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Camus,

entre la mère et la
justice, par Belaïd ABANE


Au moment où Nicolas Sarkozy, président de la République française, non sans
quelques arrière-pensées politiques pour les prochaines échéances électorales
(régionales de 2010 et présidentielles de 2012), s’apprête à faire entrer l’écrivain
Albert Camus au Panthéon, imitant en cela son prédécesseur Jacques Chirac, qui
honora durant ses mandats André Malraux et Alexandre Dumas, il paraît utile
pour nous Algériens de revisiter la « pensée » de cet écrivain pied-noir qui a
assisté, bouche cousue, ou à tout le moins avec une certaine désinvolture, au
martyre du peuple algérien.
Colonialiste de bonne volonté ?

Par Belaïd ABANE*


Une phrase de Kateb Yacine, au demeurant pleine d’indulgence à l’égard de l’écrivain pied-noir,
résume à elle seule la place qui est faite aux « indigènes » dans l’œuvre de Camus : « Je préfère un
écrivain comme Faulkner qui est parfois raciste mais dont l’un des héros est un Noir, à un Camus
qui affiche des opinions anticolonialistes (sic) alors que les Algériens sont absents de son œuvre
et que pour lui l’Algérie c’est Tipaza, un paysage… » Concernant la revendication de liberté et
d’indépendance de l’Algérie, le summum du délire camusien est atteint dans L’Express en 1958. « Il
faut considérer la revendication d’indépendance nationale algérienne en partie comme une des
manifestations de ce nouvel impérialisme arabe dont l’Egypte, présumant de ses forces, prétend
prendre la tête et que, pour le moment, la Russie utilise à des fins de stratégie anti-occidentale.
» Même s’il ne fait que traduire la propagande du bloc colonialiste en périphrases ampoulées
auxquelles il a habitué ses lecteurs, Camus fit preuve d’un aveuglement incurable tant sont patents et
insupportables la misère et l’écrasement du peuple algérien.
La lutte nationale arrivée à maturité n’avait nul besoin de cette « main étrangère » derrière laquelle
se camoufle l’establishment colonial pour occulter un siècle d’abaissement subi sans relâche par les
Algériens non sans de nombreuses tentatives de résistance. « L’impérialisme arabe (…) I’Egypte
présumant de ses forces » ! Du bla-bla proféré moins de deux ans après l’offensive de l’impérialisme
franco-britannique, réel celui-là, et la déroute égyptienne devant l’agression israélienne. «
Colonialiste de bonne volonté », disait de Camus le philosophe Raymond Aron ! Colonialiste,
certainement. De bonne volonté ? Même pas, comme nous allons le voir. Le plus sardonique est
cependant dans la littérature camusienne, qui regorge de poncifs et de clichés racistes. Les livres
d’Albert Camus, qui en sont subtilement imprégnés, ont contribué à les propager de manière
insoupçonnée. Il est temps de le souligner, l’œuvre de Camus est trempée dans le déni et le mépris
colonial envers les indigènes.
Ainsi, dans La peste, « les Arabes » ne sont jamais nommés. Dans L’Etranger, ils apparaissent sous la
caricature de « l’Arabe fourbe », « sans densité et sans famille » , une lame effilée à la main. Comme
des ombres floues et menaçantes dans L’Exil et le Royaume. Dans la femme adultère (L’Exil et le
Royaume), Camus évoque les «piétinements incompréhensibles » des « Arabes ». Narrant les
tribulations de Janine, son héroïne, dans le Sud algérien, il écrit : « Elle s’arrêta, perçut un bruit
d’élytres et derrière les lumières qui grossissaient, vit enfin d’énormes burnous sous lesquels
étincelaient des roues fragiles de bicyclettes. Les burnous la frôlèrent… » L’écrivain pied-noir a
incontestablement participé à la fabrication de cette imagerie réductrice et caricaturale de

« l’Arabe », et a l’incrustation dans l’imaginaire du Français métropolitain de ces représentations
coloniales dévalorisantes ou négatives qui résistent encore à l’usure du temps : l’indigène, tantôt
burnous ou djellaba en toile de fond, tantôt individu impénétrable et louche, toujours
potentiellement dangereux. Il y a pire que le mépris et le déni, la « bestialisation ».
Dans la bouche du colon qu’indispose la promiscuité, les indigènes « pullulent ». « Le langage du
colon quand il parle du colonisé, écrit Frantz Fanon dans les Damnés de la terre, est un langage
zoologique. On fait allusion… aux émanations de la ville indigène, aux hordes, à la puanteur, au
pullulement, au ‘’grenouillement’’, aux gesticulations. Le colon, quand il veut bien décrire et
trouver le mot juste, se réfère constamment au bestiaire. » Les mots du bestiaire ne sont
cependant pas propres au colon. Albert Camus qui ne manquait pourtant pas de ressources ni de
ressort littéraires, n’y échappait pas. Dans sa description de la Misère de la Kabylie, l’écrivain
pied-noir évoquait « ces montagnes (qui) abritent dans leurs plis une population grouillante »,
et osera un parallèle avec les pays d’Europe dont « aucun ne présente un tel pullulement ».

Un « philosophe » à la posture communautariste

Le meilleur viendra cependant après le déclenchement de l’insurrection algérienne, notamment
durant le paroxysme de « La Bataille d’Alger ». L’aveuglement de l’écrivain pied-noir nobélisé est
total, tant la posture est communautariste aux antipodes de l’universalisme sartrien. Légitimement
préoccupé par « le destin des hommes et des femmes de (son) propre sang », l’écrivain pied-noir se
refusera à « donner un alibi au fou criminel (sic) qui jettera sa bombe sur une foule innocente où se
trouvent les miens ». Evoquant « les représailles et les pratiques de torture » commises par son camp
– « de notre côté », écrit-il – Camus les qualifiera de « fautes incalculables… qui risquent de justifier
les crimes que l’on veut combattre ». Empêtré dans ce style pompeux qu’il affectionne, l’écrivain
pied-noir ajoutera : « Et quelle est cette efficacité qui parvient à justifier ce qu’il y a de plus
injustifiable chez l’adversaire…
La torture a peut-être permis de retrouver trente bombes au prix d’un certain honneur mais elle a
suscité du même coup cinquante terroristes nouveaux qui, opérant autrement et ailleurs, feront
mourir plus d’innocents encore. » Soucieux de la réputation et de l’honneur français, Camus ajoutera :
« Même acceptée au nom du réalisme et de l’efficacité, la déchéance ici ne sert qu’à accabler notre
pays à ses propres yeux et à ceux de l’étranger. » Froidement pragmatique, Camus propose de «
supprimer ces excès (sic) et de les condamner publiquement pour éviter que chaque citoyen se sente
responsable personnellement des exploits (resic) de quelques-uns ». Et l’écrivain d’expliquer avec un
sens certain de la prémonition – une fois n’est pas coutume – que « ces beaux exploits préparent
infailliblement la démoralisation de la France et l’abandon de l’Algérie ».
Conception étroite et partisane, que celle d’Albert Camus. Ainsi, la torture, les disparitions, les
exécutions sommaires, la répression collective dans le bled, toutes ces atrocités, aussi réelles et ô
combien plus massives que celles du FLN, Camus les enveloppait dans l’euphémisme de « beaux
exploits ». Il ne les déplorait pas au nom de la justice et du droit, ni au nom des valeurs qui fondent
l’universel français, ni même au nom de la morale et de l’humanisme, mais pour des raisons d’«
efficacité » et de prestige national. Du reste, même quand il lui arrivait d’exprimer quelques
récriminations, il prend bien soin de les délayer dans un pur concentré de langue de bois, avec, il faut
le lui reconnaître, beaucoup de savoir-faire. Comme en 1951 déjà, au moment où Claude Bourdet
dénonçait sans détours ces pratiques de « la Gestapo en Algérie », appliquées à des militants
nationalistes n’ayant encore commis aucune violence, Camus ne trouvait alors rien de mieux à faire
que d’adresser au président du tribunal une lettre où la manière de noyer le poisson est digne de
figurer dans une anthologie du bla-bla. Jugeons en : « La cause de la France en ce pays, si elle veut
garder un sens et un avenir, ne saurait être que celle de la justice absolue. Et la justice, en cette
occasion, pour être absolue, ne peut se passer de certitudes absolues. Et une accusation qui aurait la
faiblesse de s’appuyer sur des sévices policiers jetterait immédiatement un doute sur la culpabilité
qu’elle prenait en charge, pourtant de démontrer. » Evoquant le terrorisme du FLN, Camus le
qualifiait de « crime qu’on ne saurait ni excuser ni laisser se développer ». « Quelle que soit la cause
que l’on défend, ajoute-t-il, elle restera toujours déshonorée par le massacre aveugle d’une foule
innocente où le tueur sait d’avance qu’il atteindra la femme et l’enfant. » Morale à sens unique, car
Camus demeurera aveugle, sourd et muet quand il s’agit de crimes commis par les siens.
Où était-il donc ce 10 août 1956, quand « l’horrible provocation » – pour reprendre une expression
par lui utilisée après l’insurrection du Nord Constantinois – fut commise par les siens sur les
habitants de La Casbah, mêlant sous les gravats enfants, femmes et vieillards dans le sang et la mort ?
Camus redoutait, on se demande pourquoi, « l’humiliation des 1 200 000 (sic) Français » que ne
manqueraient pas de générer, selon lui, la négociation avec le FLN et l’indépendance de l’Algérie. Le
même Camus préférera pourtant détourner la tête de l’abaissement subi par les Algériens depuis
plus d’un siècle. Pis, ses livres qui magnifient le paysage méditerranéen de l’Algérie, sont
littéralement expurgés de ces fausses notes que semblaient être à ses yeux, les autochtones, quand ils
n’apparaissaient pas sous les traits de spectres menaçants et malfaisants.
Camus regrettera également que les Algériens n’aient pas emprunté la voie de la non-violence active
et de la non-coopération, pratiquée par le Mahatma Gandhi. « Gandhi, écrit-il, a prouvé qu’on pouvait
lutter pour son peuple et vaincre, sans cesser un jour d’être estimable. » L’écrivain pied-noir ne
demande pas au cavalier intraitable d’alléger un peu la charge, c’est à la « monture » éreintée qu’il
recommande de continuer à supporter un peu plus, de patienter un peu plus longtemps. Le courage
attendu du philosophe qu’il est censé être aurait été naturellement, au nom de la franchise qu’on leur
doit, d’interpeller les siens et de les rappeler à l’ordre. Clairement, sans circonlocutions prudentes,
sans périphrases tortueuses. Même si « la justice » importe moins que

« la mère », le meilleur moyen de préserver cette dernière est parfois de la protéger contre elle-
même, de ses propres excès. Car, côté algérien, on n’a d’autre choix que de se « cabrer » avec l’énergie
du désespoir pour tenter de se libérer. Cela peut faire mal. C’est sans doute cela qu’a voulu exprimer
Sartre, dans son élan provocateur, avec l’allégorie de « l’homme mort et de l’homme libre ».
Au demeurant, comme le rappellera Robert Barrat, que de fois les Algériens ont eu recours à cette
voie gandhienne que conseille Camus : « Qu’avaient fait d’autre… les Algériens depuis cent trente
ans… Refus de l’impôt, de la conscription et de l’école française ? Qui sait en France que lors de la
guerre contre l’Emir Abdelkader, des volontaires de la mort se présentaient à nos troupes,
enchaînés l’un à l’autre comme les Bourgeois de Calais ? Ces moussebiline s’offraient à la
vindicte des conquérants, espérant désarmer leur fureur. Mais la race des Bayard et des
Turenne était déjà éteinte chez les soldats de l’époque. Ils décapitaient proprement ces martyrs
de la non-violence pour s’occuper ensuite en toute quiétude de leurs femmes et de leurs biens…
On a vu quel sort l’administration française réserva en 1957 au vaste mouvement de résistance
passive déclenché par le FLN avec la campagne de fermeture des boutiques et la grève scolaire.
Les enfants de La Casbah furent embarqués de force en camions vers les écoles au son des
orchestres militaires… Les rideaux de fer des boutiques musulmanes étaient arrachés par la
troupe, le contenu des boutiques dispersé dans la rue et la foule européenne invitée au pillage…
De semblables mesures ont-elles jamais été prises contre des fonctionnaires européens grévistes
? »
L’étranger et l’inconscient colonial

En vérité, Camus ne s’est jamais débarrassé de ses réflexes primaires bien enracinés dans son
inconscient colonial. Par une de ces formules alambiquées dont il a le secret, il stigmatise « cette
partie de notre opinion (les anticolonialistes, ndlr) qui pense obscurément que les Arabes ont
acquis le droit d’égorger et de mutiler… des enfants européens ». Diable ! Il ne manquait aux
Arabes que ce « droit » non encore inscrit dans le code de l’indigénat. Englué dans le cliché raciste de
« l’Arabe égorgeur » qu’il a tant contribué à enraciner dans l’opinion, avec notamment cette «
imposture littéraire » - L’Etranger - qui lui a valu le prix Nobel, Camus, étranger lui-même au malheur
séculaire des Algériens, éludera toute réflexion, se détournera de toute analyse sur les racines
profondes de la question algérienne. Alors que « les exploits » de la 10e DP étaient sur la place
publique, était-il aveugle au point de marteler à Stockholm, ce 14 décembre 1957, sa « conviction la
plus sincère qu’aucun gouvernement au monde ayant à traiter le problème algérien ne le ferait
avec des fautes aussi minimes »? Etait-il absent ? Non, puisqu’il ne cessera de condamner « le
terrorisme qui s’exerce dans les rues d’Alger et qui, un jour, peut frapper (sa) mère et (sa) famille ».
Même s’il dit croire à la justice, Camus raisonnait comme un citoyen lambda pour qui il était normal
de préférer les siens aux indigènes et de « défendre sa mère avant la justice ». Comme le lui
reprocheront ses amis, le pied-noir avait pris le pas, dès le départ, sur le philosophe, l’esprit
communautariste sur l’idéal universaliste. Camus avait-il d’ailleurs jamais senti ou voulu sentir de
quel côté soufflait l’oppression ? Il n’est pas incongru aujourd’hui de se poser la question devant le
mutisme sélectif d’un philosophe qui demeurera « étranger » aux violences massives subies par le
peuple algérien depuis le début de la « pacification », et surtout aux cris déchirants des suppliciés des
caves d’Alger, durant l’année 1957. Ses contorsions intellectuelles, ses jongleries rhétoriques et sa
compassion forcée sur « les injustices faites au peuple arabe », un prêche dans le désert. Inaudible
pour les Algériens, lassés par les discours creux et les promesses d’un avenir sans contours.
Inaudible, comme l’était sa « trêve civile », auprès des siens dont une bonne partie n’y retrouvait pas,
il est vrai, ses aspirations à la guerre à outrance.
L’écrivain pied-noir ne trouvera pas grâce, même aux yeux de l’intellectuel de droite, « nationaliste
de rétraction » qu’est Raymond Aron. Même ce pragmatique, ni juste ni moral, lui reprochera de
n’avoir jamais pu « s’élever au-dessus de l’attitude du colonisateur de bonne volonté ». Un immense
fossé sépare l’universalisme libérateur de Sartre, de Jeanson, de Curiel et de tant d’autres « justes »
réfractaires à une liberté sélective à deux vitesses, des pulsions grégaires d’un Albert Camus
frileusement recroquevillé dans le giron de son ethnie. Les inconditionnels de la prose camusienne
continueront cependant de s’extasier sur les « ruines de Tipaza » et de présenter comme le summum
de l’humanisme, un soi-disant « cri de révolte sur la misère de la Kabylie ».

*Belaïd ABANE est Professeur de médecine, auteur de L’Algérie en guerre, Abane Ramdane et les
fusils de la rébellion, L’Harmattan 2008

Références :

Kateb Yacine. Un homme, une œuvre, un pays, entretien à Voies multiples, Laphomic, 1986. Edouard W.
Saïd, Albert Camus ou l’inconscient colonial, Le Monde diplomatique, novembre 2000.

Chroniques algériennes, Gallimard. Idem. Ibid.

Dans sa préface à un ouvrage de Frantz Fanon (Les damnés de la terre, Maspero, 1961), Sartre qui est
sans doute avec Francis Jeanson, l’intellectuel français qui a le mieux saisi les mécanismes de
l’oppression coloniale, écrit : « Abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups,
supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé ; restent un homme mort et un homme
libre. » L’expression est de Sartre. On ne sait si le philosophe existentialiste critiquait le mode de
construction à l’américaine de L’Etranger, son écriture au passé composé, ou s’il doutait du caractère
authentiquement fictif de l’œuvre. Avait-il connaissance de ces étranges affinités entre ce roman
bizarre qui a rendu célèbre l’écrivain pied-noir, et l’œuvre géniale d’un écrivain juif autrichien, Stefan
Zweig. Bizarres autant qu’étranges, en effet, ces similitudes entre Meursault, l’étrange héros assassin
de Camus, et le personnage récurrent, L’Etranger, de l’œuvre de Zweig.

Selon Leïla Benmansour (El Watan des 23 et 24 avril 2006), L’Etranger serait non pas une création
fictive, mais une construction sur la base des cinq nouvelles de Stefan Zweig (Le joueur d’échec, Amok
ou le fou de Malaisie, Lettre d’une inconnue, Ruelle au clair de lune et Vingt-quatre heures de la vie
d’une femme).

Pour l’universitaire algérienne, le remords aurait tourmenté Camus au point de « le plonger dans un
malaise grandissant, atteignant la dépression, alors que tout lui souriait ». Camus n’aura pas e
courage d’évoquer l’œuvre de Zweig. Mais, en parlant de son prix Nobel, lors d’une conférence à
Stockholm sur le mensonge dans l’art, il lancera à une assistance intriguée, cette phrase énigmatique :
« Cette récompense dépasse mes mérites personnels. » Sartre aurait raillé « la philosophie facile » «
pour classes terminales » de Camus. Ce sont des pieds-noirs qui huent Camus, le menacent et
torpillent sa conférence sur la trêve civile au début de l’année 1956 à Alger.

Jean Jacques Gonzales, Une utopie méditerranéenne. Albert Camus et l’Algérie en guerre.

Mohammed Harbi et Benjamin Stora, La guerre d’Algérie. La fin de l’amnésie, Robert Laffont, 2004.

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