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La question du développement

Quelles sont les conditions qui expliquent le développement ?, par Guy Bajoit
En 1992, selon le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement), les 40 % les plus nantis
de la population mondiale produisaient et consommaient 94,4 % de la richesse, alors que les 60% les plus
pauvres se contentaient de 5,6 %. En 2004, ces chiffres étaient, respectivement, 77,9% et 22,1%. La
situation s’est donc légèrement améliorée, à cause de l’émergence de nouveaux pays industrialisés. Par
contre le dynamisme du développement des pays les plus riches s’est, pendant cette période, renforcé
bien plus que celui des pays pauvres : les PIB (Produit intérieur brut) annuels per capita qui, en 1992,
étaient, chez les plus riches, de 40 à 45 fois supérieurs à ceux des plus pauvres, le sont devenus, en
2004, de 70 à 75 fois. Relativement, les pauvres sont un peu moins pauvres, certes, mais les riches sont
beaucoup plus riches !
La question du développement n’a cessé de me préoccuper pendant quarante ans ; c’est, au départ,
pour contribuer à la résoudre que je suis devenu sociologue. Quelles sont les conditions et les processus
qui expliquent le dynamisme relatif de développement d’une collectivité, et quels sont les acteurs qui lui
insufflent ce dynamisme ? Pourquoi celui-ci est-il plus fort dans certaines collectivités que dans d’autres,
produisant ainsi, à la longue, des inégalités gigantesques de conditions d’existence de leurs
populations ? Pourquoi est-il pratiquement inexistant dans certaines d’entre elles, qui continuent à
stagner depuis des siècles ? Pourquoi, dans une même collectivité, ce dynamisme est-il fort à certaines
époques et s’essouffle-t-il à d’autres, jusqu’à la faire, parfois, régresser ? Ces questions sont
terriblement complexes et, malgré tous mes efforts, je ne crois pas être parvenu à leur donner une
réponse satisfaisante.
Pour les aborder, je pense qu’il faut d’abord rappeler ce qu’a été le colonialisme, qui a duré jusqu’après
la Seconde Guerre mondiale, et le néocolonialisme qui lui a succédé ; nous examinerons ensuite les
modèles de développement, par lesquels on a cru pouvoir résoudre l’immense problème des inégalités
entre le Nord et le Sud. Enfin, je tenterai de proposer, ma propre conception de ce que devrait être un
développement éthique et durable.
Le colonialisme et le néocolonialisme
On peut faire l’hypothèse qu’il existe une relation entre colonisation et sous-développement puisque les
pays jadis colonisés sont les les plus pauvres de la planète, par Guy Bajoit
S’il faut commencer par parler du colonialisme, c’est parce que les pays qui furent colonisés sont,
encore aujourd’hui, à quelques rares exceptions près, les pays les plus pauvres de la planète. On peut
donc, au moins, faire l’hypothèse qu’il existe une relation entre colonisation et sous-développement. Je
me limiterai ici, aux grandes étapes de l’histoire coloniale et post (ou néo) coloniale, au cours des cinq
derniers siècles.
L’hégémonie du Portugal et de l’Espagne
Déjà, ce sont les besoins de l’économie des pays les plus puissants, combinés avec la conjoncture
politique du moment, avec les découvertes scientifiques et, bien sûr, avec beaucoup d’audace,
d’imagination et de chance, qui expliquent la découverte et la colonisation de ce que l’on a appelé
« l’Amérique ». Les bourgeoisies du sud de l’Europe avaient grand besoin de développer le commerce,
surtout avec l’Asie (la Chine, les Indes) : elles cherchaient des épices, des soieries et surtout des métaux
précieux. Mais il fallait, pour cela, faire la concurrence aux Vénitiens et aux Génois, et s’arranger avec les
Turcs, qui contrôlaient le Moyen-Orient. Les Portugais et les Espagnols cherchèrent donc une voie
maritime pour se rendre en Asie : les premiers en contournant l’Afrique (dès 1485 et surtout, à partir de
1497, avec Vasco de Gama) ; les seconds, en naviguant vers l’Ouest (dès 1492, après le succès de
Christophe Colomb). Or, justement, les progrès de la navigation (connaissances géographiques, pilotes
expérimentés, bons bateaux — la caravelle, le galion — et nouveaux instruments comme l’astrolabe
nautique et l’arbalète) rendaient possible de tels projets. Le Portugal et l’Espagne financèrent de
nombreuses expéditions, qui aboutirent à trouver un continent qu’ils ne cherchaient pas puisqu’ils
ignoraient son existence. Et Christophe Colomb put réaliser pleinement les promesses de son nom : il
porta le Christ (Christophe) en terre colonisée (Colomb) !
Dès 1493, mais surtout en 1494, avec le Traité de Tordesillas, le Pape Alexandre VI (un Espagnol)
confirme le partage du « nouveau monde » entre le Portugal et l’Espagne. Et la colonisation commence :
les populations indigènes sont christianisées, mais aussi réduites au servage dans les encomiendas ; des
tonnes d’or et d’argent (les mines de Potosí produisent, à elles seules, cinq fois plus d’argent que toute
la production européenne) sont ramenées à Séville par les galions espagnols ; les guerres, les maladies
et les conditions de travail déciment la population autochtone (elle serait passée de 80 à 10 millions au
cours du XVIe siècle) ; la traite des noirs, à laquelle prennent part non seulement les Portugais et les
Espagnols, mais aussi les Français, les Anglais et les Hollandais, introduit une main-d’œuvre nouvelle ;
des populations d’origine européenne vont y chercher fortune.
Cette « œuvre » coloniale fut légitimée par la christianisation. L’Église, après avoir douté de l’humanité
des « indiens » (voir la controverse de Valladolid, où Bartolomé de las Casas plaida leur cause), admit
qu’il s’agissait bien d’hommes et de femmes, et, par conséquent, justifia l’entreprise par son devoir de
sauver leurs âmes, de lutter contre leur idolâtrie, leur ignorance, leur infantilisme et contre les sacrifices
humains ! Ils étaient hommes, c’était entendu, mais d’un niveau inférieur : il y a, pensait-on, des hommes
que Dieu à condamnés à rester esclaves, qui sont serviles par nature ! S’ils manifestaient quelque
résistance (ce qu’ils ont fait), la guerre ne pouvait être que juste : c’était pour leur bien… Pour ceux que
ces arguments ne convainquaient pas, on en invoquait d’autres : le droit de chacun de circuler et de
s’établir partout sur la terre, la propriété commune des richesses naturelles (du sol, du sous-sol et de la
mer)… Dès le départ, l’Espagne et le Portugal se heurtèrent à la concurrence des Anglais, des
Hollandais et des Français, les puissances montantes de l’époque qui, elles aussi, se mirent à chercher
une route vers l’Asie, et des territoires pour promouvoir leurs activités commerciales.
L’or et l’argent faciles, provenant du pillage de l’Amérique du Sud, a permis à la noblesse espagnole et
portugaise de vivre dans le luxe, en achetant, notamment, des produits fabriqués dans d’autres pays
européens et, paradoxalement, chez ses rivaux. La hausse des prix stimula fortement l’économie,
surtout anglaise, hollandaise et française. On le sait, Marx a vu dans cette dilapidation, l’origine de ce
qu’il appelait « l’accumulation primitive du capital », qui a été l’une des conditions de l’essor du
capitalisme industriel, mettant fin à l’hégémonie des Espagnols et des Portugais et consacrant, du
même coup, celle des Anglais et des Français.
Après environ trois siècles de résistance contre ces puissances montantes et de lutte contre des
rébellions internes à leurs colonies, l’Espagne et le Portugal durent lâcher prise. Des mouvements de
décolonisation, conduits par des dirigeants créoles, aidés par des Européens, finirent par l’emporter, et,
au début du XIXe siècle (vers 1810-1830), les États latino-américains se constituèrent, et jouirent, au
moins formellement, de leur indépendance politique, et de l’aide « protectrice » de leurs nouveaux
« amis » (l’Angleterre, la France, et plus tard, les États-Unis).
L’hégémonie de la Grande Bretagne et de la France
Leur rivalité avec les Espagnols et les Portugais mena les Anglais, les Français et les Hollandais, au moins
en partie, vers d’autres rivages : le nord du nouveau continent, que l’on appelait maintenant l’Amérique,
ainsi que l’Afrique et l’Asie. Ils bourlinguaient depuis longtemps sur toutes les mers du monde, mais
n’avaient pas, à proprement parler, installé de colonies. Ils avaient plutôt coutume d’établir des
comptoirs, comme l’avaient fait aussi les Portugais, sans pénétrer profondément dans les terres, se
limitant à installer des ports et à faire du commerce. Ils confiaient cette activité à des « compagnies à
charte » (chaque pays avait la sienne : par exemple les Compagnies des Indes). Bien sûr, les comptoirs
constituaient bien une forme de colonisation, mais très limitée, si l’on considère les méthodes des
Espagnols en Amérique latine, et celles que pratiqueront ensuite les autres puissances européennes.
En Amérique du Nord, les Français et les Anglais rivalisèrent, entre eux et avec les « Indiens », pendant
au moins un siècle (de la moitié du XVIIe jusqu’en 1763), pour s’approprier des territoires. Les Français
arrivèrent les premiers : après les expéditions de Jacques Cartier (1534-1536), Samuel de Champlain, le
père de la Nouvelle-France, fonda la ville de Québec (1608) et quelques colons commencèrent à
s’installer dans la vallée du Saint-Laurent. Leurs commanditaires, cependant, furent déçus : ils
cherchaient une route vers l’Asie, des métaux précieux et ils trouvèrent des fourrures, du poisson et un
climat plutôt hostile ! Un peu plus bas, les Anglais s’installèrent d’abord en Virginie (1607) et en
Nouvelle-Angleterre (1620 : le Mayflower). Un siècle et demi plus tard, ils occupaient de nombreuses
colonies, qui se répartissaient sur toute la côte Est du sous-continent et, déjà, à l’intérieur des terres, sur
la moitié Est des États-Unis et du Canada actuels. Après quelques décennies de querelles et de guerres
locales, les Anglais s’imposèrent et éliminèrent les Français (Traité de Paris, 1763).
Néanmoins, les colons, d’origine anglaise principalement, jugèrent que la pression fiscale exercée par la
Couronne britannique était excessive. Ils commencèrent à s’organiser pour revendiquer leur
indépendance. Ils l’obtinrent, après plusieurs affrontements violents, et avec l’aide de l’armée française
(victoire de Yorktown, 1781). À l’exception du Canada (qui gagna progressivement son autonomie par
rapport à l’Angleterre et ne fut vraiment indépendant qu’après la Première Guerre mondiale) et de
quelques autres petits territoires, on peut dire qu’au cours des trois premières décennies du XIXe siècle,
le continent américain — les États-Unis d’abord, les pays latino-américains ensuite — se libérèrent de la
colonisation, au moins formellement (car, dans les faits, les Anglais, principalement, prirent la relève des
Espagnols et des Portugais en Amérique Latine). La colonisation se poursuivit donc sous d’autres
latitudes : en Asie, en Afrique, et dans le monde arabe, sous l’égide de la Grande-Bretagne, de la France
et, secondairement, de quelques autres pays européens.
Les Anglais surtout construisirent un empire colonial énorme : « Vers 1914, alors que le Royaume-Uni
compte 45 millions d’habitants, regroupés sur 310 mille kilomètres carrés, il régit le destin d’une Inde
peuplée de 322 millions d’habitants et vaste de ses 5 millions de kilomètres carrés, gouverne
directement soixante colonies dépendantes, peuplées de 5,2 millions d’habitants dispersés sur plus de 8
millions de kilomètres carrés et conserve des droits étendus dans cinq dominions, où 24 millions
d’hommes, la plupart de race blanche, occupent 19 millions de kilomètres carrés » [1]. Cet empire
comportait principalement le Canada, l’Inde, l’Australie et pratiquement tout l’Est de l’Afrique (une
continuité territoriale s’étendant du nord au sud du continent, de l’Égypte à l’Afrique du Sud). Il
s’agrandit encore, après le premier conflit mondial, lorsque certaines possessions coloniales allemandes
(Traité de Versailles, 1919) et une partie de l’Empire ottoman furent confiées à la Grande-Bretagne.
Bien que plus modeste, l’empire colonial français fut lui aussi très vaste. En Afrique du Nord, la conquête
de l’Algérie, commencée en 1830, se heurta à la résistance du sultan Abd-el-Kader, qui dura jusqu’en
1847 ; la Tunisie devint protectorat en 1883 ; le Maroc, très disputé par les autres puissances, ne le devint
qu’en 1912. « En 1914, l’influence française s’étend à l’Afrique du Nord […], à l’Afrique occidentale et à
l’Afrique équatoriale placées sous l’autorité de gouverneurs, à l’Indochine (Cochinchine, Annam, Tonkin,
Cambodge, Laos) […], à Madagascar, aux Antilles, à l’Océanie et aux comptoirs de l’Inde » [2]. Comme
les Britanniques, les Français profitèrent du dépècement de l’empire ottoman et de la fin de la
colonisation allemande.
D’autres pays européens participèrent, beaucoup plus modestement, à la colonisation : la Belgique eut
le Congo (qu’elle considérait comme sa dixième province, 86 fois plus grand qu’elle !), puis le Ruanda-
Urundi ; l’Italie eut la Libye et l’Éthiopie (qu’elle arracha de haute lutte en 1936) ; la Hollande, qui avait
participé à la première phase de la colonisation (avec ses compagnies à charte et ses comptoirs),
participa aussi à la seconde, avec l’Indonésie et la Guyane ; il en fut de même pour l’Espagne, qui eut une
partie du Maroc et du Sahara, et pour le Portugal, qui garda l’Angola, la Mozambique et les Îles du Cap
Vert jusqu’en 1974.
La course aux matières premières et aux produits alimentaires était la raison principale de cette
seconde phase : le développement du capitalisme industriel en Europe occidentale en avait le plus
grand besoin. Mais il fallait aussi trouver des débouchés pour investir des capitaux et des marchés pour
les produits de l’industrie. En outre, au tournant du XXe siècle, de nombreux émigrants européens
cherchaient à s’installer ailleurs pour fuir le chômage et la pauvreté.
Le régime dit « de l’exclusif » s’imposait : chaque métropole s’assurait le monopole du commerce avec
ses colonies. Seuls les Anglais étaient un peu plus souples que les autres dans l’application de cette
règle : ils pouvaient se le permettre parce qu’ils craignaient moins la concurrence, étant donné les
performances de leurs industries. Déjà, entre colonisateur et colonisé, la division du travail s’appliquait :
les colonisés devaient se contenter de produire des matières premières (du coton, par exemple), alors
que les métropoles se réservaient les produits manufacturés (comme le tissu). Toute tentative d’une
colonie pour produire et vendre des produits finis était systématiquement détruite, par n’importe quel
moyen (l’Inde et l’Égypte l’apprirent à leurs dépens), afin d’éviter toute concurrence avec l’industrie
européenne. La justification idéologique de cette seconde étape de l’entreprise coloniale ne se faisait
plus tellement au nom de la christianisation (même si cette préoccupation ne fut pas oubliée), mais
plutôt au nom de la civilisation moderne : il s’agissait d’apporter la culture et la technologie à des
populations arriérées, ignorantes et souvent barbares, et de leur apprendre, (très) progressivement, à
se gouverner seules.
L’hégémonie des États-Unis et de l’Union Soviétique
Le régime colonial européen dura jusqu’après la Seconde Guerre mondiale. Celle-ci, en effet, modifia
fondamentalement la répartition des cartes de l’hégémonie entre les États : les Soviétiques avaient
gagné la guerre sur le front de l’Est et les États-Unis, avec l’aide des Alliés, l’avaient gagnée sur le front
de l’Ouest ; tous les autres États, notamment la France, n’avaient plus qu’à reconnaître, modestement,
ces faits. La Conférence de Yalta (1945) réunit donc les vainqueurs — Staline, Roosevelt (puis Truman)
et Churchill — et confirma l’hégémonie des deux nouvelles puissances.
Fondamentalement, les nouveaux maîtres du monde avaient besoin, pour l’expansion de leur
économie, de briser les frontières des marchés exclusifs instaurés par les métropoles coloniales
européennes, et de construire des zones d’influence, aussi vastes que possible. Puisqu’ils étaient deux
prétendants à vouloir se partager le monde, leur entente initiale n’a pas tardé à se dégrader et fut
bientôt remplacée par les relations tendues, que l’on a appelé guerre froide. Ils se partagèrent d’abord
l’hégémonie sur les pays européens, qu’ils venaient de libérer du fascisme : un rideau de fer et, à Berlin,
un mur séparèrent le monde de l’Est de celui de l’Ouest. L’ingérence était pratique courante. Elle passait
par des pressions économiques, politiques et militaires : plus négociées à l’Ouest (le Plan Marshall, les
investissements des multinationales, la participation à l’Otan) ; plus imposées et, au besoin, violentes, à
l’Est (Pacte de Varsovie, Comecon, interventions à Berlin, Varsovie, Budapest, Prague…).
Dans le « troisième » monde (que l’on commençait à appeler le tiers monde), la constitution de zones
d’influence passait par la destruction du système colonial européen. Le but des États-Unis et de l’URSS
fut donc de favoriser les indépendances nationales des pays colonisés, comme le voulait déjà, après la
Première Guerre mondiale, la Société des Nations, et comme l’avait confirmé, après la Seconde, l’ONU.
L’heure était à la décolonisation, et de nombreux dirigeants politiques du tiers monde ont su saisir cette
occasion historique. Dès la fin des années 1940, l’Indonésie, l’Inde, la Chine lancèrent le processus de
libération nationale, qui fut suivi, dans les années cinquante, par plusieurs autres pays, surtout
asiatiques et arabes, et qui se généralisa au cours de la décennie suivante. Parfois, le processus se
déroula sans trop de heurts (le cas du Congo belge, par exemple) ; d’autres fois, l’ancienne métropole
résista longtemps et il fallu arracher l’indépendance par la lutte armée (le cas de l’Algérie, notamment).
Dans beaucoup de pays du tiers monde, les grandes puissances réussirent à s’allier avec des dirigeants
nationaux qui contrôlaient fermement le pouvoir et se situaient clairement dans l’un ou l’autre camp ;
parfois cependant, le contrôle du pouvoir resta incertain, passant d’un camp à l’autre, avec des guerres
civiles incessantes ; certains encore tentèrent, avec des succès très divers, de rester neutres (le
mouvement des non-alignés), de jouer sur la rivalité entre les puissances, avec l’aide des anciennes
métropoles.
Il s’ensuivit la mise en place d’un « nouvel ordre politique et économique international ». On a dit de cet
ordre qu’il était néocolonial, parce que, dans beaucoup de cas, l’indépendance des nouveaux États était
plus formelle que réelle. Même si le discours disait exactement le contraire, le système reposait, en
effet, sur l’ingérence, dont le but était de mettre au pouvoir des « amis », et de les aider à s’y maintenir
(notamment par une coopération militaro-industrielle), en éliminant les forces contraires. Outre
l’ingérence politique, cet ordre reposait aussi sur l’endoctrinement idéologique et, bien entendu, sur la
dépendance économique.
L’endoctrinement consistait à convaincre les populations de ces nouvelles nations de la légitimité de cet
ordre. Après avoir voulu les christianiser, on a voulu les civiliser, et voici que maintenant, on voulait les
développer, c’est-à-dire les industrialiser, en les modernisant. Mais, pour atteindre ce but, chaque camp
imposait sa méthode, son modèle : le capitalisme versus le communisme. Les courants d’opposition
étaient étroitement surveillés par des services de sécurité (aidés soit par la CIA, soit par le KGB), et plus
ou moins durement réprimés.
Malgré les beaux discours sur le développement et l’industrialisation, la dépendance économique a été
généralement maintenue par les grandes puissances, avec l’aide de leurs « complices » locaux souvent
corrompus. Rares sont les États qui ont réussi à y échapper : il fallait, pour cela, des circonstances
exceptionnelles, comme celles que connaissent la Corée du Sud ou Taiwan, à cause de leur position
géostratégique. La coopération, même quand elle a été conçue et réalisée avec les meilleures
intentions, n’a pas suffi à relever un tel défi. On peut même penser qu’une partie de cette aide (pas
toute, heureusement) a surtout servi à huiler les engrenages de ce système, et ce, de plusieurs
manières : soit en facilitant les transferts du Sud vers le Nord (pour rembourser les dettes, pour
rapatrier des bénéfices, pour importer des produits manufacturés) ; soit en ouvrant la voie aux
investissements des multinationales ; soit encore en favorisant le maintien au pouvoir de dirigeants
locaux complices (dépenses de répression, de prestige) ou même, en s’en servant pour les corrompre.
Ce n’est donc pas sans raison que l’on a dit de cet impérialisme qu’il était « néocolonial » : il reprenait et
poursuivait, ce qui avait fait l’essence du colonialisme.
Certains s’étonneront de nous voir traiter de la même manière la domination des États-Unis et celle de
l’URSS. C’est que, même si chaque puissance avait évidemment sa manière de mener ses relations avec
les nouveaux États, l’idée centrale était la même : constituer, grâce à une ingérence politique et
militaire, une zone d’influence, économiquement exploitable et/ou stratégiquement utile, en
maintenant dans la dépendance des gouvernements et des peuples étrangers. Que les uns aient fait
cela au nom du capitalisme et les autres au nom du communisme n’y change, tout compte fait, pas
grand-chose !
La domination des grandes organisations supranationales
Le système néocolonial que nous venons de décrire est encore bien vivant. Pourtant, depuis la fin de
l’empire soviétique, il est en train de changer suffisamment pour que l’on puisse déjà augurer de la mise
en place d’un nouvel ordre politique et économique mondial. Voyons cela de plus près. Après quarante
ans de rivalité, de guerres indirectes, l’URSS s’effondre, les États-Unis triomphent, et du même coup, ils
imposent au monde entier la légitimité de leur modèle, le capitalisme néolibéral. Toutefois, pendant la
même période, beaucoup d’autres choses ont changé, qui concernent notre propos. Nous observons
trois mouvements de fond.
• Premier mouvement : l’organisation d’un système dans lequel les acteurs qui exercent
l’hégémonie ne sont plus (ou en tout cas, plus seulement) des États, où la base territoriale
d’exercice de l’hégémonie n’est plus la nation et où le droit d’ingérence est de plus en plus
reconnu. Beaucoup d’organisations internationales (les Nations Unies et toutes les instances qui
en dérivent ; le FMI ; la Banque mondiale ; l’OMC ; les unions économiques et politiques
régionales, etc.), cherchent à imposer leurs décisions à toutes les nations du monde ou, tout au
moins, à une grande partie d’entre elles. Ces organisations cherchent à faire prendre aux États
nationaux des engagements qu’ils doivent respecter (même s’ils se font parfois tirer l’oreille) et
qui réduisent leur autonomie de décision : après d’innombrables tractations, ils ont signé une
multitude de chartes, d’accords, de règlements... Progressivement, un droit et une
jurisprudence se constituent ; des tribunaux internationaux interviennent dans les affaires
intérieures des États nationaux et prononcent des jugements, des condamnations auxquelles
ceux-ci sont obligés de se plier. Peu à peu – avec peine il est vrai, car c’est sans doute le niveau le
plus difficile –, on observe des tentatives visant à mettre en place une force militaire agissant au
niveau mondial.
• Second mouvement : le phénomène de mondialisation des échanges économiques, selon la
logique néolibérale. Les barrières économiques qui protégeaient les nations s’affaiblissent ou
tendent à disparaître ; le commerce international s’accroît ; les investissements directs étrangers
sont en pleine expansion ; le volume des transactions financières augmente de façon effrénée ;
les coûts de transport se réduisent de plus en plus ; les nouvelles technologies dans le domaine
des communications se diffusent partout ; les informations circulent avec une très grande
fluidité sur toute la surface du globe…
• Troisième mouvement : le déplacement vers les pays du Sud de certaines des activités du
capitalisme industriel. On peut penser que ce déplacement est une des conséquences du
passage des pays du Nord à une nouvelle étape du développement technologique et
économique. En effet, leur nouveau modèle repose plus sur l’accumulation de profits
commerciaux que sur l’extraction de la plus-value du travail, du moins, celle de leurs propres
travailleurs. Il est donc vital que cette plus-value salariée soit produite ailleurs. Du coup, les pays
du Sud et de l’Est sont invités, par les grandes organisations du pilotage économique mondial, à
s’industrialiser. Quelques-uns semblent être en bonne voie : la Russie, certains anciens satellites
de l’URSS, les « dragons » asiatiques, la Chine, l’Inde, le Brésil et certains pays d’Amérique du Sud
ou du Moyen-Orient. Pour piloter cette évolution – entendez, pour imposer cette nouvelle
division du travail –, il n’y a plus qu’un seul modèle : le néolibéralisme, installé dans les pays
dépendants à grands coups d’ajustements structurels.
Ces trois mouvements essentiels indiquent clairement, nous semble-t-il, qu’un nouveau mode d’exercice
de l’hégémonie est en train de se mettre en place. Il ne repose plus sur la base territoriale des nations,
mais bien sur des réseaux d’échange d’informations et de capitaux, contrôlés par des organisations
internationales et par les États les plus puissants (G8). Quant aux légitimations idéologiques, elles
suivent cette évolution. Après la christianisation, la civilisation et le développement, c’est maintenant au
nom de la lutte contre la pauvreté et contre le terrorisme que les pays hégémoniques prétendent
imposer leurs vues. Le développement est peu à peu remplacé par l’aide alimentaire, et le terrorisme
prend la place du communisme pour former le nouvel « axe du mal ». Ainsi, quand on bombarde
l’Afghanistan pour en chasser les Talibans, des avions y déversent aussi des rations alimentaires !
De la même manière que, jadis, le Nord avait intérêt, pour mieux justifier le colonialisme, à croire et à
faire croire à la répugnante impiété et à la monstrueuse barbarie des peuples du Sud, aujourd’hui il a
intérêt à croire et à faire croire que le Sud constitue pour le Nord une épouvantable menace terroriste.
Après avoir inspiré la pitié, voici que les pauvres font peur : on ne peut pas laisser traîner des « armes de
destruction massive » en Irak, ni laisser l’Iran ou la Corée du Nord fabriquer tranquillement la bombe
atomique ! Ainsi, au nom de la répression, soigneusement légitimée, dudit terrorisme, les États
impérialistes peuvent, en invoquant la démocratie et les droits de l’homme, justifier toutes leurs
ingérences dans les pays du Sud. Et, du même coup, créer dans le Sud exactement les conditions qui… y
font progresser plus de terrorisme encore ! Car il est évident que la manière dont les Etats-Unis, la
Russie, la Chine ou Israël gèrent la menace terroriste ne fait que la renforcer en Afghanistan ou en Irak,
en Tchétchénie, au Tibet ou en Palestine ! Remarquable mystification idéologique (on cache des intérêts
sordides derrière des idéaux pleinement légitimes) et cercle terriblement vicieux : les États
hégémoniques entretiennent ou accentuent un phénomène néfaste, qu’ils ont intérêt à maintenir pour
pouvoir le réprimer, et du même coup, justifier leurs ingérences à finalités économiques ou politiques.
Cependant, rien de nouveau sous le soleil : les Espagnols et les Portugais faisaient déjà cela avec le
« nouveau Monde » !
Le temps du développement
Comment expliquer les profondes inégalités de développement entre les sociétés humaines ?, par Guy
Bajoit
Nous allons examiner maintenant les réponses, formulées depuis environ soixante ans par les
sociologues, à la question du (sous)développement. Comment expliquer, par la sociologie, les
profondes – et croissantes – inégalités de développement entre les sociétés humaines ? Afin de trouver
des réponses à cette question, j’ai fait, parmi les sociologues du développement, une sorte d’enquête –
une longue enquête qui a commencé il y a maintenant quarante ans et qui n’est toujours pas achevée !
J’ai cherché à connaître, et j’ai comparé, les réponses qu’ils ont données aux suivantes questions :
1. Cause : Quelle est la cause principale du sous-développement ? Quel est le principal obstacle au
dynamisme de développement ?
2. Définition : Quelle est la définition du développement ? Que signifie « développer » une collectivité
humaine ?
3. Que faire ? : Que faut-il faire pour développer ? En quoi consiste une bonne politique de
développement ?
4. Qui ? : Quel est l’acteur principal (le pilote) du processus de développement dans une collectivité ?
5. Exemples : Quels sont les exemples historiques de développement, menés avec cette politique et
sous la direction de cet acteur ?
6. Évaluation : Quelles furent les principales difficultés rencontrées dans l’application de ce modèle ?
7. Coopération : En quoi consiste une bonne politique de coopération au développement ?
Comme il fallait s’y attendre, je n’ai pas trouvé à ces questions une seule, mais différentes réponses,
souvent contradictoires, bien que complémentaires. J’ai d’abord fait un travail d’inventaire : au fur et à
mesure que je les réunissais, je classais les réponses selon des traditions intellectuelles, selon des
paradigmes différents, que j’ai nommés les « théories du développement ». J’ai ainsi trouvé cinq
grandes conceptions, qui se distinguent selon le « moteur » du processus de développement que les
auteurs privilégient : le développement par la modernisation, par la révolution, par la compétition, par la
démocratie, et par l’identité culturelle.
En soi, le fait qu’il y ait des divergences entre les auteurs demande à être précisé. Pourquoi, en effet, y a-
t-il tant de théories différentes ? Il est vrai que les sociologues parviennent rarement à se mettre
d’accord entre eux. Mais la question est, ici, plus complexe. Comme le font les photographes qui
réduisent à deux dimensions des objets qui en ont trois, et qui fabriquent des objets inertes avec des
sujets vivants, les sociologues ont tendance à réduire le réel à des images simples, en privilégiant
certaines variables et certains aspects particuliers. Bien évidemment – comme c’est aussi le cas de la
photographie –, chaque discours sociologique révèle avec pertinence une partie de la réalité ;
cependant, par ce geste même de révéler, il en occulte d’autres dimensions, qui sont également
pertinentes pour la comprendre.
En examinant les conceptions du développement que je vais présenter maintenant, nous verrons
apparaître leurs liens, non seulement avec le modèle culturel de la modernité rationaliste en général,
mais aussi avec ses idéologies, avec les voies historiques de l’industrialisation des pays du Nord, et
même avec des conjonctures spécifiques qui ont marqué l’histoire de ces pays au cours des soixante
dernières années. Les théories sociologiques – qu’elles soient produites par des sociologues du Nord ou
du Sud : peu importe le lieu de leur provenance – reflètent les grands changements qui ont affectés les
voies et les acteurs de l’industrialisation, luttant les uns contre les autres pour faire triompher leurs
intérêts et leurs projets. Il existe, visiblement, un lien de complicité idéologique – pas nécessairement
intentionnel ou conscient – entre les conceptions sociologiques du développement, projetées à
l’intention des pays du Sud, et les voies de l’industrialisation promues au Nord par les grands acteurs qui
les ont menées : la voie nationaliste de l’État nation, la voie libérale de la bourgeoisie internationaliste, la
voie communiste du parti révolutionnaire, et la voie sociale-démocrate du mouvement ouvrier et
socialiste. Cette complicité idéologique nous permet de comprendre les différences entre les réponses
aux questions mentionnées ci-dessus, et par conséquent, les divergences qui concernent les
conceptions du développement. Nous allons présenter maintenant, de manière très synthétique, notre
inventaire des théories sociologiques du développement ; nous prendrons ensuite quelque distance par
rapport à elles, nous en ferons la critique, et nous tenterons de proposer une vision alternative qui
permette d’aller au-delà du réductionnisme régnant actuellement sur la sociologie en général, et en
particulier, sur celle qui se consacre à cette question si importante.
Les deux premières conceptions : 1950-1975
Comment les États-Unis et l’Union Soviétique après avoir défait le nazisme ont réorganisé le Monde, par
Guy Bajoit
Le contexte Juste après la Seconde Guerre mondiale, les sociologues commencèrent à construire une
problématique sociologique autour de la question du développement. Il est certain que le problème –
les inégalités entre les pays du Sud et du Nord – existait déjà bien avant, sans avoir été problématisé : il
n’y avait pas de concepts pour le penser, pas de données empiriques comparatives, de chaires ou
d’instituts universitaires, de colloques, revues ou recherches sur ce thème. Ce fait doit d’ailleurs attirer
notre attention : en effet, pourquoi en était-il ainsi ? Quel est le rapport entre l’apparition de cette
problématisation du développement et la conjoncture économique, politique et culturelle de l’immédiat
après-guerre ?
Comme je l’ai signalé plus haut, cette conjoncture était caractérisée par l’émergence de nouvelles
puissances, celles qui libérèrent le monde du fascisme : les États-Unis et l’Union Soviétique. Les nations
européennes avaient, quant à elles, plutôt perdu la guerre – sauf la Grande-Bretagne, qui ne put
cependant l’emporter seule. Ces deux nouvelles puissances hégémoniques, se confiant à elles-mêmes
une mission mondiale, voulurent réorganiser l’ordre international (Yalta, 1945). Elles exigèrent,
directement ou par l’intermédiaire de l’ONU, la fin du modèle colonial. Appuyés par elles, les
mouvements de libération nationale s’éveillèrent dans les colonies. Les Britanniques et les Français,
comme les autres États européens, perdirent peu à peu leurs colonies. Ainsi, en un peu plus de deux
décennies, le modèle colonial prit fin, et de nombreuses « nouvelle nations » se trouvèrent en
construction. Les deux grandes puissances avaient besoin d’un projet pour justifier leur politique – et
leur rivalité – dans le Sud. Ce projet fut – et reste – le développement, que ce soit par la voie capitaliste
ou par la voie socialiste – les deux chemins qu’elles-mêmes suivaient. Elles fondèrent ce projet sur la
science – car, pour résoudre un problème, il faut d’abord le connaître scientifiquement. L’économie et la
sociologie leur offrirent leur label scientifique, donc la légitimité derrière laquelle ils pourraient cacher
leurs intérêts politiques et économiques ! Disant cela, je ne veux pas insinuer que les économistes et les
sociologues, qui acceptèrent d’entrer dans ce jeu, furent cyniques : les personnes adhérant à une
idéologie sont, en grande partie, sincères, et croient réellement en ce qu’elles font. Cependant, en
même temps, cette sincérité est une forme d’aveuglement. Ce sont eux, en effet, qui inventèrent le
développement en tant qu’objet scientifique, et qui conceptualisèrent les deux voies qui furent les deux
premières théories du développement.
Le développement par la modernisation
Cause Selon cette conception, le sous-développement serait un problème culturel : la mentalité
traditionnelle aurait imposé, depuis des siècles, des habitudes culturelles (conceptions du monde,
modes d’organisation et de vie, types de technologie, etc.) incompatibles avec la modernité, et qui
résistent à sa pénétration. Les formes traditionnelles de solidarité (famille, clan, tribu, ethnie) portent
préjudices au fonctionnement moderne de la société. Il est en effet difficile de mettre sur pied une
exploitation agricole, une entreprise industrielle, d’organiser un système bancaire, un réseau
d’échanges commerciaux, une administration publique, un régime politique, une armée, une école, un
hôpital, une famille, etc., autrement dit, une nation moderne, avec des individus orientés par des
valeurs, des normes, des modes de pensée et des sentiments traditionnels. L’équation moderne
« temps = argent = travail » n’était pas encore généralisée dans les esprits des gens du Sud. Il faut le
reconnaître : la conception mystique et religieuse du monde est incompatible avec la conception
technique et scientifique. Nous (les sociétés du Nord) savons cela très bien : deux ou trois siècles nous
ont été nécessaires pour résoudre ce problème ; croire au Progrès, au Travail, à la Raison, à l’Égalité, à la
Liberté, à la Démocratie, à la Nation,... nous a demandé beaucoup de temps et de sacrifices, beaucoup
de crises et de guerres fratricides. Il n’est donc pas réaliste de penser que les nouvelles nations,
fabriquées artificiellement par des négociations entre colonisateurs et colonisés, parviennent à se
moderniser en quelques décennies.
Définition Si cette photo est bonne – et, bien sûr, elle l’est si les acteurs la croient vraie – la condition
essentielle au développement est le passage progressif et contrôlé de la société traditionnelle à la
société moderne, c’est-à-dire un processus de modernisation : une longue lutte contre les effets
néfastes de la persistance de la mentalité traditionnelle, contre la résistance des acteurs de l’« ancien
régime » !
Que faire ? Mettre en œuvre une politique de modernisation est une tâche longue et complexe. Il faut
doter le pays des infrastructures nécessaires favorisant les échanges et l’intégration de toutes ses
parties constitutives. Il est nécessaire d’augmenter la productivité agricole, et à cette fin, d’imposer,
contre les résistances des grands propriétaires, une réforme agraire. On doit généraliser l’usage de la
monnaie comme moyen de faire du commerce, d’économiser et d’investir. Il faut développer quelques
entreprises industrielles importantes : avant tout, celles grâce auxquelles les matières premières seront
transformées avant d’être exportées, et celles dont les produits pourront substituer des importations. Il
faut étendre à l’entièreté du pays une administration publique compétente, dirigée par des
fonctionnaires honnêtes préoccupés par l’intérêt général. Il est aussi essentiel de former une bonne
armée capable de défendre les frontières, et une force de l’ordre apte à maintenir la paix intérieure. Il
faut encore planifier le développement des villes afin de contenir et de contrôler l’inévitable processus
d’exode rural. Il y a donc... beaucoup de chose à faire ! Cependant, par-dessus tout, il est nécessaire de
changer la mentalité des gens. À cette fin, le système scolaire constitue la base essentielle de tout le
processus : les nouvelles générations sont l’élément le plus décisif de la réussite du développement.
Enfin, en plus de tout ceci, si possible, on doit instaurer la démocratie politique et sociale. Si possible !
Car, dans la plupart des cas, elle reste inexistante, du moins dans l’immédiat : les nouveaux citoyens
doivent d’abord apprendre à coexister dans le respect des institutions nationales.
Qui ? Si ce processus est long et délicat, c’est à cause des résistances des acteurs traditionnels opposés
à la modernisation, et en raison des comportements inadaptés, obéissant encore aux anciennes règles
de conduite. C’est pourquoi, dans un premier temps, il est préférable de piloter le processus d’une main
ferme, par l’action d’un État fort, dirigé par des élites modernisatrices, habituellement formées dans les
pays du Nord. Dans un second temps, lorsque l’on pourra considérer que la modernisation est en bon
chemin, la gestion de l’économie pourra passer dans les mains d’une bourgeoisie nationale, qui se sera
formée au cours de la première étape et travaillera en collaboration étroite avec l’État.
Exemples La majorité des pays asiatiques (l’Inde, l’Indonésie, la Corée du Sud, Taiwan...), arabes
(l’Égypte, la Syrie, la Tunisie...) et africains (le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Nigeria...) ont tenté – à un
moment donné de leur histoire, entre 1950 et aujourd’hui – de pratiquer cette politique. Partout, le ton
prédominant des acteurs fut une forme de nationalisme, modéré ou radical, mêlé d’une dose plus ou
moins importante de populisme. Les résultats furent divers : depuis l’échec cinglant (Zaïre), jusqu’au
succès relatif (Égypte, Sénégal) qui permit à certaines nations de passer, depuis une ou deux décennies,
à la seconde étape (Corée du Sud, Taiwan, Malaisie, et plus tard, l’Inde, la Chine).
En Amérique Latine, les expériences s’apparentant à ce modèle modernisateur (bien que certaines
d’entre elles obéissaient, de manière secondaire, au modèle révolutionnaire que nous présenterons par
la suite) furent : l’Argentine avec Perón (1946-55), le Chili avec Alessandri (1958-64) puis avec Frei (1964-
70), la Bolivie avec le MNR (Mouvement nationaliste Révolutionnaire de Paz Estenssoro et de Siles
Suazo (1952-64), le Brésil avec Kubitschek (1955-60) puis Goulart (1961-64), le Venezuela avec
Betancourt (1959-64) et ensuite Pérez (1974-79).
Évaluation Il fallait s’y attendre, l’application de ce modèle rencontra diverses difficultés tant internes
qu’externes. La réforme agraire et la substitution des importations sont des politiques économiques
très coûteuses en équipements industriels ; l’acquisition de ces équipements requiert de devises, qui
elles-mêmes impliquent que l’on exporte. De ce fait, le succès du projet dépend, en grande partie, des
prix des matières premières exportées et des produits finis importés, ainsi que du comportement des
vieilles oligarchies nationales qui, en général, n’ont pas intérêt à le voir aboutir.
Dans de nombreux cas, les forces politiques modernisatrices sont arrivées au gouvernement après des
mobilisations de masses qui éveillèrent de grandes espérances chez les masses populaires ; une fois au
pouvoir, les nouveaux gouvernants durent, pour conserver l’appui de leur peuple, satisfaire en partie
ces espoirs ; ce qui les amena à pratiquer des politiques populistes qui vidèrent les caisses des États, au
moment où ils avaient le plus grand besoin de devises. Le processus était sensé consolider des
bourgeoisies nationales, souvent embryonnaires, qui reprendraient par la suite la direction du projet.
Mais, dans la majorité des cas, ces bourgeoisies préférèrent injecter leur argent dans des spéculations
financières ou immobilières, plus rentables à court terme, au lieu de l’investir dans des programmes
d’industrialisation.
Les entreprises publiques, créées à la fois pour administrer les biens nationalisés (les terres, les mines,
etc.) et pour suppléer aux carences d’initiatives de la part des bourgeoisies privées, se transformèrent
rapidement en pesantes bureaucraties, inefficaces, inefficientes, déficitaires et corrompues. Tous ces
éléments, ensemble, ont engendré de nombreuses crises inflationnistes qui furent difficilement
contrôlables. Ainsi, le rôle central de l’État dans le processus, couplé au manque de contrôle
démocratique, ont creusé plus ou moins fortement les inégalités sociales, encouragé la corruption et la
répression des mouvements sociaux et des oppositions politique, reportant ainsi la démocratie à
demain. Et derrière les partis, les militaires attendaient leur tour !
Coopération Prêter son aide à la réalisation de tels projets implique que l’on travaille en étroite
collaboration avec les élites de l’État, que l’on offre, en d’autres termes, une assistance technique (plus
ou moins intéressée selon les cas). En ce sens, renforcer le système d’éducation est, peut-être, la
meilleure chose à faire ; mais, il importe également de consolider la politique de santé, la modernisation
de l’État, l’industrialisation, de soutenir la réforme agraire, etc.
Le développement par la révolution
Cause Ici, le photographe s’est placé derrière l’objet, et nous révèle tout ce que nous cachait,
intentionnellement ou non, la première image. Les partisans de cette conception sont considèrent que
la cause principale du sous-développement n’est pas interne, mais externe, et qu’il ne s’agit pas d’abord
d’un problème culturel, mais plutôt d’un problème politique. Si les pays du Sud sont moins développés
que ceux du Nord, c’est parce que ces derniers organisent et maintiennent un véritable pillage
systématique des richesses nationales des premiers. L’impérialisme, perpétré avec la complicité interne
des classes dominantes des pays dépendants, est le véritable responsable de l’incapacité de ces pays de
se développer. Et, cet impérialisme est un « monstre » à plusieurs visages complémentaires :
économique, politique et idéologique. Pour perpétrer leur pillage économique, les pays du Centre
hégémonique utilisent diverses méthodes. Les trois principales sont les suivantes :
• La division internationale du travail. Les pays du Nord gardent l’exclusivité de la production des
produits finis (qui ont une grande valeur ajoutée) et contraignent les pays du Sud à rester
producteurs de matières premières seulement. L’échange entre ces deux types de produits sur
les marchés internationaux est inégal : les prix des produits finis sont plus stables et ont
tendance à monter, alors que ceux des matières premières, à l’inverse, outre qu’ils sont très
irréguliers, ont tendance à baisser (mis à part le pétrole, après 1973, grâce à l’organisation des
pays exportateurs : cas unique, qui ne se reproduisit pas avec d’autres matières premières).
• Les investissements des entreprises multinationales. Ces entreprises exercent un chantage sur
les États dépendants (qui ont besoin d’investissements et d’emplois) afin d’obtenir de bien
meilleures conditions que celles qui régulent leurs activités dans les pays du Centre : salaires et
impôts beaucoup plus bas ; liberté d’utilisation de leurs bénéfices... C’est pourquoi, en
s’installant dans le Sud, ces entreprises augmentent leur compétitivité et réalisent des bénéfices
bien plus plantureux, sans avoir aucune obligation de les réinvestir dans ces mêmes pays. Il
s’agit, au fond, d’une forme particulière d’exploitation de la classe travailleuse d’un pays par la
bourgeoisie d’un autre, avec la complicité des États qui servent d’intermédiaires.
• L’endettement excessif. Les États dépendants se sont endettés, surtout depuis 1973, lorsqu’il y
eut abondance de pétrodollars sur les marchés financiers : à cette époque, les conditions de prêt
étaient favorables. L’usage de cet argent, par les classes dominantes parasitaires du Sud, ne fut
pas très productif (dépenses de prestige, détournements de fonds, corruption...). De ce fait,
quelques années plus tard, ils durent obtenir d’autres prêts pour rembourser les premiers : les
conditions étaient, à ce moment, beaucoup moins intéressantes. Ainsi, par excès
d’endettement, beaucoup de pays dépendants perdirent une bonne part de la valeur de leurs
exportations, qui ne servirent pas à soutenir leur développement.
Ce pillage économique est activement soutenu par un impérialisme politique et idéologique. Du point de
vue politique, les États et les entreprises du Nord font usage de diverses méthodes dans des buts très
clairs : placer des « amis » au pouvoir dans les pays du Sud qui les intéressent ; soutenir certains
personnages politiques, militaires ou chefs d’entreprises, qui peuvent garantir la continuation du pillage
économique ; écraser toute tentative de la part des forces d’opposition de limiter ou de mettre fin à
cette domination. Pour arriver à ces fins, tous les moyens sont bons : soutenir les campagnes
électorales, acheter des votes à l’ONU, financer des coups d’État, enseigner des méthodes
antisubversives, fomenter des guerres civiles, organiser des blocus économiques, intervenir
directement avec des forces armées, déclarer ouvertement la guerre, etc.
Du point de vue idéologique, toutes ces pratiques d’ingérence sont justifiées dans le discours
impérialiste, au nom de « causes » très légitimes : la défense de la démocratie, de la liberté, des valeurs
de la civilisation chrétienne, du socialisme, des droits de l’homme, la lutte contre pauvreté, contre le
terrorisme, etc. De plus, le Nord diffuse dans le Sud des millions de messages culturels (grâce aux
moyens de communication de masse), par lesquels il manipule la mentalité des gens, parvenant ainsi à
leur faire trouver désirable d’adopter les normes de la vie moderne, telle qu’on la trouve dans les pays
du Nord.
Définition Si cette photo est bonne – et elle l’est évidemment pour beaucoup de gens – la condition
essentielle du développement doit être la mise en œuvre d’un processus de libération nationale (contre
l’impérialisme) et sociale (contre les classes dominantes internes).
Que faire ? La clé de ce processus est politique : avant toute chose, il faut prendre le contrôle de l’État.
Comment ? D’aucuns préfèrent la voie démocratique (comme Allende au Chili) ; d’autres, convaincus
qu’ainsi on ne prend que le gouvernement, jamais l’État, lui préfèrent la voie armée (les exemples sont
nombreux). Cependant, parmi ceux qui choisissent la voie armée, il faut encore distinguer plusieurs
chemins divergents. En effet, le Parti doit-il être de masse ou de cadres ? S’il s’agit d’un parti de masse,
faut-il que ce soit celui des ouvriers ou celui des paysans ? Est-il judicieux d’inclure les classes pauvres
des villes ? Faut-il faire avec ou sans les couches moyennes ? Avec ou sans l’appui d’une bourgeoisie
nationale fidèle aux intérêts du pays ? Ici se rencontrent, avec des divergences et des convergences, les
guérillas urbaines ou rurales, les communistes, les trotskistes, les maoïstes, les socialistes, les radicaux,
les sociaux-démocrates, les nationalistes, etc.
Une fois le pouvoir pris, une autre étape commence : la réalisation d’un programme de modernisation.
Cet autre projet est très semblable à celui du modèle antérieur, mais, cependant, comporte une
différence essentielle : il est s’agit ici d’un programme révolutionnaire, c’est-à-dire au service – du moins
en principe – des intérêts des classes populaires, des paysans, des ouvriers, des couches les plus
dépossédées de la société. La préoccupation première du nouveau pouvoir politique n’est pas de
consolider une bourgeoisie nationale, avec l’intention lui confier la gestion de l’économie, mais de
planifier, depuis l’État, un contrôle étroit de la production et de l’usage des richesses, en vue de
restaurer une véritable indépendance nationale et d’instaurer la justice sociale.
Qui ? Si l’État modernisateur était fort, l’État révolutionnaire l’est encore plus : en général, il s’agit d’un
pouvoir absolu. La dictature est parfois dissimulée derrière un apparent « jeu » démocratique, avec des
partis d’« opposition » plus ou moins bien contrôlés et des élections suspectes. Les élites
révolutionnaires du parti (ou du front) qui ont pris le pouvoir de l’État – souvent, après plusieurs années
de lutte dont le coût humain fut important – font tout pour le conserver, usant de la force si nécessaire.
Quand on prend le pouvoir par la force, on le garde de la même manière. Ils installent leur domination,
du haut vers le bas, sur l’ensemble de la société : ils contrôlent tous les appareils du pouvoir (législatif,
judiciaire, exécutif et répressif), toutes les initiatives économiques (agricoles, industrielles, bancaires,
commerciales), toutes les administrations publiques et les organisations sociales (éducation, santé,
logement…), et aussi tous les mouvements sociaux (syndicats ouvriers ou paysans, mouvements des
jeunes, des femmes…). Enfin, ils tendent à réprimer tout individu qui ne se conformerait pas à leur
projet. Ces élites ne se laissent contrôler par personne d’autre qu’elles-mêmes et, par conséquent, leur
engagement vis-à-vis de l’intérêt général ne dépend que de leur honnêteté et de l’évolution –
généralement conflictuelle – des relations internes au parti ou au front.
Exemples Si nous écartons les nombreuses fausses tentatives – dans lesquelles les « élites » qui prirent
le contrôle de l’État n’étaient révolutionnaires que par leur discours –, les exemples intéressants sont
rares, mais significatifs (la Chine, la Corée du Nord, l’Algérie, le Vietnam…) ; par ailleurs, beaucoup
d’autres tentatives sont restées sans succès (le Laos, le Cambodge, le Mozambique, le Burkina Faso,
l’Angola…).
En Amérique Latine, le modèle révolutionnaire typique, « chimiquement pur », fut celui de Cuba : plus
communiste que les Soviétiques ! Trois autres cas significatifs doivent être mentionnés : le Pérou de
Velasco, le Chili d’Allende, et le Nicaragua sandiniste, qui combinèrent le modèle révolutionnaire avec les
modèles démocratique et modernisateur.
Évaluation Les difficultés rencontrées lors de l’application de ce modèle furent plus nombreuses et plus
complexes que celles du modèle précédant. Les États impérialistes ne se laissent pas faire : ils
cherchent, par tous les moyens (idéologiques, politiques, économiques et militaires) à déstabiliser les
régimes révolutionnaires. Ce fut, par exemple le cas de Cuba, qui subit toujours l’embargo imposé par
les Etats-Unis : par sa position géopolitique et son possible pouvoir de contagion, le modèle cubain
devait réussir pour l’URSS et échouer pour les USA ! C’est pourquoi les premiers ont tant aidé les
Cubains, et les seconds les ont combattus avec obsession. Vingt ans plus tard, le cas du Nicaragua des
sandinistes n’avait plus le même intérêt géopolitique pour les Soviétiques : il résista donc moins
longtemps aux assauts des « contras » soutenus par le gouvernement Reagan.
L’aide (technique, financière, militaire,...) des alliés du régime révolutionnaire peut avoir des effets très
pervers. Le cas de Cuba l’illustre bien. D’une part, l’URSS, ayant trop besoin de Cuba, lui prêta son
soutien, mais, pour la même raison, ne désirait pas voir ce pays se libérer de sa dépendance par un
processus d’industrialisation ; de ce fait, le gouvernement cubain continua d’être dépendant de ses
exportations de sucre vers le bloc de l’Est. Et d’autre part, la stabilité financière et l’abondance de
devises, résultant de cette aide soviétique, lui enleva toute nécessité et toute urgence de
s’industrialiser : il lui était bien plus facile de compter sur les devises obtenues par la vente de son sucre.
Or, comme on le sait, l’argent trop facile porte préjudice aux initiatives de développement [1]. Cette
situation dura jusqu’à l’effondrement de l’Empire soviétique ; l’arrêt de sa coopération provoqua alors
l’énorme crise économique cubaine des années 1990.
La révolution se fait grâce à une alliance de partis qui s’unissent pour prendre le pouvoir. Ces partis ont
cependant tendance à se diviser (entre modérés et radicaux) au moment de l’exercer. Lorsque ce
problème n’est pas résolu par la force (par l’élimination d’un partenaire et l’instauration d’un parti
unique, appuyé par les forces armées, comme à Cuba), la division peut paralyser l’action du
gouvernement : les rivalités internes, parfois au sein même du Parlement, bloque les réformes, les
problèmes de développement restent inchangés, une partie de la population perd patience, et se
retourne contre ses dirigeants (le cas de Salvador Allende est, en ce sens, emblématique). Les tentatives
révolutionnaires font toujours face à une opposition interne décidée à provoquer leur échec par tous les
moyens. Pour résoudre ce problème, Cuba expulsa plus d’un million de personnes, qui perturbèrent le
régime depuis l’étranger (la Floride). L’Unité Populaire chilienne fut combattue par la droite (le parti
national), perdit l’appui du centre (la démocratie chrétienne) sans lequel elle ne pouvait gouverner, et,
finalement, fut destituée par un coup d’État (mené par Pinochet). Les militaires progressistes péruviens
(Velasco), dont les réformes furent sabotées et rendues inefficaces, furent également destitués, cette
fois, par d’autres militaires (Morales Bermúdez). Enfin, le FSLN nicaraguayen, paralysé par ce même
genre de difficultés, finit par perdre les élections (en 1990).
Une volonté excessive d’égalité, caractérisant certains régimes socialistes, peut, elle aussi, avoir des
effets pervers. En refusant de recourir à des stimulants matériels – au nom de la solidarité socialiste et
de l’idéal révolutionnaire de « l’homme nouveau » –, les dirigeants peuvent mettre fin à l’enthousiasme
de la population, décourager les initiatives, venir à bout même de l’honnêteté de leurs militants et des
classes populaires. À vouloir ne pas prendre l’être humain tel qu’il est, à vouloir le transformer, ils
aboutissent au résultat contraire de ce qu’ils espéraient : ils créent des citoyens passifs, qui attendent
tout de l’État, qui travaillent peu et profitent beaucoup. Ils se retrouvent donc obligés d’ouvrir à
nouveau l’accès aux stimulants matériels, ou de reconnaître le gain privé, pour le moins, dans certains
secteurs de l’économie (les petits commerces, l’artisanat et l’agriculture, comme ce fut le cas à Cuba
après 1990).
Tous ces éléments incitent les régimes révolutionnaires à user de la force pour résoudre leurs
problèmes, autrement dit, à renoncer à la démocratie. À moyen ou long terme, cette négation d’un
contrôle démocratique de leur gestion, finit par corrompre le pouvoir de l’intérieur. Ainsi, après la
révolution, les dirigeants peuvent ne garder que leur discours et leur rhétorique, et, dans les faits,
rétablir des inégalités et des privilèges... ce qui les force à réprimer plus encore afin de conserver le
pouvoir. Le cas de la Chine illustre aujourd’hui ce processus.
Coopération Bien évidemment, l’impérialisme et les anciennes classes dominantes vaincues ne se
lassent pas de comploter contre le nouveau régime, s’efforçant, par tous les moyens possibles, de créer
les conditions de sa chute. Par conséquent, les tentatives révolutionnaires ont toujours eu besoin d’un
nouveau soutien externe, et elles l’ont recherché, logiquement, par des accords de coopération établis
avec les puissances hégémoniques rivales, principalement avec l’Union Soviétique, mais aussi, dans une
moindre mesure, avec les États sociaux-démocrates européens. Ces accords passés avec des grandes
puissances rivales, en plus d’être inévitables, peuvent jouer un rôle très avantageux dans le processus
de consolidation du projet, mais ils peuvent aussi constituer de grands dangers, comme nous l’avons vu.
Le problème est que ces nouveaux « amis » finissent, eux aussi, par devenir impérialistes !
Les trois conceptions suivantes : 1975-2005
La crise économique, la révolution technologique et l’effondrement des pays communistes provoquent
le retour triomphant du néolibéralisme, par Guy Bajoit
Le contexte : À partir des années septante, les conceptions des sociologues commencèrent à changer
de manière significative [1] : les deux premières théories du développement perdirent peu à peu de leur
crédibilité et de nouvelles idées émergèrent. Plusieurs raisons nous permettent de comprendre ce
changement.
Dans le Sud, les tentatives nationalistes et socialistes n’avaient pas donné de résultats durables ou
convaincants : échecs économiques de leurs réformes agraires et de l’industrialisation par substitution
des importations ; incompétence des appareils d’État ; difficultés de construction des nations nouvelles ;
résistances des oligarchies ; instabilité politique et corruption des gouvernants ; augmentation de la
pauvreté dans le monde rural comme dans le monde urbain… Vingt ans plus tard, la tâche de
développer se révélait beaucoup plus complexe que ce que l’on avait imaginé avec enthousiasme au
moment des indépendances.
Au Nord, la décennie de 1975-85 changea radicalement les perspectives d’avenir : une grave crise
économique se produisit, déclenchée par la troisième révolution technologique, et provoquant une
inquiétante augmentation des taux de chômage et de l’exclusion sociale dans les nations capitalistes,
ainsi que l’effondrement total des économies des pays communistes. La réponse à cette crise, servant
parfaitement les intérêts des États-Unis et des grandes entreprises multinationales, fut le retour
triomphant du (néo)libéralisme [2], considéré comme pensée unique. Ce changement radical, encore en
cours actuellement, eut des conséquences sans nombre, dans tous les domaines de la vie collective, que
nous avons déjà analysées dans les chapitres précédents. Ce qui va nous intéresser ici seront plutôt les
conséquences du modèle néolibéral et de son application à la question du développement.
Le développement par la compétition
Cause : Pour les tenants de cette théorie, le développement est, avant tout, un problème économique :
il s’agit d’augmenter la richesse produite (le PIB par tête) afin d’améliorer, lentement, les conditions
matérielles et sociales de vie des peuples concernés. Cependant, la rationalité économique, qui doit
permettre de produire cette richesse, fonctionne mal dans la majorité des pays du Sud, à cause des
interférences néfastes de la logique politique et bureaucratique des États. Examinons ici deux exemples
de ces interférences.
Si l’on suit ce modèle, il est tout à fait irrationnel, du point de vue de l’économie, de pratiquer une
politique protectionniste : imposer des taxes douanières sur les importations, sous prétexte de
protéger les entreprises locales de la concurrence externe, constitue une grave erreur, qui a pour effet
d’offrir aux dirigeants de ces entreprises une prime récompensant leur mauvaise gestion. Cette
protection les autorise en effet à négliger le travail de rationalisation et de modernisation permanente
de leur production. Ils sont incités à mal gérer les facteurs de production : ils ont trop de personnel et il
est mal formé ; ils conservent un matériel technologique obsolète et peu productif ; ils produisent des
biens et des services de mauvaise qualité ; ils travaillent exclusivement pour satisfaire la demande
nationale, et se rendent incapables de conquérir des marchés externes... Ainsi, protéger ces industries
équivaut à les maintenir artificiellement en vie, alors qu’elles sont condamnées, à moins de les
rationnaliser. C’est occulter leur réel déficit financier, et tromper ainsi les consommateurs locaux.
Il en va de même, et c’est pire encore, avec les entreprises et les services publics, dans leur ample
majorité : comme on le sait, ils sont habituellement déficitaires. Sous prétexte de servir l’intérêt
commun, ils coûtent plus à la collectivité que ce que la vente de leurs biens et de leurs services leur
rapporte. Leur personnel est pléthorique, inefficace et nommé, non pas en raison de ses compétences,
mais pour sa loyauté envers des leaders politiques clientélistes. Dès lors, et bien que l’on puisse
comprendre la nécessité pour certains services d’être organisés par l’État (la justice, par exemple), il
n’en reste pas moins qu’une majorité de ces services pourrait être confiée, avec profit, à des opérateurs
privés : la concurrence aurait alors pour effet d’éliminer les mauvais gestionnaires et de récompenser les
bons ; le coût serait moindre et la qualité meilleure.
Définition : La condition essentielle du développement est l’accumulation de richesses résultant du bon
fonctionnement de la rationalité économique, c’est-à-dire de la loi du marché. C’est pourquoi, la
première tâche de l’État est de se mettre au service de cette rationalité, en créant les conditions
nécessaires au soutien des initiatives privées rentables. Ainsi, nous en revenons à la croyance de base du
libéralisme : il n’y a pas de meilleur gestionnaire des richesses que celui qui prend soin de son intérêt
privé, et la somme de ces intérêts privés finira par faire l’intérêt général.
Que faire ? : Privatiser tout ce qui peut l’être, autrement dit, tout ce qui serait susceptible de produire
des profits sous le contrôle d’agents économiques privés : donc, toutes les entreprises de
communication (télévision, radio, téléphone, poste, chemins de fer, lignes aériennes, routes et
autoroutes), mais aussi les services de logement, de santé, d’éducation, de sécurité sociale... Les
activités qui ne peuvent être rentables doivent rester sous la responsabilité de l’État ou d’organisations
déléguées : la justice (avec certaines restrictions cependant : la police ou les prisons peuvent être, en
partie, privatisées), certaines administrations publiques, les services chargés de réparer les dégâts
environnementaux, etc.
Rationaliser l’État. Celui-ci, en effet, est financé principalement par des impôts sur les salaires et sur les
bénéfices des entreprises ; or ces impôts affaiblissent la compétitivité sur les marchés externes. Cette
rationalisation demande une révision des statuts des agents de la fonction publique (une réduction du
nombre des fonctionnaires, des évaluations de leur travail, la recherche d’une hausse de leur
productivité), ainsi qu’une réduction du coût des services publics non privatisables et des politiques
sociales.
Spécialiser l’économie, autrement dit, exporter la plus grande quantité possible, participer activement
aux échanges mondialisés, signer des traités de libre commerce. À cette fin, il faut investir dans les biens
(et si possible aussi dans les services) qui présentent des avantages comparatifs (les matières
premières, en particulier), et abandonner progressivement la production locale de biens que l’on peut
trouver, moins chers et meilleurs, sur les marchés externes.
Équilibrer la balance commerciale (importer moins et exporter plus) et la balance financière (renégocier
la dette externe) pour contrôler l’inflation. Responsabiliser les individus : on doit aider ceux qui sont
dans le besoin (à charge de la solidarité instituée), mais dans le but de restaurer, le plus rapidement
possible, leur capacité d’être autonomes et de revenir sur le marché du travail, avec plus de
compétitivité, de qualification technique et humaine, de créativité et d’imagination.
Qui ? : Les acteurs principaux du développement sont les élites innovatrices privées locales, guidées par
les grandes organisations internationales (FMI, BM, OMC, OCDE, G8...), qui piloteront le processus.
L’État ne joue ici qu’un rôle secondaire, bien qu’il reste très important.
Exemples : À partir des années quatre-vingt, cette conception du développement s’imposa et se
généralisa dans tous les pays occidentaux, dans les pays de l’Est européens (après l’effondrement du
modèle soviétique) et aussi dans une majorité des pays du Sud : chez les Asiatiques (avec leurs cinq
« dragons » triomphants) et chez les Africains (sans résultats remarquables). La Chine et le monde
musulman semblent constituer des pôles de résistance, mais ce n’est qu’une apparence. Il ne faut pas
confondre le discours et la réalité : le fait que la Chine conserve une rhétorique communiste ne
l’empêche pas de participer, avec un succès significatif, à ce modèle ; il en va de même dans certains
pays musulmans, en particulier ceux d’Afrique du Nord et de la péninsule arabique.
La grande majorité des pays latino-américains ont été, soit contraints d’adopter ce modèle, soit l’ont
choisi. Et il n’est pas inutile de rappeler qu’il fut appliqué tant par des dirigeants civils que militaires, tant
par des hommes politiques de droite que du centre ou même de centre-gauche. Les cas les plus
significatifs me semblent être les suivants. En Uruguay, le modèle fut introduit par un régime militaire
(avec le général Álvarez, en 1981), mais fut conservé après le retour de la démocratie (en 1985) par les
partis de droite (Sanguinetti, du parti Colorado et Lacalle, du parti Blanco). Il en alla de même au Chili,
lorsque les « Chicago boys » introduisirent le modèle, surtout après 1983, sous le régime de Pinochet ; la
même politique fut soigneusement conservée, en 1990, après le retour de la démocratie, par les partis
de centre-gauche qui conformèrent la Concertación. Après sa bruyante crise financière, le Mexique
suivit le même chemin, avec Salinas de Gotari, à partir de 1988 ; ensuite, avec son successeur, Zedillo, en
1994, le pays entra dans l’Alena (Accord de libre commerce d’Amérique du Nord) et le même modèle fut
continué par Fox, après l’an 2000. L’Argentine adopta ce modèle, après l’élection de Menem (1989),
jusqu’à son échec, accompagné de la violente crise de 2000-2001, dont hérita De la Rua. Au Brésil, le
néolibéralisme s’imposa lorsque la droite (le parti de reconstruction nationale) remporta les élections
avec Color de Mello (1990) ; il régna par la suite avec Franco, et surtout, avec Cardoso, qui oublia ses
anciennes convictions de gauche de 1995 à 2003 [3]. Au Pérou, la même politique, adoptée par Fujimori,
dura de 1990 jusqu’au jour où ce dernier fut contraint d’abandonner le pouvoir, en 2000 ; mais elle fut
ensuite poursuivie par Alan Garcia.
Évaluation : Sans aucun doute, le modèle néolibéral n’est pas plus aisé à gérer que les deux modèles
antérieurs. Il s’accompagne, comme le dit bien González Casanova, d’une triple disparition de l’État :
celle de l’État providence, celle de l’État développeur et, finalement, celle de l’État libérateur. Suivant ce
modèle, le développement devient une « banale » affaire de croissance économique ; ce qui convient
très bien aux entreprises du Nord et aux riches du Sud ; par contre, pour les peuples des pays
dépendants, le modèle a des effets pervers insoutenables.
Afin d’augmenter la compétitivité des entreprises, les gestionnaires du modèle tendent à réduire le plus
possible les impôts et le coût de la main d’œuvre. C’est pourquoi, ce modèle se caractérise par des coûts
sociaux très élevés : des politiques salariales et sociales trop austères, des pics d’inégalités, de chômage
et d’exclusion et montée de l’économie informelle. Ces coûts sociaux expliquent une certaine résistance
de la part des populations (par exemple, au Mexique, en Équateur, en Bolivie, au Brésil, au Venezuela,
en Argentine,...). Cette résistance n’est cependant pas généralisée et elle est plus vive là où existait, déjà
auparavant, un certain bien-être social (certains droits sociaux acquis et des institutions – syndicats et
partis de gauche – pour les défendre), comme ce fut le cas, par exemple, dans les pays du cône sud de
l’Amérique, au Mexique ou au Brésil. On comprend donc pourquoi, dans beaucoup de cas, les acteurs
néolibéraux utilisèrent les régimes dictatoriaux pour préparer le terrain en détruisant ces résistances. En
revanche, dans les pays plus pauvres, qui n’ont jamais connu l’État providence, le modèle néolibéral a
été imposé plus facilement, et il a eu des conséquences sociales encore plus intolérables : dans ces pays,
le chômage et l’exclusion peuvent toucher jusqu’aux trois-quarts de la population.
Le modèle a aussi un coût économique : dans la majorité des cas, le néolibéralisme ne stimule pas
l’industrialisation, mais tend plutôt à confirmer la division internationale du travail entre les pays
exportateurs de produits miniers ou agricoles, primaires ou semi-élaborés, et les pays qui exportent des
produits finis. Cela vaut, sans aucun doute, pour les pays les plus pauvres, mais s’observe aussi dans les
pays plus avancés : le Chili, l’Uruguay ou l’Argentine continuent d’exporter des produits miniers ou
agricoles plus ou moins transformés. Comme on le sait, la croissance économique n’amène pas
l’industrialisation, et moins encore l’autonomie nationale ou le développement. Le succès du modèle
néolibéral dépend, par définition, des échanges réalisés sur les marchés externes, ceux-ci étant
particulièrement capricieux, tant dans le secteur des investissements (crise thaïlandaise en 1997 et ses
conséquences en Russie, au Brésil, en Argentine... ; crise financière de 2008), que dans le secteur
commercial (variation brutale du prix des matières premières). Ce modèle à également un coût
écologique important. Pour favoriser la compétitivité, ses partisans ont tendance à se préoccuper le
moins possible des effets négatifs de leurs activités sur l’environnement : exploitation excessive des
ressources naturelles non renouvelables (les mines) ou renouvelables (les forêts), pollution de la nature
et des villes, déplacements de population, dangers pour la sécurité et pour la santé... De plus le Nord a
également tendance à exporter dans le Sud ses industries les plus néfastes pour l’environnement.
Nous devons aussi signaler le coût culturel qui, sans être spécifiquement lié au néolibéralisme,
accompagne le processus de globalisation. La culture suit obligatoirement les pratiques économiques,
car le succès de ces dernières dépend du désir des gens d’être de bons consommateurs, compétitifs et
communicateurs : le modèle s’accompagne de son idéologie, d’un mode de penser et de vivre, d’un
american way of life, qui se généralise progressivement partout dans le monde et détruit la riche
diversité des cultures humaines.
Sans affirmer que ce modèle, plus que les autres, engendre de la corruption, nous devons tout de même
reconnaître sa fragilité quant à cette question. L’usage frauduleux de l’argent public – par exemple, des
crédits octroyés par des banques étrangères – peut avoir des conséquences catastrophiques (comme
ce fut le cas, parmi d’autres, de Menem en Argentine, de Fujimori au Pérou ou de Pinochet au Chili). En
Argentine, près de 90% des ressources financières qui provenaient de l’extérieur, via l’endettement des
entreprises (privées et publiques) et du gouvernement, ont été transférés hors du pays pour participer
à des opérations financières.
Bien entendu, les partisans du néolibéralisme prétendent consacrer leurs efforts à limiter ces quatre
types de coûts : ils parlent de « responsabilité sociale de l’entreprise », ils s’engagent à respecter des
normes, des codes éthiques... Mais la logique du modèle fait obstacle à ces efforts, ou du moins limite
leurs effets. Le fonctionnement d’une économie néolibérale semble engendrer nécessairement ces
coûts. Cela s’explique facilement, par le fait que les ressources financières consacrées par les États à la
justice sociale, à la protection de l’environnement et la préservation de l’identité culturelle se traduisent
inévitablement en impôts pour les entreprises, donc en facteurs négatifs du point de vue de leur
compétitivité. C’est pourquoi, dans un monde ouvert, dans lequel la concurrence est considérée comme
le moteur du développement, les entrepreneurs privés ne peuvent prospérer sans réduire ces impôts et
ces revenus salariaux au minimum, ce qui implique qu’ils se désintéressent des effets pervers du
modèle.
Compte tenu de toutes ces difficultés, on peut affirmer que ce modèle n’a été efficace que dans des
pays qui avaient déjà commencé à se développer en suivant d’autres modèles (les « dragons »
asiatiques, par exemple), et qui abritent des élites compétentes, aptes à l’appliquer, ainsi que des
classes populaires disposées à en supporter les coûts (au Chili, par exemple). Autrement dit, dans un
nombre très limité de nations !
Coopération : La coopération se base fondamentalement sur des accords bilatéraux et multilatéraux
entre États. Ceux-ci ont, en effet, déjà signé d’innombrables traités de libre commerce. Par ailleurs, si les
ONG conservent une certaine importance, ce n’est que dans la mesure où elles participent au modèle en
soutenant des initiatives économiques rentables (par exemple, les micro-entreprises).
Après une ou deux décennies, le modèle néolibéral a révélé les limites de sa capacité à promouvoir le
développement dans la plupart des pays du Sud. Des courants alternatifs ont alors surgi et se sont
renforcés. Ils en appellent à deux conceptions, différentes mais complémentaires, qui se fondent sur
l’idée d’un développement durable. La première s’inspire de l’ancien modèle social-démocrate et mise
sur le rôle central de la démocratie ; la deuxième, que l’on peut considérer comme une nouvelle utopie,
préconise la réaffirmation de l’identité culturelle des peuples du Sud.
Le développement par la démocratie
Causes : Selon cette conception, le développement est avant tout un problème social. Le modèle de la
compétition, par sa logique interne, implique que l’on cesse de se préoccuper de l’intérêt général pour
ne plus promouvoir que des intérêts privés ; c’est pourquoi, il produit des inégalités et, dans la majorité
des cas, du chômage et de l’exclusion. En effet, en exacerbant la compétition entre les individus, il
détruit les formes de solidarité existantes ; en faisant la promotion de la consommation, il plonge les
gens dans l’apathie, la solitude et l’individualisme : tous participent à la compétition, courent pour
consommer et pour payer leurs dettes.
Or, si l’on veut promouvoir le développement, il faut savoir tirer quelques leçons de l’histoire. Aucune
classe gestionnaire ne se consacre spontanément à être dirigeante (c’est-à-dire préoccupée par l’intérêt
général) ; si donc, elle l’est parfois, c’est parce qu’il y est contrainte par les pressions qu’exercent sur
elle les mouvements politiques et sociaux du peuple en lutte, la société civile organisée et revendicative.
C’est là une constante dans l’histoire : un peuple qui se laisse dominer est dominé. Sachant cela, la clé du
développement se trouve dans la restauration de la démocratie politique et sociale. Le véritable
développement – celui qui ne se limite pas à la seule croissance économique – a toujours été lié à la
démocratie. Les pays les plus démocratiques furent aussi ceux qui se développèrent le mieux, et les plus
développés sont aussi les plus démocratiques : il y a entre ces deux termes une relation de fécondation
réciproque. Ce cercle vertueux s’explique par le fait que la démocratie, en reconnaissant les
mouvements sociaux et les forces politiques d’opposition, et en instituant les conflits au sein d’une
société civile forte et active, contraint les classes gestionnaires de l’économie et les dirigeants de l’État à
redistribuer les bénéfices de la croissance économique, à les traduire en une amélioration réelle des
conditions de vie de toute la population. En d’autres termes, la démocratie les oblige à se préoccuper de
l’intérêt général.
Définition
: La condition essentielle du développement est le bon fonctionnement de la démocratie politique (le
droit pour les citoyens de choisir, contrôler, critiquer et changer les détenteurs des pouvoirs de l’État) et
de la démocratie sociale (le droit pour les citoyens de s’exprimer, s’organiser, revendiquer, négocier
leurs intérêts et les faire garantir par l’État).
Que faire ? : Commencer, évidemment, par restaurer une vraie démocratie politique, c’est-à-dire
supprimer les dictatures exercées par des forces armées, par des partis (ou des fronts) ou encore par
des leaders charismatiques. La restauration de la pleine citoyenneté du peuple et de sa participation
vigilante au contrôle du pouvoir politique constitue la première tâche. Beaucoup de pays du Sud, mais
aussi du Nord, ne connaissent pas de réelle démocratie : souvent, il s’agit simplement d’une apparence ;
dans les faits, elle est trahie par les gouvernants, avec l’accord tacite de citoyens apathiques.
Cependant, la démocratie n’est pas uniquement politique : elle est aussi sociale. Les multiples groupes
sociaux qui composent la société – les travailleurs des campagnes et des villes, les classes moyennes, les
femmes, les groupes ethniques, les jeunes, les habitants de quartiers pauvres, etc. – doivent créer des
organisations qui les représentent, qui négocient leurs intérêts (fonction revendicative) et qui
proposent à l’État des solutions aux problèmes de la collectivité (fonction projective).
Qui ? : Les partis politiques et les mouvements sociaux populaires (d’ouvriers, de paysans, de femmes,
de jeunes, de pauvres, de peuples autochtones,...) et leurs dirigeants sont les meilleurs garants du
processus de développement, comme c’est le cas dans les pays qui se sont dotés d’un modèle social-
démocrate.
Exemples : Depuis les années quatre-vingt, et plus encore à partir des années nonante, de nombreux
pays abandonnèrent leurs régimes dictatoriaux et tentèrent de restaurer la démocratie politique et
sociale. Les exemples sont nombreux, surtout en Afrique et en Amérique Latine. Le processus,
cependant, est lent et difficile, et les résultats ne sont pas toujours concluants.
Nous observons, néanmoins, les progrès de cette tendance dans plusieurs pays latinoaméricains, tels
que le Venezuela (avec Chávez), la Bolivie (avec Morales), l’Équateur (avec Correa), le Nicaragua (avec
Ortega), le Chili (avec Lagos et Bachelet), l’Uruguay (avec Vásquez et Mujica ), l’Argentine (avec
Kirchner), le Brésil (avec Lula), le Paraguay (avec Lugo).
Évaluation : Le modèle social-démocrate – qui a bien fonctionné dans les sociétés européennes riches –
s’applique difficilement dans les pays plus pauvres, sauf lorsqu’ils possèdent beaucoup de ressources
d’exportation (le gaz, le pétrole, le cuivre...). Il est en effet difficile de concilier des politiques sociales
généreuses avec une politique économique obéissant encore aux exigences du marché néolibéral
globalisé. L’arrivée au gouvernement de partis politiques de centre-gauche éveille dans la population de
grandes et légitimes espérances d’amélioration de ses conditions de vie. Mais, en même temps, le
gouvernement doit faire face aux résistances des gestionnaires de l’économie qui, au nom de la
compétitivité, rejettent toute hausse de salaires et d’impôts, c’est-à-dire toute redistribution de la
richesse.
L’arbitrage entre les intérêts des classes gestionnaires et ceux des classes populaires constitue toujours
une tâche délicate. Pris entre deux feux, le gouvernement peut toujours prendre le parti de l’un ou de
l’autre. S’il persiste à appliquer des politiques publiques et sociales progressistes, la réaction des
« riches » peut être très dure (fuite des capitaux, grèves patronales, organisations de désordres
publics...), et le pays peut devenir ingouvernable. S’il opte pour un capitalisme « sérieux » (à la façon de
Kirchner ou de Lagos), le résultat peut être le même : le gouvernement maintient un discours d’équité,
mais le contredit dans la pratique ; jusqu’à ce que le peuple, impatient, prenant conscience de la
duplicité de ses dirigeants, se retourne contre eux.
Le risque de dérive populiste (promettre une amélioration des conditions de vie et ne pas tenir parole
ou, au contraire, la tenir, mais en vidant les caisses de l’État) est toujours présent. En matière de
populisme, l’Amérique latine a une longue expérience : Vargas au Brésil (1930-45, et ensuite 1950-54), les
Batlle en Uruguay (l’oncle, 1903-07, 1911-15 ; le neveu, 1947-58), Perón en Argentine (1946-55), pour ne
citer qu’eux, furent des dirigeants qui voulaient instaurer dans leur pays un bien-être social, mais qui
n’en avaient pas les moyens. Maintenir la démocratie politique et sociale dans de telles conditions est
très complexe. Chaque acteur a en effet tendance à utiliser la démocratie pour servir ses propres
intérêts et à bloquer son fonctionnement quand ceux-ci leur paraissent mal servis. Et, pour pouvoir
gouverner, les dirigeants finissent par faire la même chose !
Coopération : La préoccupation pour la démocratie (surtout sociale) est présente dans de nombreuses
ONG, et ce, depuis longtemps. Elles promeuvent des projets de conscientisation, d’éducation des
populations, des projets syndicaux ouvriers ou paysans, de mouvements d’habitants de quartier
pauvres, de femmes, de jeunes, de groupes ethniques ; des projets d’organisations économiques
populaires, etc.
Le développement par l’identité culturelle
Cause : Nous revenons ici à notre point de départ : la cause du sous-développement est bien culturelle.
Mais nous y revenons à l’envers : la mentalité traditionnelle, au lieu d’être le pire ennemi du
développement, est ici, au contraire, son meilleur ami !
Selon les partisans de cette dernière lecture, si les fruits de tant d’efforts réalisés pour développer les
peuples du Sud ont été à ce point décevants, c’est parce que les modèles qui furent mis en œuvre pour
promouvoir leur développement eurent pour effet d’affaiblir, voire de détruire leur identité culturelle.
Tous ces modèles proviennent, en effet, de pays qui ont connu la première modernisation : ils furent
tous imaginés dans les pays du Nord, sur base de leur histoire, du succès historique de leur propre
expérience de l’industrialisation, autrement dit, dans les sociétés déjà développées. C’est pourquoi il
fallait s’attendre à ce que ces modèles soient inefficaces dans le Sud : ils étaient inadaptés aux cultures
des peuples auxquels on les destinait. Finalement, la cause du sous-développement se trouve bien dans
l’impérialisme, certes, mais culturel.
Il n’est pas difficile de montrer qu’en effet, les modèles de développement dont nous avons parlé
jusqu’à présent correspondent bien aux idéologies de l’industrialisation et aux voies que les acteurs des
pays du Nord ont privilégiées.
Qui ? Comment ? L’État La société civile
MODERNISATION État et bourgeoisie
COMPETITION Bourgeoisie libérale
Voie capitaliste nationale Modèle nationaliste (Allemagne,
Modèle libéral (Grande Bretagne, USA)
Japon…)
DÉMOCRATIE Mouvements sociaux
RÉVOLUTION Dirigeants révolutionnaires
Voie socialiste Modèle social-démocrate (Pays
Modèle communiste (URSS)
scandinaves)
Outre leur inadéquation aux cultures des peuples concernés, l’idée selon laquelle il faudrait inciter toute
la population du monde à vivre selon le même mode de vie occidental n’a pas de sens. Cette idée n’est
pas seulement indésirable, elle est aussi impossible : la planète (à cause de la pollution, de l’épuisement
de l’eau et des ressources naturelles d’énergie...) ne supporterait pas une généralisation du
« développement » tel qu’il a été conçu jusqu’à nos jours. Dès lors, se développer ne peut signifier, en
aucune manière, grimper dans la classification des pays du monde selon leur « Produit Intérieur Brut »
par tête, – que ce soit celle de la Banque Mondiale ou celle du PNUD, et que cette échelle soit ou non
corrigée par une mesure de développement humain ou par une équivalence de pouvoir d’achat. Vouloir
imiter et généraliser les modèles qui eurent du succès dans les pays du Nord dans le but d’adopter leur
mode de vie est une dangereuse folie [4].
Définition : Si l’on en croit cette analyse, la principale condition du développement est le respect de
l’identité culturelle des peuples concernés. Chaque peuple, au regard de sa culture, de son histoire, de
sa mémoire, doit concevoir et réaliser le projet de développement correspondant à son identité. Il n’y a,
par conséquent, pas de modèle universel.
Que faire ? : La base territoriale du développement doit être locale (et non nationale) et culturelle (et
non politique). Mais cette idée est bien sûr inadéquate à l’ordre mondial actuel : le monde d’aujourd’hui
– bien qu’il n’en ait pas toujours été ainsi – est un ensemble de nations gouvernées par des forces
politiques formant des États. La solution transitoire, par laquelle on pourrait passer d’un ordre à l’autre,
serait celle d’une fédéralisation des diverses identités culturelles qui composent chaque nation. Solution
difficile, évidemment, car elle comporte le risque de déchaîner un ensemble de conflits ethniques, au
moment de délimiter ces entités territoriales, d’ailleurs souvent mêlées et dispersées sur des territoires
nationaux distincts. Cela étant, il n’est pas tout à fait utopique d’imaginer des négociations allant dans
ce sens. En effet, la tendance actuelle est effectivement à la décentralisation du pouvoir politique dans
les États nationaux, ainsi qu’à la création de régions relativement autonomes.
Une fois constituée, une communauté autonome de ce genre devrait concevoir son propre projet de
développement local. Cela impliquerait la récupération et la réaffirmation fière de son histoire, de ses
racines culturelles – et peut-être, surtout, de sa religion –, de ses coutumes, des savoir-faire (la
technologie appropriée) de ses ancêtres, de ses modes de vie et de ses conceptions du monde.
Cependant, le projet ne serait ni fondamentaliste ni intégriste : tout le passé n’est pas à récupérer. Il
s’agirait de sélectionner dans la culture ancienne et dans la culture moderne les façons de faire (les
solutions aux cinq problèmes vitaux de la vie collective) compatibles avec le monde d’aujourd’hui.
Qui ? : Les élites culturelles de la communauté semblent être celles qui pourraient le mieux assurer la
mise en œuvre d’un modèle de cette nature : elles seraient constituées des vieux, des sages, des
hommes de religion, des artistes, enfin, des sujets les moins aliénés et contaminés par la culture
occidentale.
Exemples : Il n’existe (encore) aucun cas historique qui pourrait être considéré comme un exemple de
réalisation de cette conception du développement. On peut donc sans exagérer parler ici d’une utopie.
Cependant, qu’il s’agisse d’un modèle utopique ne signifie pas qu’il soit irréalisable : il suffirait qu’il
existe des groupes sociaux qui y croient et luttent pour l’imposer dans la pratique, pour qu’il puisse être
réalisé. Et, de fait, cette idée d’un développement fondé sur le respect de l’identité culturelle est bien
présente aujourd’hui, dans de nombreux pays du monde : le Japon, la Chine, l’Inde, les pays
musulmans,... mais aussi dans le courant régionaliste traversant tous les pays d’Europe. D’une certaine
façon, elle constitue une forme de résistance, plus ou moins violente, à la mondialisation culturelle,
économique et politique, une réaffirmation du local face à la domination écrasante du global.
Évaluation : Bien sûr, on ne peut évaluer un modèle qui n’a pas encore été appliqué. Cependant, on peut
voir dans la tentative d’Evo Morales en Bolivie, une volonté de mettre en œuvre les principes de ce
modèle : de faire coexister une décentralisation politique avec une autonomie culturelle.
Coopération : Si nous prenons cette conception au pied de la lettre, la coopération (du Nord) au
développement (du Sud) non seulement ne peut apporter aucune solution, mais serait néfaste. Elle
ferait, en effet, partie du problème, car elle serait une des dimensions de l’impérialisme culturel. C’est
pourquoi, si l’on veut vraiment contribuer au développement des pays du Sud, mieux vaudrait ne pas
intervenir : ni avec des idées, ni avec des technologies, ni avec du personnel, et surtout pas avec des
fonds venus des pays du Nord ! Conclusion drastique, bien sûr, mais cohérente avec l’analyse.
Voilà, selon mon inventaire, où nous en sommes, nous, sociologues (sans parler des économistes) du
développement, après soixante ans de recherche ! Hélas, malgré leurs efforts et leur bonne volonté, il
faut bien reconnaître que, ni les acteurs, ni les experts qui les ont aidés, ne sont parvenus à résoudre le
problème : les inégalités entre les nations qui composent la planète sont toujours bien là,
insupportables, scandaleuses ; en termes relatifs, elles sont même plus grandes que jamais pour la
plupart des pays du « sud ». Et nous n’avons toujours pas de réponse crédible à la question posée au
départ de cette réflexion. Et, pendant ce temps-là, a population du monde a dépassé les six milliards
d’habitants et les limites écologiques nous font maintenant comprendre qu’ils ne pourront pas tous
vivre comme en Europe ou aux Etats-Unis – et encore moins en Europe ou aux Etats-Unis !
[1] Non seulement en ce qui concerne le développement, mais aussi dans tous leurs autres domaines d’étude.
[2] Qui avait été abandonné, considéré comme responsable de la grande crise des années trente, et remplacé par
le protectionnisme et l’interventionnisme étatique, d’inspiration keynésienne ! Lorsque leurs intérêts sont en jeu,
les hommes ont tendance à perdre la mémoire !
[3] Avant de devenir président du Brésil, Fernando Enrique Cardoso, qui est sociologue, était un fervent partisan
du modèle appelé ici « de la révolution » : il est connu pour ses contributions à la théorie de la dépendance.
[4] Comme mon ami anthropologue, Michael Singleton, a l’habitude de le dire : « si tous les Chinois avaient une
‘petite voiture’, même une toute petite, il n’y aurait plus de trou dans la couche d’ozone ; il n’y aurait plus de
couche d’ozone du tout ! ». Et l’on pourrait en dire autant de l’eau, du pétrole, du gaz et des métaux de toutes les
mines de la planète.
Pour un développement éthique et durable
Six leçons à retenir des innombrables tentatives de développement entreprises dans les pays du Sud,
par Guy Bajoit
Si les théories présentées ci-dessus ont été plutôt inefficaces, ne serait-ce pas parce que les acteurs du
développement, aussi bien que les sociologues et les économistes ont le plus souvent, simplifié le
problème ? Comme nous l’avons vu ci-dessus, en effet, ils ont réduit l’explication à une de ses
dimensions, celle qu’ils ont jugée la plus importante, en général, pour des raisons idéologiques. Quelles
que soient les raisons de ce réductionnisme « photographique » – que leur innocence les ait rendus
victimes des modes intellectuelles, ou que leur duplicité en ait fait les alliés d’acteurs et d’idéologies
contraires au développement –, il est temps de prendre de la distance vis-à-vis de tous ces modèles et
théories. Et il faut commencer par reconnaître l’immense complexité de cette question et cesser de la
simplifier. Faute de quoi, nous continuerons à écrire des livres et à organiser des colloques, qui ne
serviront à rien !
Dire d’un phénomène qu’il est complexe signifie qu’il faut le considérer à la fois dans toutes ses
dimensions, même (et surtout) si celles-ci sont contradictoires. Or, il en va bien ainsi du processus de
développement. Toutes les raisons que les sociologues et les économistes ont invoquées jusqu’ici, pour
expliquer l’absence ou l’insuffisance de dynamisme de certaines sociétés, sont vraies ensemble, et
doivent dont être considérées dans leur articulation et leurs contradictions. C’est cette idée centrale
que je vais tenter d’expliciter ici. Le processus de développement consiste à gérer des contradictions
Des innombrables tentatives de développement qui ont été entreprises dans les pays du sud depuis plus
d’un demi-siècle, nous retiendrons les six leçons suivantes :
1. Il n’y a pas de développement durable d’une collectivité humaine – locale, nationale, régionale – sans
croissance de ses échanges économiques, politiques, culturels, démographiques, avec les autres.
L’autarcie n’est pas « payante » et elle l’est moins encore avec l’avancée actuelle de la mondialisation,
qui la rend carrément impossible. Cependant, le développement n’est pas durable non plus si cette
collectivité, en échangeant avec les autres, perd (ou ne récupère pas) le contrôle de ses ressources
propres, et si, dès lors, elle ne peut en bénéficier pleinement pour améliorer les conditions de vie de ses
membres. Or, il est évident que c’est justement par le bais des échanges internationaux qu’une
collectivité peut perdre – et perd effectivement –, le contrôle de ses ressources ! Car ces échanges sont,
en effet, des relations de concurrence et de domination, où chaque collectivité profite autant que
possible de sa force et exploite au mieux les faiblesses des autres. Il s’agit donc bien là d’une première
et délicate contradiction : il faut savoir à la fois participer aux échanges, s’ouvrir sur le monde et,
cependant, ne pas perdre, à court, moyen ou long terme, le bénéfice des richesses que la nature – que
le hasard ! – a placées à l’intérieur des frontières.
2. Il n’y a pas de développement durable sans croissance de la richesse matérielle produite : il est
évidemment indispensable de faire grandir le « gâteau » si l’on veut améliorer les conditions matérielles
et sociales de vie d’une population. Même si le développement ne consiste pas seulement à rattraper un
retard dans la classification des PIB par tête, on doit bien reconnaître que cette croissance est pourtant
indispensable. Mais le développement n’est pas durable non plus si ce « gâteau » est mal partagé, s’il ne
profite qu’à quelques uns et laisse dans la misère et l’exploitation la plus grande partie des membres de
la collectivité. L’injustice engendre toute sorte de misères sociales et ce, plus encore dans un monde de
communication où chacun peut voir le niveau de vie des autres. Hélas, c’est bien connu, ceux qui
contrôlent les moyens de faire croître la richesse ne sont généralement pas enclins à la partager : ils ont
la vue courte, ils ne voient que leurs intérêts, ils font preuve le plus souvent d’un égoïsme
incommensurable, d’une irresponsabilité intolérable. Aussitôt qu’il est question du moindre partage, ils
se mettent à menacer : ils réduisent leurs investissements et expatrient leurs capitaux. Voici une
seconde contradiction : il faut savoir partager le « gâteau » tout en continuant à le faire croître.
3. Il n’y a pas non plus de développement sans innovation technologique, sans une participation active
au grand mouvement humain de progrès des connaissances, d’invention et d’adoption de techniques
nouvelles, permettant d’assurer la croissance et de diversifier l’économie, mais aussi de soulager la
souffrance et le travail des humains. Cependant – on en est aujourd’hui de plus en plus convaincu –, ce
développement n’est pas (n’est plus) durable s’il perturbe les équilibres écologiques et s’il épuise les
ressources non renouvelables d’une planète si maltraitée qu’elle en devient trop petite. Or,
évidemment, c’est bien en inventant sans cesse des techniques nouvelles que les humains en sont
arrivés à mettre en péril leur propre niche écologique. D’où une troisième contradiction : il faut savoir
promouvoir la technologie et en faire bon usage pour ne pas détruire l’environnement naturel.
4. Mais le développement n’est pas seulement un processus économique et technique. C’est aussi une
tâche politique, longue et complexe, qui a besoin d’être programmée, guidée, mise en œuvre par un
acteur-pilote cohérent, fort et uni, donc par un pouvoir exécutif – un gouvernement – capable de
mobiliser les ressources humaines et matérielles de manière efficace et efficiente. Cependant, un tel
pouvoir – comme l’expérience historique l’a abondamment prouvé depuis des siècles –, finit toujours
par se transformer en oligarchie et par se corrompre, s’il n’est pas soigneusement surveillé par les
citoyens, grâce à des institutions démocratiques. Or, les rapports entre le développement et la
démocratie politique sont très complexes : parfois, ces deux termes entretiennent entre eux un « cercle
vertueux » (plus de l’un engendre plus de l’autre), mais parfois, ils se contredisent (chaque terme tend à
paralyser l’autre). Voici donc une quatrième contradiction : il faut parvenir à instaurer ce « cercle
vertueux », qui permet de concilier un gouvernement fort avec le respect des exigences de la
démocratie politique (le droit des citoyens de choisir, contrôler, critiquer et, au besoin, changer leurs
gouvernants ; l’autonomie relative des pouvoirs...).
5. On l’a maintes fois éprouvé, le développement n’est pas possible si la collectivité est constamment
perturbée par des actions violentes. C’est pourquoi, il importe tellement d’instituer un contrat social
acceptable, en favorisant la constitution de corps intermédiaires (groupes de pression, syndicats de
travailleurs ou de métiers, mouvement sociaux), qui représentent et négocient les intérêts de leurs
membres et qui institutionnalisent ainsi les conflits entre eux et avec l’État. Mais, comme nous
l’apprend aussi l’histoire concrète, ce contrat social exclut le plus souvent plusieurs catégories
d’individus incapables de se constituer en acteurs collectifs : des pauvres, des précaires (quelle qu’en
soit la raison), des minorités de toutes sortes (ethniques ou autres), qui ont aussi besoin d’aide et de
protection et restent cependant victimes des inégalités. Autre contradiction : c’est en instituant les
conflits qu’on garantit la coexistence pacifique, mais c’est en excluant du contrat social certaines
catégories d’individus qu’on remet en cause la démocratie sociale (le droit de toute catégorie de
personnes – dans les limites du légal –, de s’organiser, de revendiquer, de négocier et de bénéficier de la
protection de l’État). Cinquième contradiction donc : entre l’institutionnalisation et conflit et le respect
de la démocratie sociale.
6. Le développement implique un engagement, une mobilisation de la plus grande partie possible de la
collectivité dans un projet de société qui soit crédible, une idéologie qui donne du sens à l’existence de
chacun, qui offre à chaque individu une place, un rôle à jouer, et qui intègre ainsi la société. Mais,
comme nous l’a appris l’expérience, ceux qui proposent ce projet, parfois convaincus jusqu’au
fanatisme, ont aussi tendance à l’imposer et à réprimer les groupes qui s’inspirent d’un projet social et
culturel différent (notamment des groupes ethniques plus anciens). Pour qu’il soit durable et
éthiquement défendable, ce projet d’avenir ne peut devenir dogmatique, sectaire ou totalitaire : il
importe de respecter les droits des individus de penser, de s’exprimer et de mener leur existence
comme ils l’entendent, même si, ce faisant, ils n’apportent pas leur contribution au mouvement
collectif. C’est là une sixième contradiction : entre le projet de développement et la défense des
traditions.
Un développement éthique et durable
Sans prétendre être exhaustif, il semble bien que les leçons de l’histoire, que nous venons de rappeler,
nous ont fourni les six conditions que nous considérons comme nécessaires à un développement
éthique et durable :
Valeurs-guides CROISSANCE… mais ÉTHIQUE ET DURABLE
L’autonomie inter- Participer aux échanges inter-sociaux mais sans perdre (ou en récupérant) le
sociale (économiques, politiques et culturels)… contrôle des richesses collectives.
Le bien-être Faire croître et diversifier la production
mais veiller à leur répartition équitable.
matériel des richesses…
La technologie Participer au mouvement d’innovation mais veiller à protéger
écologique technologique… l’environnement naturel.
La démocratie Mettre en place un pouvoir exécutif fort mais respecter les exigences de la
politique et cohérent… démocratie politique.
Garantir une forte institutionnalisation des mais respecter les exigences de la
Le contrat social
conflits… démocratie sociale.
Mobiliser les gens dans un grand projet de mais sans réprimer ou détruire les
Le sens culturel
développement… autres cultures plus traditionnelles.
Ces conditions constituent bien des contradictions : c’est en voulant faire l’une que l’on risque de ne pas
pouvoir faire l’autre, et inversement. C’est pourquoi le développement éthique et durable consiste bien
à gérer des tensions constantes, des équilibres précaires, des justes milieux toujours provisoires, des
synthèses entre des termes antinomiques, bref, des contradictions indépassables. Ainsi, on admettra
sans peine que le développement est impossible sans une politique de croissance : on ne conçoit pas
(ou plus, aujourd’hui) un développement sans participation aux échanges mondiaux, sans expansion
économique, sans innovation technologique, sans un gouvernement fort, sans une bonne
institutionnalisation des conflits et sans une forte mobilisation dans un projet culturel d’avenir. Ce sont
bien là, en effet, les conditions minimales de réussite d’un projet de développement. Cependant, même
quand ces conditions sont réunies – ce qui est déjà fort rare –, il est habituel que les tentatives
s’essoufflent rapidement ou ne produisent que des résultats décevants et provisoires. Pourquoi ? Parce
que ces conditions minimales ne résistent jamais très longtemps, si les acteurs ne tiennent pas compte
des exigences d’un développent éthique et durable.
C’est en nous servant des six questions que pose cette grille d’analyse que nous pouvons essayer
d’évaluer les expériences de développement actuellement en cours dans le monde, et notamment en
Amérique Latine, dans ces pays où des gouvernements dits de gauche s’efforcent de rétablir un certain
contrôle de l’État sur le marché : le Venezuela, la Bolivie, l’Equateur, le Nicaragua, le Brésil, l’Argentine,
l’Uruguay et le Chili.
Le retour de l’État en Amérique Latine
Plutôt que de résoudre les contradictions du développement, les gouvernements latino-américains ont
choisi de privilégier une des deux dimensions du développement éthique et durable, par Guy Bajoit
Pendant très longtemps – au moins depuis la crise de 1929 jusqu’à celle de 1975 – l’État a été considéré
comme l’acteur central du développement. Qu’il s’agisse de la voie capitaliste ou de la voie socialiste, il
était le pilier des politiques de modernisation, tantôt au service d’une hypothétique bourgeoisie
nationale, tantôt au bénéfice de classes populaires, et parfois même, nous l’avons cru, au profit des
deux.
Avec la crise de 75, nous avons vu revenir, au Nord comme au Sud, le vieux libéralisme, sous sa forme
« néo ». De toutes parts, l’État fut durement critiqué d’avoir été le pire gestionnaire possible du
développement. On commença à limiter ses interventions sur le marché et à privatiser tout ce qui était
susceptible de l’être. L’Amérique Latine n’a pas échappé au ras de marée néolibéral : le monde entier fut
touché ! Malheureusement, après quelques années d’application de ce modèle pur et dur, chacun put
prendre la mesure de ses néfastes conséquences. Même lorsqu’il produit une augmentation du PIB per
capita, ce qui est fréquent, il a toujours des coûts prohibitifs. Et partout, ceux qui payent durement le
prix de ce modèle – les classes populaires – protestent. Les mouvements indigénistes s’éveillent, un peu
partout, surtout en Bolivie, en Équateur, au Pérou et au Mexique ; et les mouvements d’exclus
s’organisent également, notamment le Mouvement des Sans Terre et ceux de l’économie solidaire au
Brésil, les « piqueteros » et ceux de l’autogestion d’entreprises récupérées en Argentine.
Ces mouvements soutiennent des forces politiques progressistes qui sont arrivées, par la voie
électorale, à prendre le contrôle du pouvoir exécutif dans plus de la moitié des pays d’Amérique Latine.
En effet, des gouvernements dits « de gauche » ont pris les rênes de l’État dans une dizaine de pays :
Venezuela, Bolivie, Équateur, Nicaragua, Brésil, Argentine, Uruguay, Chili, récemment, le Paraguay, sans
oublier, bien sûr, Cuba dans laquelle l’État est omniprésent depuis un demi-siècle. Ces gouvernements
s’efforcent, avec plus ou moins de bonne volonté et de succès, de rétablir un certain contrôle de l’État
sur le marché, afin d’intervenir à nouveau en tant qu’acteur-pilote du processus de développement. Ils
tentent – certains plus que d’autres – de donner un visage humain au néolibéralisme, de mettre
l’économie au service de la société. On peut donc, raisonnablement, parler d’un retour de l’État en
Amérique Latine.
En me servant des six critères par lesquels j’ai défini le développement éthique et durable, je me suis
efforcé – dans une autre publication [1] – d’évaluer quelques unes des expériences actuellement en
cours. Ces gouvernements arrivent-ils à résoudre les contradictions énoncées plus haut ? La réponse à
cette question est évidemment trop complexe pour être résumée ici. Cependant, sans préjuger de
l’avenir de ces tentatives, et en me servant des informations, souvent partielles, dont j’ai pu disposer
pour réaliser cette étude, je crois pouvoir conclure – au moins provisoirement, car ces dirigeants sont
toujours au travail ! – que plutôt que de résoudre les contradictions du développement, ces
gouvernements ont choisi de privilégier une des deux dimensions du développement éthique et
durable.
Ainsi, les dirigeants du Venezuela, de Bolivie et de l’Équateur ont une préférence marquée pour la
dimension éthique et durable du développement : ils cherchent à récupérer le contrôle de leur
ressources naturelles ; ils réalisent une distribution plus équitable des richesses ; ils s’appuient sur la
volonté démocratique de la majorité de la population (bien que cet appui soit, surtout dans certains cas,
celui d’une « clientèle » achetée au moyen de politiques sociales généreuses) ; ils s’efforcent, avec
beaucoup de difficultés, de reconstruire un contrat social qui profitent aux groupes sociaux jusqu’alors
dominés et exclus : ils mobilisent leur population autour d’un projet crédible qui associe les « minorités »
culturelles ; et ils paraissent même se préoccuper un peu – bien qu’ils soient encore loin du compte ! –
de la protection de leur environnement naturel.
Cependant, ces options rendent difficile la poursuite des objectifs de la dimension « croissance » du
développement : leur politique anti-impérialiste tend à en faire la cible de l’agressivité des États-Unis, et
ils sont donc obligés de constituer des liens de solidarité entre eux ; leurs classes dominantes sabotent
leur projet de développement (grèves patronales, menaces de sécession) ; ils négligent la diversification
de leurs économies, continuant ainsi à être dépendants de leurs exportations de pétrole et de gaz ; bien
qu’ils soient confirmés par des élections, leurs régimes politiques restent très instables, tendent à
devenir autoritaires et sont menacés par des adversaires internes et externes ; le contrat social et
l’intégration nationale – surtout en Bolivie – sont constamment mis en péril par des forces centrifuges
qui cherchent à installer le chaos ou à faire sécession.
À l’inverse, les dirigeants du Chili, de l’Argentine et de l’Uruguay semblent avoir une préférence
marquée pour les objectifs de la dimension « croissance » du développement : ils participent aux
échanges mondiaux, signent de nombreux traités de libre commerce, particulièrement avec les États
occidentaux ; ils profitent de la conjoncture favorable (la demande asiatique), leur production va
croissante et ils s’efforcent (plus ou moins, selon les cas) de la diversifier ; leurs régimes sont stables et
leurs gouvernements assez forts ; ils arrivent à institutionnaliser, plus ou moins, leurs conflits avec des
mouvements sociaux plutôt fragiles ; enfin, leur modèle culturel « CCC » (concurrence, consommation,
communication) leur sert de projet culturel.
Cette politique a cependant son revers. Ils négligent les objectifs de la dimension éthique et durable du
développement : ils s’alignent sur les exigences du modèle économique néolibéral mondialisé ; les
inégalités sociales grandissent donc, alors que leurs économies sont plutôt florissantes ; leurs régimes
politiques reposent sur des institutions démocratiques restreintes ; leur contrat social est constamment
menacé par les phénomènes d’exclusion et d’insécurité, parce que leurs politiques sociales sont
réduites à la portion congrue (à peine suffisantes pour préserver une paix sociale précaire, sans jamais
résoudre la question sociale) ; leur projet culturel fabrique des individus consommateurs et
compétiteurs, mais exclut tous ceux qui ne bénéficient pas des moyens de se défendre dans la
compétition et la consommation (et qui ont pourtant conscience du fait que le « gâteau » grandit, sans
en recevoir leur part).
Á ces problèmes vient s’ajouter, partout, la question technologique et écologique. Cette question est
délaissée en Amérique latine. En particulier, les investissements dans le secteur des agro-combustibles,
non seulement ne semblent pas apporter de réponse à la crise énergétique, mais engendrent
d’énormes coûts écologiques et sociaux : épuisement des réserves d’eau, pollution des sols et des
nappes phréatiques, destruction de la biodiversité, élimination de l’économie rurale familiale, crise
alimentaire, déplacements de populations. Le secteur des agro-combustibles semble en effet apparaître
comme une « nouvelle frontière du capitalisme », comme un nouveau secteur stratégique
d’accumulation du capital [2]. La nouvelle classe gestionnaire profite de la légitimité actuelle de la
question écologique, pour préparer les futurs profits extraordinaires des entreprises multinationales.
Comme le montrent les exemples cités antérieurement, il est clair que choisir une des deux dimensions
du développement éthique et durable ne permet pas de résoudre les contradictions signalées plus haut.
Chaque politique reste enfermée dans son cercle vicieux : les termes qu’on néglige finissent par venir à
bout des efforts qu’on déploie pour promouvoir ceux qu’on privilégie – même si ces efforts sont
sincères et honnêtes. C’est pour cette raison, à mon sens, que les tentatives de « retour à l’État » en
Amérique Latine restent très fragiles. La continuité de leurs politiques dépend, en effet, de variables
trop aléatoires : du prix de l’énergie et des autres matières premières sur les marchés externes ; des
manœuvres des États hégémoniques ; des réactions des classes dominantes, nationales ou locales, des
acteurs politiques d’opposition et d’autres groupes de pression ; de l’unité, du sens civique et de
l’intelligence des acteurs politiques et sociaux qui soutiennent le gouvernement, etc. Fréquemment,
l’avenir de ces projets ne tient qu’à un fil et, ce qui est encore pire, il ne repose parfois que sur un seul
individu, dont la disparition suffirait à mettre fin à la tentative.
Un dernier commentaire s’impose encore. Les ressources naturelles jouent un rôle essentiel dans le
destin de ces gouvernements. Bien sûr, il est légitime d’utiliser une ressource nationale (le gaz, le
pétrole, le cuivre...), fortement valorisée sur les marchés par une conjoncture favorable, afin
d’engranger des devises, mais, partout, cet argent facilement obtenu renforce la tentation populiste. Il
faut donc savoir profiter de ces capitaux pour avancer effectivement sur la voie du développement
éthique et durable, et ne pas se contenter de vendre les ressources nationales au prix le plus élevé, pour
remplir les caisses de l’État, afin d’acheter la paix sociale et une clientèle électorale qui réélira les
gouvernants aux prochaines élections ! L’histoire nous a appris que l’argent trop facilement acquis a
fréquemment des effets pervers : il permet de reporter à plus tard la résolution des vrais problèmes.
[1] Je renvoie le lecteur à : Guy Bajoit, François Houtart et Bernard Duterme, Amérique Latine, à gauche toute ?
(Bruxelles, Ed. Couleur Livre, 2008). Mon évaluation traite les cas du Venezuela, avec Chavez, de la Bolivie, avec
Morales, et de l’Argentine, avec Kirchner.
[2] Voir sur ce point le remarquable ouvrage de François Houtart, L’agro-énergie. Solution pour le climat ou sortie de
crise pour le capital ? Charleroi, Couleur Livre, 2009.
Conclusion
Comment conduire la relation de collaboration et de conflit entre une élite dirigeante et un peuple
organisé, par Guy Bajoit
Avec cette nouvelle définition du développement, nous pouvons revenir maintenant à la question qui a
orienté cette réflexion. Quelles sont les conditions (quand ?) et les processus (comment ?) qui
permettent de comprendre le surgissement, dans une collectivité humaine quelconque, d’une
dynamique de développement ?
La réponse serait : ce processus survient lorsque, dans une communauté, apparaît une élite dirigeante,
qui parvient à établir avec une partie organisée du peuple une relation de collaboration et de conflit,
grâce à laquelle peuvent être mises en œuvre des politiques efficaces de résolution des six grandes
contradictions énoncées ci-dessus. Cette collaboration conflictuelle entre une élite dirigeante et un
peuple organisé est ce qui, à mon avis, rend possible la stimulation de cette élite : qu’elle ait le
sentiment d’être soutenue, mais qu’elle soit aussi étroitement contrôlée par des organisations
populaires.
Mais pourquoi une telle élite locale apparaît-elle dans telle collectivité (et non dans telle autre) et à tel
moment (et non à tel autre) ? Et, comment cette élite arrive-t-elle à établir et à maintenir dans le temps
cette relation féconde avec le peuple ? En d’autres termes, pour quelle raison s’installe parfois ce
« cercle relationnel vertueux » duquel dépend la dynamique du développement ?
Je dois bien reconnaître, humblement, que je ne possède pas la réponse théorique à cette question. En
analysant au cas par cas, je peux comprendre pourquoi, dans telle collectivité, à tel moment, ce cercle
vertueux s’est produit, s’est reproduit, a stimulé le développement durant un temps plus ou moins long
(un an, dix ans, cent ans...), puis s’est perverti, et parfois, s’est éteint complètement, faisant perdre ainsi
à la collectivité une bonne partie des bénéfices acquis. Cette évolution a eu lieu quelques dizaines de
fois dans les pays du Sud, au cours des soixante dernières années. Néanmoins, produire la théorie
sociologique de ce fait me paraît toujours impossible. Je laisse donc cette question ouverte.
Je finirai par une observation. Il me semble qu’en général les élites (économiques et politiques) sont
disposées à promouvoir l’intérêt général, seulement lorsque celui-ci n’entre pas en contradiction avec
leurs intérêts particuliers. Il est vrai que, de temps en temps, apparaissent des élites altruistes – bien
que l’altruisme soit un comportement très complexe qui ne peut être réduit à la simple activité gratuite.
Cependant, dans la majorité des cas, les élites sont plutôt particularistes : elles promeuvent l’intérêt du
collectif lorsqu’elles ont l’occasion de promouvoir en même temps leurs intérêts spécifiques. Dans ce
cas, elles investissent du temps, de l’énergie, de l’imagination et de l’argent, afin de promouvoir ces
deux intérêts simultanément. Si une contradiction surgit entre les deux, elles cessent peu à peu de
s’intéresser au bien commun, se corrompent, répriment et s’enrichissent honteusement. Hélas, il est
impossible d’obliger une élite locale à se préoccuper de l’intérêt général. Si le peuple (organisé en
mouvements sociaux, en groupes de pression, en partis politiques) exige trop, revendique beaucoup,
provoque de nombreux conflits, l’élite peut réagir par la répression ou... abandonner son projet et
désinvestir.
Tout le problème tient à la question de savoir comment conduire la relation de collaboration et de
conflit entre une élite dirigeante (qui risque de cesser de l’être) et un peuple organisé (qui risque de
cesser de l’être) de façon à instituer une négociation permanente qui permette de concilier l’impulsion
de l’élite avec une satisfaction raisonnable des demandes du peuple ?

Guy BAJOIT sur www.iteco.be

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