons , par
exemple, une irritation du foie , compliquée
si l'on veut, par une irritation de l'estomac;
il est certain que cette irritation peut aussi
bien réagir sur les poumons ou sur le dia
phragme que sur le cerveau. Il serait donc ab
surde de la considérer comme une incubation
de la folie. Supposons maintenant qu'elle réa
gisse sur le cerveau assez pour y produire une
ao.
( 3o6 )
irritation , mais pas assez pour y produire le
désordre de la pensée. Pourrait-on voir là l'in
cubation? Pas davantage; car tant qu'il n'y a
pas désordre de la pensée, il n'y a qu'irritation
d'un organe. Dès que ce désordre existe, il y a
folie. Où et quand donc faudrait-il placer l'in
cubation ?
D'un autre côté, si par incubation on veut
désigner ce degré de la folie, où cachée encore ,
elle ne peut s'apprécier par aucun acte exté
rieur , lorsque le malade tourmenté d'idées
bizarres, ne possède plus assez de liberté pour
les faire taire, mais en conserve suffisam
ment pour ne pas leur obéir encore, lors-
qu'ayant la conscience de son état , il sait
ressaisir assez de raison pour dissimuler sa
maladie à ceux qui l'environnent, ce mol est
encore inutile. En effet, ou la folie existe, ou
elle n'existe pas. Si elle existe, quelque légère ,
quelque dissimulée qu'elle soit , il faut l'ap
peler par son nom. Si elle n'existe pas, j'ai
déjà démontré que l'incubation ne pouvait ser
vir à désigner aucune irritation antérieure.
L'inflammation de l'estomac, même au pre
mier degré , est une gastrite : le plus petit dé-
( 5o7 );
sordre de la pensée est folie. Quelquefois ce
désordre n'a pas de suite et disparaît sans lais
ser de trace , de même qu'une légère inflam
mation se résout d'elle-même. Mais leur exis
tence n'en a pas moins été réelle. Les affec
tions morbides ne débutent pas par une explo
sion, par cette série d'accidens qui terrassent
le malade et déroutent le médecin, Mais la
faible rougeur qui accompagne l'inflammation
à son début , est aussi bien maladie que ces
taches livides par lesquelles s'annonce la gan
grène. L'incubation ne peut donc pas indiquer
le commencement d'une maladie : elle ne peut
indiquer que ce qui la précède , ce qui y donne
naissance. Or ce qui y donne naissance , est
d'une tout autre nature que la maladie elle-
même; car à tout bien prendre, l'incubation
d'une gastrite se trouve dans nos alimens : l'in
cubation de la folie est dans la pensée. C'est
donc un mot à rayer de la science.

• ■- ■ r - - ; :

( 3o8 )

EXAMEN

DE LA DOCTRINE DE M. BROUSSAlS

SDK

LA LIBERTÉ MORALE.

Pour qu'on ne puisse plus me reprocher


d'admettre comme démontrée une question
encore en litige (i), il ne sera pas inutile de
faire justice des dernières attaques qui ont été
dirigées contre la liberté morale. Du reste, la
manière dont M. Broussais a traité ce sujet
rend bien facile la tâche du critique. Ses pro
pres paroles serviront à le combattre , et ses
contradictions à le condamner. 11 suffira d'une
simple analyse. Aussi me serais -je abstenu
d'entrer dans cette discussion , s'il ne s'agissait
d'un homme dont la voix se fait entendre au

((; Voyez page 25 1 .


( 3o9 )
loin , et qui compte assez d'admirateurs pour
que ses erreurs puissent facilement être adop
tées sans examen. , . . <
Qu'on me pardonne de multiplier les cita
tions. C'est la méthode de critique la plus
exacte. On est sûr de ne point affaiblir la va
leur des mots , ni d'en altérer le sens.
« La question de la liberté , dit M. Broussais,
se lie à celle de la volonté; on se demande en
core : Sommes- nous libres ou entraînés par
quelque chose qui nous domine?..... »
« Le fait est que nous avons toujours un
motif d'action , et que les besoins instinctifs
de conservation et de reproduction, sont fré
quemment en concurrence, pour la direction de
nos pensées et de nos actes, avec le mobile
intérieur qui nous porte à l'observation. ».
Cette seule phrase montre combien l'idée
que M. Bi'oussais se fait delà liberté, est peu
nette; il ne voit pas qu'il vient de résoudre la
question. En effet , dès qu'il y a concurrence ,
il y a préférence, il y a liberté: celle-ci n'est
autre chose que ïa résistance de l'intelligence
aux désirs, ou, comme le dit M. Broussais , la
résistance du mobile intérieur aux besoins ins
( 3io )
tinctifs de conservation et de reproduction.
Cependant, sans tenir aucun compte de ces pa
roles , il continue : « La faiblesse du cerveau ,
son développement imparfait dans la partie qui
exécute les opérations intellectuelles , l'habi
tude contractée de bonne heure d'obéir aux
impulsions viscérales , ou de leur résister pour
agir d'après notre intelligence, décident à notre
insu de toutes nos actions, lors même que nous
croyons jouir de la plus complète liberté. »
Je ne veux pas m'écarter des termes de
M. Broussais , parce qu'il est précieux de ren
contrer de pareils aveux. Aurai-je donc tort
de croire jouir de la liberté, lorsque j'aurai
contracté de bonne heure l'habitude de résister
aux impulsions viscérales pour agir d'après
mon intelligence? Qu'est-ce donc que cette
résistance , sinon la liberté ? L'habitude op
posée, c'est-à-dire, l'habitude d'obéir aux im
pulsions viscérales ne prouve encore rien con
tre moi. Car , par cela même que j'ai pris l'ha
bitude d'obéir , je puis également prendre
l'habitude de résister : cela sera plus difficile ;
mais, pour qu'il n'y eût pas liberté, il faudrait
que cela fût impossible. Or de combien d'ha
( 3u )
bitudes invétérées ne triomphe-t-on pas ? Il
suffit de vaincre une seule fois pour prouver
que je puis vaincre toujours. Si je ne le fais
pas, ce n'est pas que je n'aie plus ma li
berté , c'est seulement parce que je n'en use
pas. De même, si je laisse un jour céder mon
habitude de résistance , je ne perds pas pour
cela ma liberté ; mais il me plaît de ne pas en
user, et c'est là encore une autre manifestation
de la liberté , c'est là un de ses phénomènes
les plus remarquables. Quand j'obéis, je suis
libre, parce que je pourrais ne pas obéir; il
suffit, pour le prouver, d'un seul acte de résis
tance. Quand je résiste, je suis également li
bre ; ce qui le prouve , c'est d'abord la résis
tance elle-même, ensuite la faculté de ne pas
user de cette résistance. Ainsi , soit que je re
nonce à mon habitude de résistance , soit que
je fasse céder mon habitude d'obéissance , .c'est
toujours de la liberté.
Poursuivons : «Nos habitudes de penser qui
dépendent elles-mêmes ou de l'organisation
de notre cerveau , ou de la prédominance d'ac
tion que le hasard nous a forcés de donner à
telle ou telle région de cet organe , ou, si l'on
f 3l2 )
veut , à tel ou toi mode d'excitation de ses
libres , sont les causes qui déterminent nos
actions , et par conséquent nos pensées ; et ,
tout en exécutant ce qu'une habitude routinière
nous commande, nous nous proclamons en
jouissance d'une pleine liberté. » Voilà encore
une protestation contre cette libertéqui ressor
tait si évidemment des phrases précédentes.
Cependant M. Broussais n'est pas long-temps
d'accord avec lui-même, et il ajoute : « Par fois
l'hommese réveillede cetteespèce deléthargie;
il aperçoit tous ses tyrans qui lui ravissent sa
liberté ; il se révolte , et se décide à résister à
/ celui qui parait le plus exigeant. » Mais en
vertu de quel pouvoir l'homme peut-il se
reveiller ? Quel est le principe de cette révolte?
Quelle est cette arme dont il se sert pour résis
ter à ses tyrans? C'est la liberté, et rien autre
chose ; elle se trouve même si clairement ex
primée , si nettement définie dans cette phrase,
que l'homme choisit pour le combattre le pre
mier , celui de ses tyrans qui lui paraît le plus
exigeant, celui qui demande le plus de lutte,
le plus grand développement de résistance.
Le choix seul suflit pour prouver qu'il y a
( 3.3 )
liberté ; l'énergie de la lutte la manifeste dans
toute sa puissance. M. Broussais semble avoir
prévu cette objection , car il se hâte de donner
un palliatif : «Il obéit alors ou à quelque mo
tif religieux , o** à l'impulsion de l'amour-
propre, par exemple, à la gloriole de dire, Je
suis libre; il obéit aussi bien souvent au besoin
de jouir de sa propre estime et de celle de ses
semblables ; besoin qui n'est pas moins im
périeux que tous les autres , mais qui ne peut
prédominer et devenir le plus influent sur la
conduite des hommes, si l'encéphale n'est
développé et exercé d une certaine manière. »
M. Broussais croiî-ildonc détruire la liberté
en disant que l'homme , exécutant tel ou tel
acte, obéit à tel ou tel motif. Il ne voit pas
qu'il ne fait que séparer l'acte matériel de
l'obéissence, de l'acte intellectuel qui a com
mandé l'obéissance, c'est-à-dire, du choix, de
la préférence , en un mot de la liberté. Quand
j'obéis à un motif religieux, il est certain que
j'ai choisi d'obéir, que j'ai comparé , examiné,
préféré. Lors de la saint Barthélémy , l'ortho
doxe zélé avait auparavant comparé le bien de
la religion telle qu'il l'entendait, avec la vie
( 3i4 )
des hommes. Balançant entre la religion et les
affections sociales, il choisit la religion, et
part pour les massacres. Les physiologistes me
répondront que ce n'est pas là de la liberté ,
mais simplement la prédomin dice de l'impul
sion du motif religieux sur l'u.rpulsion de l'af
fection sociale. Je ne refuse pas les termes de
M. Broussais, quoiqu'ilsressemblent fortement
à des entités dont il se déclare le plus fougueux
adversaire. Mais qu'il me dise entre ces deux
impulsions opposées , entre ces deux ennemis
qui se combattent, quel est l'agent qui choisit,
quelle est la puissance qui décide qu'il y a
victoire d'un côté ou de l'autre. Il faudra bien
qu'il admette un terme au combat. Ce ne peut
être une victoire complète d'un des adversaires
sur l'autre; car deux impulsions ou deux dé
sirs opposés l'un à l'autre , indépendamment de
tout autre principe qui les gouverne , seront
également opiniâtres : l'impulsion sociale criera
qu'elle seule a raison , aussi haut que l'impul
sion religieuse, et réciproquement. Aucune
des deux ne donnant gain de cause à l'autre , il
serait difficile de prévoir la fin de cette lutte ,
s'il ne se trouvait un agent libre qui la terminât
( 3i5)
par ses décisions. Placé entre ces deux impul
sions, il examine laquelle lui semble préférable,
et il se détermine. H choisit de suivre une im
pulsion: dès-lors l'autre se tait, ou ne fait en
tendre que de faibles murmures. Ce n'est qu'au
moment où le choix est fait , que la lutte est
terminée; jusque -là elle reste permanente,
tant que la puissance directrice , c'est-à-dire
libre, ne vient pas s'interposer, et commander
d'un côté un rigoureux silence, de l'autre un
plein exercice.
Ce choix est si bien l'expression de la liberté,
qu'une heure après l'homme peut suivre l'im
pulsion qu'il avait repoussée, repousser celle
qu'il avait suivie, commandant ainsi à son gré
à l'un et à l'autre , et prouvant par ses caprices
mêmes , qu'elles sont sous sa dépendance.
M. Broussais dira-t-il que ce changement n'est
autre chose que la première impulsion qui à
son tour, l'emporte sur la seconde? Je lui ré
pondrai par ses propres paroles : un besoin
ne peut prédominer et devenir plus influent
sur la conduite des hommes, si l'encéphale
n'est développé et exercé d'une certaine ma
nière. Or, comment penser que l'encéphale a
( 5i6 )
pu en une heure se développer et s'exercer de
façon à donner à une de ses parties ou à une
de ses manières d'être, delà prédominance sur
un besoin qui venait de triompher. Ce serait
d'autant plus difficile à soutenir, que pendant
toute cette heure, l'encéphale s'est exercé dans
une direction tout opposée, dominé qu'il était
par le besoin victorieux.
Il est facile de faire sur soi-même l'examen
de cette faculté médiatrice qui choisit et préfère.
Quel est l'homme qui ne s'est senti combattu par
deux ou plusieurs désirs opposés ? Et quel est
l'homme qui a suivi aveuglément l'un ou l'autre,
ou même celui qui lui semblait le plus puis
sant? N'a-t-il pas comparé, interrogé chaque
désir ? N'a-t-il pas, avant de se décider pour
l'un , pesé les résultats de tous deux ? Or quel
est dans cet acte de l'intelligence, l'agent qui
délibère ? Ce ne peut être un désir qui inter
roge l'autre, parce qu'il est évident quechaque
désir se donne la préférence, et on aurait tou
jours les mêmes réponses, les mêmes incer
titudes. Il faut donc u'il y ait au delà des dé
sirs, une puissance qui les domine, qui les
mette en balance , écoute les uns et fasse taire
( 3.7 )
les autres. Cette puissance est tellement libre,
tellement indépendante de la véhémence plus
ou moins grande des désirs, ou, si l'on veut, des
excitations plus ou moins fortes de l'encéphale,
que souvent c'est le désir le moins vif qu'elle
préfère, c'est le besoin le plus impérieux qu'elle
réduit au silence. N'est-ce pas là le triomphe
le plus admirable de la raison? Car, lors même
que l'homme ne ferait céder des désirs véhé-
mens que pour la seule gloire de dire Je suis
libre, je n'en demaude pas davantage pour
proclamer la liberté dans toute son étendue.
Jusqu'ici je n'ai opposé qu'un désir à un
autre. Actuellement mettons-en plusieurs en
présence, et se combattant tous mutuellement :
quel sera le résultat de cette anarchie céré
brale ? Il faudra que le désir qui triomphe de
celui qui lui est opposé , recommence un nou
veau combat avec un nouveau ilésir ; et pen
dant ce temps-là le premier vaincu reparaîtra ;
car un désir est une hydre qui renaît toujours,
s'il n'est combattu par autre chose qu'un désir
opposé. Alors que d'excitations cérébrales
que de fatigues pour l'encéphale devenu le
champ de bataille d'une pareille lutte! Je défie
( 5i8 )
le plus robuste d'y résister, s'il n'a en lui uu
modérateur qui fasse un choix au milieu de ces
désirs. Qu'est-ce donc que ce modérateur, ce
je ne sais quoi qui choisit ? Il faut ou que ce
soit quelque chose qui ne dépende pas de l'en
céphale , ou bien une variété d'excitation de
l'encéphale. Je sais que M. Broussais n'ad
mettra pas la première hypothèse. Je me place
rai donc un instant sur son terrain , et j'ad
mettrai provisoirement la seconde. Or , puis
que la faculté de choisir, qui n'est autre chose
que la liberté, dépend d'une variété d'excita
tion de l'encéphale , il y a donc un certain
mode du cerveau qui est l'expression de la
liberté. Dès lors l'homme est libre.
Qu'on ne prenne pas cette supposition mo
mentanée pour une concession. J'ai voulu mon
trer à M. Broussais que, même avec son système,
on pouvait prouver la liberté de l'homme.
Mais comme cette variété d'excitation de l'en
céphale nécessaire à son existence est loin
d'être démontrée, et que dans cette hypothèse,
la preuve de la liberté serait subordonnée à la
preuve de cette manière d'être du cerveau
dont elle dépend , M. Broussais n'aurait qu'à
( 3*9 )
ne pas pouvoir faire cette démonstration pour
tenir la liberté en suspens. Or nous qui y
croyons nonobstant la physiologie moderne ,
nous ne pouvons nous accommoder d'un aussi
fâcheux interrègne, et nous proclamons sa
puissance. Seulement il est bon d'avertir l'il
lustre professeur du Val-de-Grâce, que le jour
où il aura fait voir clairement ce qu'il a tant à
coeur de prouver, que la faculté de choisir
dépend d'une variété d'excitation de l'encé
phale, il aura par cela même déclaré la liberté
de l'homme. Sans doute que cette liberté, pour
ainsi dire toute matérielle, ne paraîtra pas suf
fisante à tout le monde. Mais c'est déjà un
triomphe que de la surprendre toute faite par
le chef des physiologistes. Ne nous montrons
pas d'abord trop exigeans , et il nous fera plus
tard bien d'autres concessions.
« Souvent , dit-il, nous résistons à un besoin
instinctif par un autre. C'est ainsi que la faim
est comprimée par l'amour ou par la tendresse
pour nos enfans; que la peur de la mort est
vaincue par cet instinct ou par l'amour-propre,
que l'amour-propre à son tour cède à une autre
passion, etc. »
21
( 3ao )
Il ne me semble pas bien logique de placer
sur la même ligne, dans les besoins instinctifs,
la faim qui est une nécessité indispensable à
la vie , et l'amour qui assurément n'est pas une
condition rigoureuse de l'existence ; de mettre
en parallèle un besoin qui naît en même temps
que nous , et nous accompagne jusqu'au tom
beau , avec la tendresse paternelle, qui ne se
développe qu'autant que l'on a des enfans,
qui s'éteint lorsqu'on n'en a plus. Ce sont
deux besoins qui ne peuvent être de la même
nature. Car l'un est irrésistible, et si l'on cesse
d'obéir à sa voix, ce n'est qu'une révolte de
quelques instans : il faut l'écouter sous peine
de mort. L'autre peut être réduit à un éter
nel silence. Confondre sous une même déno
mination deux manières d'être si essentielle
ment différentes, c'est méconnaître toutes les
lois du raisonnement. Aussi voyez où entraîne
cette confusion. « Dans tous les cas , ajoute-
t—il , la lutte se passe dans l'encéphale, et phy-
siologiquement, elle n'est autre chose pour lui
qu'une excitation susceptible de plusieurs va
riétés. »
J'aurais pensé, quant à moi , que la lutte de
( 3ai )
la faim contre l'amour ou tout autre senti
ment, ne se passait pas exclusivement dans
l'encéphale, et que l'estomac jouait dans ce
cas un rôle assez important pour être signalé.
Je sais qu'il y a réaction sur l'encéphale; mais
comme son irritation n'est alors qUe tout-à^fait
secondaire, et qu'il serait insensible à la faim;
si l'estomac ne parlait avant lui , M. Brous-
sais a grand tort de ne pas mettre plus de ri
gueur dans ses explications , lui qui reproche
sans cesse aux psychologistes leur défaut de sé
vérité dans les termes. A> >■>-■ •
Enfin , M. Broussais finit sa courte disser
tation sur la liberté par ces mots dédaigneux :
« C'est ainsi que l'idée de liberté , qui n'est
qu'une formule , doit être traitée. Il faut ban
nir l'entité , et ne voir que les faits. » C'est là
une manière commode de s'épargner la diflî-
culté des argumens. Lorsqu'un mot embarrasse,
on s'écrie : c'est une entité, et l'on passe outre.
M. Broussais a si souvent recours à cette mé
thode, qu'il me pardonnera bien de suivre
son exemple. Il me sera donc permis de lui
dire que son ouvrage destiné à combattre des
entités , repose entièrement sur des entités ,
( 3m )
et que tout en proscrivant les métaphores, il
en fait un fréquent usage. Qu'est-ce donc que
son impulsion organique , son impulsion vis
cérale, sinon des entités ? Ne peut-on pas
donner le même nom à Vinnervation intellec
tuelle , à Vinnervation instinctive , au mobile
intérieur qui nous porte à l'observation, enfin
à toutes ces puissances que M. Broussais pré
tend placer sur le trône de la conscience vain
cue ? Je ne fais ces réflexions que pour mon
trer à M. Broussais combien il est facile d'a
vancer de semblables accusations. Du reste ,
je crois savoir démontré , par ce qui précède,
que la liberté n'est pas une entité , à moins
qu'on ne veuille la définir une impulsion or
ganique qui nous porte à choisir et à préférer.
( 3a3 )

j S ■ ■ ,; |; "

EXAMEN <

DE

QUELQUES PROCÈS CRIMINELS,

on l'on a invoqué

L'EXCUSE DE LA FOLIE.

Ce n'est pas seulement dans les écoles que


la parole du maître a imposé la doctrine de
la monomanie homicide. Là du moins, l'a
veuglement de l'admii^ation se conçoit et s'ex
cuse. Il est de rigueur de s'attacher aux prin
cipes d'hommes qui doivent être vos juges.
L'abnégation du droit d'examen , pendant les
années qu'on a passées sur les bancs , devient
habitude; et l'on s'endort dans la direction im
(3*4)
primée par un professeur que l'on doit au ha
sard. Mais que des journaux quotidiens, dont
la mission est toute critique , mettent dans
leurs discussions si peu de discernement, qu'ils
acceptent en écoliers toutes les nouvelles créa
tions scientifiques qu'on leur jette du haut des
chaires, c'est ce qui est un grossier contre-sens
de la presse périodique. Ce n'est pas de leur
part système , c'est simplement bonhomie. On
admire ce qu'on ne comprend pas ; on répète
une absurdité, parce qu'elle a un côté qui
étonne : on y croit , parce que la politique ne
laisse pas le temps de la discuter. Aussi voyez
avec quelle assurance de naïveté on raconte
les faits qui se rapprochent de la science. Tous
les journaux ont répété que la monomanie sui
cide s'était propagée d'une manière effrayante
dans une ville de la Chine. Qu'on leur de
mande quelques renseignemens qui puissent
justifier d'abord que les suicides étaient nom
breux, ensuite qu'ils étaient dus à la mono
manie; chacun répondra qu'il a copié telle ou
telle feuille : remontez à la source , elle n'aura
pas un caractère plus authentique. Je ne sais si
les Chinois croient à la monomanie ; cepen
C 3a5 )
dant , s'ils en sont là , comment ajouter foi à
des communications scientifiques avec un pays
où le commerce même rencontre tant d'en
traves. Mais n'allons pas si loin choisir nos
exemples. En France , il y a quelques suicides ,
en très-petit nombre si l'on considère la popu
lation; plusieurs journaux, en racontant ces
faits , les attribuent à la monomanie. Interro
gez-les sur les motifs d'une conviction si in
time ; leur réponse sera uniforme : Je me suis
laissé dire.
Ce défaut de toute science n'est pas seule
ment le fait du journaliste; elle tient aussi aux
goûts du public. Tant que celui<:i se trou
vera suffisamment payé en politique et en lit
térature de salon , il y aurait duperie à lui don
ner davantage ; on ne peut exiger qu'un direc
teur augmente son budget de ce que coûterait
un savant , quand ce savant ne lui vaudrait pas
un abonné de plus.
Ce pacte d'ignorance a bien son côté plai
sant, mais ses inconvéniens sont graves. Les
gens si amis du doute en politique , parce qu'ils
en font étude, sont les lecteurs les plus béné
voles en science, parce qu'ils ne s'en occupent
( 3a6 )
que comme délassement. C'est pour eux la pe
tite pièce. Aussi il n'est sorte d'erreur qui ne
trouve sa place dans ces colonnes, et sa part
d'admiration chez les habitués.
Encore si cela se bornait aux feuilles exclu
sivement consacrées à la politique; on ne les
lit guère pour y apprendre autre chose que des
nouvelles. Mais un journal qui devrait entiè
rement appartenir à la science, la Gazette des
Tribunaux , qui porte dans les hautes ques
tions de droit un esprit de critique remarqua
ble > est tombée, à quelques exceptions près,
au niveau des autres journaux, toutes les fois
qu'elle s'est occupée de médecine légale; et, se
montrant l'écho des pauvretés des écoles , a
adopté sans examen tous les monomanes qu'on
lui présentait. Il est vrai que, ne faisant que
reproduire les décisions souvent bizarres du
jury, ce journal s'est borné dans tous ces cas
au rôle de narrateur. Néanmoins cette théorie
est assez importante pour mériter d'être exa
minée dans un recueil de législation. Je vais
tâcher de suppléer à cette lacune en discutant
quelques faits qui ont été jugés depuis la publi
cation de mon,ouvrage.
( **7. )
Le 2 juillet 1828, vers dix heures du soir,
trois jeunes filles, du village de Manhoué
(Meurthe), se baignaient les pieds , assises sur
les bords de la Seille, lorsque tout-à-coup
Nicolas Rousselot, garçon du même village , se
présente devant elles, et cherche à les saisir.
Les deux plus agiles se dégagent , mais la troi
sième Geneviève Barroyer n'en eut pas le temps.
Forcée de reculer dans la rivière, elle crie à
son agresseur : Coliche, ne fais pas de bêtises,
nous sommes dans l'eau. Celui-ci , sans lui ré
pondre,, la prend et la renverse dans les flots.
La rivière en cet endroit avait peu de profon
deur. Les compagnes de la fille Barroyer
fuient épouvantées vers le village, et y jettent
l'alarme. Aussitôt un grand nombre de per
sonnes s'empressent d'accourir sur les lieux ;
mais il était trop tard. On ne trouva plus que
le cadavre de Geneviève, étendu en travers
sur le bord de l'eau. Tous ses vêtemens étaient
relevés au-dessus de sa tête et tordus de ma
nière à lui avoir ôté la respiration et l'usage de
ses bras ; une large contusion se faisait remar
quer dans la poitrine , et paraissait provenir
de la pression d'un genou ou d'un coude.
( 3a8 )
Rousselot avait disparu à l'approche des
personnes qu'il avait entendus accourir vers la
rivière. Retiré dans une forêt voisine , il y resta
caché pendant deux jours et deux nuits sans
prendre aucune nourriture. Mais le troisième
jour, dompté par la faim , il sortit de sa re
traite et s'achemina vers le village de Mal-
lencourt, lorsque des enfàns, l'ayant aperçu,
se mirent à crier : Voilà l'assassin de lafille
de Manhoué. Arrêtésur-le-champ par le maire
de cette commune , son premier mot fut de lui
dire: J'ai faim, donnez-moi un morceau de
pain. Dès les premiers instans , il est convenu
qu'il était l'auteur de la mort de Geneviève
Barroyer; mais il a prétendu qu'il n'avait pas
eu l'intention de la noyer, et qu'il n'avait point
attenté à sa pudeur.
Lorsqu'il comparut devant la Cour d'assises
de la Meurthe , la plupart des témoins le dé
peignirent comme un homme tourmenté d'une
passion érotique qui le rendait l'effroi de
toutes les femmes , non-seulement à Man
houé , mais encore dans les communes voisines.
Il passait pour ne pas jouir de toutes ses facul
tés intellectuelles , surtout depuis une mala
( **9 )
die qu'il avait eue l'année précédente. Son
physique paraît propre à confirmer cette opi
nion. C'est un homme âgé de 3o ans , d'une
taille petite et grêle ; son visage est maigre ,
son teint hâve, ses yeux enfoncés. Pendant toute
la séance , il a constamment tenu ses regards
fixés vers la terre , sans paraître le moins du
monde ému du spectacle d'une audience cri
minelle.
Au dire de tous ceux qui le connaissent de
puis son enfance, il a toujours été d'un carac
tère sombre et sauvage, fuyant toute société ,
et ne parlant jamais que pour répondre d'une
manière brusque et sèche aux questions qu'on
lui adressait. Aux débats il n'a rompu sa taci-
turnité habituelle que par des éclats de voix
désordonnés contre les principaux témoins à
charge, ça ri est pas vrai , ce qu'il dit là, s'é
criait-il, tu as menti, ça n'est pas moi. Tel a
été son argument banal. Cependant un méde
cin, chargé de l'observer dans les prisons où il
était détenu , n'a pu saisir en lui aucun signe
d'aberration d'esprit.
Indépendamment du meurtre de la fille Bar-
royer, Rousselot était encore accusé d'une in
( 33o )
fàme tentative commise, en 1826, sur une
femme de Manhoué , qu'il avait été surpren
dre chez elle , dans son lit , à onze heures du
soir, en l'absence de son mari.
Le défenseur de Rousse lot demanda à la
Cour de poser la question de démence. Bien
que la Cour de cassation ait jugé que la dé
mence étant un fait négatif de la culpabilité,
ne doit pas donner lieu à une question parti
culière , le magistrat qui soutenait l'accusation
pensa que cette question devait être posée.
« La démence, dit-il, n'efface que la culpa
bilité : elle laisse subsister le corps du délit ,
non plus, il est vrai, comme crime que la vin
dicte publique puisse atteindre, mais comme
fait dommageable qui donne à la partie civile
le droit d'obtenir des dommages-intérêts, et
même lorsqu'il s'agit de vol , la restitution des
objets enlevés. Vouloir que le jury , lorsqu'il
est convaincu de la réalité de la démence, ex
prime son opinion par cette réponse complexe
mais indivisible , non, l'accusé n est pas coupa
ble , ce serait le contraindre à rejeter avec la
culpabilité qui est anéantie, l'existence du fuit
matériel qui pourtant subsiste toujours.
( 55i )
La Cour ordonna que la question de dé
mence serait posée.
Le jury répondit affirmativement sur les deux
chefs d'accusation ; et pour le meurtre seule
ment , il déclara que l'accusé était en état de
démence.
Rousselot fut condamné à dix années de ré
clusion (i).
Bien habile sera celui qui expliquera l'é
nigme d'un aussi singulier jugement. Voilà un
homme accusé d'attentat à la pudeur et de
meurtre, et déclaré raisonnable dans le pre
mier acte, et fou dans le second. Lesdeux for
maient cependant le même; car le meurtre ne
fut que la suite ou plutôt l'accessoire du viol ;
c'était un tout indivisible : si la liberté morale
existait pour le fait principal , comment sou
tenir qu'elle était éteinte pour la conséquence
de ce l'ait. Raisonnable tant qu'il viole , Rous
selot n'est fou que quand il tue pour violer.
Voilà une logique judiciaire à laquelle on ne
s'attendait pas. Il ne reste plus maintenant

(i) Gazette des Tribunaux, \i décembre 1828.


( 33, )
qu'à classer dans un chapitre nouveau , cette
nouvelle création scientifique , cette demi-
liberté toute rivante d'un côté, morte de
l'autre, cette espèce d'intelligence hermaphro
dite qui change de rôle à son gré , et se par
tage bénévolement entre la démence et la rai
son. Il est fâcheux pour nos manigraphes qu'ils
n'aient pas la priorité d'une teile découverte.
Il y avait là de quoi faire la réputation d'un
savant!
On doit croire que les jurés avaient bien mal
calculé les suites de leur décision. Cet homme,
qui n'a pas assez de raison pour être responsa
ble d'un meurtre, en a cependant assez pour
supporter dix ans de réclusion , le carcan et
toutes ses suites. 11 faut pourtant s'entendre.
Ou il est fou, ou il ne l'est pas. S'il est fou , la
folie ne peut pas se scinder, et on ne doit pas
reculer devant un acquittement total. S'il jouit
de sa raison , elle est également indivisible ,
et le jury doit avoir le courage de faire son
devoir.
Une autre espèce de monomanie à classer ,
est celle que l'on a invoquée en faveur d'un
homme prévenu d'outrages envers un procu
( 333 )
reur du roi. Son défenseur soutint qu'il était
atteint de monomanie. « La preuve de l'alié
nation mentale , dit-il , est dans les antécé
dent du prévenu , qui , par l'intempérance
de sa langue, est un habitué des bancs de la
police correctionnelle. Une première condam
nation à six mois d'emprisonnement a été pro-
noncée contre lui pour calomnie; une deuxième,
à un mois pour injure envers un maire de sa
commune ; une troisième à un mois pour même
cause ; une quatrième , toute récente , à un
mois pour voies de fait : elle est dans le délit
même qui lui est reproché. N'est-ce pas un
acte de folie que d'aller chez un procureur du
roi, lui demander des dommages-intérêts pour
des emprisonnemens subis sur ses conclu
sions (i) ? »
Ce n'est assurément pas un acte de grande
intelligence ; mais il y a loin d'un sot à un fou.
Il y a d'ailleurs quelque chose de trop singulier
dans cette monomanie injurieuse qu'on pré
tend ajouter à toutes les autres monomanies,

(i) Gazette des Tribunaux, 4 janvier 1829.


( 334 )
pour qu'il soit nécessaire de s'y arrêter da
vantage.
Passons à un autre fait.
Une femme enceinte de quelques mois se
persuada qu'elle ne survivrait pas à son accou
chement. Elle était peu touchée de sa propre
mort, mais elle s'inquiétait beaucoup sur le
sort de l'enfant qu'elle portait, et surtout de
ses deux filles , dont i'une avait huit ans et
l'autre trois. Le peu de moyens pécuniaires de
son mari , l'avait préparée de longue main à
cette inquiétude, d'autant plus naturelle, que
cette femme aimait tendrement ses enfans,
surtout ses deux filles. Plusieurs circonstances
accrurent ces inquiétudes ; elle n'avait pas eu
ces enfans de son mari ; et celui-ci savait que
ces enfans n'avaient de lui que le nom. Eile ne
pouvait donc pas espérer beaucoup de lui pour
ses filles, et moins encore se promettre que
leur véritable père en prendrait soin ; car celui-
ci l'avait quittée depuis quelque temps, et il
était même sur le point de se marier. De plus
ces deux filles étaient belles , et le mari avait
laissé paraître plusieurs fois, devant leur mère,
et même d'une manière outrageante pour elle ,
( 335 )
l'espérance de faire un jour un commerce hon
teux de leur beauté. Elle ne pouvait donc que
redouter pour elles l'indigence et la détresse
d'abord , et plus tard l'ignominie j et quoi
qu'elle ne f:fût pas elle-même un modèle de
vertu, elle n'était rien moins qu'indifférente
sur l'honneur de ses enfans. Le sort qui les
attendait la jeta dans une mélancolie profonde,
qui lui fit prendre une détermination malheu
reusement trop naturelle dans sa position.
Elle crut l'avenir de ses enfans plus effrayant
que la mort , et regarda celle-ci comme un
bienfait qui les mettrait à l'abri de tous les
malheurs dont elles étaient menacées. Mais à
qui devraient-elles ce dernier bienfait , si ce
n'est à leurmère?.... Ce fatal projet lui souriait
d'autant plus, qu'elle espérait leur être réunie
après son accouchement ; elle empoisonna les
deux petites filles avec de l'opium. L'acte
avait été exécuté avec tant de calme, que la
malheureuse mère en raconta elle-même toutes
les circonstances. Pendant toute sa grossesse,
elle avait pris le plus grand soin de son ménage,
elle avait préparé le linceul de ses enfans , et.
choisi pour cela deux vieilles chemises de son
( 336 )
mari. La veille du jour où elle devait com^
mettre le crime , et où elle croyait accoucher ,
elle fit une note des effets qu'elle avait été
forcée d'engager , et désigna l'endroit où l'on
pourrait les retirer. C'est avec cette présence
d'esprit qu'elle se prépara à la mort (i).
<c Cependant , ajoute l'auteur auquel j'an
emprunté ce fait , elle est aussi excusable du
meurtre que de la détermination au meurtre,
quoiqu'un assez long temps se soit écoulé de
celle-ci à celui-là ; car pendant ce temps aucun
des motifs qui l'avaient déterminée n'avait
changé : au contraire, ce qui l'avait troublée
avant sa détermination, l'aurait troublée après,
si elle avait<voulu y revenir et abandonner ses
enfans à leur bonne étoile. Ce qui lui avait
paru évident avant la détermination lui parais
sait encore bien plus évident après , à cause
du calme et de la tranquillité qu'elle avait re
couvrés; car c'est une remarque faite depuis
long-temps , que dans les cas difficiles et où l'on
r t . t ■ f , l !■
■n—; 1 ■'

(i) Médecine légale relative aux aliénés et aux


sourds -muets , par Hoffbauer , page 281 .
( 33? )
hésite long-temps entre deux partis, «m est
tranquille aussitôt qu'on s'est décidé ; on ne
s'occupe plus que des moyens de parvenir à
son but; à plus forte raison doit-il en être de
même des mélancoliques, qu'un état maladif
attache plus fortement à leurs idées. La mal
heureuse mère raisonna ainsi : La mort est un
moindre mal que la détresse et le déshonneur;
car mes enfans ne peuvent espérer autre chose :
donc la mort est pour eux un bienfait, et c'est
de moi , leur tendre mère , qu'ils doivent tenir
ce bienfait. Tout le monde voit en quoi pêche
ce raisonnement ; mais si l'on avait voulu lui
persuader que l'avenir qu'elle prévoyait n'étail
pas inévitable, elle aurait sans doute répondu :
D'après le cours ordinaire des choses, mes en-
fans ne peuvent qu'être malheureux ; il fau
drait un miracle pour que le contraire arrivât :
or dans toutes mes actions, lorsque je n'ai pas
de certitude, je dois m'astreindre à ce qui est le
plus vraisemblable. Lorsque mes filles seront
plongées dans la misère et dans l'opprobre,
elles regretteront de ne pas être mortes dès l'en
fance ; plus cela me semble évident quand je
me mets à leur place , plus il est de mon dévoir
22.
( 338 )
de leur accorder le bienfait que je desirerais
dans leur position . Pour év iter le sophisme dans
lequel tombait cette infortunée, il eût fallu
une liberté d'esprit qu'elle était loin d'avoir! »
Si un vice de raisonnement, une mauvaise
éducation , ou l'absence de principes religieux
devaient servir d'excuse au meurtre, sans doute
alors il aurait fallu acquitter cette femme. Car
c'est là tout ce qui résulte de son acte , mais la
perte de la liberté est une pure supposition.
C'est urfle grande erreur de croire que la liberté
morale varie selon les circonstances plus ou
moins heureuses où l'on se trouve, de voir en
elle un thermomètre qui hausse ou baisse avec
la bonne ou la mauvaise fortune. Dans toutes
les situations de la vie on cherche à se faire un
sort meilleur , et c'est là une des conditions si
inséparables de notre nature, que l'homme
qui paraît le plus heureux , trouve toujours
quelque chose à désirer. Or ce désir du mieux
peut être aussi violent, aussi impérieux pour
l'homme déjà riche, que le désir du bien pour
le pauvre. Et quand même le désir de l'un ou
de l'autre aurait une plus grande force , cela
ne diminue en rien le pouvoir de la liberté,
( 33g )
puisque M. Broussais lui-même avoue que
souvent l'homme choisit pour le combattre le
désir le plus violent. L'agent libre , l'agent qui
préfère est donc toujours là veillant sur tous ces
désirs qui surgissent en foule , apaisant leur
tumulte et réglant leur influence , réduisant
les uns au néant , et permettant aux autres de
faire entendre leurs clameurs , mais éminem
ment séparés d'eux, comme un maître l'est de
ses esclaves. Aussi est-ce la confusion du désir
avec l'agent libre qui a été la source d'une foule
d'erreurs. Car en disant que toute liberté était
relative, puisqu'elle dépendait de la véhémence
plus ou moins grande des désirs, c'était joindre
ce qui était distinct. Le désir résulte d'une idée
toute spontanée , mais l'exécution du désir ré
sulte d'une idée réfléchie. Il y a donc là le pas
sif et l'actif, c'est-à-dire , les deux natures qui
se ressemblent le moins:
Après cela il faut en convenir, l'agent libre
peut bien faire un mauvais choix , parce que sa
capacité se trouve aussi subordonnée aux lu
mières qui lui viennent du dehors. Carie sens
intime fait avec le sens extérieur un échange
continuel de connaissances , et quoique dis
( Ho )
tincts, ils se prêtent un mutuel appui. Mais quel
est l'homme qui ne se trompe pas dans ses cal
culs ? Si son erreur le conduit au crime , cette
erreur doit-elle être une excuse? non sans
doule.Autrement l'ignorance criminelle devrait
être acquittée; il faudrait graduer les châti-
mens selon le degré d'instruction de l'accusé ,
et la plus forte peine appartiendrait au plus in
telligent.
N'oublions pas qu'on a répété à satiété
qu'une mère qui tuait ses enfans sans motifs
était nécessairement une folle. Il est impos
sible d'appliquer le même principe à cette
femme qui empoisonne ses deux filles pour les
arracher au malheur qui les attend. Où est donc
la preuve de la perte de sa liberté ? Elle ne
pourrait être que dans la puissance des motifs
qui la guidaient. Ainsi des preuves tout op
posées doivent servir tour-à-tour. Aujourd'hui
absence de motifs , demain puissance des mo
tifs. Il faut pourtant choisir et se résoudre à
renoncer à l'une ou à l'autre conclusion , sous
peine de tomber dans l'absurde.
Maintenant d'où vient le crime de cette mal
heureuse femme ? Simplement de ce qu'elle
( 34' )
néglige ses devoirs sociaux , pour ne s'occuper
que de ses devoirs de mère. Lui dire, comme
le remarque l'auteur, que l'avenir qu'elle
prévoyait n'était pas inévitable , eût été ridi
cule. Car cet avenir était probable. Rien alors
de mieux raisonné que son action. Mais ce qu^il
eût fallu lui dire , c'est qu'elle n'avait pas le
droit de disposer de l'existence de ses enfans;
c'est qu'ils appartenaient à la société plus qu'à
elle, et que la société, qui réclamait leur vie,
devait venger leur mort. Il faut bien l'avouer,
nos liens de famille ne so«t dans l'état social
que secondaires et subordonnés à nos liens so
ciaux. Si même la société reconnaît les droits
paternels, et recommande aux enfans la sou
mission , ce n'est que dans son propre intérêt ;
ou plutôt elle accepte ces sentimens tout faits ,
et, leur imposant des limites, elle les façonne à
son profit». ' -■' . *» ■ » . :■- .'i's'H ■; ■ : .j . ■
Mais son profit devient aussi celui des in
dividus. Car ce corps composé qu'on appelle
état social , en se protégeant lui-même-, pro
tège chacun des élémens qui le constituent.
Cet avantage réciproque rend raison du sacri
fice que tout homme fait d'une portion de sa
( 34* )
liberté. Et ce n'est pas seulement la liberté po
litique qui est ainsi restreinte, c'est aussi la li
berté morale- c'est l'ensemble de tous les droits.
Quelquefois, il est vrai, on s'indigne de cette
contrainte , on trouve q«e le sacrifice n'est pas
suffisamment compensé par les avantages. De
là un acte de protestation. Si c'est Popinion en
masse qui réclame , il y a nécessité de subir les
modifications qu'elle demande , ou de pardon-
der les excès qu'elle commet. Car ils ne peu
vent durer, sous peine de dissolution de la so
ciété ; ils ne sont là que comme signes et précur
seurs d'une nouvelle organisation. Mais si une
voix isolée , si un acte individuel trouble l'or
dre, la punition doit suivre le trouble. Notez
bien cependant que l'on ne fait alors que res
saisir une portion de son droit naturel. Ainsi
cette femme , arrachant par la mort ses filles à
un avenir malheureux et infâme, faisait un acte
de liberté, non moins que Virginius.armé du
couteau sanglant. 11 n'y a de différence que dans
l'infamie certaine et imminente dans un cas,
éloignée et conjecturale dans l'autre. C'est du
reste le même sentiment ; d'un côté impétueux
et brusque comme la tendresse paternelle, de
( 343 )
l'autre calme et réfléchi , comme la prévoyance
d'une mère. Mais cette nuance dans l'exécution,
qui tient aussi à la différence des situations ,
n'empêche pas que la pensée ne soit éminem
ment identique. Qui cependant a jamais songé
à nier à Virginius sa raison , à faire hommage
à la folie d'un des plus beaux traits de l'histoire?
Certes il fallait une haute intelligence pour
concevoir et exécuter cet acte d'énergie; c'est
l'expression la plus sublime de la liberté morale.
Quel est parmi les animaux celui qui , pour sau
ver son petit de la chaîne, le déchirerait avec
ses dents. Ils ne savent que lui sacrifier leur
vie , mais jamais ils n'iraient jusqu'à lui donner
la mort. L'homme seul, puissant contre le mal
heur, ose le devancer, et fait mentir le destin.
Le meurtre commis par Virginius fut e xcasé,
parce qu'alors Rome livrée à l'arbitraire, était
sans lois, et ce malheureux père , ne trouvant
plus de protection dans un état social désorga
nisé, protégea sa fille par la mort. Il ne viola
pas les lois , il ne viola que ia tyrannie. Mais
cette femme , qui aurait pu trouver pour ses
filles des soutiens et des vengeurs dans les ma
gistrats , se rendait vraiment coupable en, les
( 344 )
empoisonnant. Car si tous ceux qui craignent
que leurs enfans ne soient livrés au malheur,
voulaient les tuer , les sacrifices de ce genre ne
manqueraient pas. ,
Il est inutile d'examiner la série de meurtres
commis par le berger Aubry ( 1 ) qui , animé
contre son maître, chercha à le poignarder, et
le voyant échapper à sa fureur voulut la faire
retomber sur la femme de ce dernier , blessa en
route plusieurs individus , et finit par égorger
des chevaux. Son défenseur invoqua la folie
pour son excuse, et il a été écrit depuis que
c'était le fait peut-être le plus curieux qu'on ait
publié sur la monomanie homicide. Il y a cepen
dant une circonstance qui rend compte des em-
portemens meurtriers d'Aubry assez naturelle
ment, pour qu'on n'ait aucunement besoin de
l'expliquer par l'aliénation mentale. Le jour où
il se livra à ses fureurs, il avait bu quatre bou
teilles de vin blanc, et un verre d'eau de vie. Il
n'en faut pas autant pour déranger des raisons
plus fortes que celle d'un berger; .

(1) Voyez la Gazette des Tribunaux , 23 juin 182;).


( 345 )
Ainsi le cas le plus remarquable de mono
manie se trouve n'être qu'une scène d'i
vrogne.
Je ne suivrai pas non plus dans ses détails le
meurtre commis par ce malheureux Laffargue ,
que le jury protégea de son indulgence ; tant
il y avait de poésie dans son amour et dans
son crime (i). Cependant, malgré les efforts de
son défenseur , l'excuse de la monomanie ne
fut pas admise. Et certes il fut bien plus sage
de diminuer sa peine par un subterfuge , que
de proclamer par un ridicule mensonge , que
l'homme n'est pas libre lorsqu'il aime-
Il ne reste plus qu'à examiner un meurtre
commis par un homme véritablement fou. On
verra par là combien les symptômes de l'alié
nation sont clairs et évidens , lorsqu'elle est
assez intense pour pousser au meurtre-
Pierre Porcheron, ouvrier en soie, à Lyon ,
homme sobre, et réglé dans ses moeurs, s était
toujours fait remarquer par une probité ;irré-
. : ■

( 1 ) ylyez la Gazelle des Tribunaux , 3o , 3 1 mars


et ier avril i8at).
( 346 )
prochable ; son caractère était peu communi-
catif. Il aimait la solitude. Il a toujours vécu
sans amis et sans ennemis.
Marié deux fois, il était veufdepuis plusieurs
années. La mort de sa dernière femme lui
causa une profonde douleur , et cette douleur
a augmenté les dispositions de son esprit au
travail, au silence, à l'isolement.
Après avoir eu plusieurs enfans , il n'avait
conservé qu'une fille , nommée Louise, âgée
de 21 ans, qui demeurait avec lui. C'était
une fille très-sage, d'une constitution délicate,
excellente ouvrière , ne sortant que pour son
travail , fréquentant les églises , aimée et es
timée de toutes les personnes qui la connais
saient.
Depuis quelques années, Porcheron avait
donné des preuves de quelque dérangement
d'esprit. Il ne parlait à personne; quelquefois ses
yeux étaient égarés ; quelquefois aussi, on l'en
tendait dans la nuit, crier : aufeu ! à l'assas
sin ! Il prétendait qu'on voulait l'égorger. Un
jour, il descendit chez M.Laplacedansla maison
duquel il logeait depuis très-long-temps , et
lui annonça qu'il voulait quitter son appar
'( 347 )
tement, parce qu'il était rempli de gens qui
en voulaient à salvie. Les voisins s' étant plaints
de quelques folies, M. Laplace se décida à
lui faire quitter sa maison. C'est alors qu'il
vint loger dans la rue Boucherie saint Georges.
Un de ses voisins, le sieur Joseph Faisant ,
a rapporté que , pendant qu'ils logeaient tous
deux dans la maison du sieur Laplace > Porche-
ron s'était sauvé chez lui plusieurs fois pendant
la nuit , et une fois pendant le jour , en disant
que sa maison était pleine de voleurs. On avait
de la peine à le ramener chez lui. Quand il
y était de retour , il se mettait en prières avec
sa fille, qui, ne pouvant dans de pareilles cir
constances , s'abuser sur l'état de son père ,
témoignait quelque crainte de rester seule
avec lui.
Un autre voisin , après avoir entendu parler
des étourdis semens et des singularités de Por-
cheron , le vit un jour arriver chez lui , d'un
air très-préoccupé. Porcheron lui dit : M'avez-
vous parlé hier ? Non , répond le voisin. — //
me semble cependant , ajoute Porcheron , avoir
entendu votre voix. Ma maison était pleine de
fumée, et remplie de monde. Tai cherché par-'
( 348 )
tout s'il y avait du feu; fai laissé ma porte
ouverte toute la nuit; et Porcheron se retira.
Le sieur Jean-Baptiste Audras , fabricant ,
qui occupe cet homme depuis une quinzaine
d'années , s'est également aperçu qu'il ne
jouissait pas dans ces derniers temps de toute
sa raison. Il lui a souvent entendu raconter ,
qu'il avait lafolie sur la tête , qu il voyait des
spectres : et , au mois de juin dernier, Porche
ron , en rendant sa pièce , ne voulut pas en
prendre uneautre, disant que décidément,
il ne pouvait plus travailler. Sa fille seule con
tinua à travailler pour le sieur Audras , qui ré
gla son compte avec eux , à la fin du mois
d'août , et leur compta une somme de cent
quatre-vingt-treize francs.
Les nouveaux voisins de Porcheron , dans la
rue Boucheries -Saint Georges, n'ont pas donné
-des détails confirmatifs de ceux qu'on vient
d'exposer. Alors même qu'on lui voyait faire
quelques algarades , ils ne le regardaient point
comme fou. Claudine Piégay, femme Mottet, a
expliqué : que le deux septembre dernier ,
il était venu chez elle avec sa fille ; qu'ils cau
saient fort tranquillement ensemble , avec
( 349 )
tout le sang-froid , et le bon sens possibles : \
elle a ajouté que jamais le père ne lui avait
fait de plainte contre sa fille ; que jamais la
fille ne lui avait rien dit contre son père.
C'est le lendemain de ce calme et de cette
conversation pleine de sens , c'est le mercredi
trois septembre, vers quatre heures et demie
du matin , que la veuve Mottet entend tout-à-
cour , trois cris perçans. Elle se lève , sort ,
n'entend plus rien , et rentre chez elle. Une
héure après , elle vit tomber de l'argent dans
la rue ; elle et d'autres personnes s'empressent
de le ramasser : c'était Porcheron qui venait
de le jeter; il était à sa fenêtre; on le vit en
jeter encore. Tout cet argent est réuni dans un
tablier , pour être rendu à sa fille , qui chaque
matin vers sept heures , avait l'habitude d'en
trer chez la veuve Mottet : celle-ci fournissait
de la viande pour leur ménage.
Ge jour-là, ne la voyant pas venir à l'heure
accoutumée , elle monta chez elle , frappa à la
porte : personne ne répondit. Une autre voi
sine monte un moment après ; cette fois Por
cheron ouvre lui-même , et dit avec le plus
grand calme, que sa fille était morte. Cette
( 35o )
nouvelle se répand. Personne ne voulait y
croire. La police est avertie. On monte, et
dans la seconde chambre, on trouve en effet
la malheureuse Louise , enveloppée dans un
drap, froide, raide et sans vie !
Malheureux ! s'écrie à l'instant la veuve
Mottet , vous avez tué votre fille ! — Que
voulez-vous , dit Porcheron , nous avons été
trahis , elle a été empoisonnée» — A un second
reproche aussi vif que le premier , il répond :
Elle me désobéissait quelquefois , elle ne vou
lait pas toujours jaire ce que je lui disais.
— La veuve Mottet et d'autres voisines, épou
vantées d'un tel événement , se retirèrent.
Un épicier , le sieur Claude Jourdan , monta
à son tour , et voyant le cadavre meurtri à la
joue gauche et sous le cou , il entendit autour
de lui dire , que le père avait étranglé sa fille
avec une corde. — Non, dit froidement Por
cheron , c'est avec le pouce, et je n'ai pas eu
beaucoup de peine , parce qu'elle étaitfaible. . . .
— On lui demande de nouveau quels motifs ont
pu le porter à commettre un pareil crime : il ré
pond d'abord qu'il l'a tuéeparce quelle lui fai
sait faire des crédits ; et comme on lui observe
( 35t )
vivement , que ce n'est pas là un motif de
meurtre, il ajoute : Majille était malade depuis
deux ans, fai voulu la débarrasser de ses souf
frances; elle y a consenti /....
Le commissaire de police intervient. Toujours
avec le même calme , Porcheron déclare , que
c'est lui qui a donné la mort à sa fille, en lui
serrant le cou avec les pouces; il Pà tuée, parce
qu'elle souffrait depuis trop long-temps, et
que jamais elle ne pouvait dire la cause de
son mal. — C'est le même que le mien, dit-il ,
un sort ou un poison qu'on nous a donné.
J'ai continuellement des échos dans lu tête , je
ne puis dormir ni le jour ni la nuit. J'ai bien
eu quelquefois à lui reprocher de me soustraire
un peu d'argent ; cependant , je ne puis rien
assurer à ce sujet. Du reste , je ne croyais pas
la. tuer : je voulais la soulager ; et moi-même,
comme vous le voyez , je me suis donné des
coups de canif à la tête : c'est ce qui a dissipé
le tintement que j'éprouvais sur ma personne.
On remarque^ en effet , et l'on constate le
coups de canif dont il parle, mais qu'il montre
sans empressement , sans affectation , sans avoir
l'air d'y attacher aucune importance.
23
( 352 )
Deux jours après , on le place en face du
corps de sa fille pour le reconnaître : il le re
garde , le reconnaît encore parfaitement, en
fait la déclaration, et tout cela avec une insen
sibilité qui frappe tous les assistans.
Le même jour , lorsqu'il est amené devant
M. le juge d'instruction , et que ce magistrat
lui reproche toute l'horreur de sa conduite, il
ne s'émeut point , et il répond : Qu'il ne
croit pas avoir assassiné sa fille , quil ne
pouvait en avoir aucune parole de vérité , que
le cœur lui saignait; que plus elle grandissait,
plus le mal devenait considérable; s'il l'a
tuée , c'est dans l'espoir de se débarrasser des
vents quil a dans le corps et qui l'empêchent
de dormir; que , lorsqu'on ne dort pas, on ne
peut pas travailler; et que ces vents lui.font
des échos dans la tête.
Après plusieurs explications de cette nature,
Porcheron voulant expliquer ou cherchant à
expliquer aussi, les causes qui l'on porté à
étrangler sa fille, dit que la veille au soir, à
son grand étonnement, il avait trouvé un clou
dans la serrure du tiroir où était son argent ;
que ce clou n'avait pu y être placé par une
( 353 )
personne du dehors , puisqu'ils étaient fer
més dedans. — « Il dit qu'ayant questionné
» sa fille à ce sujet, elle n'a pas répondu
)) nettement, et qu'il a vu qu'elle lui cachait
» la vérité. Si elle l'avait dite , la vérité, si
» elle m avait demandé pardon , tout aurait
» fini là, mais elle ne Va pas fait. Là-dessus,
» je me suis couché ; je n'ai pu dormir ; quand
» on ne dort pas, la fièvre travaille, et' j'ai
» voulu l'empêcher d'écouter les mauvais con-
» seils que lui donnaient les échos qu'elle avait
» dans la tête. »
L'interrogatoire de l'accusé offrit des parti
cularités assez remarquables. Je ne rappellerai
que deux de ses réponses. Comme l'avocat gé
néral cherchait à l'effrayer , en lui parlant du
châtiment qui l'attendait peut-être, Porcheron
répondit froidement : Si je suis coupable, la
loi me punira. Un moment après , le même ma
gistrat lui demandant s'il avait réfléchi que
bientôt peut-être il paraîtrait devant Dieu, il
répliqua sans affectation, sans s'émouvoir : N%y
sommes-nous pas toujours devant Dieu (i)?

(1) Plusieurs de ces détails m'ont été communiqués


23.
( 354 )
Il était diflicile de se faire illusion sur la si
tuation morale de Porcheron ; aussi fut-il ac
quitté à l'unanimité comme atteint d'aliénation
mentale. En effet, y a-t-il rien de moins dou
teux que les symptômes rapportés ci-dessus ?
Ces bruits qu'il entendait, cette fumée qu'il
voyait dans sa maison , ces échos qu'il avait
dans la tête, tout annonçait en lui le dérange
ment de l'intelligence. Eh bien! j'ose le dire,
toutes les fois que la folie ira jusqu'au meurtre,
elle sera aussi clairement déterminée par les
symptômes antérieurs ou concomitans ; mais ,
lorsqu'on n'aura, pour la prouver, que la force
d'une affection, la puissance d'un sentiment,
ou la véhémence d'une passion, on retombera
dans les faux principes de ceux qui prétendent
démontrer la folie d'un meurtrier par le meur-

par M. Vincent de Saint-Bonnet, avocat-général près


la Cour royale de Lyon , qui portait la parole dans cette
affaire. L'empressementetlabienveillance avec laquelle
ce magistrat m'a transmis tous les documens relatifs à
ce meurtre , simplement dans l'intérêt de la science et
de la vérité , me font un devoir de lui offrir ici le té
moignage de ma reconnaissance.
( 355 )
tre lui-même ; et la monomanie se trouvera si
souvent invoquée, qu'on, finira par ne plus
croire à cette puissance occulte , devenue la so
lution obligée de tout ce qu'une intelligence
bornée ne peut expliquer.
Un nouvel appui que trouve encore la doc
trine de la monomanie, est cette espèce de sol
licitude pour le crime , qui semble depuis
quelque temps se faire jour dans les esprits.
Rien de plus honorable , sans dovite _,, qu'une
compassion bien placée , qu'une indulgence
même outrée; mais, lorsqu'elle est passée en
système, elle doit inspirer la méfiance, et je
ne puis m' empêcher de vouer au ridicule cette
sensibilité de convention , toujours prête à s'at
tendrir. Cela ressemble trop à ces pleureuse
qui, chez les Romains, engageaient leur dou
leur, et vendaient leurs gémissemens. Qu'on
m'accuse encore une fois , si l'on veut , d'ap
partenir à la classe de ces esprits moroses qui S
sont atteints d'une misanthropie farouche et
souvent hypocrite (i), j'applaudis beaucoup

(i) Figaro , 3 novembre 1828.


( 356 )
plus à ces haines vigoureuses que réclame Al-
ceste contre le vice, qu'à ces apitoiemens jour
naliers de ceux qui ont une larme pour tous
les criminels , et une excuse pour tous les for
faits.
Il y a dans cet attendrissement quelque
chose de trop raisonné pour qu'elle puisse tou
cher. La sensibilité n'admet pas tant de iogi-
que ; elle ne se fait pas à froid , elle est toute
d'élan , toute d'entraînement : dès qu'elle se
laisse réfléchir , elle affaiblit sa conviction, et
perd celle des autres. A voir la manière dont
les journaux rendent compte des procès crimi
nels , il semblerait que tout occupés de leurs
discussions, ils n'ont plus assez d'énergie pour
■flétrir le vice , et la politique fait une consom
mation si prodigieuse d'indignation, qu'il n'en
reste plus contre le crime.
C'est peut-être à cette disposition des esprits
qu'est due la théorie qui commence à s'accré
diter, sur l'omnipotence du jury. Je ne sais si
ceux qui prêchent cette doctrine en ont bien
calculé toutes les conséquences; mais je ne puis
y voir que le despotisme accordé à la multi
tude. L'omnipotence n'est autre chose que l'ar
C 357 )
bitraire; et, lorsqu'on refuse avec raison l'ar
bitraire aux corps constitués les plus éclairés ,
on prétendrait le donner à des juges de ha
sard. Quelle étrange inconséquence! Toutes
les fois que la puissance souveraine, sans li
mites, a été accordée à quelque homme, ce n'a
été que comme un hommage rendu à la supé
riorité des lumières , à l'étendue de l'intelli
gence. Lorsque le peuple romain , choisissant
un dictateur, abdiquait pendant six mois toute
liberté, toute volonté et même toute pensée , il
en appelait au génie pour le sauver. Maisaurait-
voulu confier la hache dictatoriale au premier
venu, et balloter ses destinées dans une urne ?
Il ne faut pas oublier que, même à Paris,
le hasard peut donner à l'accusé douze jurés
ignorans. Or, quoi de plus dangereux que l'ar
bitraire comme apanage de l'ignorance, quand
il faudrait s'en défier aux mains de la plus
haute capacité?
Ajoutez à cela que chacun arrive avec sa sé
rie d'idées toutes faites , et qu'il les applique
dans sa décision. Ainsi, que la majorité du jury
se compose de négocians , ils seront sans pitié
pour l'accusé qui aura fabriqué des lettres de
change ; et une banqueroute frauduleuse leur
( 358 )
inspirera plus d'indignation que le meurtre.
Qu'une autre classe d'individus soit appelée à
prononcer, les re'sultats seront tout différens.
Aussi , chaque session d'assises a sa physiono
mie , et chaque tirage sa nuance. Dans ce ta
bleau mobile de contradictions, la justice n'a
plus de certitude; sa balance est remplacée
par l'urne du hasard.
Je regrette de ne pouvoir qu'en passant
traiter cette grave question, parce que je suis
persuadé qu'un zèle mal entendu mène à la
destruction du jury, et que, du moment où
l'omnipotence passera en doctrine reconnue,
ce sera son arrêt de mort. Les résultats les plus
déplorables , je dirai même les plus ridicules ,
surgiront de l'application de ce principe ; et
cette institution ira se perdre sans retour dans
l'excès de son pouvoir.
J'ai déjà exprimé mon opinion sur ces demi-
mesures, sur ces espèces de compromis au
moyen desquels les jurés croyaient pouvoir
transiger avec la vérité (1).

(i) Du Degré de compétence, etc. , première partie,


page 16.
( 359 )
Le singulier jugement de Rousselot ( i ) , est
encore un exemple de plus à citer en ce genre*
y* Après cela qu'on ne voie dans ces décisions
qu'une protestation contre les rigueurs excessi
ves du Code, et un avertissement au législateur
de modifier le système pénal, c'est là unedistinc-
tion qui peut sembler juste : mais il n'en reste
pas moins démontré qu'une fois la théorie de
Vomnipotence admise , ce n'est pas une modifi
cation dans les peines qui pourra ébranler cette
théorie. Si elle est aujourd'hui basée sur la vérité
et la justice, son caractère ne peut changer
demain. Cependant la plupart de ceux qui la
soutiennent l'abandonneraient sans doute si
nos lois criminelles étaient plus sagement ré
digées. C'est faire d'avance la condamnation
de ce principe. Il nous est donc permis de le'
repousser dès à présent, parce qu'il est faux
et dangereux , mais nous devons aussi faire des
vœux pour qu'une prompte révision du Code
pénal ôte même le prétexte de l'invoquer.
Qu'il me soit permis avant de clore cette

(i ) Voyez page 33 1 .
( 36o )
discussion, d'nssurer ici , de nouveau , que je
n'ai voulu attaquer que des principes,, et que
toute idéede personnalité m'est étrangère. Quel
ques uns de ceux que j'ai combattus m'hono
rent de leur amitié ; plusieurs sont attachés
par les mêmes liens à un père que je suis fier
de citer , parce qu'il aime assez la science pour
me voir sans ombrage exprimer des opinions
que souvent il ne partage pas . Je crois n'avoir
pas trop présumé, en attendant sinon la même
tolérance , du moins la même impartialité , de
confrères qu'il affectionne. Parmi ceux-ci, je
me plais à ranger les deux professeurs dont les
doctrines m'ont surtout paru devoir être atta
quées , MM. Broussais et Esquirol.
M- Broussais dont la polémique vive et ani
mée a donné le premier élan au mouvement
qui agite le monde médical , me pardonnera
facilement la franchise de ma critique. Lui qui
fut poursuivi par l'intolérance , a sans doute
appris à être tolérant. Avec cet illustre réfor
mateur, on est sûr d'avoir une autre réponse que
les injures ou le dédain; car lui aussi se vit ac
cueillir d'abord par le dédai n , j us qu'à ce que l' im
partialité lui assignât le rang qu'il avait mérité.
( 36 i )
Quant a M. Esquirol, il est presque inutile de
le prévenir contre toute interprétation fâcheuse
qu'on pourrait donner à mes écrits. Ses qua
lités personnelles sont tellement connues,
qu'elles suffisent pour le rassurer à cet égard.
Tout le monde sait avec quelle paternelle sol
licitude il préside aux travaux de ses élèves ,
dirigeant et secondant leurs efforts , aidant
et protégeant leurs succès. Quand d'autres
professeurs, prenant ombrage du mérite com
mençant, ont soin de l'éloigner comme une
concurrence dangereuse , M. Esquirol va au-
devant , l'accueille , l'encourage et lui prête
pour l'agrandir l'appui de sa réputation. Si,
parmi ses élèves, quelques uns ont pu com
promettre ses doctrines en les outrant, d'au
tres en les défendant mal , tous ont entouré
leur maître d'affection et de respect.

Fin DE LA DEUXIÈME PARTIE.


TABLE DES MATIÈRES.

Dédicace. ^
Avant-propos. yij
CHAPITRE PREMIER. Du de^re" de competence des mé
fies médecins dans les questions judiciaires
relatives à l'aliénation mentale. i
II. De la monomanie. ig
III. Dn suicide. 108
—— IV. De la doulenr et des mutilations volontaires. ii5
—. V. Des passions. i3g
a. De l'amour. i4i
VI. De la jalousie. i5g
VII. De la colère. 187
Conclusion. ao3

DEUXIÈME PARTIE.

Nouvelles réflexions sur la mouomanie homicide. 309


Du suicide. 372
Sur l'incubation de la folie. 393
Examende la doctrine de M. Broussais sur la liberté morale. 3o6
Examen de quelques procès criminels où l'on a invoque' l'ex
cuse de la folie. 3a3

FIN.

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