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Américanistes
Désveaux Emmanuel. Parenté, rituel, organisation sociale : le cas des Sioux. In: Journal de la Société des Américanistes.
Tome 83, 1997. pp. 111-140;
doi : https://doi.org/10.3406/jsa.1997.1673
https://www.persee.fr/doc/jsa_0037-9174_1997_num_83_1_1673
Resumen
Parentesco, rítuales, organization social : el caso de los siux. Enfocando su interpretación en los
rituales, el autor logra resolver las principales discrepan- cias en la terminologia del parentesco de los
siux y, más profundamente, en la sociología de este grupo. Partiendo de la comprensión de la « Ghost
Lodge Ceremony », un rito funerario dedicado a los pequeños niños, Uega a entender cómo los
fenómenos de adopción y de muerte entre los siux sustituyen las categorías clásicas de filiación y
alianza como principios estructu- rantes básicos. La sociabilidad siux está literalmente saturada por la
ceremonia hunka (el ritual de adopción). Con la esposa ideal siendo una cautiva de guerra, la alianza
está relegada a la periferia, mientras que la pareja kola, formada por los « compañeros de arma »
ocupa un lugar prépondérante. Así, este análisis hace posible una nueva interpretación de la
terminología del parentesco siux, y, especialmente, de la famosa particula ši.
Résumé
L'auteur se propose de résoudre les difficultés de la nomenclature de parenté des Sioux — et, derrière
elle, de la sociologie de ce groupe — en plaçant le rituel au cœur de l'effort d'interprétation. Il table
ainsi sur une élucidation de la Ghost Lodge Ceremony — forme rituelle funéraire réservée aux très
jeunes enfants — pour comprendre comment l'adoption et la mort se substituent, chez les Sioux, aux
catégories classiques de filiation et d'alliance comme principes structurants. Le hunka (l'adoption
rituelle) sature littéralement la sociabilité sioux. L'alliance est rejetée à la périphérie, l'épouse idéale
étant la captive de guerre, tandis que le couple de kola, « compagnons d'armes » occupe le devant de
la scène. Une nouvelle lecture de la nomenclature et, notamment, de la fameuse particule ši, devient
alors possible...
PARENTE, RITUEL, ORGANISATION SOCIALE :
LE CAS DES SIOUX l
Emmanuel DÉSVEAUX *
L'auteur se propose de résoudre les difficultés de la nomenclature de parenté des Sioux — et,
derrière elle, de la sociologie de ce groupe — en plaçant le rituel au cœur de l'effort
d'interprétation. Il table ainsi sur une elucidation de la Ghost Lodge Ceremony — forme rituelle funéraire
réservée aux très jeunes enfants — pour comprendre comment l'adoption et la mort se
substituent, chez les Sioux, aux catégories classiques de filiation et d'alliance comme principes
structurants. Le hunka (l'adoption rituelle) sature littéralement la sociabilité sioux. L'alliance est
rejetée à la périphérie, l'épouse idéale étant la captive de guerre, tandis que le couple de kola,
« compagnons d'armes » occupe le devant de la scène. Une nouvelle lecture de la nomenclature
et, notamment, de la fameuse particule ši, devient alors possible...
Mots clés : Sioux, Indiens des Plaines, organisation sociale, nomenclature de parenté, rituel,
guerre, Ghost Lodge Ceremony.
Bringing the ritual into the focus of interpretation leads the author to resolve the main
discrepancies in Sioux kinship terminology and, more profoundly, in the sociology of this group.
He elucidates the « Ghost Lodge Ceremony », a funerary rite devoted to very young children, in
order to understand how the phenomena of adoption and of death among the Sioux substitute
the classical categories of filiation and alliance as the basic structuring principles. Sioux
sociability is literally saturated by way of ritual adoption, the hunka ceremony. With the ideal
wife being a war captive, alliance is relegated to the periphery, whrereas the couple of kola, « war
companion », occupies a more prominent place. Thus, the analysis renders possible a new vision
of Sioux kinship terminology and, particularly, the famous particle ši.
Key words : Sioux, Plain Indians, social organization, codes of kinship, ritual, war, Ghost
Lodge Ceremony.
* EHESS, Laboratoire d'anthropologie sociale, Collège de France, 52, rue du Cardinal-Lemoine 75005
Paris
Journal de la Société des Américanistes 1997, 83: p. 1 11 à 140. Copyright © Société des Américanistes.
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Enfocando su interpretation en los rituales, el autor logra resolver las principales discrepan-
cias en la terminologia del parentesco de los siux y, más profundamente, en la sociologia de este
grupo. Partiendo de la comprensión de la « Ghost Lodge Ceremony », un rito funerario
dedicado a los pequeflos nifios, Uega a entender cómo los fenómenos de adopción y de muerte
entre los siux sustituyen las categorías clásicas de filiation y alianza como principios estructu-
rantes básicos. La sociabilidad siux esta literalmente saturada por la ceremonia hunka (el ritual
de adopción). Con la esposa ideal siendo una cautiva de guerra, la alianza esta relegada a la
periferia, mientras que la pareja kola, formada por los « compafieros de arma » ocupa un lugar
prépondérante. Asi, este análisis hace posible una nueva interpretation de la terminologia del
parentesco siux, y, especialmente, de la famosa particula Si.
Bien que Morgan ait désigné l'un de ses grands types de classification comme
Iroquois-Dakota, sa vision de la nomenclature des Sioux reste très superficielle. Il n'y
décèle en effet aucune difficulté particulière par rapport à la grille d'interprétation
comparative des nomenclatures de parenté qu'il est en train de mettre au point.
Kroeber est le premier, nous semble-t-il, à avoir soulevé le lièvre. Dans un article qui
date de 1909, il fait une remarque au sujet de cette nomenclature qui a de quoi plonger
les psychanalystes dans un état de ravissement profond ou, au contraire, dans le plus
noir des cauchemars. La remarque lance également un redoutable défi à ceux d'entre
nous qui « font dans la parenté » :
« In the Dakota language, according to Riggs, there is only one word for grand-father and
father-in-law. Following the mode of reasonning sometimes employed, it might be deduced from
this that these two relationships were once identical. Worked out to its implications, the absurd
conclusion would be that marriage with the mother was once customary among the Sioux. »
Kroeber poursuit :
« in the same language the words for woman's male cousin and for woman's brother-in-law have
the same radical, differing only in a suffix. Similar reasonning would induce in this case that
marriage of cousins was or had been the rule among the Sioux, a social condition utterly
opposed to the basic principles of almost all Indian society. »
Nul doute que, sur le premier point, la remarque de Kroeber n'ait fait mouche. La
preuve en est que l'équation terminologique rapportée par Riggs, le premier
ethnographe des Sioux, entre grands-parents maternels et beaux-parents a bel et bien été
confirmée, et que pourtant peu d'auteurs se sont aventurés à la reprendre pour la
discuter. En revanche, le premier élève de Boas se trompe partiellement lorsque, pour
discréditer la méthode historique, il affirme que le mariage entre cousins croisés est
étranger aux sociétés indigènes d'Amérique du Nord (c'est celles-ci qu'il avait en tête),
puisque des pratiques matrimoniales qui répondent à cette définition factuelle ont été
découvertes par la suite dans les régions voisines du subarctique central. Cela dit,
Désveaux, E.] PARENTÉ, RITUEL, ORGANISATION SOCIALE SIOUX 113
Kroeber n'a peut-être pas foncièrement tort : ce n'est pas parce que ce type de mariage
existe — au demeurant dénué de tout aspect prescriptif et avec des taux d'occurrence
assez faibles — qu'il sert de fondement à l'organisation sociale. Tout juste se
manifeste-t-il en vertu de la logique rigoureusement dravidienne des nomenclatures
qui prévaut dans les groupes concernés (Désveaux & Selz, sous presse).
Quoi qu'il en soit, la question que soulève la nomenclature sioux ne réside pas tant
dans l'hypothèse d'une pratique du mariage entre cousins croisés devenue obsolète que
dans la règle fixant la distinction entre termes de croisement et d'affinité. La fameuse
particule dont parle Kroeber, en l'occurrence le suffixe ši, ne se contente pas de
différencier, du point de vue d'un ego féminin, le beau-frère du cousin croisé : il
engendre l'ensemble de la nomenclature du croisement à la génération d'Ego.
Autrement dit, à cette génération-là du moins, les termes désignant les parents croisés
dérivent de ceux désignant les affins, et cela, de façon régulière. En effet, on a pour un
homme qui parle :
t'ankan, beau-frère — » ťankanši, cousin croisé
hanka, belle-sœur —» hankaši, cousine croisée
Que des termes de croisement soient ainsi construits à partir du radical des termes
d'affinité qui leur correspondraient si nous avions affaire à une nomenclature
dravidienne classique étonne fort d'un point de vue logico-linguistique (ou cognitif pour
« faire » plus actuel). Le phénomène suggère en effet que des consanguins « imitent »,
bien qu'improprement, les affins. L'engendrement d'une catégorie désignant des
croisés à partir de celle d'affinité signifie donc un renversement radical par rapport
à la leçon qu'envisageait Kroeber 3 — aujourd'hui encore très couramment
formulée — selon laquelle le cousin croisé est un crypto-affin par excellence. À un niveau
plus global, la terminologie sioux prend violemment à rebours le sens commun sur
lequel Morgan a bâti sa théorie, et que nul n'a jamais remis en cause depuis, à savoir
que la définition de la consanguinité a nécessairement antecedence et priorité sur celle
de l'affinité. Au regard de la réalité sensible, en effet, l'individu est pourvu d'une
parenté biologique avant qu'il ne s'en dote éventuellement d'une autre par le biais de
l'alliance.
Entre les difficultés cumulées que présentent l'équivalence des parents de la mère
avec ceux de l'épouse et une configuration terminologique donnant aux affins
préséance sur la moitié des consanguins, ne vaut-il pas mieux oublier la nomenclature
sioux ou, à tout le moins, la mettre entre parenthèse ? C'est, semble-t-il, la solution
qu'a longtemps adoptée l'école américaine. Ouvrons ainsi le célèbre ouvrage Social
Anthropology of North American Tribes. Les Sioux demeurent les grands absents de
cet ouvrage capital 4 où l'effort théorique s'appuie pourtant sur de véritables
monographies de plusieurs tribus qui leur sont voisines, les Cheyennes, les Fox, les Kiowa,
les Apaches et les Cherokee. Quant aux ethnographes spécialisés, tels Lesser (1958),
Hassrick (1964) et Powers (1975), déjà empêtrés dans la question de l'organisation
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Anticipant cette conclusion, peut-être encore un peu à tâtons, DeMallie écrivait déjà
en 1982 dans son commentaire des papiers de Walker regroupés et publiés par ses soins
sous le titre Lakota Society :
« Even today, among the Lakotas, relatives are people who act like relatives and consider
themselves to be related. » (1982 : 6)
C'est bien entendu de ce résultat que nous partirons, d'autant que DeMallie enfonce le
clou en rappelant que tout le vocabulaire — mit'itakuyepi ou t'iyospaye — de la
parenté rapprochée renvoie à la notion de co-résidence {ibid. : 136-137). Mais, au
préalable, nous reviendrons brièvement sur l'appel qu'il lançait au terme de son
premier article lorsqu'il préconisait d'envisager le problème de la terminologie en
termes de « système de significations » (1977 : 239).
Que faut-il entendre par « systèmes de significations » ou plus exactement quels
sont les « systèmes de significations » à considérer et à intégrer dans l'analyse ? Nous
postulons que comprendre la terminologie sioux exige non seulement de réintégrer
l'analyse linguistique, mais également de concevoir de façon élargie cet autre «
système de significations » qu'est, à côté de la langue, le système mythico-rituel 6. Notre
méthode s'attache ainsi à l'analyse de quelques-unes des grandes formes rituelles qui
marquent de leur sceau l'existence des Sioux, en tant qu'elles reflètent tour à tour
divers pans du même tout structuré.
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L'écrasante majorité des ethnographes confrontés aux matériaux sioux ont été
amenés à constater, parfois à leur grand dépit, qu'il est impossible de départager les
actions rituelles des autres. De là à déduire que les attitudes les plus quotidiennes, les
comportements les plus ordinaires ou les plus extraordinaires appartiennent au grand
système de significations, il n'y a qu'un pas. Nous le franchissons, étant entendu que le
paradigme du système apparaît dès lors constitué par la société entière (ou, si l'on
préfère, sa culture) en tant qu'espace de cohérence maximale — à défaut d'être absolue
— et, partant, condition optimisée de l'identification des individus à un ordre social
donné. Dans cette logique, on inclura dans ce grand système les phénomènes
habituellement décrits en terme d'organisation sociale telles les confréries, mais aussi les
soi-disant clans ou encore les diverses autres formes d'agrégation des individus
(bandes, sous-bandes, « familles »). Nous sommes conscients que si la dimension
rituelle, évidente, des confréries devrait obtenir sans difficulté l'approbation du
lecteur, le fait de considérer les clans ou, pire encore, de simples unités résidentielles
comme des éléments d'un système de significations puisse le dérouter. Cependant, une
fois de plus, comment tracer d'un point de vue formel la frontière entre une confrérie
et un clan ou une unité résidentielle ? Dans tous les cas, nous avons affaire à un
regroupement constitué d'individus. Et nous savons que bien souvent les confréries, du
moins dans de nombreuses tribus des Plaines, « fonctionnent » comme des clans et que
ces derniers possèdent des prérogatives rituelles fortes qui les rendent in fine très
similaires aux premières. À moins que ces confréries, en engendrant « des enfants », ne
se comportent purement et simplement à l'instar d'unités familiales, ainsi que l'avait
relevé Wissler 7. Il en va de même entre clans et unités résidentielles, ou entre celles-ci
et les confréries, qui assument très souvent des fonctions équivalentes. Tout au plus
est-il possible de distinguer ces modalités d'agrégation sociale en fonction de leur
mode de recrutement, à savoir la cooptation, la naissance et la co-résidence. Nous
aurons l'occasion de reprendre la question tant elle prend un relief particulier chez les
Sioux, bien qu'ils soient dépourvus de « clans ». D'ici là, apportons une dernière
précision : en ce domaine dit de l'organisation sociale, ce sont les principes sous-
jacents à la formation des entités constituées qui participent au grand système de
significations. Principes générateurs et entités générées sont indissociables,
conformément au sens que Lévi-Strauss assigne à l'expression forte d'institutions sociales.
Attention toutefois, notre position radicalise la sienne ; nous allons jusqu'à poser qu'il
n'y a pas de cloisonnement entre organisation sociale et organisation rituelle. Il faut
abattre les barrières qu'ont érigées l'anthropologie fonctionnaliste et sa vision finalisée
de la vie sociale. Il faut aller plus loin que l'auteur des Structures élémentaires de la
parenté et du premier Anthropologie structurale qui, à cause de sa théorie de l'échange,
reste l'otage de ces découpages, quand bien même les arguments développés dans ces
ouvrages sont ceux qui ouvrent la voie à leur dépassement.
Se déprendre du fonctionnalisme ne revient pas à dédaigner la réalité du monde
sensible et les contraintes qu'elle fait peser sur les sociétés. Au contraire, dans le droit
fil du Lévi-Strauss des Mythologiques, il convient de situer cette réalité à l'origine de la
« pensée mythique » en acte, avec cette double assignation : servir d'accroché à la
faculté sémantique et de délimitation du champ de ses possibles. Notre analyse
prendra comme point de départ un couple d'oppositions conceptuelles, celle des
saisons et celle des sexes, qui sont non seulement profondément enracinées dans le réel
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mais s'articulent de surcroît directement l'une à l'autre. Ces deux oppositions, l'une
appartenant à l'ordre cosmo-biologique et l'autre au biologico-social, nous semblent
en effet au fondement de la sociologie sioux. Nous avons commencé à évoquer le
thème de la sexuation par le biais des travaux de DeMallie. L'importance que nous
accordons à l'alternance saisonnière doit à une sorte d'évidence des faits — tellement
évidents que les ethnographes n'y ont guère prêté attention depuis Mauss et sesVaria-
tions saisonières des sociétés eskimos. À l'exception notable de Lévi-Strauss 8.
pour sa part celle des saisons. Il y a un enchâssement des oppositions. Les femmes
occupent le pôle naturel, facette hivernale de l'existence car restreint, matériellement
limité, et les hommes le culturel, sa facette estivale car immatérielle et donc
potentiellement infinie. De très nombreuses contraintes pèsent en effet sur le segment de la
capacité reproductive dépendant des femmes, tandis que le grand système des
représentations qui échoit aux hommes est par essence ouvert à l'infini. Faire des enfants et
les porter à maturité exige un certain nombre de moyens concrets, à commencer par
des femmes elles-mêmes en âge et disposées à le faire. En revanche, les productions
rituelles — qui sont des productions intellectuelles — n'ont guère de besoins de cet
ordre. Si elles formulent en règle générale des exigences matérielles très précises et
aiguës, en matière de paraphernalia par exemple, on admettra que celles-ci sont, en cas
de pénurie, aisément modifiables, voire susceptibles d'être supprimées, du moins aussi
longtemps que la mise en acte de la tradition demeure par ailleurs une nécessité aux
yeux de ses dépositaires.
La logique dualiste de répartition sexuelle des prérogatives — matériel versus
immatériel — va très loin, entraînant non seulement une véritable division sexuelle
des tâches mais également de l'attribution des biens. Tous les biens matériels — les
tipis, les ustensiles de ménage et de cuisine, les carcasses des gibiers tués par l'époux, —
appartiennent à l'épouse, l'homme ne détenant en propre que les objets attachés aux
rites — paraphernalia, charmes, calumets, etc. La femme en soi incarne la valeur
matérielle dans la mesure où son achat représente une forme tout-à-fait acceptable de
mariage ; c'est d'ailleurs la plus prestigieuse pour elle (Hassrick 1964 : 129-130).
Symétriquement, on sait que les femmes, à moins qu'elles ne soient vierges ou
ménopausées, et sauf exceptions notoires sur lesquelles nous aurons à revenir, sont
tenues à la lisière du rituel. Elles n'y participent que comme auxiliaires subordonnées
ou simples spectatrices. La danse dite des femmes — la seule danse à laquelle elles
avaient droit — constitue une de ces exceptions. Or, précisément, il s'agit pour elles d'y
figurer l'immobilité, la danse en question se limitant ainsi à un ballet de petits
sautillements sur place. Rien de plus éloquent qu'une telle immobilité trépignante
pour exprimer l'inaction rituelle dans laquelle est confiné le féminin. Une autre preuve
a contrario, émanant cette fois-ci de la composante masculine de la société, confirme la
répartition sexuelle des prérogatives. Tout acte rituel important qu'accomplit un
homme s'accompagne d'un geste de dénantissement (give-away) de sa part ;
autrement dit, le masculin dans « l'exercice de ses fonctions » souligne l'antinomie foncière
qu'il entretient avec la possession de biens matériels.
La division sexuelle des tâches et des prérogatives renvoie à la reproduction,
évidemment. Que les hommes soient entièrement voués à l'action rituelle accentue à
l'extrême les rôles qu'impartit la nature. Les femmes donnent biologiquement
naissance aux enfants tandis que les hommes leur confèrent un « être-là » social par les
procédures, ici encore d'ordre éminemment rituel, de nomination et, surtout,
d'adoption. Cette répartition va très loin : le sentiment de pudeur des hommes les retient
d'aborder dans la conversation ce qui a trait directement à la physiologie féminine ou
à la procréation, comme par exemple la grossesse (DeMallie 1982 : 4). En bref, la
parenté fait mine de tourner le dos à la nature ; mieux, elle s'affirme contre-nature,
n'étant jamais qu'un mode de reconnaissance entre eux d'individus qui vivent en
société, en d'autres termes, d'individus sachant se discriminer les uns des autres sur la
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À l'opposé de nos sociétés qui en font grand cas, les Indiens d'Amérique du Nord
ne prêtent nulle attention aux ressemblances physiques qui pourraient prévaloir entre
un père et son fils, ou plus généralement entre des parents et leurs enfants (Désveaux
1994 : 61). Les Sioux partagent le trait culturel. Celui-ci s'intègre dans une conception
générale de la paternité qui nous paraît singulièrement complexe à démêler. Le
système des attitudes en effet semble paradoxal, qui combine affection et éloignement.
En fait, il ne peut s'expliquer que rapporté au schéma de la division sexuelle esquissé
ci-dessus. La paternité campe résolument du côté du rituel et de l'immatériel, rejetant
la dimension biologique de la procréation du côté maternel.
La Shadow ou Ghost Lodge Ceremony dont Fletcher nous a laissé une très belle
description (1884) et que Black Elk inclut dans sa liste des sept rites fondamentaux
(Brown 1953 : 10-30) se révèle particulièrement éclairante de ce point de vue.
Manifestation funéraire dédiée à un enfant mort, le rite se montre douloureux pour ses
officiants et résolument étrange pour la pensée occidentale. Étrange au point de lui
faire une telle violence que le gouvernement américain l'a interdit dès 1890. La Ghost
Lodge Ceremony 10 n'est pas la seule pratique rituelle indigène rendue illégale à cette
époque. On sait ainsi que les auto-tortures de la danse du soleil ou encore le potlatch
ont connu des sorts similaires. Mais, ici, ce qui est intéressant et qui prouve le malaise
profond que ressentaient les autorités face à cette forme rituelle insolite, c'est que,
en sus de l'interdiction, elles ont encouragé la création d'une cérémonie de
remplacement ad hoc inspirée du modèle chrétien. Dorénavant, tous les esprits des morts
sioux devront être libérés — ou expédiés au loin — à une date annuelle fixe selon une
norme inspirée par la Toussaint et le jour dit des morts du calendrier chrétien (ibid. :
10, note 1) n. Tous les esprits des morts, et pas seulement celui des enfants. Telle est
l'effarante étrangeté de ce rituel réservé aux enfants mais qui pourtant, dans l'esprit
des Sioux, dessine à n'en pas douter les contours de la procédure funéraire
prototypique. D'ailleurs, hormis la disposition du cadavre sur échafaud, aucune formule
funéraire pour adultes un tant soit peu standardisée ne ressort de l'ethnographie.
Ainsi l'ordre rituel sioux offre-t-il à celui qui perd un enfant la consolation de
devenir, s'il le désire ou, plus vraisemblablement s'il en a les moyens matériels,
« gardien » ou « veilleur » de la Ghost Lodge. Le titre prodigue les avantages d'une
large reconnaissance publique tandis que son acquisition est teintée d'une double
dimension, filiative et confrérique. Le processus ne peut être entamé sans que le
deuilleur qui aspire à devenir gardien de la Ghost Lodge ne reçoive d'un détenteur du
titre une sorte de « permission », concrétisée par une pipe, et qu'il ne « paye » ou
« dédommage » symboliquement, au moyen de peaux tannées, huit autres hommes
qui ont déjà acquis le titre dans le passé. On prélève une mèche de cheveux sur le corps
de l'enfant défunt puis celui-ci est disposé « selon les usages habituels ». La relation du
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père à cette mèche commande un cycle de prescriptions qui dure, idéalement, deux ans.
Ce cycle s'ouvre par la mise à l'écart de la mèche pendant quatre jours, période que la
femme et les sœurs du père mettent à profit pour coudre une petite bourse destinée à la
recevoir et qui prendra place dans un paquet cérémoniel plus volumineux contenant,
parmi divers autres objets, la pipe obtenue d'un précédent gardien. On prépare
également une tente qui servira de « chapelle » à cet « autel ». Ce paquet resserrant la
mèche de cheveux de l'enfant mort et sa chapelle va faire l'objet des soins attentifs du
père et de son épouse jusqu'à l'achèvement du cycle. Une large distribution de biens,
accumulés par le père tout au long du cycle, marque cette sortie. À ce moment-là, en
effet, le wanigi (« l'esprit », « fantôme ») du très jeune mort conservé jusqu'alors
auprès d'eux par ses parents, littéralement couvé par eux, est censé se dissoudre ou, à
tout le moins, s'éloigner définitivement. Mais ce sont bien évidemment les
interdictions, extrêmement étendues, auxquelles se soumet le père durant toute cette période,
qui nous frappent. Elles empruntent au vocabulaire panaméricain typique de la
réclusion rituelle qui accompagne très couramment les femmes indisposées ou partu-
rientes d'une part, le meurtrier d'autre part, et ce notamment dans les domaines
alimentaires et comportementaux : vivre dans un espace écarté, ne pas consommer
certaines viandes, s'abstenir de certains actes de boucherie qui brisent, tels que fendre
le crâne d'une carcasse ou en rompre les os et les tendons, ne pas secouer ses vêtements,
ne pas pouvoir toucher qui que ce soit, ni être effleuré, etc. En fait, l'impétrant au titre
de gardien de la Ghost Lodge est pratiquement réduit à l'inaction totale car, bien
entendu, il ne peut, non plus, aller chasser ou a fortiori faire la guerre. La main du père
de l'enfant mort ne doit tenir aucune arme. En revanche, fait rare en matière de rituel,
sa conjointe — en tant que telle et non en tant que mère de l'enfant qu'elle n'est du
reste pas nécessairement — l'assiste de façon active : périodiquement, elle doit prendre
le paquet dans ses bras et le bercer comme si elle tenait un bébé vivant.
La cérémonie prend le contre-pied de la séquence naturelle procréative, celle qui va
d'une conception à une naissance. Il s'agit ici de mort, et la position respective des
sexes s'inverse, alors que se maintient l'unité fonctionnelle du couple 12. Bien
qu'éminemment passif, le père occupe le centre de l'attention. Il vit une véritable
antigestation de deux ans avant que l'esprit de son enfant ne soit totalement délivré ou
dissout. Cette période correspond approximativement à l'intervalle de temps qui
sépare deux grossesses menées à terme en l'absence d'une régulation volontaire de la
fécondité. Le père accepte de subir les restrictions habituellement réservées aux
femmes en couches mais aussi au meurtrier, comme s'il était d'une certaine manière à
l'origine de la mort de son enfant. Le rite entier rappelle la couvade. Nul doute qu'à cet
égard, il ne jette une lumière assez vive sur la nature même du phénomène en
Amérique, qui apparaît dès lors comme le lieu où s'entre-croisent les prérogatives
dévolues à chacun des sexes : charge de donner la vie pour l'un, nécessité d'infliger la
mort pour l'autre.
La Ghost Lodge Ceremony est certes une couvade, mais souvenons-nous qu'elle
est avant tout le deuil d'un enfant, autrement dit une anti-couvade. Au moyen d'une
torsion aussi radicale de la relation à la naissance, à tel point qu'elle nous apparaît
presque relever de la perversion, le rite définit la paternité sioux comme un lien d'ordre
purement social, comme un lien qui refoule, qui nie une fonction génitrice. La force de
la préritation confirme, si besoin était, qu'elle est par ailleurs pleinement connue. Sur
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commune à une même action guerrière (la chasse est une variante faible de la guerre
aux yeux des Sioux). La relation kola se scelle définitivement car on n'abandonne pas
son ami à la mort, quitte à risquer sa propre vie. La relation se noue précisément par
un partage de la mort en puissance. La guerre revient bien à s'exposer à la mort, à se
confronter à elle, et ce au contact de l'ennemi. Ce dernier, qui en est l'administrateur
potentiel, se confond avec elle. Dès lors, nouveau retournement de perspective : la
cérémonie Hunka ne remplace-t-elle pas l'action guerrière comme confrontation à la
mort? Hassrick ne s'aventure pas dans un rapprochement entre la guerre réelle,
génératrice des liens kola, et la cérémonie Hunka. Et pourtant il décrit celle-ci en des
termes qui justifient pleinement un tel rapprochement :
« When the time was set, the couple who intented to participate in the adoption were often
formelly escorted around the camp to the ceremonial tipi. The younger person might be
symbolically placed in the logde as a « captive », while the elder partner was questionned about
whether anyone would take the captive Hunka rather than see him put to death. When the older
man volunteered to save him, the « captive » was « rescued » and the ceremony continued. »
(ibid. : 298)
La guerre réelle et son pendant sur la scène rituelle se distinguent seulement par l'écart
de statut préalable entre les partenaires. Partant en expédition côte à côte en direction
du territoire ennemi, les kola sont égaux en tout. En revanche, après que l'un a
trébuché au combat, a risqué la captivité ou la mort et que son compagnon a volé à son
secours, mettant en jeu sa propre vie, la balance n'est plus égale. L'un doit la vie à
l'autre, lequel possède dès lors un ascendant considérable sur lui. Si l'on admet
l'hypothèse selon laquelle une équivalence prévaut entre action guerrière et cérémonie
Hunka 15, on note une transposition homologue des positions où l'écart
sauveteur/sauvé se calque sur celui entre l'adoptant et l'adopté. Ce dernier est celui
qui est destiné à être sauvé par l'adoption, laquelle signifie dans le langage du
rite échapper à la mort ou, ce qui revient au même, à la captivité entre des mains
ennemis.
La dimension rituelle qui caractérise l'adoption généralisée crée un lien social qui,
à tout prendre, mime la filiation absente : elle engendre un lien fort entre des individus
qui se trouvaient à l'origine dans une relation différentielle, sinon hiérarchisée. La
documentation ethnographique peut parfois apparaître floue sur le phénomène
hunka ; elle indique cependant avec suffisamment de netteté qu'entre l'adoptant et
l'adopté existe, tantôt un écart d'âge correspondant grosso modo à celui d'une
génération, tantôt un écart de richesse ou, mieux, dans la présentation idéalisée qu'en
donnent les informateurs, une combinaison des deux. Du reste, pour John Blunt
Horn, l'adoption hunka est clairement une relation de paternité (Walker 1980 : 205).
Nul doute que celui qui sauve la vie à son prochain lui offre une seconde vie, lui
redonne naissance. Sur la toile de fond de cet écart statutaire, il est clair également qu'il
y a de la transmission dans l'économie du complexe Hunka, ce qui va dans le sens de
son interprétation en terme de pseudo-filiation. Ce sont les bénéfices immatériels des
mérites acquis sur le champ de bataille 16 qui sont susceptibles d'être transmis,
bénéfices qui se convertissent d'ailleurs en droits sur des valeurs très concrètes, tels des
biens usuels et de prestige — au premier rang desquels il y a les chevaux — ou encore
des femmes et des enfants (Walker 1980 : 205).
Désveaux, E.] PARENTÉ, RITUEL, ORGANISATION SOCIALE SIOUX 125
Dans la relation Hunka, l'adopté est donc celui qui, a priori, appartient à la mort
et à l'altérité incarnées par les ennemis. Il est en position d'infériorité, de faiblesse ou
il est un cadet. Sous ce registre pseudo-filiatif, nous voyons s'esquisser un renversement
entre les valeurs « naturellement » attribuées à la vie et à la mort en fonction de l'axe
aînés/cadets puisque les plus jeunes se situent d'emblée du côté de la mort. Une image
classique de la filiation place en effet plutôt les aînés à proximité de la mort, condition
qui motiverait leur désir de transmission. Il y a là comme une réversion temporelle.
Dorsey butta sur le phénomène, remarquant l'étrangeté d'une croyance qui donnait
aux plus jeunes des esprits une position supérieure aux autres, car définie comme de
l'aînesse. Un autre indice du même phénomène peut être décelé dans une teknonymie
paternelle formalisée sous le vocable atkuku « père d'un tel... » (Walker 1982 : 49).
À tout seigneur, tout honneur. Le plus explicite de ces détails est certainement le
mot qui désigne l'acte de se marier, winyuze, que l'on peut gloser par « attraper, enlever
une femme » (Powers 1975 : 73). Rien n'indique qu'il faille lui prêter a priori une
valeur métaphorique comme le prétend Powers {ibid. : 75). Ensuite, il y a le fait qu'il
n'existe pas de terme de parenté pour dire « conjoint ». Les expressions employées
telles que mit'awin (« ma femme ») ou mihingna (« mon homme ») renvoient aux
termes génériques d'homme ou de femme. DeMallie établit ce point aussi bien dans ses
annotations de Walker (1982 : 179) que dans son article de 1994 où il relate l'opinion
d'Ella Deloria là-dessus :
« It is questionable whether the terms for spouses should be included in the category of kinship.
Deloria (forthcoming) felt that they should not be ; those terms were not used for address and
rarely for reference. Instead, individuals referred to their spouses as iye Ъе/she'and used no term
for address. » (DeMallie 1994 : 139)
Deloria est convaincue que les époux ne sont pas des parents. Mais, toujours citée par
DeMallie, elle explique aussi que la caractéristique des Sioux est de se définir comme
tous parents et de rejeter à la périphérie de leur tribu les non-parents. Ces derniers
tombent alors dans la classe des ennemis avec lesquels la guerre est l'unique mode de
relation concevable (Ibid. : 130). À l'exception de Powers, tous les auteurs s'accordent
sur l'étymologie de Lakota/Dakota qui, dérivée de da, « considérer » et kola « ami »,
signifie donc « considérés comme amis ». Nous avons vu que le mot kola prenait tout
son relief dans le contexte d'une amitié virile et guerrière. Cette double connotation est
ici présente : les Sioux sont idéalement une tribu d'hommes en guerre totale avec
l'extérieur. Et c'est sur cet extérieur qu'ils prélèvent, en prédateurs, les femmes dont ils
ont besoin pour leur reproduction sociale.
47)
Désveaux, E.] PARENTÉ, RITUEL, ORGANISATION SOCIALE SIOUX 127
On se souviendra alors du tabou très strict qui pèse sur la parole dans les relations avec
les beaux-parents, interdit logique dès lors qu'on conçoit qu'il s'agisse d'ennemis.
Cette dimension de la guerre permet de lire sous un angle nouveau — qui ne contredit
pas, au contraire, le premier ayant trait à l'indiscrimination — le fait que les enfants de
captives jouissent d'un statut strictement équivalent à celui des enfants nés de femmes
sioux. On comprend de même que les kola, les « amis de guerre », les « compagnons
d'armes » considèrent normal de mettre en commun leurs épouses puisque, en théorie,
elles représentent un butin qu'ils ont conquis ensemble tandis qu'ils s'exposaient,
solidaires, à la mort sur le territoire l'ennemi. La même logique explique qu'un homme
« hérite » de la veuve de son kola (Hassrick 1944 : 339). Le paradigme guerrier de
l'alliance rend également compte de toute une série de phénomènes qui apparaissent
souvent en contradiction les uns des autres : que les jeunes jeunes filles faisaient l'objet
d'une surveillance constante, comme si elles avaient été un bien qu'il fallait protéger ;
qu'il suffise de « toucher » une jeune fille avec un bâton en le glissant de nuit sous la
peau tendue recouvrant le tipi parental pour se prévaloir de l'avoir possédée, à l'instar
du guerrier qui peut se prévaloir d'une victoire sur l'ennemi dès qu'il a porté un
« coup » sur son corps ; que l'enlèvement enfin soit une modalité acceptable de
mariage, pour autant que le preneur fasse preuve de sa force, tout comme l'achat qui
n'en est jamais qu'une forme atténuée, ménageant les intérêts des pourvoyeurs de
femmes. Le terme qui désigne le beau-frère suggère également la thématique
guerrière : tonhan, qui pourrait signifier « être-là » ; « être-là » pour être tué et afin que la
sœur soit faite captive ?
On remarquera à ce propos que si, conformément à un schéma très banal dans les
Plaines, les guerriers sioux remettaient les scalps prélevés sur l'ennemi aux mains des
femmes 19, ils leur livraient également leurs captifs éventuels afin qu'elles les torturent
à mort. Pour ce faire, elles les attachent à un poteau — inversion manifeste du mât
central de la danse du soleil auquel se lient les jeunes guerriers qui se destinent à
l'auto-torture — et elles leur font subir de nombreux sévices, dont la castration :
« etiam genitalia exciderunt » dit joliment le texte (Dorsey 1884 : 313). Au-delà du
caractère d'inversion que possède une telle castration effectuée par des femmes au
cœur du campement, par rapport au trophée que représente une chevelure conquise
par un homme à l'extérieur, la pratique traduit avec acuité la philosophie des Sioux.
Gardant les prisonnières à leur usage matrimonial, ils remettent leurs prisonniers à
leurs femmes. Celles-ci se voient ainsi en position de prouver leur complète intégration
en étant amenées à faire souffrir ceux qui ont, peut-être, été leurs frères dans une vie
antérieure. On retrouve ici l'idée de non-personne sociale féminine, puisque l'épouse
du guerrier est censée n'avoir aucun sentiment propre — par exemple de
compassion — vis-à-vis d'un autre dont elle fut pourtant proche. Cette conduite doit être
rapprochée de l'absence notable, chez les Sioux, de procédures rituelles spécifiques
destinées à faciliter l'adoption éventuelle d'ennemis, rituels qui fleurissaient pourtant
ailleurs, notamment parmi les groupes qui résident à l'est des Plaines, chez les Ojibwa,
les Algonquins centraux ou encore les Iroquois... On reviendra alors un peu en arrière
et on se remémorera que l'adoption est précisément une procédure réservée à l'usage
interne chez les Sioux, où elle prend du reste une amplitude sans pareil. Or nous avons
également suggéré plus haut que l'alliance était, d'une certaine façon, un genre de
l'adoption. Les contours se dessinent d'eux-mêmes : l'alliance est la modalité externe
128 JOURNAL DE LA SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES [83, 1997
Cette vision encore trop lisse de la réalité sioux ne nous convainc guère plus que celle
de Hassrick dans la mesure où, dans l'ethnographie, n'est nulle part mis en avant le fait
que les hommes doivent être de gentils chasseurs et de bons guerriers, et que ces
derniers seraient uniquement dévoués à la cause de la défense du groupe. La
motivation martiale réside plutôt dans l'acquisition d'une gloire personnelle et la conquête de
femmes pour soi. C'est un but de prédation individuelle qui est rendue viable par une
structure globalisante de ses finalités. Parfois jusqu'à l'excès, et au risque de faire
exploser cette structure. La meilleure preuve en est que le grand guerrier, la figure sioux
du « grand homme », fort de son prestige martial, non seulement acquiert un poids
politique considérable, mais se place parfois au-dessus de la loi commune. Son désir de
posséder des femmes devient si irrépressible qu'il ne se contente pas d'aller les
Désveaux, E.] PARENTÉ, RITUEL, ORGANISATION SOCIALE SIOUX 129
prélever dans les rangs des ennemis : il cherche à les séduire ou à les enlever parmi les
siens, brisant ainsi la loi tacite de non-aggression entre kola qui est, nous le savons, le
ciment de l'entité sioux 20. Le grand-guerrier, tel Bull Bear déjà décrit par Parkman 21,
échappe aux sanctions de la confrérie akicita qui n'« ose » s'attaquer à lui en raison de
sa réputation de bravoure acquise sur le champ de bataille. Et pourtant la vocation
interne de cette confrérie d'inspiration guerrière est précisément de punir les individus
au comportement jugé asocial en les dépouillant de leurs biens et en mettant à bas leur
tipi22.
Dans ces conditions, il est douteux que les hommes soient prudes par simple
défiance de la chose sexuelle comme le voudrait DeMallie. Nous connaissons en effet
trop de groupes Indiens qui manifestent en parole et en geste sur ce registre des
manières fort « lestes » et une « liberté » de ton tout à fait exceptionnelle pour accepter
l'idée d'une pruderie sioux culturellement déterminée. En réalité, la position
structurelle des hommes fait qu'ils investissent le champ de l'alliance, voire le subjuguent, à
partir de leurs prérogatives guerrières, et qu'en face les femmes l'investissent en retour
par le sexe, catégorie qui les définit de façon quasi-ontologique, pour autant qu'elle
signifie l'indissociabilité des principes de plaisir et des mécanismes de la procréation.
Car il y a là, à n'en pas douter, une erotique de la conception comme il y a quelque
chose qui tient d'un assouvissement profond pour l'homme sioux dans le meurtre
perpétré — ou dans un simple « coup » accompli — à l'occasion de l'engagement
guerrier. Il apparaît clairement désormais que les procédures tendant à limiter
l'activité sexuelle féminine que l'on observe chez les Sioux — surveillance rapprochée des
jeunes filles, usage de ceintures de chasteté, une certaine valorisation de la virginité ou
d'une étrange monogamie féminine, choses rares en Amérique 23 — , s'inscrivent dans
une logique non pas de protection vis-à-vis d'une sexualité masculine supposée
débridée, mais émane plutôt d'une nécessaire codification de la sexualité féminine
elle-même, par l'intromission d'interdits.
Bien qu'idéale, la Ghost Lodge Ceremony n'était pas la procédure funéraire la plus
courante chez les Sioux. Il en va de même du mariage avec une captive. Cette forme
d'alliance demeurait probablement assez exceptionnelle, la norme statistique devant
revêtir un caractère beaucoup plus prosaïque. Il ne fait cependant aucun doute que
s'accomplissait dans ce mariage l'idéal paradigmatique, celui précisément
qu'évoquent tous les informateurs lorsqu'ils parlent d'obligation exogamique. Il s'agit pour
les hommes de prélever chez les autres des femmes et de les ramener de force afin
qu'installée comme épouses, elles occupent le cœur de leur propre édifice social. On
comprend désormais pourquoi l'idéologie sioux exalte à ce point la guerre : elle n'est
rien d'autre que le moteur de la vie sociale. Grâce à elle, l'alliance est rendue possible,
puisée dans une sorte de réservoir considéré a priori comme intarissable et constitué
par la périphérie du groupe. Parcelles d'alliance destinées à une affinisation
progressive — ou brutale — afin de la ramener en son cœur pour s'y accomplir. Les Sioux
radicalisent une logique de l'altérité constituante, laquelle suppose que l'extérieur soit
rabattu sur le centre 24.
1 30 JOURNAL DE LA SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES [83, 1997
qu'elle finit par échoir à l'un et à l'autre. Quant à ce qui fait l'alliance dans sa réalité
quotidienne, autrement dit cette existence plus ou moins partagée de deux individus de
sexes différents à l'intérieur d'un réseau de sociabilité étroite et possédant le plus
souvent une descendance commune, on a vu que c'est plutôt en se réfugiant dans le très
large moule offert par l'adoption qu'elle était en définitive vécue.
Profitant de ce que nous venons d'évoquer à nouveau l'adoption qui, magnifiée par
le Hunka, occupe une place si importante dans la sociologie sioux, esquissons une
première récapitulation d'ensemble. Au couple tenu pour universel que forment
l'alliance et la filiation se substitue manifestement celui de la mort conjuguée au
principe d'adoption. On pourrait minimiser la portée du constat en décrétant qu'après
tout l'adoption renvoie à l'alliance et la mort à la filiation : n'y a-t-il pas en effet de
l'adoption dans le choix d'un affin et la filiation n'a-t-elle pas trait, d'une certaine
manière, à la transmission d'un capital — matériel ou immatériel — par delà la mort
individuelle ? Une telle solution ne suffît pourtant pas, car elle fait fi du formidable
décentrage qui semble régir l'univers sioux, décentrage dont la fameuse particule «qui
a suscité tant de discussions serait peut-être l'expression privilégiée au sein même de la
nomenclature de parenté.
Une nomenclature de parenté dravidienne scinde la société en deux champs au
niveau des générations intermédiaires (+1, 0, — 1). Le champ de ceux que, par
commodité, nous appelons les parallèles comprend, outre ceux-ci, les germains et les
grands-parents. Il définit une catégorie de semblables à soi, avec lesquels la relation
matrimoniale est exclue. Une catégorie alterne — l'affinité — lui fait pendant. Cette
dernière incorpore ou subsume les croisés. Bien que le principe sous-jacent d'une telle
nomenclature ne réside aucunement dans le mariage entre cousins croisés mais dans
un dualisme égo-centré, elle laisse a priori l'alliance et la filiation s'exercer sans entrave
particulière, ni besoin de prescription supplémentaire à celles qui lui sont
intrinsèques 27. Il n'en va pas de même avec une nomenclature dite iroquoise 28 qui réifie la
catégorie des croisés et l'intercale entre celle des parallèles et des affîns, découpant
ainsi l'espace social en trois grandes catégories. Nous avions souligné au début de ce
texte qu'une des difficultés dans l'interprétation de la nomenclature en vigueur chez les
Sioux tenait précisément à ce que, contre toute logique apparente — et l'hypothèse
d'un ancien mariage entre cousins croisés —, la catégorie de croisés, à la génération 0,
semblait dériver de celle d'affinité, le suffixe si servant d'opérateur à cette altération.
Or qu'en est-il de ce suffixe aux générations connexes ? À la génération + 1, le suffixe
ši apparaît dans les termes désignant les beaux-parents (et les grands parents
maternels, nous l'avions signalé et nous y reviendrons) à partir de ceux désignant les
grands-parents (présumés parternels), soit :
tunkan, grand-père —» tunkanši, beau-père (grand-père maternel)
unci, grand-mère —» unciši, belle-mère (grand-mère maternelle).
À la génération — 1, le suffixe intervient dans les termes servant pour désigner les
propres enfants d'ego : mic'inksi, fils, et mic'unksi, fille, sans qu'il soit d'ailleurs
possible d'en identifier les mots-souche. Il intervient également dans ceux désignant le
gendre et la bru, dérivés de ceux désignant les petits-enfants :
Takoza, petit-fils/petite-fille -» Takoš, gendre/bru 29.
132 JOURNAL DE LA SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES [83, 1997
parallèles affine
+ 2
+ 2
^
+ 1
EGO 0
'У//У////¥/$//а
-1
шшт.
-2
retrouve ici l'image de la dynamique sociale dont nous nous sommes efforcés de
montrer la puissance dans le cas de l'alliance, de même que l'on rejoint l'inversion
— le retournement, comme on parle de « retourner un gant » — que nous avions
rencontrée dans notre analyse de la cérémonie de la Ghost Lodge, à la fois célébration
et négation de la filiation.
Cette nouvelle vision, qui découle d'une sorte de rotation de l'objet nomenclatural,
suggère en définitive une assez grande proximité des catégories de parallèles et d'afïïns.
Dans le même esprit, on remarquera que la segmentation de la catégorie alterne (les
non-parallèles) — par rapport à une nomenclature dravidienne « pure » prise comme
référence — en croisés et en affins ne confère aucune autonomie lexicale complète, ni
à l'une, ni à l'autre des catégories engendrées. En bref, quel que soit le point de vue
adopté, nous demeurons dans une ambiance très « dravidienne ». Cela est
particulièrement clair au regard du « comportement » de l'axe horizontal à la génération 0. Sa
grande stabilité ainsi que, d'ailleurs, le raffinement dans les distinctions opérées entre
les sexes des référés mais aussi ceux des locuteurs évoque ce que nous avons pu
observer chez les Ojibwa septentrionaux, de « durs dravidiens » : dans les deux cas,
l'enjeu matrimonial s'orchestre autour du couple frère-sœur et uniquement de lui.
Voilà qui éclaire l'information, répétée à l'envi par les anciens sioux, que le frère — et
aucunement les parents comme on pourrait naïvement s'y attendre — est seul habilité
à décider du mariage de sa sœur. Un lien très fort persiste entre eux qui touche
précisément les domaines de la reproduction : la sœur brode des mocassins à son frère
et le porte-bébé de ses enfants. Le frère rapporte le scalp de l'ennemi et le donne à sa
sœur. Est-ce dans cette perspective qu'il faut interpréter les noms de la fille aînée
winona et du frère caske qui signifieraient respectivement « femme captive » et « celui
qui lie » (Jahner 1995 : 276) ? La complémentarité des rôles est frappante : le frère lie
sa future épouse qu'il enlève à l'ennemi, à moins qu'il ne s'agisse de sa sœur, destinée
à devenir l'épouse d'un autre homme, c'est-à-dire à devenir l'équivalent d'une captive,
et ce en vertu de son seul pouvoir à lui, le frère. Quoi qu'il en soit, en conformité avec
une logique dravidienne des plus strictes 30, le frère et la sœur, malgré le maintien
d'étroites relations, ne sont pas censés appartenir à la même unité résidentielle
(Hassrick 1944 : 340).
1 34 JOURNAL DE LA SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES [83, 1997
Une seconde symétrie s'ajoute à celle qui vient d'être discutée relative aux
directions prises par les transformations en Si: on assiste ainsi à un écrasement, un
glissement intergénérationnel plutôt, entre grand-parents et beaux-parents aux
générations supérieures et petits-enfants et gendre et bru aux inférieures. De prime abord,
ces équations obliques démentent l'horizontalité toute dravidienne qui prévaut à la
génération 0. Leur agencement spéculaire par rapport à l'axe central invite à y
discerner les échos atténués de traits nomenclaturaux Crow-Omaha qui abondent
parmi les groupes voisins des Sioux. Toutefois, dans le cadre de notre argument
présent, nous soulignerons plutôt combien le phénomène répond à une exigence de
cohérence interne. Il renvoie en effet à l'adoption, laquelle procède simultanément
d'un modèle de cooptation horizontal que personnalisent les kola, les « amis
d'armes », et d'une logique filiative, verticale donc, entre des individus que l'âge
sépare. Dans cette optique, au sens fort du terme, l'adoption, résultante de deux
orthogonons, s'énonce là encore en biais. Mais, à la différence de l'axe principal qui
articule la nomenclature en partant des beaux-parents pour parvenir à la progéniture
d'Ego (ou l'inverse) en passant par les cousins croisés, on a affaire ici à une
construction moins rigide qui offre l'image d'une sorte d'oscillation permanente de l'adoption
entre ses diverses prérogatives : celles qui tiennent à la consolidation égalitaire du
champ social et celles qui découlent de sa reproduction intergénérationnelle.
Le troisième point à discuter au regard du graphique (dans sa première comme
dans sa seconde version) réside dans cette contamination incontestable, aux
générations supérieures, des maternels par la dérivation en si. L'attestent pareillement les
désignations des grands-parents maternels, d'une part, de l'oncle maternel, d'autre
part. C'est, parmi d'autres éléments, ce phénomène qui a incité d'aucuns à parler pour
les Sioux de matrilinéarité tandis que d'autres, au contraire, y voyaient la marque du
primat de la lignée paternelle. Une remarque préalable. Le phénomène ne se retrouve
pas aux générations 0 ou inférieure. En ce sens, il rompt donc avec la symétrie observée
jusqu'à présent. À notre sens, outre le découpage en générations dont d'ailleurs il
participe, le phénomène est la seule concession du langage terminologique à la nature :
un individu (en l'occurrence Ego) naît, par nécessité, d'individus de sexes différents.
En revanche, une telle différence n'est pas obligatoirement pertinente au regard de ses
enfants, voire même ses descendants. Il est possible d'avoir des enfants et des petits-
enfants, ou des neveux et des nièces, qui tous appartiennent à un même sexe.
À la génération + 1, la focalisation sur l'oncle maternel (MB) suggère une forte
continuité entre maternels et affins, deux catégories qui proviennent de l'extérieur,
mais elle souligne du même coup la disjonction qui le sépare de sa sœur ou ses sœurs.
En revanche, que la position de la tante maternelle (MS) soit assimilée à la mère est
cohérent avec la polygynie sororale en vigueur chez les Sioux. L'alliance de ses propres
parents (souvenons-nous que l'enfant sioux est sioux indépendamment de la
naissance de sa mère), en tant que processus ayant débouché sur sa propre création est un
processus d'adoption. En ce sens, il neutralise l'extériorité. Les grands-parents
maternels, quant à eux, pas plus que les beaux-parents, ne sont concernés par le processus ;
ils demeurent confinés dans une irréductible extériorité. La fusion des deux catégories
se justifie compte tenu de l'architecture générale de la nomenclature et de ses
ressources lexicales. Elle n'a rien d'une aberration formelle et encore moins psychologique.
Ultime bénéfice de la démarche suivie, la question de déterminer un quelconque
Désveaux, E.] PARENTÉ, RITUEL, ORGANISATION SOCIALE SIOUX 135
antécédent entre les deux catégories dérivées tombe d'elle-même. Il n'est nullement
besoin en effet de se demander si la catégorie des grand-parents maternels est issue de
celle des grand-parents grâce à l'adjonction de la particule si, transformation qui
aurait donné en parallèle celle de beaux-parents, ou si l'une emprunte plutôt à l'autre
et, dans ce cas, laquelle.
En résumé, la nomenclature sioux fait sens. Elle exprime même, avec une très
remarquable acuité, des caractéristiques sociologiques particulières : inversion du
rapport « naturel » entre l'intériorité et l'extériorité, puisque le premier est
littéralement construit à partir du second, inversion de l'ordre « naturel » de la descendance
puisque les cadets ont préséance sur les aînés. On conviendra que nous sommes mieux
armés désormais pour proposer une signification, aussi lâche soit-elle, à la particule
signifiante ši, à savoir : « tout se passe comme si ce type de parent appartenait non pas
au monde des vivants mais à celui des morts ». Les Sioux, on s'en aperçoit, sont
structuralistes avant la lettre ! Mais, là-dessus, rien de nouveau sous le ciel, il y a
longtemps que nous en sommes convaincus. On notera en revanche que
l'interprétation proposée n'invalide pas complètement les précédentes qui, en gros, avançaient,
tantôt l'idée de prohibition matrimoniale (Lesser, etc.), tantôt celle de respect (DeMal-
lie 1994 : 141). Elle en offre une synthèse cohérente : on ne se marie pas avec les morts,
pas plus, en règle générale, qu'on ne leur manque de respect.
Cette emprise de l'adoption-cooptation sur l'ordre social et le fait qu'elle soit
dédicacée en quelque sorte à la mort évoque l'image d'une double torsion du couple
alliance/filiation. C'est à bon droit que nous parlons de double torsion. Car lorsque la
filiation s'exprime par l'effacement des aînés au profit des cadets, cet effacement se
réalise dans la mort des seconds et, quand bien même l'on adopte des affîns, c'est en
tuant des beaux-frères. Cette image nous conduit à envisager sa traduction dans le
fameux paradigme lévi-straussien de la « formule canonique des mythes » dont le
champ d'application n'a aucune raison de se limiter aux récits, dès lors que nous
admettons, ainsi que nous le faisons depuis le début de ce texte, l'existence d'un vaste
« système de significations » non-compartimenté embrassant tout l'univers
social/culturel (à ce niveau la distinction s'abolit nécessairement).
Soit
fx(a) : fy(b) : : fx(b) : fa-l(y) (Lévi-Strauss 1958).
NOTES
1 . Cet essai fait figure de préambule à un travail en cours consacré aux Sioux et mené en collaboration avec
Elaine Jahner, professeur à Darmouth College et co-éditrice avec de Raymond DeMallie des fameux Walker's
Papers. Bien que ce texte n'engage que ma responsabilité, il résulte en grande partie des échanges intellectuels
que notre travail en commun a suscités et continue de susciter. En bref, il doit beaucoup à l'amitié qui me lie
à E. Jahner.
2. Nous suivons ici DeMallie (1994 : 138-139).
3. Lesser est le seul à s'être interrogé sur le fait que le croisement dérive de l'affinité chez les Sioux (1930
et 1958). Son explication du phénomène reste en revanche très classique et renvoie à ce fameux mariage entre
cousins-croisés (voir Eggan 1937).
4. Seul Eggan^les prend en compte dans la section comparative de son article (1937 : 89-95).
5. L'étymologie de wic'owe glosé aujourd'hui par « family », « siblings », « generation » ou « family line »
n'est pas wic'o « homme » + we « sang », mais plutôt wi'a « humain » + owe « classe », soit « espèce
humaine » (DeMallie 1994 : 132).
6. C'est à dessein que nous évitons autant que possible des termes comme « système symbolique ».
7. « Our informants were constantly stating that there were changes in the organization from time to time
brought about by dreams of a shaman or by mutual consent. In some cases, this led to the formation of a
distinct society which was still regarded as the legitimate offspring of the parent » (Wissler 1912 : 28).
8. Les réflexions de Lévi-Strauss (1968) portent sur les Plaines en général. Nous avons prolongé l'analyse
à partir d'un exemple algonquin du subarctique (Désveaux 1988). La marginalité géographique de ce dernier
exemple, où l'alternance saisonnière prend une ampleur particulière, a le mérite de donner au phénomène
tout son relief.
9. John Blunt Horn indique très clairement que les cérémonies hunka avaient lieu juste après l'installation
du camp hivernal (Walker 1980 : 203).
10. Nous n'avons pas repéré de nom générique pour le complexe rituel en sioux. Il ne figure pas par
exemple dans le livre de Balck Elk, contrairement aux autres formes qu'il répertorie comme fondamentales et
pour lesquelles il fournit un équivalent en sioux (voir les titres de chapitres). Cela étant, à la lecture de
Densmore (1918 : 77-84), complémentaire de celle de Fletcher sur ce rituel, nous avons les termes suivants
renvoyant aux principaux instruments et acteurs du rituel : wanagi tipi « tente de l'esprit (spirit) » ; wanagi
wapa'hta « paquet cérémoniel (bundle) de l'esprit » ; wanagi yuta'pi « gardien de l'esprit ». Nous explorerons
plus loin la signification du mot wanigi qu'il nous paraît pour le moment aussi inadéquat de rendre par
«esprit» (spirit), «fantôme» ou «spectre» (ghost) qu'« ombre» (shadow). Tiraillé entre plusieurs
impératifs de traduction, reculant devant les connotations inapropriées que véhicule chacun des termes, nous
conserverons provisoirement l'appellation de Fletcher.
11. Cette intervention rapide des autorités dans le champ du rituel s'inscrit dans leur politique de
désarticulation de la culture traditionnelle qu'évoque Biolsi (1995 : 28-53).
12. Cette inversion n'est pas unique en Amérique. Citons au moins le cas des Kaapor (groupe Tupi de
l'Amazonie orientale) parmi lesquels le père transporte son jeune enfant décédé dans un bandeau suspendu
à son flanc, soit exactement de la même manière que la femme lorsqu'elle se déplace ou vaque à ses activités
quotidiennes avec le sien, vivant (Ribeiro 1996 : 386).
13. Discutant dans un précédent travail l'art des Plaines et sa spéciation en fonction des sexes, l'un d'entre
nous émettait une hypothèse qui va dans le sens de notre interprétation actuelle, quoiqu'à partir de prémisses
radicalement distinctes : la créativité féminine, remarquablement puissante, se cantonne dans l'abstraction la
plus hautaine, à l'opposé d'un art masculin qui demeure sous l'emprise d'une représentation figurative. Sur ce
registre, la prérogative féminine réside dans l'engendrement de formes purement intellectuelles, dépourvues
de « contenu ». Ces formes sont en revanche toujours originales, autrement dit individualisées. La capacité
féminine de façonner de l'unicité ne doit donc rien au charnel, ni même au langage, elle se situe au-delà (ou
en-deçà) de ces deux catégories. Quant à l'art figuratif auquel s'adonnent les hommes, il est très proche d'une
énonciation parlée ; il appartient à la dénotation et s'accorde donc parfaitement avec leur rôle rituel de
dénomination. C'est, dans tous les sens du terme, un art moyen. Celui des femmes l'enjambe littéralement :
d'un point de vue esthétique, il est incontestablement supérieur (Désveaux 1993a).
14. Nous aurons la charité de ne pas évoquer ici la malencontreuse notion de système cognatique. N'ayant
aucune valeur discriminante, elle est pratiquement dépourvue de sens. Elle n'est trop souvent qu'une
1 38 JOURNAL DE LA SOCIÉTÉ DES AMÉRICANISTES [83, 1997
projection ad hoc mise en avant par l'anthropologue pour remédier à l'opacité de son objet au regard de la
filiation.
1 5. Il semble parfois impossible de distinguer les obligations envers un Hunka de celles envers un kola tant
elles se recouvrent ; voir la façon dont John Blunt Horn expose « The Obligations of the Hunka » (Walker
1980 : 204-206).
16. Sur ces mérites acquis à la guerre comme équivalent d'une initiation, voir Désveaux 1993a.
17. Nous faisons référence ici au sororat présenté comme la formule standard de la polygynie (en épousant
une femme, un homme acquiert des droits sur ses sœurs) et au lévirat (un homme est contraint d'épouser la
veuve de son frère). Lesser reprend pour les Sioux l'explication classique selon laquelle ces prescriptions sont
à l'origine du croisement en distinguant les oncles et les tantes qui peuvent potentiellement devenir des
« pères » et des « mères » des autres (1958 : 295-97). Curieusement, DeMallie considère avec sympathie cette
interprétation (1994 : 141). Il est vrai qu'elle a le mérite d'être synchronique, à la difference de celle d'Eggan
qui imagine une ancienne pratique du mariage entre cousins croisés, abandonnée mais dont la nomenclature
garde le souvenir (croisés = affins + Si). L'objection majeure à l'interprétation de Lesser est aussi classique
qu'elle : on comprend mal comment une modalité secondaire de l'alliance en viendrait à structurer la totalité
d'un univers donné de parenté. Dans le contexte sioux, une autre objection s'ajoute. Une femme devait non
seulement épouser le frère de son époux défunt, mais également le kola de celui-ci, son « ami d'armes »
(Hassrick 1944 : 339). L'ethnographie ne dit pas qui avait la préséance lorsqu'il y avait conflit d'intérêt. Quoi
qu'il en soit, le lévirat n'est jamais dès lors qu'un sous-genre du remariage, ce qui l'éloigné encore plus de son
éventuelle prétention à structurer la nomenclature.
18. Dans son premier article, après avoir défini globalement l'interdit matrimonial en termes résidentiels,
Hassrick éprouve le besoin de préciser : « a man could not marry any girl with whom he had a common
grandparent » (1944 : 339). La proposition n'est étayée par aucun témoignage direct. À nos yeux, elle reflète
de la part de son auteur ou de ses vieux informateurs, ou des deux cumulés, une infuence ou une concession à
l'air de leur temps. On remarque que l'assertion ne sera pas reprise dans le livre The Sioux, publié vingt ans plus
tard. Hassrick y évite d'ailleurs soigneusement cette question des interdits et des prescriptions matrimoniales
comme s'il avait alors des scrupules à reproduire une interprétation dont il n'était alors plus trop sûr.
19. Sur la relation entre scalps prélevés à l'extérieur et fécondité féminine interne dans la région des
Plaines nous renvoyons le lecteur à quelques pages particulièrement lumineuses de L'Origine des manières de
table (Lévi-Strauss 1968 : 311-337).
20. L'unanimité semble s'être faite sur l'interprétation des ethnonymes Lakota/Dakota « Considered
friends » (Walker 1982 : 14).
21. (Hassrick 1964 : 48-49). Dès lors, comme l'atteste l'anecdote rapportée dans les pages citées, la société
n'a que le complot et l'assassinat pour recours afin de se débarrasser de ces tyranneaux issus de sa propre
propension à la guerre — avec les risques de vendetta en chaîne et d'instabilité chronique qui en découlent.
Ces derniers exigent des mesures rituelles de remises en ordre.
22. Par ailleurs, la symbolique du chien était appliquée aux hommes adultères (DeMallie 1994 : 134),
soulignant ainsi sa proximité avec la problématique guerrière, voir à ce propos Comba (1991).
23. Une vieille informatrice se remémore de curieux colloques — exclusivement féminins — au cours
desquels des matrones se défient à tour de rôle au sujet de leur fidélité matrimoniale respective. Comme dans
le cas des exploits guerriers usurpés, la sanction du mensonge est surnaturelle (Hassrick 1964 : 44).
24. Les Araweté, un groupe tupi d'Amazonie orientale étudié par Viveiros de Castro, relèvent d'une
logique similaire (Désveaux 1993b).
25. Dans un travail consacré à la figure mythologique de la Femme-Biche, E. Jahner a montré que la
rencontre avec une femme et, de là, la relation charnelle sont pensées comme équivalentes à une expérience
visionnaire. Cette dernière signifie contact avec une entité qui, quand bien même elle émane d'un domaine
situé par delà des limites de la sensibilité ordinaire, commence par se caractériser par sa non-appartenance au
groupe. À cet égard, il est symptomatique qu'un fort quotien d'incompatibilité surgisse entre la vision
ordinaire, autrement dit l'opposé de la « vision » rituelle, et l'acte sexuel en soi (Jahner 1995). D'une certaine
façon, on voit se dessiner un alignement entre activité guerrière, « quête de vision » et actes sexuels comme
autant de moments durant lesquels l'individu entre en contact étroit, fulgurant ou furtif, public ou intime,
avec l'extra-résidentialité. Malgré les dangers inhérents à une telle rencontre, l'individu en attend, bien
entendu, d'en revenir sain et sauf et d'en rapporter les bénéfices jusqu'au cœur de l'unité résidentielle à
laquelle il appartient.
26. « Shot-in-the Heels's son, Holy Circle, had been killed in war with the Shoshoni. His body was
abandonned on the battlefield, for it was good to be left in enemy territory » (Hassrick 1964 : 83).
27. L'existence de telles nomenclatures est bien attestée en Amérique du Nord, notamment chez les
Désveaux, E.] PARENTÉ, RITUEL, ORGANISATION SOCIALE SIOUX 139
Ojibwa septentrionaux et chez certains groupes Crée de l'extrême nord-ouest de l'Ontario et de la région
adjacente du Manitoba. Voir, à ce sujet, Désveaux & Selz (sous presse).
28. Morgan parlait lui d'Iroquois-Dakota, le système sioux ayant donc pour lui une valeur prototypique.
29. Dans ce cas, l'altération n'est pas parfaite, un a surgissant dans le premier terme, le i final disparaissant
dans le second. Elle ne fait pourtant guère de doute. Ainsi DeMallie la considère-t-il comme évidente (1994 :
141).
30. Voir Désveaux & Selz (sous presse).
31. Le groupe de Klein (1, — 1, 1/x, — 1/x) correspondant étant : alliance, filiation, mort, adoption, cf.
Désveaux 1995.
32. Extrait d'un reportage filmique de Jérôme Bimbenet sur les pow-wow parmi les Sioux contemporains.
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