Está en la página 1de 12

Caravelle

Des rêveurs d'utopies dans l'Amérique espagnole du XVIe siècle


Les divergences
Michel Bertrand

Citer ce document / Cite this document :

Bertrand Michel. Des rêveurs d'utopies dans l'Amérique espagnole du XVIe siècle . In: Caravelle, n°78, 2002. pp. 57-66;

doi : https://doi.org/10.3406/carav.2002.1349

https://www.persee.fr/doc/carav_1147-6753_2002_num_78_1_1349

Fichier pdf généré le 14/05/2018


Resumen
RESUMEN- La «invención de América» fue para los Europeos el punto de partida de múltiples
interrogaciones y cuestionamientos de muchas certidumbres hasta entonces incuestionables al ser
consideradas como fundamentadas sobre Verdades de Fe. Entre las innumerables manifestaciones
de este hervidero intelectual, cabe distinguir los proyectos utópicos que se elaboraron posteriormente
al libro publicado por Tomás Moro en 1516. Sin pretender hacer de esta Utopía la única fuente de
inspiración, muchos de estos proyectos mantienen con ella una clara filiación. Tal es el caso de
algunas de las iniciativas tomadas por misioneros preocupados por llevar a cabo una evangelización
capaz de proteger a las poblaciones amerindias. La comparación de las realizaciones de B. de Las
Casas y de Vasco de Quiroga, ambas elaboradas en la década de 1530 en Mesoamérica, permite
subrayar sus convergencias así como las deudas hacia el que fue un precursor en Utopía.

Abstract
ABSTRACT- « The invention of America » was for Europeans the starting point of a process of
interrogations and examinations of certitudes considered until then as intangible because they were
based on Faith's Truth. The elaboration of Utopias, after Thomas More's one published in 1516, are
some of the expressions of this intellectual swarming. Without trying to present this author as the only
source of all these constructions, he nevertheless influenced many of them, specially some of those
conceived by the missionaries to go with the evangelisation of Amerindian populations. The
comparison of the proyects of B. de Las Casas and Vasco de Quiroga, both elaborated then executed
around 1 530 in Meso America, enables to determine what they borrowed from their predecessor as far
as utopia goes, as well as, in the beginning, the converging points that bring them together.

Résumé
RÉSUMÉ- « L'invention de l'Amérique » a été pour les Européens le point de départ d'un processus
d'interrogations et de remises en cause de certitudes jusque là considérées comme intangibles car
fondées sur des Vérités de Foi. L'élaboration d'Utopies, dans la foulée de celle publiée dès 1516 par
Thomas More, est une des manifestations de ce fourmillement intellectuel. Sans faire de cet auteur la
source unique de toutes ces constructions, il n'en influença pas moins nombre d'entre elles,
notamment certaines de celles conçues par des missionnaires pour accompagner l'évangélisation des
populations amérindiennes. La comparaison des projets de B. de Las Casas et de Vasco de Quiroga,
tous deux élaborés puis mis en place dans les années 1530 en Mésoamérique, permet de dégager les
emprunts effectués auprès de leur prédécesseur en utopie, ainsi que, dans un premier temps, les
convergences qui les rapprochent.
C.M.H.LB.
n° 78, p. 57-66, Toulouse,
Caravelle 2002

Des rêveurs d'utopies dans l'Amérique


espagnole du XVIe siècle

Les divergences

PAR

Michel BERTRAND
FRAMESPA, Université de Toulouse-Le Mirail

Au-delà de la proximité intellectuelle des deux protecteurs des Indiens


que furent Vasco de Quiroga et Bartolomé de Las Casas, proximité que
nous avons soulignée dans la première partie de ce travail1, les deux
hommes en vinrent cependant à s'opposer sur la question de la relation
entre les communautés dont ils avaient imaginé les contours et le reste du
système colonial alors en train de se mettre en place.
La divergence fondamentale entre les deux missionnaires se
matérialisa dans leurs approches radicalement opposées du système
colonial. Celle de Bartolomé de Las Casas s'était construite
progressivement à partir de son expérience cubaine de clerc et de colon touché deux
fois par la grâce de la conversion. De cette expérience personnelle dont il
se fait l'écho dans l'une de ses principales œuvres2, il retira un rejet
absolu et radical du système de 1' encomienda imposé par les premiers
colons aux populations indigènes. Ultérieurement et surtout après le
succès de son expérience de conquête évangélique au Guatemala, il
considéra que la séparation entre les colons et les populations indiennes
devait être le second axe autour duquel il fallait structurer le système
colonial en gestation. C'est sur la base de ces deux principes
complémentaires qu'il commença à plaider la prise en compte de ses projets
auprès du roi. Fort de l'appui et des recommandations obtenues auprès

1 M. Bertrand, « Des rêveurs d'utopies dans l'Amérique espagnole du XVIe siècle. Les
convergences », Caravelle, Cahiers du Monde Hispanique et Luso-brésilien, volume
d'hommage à Georges Baudot, n° 76-77, 2001, p. 317-333.
2 B. de Las Casas, Historia de las Indias, B.A.E., J. Pérez de Tudela edit., t. XCV et
XCVI, Madrid, 1957-1958. Voir en particulier le livre 3.
58 C.M.H.LB. Caravelle

des autorités coloniales à la veille de son retour en métropole en 15403,


c'est un homme conscient de son prestige naissant et de l'écoute qu'il
pouvait en obtenir qui intervient dans le débat politique péninsulaire
relatif à l'organisation des Indes qui se déroule dans l'entourage du roi.
Pour saisir le projet lascasien relatif à la mise en place du système colonial
qu'il souhaite, c'est dans deux textes historico-politiques rédigés à cette
époque, et devenus depuis des références incontournables de la pensée
lascasienne, qu'il faut se plonger.
Dans le premier, B. de Las Casas, qui vient de réussir en 1542 à se
faire entendre du roi en lui lisant sa dénonciation radicale des excès du
système colonial^, propose des solutions radicales destinées à répondre à
la catastrophe en cours. Parmi celles envisagées, le « huitième remède,
essentiel entre tous5 », qui est le seul parmi les seize proposés qui nous
soit parvenu, constitue l'un des premiers textes dans lesquels le
dominicain exprime sa vision d'un empire renouvelé et précise la place à
accorder à ses différentes composantes. Il se résume à un implacable
réquisitoire contre Y encomienda, dont il réclame la suppression sans
restriction, et propose le rattachement de ces nouveaux sujets à leur roi.
Dans le second texte, B. de Las Casas s'abrite derrière le long réquisitoire
présenté par le dominicain Miguel de Salamanca en 1520 devant le
Conseil des Indes et dans lequel il réalise une dénonciation extrêmement
précise des malheurs dont Y encomienda est responsable^. Ces deux écrits,
complémentaires dans le projet commun qu'ils se fixent, permettent de
situer les objectifs coloniaux lascasiens. Tout repose pour lui dans la
mission confiée par le Saint-Siège à la monarchie castillane avec les
concessions successives de 1494 -partage de Tordesillas -et 1508-
établissement du patronage royal sur l'Église des Indes. Ces décisions,
dont les monarques ne sauraient se libérer, les obligent à mettre en place
un système capable d'y répondre, ce que précisément ne saurait faire
Yencomienda. Par ailleurs, cette dernière va à l'encontre et du droit
naturel et du droit du souverain lui-même puisqu'elle prive des sujets du
roi de sa protection et le roi lui-même des bienfaits qu'il est en droit d'en
attendre.

3 Bartolomé de Las Casas revint à cette occasion avec des lettres le recommandant au roi
fournies tant par les autorités civiles - le gouverneur du Guatemala, A. de Maldonado et
VAdelantado lui-même, P. de Alvarado - que religieuses du Guatemala et de la Nouvelle-
Espagne avec des lettres élogieuses rédigées par Francisco Marroquin et par Juan de
Zumárraga. M. Mahn-Lot, Bartolomé de Las Casas et le droit des Indiens, Payot, Paris,
1982, p. 104-105 et A. Saint- Lu, La Verapaz, esprit évangélisque..., op. cit., p. 92 et 93.
4 B. de Las Casas, Brevtsisma relación de la destrucción de las Indias, B.A.E., J. Peréz de
Tudelaedit., Opúsculos, cartas y memoriales, t. CX, p. 134-181, Madrid, 1958.
5 B. de Las Casas, Opúsculos, cartas..., op. cit., p. 138. Ce texte essentiel est traduit dans
M. Bataillon et A. Saint- Lu, Las Casas et la défense des Indiens, coll. archives, Julliard,
p. 173 et svtes, Paris, 1971.
" B. de Las Casas, Historia de las Indias, op. cit., liv. 3, chap. 133 à 136.
RÊVEURS D'UTOPIES 59

L'on connaît l'écho que ces véhémentes prises de position de


Bartolomé de Las Casas eurent sur le roi d'Espagne en débouchant le 20
novembre 1 542 sur les fameuses Lois Nouvelles complétées tout au long
de l'année suivante par sept dispositions complémentaires^. Ces divers
textes, directement inspirés de la pensée lascasienne, illustrent tout à la
fois son souci d'une colonisation pacifiée, évangélique, fraternelle mais
néanmoins ferme dans son action missionnaire et intégrationniste, dont
le village de réduction devait être le lieu par excellence. Pour Bartolomé
de Las Casas, il s'agissait surtout de trouver le meilleur moyen pour
transformer des « sauvages », vivant selon l'état de nature et ignorant tout
de la religion chrétienne, en bons catholiques et en loyaux sujets de leur
nouveau et légitime souverain. Cet objectif ouvertement colonial l'amena
à trouver dans son système de réduction les moyens nécessaires pour
imposer aux Indigènes de rompre avec leur passé et d'assurer tout à la fois
leur christianisation et leur intégration à l'univers occidental. Parmi les
moyens directement utilisés par Bartolomé de Las Casas et
probablement les plus durement ressentis par les populations Maya-Quiché qui
eurent à les subir, deux méritent d'être soulignés. Le premier concerne
l'imposition de la famille nucléaire comme seule structure sociale admise
en vertu de la reconnaissance exclusive du mariage chrétien : elle
signifiait notamment la désagrégation des solidarités claniques essentielles
au monde préhispanique et tout particulièrement Maya8. Dans le même
ordre d'idées, Bartolomé de Las Casas eut le souci de regrouper dans les
réductions de Verapaz des populations issues de seigneuries différentes,
voire même d'ethnies diverses facilitant ainsi la désagrégation des
identités et des solidarités préhispaniques9. Cette stratégie fut appliquée
dès la fondation des premières réductions, notamment dans le cas de
Cubulco dont la population gardait encore plusieurs siècles plus tard la
mémoire de ces mouvements et de ces brassages de populations
imposés 1°. Les héritiers de l'action lascasienne en Verapaz retrouvèrent
d'ailleurs les mêmes gestes quand, à la fin du XVIIe siècle, il leur fallut
répondre à la question du regroupement des populations Choies
installées à la périphérie de la région dont ils avaient la charge. Ils leur
imposèrent une véritable déportation depuis les terres chaudes et
humides où ils étaient installés vers celles bien plus froides et arides du

7 M. Mahn-Lot, Bartolomé de Las Casas et..., op. cit., p. 122 et A. Muro Orejón, « Las
Leyes Nuevas de 1542-1543. Ordenanzas para la gobernación de las Indias y buen
tratamiento », Anuario de Estudios Americanos, T. 2, 1945.
8 Le Popol-Vuh ainsi que diverses chroniques coloniales rédigées par des populations
indigènes de la Capitainerie du Guatemala - Memorial de Solóla, Anales de los
Quachikeles, Libro del Chilam Balam - illustrent tous l'importance de cette structure
clanique des sociétés méso-américaines.
9 A l'image de ce qui se passa tout au long de la période coloniale pour les indigènes
appelés à s'installer dans les haciendas.
10 M. Bertrand, Terre et société coloniale, Us communautés..., op. cit. p. 71.
60 C.M.H.LB. Caravelle

versant sud de la Verapaz où ils les regroupèrent. Le résultat ne se fit pas


attendre : en quelques années, ces populations disparurent ne laissant
pour tout souvenir que le nom que porte encore aujourd'hui le village où
elles avaient été installées de force11.
Ainsi, si la conception lascasienne de la colonisation s'est construite
autour du rejet absolu et sans concession de 1' encomienda perçue comme
le mal absolu, elle n'en gardait pas moins pour les Indigènes un caractère
coercitif strict aux effets dévastateurs, tant du point de vue des structures
sociales et culturelles du monde préhispanique que même, dans certains
cas extrêmes, pour sa simple survie. Malgré l'image que garde encore
Bartolomé de Las Casas d'être l'un des « précurseurs de
l'anticolonialisme »12, c'est plutôt comme le serviteur particulièrement efficace et zélé
d'un projet colonial nouveau, placé sous la double autorité ecclésiastique
et royale, que le montre l'analyse de son projet guatémaltèque.
Pour comprendre l'attitude de Vasco de Quiroga face au système
colonial, il est nécessaire de rappeler ses fonctions au sein de la seconde
audience de Mexico. Ce juriste avait en effet fait parti du groupe des
nouveaux représentants de la couronne nommés en 1530 dans ce qui
était encore à cette date l'instance suprême du gouvernement en
Amérique autant pour poursuivre leurs prédécesseurs coupables de crimes
et d'abus divers que pour affermir l'installation du système colonial en le
fondant sur la justice1^. Au-delà de cette préoccupation pour la justice à
rendre aux Indigènes au nom du roi d'Espagne, Vasco de Quiroga
poursuivait quant à lui un autre objectif, indissociable à ses yeux du
précédent. Pour lui, l'Espagne et ses représentants en Amérique se
devaient d'assumer pleinement leur mission providentielle au service du
salut des Indiens, quel qu'en fut le prix. De ce point de vue, les raisons
qu'il donna à son acceptation de la charge d'auditeur de la Nouvelle-
Espagne — obtenue probablement grâce aux appuis politiques dont il
disposait dans le conseil des Indes - sont très explicites de cette vision.
Son collaborateur Cristóbal Cabrera rapporte en effet le choix de Vasco
de Quiroga dans les termes suivants :
Escuchó las voces de los monjes que cantando en el coro decían «sacrificad
sacrificios de justicia y esperad al Señor. Son muchos los que dicen Quién
va a favorecernos?...» Entonces él considerando y meditando estas palabras
se dijo para sí -verdaderamente que ellas me tocan y corresponden.
«Bendigo a Dios que es quien me adoctrina». Quien me llama al camino,

"/¿¿¿,p. 131.
12 Pour reprendre le titre du livre de Juan Friede, Bartolomé de Las Casas, precursor del
anticolonialismo, Siglo XXI, Mexico, 1976.
13 Avec lui, les nouveaux auditeurs nommés pour réaliser cette réforme radicale du
système colonial sont les licenciés Alonso de Maldonado, Francisco Ceynos et Juan de
Salmerón. Le président de cette nouvelle audience n'était autre que l'évêque et président
de l'audience de Saint-Domingue, Sebastián Ramirez de Fuenleal.
RÊVEURS D'UTOPIES 61

para que bajo su protección me haga a la vela cuanto antes y atravesando


el vasto océano pueda ayudar a la conversión de los indios a la fe. "
Ce faisant, et à la différence d'un Bartolomé de Las Casas, Vasco de
Quiroga refusait d'opposer le premier système colonial mis en place dès
les origines de la présence espagnole à l'évangélisation. Pour lui, la
légitimité de la présence des colons ne pouvait être remise en cause au
risque d'empêcher le devoir missionnaire incombant aux Espagnols
autant en vertu de la découverte providentielle réalisée au nom de la
couronne de Castille que par la confirmation papale de 1493. Par contre,
il met en évidence tous les abus qui à ses yeux constituent un obstacle à
cette mission. C'est dans cet esprit qu'il rédige vers 1535 l'un de ses
principaux textes qui nous soient parvenus, son Informe en derecho. Il y
dénonce fermement le destructeur appétit de richesse des Espagnols, leur
propension à soumettre de manière inconsidérée toute population
indienne à l'esclavage sous prétexte de révoltes et de guerres devenues
alors justes à leurs yeux. Il y oppose la facilité de la pénétration
évangélique si les Indiens étaient soumis à des maîtres chrétiens plus
charitables et attentifs, capables de façonner des personnalités molles
comme de la cire et d'amener ces enfants à la vraie religion. Cependant,
tout en défendant la liberté des populations indigènes, Vasco de Quiroga
n'en différait déjà pas moins radicalement de Bartolomé de Las Casas. A
aucun moment dans son rapport probablement destiné à un membre du
Conseil des Indes^, il ne met en cause le système colonial existant, se
contentant d'en dénoncer les excès fauteurs de troubles. De la même
manière, il refuse de s'interroger sur la légitimité de la conquête, à la
manière d'un Francisco de Vitoria quelques années plus tard, considérant
la concession papale comme pleinement valable. Cette attitude incita les
défenseurs des intérêts des colons à établir des différences entre leurs
adversaires parmi les religieux. Si les positions de Vasco de Quiroga
contre l'esclavage ne pouvaient que heurter les colons, son attitude
nuancée, par rapport à celle d'un Bartolomé de Las Casas, faisait de lui
un ennemi moins intraitable. C'est clairement ce que traduit l'un des
porte-parole attitrés des intérêts créoles comme Bernai Diaz del Castillo
quand il se fait l'écho du débat de 1550 à Valladolid. Dans ce contexte
d'affrontement il évoque la tenue d'une réunion organisée par les
représentants du roi au Conseil des Indes. Après avoir présenté les deux
camps qui s'opposaient devant eux et y défendaient leurs points de vue
autant que leurs intérêts, le conquistador de la Nouvelle-Espagne et
compagnon de H. Cortés rapporte une intervention de Vasco de

" P. Serrano Gassent, « Introducción » a Vasco de Quiroga, La Utopía en América,


p. 11, Crónicas de América, n° 73, Madrid, 1992.
15 Selon M. Bataillon, le destinataire de ce rapport n'était autre que son protecteur et
ami dans le Conseil des Indes, Bernai Díaz de Luco. M. Bataillon, « Vasco de Quiroga et
Bartolomé de Las Casas », Revista de Historia de América, N° 3, Mexico, 1952, p. 83-95-
62 C.M.H.LB. Caravelle

Quiroga faisant suite aux dénonciations de leurs adversaires ayant à leur


tête Bartolomé de Las Casas :
Entonces respondió Don Vasco de Quiroga, obispo de Michoacán, que
era de nuestra parte y dijo al licenciado de la Gasea... 16
Bien plus, dès 1 540, il semble bien que Vasco de Quiroga ait pris le
parti de Y encomienda contre son adversaire irréductible 17. En fait, c'est
probablement dans le texte de Vasco de Quiroga, longtemps considéré
comme disparu et peut-être aujourd'hui retrouvé, que se trouve la
confirmation de la position de l'évêque du Michoacán par rapport aux
positions d'un Bartolomé de Las Casas. Comme le soulignait depuis
longtemps Marcel Bataillon, le titre lui-même du traité laissait apparaître
son point de vuel8. Il signifiait bien qu'il fallait soumettre les Indiens par
les armes, même si son objectif principal restait la justification de la
souveraineté espagnole aux Indes. Tout restait selon lui question de
limite : jusqu'où allait cette justification ? La redécouverte du texte de
Vasco de Quiroga et sa publication récente, si elle reste l'objet de débats
passionnés sur l'authenticité du texte 19, viennent pourtant confirmer la
cohérence de la pensée de l'évêque du Michoacán. Il s'y montre, comme
dans ses écrits précédents, un fervent défenseur de la légitimité de la
souveraineté espagnole et y admet la possibilité de la guerre contre les
Indiens qui refusent de se soumettre à la seule vraie religion. Selon son
point de vue, faire la guerre pour contribuer à l'expansion du monde
chrétien était non seulement un droit légitime mais un devoir des rois
d'Espagne et de leurs représentants aux Indes. Enfin, Vasco de Quiroga
considère que Y encomienda pouvait constituer une institution sociale
acceptable du système colonial, tout la soumettant au bon vouloir du
bénéficiaire espagnol. L'Indien y restait libre tout en bénéficiant à ses
yeux de la christianisation et de l'éducation que signifiait vivre au milieu
et selon les modes de vie policés occidentaux. Si l'authenticité de ce texte
reste encore sujette à caution aux yeux de nombre de spécialistes,
notamment parce qu'il cadre mal avec l'image de protecteur des Indiens
de son auteur, sa teneur doit s'analyser en fonction du débat qui animait
les intellectuels espagnols situés dans l'entourage immédiat de la

1" Bernai Diaz del Castillo, Historia verdadera de la conquista de la Nueva España, chap.
CCXI, Editorial Porrúa, México, 1986, p. 588.
1/ M. Bataillon, « Vasco de Quiroga... », op. cit. Il cite à ce propos la biographie de Vasco
de Quiroga réalisée par Juan José Moreno en 1 766 et publiée dans Don Vasco de Quiroga,
documentos, édition annotée par R. Aguayo Spencer, Edition Polis, Biblioteca Mexicana,
Mexico, 1940, p. 84-85.
18 Ibid.
19 B. Biermann puis R. Acuña ont estimé avoir retrouvé le texte de Vasco de Quiroga
dans la bibliothèque de la Real Academia de la Historia de Madrid. R. Acuña, Vasco de
Quiroga. De debellandis indis, un tratado desconocido, UNAM, Mexico, 1988. Cette
découverte a fait l'objet d'une polémique entre B. Biermann et S. Zavala relative à
l'authenticité du manuscrit dans Historia Mexicana, vols. 17 et 18, Mexico, 1968 et 1969.
RÊVEURS D'UTOPIES 63

couronne dans les années 1550. Pourtant, son contenu correspond tout à
fait à ce qu'en rapportait Miguel de Arcos appelé en 1551 par l'évêque de
Mexico Alonso de Montúfar à rédiger un avis sur le De debellandis indis
de son suffragant du Michoacán. Dominicain et proche de Vitoria, le
rapporteur réalise une critique serrée dans laquelle il souligne ce qui
restait finalement le fossé infranchissable séparant radicalement Vasco de
Quiroga et Bartolomé de Las Casas et que M. Bataillon résume en ces
termes :
En somme, [...] Quiroga inclinait à admettre au bénéfice de l'Espagne une
mission providentielle analogue à celle de Rome, même si cela devait
signifier pour elle d'être « le fléau de Dieu ». Les dominicains rejetaient
quant à eux une mission de cette sorte si elle devait conduire à la mort
éternelle.20
Parallèlement à sa vision très favorable au système colonial instauré
depuis l'arrivée des Espagnols, Vasco de Quiroga n'en conservait pas
moins une grande tolérance vis-à-vis de certaines structures
préhispaniques toujours présentes parmi les populations regroupées dans
ses villages-hôpitaux. Contrairement à Bartolomé de Las Casas qui
préconisait pour les réductions le strict respect des structures familiales
centrées sur le mariage chrétien, Vasco de Quiroga tenta d'ordonner la
société des villages-hôpitaux en conciliant la famille nucléaire fondée sur
l'union sacramentelle avec la famille élargie traditionnelle des populations
amérindiennes. Dans un premier temps, son Règlement pour ses villages-
hôpitaux récise les nouvelles normes auxquelles devront se soumettre les
résidents de ces villages et dont le modèle est directement inspiré du
mariage chrétien imposé lentement en Europe depuis le XIIe siècle2!.
C'est à partir de lui qu'il impose l'âge minimum requis pour pouvoir
contracter valablement toute union ainsi que la publicité nécessaire à sa
validité22. Pourtant, dans ce même règlement, Vasco de Quiroga intitule
un des articles postérieurs :
Que vivan en familias y hasta cuantos en cada una y cuando sobren, que
no quepan, se hagan otras y pueblen por el mismo orden. 23

20 M. Bataillon, « Vasco de Quiroga... », op. cit.


21 G. Duby, Le chevalier, la femme et le prêtre, le mariage dans la France féodale, Hachette
Littérature, Paris, 1992. Ces diverses propositions imposées par Vasco de Quiroga
reprennent les normes que l'Eglise de Rome était alors en train d'imposer à ses propres
fidèles en Europe à travers les canons en cours d'élaboration dans le cadre du Concile de
Trente. J. Delumeau, Le catholicisme entre Luther et Voltaire, coll. Nouvelle Clio, P.U.F.
Paris, 1971.
22 «Que los mancebos para casar se casen y en qué edad y con quién según orden le
Iglesia», Regla y Ordenanzas para el gobierno de los hospitales de Santa Fé de México y
Michoacán, Dispuestas por su fundador el Rmo. y Venerable Sr. Don Vasco de Quiroga,
Primer Obispo de Michoacán, in La utopía en América, op. cit. p. 270.
23 Ibid, p. 277.
64 C.M.H.LB. Caravelle

II y précise que les villages regrouperont des familles élargies fondées


sur la co-résidence de plusieurs générations mais surtout intégreront en
leur sein :
todos los de un linaje descendientes por linea masculina[...] hasta 8 o 10 o
12 casados en cada familia porque las hembras hanse casar con los hijos de
las familias e irse a ellas a morar con sus maridos en las familias de ellos.24
La responsabilité de cette famille élargie se manifestait tout
particulièrement dans l'accès à la terre disponible. L'usufruit des terres
cultivables se transmettait d'une génération à l'autre et ne pouvait en
sortir que s'il venait à manquer d'ayant-droits - dans l'ordre enfants,
petits-enfants, adultes mariés. Dans un tel cas, les responsables du village
pouvaient alors affecter ces terres à un autre groupe familial sur le critère
de ses mérites et de ses besoins25. Parallèlement au souci de prise en
compte de la famille dans un sens préhispanique, Vasco de Quiroga
préconisait aussi de s'appuyer, dans l'organisation politique intérieure des
villages-hôpitaux, sur l'autorité des anciens. Il chargeait ces derniers de
remplir un certain nombre de charges administratives internes à l'échelle
du village tout entier - tout particulièrement l'attribution des parcelles à
cultiver à l'échelle — mais aussi au niveau des quartiers composant le
village. Il proposait notamment que les chefs de familles soient groupés
en quatre quartiers, chacun désignant en son sein « le plus sage ». Dans
un second temps, ces derniers désignaient parmi eux celui qui porterait le
titre de principal Si la pratique de l'élection signifiait l'introduction d'un
changement radical en relation avec la pratique préhispanique, il est clair
que la mécanique dessinée par Vasco de Quiroga se calquait étrangement
sur celle des sociétés amérindiennes, en respectant tout particulièrement
leurs hiérarchies traditionnelles2^.
Ces divers exemples illustrent le souci permanent du fondateur des
villages-hôpitaux de respecter dans les nouvelles structures villageoises
conçues pour les Amérindiens ce qui, dans leur organisation sociale
antérieure, pouvait être jugé compatible avec une vie chrétienne. Ce
faisant et selon un approche divergente par rapport à celle de son rival
Bartolomé de Las Casas, l'objectif de Vasco de Quiroga semble bien être
de rechercher la conciliation entre le monde des colons et celui des
Indiens. Loin d'imaginer chacune des deux Républiques comme des
entités antagoniques bien que reposant sur des bases strictement
identiques, il en vient finalement à proposer un modèle plus souple, dans
lequel l'établissement de relations entre elles n'empêcherait nullement la
perpétuation des spécificités indigènes. Intégrationiste et partisan comme
Bartolomé de Las Casas de l'hispanisation des « sauvages » comme l'une
des garanties de leur passage à la civilisation, il n'en garde pas moins

24 Ibid. p. 277.
25 Ibid. p. 268.
26 Bid. p. 268 et 279.
RÊVEURS D'UTOPIES 65

l'idée, directement inspirée de la démarche franciscaine, qu'il était


possible de préserver quelques-uns des traits des sociétés préhispaniques.
La mise en parallèle des deux principaux projets utopiques qui virent
le jour dans l'Amérique espagnole durant le XVIe siècle permet d'en
souligner tout à la fois la commune inspiration mais aussi les profondes
divergences lors de leur réalisation. A un Bartolomé de Las Casas
soucieux de proposer un modèle général applicable à l'ensemble de
l'Empire, Vasco de Quiroga se complaît au contraire dans l'expérience
unique élaborée à partir de son expérience personnelle. En ce sens, les
deux projets ne sont pas réellement comparables, n'ayant pas du tout la
même portée et n'ayant pas connu le même devenir. Alors que les
réalisations de Vasco de Quiroga vont pratiquement disparaître avec lui,
les propositions lascasiennes servirent au contraire de cadre législatif à la
réformation de l'Empire. Bartolomé de Las Casas, fort de son expérience
et surtout de ses succès en Verapaz, put en effet faire part à Charles
Quint de son analyse sur la situation aux Indes et des solutions qu'il y
préconisait^. C'est bien cette pensée lascasienne, discutée au sein d'une
« commission de réforme » mise en place par les Cortés de Castille en
avril 1542, qui en fut la principale inspiratrice et déboucha sur la
promulgation des Lois Nouvelles. Aussi, le succès de Bartolomé de Las
Casas semble-t-il total par rapport à la modeste et temporaire réussite de
Vasco de Quiroga. D'autant que, reprenant et systématisant le modèle
lascasien, les jésuites vont en assurer l'expansion et d'une certaine
manière le rayonnement en l'implantant dans les nouvelles zones de
colonisation.
Pourtant, au-delà de ces différences profondes, les deux projets
recèlent les mêmes ambiguïtés propres aux utopies évangéliques qui
fleurirent en Amérique avec la colonisation. Le souci prioritaire de
protection des Indiens qui les inspirait ne parvint pas à faire l'économie
du dirigisme, de l'autoritarisme, du paternalisme, voire même d'une
tendance marquée, quoique inégale, par l'ethnocide. Plus largement
enfin, ces projets utopiques se révélèrent comme l'une des meilleures
garanties à la mise en place de l'exploitation coloniale. En assurant la
stabilisation de la population indigène et son encadrement par une
administration, bienveillante certes mais exigeante et tatillonne, les
utopies de Bartolomé de Las Casas et de Vasco de Quiroga garantirent la
canalisation des profits provenant du travail indigène. Certes, et la
différence est notable, les bénéficiaires n'en étaient plus exclusivement les
avides colons, comme au temps de Y encomienda, mais la couronne et son
principal allié dans la réformation du système colonial, à savoir l'Eglise

27 De retour en Espagne en 1540, il y rédigea un rapport ainsi qu'un projet de réformes


inspirées de son expérience guatémaltèque qu'il destinait à l'empereur. Le premier fut
publié dix ans plus tard sous le titre de Brevísima relación de la Destrucción de las Indias et
du second nous ne conservons que le octavo remedio parmi les diverses solutions qu'il
proposait.
66 C.M.H.LB. Caravelle

américaine. Ce faisant, le rêve utopique des religieux coloniaux se


transforma bien vite pour ses destinataires en tourment, garant tout à la fois
de la stabilisation du système colonial et de leur intégration en son sein.

RÉSUMÉ- « L'invention de l'Amérique » a été pour les Européens le point de


départ d'un processus d'interrogations et de remises en cause de certitudes
jusque là considérées comme intangibles car fondées sur des Vérités de Foi.
L'élaboration d'Utopies, dans la foulée de celle publiée dès 1516 par Thomas
More, est une des manifestations de ce fourmillement intellectuel. Sans faire de
cet auteur la source unique de toutes ces constructions, il n'en influença pas
moins nombre d'entre elles, notamment certaines de celles conçues par des
missionnaires pour accompagner l'évangélisation des populations
amérindiennes. La comparaison des projets de B. de Las Casas et de Vasco de Quiroga,
tous deux élaborés puis mis en place dans les années 1530 en Mésoamérique,
permet de dégager les emprunts effectués auprès de leur prédécesseur en utopie,
ainsi que, dans un premier temps, les convergences qui les rapprochent.

RESUMEN- La «invención de América» fue para los Europeos el punto de


partida de múltiples interrogaciones y cuestionamientos de muchas certidumbres
hasta entonces incuestionables al ser consideradas como fundamentadas sobre
Verdades de Fe. Entre las innumerables manifestaciones de este hervidero
intelectual, cabe distinguir los proyectos utópicos que se elaboraron
posteriormente al libro publicado por Tomás Moro en 1516. Sin pretender hacer de esta
Utopía la única fuente de inspiración, muchos de estos proyectos mantienen con
ella una clara filiación. Tal es el caso de algunas de las iniciativas tomadas por
misioneros preocupados por llevar a cabo una evangelización capaz de proteger a
las poblaciones amerindias. La comparación de las realizaciones de B. de Las
Casas y de Vasco de Quiroga, ambas elaboradas en la década de 1530 en
Mesoamérica, permite subrayar sus convergencias así como las deudas hacia el
que fue un precursor en Utopía.

ABSTRACT- « The invention of America » was for Europeans the starting point
of a process of interrogations and examinations of certitudes considered until
then as intangible because they were based on Faith's Truth. The elaboration of
Utopias, after Thomas More's one published in 1516, are some of the
expressions of this intellectual swarming. Without trying to present this author
as the only source of all these constructions, he nevertheless influenced many of
them, specially some of those conceived by the missionaries to go with the
evangelisation of Amerindian populations. The comparison of the proyects of B.
de Las Casas and Vasco de Quiroga, both elaborated then executed around 1 530
in Meso America, enables to determine what they borrowed from their
predecessor as far as utopia goes, as well as, in the beginning, the converging
points that bring them together.

MOTS-CLÉS: Utopie, Evangelisation, Réduction, XVIe siècle, Mésoamérique.

También podría gustarte