Está en la página 1de 32

Journal de la Société des

Américanistes

Parenté, rituel, organisation sociale : le cas des Sioux


Emmanuel Désveaux

Citer ce document / Cite this document :

Désveaux Emmanuel. Parenté, rituel, organisation sociale : le cas des Sioux. In: Journal de la Société des Américanistes.
Tome 83, 1997. pp. 111-140;

doi : https://doi.org/10.3406/jsa.1997.1673

https://www.persee.fr/doc/jsa_0037-9174_1997_num_83_1_1673

Fichier pdf généré le 05/05/2018


Abstract
Kinship, ritual, social organization : the Sioux case. Bringing the ritual into the focus of interpretation
leads the author to resolve the main discrepancies in Sioux kinship terminology and, more profoundly,
in the sociology of this group. He elucidates the « Ghost Lodge Ceremony », a funerary rite devoted to
very young children, in order to understand how the phenomena of adoption and of death among the
Sioux substitute the classical categories of filiation and alliance as the basic structuring principles.
Sioux sociability is literally saturated by way of ritual adoption, the hunka ceremony. With the ideal wife
being a war captive, alliance is relegated to the periphery, whrereas the couple of kola, « war
companion », occupies a more prominent place. Thus, the analysis renders possible a new vision of
Sioux and, particularly, the famous particle ši.

Resumen
Parentesco, rítuales, organization social : el caso de los siux. Enfocando su interpretación en los
rituales, el autor logra resolver las principales discrepan- cias en la terminologia del parentesco de los
siux y, más profundamente, en la sociología de este grupo. Partiendo de la comprensión de la « Ghost
Lodge Ceremony », un rito funerario dedicado a los pequeños niños, Uega a entender cómo los
fenómenos de adopción y de muerte entre los siux sustituyen las categorías clásicas de filiación y
alianza como principios estructu- rantes básicos. La sociabilidad siux está literalmente saturada por la
ceremonia hunka (el ritual de adopción). Con la esposa ideal siendo una cautiva de guerra, la alianza
está relegada a la periferia, mientras que la pareja kola, formada por los « compañeros de arma »
ocupa un lugar prépondérante. Así, este análisis hace posible una nueva interpretación de la
terminología del parentesco siux, y, especialmente, de la famosa particula ši.

Résumé
L'auteur se propose de résoudre les difficultés de la nomenclature de parenté des Sioux — et, derrière
elle, de la sociologie de ce groupe — en plaçant le rituel au cœur de l'effort d'interprétation. Il table
ainsi sur une élucidation de la Ghost Lodge Ceremony — forme rituelle funéraire réservée aux très
jeunes enfants — pour comprendre comment l'adoption et la mort se substituent, chez les Sioux, aux
catégories classiques de filiation et d'alliance comme principes structurants. Le hunka (l'adoption
rituelle) sature littéralement la sociabilité sioux. L'alliance est rejetée à la périphérie, l'épouse idéale
étant la captive de guerre, tandis que le couple de kola, « compagnons d'armes » occupe le devant de
la scène. Une nouvelle lecture de la nomenclature et, notamment, de la fameuse particule ši, devient
alors possible...
PARENTE, RITUEL, ORGANISATION SOCIALE :
LE CAS DES SIOUX l

Emmanuel DÉSVEAUX *

L'auteur se propose de résoudre les difficultés de la nomenclature de parenté des Sioux — et,
derrière elle, de la sociologie de ce groupe — en plaçant le rituel au cœur de l'effort
d'interprétation. Il table ainsi sur une elucidation de la Ghost Lodge Ceremony — forme rituelle funéraire
réservée aux très jeunes enfants — pour comprendre comment l'adoption et la mort se
substituent, chez les Sioux, aux catégories classiques de filiation et d'alliance comme principes
structurants. Le hunka (l'adoption rituelle) sature littéralement la sociabilité sioux. L'alliance est
rejetée à la périphérie, l'épouse idéale étant la captive de guerre, tandis que le couple de kola,
« compagnons d'armes » occupe le devant de la scène. Une nouvelle lecture de la nomenclature
et, notamment, de la fameuse particule ši, devient alors possible...

Mots clés : Sioux, Indiens des Plaines, organisation sociale, nomenclature de parenté, rituel,
guerre, Ghost Lodge Ceremony.

Kinship, ritual, social organization : the Sioux case.

Bringing the ritual into the focus of interpretation leads the author to resolve the main
discrepancies in Sioux kinship terminology and, more profoundly, in the sociology of this group.
He elucidates the « Ghost Lodge Ceremony », a funerary rite devoted to very young children, in
order to understand how the phenomena of adoption and of death among the Sioux substitute
the classical categories of filiation and alliance as the basic structuring principles. Sioux
sociability is literally saturated by way of ritual adoption, the hunka ceremony. With the ideal
wife being a war captive, alliance is relegated to the periphery, whrereas the couple of kola, « war
companion », occupies a more prominent place. Thus, the analysis renders possible a new vision
of Sioux kinship terminology and, particularly, the famous particle ši.

Key words : Sioux, Plain Indians, social organization, codes of kinship, ritual, war, Ghost
Lodge Ceremony.

* EHESS, Laboratoire d'anthropologie sociale, Collège de France, 52, rue du Cardinal-Lemoine 75005
Paris
Journal de la Société des Américanistes 1997, 83: p. 1 11 à 140. Copyright © Société des Américanistes.
1 12 JOURNAL DE LA SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES [83, 1997

Parentesco, rituales, organization social : el caso de los siux.

Enfocando su interpretation en los rituales, el autor logra resolver las principales discrepan-
cias en la terminologia del parentesco de los siux y, más profundamente, en la sociologia de este
grupo. Partiendo de la comprensión de la « Ghost Lodge Ceremony », un rito funerario
dedicado a los pequeflos nifios, Uega a entender cómo los fenómenos de adopción y de muerte
entre los siux sustituyen las categorías clásicas de filiation y alianza como principios estructu-
rantes básicos. La sociabilidad siux esta literalmente saturada por la ceremonia hunka (el ritual
de adopción). Con la esposa ideal siendo una cautiva de guerra, la alianza esta relegada a la
periferia, mientras que la pareja kola, formada por los « compafieros de arma » ocupa un lugar
prépondérante. Asi, este análisis hace posible una nueva interpretation de la terminologia del
parentesco siux, y, especialmente, de la famosa particula Si.

Palabras claves : Siux, Indios de las Llanuras, organization social, nomenclatura de


parentesco, ritual, guerra, Ghost Lodge Ceremony.

I. — Une nomenclature retorse

Bien que Morgan ait désigné l'un de ses grands types de classification comme
Iroquois-Dakota, sa vision de la nomenclature des Sioux reste très superficielle. Il n'y
décèle en effet aucune difficulté particulière par rapport à la grille d'interprétation
comparative des nomenclatures de parenté qu'il est en train de mettre au point.
Kroeber est le premier, nous semble-t-il, à avoir soulevé le lièvre. Dans un article qui
date de 1909, il fait une remarque au sujet de cette nomenclature qui a de quoi plonger
les psychanalystes dans un état de ravissement profond ou, au contraire, dans le plus
noir des cauchemars. La remarque lance également un redoutable défi à ceux d'entre
nous qui « font dans la parenté » :
« In the Dakota language, according to Riggs, there is only one word for grand-father and
father-in-law. Following the mode of reasonning sometimes employed, it might be deduced from
this that these two relationships were once identical. Worked out to its implications, the absurd
conclusion would be that marriage with the mother was once customary among the Sioux. »

Kroeber poursuit :
« in the same language the words for woman's male cousin and for woman's brother-in-law have
the same radical, differing only in a suffix. Similar reasonning would induce in this case that
marriage of cousins was or had been the rule among the Sioux, a social condition utterly
opposed to the basic principles of almost all Indian society. »

Nul doute que, sur le premier point, la remarque de Kroeber n'ait fait mouche. La
preuve en est que l'équation terminologique rapportée par Riggs, le premier
ethnographe des Sioux, entre grands-parents maternels et beaux-parents a bel et bien été
confirmée, et que pourtant peu d'auteurs se sont aventurés à la reprendre pour la
discuter. En revanche, le premier élève de Boas se trompe partiellement lorsque, pour
discréditer la méthode historique, il affirme que le mariage entre cousins croisés est
étranger aux sociétés indigènes d'Amérique du Nord (c'est celles-ci qu'il avait en tête),
puisque des pratiques matrimoniales qui répondent à cette définition factuelle ont été
découvertes par la suite dans les régions voisines du subarctique central. Cela dit,
Désveaux, E.] PARENTÉ, RITUEL, ORGANISATION SOCIALE SIOUX 113

Kroeber n'a peut-être pas foncièrement tort : ce n'est pas parce que ce type de mariage
existe — au demeurant dénué de tout aspect prescriptif et avec des taux d'occurrence
assez faibles — qu'il sert de fondement à l'organisation sociale. Tout juste se
manifeste-t-il en vertu de la logique rigoureusement dravidienne des nomenclatures
qui prévaut dans les groupes concernés (Désveaux & Selz, sous presse).
Quoi qu'il en soit, la question que soulève la nomenclature sioux ne réside pas tant
dans l'hypothèse d'une pratique du mariage entre cousins croisés devenue obsolète que
dans la règle fixant la distinction entre termes de croisement et d'affinité. La fameuse
particule dont parle Kroeber, en l'occurrence le suffixe ši, ne se contente pas de
différencier, du point de vue d'un ego féminin, le beau-frère du cousin croisé : il
engendre l'ensemble de la nomenclature du croisement à la génération d'Ego.
Autrement dit, à cette génération-là du moins, les termes désignant les parents croisés
dérivent de ceux désignant les affins, et cela, de façon régulière. En effet, on a pour un
homme qui parle :
t'ankan, beau-frère — » ťankanši, cousin croisé
hanka, belle-sœur —» hankaši, cousine croisée

et pour une femme qui parle :


sice, beau-frère —» sic'esi, cousin croisé,
scepan, belle-sœur —> scepanši, cousine croisée 2

Que des termes de croisement soient ainsi construits à partir du radical des termes
d'affinité qui leur correspondraient si nous avions affaire à une nomenclature
dravidienne classique étonne fort d'un point de vue logico-linguistique (ou cognitif pour
« faire » plus actuel). Le phénomène suggère en effet que des consanguins « imitent »,
bien qu'improprement, les affins. L'engendrement d'une catégorie désignant des
croisés à partir de celle d'affinité signifie donc un renversement radical par rapport
à la leçon qu'envisageait Kroeber 3 — aujourd'hui encore très couramment
formulée — selon laquelle le cousin croisé est un crypto-affin par excellence. À un niveau
plus global, la terminologie sioux prend violemment à rebours le sens commun sur
lequel Morgan a bâti sa théorie, et que nul n'a jamais remis en cause depuis, à savoir
que la définition de la consanguinité a nécessairement antecedence et priorité sur celle
de l'affinité. Au regard de la réalité sensible, en effet, l'individu est pourvu d'une
parenté biologique avant qu'il ne s'en dote éventuellement d'une autre par le biais de
l'alliance.
Entre les difficultés cumulées que présentent l'équivalence des parents de la mère
avec ceux de l'épouse et une configuration terminologique donnant aux affins
préséance sur la moitié des consanguins, ne vaut-il pas mieux oublier la nomenclature
sioux ou, à tout le moins, la mettre entre parenthèse ? C'est, semble-t-il, la solution
qu'a longtemps adoptée l'école américaine. Ouvrons ainsi le célèbre ouvrage Social
Anthropology of North American Tribes. Les Sioux demeurent les grands absents de
cet ouvrage capital 4 où l'effort théorique s'appuie pourtant sur de véritables
monographies de plusieurs tribus qui leur sont voisines, les Cheyennes, les Fox, les Kiowa,
les Apaches et les Cherokee. Quant aux ethnographes spécialisés, tels Lesser (1958),
Hassrick (1964) et Powers (1975), déjà empêtrés dans la question de l'organisation
114 JOURNAL DE LA SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES [83,1997

sociale sioux envisagée à l'échelle de la tribu ou de ses divisions et subdivisions, ils ne


s'attardent guère sur la terminologie qu'ils n'envisagent jamais comme pouvant
constituer un élément central de l'interprétation.
Le grand spécialiste contemporain des Sioux, Raymond DeMallie, a le mérite de
rompre avec cette attitude de fuite. Il traite en effet de la nomenclature dans deux
articles rédigés à une quinzaine d'années de distance (1975 et 1994) qui, même s'ils
semblent se contredire à première lecture, marquent deux étapes d'un remarquable
itinéraire intellectuel en spirale. Dans l'intervalle, DeMallie rédige en effet un article
fondamental sur les relations entre les sexes dans la société traditionnelle sioux (1982).
Il nous faut résumer ce parcours, tant notre propre travail en est tributaire. Dans un
premier temps donc (1975), le jeune anthropologue reprend de fond en comble le
dossier terminologique, poussant le zèle jusqu'à aller consulter, dans les archives de
Rochester, les notes manuscrites de Morgan, ce qui lui permet de découvrir
incidemment quelques hiatus entre les termes effectivement relevés sur le terrain et ceux qui
seront publiés dans les tableaux de Systems of Consanguinity and Affinity of the
Human Family. Mais, au-delà du plaisir d'écorner la figure de l'ancêtre fondateur, le
propos de DeMallie se révèle rapidement celui d'un précurseur du déconstructio-
nisme, en toute innocence sans doute car, au fond, sa démarche s'inscrit plutôt dans le
droit fil du nominalisme boasien. Après avoir répertorié quelques variantes dans les
nomenclatures recueillies à différentes époques par différents ethnographes et parmi
divers sous-groupes sioux, les Hunkpapa, les Brûle, les Oglala, etc., — variantes qui
nous frappent plutôt par leur faible ampleur compte tenu de la puissance
démographique et de l'expansion spatiale de l'ensemble sioux — , DeMallie invoque son
expérience de terrain et les difficultés qu'il rencontra pour ajuster les données de ses
prédécesseurs avec ses propres observations au jour le jour. Il souligne qu'un abîme
sépare les nomenclatures formelles, produit d'un entretien avec un seul informateur
dans le cadre des positions de parenté préétablies, et l'usage de ces termes par les
« acteurs » lors de leurs multiples interactions quotidiennes. En conclusion, DeMallie
critique la perspective qui avait été celle de Tax et d'Eggan dans Social Anthropology of
North American Tribes, à savoir celle d'un fonctionnalisme radcliffe-brownien mâtiné
d'un zeste de conjecturisme diachronique. Il fait montre de scepticisme sur notre
capacité à élucider les principes de l'organisation sociale sioux en se référant seulement
à l'histoire et à la psychologie. L'article — publié dans un livre (1979), ô ironie de la vie
académique, dédié à Sol Tax le plus fervent des disciples de Radciffe-Brown sur le sol
américain — se termine par un appel à l'instrumentalité du concept de culture,
vaguement défini alors comme un « système de significations. »
DeMallie se tourne alors vers le thème des relations entre les sexes, sorte
d'élargissement de celui de la parenté, à la dimension « symbolique » évidente. Il n'abandonne
pas pour autant sa visée critique. Plutôt qu'à Eggan, c'est à Hassrick qu'il s'attaque et
aux incohérences graves de son psycho-fonctionnalisme. À de telles incohérences
DeMallie oppose une interprétation à la fois plus subtile et, surtout, plus respectueuse
des détails de l'ethnographie : ce qui peut apparaître comme des contradictions ou des
conflits de valeur à un premier niveau se résout par une sorte de complémentarité des
sexes à un autre niveau. Cette complémentarité dessine un grand partage des
prérogatives. Aux femmes celles relevant de la nature, focalisée sur leurs capacités
reproductrices, et aux hommes celles relevant de la production symbolique (DeMallie 1982).
Désveaux, E.] PARENTÉ, RITUEL, ORGANISATION SOCIALE SIOUX 1 15

Le dernier article de DeMallie, intitulé « Kinship and Biology » (1994), présente


un côté paradoxal. Y cohabitent en effet deux perspectives radicalement contraires à
nos yeux, l'une régressive, et l'autre, à l'opposé, extraordinairement brillante et
audacieuse. C'est à l'occasion d'un retour sur la terminologie que DeMallie semble
rejoindre les divagations les plus éculées du psycho-fonctionnalisme. Se proposant
d'interpréter la fameuse particule si, qui, pour les générations intermédiaires, s'ajoute
aux termes d'affinité et les transforme de la sorte en termes de croisement, il avance
l'idée de respect. On appelerait ainsi son cousin croisé ťanhanši (soit « beau-frère » +
ši) car on éprouverait du respect à son égard en tant que fils d'un germain de sexe
opposé d'un de ses parents (ibid. : 141). On croirait lire du Hassrick ou encore du
Eggan ou du Sol Tax, autant d'auteurs qui, fidèles à Radcliffe-Brown, voyaient dans le
respect — respect envers la sœur, envers les parents, les beaux-parents, etc. — une mine
d'explications quasi-inépuisable !
L'intérêt de l'article réside donc ailleurs. Il tient à la perception même de la parenté
qu'il tente de restituer. Dans un premier temps, DeMallie montre qu'une
compréhension purement sociale — ou symbolique — des liens interpersonnels concurrence
fortement, au sein de l'univers sioux contemporain, une conception qui se fonderait, à
l'instar de la nôtre, sur la notion de sang. Il poursuit en émettant des doutes sur le
caractère pertinent de cette dernière dans la société traditionnelle. Ainsi l'étymologie
qui la justifie aujourd'hui se révèle être une fausse etymologie 5. Il en arrive à la
conclusion que
«... the Sioux [du xixe siècle] recognized the biological basis for procreation ; however, it was not
the defining criterion for kinship. Biological relationship was only one of the several ways of
becoming related in Sioux culture, and there is no evidence that it was accorded primacy or
preeminence in the definition of relatedness either in theory or in daily life. » (1994 : 135)

Anticipant cette conclusion, peut-être encore un peu à tâtons, DeMallie écrivait déjà
en 1982 dans son commentaire des papiers de Walker regroupés et publiés par ses soins
sous le titre Lakota Society :
« Even today, among the Lakotas, relatives are people who act like relatives and consider
themselves to be related. » (1982 : 6)

C'est bien entendu de ce résultat que nous partirons, d'autant que DeMallie enfonce le
clou en rappelant que tout le vocabulaire — mit'itakuyepi ou t'iyospaye — de la
parenté rapprochée renvoie à la notion de co-résidence {ibid. : 136-137). Mais, au
préalable, nous reviendrons brièvement sur l'appel qu'il lançait au terme de son
premier article lorsqu'il préconisait d'envisager le problème de la terminologie en
termes de « système de significations » (1977 : 239).
Que faut-il entendre par « systèmes de significations » ou plus exactement quels
sont les « systèmes de significations » à considérer et à intégrer dans l'analyse ? Nous
postulons que comprendre la terminologie sioux exige non seulement de réintégrer
l'analyse linguistique, mais également de concevoir de façon élargie cet autre «
système de significations » qu'est, à côté de la langue, le système mythico-rituel 6. Notre
méthode s'attache ainsi à l'analyse de quelques-unes des grandes formes rituelles qui
marquent de leur sceau l'existence des Sioux, en tant qu'elles reflètent tour à tour
divers pans du même tout structuré.
116 JOURNAL DE LA SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES [83, 1997

L'écrasante majorité des ethnographes confrontés aux matériaux sioux ont été
amenés à constater, parfois à leur grand dépit, qu'il est impossible de départager les
actions rituelles des autres. De là à déduire que les attitudes les plus quotidiennes, les
comportements les plus ordinaires ou les plus extraordinaires appartiennent au grand
système de significations, il n'y a qu'un pas. Nous le franchissons, étant entendu que le
paradigme du système apparaît dès lors constitué par la société entière (ou, si l'on
préfère, sa culture) en tant qu'espace de cohérence maximale — à défaut d'être absolue
— et, partant, condition optimisée de l'identification des individus à un ordre social
donné. Dans cette logique, on inclura dans ce grand système les phénomènes
habituellement décrits en terme d'organisation sociale telles les confréries, mais aussi les
soi-disant clans ou encore les diverses autres formes d'agrégation des individus
(bandes, sous-bandes, « familles »). Nous sommes conscients que si la dimension
rituelle, évidente, des confréries devrait obtenir sans difficulté l'approbation du
lecteur, le fait de considérer les clans ou, pire encore, de simples unités résidentielles
comme des éléments d'un système de significations puisse le dérouter. Cependant, une
fois de plus, comment tracer d'un point de vue formel la frontière entre une confrérie
et un clan ou une unité résidentielle ? Dans tous les cas, nous avons affaire à un
regroupement constitué d'individus. Et nous savons que bien souvent les confréries, du
moins dans de nombreuses tribus des Plaines, « fonctionnent » comme des clans et que
ces derniers possèdent des prérogatives rituelles fortes qui les rendent in fine très
similaires aux premières. À moins que ces confréries, en engendrant « des enfants », ne
se comportent purement et simplement à l'instar d'unités familiales, ainsi que l'avait
relevé Wissler 7. Il en va de même entre clans et unités résidentielles, ou entre celles-ci
et les confréries, qui assument très souvent des fonctions équivalentes. Tout au plus
est-il possible de distinguer ces modalités d'agrégation sociale en fonction de leur
mode de recrutement, à savoir la cooptation, la naissance et la co-résidence. Nous
aurons l'occasion de reprendre la question tant elle prend un relief particulier chez les
Sioux, bien qu'ils soient dépourvus de « clans ». D'ici là, apportons une dernière
précision : en ce domaine dit de l'organisation sociale, ce sont les principes sous-
jacents à la formation des entités constituées qui participent au grand système de
significations. Principes générateurs et entités générées sont indissociables,
conformément au sens que Lévi-Strauss assigne à l'expression forte d'institutions sociales.
Attention toutefois, notre position radicalise la sienne ; nous allons jusqu'à poser qu'il
n'y a pas de cloisonnement entre organisation sociale et organisation rituelle. Il faut
abattre les barrières qu'ont érigées l'anthropologie fonctionnaliste et sa vision finalisée
de la vie sociale. Il faut aller plus loin que l'auteur des Structures élémentaires de la
parenté et du premier Anthropologie structurale qui, à cause de sa théorie de l'échange,
reste l'otage de ces découpages, quand bien même les arguments développés dans ces
ouvrages sont ceux qui ouvrent la voie à leur dépassement.
Se déprendre du fonctionnalisme ne revient pas à dédaigner la réalité du monde
sensible et les contraintes qu'elle fait peser sur les sociétés. Au contraire, dans le droit
fil du Lévi-Strauss des Mythologiques, il convient de situer cette réalité à l'origine de la
« pensée mythique » en acte, avec cette double assignation : servir d'accroché à la
faculté sémantique et de délimitation du champ de ses possibles. Notre analyse
prendra comme point de départ un couple d'oppositions conceptuelles, celle des
saisons et celle des sexes, qui sont non seulement profondément enracinées dans le réel
Désveaux, E.] PARENTÉ, RITUEL, ORGANISATION SOCIALE SIOUX 117

mais s'articulent de surcroît directement l'une à l'autre. Ces deux oppositions, l'une
appartenant à l'ordre cosmo-biologique et l'autre au biologico-social, nous semblent
en effet au fondement de la sociologie sioux. Nous avons commencé à évoquer le
thème de la sexuation par le biais des travaux de DeMallie. L'importance que nous
accordons à l'alternance saisonnière doit à une sorte d'évidence des faits — tellement
évidents que les ethnographes n'y ont guère prêté attention depuis Mauss et sesVaria-
tions saisonières des sociétés eskimos. À l'exception notable de Lévi-Strauss 8.

IL — L'alternance des saisons

La subsistance des Sioux dépendait de façon quasi-exclusive de la chasse au bison.


Dans les Plaines, ce gibier aurait été pratiquement toujours accessible pour autant que
l'on disposait d'une cavalerie valide. Aussi, le facteur limitant de la mauvaise saison
s'exerce pour l'essentiel sur l'entretien des chevaux. Il fallait aux Indiens se disperser
durant cette période de l'année et s'installer dans des campements de taille réduite le
long des cours d'eau arborés. Là, à proximité immédiate du lit de la rivière et à l'abri
de la futaie de cottonwood, hommes et bêtes se trouvaient relativement à l'abri du
redoutable vent d'hiver qui balaie la prairie. Les premiers pouvaient en outre se fournir
en bois de chauffage, ainsi que compléter leur ordinaire des produits de la pêche ou
d'un menu piégeage, et les seconds plus ou moins se nourrir de tiges de roseaux
desséchés et de branches d'aulne (Moore 1987). À l'opposé, la belle saison était celle
des chasses collectives et de la concentration sociale par excellence. Le passage entre les
états extrêmes d'agrégation et de dispersion se faisait graduellement. Aussi convient-il
de le rapporter à l'encastrement des unités résidentielles, telles des poupées russes, que
l'ethnologie sioux est péniblement parvenue à dégager, à savoir, et en empruntant le
vocabulaire de Powers (1975 [1994]: 71): le tunwan (la «nation»), Yoyote (la
« tribu »), le tiyospaye (« la bande »), le wicoti (« le camp ») et le tiwahe (« la famille »).
Mais après tout, plutôt que de chercher à tout prix à plaquer cette alternance sur une
grille établie — dont les difficultés qui ont présidé à son établissement signent peut-être
la faiblesse — , on se demandera si l'important ne réside pas dans l'opposition entre
l'hiver et l'été en tant que la première saison impose une formule sociologique, la
dispersion, alors que la seconde laisse un libre choix à la culture. En effet, rien ne
contraignait les Sioux à se regrouper en été, sinon peut-être des motifs d'ordre
sociologique : la crainte de leurs ennemis. Et, de fait, le rassemblement de la totalité de
la tribu, celui des soi-disant Sept-Foyers chers à Powers, demeurait un idéal jamais
réalisé. On sait de la même façon que les grandes concentrations, destinées notamment
à la célébration des danses du soleil, n'intervenaient pas régulièrement tous les ans,
qu'elles n'avaient en aucun cas un caractère mécanique (Walker 1980 : 176).
En bref, l'opposition saisonnière pourrait se résumer ainsi : en hiver, la nature
impose ; en été, la culture dispose. Et ce dont la culture dispose c'est précisément de sa
capacité à se produire elle-même, à mettre pleinement en œuvre sa capacité
sémantique, à se magnifier elle-même à travers de nombreuses activités, aussi gratuites
qu'immatérielles, tels les divers et multiples rituels, cérémonies, séances de sudation,
jeûnes, etc., ou telle, encore, la guerre, l'activité masculine par excellence.
L'opposition entre les sexes recouvre la bipolarité nature/culture, laquelle épouse
118 JOURNAL DE LA SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES [83, 1997

pour sa part celle des saisons. Il y a un enchâssement des oppositions. Les femmes
occupent le pôle naturel, facette hivernale de l'existence car restreint, matériellement
limité, et les hommes le culturel, sa facette estivale car immatérielle et donc
potentiellement infinie. De très nombreuses contraintes pèsent en effet sur le segment de la
capacité reproductive dépendant des femmes, tandis que le grand système des
représentations qui échoit aux hommes est par essence ouvert à l'infini. Faire des enfants et
les porter à maturité exige un certain nombre de moyens concrets, à commencer par
des femmes elles-mêmes en âge et disposées à le faire. En revanche, les productions
rituelles — qui sont des productions intellectuelles — n'ont guère de besoins de cet
ordre. Si elles formulent en règle générale des exigences matérielles très précises et
aiguës, en matière de paraphernalia par exemple, on admettra que celles-ci sont, en cas
de pénurie, aisément modifiables, voire susceptibles d'être supprimées, du moins aussi
longtemps que la mise en acte de la tradition demeure par ailleurs une nécessité aux
yeux de ses dépositaires.
La logique dualiste de répartition sexuelle des prérogatives — matériel versus
immatériel — va très loin, entraînant non seulement une véritable division sexuelle
des tâches mais également de l'attribution des biens. Tous les biens matériels — les
tipis, les ustensiles de ménage et de cuisine, les carcasses des gibiers tués par l'époux, —
appartiennent à l'épouse, l'homme ne détenant en propre que les objets attachés aux
rites — paraphernalia, charmes, calumets, etc. La femme en soi incarne la valeur
matérielle dans la mesure où son achat représente une forme tout-à-fait acceptable de
mariage ; c'est d'ailleurs la plus prestigieuse pour elle (Hassrick 1964 : 129-130).
Symétriquement, on sait que les femmes, à moins qu'elles ne soient vierges ou
ménopausées, et sauf exceptions notoires sur lesquelles nous aurons à revenir, sont
tenues à la lisière du rituel. Elles n'y participent que comme auxiliaires subordonnées
ou simples spectatrices. La danse dite des femmes — la seule danse à laquelle elles
avaient droit — constitue une de ces exceptions. Or, précisément, il s'agit pour elles d'y
figurer l'immobilité, la danse en question se limitant ainsi à un ballet de petits
sautillements sur place. Rien de plus éloquent qu'une telle immobilité trépignante
pour exprimer l'inaction rituelle dans laquelle est confiné le féminin. Une autre preuve
a contrario, émanant cette fois-ci de la composante masculine de la société, confirme la
répartition sexuelle des prérogatives. Tout acte rituel important qu'accomplit un
homme s'accompagne d'un geste de dénantissement (give-away) de sa part ;
autrement dit, le masculin dans « l'exercice de ses fonctions » souligne l'antinomie foncière
qu'il entretient avec la possession de biens matériels.
La division sexuelle des tâches et des prérogatives renvoie à la reproduction,
évidemment. Que les hommes soient entièrement voués à l'action rituelle accentue à
l'extrême les rôles qu'impartit la nature. Les femmes donnent biologiquement
naissance aux enfants tandis que les hommes leur confèrent un « être-là » social par les
procédures, ici encore d'ordre éminemment rituel, de nomination et, surtout,
d'adoption. Cette répartition va très loin : le sentiment de pudeur des hommes les retient
d'aborder dans la conversation ce qui a trait directement à la physiologie féminine ou
à la procréation, comme par exemple la grossesse (DeMallie 1982 : 4). En bref, la
parenté fait mine de tourner le dos à la nature ; mieux, elle s'affirme contre-nature,
n'étant jamais qu'un mode de reconnaissance entre eux d'individus qui vivent en
société, en d'autres termes, d'individus sachant se discriminer les uns des autres sur la
Désveaux, E.] PARENTÉ, RITUEL, ORGANISATION SOCIALE SIOUX 119

base de leur dénomination mutuelle. Et ce mode de reconnaissance ne doit rien à la


nature. Voilà que nous rejoignons les conclusions de DeMallie sur le primat absolu du
sociologique dans la perception de la parenté. Mais nous y parvenons par le biais de la
saisonnalité, soit par un cheminement radicalement distinct du sien. De surcroît, nous
découvrons une logique plus complexe encore que celle qu'il dénoue, logique qui
combine en une sorte de torsade les axes oppositionnels féminin versus masculin ;
biologique versus rituel ; hivernal versus estival et, enfin, collectif versus individuel ou,
ce qui revient partiellement au même, indiscriminé versus discriminé.
Poursuivons pour l'instant sur l'aspect saisonnier des choses. Compte tenu de la
répartition sexuelle des rôles, le calendrier rituel reflète nécessairement le point de vue
masculin sur l'alternance des saisons, enfouissant du coup celui des femmes qui le
sous-tend en négatif. Ce calendrier met l'accent tantôt sur la parcellisation
sociologique qui confine à l'individualité — on aimerait écrire à l'individualité nue — qui
caractérise l'hiver, tantôt sur la totalité collective qu'autorise l'été. Ainsi, de prime
abord, l'hiver y fait figure de « basse saison », celle où l'activité rituelle est
extrêmement réduite, se limitant à des manipulations chamaniques de peu d'ampleur qui
n'intéressent qu'un cercle étroit de personnes, voire parfois un seul individu. Fondées
sur la prestidigitation, elles valorisent des capacités infra-langagières. Le Yuwipi dont
la motivation principale consiste à mettre la main sur des objets perdus est significatif
à cet égard (Powers 1982). Ne peut-on pas dire qu'il nie le principe rituel masculin par
excellence qu'est le dénantissement ?
L'été, saison des chasses collectives, des grands rassemblements et des grandes
manifestations rituelles s'oppose à l'hiver : il se place sous le signe de la totalité sociale.
Pourtant, que l'on ne s'y méprenne pas, cette totalité est précisément bâtie sur des
individualités — masculines — transcendées, celle de l'initiateur de la danse du soleil,
d'une part, qui met enjeu tout son crédit personnel afin d'organiser et de présider au
mieux la cérémonie, celle des « braves », d'autre part, qui se soumettent de leur plein
gré à l'auto-torture. Nous sommes aux antipodes de la « tricherie », des expédients
illusionnistes du Yuwipi : il s'agit ici de souffrir pour de vrai.
La vocation rituelle du printemps et de l'automne répond exactement à la situation
de ces intersaisons. Il nous suffira, pour l'instant, de souligner le caractère transitoire
de certaines « cérémonies » sur lesquelles nous aurons à revenir plus amplement par la
suite. Ainsi, chaque printemps, était célébrée avec une certaine pompe la
reconstitution formelle des confréries. L'automne est pareillement la saison par excellence qui
sert de cadre aux cérémonies d'adoption dites Hunka 9. Établissant un lien solide
entre les individus deux-à-deux, ce rituel très important préside à la transition de l'été
à l'hiver car, sorte de variante duelle et minimaliste de l'avènement confrérique, il fait
s'iriser à la surface du corps social autant de traits-d'union entre le multiple et l'unique
qu'il y a de partenaires Hunka. Mais ce mouvement de désescalade du collectif vers
l'individuel s'accompagne d'une nomination ou renomination. En ce sens, la
cérémonie Hunka ne renvoie pas à une individualité « brute » et indiscriminée, équivalente à
celle de l'état de nature, mais à une individualité « adoucie », policée par une fonction
langagière qui la fonde désormais. De même que, lors des danses du soleil, la
célébration estivale d'un étant collectif jaillit des souffrances physiques de quelques braves,
souffrances qui sont signifiantes en tant que pures émanations de leur corps
biologique, de la dimension naturelle de leur être, de même l'acte foncièrement culturel de la
120 JOURNAL DE LA SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES [83, 1997

nomination sert de rempart à l'individualité hivernale, prévient son inclinaison «


naturelle » à régresser vers l'anti-socialité. Est-il possible d'aller plus loin encore dans la
compréhension de cette logique du féminin versus le masculin, du biologique versus le
rituel, du collectif versus l'individuel, de l'indiscriminé versus le discriminé ?

III. — La ghost lodge ceremony et le hunka

À l'opposé de nos sociétés qui en font grand cas, les Indiens d'Amérique du Nord
ne prêtent nulle attention aux ressemblances physiques qui pourraient prévaloir entre
un père et son fils, ou plus généralement entre des parents et leurs enfants (Désveaux
1994 : 61). Les Sioux partagent le trait culturel. Celui-ci s'intègre dans une conception
générale de la paternité qui nous paraît singulièrement complexe à démêler. Le
système des attitudes en effet semble paradoxal, qui combine affection et éloignement.
En fait, il ne peut s'expliquer que rapporté au schéma de la division sexuelle esquissé
ci-dessus. La paternité campe résolument du côté du rituel et de l'immatériel, rejetant
la dimension biologique de la procréation du côté maternel.
La Shadow ou Ghost Lodge Ceremony dont Fletcher nous a laissé une très belle
description (1884) et que Black Elk inclut dans sa liste des sept rites fondamentaux
(Brown 1953 : 10-30) se révèle particulièrement éclairante de ce point de vue.
Manifestation funéraire dédiée à un enfant mort, le rite se montre douloureux pour ses
officiants et résolument étrange pour la pensée occidentale. Étrange au point de lui
faire une telle violence que le gouvernement américain l'a interdit dès 1890. La Ghost
Lodge Ceremony 10 n'est pas la seule pratique rituelle indigène rendue illégale à cette
époque. On sait ainsi que les auto-tortures de la danse du soleil ou encore le potlatch
ont connu des sorts similaires. Mais, ici, ce qui est intéressant et qui prouve le malaise
profond que ressentaient les autorités face à cette forme rituelle insolite, c'est que,
en sus de l'interdiction, elles ont encouragé la création d'une cérémonie de
remplacement ad hoc inspirée du modèle chrétien. Dorénavant, tous les esprits des morts
sioux devront être libérés — ou expédiés au loin — à une date annuelle fixe selon une
norme inspirée par la Toussaint et le jour dit des morts du calendrier chrétien (ibid. :
10, note 1) n. Tous les esprits des morts, et pas seulement celui des enfants. Telle est
l'effarante étrangeté de ce rituel réservé aux enfants mais qui pourtant, dans l'esprit
des Sioux, dessine à n'en pas douter les contours de la procédure funéraire
prototypique. D'ailleurs, hormis la disposition du cadavre sur échafaud, aucune formule
funéraire pour adultes un tant soit peu standardisée ne ressort de l'ethnographie.
Ainsi l'ordre rituel sioux offre-t-il à celui qui perd un enfant la consolation de
devenir, s'il le désire ou, plus vraisemblablement s'il en a les moyens matériels,
« gardien » ou « veilleur » de la Ghost Lodge. Le titre prodigue les avantages d'une
large reconnaissance publique tandis que son acquisition est teintée d'une double
dimension, filiative et confrérique. Le processus ne peut être entamé sans que le
deuilleur qui aspire à devenir gardien de la Ghost Lodge ne reçoive d'un détenteur du
titre une sorte de « permission », concrétisée par une pipe, et qu'il ne « paye » ou
« dédommage » symboliquement, au moyen de peaux tannées, huit autres hommes
qui ont déjà acquis le titre dans le passé. On prélève une mèche de cheveux sur le corps
de l'enfant défunt puis celui-ci est disposé « selon les usages habituels ». La relation du
Désveaux, E.] PARENTÉ, RITUEL, ORGANISATION SOCIALE SIOUX 121

père à cette mèche commande un cycle de prescriptions qui dure, idéalement, deux ans.
Ce cycle s'ouvre par la mise à l'écart de la mèche pendant quatre jours, période que la
femme et les sœurs du père mettent à profit pour coudre une petite bourse destinée à la
recevoir et qui prendra place dans un paquet cérémoniel plus volumineux contenant,
parmi divers autres objets, la pipe obtenue d'un précédent gardien. On prépare
également une tente qui servira de « chapelle » à cet « autel ». Ce paquet resserrant la
mèche de cheveux de l'enfant mort et sa chapelle va faire l'objet des soins attentifs du
père et de son épouse jusqu'à l'achèvement du cycle. Une large distribution de biens,
accumulés par le père tout au long du cycle, marque cette sortie. À ce moment-là, en
effet, le wanigi (« l'esprit », « fantôme ») du très jeune mort conservé jusqu'alors
auprès d'eux par ses parents, littéralement couvé par eux, est censé se dissoudre ou, à
tout le moins, s'éloigner définitivement. Mais ce sont bien évidemment les
interdictions, extrêmement étendues, auxquelles se soumet le père durant toute cette période,
qui nous frappent. Elles empruntent au vocabulaire panaméricain typique de la
réclusion rituelle qui accompagne très couramment les femmes indisposées ou partu-
rientes d'une part, le meurtrier d'autre part, et ce notamment dans les domaines
alimentaires et comportementaux : vivre dans un espace écarté, ne pas consommer
certaines viandes, s'abstenir de certains actes de boucherie qui brisent, tels que fendre
le crâne d'une carcasse ou en rompre les os et les tendons, ne pas secouer ses vêtements,
ne pas pouvoir toucher qui que ce soit, ni être effleuré, etc. En fait, l'impétrant au titre
de gardien de la Ghost Lodge est pratiquement réduit à l'inaction totale car, bien
entendu, il ne peut, non plus, aller chasser ou a fortiori faire la guerre. La main du père
de l'enfant mort ne doit tenir aucune arme. En revanche, fait rare en matière de rituel,
sa conjointe — en tant que telle et non en tant que mère de l'enfant qu'elle n'est du
reste pas nécessairement — l'assiste de façon active : périodiquement, elle doit prendre
le paquet dans ses bras et le bercer comme si elle tenait un bébé vivant.
La cérémonie prend le contre-pied de la séquence naturelle procréative, celle qui va
d'une conception à une naissance. Il s'agit ici de mort, et la position respective des
sexes s'inverse, alors que se maintient l'unité fonctionnelle du couple 12. Bien
qu'éminemment passif, le père occupe le centre de l'attention. Il vit une véritable
antigestation de deux ans avant que l'esprit de son enfant ne soit totalement délivré ou
dissout. Cette période correspond approximativement à l'intervalle de temps qui
sépare deux grossesses menées à terme en l'absence d'une régulation volontaire de la
fécondité. Le père accepte de subir les restrictions habituellement réservées aux
femmes en couches mais aussi au meurtrier, comme s'il était d'une certaine manière à
l'origine de la mort de son enfant. Le rite entier rappelle la couvade. Nul doute qu'à cet
égard, il ne jette une lumière assez vive sur la nature même du phénomène en
Amérique, qui apparaît dès lors comme le lieu où s'entre-croisent les prérogatives
dévolues à chacun des sexes : charge de donner la vie pour l'un, nécessité d'infliger la
mort pour l'autre.
La Ghost Lodge Ceremony est certes une couvade, mais souvenons-nous qu'elle
est avant tout le deuil d'un enfant, autrement dit une anti-couvade. Au moyen d'une
torsion aussi radicale de la relation à la naissance, à tel point qu'elle nous apparaît
presque relever de la perversion, le rite définit la paternité sioux comme un lien d'ordre
purement social, comme un lien qui refoule, qui nie une fonction génitrice. La force de
la préritation confirme, si besoin était, qu'elle est par ailleurs pleinement connue. Sur
122 JOURNAL DE LA SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES [83, 1997

l'axe masculin/féminin, parallèle à celui de nature/culture, la leçon du rite porte sur le


discriminé versus l'indiscriminé. Il est clair que le long processus auquel se soumet un
père est déterminé par un individu précis, par cet enfant, et nul autre que celui dont une
mèche de cheveux est conservée en relique au cœur du paquet cérémoniel. Une telle
magnitude donnée à l'individualisation de la relation prend un caractère d'autant plus
artificiel qu'il s'agit d'un très jeune enfant — en réalité un bébé —, c'est-à-dire d'un
individu dont la personnalité propre n'aura jamais l'occasion de s'épanouir d'elle-
même. La Ghost Lodge tient ici de la pétition de principe. Du coup, on peut se
demander si elle n'assigne pas aux femmes une capacité génésique qui, pour sa part,
produit de l'indiscriminé. Un trait ethnographique sur lequel insistent tous les anciens
informateurs abonde en ce sens, bien qu'une fois encore ce soit par ricochet : les
enfants nés d'une femme d'origine extérieure, par exemple d'une captive de guerre,
jouissent exactement du même statut que les autres aux yeux des Sioux (Walker 1982 :
54-55). Que la mère appartienne à un groupe ou à un autre, cela n'a aucune
importance. La singularité de l'identité de la mère — qui ne saurait bien entendu être que
sociale, en l'absence de toute idéologie du sang — n'exerce aucune influence sur celle,
à venir, de l'enfant. L'indiscrimination règne, l'ancrage biologique de la fonction
féminine de la reproduction s'affirme plus que jamais 13.
Le grand partage entre les sexes « enfonce » le féminin du côté du biologique et
« rehausse » le masculin du côté du rituel. Au reste, ce partage s'abolit dans une de ses
conséquences les plus inattendues : comment peut-on encore parler de la filiation ? Ce
qui la fonde en effet, à savoir la reproduction, s'énonce sur son versant féminin
uniquement sur le mode du biologique et de l'indiscriminant ; or le principe de filiation
suppose que l'on distingue car, sinon, on risque la dissolution pure et simple de ce qu'il
y a à transmettre. Sur son versant masculin, ils s'avère certes fortement discriminant
mais uniquement sur le registre du rituel, autrement dit de la parole, de la désincar-
nation et de l'abstraction absolues. Si l'on admet maintenant que l'idée de filiation
renvoie à une transmission, entre un individu géniteur ou supposé tel et sa progéniture,
d'une somme d'attributs où le biologique et le social sont, d'emblée, considérés comme
intimement mêlés, on doit se rendre à l'évidence que l'ethnographie sioux pulvérise
cette catégorie tenue pour universelle par la séparation stricte qu'elle opère entre le
rôle de l'un et la part de l'autre. Elle le fait en surdéterminant la séparation entre les
sexes par l'opposition entre discriminé/indiscriminé, quelque peu passé inaperçue
jusqu'à maintenant. C'est précisément là que se niche l'une des clés de la
compréhension des Sioux et de leur organisation sociale. On sait que l'anthropologie américaine
a longtemps été à la recherche d'une forme de filiation — qu'elle soit patri- ou
matrilinéaire, bilatérale ou bilinéaire 14 — chez les Sioux et que cette quête n'a été
qu'un long calvaire pour elle. On commence à voir pourquoi. Elle courait après une
ombre.
Mais alors sur quoi repose l'univers social des Sioux, amputé qu'il est de filiation,
quand bien même il lui resterait l'alliance? Il repose sur un principe généralisé
d'adoption interindividuelle qu'authentifie la cérémonie Hunka. Cette adoption était
extrêmement répandue, s'accompagnant toujours d'une (re)distribution de biens. À
lire les témoignages recueillis par Walker, on retire l'impression qu'elle touchait tout le
monde par un biais ou par un autre. Tout se passe comme si l'adoption ou la
cooptation, c'est-à-dire l'établissement d'un lien social qui à la fois ignore et supplée
Désveaux, E.] PARENTÉ, RITUEL, ORGANISATION SOCIALE SIOUX 123

ceux préalablement créés par la parenté biologique, était le principe dominant de


l'organisation sociale sioux. Les dires de John Blunt Horn, un des plus précieux
informateurs de Walker sur le Hunka (1980 : 203), confirment l'interprétation : à
l'origine, le rite n'était pas exécuté convenablement de sorte que la capacité
reproductive de la société sioux souffrait de déficiences telles que son existence même semblait
en péril. On se souvient en effet de cette époque comme étant l'année durant laquelle
« Many Pregnant Women Died ». Il devenait impératif de réformer la cérémonie
hunka, de la refonder sur de nouvelles bases. Un vieux couple vivant dans le
dénuement le plus complet, car sans enfant ni richesse, fut le vecteur de ce renouveau :
bénéficiaire d'une vision, ce couple en position néo-primodiale, reçut des instructions
précises des « fantômes des ancêtres » qui lui édictèrent les règles actuelles du hunka.
Ce micro-mythe de fondation, quelque sommaire qu'il apparaisse de prime abord, est
complexe. Il fait référence à la reproduction biologique comme antérieure à l'adoption
rituelle et simultanément met en scène leur concurrence. Le Hunka originel était dans
l'excès d'une manière ou d'une autre — on ne sait d'ailleurs pas laquelle — au point
que le potentiel féminin de reproduction en fût menacé. Il fallait redéfinir un équilibre.
C'est la figure d'un couple, paradigme de la fécondité, qui sera le médiateur d'une
restauration mesurée du hunka. Mais ce couple est stérile, à l'instar de celui qui sert
d'arrière-plan au deuil du père dans la cérémonie du Regard immobile. Stérile et
démuni, ce qui le met dans le besoin aussi bien d'adopter des enfants que de recevoir
des biens matériels. Le couple occupe donc les deux positions que définit le rite. Le
mythe, jouant une fois encore de l'inversion — les fantômes des ancêtres sont invoqués
afin de promouvoir une nouvelle formule de relations entre les vivants — ménage la
transition entre la réalité biologique de la reproduction et celle, rituelle, de l'adoption.
De ce point de vue et pour revenir brièvement sur les notions de clans, confréries ou
unités résidentielles et leurs significations respectives, on pourrait dire que les Sioux
constituent une immense confrérie qui nourrit en son sein diverses sous-confréries et
qui, largement « étalée » à travers l'espace, n'a aucune autre option primaire en
matière d'organisation sociale que la co-résidence. Insérons une brève remarque : si
l'ethos sociologique sioux est régi par un principe généralisé d'adoption
interindividuelle, l'affinité se coule dans ce moule dont elle ne représente jamais qu'un secteur
spécifique ou, plutôt, une des grandes modalités possibles. Voilà qui offre déjà un
éclairage sur le fait que la nomenclature décrive l'affinité comme homogène et peut-
être comme première, en opposition à une consanguinité hétérogène — parallèles
versus croisés — et partiellement dérivée.
On pourrait cependant penser que, dans ce contexte d'adoption généralisée,
l'institution des « kola », que l'on sait être également très répandue chez les Sioux,
soulève des difficultés. Il s'agit d'une forme de cooptation entre deux individus,
apparemment proche du Hunka dans son principe. Lisons Hassrick :
« Young men frequently, as on outgrowth of childhood friendships, informally agreed to
become kolas, to join one another as partners in all undertakings, to share material belongings
for their mutual benefit. In hunting and in war they would remain inseparable, assisting each
other to the limit of death. » (1964 : 1 1 1)

II y a équivalence effective entre l'adoption Hunka, génératrice de liens


interindividuels, et cette amitié singulière que sanctifie à un moment donné la participation
124 JOURNAL DE LA SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES [83, 1997

commune à une même action guerrière (la chasse est une variante faible de la guerre
aux yeux des Sioux). La relation kola se scelle définitivement car on n'abandonne pas
son ami à la mort, quitte à risquer sa propre vie. La relation se noue précisément par
un partage de la mort en puissance. La guerre revient bien à s'exposer à la mort, à se
confronter à elle, et ce au contact de l'ennemi. Ce dernier, qui en est l'administrateur
potentiel, se confond avec elle. Dès lors, nouveau retournement de perspective : la
cérémonie Hunka ne remplace-t-elle pas l'action guerrière comme confrontation à la
mort? Hassrick ne s'aventure pas dans un rapprochement entre la guerre réelle,
génératrice des liens kola, et la cérémonie Hunka. Et pourtant il décrit celle-ci en des
termes qui justifient pleinement un tel rapprochement :
« When the time was set, the couple who intented to participate in the adoption were often
formelly escorted around the camp to the ceremonial tipi. The younger person might be
symbolically placed in the logde as a « captive », while the elder partner was questionned about
whether anyone would take the captive Hunka rather than see him put to death. When the older
man volunteered to save him, the « captive » was « rescued » and the ceremony continued. »
(ibid. : 298)

La guerre réelle et son pendant sur la scène rituelle se distinguent seulement par l'écart
de statut préalable entre les partenaires. Partant en expédition côte à côte en direction
du territoire ennemi, les kola sont égaux en tout. En revanche, après que l'un a
trébuché au combat, a risqué la captivité ou la mort et que son compagnon a volé à son
secours, mettant en jeu sa propre vie, la balance n'est plus égale. L'un doit la vie à
l'autre, lequel possède dès lors un ascendant considérable sur lui. Si l'on admet
l'hypothèse selon laquelle une équivalence prévaut entre action guerrière et cérémonie
Hunka 15, on note une transposition homologue des positions où l'écart
sauveteur/sauvé se calque sur celui entre l'adoptant et l'adopté. Ce dernier est celui
qui est destiné à être sauvé par l'adoption, laquelle signifie dans le langage du
rite échapper à la mort ou, ce qui revient au même, à la captivité entre des mains
ennemis.
La dimension rituelle qui caractérise l'adoption généralisée crée un lien social qui,
à tout prendre, mime la filiation absente : elle engendre un lien fort entre des individus
qui se trouvaient à l'origine dans une relation différentielle, sinon hiérarchisée. La
documentation ethnographique peut parfois apparaître floue sur le phénomène
hunka ; elle indique cependant avec suffisamment de netteté qu'entre l'adoptant et
l'adopté existe, tantôt un écart d'âge correspondant grosso modo à celui d'une
génération, tantôt un écart de richesse ou, mieux, dans la présentation idéalisée qu'en
donnent les informateurs, une combinaison des deux. Du reste, pour John Blunt
Horn, l'adoption hunka est clairement une relation de paternité (Walker 1980 : 205).
Nul doute que celui qui sauve la vie à son prochain lui offre une seconde vie, lui
redonne naissance. Sur la toile de fond de cet écart statutaire, il est clair également qu'il
y a de la transmission dans l'économie du complexe Hunka, ce qui va dans le sens de
son interprétation en terme de pseudo-filiation. Ce sont les bénéfices immatériels des
mérites acquis sur le champ de bataille 16 qui sont susceptibles d'être transmis,
bénéfices qui se convertissent d'ailleurs en droits sur des valeurs très concrètes, tels des
biens usuels et de prestige — au premier rang desquels il y a les chevaux — ou encore
des femmes et des enfants (Walker 1980 : 205).
Désveaux, E.] PARENTÉ, RITUEL, ORGANISATION SOCIALE SIOUX 125

Dans la relation Hunka, l'adopté est donc celui qui, a priori, appartient à la mort
et à l'altérité incarnées par les ennemis. Il est en position d'infériorité, de faiblesse ou
il est un cadet. Sous ce registre pseudo-filiatif, nous voyons s'esquisser un renversement
entre les valeurs « naturellement » attribuées à la vie et à la mort en fonction de l'axe
aînés/cadets puisque les plus jeunes se situent d'emblée du côté de la mort. Une image
classique de la filiation place en effet plutôt les aînés à proximité de la mort, condition
qui motiverait leur désir de transmission. Il y a là comme une réversion temporelle.
Dorsey butta sur le phénomène, remarquant l'étrangeté d'une croyance qui donnait
aux plus jeunes des esprits une position supérieure aux autres, car définie comme de
l'aînesse. Un autre indice du même phénomène peut être décelé dans une teknonymie
paternelle formalisée sous le vocable atkuku « père d'un tel... » (Walker 1982 : 49).

IV. — La belle captive ou guerre et alliance

Après la filiation, tournons-nous vers l'alliance. Compte tenu de la nomenclature,


il est raisonnable de postuler que les parallèles, assimilables à des germains au sein de
la génération 0, étaient proscrits (du moins les plus proches d'entre eux) en tant
qu'affins potentiels. Un autre point paraît acquis : il n'existe aucune prescription
désignant un quelconque parent comme étant le conjoint idéal, sinon en ce qui
concerne les mariages secondaires. Dans de tels cas, en effet, on était censé se marier
dans la fratrie dont était issu le conjoint initial 17. Hormis ces deux quasi-certitudes, les
éléments légués par l'ethnographie se montrent particulièrement rétifs à
l'interprétation, et ce surtout dans la perspective habituelle selon laquelle le problème de la
prescription comme celui des interdits se pose à l'intérieur du champ de la
consanguinité. Car, en réalité, les Sioux eux-mêmes n'ont, semble-t-il, jamais énoncé qu'une
seule règle : il faut se marier à l'extérieur. En l'absence de groupes d'unifiliation, cette
exogamie se définit sur la base de la co-résidence et commence donc aux limites de la
bande 18. Contrairement aux idées reçues, qui remontent à Walker interprétant le
suffixe si comme étant la marque d'une impossibilité matrimoniale, la règle d'exoga-
mie n'interfère pas — ni dans un sens, ni dans un autre — avec le fameux mariage entre
cousins croisés. Autrement dit, elle ne recommande pas plus qu'elle n'interdit cette
formule matrimoniale. Il en va de même avec la nomenclature : que les croisés soient
classés en marge des parallèles, d'une part, des affins de, l'autre, ne signifie aucunement
qu'ils sont exclus de la consanguinité ou du cercle des alliés potentiels. Sachant les liens
ontologiques qui les rattachent aux premiers et le fait qu'ils dérivent linguistiquement
des seconds — soit un dictât de la nature, d'un côté, un choix culturel, de l'autre — ne
devrait-on pas plutôt les identifier à une catégorie à cheval entre la consanguinité et
l'affinité, tenant des deux à la fois ? Ne brûlons toutefois pas les étapes et regardons de
plus près ce qu'il en est de l'exogamie sioux, étant entendu qu'il s'agit d'un terme qui
recouvre précisément la conception autochtone de l'alliance, laquelle, on l'aura
compris, doit être extérieure. Allons au fait et énonçons d'emblée une intuition forte :
l'extérieur en question, c'est l'ennemi, et l'épouse idéale, c'est la captive prise à la
guerre. Des détails ethnographiques épars, et que la pensée anthropologique se
résignait depuis des lustres à considérer comme indéchiffrables, convergent et
deviennent intelligibles grâce cette interprétation. Examinons-les.
126 JOURNAL DE LA SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES [83, 1997

À tout seigneur, tout honneur. Le plus explicite de ces détails est certainement le
mot qui désigne l'acte de se marier, winyuze, que l'on peut gloser par « attraper, enlever
une femme » (Powers 1975 : 73). Rien n'indique qu'il faille lui prêter a priori une
valeur métaphorique comme le prétend Powers {ibid. : 75). Ensuite, il y a le fait qu'il
n'existe pas de terme de parenté pour dire « conjoint ». Les expressions employées
telles que mit'awin (« ma femme ») ou mihingna (« mon homme ») renvoient aux
termes génériques d'homme ou de femme. DeMallie établit ce point aussi bien dans ses
annotations de Walker (1982 : 179) que dans son article de 1994 où il relate l'opinion
d'Ella Deloria là-dessus :
« It is questionable whether the terms for spouses should be included in the category of kinship.
Deloria (forthcoming) felt that they should not be ; those terms were not used for address and
rarely for reference. Instead, individuals referred to their spouses as iye Ъе/she'and used no term
for address. » (DeMallie 1994 : 139)
Deloria est convaincue que les époux ne sont pas des parents. Mais, toujours citée par
DeMallie, elle explique aussi que la caractéristique des Sioux est de se définir comme
tous parents et de rejeter à la périphérie de leur tribu les non-parents. Ces derniers
tombent alors dans la classe des ennemis avec lesquels la guerre est l'unique mode de
relation concevable (Ibid. : 130). À l'exception de Powers, tous les auteurs s'accordent
sur l'étymologie de Lakota/Dakota qui, dérivée de da, « considérer » et kola « ami »,
signifie donc « considérés comme amis ». Nous avons vu que le mot kola prenait tout
son relief dans le contexte d'une amitié virile et guerrière. Cette double connotation est
ici présente : les Sioux sont idéalement une tribu d'hommes en guerre totale avec
l'extérieur. Et c'est sur cet extérieur qu'ils prélèvent, en prédateurs, les femmes dont ils
ont besoin pour leur reproduction sociale.

Illustration non autorisée à la diffusion

47)
Désveaux, E.] PARENTÉ, RITUEL, ORGANISATION SOCIALE SIOUX 127

On se souviendra alors du tabou très strict qui pèse sur la parole dans les relations avec
les beaux-parents, interdit logique dès lors qu'on conçoit qu'il s'agisse d'ennemis.
Cette dimension de la guerre permet de lire sous un angle nouveau — qui ne contredit
pas, au contraire, le premier ayant trait à l'indiscrimination — le fait que les enfants de
captives jouissent d'un statut strictement équivalent à celui des enfants nés de femmes
sioux. On comprend de même que les kola, les « amis de guerre », les « compagnons
d'armes » considèrent normal de mettre en commun leurs épouses puisque, en théorie,
elles représentent un butin qu'ils ont conquis ensemble tandis qu'ils s'exposaient,
solidaires, à la mort sur le territoire l'ennemi. La même logique explique qu'un homme
« hérite » de la veuve de son kola (Hassrick 1944 : 339). Le paradigme guerrier de
l'alliance rend également compte de toute une série de phénomènes qui apparaissent
souvent en contradiction les uns des autres : que les jeunes jeunes filles faisaient l'objet
d'une surveillance constante, comme si elles avaient été un bien qu'il fallait protéger ;
qu'il suffise de « toucher » une jeune fille avec un bâton en le glissant de nuit sous la
peau tendue recouvrant le tipi parental pour se prévaloir de l'avoir possédée, à l'instar
du guerrier qui peut se prévaloir d'une victoire sur l'ennemi dès qu'il a porté un
« coup » sur son corps ; que l'enlèvement enfin soit une modalité acceptable de
mariage, pour autant que le preneur fasse preuve de sa force, tout comme l'achat qui
n'en est jamais qu'une forme atténuée, ménageant les intérêts des pourvoyeurs de
femmes. Le terme qui désigne le beau-frère suggère également la thématique
guerrière : tonhan, qui pourrait signifier « être-là » ; « être-là » pour être tué et afin que la
sœur soit faite captive ?
On remarquera à ce propos que si, conformément à un schéma très banal dans les
Plaines, les guerriers sioux remettaient les scalps prélevés sur l'ennemi aux mains des
femmes 19, ils leur livraient également leurs captifs éventuels afin qu'elles les torturent
à mort. Pour ce faire, elles les attachent à un poteau — inversion manifeste du mât
central de la danse du soleil auquel se lient les jeunes guerriers qui se destinent à
l'auto-torture — et elles leur font subir de nombreux sévices, dont la castration :
« etiam genitalia exciderunt » dit joliment le texte (Dorsey 1884 : 313). Au-delà du
caractère d'inversion que possède une telle castration effectuée par des femmes au
cœur du campement, par rapport au trophée que représente une chevelure conquise
par un homme à l'extérieur, la pratique traduit avec acuité la philosophie des Sioux.
Gardant les prisonnières à leur usage matrimonial, ils remettent leurs prisonniers à
leurs femmes. Celles-ci se voient ainsi en position de prouver leur complète intégration
en étant amenées à faire souffrir ceux qui ont, peut-être, été leurs frères dans une vie
antérieure. On retrouve ici l'idée de non-personne sociale féminine, puisque l'épouse
du guerrier est censée n'avoir aucun sentiment propre — par exemple de
compassion — vis-à-vis d'un autre dont elle fut pourtant proche. Cette conduite doit être
rapprochée de l'absence notable, chez les Sioux, de procédures rituelles spécifiques
destinées à faciliter l'adoption éventuelle d'ennemis, rituels qui fleurissaient pourtant
ailleurs, notamment parmi les groupes qui résident à l'est des Plaines, chez les Ojibwa,
les Algonquins centraux ou encore les Iroquois... On reviendra alors un peu en arrière
et on se remémorera que l'adoption est précisément une procédure réservée à l'usage
interne chez les Sioux, où elle prend du reste une amplitude sans pareil. Or nous avons
également suggéré plus haut que l'alliance était, d'une certaine façon, un genre de
l'adoption. Les contours se dessinent d'eux-mêmes : l'alliance est la modalité externe
128 JOURNAL DE LA SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES [83, 1997

de l'adoption, modalité dans laquelle sont confiés au hasard — fortune du lieu,


fortune des armes — les rôles de désigner l'adoptée mais aussi de déterminer le succès
de la procédure.
L'alliance est une sorte de violence nue initiale qui s'atténue progressivement au fil
de la vie partagée. Si les époux ne disposent d'aucun terme de parenté pour se désigner
au départ — c'est-à-dire pour se reconnaître mutuellement en tant qu'individus
inscrits dans un réseau d'autres individus — , Ella Deloria nous rapporte qu'au sein
des très vieux couples, on finissait souvent par s'appeler kola « ami », « compagnon
d'armes » (DeMallie 1994 : 139). La seule forme d'intégration qui prévaut est une
longue intimité : elle finit par abolir les barrières les plus hautes qui se dressaient à
l'origine entre les partenaires matrimoniaux, celle de la différence des sexes, d'une
part, celle de l'extra-résidentialité, définie comme le domaine de l'ennemi, d'autre
part, celle, enfin, de l'individualité même et de son contraire. Il convient de revenir
brièvement ici sur la discussion entre Hassrick et DeMallie au sujet de la place
respective des sexes dans la société sioux. Le premier, à qui revient l'immense mérite
d'avoir insisté sur l'éthos foncièrement guerrier des Sioux, estime cependant qu'il est
incompatible avec une relation harmonieuse entre les sexes, compte tenu de toute la
charge de violence et de domination masculines qu'il sous-entend (1964). Le second
(1982) a raison de récuser cette vision ethnocentrique qui doit trop, de surcroît, à la
sensibilité de son époque (soit, pour dire vite, l'amorce du mouvement «
d'émancipation de la femme » dans les sociétés occidentales). Si DeMallie montre, d'un côté, la
supériorité symbolique, rituelle etc., des hommes sur les femmes, il cherche, de l'autre,
à rééquilibrer la balance. Il montre en particulier que les hommes font volontairement
preuve de retenue dans le domaine de l'activité sexuelle. Ce qui lui permet, au passage,
de rendre compte d'un des faits les plus paradoxaux de l'ethnographie, quelque peu
passé sous silence par Hassrick, à savoir l'agressivité sexuelle des femmes. DeMallie
considère lui aussi, au fond, qu'il doit y avoir incompatibilité entre agressivité sexuelle
masculine et l'éthos guerrier, mais non pas au niveau presque naïf où la situait
Hassrick et que l'on pourrait résumer par le célèbre slogan « faites l'amour pas la
guerre », mais à un autre niveau — quasi-foucaldien — d'une vocation des corps :
« In a cultural sense, it was the men who subordinated themselves to women, resisting sexual
temptations and the comfort of the camp to risk their lives in war and hunting and to humiliate
themselves before the powers of the universe to beg for the spiritual help to enable them to
accomplish their duties as providers and protectors. » (1982 : 33)

Cette vision encore trop lisse de la réalité sioux ne nous convainc guère plus que celle
de Hassrick dans la mesure où, dans l'ethnographie, n'est nulle part mis en avant le fait
que les hommes doivent être de gentils chasseurs et de bons guerriers, et que ces
derniers seraient uniquement dévoués à la cause de la défense du groupe. La
motivation martiale réside plutôt dans l'acquisition d'une gloire personnelle et la conquête de
femmes pour soi. C'est un but de prédation individuelle qui est rendue viable par une
structure globalisante de ses finalités. Parfois jusqu'à l'excès, et au risque de faire
exploser cette structure. La meilleure preuve en est que le grand guerrier, la figure sioux
du « grand homme », fort de son prestige martial, non seulement acquiert un poids
politique considérable, mais se place parfois au-dessus de la loi commune. Son désir de
posséder des femmes devient si irrépressible qu'il ne se contente pas d'aller les
Désveaux, E.] PARENTÉ, RITUEL, ORGANISATION SOCIALE SIOUX 129

prélever dans les rangs des ennemis : il cherche à les séduire ou à les enlever parmi les
siens, brisant ainsi la loi tacite de non-aggression entre kola qui est, nous le savons, le
ciment de l'entité sioux 20. Le grand-guerrier, tel Bull Bear déjà décrit par Parkman 21,
échappe aux sanctions de la confrérie akicita qui n'« ose » s'attaquer à lui en raison de
sa réputation de bravoure acquise sur le champ de bataille. Et pourtant la vocation
interne de cette confrérie d'inspiration guerrière est précisément de punir les individus
au comportement jugé asocial en les dépouillant de leurs biens et en mettant à bas leur
tipi22.
Dans ces conditions, il est douteux que les hommes soient prudes par simple
défiance de la chose sexuelle comme le voudrait DeMallie. Nous connaissons en effet
trop de groupes Indiens qui manifestent en parole et en geste sur ce registre des
manières fort « lestes » et une « liberté » de ton tout à fait exceptionnelle pour accepter
l'idée d'une pruderie sioux culturellement déterminée. En réalité, la position
structurelle des hommes fait qu'ils investissent le champ de l'alliance, voire le subjuguent, à
partir de leurs prérogatives guerrières, et qu'en face les femmes l'investissent en retour
par le sexe, catégorie qui les définit de façon quasi-ontologique, pour autant qu'elle
signifie l'indissociabilité des principes de plaisir et des mécanismes de la procréation.
Car il y a là, à n'en pas douter, une erotique de la conception comme il y a quelque
chose qui tient d'un assouvissement profond pour l'homme sioux dans le meurtre
perpétré — ou dans un simple « coup » accompli — à l'occasion de l'engagement
guerrier. Il apparaît clairement désormais que les procédures tendant à limiter
l'activité sexuelle féminine que l'on observe chez les Sioux — surveillance rapprochée des
jeunes filles, usage de ceintures de chasteté, une certaine valorisation de la virginité ou
d'une étrange monogamie féminine, choses rares en Amérique 23 — , s'inscrivent dans
une logique non pas de protection vis-à-vis d'une sexualité masculine supposée
débridée, mais émane plutôt d'une nécessaire codification de la sexualité féminine
elle-même, par l'intromission d'interdits.

V. — Des rites à la nomenclature

Bien qu'idéale, la Ghost Lodge Ceremony n'était pas la procédure funéraire la plus
courante chez les Sioux. Il en va de même du mariage avec une captive. Cette forme
d'alliance demeurait probablement assez exceptionnelle, la norme statistique devant
revêtir un caractère beaucoup plus prosaïque. Il ne fait cependant aucun doute que
s'accomplissait dans ce mariage l'idéal paradigmatique, celui précisément
qu'évoquent tous les informateurs lorsqu'ils parlent d'obligation exogamique. Il s'agit pour
les hommes de prélever chez les autres des femmes et de les ramener de force afin
qu'installée comme épouses, elles occupent le cœur de leur propre édifice social. On
comprend désormais pourquoi l'idéologie sioux exalte à ce point la guerre : elle n'est
rien d'autre que le moteur de la vie sociale. Grâce à elle, l'alliance est rendue possible,
puisée dans une sorte de réservoir considéré a priori comme intarissable et constitué
par la périphérie du groupe. Parcelles d'alliance destinées à une affinisation
progressive — ou brutale — afin de la ramener en son cœur pour s'y accomplir. Les Sioux
radicalisent une logique de l'altérité constituante, laquelle suppose que l'extérieur soit
rabattu sur le centre 24.
1 30 JOURNAL DE LA SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES [83, 1997

La danse du soleil fournit une preuve éminemment rituelle de cette interprétation.


Comme dans le hunka, la scène martiale sert d'arrière-plan référentiel à l'action
cérémonielle. Le mât central incarne en effet un ennemi, étant nommé et traité comme
tel. C'est un peuplier (cottonwood tree) dont le choix et l'abattage préalables à son
érection au centre du cercle rituel s'assimilent à une expédition guerrière : l'arbre est
d'abord repéré, puis pris d'assaut, mis à bas et emporté. Cette opération ne peut
réussir qu'au terme de trois essais préalables, soit la quatrième fois. Elle est œuvre
féminine. Si le hunka joue la délivrance in extremis d'un guerrier tombé aux mains de
l'ennemi, les préliminaires de la danse du soleil miment en miroir la capture de ce
même ennemi. Les guerriers tuent des beaux-frères putatifs et raptent des épouses en
puissance. La correspondance rituelle est nette : ce sont ces jeunes filles qui président
à l'enlèvement d'un beau-frère prototypique. Elles sont censées être « vierges », tout
comme le guerrier est censé s'être abstenu de relations sexuelles avant son
expédition 25. Une jeune femme qui aurait prétendu à l'honneur de participer à la capture du
peuplier cérémoniel alors qu'elle aurait déjà été au contact d'un homme est susceptible
d'être dénoncée en public. Pareillement, s'expose à un déni public le guerrier qui
prétendrait à un exploit usurpé, en prenant par exemple sur le cadavre d'un ennemi un
« coup » surnuméraire, au-delà des quatre autorisés.
Parvenus à ce point de notre reconstruction, les éléments se placent désormais très
vite, à la manière des dernières pièces d'un puzzle. Bien que formule funéraire
accomplie, la Ghost Lodge Ceremony est réservée aux enfants. Rien de plus logique,
dans la mesure où la sépulture la plus enviable pour les adultes consiste en un abandon
sur le champ de bataille situé en territoire ennemi. Le témoignage d'Arnold Iron-Shell
ne souffre aucune d'ambiguïté sur ce point 26. Powers rencontre également cette
fascination poussée pour l'ambiance morbide des lieux d'affrontement. Selon lui, la
danse dite du Corbeau permet une sorte d'invocation de ceux qui sont décédés au loin
et dont il serait en quelque sorte l'émissaire ou, plus exactement dans notre perspective
d'un retour de la périphérie vers le centre, le rabatteur. Les participants de la danse en
question portent une ceinture mouchetée de blanc. Cette ornementation renvoie aux
fientes de corbeaux qui constellent les champs de bataille, lieux où l'oiseau charognard
se nourrit de chair humaine (Powers 1993 : 13). Rien de plus cohérent également, dès
lors, à ce que le paradigme guerrier soit totalement exclu de la Ghost Lodge Ceremony.
Dans le programme d'interdits très strict auquel se soumet le père de l'enfant mort, il
lui est impossible de participer à une expédition guerrière et même de toucher une
arme, ce qui le voue d'ailleurs à une inaction presque totale eu égard aux activités
productives. Non seulement cela, mais pas le moindre conflit interpersonnel ne doit
éclater dans son entourage, voire être évoqué.
Il y a donc deux sortes de mort, l'une qui commande un mouvement centrifuge
lent, de la mèche de cheveux enfantine précieusement conservée à la libération de
l'esprit, et qui ressemble, tout en la niant, à de la filiation, l'autre qui relève d'une
violence martiale dont l'impérieuse dynamique centripète fonde peut-être l'alliance.
En tout état de cause, cette seconde mort en tient lieu, mais en la précarisant, en la
minant, en en faisant l'ombre d'elle-même et une sorte de mirage pour
anthropologues. Dans la mécanique sociologique sioux, la mort guette tantôt le donneur de
femme, ce « beau-frère » qu'il faut tuer pour en rapter la sœur, tantôt le preneur qui,
pour l'être, doit mettre enjeu sa propre vie. Au reste, le plus souvent, c'est à tour de rôle
Désveaux, E.] PARENTÉ, RITUEL, ORGANISATION SOCIALE SIOUX 131

qu'elle finit par échoir à l'un et à l'autre. Quant à ce qui fait l'alliance dans sa réalité
quotidienne, autrement dit cette existence plus ou moins partagée de deux individus de
sexes différents à l'intérieur d'un réseau de sociabilité étroite et possédant le plus
souvent une descendance commune, on a vu que c'est plutôt en se réfugiant dans le très
large moule offert par l'adoption qu'elle était en définitive vécue.
Profitant de ce que nous venons d'évoquer à nouveau l'adoption qui, magnifiée par
le Hunka, occupe une place si importante dans la sociologie sioux, esquissons une
première récapitulation d'ensemble. Au couple tenu pour universel que forment
l'alliance et la filiation se substitue manifestement celui de la mort conjuguée au
principe d'adoption. On pourrait minimiser la portée du constat en décrétant qu'après
tout l'adoption renvoie à l'alliance et la mort à la filiation : n'y a-t-il pas en effet de
l'adoption dans le choix d'un affin et la filiation n'a-t-elle pas trait, d'une certaine
manière, à la transmission d'un capital — matériel ou immatériel — par delà la mort
individuelle ? Une telle solution ne suffît pourtant pas, car elle fait fi du formidable
décentrage qui semble régir l'univers sioux, décentrage dont la fameuse particule «qui
a suscité tant de discussions serait peut-être l'expression privilégiée au sein même de la
nomenclature de parenté.
Une nomenclature de parenté dravidienne scinde la société en deux champs au
niveau des générations intermédiaires (+1, 0, — 1). Le champ de ceux que, par
commodité, nous appelons les parallèles comprend, outre ceux-ci, les germains et les
grands-parents. Il définit une catégorie de semblables à soi, avec lesquels la relation
matrimoniale est exclue. Une catégorie alterne — l'affinité — lui fait pendant. Cette
dernière incorpore ou subsume les croisés. Bien que le principe sous-jacent d'une telle
nomenclature ne réside aucunement dans le mariage entre cousins croisés mais dans
un dualisme égo-centré, elle laisse a priori l'alliance et la filiation s'exercer sans entrave
particulière, ni besoin de prescription supplémentaire à celles qui lui sont
intrinsèques 27. Il n'en va pas de même avec une nomenclature dite iroquoise 28 qui réifie la
catégorie des croisés et l'intercale entre celle des parallèles et des affîns, découpant
ainsi l'espace social en trois grandes catégories. Nous avions souligné au début de ce
texte qu'une des difficultés dans l'interprétation de la nomenclature en vigueur chez les
Sioux tenait précisément à ce que, contre toute logique apparente — et l'hypothèse
d'un ancien mariage entre cousins croisés —, la catégorie de croisés, à la génération 0,
semblait dériver de celle d'affinité, le suffixe si servant d'opérateur à cette altération.
Or qu'en est-il de ce suffixe aux générations connexes ? À la génération + 1, le suffixe
ši apparaît dans les termes désignant les beaux-parents (et les grands parents
maternels, nous l'avions signalé et nous y reviendrons) à partir de ceux désignant les
grands-parents (présumés parternels), soit :
tunkan, grand-père —» tunkanši, beau-père (grand-père maternel)
unci, grand-mère —» unciši, belle-mère (grand-mère maternelle).

À la génération — 1, le suffixe intervient dans les termes servant pour désigner les
propres enfants d'ego : mic'inksi, fils, et mic'unksi, fille, sans qu'il soit d'ailleurs
possible d'en identifier les mots-souche. Il intervient également dans ceux désignant le
gendre et la bru, dérivés de ceux désignant les petits-enfants :
Takoza, petit-fils/petite-fille -» Takoš, gendre/bru 29.
132 JOURNAL DE LA SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES [83, 1997

En outre, on rencontre aussi le suffixe, semble-t-il, dans le terme désignant le frère


de la mère : lekši.
Un graphique permet de visualiser la distribution (en hachuré) de la particule si

parallèles affine

+ 2

La lecture de ce graphique inspire des commentaires et des développements qui


s'articulent autour de trois points.
Premier point, on voit se dégager un axe transversal qui court des enfants d'Ego à
ses beaux-parents en passant par ses cousins croisés. Cet axe, pour être parfaitement
inattendu, voire incongru lorsqu'on le rapporte aux analyses généralement admises en
matière d'études de la parenté, se révèle en revanche extrêmement suggestif compte
tenu de ce que nous avons décrit jusqu'ici du système des représentations et des
attitudes sioux. Il définit l'épine dorsale d'un objet-nomenclature singulièrement
biaisée par rapport à une logique soit verticale — de filiation — , soit horizontale —
d'alliance. Nous ne nous précipiterons pas pour proposer une quelconque
signification à la particule si — notamment pas celle de la mort ou du néant — mais
souvenons-nous tout de même que les funérailles idéales sont celles de l'enfant et que
les beaux-parents sont ceux à qui on n'adresse pas la parole ; virtuellement, ils
n'existent pas. Cette tangente qui va des uns à l'autre donne un relief particulier à ce
balayage de l'éthos sioux par la mort qui, nous l'avons vu, est tantôt condition d'une
pseudo-filiation, tantôt moteur d'une crypto-alliance.
Deuxième point, on note une sorte de chassé-croisé (figuré par les flèches) des
dérivations puisque les termes « primaires » appartiennent soit à la catégorie des affins
avec une transformation en direction des croisés, soit à celle des parallèles avec une
transformation en sens inverse, en direction des affins. Livrons-nous à une petite
expérience, déplaçons, en imagination, la colonne des parallèles et logeons-la, non plus
à la gauche, mais à la droite de notre schéma (tout en maintenant Ego en place) un peu
à la manière de Lévi-Strauss lorsque, dans Les Structures élémentaires de la parenté, il
se penchait sur le système Murngin (1967 : 220).
La direction des dérivations s'harmonise. Elle dessine un tracé qui va de l'extérieur
vers l'intérieur. Le cœur procède de la périphérie. L'extériorité maximale devient la
source de l'édification sociologique. Du même coup, tout ce qui pourrait ressembler de
près ou de loin à de l'ancestralité apparaît comme rejeté à l'ultime périphérie. On
Désveaux, E.] PARENTÉ, RITUEL, ORGANISATION SOCIALE SIOUX 133

croisés affine parallèles

+ 2
^
+ 1

EGO 0
'У//У////¥/$//а
-1
шшт.

-2

retrouve ici l'image de la dynamique sociale dont nous nous sommes efforcés de
montrer la puissance dans le cas de l'alliance, de même que l'on rejoint l'inversion
— le retournement, comme on parle de « retourner un gant » — que nous avions
rencontrée dans notre analyse de la cérémonie de la Ghost Lodge, à la fois célébration
et négation de la filiation.
Cette nouvelle vision, qui découle d'une sorte de rotation de l'objet nomenclatural,
suggère en définitive une assez grande proximité des catégories de parallèles et d'afïïns.
Dans le même esprit, on remarquera que la segmentation de la catégorie alterne (les
non-parallèles) — par rapport à une nomenclature dravidienne « pure » prise comme
référence — en croisés et en affins ne confère aucune autonomie lexicale complète, ni
à l'une, ni à l'autre des catégories engendrées. En bref, quel que soit le point de vue
adopté, nous demeurons dans une ambiance très « dravidienne ». Cela est
particulièrement clair au regard du « comportement » de l'axe horizontal à la génération 0. Sa
grande stabilité ainsi que, d'ailleurs, le raffinement dans les distinctions opérées entre
les sexes des référés mais aussi ceux des locuteurs évoque ce que nous avons pu
observer chez les Ojibwa septentrionaux, de « durs dravidiens » : dans les deux cas,
l'enjeu matrimonial s'orchestre autour du couple frère-sœur et uniquement de lui.
Voilà qui éclaire l'information, répétée à l'envi par les anciens sioux, que le frère — et
aucunement les parents comme on pourrait naïvement s'y attendre — est seul habilité
à décider du mariage de sa sœur. Un lien très fort persiste entre eux qui touche
précisément les domaines de la reproduction : la sœur brode des mocassins à son frère
et le porte-bébé de ses enfants. Le frère rapporte le scalp de l'ennemi et le donne à sa
sœur. Est-ce dans cette perspective qu'il faut interpréter les noms de la fille aînée
winona et du frère caske qui signifieraient respectivement « femme captive » et « celui
qui lie » (Jahner 1995 : 276) ? La complémentarité des rôles est frappante : le frère lie
sa future épouse qu'il enlève à l'ennemi, à moins qu'il ne s'agisse de sa sœur, destinée
à devenir l'épouse d'un autre homme, c'est-à-dire à devenir l'équivalent d'une captive,
et ce en vertu de son seul pouvoir à lui, le frère. Quoi qu'il en soit, en conformité avec
une logique dravidienne des plus strictes 30, le frère et la sœur, malgré le maintien
d'étroites relations, ne sont pas censés appartenir à la même unité résidentielle
(Hassrick 1944 : 340).
1 34 JOURNAL DE LA SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES [83, 1997

Une seconde symétrie s'ajoute à celle qui vient d'être discutée relative aux
directions prises par les transformations en Si: on assiste ainsi à un écrasement, un
glissement intergénérationnel plutôt, entre grand-parents et beaux-parents aux
générations supérieures et petits-enfants et gendre et bru aux inférieures. De prime abord,
ces équations obliques démentent l'horizontalité toute dravidienne qui prévaut à la
génération 0. Leur agencement spéculaire par rapport à l'axe central invite à y
discerner les échos atténués de traits nomenclaturaux Crow-Omaha qui abondent
parmi les groupes voisins des Sioux. Toutefois, dans le cadre de notre argument
présent, nous soulignerons plutôt combien le phénomène répond à une exigence de
cohérence interne. Il renvoie en effet à l'adoption, laquelle procède simultanément
d'un modèle de cooptation horizontal que personnalisent les kola, les « amis
d'armes », et d'une logique filiative, verticale donc, entre des individus que l'âge
sépare. Dans cette optique, au sens fort du terme, l'adoption, résultante de deux
orthogonons, s'énonce là encore en biais. Mais, à la différence de l'axe principal qui
articule la nomenclature en partant des beaux-parents pour parvenir à la progéniture
d'Ego (ou l'inverse) en passant par les cousins croisés, on a affaire ici à une
construction moins rigide qui offre l'image d'une sorte d'oscillation permanente de l'adoption
entre ses diverses prérogatives : celles qui tiennent à la consolidation égalitaire du
champ social et celles qui découlent de sa reproduction intergénérationnelle.
Le troisième point à discuter au regard du graphique (dans sa première comme
dans sa seconde version) réside dans cette contamination incontestable, aux
générations supérieures, des maternels par la dérivation en si. L'attestent pareillement les
désignations des grands-parents maternels, d'une part, de l'oncle maternel, d'autre
part. C'est, parmi d'autres éléments, ce phénomène qui a incité d'aucuns à parler pour
les Sioux de matrilinéarité tandis que d'autres, au contraire, y voyaient la marque du
primat de la lignée paternelle. Une remarque préalable. Le phénomène ne se retrouve
pas aux générations 0 ou inférieure. En ce sens, il rompt donc avec la symétrie observée
jusqu'à présent. À notre sens, outre le découpage en générations dont d'ailleurs il
participe, le phénomène est la seule concession du langage terminologique à la nature :
un individu (en l'occurrence Ego) naît, par nécessité, d'individus de sexes différents.
En revanche, une telle différence n'est pas obligatoirement pertinente au regard de ses
enfants, voire même ses descendants. Il est possible d'avoir des enfants et des petits-
enfants, ou des neveux et des nièces, qui tous appartiennent à un même sexe.
À la génération + 1, la focalisation sur l'oncle maternel (MB) suggère une forte
continuité entre maternels et affins, deux catégories qui proviennent de l'extérieur,
mais elle souligne du même coup la disjonction qui le sépare de sa sœur ou ses sœurs.
En revanche, que la position de la tante maternelle (MS) soit assimilée à la mère est
cohérent avec la polygynie sororale en vigueur chez les Sioux. L'alliance de ses propres
parents (souvenons-nous que l'enfant sioux est sioux indépendamment de la
naissance de sa mère), en tant que processus ayant débouché sur sa propre création est un
processus d'adoption. En ce sens, il neutralise l'extériorité. Les grands-parents
maternels, quant à eux, pas plus que les beaux-parents, ne sont concernés par le processus ;
ils demeurent confinés dans une irréductible extériorité. La fusion des deux catégories
se justifie compte tenu de l'architecture générale de la nomenclature et de ses
ressources lexicales. Elle n'a rien d'une aberration formelle et encore moins psychologique.
Ultime bénéfice de la démarche suivie, la question de déterminer un quelconque
Désveaux, E.] PARENTÉ, RITUEL, ORGANISATION SOCIALE SIOUX 135

antécédent entre les deux catégories dérivées tombe d'elle-même. Il n'est nullement
besoin en effet de se demander si la catégorie des grand-parents maternels est issue de
celle des grand-parents grâce à l'adjonction de la particule si, transformation qui
aurait donné en parallèle celle de beaux-parents, ou si l'une emprunte plutôt à l'autre
et, dans ce cas, laquelle.
En résumé, la nomenclature sioux fait sens. Elle exprime même, avec une très
remarquable acuité, des caractéristiques sociologiques particulières : inversion du
rapport « naturel » entre l'intériorité et l'extériorité, puisque le premier est
littéralement construit à partir du second, inversion de l'ordre « naturel » de la descendance
puisque les cadets ont préséance sur les aînés. On conviendra que nous sommes mieux
armés désormais pour proposer une signification, aussi lâche soit-elle, à la particule
signifiante ši, à savoir : « tout se passe comme si ce type de parent appartenait non pas
au monde des vivants mais à celui des morts ». Les Sioux, on s'en aperçoit, sont
structuralistes avant la lettre ! Mais, là-dessus, rien de nouveau sous le ciel, il y a
longtemps que nous en sommes convaincus. On notera en revanche que
l'interprétation proposée n'invalide pas complètement les précédentes qui, en gros, avançaient,
tantôt l'idée de prohibition matrimoniale (Lesser, etc.), tantôt celle de respect (DeMal-
lie 1994 : 141). Elle en offre une synthèse cohérente : on ne se marie pas avec les morts,
pas plus, en règle générale, qu'on ne leur manque de respect.
Cette emprise de l'adoption-cooptation sur l'ordre social et le fait qu'elle soit
dédicacée en quelque sorte à la mort évoque l'image d'une double torsion du couple
alliance/filiation. C'est à bon droit que nous parlons de double torsion. Car lorsque la
filiation s'exprime par l'effacement des aînés au profit des cadets, cet effacement se
réalise dans la mort des seconds et, quand bien même l'on adopte des affîns, c'est en
tuant des beaux-frères. Cette image nous conduit à envisager sa traduction dans le
fameux paradigme lévi-straussien de la « formule canonique des mythes » dont le
champ d'application n'a aucune raison de se limiter aux récits, dès lors que nous
admettons, ainsi que nous le faisons depuis le début de ce texte, l'existence d'un vaste
« système de significations » non-compartimenté embrassant tout l'univers
social/culturel (à ce niveau la distinction s'abolit nécessairement).
Soit
fx(a) : fy(b) : : fx(b) : fa-l(y) (Lévi-Strauss 1958).

Ce qui donne, appliquée au contexte sioux,


№'">"(adoption) : ralliance(mort) :: №^(mort) : text ./*«'• (alliance)
Commençons par concevoir que l'adoption, phénomène interne au groupe, est le
contraire, autrement dit vaut « a-1 », de cette dynamique de l'externe/interne dont
nous avons montré la puissance en corrélation avec l'alliance. À partir de là, nous
pouvons retranscrire la signification de la formule dans un langage moins ésotérique.
L'adoption tient lieu de filiation (la fonction filiative de l'adoption) comme la mort
ouvre à l'alliance, ce premier rapport des préconditions entretenant une relation
d'homologie avec celui des effets : la mort crée la filiation (la Ghost Lodge Ceremony
est exemplaire de ce point de vue) comme l'alliance engendre cette dynamique de
captation de l'extériorité maximale pour la rabattre sur le cœur de l'édifice
sociologique31.
1 36 JOURNAL DE LA SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES [83, 1997

Reste à soulever une dernière question : si les Sioux conçoivent l'alliance


uniquement sur le mode de la prédation extérieure, que font-ils, idéalement, de leurs sœurs ?
Les rejettent-ils à la périphérie en les mariant à leurs ennemis ? Certes pas. La solution,
qui n'a plus rien à voir avec une problématique de l'échange généralisé, réside dans une
praxis dont les enjeux se situent pour l'essentiel au niveau de ce noyau élémentaire de
la sociologie sioux qu'est le couple de kola, « compagnon d'armes ». Rescapé de la
mort ennemie, ce couple est emblématique du degré minimal de l'adoption. Il a le
choix entre le partage des épouses conquises, possibilité que nous avons soulignée
précédemment, le mariage parallèle avec deux sœurs (Hassrick 1964 : 111), ou, bien
évidemment, l'échange des sœurs. Car, à qui d'autre pourrait-on « donner » sa sœur
sinon à son plus proche ami? C'est précisément dans cette l'alternative que se
condensent les paradoxes de l'existence sociale sioux. Mais les choix, opérés au coup
par coup, correspondent aussi à des impératifs pratiques tranchés. Ils renvoient à toute
cette question de l'exogamie qui hante les informateurs : dans un cas, les deux amis
appartiennent à la même unité résidentielle ; dans l'autre, ils doivent se séparer et vivre
dans deux unités distinctes, du moins le temps de la saison hivernale et de l'éparpille-
ment maximal.
Se détournant de l'approche typologico-fonctionnelle au profit d'une lecture
exclusivement sémantique, nul doute que nos analyses ne heurtent de plein fouet
l'orthodoxie anthropologique. Et pourtant, sans prétendre épuiser l'ethnographie,
elles semblent mieux à même de l'épouser que toute autre interprétation. En faisant de
la mort et de l'adoption les opérateurs primordiaux et en reléguant l'alliance et la
filiation à l'arrière-plan de la sociologie sioux, en montrant que cette dernière est plus
asservie aux représentations eschatologiques qu'aux lois biologiques, ces analyses ne
réintègrent-elles pas de nombreux faits dans l'ordre de l'intelligible, faits qui pour être
ténus ne méritent pas moins d'y figurer ? Ainsi l'adoption du meurtrier dans la famille
de sa victime (DeMallie 1994 : 131, d'après Deloria), ou ce fait que les membres de la
macabre « Confrérie des Conservateurs d'ossements » {Bone Keeper Society) étaient
par ailleurs réputés meilleurs spécialistes es charmes d'amour (Walker 1980 : 162), ou
encore cette conception du mariage relevée par Ella Deloria :
« Some families even go, — or went — so far as to adopt the new husband into their family,
treating him exactly as though he were their dead kinsman returned » (Deloria, sans date : 81).

Ou enfin cette donnée, prise dans le contexte contemporain des concours


professionnels de danse communément appelés Pow-wow. Un jeune père de famille, champion
lui-même, habitant hors de la réserve dans une maison « à l'américaine » on ne peut
plus banale, entraîne sa fille. Tous les jours, il lui fait faire de la course à pied (jogging) ;
il l'inscrit à des cours de gymnastique ; avec son épouse, il lui confectionne des tenues
perlées et brodées de plastiques aux couleurs criardes. L'existence traditionnelle
semble une référence très lointaine pour lui. Son but avoué est que sa fille remporte les
concours et qu'ainsi, comme lui, elle gagne bien sa vie. Et pourtant il explique in fine :
« je dis à ma fille que, pour bien danser, elle doit penser aux morts. Nous autres, les
Sioux, on danse uniquement pour nos morts. » 32 *

Manuscrit reçu en avril 1997, accepté pour publication en juin 1997.


Désveaux, E.] PARENTÉ, RITUEL, ORGANISATION SOCIALE SIOUX 137

NOTES

1 . Cet essai fait figure de préambule à un travail en cours consacré aux Sioux et mené en collaboration avec
Elaine Jahner, professeur à Darmouth College et co-éditrice avec de Raymond DeMallie des fameux Walker's
Papers. Bien que ce texte n'engage que ma responsabilité, il résulte en grande partie des échanges intellectuels
que notre travail en commun a suscités et continue de susciter. En bref, il doit beaucoup à l'amitié qui me lie
à E. Jahner.
2. Nous suivons ici DeMallie (1994 : 138-139).
3. Lesser est le seul à s'être interrogé sur le fait que le croisement dérive de l'affinité chez les Sioux (1930
et 1958). Son explication du phénomène reste en revanche très classique et renvoie à ce fameux mariage entre
cousins-croisés (voir Eggan 1937).
4. Seul Eggan^les prend en compte dans la section comparative de son article (1937 : 89-95).
5. L'étymologie de wic'owe glosé aujourd'hui par « family », « siblings », « generation » ou « family line »
n'est pas wic'o « homme » + we « sang », mais plutôt wi'a « humain » + owe « classe », soit « espèce
humaine » (DeMallie 1994 : 132).
6. C'est à dessein que nous évitons autant que possible des termes comme « système symbolique ».
7. « Our informants were constantly stating that there were changes in the organization from time to time
brought about by dreams of a shaman or by mutual consent. In some cases, this led to the formation of a
distinct society which was still regarded as the legitimate offspring of the parent » (Wissler 1912 : 28).
8. Les réflexions de Lévi-Strauss (1968) portent sur les Plaines en général. Nous avons prolongé l'analyse
à partir d'un exemple algonquin du subarctique (Désveaux 1988). La marginalité géographique de ce dernier
exemple, où l'alternance saisonnière prend une ampleur particulière, a le mérite de donner au phénomène
tout son relief.
9. John Blunt Horn indique très clairement que les cérémonies hunka avaient lieu juste après l'installation
du camp hivernal (Walker 1980 : 203).
10. Nous n'avons pas repéré de nom générique pour le complexe rituel en sioux. Il ne figure pas par
exemple dans le livre de Balck Elk, contrairement aux autres formes qu'il répertorie comme fondamentales et
pour lesquelles il fournit un équivalent en sioux (voir les titres de chapitres). Cela étant, à la lecture de
Densmore (1918 : 77-84), complémentaire de celle de Fletcher sur ce rituel, nous avons les termes suivants
renvoyant aux principaux instruments et acteurs du rituel : wanagi tipi « tente de l'esprit (spirit) » ; wanagi
wapa'hta « paquet cérémoniel (bundle) de l'esprit » ; wanagi yuta'pi « gardien de l'esprit ». Nous explorerons
plus loin la signification du mot wanigi qu'il nous paraît pour le moment aussi inadéquat de rendre par
«esprit» (spirit), «fantôme» ou «spectre» (ghost) qu'« ombre» (shadow). Tiraillé entre plusieurs
impératifs de traduction, reculant devant les connotations inapropriées que véhicule chacun des termes, nous
conserverons provisoirement l'appellation de Fletcher.
11. Cette intervention rapide des autorités dans le champ du rituel s'inscrit dans leur politique de
désarticulation de la culture traditionnelle qu'évoque Biolsi (1995 : 28-53).
12. Cette inversion n'est pas unique en Amérique. Citons au moins le cas des Kaapor (groupe Tupi de
l'Amazonie orientale) parmi lesquels le père transporte son jeune enfant décédé dans un bandeau suspendu
à son flanc, soit exactement de la même manière que la femme lorsqu'elle se déplace ou vaque à ses activités
quotidiennes avec le sien, vivant (Ribeiro 1996 : 386).
13. Discutant dans un précédent travail l'art des Plaines et sa spéciation en fonction des sexes, l'un d'entre
nous émettait une hypothèse qui va dans le sens de notre interprétation actuelle, quoiqu'à partir de prémisses
radicalement distinctes : la créativité féminine, remarquablement puissante, se cantonne dans l'abstraction la
plus hautaine, à l'opposé d'un art masculin qui demeure sous l'emprise d'une représentation figurative. Sur ce
registre, la prérogative féminine réside dans l'engendrement de formes purement intellectuelles, dépourvues
de « contenu ». Ces formes sont en revanche toujours originales, autrement dit individualisées. La capacité
féminine de façonner de l'unicité ne doit donc rien au charnel, ni même au langage, elle se situe au-delà (ou
en-deçà) de ces deux catégories. Quant à l'art figuratif auquel s'adonnent les hommes, il est très proche d'une
énonciation parlée ; il appartient à la dénotation et s'accorde donc parfaitement avec leur rôle rituel de
dénomination. C'est, dans tous les sens du terme, un art moyen. Celui des femmes l'enjambe littéralement :
d'un point de vue esthétique, il est incontestablement supérieur (Désveaux 1993a).
14. Nous aurons la charité de ne pas évoquer ici la malencontreuse notion de système cognatique. N'ayant
aucune valeur discriminante, elle est pratiquement dépourvue de sens. Elle n'est trop souvent qu'une
1 38 JOURNAL DE LA SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES [83, 1997

projection ad hoc mise en avant par l'anthropologue pour remédier à l'opacité de son objet au regard de la
filiation.
1 5. Il semble parfois impossible de distinguer les obligations envers un Hunka de celles envers un kola tant
elles se recouvrent ; voir la façon dont John Blunt Horn expose « The Obligations of the Hunka » (Walker
1980 : 204-206).
16. Sur ces mérites acquis à la guerre comme équivalent d'une initiation, voir Désveaux 1993a.
17. Nous faisons référence ici au sororat présenté comme la formule standard de la polygynie (en épousant
une femme, un homme acquiert des droits sur ses sœurs) et au lévirat (un homme est contraint d'épouser la
veuve de son frère). Lesser reprend pour les Sioux l'explication classique selon laquelle ces prescriptions sont
à l'origine du croisement en distinguant les oncles et les tantes qui peuvent potentiellement devenir des
« pères » et des « mères » des autres (1958 : 295-97). Curieusement, DeMallie considère avec sympathie cette
interprétation (1994 : 141). Il est vrai qu'elle a le mérite d'être synchronique, à la difference de celle d'Eggan
qui imagine une ancienne pratique du mariage entre cousins croisés, abandonnée mais dont la nomenclature
garde le souvenir (croisés = affins + Si). L'objection majeure à l'interprétation de Lesser est aussi classique
qu'elle : on comprend mal comment une modalité secondaire de l'alliance en viendrait à structurer la totalité
d'un univers donné de parenté. Dans le contexte sioux, une autre objection s'ajoute. Une femme devait non
seulement épouser le frère de son époux défunt, mais également le kola de celui-ci, son « ami d'armes »
(Hassrick 1944 : 339). L'ethnographie ne dit pas qui avait la préséance lorsqu'il y avait conflit d'intérêt. Quoi
qu'il en soit, le lévirat n'est jamais dès lors qu'un sous-genre du remariage, ce qui l'éloigné encore plus de son
éventuelle prétention à structurer la nomenclature.
18. Dans son premier article, après avoir défini globalement l'interdit matrimonial en termes résidentiels,
Hassrick éprouve le besoin de préciser : « a man could not marry any girl with whom he had a common
grandparent » (1944 : 339). La proposition n'est étayée par aucun témoignage direct. À nos yeux, elle reflète
de la part de son auteur ou de ses vieux informateurs, ou des deux cumulés, une infuence ou une concession à
l'air de leur temps. On remarque que l'assertion ne sera pas reprise dans le livre The Sioux, publié vingt ans plus
tard. Hassrick y évite d'ailleurs soigneusement cette question des interdits et des prescriptions matrimoniales
comme s'il avait alors des scrupules à reproduire une interprétation dont il n'était alors plus trop sûr.
19. Sur la relation entre scalps prélevés à l'extérieur et fécondité féminine interne dans la région des
Plaines nous renvoyons le lecteur à quelques pages particulièrement lumineuses de L'Origine des manières de
table (Lévi-Strauss 1968 : 311-337).
20. L'unanimité semble s'être faite sur l'interprétation des ethnonymes Lakota/Dakota « Considered
friends » (Walker 1982 : 14).
21. (Hassrick 1964 : 48-49). Dès lors, comme l'atteste l'anecdote rapportée dans les pages citées, la société
n'a que le complot et l'assassinat pour recours afin de se débarrasser de ces tyranneaux issus de sa propre
propension à la guerre — avec les risques de vendetta en chaîne et d'instabilité chronique qui en découlent.
Ces derniers exigent des mesures rituelles de remises en ordre.
22. Par ailleurs, la symbolique du chien était appliquée aux hommes adultères (DeMallie 1994 : 134),
soulignant ainsi sa proximité avec la problématique guerrière, voir à ce propos Comba (1991).
23. Une vieille informatrice se remémore de curieux colloques — exclusivement féminins — au cours
desquels des matrones se défient à tour de rôle au sujet de leur fidélité matrimoniale respective. Comme dans
le cas des exploits guerriers usurpés, la sanction du mensonge est surnaturelle (Hassrick 1964 : 44).
24. Les Araweté, un groupe tupi d'Amazonie orientale étudié par Viveiros de Castro, relèvent d'une
logique similaire (Désveaux 1993b).
25. Dans un travail consacré à la figure mythologique de la Femme-Biche, E. Jahner a montré que la
rencontre avec une femme et, de là, la relation charnelle sont pensées comme équivalentes à une expérience
visionnaire. Cette dernière signifie contact avec une entité qui, quand bien même elle émane d'un domaine
situé par delà des limites de la sensibilité ordinaire, commence par se caractériser par sa non-appartenance au
groupe. À cet égard, il est symptomatique qu'un fort quotien d'incompatibilité surgisse entre la vision
ordinaire, autrement dit l'opposé de la « vision » rituelle, et l'acte sexuel en soi (Jahner 1995). D'une certaine
façon, on voit se dessiner un alignement entre activité guerrière, « quête de vision » et actes sexuels comme
autant de moments durant lesquels l'individu entre en contact étroit, fulgurant ou furtif, public ou intime,
avec l'extra-résidentialité. Malgré les dangers inhérents à une telle rencontre, l'individu en attend, bien
entendu, d'en revenir sain et sauf et d'en rapporter les bénéfices jusqu'au cœur de l'unité résidentielle à
laquelle il appartient.
26. « Shot-in-the Heels's son, Holy Circle, had been killed in war with the Shoshoni. His body was
abandonned on the battlefield, for it was good to be left in enemy territory » (Hassrick 1964 : 83).
27. L'existence de telles nomenclatures est bien attestée en Amérique du Nord, notamment chez les
Désveaux, E.] PARENTÉ, RITUEL, ORGANISATION SOCIALE SIOUX 139

Ojibwa septentrionaux et chez certains groupes Crée de l'extrême nord-ouest de l'Ontario et de la région
adjacente du Manitoba. Voir, à ce sujet, Désveaux & Selz (sous presse).
28. Morgan parlait lui d'Iroquois-Dakota, le système sioux ayant donc pour lui une valeur prototypique.
29. Dans ce cas, l'altération n'est pas parfaite, un a surgissant dans le premier terme, le i final disparaissant
dans le second. Elle ne fait pourtant guère de doute. Ainsi DeMallie la considère-t-il comme évidente (1994 :
141).
30. Voir Désveaux & Selz (sous presse).
31. Le groupe de Klein (1, — 1, 1/x, — 1/x) correspondant étant : alliance, filiation, mort, adoption, cf.
Désveaux 1995.
32. Extrait d'un reportage filmique de Jérôme Bimbenet sur les pow-wow parmi les Sioux contemporains.

BIBLIOGRAPHIE

Biolsi, Thomas, 1995. — « The Birth of the Reservation : Making the Modern Individual
among the Lakota », American Ethnologist, 22(1) : 28-53.
Brown, Joseph Epes, 1953. — Balck Elk's Account of the Seven Rites of the Oglala Sioux,
University of Oklahoma Press, Norman.
Comba, Enrico, 1991. — «Wolf Warriors and the Dog Feast : Animal Metaphor in Plain
Military Societies », European Review of Native Américain Studies, 5(2) : 41-48.
Culbertson, Thaddeus A., 1952. — Journal of an Expedition to the Mauvaises Terres and the
Upper Missouri in 1850, edited by John Francis McDermott, Bureau of Amercain
Ethnology Bulletin 147, Smithsonian Institution.
Deloria, Ella, sans date. — Dakota autobiographies, manuscrit déposé dans les archives de
l'American Philosophical Society à Philadelphie.
Demallie, Raymond X, 1979. — « Change in American Kinship Systems : The Dakota », in :
Currents in Anthropology : Essays in Honor of Sol Tax, Robert Hinshaw éd., pp. 221-241,
Mouton, The Hague.
— , 1982. — « Male and Female in Traditionnal Lakota Culture », in : The Hidden Half: Studies
of Plains Indians Women, Patricia C. Albers & Beatrice Médecine eds., pp. 237-265,
University Press of America, Washington
— , 1994. — « Kinship and Biology in Sioux Culture », in : Northern American Indian
Anthropology : Essays on Society and Culture, Raymond J. DeMaillie & Alfonso Ortiz eds.,
pp. 125-146, University of Oklahoma Press, Norman.
Densmore, Frances, 1918. — Teton Sioux Music, (61th Bulletin of Bureau of American
Ethnology), Smithsonian Institution, Washington.
Désveaux, Emmanuel, 1988a. — Sous le signe de l'ours. Mythes et temporalité chez les Ojibwa
septentrionaux, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, Paris.
— , 1993a. — « La Forêt et les Plaines, le figuratif et le géométrique, les hommes et les femmes »,
in : Papers of the twentyfourth Algonquian Conference, William Cowan éd., pp. 104-112,
Carleton University, Ottawa.
— , 1993b. — « Eschatologie cannibale et anthropophagie saisonnière », Critique, n° 555-556,
pp. 586-608.
— , 1995. — « Groupe de Klein et formule canonique », L'Homme, 135, pp. 43-49.
Désveaux, Emmanuel & Marion SELZ, sous presse. — « Dravidian nomenclature as an
expression of ego-centered dualism », in : Transformations of Kinship Systems : Dravidian,,
Iriquois, Australian and Crow-Omaha, Maurice Godelier, Thomas Trautmann and Franklin
E. Tjom Sie Fat eds, Smithsonian Institution Press, Washington.
140 JOURNAL DE LA SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES [83, 1997

Dorsey, J. Owen, 1884. — « Omaha Sociology », in : Third Annual Report of the Bureau of
American Ethnology, pp. 203-370, Smithsonian Institution, Washington.
Eggan, Fred, 1937. — « The Cheyenne and Arapaho Kinship System », in : Social
Anthropology of North American Tribes, F. Eggan éd., pp. 31-95, University of Chicago Press,
Chicago.
Fletcher, Alice C, 1884. — « The Shadow of Ghost Lodge », Annual Report of the Peabody
Museum of American Archeology and Ethnology, 111(3, 4 ) : 296-307.
Hassrick, Royal В., 1944. — « Teton Dakota Kinship System », American Anthropologist 46(3),
pp. 338-347.
— , 1964. — The Sioux Life and Cutoms of a Warrior Society, University of Oklahoma Press,
Norman.
Jahner, Elaine A., 1995. — « La femme-biche : un motif mythique nord-américain et ses
avatars littéraires », Critique n° 575 (avril 1995) : 267-281.
Kroeber, Alfred, 1909. — « Classificatory Systems of Relationship », Journal of the Royal
Anthropological Institute, vol. 39 : 77-84.
Lesser, Alexander, 1930. — « Some aspects of Siouan Kinship », in : Proceedings of the
Twenty-Third Session, held at New York, of the International Congress of Amercanists,
pp. 563-571, The Science Printing Co, Lancaster (Pa).
— , 1958. — Siouan Kinship, Ph. D. Dissertation, Columbia University.
Lévi-Strauss, Claude, 1949. — Les Structures élémentaires de la parenté, PUF, Paris.
— , 1958 . — L'Anthropologie Structurale, Pion, Paris.
— , 1968. — Mythologiques*** : L'Origine des manières de table, Pion, Paris.
— , 1 979. — « 30 juin 1 973 : Station de Surinam », in : Soleil est mort, Гéclipse totale de soleil du
30 juin 1973, G. Francillon & P. Menget éds, pp. 119-142, Laboratoire d'ethnologie et de
sociologie comparative, Nanterre.
Powers, William K., 1975. — Oglala Religion, University of Nebraska Press, Lincoln
(traduction française : 1995).
— , 1982. — Yuwipi : Vision and Experience in Oglala Ritual, University of Nebraska Press,
Lincoln.
— , 1993. — « Ghost Songs : Echoes From Wounded Knee », Journal de la Société des
Américanistes, lxxix : 9-19.
RiBEiRO, Darcy, 1996. — Diários Indios, Os Urubus-Kaapor, Companhia das Letras, Sâo Paulo.
Walker, James R., 1980. — Lakota, Belief and Ritual, ed. by Raymond J. DeMallie & Elaine
A. Jahner, University of Nebraska Press, Lincoln (revised edition : 1991).
— , 1982. — Lakota Society, ed. by Raymond J. DeMallie, University of Nebraska Press,
Lincoln.
Wissler, Carl, 1912. — « Societies and Ceremonial Associations in the Oglala Division of the
Teton-Dakota », American Museum of Natural History Anthropological Papers 11, pt. 1 :
1-99.

También podría gustarte