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Trajectoires impériales :
histoires connectées ou études comparées ?
Karen BARKEY
L’étude des empires est maintenant bien établie, mais du fait de ce succès
même, le concept devient presque encombrant. Leçons d’empire ; Parmi les
empires ; Les fins impériales ; En finir avec l’empire ; Tensions impériales ; L’empire inco-
hérent : les ouvrages récents rivalisent pour attirer l’attention. Les définitions et les
catégorisations se multiplient à tel point que le mot empire est probablement en
passe de perdre son sens conceptuel et historique. Que ce soit dans une pers-
pective comparative ou dans celle d’une histoire globale, il nous faut bien nous
mettre d’accord sur quelques raisons analytiques et historiques que nous avons
d’étudier ce type de formation politique. J’examinerai ici tout d’abord brièvement
les principaux courants de l’étude des empires, particulièrement dans le monde
universitaire américain, puis j’essaierai de proposer un cadre historique et analy-
tique d’ensemble me paraissant le plus pertinent pour de futures recherches.
Depuis la chute de Rome, la question impériale est un élément fondamen-
tal dans la réflexion historique occidentale, mais après la Première Guerre mon-
diale, avec la disparition spectaculaire de trois géants impériaux et l’affirmation
de l’État-nation et de sa modernité, les empires ont été déclarés choses du passé
et les États-nations consacrés comme la forme politique du futur. La seconde
vague de décolonisation a contribué à la formation d’un discours qui, tout en
définissant l’empire comme un grand mal étouffant les nations, a sacralisé les
nations qui émergeaient alors partout dans le monde comme les creusets de la
liberté humaine. Dans cet esprit, Rupert Emerson, le célèbre spécialiste des
empires, déclarait : « À l’issue d’une période noire, les empires se sont écroulés
et les nations se sont élevées pour prendre leur place »1. Son livre De l’empire à
la nation, décrivait un processus global au terme duquel les empires, la forme
d’organisation politique la mieux connue dans le monde pré-moderne, avaient
pour l’essentiel disparu dans la première moitié du XXe siècle.
1. Rupert EMERSON, From Empire to Nation : The Rise to Self-Assertion of Asian and African Peoples,
Cambridge, Harvard University Press, 1962, p. 3.
4. Alexander J. MOTYL, « From imperial decay to imperial collapse : the fall of the Soviet Empire in
comparative perspective », in Richard L. RUDOLPH, David F. GOOD (eds.), Nationalism and Empire : The
Habsburg Empire and the Soviet Union, New York, St. Martin’s Press, 1992, p. 79-93 ; idem, Imperial Ends :
The Decay, Collapse, and Revival of Empires, New York, Columbia University Press, 2001.
5. Jack SNYDER, Myths of Empire : Domestic Politics and International Ambition, Ithaca, Cornell
University Press, 1993.
6. Charles A. KUPCHAN, The Vulnerability of Empire, Ithaca, Cornell University Press, 1994.
7. Hendrik SPRUYT, Ending Empire : Contested Sovereignty And Territorial Partition, Ithaca, Cornell
University Press, 2005.
8. Niall FERGUSON, Empire :The Rise and Fall of the BritishWorld Order and the Lessons for Global Power,
New York, Basic Books, 2003 ; idem, Colossus :The Rise and Fall of the American Empire, Londres, Penguin
Press, 2004 ; Andrew J. BACEVICH, The New American Militarism : How Americans are Seduced by War,
Oxford, Oxford University Press, 2006 ; idem,The Imperial Tense :Prospects and Problems of American Empire,
Chicago, Ivan R. Dee, 2 003.
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des réinterprétations sans fin. Dans ces études, les relations verticales de pouvoir
sont constamment privilégiées, au détriment de toutes les relations horizontales.
Les tenants actuels du postmodernisme se réfèrent à la « tyrannie du document »
pour remettre en cause le cœur de la discipline historique, et avancer que l’archive
n’est pas la source la plus importante pour la reconstruction du passé, qu’elle
conduit souvent à un obscurcissement mal avisé du fonctionnement réel de la
société. Les études impériales postmodernes remettent aussi constamment en
cause l’Occident et rejettent le fonctionnement des organisations impériales. Ce
faisant, d’une part, elles se fourvoient dans une représentation erronée de
l’Occident comme un bloc homogène et a contrario du reste du monde, qui serait
divers, hétérogène et versatile ; d’autre part, ces études cherchent à s’approprier les
efforts et le travail du subalterne. À l’opposé, les historiens occidentaux en sont
encore à définir le reste du monde et ses peuples comme ayant dévié d’une voie
clairement tracée ou dépourvus des catégories occidentales fondamentales.
Malgré les efforts postmodernistes pour mettre au jour le problème majeur de
« l’autre » et défendre à grands cris l’idée qu’il faut nous défaire de l’eurocentrisme,
le problème reste posé. Dans le cas que je connais le mieux, on continue de consi-
dérer l’ensemble ottoman comme un empire inabouti, comme s’il lui manquait un
« centre, » une « société », et même un « peuple ». Même les travaux universitaires
sérieux, tels que l’Empire de Dominic Lieven, perpétuent l’idée selon laquelle le
cas ottoman se définit par un certain « manque » par rapport à l’archétype impé-
rial. Cet empire ottoman est ainsi défini par la négative. Par exemple, il n’est ni
musulman, ni turc. On nous répète que Constantinople était une grande cité, mais
qu’elle n’appartenait pas aux Ottomans puisque dans les années 1850 ces derniers
ne représentaient que 44 % de sa population. L’Anatolie, le cœur de cet empire, est
aussi définie par la négative, étant moins productive et dynamique que les Balkans
ou que l’Égypte9. De la même façon, David Landes a le plus grand mal à expli-
quer la longévité des Ottomans : « Il s’agit d’un mystère en soi, car après environ
250 ans d’expansion (1300-1550), son déclin aurait dû rapidement conduire, en
quelques décennies, à la fragmentation et la liquidation de l’ensemble »10.
Heureusement, certains travaux récents se sont efforcés, au contraire, de conju-
guer les perspectives et les cas occidentaux et non-occidentaux, dans le but de pro-
duire un discours plus élaboré, et ces efforts ont permis le développement d’études
comparatives de meilleure qualité.
Même si les études comparées des empires sont à la mode, elles ont été
plus difficiles à entreprendre en partie à cause de la diversité des opinions et
des définitions de l’idée d’empire, mais aussi à cause de la multiplicité des
aspects étudiés11. Les études vraiment comparatives restent difficiles à mener
12. Carlo CIPOLLA (ed.), The Economic Decline of Empires, Londres, Methuen 1970 ; Michael
W. DOYLE, Empires, Ithaca, Cornell University Press, 1986 ; Alexander J. MOTYL, Imperial Ends, op. cit. ;
Karen BARKEY, Mark von HAGEN (eds.), After Empire : Multiethnic Societies and Nation-Building, Boulder,
Westview Press, 1997 ; Karen DAWISHA, Bruce PARROTT, The End of Empire ? The Transformation of the
USSR in Comparative Perspective, New York, M. E. Sharpe, 1997.
13. Patrick O’BRIEN, « Historiographical traditions and modern imperatives for the restoration of glo-
bal history », Journal of Global History, 1-1, 2006, p. 19.
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14. Kenneth POMERANZ, « Social history and world history : from daily life to patterns of change »,
Journal of World History, 18, 2007, p. 69-98.
15. Ibidem., p. 87.
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Dans notre tentative pour repenser les connexions, les comparaisons sont
indispensables. Les études comparées ont fini par devenir un pilier du travail his-
torique en sciences politiques et en sociologie. Elles restent essentielles, dans la
mesure où elles sont entreprises avec un sens critique, comprenant le jeu entre les
zones de frontières et les zones de fécondation réciproque. N’oublions pas ce
qu’en a dit Marc Bloch il y a longtemps17. Si nous arrivons à établir des compa-
raisons et des connexions, tout en analysant minutieusement les processus
sociaux complexes au travers de leurs éléments constitutifs les plus importants,
nous serons alors en mesure de bien mieux expliquer les processus et des
échanges humains.
En ce sens, une petite révolution intellectuelle a été bien utile : s’attaquant à
la prééminence des grandes théories et modélisations, à la domination de la
quantification et des tests empiriques commodes, en particulier dans le champ
de la sociologie, cette nouvelle approche a conduit à mettre l’accent sur le lien
entre histoire et sociologie. Une nouvelle sous-discipline, la sociologie historique,
a ainsi voulu analyser les transformations sociales à grande échelle qui affectaient
les pays à la fois occidentaux et non-occidentaux. La montée du capitalisme, du
socialisme, les transformations révolutionnaires passées en Europe occidentale,
les révolutions encore en cours qui ont commencé au début du XXe siècle dans
les colonies et les ex-colonies, présentaient des problèmes de la plus grande
importance, qu’il était difficile d’analyser dans les termes habituels de la socio-
logie. Ces transformations à grande échelle étaient trop vastes, complexes et liées
entre elles autour à l’échelle planétaire pour pouvoir être expliquées par des
modèles fonctionnalistes simples, qui n’ont été expérimentés que sur des zones
restreintes et confinées prises une à une. Ces modèles insistaient sur la com-
plexité et la diversité des trajectoires historiques et utilisaient des méthodes
inductives pour élaborer, selon la formulation de Merton, des théories « middle
range » ou de niveau intermédiaire18. Par conséquent, ces modèles ont mené à
16. Ce type de pensée s’est développé en sociologie sous l’étiquette de sociologie relationnelle ou de
sociologie des réseaux. Au sein de la sociologie historique les travaux de Michael MANN ont notamment
démontré le besoin de revoir notre compréhension des sociétés comme des unités closes.Voir son livre The
Sources of Social Power, Cambridge, Cambridge University Press, vol. 1, 1986.
17.William SEWELL, « Marc Bloch and the logic of comparative history », History and Theory, 6, 1967,
p. 208-218, et Marc BLOCH, « Pour une histoire comparée des sociétés européennes », Revue de synthèse his-
torique, XLVI, 1928, p. 15-50.
18. Robert K. MERTON, « On sociological theories of the middle range », in On Theoretical Sociology,
New York, The Free Press, 1967, p. 39-72.
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19. Robert BRENNER, « Agrarian class structure and the development of capitalism : France and
England compared », (1976), traduit dans Gérard BEAUR (éd.), La terre et les hommes. France et Grande-
Bretagne, XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, Hachette-Pluriel, 1998, p. 187-214 ; Immanuel WALLERSTEIN, Le système
du monde du XVe siècle à nos jours, Paris, Flammarion, 1980, vol. 1.
20. Barrington MOORE Jr., Les origines sociales de la dictature et de la démocratie (1966), Paris, Maspero,
1969 ; Perry ANDERSON, L’État absolutiste : ses origines et ses voies (1976), Paris, Maspero, 1978 ; Les passages
de l’antiquité au féodalisme (1974), Paris, Maspero, 1977 ; Charles TILLY (ed.), The Formation of National
States in Western Europe, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1975 ;Theda SKOCPOL, États et révolu-
tions sociales : la Révolution en France, en Russie et en Chine (1979), Paris, Fayard, 1985.
21. Reinhard BENDIX, Nation-Building and Citizenship : Studies of our Changing Social Order, New
York, John Wiley & Sons, 1964.
22. James MAHONEY, « Knowledge accumulation in comparative historical research : the case of
democracy and authoritarianism », in James MAHONEY, Dietrich RUESHEMEYER (eds.), Comparative
Historical Analysis in the Social Sciences, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 137-174 ; Jack
A. GOLDSTONE, « Comparative historical analysis and knowledge accumulation in the study of revolu-
tions », in Comparative Historical Analysis, op. cit., p. 41-90 ; Edwin AMENTA, « What we know about the
development of social policy : Comparative and historical research in comparative and historical perspec-
tive », in Comparative Historical Analysis, op. cit., p. 91-130.
23. B. MOORE Jr., Les origines sociales…, op. cit. ; T. SKOCPOL, États…, op. cit. ; J. A. GOLDSTONE,
Revolution and Rebellion in the Early Modern World, Berkeley, University of California Press, 1991.
24. William SEWELL Jr., « Three temporalities : toward an eventful sociology », in T. J. MCDONALD
(ed.), The Historic Turn in the Human Sciences, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1996, p. 245-280 ;
Charles TILLY, « Means and ends of comparison in macrosociology », Comparative Social Research, 16,
1997, p. 43-53 ; Edgar KISER, Michael HECHTER, « The role of general theory in comparative historical
sociology », American Journal of Sociology, 97, 1991, p. 1-30.
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29. Karen BARKEY, Empire of Difference : The Ottomans in Comparative Perspective, Cambridge,
Cambridge University Press, à paraître.
30. George GAVRILIS, « The Greek-Ottoman frontier as institution : locality and process (1832-
1882) », American Behavioral Scientist, à paraître ; Id., The Dynamics of Interstate Boundaries, à paraître.
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Le choix entre études comparées et histoires globales connectées est peut-
être un faux choix, et il ne doit pas perturber la nouvelle génération de cher-
cheurs qui, pratiquant la comparaison historique, sont influencés à la fois par
l’histoire mondiale et diverses manières de plus en plus heuristiques d’étudier
les changements sociaux à grande échelle. Nous n’avons pas à être prisonnier
de ce choix. Le temps est révolu où la comparaison empêchait de voir les
connexions et séparait les unités étudiées dans des boîtes hermétiquement fer-
mées. Les comparaisons sont aujourd’hui pratiquées à l’intérieur de la réalité
d’une connectivité appliquée non seulement à l’ordre mondial actuel mais aussi
aux périodes historiques passées. En un sens donc, notre compréhension com-
parative et globale, de même que notre sensibilité accrue à la multiplicité des
voies du développement, occidentales et non-occidentales, dépendantes et
interdépendantes, font qu’il est possible de développer des manières de prati-
quer une meilleure histoire, une meilleure compréhension de la société. Bien
d’autres secteurs des sciences sociales ont d’ores et déjà tracé la voie en ce sens.
Karen BARKEY
Columbia University
Department of sociology
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