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América : Cahiers du CRICCAL

Voyage et fondation
Kenneth White

Resumen
" Viaje y fondation ".
La obra del escritor se fundamenta en dos constantes : lo errante y la residencia, ilustradas por dos de sus libros, la primera en
Dérives, la otra en Lettres de Gourgounel, (ver bibliografia de K. White, al final del ensayo). Los términos no se oponen,
componen una dialéctica, viajo para encontrar mi habitat. La geopoética, fruto de mis anos de intelectualidad errante, se define
como conocimiento de la tierra y como espiritu del espacio, ambiciona fundar un mundo. La cultura como edificación de una
vision del mundo se construyo por grandes etapas, su trazado puede recorrerse como la " autopista " del Occidente desde la
era clásica hasta la edad contemporánea, con el cambio notable de la racionalidad y el resurgimiento contemporáneo de lo
poético. Grandes viajeros son los que se salen de esta autopista y fundan otra manera de relación con el mundo, fundan a
veces otro mundo. Varios ejemplos son comentados : la aventura fundacional de Plymouth Plantation (el puritano Bradford,
pasajero del famososo Mayflower en el siglo XVII), la relación del capitan francés Dupaix en Antiquités mexicaines, la
imponente colección de relatos de viajes y de empresas fundacionales del Archivo de Indias de Sevilla. La historia lleva al
escepticismo, al contrario ir errante por el mundo abre a otra forma de pensar. Filósofos, pintores, poetas, en su divagar, han
cambiado la sensibilidad del hombre moderno. La geopoética ha elaborado la compleja percepción que la modernidad tendia a
obstaculizar. Un mundo emerge de la relación entre el espiritu del hombre y la tierra, abre el campo de lo posible.

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White Kenneth. Voyage et fondation. In: América : Cahiers du CRICCAL, n°35, 2006. Voyages et fondations, v1. pp. 29-40;

doi : 10.3406/ameri.2006.1779

http://www.persee.fr/doc/ameri_0982-9237_2006_num_35_1_1779

Document généré le 12/03/2016


Voyage et fondation

Préambule
Si je dis que je suis heureux de participer à ce séminaire, ce n'est pas par
simple complaisance ou politesse. C'est que je m'y sens comme chez moi.
Ces deux termes " voyage " et " fondation " font partie intégrante de mon
vocabulaire (et de ma " vocation " si je puis dire) depuis longtemps. Dans ma
langue natale, qui est ma principale langue d'écriture, pour la notion de
" voyage "J'emploie, avec travels, itinerary et peregrination. Pour ce qui est
de la notion de " fondation ", reviennent fréquemment dans mes textes les
mots found et ground.
Mon travail, et ce qui émerge du travail, l'œuvre, est marqué en effet
par une dialectique entre, d'un côté, l'errance, et, de l'autre, la résidence. Côté
voyage se placent des livres tels que Dérives (où il est question surtout de
l'Europe), La Route bleue (dont le lieu d'exploration est l'Amérique du Nord)
et Le Visage du vent d'est (qui se passe en Asie). Côté résidence, je citerai ces
livres d'installation et d'habitation que sont Lettres de Gourgounel (une
vieille ferme dans la montagne ardéchoise), Les Limbes incandescents (qui
présentent sept chambres dans Paris), et La Maison des marées (une maison
de granit sur la côte bretonne)1.
Il s'agit bien d'une dialectique, et non d'une simple opposition. Si je
voyage, c'est pour mieux habiter quelque part (en y concentrant des éléments
recueillis ici et là) ; si je me concentre quelque part (dans l'étude, la pensée, la
méditation), c'est pour que mes voyages soient autre chose que des
vagabondages.
C'est pour distinguer ce que j'essaie de faire dans le voyage de ce qui
est véhiculé la plupart du temps par la " littérature de voyage " que j'ai senti le
besoin d'inventer un terme : waybook (littéralement " livre de la voie " —
mais sans aucune idée de " voie " pré-établie). Pour indiquer le lien entre les
livres de l'errance, les waybooks, je m'amuse à appeler les livres de résidence,
des staybooks (livres du séjour, de la demeure).
Dans ce que j'ai appelé géopoétique, notion à laquelle je suis arrivé
après de longues années de nomadisme intellectuel à travers les cultures et les
territoires, et à la suite de quelques installations dans des lieux divers, se
trouvent, en latence si je puis dire, les deux thèmes de notre rencontre : voyage
et fondation. Le voyage est présent dans le géo, en tant que connaissance de la
terre, esprit de l'espace. Si, à première vue, la notion de fondement n'est pas
évidente dans le mot " poétique ", je vous invite à méditer la phrase de

1. Bibliographie de Kencth White à la suite de l'article.


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Hôlderlin : " Ce qui demeure, ce sont les poètes qui le fondent. " (Was bleibt,
stiften die Dichter).
Le but de la géopoétique, c'est, en une phrase très chargée, de fonder un
monde.
Avec tout cela, mes cartes sont sur la table. On peut maintenant se
mettre en route. Notre cheminement va être assez complexe, polycentré et
polymorphe.
1.
Je vous propose d'abord une route mentale, celle que j'appelle
l'Autoroute de l'Occident. C'est un schéma historique, que je commenterai
comme il se doit en style rapide, télégraphique. Suivre cette route, d'étape en
étape, constituera ce que j'appelle une culturanalyse. Nous amenant à une
situation limite, dans un contexte extrême, celle-ci nous permettra de savoir,
lucidement, pourquoi la question " voyage et fondation " nous intéresse
profondément et n'est pas seulement un quelconque thème de plus à traiter.
Pour employer maintenant une métaphore géologique, cette culturanalyse
nous permettra de pénétrer à travers les sédimentations culturelles et mentales
qui se sont accumulées en nous au long des étapes et des époques, constituant
" identité " et " être ", jusqu'à un terrain de radicalité qui seul permet, à mon
sens, une fondation authentique de nos jours.
Etape 1 — L 'époque classique
Ici, les deux figures marquantes sont évidemment Platon et Aristote,
qui ont en grande partie créé les catégories de notre pensée ainsi que les
formes de notre langage, de notre logique. Platon est l'inventeur et le porteur
de la métaphysique, basée sur une division entre le sensible et l'intelligible, le
réel et l'idéal : les sens sont trompeurs et la réalité n'est que le reflet obscur de
l'Idée. Le platonisme a apporté une grande force pure à l'esprit. Mais une
critique présente presque dès ses débuts lui a reproché une pureté excessive.
Dans le langage de tous les jours, si l'on dit de quelqu'un qu'il est idéaliste,
c'est élogieux — il s'agit de quelqu'un qui s'intéresse au Bien, au Beau et au
Vrai — mais qui (critique sous-jacente) n'a pas tout à fait les pieds sur terre.
Quand la critique de la métaphysique n'a pas dégénéré en simple rejet, laissant
place soit à un réalisme épais soit à une prolifération de futilités, elle a visé un
rapprochement entre le sensible et l'intelligible, entre le réel et l'idéel. De là,
les notions telles que idéo-réalisme ou surréalisme. Ce sont là des termes
d'école. Je préfère penser, en premier lieu, en termes plus larges : intelligence
sensible, sensibilité intelligente. Il m'est même arrivé d'avancer la notion de
logique erotique. Le but est de sortir d'un contexte marqué par la
dégénérescence du paradigme platonicien : d'un côté, sensiblerie,
sentimentalité, sensationnalisme ; de l'autre, intellectualisme déconnecté,
desséché. Aristote, disciple de Platon, est plus réaliste — il cherche en fait
dans le réel un ordre complexe. C'est en cela qu'il m'intéresse, profondément.
Voyage et fondation 31

Mais la contribution la plus évidente d'Aristote à l'Autoroute de l'Occident a


été la classification, la taxonomie. Tout notre savoir est basé sur une telle
classification. Notre épistémologie est sectionniste. Pour savoir, on divise :
" II n'y a de science que des parties ", dit l'axiome. Pour connaître le corps, on
met un corps mort sur une table, et on coupe. On apprend effectivement
beaucoup de choses : sur le cœur, sur le foie, sur la circulation du sang. Mais
la nature du corps entier resta sans doute inconnue. Et puis, au-delà du " corps
entier ", il y a le corps en mouvement dans un espace. Sur le plan de la vie
quotidienne, personne ne niera les vertus de la classification. Si vous avez
trente volumes dans votre bibliothèque, vous n'avez pas de problème. Si vous
en avez trois cents, sans classification, vous allez perdre beaucoup de temps.
Mais chacun sait que quand on est engagé dans une recherche féconde, on
bouleverse les classifications. D'une manière générale, les catégories s'usent
— le travail dans le réel, l'existence réelle, les déborde.
Je me suis attardé un peu à cette première étape, car elle est, justement,
celle des fondements. Travailler ce champ de façon critique, c'est avoir une
bonne base pour un cheminement clair.
Étape 2 — Le Moyen Age chrétien
Si le paradigme classique était constitué par, d'un côté, l'homme
moyen sensible, et, de l'autre, le philosophe de la lumière situé en dehors de la
caverne, ici le paradigme est " Créateur-créature ", dans un rapport de
verticalité (pensez au clocher gothique). Dieu est à la place de l'Idéal, et le réel
une vallée de larmes. L'accent est mis sur la vie après la mort. Jérusalem est le
centre du monde.
Étape 3 — La Renaissance
Renaissance de quoi ? De l'époque classique, bien sûr (Platon et
Aristote), mais souvent de manière très confuse. Irruption dans la littérature de
la mythologie gréco-latine. Encombrement métaphorique, mais pourtant,
sentiment de la nature : naïades de l'eau, dryades de la forêt. Débuts de la
science. Découverte du monde, mais sans ouverture de soi. D'où imposition
sur le nouveau réel de langage importé : l'île qui, en langue indigène s'appelle
" L'île des rochers bleus " va devenir " Sainte-Marie " ou " La Reine
Marguerite ".
Étape 4 — La modernité
La modernité est cartésienne. Elle est basée sur la séparation entre le
sujet {res cogitans), et sur un projet : celui de la maîtrise de la nature. Au fur et
à mesure de sa progression, le sujet va devenir de plus en plus subjectif (perdu
dans ses fantasmes), et le monde de plus en plus objectif, vu en termes
purement mécaniques.
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Étape 5 — Le romantisme
Le sujet se sent privé de tout — privé de monde. Tentative de dépasser
les divisions catégorielles : recherches transversales.
Étape 6 — Le Progrès
Hegel fait la somme de la pensée occidentale, et conclut à une Raison
dans l'histoire. Foi dans l'avenir, et progressivisme. À droite, production,
consommation, profit — " le Supermarché du bonheur ". À gauche,
révolution prolétarienne — la lutte finale, les lendemains qui chanteront.
Étape 7 — La contemporanéité
Désenchantement. À l'Est, la lumière de l'étoile rouge s'éteint. À
l'Ouest, le supermarché est de plus en plus gigantesque — mais seuls les plus
naïfs l'associent au bonheur — . Réduction au contemporain : sans recul, sans
repères. Les seules valeurs, celles cotées en bourse. Désarroi profond.
Punkisme aveugle et violent. Pain et cirques — comme lors de la chute de
l'empire romain. Un creux que l'on remplit de riens — bruyamment et en
couleurs. Infantilisme généralisé. Médiocratie, le pire ennemi de la
démocratie : le médiocre élève en puissance, comme seule référence.
Nous pourrions épiloguer longuement sur tout cela. Mais je tiens à
sortir le plus rapidement possible de tout ce qui n'est que discours critique et
commentaire sociologique.
Le dernier discours critique profond, et offrant une proposition
fondamentale, fut celui de Husserl. Je pense à son texte de 1936 : La Crise des
sciences européennes {Die Krisis der europaïschen Wissensharten), qui est en
fait une critique de la raison occidentale. Reprenant le discours cartésien, qui a
pour base le " doute radical ", et qui cherchait un fundamentum inconcussum,
Husserl cherche " un fondement plus profond ".
C'est notre propos. Mais avant de reprendre notre cheminement radical,
je vous propose deux exemples historiques, l'un anglo-saxon, l'autre
espagnol.
Ici, à la différence de mon grand schéma panoramique, je vais entrer
dans les détails. On pourra extrapoler à partir de ces détails : vers d'autres
voyages, d'autres fondations. Elles nous serviront en quelque sorte de leçons.
2.
Sans doute qu'un des textes les plus complets concernant les notions de
" voyage " et de " fondation " est le compte rendu de la Plantation de
Plymouth, Of Plymouth Plantation, rédigé entre 1620 et 1650 par William
Bradford, d'abord fils de fermier dans le Yorkshire, ensuite marchand de tissu,
plus tard gouverneur de la colonie anglaise de la Nouvelle Angleterre, mais
avant tout puritain, " ému par la Parole " {moved by the word) grâce à une
lecture assidue de la Bible à l'âge de douze ans. Être puritain, c'est appartenir
à l'aile gauche du protestantisme, et être protestant, c'est, certes, protester
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contre les abus et les simagrées de la Papauté, mais c'est surtout être pro
Testamento (le testament en question étant la déclaration protestante inspirée
directement par la Bible et le Nouveau Testament). Que l'on n'aille pas
imaginer, dans le cas de Bradford, une espèce ce pasteur borné. C'est un
homme lettré et cultivé qui, après beaucoup de déplacements, finit par
amasser dans sa fondation une bibliothèque de quelque quatre cents volumes,
parmi lesquels le De Orbe Novo de Pierre Martyr d'Anghiera, le De Republica
de Jean Bodin, et The Golden Book of Marcus Aurelius traduit de l'espagnol
d'Antonio de Guevara (Libro llamado Relox de principes o Libro del
emperador Marco Aurelio, 1529).
Persécutés, harassés, conspués, surveillés constamment par ceux
(" apparitors and poursuivants ") qui avaient pour mission de veiller en
Angleterre à la conformité religieuse des citoyens, la première nécessité pour
ces dissidents, ces séparatistes, était de sortir de leur pays d'origine : ce ne
sont pas des patriotes — leur patrie, c'est le Ciel. Il n'était déjà pas facile de
sortir d'Angleterre. Pour partir à l'étranger, il fallait une licence, et un
protestant n'avait aucune chance d'en obtenir une. Passer (" to get passage ")
était donc une affaire clandestine, où l'on dépendait de la complicité de
capitaines de navires pas toujours fiables et souvent peu scrupuleux. Mais
Bradford et ses compagnons finissent par gagner les Pays-Bas, un pays plus
favorable à leur foi, et, après un certain temps passé à Amsterdam, finissent
par s'établir à Leyde.
C'est dans cette ville qu'autour de 1617 se font les préparatifs pour le
grand voyage vers un lieu en dehors de tous les lieux : " le lieu auquel ils
pensaient {the place they had thought on) était un de ces pays vastes et vides
de l'Amérique, qui sont fertiles et propices à l'habitation. " Pourrait-ce être la
Guyane, entre l'Orénoque et l'Amazone ? Mais ce serait trop près des
Espagnols, catholiques et meurtriers. Si certains préféraient éviter les
Espagnols, d'autres craignaient les Indiens, dont les atrocités, bien illustrées
dans les récits de voyages publiés à profusion aux Pays-Bas, faisaient frémir.
On finit par opter pour " la partie septentrionale de la Virginie ".
Il s'agissait de fonder une colonie — mais en dehors des normes — . Il
existait déjà une Virginia Company, basée à Londres, qui distribuait des
portions de terre, offrait les droits de pêche, donnait la permission de faire
commerce avec les Indiens, en garantissant une gestion autonome. Cette
compagnie aurait même vu favorablement l'établissement d'une colonie sur
sa frontière septentrionale, comme bastion contre les Français et les
Hollandais. Mais les pèlerins ne s'y fiaient guère, craignant une mainmise
quelconque. Il leur fallait donc une autonomie, mais en même temps ils
devaient éviter de se trouver seuls et désemparés sur une " fondation
sablonneuse {a sandyfoundation) ". On pouvait faire appel directement au roi,
afin d'obtenir une charte. Toute une législation était en train de se mettre en
place, qui trouva son expression la plus complète dans le texte de la
Commission for Regularizing Plantations du 28 avril 1634, où il était question
34 Kenneth White

de trois éléments : élargissement territorial, propagation de l'évangile,


habilitation à légiférer et à faire des ordonnances. Les pèlerins firent un tel
appel, mais sans succès. De toute façon, une fois encore, ils n'avaient mis que
peu d'espoirs dans une telle charte portant le sceau du roi. Bradford rapporte
ce commentaire, non dénoué d'humour : " Même s'ils avaient eu un sceau
aussi large que le plancher, il n'aurait servi à rien. " II allait falloir se lancer
dans l'inconnu, et vite. L'Espagne et les Pays-Bas avaient signé en 1609 une
trêve de douze ans. Cette trêve prendrait fin en 1621. Les Espagnols seraient
de retour, et peut-être pour de bon. Les puritains craignaient les Espagnols
autant que les Sauvages {The Spaniards might prove as cruel as the Savages
of America).
Après les discussions internes et les tractations politiques vinrent donc
les négociations avec les " aventuriers " {Merchant Adventurers), c'est-à-dire
les capitalistes promoteurs capables de prêter de l'argent, de s'occuper de
l'acquisition de navires et de matériel, et d'accumuler des denrées. Un accord
fut trouvé : après sept ans de plantation, un partage à parts égales (" 50-50 ").
Les " planteurs " comptaient liquider leur dette grâce à la pêche et au
commerce des fourrures {The Indian Trade).
Un petit bateau fut acheté en Hollande, le Speedwell, et, en Angleterre,
on loua le Mayflower, un bâtiment plus gros, qui avait fait le commerce du vin
avec Bordeaux et La Rochelle et qui, en plus de sa taille, avait donc l'avantage
de dégager des odeurs moins nauséabondes que de coutume {a sweet ship). Au
large de Land's End, le Speedwell rebroussa chemin, le capitaine prétendant
que son navire prenait eau de toutes parts. Le Mayflower continua donc tout
seul. Le moral à bord était plutôt bas — mais il y avait toujours l'humour, et,
au-delà de l'humour, la foi. Un passager, malade, comme son voisin, écrit
dans une lettre : " Je ne sais pas qui de nous deux servira le premier de pâture
aux poissons. Mais nous espérons une résurrection glorieuse. "
C'est le 11 novembre (1620), après soixante-cinq jours de mer, que le
Mayflower, avec une centaine de personnes à bord (hommes, femmes,
enfants), arrive au large de Cape Cod (le " cap des Morues ") : dunes désolées,
tempête de neige. La terre promise est " un désert hideux " {a hideous
wilderness). On envoie une chaloupe explorer la côte {They ranged up and
down) à la recherche d'un lieu habitable {a place fitfor situation). C'est un des
moments les plus intenses du récit. Bradford n'est pas un grand écrivain, mais
il a une écriture rapide, claire, précise, marquée par le vocabulaire et le rythme
de cet anglais du XVIIe siècle que je trouve singulièrement attirant, et de temps
en temps il frappe une image forte. Ce qui est le cas, dans cet épisode de la
chaloupe : " II faisait très froid et les embruns de la mer, se posant sur leurs
manteaux, gelèrent aussitôt si fort qu'ils étaient comme vitrifiés {The weather
was very cold and it froze so hard as the spray of the sea lighting on their
coats they were as if they had been glazed). " C'est cette chaloupe avec sa
petite bande d'hommes transis qui trouve le lieu d'habitation, sur le rivage de
la baie du nouveau Plymouth. Le gros de la troupe arrive après, et on fonde la
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colonie (Being the first foundation of their government in this place). Les
conditions de départ sont rudes : " Summer being done, all things stand upon
them with a weatherbeaten face. " Mais petit à petit ils bâtissent, plantent,
entrent en contact avec les Indiens (d'abord les Abenaki de la Kennebec, plus
tard, d'autres tribus parmi lesquelles les Massachusets), établissent un réseau
de lieux de pêche et de postes de traite.
Le deuxième tome du récit de Bradley est le compte rendu, année par
année, de l'expérience de la colonie : relations internes (règlements et
dérèglements, troubles et criminalité), relations externes (avec les Indiens, les
Hollandais et les Français). Je n'entre pas ici dans tous les détails : histoires
d'ivrognerie, de sodomie, d'assassinats ; problèmes d'ordre interculturel,
ethnologique (comment interpréter le geste d'Indiens qui arrivent avec un
faisceau de flèches attaché avec une peau de serpent ?) ; questions de
gouvernance et de politique.
Je vais rapidement à la conclusion. Après trente ans d'efforts, Bradford
dresse un amer constat d'échec. Dans la colonie, la lumière s'est éteinte, et le
luxe s'étale. Le bilan, c'est celui d'une dégradation progressive.
C'est de cette dégradation qu'allaient naître les États-Unis.

3.
Mon deuxième exemple concret se situe dans le contexte de la
civilisation espagnole.
Vous connaissez peut-être le livre de Guillaume Dupaix, capitaine de
dragons de l'armée mexicaine, Antiquités mexicaines, un superbe in-folio
publié à Paris en 1834. Dupaix avait eu pour mission en 1805 de rechercher
des monuments anciens datant d'avant la conquête européenne. Il quitta donc
la ville de Mexico, et visita les sites de Tepeyacan, Teapantepec, Orizaba,
Chapulco, Naranjal, Cuernavaca, Tetlama et Xochicalco. Splendides ruines,
restes de grandes fondations. Il avance une hypothèse pour expliquer leur
abandon : en révolte contre un excès d'impôts et une ritualisation religieuse
trop contraignante, les habitants auraient préféré se disperser dans la forêt. Ce
n'est qu'une hypothèse. On en avancé d'autres : un virus exterminateur, par
exemple. Et vous connaissez sans doute la vieille notion indienne, partie
intégrante de la sagesse accumulée au long du grand voyage à travers le
continent (la voie des emigrants asiatiques), et que les Aztèques et les Mayas
n'auraient pas respectée, selon laquelle il ne faut jamais essayer de s'installer,
de s'établir, de " fonder " trop tôt. . .
Ce que vous connaissez sûrement, c'est la méthode employée par les
conquistadors pour fonder une ville : on plantait une épée dans le sol, et on
faisait une déclaration solennelle aux quatre points cardinaux. C'était
péremptoire, martial et expéditif.
Une des critiques les plus acerbes de la colonisation espagnole fut faite
par l'historiographe écossais William Robertson, dans son ouvrage History of
America, datant de 1777. Sa liste de reproches est longue : ambition étriquée
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et manque de vision, cupidité insatiable, débauche criminelle, cruauté


ignominieuse, stupidité obstinée... Je vous laisse juger si tout cela est justifié
ou non.
Toujours est-il que l'Espagne sentit le besoin de réagir. C'est pour cela
qu'elle créa à Seville cet immense fonds qu'est l'Archivo General de Indias,
en invitant un de ses historiens, Juan Bautista Munoz, à s'en servir pour faire
l'apologie, mieux, la défense et illustration du Nuevo Mundo espagnol.
Ces archives, des millions de pages de documentation couvrant tous les
territoires entre la Terre de Feu et le Texas, constituent le fonds le plus riche
concernant les questions de voyage et de fondation. Un de mes premiers
voyages en Espagne fut surtout consacré à sa visite.
C'est là qu'on se rend compte que, si le jugement politique et moral de
Robertson n'est pas sans fondement, il ignorait tout de l'immense travail de
recherche (cartographique, ethnographique, linguistique), et j'oserais dire de
toute la poétique (géopoétique) du mouvement espagnol.
Cette géopoétique se trouve, par exemple, dans les Problemas y
secretos maravillosos de las Indias de Juan de Gardenas, dans Mapa
Corogrâfico de la Nueva Andalucia (c'est-à-dire du Venezuela) de Luis de
Surville, ou la Gramâtica en la lengua general del Nuevo Regno. . .
Si l'histoire nous apprend quelque chose, c'est le scepticisme. Mais on
ne peut s'enfermer dans le scepticisme, pas plus qu'on ne peut s'installer dans
l'historicisme. On peut accumuler de l'histoire. On peut, dans la prolongation
de cet état d'esprit, faire du roman ou du cinéma. On peut faire profession de
commentateur sceptique ou cynique.
Mais le vrai travail existentiel, le vrai voyage de l'esprit, la vraie
poétique du monde (qui peut se nourrir de documents surgis même des pires
situations historiques), est ailleurs.
C'est ici que l'on reprend le chemin radical actuel entamé plus haut
avec Husserl. Mais si la philosophie critique peut éclairer le champ, la
recherche est à mon sens mieux menée par des figures plus dynamiques. Ce
sont ceux que j'appelle les nomades intellectuels, ce sont des voyageurs à la
puissance 9.

" Mais qui sont-ils, les voyageurs ? ", demande le poète allemand
Georg Trakl.
Ce sont ceux qui quittent, mais en la connaissant bien, l'Autoroute de
l'Occident, et qui s'engagent dans des chemins difficiles, en dehors des
catégories établies.
Nietzsche les appelait les Hyperboréens :
"Nous sommes des Hyperboréens, écrit-il dans L'Antéchrist, nous
savons très bien dans quel éloignement nous vivons. Au-delà du Nord, de la
glace, de la mort notre vie, notre bonheur. Nous connaissons la voie. Nous
avons trouvé le moyen de sortir de millénaires entiers de labyrinthe. "
Voyage et fondation 37

Nietzsche lui-même en est un excellent exemple. À l' encontre de


l'idéologie du Progrès linéaire de l'Autoroute, il parle de l'Éternel Retour, qui
implique une toute autre conception de l'histoire et du temps. Abandonnant
l'Autoroute et ses idéologies, il s'isole — en Italie, en France, en Suisse. Sur
le plateau de l'Engadine, " à six mille pieds au-dessus de l'époque et de
l'humanité ", il fait des marches inspirées, en contact profond avec le territoire,
développant une pensée poétique forte et lumineuse. Contre l'idéalisme et ses
succédanés, il propose de " rester fidèle à la Terre ".
Un autre exemple ? : Arthur Rimbaud. Lui aussi, face à l'avancée
aveugle du Progrès, pose la question : " Pourquoi ne tournerait-il pas ? "
Comme Nietzsche, il quitte l'Autoroute, il quitte le milieu culturel, et traverse,
de manière extravagante, l'espace. Après ses premières randonnées entre la
France et la Belgique, il passe par les Alpes en Italie. Plus tard, on pourra
suivre ses traces en Suède, en Angleterre, en Indonésie et en Abyssinie.
Presque en écho à la proposition de Nietzsche de " rester fidèle à la Terre ", il
dira " si j'ai du goût, ce n'est guère que pour la terre et les pierres. "
En Amérique, pensons au chemin solitaire d'Henry Thoreau : " Un
voyageur — j'aime ce mot —, un voyageur mérite respect en tant que tel.
Allant de - vers. C'est l'histoire de chacun d'entre nous. Je m'intéresse à ceux
qui voyagent dans la nuit. " Thoreau erre d'abord parmi les obscurités et les
lumières du territoire de Walden, occupé, comme il dit, à s'" indianiser ", à
" se naturaliser ". Puis il prolonge ces pistes forestières et lacustres vers le
mont Ktaadn et vers le cap Cod — lieu de l'arrivée, rappelons-nous, du
Mayflower, du commencement de la " Nouvelle Angleterre " et d'un des
débuts des Etats-Unis. Là, sur le cap, Thoreau tourne le dos à l'Amérique, et
imagine une " maison atlantique " à moitié terrestre et à moitié marine.
J'arrête là ma liste d'exemples de nomadisme intellectuel — en vous
invitant à en trouver dans la littérature espagnole, que certains voudraient
confiner dans un structuralisme baroque.
Je voudrais seulement insister sur deux points d'ordre général.
Le premier concerne la " nature " de ces nomades intellectuels. Si ce
sont des personnalités fortes, ils vivent en fait en dehors de toute " identité ".
À la place d'une identité qui s'exprime, on trouve chez eux un champ
d'énergie que se développe. En tant que figures du dehors, ils visent une
configuration nouvelle. Sur le plan de l'activité expressive (car ce sont des
hommes de la parole et de l'écrit), ils sortent des catégories reconnues.
Nietzsche est philosophe de formation, mais il invente la figure du
" philosophe-artiste ". Et qui nierait la charge poétique de ses écrits ?
Rimbaud, que l'on qualifiera plus volontiers de poète, déclare " Pour la
pensée, je ne crains personne ". Thoreau est poète et philosophe, mais aussi
scientifique. On voit se dessiner dans leurs mouvements un espace où les
catégories séparées (poésie, philosophie, science) ne fonctionnent plus.
Deuxième point général : la nature même de leur mouvement. Si ce ne
sont pas de " simples " poètes, philosophes ou scientifiques, ce ne sont pas
38 Kenneth White

non plus de simples voyageurs. D'abord, leur mouvement est toujours


multidimensionnel, à chaque instant et instance, plusieurs éléments sont en
jeu. Et puis leur mouvement vise quelque chose. Le voyage du nomade
intellectuel n'est ni un vagabondage, qui ne vise rien, ni un parcours, qui
aboutit à une destination. " L'étranger — écrit Heidegger — peregrine en
avant. Il n'erre pas, désemparé, à travers le monde. Il s'approche constamment
du site où il peut trouver demeure. "
Ce qui lie, encore une fois, la notion de voyage à celle de fondation.
5.
Ce sont, comme je l'ai dit dans mon préambule, de longues années de
nomadisme intellectuel à travers le temps et l'espace, à travers les territoires et
les cultures, qui m'ont mené à l'idée de géopoétique.
Il ne peut être question ce matin d'une présentation complète de la
géopoétique. On en trouvera une présentation complète dans Le Plateau de
l'albatros, où j'en fais une approche triple, des points de vue philosophique,
scientifique et poétique, avec exemples à l'appui — notamment le voyage et
les recherches d'Alexandre de Humboldt en Amérique latine.
Ici, dans notre rencontre de ce matin, je voudrais seulement essayer de
répondre à la question : En quoi la géopoétique est-elle fondatrice ?
Je pense qu'elle est fondatrice de quatre points de vue.
En premier lieu, elle donne un fondement à l'existence, elle donne une
base et une consistance à des vies qui, si on veut bien se rappeler le dernier
stade de l'Autoroute de l'Occident tel qu'il fut décrit dans la première partie
de cette conférence, sont exposées à la fragmentation, à la parcellisation, à
l'unidimensionnalisation et à la trivialisation.
Ensuite, elle renouvelle le sens du lieu, et le fait d'habiter un lieu, en
dehors de tout ce qui n'est qu'emplacement, en dehors de tout ce qui n'est
qu'appartenance, enracinement, localisme identitaire. Le lieu est un des
impensés de la philosophie. Aristote aborde la question dans sa Physique, ne
l'approfondit guère. Il se contente de dire que la question est " pleine de
difficultés " et que tout lieu a " une puissance ". C'est le rapport à un lieu qui
permet à une vie de s'amplifier, de s'ouvrir à des dimensions non-cataloguées.
Si on veut bien se reporter encore une fois au schéma de l'Autoroute de
l'Occident, on peut dire que l'homme a longtemps vécu dans la verticalité (le
visage levé vers une hypothétique transcendance), et qu'ensuite, avec le
mouvement historique progressiviste moderne, il a vécu horizontalement
(tendu vers un avenir). Un rapport au lieu invite à vivre en cercles
concentriques.
Et puis, la géopoétique est fondatrice de monde. Dans mon vocabulaire,
un monde émerge du rapport entre l'esprit humain et la terre. Quand ce
rapport est intelligent, sensible, subtil, on a un monde au sens plein de ce mot :
un espace intéressant où évoluer. Quand le rapport est stupide, insensible
brutal, on n'a plus de monde, on n'a qu'une accumulation d'immonde.
Voyage et fondation 39

Pour conclure, l'Institut international de géopoétique, que j'ai lancé en


1989, est lui-même une fondation, avec une vocation de résistance, de
recherche et de recommencement. Résistance au confusionnisme général, au
marché du n'importe quoi, et maintien d'un langage ferme et précis, d'une
idée ouverte, mais ayant ses propres contours. Recherche tous azimuts, pour
rassembler de nouveaux éléments, non pas de manière syncrétiste, mais dans
l'esprit d'une grande synthèse, et pour montrer que toutes ces cultures ont eu
un moment géopoétique. Et puis, recommencement, à partir de la base, sur le
plan de l'existence, de la pensée, et de la création.
Un dernier mot. On me demande parfois si je suis optimiste ou
pessimiste. Je réponds que je ne suis ni l'un, ni l'autre : je suis possibiliste.
Travailler le champ du possible est sans doute pour un être humain le plus
grand plaisir.

Kenneth WHITE, écrivain

Bibliographie de Kenneth White


Récits, cheminements :
Les Limbes incandescents, traduit par Patrick Mayoux, Paris : Éditions Denoël, 1990.
[Première édition, Paris : Éditions Denoël, Les Lettres Nouvelles, 1976].
Dérives, plusieurs traducteurs, Paris : Éditions Laffont, Lettres Nouvelles/Maurice Nadeau,
1978.
Lettres de Gourgounel, traduit par Gil et Marie Jouanard, Paris : Éditions Grasset, Les Cahiers
Rouges, 1986, 2005. [Première édition, Paris : Presses d'aujourd'hui, 1979.]
L'Ecosse avec Kenneth White, Paris: Éditions Arthaud, 1988. [Première édition Paris:
Flammarion, 1980].
Le Visage du vent d'Est, traduit par Marie-Claude White, Paris : Les Presses d'aujourd'hui,
1980.
La Route bleue, traduit par Marie-Claude White, Paris : Éditions Grasset, 1983. Prix Médicis
étranger. [Livre de poche n° 5988].
Les Cygnes sauvages, traduit par Marie-Claude White, Paris : Éditions Grasset, 1990.
Corsica, l'itinéraire des rives et des monts, traduit par Marie-Claude White, Ajaccio : La
Marge, 1999.
La Maison des marées, traduit par Marie-Claude White, Paris : Éditions Albin Michel, 2005

Poésie :
En toute candeur, éd. bilingue, traduit par Pierre Leyris, Paris : Éditions Mercure de France,
1964.
Mahamudra, le grand geste, éd. bilingue, traduit par Marie-Claude White, Paris : Éditions
Mercure de France, 1979.
Le Grand Rivage, éd. bilingue, traduit par Patrick Guyon et Marie-Claude White, Paris : Le
Nouveau Commerce, 1980.
Scènes d'un monde flottant, éd. bilingue revue et augmentée, traduit par Marie-Claude White,
Paris : Éditions Grasset, 1983.
Terre de diamant, éd. bilingue revue et augmentée, traduit par Philippe Jaworski, Marie-Claude
White, Paris : Éditions Grasset, 2003. [Première édition, Paris : Éditions Grasset, Les Cahiers
rouges, 1983].
40 Kenneth White

Atlantica, éd. bilingue, traduit par Marie-Claude White, Paris : Éditions Grasset, 1986. Prix
Alfred de Vigny.
Les Rives du silence, éd. bilingue, traduit par Marie-Claude White, Paris : Éditions Mercure de
France, 1997.
Limites et Marges, éd. bilingue, traduit par Marie-Claude White, Paris : Éditions Mercure de
France, 2000.
Le Passage extérieur, éd. bilingue, traduit par Marie-Claude White, Paris : Éditions Mercure de
France, 2005.
Essais, recherches, entretiens :
La Figure du dehors, Paris : Éditions Grasset, 1982.
Une apocalypse tranquille, Paris : Éditions Grasset, 1985.
Le Poète cosmographe, entretiens, Bordeaux : Presses Universitaires de Bordeaux, 1987.
L 'Esprit nomade, Paris : Éditions Grasset, 1987.
Le Monde d'Antonin Artaud, Bruxelles et Paris : Éditions Complexe, 1989.
Hokusaï ou l'horizon sensible, Paris : Terrain Vague, 1990.
Le Plateau de l'Albatros, introduction à la géopoétique, Paris : Éditions Grasset, 1994.
Le Lieu et la Parole, entretiens, 1987-1997, Cléguer : Éditions du Scorff, 1997.
Les Finisterres de l'esprit, essais, Cléguer : Éditions du Scorff, 1998.
Une stratégie paradoxale, essais de résistance culturelle, Bordeaux : Presses Universitaires de
Bordeaux, 1998.
Le Chemin des crêtes, avec Stevenson dans les Cévennes, Esparon, Études et Communications,
1999.
Le Champ du grand travail, Bruxelles : Didier Devillez Éditeur, 2002.
L 'Ermitage des brumes : Occident, Orient et au-delà, entretiens, Paris : Les Éditions Dervy,
2005.

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