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CHAPITRE I PREMIERES REFORMES : VCEUX ET REALISATIONS La grande majorité du public applaudit aux visions que lui proposent les décora- teurs du Second Empire et des débuts de la Troisitme République. La plupart des auteurs approuvent leurs conceptions et les directeurs voient en eux de stirs artisans de leurs succés. Cela ne signifie nullement que leurs ceuvres et leur systéme décoratif ne suscitent aucune opposition. Les réactions sont certes dispersées, les premiéres réformes proposées ou adoptées ne portent pas sur les mémes points. II n'en reste, pas moins que, méme s'il n’existe pas de courant nettement défini, les voeux énoncés, les réalisations effectuées seront déterminants pour l'avenir. Il n'est pas question d’entrer dans Ia multiplicité des propositions émises, mais I'analyse des principales réalisations et prises de position, I’examen de leur contenu, de leur apport ou de leurs conséquences sont néces- saires. Les unes touchent directement la fonction du décor et ses structures, le rapport entre l’acteur et le décor. D’autres concernent sa place relative dans l'ensemble du spec- tacle. Les Meininger constituent le maillon nécessaire entre la décoration théatrale traditionnelle et le naturalisme d’Antoine et de Stanislavski, tout en préparant les réformes ultérieures. Tandis que Richard Wagner instaure un théatre fondé sur I’union vivante des arts, Théodore de Banville s’inscrit dans ce que Marie-Antoinette Allévy appelle le « Thédtre idéal » (1), et annonce les symbolistes. A premiére vue, aucun point commun entre ces divers efforts. L’analyse successive de chacun d’eux permettra cepen- dant de déceler des lignes de force et des tendances, dont la synthése sera plus tard réalisée par les réformateurs de la fin du siécle dernier et du début du nétre. 1G) MoA. Allévy, La Mise en sctne’en France dans la premiére motié du dtxnewvitme sidle, op. city p. 161. 48 PREMIERES REFORMES: V@UX ET REALISATIONS A) L’APPORT DES MEININGER 1° La troupe et son rayonnement Dés avant 1870, un aristocrate mécéne, homme d’une rare culture, habile dessinateur et passionné de théatre, le duc Georg II von Meiningen (1826-1914), réunit et anime une troupe dont les principes et les réalisations vont se révéler d'une importance décisive. Ludwig Chronegk (1837-1891), premier de nos modernes régisseurs, le seconde et soumet la compagnie & la plus stricte des disciplines. L’ceuvre des Meininger est en France rela- tivement peu connue. Probablement son influence aurait-elle été beaucoup plus réduite, si la troupe n’avait, a partir de 1874, entrepris une série de tournées qui la menérent dans les principales villes d’Allemagne (Berlin, Cologne, Francfort-sur-le-Main, Leipzig, Hambourg, etc.) et lui firent sillonner Europe (Vienne, Budapest, Prague, Londres, Bile, Saint-Pétersbourg, Moscou, Varsovie, Trieste, Anvers, Rotterdam, Bruxelles, Copenhague, Stockholm, Kiev, Odessa, etc.) (2). Son répertoire se concentrait autour de Shakespeare et de Schiller, on y reléve également les noms de Goethe, Moliére, Kleist, Grillparzer, Bjcernson, Lindner, Lessing, Minding, Iffland, Etchegaray et Heyse. Qu’on relise Ma Vie dans Vart de Stanislavski, qu’on feuillette Le Temps de juillet et aotit 1888, on percevra Voriginalité des réalisations de la troupe et l'on comprendra mieux les raisons de son influence. Stanislavski rit: «La célébre troupe du duc de Meiningen, avec le régisseur Chronegk en téte, vint visiter Moscou. Ils apportaient une nouvelle formule de mise en scéne : exactitude historique, mouvements de foule, excellente présentation du spectacle, merveilleuse discipline, toute Vordonnance d'une admirable solennité artistique. Je ne manquai pas une seule représentation. Je ne regardais pas seulement : j’étudiais >» (3), Lorsque la troupe vient & Bruxelles en 1888, Jules Claretie, administrateur de la Comédie-Francaise, note ses impressions dans un article publié par Le Temps (4): on n'y retrouve guére Venthousiasme de Stanislavski. Tout en admirant la discipline et certains effets spectaculaires, Claretie reproche aux Meininger d’étre des « mécaniciens de la mise en scéne», de faire passer I'accessoire (décors, costumes, etc.) avant le principal (le texte dramatique), il dénonce le «ton criard des décors et l’étrangeté archaique des costumes >. Antoine qui, Iti aussi, a entre- pris le voyage de Bruxelles pour assister 4 la représentation de Guillaume Tell, répond (@) Aucune ville francaise ne figure dans cette liste. On comprend donc que V'influence des Meininger ait €té moins sensible en France qu'elle ne le fut par exemple en Russie. (3) Constantin Stanislavski, Ma Vie dans Part, Paris, 1950, p. 91. Stanislayski consacre un chapitre de son livre aux Meininger. ) Jules Claretie, «Les Meininger et leur mise en scéne », in Le Temps, 13 juillet 1888. L’APPORT DES MEININGER 49 dans une longue et célébre lettre 4 Francisque Sarcey, qui constitue I’un des principaux témoignages sur les conceptions scéniques du fondateur du Théatre-Libre (5) : il émet des réserves sur les décors, leurs tons « criards », la splendeur déplacée des costumes histo- riques et le « goiit choquant » des costumes d'imagination, il désapprouve la. « naiveté épique » de leurs effets de lumiére et s’étonne de voir les roches de la Suisse posées sur les costiéres; ¢a sonnait le plancher dans les montagnes (...) >, mais il souligne les < innovations intéressantes » et s’étend a plaisir sur I’étonnante mise en scéne des foules et sa < puissance incomparable ». « Pourquoi ces choses neuves, logiques et pas du tout coiiteuses ne viendraient-elles pas remplacer ces insupportables conventions que tout le monde subit chez nous sans savoir pourquoi ? > 2° Une révolution de Pimage scénique La volonté du duc est de faire « vrai». Un tel désir n'est pas nouveau. L’ori des Meininger réside dans les conceptions mémes de Georg II von Meiningen, les moyens qu'il utilise pour parvenir a ses fins, la révolution qu'il opére dans l'image scénique. Cest un véritable travail d’ensemble qu’il propose et impose, en bannissant le vedettisme. Les foules ne sont plus d’informes masses de figurants, mais des ensembles vivants ott chacun interpréte et mime son personnage (cf. a ce sujet la gravure de J. Kleinmichel qui représente la scéne du forum dans Jules César (1874) (Fig. 18). Tel acteur détenteur du premier réle d'une pigce ne sera plus dans une autre qu’un simple figurant ou le «caporal » chef d’un groupe de figurants. D’oit une homogénéité qui étonne les contem- porains. Le travail de la compagnie, contrélé et dirigé par un régisseuredespote, frappe par sa précision méthodique et sa clarté. De longues répétitions, le souci du moindre détail, une organisation stricte en garantissent I’efficacité. Révolution de Vimage scénique ? A premiére vue on peut croire que le décor n'est chez les Meininger que la réplique des décors traditionnels de la seconde moitié du dix-neuviéme siécle, impression fondée si I’on s’en tient a I’analyse superficielle de leur style pictural. Nous avons également noté au passage certaines réserves justifiées de Claretie ou d’Antoine. Si I’on peut parler de révolution, c'est qu'elle ne se situe ni sur le plan du style, ni sur celui du goat: elle concerne d’abord la conception méme du décor. a) Gore IT. von MEININGEN ET LE REALISME HISTORIQUE En un sens, Georg II. von Meiningen poursuit et amplifie effort de ses prédéces- seurs et de ses contemporains. II reprend leurs procédés et leurs techniques, mais il leur confére une efficacité qu’ils n’avaient encore jamais atteinte. (5) Cette lettre est reproduite par Francisque Sarcey dans Le Temps du 23 juillet 1888, Antoine en a publié le texte dans Mes Souvenirs sur le Thédtre-Libre, Paris, 1921, pp. 108-113. 50 PREMIERES REFORMES : V@UX ET REALISATIONS Son ceuvre est souvent considérée comme synonyme de <« réalisme historique >. Les Meininger ne sont pas les initiateurs d’un mouvement dont témoignent maintes tentatives ou réformes aux dix-huitiéme et dix-neuviéme siécles, réformes auxquelles demeurent liés les noms de Clairon et Favart en France, Kean en Angleterre, Koch 4 Leipzig, Graf von Briihl a Berlin. Alors que triomphe en Allemagne la peinture histo- rique de Karl von Piloty et de Makart, les Meininger font du réalisme historique un but et un moyen, le poussant a un degré inconnu de leurs prédécesseurs. La préparation de chaque décor, Pesquisse du moindre accessoire nécessitent des recherches extrémement poussées. Briickner réalise les décors de Jules César d’aprés les documents fournis par ‘Visconti, conservateur des monuments antiques et directeur des recherches archéolo- giques 4 Rome. Plus de ces erreurs archéologiques habituelles 4 la plupart des décora- teurs de l’époque. Le détail d’un costume, le pli d’une étoffe, la forme d’une coiffure, la composition d’une armure sont étudiés avec le plus grand soin. On ne se contente pas de la vérité, on souhaite l’authenticité. A une époque oii Ia science du costume his- torique est encore peu développée, les Meininger sont les prédécesseurs des Hottenroth et Racinet qui dresseront leurs répertoires et histoires des costumes. On observe le port d'un habit, on retrouve les attitudes de ceux qui s’en vétaient, leurs mouvements, et le duc de Meiningen interdit aux actrices crinolines et dessous qui risqueraient de modifier la forme des costumes et nuiraient 4 la reproduction de la vérité. Avant la représentation Tacteur et l’habilleuse trouvent un dessin trés précis du costume qui doit éviter toute contestation entre I’un et l'autre sur la maniére de I’agencer et de le porter. Ce souci d’authenticité se refléte également dans le choix des matiéres, la fabrication des meubles et accessoires. On refuse les habituelles étoffes de thédtre : le duc fait venir de Lyon et de Génes les plus belles soies et les plus riches brocarts, il fait faire des étoffes 4 l'image des tissus anciens pour le revétement des meubles. A Sonfieberg on lui fabrique des meubles de style, tandis que les armes lui sont directement expédiées par larmurier Granget de Paris. Ces pratiques prétent quelque peu a sourire aujourd’hui : le réalisme des détails nous parait superflu et dangereux, mais 4 l’époque il représente un effort certain vers la vérité et le refus des traditions routiniéres, L’apport essentiel des Meininger n’est pas dans ce souci d’exactitude historique qui s'inscrit dans le cadre d’un mouvement général. Il n’est pas davantage dans l’adoption de procédés techniques que nous avons déja mentionnés, méme si la troupe développe leur utilisation. Décors fermés a plafonds, décors d’extérieurs sans bande d’air combinant adroitement perspectives panoramiques et principales 4 motifs sylvestres ou architectu- rattx, de tels procédés ne sont pas nouveaux. Le seul mérite du duc de Meiningen est dayoir compris leur nécessité dans une perspective illusionniste et d’avoir généralisé leur emploi. b) UNe Nouverte concertion pu Décor Rares sont les historiens du décor de théatre qui ont su dépasser laspect superficiel des représentations de Meiningen, et découvrir l’apport capital que représentent les prin- L'APPORT DES MEININGER 51 cipes du duc. Le décorateur, metteur en scéne et historien de théatre américain Lee Simonson en a pleinement compris la signification et la portée, et les chapitres qu’il consacre aux Meininger dans The Stage is Set et The Art of Scenic Design (6) constituent probablement la meilleure introduction & leur ceuvre. Si l’apport est essentiel, c’est qu'il touche a la fonction du décor dans l'ensemble du spectacle, au rapport entre le décor et Yacteur et & Yorganisation de lespace scénique. Georg II. von Meiningen avait été l’éléve du peintre Kaulbach. Meilleur dessinateur que peintre (c'est Iui qui ’affirme (7), il nous a laissé un nombre considérable d’esquisses qui servaient a Ia préparation des spectacles, et d’aprés lesquelles Briickner réalisait les décors (8). Ce sont des croquis de travail (Fig. 14-17, 19-22), qui nous permettent de suivre la réalisation d’un spectacle et de comprendre la démarche intellectuelle et artis- tique du duc. La plupart de ces dessins ne représentent pas uniquement le décor, mais Yensemble de l'image scénique, personnages, groupes d’acteurs, éléments scéniques saisis dans leur intégralité et leurs liaisons, qu’il s’agisse du cinqui&me acte de La Conjuration de Fiesque (1874) (Fig. 14), de la scéne du meurtre de Gessler dans Guillaume Tell (1875-76) (Fig. 15), du deuxiéme acte de Marie Stuart (1884) (Fig. 19), ou du champ de bataille de La Pucelle d’Orléans (1887) (Fig. 20), le duc ne reproduit pas des tableaux vivants, il saisit l'acteur en mouvement, il esquisse ce qu’on appelle aujourd'hui des « arrangements » (9) scéniques. Décors et personnages sont figurés 4 un moment précis de I’action, en un instantané riche de virtualités. Le décor n’est ni une réalité autonome, ni un fond indépendant. Il s’intégre 4 un ensemble visuel nécessaire 4 l'interprétation, 4 la transposition théatrale d’un texte. II ne prend sa valeur que pour autant qu’il aide P'ac- teur, accroit la puissance de I’action dramatique, clarifie les situations et les mouvements. La notion d’unité de l'image scénique apparait ici pour la premiére fois au dix-neu- viéme siécle. Le décor n’est plus un simple cadre, le témoin de laction.* Chaque élément est un facteur (’interprétation. Ft si le duc étudie la forme d’un siége, la décoration d’un parement, s'il se soucie du moindre détail, cette préoccupation ne témoigne pas unique- ment d’un désir de réalisme historique : pour que soit assurée l’unité de l'image scénique, il faut qu’aucun facteur ne la trouble, que tout s’y intégre et participe 4 l’interprétation de Veeuvre. Comme le souligne Lee Simonson, ce n’est pas par hasard que, dans la repré- (© Lee Simonson, The Stage is Set, New York, 1932, pp. 272-306 ; The Art of Scenic Design (A. pictorial analysis of stage-setting and its relation to theatrical production), New York, 1950, pp. 31-34, (7) Dans sa Geschichte der Meininger (Stuttgart, Berlin et Leipzig, 1926), p. 33, ouvrage le plus complet sur histoire des Meininger, Max Grube rapporte ‘que le duc déclarait: (16). Il suffit de se rappeler la déclaration de Rubé sur les praticables pour comprendre la distance qui sépare les conceptions d’un décorateur traditionnel de celles de Georg IT. von Meiningen. Les procédés ne sont pas toujours nouveaux, mais Vemploi qu’en font les Meininger et les principes sur lesquels ils se fondent en constituent toute Voriginalité. Autre aspect particuligrement fmportant de leur ceuvre. Claretie se plaignait de Ia prépondérance de I'élément visuel dans leurs réalisations, mais Stanislavski déclarait : (.) il est injuste d’affirmer que tout chez eux était extérieur, que tout se basait sur (12) Cité par Max Grube dans Geschichte der Meininger, op. (13) Ibidem, p. 52. (14) Ibidem, p. 53. (15) Ibidem, p. 55. Le duc de Meiningen condamne aussi bien le parallélisme des lances portées par Jes guerriers que les alignements paralléles d’acteurs et toute forme de parallélisme a la rampe dans le ‘groupement des personages et leur déplacement. (16) Ibidem, p. 56. pp. 51-52. 54 PREMIERES REFORMES : VEUX ET REALISATIONS la décoration et les accessoires » (17). Que les Meininger aient commis des excés dans la richesse de leur matériel scénique et leur volonté de fidélité 4 l'histoire, cela n'est pas douteux, et Ostrovski, qui leur reproche l'utilisation dans Jules César de la réplique parfaite d’une statue de Pompée et de copies méticuleuses de gobelets 4 vin romains, n'a pas tort de noter qu’au théatre « une absolue fidélité est en réalité de la pédanterie » (18). Mais nous touchons 1a a la justification ou 4 la condamnation du réalisme historique intégral, question que nous avons déja abordée et sur laquelle nous aurons T’occasion de revenir. Répondant a ces critiques, Chronegk s’exclamait : « Je leur ai apporté Shakespeare et Schiller et ils n'ont eu d’yeux que pour les meubles. Quel goiit bizarre a ce public ! » (19). Georg IT. von Meiningen ne cherchait pas A séduire d’abord le spec- tateur par les prestiges des décorations: « Tout ceci (...) n’est certainement pas le but de mon effort », écrivait-il dans une lettre du 25 octobre 1879, « quoiqu’il ne me soit pas indifférent de savoir dans quelle enveloppe on présente un fruit d’or (...). Je puis assurer que, pour moi, la peinture, la réalisation scénique ne sont pas, face & lceuvre poétique, 1’élément essentiel, et qu’au contraire toute tendance 4 se concentrer sur Yaspect extérieur trouverait en moi le plus décidé des adversaires. La décoration n’est jamais pour moi un but en soi, elle est toujours au service du poate > (20). Soumission du décor 4 V’action dramatique, subordination 4 I’ceuvre poétique, voila deux principes essentiels dont nous n’avions trouvé jusqu’ici ni la réalisation, ni méme V’énoncé. Que les Meininger les appliquent selon une esthétique qui leur est propre et nous choquerait aujourd’hui n’éte rien 4 leur valeur. 3° Influence des Meininger Si nous tentons maintenant de situer l’apport des Meininger dans 1’évolution du décor de théatre, de déterminer leur influence, il apparait que cet apport et cette influence se situent sur des plans divers et parfois contradictoires. D’un cété par leur souci de fidélité historique, et leur volonté illusionniste, les Meininger se relient directement A la tradition de la décoration théatrale au dix-neu- viéme siécle a laquelle ils apportent des perfectionnements techniques indiscutables (21) (17) Stanilavski, Ma Vie dans Part, p. 91. : (48) Ostrovski nen admire pas moins, Iai aussi, Part avec lequel les Meininger animent les foules, et leur science des effets lumineux naturalistes (nuages, pluie, éclairs, clair de lune). Il nous a laissé ses impressions dans son journal, a la date du 5 avril 1885. David Magarshack en cite des extraits dans son livre, Stanislavsky, a life, Londres, 1950. Nous lui empruntons la présente citation, p. 42. ‘Q9) Cité par Stanilavski dans Ma Vie dans Part, p. 91. (20) Lettre citée par Max Grube, Geschichte der Meininger, op. cit, p. 64, et Emil Pirchan, Zweitausend Jahre Bithnenbild (Vienne, 1949), p. 90. Les extraits cités par Grube et Pirchan ne sont pas les mémes; notre Citation comprend des éléments pris aux deux textes. Ql) Parmi ces perfectionnements techniques, citons T'utilisation méthodique, raisonnée, de V'éclairage @lectrique, son emploi a des fins naturalistes (imitation des phénoménes naturels : l'orage dans Jules César RICHARD WAGNER ET LE GESAMTKUNSTWERK 55 et qu’ils enrichissent d’un travail d’ensemble. Par leurs principes, ils annoncent certaines réalisations d’Antoine et de Stanislavski sur lesquels ils exercérent une influence déter- minante. Mais, poussant jusqu’aux limites du possible réalisme historique et trompe-l'ceil, ils rendent plus évidente lopposition entre réel et vrai théatral, et suscitent la réaction violente de ceux pour qui l'emploi réaliste des moyens représentatifs sera toujours une atteinte a I'essence méme de I’art. Mais leur ceuvre dépasse ce cadre. Ils énoncent des principes (subordination du décor 8 Y’action et au poéme dramatique, rapport dynamique de l’acteur et du décor, pri- mauté du mouvement, nécessaire unité de Timage scénique), qui trouvent une réso- nance particuliére chez certains contemporains comme Wagner, et qu’Appia et Reinhardt reprendront plus tard en les synthétisant au service de conceptions esthétiques diffé- rentes de la leur. Leurs réalisations démontrent également T’efficacité du travail d’en- semble dirigé par le régisseur-metteur en scene. Qu’a la suite de leurs expériences, le metteur en scéne risque d’imposer sa dictature, cela n’est pas douteux. Que se soit formée, selon les termes de Stanislavski, une génération de régisseurs despotes qui, «ne pos- sédant point le talent de Chronegk ni du duc de Meiningen (...), devinrent de simples décorateurs, transformant les acteurs en accessoires, en porte-costumes, qu’ils faisaient manceuvrer comme des bouts de bois parmi les décors » (22), l'histoire du théatre le prouve. Mais, en projetant Iui-méme les esquisses de décors, le duc de Meiningen démontre la nécessité de l'unité dans la conception scénique. Il précéde Craig, il annonce Reinhardt. Pour eux comme pour Iui, un spectacle sera un tout organique dont la réussite implique la cohésion de ses éléments et leur ordonnance musicale: jeu, gestes, voix, décors se fondront en une union intime. L’ceuvre du duc de Meiningen reléve d’un théatre illusionniste, mais, par ses principes, elle en favorise le dépassement. B) RICHARD WAGNER ET LE GESAMTKUNSTWERK Crest également d’Allemagne que nous vient en plein dix-neuviéme siécle l'une des plus importantes tentatives de réforme scénique. Mais alors que les techniques proposées par les Meininger, les principes qu’ils appliquaient dans leurs réalisations concernent de Shakespeare) ou dramatiques (rayon de soleil couchant éclairant brusquement Ia téte d'un vieillard mort, effet cité par Antoine). Dans sa lettre A Francisque Sarcey Antoine note: . 1° L’énoncé Mune théorie : le Gesamtkunstwerk. On sait que Wagner n’était pas seulement le compositeur de drames musicaux, mais quiil fut aussi Pauteur de lepr livret, qu’il participa directement a leur mise en scéne, et que, sans aller jusqu’A concevoir les décors, comme le fit Georg II. von Meiningen, il donnait des indications précises, esquissait des croquis d’ensemble, fournissant aux déco- rateurs des points de repére utiles (24), et contrdlait Iui-méme leur travail. Innovation (23) L'Euvre dart de Vavenir (1850) et Opéra et Drame (1851) sont les deux principaux écrits théo- rigues de Richard Wagner. On en trouvera la traduction francaise dans les Guvres en prose de Richard Wagner publiées par Delagrave (Paris), traduction de JG. Prodhomme et Dr. Phil. F. Holl. Leur connais- sance est indispensable 4 une véritable compréhension de 'ceuvre wagnérienne. (24) La Collection Burrell (Curtis Institute of Music, Philadelphia, U.S. A.) posséde un certain nombre de croquis au crayon de Richard Wagner. Le programme de Lohengrin (Bayreuther Festspiele, 1958, pp. 43- 44-45) reproduit trois de ces dessins originaux destinés a la création de Lohengrin & Weimar. Wagner est RICHARD WAGNER ET LE GESAMTKUNSTWERK 57 capitale que cette mainmise totale d’un homme sur le spectacle lyrique, de sa conception 4 sa réalisation scénique. La représentation des drames wagnériens pose au metteur en scéne et au décorateur des problémes complexes. Aprés Rienzi, Wagner rompt avec les données de l'opéra romantique, les fresques pseudo-historiques & Ja Meyerbeer. Il emprunte ses themes aux lointaines légendes et a la mythologie germanique, ne revenant 4 I’histoire médiévale que pour Les Maitres chanteurs. Les sujets de ses drames, leur action transposent dra- matiquement une certaine conception du monde. Symbolisme métaphysique et mystique, le théatre wagnérien se situe au dela de I’histoire, il s’adresse a l'homme et lui présente Vimage de sa nature, de son drame et de son destin. Au dela des contingences maté- rielles, il Iui offre son épopée spirituelle, Univers spirituel, monde légendaire et fantastique aussi. Ce monde que dominent les grands thémes de I'amour, de la mort et de la rédemption n’en posséde pas moins une réalité physique qui parait impliquer la réalisation de décors grandioses et d'effets scéniques spectaculaires, reflet de cet univers de légendes oit féérie et drame ne font qu'un, Voici tour a tour le fond du Rhin, la transformation d’Alberic en serpent, le feu jaillissant de la pierre frappée par Wotan, I’arc-en-ciel oii cheminent les dieux qui vont entrer au Walhalla, la chevauchée des Walkyries, le débordement du Rhin, et l’incendie du Walhalla au final du Crépuscule des Diewx. Visions gigantesques oi le wagnérien Alfred Ernst découvre l’imagination d’un « vrai poéte en fait de décoration et d’harmonie scénique » (25), tandis que Tolstoi y décéle la manifestation d’un art décadent destiné a Vamusement des classes riches: «J’ai pris cette ceuvre comme type, parce que dans aucune des contrefacons d’art qui me sont connues, on ne trotve réunis, avec une pareille maitrise et une égale force, tous les moyens qui servent A falsifier I'arf, je veux dire Vemprunt, la parure, V’effet, Vattrait » (26), et il ajoute: « (...) truquage poétique, beauté, effet et intérét, tous ces procédés portés a la perfection dans les ceuvres de Wagner, saisissent le spectateur et ’hypnotisent : il est au point ott en serait un homme qui écou- terait pendant plusieurs heures le réve délirant d’un fou, proféré avec une supréme habileté oratoire » (27). Quel que soit le jugement qu’on porte sur I’ceuvre de Wagner, elle impose cette double réalité: une aventure spirituelle et métaphysique qui se joue dans un monde idéal, un spectacle auquel participent les effets scéniques les plus divers qui le rattacheraient au domaine de‘la féérie. Pour comprendre exactement l'idéal de Wagner, il faut se référer aux textes théo- riques qu’il écrivit en 1850 et 1851, dans lesquels il précise sa conception de « l'aeuvre dart de Vavenir ». Cette conception est toute entiére contenue dans la notion de Gesamt- tun dessinateur peu habile, mais ses croquis sont des instruments de travail, il y indique les dispositions générales des scénes, et les principaux motifs qui doivent étre représentés. 25) Alfred Emnst, Richard Wagner ef le drame contemporain, Paris, 1887, p. 61. (26) Léon Tolstoi, Ou’est-ce que Vari ?, Paris, 1898, p. 229. Q1) Léon Tolstoi, ibidem, p. 231. 58 PREMIERES REFORMES: V@UX ET REALISATIONS kuntswerk, que nous ne traduirons pas par « synthése des arts », mais par l'expression moins flatteuse et plus juste « ceuvre d’art commune ». Le théatre de l'avenir ne sera ni un genre musical, ni un genre littéraire, Wagner préne I’union des arts agissant commu- nément sur un public commun: trinité de la poésie, de la musique et de la mimique, & laquelle s'ajoutent architecture et peinture. De leur union et non pas de leur fusion (terme impropre utilisé par Camille Mauclair) (28) doit naitre le drame de demain: « L’cuvre d’art commune supréme, écrit Wagner, est le drame ; étant donné sa perfec- tion possible, elle ne peut exister que si tous les arts sont contenus en elle dans leur plus grande perfection » (29). Ces principes ne sont pas entiérement nouveaux. Herder songeait 4 une ceuvre «oii la poésie, I'action et la décoration ne feraient qu'un > (30). Dans ses Entretiens avec Eckermann, Goethe déclarait en mars 1825: « Au théatre, il y a la poésie, la peinture, le chant, la musique, le jeu des acteurs et bien d'autres choses encore. Si tous ces arts et toutes ces séductions de la jeunesse et de la beauté agissent d'un commun accord dans la méme soirée, et surtout 4 un haut degré, il en résulte une féte comparable 4 aucune autre » (31). Chez Novalis, Schelling, Tieck ou Hoffmann, on retrouve ce souci de rapprocher les arts et de leur donner la possibilité d’une action commune. Wagner s‘inscrit donc dans la ligne de pensée d’un romantisme typiquement allemand. Mais alors que ses prédécesseurs s’en tenaient 4 des vceux assez vagues, il construit toute sa théorie du drame de l'avenir autour du Gesamtkunstwerk. Comme I’a souligné Stewart Chamberlain, il ne songe pas 4 porter atteinte aux divers arts, 4 les priver de leur existence individuelle au profit de leur union dans le drame (32). Il ne préne pas davantage un quelconque « mélange des arts ». Le drame sera un art homo- gene, tous les arts y participant devront concourir a la réalisation d’un but commun : présenter 4 l'homme I’image du monde. En s’unissant ils se libéreront des entraves nées de leur isolement pour atteindre leur plein épanouissement. « Quels seront dans ce cadre le réle de l'architecture et celui de la peinture ? A la pre- miére Wagner demande Vordonnance d'une salle et d’une scéne, qui rende ¢ intelligible Voeuvre d’art aux points de vue optique et acoutisque > (33). De ces principes généraux découleront les structures du Festspielhaus de Bayreuth congu par O. Briickwald. La seéne doit offrir 4 Yhomme l'image de la vie humaine, mais, pour rendre cette image parfaitement intelligible, il Iui faut également présenter (34) qui en est inséparable. C’est 14 qu’apparait Ie réle de la peinture, et plus exactement de la « peinture de paysage ». Lorsquil parle de oeuvre d'art de Vavenir, Richard Wagner ne prononce pas le mot « décor » qui n’aurait pas sa place dans le Gesamtkunstwerk. C’est la peinture en tant qu’art autonome qui, s’unissant aux autres arts, doit leur fournir l’expression plastique qui leur manque, le fond de nature vivante dont ils ont besoin, Elle est la «conclusion ultime et parfaite » (35) de tous les arts plastiques, elle « deviendra ame vraie et vivifiante de architecture » (36), elle « repré- sentera elle-méme, d’une maniére vivante, 'arriére-plan de nature pour Vhomme vivant, et non pas contrefait » (37). Grace au peintre de paysage, la scéne « deviendra la vérité artistique tout entire » (38). Mais Wagner ne peut s'empécher de concevoir l'art pictural d'un point de vue totalement illusionniste, et c’est sous cet angle qu’il juge indispensable sa participation 4 'ceuyre commune, « Ce que [le peintre] ne pouvait qu’ébaucher par le pinceau, dans le mélange de couleurs le plus compliqué, pour faire illusion, il I’y rendra tangible par un judicieux emploi artistique de tous les procédés de Yoptique dont il puisse disposer, par l'emploi artistique de la lumiére, pour produire une sensation parfaite illusion » (39). Voeu grandiose : la peinture s’animera, elle échappera au cadre rigide, étriqué du tableau. Elle ne sera plus condamnée au « mur isolé de P’égoiste » (40) ou au « (63), mais il note que les « floraisons difformes et invraisemblables » du tableau des Filles- Fleurs (Fig. 28) « font plutdt penser & certaines tentures des chambres d’hétel dans (60) Parsifal, mise en scine de Richard Wagner, Bayreuth, 1882, Maquette de Max Brickner conser- vée au Musée du Théatre & Munich, osc) proms Horomice, La Thikire Optra. Aisle, .réalsatioes Stnloues, que sont pour lui les drames wagnériens, écrit: «Je leur voudrais pour cadre des temples, pour décors lhorizon illimité de notre pensée, et pour acteurs nos réves > (72). Terrible impuissance de la réalisation scénique. Nous assistons done a une véritable remise en cause des principes du Gesamtkunstwerk. Dans de telles circonstances on peut se demander si Wagner estimait que les réali- sations de son époque correspondaient & son idéal. Il est facile de constater qu'il en était le premier et principal ordonnateur, mais il est plus difficile de tirer une opinion précise de ses jugements. Dans ses écrits théoriques il ne se révolte jamais contre les techniques (64) Ibidem, p. 532. (65) Alfred Ernst, op. cit, note, p. 61. (66) Ibidem. (67) Emile de Saint-Auban, Un Pélerinage a Bayreuth, deuxitme édition, Paris, 1892, pp. 127-128. (68) Ibidem, p. 129. (69) Ibidem, p. 129. (10) Ibidem, pp. 129-130. ° (11) Cf. Camille Mauclair, Idées vivantes, op. cit., pp. 213-215. (72) Romain Rolland, Musiciens daujourd’hui, Paris, 1909, p. 73. RICHARD WAGNER ET LE GESAMTKUNSTWERK 65 thédtrales de son temps (73), il exprime au contraire sa pleine confiance dans la science naturelle moderne, la peinture de paysage, les moyens de l’optique, l'utilisation de la Iu- miére. Paul von Joukovsky était son ami, et Wagner applaudit aux esquisses du Ring qu’Hoffmann lui présenta le 28 Novembre 1873. Mais certains témoignages prouvent qu'il n'appréciait pas autant qu’on Ie prétend le décor de ses contemporains. A propos de Tristan il note dans une lettre 4 Edouard Devrient (1859): « Si I’on tire le rideau 4 Parriére, le regard longe seulement le corps du bateau, et des voiles on apercoit att maximum les perches et le bas des cordages. Cela suffit a mon effet scénique. Je n'ai recherché aucun autre effet décoratif » (74). Malwida von Meysenburg raconte a Ro- main Rolland que, lors du Festival de 1876, « tandis qu’elle suivait attentivement dans sa lorgnette une scéne du Ring, deux mains s’appuyérent sur ses yeux et la voix de Wagner lui dit impatientée : «Ne regardez pas tant! Ecoutez !» (75). Premiers indices que confirment deux textes plus catégoriques encore. Le 17 Mai 1881, Wagner écrit 4 Louis II de Baviére: « Chacun se sent plus savant que moi, surtout en ma- tiére de beau ; que moi qui justement veux une certaine chose, une certaine efficacité poétique, et non pas un bariolage pompeux d’opéra et de théatre. Et l'on me donne des décors congus comme sils devaient étre 1 pour eux-mémes, pour étre admirés par exemple comme un panorama: alors que je leur demande simplement de former en silence le fond, ou I'ambiance d’une situation dramatique, de la rendre possible, d’y préter la main» (76). Une telle lettre prouve que les paroles de Wagner si souvent citées, et que mentionne Cosima Wagner dans son journal, n’étaient pas une simple boutade : « Ah, j'ai horreur de ces costumes et de ces fards. Quand je pense que des figures comme celle de Kundry seront attifées comme au carnaval, je songe aux <« fétes artistes » et a leurs malpropretés. J’ai créé Vorchestre invisible, si je pouvais mainte- nant inventer le théatre invisible ! > (77). . Il semble donc que Wagner ait eu pleinement conscience de limpossibilité de réaliser Je Gesamtkunstwerk. Ne parlera-t-il pas a la fin de sa vie du « malheureux Gesamtkunst- werk »(78). Les idées qu'il exprime dans L’Guore dart de Vavenir apparaissent comme la théorie idéale qui bute contre les techniques théatrales du temps, l'imagination des contemporains et sa propre imagination visuelle. Baudelaire ne s'y trompait pas qui déclarait; « Aucun musicien n'excelle comme Wagner peindre espace et la profon- deur matériels et spirituels » (79). Mais Wagner, dont la révolution musicale demeure (13) CE. Bronislaw Horowicz, op. cit, p. 164-165. (74) Edouard Devrient était ‘alors le’ directeur du Théatre de 1a Cour de Karlsruhe od était prévue la gration de Trista. Lettre ctée par Ottmar Schuberth dans Das Buhmenbld. Geschichte, Gestalt, Technik, op. cit, p. 87. (73) Romain Rolland, Musiciens d’aujourd’hui, op. cit. p. 73. (76) Cité par Wieland Wagner dans son étude «Tradition et re-création » in Actualité de Wagner, Pp. 16. i) Ibidem, p. 18. (78) Cité par Wieland Wagner dans son article «Richard Wagners Buhnenwerke heute » (Universitas, Stuttgart, aodt 1959, p. 796). (79) Charles Baudelaire, «Richard Wagner > in Revue Européenne, 1°* avril 1861, p. 465. op. 66 PREMIRRES REFORMES: VO@EUX ET REALISATIONS fondamentale, lui qui sut évoquer un monde mythique, et concevoir ’édifice a la me- sure de cet univers, ne réussit pas 4 en créer le cadre visuel, ou plutét le cadre visuel qu'il imaginait le révéle prisonnier de la peinture contemporaine, des modes de repré- sentation et des techniques décoratives. Comme Appia le soulignera plus tard, il place son ceuvre « dans le cadre traditionnel de son époque ; et si tout dans la salle de Bay- reuth exprime son génie, au dela de la rampe, tout y contredit » (80). Et enfin, on ne le souligne pas assez, Wagner, s'il est prisonnier des modes de repré- sentation de son époque, ne l’est pas moins des techniques scéniques : toile peinte, et sur- tout éclairage, dont Ia faiblesse confére au décor une obscure magie, mais s’oppose toute utilisation dramatique de la lumiére. Que ce soit chez Appia ou chez Wieland Wagner, élément moteur de la rénovation des mises en scénes wagnériennes sera la lumiére, mais la Iumiére électrique du projecteur. Or, méme pour Parsifal (Fig. 25-28) en 1882, Wagner ne dispose encore que du gaz d’éclairage. 4° Linfluence de Richard Wagner On pourrait croire qu’étant donné I’écart entre l’idéal wagnérien et sa réalisation, Wagner ne pouvait pas exercer une influence décisive sur le décor et son évolution. C’est 1a une vue superficielle. Par les théories qu’il affichait, il mettait en cause la conception traditionnelle du théatre et de la liaison des moyens scéniques. Par les spectacles qu'il présentait il offrait une certaine figuration de I'univers théatral. Face aux unes et aux autres les réactions furent extrémement diverses, souvent opposées. La premiére constatation qui s'impose concerne uniquement les drames wagnériens. Le prestige de Bayreuth, la dévote fidélité de Cosima au style des spectacles de son époux provoquent Vinstitution d’une prétendue tradition wagnérienne. Aprés la mort du maitre, pendant quarante ans, les spectacles s’encadrent des mémes décors pompeux, anecdotiques, et illusionnistes. Fidélité aux moindres indications scéniques. Cosima fait preuve de la plus totale incompréhension a Pégard d’Adolphe Appia et de ses pro- positions pour une réforme de la mise en scéne wagnérienne. L’accord est presque gé- néral. Les capitales copient Bayreuth. D’un autre cété le réalisme extérieur des spectacles wagnériens, la complication des effets scéniques nécessitent une mécanisation des structures scéniques et la recherche de techniques nouvelles. Influence qui va dans le méme sens que celle des Meininger. A vrai dire si Wagner a eu une influence profonde sur I’évolution du décor de théAtre, il faut en chercher les causes dans Ia conception méme du Gesamtkunstwerk, (80) A. Appia, ayant pour but Pinstauration d'un «théatre total » out d'un théatre prétendu abstrait (principes scéniques de Wassily Kan- dinsky, mouvement du Bauhaus, théorie du « théatre jusqu’au bout », du « théatre total » de J.-L. Barrault, du « théatre kaleidoscopique » de Jacques Polieri) se rattachent plus ou moins directement au principe du Gesamtkunstwerk. ia Mais il nous semble que I’influence de Richard Wagner est plus importante encore dans la mesure oit certains rénovateurs du début du siécle ont repensé la notion d’ceuvre dart commune, I’ont confrontée A Ja réalité scénique et ont tiré de cette confrontation la lecon qui leur parut nécessaire : Y'union des arts est irréalisable, mais le théatre implique l’union des moyens d’expression artistique. Synthése hiérarchisée prénée par Adolphe Appia, dont les conceptions s’inspirent d’une réflexion approfondie sur l’ceuvre wagnérienne. Idéal assez identique, bien que ne procédant pas directement de Wagner, chez Gordon Craig. Union des moyens d’expression scénique réalisée par Reinhardt, concue par les expressionnistes allemands comme le facteur essentiel d’une révélation de la vie intérieure. Aussi paradoxal que cela puisse paraitre, certains principes de Brecht ne sont pas sans rappeler des idées essentielles de Richard Wagner. Certes une opposition radicale sépare le thétre mythique wagnérien de la dramaturgie épique de Brecht. Brecht refuse 1’ « ceuvre d’art totale » telle qu’on la congoit habituellement : «Aussi longtemps qu’on verra dans I’ « ceuvre d'art totale > un délayage homogéne éments divers, aussi longtemps que les arts seront , ils ne pourront que (81) Cf. Tolstoi, op. cit, pp. 210-11. 68 PREMIERES REFORMES : V@:UX ET REALISATIONS se retrouver dégradés de la méme maniére, chacun d’eux ne pouvant que donner Ia réplique aux autres. Le spectateur ne reste pas en dehors de ce processus ; lui aussi est ¢intégré > dans l'ensemble et représente un élément passif de oeuvre d'art totale (il la subit), TI faut combattre ce genre d'opération magique, cela va de soi. Et renoncer A tout ce qui se présente comme une tentative d’hypnose, provoque fatalement des ivresses indignes et embrume les esprits » (82). Mais il n’en croit pas moins a la néces- saire union des moyens d’expression scénique mise au service d'un théatre critique : « La fable est expliquée, batie et exposée par le théatre tout entier, par les comédiens, les décorateurs, les maquilleurs, les costumiers, les musiciens et les chorégraphes. Tous mettent Ieur art dans cette entreprise commune, sans abandonner pour autant Jeur indépendance » (83). Deux autres principes nous paraissent particuligrement importants: il est difficile de dire si leur application dans le théAtre du vingtitme siécle est due a 1’influence directe de Wagner. Toujours est-il qu'il les a exprimés, et qu’ils seront repris par tous ceux qui s’efforceront de réaliser une unité maxima de l'image scénique. L’un concerne Ia conception méme du décor, ’autre se rapporte au travail du décorateur. Nous avons déja cité le décor mouvant de Parsifal, réalisé en 1882 par un systéme assez puéril d’enroulement et de déroulement de toiles peintes A des vitesses différentes : on peut critiquer la naiveté du procédé illustratif; il n’en reste pas moins qu'il dénote chez Wagner la volonté d'inclure Ie décor dans le déroulement tempore! du drame, et le refus de le considérer comme une réalité statique, une figuration autonome. Autre point capital: Wagner ne se contente pas de commander un décor au déco- rateur. Il réclame sa < collaboration intelligente » (84) qu’il juge « indispensable > (85). Il estime nécessaire de sa part une ¢ intelligence Iucide et immédiate [des] situations neuves » (86), une < initiative et une décision vraiment artistiques > (87). Un tel désir exprimé en 1852 témoigne d’une conception révolutionnaire qui implique T’union intime du metteur en scéne (Wagner emploie le terme < régisseur » selon Ia tradition allemande) et du décorateur: «Le second souci du régisseur », écrit-il, «sera (...) de s’entendre de la facon la plus précise avec le peintre décorateur. La plupart du temps, celui-ci travaille tout a fait 4 I’écart du directeur de la musique et de la scéne ; on lui donne Ie ¢livret» a regarder, et il n’y remarque que ce qui le concerne en appa- rence, c’est-A-dire les passages entre parenthéses, qui se rapportent 4 son travail. Or, dans le cours de ma communication, je vais montrer combien sa collaboration est indis- pensable aux intentions les plus intimes de I’ceuvre toute entiére, et combien il est (82) Bertolt Brecht, «Remarques sur Vopéra Grandeur et décadence de la ville de Mahagony », in Eerits sur le thédtre, Paris, 1963, p. 41. (83) Bertolt Brecht, «Petit organon pour le théAtre », in Ecrits sur le thédtre, op. cit p. 204. (84) Richard Wagner: ¢ Sur la représentation du Tannhduser. Une communication aux chefs d'orchestre et aux interprétes de cet opéra > (1852), in Euvres en prose, vol. VIL, p. 217. (85) Ibidem. 5 (86) Ibidem. (87) Ibidem, L'ANNONCE DU SYMBOLISME, 69 nécessaire que je demande avec insistance qu'il en prenne a I'avance une connaissance précise (...) » (88) et, parlant de la scéne du « Venusberg » dans Tannhduser, il ajoute: «Cette scéne m’améne a parler tout naturellement du peintre-décorateur : je Ie con- sidére ici comme généralement confondu avec le machiniste. Seules une connaissance complete du sujet poétique tout entier et une entente minutieuse avec le régisseur et aussi avec le chef d’orchestre sur sa réalisation permettront aut peintre-décorateur et au machiniste de disposer la scene comme il convient. Que de fois, au contraire, quand cette entente a fait défaut, n’arrive-t-il pas que l'on défigure absolument intention de Yauteur simplement parce qu’on persiste a utiliser A tout prix Pouvrage du peintre-déco- rateur et du machiniste tel qu’il a été commandé et exécuté sur une connaissance super- ficielle d’un seul des aspects de oeuvre > (89). De tels principes, qui ne sont malheureusement pas toujours respectés, constituent la condition sine qua non de l'unité de l'image scénique. Il appartient & Richard Wagner de les avoir énoncés de facon claire et précise, et peutt-étre est-ce la I’un de ses prin- cipaux apports. On peut contester la valeur du Gesamtkunstwerk, estimer qu’il n’est que la «formule individuelle trouvée par Wagner pour exprimer tne des pensées ty- piques du romantisme allemand » (90), et le moyen de «créer une ceuvre qui donne une vue d’ensemble d’un monde mythique en pieine civilisation technique et rationa- liste » (91). Il n’en reste pas moins que, comme ses contemporains les Meininger, Wagner affirmait la nécessité du spectacle, de la parfaite cohésion de ses éléments, Il serait partial et vain de le juger sur un réalisme de méthode et de vision. La notion unité du tableau scénique n'est pas tributaire d'un style passager. C) L°ANN¢ INCE DU SYMBOLISME Le duc de Meiningen ne proteste pas contre l’excés décoratif. Il réclame la sou- mission du décor A l’ceuvre dramatique et tente de réaliser I’unité illusionniste de V'image scénique. Richard Wagner avoue son insatisfaction devant la pompe de décors qui ne lui semblent pas traduire l’essence de ses drames, mais il ne fait de cette insatis- faction ni un systéme, ni méme un principe. Lun et l'autre concrétisent leurs désirs par la présentation de spectacles. Le mécéne de Thuringe entretient et anime sa propre compagnie. L’auteur du Ring est l'ordonnateur des fétes de Bayreuth. Il est un autre mouvement réformateur dont les buts et la nature sont entigrement différents, Tandis qu’opéra, drame, mélodrame et féerie, se parent d’un luxe croissant (88) Ibidem, p. 181. (89) Ibidem, p. 214. i (90) Wieland Wagner, «Richard Wagners Bihnenwerke heute », article cité, p. 796. (1) Ibidem, 70 PREMIERES REFORMES : VRUX ET REALISATIONS de décors et de costumes, et mettent en jeu les artifices les plus savants de la machinerie, pour le plus grand plaisir d’un public ébloui, un certain nombre d’hommes, que rien ne réunit, sinon une communauté d’idées, s’efforcent de défendre l'art théatral et la poésie dramatique contre les empiétements successifs du spectacle. Ces hommes pren- nent conscience du danger que représentent d’excessifs déploiements scéniques et I'inva- sion des effets spectaculaires. Ils le disent, ils l’écrivent, ils expriment leurs craintes et leurs critiques sans qu’aucun spectacle ne viene concrétiser leurs idées et leurs désirs. Leur révolte est littéraire, mais son accent est souvent étrangement moderne. Mouvement souterrain dont Vexpression est essentiellement francaise. Il appartient a M.-A. Allévy d’avoir souligné Pampleur et Pimportance de ce courant, de ce « Théatre idéal» dans son ouvrage sur La Mise en scéne en France dans la premidre moitié du dix-neuvieme sidcle (92). 1° Un mouvement Il est symptomatique, que, fuyant les procédés scéniques de leur temps, Victor Hugo ait écrit son Thédtre en liberté, tandis que Musset concevait son Spectacle dans un fauteuil, et que George Sand imaginait ses Contes dramatiques. En refusant de songer a une quelconque représentation dramatique, ils repoussaient les moyens d’expres- sion théatrale de leur époque, ils retrouvaient la liberté d’une création poétique, que les excés spectaculaires étouffaient et paralysaient. Prises de position de créateurs atixquelles répondent des critiques virulentes qui jalonnent le dix-neuviéme siécle. Le luxe scénique étouffe I'art théatral véritable, il trompe Je public, il est le signe d'une décadence du théatre. Tels sont les thémes majeurs des critiques qu’expriment des hommes aussi différents que Gcethe, De Bonald, Léon Halévy, Gustave Planche, Jules Janin ou Delacroix. Lorsque ancien théatre de Weimar est détruit par le feu, Goethe s’exclame: « II n’est nul besoin de nombreuses décorations » (93). Simple boutade née des circonstances ? Non pas, car il ajoute : « Les braves gens ne voient pas olt nous conduira immanquable- ment I'excés de splendeur extérieure. L’intérét pour le contenu s’affaiblit, remplacé par Vintérét pour l’aspect extérieur du spectacle » (94). Il annonce qu’une réaction se pro- duira. Il n’y assistera pas, mais elle est inéluctable. Le jour viendra oit décorateurs et machinistes en quéte d’effets toujours nouveaux seront a bout de souffle, ot le public sera ¢ rassasié jusqu’a la nausée » (95). Vision prophétique que confirmera la révolution seénique de la fin du dix-neuviémie siécle et du début du vingtiéme. (62) Ouvrage cité, M.A. Allévy intitule «Le Théatre idéal > le chapitre qu'elle consacre a Tétude de cette tendance. Nous Iui empruntons certaines de nos citations. (03) Cité par Emil Pirchan in+Zweitausend Jahre Biihnen| (04) Ibidem, p. 70. (05) Ibidem. , Vienne,, 1949, p. 69. L'ANNONCE DU SYMBOLISME 7 En 1819 De Bonald se demande dans ses Mélanges si le spectacle ne tuera pas en France Vart du théatre (96). Dans une épitre qu’il Ini adresse en 1828, Léon Halévy accuse le Baron Tay- lor (97) de ravaler la tragédie au rang de « tragediorama > : « En muse du décor travestis Melpoméne, Pour toi la Tragédie est de la mise en scéne ! Tl faudra désormais & toute ceuvre tragique Un site pittoresque, un vallon romantique, Un vieux manoir, un lac, une lune, un tombeau. La toile et le vernis iront seuls a la gloire. Les trappes, les décors, la danse, 'harmonie, Des Corneille futurs soutiendront le génie ! > (98) Pour Gustave Planche, peu importe de réjouir «les yeux des antiquaires » (99). Halte au gaspillage de V’érudition dont le théatre n’a que faire! « Qu’ll s'agisse de Pantiquité ou du moyen Age, de Pogive ou du chapiteau corinthien, la décoration ne sera jamais qu’une partie accessoire de Part dramatique > (100). Jules Janin estime pour sa part que la véritable couleur locale n'est pas dans « les magnificences « exactes » du drame moderne », mais bien davantage dans « quatre vers de Polyeucte » (101). Delacroix s’éléve contre la recherche de Vimitation réaliste & tout’ prix, Vinvasion des objets réels sur Ia scene. Par amour de I'llusion on finit par tuer Illusion. Les «changements perpétuels de décoration » sont le fait d’'un «art (...) perverti plutdt qu’avancé » (102). Toutes les innovations spectaculaires traduisent une indigence d’in- vention. Admirateur de la «convention» shakespearienne qui réclame la complicité (96) Cf. MoA. Allévy, op. cit. pp. 29-30. (87) Le Baron Taylor fut nommé chargé de diriger 1a Comédie-Frangaise, le 9 juillet 1825. Sous son impulsion, la Comédie-Francaise réalisa des mises en sctne somptueuses, of) l'on eirouvait le souci de Ia couleur locale, et le constant désir d’entourer les ceuvres dramatiques d'un cadre, décors et costumes, de la plus grande fidélité historique possible. (98) Le Thédtre Francais, éptire a M. le Baron Taylor, pat Léon Halévy, Paris, 1828. Cité par MA. Allévy, op. cit, p. 165. (09) G. Planche, e Le Théatre en 1853 »,"in Ia Revue des Deux Mondes, octobre-décembre 1853, p. 11. Cité par MA. Allévy, op. cit, p. 165. (100) Ibidem. 1{l0P Fakes Jenin, Histoire de la ttérature dramatique, tome VI, p. 253, cité par MA. Alley, op. cit p. 165, (102) Delacroix a travaillé occasionnellement pour le thédtre. On Tui doit en particulier les, costumes de Bothwell, drame en cing actes, en prose, de M.A. Empis (Théitre Francais, 1824). Les critiques. qu'il formule ici 4 V’égard de la décoration théatrale de'son temps sont extraites de son Journal & la date du 9 avril 1856 (cf. Journal, Plon, Paris, 1893, vol. III, p. 142). 72 PREMIERES REFORMES ; VEUX ET REALISATIONS du spectateur et fait appel a son imagination, Delacroix, dénoncant le théitre de son temps, note qu’ «il est incontestablement plus facile de décrire Textérieur des choses que de suivre délicatement le développement des caractéres et la peinture du cceur > (103). Comme on le voit, ces critiques portent sur des points divers, mais on y retrouve une certaine unité de ton, le sentiment, que les perfectionnements scéniques, loin d’élever Vart du théatre, contribuent a sa dégénérescence, qu'il est nécessaire de rejeter les arti- fices trompeurs de la décoration théatrale ou de limiter ses effets, qu’il faut rendre au théatre sa dignité, A la poésie ses droits et sa liberté. 2° Le cas Banville S'il y a un cas Banville, c'est qu’il est le seul en plein dix-neuviéme siécle & syn- thétiser ces idées éparses, & leur conférer une signification globale, 4 dépasser le stade de Ja critique pour proposer une réforme raisonnée de la représentation théatrale. Certes nous retrouvons, exprimées par lui, des idées voisines de celles d’un Gustave Planche ou d'un Delacroix, et il n’a pas écrit un ouvrage d’ensemble sur l'utilisation des moyens d'expression scénique. Il ne songe pas a édifier un systéme, loin de 1a, mais, en relisant les feuilletons qu’il écrivit dans Le National ou dans Le Dix Décembre, en étudiant Yensemble de ses critiques qu’a réunies Victor Barrucand (104), on s’apercoit que les principes qu’il énonce, les jugements qu’il porte, correspondent 4 une conception géné- rale du théitre et forment une véritable esthétique dramatique. Esthétique cohérente et dont les bases demeurent identiques: il y a peu de différences de ton et de fond entre les critiques rédigées en 1873 ou 1881 et celles écrites en 1849 ‘ou 1850. Théodore de Banville fait figure de précurseur. Non seulement parce que, bien avant la fondation de la Revue Wagnérienne, il souligne Voriginalité des conceptions scéniques de Richard Wagner (105), mais aussi parce que les symbolistes reprendront & leur compte ses idées et ses propositions de réformes scéniques. Banville condamne le luxe faux et étouffant des décorations, il « proteste de toutes (103) Tbidem. (104) Théodore de Banville, Critiques, choix et préface de Victor Barrucand, Paris, Bibliothéque Char- pentier, Fasquelle, 1917, (105) Lors de 1a création & Paris de Rienzi de Richard Wagner (12 avril 1869), Théodore de Banville écrit: «La révolution tentée par Richard Wagner, loin d'étre aussi bizarre qu’on’''a pensé, n'est_méme pas bizarre du tout, Dans Tidée aristocratique italienne, et que nous avons adoptée 'aprés I'ltalie, un opéra est une série d'airs, de duos, de cavatines, entre lesquels un bruit quelconque et absolument’ dénué de caractére permet de causer, de prendre des glaces et de recevoir des visites. Au contraire Wagner démo- crate, homme nouveau, voulant écrire pour tous et pour le peuple, comprend le drame lyrique comme un ensemble harmonieux oi tous les arts, poésie, musique, peinture et’'statuaire, par la disposition des groupes et des décors, font essentiellement partie du drame, concourent 2 dominer, 3 enchainer I'éme du spectateur, de auditeus, et & causer en lui une impression’ durable et profonde» (Théodore de Banville, op. cit, Pp. . L’ANNONCE DU SYMBOLISME 73 [ses] forces contre Yabus du truc, du carton et du papier d’or » (106), qu’on qualifie habituellement d’ « habileté proverbiale » (107). Il s’éléve vigoureusement contre la Co- médie-Frangaise, lorsqu’elle présente Le Testament de César au milieu d’un invraisem- blable fatras de « pourpre en toile peinte, d’amphores en carton et de négres en gants noirs > (108). « Le luxe intolérable d’étoffes, de toiles peintes, de drapeaux, de transpa- rents et de décors plantés » (109) ne peut qu’étouffer I’ceeuvre dramatique. Assez de « dioramas » (110) stupides, de « couchers de soleil » (111) inutiles ! Halte 4 'accumu- ation des accessoires !(112) Assez de décors prétentieux nécessitant de longues mises en place, des levers et baissers de rideau incessants qui rompent I’unité de la piece et distraient le spectateur (113). Le goat des effets spectaculaires est le signe d’une commer- cialisation et d’un avilissement du théatre, la complication des décorations scéniques nuit a la création poétique. Elle satisfait les tendances de la bourgeoisie, mais elle écrase le poéte dramatique (114). D’oit cette conclusion catégorique : « Mais, me dira-t-on, vous faites le procés du décor, du costume, de la mise en scéne ! Appliqués aux ceuvres littéraires, absolument » (115). Si Banville se révolte, c’est au nom de la poésie. Qu’on n’aille pas croire pour au- tant que le théatre soit pour Iui un genre spécifiquement littéraire et qu'il condamne la représentation scénique: « Toute représentation dramatique est une ceuvre qui se fait en commun entre le poéte, le comédien et le public (.,.). En fait de théatre est bon et profitable ce qui améne une communion directe entre le comédien et le spectateur ; mauvais et mortel tout ce qui fait obstacle 4 cette communion » (116). L’abus du décor est un obstacle A la communion dramatique, puisqu’il étouffe la poésie et dte au poste sa liberté d’expression. Il faut respecter la nécessaire hiérarchie. Rien ne doit nuire 4 la poésie qui, d’elle-méme, évoque les plus riches visions: « Ses yeux sont pleins de soleil, et ses lévres ruissellent d’harmonie ; elle sait faire vivre les grands faysages, donner aux cieux leurs saphirs, aux ondes leur transparence, aux foréts leurs murmures, a la (106) Banville, in Le Dix Décembre, 12 novembre 1849. (107) Ibidem. (108) Ibidem. (109) Banville, in Le Dix Décembre, 8 avril 1850. Banville s'en prend directement & Frédérick Lemaitre, responsable de la mise en sctne de Toussaini-Louverture, drame historique en cing actes, en vers, de ‘A. de Lamartine. (110) Ibidem. (U1) Tbidem. (112) Banville, Critiques, op. cit, 7 février 1881, p. 246: « Accessoires. — Les salons de Ja Comédie- Francaise sont si compliqués, avec leurs draperies crues et réelles, si mal accordées A Ia peinture, qu'une fois posés 1a, il faut qu’ils y'restent, et nous sentons trop bien que, dans ses mobiliers et ses bibelots, le drame est irrévocablement captif >. (113) Cf. Banville, Critiques, op. cit, 10 mai 1869, p. 243. Banville cite exemple d'Hamlet défiguré par de tels procédés de mise en. scéne et de décoration. (114) Pour Banville, il est indiscutable que le luxe décoratif est le signe d'un thédtre voué au plaisir des classes bourgeoises. Nous avons déja noté une telle position chez Tolstoi. On Ja retrouvera également chez nombre de metteurs en scene et de décorateurs francais qui, au cours du vingtitme siécle, s’efforceront de créer un théatre populaire (Jacques Copeau, Jean Vilar, etc.). (115) Banville, in Le National, 22. décembre 1873. (116) Banville, in Le National, 28 juillet 1878. 74 PREMIERES REFORMES : V@UX ET REALISATIONS bataille ardente son tumulte et son incendie, sans le secours des clairons et des toiles peintes. C’est elle surtout qui peut dire: moi seule et c'est assez!» (117). Cette pri- mauté de la poésie ou, ¢ si vous voulez que nous parlions d’une maniére plus simple et plus générale, [de] la Parole » (118), est l'un des thémes majeurs de la pensée de Ban- ville, elle conditionne sa conception du décor, elle explique son refus de la ¢ vraie soie » (119), de la « vraie toile d’or » (120), des « bibelots du temps » (121), son idée qu’il est faux et vain de vouloir exprimer la couleur locale «d’une facon matérielle et phy- sique » (122). On concoit alors les raisons profondes de ’admiration de Banville pour Shakespeare. Lui qui refuse la comédie d’intrigue, la comédie réaliste, le drame historique et le mélo- drame (123), découvre en Shakespeare I'incarnation supréme de la poésie dramatique, un créateur qui, en absence de moyens matériels perfectionnés, fut contraint d’évoquer par la parole les temps passés, de retrouver «leur pensée, leur langage et leur ame» (124). En enfermant Shakespeare dans un systéme décoratif compliqué, en V'affublant de dé- cors surchargés, on joue Schiller, on ne joue pas Shakespeare (125). Banville ne songe pas a reconstituer la scéne élisabéthaine, ou a s'inspirer de ses structures, comme le souhaitaient ou le désireront certains de ses prédécesseurs ou de ses contemporains (126). Croyant a la légende des écriteaux shakespeariens, il estime que le drame de Shakespeare n’a nul besoin de la figuration exacte et intégrale des lieux qu'il évoque, d’une accumu- lation d’accessoires tout juste bonne pour les comédies de Scribe (127). Quels sont les principes du décor souhaité par Banville ? Simples et d’autant plus révolutionnaires, ils se résument en quelques formules brillantes énoncées ici et 1a 4 Foccasion de la critique d'une piéce ou d'une féerie. A les lire, on s’éonne parfois qu’elles ne soient pas signées Paul Fort, Jacques Rouché ou Jacques Copeau. (117) Banville, in Le Dix Décembre, 8 avril 1850, déja cité. (118) Banville, in Le National, 22 décembre 1873. (119) Ibidem. (120) Ibidem. (121) Ibidem. (122) Ibidem. (123) Sur le thédtre de Banville, consulter : Max Fuchs, Théodore de Banville (1823-1891), Paris, 1912. Max Fuchs a clairement montré que les feuilletons de critique rédigés par Banville étaient inséparables de ses ceuvres dramatiques et de ses conceptions dramaturgiques, (124) Banville, in Le National, 22 décembre 1873, article cité. (125) Cf. Banville, Critiques, 10 mai 1869, p. 243 (126) Banville ne’ renonce pas la scéne a Titalienne classique, il ne se prononce pas pour une réforme complete du disposiif Scénique. Il soubaite seulement pouvoir respecter la continuité du. drame shakespearien, le rythme de son déroulement, et Iui fournir le cadre simple qu'il nécessite: «Les meubles tués rares et ies décors extrémement peu compliqués, une toile de fond, des coulisses droites et des rises, représentant le plus souvent une suite du rideau d'avant-scene, donnant une indication tres suffisante, sont le vrai bagage qu'il faut & Shakespeare et permettent de ne pas Iui supprimer un seul de ses changements & vue» Banville, Critiques, op. cit, p. 243). (G27) Banville, Critiques, op, city 7 fevrier 1881, p. 246: «Cependant, dit feu Scribe, il faut bien des tapis, des chaises, des canapés, des consoles, des ‘lampes, des coffres, des rideaux, des stores froncés, es pores en peluche, des vitrines, des téte-d-téte, des poufs! — Je n'en vois pas la nécessité, répond cespeare. >. L'ANNONCE DU SYMBOLISME 75 Dés 1849, Banville déclare : « (...) dans tout ce qui n’est pas féerie ou piéce a spec- tacle, pour que l'ensemble d'une représentation reste harmonieux, le décor ne doit Gtre qu’une indication » (128). Vingt-quatre ans plus tard, en 1873, il éclaire sa pen- sée et la complete : il souhaite que cette indication soit « nette, précise, spirituelle et peu appuyée » (129) et que jamais aucune réalité ne brise « brutalement harmonic idéale éveiliée dans esprit du spectateur par le génie du poste » (130). L’esprit de ces notes découle tout naturellement de l’idée, chére 4 Banville, selon laquelle la représentation dramatique doit réaliser entre le poéte, l’acteur et le public la plus intime des communions. Est-il besoin de rappeler que Banville les écrit au moment out les décorateurs rivalisent de savoir archéologique et s’emploient a faire triompher l'art du trompe-l’ceil. Il suffit donc de réaliser d’ « honnétes petits décors, non découpés et sans prati- cables, faits tout bonnement avec une toile de fond et des coulisses » (131). Retour a la simplicité primitive de la scene Titalienne originelle. C’est a ce moment qu’apparait T'un des procédés techniques auxquels Banville tient le plus : le changement a vue. Sim- plicité des décors et changements 4 vue sont liés. Le changement a vue n'est possible que si le décor est concu de facon extrémement simple, en un matériel facile 4 manceuvrer, et, seul, il permet de suivre le rythme de la piéce, de le traduire scéniquement, de retenir Vattention du spectateur et de conserver au drame I'unité de son développement temporel. Souci auquel bien peu étaient sensibles a l’époque de Banville. Ceux qui penseraient que Banville affirme la supériorité du théitre lu sur le théatre représenté se tromperaient lourdement! Il ne songe qu’A garantir I’harmonie du spectacle ou plus précisément l'accord nécessaire entre la piéce et le décor. «Une derniére fois, je le répéte, le succés est a ce prix : que les décors, les cqstumes, la dimen- sion de la scéne s’harmonisent avec le sentiment de la piéce représentée. Toutefois je sttis bien bon de m’amuser & jouer le réle de M. Robert, et ne sais-je pas bien que Mar- tine veut étre battue » (132). Que Banville fasse intervenir la notion de « sentiment de Ia piée » 4 une époque ott on pense avant tout histoire-date, imitation de la nature et reproduction exacte, voila bien une étonnante nouveauté. Mais il y a plus révolutionnaire encore. Banville annonce le principe fondamental de la mise en scéne contemporaine. Ce n’est pas seulement au poéte qu'on doit rendre sa liberté, mais au spectateur, et &°son imagination qu’il faut prendre soin d’ « éveiller ».

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