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THÈSE
Thomas Pradeu
le 21 novembre 2007
L’immunologie et la définition
de l’identité biologique
Composition du jury
Thomas Pradeu
Thèse
en vue de l’obtention du Doctorat
de l’Université Paris 1
en Philosophie
Sommaire
Remerciements 5
Introduction générale 7
Bibliographie 439
5
Remerciements
Je voudrais commencer par remercier toutes celles et tous ceux qui, au cours des
cinq dernières années, m’ont aidé à préciser mes arguments, en étant des
commentateurs attentifs et, je l’espère, des critiques sans complaisance, de mes
propositions : Eric Bapteste, Anouk Barberousse, Christophe Benoist, Pierre-
Alain Braillard, Cédric Brun, Edgardo Carosella, Hannah-Louise Clark, Melinda
Fagan, Jean Gayon, Charles Girard, Peter Godfrey-Smith, Philippe Huneman,
Richard Lewontin, Marie-Claude Lorne, Francesca Merlin, Michel Morange,
Anne-Marie Moulin, Susan Oyama, Arthur Silverstein, Kim Sterelny, Alfred
Tauber, Guy-Cédric Werlings et Charles Wolfe.
Merci à mes étudiants de l’Université de Paris 1, avec qui j’ai eu, je crois, des
rapports amicaux et productifs. J’ai beaucoup appris à leur contact ; j’espère que
la réciproque est au moins partiellement vraie.
surchargé. Il m’a aidé plus que je n’étais en droit de l’espérer. Susan a été depuis
deux ans une interlocutrice régulière, patiente et attentive. Je me permets de dire
ici toute l’amitié que j’ai pour eux.
La rencontre avec Richard Lewontin à Harvard en 2004 a été pour moi un grand
événement intellectuel et humain. Je le remercie pour les longues discussions que
nous avons eues dans son bureau du Museum of Comparative Zoology – sous le
regard attentif d’un impressionnant cerf empaillé.
Enfin, depuis que j’ai commencé à faire de la philosophie des sciences, Michel
Morange a été pour moi un guide et un ami. Au cœur de toutes les tendances de
l’histoire et de la philosophie de la biologie, au-dessus de toutes les mêlées, son
savoir, sa modestie, son goût pour l’argumentation honnête et mesurée me
semblent être un modèle pour nous tous.
Pour finir, merci à Magali, ma compagne, sans qui la rédaction de cette thèse
aurait été beaucoup plus difficile, et merci à Camille, ma fille, sans qui la
rédaction de cette thèse aurait été beaucoup plus facile, mais tellement moins
agréable.
7
Introduction
Deux individus dits « identiques », comme des vrais jumeaux par exemple,
peuvent-ils néanmoins être distingués ? Quelles sont les frontières spatiales d’un
organisme colonial, comme par exemple les coraux des fonds sous-marins : un tel
organisme constitue-t-il un seul ou bien plusieurs individus ? Qu’est-ce qui assure
qu’une larve est le « même » être vivant que la mouche adulte qu’elle devient, en
dépit des considérables changements qu’elle subit ? Toutes ces questions font
partie d’un problème plus général, que l’on peut formuler ainsi : qu’est-ce qui fait
l’identité d’un être vivant ? Tel est le problème, celui de la définition de l’identité
biologique, que nous souhaitons poser ici. Après avoir défini la question de
l’identité biologique telle que nous l’envisagerons ici, nous montrerons pourquoi
une discipline des sciences du vivant contemporaines, l’immunologie, a considéré
cette question comme son domaine propre.
identiques n’en seraient pas moins deux êtres, et donc la question de l’unicité
biologique et celle de l’individualité biologique doivent être distinguées1.
La question de l’identité biologique, en particulier dans sa dimension de
l’individualité biologique, est l’une des plus débattues parmi les biologistes2 et
philosophes de la biologie3 contemporains. La littérature actuelle sur les niveaux
d’individualité et sur les transitions entre ces différents niveaux est immense4. Du
côté de l’épistémologie historique française, Georges Canguilhem a offert sans
doute les analyses les plus pénétrantes sur le problème de l’individualité
biologique5, tandis que Gilbert Simondon a proposé une théorie générale de
l’individuation, dont la principale application concerne les êtres vivants6. La
question de l’identité biologique est en outre posée par de nombreux philosophes
métaphysiciens, passés et présents, notamment parce que l’être vivant, ou plutôt
un certain type d’être vivant, à savoir l’organisme, a servi d’exemple typique de
1
Bien entendu, on pourrait, avec Leibniz, affirmer que deux entités ne sont jamais complètement
identiques, qu’elles sont toujours uniques d’un certain nombre de points de vue. Cependant, en
pratique, il y a des entités que l’on souhaite qualifier d’ « identiques », tout particulièrement en
biologie : pensons, par exemple, aux membres d’une colonie chez une plante clonale. La question
de l’unicité biologique ne doit donc pas être considérée comme réglée d’avance ; y répondre
présuppose au contraire d’établir des critères biologiquement pertinents, ce que nous nous
efforcerons de faire dans la suite de ce travail.
2
M. T. Ghiselin, « A Radical solution to the species problem » (1974) ; L. Buss, The Evolution of
Individuality (1987) ; S. J. Gould, The Structure of Evolutionary Theory (2002), en particulier la
section intitulée « The Evolutionary Definition of Individuality » (p. 595 sq.)
3
D. Hull « A Matter of Individuality » (1978) et « Individual » (1992) ; J. Wilson, Biological
Individuality. The Identity and Persistence of Living Entities (1999) ; E. Sober, Philosophy of
Biology (2000 [1993]).
4
J. Maynard-Smith and E. Szathmary, The Major Transitions in Evolution (1995) ; R. E. Michod,
Darwinian Dynamics. Evolutionary Transitions in Fitness and Individuality (1999). Ces deux
ouvrages disent leur dette à Leo Buss (op. cit.). Voir également R. E. Michod, « Evolution of the
individual » (1997).
5
Ses analyses se trouvent dans plusieurs textes. Son article sur « La théorie cellulaire » (1965
[1945]), en particulier, pose la question de savoir où se trouve l’individualité biologique véritable
dès lors que l’on conçoit que l’organisme est composé de cellules. Ces dernières sont-elles des
individus indépendants, et doit-on alors voir l’organisme comme une société de cellules ? Ou bien
sont-elles fortement intégrées, et doit-on alors voir l’organisme comme une communauté de
cellules ? Voir D. Lecourt, « La question de l’individu d’après Canguilhem » (1993) et J. Gayon,
« The Concept of Individuality in Canguilhem’s Philosophy of Biology » (1998b). Des trois
périodes que distingue Jean Gayon dans la problématique de l’individualité chez Canguilhem
(axiologique, ontologique, gnoséologique), la deuxième (qui va de 1945 à 1960, et à laquelle
appartient donc le texte cité ci-dessus) est incontestablement la plus importante pour nous.
6
G. Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information (2005). (Rééd.
de sa thèse complète, dont L’Individu et sa genèse physico-biologique, paru en 1964, ne constituait
qu’une partie).
10
1
Pour prendre seulement deux exemples, cela est vrai aussi bien chez Aristote, chez qui l’exemple
habituel de substance première est « l’homme individuel ou le cheval individuel » (Catégories 5 ;
Métaphysique Z) que chez David Wiggins (Sameness and Substance renewed, 2001), qui reprend
très exactement les mêmes exemples. Bien entendu, de nombreux autres philosophes posent la
question de l’identité biologique, en particulier Locke (Essai concernant l’entendement humain,
1690, II, 27), Leibniz (Nouveaux Essais sur l’entendement humain, 1765, II, 27), William James
(Principles of Psychology), ou encore Hans Reichenbach (The Philosophy of Space and Time,
1958 [1928]). Nous nous situerons par rapport à certains de ces philosophes lorsque nous
argumenterons en faveur d’une « genidentité » biologique (voir le chapitre 6).
11
Qu’est-ce qui permet aux immunologistes d’affirmer que leur discipline pose la
question de l’identité biologique ? Pour le comprendre, il convient de partir des
deux concepts qui sont au centre de cette discipline depuis les années 1950-60,
ceux de « soi » et de « non-soi ». Que signifient ces concepts pour les
immunologistes ? Le soi est le propre de l’organisme, à la fois ce qui le définit et
ce qui lui appartient de manière unique. Le non-soi est tout ce qui n’est pas le soi,
ce qui diffère du contenu du soi. Par exemple, dans le cas d’une transplantation
chez l’animal, une greffe d’un organisme sur lui-même (« autogreffe » ou greffe
de « soi » à « soi ») est tolérée, alors qu’une greffe d’un organisme sur un autre
(« allogreffe » ou greffe de « soi » à « non-soi », ainsi que « xénogreffe » ou
greffe d’un organisme d’une espèce donnée sur un organisme d’une autre espèce)
est, pratiquement dans tous les cas, rejetée. Ainsi, à partir de 1949, avec l’aide de
son confrère Frank Fenner, le virologiste australien Frank Macfarlane Burnet
(1899-1985) a proposé, en s’appuyant tout particulièrement sur les expériences de
transplantation, d’interpréter l’immunité à partir du vocabulaire du « soi » et du
« non-soi »1. Depuis, les immunologistes considèrent que l’organisme est capable
d’une reconnaissance immunitaire du soi et du non-soi, grâce à laquelle il
déclenche une réponse de défense et de rejet contre toute entité étrangère, c'est-à-
dire toute entité différente du soi, alors qu’il n’attaque pas, sauf dans des cas
pathologiques, les constituants du soi. Ainsi, l’immunologiste Jean-Michel
Claverie affirme :
C’est bien le caractère d’individualité qui est en jeu dans ce processus [le rejet de greffe],
puisqu’une greffe de l’individu à lui-même (autogreffe) est toujours tolérée. C’est donc
l’autre, l’étranger qui apparaît, au sens propre, épidermiquement intolérable.2
1
F. M. Burnet and F. Fenner, The Production of Antibodies, (1949 [1941]).
2
J-M. Claverie, « Soi et non-soi : un point de vue immunologique » (1990), italiques dans
l’original.
12
champignons, macro-parasites, etc.) que d’une greffe. Le texte publié par Burnet
et Fenner en 1949 n’évoque que des « marqueurs du soi », mais peu à peu fut
élaborée ce que l’on a appelé la « théorie du soi et du non-soi », théorie
interprétant les réactions immunitaires à partir de ces deux concepts centraux de
« soi » et de « non-soi ». Cette théorie domine l’immunologie depuis maintenant
soixante ans. Selon ses partisans, l’étude du système immunitaire montre que
l’être vivant connaît sa propre identité et la défend contre toute menace
extérieure : il saurait distinguer entre ses propres constituants et tout constituant
étranger, et éliminerait tout corps étranger qui pénétrerait en lui. La question de
l’identité biologique serait ainsi l’objet propre de l’immunologie. Ainsi, Jan Klein
a appelé l’immunologie « la science de la discrimination entre le soi et le non-
soi »1 ; Jean Dausset a affirmé que le système d’histocompatibilité constituait la
« carte d’identité » de l’organisme (sans cesse surveillée par le système
immunitaire) ; même le philosophe de l’immunologie Alfred Tauber, qui a
pourtant analysé de manière critique l’usage des termes « soi » et « non-soi » en
immunologie, annonce au début de son article sur « La notion biologique du soi et
du non-soi »2 que la définition des caractéristiques de l’identité qui permet de
distinguer deux organismes individuels est précisément ce à quoi est consacrée
l’immunologie3.
La reconnaissance du soi et du non-soi par le système immunitaire ferait donc
de l’identité biologique une question à laquelle l’immunologie pourrait apporter
une réponse. Cependant, nous avons dit que les immunologistes affirmaient que
leur discipline éclairait à la fois la dimension de l’unicité et celle de
l’individualité de l’être vivant. Sur quoi se fonde une telle affirmation ? Nous
allons montrer successivement en quoi l’immunologie répond, ou tente de
répondre, à la question de l’unicité et à celle de l’individualité de l’être vivant.
1
J. Klein, Immunology : the science of self-nonself discrimination (1982).
2
A. I. Tauber, « The Biological Notion of Self and Non-self » (2006 [2002]).
3
Avec la question « des mécanismes qui défendent les organismes contre leurs prédateurs » (Ibid.)
13
1
Nous expliquerons plus loin le fonctionnement du complexe majeur d’histocompatibilité et
montrerons pourquoi il est lié au système immunitaire. Ce qui nous importe pour l’instant est
seulement d’insister sur la grande diversité des gènes impliqués dans l’immunité.
2
C. A. Janeway et al., Immunobiology (2005), p. 151 et 183. Notons bien que en réalité le nombre
d’immunoglobulines et de récepteurs T est immense mais n’atteint pas le nombre potentiel ici
indiqué.
14
1
La diversité phénotypique exprimée par le système nerveux est très probablement la seule qui
soit comparable à celle du système immunitaire.
2
Jean Dausset, « La définition biologique du soi » (1990), p. 27.
15
Non seulement notre personne physique est tout à fait originale, mais encore cette
originalité est défendue, toute notre vie durant, par un dispositif de surveillance
remarquablement efficace que nous avons en nous. Le détail de la machinerie compliquée
de ce dispositif intéresse le spécialiste, mais quelques faits méritent d’être connus de tous,
car ils apportent un éclairage nouveau sur la personne, le soi, les liens et différences entre
un homme et les hommes1.
1
J. Hamburger, L’Homme et les hommes (1976) p. 29. Italiques dans l’original.
2
F. M. Burnet, The Integrity of the Body (1962).
3
L. Loeb, « Transplantation and Individuality » (1930) ; L. Loeb, The Biological Basis of
Individuality (1945) ; P. B. Medawar, « The Immunology of Transplantation » (1956).
4
P. B. Medawar, The Uniqueness of the Individual (1957).
5
J. Hamburger, L’Homme et les hommes (1976), op. cit., p. 13-14.
16
1
Voir par exemple E. Mayr, « The evolution of living systems » (1976) ; R. Lewontin, Human
Diversity (1982) ; F. Jacob, La Souris, la mouche et l’homme (2000) ; F. Gros, « L’individualité
génétique » (2006). Voir aussi G. Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et
d’information (2005), op. cit., qui pose la question de savoir ce que change la reproduction sexuée
à l’individuation de l’être vivant (section « Individuation et reproduction », p. 174sq.)
2
Il est remarquable que tous les philosophes et biologistes que nous avons cités ci-dessus pour
signaler qu’ils s’intéressaient à la question de l’identité biologique (Buss, Ghiselin, Gould, Hull,
Maynard-Smith, Michod) le font d’un point de vue évolutionnaire. La seule (relative) exception
serait Jack Wilson.
3
R. Lewontin, « The units of selection » (1970) ; D. H. Janzen, « What are dandelions and
aphids? » 1977 ; D. Hull (1978), op. cit. ; S. J. Gould (2002), op. cit.
17
Notre problème est donc de savoir ce qui fait l’identité d’un être vivant. Pour
tenter d’y répondre, nous allons procéder à un examen de l’immunologie
contemporaine. Cet examen sera partiellement historique, centré sur les thèses que
Burnet a proposées des années 1950 aux années 1970. Néanmoins, il consistera
principalement en une investigation conceptuelle et théorique à propos de
l’immunologie actuelle (essentiellement depuis les années 1990 et surtout depuis
les années 2000), ainsi qu’en l’examen d’une question d’ordre métaphysique à
partir d’arguments scientifiques.
20
Première partie
Analyse critique de la
théorie immunologique du
soi et du non-soi
22
23
CHAPITRE 1
Comment définir l’immunologie
et ses deux concepts centraux, le
soi et le non-soi ?
1
Voir par exemple C. A. Janeway, « How the immune system protects the host from infection »
(2001) : « La fonction principale (main job) du système immunitaire est de protéger contre les
agents infectieux » (p. 1167).
2
Voir le numéro spécial de la revue de vulgarisation scientifique Scientific American intitulé
« Life and Death of the Immune System » (1993). Voir en particulier, dans ce numéro de Scientific
American : Nossal G. « Life, Death and The Immune System » (p. 53-62). En français, voir le
dossier spécial de la revue Pour la Science intitulé « Les défenses de l’organisme », Octobre 2000.
25
1
A-M. Moulin (ed.), L’aventure de la vaccination (1996a) et A-M. Moulin, Le dernier langage de
la médecine. Histoire de l’immunologie de Pasteur au Sida (1991a), section intitulée « Le mythe
des origines » (pages 19 à 22).
26
1
Les travaux de Robert Koch, parfois insuffisamment mis en valeur en France en raison de l’idée
persistante d’une concurrence avec Pasteur, lui valurent le Prix Nobel de Physiologie-Médecine en
1905. Koch a, en particulier, découvert le bacille de la tuberculose (1882), qui porte son nom.
2
Attesté en 1801, donc bien avant la naissance de Pasteur. (Rey A. Dictionnaire historique de la
langue française, Le Robert, 1992).
3
C. A. Janeway, « How the immune system protects the host from infection » (2001), op. cit.
4
Voir M. D. Grmek, « L'âge héroïque : les vaccins de Pasteur » (1996). Voir aussi B. Latour,
Pasteur : guerre et paix des microbes (1994).
27
dotés d’une immunité adaptative sont ceux qui sont capables de déclencher une
réaction immunitaire plus rapide et plus efficace en cas de deuxième rencontre
avec un antigène – autrement dit ceux qui sont dotés d’une « mémoire »
immunitaire1.
Néanmoins, on ne peut pas encore véritablement parler d’unité et d’autonomie
de l’immunologie à cette époque, puisqu’on ne dispose pas de théorie de
l’immunité.
1
Nous montrons plus bas pourquoi cette distinction doit être relativisée. Nous nous en tenons, ici,
à la manière dont l’immunologie est habituellement présentée.
2
A. I. Tauber and L. Chernyak, Metchnikoff and the origins of immunology (1991a). Nous
revenons sur Metchnikoff au prochain chapitre.
3
A. Silverstein, A History of Immunology (1989). Voir en particulier le chapitre intitulé « Cellular
versus Humoral Immunity: Determinants and Consequences of an Epic Nineteenth-Century
Battle », pp. 38-58.
28
Ce n’est qu’à partir des années 1930 que l’immunologie commence à être
considérée comme une discipline autonome, identifiée comme une spécialité dans
le parcours universitaire, d’abord pour les médecins, puis pour les biologistes.
Jusqu’alors, on ne saurait parler de l’immunologie comme d’un domaine bien
délimité au sein de l’ensemble des sciences biologiques : elle est, la plupart du
temps, considérée comme une branche de la microbiologie. Il semble en effet que
la première chaire proprement consacrée à l’immunologie au monde ait été celle
d’Arthur Coca, à l’Université de Cornell, en 19252. Cependant, même après la
création de cette première chaire, suivie peu à peu par d’autres à travers le monde,
l’immunologie ne joue, jusque dans les années 1960, qu’un rôle secondaire dans
les cursus universitaires3. Les années 1960 constituent de fait un tournant décisif
pour l’immunologie4, qui s’autonomise tout à fait en devenant l’une des branches
les plus dynamiques, les plus actives, de la biologie – ce qu’elle est encore
aujourd'hui. Les expériences sur la transplantation humaine (notamment la
première greffe de rein en 1959) jouent un rôle majeur dans la constitution de
l’immunologie comme science autonome et influente5. Elles contribuent aussi, à
travers l’idée de « compatibilité » entre donneurs, à forger la thèse selon laquelle
1
À une époque où les savants français n’étaient guère enclins à adopter le darwinisme,
Metchnikoff, formé à l’école russe qui, pour sa part, avait été très influencée par la pensée de
Darwin, parvient au prix de nombreux efforts à imposer une vision darwinienne de l’activité des
cellules immunitaires. Voir A. Silverstein, « Darwinisim and Immunology : from Metchnikoff to
Burnet » (2003).
2
A-M. Moulin, Le dernier langage de la médecine (1991a), op. cit., pp. 121 et 140.
3
A-M. Moulin, Le dernier langage de la médecine (1991a), op. cit., p. 11.
4
T. Söderqvist and C. Stillwell, « Essay Review : The historiography of immunology is still in its
infancy » (1999).
5
P. M. H. Mazumdar, « History of Immunology » (2003). Voir également P. M. H. Mazumdar,
Species and Specificity : an interpretation of the history of immunology (1995).
29
1
Le terme initial était celui d’antisomatogène.
2
Nous décrivons ci-dessous les principales cellules du système immunitaire : voir section 1.5,
« Présentation du système immunitaire », et le tableau résumant le nom des principales cellules
immunitaires.
30
1
W. M. Yokoyama, S. Kim and A. R. French, « The dynamic life of natural killer cells » (2004).
31
1
C. A. Janeway and R. Medzhitov, « Viral interference with IL-1 and Toll signaling » (2000) ; C.
A. Janeway, « How the immune sytem protects the host from infection » (2001), op. cit. ; R.
Medzhitov, « Toll-like receptors and innate immunity » (2001) ; K. Takeda, T. Kaisho and S.
Akira, « Toll-Like Receptors » (2003).
32
naturelles1. Nous définissons donc l’immunologie par ses objets, ce qui est
souvent le cas quand on efforce de définir une science2. Il s’agit ici d’une
définition d’ordre biochimique, puisque le critère de définition est la spécificité
des interactions entre récepteurs et ligands. Comment, cependant, savoir quelles
sont les cellules que l’on est en droit d’inclure parmi les cellules immunitaires et
celles que l’on va exclure ? Comme nous l’avons dit dans notre définition
préliminaire, c’est leur capacité de réactivité, c'est-à-dire leur capacité de
déclenchement de mécanismes effecteurs (soit activateurs, soit inhibiteurs), qui
permet de définir ces cellules, et donc en définitive leur capacité à détruire ou
prévenir la destruction des cibles avec lesquels elles réagissent. Ainsi, puisque
l’on peut observer et recenser les interactions spécifiques entre les récepteurs
immunitaires et leurs ligands, la définition proposée n’est pas circulaire. Nous
pouvons donc bien maintenir notre définition selon laquelle l’immunologie
désigne l’ensemble des réactions spécifiques de liaison entre les récepteurs portés
par les cellules immunitaires de l’organisme et des motifs antigéniques.
1
De nouveau, on peut ici se rapporter au tableau des cellules du système immunitaire qui se trouve
dans la section 1.5.
2
Bien entendu, ces objets varient selon les espèces : le système immunitaire d’une mouche
drosophile, par exemple, n’est que partiellement similaire à celui de l’être humain. L’immunologie
comme discipline intègre donc dans son domaine de travail l’ensemble de ces objets. L’important
est en effet que, dans tous les cas, on définit les acteurs de l’immunité à partir d’un seul et même
critère, celui de la spécificité des interactions.
3
Comme nous l’avons souligné dès l’introduction, Burnet, le fondateur de la théorie du soi et du
non-soi, est l’immunologiste qui a eu le plus d’influence sur la discipline.
33
La réponse de Burnet sur ce point est que seuls les vertébrés à mâchoires
possèdent un véritable système immunitaire. Sans anticiper sur le prochain
chapitre, qui, à partir d’un examen précis de la théorie du soi et du non-soi,
montrera en détail quel est son domaine d’extension, nous voudrions ici mettre en
évidence trois points qui expliquent que Burnet ait limité l’immunité aux seuls
vertébrés à mâchoires. Premièrement, Burnet pensait que seule l’immunité assurée
par les lymphocytes était réellement spécifique, et donc constituait une véritable
immunité. Deuxièmement, dans une vision de l’immunologie qui était, comme on
l’a vu ci-dessus en décrivant la naissance de la discipline, très marquée par
l’importance des phénomènes de vaccination, il considérait qu’il n’y avait de
véritable immunité que là où existaient des phénomènes de mémoire
immunitaire1. Or, jusqu’à très récemment, il y avait un consensus pour considérer
que, au cours de l’évolution, c’est seulement avec les vertébrés à mâchoires
qu’apparaît la mémoire immunitaire2. Ces trois raisons expliquent en grande
partie pourquoi, dans la pensée de Burnet, l’immunité au sens strict ne pouvait
concerner que les vertébrés supérieurs. Le prochain chapitre nous permettra de
mieux expliquer sa théorie immunologique, il nous suffit ici de signaler comment
l’immunologie contemporaine a modifié la conception de Burnet quant au
domaine d’extension de l’immunité.
1
C'est-à-dire, comme on l’a souligné ci-dessus, de mécanisme assurant une réponse immunitaire
plus rapide et plus efficace en cas de deuxième rencontre avec le même antigène.
2
Nous montrons plus bas que cette thèse est en réalité erronée.
34
1
C. A. Janeway and R. Medzhitov, « Innate Immune Recognition » (2002). Voir également
l’article fondateur de Charles Janeway, « Approaching the Asymptote ? Evolution and Revolution
in Immunology » (1989).
2
Dans les pages qui suivent, nous allons décrire les détails cellulaires et moléculaires de
l’immunité des mouches drosophiles, puis des plantes, et enfin des êtres unicellulaires comme les
bactéries et archaebactéries. Il est bien évident qu’il n’est pas nécessaire de suivre tous les détails
de ces descriptions pour comprendre la thèse principale que nous voulons défendre ici, à savoir
que l’immunité est un phénomène ubiquitaire dans la nature.
3
Pour cette analyse de l’immunité des drosophiles, nous nous appuyons ici principalement sur B.
Lemaitre et J. Hoffmann, « The Host Defense of Drosophila melanogaster » (2007).
4
Les plasmatocytes sont une sous-famille des hémocytes de la drosophile, constituant entre 90 et
95% de ces derniers.
5
Les immunologistes emploient le terme de « reconnaissance » pour désigner une telle
interaction : voir C. A. Janeway and R. Medzhitov (2002), op. cit. et C. A. Brennan et K. V.
Anderson, « Drosophila: The Genetics of Innate Immune Recognition and Response » (2004).
35
1
M. Ramet et al. « Drosophila scavenger receptor CI is a pattern recognition receptor for
bacteria » (2001) ; C. Kocks et al., « Eater, a transmembrane protein mediating phagocytosis of
bacterial pathogens in Drosophila » (2005).
2
Comme nous l’avons souligné ci-dessus, des équivalents des récepteurs Toll ont été découverts
chez les vertébrés, et notamment chez l’être humain, d’où leur nom de « Toll-like receptors »
(TLR) dans ce cas.
3
M. Gottar et al., « The Drosophila immune response against Gram-negative bacteria is mediated
by a peptidoglycan recognition protein » (2002) ; K-M. Choe et al., « Requirement for a
Peptidoglycan Recognition Protein (PGRP) in relish activation and antibacterial immune responses
in Drosophila » (2002) ; T. Michel et al., « Drosophila Toll is activated by Gram-positive bacteria
through a circulating peptidoglycan recognition protein » (2001).
4
R. J. Khush, F. Leulier and B. Lemaitre, « Pathogen surveillance – the flies have it » (2002).
36
1.4.3. Notre thèse : il existe une immunité chez tous les organismes,
unicellulaires comme pluricellulaires
1
J. Kurtz and K. Franz, « Evidence for memory in invertebrate immunity » (2003). Voir
également G. Hemmrich et al., « The evolution of immunity : a low-life perspective » (2007). Pour
une perspective d’ensemble, voir G. W. Litman and M. D. Cooper, « Why study the evolution of
immunity ? » (2007).
2
S. Ryals et al. « Systemic acquired resistance » (1996). Toutefois, le phénomène de résistance
systémique acquise chez les plantes est non-spécifique et sa durée est seulement de quelques
heures ou quelques jours.
3
J. Kurtz and S. A. O. Armitage, « Alternative adaptive immunity in invertebrates » (2006) ; G.
W. Litman and M. D. Cooper, « Why study the evolution of immunity ? » (2007), op. cit. C’est le
cas également des vertébrés sans mâchoire : M. N. Alder et al., « Diversity and function of
adaptive immune receptors in a jawless vertebrate » (2005).
37
1
Nous pensons que, d’ici peu, tous les immunologistes admettront qu’il existe une immunité chez
tous les organismes pluricellulaires. À l’opposé, la thèse selon laquelle il existe une immunité chez
les unicellulaires nous semble bien fondée, mais ne sera sans doute pas acceptée sans un long
débat.
2
Comme le souligne Edwin Cooper dans un article récent de la revue Science : voir M. Leslie, « A
slimy start for immunity » (2007).
3
Je remercie très chaleureusement Roselyne Richter, qui m’a beaucoup aidé à m’orienter dans la
littérature sur l’immunité des plantes, sujet fondamental pour de nombreux biologistes (en
particulier en agronomie), mais peu traité dans les grandes revues d’immunologie.
4
L. Taiz and E. Zeiger, Plant Physiology (2002).
5
Dans la description de ce mécanisme, nous nous appuyons sur S. T. Chisholm et al. « Host-
microbe interactions : shaping the evolution of the plant immune response » (2006).
6
T. Nurnberger et al. « Innate immunity in plants and animals : striking similarities and obvious
differences » (2004).
38
1
H. H. Flor, « Current status of the gene-for-gene concept » (1971).
2
E. A. Van der Biezen and J. D. G. Jones, « Plant disease-resistance proteins and the gene-for-
gene » (1998). La première démonstration incontestable d’une interaction directe entre des
39
protéines NBS-LRR et des effecteurs pathogéniques n’a été réalisée qu’en 2000, sur le riz : Y. Jia
et al. « Direct interaction of resistance gene and avirulence gene products confers rice blast
resistance » (2000).
1
J. L. Dangl and J. D. G. Jones, « Plant pathogens and integrated defence responses to infection »
(2001).
2
Pour une analyse fine des points communs et des différences entre plante et animal de ce point de
vue, voir G. Rairdan and P. Moffett, « Brothers in arms ? Common and contrasting themes in
pathogen perception by plant NB-LRR and animal NACHT-LRR proteins » (2007).
3
Voir E. A. Van der Biezen and J. D. G. Jones (1998), op. cit., p. 456 : « Chez la plante, les
protéines NB-LRR spécifient la résistance gène-pour-gène aux pathogènes animaux, fongiques,
bactériens et viraux, et, prises ensemble, elles constituent un système de détection des pathogènes.
Cet appareil inné de réponse fondée sur une reconnaissance génétique ressemble au système
immunitaire animal ». (NB : l’expression « NB-LRR » renvoie à la même chose que « NBS-
LRR ».)
4
B. J. DeYoung and R. W. Innes (2006), op. cit., p. 1243.
40
1
R. H. A. Plasterk, « RNA silencing : the genome’s immune system » (2002).
2
Ibid.
3
Un ARN antisens est un ARN complémentaire d’une portion d’un autre ARN et inhibant sa
fonction. Il peut être naturel ou artificiel (obtenu par génie génétique).
41
1
Voir notamment la conférence Nobel d’A. Z. Fire : « Double stranded RNA as a specific
biological effector » (2006).
2
O. Voinnet, « RNA silencing as a plant immune system against viruses » (2001). Voir également
A. Saumet and C-H. Lecellier, « Anti-viral RNA silencing : do we look like plants ? » (2006).
3
Voir B. Lemaitre et J. Hoffmann (2007), op. cit. Les auteurs signalent que 40% des mouches sont
infectées par des virus transmis horizontalement, sachant que la transmission verticale de virus est
elle aussi fréquente chez elles. Plus de 25 virus distincts de la drosophile ont été identifiés, tous
des virus à ARN. Voir l’article fondamental de X-H. Wang et al. « RNA interference directs
innate immunity against viruses in adult Drosophila » (2006).
4
P. D. Zamore, « Ancient pathways programmed by small RNAs » (2002). Voir également E. J.
Sontheimer and R. W. Carthew, « Silence from within: endogenous siRNAs and miRNAs »
(2005).
42
1
K. J. Ishii and S. Akira, « Innate immune recognition of, and regulation by, DNA » (2006) ; E.
Latz et al., « Ligand-induced conformational changes allosterically activate Toll-like receptor 9 »
(2007).
2
Voir par exemple H. K. Lee and A. Iwasaki, « Innate control of adaptive immunity : dendritic
cells and beyond » (2007).
3
On divise aujourd'hui habituellement le vivant en trois domaines : les eucaryotes, les bactéries et
les archaebactéries (les deux derniers étant constitués d’organismes procaryotes). Cette
classification nouvelle a été proposée par Carl Woese dans les années 1970 : voir C. Woese and G.
Fox, « Phylogenetic structure of the prokaryotic domain: the primary kingdoms » (1977a) et C.
Woese, L. Magrum and G. Fox, « Archaebacteria » (1978). Elle est très largement acceptée de nos
jours.
4
F. W. Twort, « An investigation on the nature of ultra-microscopic viruses » (1915).
43
d’Herelle en 19171. D’Herelle observe des trous arrondis sur des cultures de
bactéries dysentériques, qu’il interprète comme une maladie contagieuse due à un
virus. Corrélativement, à partir des années 1910-1920, est étudiée la lysogénie,
qui désigne le pouvoir que possède et transmet une bactérie de produire du
bactériophage2. Il s’agit d’un phénomène qui a en particulier beaucoup intéressé
Burnet, personnalité au cœur de notre prochain chapitre sur la théorie du soi et du
non-soi3.
L’étude de ces « virus de bactéries » se poursuit tout au long du 20e siècle. Les
bactériophages constituent le plus grand groupe de virus connu, et même
probablement l’entité biologique la plus abondante sur notre planète4. En outre, ils
sont l’une des entités biologiques les plus simples que l’on puisse trouver. C’est
pour cette raison que Max Delbrück, fortement marqué par le raisonnement
atomiste de la physique de Bohr (selon lequel c’est en étudiant un phénomène à
son niveau le plus élémentaire que l’on peut le mieux le comprendre), se propose
à partir des années 1940 de comprendre le « secret de la vie » à l’échelle du
phage. Il donne naissance au « groupe du phage »5.
Les bactériophages connaissent un regain d’intérêt à l’époque actuelle,
notamment parce qu’ils pourraient être un moyen de détruire les bactéries
pathogènes en évitant le risque de sélection des souches les plus pathogènes lié à
1
F. d’Herelle, « Sur un microbe invisible antagoniste des bacilles dysentériques » (1917).
2
A. Lwoff, « The Prophage and I » (1966).
3
Voir en particulier F. M. Burnet, « The bacteriophages » (1934). Sur la question de la lysogénie,
voir J. Gayon and R. Burian, « Lamarckism in Pastorian studies of lysogeny in the 1920s » (2003).
4
S. Chibani-Chennoufi, A. Bruttin, M-L. Dillmann, and H. Brüssow, « Phage-Host Interaction: an
Ecological Perspective » (2004) et M. Breitbart and F. Rohwer, « Here a virus, there a virus,
everywhere the same virus? » (2006). Plus généralement, les virus sont probablement, et de très
loin, les entités biologiques les plus abondantes sur Terre (nous évitons le terme « êtres vivants »,
puisque la plupart des biologistes refuse de voir les virus comme des êtres vivants). À titre
d’exemple, Breibart et ses collaborateurs ont montré que les indices standards de diversité
biologique fondés sur les modèles mathématiques de données métagénomiques prédisent que les
virus situés dans seulement un kilogramme de sédiments de surface marine en bord de mer sont
plus divers que tous les reptiles connus sur Terre : M. Breitbart et al., « Diversity and population
structure of a nearshore marine sediment viral community » (2004). La grande majorité des virus
connus étant des bactériophages, on comprend la forte pression que ces derniers exercent sur les
bactéries.
5
Voir M. Morange, Histoire de la biologie moléculaire (1994), Chapitre 4 « Le groupe du
phage », p. 55-68.
44
l’utilisation d’antibiotiques1. En outre, les bactéries étant très utilisées dans des
applications industrielles, notamment dans le domaine agroalimentaire (pensons
aux yaourts et aux fromages), de nombreux chercheurs voudraient favoriser des
mécanismes de résistance aux bactériophages chez les bactéries2.
Les bactéries ont développé des mécanismes de réponse à ces pathogènes
extrêmement fréquents dans la nature. Il est certain en effet que, dans une « course
aux armements » évolutionnaire, les bactéries ont acquis la capacité d’identifier la
présence d’agents pathogènes ayant pénétré en elles et de les éliminer3. La
question est de savoir par quels mécanismes précis ce phénomène se produit.
Les études sur les bactéries utilisées dans la fermentation du lait industriel ont
apporté depuis quelques années déjà des éclairages importants sur les mécanismes
naturels de résistance des bactéries aux bactériophages4. Ces mécanismes vont du
blocage de l’injection d’ADN par le phage5 à des systèmes d’interférence avec la
réplication de l’ADN, la transcription de l’ARN, le développement et la
morphogenèse du phage6.
Peut-on parler, dans le cas des bactéries, de véritable « système immunitaire » ?
Plusieurs chercheurs, ayant très récemment mis en évidence chez les bactéries un
mécanisme analogue à l’interférence ARN des eucaryotes, répondent clairement
par l’affirmative7. Ils soutiennent que les gènes CRISPR (pour clustered regularly
interspaced short palindromic repeats) et cas (pour CRISPR-associated)
joueraient le rôle clé dans ce mécanisme8. Ils proposent l’hypothèse selon laquelle
1
S. Chibani-Chennoufi et al. (2004), op. cit.
2
J. M. Sturini and T. R. Klaenhammer, « Engineered bacteriophage-defence systems in
bioprocessing » (2006).
3
À titre d’exemple récent, la co-évolution entre la bactérie Prochlorococcus et le cyanophage P-
SSP7 sont étudiés par D. Lindell et al., « Genome-wide expression dynamics of a marine virus and
host reveal features of co-evolution » (2007).
4
S. Chibani-Chennoufi et al. (2004), op. cit.
5
S. McGrath, G. F. Fitzgerald and D. van Sinderen, « Identification and characterization of phage-
resistance genes in temperate lactococcal bacteriophages » (2002).
6
S. Chibani-Chennoufi et al. (2004), op. cit.
7
K. S. Makarova et al., « A putative RNA-interference-based immune system in prokaryotes :
computational analysis of the predicted enzymatic machinery, functional analogies with eukaryotic
RNAi, and hypothetical mechanisms of action » (2006).
8
Les CRISPR sont une classe d’éléments répétés présente dans de nombreux génomes de
procaryotes. Un élément CRISPR consiste en une séquence répétée directe (direct repeat) de 28 à
40 paires de base, les copies étant séparées par une séquence unique de 25 à 40 paires de bases.
45
1
Ibid., p. 1.
2
Je remercie d’ailleurs Eric Bapteste d’avoir bien voulu répondre à mes questions sur le système
associé aux CRISPR.
3
R. Barrangou et al., « CRISPR provides acquired resistance against viruses in prokaryotes »
(2007).
46
1
Ibid., p. 1711. Des séquences de résistance liées aux phages rencontrés étant conservés par les
bactéries, les auteurs parlent même d’immunité bactérienne « adaptative », qui de surcroît serait
transmise à la descendance, contrairement à ce qui se passe chez les animaux. Là encore, ils
prolongent les hypothèses de Kira Makarova et ses collaborateurs.
2
G. Rowley et al., « Pushing the envelope: extracytoplasmic stress responses in bacterial
pathogens » (2006).
3
J. A. Shapiro, « Bacteria are small but not stupid: Cognition, natural genetic engineering, and
sociobacteriology » (2007).
47
1
Les immunologistes médecins pensent presque toujours l’immunité de l’être humain et pour
l’être humain. C’est ce que l’on observe en discutant avec des immunologistes et en lisant les
productions scientifiques du domaine. Ce souci est légitime dès lors que l’immunologie est une
science médicale, et qu’elle a été à l’origine d’un grand nombre des progrès de la médecine du 19e
siècle à nos jours (voir AM. Moulin, Le dernier langage de la médecine, 1991). Cependant, nous
pensons que, en tant que philosophe de la biologie, notre perspective doit être différente : il nous
faut comprendre l’immunologie comme une science fondamentalement biologique avant d’être
médicale et tenter de s’extraire en conséquence de son anthropocentrisme. C’est ce que nous nous
efforçons de faire en envisageant la question de l’immunité au niveau de l’ensemble du monde
vivant et en adoptant, en plusieurs points fondamentaux de notre démonstration, une perspective
évolutionniste sur l’immunité.
48
Le système immunitaire humain nous est bien connu car il présente un intérêt
médical évident. Il importe néanmoins de souligner que le système immunitaire de
la plupart des mammifères en est très proche. En particulier, la souris possède des
mécanismes d’immunité et des composants immunitaires qui ressemblent très
fortement à ceux de l’être humain, ce qui explique qu’elle constitue le modèle de
laboratoire le plus utilisé dans la discipline. En conséquence, ce que nous
décrivons ici à propos de l’immunité humaine possède en réalité un certain niveau
de généralité.
Le système immunitaire humain est constitué d’un ensemble d’organes
spécifiques, à savoir la moelle osseuse, le thymus, la rate, les ganglions
lymphatiques ; d’un système de circulation, à savoir le circuit lymphatique, qui
communique avec le circuit sanguin ; de cellules, à savoir les monocytes, qui se
différencient en macrophages (les « éboueurs » de l’organisme), les cellules
dendritiques (cellules présentatrices d’antigène dites « professionnelles »), les
lymphocytes (B et T)1 ainsi que les cellules tueuses naturelles (NK), les
mastocytes, les granulocytes ou polynucléaires (neutrophiles, éosinophiles,
basophiles); de molécules, à savoir principalement les cytokines, mais aussi du
système appelé « complément »2. Le tableau 1 ci-dessous résume quelles sont les
1
Les lymphocytes T sont des cellules lymphoïdes qui terminent leur maturation et leur sélection
dans le thymus, d’où le nom de « T ». Quant aux lymphocytes B, ils furent d’abord mis en
évidence chez les aviaires, chez qui la maturation a lieu dans la bourse de Fabricius, d’où le nom
de « B ». Plus tard, on put garder l’appellation « B » lorsqu’on s’aperçut que la maturation des
lymphocytes B se faisait, chez les mammifères, dans la moelle osseuse (bone marrow).
2
Les molécules du complément peuvent notamment recruter des cellules inflammatoires, faciliter
la phagocytose de la cible ou même la détruire directement.
49
1
Certaines cellules de l’immunité innée, en particulier les cellules dendritiques, interviennent dans
l’immunité acquise. Cependant, elles-mêmes n’assurent pas une immunité acquise, au sens d’une
« mémoire immunitaire ».
2
L’abréviation « CD » renvoie à l’expression « cluster of differentiation ».
50
Macrophages (« éboueurs de
l’organisme »
Mastocytes
Tableau 1. Les principales cellules immunitaires chez l’être humain (et plus généralement
chez les mammifères).
cette dernière. Il peut s’agir aussi bien d’un pathogène que d’une cellule
apoptotique de la drosophile elle-même. En ce qui concerne la réponse humorale,
on distingue principalement deux voies d’activation immunitaire. La première, la
voie « Toll », est majoritairement dirigée contre les champignons, levures et les
bactéries à Gram positif. Dans cette voie, le récepteur transmembranaire Toll est
activé suite à sa liaison avec une forme clivée de Spätzle (une cytokine
extracelullaire)1 qui est présentée par des cascades protéolytiques, elles-mêmes
activées par des molécules de reconnaissance secrétées. La deuxième voie, dite
voie « Imd », est principalement dirigée contre les bactéries à Gram négatif. Elle
est activée par la liaison directe entre des protéines de reconnaissance des
peptidoglycans (« PGRP ») et des activateurs bactériens. Ces deux voies
conduisent à l’activation de gènes différents et donc à la synthèse de peptides
antimicrobiens qui sont relativement spécifiques du pathogène2. Comme nous
l’avons fait remarquer en parlant des mécanismes de reconnaissance immunitaire
de la drosophile ci-dessus, ce système immunitaire est particulièrement précis et
efficace, lorsque l’on sait le nombre de pathogènes auxquels les drosophiles sont
soumises3.
1
A. N. Weber et al. « Binding of the Drosophila cytokine Spätzle to Toll is direct and establishes
signaling » (2003).
2
B. Lemaitre, J. Reichhart and J. Hoffmann, « Drosophila host defense: differential induction of
antimicrobial peptide genes after infection by various classes of microorganisms » (1997).
3
B. Lemaitre and J. Hoffmann, « The host defense of Drosophila melanogaster » (2007), op. cit.
4
S. T. Chisholm et al. (2006), op. cit. Dans ce qui suit, nous nous appuyons principalement sur cet
article.
52
microbes doivent pénétrer dans ses cellules, et pour ce faire passer le « mur
cellulaire », une surface rigide et constituée de cellulose qui entoure toutes les
cellules de la plante. Au moment où il essaie de passer le mur cellulaire, le
microbe est susceptible d’induire une interaction spécifique avec l’hôte, au niveau
des récepteurs extracellulaires de surface. On a vu comment ces récepteurs
extracellulaires pouvaient reconnaître les motifs moléculaires associés aux
pathogènes (PAMPs). Cependant, au cours de l’évolution, les pathogènes ont
développé des moyens de supprimer cette immunité dirigée contre les PAMPs, en
interférant avec la reconnaissance au niveau de la membrane plasmique ou en
sécrétant des protéines effectrices dans le cytosol de la cellule de la plante qui
altèrent la résistance de cette dernière. À leur tour, les plantes ont développé des
mécanismes de reconnaissance spécialisée des pathogènes, qui sont
principalement assurés, comme on l’a vu, par des protéines NBS-LRR. Ces
dernières interagissent de manière spécifique avec les effecteurs pathogéniques ou
avec des protéines de l’hôte qui sont modifiées par l’action du pathogène. Lorsque
la plante détecte le pathogène, elle déclenche une réponse de type mort cellulaire
programmée, qui cible spécifiquement le site de l’infection. Elle peut ainsi
éliminer un très grand nombre de pathogènes.
1
F. M. Burnet, Self and Not-Self (1969), p. 51.
2
« It is an obvious physiological necessity and a fact fully established by experiment that the
body’s own cells should not provoke antibody formation. […] The failure of antibody production
against autologous cells demands the postulation of an active ability of the reticulo-endothelial
cells to recognize ‘self’ pattern from ‘not-self’ pattern in organic material taken from their
substance » (F. M. Burnet and F. Fenner, 1949, p. 85).
54
chimique n’est pas antigénique chez un animal qui possède ce motif comme partie
de sa structure corporelle est probablement la plus importante de toutes les
questions immunologiques »1, mais aussi en 1969 dans son grand livre sur le soi
et le non-soi, où, s’appuyant sur les greffes de peau et de tissus, Burnet écrit : « Le
temps était venu d’insister sur l’importance du ‘soi’ et du ‘non-soi’ pour
l’immunologie et de rechercher la manière dont la reconnaissance de la différence
pouvait se faire »2. Cette définition comme science du soi et du non-soi est reprise
par les immunologistes des années 1970 et 1980, notamment Jan Klein, qui,
comme on l’a vu, publie en 1982 un ouvrage explicitement intitulé Immunology:
the science of self-nonself discrimination3. Elle devient acceptée par tous, aussi
bien au sein de la communauté des immunologistes que par le grand public4. En
1980, le Prix Nobel Jean Dausset affirmait « La reconnaissance du soi et du non-
soi est le fondement de l’immunologie »5. En 1990, dans un livre important
intitulé Soi et non-soi, sous la direction de Jean Bernard, Marcel Bessis et Claude
Debru, Jean Dausset donnait comme définition de l’immunologie « la science de
la défense contre le non-soi dans le respect de soi »6. L’exemple des greffes est ici
particulièrement éclairant : il semble parfaitement illustrer le fait que l’organisme
reconnaît sa propre individualité (son « soi ») et rejette tout ce qui est étranger à
celle-ci (c'est-à-dire relevant du « non-soi »). Comme l’écrit Burnet : « C’est
comme si le corps pouvait reconnaître sa propre individualité et n’acceptait rien
qui est incompatible avec cette individualité »7. Les phénomènes de rejet de
greffe, qui constituent l’un des thèmes les plus importants de l’immunologie,
paraissent indiquer clairement pourquoi cette discipline considère le soi et le non-
1
« The problem of why a chemical pattern is not antigenic in any animal which possesses that
pattern as part of its bodily structure is probably the most important of all immunological
questions. » (F.M. Burnet, The Integrity of the Body, 1962, p. 36).
2
F. M. Burnet, Self and Not-Self (1969), p. 7.
3
J. Klein, Immunology: the science of self-nonself discrimination (1982).
4
Voir par exemple D. Wilson, The Science of Self: A Report of the New Immunology (1971).
Wilson est alors journaliste scientifique à la BBC. Il publie ce livre en 1971 pour signaler l’intérêt
qu’a selon lui l’immunologie contemporaine pour le grand public.
5
J. Dausset, « Définition biologique du soi : applications et perspectives » (1980), p. 10.
6
J. Dausset, « La définition immunologique du soi » (1990).
7
F. M. Burnet (1962), op. cit., p. 14.
55
soi comme ses objets d’étude centraux1. L’organisme connaîtrait son « soi » et
serait en mesure de le défendre contre toute menace issue du « non-soi » (c'est-à-
dire provenant d’un constituant étranger, qu’il s’agisse d’un micro-organisme ou
d’un organe issu d’un donneur).
Cependant, que signifient exactement les termes de « soi » et de « non-soi » ?
Il est, au moins au premier abord, étonnant, pour un philosophe, de constater
qu’une discipline aussi fortement expérimentale que l’immunologie adopte pour
concepts centraux des termes issus de la psychologie et, en amont, de la
philosophie, et plus précisément de sa branche métaphysique2. En effet, Burnet
reconnaît explicitement3 que l’idée d’employer les termes de « soi » et de « non-
soi » lui est venue à la lecture de l’ouvrage The Science of Life de H.G. Wells, J.S.
Huxley et G .P. Wells, paru en 19294, dans lequel les auteurs parlent du soi
psychologique5. Le terme anglais ‘self’, au-delà, semble bien avoir d’abord été
employé en philosophie : selon le Oxford English Dictionary6, la première
occurrence du terme ‘self’ se trouve dans l’Essai sur l’entendement humain de
John Locke7. Dans sa traduction de l’Essai de Locke parue en 1700, Pierre Coste
a du mal à trouver l’équivalent français de ce terme et, lorsqu’il propose le terme
« soi », il s’en justifie dans une longue note, en précisant bien que s’il emploie un
néologisme en français, c’est parce que Locke lui-même emploie un néologisme
en anglais8. Le terme « soi » utilisé en immunologie trouve donc ses racines en
philosophie puis en psychologie. Rien ne s’opposerait, cependant, à ce que
l’immunologie soit en mesure de donner une définition expérimentale très précise
1
B. D. Kahan « Individuality : the barrier to optimal immunosuppression » (2003).
2
J’ai essayé de préciser les origines du terme immunologique de « soi » dans T. Pradeu, « Les
incertitudes du soi et la question du bon modèle théorique en immunologie » (2005).
3
F. M. Burnet, Biological Aspects of Infectious Disease (1940).
4
H. G. Wells, J. S. Huxley and G. P. Wells, The Science of Life (1929).
5
Nous détaillons cet héritage au prochain chapitre.
6
Oxford English Dictionary, Article « Self ».
7
J. Locke, Essai sur l’entendement humain (1690), Livre II, Chapitre 27.
8
J. Locke, Essai sur l’entendement humain, Traduction par P. Coste [1700], Vrin, 1972, Note 1
page 264 : « Le moi de Mr. Pascal m’autorise en quelque manière à me servir du mot soi, soi-
même, pour exprimer ce sentiment que chacun a en lui-même qu’il est le même ; ou pour mieux
dire j’y suis obligé par une nécessité indispensable ; car je ne saurais exprimer autrement le sens
de mon Auteur, qui a pris la même liberté dans sa Langue. Les périphrases que je pourrais
employer dans cette occasion, embarrasseraient le discours, et le rendraient peut-être tout à fait
inintelligible. »
56
1
I. Löwy, « The Immunological Construction of the Self » (1991).
2
L. Fleck, Genèse et développement d’un fait scientifique (2005 [1935]).
3
Dans son article, Ilana Löwy montre bien l’opposition entre Ludwik Fleck (Genèse et
développement d’un fait scientifique) et Charles Richet (L’Anaphylaxie, 1911) sur ce point.
57
la suite des travaux de Jean Dausset sur le système HLA, que le CMH constituait
une véritable « carte d’identité » moléculaire de l’organisme1. Le « soi » serait
donc l’identité histologique2 de l’organisme3. L’avantage de cette définition tient
à la raison même pour laquelle elle a été proposée : elle permet de penser
correctement les phénomènes de rejet et d’acceptation de greffes. En revanche,
elle ne permet pas davantage que les précédentes de comprendre les phénomènes
de tolérance immunitaire : les tissus du fœtus porté par la mère, par exemple, sont
différents de ceux de l’organisme dans lequel il se trouve, et il n’est pourtant pas
rejeté.
4) Le « soi » défini comme l’ensemble des peptides présentés aux
lymphocytes T lors de leur sélection, qui se produit dans le thymus. Nous pensons
ici à l’interprétation du « soi » immunitaire qui a été proposée au milieu des
années 1980 par Philippe Kourilsky et Jean-Michel Claverie, sous le nom de
« modèle du soi peptidique »4. Comme le montre J-M. Claverie dans son article
« Soi et non-soi : un point de vue immunologique »5, les lymphocytes T, qu’il
décrit comme les chefs d’orchestre de toute réponse immunitaire adaptative,
reconnaissent le soi seulement sous la forme de peptides associés à des molécules
du complexe majeur d’histocompatibilité (CMH), d’où l’expression de
« restriction CMH ». Les lymphocytes subissent une sélection dans cet organe
spécialisé qu’est le thymus : ils y « apprennent » à ne pas attaquer les peptides du
soi. Puisque, depuis Medawar, on sait que des constituants étrangers introduits
très tôt dans un organisme peuvent ensuite être tolérés par lui, l’idée du modèle du
soi peptidique est que le « soi » immunitaire d’un organisme est l’ensemble des
1
J. Dausset (1990), op. cit.
2
L’expression « identité histologique » renvoie à l’identité de l’individu au niveau de ses tissus, et
non à l’idée que chaque tissu de l’organisme aurait une identité particulière.
3
Jean Dausset lui-même, cependant, n’accepte pas la définition du soi immunologique comme
ensemble des molécules du système HLA : selon lui, HLA n’est pas le soi, il est l’amorce de la
reconnaissance du soi (J. Dausset, 1990, op. cit.) Jean Dausset semble plutôt opter pour la
définition génétique du soi : selon lui, l’individu doit, pour se défendre contre les entités exogènes,
« avoir une connaissance exacte de son propre patrimoine, le soi, afin de pouvoir le différencier de
tout ce qui lui est étranger, c'est-à-dire le non-soi » (J. Dausset, 1980, op. cit., p. 10).
4
P. Kourilsky and J-M. Claverie, « The peptidic self model : a hypothesis on the molecular nature
of the immunological self » (1986). Voir également P. Kourilsky et al., « Working principles in
the immune system implied by the "peptidic self" model » (1987).
5
J-M. Claverie, « Soi et non-soi : un point de vue immunologique » (1990).
59
peptides qui ont été présentés à ses lymphocytes pendant le processus de leur
sélection. Cette définition du soi est utile et féconde, mais, comme nous le
verrons, se heurte à plusieurs difficultés, en particulier la sous-estimation du rôle
des autres acteurs de l’immunité (en particulier ceux de l’immunité dite « innée »,
comme les cellules dendritiques) dans le déroulement de la réponse immunitaire.
5) Le « soi » défini comme ce qui ne déclenche pas de réaction
immunitaire. Cette définition est tautologique : elle consiste à affirmer dans un
même mouvement que le « soi » ne déclenche pas de réaction immunitaire, et que
l’on doit appeler « soi » ce qui ne déclenche pas de réponse immunitaire. Arthur
Silverstein et Noel Rose soutiennent cette conception du soi1. La conséquence est
que l’ensemble des constituants tolérés par un organisme font, par définition,
partie intégrante du « soi » : fœtus porté par la mère, bactéries commensales,
parasites non rejetés, etc. La difficulté est qu’alors le « soi » et le « non-soi » ne
sont que des synonymes des termes « non-immunogène » et « immunogène », et
que, par conséquent, la théorie du soi et du non-soi cesse de fournir une
explication de l’immunité.
Cette liste de cinq sens du terme « soi » n’est pas exhaustive, elle rassemble
simplement les significations les plus souvent données par les immunologistes
lorsqu’ils s’efforcent de définir ce qu’il faut entendre par cette notion. D’autres
définitions du « soi », et plus encore d’autres manières d’analyser ou de diviser le
« soi » en différentes significations, sont possibles. Dans leur article intitulé
« Reconnaissance du soi et du non-soi immunologiques : l’incompatibilité et la
tolérance au sein d’un même système »2, Edgardo D. Carosella et Joël Le Maoult
distinguent cinq types de soi, qui constituent autant de points de vue possibles sur
le soi immunitaire : le « soi peptidique » (ensemble des peptides endogènes et
normaux, donc ne déclenchant pas de réponse immunitaire) ; le « soi individuel »
(ensemble des molécules du système HLA de l’organisme) ; le « soi de l’espèce »
1
A. M. Silverstein and N. R. Rose, « On the mystique of the immunological self » (1997). Ce
même point de vue est repris et approfondi dans A. M. Silverstein, « Sur la mystique du soi
immunologique » (2006).
2
E. D. Carosella et Joël Le Maoult, « Reconnaissance du soi et du non-soi immunologiques :
l’incompatibilité et la tolérance au sein d’un même système » (2006).
60
Toute une série de questions émerge des cinq définitions du soi que nous avons
présentées plus haut. Peut-on distinguer les significations des termes de « soi » et
de « non-soi », qui ne sont pas toujours spécifiées par les immunologistes eux-
mêmes ? Peut-on hiérarchiser les différents sens que nous avons distingués ?
Certains peuvent-ils être exclus, tandis que d’autres seraient préférés ? Certains de
ces sens permettent-ils de donner un fondement solide à la théorie du soi et du
non-soi ? Burnet est celui qui a proposé le vocabulaire du soi et du non-soi, puis la
théorie du soi et du non-soi, en faisant de ce couple de notions, pour la première
fois, un problème. Pour comprendre la signification précise des termes de « soi »
et de « non-soi », ainsi que les fondements, puis les évolutions, de la théorie du
soi et du non-soi, nous nous proposons de mener une analyse conceptuelle de la
pensée de Burnet. Il semble indispensable, en effet, de s’interroger sur celle-ci
pour comprendre ce qu’était dans les années 1950 et ce qu’est devenue
61
1
F. M. Burnet and F. Fenner (1949), op. cit.
2
F. M. Burnet, The Integrity of the Body (1962), op. cit. Voir tout particulièrement p. 14. Voir
également F. M. Burnet, Self and Not-Self (1969).
3
Nous reviendrons longuement sur la question de savoir si l’immunologie éclaire l’identité de tout
être vivant ou bien seulement de l’organisme.
62
CHAPITRE 2
Pourquoi la théorie du soi et du
non-soi s’est-elle imposée à
l’immunologie ?
De la fin du 19e siècle à la fin des années 1930, trois grands courants de pensée
ont préparé la conceptualisation du soi et du non-soi par Burnet, en influençant
fortement ce dernier : l’affirmation d’un lien entre immunité et identité chez
Metchnikoff et Richet ; la thèse de l’horror autotoxicus formulée par Ehrlich ;
enfin, les expériences sur le rejet et la tolérance des greffes.
1
F. M. Burnet, Biological Aspects of Infectious Disease (1940).
65
En dépit de ce que semble dire Burnet à plusieurs reprises, notamment dans son
autobiographie1, il n’est pas du tout le premier à avoir affirmé que l’immunité
avait un rapport avec la définition de l’identité et de l’individualité de
l’organisme. Cette thèse, en effet, s’impose dès la fin du XIXe siècle, avec,
notamment, Elie Metchnikoff et Charles Richet. Que signifie précisément, du
début du XIXe siècle aux années 1930, ce lien entre immunité et identité ? Par
ailleurs, y a-t-il un apport spécifique de Burnet sur ces questions, et si oui quel
est-il ?
Comme nous l’avons vu, en plaçant au cœur de l’immunité les cellules
phagocytaires, Metchnikoff offre à l’immunologie sa première élaboration
théorique. Il lie l’immunité et la question de l’identité de l’organisme à partir du
concept d’intégrité : toute réaction immunitaire est une réponse à une menace à
l’égard de l’intégrité de l’organisme provoquant une inflammation2. Ces menaces
peuvent aussi bien être exogènes (corps étranger) qu’endogènes (cellules
mourantes ou malignes par exemple)3. Les acteurs de l’immunité sont les
phagocytes, qui selon Metchnikoff sont à la fois les responsables de l’ingestion
des entités étrangères et les « éboueurs » de l’organisme puisqu’ils ingèrent
également les cellules mortes qui, en raison de l’activité métabolique de ce même
organisme, sont autant de déchets à éliminer :
Nous avons aussi montré qu’une fonction des cellules amoeboïdes du mésoderme est de
dévorer les parties de l’organisme qui sont devenues inutiles, ainsi que tous les corps
1
Dans cette autobiographie, Burnet affirme avoir « introduit le concept de la différence entre soi et
non-soi » en 1937 : F. M. Burnet, Changing Patterns. An atypical Autobiography (1968), page
190.
2
E. Metchnikoff, Leçons sur la pathologie comparée de l’inflammation (1892).
3
« Les phagocytes sont les éléments destinés à garantir l’intégrité de l’organisme animal » : E.
Metchnikoff, Immunity in infective diseases (1905 [1901]), p. 522. Metchnikoff établit également
un lien entre l’aspect défensif de l’immunité et son rôle dans la réparation des tissus, notamment,
mais pas seulement, chez les plantes : ces deux processus permettent la « préservation de
l’intégrité de l’individu » (ibid., p. 34).
66
étrangers qui auraient transpercé l’ectoderme ; ou, s’il s’avère impossible de dévorer de
tels corps, de les entourer et de les isoler1.
On voit donc que Metchnikoff pensait déjà que ce qui était la cible de
l’immunité était soit l’étranger, soit les cellules mourantes2. La reconnaissance des
constituants étrangers est donc clairement affirmée comme fondement de
l’immunité chez Metchnikoff, bien avant qu’elle ne le soit chez Burnet ;
simplement, chez Metchnikoff, cette reconnaissance de ce qui est étranger n’est
que l’un des aspects de l’immunité, l’autre aspect important étant l’ingestion des
cellules mourantes par les cellules phagocytaires. Il est même remarquable que
l’argumentation de Metchnikoff vis-à-vis de ses contemporains ne porte pas sur le
rôle homéostasique des phagocytes en tant qu’ils ingèrent les cellules mortes,
mais sur leur possible rôle dans l’immunité :
Ces observations montrent toutes clairement que les phagocytes ne doivent pas être vus
comme des cellules capables de saisir seulement les corps morts de micro-organismes et
de cellules animales, toujours effrayés par les poisons et cherchant à les éviter, et
seulement capables de se présenter protégés par quelque autre fonction antitoxique. Sans
conteste, les phagocytes présentent souvent une susceptibilité négative à de nombreux
poisons, lorsque ces derniers sont introduits dans l’organisme animal en quantité trop
importante. Mais ces cellules sont très résistantes aux substances toxiques et protègent les
éléments supérieurs contre le poison. Dans ces conditions, il est assez naturel d’assigner
aux phagocytes, dans l’organisme animal, le rôle de combattants contre les poisons, et
nous pourrions même nous demander si ces éléments ne produisent pas les antitoxines3.
1
E. Metchnikoff, « Untersuchung ueber die intracellulare Verdauung bei wirbellosen Thieren »
(1884).
2
A.I. Tauber and L. Chernyak, Metchnikoff and the Origins of Immunology (1991).
3
E. Metchnikoff, Immunity in infective diseases (1905 [1901]), op. cit., p. 420. Les pages 526sq.
sont consacrées à la réfutation, par Metchnikoff, de la thèse avancée par ses adversaires, selon
laquelle les phagocytes pourraient effectivement ingérer les bactéries, mais seulement lorsque ces
dernières sont déjà mortes, éliminées par un autre mécanisme.
4
A. I. Tauber, The Immune Self (1994), p. 19.
67
distinction entre ce qui entre dans la cohésion de l’organisme et ce qui n’y entre
pas. Metchnikoff est donc le précurseur de Burnet sur deux idées décisives,
pourtant mises généralement au crédit de ce dernier : d’une part, l’établissement
d’un lien entre l’immunité d’un organisme et la définition de son identité ; d’autre
part, l’affirmation que l’une des causes du déclenchement d’une réponse
immunitaire est la pénétration dans l’organisme de substances qui lui sont
étrangères.
Cette analyse des thèses immunologiques défendues par Metchnikoff confirme
donc que Burnet n’est pas le premier à penser l’immunité : i) à partir de
l’opposition entre ce qui est propre au corps et ce qui lui est étranger ; ii) comme
l’un des principaux fondements de la définition de l’identité de l’organisme
(identité comprise à la fois comme individualité-unicité et comme maintien de
l’intégrité). Cependant, c’est la pensée de Paul Ehrlich qui marque l’étape
décisive : celui-ci n’affirme pas seulement que l’organisme peut distinguer, à
travers ses mécanismes immunitaires, entre ce qui lui est propre et ce qui pour lui
est étranger, il va jusqu’à dire que l’immunité repose sur le principe selon lequel
l’organisme ne peut pas déclencher de réponse immunitaire destructive contre lui-
même (il y aurait, autrement dit, prévention de l’auto-immunité). Qu’affirme
précisément Ehrlich, en quoi est-il l’un des principaux fondateurs de l’idée de
discrimination entre soi et non-soi, et comment ses idées ont-elles été retenues par
les immunologistes ultérieurs ?
constituants pour cibles ? Dans son article de 1900 intitulé « On immunity with
special reference to cell life »1 et dans celui de 1901 écrit avec J. Morgenroth2, Il
répond à cette question par sa doctrine de l’horror autotoxicus. Il s’agit par cette
dernière d’affirmer qu’il est tout simplement inconcevable qu’un organisme
puisse s’attaquer lui-même au point de se détruire. On peut dire, par conséquent,
que l’organisme doit se reconnaître lui-même, qu’il doit être capable de distinguer
entre ce qui lui est propre et ce qui lui est étranger. Ehrlich s’appuie donc sur
l’idée que l’organisme a une identité, ce qu’indique clairement l’emploi du terme
« autos », et que ses constituants immunitaires ne sauraient menacer celle-ci.
L’idée d’un organisme qui ne serait pas capable d’auto-identification au sens où il
produirait des « auto-poisons » semblait en effet à Ehrlich complètement « anti-
téléologique »3. L’intuition qui se trouve derrière cette affirmation est que la vie
ne saurait se nuire à elle-même. Néanmoins, comme l’a montré Arthur Silverstein
dans un article consacré à la thèse de l’horror autotoxicus4, Ehrlich ne pensait pas
que des cellules autoréactives étaient par principe impossibles, mais il affirmait
que, si de telles cellules venaient à exister, des mécanismes régulateurs
s’imposeraient immédiatement et supprimeraient l’éventualité de cette
autoréactivité pathologique. En dépit des subtilités de l’analyse d’Ehrlich, l’idée
qui fut rattachée à son nom est bien celle d’une stricte impossibilité du
déclenchement de réponses immunitaires contre les constituants propres de
l’organisme, donnant naissance à ce que l’on est en droit d’appeler le « dogme »
de l’horror autotoxicus, en accord avec Noel Rose5 et avec Anne-Marie Moulin
qui a parlé du « tabou » de l’auto-immunité6. La formulation de ce dogme est
d’autant plus étonnante que l’existence d’auto-anticorps fut démontrée dès le
début du XXe siècle. Cependant, d’une part cette démonstration ne détruisait en
1
P. Ehrlich, « On immunity with special reference to cell life » (1900).
2
P. Ehrlich and J. Morgenroth, « Über Hämolysine : fünfte Mittheilung » (1901).
3
« It would be dysteleologic in the highest degree, if under these circumstances self-poisons of the
parenchyma – autotoxins – were formed » (P. Ehrlich, Collected Studies on Immunity, 1906, p.
388).
4
A. Silverstein, « Autoimmunity versus horror autotoxicus: The struggle for recognition » (2001).
5
N. Rose, « Life amidst the contrivances » (2006).
6
AM. Moulin, « La métaphore du soi et le tabou de l’auto-immunité » (1990).
69
réalité pas la thèse d’Ehrlich, comme nous venons de le voir, et d’autre part elle
ne changeait rien à la pertinence du dogme, aux yeux des immunologistes de cette
époque, tant que ces auto-anticorps étaient vus comme des exceptions
pathologiques au fonctionnement normal de l’immunité de l’organisme.
La thèse de l’horror autotoxicus a non seulement fortement influencé Burnet,
dont nous verrons quelle transformation il lui fait subir, mais aussi l’ensemble des
immunologistes du XXe siècle, puisque l’idée même de discrimination entre le soi
et le non-soi qui se trouve au cœur de « la théorie du soi et du non-soi » est très
souvent interprétée comme l’affirmation de la radicale impossibilité, sauf cas
pathologiques, de l’autoréactivité. De nombreux immunologistes contemporains
font référence, dans leurs articles, à l’horror autotoxicus, voire ont repris à leur
compte cette expression pour décrire des phénomènes de prévention de l’auto-
immunité1.
Charles Richet eut une influence importante sur la mise en évidence d’un lien
entre individualité de l’organisme et phénomènes d’immunité. Il découvrit en
1902, avec Paul Portier, l’anaphylaxie, ce qui lui valut le Prix Nobel de
Physiologie-Médecine en 1913. Le terme d’anaphylaxie vient d’une découverte
surprenante : Richet et Portier remarquent qu’une seconde injection d’extraits des
tentacules d’Actinaria n’induit pas une augmentation de la protection d’un animal,
mais au contraire provoque un choc violent, parfois mortel. Cette expérience,
pratiquée pour la première fois sur un chien à bord du yacht du Prince Albert de
Monaco, est ensuite reprise par Richet et son équipe, dans son laboratoire de
Paris. Richet et Portier désignent ce phénomène de choc violent sous le nom
d’« anaphylaxie », aussi appelé « choc anaphylactique », ou encore, plus tard, en
1905, « réaction d'hypersensibilité » par von Pirquet et Schick.
1
R. M. Steinman and M. C. Nussenzweig, « Avoiding Horror Autotoxicus: The Importance of
Dendritic Cells in Peripheral T Cell Tolerance » (2002) ; R. Pedotti and D. Mitchell, « An
unexpected version of horror autotoxicus: anaphylactic shock to a self-peptide » (2001).
70
1
En revanche, il est clair que ces résultats sur l’anaphylaxie remettaient en question la valeur
adaptative de la reconnaissance du soi et du non-soi et de la mémoire immunitaire. (Merci à
Michel Morange de m’avoir signalé cet aspect).
2
C. Richet, « Anaphylaxis » (1913), p. 489. La même idée est exprimée dans C. Richet,
L'Anaphylaxie (1911).
3
C. Richet, « Anaphylaxis » (1913), p. 489. Notre traduction.
71
1
« Richet took special interest in the wide variability of individuals’ responses when they received
a second injection of a stimulating substance. His observations led him to develop a new concept:
the ‘humoral personality’ constituted an individual’s specific chemical make-up expressed
(mainly) in the blood. As such, it paralleled the ‘psychological personality’, that is a person’s
psychological make-up expressed (mainly) in the brain. Both these personalities, Richet argued,
mirrored the history of interactions between the person’s unique hereditary makeup and his/her
unique history of experiences with external stimuli. By studying the person’s highly variable
anaphylactic responses, individuality could be evaluated quantitatively and made subject to
controlled investigations. For Richet, this provided an experimental approach to a central problem
in medicine, namely individuality’s biological basis » (I. Löwy, « On guinea pigs, dogs and men:
anaphylaxis and the study of biological individuality », 2003).
2
I. Löwy, « The Immunological Construction of the Self » (1991).
3
Il faut préciser cependant que, de nos jours, l’allergie et le choc anaphylactique sont certes
considérés comme des processus immunitaires, mais pas comme des processus immunitaires
classiques ou exemplaires : ils sont plutôt des dysfonctionnements de l’immunité, impliquant qui
plus est des entités qui d’ordinaire n’interviennent pas, ou interviennent peu, dans la réponse
immunitaire – immunoglobuline E et mastocytes en particulier.
72
1
L. Brent, A History of Transplantation Immunology (1997). Le livre de Silverstein sur l’histoire
générale de l’immunologie contient aussi des analyses importantes sur la transplantation,
divergeant parfois de celles de Brent : A. Silverstein, A History of Immunology (1989).
2
Leslie Brent est une spécialiste de la transplantation. Elle fut, en particulier, co-auteur de l’article
le plus célèbre de Medawar, celui paru en 1953 : R. E. Billingham, L. Brent and P. B. Medawar,
« Actively acquired tolerance of foreign cells » (1953).
3
Leslie Brent cite le chirurgien italien Gaspare Tagliacozzi, qui vivait à Bologne au XVIe siècle :
« The singular character of the individual entirely dissuades us from attempting this work on
another person. For such is the force and the power of individuality, that if any one should believe
that he could accelerate and increase the beauty of the union, nay more, achieve even the least part
of the operation, we consider him plainly superstitious and badly grounded in physical science. »,
in G. Tagliacozzi (1597), De Curorum Chirurgia, Chapter 18, 6, translated by M.T. Gnudi & J.P.
Webster, In The Life and Times of Gaspare Tagliacozzi (1950), p. 285, H. Reichner, N. Y.
4
Leslie Brent la trouve en particulier chez le Français Paul Bert (1833-1886).
5
L’article le plus important et le plus célèbre est J. B. Murphy, « Transplantability of tissues to the
embryo of foreign species » (1913).
73
1
Leo Loeb, d’origine allemande, quitte son pays natal en 1897 pour aller s’installer aux Etats-
Unis, où il fait carrière.
2
L. Loeb, « Transplantation and Individuality » (1930).
3
L. Loeb, « The Biological Basis of Individuality » (1937).
4
L. Loeb, The Biological Basis of Individuality (1945). Ce gros ouvrage prolonge les réflexions
amorcées dans l’article de 1937, qui porte le même titre.
5
« There is inherent in every higher individual organism something which differentiates him from
every other individual, which can be discovered by observing the reactions of certain cells and
tissues belonging to one individual towards the tissues and cells of another individual of the same
species. [...] And not only do these cells recognize the different individuals as such, they do more
74
Comme le raconte Brent, Loeb fut critiqué par un généticien très influent,
Clarence Cook Little1. Selon ce dernier, les affirmations de Loeb sur les « degrés
d’individualité » manquent de solidité scientifique car, toujours selon lui, les
possibilités d’accepter une greffe dépendent en fait d’une stricte identité génétique
entre donneur et receveur2. Cette idée selon laquelle la transplantation doit être
fondée dans l’individualité génétique eut beaucoup d’influence sur Burnet.
Néanmoins, celui qui a eu le plus d’influence sur l’élaboration d’une conception
de l’identité immunitaire, à travers son poids sur la pensée du soi et du non-soi de
Burnet, est Sir Peter Medawar, sans doute la figure la plus importante du domaine
de la transplantation au XXe siècle. C’est d’ailleurs l’interprétation que Burnet fit
des expériences de Medawar sur la tolérance immunitaire qui lui valut de partager
le Prix Nobel de Physiologie/Médecine avec ce dernier en 1960.
Dans cette section, nous avons montré que l’idée d’un lien entre transplantation
et individualité était clairement affirmée au début du XXe siècle. Nous allons
montrer à présent que Burnet est l’héritier de cette idée qui, conjuguée aux thèses
immunologiques de Metchnikoff et surtout d’Ehrlich, explique en grande partie
son recours aux termes de « soi » et de « non-soi ». Cependant, il apparaîtra
également que, si l’idée du soi et du non-soi préexiste aux expériences de
Medawar sur le rejet et la tolérance de greffes, ce sont néanmoins ces dernières
qui fondent l’apport réel de Burnet à l’immunologie, à savoir la constitution en un
problème de la discrimination entre le soi et le non-soi.
than that, they recognize, to speak in a metaphorical way, the degree of difference between two
individuals as based on their genetic constitution » (L. Loeb, « The Biological Basis of
Individuality » 1937, p. 2). (Notre traduction).
1
C. C. Little, « The genetics of tissue transplantation in mammals » (1924).
2
H. Auchincloss and H. J. Winn, « Clarence Cook Little (1888–1971): The Genetic Basis of
Transplant Immunology » (2003).
75
entre le soi et le non-soi ; la deuxième, qui commence vers 1945, est celle de la
constitution de cette discrimination en un problème scientifique, qui est le
véritable apport de Burnet.
1
Bien qu’Anne Marie Moulin (« La métaphore du soi et le tabou de l’auto-immunité », 1990)
remarque que l’autos marque l’origine de l’impulsion d’un mouvement, là où le soi n’indique
qu’une réflexion. On doit noter d’une part qu’en grec ancien, l’autos peut en réalité aussi marquer
la simple réflexion, et d’autre part que la dimension de l’impulsion n’est pas explicitement mise en
avant par Ehrlich. En conséquence, il semble exact que l’on puisse proposer une différence entre
autos et soi, mais elle ne paraît pas thématisée par Ehrlich et Burnet, et distinguer leurs pensées.
2
F. M. Burnet and F. Fenner, The Production of Antibodies (1949), op. cit., p. 85. Citation
complète : « It is an obvious physiological necessity and a fact fully established by experiment that
the body’s own cells should not provoke antibody formation. […] The failure of antibody
production against autologous cells demands the postulation of an active ability of the reticulo-
76
s’il utilise les termes de « soi » et de « non-soi », ne les prend pas pour l’objet de
sa démonstration, ils servent simplement à désigner cette indéniable donnée
physiologique selon laquelle un organisme ne peut pas se prendre lui-même pour
cible d’une attaque immunitaire.
L’examen attentif des écrits de Burnet nous invite donc à nous méfier de ses
propres reconstructions rétrospectives. Par exemple, il écrit dans son
autobiographie, comme nous l’avons vu, qu’il a « introduit le concept de la
différence entre soi et non-soi » en 19371. En 1969, revenant sur sa démarche
ayant consisté, dans les années 1950, à proposer une théorie sélective de
l’immunité (sur laquelle nous revenons plus bas), il écrit : « Le temps était venu
d’insister sur l’importance du ‘soi’ et du ‘non-soi’ pour l’immunologie et de
rechercher la manière dont la reconnaissance de la différence pouvait se faire »2,
et plus loin : « En 1949, Burnet et Fenner […] introduisirent le concept selon
lequel la différenciation entre le soi et le non-soi était le problème central de
l’immunologie. »3 Enfin, dans un remarquable numéro spécial de la revue
Scientific American consacré à l’immunologie, paru en 1976, et dont la direction
avait été confiée à Burnet lui-même, alors à la toute fin de sa vie scientifique, il
écrit :
Dans toute discussion de l’immunité depuis qu’Ehrlich a parlé pour la première fois
d’horror autotoxicus, le problème de savoir pourquoi et comment le matériel étranger
introduit dans un animal provoque la production d’anticorps et la suppression de ce
matériel étranger a eu comme contrepoids un autre problème, celui de savoir pourquoi et
comment le corps tolère sa propre substance apparemment sans réponse immune. Depuis
de nombreuses années, j’ai laissé entendre que la caractéristique fondamentale de
l’immunité était la capacité à différencier entre le soi et le non-soi4.
endothelial cells to recognize ‘self’ pattern from ‘not-self’ pattern in organic material taken from
their substance ».
1
F. M. Burnet, Changing Patterns. An atypical Autobiography (1968), page 190.
2
F. M. Burnet, Self and Not-Self (1969), p. 7.
3
F. M. Burnet, Self and Not-Self (1969), p. 51.
4
Burnet F. « Tolerance and Unresponsiveness » in Burnet (ed.) Scientific American (1976), p. 114.
77
La première vision du soi de Burnet est donc générale au monde vivant (elle
s’applique des unicellulaires à l’être humain), et non spécifique à l’immunologie.
Les deux idées sont complémentaires : l’idée de Burnet est qu’une capacité
minimale de discrimination entre le « soi » et « l’extérieur » est indispensable
pour la nutrition, donc pour la survie, et cela vaut nécessairement pour tous les
organismes à travers l’évolution. On note que, dès la première occurrence du
terme « soi », ce dernier est associé à celui de « non-soi ». S’il utilise, dès le
départ, ce couple de notions, c’est parce que Burnet entend désigner une
différence de comportement physiologique : un organisme ne réagit pas de la
même manière à ses propres éléments et à ce qui lui est extérieur.
1
Georges Canguilhem en a analysé plusieurs facettes, notamment « l’invention des
prédécesseurs » : voir G. Canguilhem, « L’objet de l’histoire des sciences », in Etudes d’histoire et
de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie (1994), p. 11.
2
F. M. Burnet, Biological Aspects of Infectious Diseases (1940).
3
F.M. Burnet, Biological Aspects of Infectious Diseases (1940), p. 29.
78
Par ailleurs, il est tout à fait remarquable que Burnet, dans son autobiographie1,
ait pris le soin d’expliquer l’origine de son recours au terme de « soi », qui
marque aussi le contexte intellectuel dans lequel il hérite de l’idée d’identité de
l’organisme. Il dit avoir trouvé une bonne partie de son inspiration biologique, et
le terme de « soi » lui-même, dans l’ouvrage The Science of Life, rédigé par H. G.
Wells, J. S. Huxley et G. P. Wells, et publié en 19292. Il reconnaît même cette
dette intellectuelle dès la préface du texte de 19403. Les auteurs proposent une
vision écologique du monde vivant, insistant, en particulier, sur les interactions
entre l’organisme et son environnement. Ils suggèrent également de voir
l’organisme lui-même comme un écosystème, comme le lieu et le produit
d’interactions multiples entre des espèces différentes. Burnet est séduit par cette
manière de voir, qui fait écho à ses propres préoccupations du moment concernant
les interactions entre l’homme et des virus. Il intitule le premier chapitre de son
ouvrage de 1940 « Le point de vue écologique », puis introduit, dans le deuxième
chapitre, le terme « soi »4. Ce dernier est lui-même tiré de The Science of Life. En
réalité, les auteurs, à partir d’une interprétation de Jung, introduisent ce terme
seulement pour faire référence à une capacité psychologique de connaissance de
soi, que l’on trouve chez l’être humain et, peut-être, chez certains animaux.
Burnet s’approprie le terme « soi », qu’il fait converger avec la vision écologique
de l’organisme, et postule donc une capacité, chez tous les organismes (l’amibe
par exemple, comme on l’a vu), de discriminer entre lui-même et l’extérieur. Ce
« soi » est défini écologiquement, en conséquence il s’agit d’une réalité complexe,
hétérogène, et dynamique, c'est-à-dire en changement permanent. Ainsi, la
première période dans la conceptualisation du soi est avant tout l’affirmation
d’une vision de l’organisme. Burnet revendique à cette époque une telle vision
1
F. M. Burnet, Changing Patterns (1968), p. 23.
2
H. G. Wells, J. S. Huxley and G. P. Wells, The Science of Life (1929).
3
« In its own much more limited field I should like to think that this book expresses the same
general point of view that runs through Wells, Huxley and Wells’s Science of Life » : F. M.
Burnet, Biological Aspects of Infectious Disease (1940).
4
Hyung Wook Park, un jeune historien de l’immunologie, a beaucoup insisté sur l’importance de
la vision écologique de Burnet dans la construction du concept de « soi » : voir H. W. Park,
« Germs, Hosts, and the Origin of Frank Macfarlane Burnet’s Concept of ‘Self’ and ‘Tolerance’,
1936–1949 » (2006).
79
1
E. Crist and A. I. Tauber, « Selfhood, Immunity, and the Biological Imagination: The Thought of
Frank Macfarlane Burnet » (2000).
80
apport de Burnet, comme nous allons le voir à présent, est d’avoir érigé la
discrimination entre le soi et le non-soi en problème scientifique.
S’il est faux de croire que Burnet est le premier immunologiste à affirmer que
l’immunité repose sur la distinction entre le « soi » et « l’étranger », en revanche
il est le premier à ériger en problème biologique cette capacité de distinction.
L’apport de Burnet a consisté à faire passer le fait de la discrimination entre le soi
et le non-soi du statut d’explanans à celui d’explanandum. Il est le premier à
affirmer que ce fait lui-même nécessite une explication : comment se fait-il,
demande Burnet, que l’organisme soit capable d’une telle reconnaissance du soi et
du non-soi ? Cette « reconnaissance », doublée d’une « mémoire » (puisque, chez
certains organismes du moins, une deuxième rencontre avec un même antigène
provoque une réponse plus rapide et plus forte), est-elle innée ou acquise ?
Or, ce qui conduit Burnet à une véritable problématisation du soi et du non-soi,
ce sont les expériences sur les greffes et sur la tolérance immunitaire menées par
Ray D. Owen mais aussi surtout par Peter Medawar et ses collègues : elles
montrent que la capacité de discrimination du soi et du non-soi est acquise, et
donc que, loin d’être une évidence physiologique pour le chercheur, elle nécessite
une explication. Dans son autobiographie1, Medawar raconte avoir commencé à
s’intéresser à la question de la transplantation au tout début de la Seconde Guerre
mondiale, après qu’un aviateur anglais se fut écrasé dans son jardin et que le choc
eut occasionné d’importantes blessures corporelles. Medawar part alors à
Glasgow travailler avec le chirurgien Thomas Gibson sur les greffes de peau.
Ensemble, ils publient en 1943 un article qui fait date dans l’histoire de la
1
P. B. Medawar, Memoir of a Thinking Radish (1986), p. 76.
81
transplantation, intitulé « The fate of skin homografts in man »1. Puis, dans deux
articles parus en 19442 et 19453, Medawar montre qu’une allogreffe est
systématiquement rejetée et qu’une deuxième greffe issue d’un même donneur est
toujours rejetée plus rapidement et plus fortement. Il en déduit le caractère
fondamentalement immunologique du mécanisme de rejet de greffe4. Cependant,
en 1945, Owen fait une observation surprenante sur des veaux faux jumeaux5 :
pendant toute leur vie, ces veaux, dont on sait qu’ils partagent le même placenta,
conservent des cellules de l’autre et peuvent accepter ses cellules ou tolérer une
greffe de ses tissus, sans déclencher de réponse immunitaire. Les deux veaux sont
ce que l’on appelle des « chimères », c'est-à-dire des organismes qui possèdent
des cellules génétiquement différentes des leurs, sans qu’il y ait de rejet
immunitaire.
Burnet est au courant de ces expériences, qu’il considère immédiatement
comme très importantes pour ses propres recherches. Dès 1949, Burnet et Fenner
citent l’expérience d’Owen, pourtant très récente, en complément de celle de
Murphy. Burnet y fera d’ailleurs constamment référence dans tous ses ouvrages,
de même qu’aux travaux de Medawar. Dès ce moment-là, il comprend que ce qui,
jusque-là, était vu comme une évidence physiologique, à savoir la capacité, pour
un organisme, à accepter ses propres constituants tout en rejetant tout ce qui en
diffère, est en réalité le résultat d’un processus complexe d’ « apprentissage du
soi », qui exige une explication scientifique.
1
T. Gibson and P. B. Medawar, « The fate of skin homografts in man » (1943).
2
P. B. Medawar, « The behavior and fat of skin autografts and skin homografts in rabbits »
(1944).
3
P. B. Medawar, « A second study of the behavior and fate of skin homografts in rabbits » (1945).
4
Medawar, comme la plupart des scientifiques qui pratiquent la transplantation dans les années
1940, est un zoologiste. Ce n’est qu’à partir du milieu des années 1950 que les immunologistes
acceptent de voir dans les expériences de transplantation un domaine pertinent pour leur discipline.
Voir L. Brent, A History of Transplantation Immunology, op. cit., p. 73. À ce propos, remarquons
également que, dans son ouvrage paru en 1969, donc une vingtaine d’années après les expériences
principales de Medawar, Burnet doit encore convaincre son lecteur du fait que la transplantation
est un phénomène qui relève de l’immunologie : F. M. Burnet, Self and Not-Self (1969), p. 23-25.
5
R. D. Owen, « Immunogenetic consequences of vascular anastomoses between bovine twins »
(1945).
82
1
Medawar insiste beaucoup, pendant une longue période, sur le rôle exclusif des anticorps dans le
rejet de greffe. Puis il se range à l’idée, en réalité proposée dès Murphy en 1913, selon laquelle les
lymphocytes jouent le rôle essentiel dans ce processus. Voir L. Brent, A History of
Transplantation Immunology (1997), op. cit.
2
Malheureusement, en immunologie comme en de nombreux autres domaines, la prééminence de
la génétique dans la deuxième moitié du XXe siècle éclipsera complètement les nombreux apports
possibles de la biologie du développement. Pour une remarquable illustration de ce que peut
donner, aujourd'hui, une articulation entre immunologie et biologie du développement, voir S. F.
Gilbert, « The genome in its ecological context » (2002). Nous revenons sur cette question dans la
troisième partie.
83
nécessité si impérieuse pour tout être vivant qu’une telle reconnaissance du soi
devrait être innée :
À première vue, il semble qu’il n’y ait aucune raison pour laquelle la capacité d’un corps
à opposer son veto à l’action immune contre ses propres composants ne dépende pas
simplement de qualités génétiquement programmées. Il est clairement essentiel qu’une
telle tolérance existe et ce fut presque une surprise de constater que la tolérance n’était
pas fixée génétiquement mais devait être apprise1.
1
F. Burnet, « Tolerance and Unresponsiveness » (1976), op. cit.
2
A-M. Moulin, « La métaphore du soi et le tabou de l’auto-immunité » (1990a).
84
1
R. E. Billingham, L. Brent and P. B. Medawar, « Actively acquired tolerance of foreign cells »
(1953), op. cit. Soulignons que les auteurs de cet article mentionnent nommément Burnet, pour
dire que leur expérience lui donne raison. Pour un compte rendu rétrospectif, voir L. B. Brent,
« Tolerance revisited » (2001).
2
« It was predicted [by Burnet and Fenner in 1949] that appropriate injections of antigens in the
embryo would give rise to subsequent tolerance of that antigen. Eventually the prediction was
abundantly fulfilled » (F. M. Burnet, Self and Not-Self, 1969, p. 51). (Notre traduction).
3
Ces expériences ont ensuite été renouvelées et confirmées de nombreuses fois : voir par exemple
R. M. Steinman, D. Hawiger and M. C. Nussenzweig, « Tolerogenic dendritic cells » (2003) ; A.
Dakic et al. « Development of the dendritic cell system during mouse ontogeny » (2004).
4
Voir en particulier P. Medawar, The Uniqueness of the Individual (1957).
86
convaincre ses lecteurs de la validité d’une théorie, mais il ne s’agit pas d’une
« théorie du soi et du non-soi ». Dans tous ses textes de 1957 à 1970, Burnet
s’efforce de promouvoir sa « théorie de la sélection clonale ». Comme il l’écrit
dans son autobiographie, parue en 1968 : « A juste titre ou non, je considère le
développement de la théorie de la sélection clonale de l’immunité comme ma
réalisation scientifique la plus importante. »1
Une objection pourrait donc surgir ici : en nous interrogeant sur les concepts de
soi et de non-soi chez Burnet comme s’ils étaient au centre de son élaboration
théorique, ne déforme-t-on pas sa pensée et ne risque-t-on pas de « plaquer » sur
ses thèses une problématique et des affirmations qui n’étaient pas en réalité ses
propres objets de recherche2 ? Nous montrons ici que cette objection peut être
repoussée, car la théorie de la sélection clonale est une réponse au problème de
savoir comment un organisme apprend à reconnaître le « soi », comme Burnet l’a
lui-même affirmé.
Commençons par nous demander quel est le contenu de la théorie de la sélection
clonale. Comme l’indique le titre de l’ouvrage The Production of Antibodies, dont
la première édition paraît en 1941, Burnet cherche à déterminer comment se fait la
synthèse des anticorps. C’est précisément à cette question que la théorie de la
sélection clonale s’efforce de répondre. Jusqu’au milieu des années 1950,
l’immunologie est dominée par la théorie « instructionniste » de la production des
anticorps, dont le représentant le plus important est Linus Pauling3. Selon cette
théorie, lorsqu’un antigène pénètre dans un organisme, il induit chez l’anticorps
1
« Rightly or wrongly I regard the development of the clonal selection theory of immunity as my
most important scientific achievement. » (F. M. Burnet, Changing Patterns, 1968, p. 190). (Notre
traduction).
2
La question de l’articulation entre la théorie de la sélection clonale de Burnet et ses thèses sur le
soi et la tolérance immunitaires est posée très clairement par A. Silverstein, « The Clonal Selection
Theory : what it really is and why modern challenges are misplaced » (2002). Nous sommes
d’accord avec Silverstein lorsqu’il affirme que la théorie de la sélection clonale n’est pas invalidée
par la critique des thèses de Burnet sur le soi. Notre objectif ici est différent : nous voulons
seulement montrer que Burnet considère que sa théorie de la sélection clonale constitue une
réponse au problème du soi et du non-soi. Voir également P. D. Hodgkin, W. R. Heath and A. G.
Baxter, « The clonal selection theory : 50 years since the revolution » (2007).
3
L. Pauling, « A theory of the structure and process of formation of antibodies » (1940). L’autre
artisan majeur de la théorie est Felix Haurowitz : voir F. Haurowitz, « The mechanism of the
immunological response » (1952) et F. Haurowitz, « Antibody Formation » (1965).
87
1
A. Silverstein, « A history of antibody formation » (1985), p. 271.
2
A. Silverstein, « Paul Ehrlich’s Passion: The Origins of His Receptor Immunology » (1999). Il
est de ce point de vue important de souligner que David Talmage, l’un des premiers à défendre une
théorie sélectionniste de la formation des anticorps au milieu des années 1950, présente cette
dernière comme un retour à Ehrlich : voir D. W. Talmage, « Allergy and Immunology » (1957).
Cet aspect est bien souligné par A. Silverstein, « The Clonal Selection Theory : what it really is
and why modern challenges are misplaced » (2002), op. cit. Voir également D. R. Forsdyke, « The
Origins of the Clonal Selection Theory of Immunity » (1995).
3
F. Breinl et F. Haurowitz, « Chemische Untersuchungen des Präzipitates aus Hämoglobin und
anti- Hämoglobin Serum and Bemerkungen über die Natur der Antikörper, Hoppe-Seyler
Zeitungschrift » (1930). Cité par AM. Moulin, Le dernier langage de la médecine (1991), p. 266.
4
F. M. Burnet, « ‘Smooth-Rough’ variation in bacteria in its relation to bacteriophage » (1929).
Cité par A. I. Tauber, The Immune Self: Theory or Metaphor? (1994), page 89.
88
sélection clonale, Burnet, en dépit de ses propres intuitions « sélectives » dès les
années 1920 et 1930, a toujours affirmé sa dette à l’égard de Niels Jerne, qui fait
paraître en 1955 un article dont le titre est : « The Natural Selection Theory of
Antibody Formation »1. En 1957, Burnet publie un texte intitulé de façon
significative : « A modification of Jerne’s theory of antibody production using the
concept of clonal selection »2. En parallèle, David W. Talmage fait paraître un
article de synthèse, intitulé « Allergy and Immunology »3, dans lequel il suggère,
sans véritablement l’approfondir, une thèse très proche de celle de Burnet, mais
chacun des deux auteurs n’avait pas connaissance du texte de l’autre au moment
de la rédaction4.
Burnet est séduit par l’explication clonale de l’immunité avancée par Jerne,
mais elle lui paraît insuffisante sur plusieurs points expérimentaux5. Son défaut
principal selon Burnet est qu’elle envisage la sélection au niveau des anticorps.
Pour Burnet, il est clair que ce sont les cellules immunitaires qui sont
sélectionnées, en fonction des anticorps qu’elles portent à leur surface. La théorie
de Burnet est qu’il faut postuler « l’existence de clones multiples de cellules
productrices de globulines » (anticorps)6. Les cellules immunocompétentes
1
N. Jerne, « The Natural Selection Theory of Antibody Formation » (1955).
2
F. M. Burnet, « A modification of Jerne’s theory of antibody production using the concept of
clonal selection » (1957).
3
D. W. Talmage, « Allergy and Immunology » (1957), op. cit.
4
Ce dernier point est cependant à prendre avec précaution : selon Silverstein, Talmage aurait
envoyé son texte à Burnet avant que ce dernier ne publie son propre article en 1957 (voir A.
Silverstein, « The Clonal Selection Theory : what it really is and why modern challenges are
misplaced », op. cit., 2002). Ce qui est certain, c’est que, à cette époque, comme nous l’avons
souligné, Burnet réfléchissait depuis longtemps déjà à l’application d’idées sélectionnistes en
immunologie. Nous laissons aux historiens de l’immunologie le soin de déterminer quelle a été
l’influence exacte de Talmage sur Burnet. Dans un article paru au moment où nous rendons ce
travail, Gustav Nossal, assistant puis successeur de Burnet, remarque que, même si Talmage a
toujours revendiqué la priorité dans la théorie de la sélection clonale, son véritable apport résidait
dans l’idée que l’unité de sélection était la cellule, l’ensemble des autres points fondamentaux
(l’idée qu’à un lymphocyte correspond un seul récepteur, l’explication de la tolérance immunitaire
et de l’auto-immunité, etc.) n’ayant été exprimé que par Burnet lui-même : G. J. V. Nossal, « One
cell – one antibody : prelude and aftermath » (2007). Cet article est paru dans un numéro spécial
de la revue Nature Immunology (octobre 2007), célébrant le cinquantième anniversaire de la
parution de l’article de Burnet.
5
Voir notamment G. L. Ada, « The conception and birth of Burnet’s Clonal Selection Theory »
(1989). Pour un point de vue récent de deux acteurs de premier plan de cette époque, voir F.
Fenner and G. Ada, « Frank Macfarlane Burnet : two personal views » (2007).
6
F. M. Burnet (1959), op. cit., p. 54.
89
porteraient à leur surface des molécules semblables aux anticorps qui sont
synthétisés et qui réagissent avec l’antigène (permettant sa destruction). Ces
cellules seraient ensuite sélectionnées sur la base de la spécificité de leurs
récepteurs à l’égard de déterminants antigéniques. Il n’y a là, dit Burnet, aucun
processus d’ « instruction », mais simplement un processus de sélection
darwinienne, située à un niveau cellulaire1.
Burnet fait paraître son texte, dont il perçoit le caractère peu orthodoxe, dans
une revue scientifique peu connue, The Australian Journal of Science. Il considère
qu’il y a un risque que son hypothèse soit considérée comme scientifiquement
aberrante par ses pairs, et donc qu’il vaut mieux la publier dans un journal plutôt
confidentiel2.
La théorie instructionniste est pourtant bien ancrée dans les esprits, c’est
pourquoi Burnet commence dès 1957 le combat théorique principal de sa vie, qui
est de convaincre ses pairs que seule une théorie sélective de l’immunité peut être
défendue. Cette bataille est encore vive dans les réflexions de Burnet dans les
années 19703. Pendant pratiquement dix ans (approximativement de 1957 à 1967),
Burnet connaît des moments difficiles pour se faire entendre4. Rétrospectivement,
dans un texte écrit pour fêter les dix ans de sa théorie de la sélection clonale,
Burnet se compare même à Galilée :
Comme beaucoup d’entre vous le savent, je me suis trouvé aux Etats-Unis et en Europe la
plupart du temps depuis lors [1958], parlant toujours de la sélection clonale sous une
1
« A strictly Darwinian process at the cellular level » : F. M. Burnet (1959), p. 64. Voir A. M.
Silverstein, « Darwinism and immunology: from Metchnikoff to Burnet » (2003).
2
Burnet le dit clairement dans son autobiographie : si sa proposition s’avérait importante, on le
considérerait comme son inventeur ; si elle était rapidement invalidée, peu de chercheurs en
Angleterre ou aux Etats-Unis seraient au courant (F. M. Burnet, Changing Patterns : An Atypical
Autobiography, 1968, p. 206).
3
F. M. Burnet, Immunological Surveillance (1970) ; numéro spécial de Scientific American dirigé
par Burnet (1979).
4
Ou plus précisément il a l’impression d’être très isolé, même s’il ne l’est pas tant que cela si l’on
observe certaines productions scientifiques de l’époque : voir, par exemple, J. Lederberg « Genes
and Antibodies » (1959). Lederberg ne saurait être considéré comme un artisan de la théorie de la
sélection clonale, car il n’apporte guère d’éléments nouveaux (voir par exemple A. Silverstein,
« The Clonal Selection Theory : what it really is and why modern challenges are misplaced »,
2002, op. cit.); en revanche, son article montre que les idées de Burnet avaient déjà largement
convaincu des scientifiques de premier plan à la fin des années 1950. Il est fort probable, par
conséquent, que Burnet ait quelque peu exagéré sa « solitude dans la vérité » lors de la décennie
1957-1967.
90
forme ou sous une autre. Ce fut un travail plutôt dur, et par moments je me suis senti un
peu comme Galilée affrontant l’Eglise1.
1
« As many of you know, I have been in America and Europe most years since then [1958],
always talking clonal selection in one form or another. It was a fairly tough job and at times I felt a
bit like Galileo confronting the Church » (F. M. Burnet, « The impact of ideas on immunology »
1967, p. 3). (Notre traduction).
2
Sont donc ici rapprochés deux usages pourtant distincts du mot « sélection » : la rétention et
l’élimination.
91
La reconnaissance du soi et du non-soi signifie simplement que tous les clones qui
reconnaîtraient (c'est-à-dire, produiraient des anticorps contre) un composant du soi ont
été éliminés pendant la vie embryonnaire. Tous les autres sont conservés1.
On l’a vu, Burnet emprunte la notion de « soi » aux auteurs de The Science of
Life, qui proposent une conception écologique de l’organisme. Malgré l’intérêt de
Burnet pour une telle vision écologique, il rompt peu à peu avec cette dernière,
pour lui préférer une conception génétique du soi. De ce point de vue, il importe
de préciser que Burnet était particulièrement bien informé des avancées
génétiques de son temps et qu’il suivait avec une attention remarquable tous les
1
« Self-not-self recognition means simply that all those clones which would recognize (that is,
produce antibody against) a self component have been eliminated in embryonic life. All the rest
are retained ». (Burnet 1959, p. 59). (Notre traduction).
2
F. M. Burnet, Self and Not-Self (1969), p. 25.
3
« of how the body own constituents are shielded from immunological attack » (F. M. Burnet, Self
and Not-Self, 1969, p. 12).
92
1
A-M. Moulin, Le Dernier langage de la médecine (1991), op. cit. ; Ilana Löwy, « The
immunological construction of the self » (1991).
2
F. M. Burnet, The Clonal Selection Theory of Acquired Immunity (1959), op. cit., p. 33-35.
93
pendant toute la vie de ce dernier. Or, dans pratiquement tous les cas, sont
présents dans l’organisme pendant la période d’immaturité immunitaire seulement
les constituants issus de son matériel génétique, donc on est en droit de considérer
le soi immunitaire comme le reflet antigénique de l’individualité génétique. Ces
antigènes du « soi » ne déclencheront pas de réponse immunitaire. L’ancrage du
soi immunitaire dans les gènes est ce qui permet d’expliquer que des greffes entre
deux vrais jumeaux sont tolérées.
Cela est confirmé dans tous les textes ultérieurs, à commencer par la conférence
prononcée par Burnet lorsque le Prix Nobel lui est remis, le 12 Décembre 1960, et
qui est, de façon significative, le premier texte de Burnet à comporter dans son
titre le terme de « soi »1. En 1962, Burnet relit les résultats du domaine
expérimental de la transplantation dans la première moitié du XXe siècle à l’aune
de cet ancrage génétique : « L’une des affirmations concises de l’immunologie
moderne est que le corps n’acceptera comme sien que ce qui, génétiquement, ne
peut pas être distingué de la partie remplacée »2. Dans l’ouvrage Self and Not-Self
de 1969, Burnet explique clairement l’ancrage génétique et ses possibles
exceptions. Pour lui, les expériences de transplantation montrent ce qu’est le soi et
sur quelle base le soi doit être compris : le cœur du mécanisme est l’identification
d’une différence d’origine génétique :
En premier lieu, nous avons la démonstration du fait que pour qu’un tissu soit rejeté il
doit être possible de le reconnaître comme différent, et que les différences impliquées sont
d’origine génétique3.
1
F. M. Burnet, « Immunological recognition of self » (1960).
2
« It is one of the concise statements of modern immunology that the body will accept as itself
only what is genetically indistinguishable from the part replaced » (F. M. Burnet, The Integrity of
the Body, 1962, p. 13-14).
3
« In the first place we have the demonstration that for a tissue to be rejected it must be
recognizably different and that the differences involved are genetic in origin » (F. M. Burnet, Self
and Not-Self, 1969, p. 24, italiques de l’auteur). (Notre traduction).
94
On voit ici très clairement que la tolérance immunitaire est pour Burnet un objet
d’étude important, mais il n’imagine pas qu’elle puisse se produire après la
période d’ « immaturité », c'est-à-dire la période fœtale ou néo-natale. Pour lui, la
tolérance ne saurait concerner que le développement, au sens étroit de la période
qui conduit l’organisme à l’âge adulte.
Ce mouvement d’un « soi » écologique à un « soi » génétique rend le terme
scientifiquement plus précis. Cependant, il conduit parallèlement à un
« durcissement » du terme, puisque, comme nous venons de le voir, Burnet limite
la possibilité de la tolérance immunitaire à la brève fenêtre d’acquisition de
l’immunité qui correspond à la période fœtale ou néo-natale. Burnet passe d’un
soi ouvert à un soi fermé, c’est-à-dire de la conception d’un organisme comme
l’unité d’une pluralité en interaction avec son environnement et susceptible d’être
influencée par lui à celle d’un organisme comme unité homogène, issue de ses
gènes et dont l’identité est définie à une période précoce de son développement,
puis dont l’intégrité doit être défendue contre toute menace environnementale. On
assiste ainsi à un processus de fermeture ou de figement du « soi », processus qui
a été accompagné, confirmé et amplifié par les immunologistes ultérieurs, comme
nous le montrons plus bas. Néanmoins, avant de nous interroger sur le destin de la
1
« Genetic identity is not, however, a necessary condition for skin graft acceptance. The
intermingling of placental blood of two dissimilar twins is a natural experiment which shows that
tolerance of another individual’s tissues is possible if the body has experienced the presence of
foreign cells from a period early in embryonic life. From this deduction the whole topic of
immunological tolerance has developed and in a sense the present hope that organ transplantation
will one day be regularly possible » (ibid.) (Notre traduction).
95
théorie du soi et du non-soi, nous allons montrer en quoi cette définition précise
du soi à partir de l’ancrage génétique permet à Burnet de proposer le premier
véritable critère d’immunogénicité, c'est-à-dire la première véritable théorie
immunologique explicative, et quelles sont les données expérimentales qui
viennent fonder ce critère.
1
C’est le cas dès 1949. Burnet et Fenner posent bien la question du critère d’immunogénicité
quand ils écrivent : « We may first consider the nature of the effective stimulus needed to set the
immunological processes in action » (p. 84-85). Dans le même sens, il est important de noter que
le paragraphe s’intitule : « Biological requirements for effective immunological response ».
96
déclenchement d’une réponse immunitaire de rejet serait, dans tous les cas,
l’étranger, c'est-à-dire tout ce qui diffère de l’individualité de l’organisme.
La question qui se pose ici n’est pas de savoir quels sont les fondements
expérimentaux de la théorie du soi et du non-soi à l’heure actuelle, mais bien ceux
sur lesquels Burnet a pu s’appuyer pour affirmer sa théorie à partir de 1949, et la
maintenir voire la renforcer jusqu’à la fin de sa période scientifique active, au
début des années 1970.
Les principaux fondements expérimentaux de la théorie de Burnet concernent
les greffes. Dans l’immense majorité des cas, chez les vertébrés et en particulier
chez l’être humain, une greffe entre deux individus allogéniques est rejetée. Or,
tandis que l’on peut probablement interpréter la réponse immunitaire aux
pathogènes de diverses manières, le rejet immunitaire d’organes ou de tissus
étrangers qui pourraient pourtant être utiles semble avoir pour seule explication
une capacité de l’organisme à reconnaître son individualité et à combattre tout ce
qui en diffère. L’autre versant de l’ancrage expérimental de la thèse de Burnet
dans les greffes concerne, sans que cela soit paradoxal, la tolérance, c'est-à-dire
l’acceptation, par un organisme, d’organes ou de tissus étrangers. Burnet
accompagne les découvertes d’Owen et de Medawar, et parfois les prédit
remarquablement, notamment dans le cas de l’expérience effectuée en 1953 par
Medawar et son équipe sur l’acquisition de la tolérance immunitaire à des tissus
étrangers. À chaque fois, il s’agit, aux yeux de Burnet, d’exceptions à la règle du
soi et du non-soi, exceptions qui sont presque toujours artificielles, c'est-à-dire
dues à une manipulation expérimentale. Mais ce qui est important à ses yeux,
c’est qu’elles nous aident à comprendre le processus de la discrimination du soi et
du non-soi.
En outre, dès la fin des années 1950, Burnet avance l’idée que les cellules
immunitaires jouent un rôle essentiel dans l’immunité, autrement dit que les
97
1
J.F.A.P. Miller, « Effect of neonatal thymectomy on the immunological responsiveness of the
mouse » (1962b). Voir aussi J.F.A.P. Miller, « Immunological function of the thymus » (1961) et
« Immunological significance of the thymus of the adult mouse » (1962a). Enfin, pour une
narration, par Miller lui-même, de ces découvertes, voir J.F.A.P. Miller, « The discovery of
thymus function and of thymus-derived lymphocytes » (2002).
2
Comme Burnet le souligne lui-même avec une certaine satisfaction : F. M. Burnet, « The impact
of ideas on immunology » (1967), p. 3.
3
J. Klein, Immunology (1990), p. 335.
98
admettre que si n’importe lequel d’entre nous n’avait jamais existé, notre science n’aurait
pas été exactement la même, mais il serait horriblement difficile de voir la différence1.
En 1940, Burnet affirme, comme on l’a vu, que la distinction entre le soi et le
non-soi doit exister dès le niveau de l’amibe, car toute forme de digestion
reposerait sur un tel mécanisme. Un problème surgit cependant : y a-t-il
1
« To me, it has been superficially gratifying to watch the way that immunological thought moved
as if it were following the path I had laid down, but I never quite believed it. I suspect that if we
were honest we would have to admit that if any one of us had never been, our science would not
have been quite the same but it would be awfully hard to see the difference » (F. M. Burnet, « The
Impact of Ideas on Immunology », 1967, p. 4). (Notre traduction).
2
« Sir Macfarlane Burnet must have been pleased not only to witness at this symposium the
vindication of his Clonal Selection Theory of Acquired Immunity, but also to see how his
stimulating ideas have led to a great proliferation of immunologists, and to know that the fate of
immunology is deposited in so many capable hands. As this younger generation of professionals is
pressing rapidly toward the definitive solution of the antibody problem, we older amateurs had
perhaps better sit back, waiting for the End » (N. Jerne, « Waiting for the End » 1967, p. 601).
(Notre traduction). Voir A-M. Moulin, « Immunology Old and New : the Beginning and the End »
(1989b) et A. Silverstein, « The end of immunology ? » (2001b).
3
Quelques années plus tard, cependant, Jerne serait à la tête d’un renouveau important, à travers la
notion de « système » immunitaire, sur laquelle nous revenons plus loin.
99
réellement apprentissage du soi chez tous les organismes, y compris les plus
simples ? Peut-on parler d’une maturation immunitaire chez ces organismes ?
Burnet n’ignorait pas que chez les plantes et chez certains animaux, les greffes
« prennent » beaucoup plus facilement que chez les vertébrés. Pour prendre un
exemple auquel Burnet lui-même s’est intéressé, une colonie de Botryllus
schlosseri peut fusionner avec une colonie qui ne lui est pas, d’un point de vue
génétique, strictement identique1. Comment Burnet considère-t-il ce problème ?
Affirme-t-il que tout organisme quel qu’il soit est susceptible d’une discrimination
entre le soi et le non-soi ? Que tout organisme est doté d’une immunité ?
Ces questions sont d’autant plus importantes que, pour Burnet, la problématique
évolutionnaire est centrale. En cela, sa démarche intellectuelle tranche avec celle
de pratiquement tous les immunologistes de son temps, et d’ailleurs aussi
d’aujourd'hui, peu enclins à lier leurs travaux aux enjeux évolutifs. De fait, Burnet
a le souci permanent de ne pas laisser l’immunologie dans un cadre strictement
physiologique et de la situer dans un contexte biologique évolutif, ce que devrait
faire, selon lui, toute science du vivant. Il est très constant dans son affirmation
selon laquelle l’immunologie ne prend son véritable sens que dans l’évolution et
par rapport à l’évolution ; par exemple, il écrit en 1962 : « Tout au long de ce
livre, l’accent sera mis sur l’intégration de l’immunologie dans le modèle de la
biologie générale vue d’un point de vue évolutionnaire »2. Or, c’est également un
enjeu fondamental, pour nous, de délimiter le domaine du vivant auquel une
théorie immunologique donnée prétend s’appliquer. Plus loin, nous critiquons la
théorie du soi précisément sur cet aspect, puis la question du domaine
d’application se pose de nouveau lorsque nous proposons, dans la deuxième
partie, la théorie de la continuité.
En réalité, cependant, Burnet oscille sur ces questions sans jamais véritablement
les trancher. Son souhait est manifestement de penser l’immunité de tous les
1
F. M. Burnet, « ‘Self-recognition’ in colonial marine forms and flowering plants in relation to the
evolution of immunity » (1971).
2
« All through this book the emphasis will be on the integration of immunology into the pattern of
general biology as viewed from the evolutionary standpoint » (F.M. Burnet, The Integrity of the
Body, 1962, p. 2).
100
1
Un des exemples les plus clairs de cette restriction du champ de l’immunité est le livre Self and
Not-Self de 1969. Dans le chapitre pourtant intitulé « Le caractère général des phénomènes
immunitaires », Burnet prend immédiatement pour objet : « Les fonctions de la réponse
immunitaire chez les vertébrés » (p. 21).
2
F. M. Burnet, « Immunological recognition of self » (1960), p. 689.
101
affirme que, d’un point de vue évolutionnaire, la protection contre des pathogènes
n’a pas pu être à l’origine d’un mécanisme de reconnaissance de soi, alors que
l’inverse est probable. Ainsi, selon Burnet, un mécanisme de distinction entre le
« soi » et « l’autre » existe chez tous les êtres vivants et a dû apparaître très tôt
dans l’évolution. En 1971, Burnet illustre cette idée par les phénomènes
d’inhibition de l’auto-fécondation que l’on observe parfois chez les plantes : il
suggère que de tels phénomènes montrent que la reconnaissance soi/non-soi est
ubiquitaire dans le monde vivant, contrairement aux défenses immunitaires qui,
elles, n’existent véritablement que chez les vertébrés à mâchoires.
Nous montrerons dans la suite de notre travail que cette position de Burnet ne
résiste pas à l’examen aujourd'hui, l’immunité se retrouvant à travers tout le
vivant et remontant à des temps évolutionnaires très anciens. Cependant, Burnet,
après une brève période d’incertitude, propose une position qui est cohérente :
ayant défini l’immunité à partir de la possession d’anticorps, il la limite à un tout
petit nombre d’êtres vivants (à savoir les vertébrés supérieurs) ; en revanche, en
bon évolutionniste, il cherche à déterminer quelle capacité utile pour la survie a pu
être sélectionnée en amont et donner naissance à la reconnaissance immunitaire, et
il affirme qu’il s’agit de la discrimination soi/non-soi.
biologie, mais peu ont défini ces termes avec précision. L’immunologie est de ce
point de vue dans une situation qui pourrait sembler privilégiée, mais qui ne l’est
pas en réalité : on parle souvent, à son propos, de « théories » (théorie de la
sélection clonale) et de « modèles » (modèle du soi et du non-soi)1 ; cependant,
ces termes sont utilisés de façon imprécise, puisqu’on parle indifféremment, par
exemple, de « modèle », de « théorie » ou d’ « hypothèse » du soi et du non-soi.
Nous montrerons au Chapitre 5 qu’il est légitime de parler de théorie du soi et
du non-soi. Si nous devons ainsi repousser notre argumentation pour établir cette
thèse, c’est parce que nous allons devoir passer par l’analyse des diverses
propositions en présence (celle du soi et du non-soi, celle de la continuité que
nous avançons, celle du « réseau » initiée par Niels Jerne, etc.) afin d’établir des
critères précis de ce qui peut compter comme une théorie en biologie en général,
et en biologie moléculaire en particulier.
1
Voir par exemple L. Darden, Reasoning in Biological Discoveries (2006), p. 195-196 ; K.
Schaffner, « Theory changes in immunology » (1992).
103
3.1.1. De la fin des années 1960 à nos jours : une série de « confirmations
expérimentales » de la théorie du soi et du non-soi ?
1
G. D. Snell, « Methods for the study of histocompatibility genes » (1948).
2
Sur cette passionnante histoire, que nous ne pouvons pas détailler ici, voir AM. Moulin, Le
dernier langage de la médecine (1991), op. cit., p. 208-224.
104
1
J. Dausset et al. « Tissue alloantigens and transplantation » (1965).
2
Nomenclature HLA, cf. Bull. WHO, 1968, 39, 483-486.
3
Voir en particulier F. T. Rapaport and J. Dausset, « Ranks of donor-recipient histocompatibility
for human transplantation » (1970) et J. Dausset, « The Major Histocompatibility Complex in
Man » (1981).
4
Le médecin français J. Hamburger, qui pratique en 1959 la première greffe allogénique de rein,
joue un rôle très important dans les travaux sur la transplantation. Il suit de très près les travaux de
son ami Jean Dausset, et d’autres, sur le système d’histocompatibilité. Voir J. Hamburger,
L’Homme et les hommes (1976).
5
Bien entendu, il existe des degrés de compatibilité, et certains greffes sont pratiquées de manière
courante aujourd’hui, ce qui montre que des transplantations sont tout à fait possibles. Cependant,
d’une part elles impliquent presque toujours l’administration de médicaments
immunosuppresseurs, et d’autre part elles finissent bien souvent par être rejetées.
6
J. Dausset, « La définition immunologique du soi » (1990).
105
1
Cette rupture due à la découverte du rôle des lymphocytes T apparaît très clairement chez Burnet,
dans son livre Immunological Surveillance (1970) : il insiste beaucoup sur le fait qu’il y a
probablement deux sous-systèmes dans le système immunitaire, c'est-à-dire qu’il y a une immunité
cellulaire, à côté de l’immunité due aux anticorps.
2
R. M. Zinkernagel and P. C. Doherty, « H-2 Compatibility requirements for T cell-mediated lysis
of target cells infected with lymphocytic choriomeningitis virus » (1975) ; R. M. Zinkernagel et
al., « On the thymus in the differenciation of ‘H-2 self-recognition’ by T cells: evidence for dual
recognition? » (1978) ; R. M. Zinkernagel and P. C. Doherty [1979], « MHC-restricted cytotoxic T
cells » (1979) ; J.W. Kappler, N. Roehm and P. T. Marrack, « T cell tolerance by clonal
elimination in the thymus » (1987).
3
Tonegawa démontre la génération somatique des anticorps dès 1974 : S. Tonegawa, « Evidence
for somatic generation of antibody diversity ». En 1976, il montre avec Hozuni que la diversité des
106
l’avons vu, le problème avait été posé à la théorie sélective d’Ehrlich : comment
les anticorps, en nombre nécessairement limité, pourraient-ils reconnaître une
infinité d’antigènes ? Faisant écho à cette difficulté, un doute était apparu comme
de plus en plus menaçant pour l’immunologie des années 1970 : comment est-il
possible de supposer que les cellules immunitaires de l’organisme portent des
récepteurs capables de reconnaître n’importe quel antigène, le nombre d’antigènes
possibles dans la nature étant pratiquement infini, tandis que le nombre de gènes
d’un organisme est nécessairement fini ? Il apparaissait peu à peu que les gènes
d’un organisme n’étaient pas assez nombreux pour coder pour une telle diversité
de récepteurs immunitaires. Plusieurs biologistes avaient constaté que les
anticorps avaient des séquences différentes, et donc correspondaient sans doute à
des gènes différents, mais le mécanisme de cette génération de nouveaux gènes
n’était pas clairement identifié1. En mettant en évidence les mécanismes de
génération de diversité, Tonegawa rend crédible l’idée d’une génération aléatoire
des récepteurs immunitaires, en montrant qu’un nombre peu important de gènes
suffit pour expliquer la synthèse d’un répertoire immunitaire immense. Le
mécanisme principal démontré par Tonegawa est celui de la
recombinaison somatique : la région variable de tout anticorps est en fait codée
par plusieurs fragments de gènes (et non par un seul), qui sont ensuite rassemblés
par recombinaison somatique. Si on tient compte de tous les mécanismes de
diversité au niveau des anticorps, on parvient, chez l’être humain à un nombre
théorique de 5 1013 (en réalité, on ne trouve pas une telle diversité dans chaque
organisme humain, mais tout de même une diversité considérable).
Vues comme des validations des conceptions de Burnet, ces découvertes
contribuent fortement à l’adoption par tous les immunologistes de la théorie du soi
et du non-soi, qui dès lors n’est pratiquement plus du tout remise en question.
anticorps repose sur des mécanismes de recombinaison de fragments de gènes : N. Hozumi and S.
Tonegawa, Evidence for somatic rearrangement of immunoglobulin genes coding for variable and
constant regions (1976). Il présente l’aboutissement de ces travaux en 1983 : S. Tonegawa,
« Somatic generation of antibody diversity » (1983).
1
Voir J. Monod, Le hasard et la nécessité (1970), Chapitre VII « Evolution », p. 140-141 :
« Origine des anticorps ». Merci à Michel Morange d’avoir attiré mon attention sur ce point.
107
1
P. Kourilsky et J-M. Claverie, « The peptidic self model: a hypothesis on the molecular nature of
the immunological self » (1986).
2
L’idée de Käre est que les cellules NK ne reconnaissent pas la présence du non-soi (comme le
font les lymphocytes T), mais reconnaissent l’absence de soi, et donc attaquent toute cellule ne
présentant pas à sa surface les « antigènes du soi ». Voir K. Käre, « Role of target
histocompatibility antigens in regulation of natural killer activity : a reevaluation and a
hypothesis » (1985) ; « How to recognize a foreign submarine » (1997) ; « A Perfect Mismatch »
(2002).
3
C. A. Janeway, « The immune system evolved to discriminate infectious nonself from
noninfectious self » (1992). Voir également C. A. Janeway, « Approaching the Asymptote ?
Evolution and Revolution in Immunology » (1989).
108
La théorie du soi et du non-soi reste tout à fait dominante à l’heure actuelle : mis
à part un tout petit nombre d’exceptions (sur lesquelles nous reviendrons), les
articles immunologiques contemporains en admettent tous la pertinence. C’est ce
qu’indiquent clairement de nombreux articles expérimentaux et revues1, mais
c’est, plus encore, ce que l’on constate dès lors que des immunologistes prennent
le temps de présenter leur conception de l’immunité2. Dans un numéro récent de
Seminars in Immunology consacré au soi3, qui pourtant comprend de très
intéressantes remises en question de la théorie du soi, les éditeurs écrivent :
Etant donné que tout le monde est d’accord avec la proposition selon laquelle un
mécanisme de défense biodestructif doit faire une certaine discrimination soi/non-soi,
nous espérons qu’il y aurait peu de désaccord sur l’idée que cela nécessite un élément de
spécificité qui reconnaît les morceaux de l’univers biologique avec une précision
suffisante pour distinguer les parties qui appartiennent au soi de celles qui appartiennent
au non-soi4.
1
Voir, parmi de très nombreux autres exemples, J-G. Guillet et al. « Immunological self-nonself
discrimination » (1987) ; M. S. Anderson et al., « « Projection of an immunological self shadow
within the thymus by the aire protein » (2002) ; T. B. H. Geijtenbeek, « Self- and Nonself-
recognition by C-type lectins on dendritic cells » (2004) ; N. J. Burroughs, « Discriminating self
from nonself with short peptides from large proteomes » (2004) ; W. M. Yokoyama and S. Kim,
« How do natural killer cells find self to achieve tolerance? » (2006) ; D. C. Wraith, « Avidity and
the art of self non-self discrimination » (2006).
2
Voir notamment R. Medzhitov and C. A. Janeway, « Decoding the Patterns of Self and Nonself
by the Innate Immune System » (2002) ; voir également J. Bernard, M. Bessis et C. Debru (dir.)
Soi et non-soi (1990).
3
R. E. Langman and M. Cohn (ed.) Seminars in Immunology (2000).
4
« Given that everyone agrees with the proposition that a biodestructive defense mechanism must
make some kind of self-nonself discrimination, there will hopefully be little disagreement that this
requires a specificity element that recognizes chunks of the biological universe with sufficient
precision to distinguish those parts that belong to self from those that belong to nonself. » (R. E.
Langman and M. Cohn, « Editorial Introduction », Seminars in Immunology, 2000).
109
1
I. R. Cohen, « Discrimination and dialogue in the immune system » (2000), mais aussi Z.
Grossman and W. E. Paul, « Self-tolerance: context dependent tuning of T cell antigen
recognition » (2000). Voir également le point de vue critique de Zvi Grossman et William Paul
dans « Autoreactivity, dynamic tuning and selectivity » (2001).
2
Voir par exemple M. Cohn, « The self-nonself discrimination in the context of function »
(1998) ; M. Cohn, « A Reply to Tauber » (1998b) ; R. E. Langman, The Immune system.
Evolutionary principles guide our understanding of this complex biological defense system
(1989).
3
F. M. Burnet, Immunological Surveillance (1970).
4
Voir F. M. Burnet, Immunological Surveillance (1970) ; Immunology, Aging and Cancer :
medical aspects of mutation and selection (1976a) ; Endurance of Life : the implications of
genetics for human life (1978).
5
N. Jerne, « Towards a network theory of the immune system » (1974).
110
considérée comme impossible1. Dans les années 1990, prolongeant en partie les
idées de Jerne, l’immunologiste américaine Polly Matzinger propose son
« modèle du danger », dont le principe est que le système immunitaire réagit non
pas au « non soi », mais à n’importe quel « danger », endogène ou exogène, dans
l’organisme.
1
Nous reviendrons au Chapitre 3 sur la signification à donner à l’autoréactivité dans
l’immunologie contemporaine.
2
Opposition entre les signaux inhibiteurs (KIR) et les signaux activateurs (KAR).
111
vision de l’immunité est très certainement exacte : toute réponse immunitaire est
complexe et contextuelle, elle dépend de nombreux signaux issus de
l’environnement cellulaire et moléculaire. Nous n’avons rien à objecter à cette
description, sinon précisément qu’elle n’est qu’une description, et non une
explication, contrairement à l’ambition de la théorie du soi de Burnet.
évolutionniste, que nous souhaitons montrer en quoi les réponses qu’il a apportées
à ces deux problèmes ne peuvent plus être considérées comme valides de nos
jours. Acceptant et prenant au sérieux les problèmes immunologiques soulevés
par Burnet, nous allons essayer de montrer en quoi les solutions qu’il a proposées
sont inadéquates (chapitre 3), puis par quoi il serait utile de les remplacer
(deuxième partie).
Ce chapitre nous a permis de montrer que l’idée selon laquelle seul l’exogène
est immunogène préexistait à la formulation par Burnet d’une théorie du soi et du
non-soi et que, même chez ce dernier, ces termes n’étaient pas très précisément
définis et n’étaient pas au cœur de la problématique scientifique.
L’indétermination de ces notions de « soi » et de « non-soi » a permis
l’intégration de nombreux résultats expérimentaux dans une même théorie
structurante, et ce tout au long du XXe siècle. Néanmoins, comme nous allons le
montrer à présent, les données expérimentales accumulées en immunologie au
cours des quinze ou vingt dernières années nous obligent à reconsidérer la validité
de la théorie du soi et du non-soi et la pertinence de ces deux notions pourtant
longtemps considérées comme fondatrices de la discipline.
113
CHAPITRE 3
Les insuffisances de la théorie du
soi et du non-soi
Nous avons montré, dans le précédent chapitre, quels étaient les fondements
conceptuels et expérimentaux de la théorie du soi et du non-soi, qui, de nos jours
encore, domine l’immunologie. Dans ce chapitre, nous présentons les raisons pour
lesquelles nous pensons que cette théorie ne rend pas convenablement compte des
données expérimentales de l’immunologie contemporaine. Nous pensons que
cette dernière met en évidence un grand nombre d’exceptions à la règle de la
discrimination entre le soi et le non-soi. La question que l’on peut alors se poser
est la suivante : n’arrive-t-il pas un moment où les exceptions à une théorie sont si
nombreuses et si fortes qu’il devient nécessaire d’interroger la théorie elle-même,
c'est-à-dire de se demander si elle est réellement en adéquation avec les données
expérimentales disponibles ?
Notre critique1 procède selon deux axes principaux, l’autoréactivité (réaction du
système immunitaire vis-à-vis du « soi ») et la tolérance (absence de réaction du
système immunitaire vis-à-vis du « non-soi »). Après avoir ainsi mis en évidence
les deux principales faiblesses expérimentales de la théorie du soi et du non-soi,
nous montrerons que l’insistance sur la capacité de discrimination entre le soi et le
non-soi est également solidaire d’une vision réductrice de l’immunité, selon
laquelle seuls les vertébrés supérieurs possèderaient un système immunitaire.
1
Nous reprenons ici, en la développant considérablement, l’analyse critique que nous avons
présentée dans quatre textes, dont trois co-écrits avec Edgardo D. Carosella : T. Pradeu et E. D.
Carosella, « Analyse critique du modèle immunologique du soi et du non-soi et de ses fondements
métaphysiques implicites » (2004) ; T. Pradeu, « Les incertitudes du soi et la question du bon
modèle théorique en immunologie » (2005) ; T. Pradeu and E. D. Carosella, « The Self Model and
the Conception of Biological Identity in Immunology » (2006a) ; T. Pradeu and E. D. Carosella,
« On the definition of a criterion of immunogenicity » (2006b).
114
Nous nous appuierons sur des découvertes récentes concernant l’immunité dite
« innée » et sur l’évolution de l’immunité pour mettre en évidence cette autre
difficulté à laquelle est confrontée la théorie du soi et du non-soi. Nous
terminerons par une analyse des imprécisions conceptuelles de la théorie du soi et
suggérerons qu’il est aujourd'hui nécessaire de proposer une autre théorie
immunologique, ce que nous essaierons de faire dans la deuxième partie de cette
thèse.
1
Nous revenons plus loin sur cette vision et sur cette appellation de « systémique ».
2
Par exemple chez Irun Cohen et Henri Atlan, Zvi Grossman et William E. Paul, Alan Perelson,
etc. Tous ces auteurs se réclament, à des degrés divers, de Niels Jerne. Cependant, leurs thèses
sont parfois assez éloignées les unes des autres.
3
Adressée, donc, à la conception de l’autoréactivité que se fait l’hypothèse du soi et du non-soi.
115
1
Une cellule immunitaire activée ou stimulée se caractérise par des changements morphologiques
(notamment cytoplasme important, noyau avec nucléoles proéminents, mitochondries abondantes
et présence du réticulum endoplasmique rugueux), parfois l’expression de récepteurs en surface et
la synthèse de cytokines et chimiokines.
116
1
On dit souvent que le système HLA est synonyme, chez l’homme, du système CMH. En réalité,
en toute rigueur, le CMH contient davantage de constituants que HLA : les gènes HLA sont le
sous-ensemble des gènes du CMH qui codent pour les protéines de présentation des antigènes qui
se trouvent à la surface des cellules de l’organisme. Outre les molécules HLA de classes I et II, le
CMH comprend MICA et MICB (« MHC class I chain related genes »), CD1, etc.
118
1
En particulier, les NK sont les premières cellules activées lorsqu’un virus pénètre dans
l’organisme.
2
Telle est l’hypothèse dite du « soi manquant », formulée par Kärre. Voir K. Kärre, « Role of
target histocompatibility antigens in regulation of natural killer activity : a reevaluation and a
hypothesis » (1985).
3
On appelle « cellules présentatrices d’antigène professionnelles » les cellules dont la première
fonction est de présenter les antigènes, comme les cellules dendritiques. D’autres cellules peuvent,
dans certaines circonstances, présenter des antigènes, mais avec une efficacité moindre, par
exemple les lymphocytes B.
119
1
Les deux scientifiques qui ont joué le rôle le plus important dans la découverte du système H-2
furent P. A. Gorer et George D. Snell. Gorer obtient ses premiers résultats sur l’histocompatibilité
de la souris dès 1936, mais, selon Leslie Brent (A History of transplantation immunology, op. cit.),
le système H-2 est véritablement mis en évidence en 1948. Voir en particulier : G. D. Snell
« Methods for the study of histocompatibility genes » (1948) et P. A. Gorer, S. Lyman and G. D.
Snell, « Studies on the genetic and antigenic basis of tumour transplantation: linkage between a
histocompatibility gene and ‘Fused’ in mice » (1948). Pour un compte rendu de la nomination des
haplotypes de H-2, voir K. F. Lindahl, « On naming H2 haplotypes: functional significance of
MHC class Ib alleles » (1997).
2
A. W. De Tomaso et al., « Isolation and characterization of a protochordate histocompatibility
locus » (2005).
3
La question que posaient l’horror autotoxicus d’Ehrlich, et certains aspects de la théorie de la
sélection clonale de Burnet.
120
vierge de tout récepteur autoréactif. Or, deux découvertes réalisées au cours des
dix à quinze dernières années ont montré que cette idée était inexacte. La première
a été la mise en évidence de la relative imperfection du mécanisme d’élimination
des lymphocytes significativement autoréactifs : de nombreux lymphocytes qui
réagissent pourtant assez fortement aux antigènes du « soi » survivent au
processus d’élimination dans le thymus1. Comme telle, cette découverte souligne
simplement qu’aucun mécanisme biologique n’est parfait, ce qui est un fait
connu ; cependant, elle a conduit les immunologistes à envisager sérieusement la
nécessité de mécanismes de régulation à la périphérie, ce qui a en particulier
contribué à l’émergence des travaux sur les cellules T régulatrices, sur lesquelles
nous revenons plus bas, car elles remettent en question radicalement la théorie du
soi et du non-soi.
La deuxième découverte a été qu’un lymphocyte dans le thymus est sélectionné
si et seulement s’il réagit faiblement – et non pas s’il ne réagit pas du tout – aux
antigènes du soi qui lui sont présentés. En effet, dans le thymus, des antigènes
endogènes sont présentés aux lymphocytes T en voie de maturation par les
cellules épithéliales corticales, cellules thymiques présentatrices d’antigène
professionnelles. Plus précisément, ce sont des peptides antigéniques endogènes
qui sont présentés aux récepteurs des lymphocytes T en voie de maturation, grâce
à des molécules du CMH. Un lymphocyte T en effet n’interagit pas directement
avec le peptide, mais avec un complexe constitué d’une molécule du CMH et un
peptide. Si le lymphocyte ne réagit pas du tout avec le complexe CMH + peptide
endogène, il meurt par apoptose ; s’il réagit très fortement, il en va de même.
Dans le cas des lymphocytes B, dont les récepteurs (en l’occurrence des
immunoglobulines de surface) se lient directement aux antigènes qu’ils
rencontrent, sans l’intermédiaire d’une association avec une molécule du CMH,
1
C. Bouneaud, P. Kourilsky and P. Bousso, « Impact of negative selection on the T cell repertoire
reactive to a self-peptide : a large fraction of T cell clones escapes clonal deletion » (2000) ; A. M.
Gallegos and M. J. Bevan, « Central tolerance: good but imperfect » (2006).
121
une semblable autoréactivité faible est nécessaire pour leur maturation, qui a lieu
pour sa part dans la moelle osseuse1.
Ainsi, lors de sa maturation, un lymphocyte ne survit que s’il réagit faiblement
aux constituants endogènes qui lui sont présentés, d’où la notion de « fenêtre de
réactivité » : pour être sélectionné (i.e. ne pas être éliminé) dans le thymus ou
dans la moelle osseuse2, un lymphocyte doit porter à sa surface des récepteurs qui
se lient aux antigènes endogènes qui lui sont présentés avec une spécificité et une
affinité faibles3. L’interprétation que l’on donne habituellement de ce phénomène
d’élimination est que les lymphocytes d’un organisme doivent pouvoir reconnaître
ses constituants afin d’en assurer la surveillance, sans pour autant être en situation
de déclencher leur destruction. Ainsi, une certaine dose d’autoréactivité n’est pas
seulement possible dans un organisme sain, mais strictement indispensable à sa
survie.
1
D. Melamed et al. « Developmental Regulation of B Lymphocyte Immune Tolerance
Compartmentalizes Clonal Selection from Receptor Selection » (1998) ; R. R. Hardy and K.
Hayakawa, « B cell development pathways » (2001).
2
Dans la moelle osseuse pour les lymphocytes B, dans le thymus pour les lymphocytes T.
3
P. G. Ashton-Rickardt, et al., « Evidence for a differential avidity model of T-cell selection in the
thymus » (1994).
122
démontré qu’une cellule immunitaire qui n’est pas régulièrement stimulée par les
antigènes du « soi » dans les organes lymphoïdes périphériques meurt par
apoptose. Nous nous appuyons ici, pour l’essentiel, sur les analyses de plusieurs
chercheurs de l’Institut Pasteur, principalement Antonio Freitas, Benedita Rocha,
Corinne Tanchot, François Lemonnier et Beatrice Pérarnau1. Ces analyses,
effectuées à partir de 1996-1997, ont permis de jeter un regard nouveau sur la
survie des cellules T à la périphérie, en cessant de ne s’intéresser qu’à la sélection
thymique des cellules T. Elles ont apporté la preuve que certaines interactions
cellulaires sont aussi fondamentales pour le maintien des cellules T dans les
organes lymphoïdes périphériques que pour leur sélection dans le thymus – ce que
l’on n’avait pas suspecté jusqu’ici. Autrement dit, il se passerait le même genre
d’interactions entre les récepteurs des lymphocytes T et des complexes CMH +
peptide à la périphérie que celles qui se produisent dans le thymus, au moment de
la sélection des lymphocytes T. Loin donc que ces interactions soient seulement
fondatrices pour la sélection initiale des lymphocytes T, elles continueraient à être
essentielles tout au long de la vie des cellules T, et même elles seules pourraient
garantir leur survie. Notre problème est donc le suivant : quels sont les types
d’interactions cellulaires qui sont requis pour la survie des cellules T (et non plus
pour leur sélection) ?
La thèse essentielle de notre présent propos est la suivante : le maintien des
cellules T naïves à la périphérie nécessite un contact continu entre récepteurs des
lymphocytes T et complexes CMH + peptide. Cela a été démontré à la fois pour
les lymphocytes T CD4 (auxiliaires) et pour les lymphocytes T CD8
(cytotoxiques).
L’une des expériences permettant d’établir cette thèse consiste à prendre des
souris exprimant des CMH de classe I différents (par exemple l’antigène mâle H-
Y chez la souris, qui est un antigène mineur d’histocompatibilité codé par le
chromosome Y, donc présent seulement chez le mâle). Lorsqu’on transfère des
1
Les articles les plus importants de ces chercheurs sont les suivants : C. Tanchot et al.,
« Differential requirements for survival and proliferation of CD8 naive or memory T cells »
(1997); C. Tanchot, et B. Rocha, « Peripheral selection of T cell repertoires : the role of
continuous thymus output » (1997) ; A. Freitas et B. Rocha, « Peripheral T cell survival » (1999).
123
1
C. Tanchot et al., « Differential requirements for survival and proliferation of CD8 naive or
memory T cells » (1997), op. cit.
2
A. R. M. Almeida et al. « Homeostasis of T cell numbers: from thymus production to peripheral
compartmentalization and the indexation of regulatory T cells » (2005). La même équipe a
également montré en 2002 que, chez le nouveau-né, les lymphocytes T naïfs prolifèrent fortement
en réponse à des complexes formés de molécules du CMH du « soi » et de peptides du « soi » : A.
Le Campion et al., « Naive T cells proliferate strongly in neonatal mice in response to self-
peptide/self-MHC complexes » (2002).
124
1
Pour une excellente revue, voir S. M. Anderton and D. C. Wraith, « Selection and fine tuning of
the autoimmune T cell repertoire » (2002).
125
1
A. Marshak-Rothstein, « Toll-like receptors in systemic autoimmune disease » (2006) ; I. R.
Rifkin et al., « Toll-like receptors, endogenous ligands, and systemic autoimmune disease »
(2005).
2
Nous revenons plus loin sur cette idée, proposée initialement par Charles Janeway.
3
A. A. Beg, « Endogenous ligands of Toll-like receptors: Implications for regulating inflammatory
and immune responses » (2002).
4
A. Marshak-Rothstein (2006), op. cit. ; H. S. Kim et al., « Toll-like Receptor 2 Senses -Cell
Death and Contributes to the Initiation of Autoimmune Diabetes » (2007).
5
D. H. Raulet, R. E. Vance and C. W. McMahon, « Regulation of the Natural Killer Cell Receptor
Repertoire » (2001).
6
M. Taniguchi et al., « The Regulatory Role of V14 NKT Cells in Innate and Acquired Immune
Response » (2003).
7
M. Brigl et al., « Mechanism of CD1d-restricted natural killer T cell activation during microbial
infection » (2003).
126
1
Elles sont même peut-être strictement indispensables au développement d’une réponse
immunitaire adaptative, car elles sont les principales productrices d’interféron (IFN-), qui à son
tour active les lymphocytes T CD4 auxiliaires, les T CD8 cytolytiques, les cellules NK et les
macrophages. Voir M. Taniguchi, K-I. Seino, and T. Nakayama, « The NKT cell system: bridging
innate and acquired immunity » (2003).
2
Ibid.
3
B. Lemaitre and J. Hoffmann (2007), op. cit.
4
P. Ligoxygakis et al., « A serpin mutant links Toll activation to melanization in the host defense
of Drosophila » (2002).
5
N. Mukae, H. Yokoyama, T. Yokokura, Y. Sakoyama, S. Nagata, « Activation of the innate
immunity in Drosophila by endogenous chromosomal DNA that escaped apoptotic degradation »
(2002). Voir aussi C. A. Brennan and K. V. Anderson, « The Genetics of Innate Immune
Recognition and Response » (2004), p. 17.
127
1
P. R. Taylor et al., « Macrophage receptors and immune recognition » (2005).
2
C. A. Janeway et al. Immunobiology (2005).
128
1
B. Lemaitre and J. Hoffmann (2007), op. cit., p. 17.
2
L. Taiz and E. Zeiger, Plant Physiology (2003), p. 303 sq.
129
1
J-C. Ameisen, La Sculpture du vivant. Le suicide cellulaire ou la mort créatrice (1999). Nous
sommes parfaitement d’accord avec Ameisen sur l’importance de l’apoptose. Il n’y a pas lieu,
cependant, d’y voir un phénomène qui expliquerait la quasi-totalité des données embryologiques,
physiologiques et pathologiques (cancers, maladies du vieillissement), ni qui irait à rebours de
toutes nos conceptions antérieures. En outre, nous sommes en désaccord avec l’usage des termes
de « soi » et de « non-soi » fait par Ameisen (voir pp. 72-78 en particulier).
2
A. A. Beg, « Endogenous ligands of Toll-like receptors: Implications for regulating inflammatory
and immune responses » (2002), op. cit.
3
L. Chatenoud, B. Salomon and J. A. Bluestone, « Suppressor T cells – they’re back and critical
for regulation of autoimmunity ! » (2001). Les auteurs de cet article notent que les cellules
« suppressives » (aujourd'hui appelées « régulatrices ») étaient tombées dans un « discrédit
général » dans les années 1980 (voir G. Moller, « Do suppressor T cells exist ? », 1988) et au
début des années 1990, avant d’émerger de nouveau récemment. Voir également, sur cette
question, J-F. Bach, « Regulatory T cells under scrutiny » (2003).
130
Le cas des cellules T régulatrices (TReg) est très intéressant, car ce sont des
cellules dont la fonction est d’inhiber l’activité des autres acteurs de l’immunité1.
Il existe plusieurs populations de cellules régulatrices2, mais nous nous
concentrerons ici sur celles qui sont les mieux connues et qui apparemment jouent
le rôle immunorégulateur le plus important, à savoir les lymphocytes porteurs de
deux molécules, CD4+ et CD25+, et exprimant le facteur de transcription Foxp3
(forkhead box protein 3)3. Ils sont donc appelés CD4+CD25+Foxp3+. Ces
lymphocytes constituent 5 à 10% du total des cellules T matures4. Ils exercent une
activité immunitaire inhibitrice à l’encontre d’autres cellules immunitaires. Ce
sont donc des cellules du « soi » qui réagissent avec d’autres cellules du « soi »
pour réguler une réponse immunitaire5. Il semble en effet qu’elles soient
sélectionnées sur la base d’antigènes du « soi » exprimés dans le thymus6, et que
leur activation dépende de l’exposition à ces mêmes antigènes à la périphérie7.
Les cellules T régulatrices ne respectent donc pas du tout le principe selon lequel
les cellules immunitaires répondent toujours au « non-soi » : au contraire, elles
répondent à des constituants du « soi », sous la forme, en l’occurrence, d’une
inhibition (ou régulation négative). Plus précisément, l’hypothèse la plus
1
Voir Z. Fehervari et S. Sakaguchi, « Système immunitaire : de nouveaux agents », dans le
numéro de la revue Pour la Science intitulé « La police des polices du corps humain » (2006).
2
Les cellules régulatrices actuellement connues incluent les cellules Tr1 (type 1 regulatory T
cells), les cellules Th3 (qui produisent du TGF-), les cellules CD8+ avec activité régulatrice
(notamment CD8+CD28-, aussi appelées « Ts » pour « T suppressor cells » : voir notamment C. C.
Chang et al. « Tolerization of dendritic cells by Ts cells: the crucial role of inhibitory receptors
ILT3 and ILT4 », 2002), les cellules NKT avec activité régulatrice (NK1.1+ T cells), certaines
cellules T double négatives (CD4-CD8-). Voir K. J. Wood and S. Sakaguchi, « Regulatory T cells
in transplantation tolerance » (2003), p. 200. Voir également, pour un article de synthèse, H. Jiang
and L. Chess, « An integrated view of suppressor T cell subsets in immunoregulation » (2004). Il
est hautement probable que de nouvelles sous-populations de cellules régulatrices seront
découvertes dans les années à venir. On peut s’attendre, par ailleurs, à ce que leur classification
change considérablement, la nomenclature actuelle étant plutôt désordonnée.
3
S. Sakaguchi et al., « Foxp3+CD25+CD4+ natural regulatory T cells in dominant self-tolerance
and autoimmune disease » (2006).
4
M. Itoh et al. « Thymus and autoimmunity: production of CD25+CD4+ naturally anergic and
suppressive T cells as a key function of the thymus in maintaining immunologic self-tolerance »
(1999) ; S. M. Kang, Q. Tang, J. A. Bluestone, « CD4+CD25 + regulatory T cells in transplantation:
progress, challenges, and prospects » (2007).
5
P. Romagnoli, D. Hudrisier, J. P. van Meerwijk, « Preferential recognition of self antigens
despite normal thymic delation of CD4+ CD25+ regulatory T cells » (2002).
6
I. Apostolou et al. « Origin of regulatory T cells with known specificity for antigen » (2002).
7
H. von Boehmer, « Dynamics of suppressor T cells: in vivo veritas » (2003).
131
1
J. A. Bluestone and A. K. Abbas, « Natural versus adaptive regulatory T cells » (2003). En outre,
selon l’hypothèse de ces deux auteurs, les cellules régulatrices naturelles auraient pour fonction
première la prévention des réponses auto-immunes (par l’inhibition de lymphocytes autoréactifs),
tandis que les cellules régulatrices adaptatives auraient pour rôle principal de supprimer des
réponses immunitaires responsables d’une inflammation susceptible d’endommager l’organisme
dans le contexte de la présence de microbes ou d’un tissu transplanté.
2
S. Sakaguchi, « Regulatory T Cells: Key Controllers of Immunologic Self-Tolerance » (2000) ;
S. Sakaguchi et al., « Immunologic tolerance maintained by CD25+ CD4+ regulatory T cells: their
common role in controlling autoimmunity, tumor immunity and transplantation tolerance »
(2001) ; S. Sakaguchi, « Naturally Arising CD4+ Regulatory T Cells for Immunologic Self-
Tolerance » (2004) ; S. Sakaguchi, Naturally arising Foxp3-expressing CD25+CD4+ regulatory T
cells in immunological tolerance to self and non-self (2005).
3
S. Sakaguchi, « Regulatory T cells: Meden Agan » (2006). En outre, dans une communication
personnelle, Sakaguchi m’a confirmé qu’il rejetait la théorie du soi et du non-soi.
132
1
E. Nicolas, J.M. Reichhart, J. A. Hoffmann and B. Lemaitre, « In vivo regulation of the IB
homologue cactus during the immune response of Drosophila » (1998).
2
A. Zaidman-Remy et al., « The Drosophila amidase PGRP-LB modulates the immune response
to bacterial infection » (2006) ; V. Bischoff et al., « Downregulation of the Drosophila immune
response by peptidoglycan-recognition proteins » (2006). Comme nous l’avons dit au Chapitre 1,
« PGRP » renvoie à « protéines de reconnaissance des peptidoglycans ».
3
B. J. DeYoung and R. W. Innes, « Plant NBS-LRR proteins in pathogen sensing and host
defense » (2006).
4
M. V. Sitkovsky et al., « Physiological control of immune response and inflammatory tissue
damage by hypoxia-inducible factors and adenosine A2A receptors » (2004).
133
nous avons montré que tous les organismes pluricellulaires semblent concernés
par de tels mécanismes d’autoréactivité et d’autoimmunité normale (plantes,
invertébrés, vertébrés). La première affirmation de la théorie du soi et du non-soi,
selon laquelle l’organisme ne déclenche pas de réaction et de réponse
immunitaires contre ses propres constituants est donc erronée. Réactions et
réponses contre le « soi » sont en réalité nécessaires au bon fonctionnement de
l’organisme.
Bien entendu, il ne s’agit pas ici de nier que la plupart des organismes ne s’auto-
détruisent pas, et en particulier qu’ils ne développent pas de maladies auto-
immunes fortes. Mais nous ne pensons pas que l’hypothèse immunologique de la
discrimination soi/non-soi soit susceptible d’expliquer la différence entre auto-
immunité normale et maladie auto-immune puisque, dans les deux cas, on a bien
affaire à des réponses immunitaires effectrices à l’encontre de constituants
endogènes de l’organisme. Il ne s’agit donc pas de nier l’existence des maladies
auto-immunes et leur différence avec l’auto-immunité normale. Les maladies
auto-immunes présupposent l’autoréactivité et l’auto-immunité, mais vont bien
au-delà, puisqu’elles constituent un dysfonctionnement par rapport à
l’autoréactivité et à l’auto-immunité normales. Lorsque nous présenterons notre
théorie de la continuité, concurrente à celle du soi et du non-soi, nous montrerons
comment nous concevons les maladies auto-immunes. Ce qui nous importe pour
l’instant est de souligner que le dogme de l’horror autotoxicus formulé par
Ehrlich a empêché les immunologistes qui, à la suite de Burnet, ont adopté la
théorie du soi et du non-soi, d’opérer des distinctions conceptuelles pourtant
indispensables. La relative rareté et le caractère manifestement pathologique des
maladies auto-immunes ont conduit ces immunologistes à récuser, pendant très
longtemps, la possibilité d’une autoréactivité et d’une auto-immunité normales,
nécessaires au bon fonctionnement de l’organisme. En particulier, la prégnance de
l’idée selon laquelle le « soi » ne saurait déclencher de réponse immunitaire
effectrice a sans doute été un frein majeur à la prise en compte du rôle des cellules
T régulatrices, dont nous avons souligné l’importance ci-dessus.
134
2. La tolérance immunitaire
1
F. M. Burnet and F. Fenner, The Production of Antibodies, (1941, 2nd ed. 1949).
2
Autrement dit, il s’agissait simplement d’un artefact expérimental produit en transplantation
animale.
3
F. M. Burnet, Self and Not-Self (1969).
135
1
Tous deux l’évoquent, bien sûr, mais ce n’est pas une idée centrale dans leur évaluation critique
de la théorie du soi et du non-soi. Notons que tous deux ont été très influencés par Jerne, tout
particulièrement Anne Marie Moulin. Or, Jerne a joué un rôle très important dans la promotion de
l’idée d’auto-immunité normale, mais pas dans celle de tolérance immunitaire.
2
H. G. Durkin and B. H. Waksman, « Thymus and tolerance. Is regulation the major function of
the thymus? » (2001) ; J. Sprent and C. D. Surh, « Knowing one’s self: central tolerance
revisited » (2003) ; K. A. Hogquist, T. A. Baldwin and S. C. Jameson, « Central tolerance :
learning self-control in the thymus » (2005) ; A. M. Gallegos and M. J. Bevan, « Central tolerance:
good but imperfect » (2006).
136
1
F. M. Burnet, Self and Not-Self (1969), Chapitre 2.
2
L. Brent, A History of Transplantation Immunology (1997), op. cit.
3
Nous détaillons les exceptions plus bas.
137
de permettre une greffe réussie sur un patient donné. Cependant, même lorsqu’il y
a compatibilité CMH, des antigènes dits « antigènes mineurs
d’histocompatibilité » pourraient provoquer le rejet de la greffe. Des progrès
remarquables ayant été réalisés au cours des cinquante dernières années dans la
possibilité d’empêcher le rejet de greffe grâce à l’utilisation de médicaments
immunosuppresseurs1, on pourrait être tenté de considérer ce phénomène comme
un cas de tolérance immunitaire. Mais en réalité les médicaments
immunosuppresseurs détruisent les récepteurs immunitaires qui seraient
susceptibles de répondre aux antigènes du donneur, donc il ne s’agit pas d’une
tolérance au sens strict, c'est-à-dire d’un phénomène actif de régulation de la
réponse immunitaire, mais simplement d’une délétion des cellules
immunocompétentes concernées2. Les traitements immunosuppresseurs, par leur
principe d’action, sont souvent très lourds et peuvent, par définition, avoir des
effets néfastes sur la capacité du patient à déclencher des réponses immunitaires
efficaces contre des pathogènes ou des tumeurs. Il est indéniable que ces
traitements ont rendu possible le développement d’un vaste domaine médical de la
transplantation, certaines greffes (de rein par exemple) étant pratiquées de façon
routinière de nos jours3. Ces transplantations ont permis à de nombreux patients
soit tout simplement de survivre, soit, plus récemment, avec les greffes d’organes
visibles – greffes de main et greffes partielles de visage – de reconstruire leur
identité psychologique et sociale4. Néanmoins, on ne peut pas considérer
1
Les médicaments immunosuppresseurs sont des médicaments qui éliminent une ou plusieurs
sous-populations lymphocytaires alloréactives. Les plus connus sont le sérum anti-lymphocytaire
et la ciclosporine, mais il en existe en réalité d’autres. Voir R. I. Lechler et al., « Organ
transplantation – how much of the promise has been realized? » (2005).
2
Au cours des cinquante dernières années, de nombreuses stratégies ont en effet été développées
pour parvenir à inhiber le système immunitaire du receveur en cas de greffe, si possible de façon
spécifique aux antigènes du donneur : voir R. J. Benjamin and H. Waldmann, « Induction of
tolerance by monoclonal antibody therapy » (1986) ; T. E. Starzl and R. M. Zinkernagel,
« Transplantation tolerance from a historical perspective » (2001) ; B. D. Kahan, « Individuality:
the barrier to optimal immunosuppression » (2003) ; R. I. Lechler et al. (2005), op. cit.
3
C’est ainsi que près de 14 000 greffes de rein ont été pratiquées aux Etats-Unis en 2003, avec une
survie à un an de 94% (avec donneur vivant) et une survie à cinq ans de 79% (idem). Pour prendre
un autre exemple, la même année, 2 000 greffes de cœur ont été pratiquées, avec des taux de survie
respectifs de 85 et 71%. Voir de nouveau Lechler et al. (2005). Cela, bien entendu, ne résout pas le
problème du nombre trop faible de donneurs.
4
E. D. Carosella and T. Pradeu, « Transplantation and identity: a dangerous split » (2006).
138
1
Voir, dans le même sens : T. Fehr and M. Sykes, « Tolerance induction in clinical
transplantation » (2004) ; Z. Yong et al. « Role and mechanisms of CD4+CD25+ regulatory T cells
in the induction and maintenance of transplantation tolerance » (2007).
2
T. Fehr and M. Sykes, « Tolerance induction in clinical transplantation » (2004).
3
F. Claas, « Chimerism as a tool to induce clinical transplantation tolerance » (2004).
4
M. H. Sayegh et al., « Immunological tolerance to renal allografts after bone marrow transplants
from the same donors » (1991).
5
S. T. Ildstad and D. H. Sachs, « Reconstitution with syngeneic plus allogeneic or xenogeneic
bone marrow leads to specific acceptance of allografts or xenografts » (1984). Voir également M.
Sykes and D. H. Sachs, « Mixed allogeneic chimerism as an approach to transplantation
tolerance » (1988).
6
M. Sykes, « Mixed Chimerism and Transplant Tolerance » (2001).
139
greffe de tissu ou d’organe, ce qui, dans certains cas, induit une tolérance
spécifique aux antigènes du donneur)1.
Ces expériences sur le chimérisme induit cliniquement montrent que,
contrairement à ce que pensaient Burnet et pratiquement tous les immunologistes
jusqu’à très récemment, à savoir que la maturation immunitaire était un
événement unique, qui se faisait une bonne fois pour toutes durant la vie fœtale ou
immédiatement post-natale, on peut modifier le système immunitaire adulte2.
Cette possibilité de redéfinir l’identité immunitaire de l’individu même à l’âge
adulte va dans le sens de l’idée, de plus en plus exprimée3, que le développement
dure tout au long de la vie, même si, bien entendu, la plasticité immunitaire de
l’adulte n’est pas aussi importante que celle du fœtus (ou, selon les espèces, du
nouveau-né)4. En revanche, ces expériences de redéfinition des récepteurs
immunitaires de l’individu ne sauraient être considérés comme des exemples de
tolérance immunitaire, cette dernière étant, comme nous l’avons dit, un processus
positif d’activation et de différenciation cellulaires qui conduit à l’inhibition d’une
réponse immunitaire destructrice.
Nous avons donc écarté de notre définition de la tolérance immunitaire deux
phénomènes (l’immunosuppression et l’induction du chimérisme) qui auraient pu
apparaître à tort comme des formes de cette tolérance. Avec la définition
restreinte, forte, du terme de tolérance à laquelle nous sommes parvenus, nous
allons démontrer à présent notre thèse selon laquelle la tolérance immunitaire est
un phénomène biologique fréquent. Cette thèse ne signifie certainement pas que
tout peut être immunologiquement accepté, toléré, par un organisme donné, mais
cela démontre, selon nous, qu’appréhender les processus d’acceptation et de rejet
à l’aune des concepts de soi et de non-soi n’est pas satisfaisant. Après avoir
examiné les évolutions récentes dans le domaine de la transplantation qui tendent
à montrer la possibilité d’une tolérance immunitaire, nous analyserons deux
1
F. Claas (2004), op. cit.
2
H. Waldmann, « Reprogramming the immune system » (2002).
3
S. Oyama, The Ontogeny of Information (1985, 2000).
4
Nous revenons sur cette idée, à nos yeux fondamentale, de développement tout au long de la vie
dans la troisième partie de cette thèse.
140
phénomènes qui prouvent qu’un organisme ne rejette pas toute entité étrangère : la
tolérance foeto-maternelle et la tolérance aux micro et macro-organismes.
Les organes immunoprivilégiés sont des organes qui, lorsqu’ils sont transplantés
d’un individu à un individu différent (allogénique), ne déclenchent pas de réponse
immunitaire de rejet, ou bien une réponse très faible. Selon Elizabeth Simpson,
qui a fait l’histoire de la notion de privilège immun2, ce terme de « privilège » a
été proposé pour la première fois par Billingham, l’élève de Medawar, à propos de
la greffe de cornée3. De nombreux sites ont ensuite été appelés
« immunoprivilégiés », puisqu’il semblait qu’ils ne déclenchaient pas de réponse
immunitaire en cas de greffe d’un tissu ou d’un organe pourtant « étranger » : la
cornée, le cerveau (voire, selon certains chercheurs, le système nerveux tout
entier), le testicule, le fœtus toléré par la mère (question sur laquelle nous
revenons plus bas), la bourse située au niveau de la joue chez le hamster, etc. Il
importe de noter que, dans plusieurs cas, notamment celui des tissus endocriniens,
1
Ou des constituants issus d’un vrai jumeau.
2
E. Simpson, « A historical perspective on immunological privilege » (2006).
3
R. E. Billingham and T. Boswell, « Studies on the problem of corneal homografts » (1953).
141
1
E. Simpson (2006), op. cit., p. 14.
2
J. W. Streilein, « Ocular immune privilege : therapeutic opportunities from an experiment of
nature » (2003).
3
A. Mellor and D. H. Munn, « Immune privilege: a recurrent theme in immunoregulation? »
(2006).
4
Ibid. Nous détaillons ces mécanismes dans la suite de ce chapitre.
142
1
Nous allons retrouver les cellules T régulatrices dans plusieurs processus de tolérance
immunitaire. Il est clair qu’il ne s’agit pas ici de la même idée que dans la première section : il ne
s’agit plus de souligner de quelle manière les cellules T régulatrices sont auto-immunes, mais de
montrer comment la régulation qu’elles induisent peut conduire à des phénomènes de tolérance
immunitaire, c'est-à-dire à l’absence de rejet d’une entité pourtant « étrangère ».
2
S. Qin et al. « ‘Infectious’ transplantation tolerance » (1993). Voir également et surtout : L.
Graca, S. P. Cobbold and H. Waldmann, « Identification of Regulatory T Cells in Tolerated
Allografts » (2002).
3
De même qu’en ce qui concerne les mécanismes de régulation de l’auto-immunité, de
nombreuses cellules immunitaires qui semblent pouvoir jouer un rôle dans l’immunorégulation
aux greffes ont été mises en évidence récemment. Néanmoins, dans l’état actuel de nos
connaissances, il semblerait que leur rôle soit négligeable par rapport à celui des cellules
CD4+CD25+Foxp3+.
4
K. J. Wood and S. Sakaguchi, « Regulatory T cells in transplantation tolerance » (2003) ; S.
Sakaguchi, « Taming transplantation with T cells » (2003) ; I. Lee et al. « Recruitment of Foxp3+
T regulatory cells mediating allograft tolerance depends on the CCR4 chemokine receptor »
(2005).
5
S. Sakaguchi et al. « Immunologic tolerance maintained by CD25+ CD4+ regulatory T cells: their
common role in controlling autoimmunity, tumor immunity and transplantation tolerance »
(2001) ; voir également Z, Yong et al. « Role and mechanisms of CD4+CD25+ regulatory T cells
in the induction and maintenance of transplantation tolerance » (2007).
6
K. J. Wood and S. Sakaguchi, « Regulatory T cells in transplantation tolerance » (2003), op. cit. ;
H. Waldmann et al., « Regulatory T cells in transplantation » (2006) ; Kang, Tang and Bluestone
(2007), op. cit.
7
Pour la greffe de cœur en particulier : S. Schenk et al. « Alloreactive T cell responses and acute
rejection of single class II MHC-disparate heart allografts are under strict regulation by
143
suggérant des mécanismes d’activation plus complexes1. Quoi qu’il en soit, ces
observations sur les cellules T régulatrices ont contribué à modifier les anciens
« dogmes » de l’immunologie de la transplantation, selon le mot de Frans Claas2.
Dans deux articles de synthèse récents3, Waldmann et ses collaborateurs mettent
en évidence plusieurs caractéristiques des cellules T régulatrices relativement aux
greffes : premièrement, leurs récepteurs sont spécifiques des antigènes du donneur
présentés par les cellules présentatrices d’antigènes de l’hôte4 ; deuxièmement,
elles sont dépendantes de l’exposition continue à l’antigène pour rester actives5 ;
troisièmement, elles assurent, par un phénomène appelé « suppression liée »
(linked suppression), l’extension du mécanisme de suppression à d’autres
antigènes exprimés au sein du tissu toléré6 ; quatrièmement, elles étendent la
tolérance dominante à d’autres cohortes de lymphocytes T naïfs, un processus que
Waldmann et ses collaborateurs ont appelé la « tolérance infectieuse »7. Ce
dernier phénomène constitue un cas remarquable de tolérance immunitaire : des
antigènes « étrangers » peuvent être tolérés par un organisme grâce au processus
actif de stimulation de ses cellules T régulatrices, ces dernières pouvant étendre
leur capacité de tolérance, à partir d’un antigène initial, à de nombreux autres
antigènes, imposant une tolérance globale à l’égard d’un tissu ou d’un organe
CD4+CD25+ T cells » (2005) ; S. G. Zheng et al. Transfer of regulatroy T cells generated ex vivo
modifies graft rejection through induction of tolerogenic CD4+CD25+ cells in the recipient”
(2006). L’implication des cellules T régulatrices dans la tolérance aux allogreffes a parfois été
soumise à controverse, certaines équipes ayant trouvé des résultats divergents de ceux cités ci-
dessus, notamment dans le cas de la greffe de rein : Y. Zhai and J.W. Kupiec-Weglinski,
« Regulatory T cells in kidney transplant recipients: active players but to what extent? » (2003) ;
H. Chavez et al., « Absence of CD4CD25 regulatory T cell expansion in renal transplanted
patients treated in vivo with Belatacept mediated CD28-CD80/86 blockade » (2007).
1
Kang, Tang and Bluestone (2007), op. cit.
2
F. H. J. Claas, « Transplantation: changing dogmas in clinical transplantation immunology »
(2005).
3
H. Waldmann et al. « Regulatory T cells and organ transplantation » (2004) ; H. Waldmann et
al., « Regulatory T cells in transplantation » (2006), op. cit.
4
M. P. Wise et al. Linked suppression of skin graft rejection can operate through indirect
recognition (1998).
5
R. Scully et al., « Mechanisms in CD4 antibody-mediated transplantation tolerance: kinetics of
induction antigen dependency and role of regulatory T cells » (1994).
6
J. D. Davies et al., « T cell suppression in transplantation tolerance through linked recognition »
(1996).
7
S. Qin et al. (1993), op. cit. Voir également H. Waldmann et al. « Infectious tolerance and the
long-term acceptance of transplanted tissue » (2006), ainsi que S. G. Zheng et al. (2006), op. cit.
144
greffé. Pris dans leur ensemble, les quatre mécanismes par lesquels les TReg
assurent une tolérance à des antigènes exogènes montrent que l’immunogénicité
est une question d’intégration de signaux activateurs et inhibiteurs, et non une
question d’origine intérieure ou extérieure de l’antigène.
L’implication des TReg dans plusieurs phénomènes de tolérance immunitaire a
même conduit certains chercheurs, dont Waldmann et ses collaborateurs, à
envisager cette tolérance due aux TReg comme un cas de « privilège immun »1. Il
semble en effet que, d’une manière similaire à ce que nous avons montré dans le
cas des organes dits « immunoprivilégiés », la greffe elle-même participe
activement à son acceptation par le système immunitaire, en stimulant, notamment
par la synthèse de cytokines, les cellules régulatrices de l’hôte2.
Les chercheurs se sont bien sûr posé la question des applications thérapeutiques
de cette observation selon laquelle des cellules T régulatrices sont présentes dans
les greffes. L’idée serait de stimuler les cellules T régulatrices de l’organisme
ayant subi une greffe, pour que celles-ci inhibent la réponse immunitaire
destructive. Waldmann et son équipe utilisent le terme de « vaccination négative »
pour désigner l’induction ou l’expansion sélectives de lymphocytes T régulateurs
dans les maladies auto-immunes, les allergies, les transplantations et d’autres
formes de pathologies immunes3. Au principe de ces recherches thérapeutiques se
trouve l’idée que non seulement le répertoire de réactivité de l’organisme peut être
partiellement redéfini (comme nous l’avions déjà vu dans le cas du chimérisme
induit cliniquement), mais en outre le type et l’intensité des réponses immunitaires
effectrices déclenchées par un organisme peuvent être modifiés en inhibant cette
activité grâce à des cellules régulatrices. Néanmoins, il importe de souligner que,
chez l’être humain, les chercheurs n’envisagent pas dans un avenir immédiat de se
passer des médicaments immunosuppresseurs, en ne recourrant qu’à la stimulation
1
S. P. Cobbold et al. « Immune privilege induced by regulatory T cells in transplantation
tolerance » (2006).
2
Ibid.
3
H. Waldmann et al. « Regulatory T cells and organ transplantation » (2004), op. cit., p. 124.
145
des cellules T régulatrices1. Il s’agit donc d’une technique très prometteuse pour
l’avenir, permettant d’envisager de diminuer les inconvénients de
l’immunosuppression (voire de les éviter complètement), mais qui doit encore
faire ses preuves. On peut raisonnablement penser que des découvertes majeures,
sur les plans à la fois théorique et thérapeutique, seront faites dans le domaine de
l’immunorégulation de la réponse immunitaire aux greffes par les cellules T
régulatrices, dans l’avenir proche.
1
H. Waldmann et al. « Regulatory T cells and organ transplantation » (2004), op. cit. ; Kang, Tang
and Bluestone (2007), op. cit. Cependant, l’application à l’être humain n’est, de notre point de vue
non prioritairement médical, qu’un des aspects à prendre en compte dès lors qu’il s’agit de
comprendre les mécanismes de tolérance immunitaire en général (et non pas seulement chez
l’homme).
2
Mais pas de toutes : elles ne sont pas exprimées à la surface des cellules nerveuses par exemple.
3
E. D. Carosella, P. Moreau, J. LeMaoult and N. Rouas-Freiss, « HLA-G : From biology to
clinical benefits » (sous presse). Voir également E. D. Carosella, N. Rouas-Freiss, P. Paul and J.
Dausset, « HLA-G : A Tolerance Molecule from the Major Histocompatibility Complex » (1999).
146
Deux études menées à partir de 2000 par l’équipe d’Edgardo Carosella1 ont
montré que HLA-G était exprimée, de façon stable, par les cellules du myocarde
chez 18% des patients ayant reçu une greffe de cœur. En outre, l’expression de
HLA-G était corrélée à une réduction significative du nombre d’épisodes de rejets
aigus sans rejet chronique. Ces résultats ont ensuite été renforcés par des
expériences sur la tolérance aux greffes de peau chez des souris exprimant HLA-
G. À partir de plusieurs expériences in vitro à partir de xénoréactions, il a été
proposé que la molécule HLA-G pouvait inhiber les cellules tueuses naturelles
(NK), mais aussi les cellules T CD4+ et CD8+, ainsi que les cellules présentatrices
d’antigènes. Plus récemment, l’implication de HLA-G dans l’acceptation des
greffes de rein a été mise en évidence à partir d’une étude sur 711 patients2 et
l’équipe d’Anatolij Horuzsko a montré in vivo que l’expression transgénique de la
molécule HLA-G humaine chez la souris inhibait la maturation des cellules
présentatrices d’antigène et augmentait la tolérance aux allogreffes de peau3. En
conclusion, il semblerait que HLA-G puisse participer à la modulation du rejet de
greffe en agissant à tous les niveaux de l’alloréponse4.
Sur un plan fondamental, la découverte que les cellules T régulatrices et HLA-G
jouent un rôle très important dans le privilège immun et dans la tolérance
spécifique aux greffes suggère que des mécanismes positifs d’induction de
tolérance immunitaire se retrouvent dans de nombreux phénomènes naturels.
Comme nous allons le montrer dans la suite, des mécanismes comme l’inhibition
par les cellules régulatrices, par HLA-G, ou par certaines cytokines, se produisent
en fait aussi bien dans la tolérance foeto-maternelle que dans la tolérance aux
tumeurs, aux micro-organismes commensaux, etc. Cependant, avant de démontrer
l’importance de cette convergence, il convient de se poser une question : tout ce
1
N. Lila et al. « Implication of HLA-G molecule in heart-graft acceptance » (2000) ; N. Lila et al.
« Human Leukocyte Antigen-G Expression After Heart Transplantation Is Associated With a
Reduced Incidence of Rejection » (2002).
2
J. Qiu et al. « Soluble HLA-G expression and renal graft acceptance » (2006).
3
V. Ristich, S. Liang, W. Zhang, J. Wu, A. Horuzsko, « Tolerization of dendritic cells by HLA-
G » (2003).
4
E. D. Carosella et al. « HLA-G Molecules: from Maternal–Fetal Tolerance to Tissue
Acceptance » (2003), p. 232sq.
147
que nous avons décrit jusqu’ici concerne les mammifères, et avant tout l’être
humain (ainsi que les rongeurs, organismes-modèles pour les questions de
transplantation), mais qu’en est-il de la tolérance immunitaire aux greffes chez
d’autres espèces que l’homme ?
reconnaissance d’un allèle commun aux deux colonies1, ce qui a amplement été
confirmé par la suite, en particulier par l’équipe d’Irving Weissman à l’Université
de Stanford2. Botryllus possède un système d’histocompatibilité, très semblable au
système HLA de l’être humain, appelé FuHC (Fusion Histocompatibility
Complex). Très récemment, le locus de ce gène d’histocompatibilité a été isolé et
caractérisé3. Il est apparu clairement qu’il suffit que deux colonies de Botryllus
aient un des deux allèles en commun pour que leur rencontre conduise à une
fusion, et non à un rejet.
Chez les éponges également les fusions sont fréquentes. Travaillant sur certaines
éponges, Hildemann et Johnson4 avaient constaté de nombreux rejets et en avaient
déduit que la fusion était un bon critère d’identité génétique, autrement dit que si
deux éponges fusionnaient, on pouvait en conclure qu’elles étaient les produits
identiques d’une reproduction asexuée. Cependant, dans un travail sur l’éponge
Ectyoplasia ferox, Curtis et ses collaborateurs montrent que dans pratiquement
50% des cas deux éponges allogéniques fusionnent5. Selon eux, les facteurs à
prendre en compte sont divers : la possibilité qu’un seul allèle en commun suffise
pour qu’il y ait fusion6, mais aussi la proximité géographique des éponges. Ils
notent aussi que les capacités à accepter des greffes allogéniques varient beaucoup
chez les invertébrés, de 0,7% chez la gorgone Eunicella stricta à 82% chez
l’hydrozoaire Hydractinia echinata.
Enfin, chez les plantes, bien entendu, de très nombreuses greffes sont possibles
et sont couramment pratiquées par les botanistes. D’autres greffes se produisent
1
F. M. Burnet, « ‘Self-recognition’ in colonial marine forms and flowering plants in relation to the
evolution of immunity » (1971).
2
D. S. Stoner, B. Rinkevich and I. Weissman, « Heritable germ and somatic cell lineage
competitions in chimeric colonial protochordates » (1999).
3
A. W. De Tomaso et al., « Isolation and characterization of a protochordate histocompatibility
locus » (2005), op. cit. Auparavant, plusieurs caractéristiques de ce locus avaient déjà été mises en
évidence dans l’équipe d’Irving Weissman, par exemple son lien avec des gènes liés à l’expression
des protéines de choc thermiques : M. B. Fagan and I. L. Weissman, « Linkage analysis of HSP70
genes and historecognition locus in Botryllus schlosseri » (1998). Pour un point de vue d’ensemble
sur les travaux d’I. Weissman et ses collaborateurs, voir C. Ainsworth, « The Story of I » (2006).
4
W. H. Hildemann et al., « Immunocompetence in the lowest metazoan phylum: transplantation
immunity in sponges » (1979)
5
A. S. G. Curtis, J. Kerr and N. Knowlton, « Graft Rejection in Sponges » (1982).
6
Hypothèse tout à fait plausible puisque démontrée, comme nous l’avons vu, chez Botryllus
schlosseri.
149
1
F. M. Burnet (1971), op. cit. ; J. B. Nasrallah, « Recognition and Rejection of Self in Plant
Reproduction » (2002).
2
D. R. Goldstein, « Toll like receptors and acute allograft rejection » (2006).
3
F. M. Burnet (1971), op. cit.
150
1
Voir par exemple R. Medzhitov and C. Janeway, « Decoding the Patterns of Self and Nonself by
the Innate Immune System » (2002).
2
G. Litman, « Colonial Match and Mismatch » (2005).
3
T. Boller, « Chemoperception of microbial signals in plant cells » (1995) ; T. Boehm, « Quality
control in self/nonself discrimination » (2006).
4
Il est surprenant de constater à quel point le nombre de publications sur cette question est faible.
Contrastant avec l’immense production scientifique quotidienne en immunologie, je n’ai pas
trouvé, en dépit de mes efforts, plus d’une trentaine d’articles sur les transplantations chez les
invertébrés.
5
E. Furuta, N. Seo and K. Yamaguchi, « Perforin-dependent cell death in skin allograft rejection
of the terrestrial slug Incilaria fruhstorferi » (2006).
151
La grossesse, étant l’implantation d’un tissu sur un autre tissu, est un processus
similaire à une greffe, à tel point qu’elle est généralement conçue comme la greffe
naturelle la plus fréquente1. Or, la mère ne rejette pas le fœtus qu’elle porte, bien
qu’il soit génétiquement pour moitié différent d’elle, et donc relève clairement du
« non-soi ». Le constat a été fait depuis longtemps, mais il était expliqué comme
un processus d’isolement immunitaire, sur le modèle des organes
immunoprivilégiés dont nous avons parlé ci-dessus : les immunologistes pensaient
que le placenta constituait une barrière impénétrable par les cellules immunitaires,
préservant ainsi le fœtus de toute réaction de rejet. Bien entendu, cette explication
était en accord avec la théorie du soi et du non-soi, ou plus exactement permettait
de la sauver ; car si le fœtus était accessible aux cellules immunitaires, alors
comment expliquer une exception aussi massive à la règle du soi et du non-soi ?
1
F. M. Burnet, Self and Not-Self (1969) ; L. Brent, A History of Transplantation Immunology, op.
cit., p. 403 (« The mammalian fetus : nature’s (almost) perfect allograft ») ; C. A. Janeway et al.
Immunobiology (2005). On parle dans le cas de la grossesse d’une greffe semi-allogénique.
152
Or, au cours des dix dernières années il a été démontré que les acteurs de
l’immunité étaient bel et bien présents dans le placenta, mais qu’ils ne
déclenchaient pas de réponse de rejet contre le fœtus. Les cellules appelées
« cytotrophoblastes », qui forment les couches cellulaires externes du placenta,
entourant et enfermant le fœtus tout au long de la grossesse, interagissent
directement avec des éléments du système immunitaire maternel1, parmi lesquels
on trouve des cellules tueuses naturelles (NK), des macrophages, des cellules T
régulatrices CD4+CD25+, ainsi que des cellules dendritiques et des lymphocytes
CD8+, ces deux populations étant présentes en petit nombre.
L’absence de rejet du fœtus par la mère est une énigme immunologique qui a
fasciné plusieurs générations d’immunologistes2. Le plus probable est que ce
phénomène soit le résultat de nombreux mécanismes différents, acquis au cours de
l’évolution3. Néanmoins, au cours des quinze dernières années, deux mécanismes
majeurs impliqués dans la tolérance foeto-maternelle ont été mis en évidence :
l’expression par le fœtus de la molécule HLA-G d’une part, et le rôle inhibiteur
joué par les cellules T régulatrices d’autre part.
1
J. S. Hunt, « Stranger in a strange land » (2006).
2
Medawar affirmait déjà qu’il y avait là une question importante à résoudre : P. B. Medawar,
« Some immunological and endocrinological problems raised by evolution of viviparity in
vertebrates » (1953). Pour une revue récente, montrant à la fois les immenses progrès réalisés au
cours des dernières années et les nombreuses questions non encore résolues concernant la
tolérance foeto-maternelle, voir M. G. Petroff, « Immune interactions at the maternal-fetal
interface » (2005). Voir également A. Moffet-King, « Natural killer cells and pregnancy » (2002),
ainsi que P. Luppi, « How immune mechanisms are affected by pregnancy » (2003).
3
M. G. Petroff, « Immune interactions at the maternal-fetal interface » (2005), op. cit. ; J. S. Hunt,
« Stranger in a strange land » (2006), op. cit.
153
Comment expliquer que le fœtus échappe ainsi à une réponse destructrice, alors
même qu’il n’exprime pas les molécules HLA du « soi » ?
Telle a été la question à l’origine de la découverte, par Edgardo D. Carosella et
son équipe, du rôle de la molécule HLA-G dans la tolérance foeto-maternelle1.
Cette molécule s’exprime dès les premiers jours de la fécondation de l’ovule par
le spermatozoïde. Elle permet l’implantation de l’ovule fécondé dans l’endomètre
maternel. A l’état physiologique (sain), la protéine s’exprime seulement au niveau
du placenta, du thymus et de la cornée. Cependant, l’ARN messager
correspondant aux gènes d’HLA-G est exprimé dans la plupart des cellules de
l’organisme. En conséquence, une stimulation, par exemple par l’interleukine 10
(IL-10), peut induire l’expression d’HLA-G, rendant tolérante la cellule en
question. La molécule HLA-G interagit avec trois récepteurs (ILT2, ILT4,
KIR2DL4)2, qui vont se retrouver sur toutes les cellules du système immunitaire :
lymphocytes B, lymphocytes T, cellules NK, cellules présentatrices d’antigènes
(dont les cellules dendritiques). La molécule HLA-G interagit avec toutes ces
cellules en inhibant successivement l’activation NK3, l’activité cytotoxique
spécifique des lymphocytes T, l’activité proliférative allogénique, la
différenciation des cellules présentatrices d’antigènes et la production des
anticorps.
L’implication de HLA-G dans la tolérance foeto-maternelle se fonde sur trois
observations majeures : premièrement, dans les avortements à répétition, il y a
absence d’HLA-G dans le placenta ; deuxièmement, dans la préclampsie, il n’y a
pas expression d’HLA-G ; troisièmement, dans la souris transgénique exprimant
HLA-G, le blocage de cette dernière conduit à des avortements.
1
N. Rouas-Freiss, R. M. Goncalves, C. Menier, J. Dausset and E. D. Carosella, « Direct evidence
to support the role of HLA-G in protecting the fetus from maternal uterine natural killer cytolysis »
(1997) ; voir également : E. D. Carosella, J. Dausset and M. Kirszenbaum, « HLA-G revisited »
(1996), ainsi que N. Rouas-Freiss, M. Kirszenbaum, J. Dausset et E. D. Carosella, « Tolérance
fœtomaternelle : rôle de la molécule HLA-G dans la protection du fœtus contre l’activité natural
killer maternelle » (1997).
2
M. G. Petroff, « Immune interactions at the maternal-fetal interface » (2005), op. cit., p. 7.
3
M. I. Torres et al., « HLA-G Today » (2001).
154
1
J. LeMaoult, I. Krawice-Radanne, J. Dausset and E. D. Carosella, « HLA-G1-expressing antigen-
presenting cells induce immunosuppressive CD4+ T cells » (2004).
2
E. D. Carosella et al. « HLA-G Molecules: from Maternal–Fetal Tolerance to Tissue
Acceptance » (2003), op. cit., 202.
3
M. G. Petroff, « Immune interactions at the maternal-fetal interface » (2005), op. cit., p. 7. Voir
également A. Moffet-King, « Natural killer cells and pregnancy » (2002), op. cit., p. 661.
4
Voir par exemple J. Dausset, « La définition biologique du soi » (1990).
155
1
Y. Sasaki et al. « CD4+CD25+ regulatory T cells are increased in the human early pregnancy
decidua and have immunosuppressive activity » (2003).
2
D. A. Somerset et al., « Normal human pregnancy is associated with an elevation in the immune
suppressive CD25+ CD4+ regulatory T-cell subset » (2004).
3
Voir également A. L. Mellor and D. Munn, « Policing pregnancy: Tregs help keep the peace »
(2004).
4
V.R. Aluvihare, M. Kallikourdis and A.G. Betz, « Regulatory T cells mediate maternal tolerance
to the fetus » (2004).
156
1
A. L. Mellor and D. Munn, « Policing pregnancy: Tregs help keep the peace » (2004) ; S. Saito,
Y. Sasaki and M. Sakai, « CD4+CD25high regulatory T cells in human pregnancy » (2005) ; V. R.
Aluvihare and A. G. Betz, « The role of regulatory T cells in alloantigen tolerance » (2006).
2
V. R. Aluvihare and A. G. Betz (2006), op. cit.
3
Y. Sasaki et al. « Decidual and peripheral blood CD4+CD25+ regulatory T cells in early
pregnancy subjects and spontaneous abortion cases » (2004).
4
Par exemple, plusieurs cytokines et hormones immunosuppressives, comme la progestérone (voir
J. S. Hunt (2006), op. cit.). Seraient également impliqués : des protéines de la famille B7,
l’enzyme IDO (indoleamine-2,3-dioxygenase) et le système Fas-FasL : voir M. G. Petroff,
« Immune interactions at the maternal-fetal interface » (2005), op. cit. Sur IDO, qui est un
inhibiteur des tryptophanes (acides aminés essentiels dans la nutrition humaine), voir également A.
L. Mellor and D. Munn, « Policing pregnancy: Tregs help keep the peace » (2004), op. cit.
157
1
D. W. Bianchi et al., « Male fetal progenitor cells persist in maternal blood for as long as 27
years post partum » (1996).
158
épithéliales et hépatiques)1. Selon ces auteurs, cela pourrait indiquer que ces
cellules issues du fœtus peuvent jouer un rôle fonctionnel chez la mère, un
possible renouvellement cellulaire, susceptible de permettre, par exemple, la
réparation de tissus chez la mère suite à une lésion. Le fondement de cette
hypothèse est que l’on retrouve plus de cellules chimériques d’origine fœtale dans
les zones lésées quand dans les zones non lésées. Face à de telles expériences
récentes et difficiles à interpréter, il faut être prudent, mais si elles devaient être
confirmées, elles constitueraient un exemple passionnant de tolérance immunitaire
de constituants étrangers qui acquièrent un rôle fonctionnel dans l’organisme2.
On peut tirer de l’ensemble des analyses menées jusqu’ici deux conclusions très
importantes par rapport à la théorie du soi et du non-soi :
i) L’acceptation d’une greffe semble impliquer, chez toutes les espèces, la
ressemblance moléculaire des tissus ou organes transplantés, mais elle n’est pas
conditionnée par une stricte identité génétique.
ii) Par des mécanismes actifs de tolérance, le répertoire des antigènes non-
immunogènes d’un organisme peut être considérablement élargi (cas de la
grossesse par exemple).
Ces deux conclusions nous ont préparé à la formulation de l’objection que nous
considérons comme la plus importante à l’égard de la théorie du soi et du non-soi,
à savoir la tolérance, par tout organisme pluricellulaire, d’un nombre immense de
micro- et macro-organismes en son sein.
1
K. Khosrotehrani et al. (2004) Transfer of Fetal Cells With Multilineage Potential to Maternal
Tissue, JAMA.
2
Le chimérisme foeto-maternel pourrait aussi, cependant, avoir des effets néfastes sur la mère :
certains risques de cancer et de développement de maladies auto-immunes pourraient être liés à ce
phénomène. Voir Aractingi S. et al. (2005) Skin carcinoma arising from donor cells in a kidney
transplant recipient, Cancer Research 65(5):1755-60.
159
1
L. Margulis, Origin of Eukaryotic Cells (1970) ; L. Margulis (ed.) Symbiosis as a Source of
Evolutionary Innovation: Speciation and Morphogenesis (1991) ; L. Margulis and M. J. Chapman,
« Endosymbioses: cyclical and permanent in evolution » (1998) ; L. Margulis and D. Sagan,
Acquiring genomes: a theory of the origins of species (2002).
2
J. Sapp, Evolution by Association. A History of Symbiosis (1994) ; J. Sapp, Genesis: The
Evolution of Biology ; J. Sapp, « The dynamics of symbiosis: an historical overview » (2004).
3
Voir E. Mayr, Foreword to Margulis and Sagan, Acquiring genomes (2002).
4
Nous préférons utiliser le terme explicite de symbiose dans l’organisme, ou « symbiose intra-
organismique », car il n’existe pas de terme parfaitement satisfaisant pour décrire ce phénomène.
On pourrait par exemple parler d’ « endosymbiose », mais le terme est très souvent utilisé pour
désigner l’endo-cyto-symbiose, c'est-à-dire une symbiose dans la cellule, que l’on observe par
exemple dans le processus par lequel, il y a fort longtemps, les mitochondries ont été intégrées aux
cellules eucaryotes (L. Margulis and M. J. Chapman, « Endosymbioses: cyclical and permanent in
evolution », 1998).
5
Cette définition est en accord avec de très nombreux spécialistes contemporains de la symbiose,
par exemple L. V. Hooper and J. I. Gordon, « Commensal host-bacterial relationships in the gut »
(2001). Nous rejetons la définition adoptée par M. J. McFall-Ngai dans certains de ses articles, par
exemple dans « Unseen Forces: The Influence of Bacteria on Animal Development » (2002) :
toute relation durable entre deux organismes différents, qu’elle soit bénéfique ou dommageable.
Cette définition est beaucoup trop extensive, elle ne permet pas de préciser les caractéristiques
propres de la symbiose.
160
pour désigner ces relations avec des micro-organismes. En réalité, il n’est pas
facile de savoir quand on passe du commensalisme, caractérisé à la fois par
l’absence de dommage et l’absence de bénéfice pour les deux partenaires, à la
symbiose, caractérisée par un bénéfice pour l’un des deux partenaires et au moins
une absence de dommage pour l’autre partenaire (et au mieux, donc, par un
bénéfice réciproque).
Un organisme comme l’être humain est en symbiose avec de très nombreuses
bactéries, situées la plupart du temps aux interfaces de l’organisme : sur la peau,
mais aussi et surtout au niveau des épithelia : dans les poumons, l’intestin, le
vagin, etc. La plupart des organismes pluricellulaires contiennent, de même, un
grand nombre de bactéries symbiotiques : les plantes1, les insectes2, les oiseaux,
les mammifères, etc. Etant donné que les symbioses bactériennes sont très
étudiées chez l’homme, nous décrirons, dans la suite de cette analyse, l’exemple
humain, mais en montrant ses ressemblances avec ce que l’on observe chez la
plupart des organismes pluricellulaires3.
Bien que les relations symbiotiques avec des bactéries soient nombreuses et
diverses dans l’organisme humain, la plus importante est celle qui se produit dans
l’intestin, c’est donc par son étude que nous allons commencer notre propos. Un
être humain contient un nombre considérable de bactéries symbiotiques, au moins
dix fois plus que de cellules eucaryotes propres4. La très grande majorité se trouve
dans l’intestin. Ces bactéries intestinales appartiennent à entre 400 et 1000
1
Par exemple la symbiose avec les bactéries Rhizobium est indispensable pour la survie de la
plante hôte : E. Kiers et al. « Host sanctions and the legume-rhizobium mutualism » (2003).
2
Par exemple, on estime que jusqu’à 70% des arthropodes seraient infectés par des bactéries
symbiotiques Wolbachia. Voir M. J. McFall-Ngai, « Unseen Forces: The Influence of Bacteria on
Animal Development » (2002), op. cit., p. 5.
3
Le cas des symbioses internes à l’organisme, notamment humain, sont de plus en plus étudiées, et
ont, surtout depuis le début des années 2000, bénéficié d’avancées technologiques importantes, qui
ont enfin permis de les étudier : voir M. J. McFall-Ngai, « Unseen Forces: The Influence of
Bacteria on Animal Development » (2002), op. cit., p. 2.
4
J. Xu and J. I. Gordon, « Honor thy symbionts » (2003). Voir également J. Xu et al., « Message
from a human gut symbiont: sensitivity is a prerequisite for sharing » (2004).
161
espèces différentes. L’organisme humain est indispensable à leur survie dans plus
de 60% des cas (ces bactéries ne sont donc pas cultivables en dehors de
l’environnement de l’intestin). Certains micro-organismes symbiotiques de
l’intestin sont procaryotes, les autres sont eucaryotes, mais les premiers
dominent1. Les bactéries symbiotiques intestinales sont uniques à chaque
organisme, en conséquence elles constituent l’un des meilleurs moyens pour
l’individualiser. Elles varient dans l’espace, c'est-à-dire que les populations
bactériennes ne sont pas les mêmes selon les endroits de l’intestin. En outre, elles
varient dans le temps, en fonction de l’environnement2, principalement en
fonction du régime alimentaire de l’hôte, des rencontres avec d’autres micro-
organismes (éventuellement pathogènes), de la prise d’antibiotiques. Certaines,
cependant, nous sont très fidèles3. En outre, les bactéries déjà présentes modifient
le milieu (en particulier nutritionnel) et favorisent l’intégration de nouvelles
bactéries utiles à l’hôte, qui à leur tour modifient le milieu, etc.4
L’idée a prévalu pendant longtemps que le système immunitaire n’avait pas
accès aux bactéries résidentes de l’intestin : de même que dans le cas des organes
immunoprivilégiés, cette interprétation, très en accord avec la théorie du soi et du
non-soi, revenait à expliquer la tolérance à ces bactéries par l’incapacité du
système immunitaire à interagir avec elles. Comme dans tous les autres cas où elle
a été avancée5, on sait à présent que cette interprétation est inexacte. Il est vrai
que, grâce à la couche de mucus et de glycocalyx et aux peptides antimicrobiens
qui protègent les cellules épithéliales de l’intestin, les bactéries qui se trouvent
dans le lumen intestinal ne pénètrent pas massivement dans l’intestin à
1
M. C. Noverr and G. B. Huffnagle, « Does the microbiota regulate immune responses outside the
gut? » (2004).
2
« La composition des espèces de symbiotes et commensaux varie le long de l’intestin, change au
fur et à mesure que nous nous développons et vieillissons, et est influencée par notre
environnement » : L. Hooper and J. I. Gordon, « Commensal Host-Bacterial Relationships in the
Gut » (2001).
3
Noverr and Huffnagle (2004), op. cit.
4
Hooper and Gordon (2001), op. cit., p. 1117.
5
Organes immunoprivilégiés, tolérance foeto-maternelle, etc.
162
1
On parle du « tissu lymphoïde associé à l’intestin » (GALT), qui est une partie du « tissu
lymphoïde associé aux muqueuses » (MALT).
2
J. G. Magalhaes, I. Tattoli, S. E. Girardin, « The intestinal epithelial barrier: How to distinguish
between the microbial flora and pathogens » (2007).
3
T. T. MacDonald and G. Monteleone, « Immunity, inflammation and allergy in the gut » (2005).
Voir également G. W. Tannock, « What immunologists should know about bacterial communities
in the human bowel » (2007).
4
M. Rescigno et al. « Dendritic cells express tight junction proteins and penetrate gut epithelial
monolayers to sample bacteria » (2001).
163
1
J. L. Coombes and K. J. Maloy, « Control of intestinal homeostasis by regulatory T cells and
dendritic cells » (2007).
2
Principalement des cellules dendritiques CD8+ (dans les régions interfolliculaires) et CD11b+
(dans le dôme sub-épithélial).
3
J. L. Coombes and K. J. Maloy (2007), op. cit.
4
Ibid.
5
On parle de « symbiose obligatoire » pour désigner une symbiose indispensable à l’hôte.
6
Voir J. Herrick, Les bactéries sont-elles nos ennemies ? (2004) et « Les virus ennemis utiles »,
Dossier Pour La Science, avril/juin 2007.
7
J. Xu and J. Gordon (2003), op. cit.
164
1
H. Cash, C. V. Whitham, C. L. Behrendt and L. V. Hooper, « Symbiotic bacteria direct
expression of an intestinal bactericidal lectin » (2006) ; voir également S. K. Mazmanian and D. L.
Kasper, « The love-hate relationship between bacterial polysaccharides and the host immune
system » (2006).
2
D. Kelly et al. « Commensal anaerobic gut bacteria attenuate inflammation by regulating
nuclear-cytoplasmic shuttling of PPAR- and RelA » (2004).
3
S. Rakoff-Nahoum et al., « Recognition of commensal microflora by Toll-like receptors is
required for intestinal homeostasis » (2004). Voir aussi D. Kelly et al. (2004), op. cit.
4
M. C. Noverr and G. B. Huffnagle (2004), op. cit. Nous reviendrons sur la force de ces relations
symbiotiques dans la troisième partie de cette thèse. Il ne faut cependant pas oublier que des
pathologies peuvent être associées à la présence de bactéries commensales : par exemple, certains
cancers semblent ne se développer qu’en présence de bactéries commensales dans l’intestin (voir
S. Kado et al. « Intestinal microflora are necessary for development of spontaneous
adenocarcinoma of the large intestine in T-cell receptor chain and p53 double-knockout mice »,
2001). Cependant, cela ne remet en cause en rien leur caractère généralement bénéfique, voire
dans certains cas indispensable.
165
exemple, il a été récemment démontré que, chez le ver parasite Asobara tabida, la
présence des bactéries symbiotiques Wolbachia est indispensable pour
l’ovogenèse, donc pour le développement1. Or, le caractère essentiel de bactéries
symbiotiques dans le développement humain après la naissance a également été
montré2 ; en particulier, le développement normal du tissu lymphoïde associé à
l’intestin (GALT, gut-associated lymphoid tissue) nécessite la colonisation
bactérienne3. Beaucoup de connaissances ont été acquises grâce à l’examen de
l’immunité des individus sans microbes (germ-free) : il apparaît clairement que
ces derniers possèdent une composition cellulaire anormale dans les organes
lymphoïdes secondaires, un métabolisme altéré, une composition sérologique
modifiée, et des changements dans leur physiologie cardiovasculaire ainsi que
dans leur neurophysiologie4.
La tolérance de bactéries symbiotiques dans l’intestin, assurant des fonctions
indispensables à l’hôte (nutrition, développement, immunité) est donc un
phénomène très fréquent, voire ubiquitaire, chez les organismes pluricellulaires.
Les bactéries symbiotiques sont en nombre important dans toutes les épithélia
de l’organisme, pas seulement dans l’intestin. Comme le montre la spécialiste de
la symbiose Margaret McFall-Ngai, des dix « systèmes » de l’organisme, huit
(tégumentaire, digestif, respiratoire, système d’excrétion, reproductif,
immunitaire, endocrinien, circulatoire) sont en relation étroite et persistance avec
des bactéries normales (les exceptions étant, jusqu’à preuve du contraire, le
1
F. Dedeine et al., « Removing symbiotic Wolbachia bacteria specifically inhibits oogenesis in a
parasitic wasp » (2001).
2
L. Hooper, « Bacterial contributions to mammalian gut development » (2004) et « Resident
bacteria as inductive signals in mammalian gut development » (2005).
3
L. Hooper and J. Gordon (2001), op. cit. ; S. K. Mazmanian and D. L. Kasper (2006), op. cit.
4
A. J. Macpherson, S. Hapfelmeir and K. D. McCoy, « The armed truce between the intestinal
microflora and host mucosal immunity » (2007). Voir également A. J. Macpherson and N. L.
Harris, « Interactions between commensal intestinal bacteria and the immune system » (2004).
166
Dans la course aux armements entre les pathogènes et leurs hôtes, il est fréquent
que les premiers (bactéries, virus, parasites) aient développé au cours de
l’évolution des stratégies d’évitement de la réponse immunitaire. Nous n’allons
pas ici entrer en détail dans le domaine passionnant des relations hôtes-
pathogènes, domaine qui se situe au carrefour de la microbiologie et de
l’écologie3. D’une part, nous nous concentrons sur les mécanismes de tolérance au
1
M. J. McFall-Ngai, « Unseen Forces: The Influence of Bacteria on Animal Development »
(2002), op. cit., p. 2.
2
H. F. Jenkinson and R. J. Lamont, « Oral microbial communities in sickness and in health »
(2005). Voir aussi L. Hooper and Gordon (2001), op. cit.
3
Sur ce domaine, voir : S. Alizon, Evolution de la virulence des parasites : apports des modèles
emboîtés, thèse soutenue le 24 octobre 2006 à l’Université de Paris 6. Voir également S. Alizon
and M. van Baalen, « Emergence of a Convex Trade-Off between Transmission and Virulence »
167
(2005) ; S. Alizon and M. van Baalen, « Immune system modeling in parasite evolution models
(2006). Nous revenons sur cette question au chapitre 7.
1
Mais, bien sûr, nous aurions aussi pu parler des mécanismes de tolérance induits par des bactéries
ou des virus.
2
C’est le cas dans la malaria, qui est due à différentes espèces du genre Plasmodium, et qui infecte
pratiquement 10% de la population mondiale. C’est le cas également de Trypanosoma Cruzi, le
parasite responsable de la maladie de Chagas, qui reste lui aussi plusieurs années dans
l’organisme sans être éliminé par le système immunitaire : C.A. Buscaglia and J. M. Di Noia,
« Trypanosoma cruzi clonal diversity and the epidemiology of Chagas’ disease » (2003).
3
A. Capron, « Le parasitisme ou la tolérance du non-soi. L’exemple des schistosomes » (2006).
4
Y. Belkaid et al. « CD4+CD25+ regulatory T cells control Leishmania major persistence and
immunity » (2002).
168
Il est remarquable que la molécule HLA-G, mise en évidence pour son rôle dans
l’acceptation du fœtus par la mère et dans la possible tolérance aux greffes, peut
intervenir également dans un processus néfaste à l’organisme, en l’occurrence le
développement des tumeurs2. Plus fascinant encore, l’équipe d’Edgardo Carosella
a montré très récemment3 que HLA-G pouvait être impliqué dans un phénomène
de trogocytose. La trogocytose (du grec trôgô, ici « ronger ») est un mécanisme de
transfert de fragments de membranes d’une cellule à une autre. Or, il a été
démontré que des cellules tumorales exprimant des molécules HLA-G1 peuvent
les transférer à des cellules tueuses naturelles (NK), faisant que ces dernières,
pendant un temps limité, cessent d’être cytolytiques et même se comportent
comme des cellules suppressives, permettant à la tumeur de ne pas être détruite
par le système immunitaire4. La même chose a en outre été démontrée pour des
lymphocytes T qui, ayant acquis la molécule HLA-G1, passent de l’état effecteur
à l’état régulateur5. La trogocytose de HLA-G1 semble donc assurer une sorte de
suppression immunitaire d’urgence, et de caractère transitoire, permettant à des
1
Y. Belkaid and B. T. Rouse, « Natural regulatory Y cells in infectious disease » (2005). Voir
également Y. Belkaid, R. Blank and I. Suffia, « Natural regulatory T cells and parasites: a
common quest for host homeostasis » (2006).
2
P. Paul et al., « HLA-G expression in melanoma: a way for tumor cells to escape from
immunosurveillance » (1998).
3
J. Caumartin et al., « Trogocytosis-based generation of suppressive NK cells » (2007). Voir
également le compte rendu de cette expérience par S. Ahmad, « Tumour cells tout trogocytosis »
(2007).
4
Pour un article récent sur le changement théorique majeur introduit par la mise en évidence de
l’importance des divers mécanismes de transfert de protéines de surface entre cellules, en
particulier dans l’immunité, voir D. M. Davies, « Intercellular transfer of cell-surface proteins is
common and can affect many stages of an immune response » (2007).
5
J. LeMaoult et al., Immune regulation by pretenders: cell-to-cell transfers of HLA-G make
effector T cells act as regulatory cells (2007).
169
tissus qui expriment HLA-G soit normalement (comme le fœtus), soit de façon
pathologique (comme les tumeurs) d’augmenter rapidement le nombre de cellules
régulatrices, permettant un état de tolérance1.
D’autre part, il a été démontré, à la fois chez la souris et chez l’être humain, que
des cellules T régulatrices CD4+CD25+Foxp3+ s’accumulaient en nombre
important sur le site de développement d’une tumeur. Cette observation, faite
initialement pour le cancer de l’ovaire chez la femme2, a également permis de
démontrer que les cellules régulatrices étaient spécifiques des antigènes tumoraux.
La présence de nombreuses cellules T régulatrices est en outre corrélée à des
chances de survie réduites. Il semble que la tumeur soit donc capable d’induire
une tolérance spécifique, lui permettant d’échapper à la réponse immunitaire3.
1
Ibid., p. 2047. Pour un article de synthèse sur l’implication de HLA-G dans la tolérance aux
tumeurs, voir N. Rouas-Freiss et al., « Expression of tolerogenic HLA-G molecules in cancer
prevents antitumor responses » (2007).
2
T. J. Curiel et al., Specific recruitment of regulatory T cells in ovarian carcinoma fosters immune
privilege and predicts reducaed survival (2004).
3
Voir T. Gajewski, « The Expanding Universe of Regulatory T Cell Subsets in Cancer » (2007) et
T. J. Curiel et al. (2004), op. cit.
170
2.6.2. Il est faux que le système immunitaire déclenche une réponse effectrice
contre tout « non-soi »
Ce que nous venons de dire concernant à la fois les greffes, la tolérance foeto-
maternelle et la tolérance de micro- et macro-organismes remet en cause la
deuxième affirmation de la théorie du soi et du non-soi, selon laquelle le système
immunitaire déclenche une réponse de rejet contre tout « non-soi ». En réalité,
tout organisme est peuplé d’un nombre immense d’entités étrangères,
principalement des bactéries, mais aussi des virus, ou encore des parasites. Seule
une vision de l’organisme comme « pur », parfaitement homogène et construit de
façon endogène, a pu conduire à l’idée qu’il devait immunitairement rejeter toute
entité « étrangère ».
Face à ces recherches sur la tolérance immunitaire – qui, comme nous l’avons
montré, ont progressé à un rythme très intense au cours des dix à quinze dernières
années – la théorie du soi et du non-soi n’a pu se maintenir qu’au prix de
raisonnements proposant de nombreuses exceptions à la règle du soi et du non-
soi : après avoir systématiquement proposé d’expliquer la tolérance immunitaire
par l’ignorance immune, c'est-à-dire l’impossibilité pour les constituants du
1
Nous analysons en détail ces questions dans la troisième partie de cette thèse.
171
Nous détaillons ici une idée qui se trouve en filigrane dans les analyses qui
précèdent. Il est inadéquat de faire de l’immunité adaptative le tout de l’immunité,
comme la théorie du soi et du non-soi a eu trop tendance à le faire. En réalité, sur
le plan de l’évolution, l’immunité innée est la première à apparaître et par ailleurs
elle est dominante dans le monde vivant actuel. On considère habituellement que
l’immunité adaptative, pour sa part, n’apparaît que chez les vertébrés à
1
Soi-organisme, soi génétique, soi CMH, soi peptidique, à l’exclusion donc du soi défini comme
le non-immunogène, car il y a là un cercle logique.
172
mâchoires1. Cependant, comme nous l’avons montré, l’immunité dite « innée » est
à la fois très spécifique et très efficace. En outre, certains des mécanismes que
l’on pensait propres à l’immunité adaptative, voire définitionnels de cette
dernière, comme la mémoire immunitaire, semblent présents chez des organismes
à immunité « innée »2. Que reste-t-il, dans ces conditions, de la particularité de
l’immunité adaptative ? Tracer la frontière entre immunité innée et adaptative est
donc difficile, et, plus que jamais, limiter le champ de l’immunologie à
l’immunité des vertébrés supérieurs semble insatisfaisant.
Il est intéressant de noter que Burnet avait en partie conscience de cela. Il a
même été un pionnier de l’idée selon laquelle l’immunité ne devait pas être
considérée comme le propre des seuls vertébrés à mâchoires ou, plus incorrect
encore, des seuls mammifères3. Pourtant, il a pensé jusqu’à la fin de sa vie qu’il
était légitime de considérer la question de l’immunité adaptative, et plus
précisément des anticorps, comme l’interrogation centrale de l’immunologie. Cela
est dû en grande partie à ce qui, comme nous l’avons montré, a été le combat
scientifique de sa vie : montrer que la théorie « instructionniste » de la production
des anticorps, élaborée en particulier par Pauling, était inexacte, et devait être
remplacée par une théorie sélective. Ainsi, Burnet écrit en 1976 :
De nombreux aspects de la défense du corps contre une infection ne sont liés que de
manière indirecte à l’action des anticorps. Les animaux invertébrés avaient des défenses
efficaces contre les bactéries usuelles bien avant qu’un système fondé sur les anticorps
n’évolue. Cependant […], pour les pionniers de l’immunologie et leurs successeurs, le
thème central des anticorps spécifiques était la clé pour comprendre la défense contre une
infection et la nature de l’immunité post-infectieuse. Nous savons maintenant que
l’immunologie comprend beaucoup plus de choses que l’on pouvait le rêver il y a
cinquante ans, mais la spécificité et la diversité des anticorps sont restées l’objet central
de fascination.4
1
C. A. Janeway et al. Immunobiology (2005) ; P. Bleyzac et al. « Emergence du système
immunitaire adaptatif : hypothèses en présence » (2005).
2
Nous avons montré au chapitre 1 qu’elle existait chez des animaux invertébrés, et même chez des
plantes.
3
Voir par exemple son article de 1971 sur les protochordés (Burnet 1971, op. cit.).
4
Burnet F. Introduction to Chapter 1 « Antibodies and Receptors », in Burnet (ed.) Scientific
American, 1976. (Notre traduction).
173
Cette première inexactitude est liée à une deuxième, qui consiste à croire que,
chez les vertébrés à mâchoires, les lymphocytes sont au cœur du système
immunitaire. En réalité, l’attention qui a été accordée aux lymphocytes tout au
long de la deuxième moitié du XXe siècle est légitime car les mécanismes de mise
en place des récepteurs et les mécanismes de la réponse immunitaire des
lymphocytes sont fascinants, mais cette attention ne doit pas occulter une donnée
qui est apparue de plus en plus clairement depuis le début des années 1990, à
savoir que les mécanismes effecteurs des lymphocytes ne sont déclenchés qu’à la
condition que les acteurs de l’immunité innée (en particulier les cellules
présentatrices d’antigène telles que les cellules dendritiques) aient eux-mêmes été
activés. Par conséquent, envisager principalement, sinon uniquement, les
lymphocytes lorsqu’on parle d’immunité constitue une perspective trop étroite,
qui commence à être fortement remise en question aujourd’hui1.
1
Voir par exemple Vivier E. et Malissen B. Innate and adaptative immunity: specificities and
signaling hierarchies revisited, Nature Immunology 6(1), 2005.
2
Puisque, comme nous l’avons souligné, des cellules tumorales, par exemple, sont du « soi » au
sens génétique, et pourtant elles induisent une réponse immunitaire.
174
Ils ont donc été conservés davantage pour l’attrait qu’ils suscitaient, et parce
qu’ils unifiaient la communauté des immunologistes, que parce qu’ils auraient été
porteurs d’un sens précis. Le mot de « soi » est en effet à la fois très séduisant, car
il semble nous dire quelque chose de nous-mêmes, êtres humains1, et très
plastique, c’est-à-dire susceptible de recevoir des définitions ou des interprétations
très différentes, pas nécessairement explicitées, articulées et cohérentes entre
elles. En réalité, les imprécisions du terme ont contribué au fait qu’il s’impose si
facilement et si durablement : le « soi » ne s’est maintenu jusqu’à aujourd'hui que
parce qu’aucun immunologiste n’a essayé de le définir avec précision.
Alfred Tauber2 et Anne Marie Moulin3 parlent tous deux du soi immunologique
comme d’une « métaphore »4. Ils entendent par là que les immunologistes ont
importé de la philosophie et de la psychologie l’idée d’une réflexivité, en
l’occurrence l’idée que l’organisme doit se connaître immunitairement lui-même
et ne pas répondre à ses propres constituants. L’utilisation de cette idée et de ce
terme a conduit à de nombreuses interprétations peu solides, notamment celle,
assez répandue, concernant la nature cognitive de la reconnaissance immunitaire
du soi5. Une thèse très répandue parmi les biologistes et les épistémologues de la
biologie est que les métaphores et termes flous sont inévitables, et même
1
Les tentatives de lier le « soi » immunologique à la définition de notre identité psychologique
et/ou sociale sont aussi nombreuses que peu convaincantes : M. Howes, « Self, intentionality, and
immunological explanation » (2000) ; A. D. Nazier, The Age of Immunology : Conceiving a
Future in an Alienating World (2003) ; etc. L’une des raisons pour lesquelles ces efforts sont peu
probants est qu’ils présupposent ce qui est en question : après avoir défini le « soi »
immunologique d’une manière anthropocentrique, ils rapprochent celui-ci de notre identité
psychologique ou sociale et ont souvent recours à des raisonnements analogiques suggérant que
l’on peut tirer des conclusions de l’identité immunologique à l’identité psychologique et sociale.
2
A. I. Tauber, The Immune Self: Theory or Metaphor ? (1994) ; A. I. Tauber, « The Elusive
Immune Self: A case of category errors » (1999). Dans ce dernier texte, Tauber écrit : « Nous
commettons une erreur de catégorie quand nous attribuons des descriptions humaines aux
lymphocytes et aux anticorps » (p. 473).
3
A-M. Moulin, « La métaphore du soi et le tabou de l’auto-immunité » (1990).
4
Sur le rôle joué par les métaphores en immunologie, voir E. Cohen, « Figuring Immunity :
Towards the Genealogy of a Metaphor » (2001).
5
Voir en particulier H. Atlan and I. R. Cohen, « Immune information, self-organization and
meaning » (1998), et surtout I. R. Cohen, Tending Adam’s Garden : Evolving the cognitive
immune self (2000). Voir également A. I. Tauber, « Historical and philosophical perspectives on
immune cognition » (1997). Nous reparlons de cette question dans le Chapitre 5.
175
1
I. Löwy, « The Immunological Construction of the Self » (1991).
2
E. Crist and A. I. Tauber, « Selfhood, Immunity, and the Biological Imagination: The Thought of
Frank Macfarlane Burnet » (1999).
3
Voir les analyses de Michel Morange sur cette question, et leur évolution entre l’ouvrage La part
des gènes (1998) et Les secrets du vivant (2005a).
176
177
Deuxième partie
La théorie de la continuité
178
1
Cette théorie a été formulée pour la première fois dans le cadre de notre travail de DEA, soutenu
en juillet 2003. Elle a cependant, nous l’espérons, beaucoup évolué depuis cette date. Présentée
dans quatre publications, notre théorie a bénéficié des commentaires et des critiques de nombreux
chercheurs, notamment des arbitres des revues concernées, que nous devons tous remercier. Les
quatre publications, dont trois co-signées avec M. Carosella, ont été les suivantes : T. Pradeu et E.
D. Carosella, « Analyse critique du modèle immunologique du soi et du non-soi et de ses
fondements métaphysiques implicites » (2004) ; T. Pradeu, « Les incertitudes du soi et la question
du bon modèle théorique en immunologie » (2005) ; T. Pradeu and E. D. Carosella, « The Self
Model and the Conception of Biological Identity in Immunology » (2006a) ; T. Pradeu and E. D.
Carosella, « On the definition of a criterion of immunogenicity » (2006b). D’autre part, Anouk
Barberousse, Edgardo D. Carosella, Jean Dausset, Jean Gayon, Charles Girard, Peter Godfrey-
Smith, Richard Lewontin, Susan Oyama, Michel Morange, Anne-Marie Moulin, Arthur
Silverstein, Kim Sterelny, Alfred Tauber, Guy-Cédric Werlings et plusieurs arbitres anonymes ont
tous été de très utiles critiques de cette théorie, contribuant à l’améliorer considérablement sans,
bien sûr, devoir aucunement en assumer l’énoncé.
2
Certains textes de Quine ont contribué à asseoir cette thèse d’une continuité entre science et
philosophie des sciences, en particulier « Two dogmas of empiricism » (1951). Elle nous semble
particulièrement valide en philosophie de la biologie. Nous revenons sur cette question dans le
prochain chapitre, ainsi qu’en conclusion.
179
1
Deux publications médicales se sont fait l’écho de la théorie de la continuité, contribuant ainsi à
amorcer un tel dialogue : dans Medicina, Christiane Pasqualini y a consacré un éditorial intitulé
« Tambalea el dogma Propio/No-propio de la immunologia » (2005), auquel Edgardo Carosella et
moi-même avons répondu (Pradeu et Carosella 2005) ; d’autre part, Le Quotidien du Médecin y a
consacré un article intitulé « Le soi et le non-soi en question » (N°7890, 2 Février 2006). En outre,
j’ai eu des échanges très utiles avec plusieurs immunologistes de renom concernant la théorie de la
continuité, en particulier Christophe Benoist, Gérard Eberl, Donald R. Forsdyke, Neil S.
Greenspan, Philippe Kourilsky, Dennis McGonagle, David Munn, Hans Niller, Shimon Sakaguchi
et Lisa Steiner. Je remercie également Jan Sapp pour ses remarques et ses encouragements à
propos de cette théorie.
2
En effet, outre la théorie du soi et du non-soi, très largement dominante, quelques autres théories
ou hypothèses ont été proposées pour rendre compte du fonctionnement de l’immunité,
principalement la théorie systémique initialement proposée par Jerne, et la théorie du « danger »
proposée au début des années 1990 par l’immunologiste américaine Polly Matzinger.
180
1
Comme nous l’avons déjà souligné, nous utilisons les termes de « ligand » et d’ « antigène »
comme synonymes. Le terme « ligand » est plus précis, puisqu’un ligand est un antigène dont on
connaît le récepteur, mais dans le contexte de notre discussion les deux termes désignent le même
objet, à savoir les motifs moléculaires avec lesquels les récepteurs immunitaires sont susceptibles
d’interagir biochimiquement.
181
un même degré d’intensité. Cette formulation simplifiée, bien que non strictement
satisfaisante, donne une image assez fidèle de l’idée qui se trouve au fondement
de notre théorie.
Après cette première présentation très générale de notre théorie de la continuité,
nous allons à présent en donner le contenu détaillé. De quelle continuité et de
quelle discontinuité parlons-nous exactement ? Comment celles-ci sont-elles
« perçues » par le système immunitaire ? Où ces interactions entre les récepteurs
immunitaires et leurs ligands se produisent-elles et dans quelles conditions ?
Toute expression d’un motif antigénique inhabituel ne déclenchant pas
nécessairement de réponse immunitaire de rejet, nous avons proposé, dans la
formulation de notre théorie, que seule une discontinuité forte était immunogène ;
mais qu’est-ce qu’une discontinuité « forte » ? Notre théorie ne peut être solide
qu’à la condition de le préciser. Comme nous allons le voir, la théorie de la
continuité s’efforce d’expliquer à la fois l’immunogénicité et la tolérance
immunitaire, cette dernière étant pensée comme le résultat d’une induction de
continuité antigénique.
182
183
CHAPITRE 4
1
C’est le choix d’Alfred Tauber, qui considère que le système immunitaire est trop complexe pour
que l’on puisse, en considérant un organisme donné et une entité donnée, déterminer si cette
dernière déclenchera ou non une réponse immunitaire de rejet (A. I. Tauber, communication
personnelle ; voir également « The Elusive Immune Self: A case of category errors » [1999] et
« Moving beyond the immune self ? » [2000]). Nous ne partageons pas cette vision, qui, si elle
était exacte, conduirait l’immunologie à être uniquement une discipline expérimentale, dénuée de
toute théorie précise. Cette idée a été exprimée clairement par Russell E. Vance, dans une critique
de la « théorie du danger », dont nous parlerons dans le prochain chapitre : R. E. Vance, « A
Copernician Revolution ? Doubts About the Danger Theory » (2000). Pour cet auteur,
l’immunologie doit se concentrer sur ses aspects moléculaires, sans plus chercher une théorie
structurante.
184
La théorie de la continuité prend pour points de départ les deux axes de critique
de la théorie du soi et du non-soi que nous avons proposés, à savoir
l’autoréactivité normale et la tolérance immunitaire. Nous repartons donc de ces
deux idées pour expliciter notre théorie.
1
L’idée que l’immunologie doit se passer de théorie conduit, selon nous, à une situation dans
laquelle il devient très difficile de formuler des programmes de recherche thérapeutique. Nous
soulignons les possibles conséquences thérapeutiques de la théorie de la continuité dans le
prochain chapitre.
185
1.2.2. Les enseignements que l’on peut tirer des phénomènes de tolérance
immunitaire
1
R. E. Billingham, L. Brent and P. B. Medawar, « Actively acquired tolerance of foreign cells »
(1953). Voir également L. Brent, A History of transplantation immunology (1997), op. cit.
2
Voir plus loin la section sur « l’induction de tolérance par induction de continuité »
187
Après avoir présenté les principes généraux de notre théorie, nous montrerons
comment ils s’appliquent à des cas précis d’immunité animale et végétale. En
outre, à la fin de ce chapitre, nous abordons une question cruciale, mais qui ne
saurait recevoir de réponse définitive dans l’état actuel de nos connaissances :
peut-on appliquer la théorie de la continuité aux organismes unicellulaires ? Cette
question repose en réalité d’abord sur le problème plus fondamental de savoir si
on peut parler d’immunité chez les unicellulaires (quelle que soit la théorie
adoptée pour rendre compte de l’immunité), question que nous avons abordée au
Chapitre 1. Nos remarques finales visent à répondre, de manière nécessairement
spéculative, à ces questions à nos yeux passionnantes. En tout état de cause, notre
objectif est clairement de proposer une théorie immunologique dotée d’un
domaine d’extension vaste, puisque nous cherchons à comprendre l’immunité de
tous les organismes pluricellulaires, voire de tous les organismes quels qu’ils
soient. En cela, la théorie de la continuité contraste avec la théorie du soi qui,
comme nous l’avons montré, n’a pas su trancher la question de savoir si elle ne
s’appliquait qu’aux vertébrés à mâchoires (comme le voulait Burnet), ou à bien à
tous les organismes (comme les immunologistes contemporains le prétendent).
Ayant à l’esprit ces deux fondements de notre théorie que sont l’autoréactivité
normale et la tolérance, ainsi que l’importance de l’enjeu de son domaine
d’extension, nous pouvons maintenant détailler les mécanismes de la discontinuité
antigénique.
1
Les cellules immunitaires ne réagissent pas avec les ligands spécifiques de leurs récepteurs sans
aucune interruption, au contraire elles interagissent avec eux, puis circulent dans le circuit
lymphatique, puis interagissent de nouveau avec eux, etc. La continuité dont il est ici question est
donc bien la répétition régulière d’une même interaction biochimique, et non le maintien sans
aucune interruption de la même interaction.
189
1
Voir la section 4 ci-dessous pour un détail des données bien expliquées par la théorie de la
continuité tandis que la théorie du soi n’en rend pas convenablement compte
2
C. A. Janeway and R. Medzhitov « Innate Immune Recognition » (2002). Voir aussi l’article
fondateur de C. A. Janeway : « Approaching the Asymptote ? Evolution and Revolution in
Immunology » (1989).
190
1
T. Yokota et al., « Tracing the first waves of lymphopoiesis in mice » (2006). Pour un temps de
gestation compris entre 18 et 21 jours.
2
Probablement autour de onze semaines, mais les évaluations varient. Une étude récente montre
que des fœtus dont la mère est vaccinée contre le virus Influenza à environ trente semaines
développent une réponse immunitaire B et T qui leur est propre (autrement dit, elle n’est pas due à
la mère) : D. Rastogi et al., « Antigen-specific immune responses to influenza vaccine in utero »
(2007).
191
1
O. Levy, « Innate immunity of the newborn : basic mechanisms and clinical correlates » (2007).
2
Pour l’homme, voir R. Carr, « Neutrophil production and function in newborn infants » (2000).
3
A. Dakic et al. « Development of the dendritic cell system during mouse ontogeny » (2004). Sur
le développement des différents types de cellules dendritiques selon leur origine, voir K. Shortman
and S. H. Naik, « Steady-state and inflammatory dendritic cell development » (2007).
4
O. Levy (2007), op. cit.
5
Sur cette dernière population, voir W. M. Yokoyama and S. Kim, « How do natural killer cells
find self to achieve tolerance? » (2006).
192
1
B. Adkins, C. Leclerc and S. Marshall-Clarke, « Neonatal adaptive immunity comes of age »
(2004).
2
M. Sarzotti, D. S. Robbins, and P. M.Hoffman, « Induction of protective CTL responses in
newborn mice by a murine retrovirus » (1996) ; J. P. Ridge, E. J. Fuchs and P. Matzinger,
« Neonatal Tolerance Revisited: Turning on Newborn T Cells with Dendritic Cells » (1996) ; T.
Forsthuber, H. C. Yip and P. V. Lehmann, « Induction of TH1 and TH2 immunity in neonatal
mice » (1996).
3
B. Adkins, C. Leclerc and S. Marshall-Clarke (2004), op. cit.
193
actif à l’heure actuelle. Il apparaît de plus en plus clairement que cette flexibilité
dans la capacité de déclencher une réponse immunitaire joue un rôle important
dans la protection du fœtus et du nouveau-né contre des réponses inflammatoires
excessives et dans sa capacité de tolérer des antigènes indispensables à son
développement et à sa survie.
Le point qui importe pour l’instant est le suivant : les cellules non sélectionnées
et les cellules sélectionnées commencent à interagir avec les antigènes présents
dans l’organisme soit dès avant la naissance, soit quelques semaines après la
naissance. Elles sont dès ce moment-là, c'est-à-dire dès que leur maturation est
achevée, en mesure d’interagir de façon continue et avec une intensité constante
avec les antigènes présents dans l’organisme. Ainsi, la continuité antigénique
qu’évoque la théorie de la continuité commence dès la maturation du système
immunitaire.
Chez d’autres organismes que les mammifères, la maturation immunitaire est
souvent rapide. Chez les animaux à immunité dite « innée », les récepteurs
immunitaires sont pour la plupart établis dès la naissance. Chez la drosophile, la
plupart des mécanismes immunitaires se mettent même en place dès le stade
larvaire1. Chez les plantes, les différents mécanismes immunitaires (les voies
respectivement « directe » et « indirecte » que nous avons décrites au chapitre 1)
sont établies et sont efficaces très rapidement. Chez les organismes coloniaux,
plantes coloniales par exemple, la question ne se pose bien entendu pas du tout de
la même manière, puisque chaque « plante » est le prolongement de l’organisme
parent, et donc la « maturation » est radicalement différente de chez des
organismes à reproduction sexuée.
1
Concernant l’ontogénie du système immunitaire de la drosophile, voir A. Holz et al., « The two
origins of hemocytes in Drosophila » (2003) et, pour le meilleur article de synthèse disponible à
l’heure actuelle sur l’immunité de la drosophile, voir B. Lemaitre and J. Hoffman, « The host
defense of drosophila melanogaster » (2007).
194
Une quantité très faible d’antigène ne provoque pas, dans la plupart des cas, de
réponse immunitaire, ou, parfois, provoque une réponse immunitaire mais qui est
très rapidement interrompue. À l’opposé, une très grande quantité d’antigène peut
paralyser le système immunitaire, qui est alors incapable de réagir. La théorie de
la continuité prend en compte la question de la quantité d’antigène présentée aux
cellules immunitaires, en affirmant qu’il n’y a discontinuité antigénique pour le
système immunitaire que si la quantité d’antigène disponible se situe dans une
fenêtre (ni trop faible, ni trop importante). Cependant, il faut souligner que dans la
très grande majorité des cas l’introduction d’un antigène provoque une réponse
immunitaire. Autrement dit, la plupart des discontinuités antigéniques sont
« perçues » par au moins l’un ou quelques-uns des constituants de l’immunité. La
question est néanmoins de savoir quand on passe d’une réponse au niveau d’une
cellule immunitaire, ou de quelques-unes (cette réponse pouvant être une
activation, une différenciation, une migration, une division, la synthèse de
cytokines, etc.), à une réponse immunitaire systémique, impliquant un ensemble
d’acteurs immunitaires et conduisant finalement à la destruction de la cible. Dans
certains cas, en effet, une réponse immunitaire cellulaire est amorcée, mais des
mécanismes immunitaires régulateurs viennent mettre un terme à cette réponse et
permettent l’induction d’un état de tolérance à l’antigène considéré. C’est là que,
de nouveau, la quantité d’antigène présentée est un facteur important : comme
nous allons le voir en parlant d’induction de tolérance par induction de continuité,
195
1
Je remercie Michel Morange de m’avoir suggéré cette formulation, qui présente l’avantage
considérable de réunir des aspects de la théorie qui, sans cela, semblent isolés. Je dois encore
réfléchir à cette formulation pour tenter de déterminer si elle regroupe l’ensemble des facteurs de
discontinuité proposés.
196
jusqu’ici sont présentés, alors il n’y aura pas de réponse immunitaire de rejet, la
discontinuité antigénique n’étant pas suffisante pour être « perçue » par le système
immunitaire. C’est ce que l’on constate à propos des phénomènes d’imitation
moléculaire que nous avons décrits chez certains parasites (voir chapitre
précédent), mais aussi à propos de l’histocompatibilité dans le domaine de la
transplantation1.
1
Ce phénomène est rare chez l’être humain, mais, comme nous l’avons vu, il est fréquent chez
certaines espèces, comme les organismes coloniaux. Concernant Botryllus, par exemple, la théorie
de la continuité soutient que l’expression de quelques motifs antigéniques communs (liés au fait de
posséder un seul allèle en commun) suffit pour qu’il y ait tolérance à la greffe.
197
Pris tous ensemble, ces cinq facteurs que nous avons décrits semblent ouvrir la
possibilité de plusieurs états de tolérance immunitaire, seule une discontinuité
1
R. M. Zinkernagel, « Localization dose and time of antigens determine immune reactivity »
(2000) ; R. M. Zinkernagel and H. Hengartner, « Regulation of the Immune Response by
Antigen » (2001) ; R. M. Zinkernagel, « Uncertainties – Discrepancies In Immunology » (2002) ;
R. Zinkernagel, « Credo 2004 » (2004). Sur l’importance du lieu de la réaction pour comprendre la
réponse immunitaire, voir également A. L. Mellor and D. H. Munn, « Immune privilege: a
recurrent theme in immunoregulation? » (2006).
198
1
C'est-à-dire moléculairement identique à travers le temps.
2
C’est ainsi que Mme Pasqualini avait lu la théorie de la continuité (voir son éditorial « Tambalea
el dogma Propio/No-propio de la immunologia », 2005), d’où les précisions et explications
supplémentaires proposées dans notre réponse, publiée sous le même titre (Pradeu et Carosella
2005).
199
1
Voir par exemple D. W. Smith and C. Nagler-Anderson, « Preventing intolerance : the induction
of nonresponsiveness to dietary and microbial antigens in the intestinal mucosa » (2005).
200
Comme nous l’avons vu, Medawar et ses collègues démontrent, en 1953, que
des tissus implantés tôt (dans la période immédiatement post-natale) chez la souris
peuvent être indéfiniment tolérés1. Cette expérience, amplement confirmée par la
suite2, démontrait que le fœtus et, chez certaines espèces, le nouveau-né, sont
largement tolérants aux antigènes exogènes. Comment rendre compte de cette
moindre immunité à la naissance ? L’idée avancée par Burnet, et constamment
reprise jusqu’à il y a quelques années, était tout simplement que le système
immunitaire du fœtus et (selon les espèces) du nouveau-né n’était pas encore
1
R. E. Billingham, L. Brent, P. B. Medawar, « Actively acquired tolerance of foreign cells »
(1953), op. cit.
2
R. M. Steinman, D. Hawiger and M. C. Nussenzweig, « Tolerogenic dendritic cells » (2003) ; A.
Dakic et al., « Development of the dendritic cell system during mouse ontogeny » (2004), op. cit. ;
H. Waldmann, « Regulatory T cells in transplantation » (2006).
201
1
Nous revenons sur cet aspect dans la troisième partie.
2
Voir la démonstration de ces points au chapitre précédent.
3
O. Levy (2007), op. cit.
4
Parfois dès le stade fœtal, dans le cas d’une transmission verticale de symbiotes, comme dans le
cas de Wolbachia chez de nombreux insectes.
202
1
O. Levy (2007), op. cit., p. 381.
2
En grande partie en raison du biais TH2 des nouveaux-nés : les nouveaux-nés possèdent des
cytokines qui favorisent le développement de lymphocytes TH2 au détriment des lymphocytes TH1
qui, contrairement aux TH2, stimulent les macrophages, principales cellules médiatrices de
l’inflammation.
3
W. R. Godfrey et al. « Cord blood CD4+CD25+-derived T regulatory cell lines express FoxP3
protein and manifest potent suppressor function » (2005).
203
Durant les premières étapes du développement, l’organisme est exposé à un grand nombre
d’antigènes, d’origines à la fois extrinsèques et intrinsèques. Répondre avec vigueur à
tous ces antigènes conduirait à un état d’hyperinflammation chronique. Cela pourrait être
nuisible pendant la vie précoce pour deux raisons importantes. Premièrement, chez le
nouveau-né, les cellules immunitaires doivent établir un état de tolérance aux antigènes
environnementaux communs, ainsi qu’aux antigènes du soi périphériques nouvellement
rencontrés. Des niveaux élevés de signaux pro-inflammatoires auraient de fortes chances
de contrarier ce processus. Deuxièmement, certains organes se développent après la
naissance à la fois chez la souris et chez l’être humain. Des réponses inflammatoires à des
tissus qui se développent après la naissance, comme les poumons, peuvent être par nature
dangereuses. Globalement, nous pensons que, dans la plupart des circonstances, il
pourrait être avantageux pour les nouveaux-nés de maintenir sous contrôle les réactions
inflammatoires, tout en conservant la capacité de mobiliser complètement le système
immunitaire adaptatif en cas de rencontre avec des agents infectieux menaçants pour la
vie ou hautement nocifs.1
1
B. Adkins, C. Leclerc and S. Marshall-Clarke, « Neonatal adaptive immunity comes of age »
(2004), op. cit., p. 561. (Notre traduction).
204
Par opposition, les entités exogènes, notamment bactériennes, qui sont présentes
dans l’organisme en petite quantité et avec lesquelles le système immunitaire
interagit de façon répétée et progressive sont tolérées. Analysons le cas le plus
massif de colonisation bactérienne de l’hôte, celui qui se produit au niveau de
l’intestin, immédiatement après la naissance. Les bactéries commensales y
arrivent certes en grande quantité, en même temps que des bactéries pathogènes.
Cependant, elles sont présentées au système immunitaire intestinal en petite
quantité, de façon continue, lente et répétée. Le système immunitaire intestinal (en
particulier le mucus et les cellules épithéliales) agit comme un filtre ou un
entonnoir : en dépit d’une présence massive d’antigènes, il ne fait qu’en prélever
certains extraits1, ce qui lui permet à la fois de détecter les antigènes fortement
anormaux et d’induire une tolérance (par induction de continuité) aux antigènes
normaux. Cette explication est partiellement généralisable à l’organisme adulte,
comme nous le démontrons ci-dessous dans la section sur l’induction de tolérance
par induction de continuité.
D’abord fluctuante, la flore intestinale devient ensuite fidèle, autrement dit elle
se stabilise. Une continuité s’est établie, les bactéries commensales résidentes
sont, pour le système immunitaire, des constituants normaux de l’organisme.
1
Voir en particulier M. Rescigno et al., « Dendritic cells express tight junction proteins and
penetrate gut epithelial monolayers to sample bacteria » (2001).
205
ne sont pas du tout celles qui provoquent son déclenchement. En effet, l’activation
des lymphocytes dépend des cellules présentatrices d’antigène, principalement les
cellules dendritiques. La théorie de la continuité, à la suite de plusieurs
immunologistes ayant joué un rôle majeur dans la mise en évidence de
l’importance de l’immunité innée1, insiste donc sur l’idée que la réponse
immunitaire est déclenchée par les cellules présentatrices d’antigène2. Or,
plusieurs expériences ont démontré qu’un lymphocyte n’est activé que s’il reçoit
plusieurs signaux, qui sont autant de confirmations de la présence d’un antigène
« anormal » dans l’organisme. Au moins deux signaux sont nécessaires, comme
l’avaient suggéré Peter Bretscher et Melvin Cohn en 19683. Un lymphocyte T,
pour être activé, doit être stimulé à la fois par son ligand spécifique porté par
l’antigène et par le « second signal » délivré par la cellule présentatrice
d’antigène. Quant aux lymphocytes B, ils doivent être stimulés à la fois par leur
ligand spécifique et par un lymphocyte CD4 auxiliaire, dit lymphocyte T helper 2
(TH2). Depuis que Bretscher et Cohn ont proposé leur théorie des deux signaux,
les connaissances acquises ont permis de montrer que, dans de nombreux cas,
davantage de deux signaux sont nécessaires : on considère par exemple
aujourd’hui que trois signaux sont nécessaires pour activer un lymphocyte B4, et
de nombreuses recherches sont effectuées sur la notion de « synapse
immunologique », zone de contact entre cellule immunitaire et antigène qui
1
Voir, tout particulièrement, C. A. Janeway and R. Medzhitov, « Innate Immune Recognition »
(2002).
2
Ou, en termes plus imagés, tels que Janeway et Medzhitov les emploient, la « décision » de
déclencher une réponse immunitaire est prise par les cellules présentatrices d’antigène. Voir
également T. R. Mosmann and A. M. Livingstone, « Dendritic cells : the immune information
management experts » (2004).
3
P. Bretscher and M. Cohn, « Minimal model for the mechanism of antibody induction and
paralysis by antigen » (1968) ; P. Bretscher and M. Cohn, « A theory of self-nonself
discrimination » (1970). Voir également K. J. Lafferty and A. Cunningham, « A new analysis of
allogenic interactions » (1975). En réalité, comme le montre P. Matzinger (« Tolerance, danger,
and the extended family », 1994), ce sont Lafferty et Cunningham qui, les premiers, ont proposé
l’idée que le second signal était dû à la cellule présentatrice d’antigène. Dans la conception
présentée par Bretscher et Cohn, le second signal était délivré par un autre lymphocyte T (dit
« helper »).
4
H. K. Lee and A. Iwasaki, « Innate control of adaptive immunity : Dendritic cells and beyond »
(2007).
206
1
P. Friedl, A. Th. den Boer and M. Gunzer, « Tuning immune responses : diversity and adaptation
of the immunological synapse » (2005) ; P. Reichardt, B. Dornbach and M. Gunzer, « Molecular
makeup and function of regulatory and effector synapses » (2007).
2
« Steady-state », c'est-à-dire qu’elle n’est pas elle-même activée.
3
D. Hawiger et al., « Dendritic cells induce peripheral T cell unresponsiveness under steady state
conditions in vivo » (2001) ; M. V. Dhodapkar et al., « Antigen specific inhibition of effector T
cell function in humans after injection of immature dendritic cells » (2001) ; R. M. Steinman, D.
Hawiger and M. C. Nussenzweig, « Tolerogenic dendritic cells » (2003), op. cit. ; H. C. Probst et
al., « Resting DC induce peripheral CD8+ T cell tolerance through PD-1 and CTLA-4 » (2005).
207
la maturation des lymphocytes T, ce qui fait que tout organisme possède des
lymphocytes T fortement auto-immuns. En conséquence, l’organisme doit
apprendre à tolérer ces antigènes, qui vont être présentés à ses cellules
immunitaires à la périphérie. Si une cellule présentatrice d’antigène présente à un
lymphocyte à la périphérie son ligand spécifique mais que celui-ci correspond à
une entité présente de façon continue dans l’organisme (qu’elle soit endogène ou
exogène), alors la cellule présentatrice d’antigène, elle-même non activée, va
provoquer l’élimination du lymphocyte, et non sa prolifération1.
Tout cela montre que de nombreux constituants du système immunitaire
préviennent les risques de dommages qui pourraient être causés par d’autres
constituants immunitaires.
1
R. M. Steinman and M. Nussenzweig, « Avoiding Horror Autotoxicus: The Importance of
Dendritic Cells in Peripheral T Cell Tolerance » (2002).
208
La conséquence de ce que nous avons dit plus haut est que les cellules
dendritiques ont avant tout une activité dite tolérogénique1. En d’autres termes, les
cellules dendritiques, qui, en tant que cellules présentatrices d’antigène, sont
considérées comme les plus efficaces pour amorcer la réponse immunitaire
effectrice, sont également capables d’induire une tolérance immunitaire spécifique
de l’antigène qu’elles portent2.
Les cellules dendritiques sont capables d’induire une tolérance spécifique chez
les cellules T à des antigènes qu’elles présentent en petite quantité : c’est le cas
notamment avec des antigènes issus de cellules apoptotiques3 ou d’antigènes issus
de l’environnement et qui ne nuisent pas à l’hôte, voire qui lui sont utiles4. En
outre, des cellules T allogéniques cultivées avec des cellules dendritiques
immatures, peuvent devenir réfractaires à une nouvelle stimulation antigénique,
même par des cellules dendritiques matures5. Il s’agit donc d’une induction de
tolérance spécifique par induction de continuité, c'est-à-dire par présentation
répétée d’un antigène. Autrement dit, la répétition de la présentation immunitaire
dans des conditions de non-activation conduit chez le lymphocyte à une moindre
(et non à une plus importante) probabilité d’être activé par le même antigène. En
conséquence, à côté de la « mémoire immunitaire » connue depuis les origines de
1
R. M. Steinman, D. Hawiger and M. C. Nussenzweig, « Tolerogenic dendritic cells » (2003), op.
cit..
2
K. Shortman and W. R. Heath, « Immunity or tolerance? That is the question for dendritic cells »
(2001).
3
R. M. Steinman, S. Turley, I. Mellman, and K. Inaba, « The induction of tolerance by dendritic
cells that have captured apoptotic cells » (2000).
4
R. M. Steinman et al. « Tolerogenic dendritic cells » (2003), op. cit.
5
H. Jonuleit et al., « Induction of interleukin 10-producing, nonproliferating CD4+ T cells with
regulatory properties by repetitive stimulation with allogeneic immature human dendritic cells »
(2000).
210
1
Mais présente seulement chez certains organismes, comme nous l’avons vu.
2
U. H. von Andrian and T. R. Mempel, « Homing and cellular traffic in lymph nodes » (2003).
3
F-P. Huang and G. MacPherson, « Continuing education of the immune system – Dendritic cells,
immune regulation and tolerance » (2001).
4
S. M. Kang, Q. Tang and J. A. Bluestone, « CD4+CD25+ regulatory T cells in transplantation:
progress, challenges, and prospects » (2007).
5
H. H. Smits et al. « Different faces of regulatory DCs in homeostasis and immunity » (2005).
6
L. F. Lu et al., « Mast cells are essential intermediaries in regulatory T-cell tolerance » (2006).
211
Comme nous l’avons vu, les cellules T régulatrices, tout particulièrement les
cellules CD4+CD25+Foxp3+, peuvent inhiber des réponses immunitaires
activatrices déclenchées contre des antigènes exogènes ou endogènes. Or, dans
certaines conditions, les cellules T régulatrices sont capables d’induire une
tolérance par induction de continuité. C’est très exactement ce que Waldmann
exprime par son concept de « vaccination négative »1, que nous avons déjà
rencontré au chapitre précédent. Il apparaît en effet que, dans certains cas de
transplantation, l’organe ou le tissu greffé lui-même induit une tolérance
progressive à ses antigènes en stimulant les cellules T régulatrices2. Les
conditions d’induction d’une continuité par les cellules T régulatrices sont, là
encore : une petite quantité d’antigène, introduction progressive, etc.3
Récemment, Harald von Boehmer et Irina Apostolou (Université de Harvard) ont
fait une expérience remarquable : ils ont introduit une petite pompe, qui libérait
régulièrement une petite quantité d’antigène, sous la peau de plusieurs souris
privées de thymus et ne possédant pas de cellules T régulatrices ; ils ont constaté
que les cellules CD4 auxiliaires de la souris (c'est-à-dire CD4+CD25-) pouvaient
grâce à ce mécanisme, et en l’absence de thymus, devenir des cellules T
régulatrices CD4+CD25+Foxp3+ (et CTLA-4+ et CD45Rblow), c'est-à-dire des
cellules régulatrices, qui étaient de fait capables de réguler les réponses
immunitaires activatrices4. Nous détaillons plus bas le mécanisme précis
d’activation des cellules T régulatrices. Pour l’instant, l’essentiel est de noter que
1
H. Waldmann et al. « Regulatory T cells in transplantation » (2006). Voir également H.
Waldmann et al. « Regulatory T cells and organ transplantation » (2004).
2
S. P. Cobbold et al. « Immune privilege induced by regulatory T cells in transplantation
tolerance » (2006).
3
T-C. Chen et al., « Generation of Anergic and Regulatory T Cells following Prolonged Exposure
to a Harmless Antigen » (2004) ; voir également H. Waldmann et al. « Infectious tolerance and the
long-term acceptance of transplanted tissue » (2006) et S. G. Zheng et al. « Transfer of regulatory
T cells generated ex vivo modifies graft rejection through induction of tolerogenic CD4+CD25+
cells in the recipient » (2006).
4
I. Apostolou and H. von Boehmer, « In Vivo Instruction of Suppressor Commitment in Naive T
Cells » (2004).
212
Les recherches sur les mécanismes d’induction de tolérance par les cellules
dendritiques et les cellules T régulatrices sont en pleine expansion, et toutes les
réponses sont loin d’avoir été trouvées à l’heure actuelle. Nous pensons,
néanmoins, que les mécanismes qui seront mis en évidence à l’avenir pourront
être interprétés dans le cadre de la théorie de la continuité, c'est-à-dire en
l’occurrence à l’aide de la notion d’induction de continuité : il semble probable
qu’une induction de tolérance passe par une habituation antigénique, une
présentation répétée d’un antigène dans des conditions non-immunogènes
conduisant à sa tolérisation prolongée. De fait, même si les mécanismes
d’induction de tolérance ne sont pas de nos jours parfaitement établis, plusieurs
phénomènes tendent à confirmer notre interprétation.
Tout d’abord, il a été démontré au milieu des années 1990 que la mère enceinte
développait une tolérance provisoire aux antigènes du père1. Cette tolérance est
spécifique, et elle cesse après la grossesse. Elle se manifeste par le fait que,
pendant la grossesse, la mère peut, chez la souris, accepter une greffe portant les
antigènes du père2. On peut faire l’hypothèse que cette tolérance se produit grâce
à une induction de continuité. Le fœtus commence son développement dans des
conditions tolérogènes particulières, qui sont les suivantes dans le cas humain :
expression d’HLA-G, absence d’expression de molécules HLA de classe I, etc.
Les cellules immunitaires interagissent avec ces antigènes semi-allogéniques qui
sont initialement en petite quantité et qu’elles rencontrent de façon progressive.
1
A. Tafuri et al. « T cell awareness of paternal alloantigens during pregnancy » (1995).
2
Ibid.
213
1
Les mêmes antigènes introduits chez la mère après la grossesse déclenchent, pour la plupart
d’entre eux, des réponses immunitaires de rejet.
2
M. Chehade and L. Mayer, « Oral tolerance and its relation to food hypersensitivities » (2005).
3
À la fois des cellules TH3, Tr1 et CD4+CD25+.
4
L. Mayer and L. Shao, « Therapeutic potential of oral tolerance » (2004) ; N. Zavazava et al.,
« Oral feeding of an immunodominant MHC donor-derived synthetic class I peptide prolongs graft
survival of heterotopic cardiac allografts in a high-responder rat strain combination » (2000) ; V.
Holan et al., « Induction of specific transplantation immunity by oral immunization with
allogeneic cells » (2000). Précisons néanmoins que plusieurs résultats, obtenus chez la souris, ne
sont sans doute pas valables comme tels pour l’être humain.
214
1
D. W. Smith and C. Nagler-Anderson, « Preventing intolerance : the induction of
nonresponsiveness to dietary and microbial antigens in the intestinal mucosa » (2005), op. cit.
2
C’est le cas en particulier des cellules CD11clowCD45Rbhigh, très présentes dans la rate et les
ganglions lymphatiques de l’intestin. Ces cellules sécrètent de l’interleukine 10, qui stimule la
production de cellules T régulatrices de type Tr-1 : A. N. Wakkach et al., « Characterization of
dendritic cells that induce tolerance and T regulatory 1 cell differentiation in vivo » (2003).
3
D. W. Smith and C. Nagler-Anderson (2005), op. cit. ; D. Kelly et al., « Commensal gut
bacteria : mechanisms of immune modulation » (2005).
4
Ibid.
5
Nous revenons sur le caractère insatisfaisant d’une explication par l’existence de « signaux de
danger » dans le prochain chapitre, lorsque nous analysons la « théorie du danger » proposée par
Polly Matzinger.
215
troisième réponse, qui n’est pas tout à fait satisfaisante, a cependant son utilité :
elle consiste à dire que les organismes ont simplement évolué pour ne pas détruire
certaines bactéries « utiles ». L’argument est tout à fait valide lorsqu’il cible des
familles de bactéries qui sont indispensables à la survie : bactéries sans lesquelles
l’hôte ne peut pas digérer1, bactéries qui diminuent l’inflammation et permettent
la réparation des tissus2, etc. Ces réponses nous semblent cependant devoir être
complétées par une explication par l’induction de continuité. Comme de
nombreux travaux récents l’ont montré, il existe une différence majeure dans la
manière dont sont présentées aux cellules immunitaires intestinales les bactéries
commensales et les bactéries pathogènes. Les premières ne sont pas tant
« résidentes » (ou « autochtones »3) parce qu’elles sont tolérées, qu’elles ne sont
tolérées parce qu’elles sont résidentes : c’est leur capacité à occuper des niches
intestinales qui, leur assurant une présence continue et des interactions répétées et
en petite quantité avec le système immunitaire intestinal, leur permet d’être
tolérées. Le mucus, qui tapisse les parois de l’intestin, joue un rôle fondamental
dans ce processus. La plupart des organismes pluricellulaires, en effet, secrètent
du mucus, qui leur permet de « capturer » les micro-organismes qui leur sont
utiles. Pour coloniser l’intestin, les micro-organismes doivent être capables de
pénétrer le mucus, dans lequel ils peuvent ensuite vivre. Un grand nombre
d’antigènes (par exemple les particules de nourriture non digérée, mais aussi un
grand nombre de micro-organismes) ne pénètrent tout simplement pas le mucus.
La plupart des micro-organismes capables de s’installer dans le mucus sont des
commensaux ou symbiotiques, qui y trouvent une niche pour se nourrir, et qui
réciproquement aident l’hôte dans sa digestion (et, souvent, dans d’autres
1
L. V. Hooper and J. I. Gordon, « Commensal host-bacterial relationships in the gut » (2001).
2
S. Rakoff-Nahoum et al., « Recognition of commensal microflora by Toll-like receptors is
required for intestinal homeostasis » (2004). Voir aussi D. Kelly et al., « Commensal anaerobic
gut bacteria attenuate inflammation by regulating nuclear-cytoplasmic shuttling of PPAR- and
RelA » (2003).
3
Selon le mot de D. C. Savage : « Microbial ecology of the gastrointestinal tract » (1977). Depuis
cet article de Savage, l’usage de ce terme est courant parmi les spécialistes de la question : voir par
exemple R. E. Ley et al., « Ecological and evolutionary forces shaping microbial diversity in the
human intestine » (2006).
216
1
R. E. Berg, « The indigenous gastrointestinal microflora » (1996) ; J. Xu and J. I. Gordon,
« Honor the symbionts » (2003).
2
D. W. Smith and C. Nagler-Anderson, « Preventing intolerance : the induction of
nonresponsiveness to dietary and microbial antigens in the intestinal mucosa » (2005), op. cit.
3
J. L. Sonnenburg L. T. Angeneut and J. I. Gordon, « Getting a grip on things : how do
communities of bacterial symbionts become established in our intestine ? » (2004).
4
H. Waldmann et al., « Regulatory T cells and organ transplantation » (2004)
5
A. J. Zajac et al. « Viral Immune Evasion Due to Persistence of Activated T Cells Without
Effector Function » (1998) ; A. Gallimore et al. « Induction and Exhaustion of Lymphocytic
217
1
M. L. Albert, « Death-defying immunity: do apoptotic cells influence antigen processing and
presentation? » (2004).
219
exprimant des motifs antigéniques différents de ceux avec lesquels les récepteurs
immunitaires interagissent régulièrement. Ainsi, les cellules mourantes expriment
à leur surface des ligands inhabituels, et sont donc phagocytées par les cellules
phagocytaires, les macrophages en particulier. La théorie de la continuité
rassemble sous un même mécanisme explicatif ce qui correspondait à deux
« fonctions » différentes des cellules phagocytaires dans le cadre de la théorie du
soi. Plus généralement, la théorie de la continuité retrouve l’idée fondamentale de
Metchnikoff selon laquelle l’immunité est l’un des principaux mécanismes
d’homéostasie de l’organisme, comme le montre également l’analyse du rôle des
cellules T régulatrices (dont certaines caractéristiques les désignent comme des
mécanismes d’auto-immunité).
1
J. A. Bluestone and A. K. Abbas, « Natural versus adaptive regulatory T cells » (2003).
220
1
Rappelons que les lymphocytes activateurs (par opposition aux régulateurs) sont sélectionnés
pour leur capacité moyenne à interagir avec des antigènes endogènes. S’ils interagissent fortement
avec le « soi », ils sont éliminés. À l’opposé, donc, les lymphocytes régulateurs ne survivent que
s’ils interagissent fortement avec des antigènes endogènes.
2
J. A. Bluestone and A. K. Abbas (2003), op. cit.
3
Y. Belkaid, R. B. Blank, I. Suffia, « Natural regulatory T cells and parasites: a common quest for
host homeostasis » (2006).
4
Ce qui signifie que certains lymphocytes régulateurs seraient sélectionnés pour leur capacité
moyenne (et non forte) à interagir avec des antigènes endogènes, exactement comme le sont les
lymphocytes activateurs.
5
I. J. Suffia, S. K. Reckling, C. A. Piccirillo, R. S. Goldszmid and Y. Belkaid, « Infected site-
restricted Foxp3+ natural regulatory T cells are specific for microbial antigens » (2006).
221
même sens1, il est peu probable que ces nombreuses TReg soient activées par des
ligands endogènes2. Envisageons cependant les deux possibilités, toujours pour
expliquer comment la théorie de la continuité peut en rendre compte.
1
Voir les données les plus récentes présentées par R. Pacholczyk et al., « Nonself-antigens are the
cognate specificities of Foxp3+ regulatory T cells » (2007).
2
Et, en tout étant de cause, l’hypothèse plusieurs fois avancée selon laquelle les cellules T
régulatrices naturelles ne joueraient un rôle que dans la prévention des maladies auto-immunes
(voir par exemple J. A. Bluestone and A. K. Abbas (2003), op. cit.) doit être rejetée. Comme le
montrent les expériences sur les parasites et autres pathogènes que nous venons de citer, elles
jouent également un rôle dans la régulation de la réponse au « non-soi ».
3
Nous prenons ici le cas d’une infection, consécutive à la présence d’un pathogène, mais la chaîne
des événements serait la même si nous prenions le cas d’une réponse immunitaire à une greffe, par
exemple. D’une façon générale, nous nous posons la question de savoir quel est le rôle des cellules
T régulatrices naturelles lors d’une réponse immunitaire adaptative, c'est-à-dire impliquant des
lymphocytes activateurs.
4
En effet, dans le contexte infectieux, les cellules dendritiques ont toutes les chances d’être à l’état
activé, elles peuvent donc stimuler les lymphocytes activateurs qui peuvent fort bien, par réaction
croisée (cross-reaction) interagir fortement avec des antigènes endogènes, bien que ces derniers ne
soient pas exactement leurs antigènes spécifiques.
222
1
Voir les notions d’idiotype et anti-idiotype, dont nous reparlons dans le prochain chapitre.
2
Rappelons que, même lorsqu’elles sont peu nombreuses, les TReg peuvent induire une large
tolérance immunitaire, en rendant tolérogènes d’autres acteurs de l’immunité : voir Z. Yong et al.
« Role and mechanisms of CD4+CD25+ regulatory T cells in the induction and maintenance of
transplantation tolerance » (2007).
3
Y. Belkaid et al. (2006), op. cit.
4
Y. Belkaid et al. (2006), op. cit.
224
1
À ma connaissance, cette expérience n’a pas été réalisée, mais son résultat fait peu de doutes,
étant donné ce que l’on sait sur la sélection des lymphocytes dans le thymus en général.
2
Cette régulation des lymphocytes activateurs pourrait se faire par synthèse de cytokines
immunorégulatrices (IL-10 et TGF- en particulier) et/ou par contact direct avec les lymphocytes
activateurs.
3
Y. Belkaid et al. (2006), Op. Cit.
225
1
Comme nous l’avons vu, il est tout à fait démontré que des quantités faibles d’antigène induisent
la multiplication des cellules T régulatrices : voir L. Graca and H. Waldmann, « Dominant
tolerance : activation thresholds for peripheral generation of regulatory T cells » (2005), D. W.
Smith and C. Nagler-Anderson (2005), op. cit., etc.
2
H. Jonuleit et al. (2000).
3
W. Chen et al., « Conversion of Peripheral CD4+CD25- Naive T Cells to CD4+CD25+ Regulatory
T Cells by TGF-Induction of Transcription Factor Foxp3 » (2003) ; voir aussi J. A. Bluestone and
A. K. Abbas (2003), op. cit. Il a en outre été démontré récemment que, à partir des mêmes
lymphocytes T naïfs, peuvent être induites des cellules T helpers 17 (TH17), qui sont des
lymphocytes fortement inflammatoires nouvellement découverts, ou des TReg, selon le contexte
cytokinique : E. Bettelli et al. « Reciprocal developmental pathways for the generation of
pathogenic effector TH17 and regulatory T cells » (2006) ; E. Bettelli, M. Oukka and V. K.
Kuchroo, « TH-17 cells in the circle of immunity and autoimmunity » (2007).
226
1
G. P. Dunn et al. « Cancer immunoediting : from immunosurveillance to tumor escape » (2002) ;
G. P. Dunn et al., « The immunobiology of cancer immunosurveillance and immunoediting »
(2004).
2
D. Pardoll, « Does the immune system see tumors as foreign or self? » (2003).
227
tumeurs. On parle alors de virus « oncogènes », ce qui est le cas par exemple du
Papillomavirus pour le cancer du col de l’utérus1. Cependant, tous les cancers ne
sont pas d’origine virale, beaucoup sont dus à des mutations génétiques
endogènes. Les partisans de la théorie du soi ont donc forgé l’expression de « soi
modifié » pour décrire les antigènes tumoraux endogènes, affirmant par là que le
« soi modifié » fonctionne comme du « non-soi »2. Cependant, il devient alors
impossible de distinguer entre les modifications normales du soi (qui seraient non-
immunogènes) et les modifications anormales du soi (qui correspondraient au
terme de « soi modifié » et qui seraient immunogènes). Le terme de « soi
modifié » a donc seulement pour rôle de dissimuler une insuffisance manifeste de
la théorie du soi, qui n’est pas capable d’expliquer les réponses immunitaires aux
tumeurs.
Les réponses immunitaires aux tumeurs trouvent au contraire dans la théorie de
la continuité une explication parfaitement cohérente. Les cellules immunitaires
répondent à la discontinuité antigénique exprimée par les cellules tumorales de
l’organisme. Ces dernières ne sont pas du « non-soi », mais les antigènes qu’elles
expriment sont différents de ceux avec lesquels les récepteurs immunitaires
interagissent continûment. Les changements qui se produisent dans les cellules
tumorales diffèrent en effet clairement des changements que l’on peut constater
dans des cellules normales de l’organisme : le génome des cellules normales est la
plupart du temps stable, tandis que les cellules tumorales subissent des altérations
génétiques multiples ; le transcriptome dans les cellules normales est stable, tandis
que les cellules tumorales se caractérisent par une instabilité épigénétique
majeure ; aucune invasion tissulaire ne se produit avec les cellules normales, alors
qu’il y a invasion tissulaire et formation de métastases dans le cas des cellules
tumorales ; enfin, les cellules normales expriment des cytokines et des facteurs de
croissance de façon stable, tandis que les cellules tumorales les expriment de
1
A. Storey et al. « Role of a p53 polymorphism in the development of human papillomavirus-
associated cancer » (1998).
2
A. N. Houghton, « Cancer Antigens: Immune Recognition of Self and Altered Self » (1994).
228
façon anormale1. Ainsi, les cellules tumorales expriment des motifs antigéniques
très différents des cellules normales de l’organisme, c’est pourquoi elles suscitent
une réponse immunitaire par discontinuité antigénique.
La théorie de la continuité constitue un renouvellement de l’idée de surveillance
immunitaire. Cette idée fut proposée pour la première fois par Frank M. Burnet et,
indépendamment, par Lewis Thomas, en 19572. Elle consistait à affirmer que le
système immunitaire surveille en permanence tous les tissus de l’organisme, qu’il
est en mesure de détecter les tumeurs et, dans certains cas, de les éliminer3. Cette
hypothèse, après avoir suscité beaucoup d’intérêt, fut abandonnée à la fin des
années 1970. Cependant, dès les années 1980, et surtout au cours des années
1990, on a assisté à une renaissance de cette hypothèse de la surveillance
immunitaire, grâce notamment à la découverte des cellules « tueuses naturelles »
(NK), que certains chercheurs ont alors vues comme les principales médiatrices de
la réponse immunitaire aux tumeurs4. Cependant, tandis que l’interprétation de la
surveillance immunitaire est délicate dans le cadre de la théorie du soi, la théorie
de la continuité place au contraire au cœur de son mécanisme explicatif la
surveillance, par le système immunitaire, de toute discontinuité antigénique. Ce
faisant, elle offre un cadre pertinent d’explication à l’idée de surveillance
immunitaire. Selon la théorie de la continuité, le système immunitaire surveille en
permanence tous les tissus de l’organisme et il répond à toute modification forte
des antigènes avec lesquels ses récepteurs interagissent. Il détecte non pas le
« non-soi », mais tout changement antigénique fort, ce qui est en particulier le cas
dans le développement des tumeurs. Cela rend compte des phénomènes de
1
D. Pardoll, « Does the immune system see tumors as foreign or self? » (2003), op. cit.
2
F. M. Burnet, « Cancer – a biological approach » (1957) ; L. Thomas « Discussion », in H. S.
Lawrence (ed.) Cellular and Humoral Aspects of the Hypersensitive States (1959) ; L. Thomas,
« On immunosurveillance in human cancer » (1982)
3
Burnet réunit ses réflexions sur cette question dans son ouvrage Immunological Surveillance
(1970).
4
R. B. Herberman and H. T. Holden, « Natural cell-mediated immunity » (1978).
229
surveillance immunitaire (ou ses équivalents) observés chez les animaux1 comme
chez les plantes2.
Là encore, par conséquent, la théorie de la continuité unifie sous une même
explication des données qui dans le cadre de la théorie du soi devaient recevoir
des explications différentes. On constate, ici comme dans le cas de l’autoréactivité
et de l’auto-immunité normales, que la théorie de la continuité a un domaine
d’extension plus important que la théorie du soi et qu’elle offre un unique
mécanisme explicatif pour l’ensemble des données dont on dispose, là où la
théorie du soi repose au contraire sur une série d’exceptions et d’hypothèses ad
hoc.
Les cellules tueuses naturelles (NK) jouent un rôle majeur dans l’élimination
des pathogènes intra-cellulaires, tout particulièrement les virus. En outre, elles
contribuent de manière essentielle à l’élimination des cellules tumorales. Selon la
vision habituelle, les cellules NK répondent non pas à la présence d’antigènes du
non-soi, mais à l’absence d’antigènes du soi, en l’occurrence à l’absence
d’expression de molécules du complexe majeur d’histocompatibilité de classe I
(CMH I)3. Cette description de l’activation des cellules NK constitue déjà en elle-
même un écart par rapport à la théorie du soi et du non-soi, qui affirme que toute
réponse immunitaire est due à la présence de « non-soi » dans l’organisme. On
peut cependant aller plus loin encore dans cette remise en question : des
expériences récentes ont montré que les cellules NK répondent non pas à
l’absence de molécule du CMH de classe I, mais à une modification de son
expression4. Ainsi, les cellules NK semblent bel et bien répondre à une
1
G. P. Dunn et al. (2002), op. cit.
2
S. T. Chisholm et al., « Host-microbe interactions : shaping the evolution of the plant immune
response » (2006).
3
Il s’agit de la théorie du « soi manquant » proposée par Kärre, et que nous avons déjà signalée au
chapitre précédent. Voir K. Kärre, « Role of target histocompatibility antigens in regulation of
natural killer activity : a reevaluation and a hypothesis » (1985).
4
S. Gasser and D. H. Raulet, « Activation and self-tolerance of natural killer cells » (2006).
230
1
M. E. Engelhorn et al., « Autoimmunity and tumor immunity induced by immune responses to
mutations in self » (2006).
2
Nous revenons sur cette question ci-dessous, lorsque nous nous demandons si la théorie de la
continuité s’applique à tous les organismes.
3
« Indirect sensing occurs when endogenous ‘self’ molecules have undergone structural
alterations resulting from direct interaction with a pathogen effector protein. The indirect-sensing
NBS-LRR protein then directly interacts with the altered self molecule to mediate ‘downstream’
inflammatory responses » : « The innate immune system ‘puzzle’ » (2006), Editorial de Nature
231
Immunology 7(12). Pour une description détaillée du phénomène, voir, dans le même numéro, B. J.
DeYoung and R. W. Innes, « Plant NBS-LRR proteins in pathogen sensing and host defense »
(2006).
1
C’est le cas de nombreuses bactéries de l’intestin, de bactéries se trouvant sur la peau, etc.
2
C’est le cas de certaines bactéries de l’intestin. Sur le caractère partiellement fidèle et
partiellement modifiable de ce que l’on appelle généralement la « flore intestinale », voir M. C.
Noverr and G. B. Huffnagle, « Does the microbiota regulate immune responses outside the gut? »
(2004).
3
Le système immunitaire ne peut alors pas interagir de façon suffisamment spécifique avec les
antigènes portés par ce pathogène (en termes plus triviaux, le système immunitaire ne peut pas
percevoir la discontinuité antigénique).
232
1
En effet, la plupart des réponses immunitaires n’impliquent pas les lymphocytes, elles sont prises
en charge « en amont » par l’immunité innée.
2
Cette description de la réponse immunitaire concerne, bien entendu, les animaux (aussi bien des
vertébrés que des invertébrés comme la drosophile, conformément à ce que nous avons montré au
chapitre 1). Dans le cas des plantes, toute cellule (et non pas seulement des cellules phagocytaires
spécialisées) exerce une activité de surveillance immunitaire.
234
1
Par exemple, des stimuli inflammatoires seuls (comme le tumor necrosis factor, TNF) suffisent à
induire les changements qui sont requis pour qu’une cellule dendritique migre de la périphérie vers
les ganglions lymphatiques. Voir F. Sallusto et al. « Rapid and coordinated switch in chemokine
receptor expression during dendritic cell maturation » (1998) ; H. K. Lee and A. Iwasaki, « Innate
control of adaptive immunity : Dendritic cells and beyond » (2007).
2
E. Metchnikoff, Immunity in Infective Diseases (1905).
3
C’est le cas notamment de Polly Matzinger, dont nous analysons les thèses dans le prochain
chapitre.
4
Le complément est, comme nous l’avons vu au chapitre 1, un ensemble de protéines du plasma
qui interagissent pour opsoniser les pathogènes et induire une série de réponses inflammatoires qui
contribuent à combattre une infection.
5
Nous revenons sur cette question dans le prochain chapitre.
235
les cellules dendritiques n’est pas suffisante pour que ces dernières induisent la
différenciation de cellules T CD4 effectrices1.
Les macrophages et autres cellules phagocytaires sont dans la plupart des cas les
premières cellules de l’organisme à rencontrer un antigène anormal. Il existe
cependant d’autres cellules qui peuvent participer à une élimination rapide de
cette cible, en particulier les cellules tueuses naturelles (NK). Comme nous
l’avons montré, les cellules NK répondent non pas au « non-soi », mais à une
discontinuité antigénique relative aux molécules du CMH de classe I.
Dans une grande majorité de cas, la réponse immunitaire s’arrête là. L’antigène
a été reconnu et détruit par les cellules phagocytaires ou par d’autres cellules
activatrices, comme les cellules NK. Si, cependant, l’antigène n’est pas totalement
éliminé par ces constituants de l’immunité dite « innée », alors, chez les espèces
qui disposent de lymphocytes, ces derniers interviennent, comme nous allons le
montrer à présent.
1
R. Sporri and C. Reis e Sousa, « Inflammatory mediators are insufficient for full dendritic
activation and promote expansion of CD4+ T cell populations lacking helper function » (2005).
236
l’organisme dont elles sont les spécialistes1, puis finissent toujours par rejoindre
les ganglions lymphatiques où elles présentent leur contenu antigénique aux
lymphocytes.
Si, au niveau du tissu où elle réside, la cellule présentatrice d’antigène interagit
avec des ligands avec lesquels elle interagit habituellement, il n’y a pas de réponse
immunitaire, que ces ligands soient exogènes ou endogènes. Si, en revanche, la
cellule présentatrice d’antigène interagit avec un ligand différent de ceux avec
lesquels elle a continûment interagi jusqu’ici, alors elle s’active, dans la plupart
des cas en phagocytant la cible. Les conséquences de cette activation sont
nombreuses : la cellule présentatrice d’antigène exprime de nouveaux récepteurs,
elle libère des cytokines qui peuvent attirer d’autres cellules immunitaire, etc. Une
cellule présentatrice d’antigène activée migre ensuite vers les ganglions
lymphatiques, où elle va être en mesure d’activer les cellules lymphocytaires,
comme nous l’expliquons à présent.
1
Il existe des cellules dendritiques de l’intestin, du thymus, de la peau, etc.
237
1
C'est-à-dire paralysée, ou plus précisément incapable de répondre à une quelconque stimulation
immunitaire pendant plusieurs heures.
238
Quand les lymphocytes parviennent sur le lieu de l’infection, ils sont nombreux
et portent des récepteurs de fortes spécificité et affinité à l’égard de l’antigène.
Les lymphocytes B, devenus des plasmocytes, synthétisent des anticorps qui vont
adhérer à l’antigène, d’où trois conséquences : l’antigène ne peut plus pénétrer
dans d’autres cellules ; les anticorps facilitent la phagocytose, par les
macrophages, de la cible ; ils permettent également l’action du complément, qui
détruit la cible.
Les lymphocytes T CD8 interagissent avec une molécule du CMH et un peptide
présenté par la cellule cible. Par exemple, une cellule de l’hôte infectée par un
virus présente à sa surface des peptides viraux, associés à ses propres molécules
du CMH. Les lymphocytes T CD8 tuent directement les cellules infectées. Ces
lymphocytes répondent à une discontinuité antigénique pour laquelle ils portent
un récepteur spécifique. Le peptide qui leur est présenté peut être exogène ou
endogène, l’important est qu’il corresponde à leur récepteur spécifique.
Les lymphocytes T CD4 ont un rôle plus complexe. Comme on l’a vu, ils
portent généralement le nom de lymphocytes T helpers (auxiliaires), parce qu’ils
contribuent à activer les autres cellules immunitaires. Les lymphocytes TH1
activent les macrophages, tandis que les lymphocytes TH2 activent les
lymphocytes B. Dans tous ces cas, la théorie de la continuité considère, là encore,
que les lymphocytes CD4 sont activés par la discontinuité antigénique pour
laquelle ils portent un récepteur spécifique.
Une fois que la cible a été éliminée par les cellules immunitaires activatrices (en
particulier les lymphocytes T et B) et par certaines molécules lytiques, que se
239
est déclenchée contre des éléments exogènes, mais aussi endogènes. Par exemple,
elle est déclenchée contre certains pathogènes après reconnaissance des motifs
moléculaires associés aux pathogènes (PAMPs), mais elle joue aussi un rôle
fondamental dans la construction et le fonctionnement normal de la plante, en
particulier dans le développement et la reproduction1. De même, on a vu que le
silence ARN existe chez les plantes, et là encore il est dirigé contre des éléments
endogènes ou exogènes2.
ii) L’immunité se fonde sur la reconnaissance de perturbations, comme
nous l’avons déjà souligné ci-dessus. Les éléments les plus probants pour la
théorie de la continuité sont venus de recherches effectuées au cours des cinq à
dix dernières années sur la plante modèle Arabidopsis3. Ces recherches semblent
établir qu’il existe une véritable surveillance immunitaire chez la plante, qui
consiste en une interaction, non pas avec des éléments étrangers, mais avec des
éléments fortement modifiés4. Le point de départ de ces recherches fut que, dans
de nombreux cas, la reconnaissance, par la plante, du pathogène, semble être
indirecte et non directe5. En effet, dans de nombreux cas, la plante n’interagit pas
avec les motifs des effecteurs pathogéniques eux-mêmes, elle interagit avec ses
propres protéines et répond à toute perturbation forte de ces dernières : « Plutôt
que de développer des récepteurs pour tout effecteur possible, les plantes hôtes
ont développé des mécanismes pour contrôler des cibles de l’hôte communes. En
contrôlant les perturbations, les protéines R détectent de manière indirecte
l’activité enzymatique d’effecteurs multiples. »6
1
J. T. Greenberg, « Programmed cell death : a way of life for plants » (1996).
2
S. T. Chisholm et al., « Host-Microbe Interactions : Shaping the Evolution of the Plant Immune
Response » (2007).
3
F. Shao et al., « Cleavage of Arabidopsis PBS1 by a bacterial type III effector » (2003) ; S. T.
Chisholm et al. (2007), op. cit.
4
E. A. Van der Biezen and J. D. G. Jones, « Plant disease-resistance proteins and the gene-for-
gene » (1998).
5
B. J. DeYoung and R. W. Innes, « Plant NBS-LRR proteins in pathogen sensing and host
defense » (2006).
6
S. T. Chisholm, op. cit., p. 810.
241
Par un tel mécanisme indirect, la plante est capable, à partir d’un nombre limité
de récepteurs, de résister à un grand nombre de pathogènes différents1. Il est très
probable que ce mécanisme de détection des perturbations s’applique aussi à la
reconnaissance d’éléments endogènes « indésirables ». Notre hypothèse est que ce
mécanisme est induit par une modification forte des motifs avec lesquels les
récepteurs immunitaires de la plante interagissent.
iii) Corrélativement, il est très fortement probable que les domaines LRR
aient des fonctions immunorégulatrices, c'est-à-dire qu’ils puissent inhiber une
réponse immunitaire activatrice. Par exemple, dans certains cas, la délétion d’un
domaine LRR chez la pomme de terre conduit à une augmentation de la réponse
hypersensible qui est, comme nous l’avons vu, une forme de mort cellulaire
programmée2. Dans leur article de synthèse, DeYoung et Innes développent l’idée
selon laquelle la réponse immunitaire indirecte des plantes est dirigée contre un
complexe constitué de la protéine ciblée par l’effecteur pathogénique, le domaine
amino-terminal de la protéine NBS-LRR, ainsi que les domaines NBS et LRR.
Les interactions de ce complexe sont immunorégulatrices, mais, lorsqu’un
effecteur pathogénique intervient en ciblant une protéine de la plante, il perturbe
le complexe normal, et c’est cette perturbation qui provoque le déclenchement de
la réponse immunitaire3.
Concernant la drosophile, nous ne pouvons pas affirmer avec certitude que la
théorie de la continuité s’applique à elle, mais nous pensons que la chose est
probable. À tout le moins, il est certain que la théorie du soi et du non-soi ne rend
pas compte de l’immunité de la drosophile. D’une part, la drosophile est capable
d’autoréactivité et d’auto-immunité4, comme les vertébrés. Cette auto-immunité
est multiforme. Tout d’abord la phagocytose permet l’élimination des cellules
apoptotiques, ainsi que de constituants exogènes. On peut penser que la
1
Et de façon spécifique, puisque les réponses varient selon les pathogènes : il s’agit simplement
d’une reconnaissance spécifique indirecte.
2
B. J. DeYoung and R. W. Innes (2006), op. cit.
3
Ibid. Sur l’immunorégulation chez les plantes, voir également H. Yang, Y. Li and J. Hua, « The
C2 domain protein BAP1 negatively regulates defense responses in Arabidopsis » (2006).
4
C. A. Brennan and K. V. Anderson, « The Genetics of Innate Immune Recognition and
Response » (2004) ; B. Lemaitre and J. Hoffmann (2007), op. cit.
242
1
Voir E. Nicolas et al., « In vivo regulation of the IB homologue cactus during the immune
response of Drosophila » (1998) ; A. Zaidman-Remy et al., « The Drosophila amidase PGRP-LB
modulates the immune response to bacterial infection » (2006) ; V. Bischoff et al.,
« Downregulation of the Drosophila immune response by peptidoglycan-recognition proteins »
(2006). Plus généralement, il est démontré depuis peu que de nombreuses formes d’auto-immunité
innée existent, et sont régulées par plusieurs mécanismes : voir R. S. Green et al., « Mammalian
N-Glycan branching protects against innate immune self-recognition and inflammation in
autoimmune disease pathogenesis » (2007).
2
A. Zaidman-Remy et al. (2006), op. cit.
3
Ibid.
243
1
R. Barrangou et al., « CRISPR provides acquired resistance against viruses in prokaryotes »
(2007) et K. S. Makarova et al., « A putative RNA-interference-based immune system in
244
micro ARN est, pour sa part, clairement établi : les procaryotes disposent de
mécanismes de régulation de l’expression de leurs gènes grâce à des petits ARN
anti-sens, notamment grâce à la protéine Hfq pour la présentation des petits ARN
et une RNAse E pour la dégradation1. Ainsi, le système immunitaire des
procaryotes repose fort probablement sur un mécanisme d’interférence ARN
capable d’une activation « exogène » mais aussi d’une activation « endogène ».
Nous proposons que, même si les mécanismes moléculaires réalisant le « silence »
des gènes ne sont pas nécessairement les mêmes dans tous les détails2, le
mécanisme de reconnaissance des gènes est, lui, le même : la cible n’est pas
reconnue en tant qu’endogène ou exogène, mais en tant que constituée d’acides
nucléiques « anormaux », c'est-à-dire différents des acides nucléiques avec
lesquels les protéines effectrices qui déclenchent l’activation de la protéine Dicer3
interagissent continûment.
En conséquence, nous pensons fortement probable que la théorie de la
continuité offre une explication satisfaisante des mécanismes d’interférence ARN
en général, et de sa manifestation chez les unicellulaires en particulier.
1
T. Pradeu et E. D. Carosella, « Tambalea el dogma Propio/No-propio de la immunologia »,
réponse à l’Editorial de la revue Medicina (Buenos Aires) sur la théorie de la continuité.
246
247
CHAPITRE 5
Dans le chapitre précédent, nous avons proposé une analyse détaillée du critère
d’immunogénicité que nous suggérons, le critère de continuité. Dans le présent
chapitre, notre objectif est de procéder à un examen épistémologique de cette
proposition en répondant à deux questions. La première, qui relève de la
philosophie générale des sciences, est celle du statut de notre proposition : s’agit-
il d’une hypothèse, d’un modèle, d’une théorie ? Nous essaierons de démontrer
qu’il s’agit bien d’une théorie. La deuxième question est du domaine de la
comparaison théorique : elle consiste à confronter les différentes propositions
théoriques disponibles de nos jours en immunologie. Nous verrons en effet que,
en plus de la théorie du soi et du non-soi, ont été avancés au cours des trente
dernières années des « théories du réseau (ou système) immunitaire » (amorcées
par Niels Jerne), ainsi qu’un « modèle du danger », proposé par l’immunologiste
américaine Polly Matzinger au début des années 1990, et qui a fait beaucoup
parler de lui. Nous nous demanderons si, dans toutes ces propositions, les
différents termes de « modèle », « hypothèse » et « théorie » se justifient, et
surtout quels sont les points communs et les différences entre elles. Nous
essaierons enfin d’établir des convergences entre notre théorie de la continuité et
les propositions que nous aurons analysées.
248
1
À titre d’exemple particulièrement significatif, notons que, dans le long chapitre que Carl
Hempel consacre aux « Théories et explications théoriques » dans son livre Philosophy of Natural
Science (1966, trad. fr. Eléments d’épistémologie, 1972), il ne parle pas une seule fois de la
biologie, à l’exception d’une mention à « la conception néo-vitaliste des phénomènes
biologiques » dont il montre, précisément, que ce n’est pas une théorie. (Il convient, néanmoins, de
remarquer que Hempel parle de la biologie à propos d’autres questions, notamment celles de la
confirmation et de l’explication).
2
Voir par exemple P. Godfrey-Smith, Theory and Reality (2003) ; F. Duchesneau, Philosophie de
la biologie (1997), Chapitre 4 « La structure des théories biologiques » ; J. Gayon, « La
philosophie et la biologie » (1998a).
3
K. Sterelny and P. Griffiths, Sex and Death (1999). Ce manuel pourtant unanimement reconnu ne
contient strictement aucune discussion classique de philosophie générale des sciences.
249
Il est très difficile de déterminer avec précision s’il y a des théories en biologie,
et quel est alors le sens du terme « théorie ». La vision traditionnelle, issue de
l’empirisme logique, est que la biologie n’offre pas de lois1, étant donné qu’elle
ne décrit que les êtres vivants terrestres (et non le vivant en général), donc elle
serait une science « historique » et non « nomologique » car elle ne proposerait
que des généralisations descriptives2. Une version extrême de cette vision
traditionnelle conduit à affirmer que la biologie n’offrirait pas non plus de théories
parce que, selon le même argument que précédemment, une description générale
ne pourrait pas fonder une théorie. Notons tout même que, chez les représentants
et les héritiers du Cercle de Vienne, la thèse prévalait que la biologie était bien
une science expérimentale (comme la physique) et que, même si elle reposait
effectivement sur des descriptions, cela ne l’empêchait pas de formuler de
véritables hypothèses scientifiques (comme en physique)3. Il est vrai néanmoins
que la conception des théories qui se développe avec l’empirisme logique laisse
peu d’espoir de trouver des théories en biologie. Selon cette conception des
théories scientifiques, dite parfois « conception reçue », une théorie est un
système hypothético-déductif4. À partir d’un petit nombre d’axiomes, on doit
pouvoir déduire un grand nombre de propositions. On parle à ce propos de
1
J. J. C. Smart, Philosophy and Scientific Realism (1963).
2
Thèse examinée par David Hull dans The Philosophy of Biological Science (1974, chapitre 3) ;
voir également J. Gayon, « La biologie entre loi et histoire » (1993) ainsi que « Qu’est-ce qu’une
théorie ? » (2002).
3
Voir Felix Mainx, « Foundations of biology » (1955) in O. Neurath, R. Carnap and C. Morris
(eds.) Foundations of the Unity of Science. Mainx écrit à propos des descriptions (telles qu’on les
trouve, notamment, en biologie) qu’elles « présentent le caractère complet d’une hypothèse
appartenant aux sciences empiriques ».
4
C. G. Hempel and P. Oppenheim, « Studies in the Logic of Explanation » (1948) ; C. G. Hempel
Aspects of Scientific Explanation and Other Essays in the Philosophy of Science (1965).
250
1
C. G. Hempel (1965), op. cit.
2
E. Lloyd, The structure and confirmation of evolutionary theory (1988). Voir en particulier le
Chapitre 2 : « The Semantic Approach and Evolutionary Theory ».
3
« Deducing the consequences of evolution: A mathematical model » (1970) ; « The logical status
of the theory of natural selection and other evolutionary controversies » (1973). François
Duchesneau examine en détail la modélisation de la théorie de l’évolution proposée par Michael
Ruse (The Philosophy of Biology, 1973), puis celle de Mary B. Williams, reprise par Alexander
Rosenberg (The Structure of Biological Science, 1985). S’appuyant sur plusieurs arguments de
John Beatty (en particulier son article « What’s wrong with the received view of evolutionary
theory ? », 1981), notamment sur la difficulté qu’il y a à considérer le terme de fitness comme
primitif, François Duchesneau met en évidence les obstacles presque insurmontables pour une
conception syntaxique de la théorie de l’évolution. Voir F. Duchesneau, Philosophie de la biologie
(1997), op. cit., Chapitre 4 « La structure des théories biologiques », en particulier pp. 267-272.
4
M. B. Williams, « Similarities and differences between evolutionary theory and the theories of
physics » (1981).
5
R. Lewontin, « The Units of selection » (1970).
6
En soulignant plusieurs caractéristiques comme l’absence d’un mécanisme d’hérédité
particulier, l’applicabilité à plusieurs échelles du vivant, ainsi que l’applicabilité à de nombreux
objets, y compris éventuellement à des artefacts.
251
partir desquels des lois pourraient être déduites. La conception syntaxique des
théories comme telle s’applique donc mal au travail des biologistes.
Il existe cependant une deuxième conception des théories, dite « conception
sémantique »1, défendue en particulier, mais pas exclusivement, par van
Fraassen2. Selon cette deuxième conception, une théorie est une collection de
modèles : « la fonction principale d’une théorie scientifique est de nous fournir
une famille de modèles, qui doit servir à la représentation de phénomènes
empiriques »3. Qu’entendre alors par « modèle » ? Un modèle est un exemple ou
plutôt une réalisation de la théorie. Pour prendre, là encore, un exemple très
simple, si l’on considère la théorie T suivante :
1. Pour deux droites quelconques, au plus un point appartient aux deux
droites
2. Pour deux points quelconques, exactement une seule droite passe par
ces deux points
3. Toute droite passe par au moins deux points,
alors un modèle de la théorie T est l’espace à sept points4, qui apparaît dans la
Figure 1 ci-dessous :
1
Je remercie Alexandre Guay pour les longs échanges que nous avons eus sur la définition des
théories et des modèles en philosophie des sciences. Si les lignes qui suivent ont quelque chose de
pertinent, elles le lui doivent.
2
B. C. van Fraassen, « A formal approach to the philosophy of science » (1972).
3
B. C. van Fraassen (1972), Op. cit. Voir également P. Suppes, « A comparison of the meaning
and uses of models in mathematics and the empirical sciences » (1960) et F. Suppe (ed.) The
Structure of Scientific Theories (1977 [1974]).
4
B. C. van Fraassen, Laws and Symmetry (1989). Là encore, je dois à Alexandre Guay de m’avoir
signalé cet exemple.
252
Le modèle est donc une « instance », une réalisation de la théorie. Décrire une
théorie consiste à présenter une classe de modèles et à spécifier la manière dont
ces modèles reflètent la réalité.
La conception sémantique se veut beaucoup plus proche de la pratique
scientifique, en particulier en science expérimentale. En outre, elle résout
certaines difficultés inhérentes à la conception syntaxique1. La conception
sémantique, plus libérale, permet de parler de théories dans la plupart des
sciences, y compris biologiques, économiques et sociales, etc.2
Dès lors que l’on adopte une conception sémantique des théories scientifiques, il
n’y a guère de doute que la théorie de l’évolution par sélection naturelle est bel et
1
F. Suppe (1977), op. cit.
2
François Duchesneau (Philosophie de la biologie, 1997, op. cit., pp. 272-300) montre en détail,
en s’appuyant principalement sur les travaux de Paul Thompson, d’Elizabeth Lloyd et de Richard
Lewontin, en quoi la conception sémantique des théories s’applique particulièrement bien à la
théorie de l’évolution, qui est plus un ensemble de théories articulées qu’une théorie clairement
unifiée sur la base d’un nombre déterminé d’axiomes et de lois (voir en particulier p. 278).
253
bien une « théorie »1. En conséquence, une vision assez répandue aujourd’hui en
biologie et en philosophie des sciences est de considérer que la théorie de
l’évolution par sélection naturelle est soit la seule théorie en biologie, soit la plus
puissante des théories biologiques, en vertu de son extension très grande (tout le
vivant), de son pouvoir explicatif et des nombreuses confirmations expérimentales
qu’elle a reçues. Nous sommes d’accord sur le deuxième point, mais pas sur le
premier. La théorie de l’évolution par sélection naturelle est en effet la théorie la
plus puissante dont nous disposions en biologie, mais nous soutenons plus loin
qu’il existe également des théories en biologie moléculaire, et notamment en
immunologie.
Définissons à présent de la manière la plus simple possible les termes
d’hypothèse, de théorie et de modèle.
1.2.1. Hypothèse
1
Voir E. Lloyd (1988), op. cit. Lloyd cite Beckner : « Selection theory is a family of related
models that explain or quasi-explain empirical generalizations and particular facts of evotution. »
(Morton Beckner, The Biological Way of Thought, 1959, p. 161, cité par E. Lloyd 1988, op. cit., p.
21). Lloyd s’appuie également sur la conception des modèles et théories proposées en 1963 par
Richard Lewontin, conception très proche de la conception sémantique : R. Lewontin, « Models,
mathematics, and metaphors » (1963).
2
Cette définition ne s’applique pas, bien entendu, aux sciences mathématiques dont le terme
d’hypothèse est pourtant issu. Nous proposons simplement ici une définition du terme qui peut
recouvre ce que l’on appelle « hypothèse » en sciences biologiques.
3
Voir J. Gayon, Darwin et l’après-Darwin. Une histoire de l’hypothèse de sélection naturelle
(1992).
254
1.2.2. Théorie
1
Il y a donc un rapport étroit entre théorie et hypothèse : un ensemble hiérarchisé d’hypothèses
peut former une théorie. Dans la plupart des cas, une théorie porte sur plus de phénomènes qu’une
hypothèse.
2
Je remercie Anouk Barberousse d’avoir attiré mon attention sur ce point.
3
K. Popper, Conjectures et réfutations (1979 [1963]), p. 64.
4
Voir R. Lewontin, « Models, mathematics, and metaphors » (1963), op. cit., ainsi que R.
Lewontin, The genetic basis of evolutionary change (1974a).
255
Terre et s’est présenté dans l’histoire de cette planète, et non sur l’univers tout
entier, est partiellement déplacé. La biologie porte sur la totalité des phénomènes
vivants qui nous sont connus. De surcroît, si l’exobiologie (étude de la vie hors de
la planète Terre) réussit à obtenir des résultats tangibles à l’avenir1, alors
l’argument de la limitation à l’histoire terrestre sera complètement invalidé.
L’idée selon laquelle avoir un objet spatio-temporellement situé empêcherait une
science d’élaborer de véritables théories ne nous semble donc pas exacte. Après
tout, plusieurs sciences physiques sont également historiques, l’astronomie en
particulier, et cela ne les empêche pas d’élaborer des théories2.
Un dernier point que nous voudrions souligner à propos des théories
scientifiques est qu’une théorie offre une ontologie. Même indépendamment de la
question très débattue du réalisme scientifique (les théories scientifiques
décrivent-elles le monde « réel » ?3), une théorie scientifique est toujours une
représentation du monde en ce qu’elle définit un « mobilier du monde », c'est-à-
dire les objets (atomes, particules, gènes, organismes…) qui composent le monde
si l’on en croit cette théorie scientifique. En conséquence, si l’on comprend la
métaphysique comme une description générale du monde, alors les théories des
sciences expérimentales nous offrent un éclairage métaphysique important. Nous
soulignons ce point car il aura une importance cruciale dans le prochain chapitre,
où nous montrerons comment nos théories biologiques structurent la conception
que l’on peut se faire de ce qu’est un individu dans le monde du vivant.
1
Voir M. Morange, La vie expliquée ? Cinquante ans après la double hélice (2003). Michel
Morange note que le terme d’exobiologie est de plus en plus remplacé par celui d’astrobiologie.
2
Si, cependant, la question est de savoir si, à partir des théories disponibles, il est possible de faire
des inférences de portée universelle, alors la réponse est que ce n’est pas possible avec les théories
biologiques. Les propositions de la biologie (même lorsqu’elles ressemblent à des lois) sont des
descriptions généralisées, et non des énoncés dont il est impossible qu’ils ne soient pas vérifiés
(comme devraient l’être les lois idéales de la physique) : voir D. Hull, Philosophy of Biological
Science (1974), op. cit. et J. Gayon, « La biologie entre loi et histoire » (1993), op. cit. Néanmoins,
il est fort probable que l’historicité soit fondamentale aussi en physique, non seulement dans ses
branches proprement historiques (comme l’astronomie), mais même au-delà (J. Gayon, Ibid.).
3
Les références sur cette question sont innombrables, et de très importantes distinctions entre
différentes formes de réalismes ont été proposées. Parmi les textes les plus importants, on trouve :
R. Boyd, « On the Current Status of the Issue of Scientific Realism » (1983) ; I. Hacking,
« Experimentation and Scientific Realism » (1982) ; H. Putnam, Le réalisme à visage humain
(1999 [1990]) ; B. C. van Fraassen, The Scientific Image (1980).
256
1.2.3. Modèle
1
Voir R. Frigg and S. Hartmann, « Models in Science » (2006). Pour une autre classification, voir
M. Thomson-Jones, « Models, the semantic view, and scientific representation » (2004).
2
Parmi les textes les plus importants se trouvent : P. Suppes, « A comparison of the meaning and
uses of models in mathematics and the empirical sciences » (1960) ; R. N. Giere, Explaining
science: a cognitive approach (1988) ; R. N. Giere, « Using models to represent reality » (1999) ;
R. N. Giere, « How Models Are Used to Represent Reality » (2004).
3
R. N. Giere (1988), op. cit.
4
J. Gayon, « Les organismes modèles en biologie et en médecine » (2006a).
5
Pour un exemple récent de discussion de la souris comme organisme modèle en immunologie,
voir l’éditorial de Nature Immunology (vol. 8, July 2007, p. 657) intitulé « Making the most of
mouse models ».
257
Nous pensons que notre proposition sur la continuité réunit tous les critères
d’une théorie tels que nous les avons définis ci-dessus :
i) Elle porte sur un domaine d’extension bien défini, et par ailleurs très
vaste, ce qui en fait une théorie d’un haut niveau de généralité : son domaine est
tous les organismes pluricellulaires, voire également les unicellulaires. Tous, en
effet, possèdent des mécanismes d’interaction spécifique avec des motifs
1
E. Lloyd (1988), op. cit., Chapitre 3 : « The Structure of Population Genetics ».
2
P. Godfrey-Smith, « The strategy of model-based science » (2006a).
3
P. Matzinger, « The Danger Model : A Renewed Sense of Self » (2002).
4
R. E. Vance, « A Copernician Revolution ? Doubts About the Danger Theory » (2000).
258
1
Comme nous l’avons montré dans le Chapitre 1.
2
C’est le cas, par exemple, de R. E. Vance, « A Copernician Revolution ? Doubts About the
Danger Theory » (2000), dont nous avons parlé.
259
1
Voir la « théorie du danger » de Matzinger ci-dessous.
2
Comme nous l’avons vu, des mutations extrêmement rapides conduisant à des changements
antigéniques tout aussi rapides ne permettent pas une interaction biochimique stable avec les
récepteurs immunitaires, et peut même constituer un moyen d’échappement immunitaire.
Cependant, la théorie de la continuité prédit que dès que l’expression d’un motif antigénique
inhabituel est stable pendant quelques heures, elle induit une réponse immunitaire.
260
Une autre conception serait de dire qu’une proposition scientifique (quelle que
soit sa structure, son extension, etc.) reste une hypothèse tant qu’elle n’a pas été
testée et corroborée de multiples manières. En ce sens, notre proposition serait une
hypothèse, et non une théorie, car aucune expérience de laboratoire ne l’a
spécifiquement testée. Cependant, nous préférons adopter un raisonnement
symétrique : de toutes les propositions disponibles en immunologie, la théorie de
la continuité nous semble être la mieux à même de rendre compte de l’ensemble
des données expérimentales disponibles, elle est donc une théorie
expérimentalement fondée et en attente de réfutation ou de corroboration
expérimentales – comme toute théorie scientifique.
1
J. Gayon, « De la biologie à la philosophie de la biologie » (à paraître) ; J. Gayon, « La
philosophie et la biologie » (1998a).
2
F. Duchesneau, Genèse de la théorie cellulaire (1987). En particulier, François Duchesneau
distingue chez Schwann une étape analytique d’une étape synthétique, dans laquelle il y a
intégration de lois empiriques, mais dans laquelle il pourrait aussi y avoir génération de prémisses
« à partir desquelles on pourrait tenter de déduire les lois empiriques formulées et formulables »
(voir p. 156, et plus généralement pp. 154-163). En fait, la théorie est plutôt présentée par
Schwann comme l’occasion de « procéder rationnellement à de nouvelles découvertes, qui
sanctionneront ou réfuteront l’explication » (cité par Duchesneau, p. 158). Plus généralement,
Duchesneau montre qu’un schématisme est au cœur de la théorie cellulaire : « Les concepts et les
lois sont au service d’un schématisme qui permette de dévoiler une configuration, voire la
configuration essentielle des unités vitales » (p. 360). Voir également G. Canguilhem, « La théorie
cellulaire » (1965 [1945]). Canguilhelm propose une généalogie de la théorie cellulaire,
« pressentie » par Buffon et « anticipée » (au sens d’une intuition scientifique forte) par Lorenz
Oken (voir en particulier p. 58).
261
1
A. Fagot-Largeault, « Le vivant » (1995).
2
Ce que Jean Gayon appelle « la théorie matérielle de la vie » (J. Gayon, « De la biologie à la
philosophie de la biologie », op. cit.).
3
M. Morange, Une lecture du vivant (1986). Bien qu’il exprime quelques doutes sur le rôle que
peuvent jouer les théories en biologie, et surtout en biologie moléculaire (« on rencontre dans cette
science [la biologie moléculaire] très peu de théories et ce ne sont pas elles qui lui donnent ses
caractères et sa spécificité », p. 70), Michel Morange montre qu’au cœur de la « théorie » de la
biologie moléculaire se trouve la macromolécule, unité d’explication fondamentale dans ce
domaine. Il prend ensuite quelques exemples de théories biologiques, notamment
immunologiques. Bien que je sois d’accord avec Michel Morange sur le caractère profondément
expérimental de la biologie moléculaire (op. cit., p. 119), je ne pense pas qu’il ait des réticences à
affirmer l’existence de théories en biologie moléculaire étant donné le sens que nous avons donné
ci-dessus au terme « théorie ».
4
Avec, bien entendu, des variantes et même des révisions de dogme. Par exemple, avec la
découverte des rétrovirus, les biologistes se sont rendu compte que l’idée selon laquelle l’ADN
donne naissance à un ARN, mais que l’inverse n’est jamais vrai était inexacte. Cela, néanmoins,
ne change rien à la puissance de la théorie moléculaire du vivant.
5
Voir T. H. Morgan, The Theory of the gene (1926). Voir, tout particulièrement, le premier
chapitre, intitulé « The fundamental principles of genetics ».
6
L. Margulis, Origin of Eukaryotic Cells (1970). Cette théorie, très audacieuse lors de sa première
formulation, fait aujourd'hui consensus.
262
1
Nous écrivons « jusqu’ici » car la situation semble en train de changer. Les philosophes de la
biologie sont de plus en plus nombreux à s’intéresser à la biologie moléculaire, de la génétique
moléculaire (qui était déjà le domaine qui avait reçu le plus d’attention, notamment pour la
question de la définition du gène) aux mécanismes moléculaires du développement, en passant par
la microbiologie. Voir L. Darden and J. Tabery « Molecular Biology » (2005), ainsi que S. Sarkar,
Molecular models of life : philosophical papers on molecular biology (2005). Pour des raisons
qu’il serait intéressant d’étudier en détails, et qui tiennent peut-être à l’importance de grands
biologistes moléculaires comme Jacob, Monod, et bien d’autres, la philosophie de la biologie
moléculaire paraît fortement représentée en France.
2
Voir par exemple ce que dit, dans un texte déjà ancien, Kenneth Schaffner, l’un des philosophes
des sciences qui s’est intéressé à la biologie moléculaire : il y a des théories en biologie, non
seulement dans des domaines biochimiques, mais aussi dans des domaines « non-chimiques »
comme en physiologie générale : K. F. Schaffner, « Theories and Explanations in Biology »
(1969).
3
F. M. Burnet, The Clonal Selection Theory of Acquired Immunity (1959).
4
K. F. Schaffner, Discovery and Explanation in Biology and Medicine (1993). Voir aussi « Theory
changes in immunology » (1992).
5
L. Darden, Reasoning in Biological Discoveries (2006). On notera que Michel Morange, dans
son ouvrage Une lecture du vivant (1986, op. cit., p. 75-76), prend également comme exemple de
théorie biologique la théorie sélective en immunologie (ainsi que la théorie de l’Allostérie).
263
proposition de Burnet sur le soi et le non-soi, ancrée dans ce que Burnet lui-même
a toujours appelé la « théorie de la sélection clonale », c’est pourquoi nous avons
parlé, tout au long des chapitres qui précèdent, de « théorie du soi et du non-soi ».
Nous voudrions à présent procéder à une analyse comparative des propositions
contemporaines visant à expliquer le fonctionnement du système immunitaire (soi
et non-soi ; « système » ou « réseau » ; « danger ») en posant deux questions :
d’une part, celle de savoir quel est le statut épistémologique de chacune de ces
propositions (s’agit-il de théories au sens que nous avons défini ?), et d’autre part
celle de déterminer ce que la théorie de la continuité doit aux propositions qui
l’ont précédée et en quoi elle en diffère.
1
Il ne s’agit certainement pas d’un argument en faveur de la théorie de la continuité, mais, comme
le remarque Susan Oyama (Ontogeny of Information, 2000 [1985]), une proposition théorique
nouvelle est souvent accueillie par deux objections coexistantes et pourtant incompatibles :
premièrement, ce que vous dites est infondé, et deuxièmement ce que vous avancez, nous le
savions déjà. Il est pour le moins paradoxal d’attaquer une théorie à la fois pour sa fausseté et pour
sa conformité avec les théories déjà en vigueur.
265
continue et de niveau moyen avec ses récepteurs immunitaires, font partie de cet
organisme. L’objection est alors la suivante : qu’est-ce qui nous empêche
d’appeler « soi » cet organisme, incluant ces entités « étrangères » qu’il tolère ?
Par exemple, pourquoi ne dirait-on pas que les bactéries commensales font partie
du « soi » de l’organisme, de même que les tissus implantés tôt chez le nouveau-
né de la souris et tolérés pendant toute la vie de l’organisme (expérience de
Medawar) ? Cela nous permettrait de rendre compte du caractère non-
immunogène de ces bactéries, tout en conservant la théorie du soi et du non-soi.
On pourrait appeler « étrangère » toute entité qui, précisément, viendrait rompre la
continuité des ligands avec lesquels les récepteurs immunitaires interagissent.
Cela reviendrait effectivement à dire que le « soi » d’un organisme comprend
l’ensemble des entités étrangères qu’il ne rejette pas immunitairement.
En un sens, il s’agit de la thèse que nous défendons, comme le prochain chapitre
le montrera en détail : l’organisme doit être défini à partir de ses interactions
immunitaires continues et de niveau moyen. Cependant, ce premier argument pour
affirmer que la théorie de la continuité et la théorie du soi sont équivalentes est
très faible, pour une raison que nous avons déjà signalée. Le « soi » ainsi défini
n’est synonyme d’ « organisme » que parce qu’il désigne en réalité le « non-
immunogène ». Ce raisonnement présuppose ce qui est en question. Les termes de
« soi » et de « non-soi », en effet, deviennent uniquement descriptifs, ils ne sont
en rien des termes scientifiques, qui pourraient être au fondement d’une
explication scientifique. On appellera « non-soi » tout ce qui déclenche une
réponse immunitaire de rejet, tout en affirmant que toute réponse immunitaire de
rejet s’explique par la pénétration de « non-soi » dans l’organisme. Autrement dit,
nous retrouvons là le cercle que nous avons déjà rencontré, et dont nous avons
montré qu’il faisait sortir le « soi » et le « non-soi » du domaine de l’explication
scientifique. Ainsi, affirmer que le « soi » et l’organisme désignent une même
réalité est acceptable, mais cette affirmation ne nous donne en rien un critère
d’immunogénicité, c'est-à-dire une explication du déclenchement d’une réponse
immunitaire – ce qui est, à l’opposé, l’objet même de la théorie de la continuité.
266
1
J-M. Claverie, « Soi et non-soi : un point de vue immunologique » (1990). Souligné dans
l’original.
267
étrangères introduites suffisamment tôt dans la vie seront acceptées comme si elles étaient
les propres cellules du corps, aussi longtemps qu’elles persistent.1
Cela est en conformité avec son hypothèse de la « surveillance immunitaire »,
qu’il développe à ce moment là. Il écrit en particulier :
Discuter du mécanisme immunitaire des vertébrés, et spécifiquement des mammifères,
conduit presque inévitablement à la conclusion que ce mécanisme renvoie plus
fondamentalement au contrôle de l’intégrité des tissus et à la réaction contre une anomalie
reconnue dans les tissus qu’à la défense contre les micro-organismes et la production des
anticorps. (Self and Not-Self, p. 22-23).
Bien entendu, nous pourrions faire la remarque que Burnet est loin d’avoir
toujours tenu de tels propos. Cependant, l’objection est tout à fait fondée, dès lors
qu’on la formule ainsi : la théorie de la continuité n’est-elle pas une simple
reformulation de la théorie du soi telle que Burnet la concevait à la fin de sa vie
scientifique, et telle que la concevaient plusieurs immunologistes théoriciens,
comme Claverie et Kourilsky, dans les années 1980 ?
Pour répondre à cette objection, revenons au cœur de la modification proposée
par la théorie de la continuité. Cette dernière affirme que la raison de
l’immunogénicité réside dans une différence moléculaire dans les cibles des
récepteurs immunitaires, et non pas dans le caractère exogène (« étranger ») de
cette différence. Cette différence doit être comprise dans la construction de
l’organisme tout au long de sa vie, par opposition à ce que dit la théorie du soi,
qui est que le « soi » est éventuellement modifiable, mais seulement durant la
période d’immaturité immunitaire. Par exemple, dans l’expérience de Medawar,
on appellera « étranger » tout ce qui diffère des propres tissus de la souris et des
tissus (exogènes) qui ont été implantés tôt chez elle. L’« étranger » est donc bien,
en partie, un terme (mal choisi) servant à désigner ce qui diffère d’une identité
moléculaire susceptible d’avoir accueilli des éléments exogènes, mais cette
identité de référence est définie une fois pour toutes à la naissance ou peu après la
naissance. Pour anticiper légèrement sur le prochain chapitre, il en va tout
1
« Recognition that an antigenic determinant is foreign requires that it shall not have been present
in the body during embryonic life. Conversely, any foreign cells introduced early enough in life
will be accepted as if they were the body’s own cells for as long as they persist. » (F. M. Burnet,
Self and Not-Self, p. 25).
268
1
Dans le même texte de 1990, J-M. Claverie écrit : « la connaissance de soi est acquise au cours
du développement de l’individu et de son système immunitaire » (op. cit., p. 36).
2
« Le mélange du sang placentaire de deux jumeaux non identiques est une expérience naturelle
qui montre que la tolérance des tissus d’un autre individu est possible si le corps a fait l’expérience
de la présence de cellules étrangères à partir d’une période précoce de la vie embryonnaire »
(« The intermingling of placental blood of two dissimilar twins is a natural experiment which
shows that tolerance of another individual’s tissues is possible if the body has experienced the
presence of foreign cells from a period early in embryonic life. », F. M. Burnet, Self and Not-Self,
1969, p. 24).
269
1
Voir par exemple C. Hempel, Eléments d’épistémologie, op. cit., p. 147.
2
T. Pradeu et E. D. Carosella, « L’identité immunologique : soi ou continuité ? » (2006c).
270
1
Nous espérons montrer, dans ce chapitre et dans le suivant, qu’ils n’ont, dans cette recherche,
guère rencontré de succès.
2
I. Löwy, « The Immunological Construction of the Self » (1991) ; E. Crist and A. I. Tauber,
« Selfhood, Immunity, and the Biological Imagination: The Thought of Frank Macfarlane Burnet »
(1999). Ce recours aux termes de « soi » et de « non-soi » a permis de donner l’impression que
l’immunologie disait quelque chose sur notre « soi » psychologique, sur notre identité personnelle
– ce qui a en effet donné lieu à de nombreuses analogies fort spéculatives (comme nous le
signalons au prochain chapitre), mais qui n’a jamais été démontré. Alfred Tauber s’est même
efforcé d’établir, d’une façon convaincante, que l’immunologie ne nous disait strictement rien sur
notre identité personnelle d’êtres humains (A. I. Tauber, The Immune Self, 1994).
3
Voir T. Pradeu et E. D. Carosella, « Analyse critique du modèle du soi et du non-soi et de ses
fondements métaphysiques implicites » (2004).
271
1
N. K. Jerne, « Towards a Network Theory of the Immune System » (1974).
2
Voir A-M. Moulin, « The Immune System : A Key Concept for the History of Immunology »
(1989a).
3
Alfred Tauber a bien montré qu’il s’agissait là de la proposition théorique fondamentale des
théories systémiques, et a en outre analysé certaines des différences entre les divers représentants
de ce courant dans A. I. Tauber, « The elusive immune self: A case of category errors » (1999).
4
N. K. Jerne, « Idiotypic networks and other preconceived ideas », 1984, p. 17.
272
Niels Jerne, qui a reçu le Prix Nobel en 1984 pour ses « théories concernant la
spécificité dans le développement et dans le contrôle du système immunitaire et
pour la découverte du principe de la production des anticorps monoclonaux »1, a
marqué l’immunologie principalement par son esprit très théorique, de surcroît
pénétré de philosophie2. Outre qu’il eut, nous l’avons vu, la première intuition sur
une possible explication sélectionniste de la production des anticorps3, il proposa,
dans les années 1970, une vision systémique de l’immunité, qui séduisit ses
contemporains et eut une influence considérable sur l’immunologie théorique, au
moins jusqu’au début des années 19904.
L’article de 1974 se présente comme une anticipation théorique : Jerne cherche
à prévoir quelles seront les grandes orientations de l’immunologie dans les années
1970 à 1990. Sa thèse principale est que l’immunologie va dépasser la théorie de
la sélection clonale (dont il rappelle, avec raison, qu’il en est l’un des initiateurs)
en l’intégrant dans une perspective beaucoup plus large, consistant à concevoir le
système immunitaire comme un « réseau ». Cette nouvelle manière de penser le
système immunitaire comporte deux aspects. D’une part, elle consiste à passer de
l’idée que l’immunité se joue au niveau de cellules individuelles et même
d’anticorps individuels à l’idée qu’elle se produit en fait à partir de multiples
interactions entre de très nombreuses cellules différentes (presque uniquement des
lymphocytes, cependant, dans la vision de Jerne). D’autre part, elle implique que
le système immunitaire est principalement tourné vers lui-même (vers le « soi »),
au sens où premièrement les anticorps de l’organisme sont initialement produits
1
Prix Nobel partagé avec Georges J. F. Köhler et César Milstein.
2
Notamment kierkegaardienne : voir N. K. Jerne, « The natural selection theory of antibody
formation ; ten years later » (1967). Anne-Marie Moulin a évoqué l’influence de Kierkegaard sur
Jerne dans Le dernier langage de la médecine (1991), p. 277-278.
3
N. K. Jerne, « The Natural Selection Theory of Antibody Formation » (1955).
4
L’abondance, durant cette période, dans les titres d’articles immunologiques, de termes
proprement jerniens, comme « idiotype », « anti-idiotype », etc. le montre très bien.
273
1
C’est le cœur de la théorie de la sélection clonale : les anticorps ne sont pas produits en fonction
des antigènes rencontrés par l’organisme (thèse de type « instructiviste »), ils sont produits
massivement et au hasard avant de rencontrer leur antigène spécifique.
2
Notion utilisée par Heinz von Förster, qui a inspiré la plupart des penseurs de l’auto-organisation.
3
En réalité, Jerne lui-même utilise les termes d’épitope (pour « déterminant antigénique »), de
paratope (pour « site de liaison de l’anticorps), d’idiotype (ensemble d’épitopes exprimés par les
régions variables d’un ensemble de molécules d’anticorps) et d’idiotope (chaque épitope
idiotypique particulier), mais j’ai choisi de ne pas utiliser ces termes ici pour prévenir toute
confusion.
274
que Jerne appelle l’ « image interne » de ces antigènes, et ce d’une part parce que
les anticorps du système immunitaire expriment déjà en puissance tous les
antigènes possibles, comme un miroir de l’univers des antigènes, et parce que
d’autre part une réaction immunitaire systémique est une réaction à des anticorps
de l’organisme (et non aux antigènes eux-mêmes).
Jerne dit les choses plus radicalement encore un peu plus d’une décennie plus
tard, à l’occasion de la réception du Prix Nobel :
J’aimerais par conséquent conclure que, dans son état dynamique, notre système
immunitaire est principalement auto-centré, générant des anticorps anti-idiotypiques
contre ses propres anticorps, qui constituent l’écrasante majorité des antigènes présents
dans le corps. Le système maintient aussi en quelque sorte un équilibre précaire avec les
autres constituants normaux du soi de notre corps, tout en réagissant vigoureusement aux
invasions à l’intérieur de notre corps de particules, protéines, virus ou bactéries étrangers,
qui se trouvent perturber l’harmonie dynamique du système. 1
Ces deux textes (de 1974 et de 1985) sont très utiles car à la fois ils soulignent
l’idée principale de Jerne, à savoir que le système immunitaire ne réagit jamais
qu’à ses propres perturbations, et ils montrent que Jerne n’avait pas pour intention
de nier que le caractère étranger d’un antigène fût le facteur décisif pour
comprendre son immunogénicité. En d’autres termes, Jerne veut davantage
montrer que toute réponse immunitaire présuppose une autoréactivité qu’affirmer
que la discrimination entre le « soi » et « l’étranger » n’est pas le bon critère
d’immunogénicité2. C’est précisément ce que nous voudrions souligner ici : Jerne
est à l’origine d’une idée très importante pour la critique de la théorie du soi et du
non-soi (celle selon laquelle l’autoréactivité est normale et nécessaire dans
l’organisme), mais lui-même ne considère pas qu’il réfute la théorie du soi et du
1
« I should therefore like to conclude that, in its dynamic state, our immune system is mainly self-
centered, generating anti-idiotypic antibodies to its own antibodies, which constitute the
overwhelming majority of antigens present in the body. The system also somehow maintains a
precarious equilibrium with the other normal self-constituents of our body, while reacting
vigorously to invasions into our body of foreign particles, proteins, viruses, or bacteria, which
incidentally disturb the dynamic harmony of the system. » (N. K. Jerne, « The Generative
Grammar of the Immune System », Conférence pour la réception du Prix Nobel, 1985). (Notre
traduction).
2
N. K. Jerne (1984), op. cit.
275
1
A. I. Tauber, « Moving beyond the immune self ? » (2000) ; voir les critiques que Anderson et
Matzinger adressent à Tauber, « Anderson and Matzinger: round 3 » (2000c).
2
Le système passe d’un équilibre à un autre équilibre. Notons que Heinz von Förster a été
profondément influencé par la pensée de Jean Piaget, dont on observe des échos clairs chez Jerne.
3
N. K. Jerne (1974), op. cit., p. 383.
276
1
N. K. Jerne (1974), op. cit., p. 386.
2
N. K. Jerne (1974), op. cit., p. 377. Voir également N. K. Jerne, « The Immune System : A
network of lymphocyte interactions » (1976).
3
Ce qui ne veut pas dire que certains mécanismes que l’on croyait auparavant spécifiques des
lymphocytes, comme par exemple la mémoire immunitaire, ne se retrouvent pas ailleurs que chez
les vertébrés à mâchoires.
277
devient : une autoréactivité normale chez les constituants de l’immunité innée est-
elle possible ? Cette question, à laquelle nous avons essayé de répondre dans le
chapitre précédent, n’est jamais posée par Jerne, ni par les partisans de
l’autopoïèse et de l’auto-organisation, car tous font l’erreur de penser qu’il y a une
équivalence entre système immunitaire et système lymphocytaire.
1
N. K. Jerne (1974), op. cit., p. 387 : cette vision du système immunitaire comme réseau
fonctionnel, écrit Jerne, « ressemble de manière frappante au système nerveux ».
2
A. I. Tauber, « Historical and philosophical perspectives on immune cognition » (1997).
278
1
H. R. Maturana and F. J. Varela, Autopoiesis and Cognition – The Realization of the Living
(1980).
2
I. R. Cohen, « The cognitive principle challenges clonal selection » (1992a) ; « The cognitive
paradigm and the immunological homunculus » (1992b) ; Tending Adam's Garden – Evolving the
Cognitive Immune Self (2000a).
3
A. M. Moulin, Le dernier langage de la médecine (1991). Anne-Marie Moulin affirme encore
cette idée dans son article « Immunologie » du Dictionnaire de la pensée médicale (2004).
4
M. Howes, « Self, intentionality, and immunological explanation » (2000).
5
À l’exception de deux ou trois occurrences, destinées à clarifier le contraste entre la théorie de la
continuité et la théorie du soi, et de surcroît toujours accompagnées d’une formulation non
« épistémique » (respectivement : « interactions » au lieu de « reconnaissance », « élimination
thymique des lymphocytes fortement autoréactifs » au lieu d’ « apprentissage », « deuxième
réponse plus rapide et plus efficace en cas de deuxième rencontre avec le même antigène » au lieu
de « mémoire immunitaire », etc.).
279
1
N. Chomksy, Current Issues in Linguistic Theory, Mouton, The Hague (1964). Voir également
N. Chomksy, Language and Mind (1972).
2
N. Jerne, « The Generative Grammar of the Immune System » (1985), op. cit., p. 1058.
3
Bien souvent, en réalité, contemporains : Jerne meurt en 1994, et certains de ses « successeurs »
que nous évoquons, Coutinho en particulier, ont directement travaillé avec lui. Ils sont donc ses
successeurs au sens où ils développent leurs thèses à partir de la fin des années 1970, en
reconnaissant leur dette intellectuelle à l’égard de Jerne.
280
L’un des prolongements majeurs des idées de Jerne est la thèse de l’autopoïèse
proposée principalement par Humberto Maturana et Francisco Varela. Les
partisans de l’autopoïèse se sont beaucoup servi de l’immunologie pour soutenir
leurs thèses, mais l’autopoïèse constitue une vision plus générale de toute la
biologie, rassemblant questions immunologiques, neurologiques, et autres1. Il
s’agit de l’une des plus influentes théories « systémiques » du vivant proposées
dans les années 1970 et 1980, même si, de nos jours, la thèse de l’autopoïèse est
pratiquement complètement abandonnée.
Les partisans de l’autopoïèse affirment que l’organisme est « auto-construit » et
« auto-nome », c'est-à-dire qu’il régule lui-même son activité. Les partisans de
l’autopoïèse ont radicalisé la clôture du « soi » qui apparaissait déjà chez Jerne2.
Pour Varela et ses collaborateurs, l’organisme est toujours le produit de sa propre
création, et rien ne peut l’influencer « du dehors » : l’organisme module et
interprète toute influence externe, si bien que toute interaction, y compris
immunitaire, est en fait une modification endogène. Il n’y a pas de discrimination
immunitaire entre le soi et le non-soi parce qu’il n’y a que le soi. Ce dernier peut
être perturbé, du dedans ou du dehors, peu importe, mais en tout cas rien ne peut
l’affecter sans être pris dans le réseau complexe des interactions immunitaires
endogènes qui le précèdent :
Selon le raisonnement développé dans les sections précédentes, tous les événements
immunitaires sont dirigés vers l’intérieur, et non vers l’extérieur, et l’organisme perçoit la
pénétration de substances étrangères non pas en les connaissant comme étrangères, mais
plutôt parce que les substances étrangères interfèrent avec les réactions en cours qui
existent comme des liens dans un réseau complexe d’interactions. L’organisme répond à
une « image interne » de la molécule étrangère, à sa signification traduite dans les termes
du langage utilisé auparavant par le réseau. Ainsi, d’une certaine façon, toutes les
1
H. R. Maturana and F. J. Varela, Autopoiesis and Cognition – The Realization of the Living
(1980). En réalité, c’est principalement Varela, aidé de l’immunologiste Nelson Vaz, qui a parlé
spécifiquement de l’immunologie, c’est pourquoi nous nous intéressons à ses écrits, et non à la
perspective générale sur l’autopoïèse présentée dans le livre de 1980.
2
Vaz et Varela disent leur dette à Jerne dans leur article de 1978 : N. M. Vaz and F. Varela, « Self
and non-sense : an organism-centered approach to immunology » (1978).
281
1
« According to the reasoning developed in the previous sections, all immune events are directed
inward, not outward, and the organism perceives the penetration of foreign materials not by
recognizing them as foreign, but rather because the foreign materials interfere with ongoing
reactions which exist as links in a complex network of interactions. The organism responds to an
‘internal image’ of the foreign molecule, to its meaning translated in terms of the language
previously utilized by the network. Thus, in a way, all immune reactions are ‘auto-immune’
(directed inward) and exogenous antigens are recognized by "cross-reactions. » (N. M. Vaz and F.
Varela, 1978, op. cit., p. 251-252). (Notre traduction).
2
« Clearly, one can define ‘self’ from a biochemical or genetic or even a priori basis. But from our
vantage point, the only valid sense of immunological self is the one defined by the dynamics of
network itself. What does not enter into its cognitive domain is ignored (i.e., it is non-sense). This
is in clear contrast to the traditional notion that IS [immune system] sets a boundary between self
in contradistinction to a supposed non-self. From our perspective, there is only self and its slight
variations » (F. J. Varela, A. Coutinho, B. Dupire, and N. N. Vaz, « Cognitive Networks :
Immune, neural and otherwise », In Theoretical Immunology, Part Two, edited by A.S. Perelson,
Redwood City : Addison-Wesley, 1988, p. 365). (Notre traduction).
3
Voir par exemple N. K. Jerne (1984), op. cit.
4
Il a co-écrit avec Valera comme l’indique la citation qui précède.
5
A. I. Tauber, The Immune Self (1994), op. cit. ; « Historical and philosophical perspectives on
immune cognition » (1997).
282
1
« We have previously argued for the possibility that the immune system participates in the
modulation of all other molecular interactions in the organism (Vaz et al. 1984) and, consequently,
we consider such autoreactivity as physiological, and auto-immune pathology as a strong
argument that, normally, the immune system is involved with other organs and tissues in the
organism. It is obvious that such physiologic immune auto-reactivity does not lead to destruction
of its (self) targets because it does not represent immune responses but the manifestation of
equilibria reached in the continuous ontogenic development of eigen-states in the autonomous
activity » (A. Coutinho, L. Forni, D. Holmberg, F. Ivars and N. Vaz, « From an antigen-centered,
clonal perspective of immune responses to an organism-centered network perspective of
autonomous reactivity of self-referential immune systems », 1984, italiques dans l’original).
(Notre traduction).
2
Voir par exemple A. Coutinho et al. (1984), op. cit. : « Il est absolument indéniable qu’une
fraction considérable des anticorps naturels (tous ?) chez les individus nouveaux-nés et adultes
normaux sont des auto-anticorps » (p. 164, souligné par les auteurs).
3
Au sens du terme anglais « processed ».
4
Pensons par exemple à un récepteur Toll-like interagissant avec du lipopolysaccharide exprimé
par une bactérie.
283
1
Voir N. M. Vaz and F. Varela (1978), op. cit., article dans lequel les expressions de « système
immunitaire » et « système lymphoïde » sont considérées comme synonymes. En outre, les auteurs
écrivent (p. 242) : « Il est évident que tous les événements immunologiques dépendent des
activités spécifiques des cellules lymphoïdes ».
2
Ce qui est fort improbable, étant donné, par exemple, ce que nous venons de dire que dire sur les
récepteurs Toll-like. Nous avons montré qu’ils étaient en partie autoréactifs, mais pas
exclusivement. C’est pour cela que nous proposons d’interpréter leur réactivité à partir de l’idée de
discontinuité antigénique, qui remplace la distinction exogène/endogène.
284
1
Coutinho reste scientifiquement actif mais, de façon tout à fait intéressante, il se consacre
maintenant aux neurosciences.
2
H. Atlan and I. R. Cohen (eds.) Theories of Immune Networks (1989a).
3
H. Atlan and I. R. Cohen, « Immune information, self-organization and meaning » (1998).
4
R. Maron et al., « Autoantibodies to the insulin receptor in juvenile onset insulin-dependent
diabetes » (1983) ; G. Moalem, « Autoimmune T cells protect neurons from secondary
degeneration after central nervous system axotomy » (1999) ; E. Hauben et al., « Autoimmune T
cells: a potential neuroprotective therapy for spinal cord injury » (2000).
285
manipulations qui ont établi clairement cette idée ne sont pas de son fait. Selon
cette première manière de voir, donc, la perspective auto-organisationnelle de
Cohen et Atlan ne serait pas inutile, mais en même temps peu innovante. Une
deuxième manière de considérer leurs travaux, cependant, est de s’intéresser non
pas à l’idée générale (l’autoréactivité normale), mais aux thèses précises qu’ils
disent soutenir. Nous pensons que seule cette deuxième manière de procéder peut
permettre d’évaluer leur contribution à l’immunologie contemporaine. Or, de ce
point de vue, il nous semble que les propositions de Cohen et Atlan sont souvent
imprécises ou inexactes. Ensemble, en effet, Cohen et Atlan1 proposent les thèses
suivantes :
i) L’auto-immunité est normale et indispensable au fonctionnement de
l’organisme2.
ii) Le déclenchement d’une réponse immunitaire est dû à de très nombreux
facteurs, pas à un mécanisme dichotomique simple (comme le soi / non-soi)3.
iii) La fonction des cellules immunitaires n’est pas de rejeter le non-soi,
mais de maintenir le fonctionnement du corps4.
iv) Les interactions immunitaires sont de type cognitif et reposent sur la
connaissance immunitaire de soi par l’organisme, en particulier sur l’expression et
la connaissance de ce que Cohen appelle « l’homoncule » (homunculus)5, et qui
désigne en fait un ensemble limité d’antigènes dominants autoréactifs.
1
Il est clair qu’Irun Cohen a contribué beaucoup plus nettement que Henri Atlan à ces thèses qui
concernent l’immunologie (Henri Atlan n’est pas immunologiste). Cependant, Irun Cohen rend
presque toujours hommage, dans ses publications, à Henri Atlan, qui lui a suggéré d’adopter la
théorie de l’auto-organisation pour interpréter ses idées concernant l’auto-immunité normale.
2
Atlan et Cohen reconnaissent qu’ils suivent en cela Jerne : voir H. Atlan and I. R. Cohen,
« Introduction to Immune Networks » (1989b).
3
I. R. Cohen, « Discrimination and dialogue in the immune system » (2000b).
4
Ibid.
5
I. R. Cohen, « Natural Id-Anti-Id networks and the Immunological Homunculus » (1989) ; I. R.
Cohen, « The cognitive paradigm and the immunological homunculus » (1992b) ; I. R. Cohen,
Tending Adam's Garden – Evolving the Cognitive Immune Self (2000a), p. 204 sq. Le terme
« homoncule » trouve son origine dans l’alchimie. Il fut utilisé pour expliquer le développement de
l’organisme à la Renaissance (on considérait qu’un œuf fertilisé contenait déjà « en petit »
l’homme qu’il allait devenir : voir R. Lewontin, The Triple Helix, 2000). Irun Cohen précise que
ce n’est pas en ce sens qu’il utilise le terme. Il emprunte le terme à la neurologie, où il désigne la
correspondance entre zones du cerveau et parties du corps. En immunologie, le terme désigne donc
un ensemble d’antigènes du « soi » qui sont reconnus avec une haute affinité par un grand nombre
de lymphocytes B et T de l’organisme. Comme Cohen le reconnaît lui-même, l’existence de
286
l’homoncule n’est pas du tout prouvée, il s’agit « principalement d’une prescription pour un
programme de recherche » (I. R. Cohen, 2000a, p. 204).
1
H. Atlan and I. R. Cohen (1998), op. cit.
2
Bien sûr, nous avons pour notre part insisté (au Chapitre 3) sur l’importance de l’autoréactivité
mais également de l’auto-immunité. Cependant, l’auto-immunité dont nous avons parlé concerne
précisément le déclenchement de réponses immunitaires effectrices, par exemple la phagocytose
dans le cas de l’élimination des cellules apoptotiques ou la régulation négative de la part des
cellules T régulatrices. Ces éléments ne confirment en rien l’idée d’une auto-immunité normale
des lymphocytes B et T, telle que la proposent Cohen et Atlan.
287
1
« Simple discrimination between this or that entity will not suffice for day-to-day maintenance;
the immune system has to judge the circumstances surrounding the antigens it sees, the self and
the nonself equally. […] The immune system is a complicated system because the regulation of
inflammation requires complicated judgement » (I. R. Cohen, 2000b, op. cit.)
2
Dans le prologue de son ouvrage Tending Adam’s Garden (2000a), Cohen dit que l’immunologie
n’a certainement pas besoin de nouvelles données moléculaires, mais de nouvelles idées et de
nouveaux paradigmes. Lui propose une vision « synthétique » (par opposition à la vision
« analytique » qu’il attribue à l’immunologie moléculaire et en particulier à la théorie de la
sélection clonale de Burnet) qui s’appuierait sur « l’idée que le système immunitaire est un
système cognitif » (p. xvii). Son objectif est donc bien de proposer une conception de l’immunité,
et non une nouvelle théorie fondée sur l’analyse précise de nouvelles données. Pour notre part,
nous pensons que l’immunologie a certes besoin de réflexions théoriques, mais que ces dernières
doivent nécessairement être ancrées dans des données expérimentales, probablement au niveau
moléculaire. Par ailleurs, nous espérons avoir démontré au Chapitre 2 qu’il est pour le moins
étonnant d’attribuer à Burnet et à sa théorie de la sélection clonale le qualificatif d’ « analytique ».
3
I. R. Cohen (2000b), op. cit.
4
C. C. Anderson and P. Matzinger, « Anderson and Matzinger: round 2 » (2000b), p. 288.
5
Puis les auteurs concluent : « Il peut être plus confortable de s’abandonner à la complexité sans
bornes, et c’est certainement plus sûr, mais il est moins probable que cela suscite des expériences
claires » (C. C. Anderson and P. Matzinger 2000b, op. cit., p. 290).
288
1
Avec bien sûr la réserve émise ci-dessus sur la confusion entre autoréactivité et auto-immunité.
2
Et souvent déjà formulé, de surcroît, dans des termes métaphoriques que nous préférerions
éviter : nous l’avons vu à propos de la notion de « mémoire immunitaire », que l’on gagnerait à
systématiquement remplacer par « deuxième réponse plus rapide et plus efficace ».
3
« The particular response we observe is the outcome of an internal process of weighing and
integrating information about the antigen. . . . A cognitive immune system organizes the
information borne by the antigen stimulus within a given context and creates a format suitable for
internal processing; the antigen and its context are transcribed internally into the 'chemical
language' of the immune system » (H. Atlan and I. R. Cohen, 1998, op. cit., p. 714.)
4
Jacques Monod et surtout François Jacob comptent bien entendu parmi les plus importants et plus
influents représentants de cette vision. Voir F. Jacob, La Logique du vivant, 1970 (en particulier
l’Introduction : « Le programme ») et J. Monod, Le hasard et la nécessité, 1970.
5
M. Morange, « Henri Atlan’s early writings » (2005b).
6
Voir par exemple P. E. Griffiths and R. D. Gray, « Developmental Systems and Evolutionary
Explanation » (1994).
7
S. Oyama, The Ontogeny of Information (2000 [1985]).
289
biologie moléculaire qui sont en réalité les plus importants1 – et pour toutes ces
raisons nous considérons qu’elle est inadéquate et devrait être rejetée2.
Nous considérons donc que, si l’on prend au sérieux les thèses avancées par
Cohen et Atlan, elles offrent une vision peu précise et souvent invalide du
fonctionnement du système immunitaire.
2.2.4. Bilan : quels sont les apports majeurs de la thèse systémique et quelles
sont ses différences avec la théorie de la continuité ?
1
M. Morange, « The ambiguous place of structural biology in the historiography of molecular
biology » (2005d).
2
Voir également S. Sarkar, « Biological Information: A Skeptical Look at some Central Dogmas
of Molecular Biology » (1996) et G. Boniolo, « Biology without information » (2003).
3
L’exception la plus notable est probablement Antonio Freitas qui, après avoir collaboré avec
Antonio Coutinho, a largement contribué, à l’Institut Pasteur, à la démonstration de
l’autoréactivité des lymphocytes à la périphérie : voir en particulier C. Tanchot et al.,
« Differential requirements for survival and proliferation of CD8 naive or memory T cells » (1997)
et A. A. Freitas and B. Rocha, « Peripheral T cell survival » (1999).
290
1
Nous pensons, en particulier, aux travaux sur les cellules régulatrices et sur la molécule HLA-G,
ainsi que sur la mise en évidence de la tolérance comme état « par défaut » induit par les cellules
dendritiques. Pour deux exemples particulièrement significatifs que nous avons longuement
analysés dans les chapitres précédents, voir S. Sakaguchi, « Naturally arising Foxp3-expressing
CD25+CD4+ regulatory T cells in immunological tolerance to self and non-self » (2005) et E. D.
Carosella et al. « HLA-G: From biology to clinical benefits » (2007).
2
Henri Atlan, communication personnelle. On le constate en outre aisément au fait qu’il n’y a pas
un mot sur la tolérance immunitaire (à part comprise comme auto-tolérance) dans le livre Tending
Adam’s Garden d’Irun Cohen.
291
À partir du début des années 1990, sous l’influence de son ami Ephraim Fuchs,
l’immunologiste américaine Polly Matzinger a proposé une conception de
l’immunité destinée à remplacer la théorie du soi et du non-soi et qu’elle a appelée
le « modèle du danger »1. Cette proposition a rencontré beaucoup d’écho et de
succès, donnant lieu à des publications par Matzinger et ses collaborateurs2 ainsi
qu’à des commentaires par des observateurs3, dans les revues internationales les
plus renommées. Même s’il faut bien admettre que l’enthousiasme autour des
propositions de Matzinger est fortement retombé aujourd'hui, on ne peut pas
s’abstenir de se situer par rapport à elles, car elles reposent sur des expériences et
des concepts nouveaux et constituent une tentative importante de critique du soi et
du non-soi.
Matzinger présente sa proposition comme un « modèle ». Elle entend souligner
par là qu’il ne s’agit pas d’une théorie de l’immunité, mais simplement d’une
nouvelle manière de voir les phénomènes immunitaires4. Cependant, il s’agit d’un
ensemble d’hypothèses structurées, proposant des expériences et des stratégies
thérapeutiques nouvelles, et donc, pour les raisons évoquées ci-dessus à propos de
la théorie de la continuité, nous parlerons ici de théorie du danger.
La proposition fondamentale de la théorie du danger est que toute réponse
immunitaire est due non pas à la présence de « non-soi », mais à l’émission, dans
l’organisme, de « signaux de danger ». Après avoir présenté les principes de la
proposition de Matzinger, nous montrerons qu’elle est insatisfaisante parce qu’elle
ne donne aucune définition précise de la notion de « danger » qu’elle met en
avant. La théorie du danger prétend résoudre le problème du critère
1
P. Matzinger, « Tolerance, danger, and the extended family » (1994).
2
Voir par exemple S. Gallucci, M. Lolkema, and P. Matzinger, « Natural adjuvants: Endogenous
activators of dendritic cells » (1999) et P. Matzinger, « The Danger Model : A Renewed Sense of
Self » (2002).
3
E. Pennisi, « Teetering on the brink of danger » (1996) ; M. Larkin, « Polly Matzinger :
immunology’s dangerous thinker » (1997) ; J. M. Austyn, « Death, destuction, danger and
dendritic cells » (1999).
4
P. Matzinger (1994), op. cit.
292
1
P. Matzinger (1994), op. cit.
2
Sur ce point, la théorie de la continuité est en accord (et imite) la théorie du danger.
293
1
P. Matzinger (2002), op. cit.
2
C. A. Janeway, « Approaching the Asymptote ? Evolution and Revolution in Immunology »
(1989) ; C. A. Janeway, « The immune system evolved to discriminate infectious nonself from
noninfectious self » (1992).
294
La théorie du danger présente des avancées très importantes par rapport aux
théories qui l’ont précédée. Elle a proposé des arguments et des résultats
expérimentaux1 pour montrer que la distinction entre le soi et le non-soi n’était
pas le mécanisme d’activation d’une réponse immunitaire2. Prolongeant les thèses
de Janeway, elle a placé les cellules présentatrices d’antigène (APC) au centre du
déclenchement de la réponse immunitaire. Enfin et surtout, d’un point de vue
scientifique, les textes les plus aboutis de Matzinger et de ses collaborateurs
présentent les avantages considérables de rechercher un critère d’immunogénicité
(contrairement aux théories systémiques)3, et de s’efforcer de proposer des
expériences qui permettraient de trancher entre différentes théories4.
1
P. Matzinger (1994), p. cit. ; S. Gallucci, M. Lolkema, and P. Matzinger (1999), op. cit.
2
P. Matzinger (2002), op. cit.
3
Même si nous conclurons que l’imprécision des concepts utilisés (« danger », « alarme », etc.)
fait que finalement Matzinger et ses collaborateurs n’apportent pas de réponse stricte à cette
question du critère d’immunogénicité.
4
Voir en particulier C. C. Anderson and P. Matzinger, « Anderson and Matzinger: round 2 »
(2000b) et « Anderson and Matzinger: round 3 » (2000c).
5
« To die badly » : voir P. Matzinger, « An innate sense of danger » (1998).
295
1
P. Matzinger (1998), op. cit.
2
A. M. Silverstein and N. R. Rose, « On the mystique of the immunological self » (1997).
296
1
P. Matzinger (1994), op. cit. ; C. C. Anderson and P. Matzinger, « Danger, the view from the
bottom of the cliff » (2000) ; P. Matzinger (2002), op. cit.
2
E. Metchnikoff, Leçons sur la pathologie comparée de l’inflammation (1892).
3
P. Ehrlich, « The Assay of the Activity of Diphtheria-Curative Serum and Its Theoretical Basis »
(1897). Le lien entre la théorie du danger et la théorie d’Ehrlich sur la formation des anticorps a été
bien souligné par Arthur Silverstein : A. Silverstein « Immunological Tolerance » (1996). (Arthur
Silverstein reproche beaucoup à la « théorie du danger » de présenter avec un air de nouveauté des
idées selon lui très anciennes).
4
A. I. Tauber and L. Chernyak, Metchnikoff and the Origins of Immunology (1991).
5
Voir par exemple A. I. Tauber, « Moving beyond the immune self ? » (2000).
297
thèse de Burnet sur le soi et le non-soi était devenue dominante1. Cette moindre
originalité des propositions de Matzinger et de ses collaborateurs contraste avec
certaines de leurs proclamations sur la nécessité d’un changement radical de
paradigme, sur le modèle copernicien2, proclamations dont on est en droit de
penser qu’elles expliquent en grande partie la publication de nombreux articles
ayant critiqué, souvent d’un ton agacé, la théorie du danger3.
Cependant, la question de l’originalité du propos est de peu d’importance.
L’enjeu pour nous est d’évaluer la pertinence de la proposition « toute réponse
immunitaire est due à des dommages occasionnés sur des des tissus de
l’organisme » en tant que telle. Cette thèse est bien plus précise et bien plus
pertinente que la précédente (« toute réponse immunitaire est due à l’émission de
signaux de danger dans l’organisme »), car, comme nous l’avons montré,
l’inflammation, et plus généralement les dommages sur l’organisme,
accompagnent un grand nombre de réponses immunitaires activatrices.
Ainsi exprimée, la théorie de Matzinger nous semble claire, mais erronée, et ce
pour les raisons suivantes :
i) L’imprécision sur la définition des signaux de dommage. En dépit de la
clarté de la thèse générale, ce qui compte, d’un point de vue moléculaire, comme
un « signal de dommage » n’est pas défini de façon satisfaisante par les partisans
de la théorie du danger. Par exemple, si l’on prend le dommage comme critère
d’immunogénicité, on ne peut pas, comme le fait pourtant Matzinger, passer sans
transition à l’idée que toute mort cellulaire nécrotique est immunogène. Matzinger
ne dit jamais comment les cellules immunitaires pourraient « percevoir » les
dommages occasionnés sur les tissus de l’organisme. Nous retrouvons donc là la
question que nous avons signalée concernant les « signaux de danger » : que sont
1
E. J. Fuchs, J. P. Ridge and P. Matzinger, P., « Immunological Tolerance, Response to A. M.
Silverstein » (1996).
2
La référence à Thomas Kuhn, à son concept de « paradigme » et à sa conception du changement
scientifique (T. S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, 1962) est explicite chez les
partisans du modèle du danger : E. J. Fuchs, J. P. Ridge and P. Matzinger, P. (1996), op. cit.
3
A. M. Silverstein and N. R. Rose, « On the mystique of the immunological self » (1997), op. cit. ;
C. A. Janeway et al., « Immunological tolerance: Danger – pathogen on the premises! » (1996) ; R.
E. Vance, « A Copernician Revolution ? Doubts About the Danger Theory » (2000).
298
1
R. Medzhitov and C. A. Janeway, « Innate immunity : the virtues of a nonclonal system of
recognition » (1997) ; voir également R. E. Vance, « A Copernician Revolution ? Doubts About
the Danger Theory » (2000).
2
Et donc ne pas prendre en compte cette stimulation par les « motifs moléculaires associés à des
pathogènes » fait particulièrement difficulté pour la théorie de Matzinger.
3
R. Spörri and C. Reis e Sousa, « Inflammatory mediators are insufficient for full dendritic cell
activation and promote expansion of CD4+ T cell populations lacking helper function » (2005).
4
A. W. Bingaman et al., « Vigorous allograft rejection in the absence of danger » (2000).
299
1
E. Bettelli et al., « TH-17 cells in the circle of immunity and autoimmunity » (2007).
2
F. Suber et al., « Innate response to self-antigen significantly exacerbates burn wound depth »
(2007).
3
Point sur lequel la théorie du soi et la théorie de la continuité sont d’accord (et s’opposent toutes
deux à la théorie du danger), sachant qu’elles divergent sur le point de savoir si ce qui est
300
qui réalise la transplantation1. Si cela était vrai, comment expliquer qu’une auto-
greffe pratiquée chirurgicalement ne provoque pas de rejet ? En outre, comment
expliquer le rejet de greffe dans la nature (sans intervention chirurgicale), comme
dans le cas d’une réaction de rejet entre deux colonies de Botryllus schlosseri ?
v) L’erreur sur des données expérimentales majeures. Matzinger et ses
collègues se trompent concernant plusieurs données expérimentales d’importance
considérable. Leur erreur la plus significative concerne les cancers. Ils prétendent
que le point sur lequel la théorie du danger montre le mieux sa supériorité sur les
autres théories est le domaine des tumeurs : seule la théorie du danger expliquerait
pourquoi il n’y a pas de réponse immunitaire aux tumeurs. Tout d’abord, notons
que cette proposition est inexacte : la théorie du soi elle-même a commencé par
affirmer qu’il était normal qu’il n’y ait pas de réponse immunitaire aux tumeurs,
car ces dernières sont du « soi » en ce qu’elles proviennent du génome de
l’organisme2, avant de proposer que les motifs tumoraux étaient du « soi
modifié » provoquant une réponse immunitaire. Ensuite et surtout, comme nous
l’avons déjà souligné, le système immunitaire répond bien, en réalité, au
développement de tumeurs3. Matzinger et ses collaborateurs se sont appuyé sur
des expériences anciennes sur la souris, qui s’étaient efforcées de montrer que des
souris immunodéficientes ne développaient pas davantage de tumeurs que des
souris normales, mais ces résultats sont aujourd'hui vus comme inexacts4. De
nombreuses données montrent que le système immunitaire répond aux tumeurs et
en élimine un grand nombre (ou empêche leur développement). Bien sûr, les
partisans de la théorie du danger pourrait dire que la réponse immunitaire aux
tumeurs s’explique par le fait que les tumeurs peuvent provoquer des
« dommages » à l’organisme, mais cela serait en complète contradiction avec ce
important est ou non l’origine étrangère de la différence antigénique. Nous revenons sur cette
question importante plus bas.
1
P. Mazinger, « An innate sense of danger » (1998), op. cit.
2
F. M. Burnet and F. Fenner, The Production of Antibodies (1949).
3
Voir G. P. Dunn et al. « Cancer immunoediting : from immunosurveillance to tumor escape »
(2002) ; D. Pardoll, « Does the immune system see tumors as foreign or self? » (2003) ; L.
Zitvogel et al., « Cancer despite immunosurveillance: immunoselection and immunosubversion »
(2006).
4
G. P. Dunn et al. (2002), op. cit.
301
qu’ils ont dit jusqu’ici, et cela montrerait aussi l’excessive plasticité du concept de
« dommage ».
Notre conclusion est donc que le terme de « danger » n’est pas défini avec
précision et que, lorsqu’il reçoit sa meilleure détermination, celle qui en fait un
synonyme de « dommage » (causé aux tissus de l’organisme), il est clairement
insatisfaisant. C’est sans doute pour cela que Matzinger évite de poser
explicitement l’équation « danger = dommage », et préfère recourir à plusieurs
expressions présentées comme des synonymes, mais qui ne le sont pas
(« danger », « stress », « dommage », « anormal », etc.) Cela permet de justifier a
posteriori toute réponse immunitaire, mais cela n’apporte pas la réponse précise
attendue à la question du critère d’immunogénicité (que Matzinger et ses
collaborateurs, pourtant, posent très bien). Comme Matzinger, nous pensons que
la première qualité d’une théorie immunologique est sa clarté conceptuelle et sa
possibilité d’être testée expérimentalement1, et donc nous rejetons les incertitudes
du « danger », du « stress », etc., et, choisissant d’examiner sa proposition la plus
claire (celle selon laquelle toute réponse immunitaire est due à des dommages
causés à l’organisme), nous pensons avoir démontré qu’elle était inexacte et ne
constituait pas une réponse satisfaisante au problème du critère d’immunogénicité.
1
Anderson and Matzinger, Round 2
2
E. J. Fuchs, J. P. Ridge and P. Matzinger, P. (1996), op. cit.
3
P. Matzinger, « The Danger Model : A Renewed Sense of Self » (2002), op. cit.
302
1
L’immunochimie, bien que critiquée, a joué un rôle de premier plan dans la construction de
l’immunologie comme science autonome. Voir M. Morange, Histoire de la biologie moléculaire
(1994), en particulier les pages 20 à 22. En outre, et bien qu’il s’agisse d’une problématique plus
générale, la démonstration faite par Michel Morange que la biologie structurelle a obtenu des
résultats remarquables et doit être préférée au versant informationnel de la biologie moléculaire est
extrêmement convaincante : M. Morange, « The ambiguous place of structural biology in the
historiography of molecular biology » (2005d), op. cit.
2
R. Medzhitov and C. A. Janeway, « Innate immunity : the virtues of a nonclonal system of
recognition » ; C. A. Janeway and R. Medzhitov, « Innate Immune Recognition » (2002). Janeway
a été l’un des pionniers de l’étude contemporaine du système immunitaire des mouches
drosophiles.
304
Plus loin, elle souligne que le lien entre les deux est que l’immunité innée joue
un rôle décisif dans le déclenchement de l’immunité adaptative, mais cela ne fait
que confirmer que la théorie du danger, selon ses concepteurs, a pour seul objet
l’activation des lymphocytes (principalement des lymphocytes T).
La deuxième erreur est d’arrêter trop tôt la chaîne des causes : il faut
comprendre pourquoi les cellules présentatrices d’antigène sont activées, et,
comme nous l’avons montré ci-dessus, affirmer que c’est à cause des dommages
causés à l’organisme n’est pas satisfaisant, car dans la plupart des cas les
premières cellules immunitaires qui répondent à un antigène (macrophages et
cellules dendritiques) le sont en l’absence de dommage et sont elles-mêmes la
source des signaux pro-inflammatoires.
En outre, la théorie du danger parle bien de « tolérance » immunitaire, mais il
s’agit à chaque fois, exactement comme dans la théorie du soi, de l’auto-tolérance,
c'est-à-dire de la tolérance aux constituants endogènes de l’organisme. La théorie
du danger prolonge encore le raisonnement endogéniste, que les théories
systémiques avaient proposé2 et a pour principale préoccupation d’expliquer
pourquoi la reconnaissance d’un antigène endogène par un lymphocyte à la
1
« How would one compare the system of cells and molecules that make up the body’s first line
of defense against pathogens with a model that attempts to lay out the adaptive immune system’s
guidelines for immunity and tolerance? » (P. Mazinger, « An innate sense of danger », 1998, op.
cit., p. 399). (Notre traduction).
2
Ainsi, Matzinger écrit : « Le modèle du danger est fondé sur l’idée que les signaux de contrôle
ultimes sont endogènes, et non exogènes. Ce sont les signaux d’alarme qui proviennent de tissus
stressés ou blessés » (« The Danger model is based on the idea that the ultimate controlling
signals are endogenous, not exogenous. They are the alarm signals that emanate from stressed or
injured tissues », P. Matzinger, « An innate sense of danger », 1998, page 400).
305
1
Voir les remarques de Leslie Brent (qui, comme on l’a vu, était co-auteur de l’article fondateur
de Medawar et collaborateurs de 1953 sur la tolérance immunitaire) à l’encontre des thèses de
Matzinger sur la tolérance immunitaire : L. B. Brent, « Tolerance revisited » (2001).
306
Dans cette dernière section, nous voudrions rapidement insister sur quatre points
fondamentaux sur lesquels la théorie de la continuité nous semble diverger des
théories qui l’ont précédée. Ces quatre points dessinent selon nous une conception
nouvelle de l’immunité.
1
Voir par exemple F. M. Burnet, Self and Not-Self (1969). Cela lui permettait de tenir compte des
réponses immunitaires contre les tumeurs, à l’aide de la notion de « surveillance immunitaire ».
2
Voir en particulier P. Matzinger, « The real function of the immune system or tolerance and the
four D’s (danger, death, destruction and distress) » (2003).
307
1
Je remercie Jean Gayon qui m’a permis, dans le cadre de l’Action Concertée Initiative (ACI)
« La notion de fonction dans les sciences humaines, biologiques et médicales » dont il est le
responsable, d’exposer mes arguments sur ce point – arguments, dont, faute de place, je ne
présente qu’un bref résumé ici.
2
M. Matthen and E. Levy, « Teleology, error and the human immune system » (1984). Merci à
Marie-Claude Lorne pour avoir attiré mon attention sur cet article, ainsi que pour le temps qu’elle
m’a consacré pour discuter des différentes conceptions des fonctions biologiques.
3
Voir J. Gayon, « Les biologistes ont-ils besoin du concept de fonction ? Perspective
philosophique » (2006b) : « Lorsque le biologiste utilise la notion de fonction, il ne s’intéresse pas
seulement à l’effet réel d’un certain dispositif ou processus. Il ne s’intéresse pas seulement à ce
qu’il fait, mais aussi à ce qu’il est censé faire. »
4
M. Matthen and E. Levy (1984), op. cit.
5
Comme Polly Matzinger semble parfois le suggérer.
308
1
Il existe aussi, par exemple, une homéostasie endocrinienne.
2
R. Cummins, « Functional Analysis » (1975).
3
L’idée de recourir à des « mécanismes » pour rendre compte de la causalité biologique a été
récemment renouvelée par plusieurs articles et ouvrages, notamment P. Machamer, L. Darden, and
C. F. Craver, « Thinking about mechanisms » (2000).
309
1
C’est ce qui arrive parfois après une grossesse.
310
1
F. M. Burnet, The Clonal Selection Theory of Acquired Immunity (1959) ; voir également A. M.
Silverstein, « Darwinism and immunology : from Metchnikoff to Burnet » (2003) et M. Morange,
Une lecture du vivant – Histoire et épistémologie de la biologie moléculaire (1986).
311
Nous avons déjà souligné cette idée dans les chapitres qui précèdent. La théorie
de la continuité suggère d’étendre considérablement le domaine de l’immunité.
Selon elle, tous les organismes possèdent une immunité. D’un point de vue
évolutif, la conséquence est que comprendre l’évolution du système immunitaire
ne consiste plus, comme dans la théorie du soi et du non-soi, à comprendre
l’émergence du système immunitaire adaptatif des vertébrés à mâchoires, mais à
rendre compte de l’évolution de mécanismes immunitaires complexes, comme par
exemple le déclenchement d’une réponse plus rapide et plus efficace en cas de
deuxième rencontre avec un même antigène (la « mémoire » immunitaire), dont
on a vu qu’elle existait chez plusieurs invertébrés. Cette conception s’inscrit dans
le mouvement contemporain de réévaluation de la place de l’immunité innée par
rapport à l’immunité acquise1. Il s’agit donc d’une nouvelle manière de
comprendre l’évolution du système immunitaire, dont l’un des principes serait de
se débarrasser de l’idée d’une complexification croissante du vivant. Cette idée,
très souvent affirmée sans démonstration, nous semble particulièrement peu
acceptable en ce qui concerne le système immunitaire2. Les réponses
immunitaires des animaux invertébrés, et même des plantes, présentent souvent
une considérable complexité3.
Nous avons suffisamment parlé de cet aspect dans les chapitres qui précèdent
pour pouvoir nous contenter ici d’un simple rappel : la théorie de la continuité
1
E. Vivier, and B. Malissen, « Innate and adaptive immunity : specificities and signaling
hierarchies revisited » (2005).
2
T. Pradeu, « Immunology, individuation and complex processes » (2006).
3
Au sens du moins du nombre et de l’hétérogénéité des composants d’un système, seule définition
opératoire à nos yeux du terme « complexité ». Voir D. W. McShea, « Complexity and evolution:
what everybody knows » (1991).
312
1
M. C. Noverr and G. B. Huffnagle, « Does the microbiota regulate immune responses outside the
gut? » (2004).
2
Pour un exemple récent, voir C. Di Giacinto et al., « Probiotics Ameliorate Recurrent Th1-
Mediated Murine Colitis by Inducing IL-10 and IL-10-Dependent TGF--Bearing Regulatory
Cells » (2005).
313
Troisième partie
L’interactionnisme
immunologique et la
construction de l’identité
de l’organisme
316
1
T. Pradeu and E. D. Carosella, « Analyse critique du modèle immunologique du soi et du non-soi
et de ses fondements métaphysiques implicites » (2004) ; T. Pradeu and E. D. Carosella, « The
Self Model and the Conception of Biological Identity in Immunology » (2006a). Voir aussi A. I.
Tauber, The Immune Self. Theory or metaphor? (1994).
318
1
Voir en particulier M. Schlick, « Le vécu, la connaissance et la métaphysique » (1926).
2
Voir par exemple ce que Peter Strawson appelle la « métaphysique descriptive » : P. Strawson,
Individuals. An Essay in Descriptive Metaphysics (1959), particulièrement l’Introduction. Pour
une expression particulièrement claire de cette conception de la métaphysique dans le domaine de
la philosophie de la biologie, voir M. Ghiselin, dont nous reparlons plus loin, et qui écrit :
« Metaphysics is the science that deals with the most general, fundamental, and ultimate aspects of
reality » (« Response to Commentary on the Individuality of Species », 1987).
3
B. Russell, Our Knowledge of the External World as a field for scientific method in philosophy
(1914) ; W. V. O. Quine, « Epistemology naturalized » (1969). Voir également P. Godfrey-Smith,
« On the status and explanatory structure of DST » (2001b), texte qui, tout en critiquant Quine
pour sa thèse de la continuité entre science et philosophie, montre comment ce qu’il appelle une
« philosophie de la nature » peut être construite à partir du discours des sciences expérimentales
pour constituer « une redescription philosophique prudente de l’image du monde que la science
semble proposer » (page 285).
4
En particulier, Carnap s’efforce, dans La construction logique du monde (1928), de montrer que
les énoncés métaphysiques sont dénués de signification. Cette position a été très critiquée, et
Carnap a finalement cessé de la soutenir. Sur cette question, voir l’article tardif de Karl Popper :
K. R. Popper, « La démarcation entre la science et la métaphysique » (1964).
5
Dans « Deux dogmes de l’empirisme » (« Two dogmas of empiricism », 1951), Quine, après
avoir écrit « Les questions ontologiques sont, de ce point de vue, sur le même plan que les
questions des sciences naturelles », cite Emile Meyerson : « L’ontologie fait corps avec la science
elle-même et ne peut en être séparée » (E. Meyerson, Identité et réalité, 1908, p. 439. Cité en
français dans le texte).
6
Cette expression est devenue courante chez les philosophes et scientifiques se préoccupant de
métaphysique, tout particulièrement dans le monde anglo-saxon. Voir par exemple M. A. Bunge,
Treatise on Basic Philosophy, vol. 3 : Ontology. The Furniture of the World (1974). Parmi de très
nombreux autres exemples, on peut noter qu’elle est discutée par Hilary Putnam, qui voit dans le
319
1
Voir par exemple E. Mayr, « The Ontological Status of Species: Scientific Progress and
Philosophical Terminology » (1987) ; S. J. Gould, The Structure of Evolutionary Theory (2002),
voir le Chapitre 8 (« Species as Individuals in the Hierarchical Theory of Selection »), et en
particulier la section intitulée « The Evolutionary Definition of Individuality » (p. 595 sq.)
2
Sur cette question, voir J. Gayon, « Réflexions sur l’individualité biologique » (2003b).
3
Sur ce point, il est pour nous particulièrement significatif que, dans son premier grand ouvrage,
David Wiggins ait écrit dans son Introduction : « Il est peu à peu devenu évident pour moi tandis
que j’élaborais ce travail que pour l’avenir de la métaphysique aucune partie de la philosophie des
sciences avait un aussi urgent besoin de développement que la philosophie de la biologie »
(Identity and spatiotemporal continuity, 1967, p. vii). On peut espérer que les réflexions
développées ultérieurement sur la métaphysique de l’évolution et, éventuellement, sur une
métaphysique ancrée dans une biologie physiologique, aient partiellement répondu à cette
demande formulée par Wiggins d’une articulation entre métaphysique et philosophie de la
biologie, et même d’une articulation entre la question métaphysique de l’identité et la réponse que
la philosophie de la biologie serait susceptible d’y apporter.
321
CHAPITRE 6
1
Nous sommes ici contraint de signaler que (outre bien sûr le très sérieux livre The Immune Self
d’Alfred Tauber, dont nous avons examiné les thèses à plusieurs reprises dans ce travail), nous
avons trouvé un ouvrage qui pose la question du lien entre immunologie et identité : il s’agit de
L’individuation des êtres. Aristote, Leibniz et l’immunologie contemporaine de Philippe Caspar
(1985). Cependant, nous exprimons les plus vives réserves sur ce travail : fondé sur une
connaissance très superficielle de l’immunologie de son temps (notamment parce que la plupart
des sources sont secondaires), son objectif principal est de démontrer l’unicité biologique de
l’individu dès sa conception. Accompagné d’un Avant-propos de Jérôme Lejeune et lui rendant
hommage (en particulier aux pages 180-181), il nous semble qu’il cherche principalement à
défendre des thèses religieuses. Il n’apporte pas à nos yeux d’éléments pertinents sur les
métaphysiques d’Aristote et de Leibniz, et certainement pas sur l’immunologie contemporaine.
Etant donné le titre de l’ouvrage, nous avons jugé que nous ne pouvions pas le passer sous silence.
En revanche, il est clair qu’il n’en sera pas davantage question dans nos propres démonstrations.
322
La question « Qu’est-ce qu’un être vivant ? » peut tout d’abord être comprise de
la manière la plus générale, c'est-à-dire comme l’équivalent de la question
« Qu’est-ce que tout être vivant » ?, c'est-à-dire encore : qu’ont en commun tous
323
les êtres vivants ? Il s’agit alors de l’identité comprise comme essence, au sens
d’ensemble des caractères constitutifs d’un être (ici, l’être vivant).
Cette première option revient en pratique à poser la question de la définition de
la vie1. Nous considérons cette question comme à la fois philosophiquement et
scientifiquement légitime. Comme le montre Michel Morange2, cette question fut
posée très directement dans les années 1940 et 1950 par les physiciens venus à la
biologie3 puis par les biologistes eux-mêmes, tout particulièrement les biologistes
moléculaires, qui, avec la découverte de la structure en double hélice de l’ADN,
croyaient avoir découvert le « secret de la vie ». Ensuite, cependant, la question
« Qu’est-ce que la vie ? » est majoritairement apparue comme non-scientifique,
une situation qui s’est maintenue des années 1960 à la fin des années 1990. Elle
est redevenue une question scientifique légitime depuis environ dix ans, en
particulier sous l’influence des travaux sur les origines de la vie4, mais aussi sur la
possibilité d’une vie en dehors de la Terre5. Il s’agit même d’un domaine
extrêmement actif de nos jours.
L’immunologie n’a strictement rien à dire de spécifique sur cette question. Si
l’immunologie parle de l’identité de l’être vivant, c’est à coup sûr en un autre sens
que celui de la définition générale du vivant. En d’autres termes, l’identité
biologique comprise comme essence, si elle peut être définie, doit l’être par
d’autres disciplines biologiques que l’immunologie, en particulier, comme nous
l’avons vu, l’étude des origines de la vie, l’exobiologie, etc.
1
Pour un exemple éclairant d’un tel passage de la question « Qu’est-ce qu’un être vivant ? » à la
question « Qu’est-ce que la vie ? », voir A. Fagot-Largeault, « Le vivant » (1995). On peut
distinguer plusieurs grandes catégories de réponses à la question de la définition de la vie : soit
sous la forme de vastes concepts comme l’animation, le mécanisme et l’organisation (voir G.
Canguilhem, « Vie », 1974, et J. Gayon, « Modèles philosophiques du concept de vie », 2000), soit
sous la forme de large critères de démarcation du vivant comme l’activité chimique et l’échange,
l’organisation, la capacité de reproduction avec variation (M. Morange, La vie expliquée ? 50 ans
après la double hélice, 2003, en particulier le Chapitre IV, notamment p. 62).
2
M. Morange (2003), op. cit.
3
Voir en particulier E. Schrödinger, Qu’est-ce que la vie ? (1986 [1944]).
4
Voir notamment M-C. Maurel, Les Origines de la vie (1994) ; M-C. Maurel et S. Tirard,
« Origine de la vie » (1999) ; I. Fry, The Emergence of life on Earth : a historical and scientific
overview (2000).
5
Voir J. L. Bada, « State-of-the-art instruments for detecting extraterrestrial life » (2001).
324
1
Celles qu’il partage avec tous les êtres vivants, avec les membres de son espèce, avec les
membres de son groupe ou encore avec certains d’entre eux.
2
S. Oyama, The Ontogeny of Information (2000 [1985]).
325
développée dans les années 1960 et 1970, croyaient pouvoir répondre de façon
simple et directe à cette même question. Nous montrerons, dans le prochain
chapitre, de quelle manière un internalisme biologique, et notamment génétique, a
dominé la biologie des années 1970 et exerce encore son influence sur de
nombreux domaines de la biologie contemporaine. Pour l’instant, soulignons que,
bien que la question de la description individuelle de l’être vivant soit une
question fascinante, le travail de celles et ceux qui s’y consacrent consiste bien
souvent à donner des grands principes, des directions pour de nouvelles
investigations, ou à signaler des conceptions à éviter. Par exemple, Susan Oyama
s’efforce, dans son livre, de promouvoir un « interactionnisme
1
constructionniste » , qui s’oppose à toute forme d’internalisme et de
préformationnisme2.
En tout cas, si la biologie peut poser cette question très étendue, il est clair
qu’aucune de ses branches ne saurait y répondre seule. Certains ont suggéré que
l’immunologie était précisément la discipline biologique qui pouvait répondre à la
question de l’identité comprise comme description individuelle. C’est le cas tout
particulièrement dans le domaine de la transplantation qui, nous l’avons vu, a joué
un rôle décisif dans la naissance de l’idée selon laquelle l’immunologie définit
l’identité de l’organisme et sa différence individuelle. Leo Loeb écrit par exemple
à la fin de son article de 19373 : « Nous pensons, donc, qu’il est justifié de
conclure que ces différentiels chimiques d’organismes sont les traits les plus
caractéristiques des individus comme tels, et que dans leur totalité et leur
interaction ils constituent le fondement biologique le plus essentiel de
l’individualité »4. Beaucoup d’immunologistes, en outre, ont parlé d’une complète
1
S. Oyama, Preface in The Ontogeny of Information (2000 [1985]), op. cit.
2
L’internalisme est la thèse selon laquelle l’organisme s’auto-construit de façon endogène (auto-
construction) ; le préformationnisme est une forme d’internalisme : il affirme que ce que l’identité
individuelle d’un organisme est déjà présente, sous forme de potentialité, au début de son
développement (dans la cellule œuf, ou encore « dans ses gènes »). Nous revenons sur ces
concepts importants dans le prochain chapitre.
3
L. Loeb, « The Biological Basis of Individuality » (1937), p. 5.
4
La notion d’ « individualité » telle que l’utilise Loeb est équivalente de notre notion de
« description individuelle », elle inclut des caractéristiques uniques à tel organisme et d’autres
typiques de l’espèce. On peut se rappeler également la citation de Jean Hamburger que nous
326
donnions dès l’introduction de ce travail : « Non seulement notre personne physique est tout à fait
originale, mais encore cette originalité est défendue, toute notre vie durant, par un dispositif de
surveillance remarquablement efficace que nous avons en nous. Le détail de la machinerie
compliquée de ce dispositif intéresse le spécialiste, mais quelques faits méritent d’être connus de
tous, car ils apportent un éclairage nouveau sur la personne, le soi, les liens et différences entre un
homme et les hommes. » (J. Hamburger, L’homme et les hommes, 1976, p. 29).
1
J-M. Claverie, « Soi et non-soi : un point de vue immunologique » (1990), p. 35-36.
2
« Notre formule tissulaire représente notre carte d’identité biologique, le sceau de notre
individualité et, comme nous le verrons, le garant de notre intégrité » (J. Dausset, « La définition
biologique du soi », 1990).
3
T. J. M. Schopf, D. M. Raup, S. J. Gould and D. S. Simberloff, « Genomic Versus Morphologic
Rates of Evolution: Influence of Morphologic Complexity » (1975) ; pour un point de vue qui,
pour comprendre l’organisme individuel, articule biologie du développement d’une part et
morphologie et anatomie comparative d’autre part, voir A. C. Love, « Evolutionary Morphology,
Innovation, and the Synthesis of Evolutionary and Developmental Biology » (2003).
327
1
Ainsi, Irun Cohen affirme que l’immunologie porte sur l’individualité de l’organisme, qu’il
définit comme unicité, objet qu’elle partage avec l’étude du système nerveux, d’où l’idée d’un
parallèle constant entre les deux systèmes (I. R. Cohen Tending Adam’s Garden, 2000, op. cit.)
Voir également, bien entendu, P. Medawar, The Uniqueness of the individual (1957), que nous
avons déjà commenté.
2
J. Kurtz and K. Franz, « Evidence for memory in invertebrate immunity » (2003), op. cit.
3
J. A. Ryals et al. « Systemic acquired resistance » (1996).
328
1
Ce qui est le cas chez les organismes à reproduction asexuée, chez les plantes en particulier.
2
Nous empruntons cette définition extensive du développement à de nombreux biologistes et
philosophes de la biologie. Scott Gilbert, par exemple, écrit : « Le développement n’est jamais
terminé » (S. F. Gilbert, Developmental Biology, 2006, p. 575).
3
Le terme « épigénétique » est à la fois très vaste et très polysémique. Il renvoie ici au sens que lui
donnait Waddington de « science qui étudie le passage du génotype au phénotype » (voir M.
Morange, « Quelle place pour l’épigénétique ? », 2005c). Comme le montre Michel Morange, ce
sens-là du terme « épigénétique » fait référence à la thèse de l’épigenèse, opposée au
préformationnisme.
4
M. West-Eberhard, Developmental plasticity and evolution (2003). West-Ebehard écrit : « La
plasticité est un très vieux terme pour signifier la modifiabilité de la morphologie au cours du
développement ainsi que le comportement sensible à l’environnement » (p. 35). Elle souligne en
outre que les termes « plasticité développementale » et « plasticité phénotypique » sont pour elle
synonymes, de même que « réponsivité » (responsiveness), « flexibilité » (flexibility),
« malléabilité » (malleability) et « déformabilité » (deformability) (ibid.).
5
Voir J-P. Changeux, L’homme neuronal (1983). Jean-Pierre Changeux utilise lui-même le terme
d’ « épigénétique » dans le sens de passage du génotype au phénotype.
329
L’immunologie parle donc bien de l’unicité de chaque être vivant, mais elle
n’est certainement pas seule à le faire, puisque toutes les disciplines biologiques
qui accordent un rôle important au développement individuel le font, et elle n’est
pas même le domaine de la biologie qui démontre avec les arguments les plus
probants l’unicité de chaque être vivant.
En outre, il est très important de souligner que l’éclairage que l’immunologie est
susceptible d’apporter sur la question de l’unicité de l’être vivant n’a absolument
rien à voir avec la théorie du soi et du non-soi. Il s’agit d’une donnée
expérimentale dont toutes les théories immunologiques doivent tenir compte, mais
qui n’est propre à aucune, et qui n’est pas mieux expliquée par l’une que par les
autres. Autrement dit, le « soi » de la théorie du soi et du non-soi ne désigne pas
l’unicité de l’être vivant et même il n’a rien à dire de particulier sur elle : le
soi immunitaire est l’ensemble des constituants que l’organisme identifierait
comme les siens propres, par opposition à tout le reste, désigné comme
« étranger » ou « non-soi ». Cela n’implique en rien que deux organismes soient
nécessairement uniques : s’il existait deux organismes strictement identiques,
chacun d’eux pourrait parfaitement identifier comme siens (« soi ») certains
constituants et comme « non-soi » tout le reste1.
Les arguments qui précèdent nous semblent démontrer que l’immunologie s’est
trompée de question métaphysique : comme l’indiquent les citations ci-dessus2,
elle a prétendu répondre d’une manière spécifique à la question de l’identité
comprise comme description individuelle (« Qu’est-ce que cet être vivant
particulier ? ») et notamment comme unicité (« En quoi chaque être vivant est-il
unique ? »), alors qu’en réalité ce sont toutes les disciplines biologiques qui
1
En d’autres termes, certes chacun ne rejetterait pas les constituants de l’autre, mais chacun se
constituerait néanmoins son propre système immunitaire unique à travers le temps.
2
De Leo Loeb, Jean-Michel Claverie, Jean Hamburger, Irun Cohen, Jean Dausset, etc.
330
éclairent cette question, surtout celles qui se concentrent sur l’ontogénie au sens
large de construction de l’être vivant tout au long de sa vie. Nous allons essayer
de prouver dans toute la suite de ce chapitre que la véritable question qu’éclaire
l’immunologie est celle de l’identité comprise comme individualité (ou unité)1,
c'est-à-dire la question de savoir ce qui fait d’un être vivant une entité discrète et
cohésive. Autrement dit, nous allons montrer pourquoi l’immunologie offre un
critère d’individuation. L’immunologie va en effet nous permettre de donner une
définition précise de l’organisme et de démontrer que ce dernier est un excellent
exemple (peut-être même le meilleur exemple) d’individu biologique2. Toute la
difficulté est que, ce faisant, nous allons rencontrer le problème annoncé en
introduction, à savoir celui de la confrontation entre le critère d’individuation
proposé par l’immunologie et le critère d’individuation qui domine la biologie et
la philosophie de la biologie, à savoir le critère évolutionnaire. Etant donné que
notre thèse réinterroge la conception dominante quant au bon critère
d’individuation biologique, il est indispensable pour nous de commencer par
présenter en détail les arguments en faveur de l’individuation évolutionnaire,
avant de montrer ce qu’apporte le recours à un critère immunologique
d’individuation. Par conséquent, après avoir expliqué quel est le problème posé
par l’identité biologique comprise comme individualité, nous développerons la
réponse évolutionnaire à cette question, puis montrerons comment l’immunologie
permet à son tour d’y répondre.
1
La troisième, donc, des questions que nous avons posées ci-dessus.
2
Ce chapitre reprend et développe les arguments que j’ai présentés dans un article intitulé « What
is an organism ? » (soumis en septembre 2007). Plusieurs arguments centraux de ce texte (en
particulier l’idée de définir l’organisme à partir d’interactions biochimiques) ayant pour origine
mes nombreuses conversations avec Richard Lewontin à l’Université de Harvard, j’ai proposé à ce
dernier de co-signer l’article. À la suite d’une longue réflexion illustrant, une fois encore, sa
probité intellectuelle, Richard Lewontin a préféré ne pas le co-signer. Je respecte sa décision et le
remercie ici pour tout ce que je lui dois. Je remercie aussi toutes les personnes qui m’ont fait part
de leurs critiques et de leurs conseils à propos de cet article, tout particulièrement (outre Richard
Lewontin) Eric Bapteste, Anouk Barberousse, Jean Gayon, Charles Girard, Peter Godfrey-Smith,
Philippe Huneman, Marie-Claude Lorne, Michel Morange, Susan Oyama, Philippe de Rouilhan, et
Guy-Cédric Werlings.
331
1
D. Hull, « A Matter of individuality » (1978) et « Individual » (1992); L. Buss, The Evolution of
Individuality (1987) ; J. Wilson, Biological Individuality (1999) ; E. Sober, Philosophy of Biology
(2000 [1993]) ; S. J. Gould, The Structure of Evolutionary Theory (2002).
2
Puisque c’est, comme nous l’avons dit, un problème métaphysique général (qu’est-ce
qu’individuer un être ?), mais appliqué au monde vivant.
3
D. Hull, « Units of Evolution: A Metaphysical Essay » (1981). David Hull recommande aux
métaphysiciens qui veulent penser l’individualité de cesser de recourir à des fictions et des
expériences de pensée, et de leur préférer les exemples réels tirés de la biologie, beaucoup plus
complexes à traiter selon lui.
4
Voir en particulier T. H. Huxley, « Upon Animal Individuality » (1852) ; E. Haeckel, Generelle
Morphologie der Organismen (1866) ; J. Loeb, The Organism as a Whole From a Physiochemical
Viewpoint (1916) ; K. Goldstein, La structure de l’organisme (1934) ; P. Medawar, The
Uniqueness of the Individual (1957) ; H. P. Wolvekamp, « The concept of the organism as an
integrated whole » (1966) ; R. Lewontin, « The Organism as the Subject and Object of Evolution »
(1983) ; etc. Pour une analyse de l’émergence du concept d’organisme et de la problématique de
l’organisation qu’il véhicule, voir F. Duchesneau, Les modèles du vivant de Descartes à Leibniz
(1998) ; J. Gayon, « Modèles philosophiques du concept de vie » (2000), op. cit. ; et C. Wolfe,
« La catégorie d’organisme dans la philosophie de la biologie. Retours sur les dangers du
réductionnisme » (2004).
332
tout moment, et est raisonnablement discrète à la fois dans l’espace et le temps »1.
Le mot « individu » peut renvoyer aussi bien à des objets naturels (pierres,
plantes, etc.) qu’à des artefacts (tables, voitures, etc.). Qu’en est-il à présent des
individus biologiques ?
On peut concevoir, selon nous, trois manières d’individuer les entités
biologiques :
i) Individuation phénoménale : au principe de cette conception se trouve
l’idée que l’on peut facilement « voir » les individus biologiques. De la même
manière qu’une table est considérée comme un bon exemple d’individu artificiel,
une souris sera considérée comme un bon exemple d’individu biologique. Les
personnes qui adoptent cette conception adoptent de fait une vision de sens
commun sur les individus biologiques.
ii) Individuation physiologique : selon cette conception, le monde du
vivant est composé d’organismes, que l’on peut décrire comme des unités
fonctionnellement intégrées, qui changent continûment, et constituées d’éléments
causalement interconnectés2. Le présupposé est que les biologistes peuvent
naturellement étudier d’autres entités, soit à un niveau inférieur (gènes, protéines,
tissus, etc.) soit à un niveau supérieur (groupes, espèces, etc.), mais que l’individu
biologique fondamental est l’organisme, qui est conçu comme la seule entité
véritablement unifiée et autonome du monde vivant. Cette vision, dont Kant offre
une illustration particulièrement claire3, domine la biologie fonctionnelle4.
L’individuation physiologique peut éventuellement être équivalente à
l’individuation phénoménale, mais cela n’est pas nécessairement le cas.
1
D. Hull (1981), op. cit. Bien entendu, le terme « développer » doit ici être entendu au sens large :
on dira de toute entité qui change à travers le temps, comme une pierre par exemple, qu’elle se
« développe ».
2
E. Sober (2000 [1993]), op. cit. Voir également J. Wilson, « Ontological butchery : organism
concepts and biological generalizations » (2000).
3
E. Kant, Critique de la faculté de juger (1790), §65. Sur la notion d’organisme chez Kant, voir, là
encore, J. Gayon (2000), op. cit. et C. Wolfe (2004), op. cit.
4
Comme nous le montrons plus loin, nous considérons comme synonymes les termes
« physiologie » et « biologie fonctionnelle », tous deux désignant l’ensemble des domaines
biologiques qui tentent de répondre à des questions de type « comment ? », et non à des questions
de type « pourquoi ? ». On peut penser, entre de très nombreux autres exemples, à la morphologie,
l’embryologie, l’immunologie, etc.
333
1
D. Hull, « Individuality and Selection » (1980) ; « Units of Evolution: A Metaphysical Essay »
(1981) ; Science as a Process (1988).
2
Pour clarifier le débat sur les unités de sélection, David Hull a proposé de distinguer, au sein du
processus évolutionnaire, entre le réplicateur, qui est « une entité qui transmet sa structure
largement intacte dans les réplications successives » (typiquement le gène) et l’interacteur, qui est
« une entité qui interagit comme un tout cohésif avec son environnement d’une manière telle que
cette interaction rend la réplication différentielle » (typiquement l’organisme). (Ces définitions
sont celles de D. Hull, 1988, op. cit.). Une autre clarification utile, qui va dans le même sens que
celle proposée par Hull, a été proposée par Elliott Sober, qui distingue sélection de et sélection sur.
Voir E. Sober (2000 [1993]), op. cit. Voir également R. N. Brandon and R. M. Burian (eds.)
Genes, organisms, populations. Controversies over the units of selection (1984). Enfin, Eldredge
(aidé de Salthe) distingue entre « entités généalogiques » (qui transmettent une information par
réplication d’une structure, typiquement les gènes, les populations locales, les espèces) et « entités
écologiques » (entités caractérisées par une structure stable et une homéostasie, typiquement les
protéines ou les écosystèmes). Voir par exemple N. Eldredge, « Large-scale biological entities and
the evolutionary process » (1984). Voir également l’analyse de J. Gayon, « Réflexions sur
l’individualité biologique » (2003b), op. cit.
3
R. Lewontin, « The Units of Selection » (1970). Notons que Lewontin réserve le terme
« individual » à l’organisme. A la page suivante, dans notre note sur Buss (qui adopte la même
convention que Lewontin), nous montrons pourquoi nous pensons préférable d’appeler
« individu » n’importe quelle entité que l’on peut isoler et compter.
4
D. Hull (1992), op. cit.
334
fait1. Or, l’étape suivante dans le raisonnement de David Hull et des partisans de
l’individuation évolutionnaire est de dire que la seule véritable théorie en biologie
est la théorie de l’évolution par sélection naturelle2.
L’affirmation selon laquelle c’est la théorie de l’évolution par sélection naturelle
qui nous dit ce qu’est un individu biologique a pour conséquence que l’organisme
est alors, au mieux, un individu au sein de la riche hiérarchie des individus
biologiques3. En effet, dans cette conception, un gène, une molécule, une cellule,
un organisme, un groupe, une espèce, etc. peuvent tous être des individus
biologiques. En outre, il est particulièrement intéressant de remarquer que cette
manière d’individuer les entités biologiques conduit souvent à une révision
ontologique4 : par exemple, alors que les individuations phénoménale et
physiologique nous disent apparemment qu’un pissenlit est cette chose faite d’une
tige et d’une fleur qui se trouve dans nos jardins, l’individuation évolutionnaire
nous dit que le véritable individu biologique est en réalité le clone de pissenlits,
1
Ce qui, bien sûr, n’implique pas que le « monde réel » soit tel que les scientifiques le décrivent. Il
s’agit simplement des entités qui constituent notre monde selon les scientifiques.
2
Ibid. Notons que, comme l’a montré le chapitre précédent et comme la suite de nos analyses le
montre clairement, nous ne partageons pas cette conception. Nous nous contentons ici, ainsi que
dans le point 2.2. ci-dessous, de présenter les étapes du raisonnement en faveur de l’individuation
évolutionnaire des entités biologiques.
3
L. Buss, The Evolution of Individuality (1987), op. cit. ; S. J. Gould and E. Lloyd, « Individuality
and adaptation across levels of selection: How shall we name and generalize the unit of
Darwinism? » (1999) ; S. J. Gould (2002), op. cit. À propos de Leo Buss, il est très important de
noter que par « individu » il entend pour sa part « un organisme physiologiquement discret » (note
2, page viii). Avec Gould (2002) et de nombreux autres philosophes et biologistes impliqués dans
ce débat sur l’individualité biologique, nous rejetons cette définition : comme nous l’avons dit,
nous préférons définir un individu comme n’importe quelle entité que l’on peut isoler et compter.
Un organisme peut être un individu biologique, mais tous les individus biologiques ne sont pas
nécessairement des organismes. En conséquence, nous n’adoptons pas non plus la convention
choisie par Elliott Sober et David Wilson (voir en particulier Unto others – The Evolution and
Psychology of Unselfish Behavior, 1999), qui consiste à utiliser le terme « organisme » comme le
terme générique, l’ « individu » étant alors défini comme l’organisme tel que nous le connaissons
intuitivement (par exemple, Sober et Wilson suggèrent qu’une fourmilière pourrait être appelée
« organisme »). Pour nous, le terme générique est celui d’ « individu », qui est en effet le plus
général d’un point de vue métaphysique.
4
Là se trouve très clairement la problématique de David Hull : au début de son article de 1978, il
écrit « Le but de cet article est d’explorer les implications qu’a la théorie évolutionnaire pour le
statut ontologique des gènes, des organismes et des espèces » (Hull 1978, op. cit., p. 336). Sur
l’importance de cette révision ontologique, voir J. Gayon, « Réflexions sur
l’individualité biologique » (2003b), op. cit.
335
très étendu et d’une grande longévité, car c’est lui qui peut se voir attribuer une
« valeur adaptative reproductive »1.
David Hull et quelques autres soulignent que la physiologie, la morphologie et
d’autres domaines de la biologie fonctionnelle pourraient être très utiles pour
déterminer ce qu’est un individu biologique, si seulement ces domaines pouvaient
se fonder sur une théorie. Malheureusement, disent ces auteurs, il n’y a rien de tel
qu’une théorie physiologique ou morphologique, et par conséquent nous n’avons
à notre disposition que la théorie de l’évolution par sélection naturelle pour
individuer les entités biologiques :
Le problème avec la solution de Haeckel au problème des individus biologiques est que la
morphologie et la physiologie ne fournissent pas des contextes théoriques suffisamment
bien articulés. Les biologistes sont engagés depuis des siècles dans l’étude de l’anatomie
et de la physiologie, mais aucune « théorie » de la morphologie et de la physiologie n’a
pris forme au même sens que la théorie de l’évolution est une « théorie ». Pour voir la
dépendance de l’individualité à l’égard des théories, on doit se pencher sur des domaines
plus fortement articulés comme la biologie de l’évolution.2
1
D. H. Janzen, « What are dandelions and aphids? » (1977). Nous démontrons ce point dans la
prochaine section.
2
« The trouble with Haeckel’s solution to the problem of biological individuals is that morphology
and physiology do not provide sufficiently well articulated theoretical contexts. Biologists have
been engaged in the study of anatomy and physiology for centuries, but no ‘theories’ of
morphology and physiology have materialized in the same sense that evolutionary theory is a
‘theory’. In order to see the dependence of individuality on theories, one must investigate more
highly articulated areas such as evolutionary biology. » (Hull 1992, op. cit., p. 184). (Notre
traduction ; nous avons choisi de traduire « articulate » par « articulé », et non par « clair,
distinct », car Hull insiste ici sur la structure (théorique ou infra-théorique) des domaines
biologiques).
3
P. Bateson, « The return of the whole organism » (2000).
4
M. Laubichler and G. P. Wagner, « Organism and Character Decomposition : Steps Towards an
Integrative Theory of Biology » (2000). Voir également M. Laubichler, « The Organism is Dead:
Long Live the Organism ! » (2000).
336
1
Nous continuons, ici, de suivre pas à pas le raisonnement en faveur de l’individuation
évolutionnaire des entités biologiques. Notre propre thèse apparaît dans la prochaine section.
337
on peut suivre Stephen Jay Gould, qui donne sept critères qu’une entité doit
satisfaire pour être un individu évolutionnaire :
1. Un début.
2. Une fin.
3. Une stabilité suffisante, que l’on peut analyser en quatre sous-critères :
3.1. Le changement progressif (c'est-à-dire graduel).
3.2. La séparation (le caractère discret) et la cohésion.
3.3. La continuité.
3.4. La fonctionnalité, ou organisation.
4. La reproduction.
5. L’hérédité.
6. La variation.
7. L’interaction avec l’environnement.
Les trois premiers critères sont définis par Gould comme des critères généraux
d’individualité au sens courant, tandis que les critères 4 à 7 sont spécifiques aux
individus évolutionnaires. C’est la somme de ces sept critères qui nous dit ce
qu’est un individu évolutionnaire.
À présent se pose la question suivante : qu’est-ce qui, dans le monde réel,
compte comme un individu biologique ? Lorsque l’on étudie les individus
évolutionnaires, une possibilité plutôt radicale est de choisir un niveau
d’individualité et de soutenir que c’est le seul niveau biologique « réel ». Par
exemple, la thèse dite du « sélectionnisme génique » soutient que le gène est le
bon niveau de compréhension biologique, parce qu’un gène persiste à travers le
temps à l’échelle évolutionnaire1. Cette conception peut conduire à l’idée que le
monde vivant est, d’un point de vue scientifique, constitué de gènes, et non
d’organismes2. Dans leur ouvrage Sex and Death, Sterelny et Griffiths proposent
1
G. Williams, Adaptation and natural selection (1966) ; R. Dawkins, The Selfish Gene (1976) ; R.
Dawkins, The Extended Phenotype (1982).
2
R. Dawkins (1982), op. cit.
338
même une longue discussion de l’idée selon laquelle « rien de tel qu’un organisme
n’existe »1.
Cependant, l’attitude la plus fréquente lorsque l’on définit les individus
biologiques comme des individus évolutionnaires est de soutenir une conception
hiérarchique de l’évolution2. Selon cette conception, l’organisme est seulement un
individu biologique parmi de nombreux autres. Une cellule, ou une lignée de
cellules, peuvent parfaitement être des individus biologiques légitimes. Un bon
exemple est celui des cellules immunitaires adaptatives, comme par exemple les
lymphocytes B, ces cellules étant, comme nous l’avons vu en analysant la pensée
de Burnet3, sélectionnées quand elles rencontrent un antigène4. Ainsi,
l’individuation évolutionnaire constitue en quelque sorte une mise en garde
adressée aux biologistes : contrairement à ce que suggère le sens commun,
l’organisme n’est pas le seul individu biologique dans le monde.
Cependant, la vision hiérarchique de l’individualité biologique va plus loin
encore. Elle conduit à une révision de l’ontologie du biologiste. Nous pensions
que le monde biologique était constitué d’organismes tels que nous les percevons,
mais l’individuation par la sélection naturelle nous montre que cela n’est tout
simplement pas exact. Daniel Janzen illustre particulièrement bien cette attitude.
Dans son article de 1977 intitulé « Que sont les pissenlits et les pucerons ? », il
soutient que, alors même que les individuations phénoménales et physiologiques
nous disent apparemment qu’un pissenlit est cette chose faite d’une tige et d’une
fleur qui se trouve dans nos jardins, l’individuation évolutionnaire nous dit que, en
réalité, le véritable individu biologique est le clone de pissenlits, très étendu et de
1
« There is no such thing as an organism » : K. Sterelny and P. Griffiths, Sex and Death (1999), p.
70.
2
L. Buss (1987), op. cit. ; S. J. Gould, « Gulliver’s Further Travels: The Necessity and Difficulty
of a Hierarchical Theory of Selection » (1998) ; S. J. Gould and E. Lloyd (1999), op. cit. ; R. E.
Michod (1999), op. cit. ; S. J. Gould (2002), op. cit.
3
F. M. Burnet, The Clonal Selection Theory of Acquired Immunity (1959).
4
Le cas des lignées de cellules immunitaires est d’ailleurs pris comme exemple par Richard
Lewontin dans son article de 1970, qui a en grande partie lancé le débat sur les unités de sélection :
R. Lewontin, « The Units of selection » (1970), op. cit. Le même exemple est pris aussi bien par
Leo Buss (1987, op. cit.) que par Richard Michod (1999, p. cit.). Pour un point de vue stimulant
sur la sélection naturelle au niveau cellulaire, voir C. R. Woese, « On the Evolution of Cells »
(2002).
339
forte longévité, car c’est lui qui peut se voir attribuer une « valeur adaptative
reproductive »1. Cette affirmation repose sur l’idée que des organismes
génétiquement identiques comme le sont les pissenlits se reproduisant par
apomixie ne peuvent pas être considérés comme en compétition les uns avec les
autres pour la transmission de leurs gènes à leur descendance. Elle conduit par
ailleurs à l’idée que « il pourrait n’y avoir pas plus de quatre pissenlits individuels
en compétition les uns avec les autres pour le territoire de toute l’Amérique du
Nord »2. De la même manière, l’individu évolutionnaire chez le puceron est
l’ensemble des insectes issus d’un même œuf et « croissant » par parthénogenèse.
Etant donné qu’ils partagent le même génome, on ne peut pas dire qu’ils sont en
compétition les uns avec les autres, et on doit même dire qu’ils constituent les
« parties » du même individu.
Ainsi, l’individuation évolutionnaire entre souvent en conflit avec la vision de
sens commun sur l’individuation biologique, et conduit à une révision de notre
ontologie biologique. C’est probablement un bon argument en sa faveur, puisque
c’est là précisément l’une des principales choses que fait la science : changer la
manière dont nous voyons le monde.
1
D. H. Janzen (1977), op. cit.
2
R. Dawkins (1982), op. cit., page 254.
3
D. Hull (1992) op. cit.
340
La physiologie est ici définie d’une manière extensive comme l’ensemble des
domaines biologiques qui tentent principalement de répondre à des questions de
type « comment ? », et non « pourquoi ? ». Cela inclut l’anatomie, la
morphologie, l’essentiel de la biologie moléculaire (y compris la génétique
moléculaire), l’essentiel de la biologie du développement, etc. Bien que
rassembler ces nombreux domaines sous le terme de « physiologie » puisse
surprendre au premier abord, ce sens large du terme est en réalité souvent
exprimé, hier1 comme aujourd'hui2. En tout état de cause, on pourrait bien entendu
choisir un autre terme que celui de « physiologie », l’important étant que l’on
s’entende bien sur son domaine d’extension, c'est-à-dire l’ensemble des
disciplines biologiques qui posent des questions « comment ? », ensemble qui
correspond à ce que Ernst Mayr appelle la « biologie fonctionnelle »3. En outre, ce
que nous appelons ici « physiologie » est très proche de la conception systémique
des fonctions biologiques dont le meilleur représentant est Robert Cummins4, et
de certains aspects de la biologie mécanistique de Peter Machamer, Lindley
Darden et Carl Craver5, qui suscite un fort engouement aujourd'hui.
1
L’article « Physiologie » de l’Encyclopedia Universalis, écrit en grande partie par Georges
Canguilhem, montre l’équivalence entre la physiologie et la biologie fonctionnelle. Pendant toute
son histoire, le terme de « physiologie » a rassemblé de très nombreuses disciplines biologiques.
En rappelant que le terme signifiait au 16e siècle « science des fonctions du corps humain en état
de santé », Canguilhem souligne deux points très importants en ce qui concerne son sens originel :
i) la physiologie parle des « fonctions » au sens médical du terme ; ii) la physiologie concerne
d’abord l’être humain. Néanmoins, l’auteur montre également comment le terme devient
ultérieurement beaucoup plus général, en particulier au 19e siècle.
2
W. F. Boron, « Physiology… On Our First Anniversary » (2005). Walter Boron, éditeur de cette
revue Physiology nouvellement créée en 2004 écrit dans son article célébrant le premier
anniversaire de la revue : « Telle qu’elle est pratiquée aujourd'hui, la physiologie se voit comme la
discipline qui tente d’intégrer notre compréhension de la ‘fonction’ depuis les niveaux les plus
réductionnistes (par exemple la séquence d’ADN ou la structure atomique d’une protéine) jusqu’à
l’organisme tout entier tel qu’il interagit avec son environnement » (p. 212).
3
E. Mayr, « Cause and effect in biology » (1961). Voir également E. Mayr, Qu’est-ce que la
biologie ? (1998 [1997]), chapitre 8 : « Les questions de type ‘Comment ?’ : la production d’un
nouvel organisme », pp. 165-188.
4
R. Cummins, « Functional Analysis » (1975).
5
P. Machamer, L. Darden and C. Craver, « Thinking About Mechanisms » (2001).
341
1
C'est-à-dire en définitive l’ensemble des domaines que nous rassemblons sous le sens large du
terme « physiologie ».
2
D. Hull, Philosophy of Biological Science (1974), page 75. Dans ce texte, Hull distingue la
physiologie de l’embryologie, la première s’occupant du « maintien continu » de l’organisme,
tandis que la deuxième traite du « développement initial des organismes depuis l’œuf fécondé
jusqu’à l’adulte ». Cependant, en adoptant notre définition large de la physiologie comme
ensemble des domaines de la biologie qui posent la question « comment ? », nous pouvons
considérer que l’embryologie fait partie de la physiologie. Plus fondamentalement, un tel
rapprochement entre embryologie et physiologie au sens étroit rejoint l’une des thèses que nous
avons soutenues, celle selon laquelle le développement n’est pas limité à une période d’immaturité
de l’organisme, mais dure bien toute la vie.
3
C'est-à-dire encore l’identité de l’organisme à travers le temps comprise comme individualité.
(Comme nous l’avons vu, peut se poser également la question de l’unicité à travers le temps, qui
n’est pas équivalente à celle de l’individualité à travers le temps que nous posons ici).
4
Problème posé en particulier, comme nous l’avons signalé en introduction, par Locke (Essai
concernant l’entendement humain, II, 27, 1690), Leibniz (Nouveaux Essais sur l’entendement
humain, II, 27, 1765), William James (Principles of Psychology), Hans Reichenbach (The
Philosophy of Space and Time, 1958 [1928]) ou encore David Wiggins (2001, op. cit.).
342
À première vue, les individus peuvent être définis comme des « corps matériels
localisés spatiotemporellement qui soit demeurent inchangés à travers le temps,
soit subissent un changement relativement continu »1. Particulièrement lorsqu’on
insiste sur l’idée de changement continu, comme le fait Hull2, les organismes tels
que nous les appréhendons semblent être d’excellents exemples d’individus. En
effet, si nous pensons à des organismes aussi différents qu’une plante, une
mouche ou un rhinocéros, ce qu’ils ont tous en commun est que chacun d’entre
constitue un tout cohérent et fonctionnellement intégré3. Selon Sober, l’intégration
fonctionnelle (qui passe par des interactions causales et une dépendance mutuelle
entre les parties) est probablement le meilleur critère à notre disposition pour
individuer les entités biologiques4. On retrouve la même idée chez Jack Wilson,
qui l’explicite en écrivant : « Une entité biologique est un individu fonctionnel si
les parties qui le composent sont intégrées causalement en une seule unité »5.
Dans ce cas, les « frontières naturelles » comme la peau ou les membranes, sont
très importantes. L’individu est tout ce qui se trouve « sous la peau » et demeure
fonctionnement intégré.
1
D. Hull (1992), op. cit.
2
Rappelons la phrase citée ci-dessus : un individu est « toute entité spatio-temporellement
localisée qui se développe continûment à travers le temps, présente une cohésion interne à tout
moment, et est raisonnablement discrète à la fois dans l’espace et le temps » (Hull 1981, op. cit.)
3
H. P. Wolvekamp (1977), op. cit.
4
E. Sober (2000 [1993]), op. cit., p. 153.
5
J. Wilson, « Ontological butchery : organism concepts and biological generalizations » (2000),
p. S302.
343
1
E. Sober (2000), op. cit., page 155.
2
Hull (1992), op. cit. Voir également R. Lewontin, The Triple Helix (2000), page 76-77.
3
D. Hull (1981), op. cit.
344
1
Comme l’illustre, par exemple, le livre J. J. Oppenheim and E. M. Shevach (dir.),
Immunophysiology (1990). Voir notamment, dans ce volume, A-M. Moulin and A. Silverstein,
« History of Immunophysiology ».
345
1
Bien entendu, d’autres activités biologiques que celle du système immunitaire conduisent au rejet
de certaines entités. On peut penser par exemple aux activités métaboliques : la nutrition (rejet de
matières fécales) ou encore la respiration (rejet de CO2). Cependant, par ces activités
métaboliques, l’organisme assimile quelque chose et rejette les restes de sa propre activité
d’assimilation. À l’opposé, le système immunitaire accepte ou rejette des entités vivantes en elles-
mêmes (organes, tissus, bactéries, parasites et même des virus – que nous choisissons de
considérer comme vivants) en tant que parties de son identité.
2
E. Sober (2000 [1993]), op. cit., p. 153.
346
1
Voir section 2.6. ci-dessous.
347
1
« organisms are coherently bounded in space and kept recognizable in form by a physical skin
that separates the self from the outside world, a distinction often buttressed by various devices – an
immune system as the most prominent example – that can recognize and disarm or eliminate
transgressors into the interior space » (S. J. Gould and E. Lloyd, 1999, op. cit., page 11906).
Notons que le « soi » dont parlent ici Gould et Lloyd est synonyme de « l’organisme ». Il ne s’agit
pas, bien entendu, d’une application de la théorie immunologique du soi et du non-soi telle que
Burnet l’entendait.
348
1
Comme annoncé, nous revenons sur ce point à la fin de notre propos.
2
Voir par exemple E. Sober (2000 [1993]), op. cit., p. 153 : « Les parties d’un organisme sont
unies par des relations de dépendance biologique mutuelle ».
349
1
A. M. Lesk, Introduction to protein science. Architecture, Function, and Genomics (2004).
2
L. Taiz and E. Zeiger, Plant Physiology (2002).
3
A. A. Freitas and B. Rocha, « Peripheral T cell survival » (1999).
4
S. Artavanis-Tsakonas, K. Matsuno and M. E. Fortini, « Notch Signaling » (1995).
5
A. M. Lesk (2004), op. cit.
6
R. Lewontin (2000), op. cit., p. 94.
7
La plante ne possède pas de système circulatoire immunitaire. Cependant, chez la plante, ce sont
toutes les cellules sans exception qui sont capables de synthétiser des protéines de résistance aux
effecteurs pathogéniques. En outre, des réactions comme celle de la mort cellulaire programmée
montrent qu’une forme de réponse immunitaire systémique existe chez la plante. (Voir B. J.
DeYoung and R. W. Innes, « Plant NBS-LRR proteins in pathogen sensing and host defense »,
2006).
350
1
Au sens où, comme nous venons de le dire, les interactions immunitaires sont un sous-ensemble
des interactions biochimiques.
2
Au sens où l’action du système immunitaire s’étend à tout l’organisme.
3
Pour prévenir tout malentendu, rappelons que lorsque nous employons le terme « moyenne »,
nous faisons référence à un degré moyen d’intensité, c'est-à-dire à une réaction ni très faible, ni
très forte, et non, par exemple, à une « moyenne » (au sens statistique) entre plusieurs interactions
différentes.
4
D’une manière plus générale, on peut dire que des interactions très fortes (pas nécessairement de
type immunitaire) dans un organisme sont souvent le signe d’un état pathologique (voir R.
351
Notre définition stipule que les constituants d’un organisme sont hétérogènes.
Le mot « hétérogène » n’est pas synonyme de « différent », il signifie
étymologiquement « venir de l’autre », c'est-à-dire, dans le contexte
immunologique qui est le nôtre ici, venir de ce qui est initialement « l’extérieur »
de l’organisme. Notre discussion des phénomènes de tolérance immunitaire a
Lewontin, 2000, op. cit., page 94). Un bon exemple d’interactions biochimiques qui deviennent
peu à peu extrêmement fortes, voire exclusives, est le développement d’une tumeur cancéreuse.
1
Rappelons encore une fois que lorsque nous parlons d’interactions immunitaires « continues » ou
« constantes », nous voulons dire qu’elles se répètent de manière régulière, et non pas qu’elles se
font sans aucune interruption.
2
Nous espérons, dans la sous-section qui suit, contribuer à démontrer et peut-être à rendre plus
précise l’affirmation de Richard Lewontin dans The Triple Helix selon laquelle l’organisme est
une entité « hétérogène » : voir R. Lewontin, (2000), op. cit., pages 75 et 114.
352
1
C'est-à-dire les bactéries qui vivent dans l’organisme. Nous pensons qu’il serait parfaitement
légitime d’utiliser ici le terme « bactéries endosymbiotiques » (pour un exemple d’auteurs utilisant
le terme dans le même sens que nous, voir N. A. Moran and P. Baumann, « Bacterial
endosymbionts in animals », 2000), mais, comme nous l’avons montré au chapitre 3, certains
auteurs préfèrent réserver ce terme aux bactéries qui, au cours de l’évolution, ont été intégrées
dans des cellules eucaryotes, comme par exemple les mitochondries. Pour éviter tout malentendu,
nous choisissons donc d’utiliser le terme d’ « endobactéries ».
353
comme nous l’avons montré en nous appuyant sur des arguments avancés par
Margaret McFall-Ngai, des dix systèmes organiques des mammifères, huit
entretiennent des interactions persistantes avec des bactéries normales1.
Autrement dit, vouloir exclure les interfaces avec l’environnement de la définition
de l’organisme n’est qu’une nouvelle manière d’affirmer l’existence d’un
« intérieur » de l’organisme qui serait préservé de toute influence extérieure,
affirmation qui revient en réalité à priver l’organisme d’une très grande partie de
ses constituants fonctionnels. Comme le dit Patrick Blandin, l’organisme est une
« concentration locale d’interfaces »2. Nous avons également démontré que les
endobactéries obligatoires n’étaient absolument pas limitées aux mammifères,
puisqu’on les trouve chez les arthropodes, les plantes, les organismes coloniaux,
etc.3
L’idée d’inclure les bactéries commensales dans la définition de l’organisme est
aujourd’hui acceptée par de nombreux immunologistes et microbiologistes. C’est
le cas en particulier du Prix Nobel Joshua Lederberg4, de Margaret McFall-Ngai
dont nous avons analysé les thèses, de Jian Xu et Jeffrey Gordon5, et de bien
d’autres. Dans un article récent, O’Hara et Shanahan parlent de la flore intestinale
comme d’un « organe oublié » de l’organisme6. En conséquence, cette
perspective, pour audacieuse et surprenante qu’elle puisse paraître au premier
abord, est partagée par plusieurs spécialistes. Nous espérons que la théorie de la
continuité offre un fondement théorique pour cette perspective, en lui permettant
1
McFall-Ngai, « Unseen Forces: The Influence of Bacteria on Animal Development » (2002).
2
P. Blandin, communication personnelle.
3
Nous avons décrit, par exemple, comment les bactéries Wolbachia, qui sont présentes dans de
nombreux organismes pluricellulaires, sont indispensables au développement du ver parasite
Asobara tabida. Chez les plantes, nous avons souligné que la symbiose avec les bactéries
Rhizobium est indispensable pour la survie chez de nombreux hôtes.
4
J. Lederberg, « Infectious History » (2000). Pour deux exemples récents d’articles prolongeant
les thèses de Lederberg, voir : L. V. Hooper and J. I. Gordon, « Commensal Host-Bacterial
Relationships in the Gut » (2001) et S. R. Gill et al., « Metagenomic Analysis of the Human Distal
Gut Microbiome » (2006).
5
J. Xu and J. I. Gordon, « Honor thy symbionts » (2003), F. Bäckhed et al., « Host-bacterial
mutualism in the human intestine » (2005), et surtout J. Xu et al., « Evolution of Symbiotic
Bacteria in the Distal Human Intestine » (2007).
6
A. M. O’Hara and F. Shanahan, « The gut flora as a forgotten organ » (2006). De même, le
biologiste du développement Scott Gilbert dit que ces bactéries « sont de véritables parties du
corps » (S. Gilbert, « The Genome in its ecological context », 2002, p. 212).
354
de s’appuyer sur des arguments plus précis que ceux qui avaient été avancés
jusqu’ici.
Ainsi, tout organisme (tout au moins pluricellulaire) est une entité hétérogène,
faite de constituants différents et d’origines différentes, mais unifiés par des
interactions communes avec les récepteurs immunitaires. En conséquence, un bon
critère d’immunogénicité nous dit premièrement que l’organisme est un tout
unifié (son unité est fondée sur les interactions biochimiques et surtout
immunitaires), et deuxièmement qu’il est hétérogène.
1
H. Reichenbach, The Philosophy of Space and Time (1958 [1928], §21) ; Experience and
Prediction (1938, Chapter 4, §28). Bien entendu, la thèse selon laquelle l’identité dans le temps
doit être comprise comme une continuité spatio-temporelle peut s’appliquer à d’autres êtres qu’aux
seuls êtres vivants. Cependant, le souci de Reichenbach en parlant de « genidentité » est
véritablement de rendre compte de l’identité dans le temps des êtres vivants. C’est la même
question que nous soulevons ici.
2
K. Lewin, Der Begriff der Genese (1922).
3
J. Locke, Essai sur l’entendement humain, 1690 (II, 27).
355
1
En outre, G. Boniolo and M. Carrara ont récemment tenté de proposer un renouvellement de la
thèse de la genidentité appliquée à l’organisme : voir G. Boniolo and M. Carrara, « On Biological
Identity » (2004).
2
Voir D. Wiggins (2001), op. cit.
3
Conception substantialiste qui peut s’ancrer dans la conception aristotélicienne de l’individu
comme substance : Aristote, Catégories, 5 ; Aristote, Métaphysique, livre Z ; D. Wiggins (2001),
op. cit. J’ai essayé de mettre en évidence le parallèle entre l’affrontement entre substantialisme et
continuité sur la question de l’identité d’une part, et l’affrontement entre théorie du soi et théorie
de la continuité en immunologie d’autre part, dans T. Pradeu et E. D. Carosella, « L’identité en
immunologie : soi ou continuité ? » (2006). Faute de place, je ne reprends pas ici l’intégralité de
cette démonstration.
356
1
Je remercie Jean Gayon d’avoir attiré mon attention sur ce point.
2
Nous revenons sur ce point ci-dessous.
357
1
A. W. DeTomaso et al., « Isolation and characterization of a protochordate histocompatibility
locus » (2005).
2
Alors que c’est là la démarche de Sober dans le texte que nous avons cité (Sober 2000 [1993]).
358
1
Voir par exemple D. Hull (1978, op. cit.) : « Gargantua, par exemple, serait l’ensemble de toutes
les cellules qui descendent du zygote qui a donné naissance à Gargantua ».
359
1
R. Lewontin (1970), op. cit.
2
R. Dawkins (1976), op. cit. Dans ce qui est resté comme son propos probablement le plus
célèbre, Dawkins écrit : « D’un point de vue génétique, les individus et les groupes sont comme
des nuages dans le ciel ou des tempêtes de poussière dans le désert. Ce sont des agrégations ou des
fédérations temporaires. Ils ne sont pas stables à travers le temps évolutionnaire ». (« Genetically
speaking, individuals and groups are like clouds in the sky or dust-storms in the desert. They are
temporary aggregations or federations. They are not stable through evolutionary time. » (R.
Dawkins, 1976, op. cit., p. 34). Voir également R. Dawkins (1982), op. cit., notamment le chapitre
1 et le chapitre final (« ayant consacré l’essentiel de ce livre à minimiser l’importance de
l’organisme individuel », p. 250).
360
1
R. Dawkins (1982), op. cit. Dawkins dit clairement que, dans sa vision, les gènes luttent « sans
rapport avec les frontières de l’organisme » (p. 250). Les frontières pertinentes du point de vue de
la théorie de l’évolution sont celles du « phénotype étendu ».
2
Pensons, par exemple, aux vers nématomorphes, qui vivent dans des arthropodes et qui, ayant
besoin de continuer leur cycle de vie dans l’eau, ont développé au cours de l’évolution des
mécanismes leur permettant de contraindre leurs hôtes à se « suicider » en sautant dans l’eau. Voir
R. Dawkins (1982), op. cit., p. 216.
3
C'est-à-dire une existence réelle du point de vue de l’application d’une théorie scientifique (ici, la
théorie de l’évolution par sélection naturelle).
4
Dawkins utilise le terme de « véhicule » au lieu du terme « interacteur », mais en réalité, outre
que le terme de « véhicule » donne une primauté causale aux gènes qui est un présupposé très
lourd et très critiquable de la pensée de Dawkins, l’extension des deux termes n’est pas la même :
alors que le « phénotype étendu » doit être considéré comme « l’interacteur » au sens de Hull,
Dawkins réserve le terme de « véhicule » à l’organisme.
5
K. Sterelny, Dawkins vs. Gould. Survival of the Fittest (2007 [2003]). Voir également A. Grafen
and M. Ridley (eds.), Richard Dawkins: how a scientist changed the way we think (2006).
361
1
C'est-à-dire le meilleur cas, la meilleure réalisation, d’individu biologique.
2
Je remercie Philippe Huneman pour les discussions que nous avons eues sur la question de savoir
dans quelle mesure l’organisme peut être considéré comme un individu biologique particulier.
362
1
Au sens, bien sûr, d’un interacteur. Comme le rappellent aussi bien Hull que Gould, la question
de savoir si le gène est bien une unité de sélection au sens de réplicateur n’est pas débattue.
2
R. Dawkins (1982), op. cit., p. 87.
3
Gould revient sur cette critique dans son dernier livre : S. J. Gould (2002), op. cit., Chapitre 8,
section « Hierarchical versus genic selection » p. 614 sq.
4
Ce qui veut seulement dire : un gène qui contribue causalement au trait « pelage noir ».
5
Kim Sterelny et Paul Griffiths ont bien montré quelles étaient les difficultés posées par la
définition du gène évolutionnaire : voir K. Sterelny and P. E. Griffiths, Sex and death (1999), p. 77
sq.
363
compte comme un gène est souvent mal défini, et change en fonction des
questions que le biologiste se pose1.
Nous ne songeons bien sûr pas à nier qu’un gène, un génome ou encore un
groupe d’organismes puissent être des individus évolutionnaires, simplement nous
souhaitons souligner que, lorsque l’on affirme qu’ils sont des individus, on
formule une proposition très générale, qui ne dit pas précisément quelles sont les
limites de cet individu. Ce point a été bien vu par Lewontin, dans son article sur
« Les unités de sélection »2 qui a en grande partie lancé les débats sur
l’individualité évolutionnaire, mais il a été largement oublié par la suite. En
désignant des individus évolutionnaires, on affirme simplement que la sélection
naturelle peut s’exercer à ce niveau biologique particulier. Au contraire, en
articulant critère évolutionnaire et critère physiologique d’individuation, on
constate que l’organisme est un individu relativement bien défini en tant qu’entité
discrète et cohésive.
Dans ce deuxième axe de notre démonstration, le plus long, nous montrons que
le critère immunologique-physiologique d’individuation que nous avons proposé a
des conséquences sur la conception hiérarchique de l’individualité biologique
issue du critère évolutionnaire. Pour le montrer, partons d’un exemple, celui des
organismes clonaux dont nous avons parlé, et plus particulièrement des pucerons
décrits par Daniel Janzen. Ce dernier soutient que, pendant la phase de
parthénogenèse, l’organisme-puceron (c'est-à-dire l’insecte individuel tel que nous
pouvons le percevoir) n’est pas un individu évolutionnaire. Au lieu de cela,
1
Voir en particulier R. Burian, « On conceptual change in biology : the case of the gene » (1985) ;
M. Morange, La part des gènes (1998) ; E. Fox Keller, The Century of the gene (2000) ; J. Gayon,
« From measurment to organization : a philosophical scheme for the history of the concept of
heredity » (2003) ; R. Falk, « The gene – a concept in tension » (2003).
2
R. Lewontin (1970), op. cit. Dans cet article, Lewontin montre que l’on peut considérer de
nombreuses entités comme des unités de sélection, mais il ne dissimule pas du tout les difficultés
qu’il y a parfois à le faire, tout en soulignant que le niveau de l’organisme (qu’il appelle
« l’individu ») est celui qui est le plus clairement une unité de sélection.
364
l’individu évolutionnaire serait l’ensemble de tous les insectes issus d’un même
œuf, et ce parce qu’ils auraient le même génome et ne pourraient pas être
considérés comme en relation de compétition les uns avec les autres. L’idée sous-
jacente, plus ou moins héritée de Weismann1, est que l’homogénéité génétique est
la clé de l’individualité évolutionnaire.
Or, notre critère immunologique-physiologique suggère quelque chose de tout à
fait différent. Chaque puceron au sens de notre critère2 contient des symbiotes
intracellulaires, dont la présence est indispensable à la survie de l’hôte. Ces
symbiotes sont transmis d’une façon verticale (chaque puceron transmet ses
symbiotes à ses descendants). Ils sont différents dans chaque puceron. Ils peuvent
subir des mutations pendant la vie du puceron, modifier sa valeur adaptative
(fitness), et celle de sa progéniture3. Par exemple, Dunbar et ses collaborateurs ont
récemment montré qu’une mutation ponctuelle chez Buchnera aphidicola, dont
l’hôte est le puceron Acyrthosiphon pisum, modifie la réponse de l’hôte au stress
thermique, « affectant radicalement la valeur adaptative de l’hôte d’une manière
qui dépend de l’environnement thermique »4. Cela signifie que les pucerons
physiologiquement définis nés par parthénogenèse sont en fait bel et bien en
compétition les uns avec les autres : ils contiennent des endobactéries qui varient,
dont la variation est héritable et modifie la valeur adaptative de l’hôte. En d’autres
termes, les bactéries transmises de façon verticale sont d’excellents réplicateurs.
Comme nous l’avons vu ci-dessus, un réplicateur est « une entité qui transmet sa
structure largement intacte dans les réplications successives »5 Or, l’exemple que
nous venons de prendre montre la nécessité d’adopter une conception étendue de
1
Voir L. Buss (1987), op. cit., Chapitre 1 : « August Weismann’s legacy ».
2
Suivant notre définition, un puceron immunologique-physiologique est un petit insecte puceron,
y compris ses bactéries endogènes, champignons endogènes, etc.
3
S. L. O’ Neill, A. A. Hoffmann and J. H. Werren, Influential Passengers: Inherited
Microorganisms and Arthropod Reproduction (1997).
4
H. E. Dunbar et al., « Aphid thermal tolerance is governed by a point mutation in bacterial
symbionts » (2007).
5
D. Hull (1988), op. cit.
365
1
Voir K. Sterelny, K. C. Smith and M. Dickison, « The Extended Replicator » (1996). Nous
reprenons le terme et l’idée de « réplicateur étendu » tout en rejetant certaines des idées que ces
auteurs avancent, en particulier leur vision très informationnelle du vivant.
2
S. J. Gould (2002), op. cit.
3
K. Sterelny, « Niche construction, developmental systems, and the extended replicator » (2001).
4
Kiers et al., « Host sanctions and the legume-rhizobium mutualism » (2003).
366
1
E. A. Van der Biezen and J. D. G. Jones, « Plant disease-resistance proteins and the gene-for-
gene concept » (1998).
2
Nous n’avons pas connaissance d’article spécifique portant sur les endobactéries de pissenlits.
Cependant, le phénomène de symbiose avec des bactéries et champignons est tellement ubiquitaire
chez les plantes, que nous pensons probable qu’il existe chez les pissenlits.
3
Par exemple, chez tous les organismes qui, comme l’être humain, possèdent de très nombreuses
endobactéries, mais chez qui ces dernières se transmettent de façon horizontale, de telles bactéries
jouent un rôle fondamental dans la définition immunologique-physiologique de l’organisme mais
pas dans la définition de l’individu évolutionnaire.
4
L. Buss, The Evolution of Individuality (1987), op. cit.
367
1
Le puceron par exemple.
368
1
On pourrait bien sûr distinguer d’autres niveaux.
2
Ici, suivant Buss, nous limitons notre analyse aux organismes pluricellulaires.
369
1
« If a harmonious functioning unit is to evolve, mechanisms must have evolved whereby variants
which enhance their own replication rate by failing to adopt somatic duties are controlled.
Selection at the level of the individual must have effectively opposed selection at the level of the
cell lineage. […] The conflict between the potentially opposing processes of somatic
differentiation and organismal integrity has been resolved in favor of the individual. The existence
of harmoniously functioning multicellular organisms is compelling testimony to this fact.
Metazoan evolution is characterized by an increasing sophistication of cells, tissues, and organs
which perform somatic duties of value to the individual as a whole, but which require the cells
composing them to limit their inherent potential for proliferation » (L. Buss, 1987, p. 52-54).
(Notre traduction).
2
R. E. Michod, Darwinian dynamics (1999).
3
L. Buss (1987), op. cit. ; R. E. Michod (1999), op. cit., voir en particulier le Chapitre 6 :
« Rediscovering individuality » (p. 107-132).
4
S. A. Frank, « Host control of symbiont transmission : the transmission of symbionts into germ
and soma » (1996).
370
Des trois arguments présentés dans cette section nous déduisons que
l’organisme tel que nous l’avons défini est un excellent exemple d’individu
biologique, car il est physiologiquement bien délimité, il est parfois lui-même un
individu évolutionnaire contrairement à ce que suggère une définition strictement
génétique de cette notion, et il limite la sélection naturelle s’exerçant à des
niveaux d’individualité inférieurs.
Comme nous l’avons souligné ci-dessus, notre ambition est avant tout de
proposer une définition satisfaisante de l’organisme pluricellulaire. Cependant,
nous pensons qu’il existe plusieurs arguments pour considérer que notre définition
vaut également pour les organismes unicellulaires. En effet, si l’on reprend les
1
Ce que soutiennent R. Boyd and P. J. Richerson, « Punishment allows the evolution of
cooperation (or anything else) in sizable groups » (1992) d’une part, et S. A. Frank, « George
Price’s Contributions to Evolutionary Genetics » (1995) d’autre part.
2
R. E. Michod (1999), op. cit.
3
Richard Michod soutient cette idée.
371
1
Voir, en particulier, F. Jacob and J. Monod, « On the regulation of gene activity » (1961).
2
M. Morange, Histoire de la biologie moléculaire (1994), en particulier pp. 200-204.
3
R. H. A. Plasterk, « RNA silencing : the genome’s immune system » (2002).
372
1
Le phénomène des transferts horizontaux de gènes est essentiel chez les bactéries : R. Jain, M. C.
Rivera and J. A. Lake, « Horizontal gene transfer among genomes : the complexity hypothesis »
(1999). Selon certains biologistes, ce phénomène bouleverse notre conception de « l’arbre de la
vie » : voir notamment W. F. Doolittle and E. Bapteste, « Pattern pluralism and the Tree of Life
hypothesis » (2007). Nous revenons sur cette question dans le prochain chapitre.
373
CHAPITRE 7
1
R. Lewontin, Inside and Outside : Gene, Environment and Organism (1994).
2
P. Godfrey-Smith, Complexity and the Function of Mind in Nature (1996).
3
Voir en particulier R. Lewontin, « The Organism as the Subject and Object of Evolution » (1983)
et The Triple Helix (2000).
4
Voir en particulier S. Oyama, The Ontogeny of Information (2000 [1985]).
376
majeure à ce débat en soutenant une thèse que l’on peut appeler « co-
constructionniste » ou « dialectique ». Cette thèse, que nous décrivons en détail
ci-dessous, peut être considérée à la fois comme une forme d’interactionnisme, et
comme une critique forte des interactionnismes courants. À son niveau le plus
général, elle affirme que l’organisme construit son environnement et que
l’environnement construit l’organisme, dans un perpétuel mouvement de co-
construction. Il s’agit d’une thèse qui relève à la fois de la biologie de l’évolution
et de la biologie du développement, c’est pourquoi ce chapitre concerne lui aussi
ces deux domaines, mais bien sûr toujours du point de vue de l’immunologie.
Dans un premier temps, après avoir rappelé les termes du débat entre internalisme
et externalisme, je montrerai que l’immunologie est dominée par l’internalisme et
expliquerai pourquoi il est aujourd'hui indispensable de remplacer ce dernier par
un interactionnisme co-constructionniste. Dans un deuxième temps, je montrerai
que les deux piliers de la démonstration que nous avons menée jusqu’ici, à savoir
la théorie de la continuité et notre définition immunologique-physiologique de
l’organisme, permettent d’illustrer, mais aussi de préciser, la thèse co-
constructionniste dans son ensemble.
Ainsi, ce chapitre final vise cinq objectifs :
1) Nous situer dans un débat très vif de la biologie et de la philosophie de
la biologie contemporaines, celui de la compréhension des interactions entre
organisme et environnement.
2) Montrer les raisons de notre proximité avec la thèse de Richard
Lewontin et Susan Oyama, thèse appelée ici « interactionnisme co-
constructionniste ».
3) Donner des exemples concrets, tirés de l’immunologie, de la thèse de
l’interactionnisme co-constructionniste.
4) Poser quelques distinctions et tenter de préciser la définition des termes
utilisés par l’interactionnisme co-constructionniste. Que signifie exactement la
proposition selon laquelle l’organisme construit son environnement ? Celle selon
laquelle l’environnement construit l’organisme ? Dans ces propositions, qu’est-ce
377
1
Le cas des gènes de l’agressivité et les études sur les jumeaux sont examinés de façon critique
par M. Morange dans La Part des gènes (1998). Nous revenons plus bas sur ses analyses ainsi que
sur leur évolution récente.
2
Dans la suite de notre démonstration, nous exprimons de fortes réserves sur la pertinence
scientifique de telles questions.
378
1.1.2. L’internalisme
1
Etymologiquement, le « développement » désigne très exactement un dépliement : « action de
dérouler, de déplier ce qui est enveloppé sur soi-même » (Dictionnaire historique de la langue
française, sous la direction d’A. Rey, Le Robert, 1992). Ce sens se retrouve en anglais et en
allemand. Voir sur ce point R. Lewontin (2000), op. cit., page 5.
2
P. Godfrey-Smith (1996), op. cit.
3
R. Lewontin, Inside and outside: Gene, Environment and Organism (1994), op. cit. ; voir
également P. Godfrey-Smith, « Organism, environment, and dialectics » (2001a), article dans
lequel Peter Godfrey-Smith propose un examen de la thèse dialectique de Richard Lewontin.
379
En 2000, il ajoute :
1
R. Lewontin (2000), op. cit., p. 12 et 13. Selon Lewontin, l’environnement joue principalement
deux rôles aux yeux des partisans de l’internalisme : un rôle de déclenchement, et un rôle de
conditions de possibilité minimales (ibid).
2
F. Jacob, Le Jeu des possibles (1981), respectivement page 22 et 32. Jacob voyait en la notion de
programme génétique un dépassement du vieux débat entre préformationnisme et épigenèse. Il
écrit : « Aujourd'hui la biologie a mis un terme au vieux débat entre épigenèse et préformation en
introduisant le concept de programme de développement. Selon cette vision, l’œuf fertilisé ne
contient pas une description complète de l’organisme à venir, comme le supposaient les
préformationnistes, mais plutôt les instructions codées nécessaires pour produire ses structures
moléculaires et pour les mettre en fonctionnement dans le temps et dans l’espace » (F. Jacob,
« The Leeuwenhoek lecture, 1977: mouse teratocarcinoma and mouse embryo », 1978, p. 249,
notre traduction). Cette phrase est commentée par M. Morange, dans « The Relations between
Genetics and Epigenetics » (2002), qui montre en quoi l’épigénétique contemporaine doit en
grande partie se comprendre comme une réponse aux excès de la métaphore du programme
génétique. Notre propre vision des choses est que F. Jacob, loin de dépasser le débat entre
préformationnisme et épigenèse, est un représentant de la forme contemporaine du premier.
380
quoi elle prévoit le destin sanitaire de l’individu. On n’interroge plus les dieux pour
connaître sa vie à venir ou celle de sa descendance. On interroge les gènes.1
Bien que la thèse de François Jacob soit plus complexe que ce que suggère une
lecture hâtive et non contextualisée2, il n’en reste pas moins que la métaphore du
programme génétique constitue un exemple très clair d’internalisme, dont la
portée a été considérable. En effet, bien que cette métaphore, dans ses aspects les
plus radicaux, soit aujourd'hui de moins en moins utilisée par les généticiens eux-
mêmes, son influence sur la biologie générale a été immense. En outre,
l’effacement relatif du programme génétique n’a pas signifié la fin de
l’internalisme en biologie. La biologie du développement contemporaine,
marquée par les apports remarquables de la génétique du développement3, est très
fortement préformationniste4. Le préformationnisme est une thèse relative au
développement qui s’est opposée à celle de l’épigenèse au 18e siècle. Selon le
1
F. Jacob, La Souris, la mouche et l’homme (2000), Chap. V, p. 147.
2
Pour dissiper de telles interprétations précipitées, Michel Morange soutient d’une part que la
vision du programme génétique de F. Jacob est beaucoup moins simpliste qu’on ne le dit
généralement (voir M. Morange, « Le complexe T de la souris : un mirage riche
d’enseignements », 2000), et d’autre part que la métaphore du programme génétique dans son
ensemble est complètement abandonnée aujourd'hui (voir M. Morange, « Quelle place pour
l’épigénétique ? », 2005). Je voudrais à ce propos faire deux remarques. La première est que,
comme le montre la citation rapportée ici, F. Jacob a tenu jusqu’en 2000 des propos qui sont des
illustrations très claires d’une conception extrême, et par là même erronée, de la programmation,
par ses gènes, d’un organisme individuel. La deuxième est que s’il est exact que les biologistes
moléculaires ont abandonné leur vision excessive du programme génétique, ce n’est certainement
pas le cas dans d’autres domaines de la biologie (nous pensons, tout particulièrement, à la biologie
du développement et aux sciences cognitives), et l’on peut penser qu’il serait du devoir des
biologistes moléculaires de corriger la vision « tout génétique » qu’ils ont eux-mêmes promue
auprès de l’ensemble des biologistes, ainsi qu’auprès du grand public, par leurs déclarations
enthousiastes des années 1960 aux années 1990. Certains, bien entendu, le font : voir par exemple
B. Jordan, Les imposteurs de la génétique (2000) et M. Morange, La Part des gènes (1998), op.
cit., ainsi que Les Secrets du vivant (2005a). Il serait certainement utile, cependant, que
d’avantages de biologistes se joignent à eux.
3
Voir par exemple S. Brenner, « The genetics of Caenorhabditis elegans » (1974). Il ne s’agit pas
d’affirmer, bien entendu, que la génétique du développement implique nécessairement une
conception préformationniste de l’organisme, mais simplement que, lorsque l’on étudie le
développement, ne tenir compte que des aspects génétiques peut conduire à des conceptions
internalistes inadéquates : voir par exemple S. F. Gilbert, « The Genome in Its Ecological
Context » (2002). Gilbert cite Wolpert : « L’œuf sera-t-il calculable [computable] ? C'est-à-dire,
étant donné une description totale de l’œuf fécondé – la séquence totale et la localisation de toutes
les protéines et des ARN – pourrait-on prédire comment l’embryon se développera ? » (« Do we
understand development ?», 1994). Gilbert répond clairement par la négative.
4
R. Lewontin (2000), op. cit., page 6 ; S. Oyama (2000 [1985]), op. cit.
381
1
Nicolaas von Hartsoeker a donné une image particulièrement influente de cette idée en 1694, en
dessinant un petit homme adulte replié sur lui-même contenu dans l’œuf. Voir R. Lewontin
(2000), op. cit., p. 7.
2
J. Maienschein, « Epigenesis and Preformationism » (2005).
3
En d’autres termes, l’environnement n’est vu que comme un ensemble de conditions de
possibilités (une sorte d’arrière-plan), qui sont nécessaires à la réalisation d’un phénotype normal,
principalement déterminé de manière endogène. Pour une critique de cette conception, voir S. F.
382
Plusieurs domaines très actifs des sciences du vivant, comme par exemple les
sciences cognitives, sont parfois fortement marqués par l’internalisme, ayant
retenu les leçons de la génétique des années 1950 à 1970, sans toujours tenir
compte des modérations et modifications exprimées par les biologistes ultérieurs.
Voici par exemple ce que dit le psycholinguiste Noam Chomsky à propos de
l’acquisition du langage :
Personne ne prendrait au sérieux une proposition qui dirait que l’organisme humain
apprend à travers l’expérience à avoir des bras plutôt que des ailes, ou que la structure de
base d’organes particuliers est le résultat d’expériences fortuites. On considère plutôt
comme allant de soi que la structure physique de l’organisme est déterminée
génétiquement, même si, bien évidemment, la variation de coefficients comme la taille, la
vitesse de développement, etc., dépend partiellement de facteurs externes. De l’embryon à
l’organisme adulte, il existe un schéma de développement prédéterminé […] Pourquoi
donc ne devrions-nous pas étudier l’acquisition de structures cognitives comme le langage
plus ou moins comme nous étudions des organes complexes du corps ?2
Gilbert, « Mechanisms for the environmental regulation of gene expression : Ecological aspects of
animal development » (2005).
1
À l’égard de l’internalisme génétique, il nous semble important de souligner ce que nous
concevons comme une évolution des conceptions de Michel Morange, probablement l’un des
biologistes ayant le plus œuvré pour une réévaluation de la place des gènes dans la question de la
construction de l’organisme. Son livre de 1998 affirme que : i) il existe bien un déterminisme
biologique, dans lequel les gènes jouent un rôle très important, et cela ne doit pas nous
choquer (introduction et conclusion) ; ii) il est évident qu’une modification génétique peut
favoriser un comportement comme l’homosexualité (chapitre 14, p. 154) ; iii) le gène est un
concept flou mais parfaitement opératoire, seuls les philosophes rêvant de concepts scientifiques
précis (chapitre 2, p. 39). Nous pensons que tous ces points sont discutables et que la suite de notre
argumentation contribuera à le montrer. Nous pensons également que sur plusieurs de ces points
les idées de Michel Morange ont beaucoup changé : voir par exemple Les Secrets du vivant
(2005a), op. cit., notamment p. 68.
2
N. Chomsky, Réflexions sur le langage (1977 [1975]), p. 18-20.
3
J. Mehler et E. Dupoux, Naître humain (1996).
4
Voir notamment R. Lewontin, S. Rose and L. Kamin, Not in our genes (1984) ; R. Lewontin,
Biology as ideology: the doctrine of DNA (1991) ; R. Lewontin, The Triple Helix (2000), op. cit.
383
1.1.3. L’externalisme
1
Voir notamment S. Oyama (2000 [1985]), op. cit. et « Ontogeny and the central dogma : do we
need the concept of genetic programming in order to have an evolutionary perspective ? » (1987),
in S. Oyama (2000b).
2
P. Godfrey-Smith (1996), op. cit. Selon le behaviorisme ou « comportementalisme », dont les
deux représentants les plus connus sont John Watson et Burrhus Frederic Skinner, l’organisme
répond à des stimuli, qui façonnent ses réflexes et plus généralement ses comportements. Quand
Chomsky critique l’explication behavioriste de l’acquisition du langage chez l’enfant, il propose
explicitement de défendre un internalisme (l’innéisme de la grammaire générative) contre
l’externalisme selon lui grossier des behavioristes (voir par exemple N. Chomsky (1977 [1975]),
op. cit.).
3
Thèse analysée et critiquée par Richard Lewontin (1983), op. cit., mais aussi dans (1994), op. cit.
et (2000), op. cit.
384
1
R. Lewontin (2000), p. 43. Richard Lewontin ajoute : « Darwin a dû, pour proposer sa théorie de
l’évolution, opérer une séparation absolue entre les processus internes qui génèrent l’organisme et
les processus externes, l’environnement, dans lesquels l’organisme doit fonctionner » (ibid.). Cela
s’oppose à la thèse lamarckienne de « l’hérédité des caractères acquis ». En réalité, il est aisé de
voir que, dans un souci de clarté, Lewontin parle ici du « Darwin » tel que le retient la biologie de
l’évolution contemporaine, et non du Darwin historique qui, comme on sait, croyait aussi à
l’hérédité des caractères acquis (comme Lewontin lui-même l’a souligné plusieurs fois).
2
R. Lewontin (2000), ibid.
3
Pour une critique de la métaphore de l’adaptation, voir notamment R. Lewontin, « Adaptation »
(1978).
4
« Adaptation is always asymmetrical; organisms adapt to their environment, never vice versa » :
G. C. Williams, « Gaia, nature worship, and biocentric fallacies » (1992), p. 484. Cité par J.
Odling-Smee, « Niche Construction in Evolution, Ecosystems and Developmental Biology » (à
paraître).
5
Pour une critique de « l’adaptationnisme », voir S. J. Gould and R. Lewontin, « The Spandrels of
San Marco and the Panglossian Paradigm: A Critique of the Adaptationist Programme » (1979).
385
sens où il n’y aurait aucune interaction entre eux (au contraire, puisque la survie
des organismes elle-même dépend des conditions environnementales), mais au
sens où les causes de leurs variations respectives seraient strictement
indépendantes.
L’internalisme et l’externalisme, dès lors qu’on les présente sous une forme non
strictement caricaturale1, sont donc deux thèses présentes comme telles dans les
débats contemporains sur la construction des organismes. Plus encore, il s’agit de
deux pôles qui structurent l’ensemble des positions qui sont défendues. Un grand
nombre de ces dernières se situent dans un entre-deux, affirmant que l’organisme
est le produit d’une interaction entre d’une part ses caractéristiques et potentialités
intérieures et d’autre part son environnement. Aussi se présentent-elles souvent
comme des « interactionnismes ». Comme nous allons le montrer à présent, il
existe de très nombreuses formes d’interactionnisme, mais la plupart ont en
commun de penser les traits de l’organisme comme le résultat de la somme entre
des influences endogènes et des influences extérieures.
1
Certes, il s’agit bien de deux pôles dans un débat, et donc de deux positions tranchées.
Cependant, il est clair qu’aucun internaliste ne nie que l’environnement « joue un rôle » dans la
construction de l’organisme, et qu’aucun externaliste n’affirme que l’organisme n’est qu’une
parcelle de l’environnement (on ne pourrait en effet même pas parler d’ « environnement » sans
poser l’existence d’organismes). Simplement, chacun des deux insiste sur ce qui lui apparaît
comme le facteur décisif dans la construction des organismes (respectivement « l’intérieur », ou
plus précisément les gènes, et « l’extérieur », c'est-à-dire l’environnement).
2
S. Oyama (2000 [1985]), op. cit.
386
plus souvent, ces questions sont interprétées comme signifiant : tel comportement
est-il « dans les gènes » ? Certains scientifiques insistent sur le rôle décisif des
gènes, d’autres sur l’importance de l’environnement. Mais, dans la plupart des
cas, le chercheur conclura qu’à une certaine part d’inné (les gènes) vient s’ajouter
une certaine part d’acquis (l’environnement). Autrement dit, les traits des
organismes sont le résultat d’une somme entre gènes et environnement. La plupart
des interactionnismes, en effet, sont des associationnismes, c'est-à-dire qu’ils
conçoivent la construction de l’organisme comme le résultat d’une addition, entre
un peu d’intérieur (les caractéristiques individuelles innées, souvent considérées
comme génétiques) et un peu d’extérieur (les propriétés acquises par l’influence
de l’environnement). Dans l’associationnisme, deux éléments bien distincts,
séparés, interagissent pour aboutir à un résultat global1.
Le raisonnement interactionniste simple, ainsi, conduit dans la plupart des cas à
attribuer aux gènes et à l’environnement leur part respective dans la détermination
d’un trait : l’agressivité d’une souris, par exemple, serait due pour 70% aux gènes
et pour 30% à l’environnement ; l’agressivité chez l’homme, qui vit dans un
environnement social et culturel complexe, serait due pour 50% aux gènes et pour
50% à l’environnement.
Jean Piaget, par exemple, qui revendique la formulation de thèses
« interactionnistes » ou « dialectiques »2, propose des raisonnements de type
additif, et ce faisant maintient la distinction entre l’inné et l’acquis3. Il affirme par
exemple que la part de l’inné est beaucoup plus limitée chez l’être humain que
chez les animaux. Cela implique que, pour lui, les caractéristiques individuelles
1
Ce point a été bien souligné par Georges Canguilhem dans « La théorie cellulaire » (1945), p.
57 : « Associationnisme implique association, c'est-à-dire constitution d’une société postérieure à
l’existence séparée d’individus participants ». Bien que le contexte soit différent (Canguilhem
parle ici de la manière dont on peut dire que des cellules constituent un organisme), le
raisonnement est le même.
2
Voir en particulier J. Piaget, Biologie et connaissance (1967), notamment, et Les formes
élémentaires de la dialectique (1980).
3
Voir J. Piaget (1967), op. cit., en particulier §19 : « Les connaissances innées et les instruments
héréditaires de connaissance », ainsi que Le comportement, moteur de l’évolution (1976). Voir
également les analyses sur ce point de Susan Oyama dans S. Oyama (2000 [1985]), op. cit., en
particulier p. 22, ainsi que dans « What does the phenocopy copy » (1981) et « Penser l’évolution :
l’intégration du contexte dans l’étude de la phylogenèse, de l’ontogenèse et de la cognition »
(1993).
387
peuvent bien se comprendre comme l’addition d’une part d’inné à une part
d’acquis. Simplement, chez l’homme, l’acquis prédominerait de façon massive.
Or, tel est précisément le genre d’interprétation du terme « interactionnisme »
que Richard Lewontin et Susan Oyama ont critiqué, en proposant des arguments
qui nous semblent décisifs.
Cette première thèse, formulée par Richard Lewontin et par Susan Oyama,
relève principalement de la biologie du développement3, mais comprise au sens
1
P. Godfrey-Smith, « Organism, environment, and dialectics » (2001a), op. cit.
2
Comme nous le montrons plus bas, la thèse « l’organisme est construit par son environnement »
peut se comprendre d’un point de vue évolutionnaire ou d’un point de vue développemental. Dans
ce dernier cas, elle correspond à la thèse « les gènes n’ont pas de pouvoir causal indépendamment
de l’environnement » que nous allons analyser à présent.
3
Bien que Richard Lewontin soit avant tout un généticien des populations, donc un biologiste de
l’évolution, un grand nombre de ses textes scientifiques et philosophiques portent davantage sur la
biologie du développement que sur la biologie de l’évolution. Voir, en particulier, R. Lewontin,
Human Diversity (1982) ; R. Lewontin, S. Rose and L. Kamin, Not in our genes (1984), op. cit. ;
R. Lewontin, Biology as ideology: the doctrine of DNA (1991), op. cit. ; R. Lewontin, Inside and
Outside (1994), op. cit, ; R. Lewontin, The Triple Helix (2000), op. cit.
388
1
Voir J. Gayon, « La biologie entre loi et histoire » (1994) : « Dans les sciences de la vie, les
explications […] sont étroitement dépendantes d’un contexte. Ainsi en génétique, jamais un gène
n’est condition suffisante de quoi que ce soit ; il lui faut tout un contexte biochimique,
éventuellement physiologique et morphologique, pour exprimer son information. » Nous
souscrivons tout à fait à cette thèse, mais, comme nous le montrons ci-dessous, en allant jusqu’à
rejeter l’idée que le gène puisse être dit avoir une « information » qui lui serait propre.
2
Voir par exemple R. Lewontin, Foreword to S. Oyama, The Ontogeny of Information (2000
[1985]), op. cit.
3
M. Morange, Une lecture du vivant (1986) et La part des gènes (1998), op. cit.
4
E. J. Richards, « Inherited epigenetic variation – revisiting soft inheritance » (2006). Concernant
le développement des mammifères, voir W. Reik, « Stability and flexibility of epigenetic gene
regulation in mammalian development » (2007). Pour un article de synthèse sur les plantes
(insistant en outre sur l’hérédité), voir I. R. Henderson and S. E. Jacobsen, « Epigenetic
inheritance in plants » (2007).
389
maintenus inactifs, ils ne s’expriment pas, sauf si une protéine vient en déclencher
l’expression. Or, l’action de ces protéines activatrices dépend de l’environnement
local de la cellule. En un sens, donc, la cellule et l’environnement cellulaire
précèdent le gène et lui donnent la possibilité de s’exprimer. Cela est vrai
également d’un point de vue ontogénétique, puisque le cytoplasme de la cellule
œuf, issu de la mère, joue un rôle décisif dans l’activation des gènes qui
interviennent dans la construction de l’organisme.
L’environnement cellulaire lui-même dépend des conditions
« environnementales » de l’organisme, et des conditions environnementales
générales (c'est-à-dire de « l’environnement » de l’organisme tel qu’on l’entend
habituellement)1. Un exemple aujourd'hui bien connu est celui du papillon
Araschnia levana2. Ce papillon a deux formes, l’une dite « de printemps » et
l’autre dite « d’été ». Ces deux formes sont si différentes que Linné les a
considérées comme deux espèces différentes. À la fin du 19e siècle, August
Weismann a démontré qu’il s’agissait d’une seule espèce, et que la température au
moment du développement était la cause des deux différents phénotypes. Selon la
température d’incubation, Weismann obtint des formes de printemps ou d’été. On
sait aujourd'hui que ces morphologies sont dues à la fois à la température et à la
longueur des jours pendant le développement. On sait aussi, et surtout, que la
production de l’un ou l’autre phénotype est due aux quantités d’une certaine
hormone (ecdysone) dans la larve. Or, dans plusieurs cas, cette hormone régule
l’expression de certains gènes, qui, une fois activés, favorisent l’expression d’un
des deux phénotypes. En conséquence, dans ces cas, un changement
environnemental suscite un changement hormonal, qui à son tour régule
l’expression de certains gènes. H. Fred Nijhout parle à ce propos d’ « instruction
environnementale de l’expression génétique »3.
1
E. J. Richards (2006), op. cit.
2
Dans cette analyse, nous nous appuyons sur S. F. Gilbert, « Mechanisms for the environmental
regulation of gene expression : Ecological aspects of animal development » (2005), op. cit.
3
H. F. Nijhout, « Control mechanisms of polyphonic development in insects » (1999), et
« Development and evolution of adaptive polyphenisms » (2003). Sur ces enjeux, voir également
M-J. West Eberhard, Developmental plasticity and evolution (2003).
390
1
S. Oyama (2000 [1985]), op. cit.
2
Ibid., en particulier p. 95-100.
3
R. Lewontin, « The Analysis of variance and the analysis of causes » (1974b).
4
Peter Godfrey-Smith, pourtant critique à l’égard de nombreux usages de la notion d’information
en biologie, a écrit à plusieurs reprises qu’il était exact que la conformation des protéines d’un
organisme était en un sens « contenue » dans ses gènes à cause de la correspondance structurelle
entre les deux. Dans un texte qui s’appuie sur les réflexions de Susan Oyama, nous essayons de
391
démontrer pourquoi cette affirmation est erronée (T. Pradeu, « The Organism in Developmental
Systems Theory », en préparation).
1
R. Lewontin (1983), op. cit.
2
Dans le néo-darwinisme, il s’agit de modifications phénotypiques dues à des mutations
génétiques. Cependant, le schéma de l’interprétation externaliste est plus général que cela, il
pourrait s’appliquer à n’importe quelle forme de sélection naturelle telle que décrite par R.
Lewontin (1970), op. cit.
3
Voir par exemple R. Lewontin (2000), op. cit., p. 47.
392
1
Dans son livre Adapation and environment (1990), R. Brandon distingue trois types
d’environnements : environnement « externe » (indépendant de l’organisme), « écologique »
(mesuré relativement à ses effets sur l’organisme) et « sélectif » (mesuré par la pression sélective
qu’il exerce sur l’organisme) : voir chapitre 2, section 2.1. « Three concepts of environment », p.
47sq.
2
Cet exemple est celui de R. Lewontin (2000), op. cit., p. 49-50.
3
R. Lewontin (2000), op. cit., p. 49.
393
1
J. Odling-Smee, K. N. Laland and M. W. Feldman, Niche Construction. The neglected process in
evolution (2003). Bien que récent, ce livre est en réalité le produit de plusieurs années de travail
dans les domaines de l’écologie, de la modélisation de l’évolution, de l’évolution culturelle, etc.
2
K. Sterelny, « Made by each other » (2005) et « Novelty, Plasticity and Niche Construction: The
Influence of Phenotypic Variation on Evolution » (à paraître).
3
L. Keller, « Changing the world » (2003).
4
R. Lewontin (1983), op. cit. Nous reprenons ici les termes de (2000), op. cit., p. 52 sq.
5
Richard Lewontin aime citer la phrase de Mort Sahl : « Souvenez-vous qu’aussi égoïste, aussi
cruel, aussi impitoyable que vous ayez été aujourd'hui, à chaque fois que vous prenez une
inspiration, vous faites le bonheur d’une fleur ». (Voir par exemple R. Lewontin, 2000, p. 55).
394
1
Puisque, comme nous l’avons dit, la cible de l’interactionnisme co-constructionniste est ici les
biologistes de l’évolution partisans de l’externalisme.
395
1
Voir J. Odling-Smee et al. (2003), op. cit., et S. Okasha, « On niche construction and extended
evolutionary theory » (2005).
396
1
Pour un exemple particulièrement significatif, voir D. C. Dennett, Darwin’s dangerous idea :
evolution and the meaning of life (1995).
2
Les thèses de l’interactionnisme co-constructionniste, à nos yeux, ne sont jamais triviales, mais il
est facile de les interpréter d’une manière triviale, ce qui permet de les repousser sans avoir
procédé à un examen sérieux.
397
Susan Oyama, qui dans ses analyses a été inspirée par les réflexions menées par
Richard Lewontin, a choisi le terme d’ « interactionnisme constructif »1 pour
qualifier sa thèse. Richard Lewontin lui-même préfère éviter de parler
d’interactionnisme, premièrement parce que le terme est trop polysémique, et
deuxièmement et surtout parce qu’il semble impliquer l’existence séparée des
deux entités qui sont en interaction, ce qui est précisément, comme nous l’avons
montré, l’idée contre laquelle il a élaboré sa propre thèse. Lewontin préfère parler
de conception « dialectique » des interactions organisme-environnement2. Ce
terme, et la conception de Lewontin elle-même, sont un héritage de Friedrich
Engels3. Nous choisissons ici d’utiliser le terme d’ « interactionnisme co-
constructionniste », plutôt que celui de « dialectique », pour trois raisons :
i) Aux yeux d’un philosophe, le terme « dialectique » n’est pas moins
polysémique que celui d’ « interactionnisme »4.
ii) Le terme « interactionnisme co-constructionniste » exprime
parfaitement bien l’idée d’interpénétration de l’organisme et de l’environnement
que Lewontin entend exprimer, par opposition à l’idée d’une existence séparée
des deux interactants.
iii) En utilisant de façon critique le terme de « dialectique », Levins et
Lewontin ont en réalité deux cibles : d’une part, ce qu’ils appellent le
« réductionnisme cartésien »5, et d’autre part, l’externalisme tel que nous
l’avons décrit ici6. En s’opposant au « réductionnisme cartésien », Levins et
Lewontin critiquent l’idée selon laquelle on pourrait expliquer le
1
S. Oyama (2000 [1985]) ; voir également S. Oyama, « Terms in tension : What do you do when
all the good words are taken ? » (2001).
2
Voir en particulier R. Levins and R. Lewontin, The Dialectical biologist (1985), op. cit.
3
Voir F. Engels, Dialectique de la nature (1968 [1925]). Le livre The Dialectical biologist est
dédié à Engels.
4
Pensons à des définitions aussi variées du terme que celle de Platon, d’Aristote, de Hegel, de
Marx, de Piaget, etc.
5
R. Levins and R. Lewontin, , « Dialectics », Conclusion de The Dialectical biologist (1985), op.
cit.
6
Je m’inscris ici dans le prolongement de l’analyse de Peter Godfrey-Smith : « Organism,
environment, and dialectics » (2001a), op. cit.
399
1.3.5. Conclusions
Nous pouvons tirer des arguments présentés dans cette section trois
conclusions :
i) L’internalisme développemental est faux : il n’y a pas de détermination
endogène fixe et qui précèderait les influences environnementales.
ii) L’externalisme évolutionnaire est faux : l’environnement des
organismes n’est jamais indépendant des actions de ces derniers.
iii) L’interactionnisme classique est faux : on ne peut pas dire qu’à une
certain part d’inné (déterminée par les gènes) vient s’ajouter une certaine part
d’acquis (déterminée par l’environnement), car il n’y a pas de causalité génétique
qui ne soit pas déjà « environnementale », et il n’y a pas de causalité
environnementale qui ne soit pas influencée par les organismes.
1
Pour la même raison, je suis réticent à tout usage de la notion de « holisme » en biologie, y
compris chez Richard Levins : voir R. Levins, « Dialectics and reductionism in ecology » (1980).
Notons tout de même que Levins est très prudent dans sa manière de définir le « holisme ».
Richard Lewontin, pour sa part, exprime souvent des réticences face aux thèses « holistiques » :
voir notamment R. Lewontin (2000), op. cit., p. 109.
400
Comme nous l’avons montré dans les chapitres précédents, l’immunologie est
dominée par une conception internaliste de l’organisme. Le système immunitaire
est en effet conçu comme le gardien de l’identité de l’organisme, il serait le
système de conservation de cette dernière : l’immunité serait l’ensemble des
processus par lesquels les changements par rapport à une identité prédéfinie,
figée, seraient rendus impossibles. Cette identité qu’il s’agirait de conserver est
principalement vue comme génétique, ou plutôt, comme nous l’avons vu, elle est
une identité phénotypique définie précocement2, et qui dans la plupart des cas
refléterait le « soi » génétique de l’organisme. Cette identité précoce est fixe, et
son immuabilité est ce que le système immunitaire a pour fonction de maintenir3.
De fait, l’immunologie a posé la question du maintien de l’identité de l’organisme
à travers le temps, mais y a presque systématiquement substitué une autre
question, celle des mécanismes qui assurent le maintien de l’intégrité4. On a mis
1
T. Pradeu, « L’immunité et l’interactionnisme biologique » (2007).
2
À un stade précoce du développement, c'est-à-dire à la naissance ou peu après la naissance.
3
Jean Dausset écrit : « Si le soi est constant, immuable, il n’en est pas de même du non-soi
mouvant et auquel la défense doit sans relâche s’adapter » (« La définition biologique du soi »,
1990, p. 22).
4
A. I. Tauber, The Immune Self (1994) ; T. Pradeu et E. D. Carosella, « Analyse critique du
modèle immunologique du soi et du non-soi et de ses fondements métaphysiques implicites »
(2004).
401
1
F. M. Burnet, « The Integrity of the body » (1962).
2
J-M. Claverie, « Soi et non-soi : un point de vue immunologique » (1990), italiques dans
l’original.
3
C'est-à-dire de la formulation de la thèse du soi et du non-soi par Burnet jusqu’à nos jours.
4
Surtout, comme nous l’avons vu au chapitre 2, au début de son activité scientifique.
5
C’est le cas, nous l’avons vu, pour la théorie de la sélection clonale de Burnet.
402
1
Peter Gofrey-Smith propose des distinctions semblables, et qui nous semblent utiles, au sein de la
thèse co-constructionniste. Voir P. Godfrey-Smith « Organism, environment, and dialectics »
(2001a), op. cit.
404
2.1.2. Quelles sont les entités qui peuvent être ainsi internalisées ?
1
Nous considérons ici les termes d’ « internalisation » et d’ « intégration » comme synonymes.
2
Notre définition des « micro-organismes » comprend les bactéries, les virus, les micro-parasites,
mais aussi les parasites appelés parfois « macro-parasites ». Nous explicitons cette définition plus
loin.
3
Rappelons que, dans notre définition de l’organisme hétérogène, les surfaces de l’organisme font
partie de cet organisme, exactement comme des organes, puisqu’elles respectent les critères
proposés. Par exemple, la peau, les surfaces intestinales, etc. sont des constituants de l’organisme.
La conséquence est que tout ce qui s’y trouve et qui i) entretient des interactions biochimiques
locales fortes avec l’organisme et qui ii) entretient des interactions régulières et d’une moyenne
intensité avec les constituants immunitaires qui se trouvent au niveau de ces surfaces (i.e. est
405
activement toléré) fait partie de l’organisme. Le fait d’être « sous la peau » n’est pas en soi, pour
nous, un critère pertinent.
1
Ces deux conditions garantissent que l’on aboutit à ce que Claude Combes appelle une
interaction durable » entre « habitant » et « habité » : C. Combes, Interactions durables (1995) et
L’Art d’être parasite. Les associations du vivant (2001).
2
Comme nous l’avons vu, l’ignorance immunitaire désigne l’absence d’interaction entre une
entité et les récepteurs immunitaires de l’hôte. Nous pensons que ce phénomène est en réalité très
rare (la plupart des cas décrits comme des « ignorances immunitaires » nous apparaissant plutôt
comme des cas de tolérance active), mais nous devons tenir compte de sa possibilité ici.
3
Pensons par exemple aux parasites qui s’installent pour très longtemps dans un organisme hôte
en activant des mécanismes de tolérance immunitaire de la part de l’hôte, comme Leishmania
major qui active des cellules T régulatrices CD4+ CD25+ de l’organisme qu’il occupe (Y. Belkaid
et al., « CD4+CD25+ regulatory T cells control Leishmania major persistence and immunity »,
2002).
4
Dans ce cas, un micro-organisme est toléré, mais sans bénéfice apparent ni pour lui-même, ni
pour l’hôte.
5
Rappelons qu’il y a symbiose dès lors qu’il y a bénéfice pour au moins l’un des deux organismes,
et pas de désavantage pour l’autre : cela signifie, par exemple, qu’un micro-organisme qui utilise
un organisme comme hôte intermédiaire, sans nuire en quoi que ce soit à ce dernier, entretient une
relation symbiotique avec lui. En pratique, cependant, il est rare qu’il n’y ait pas un coût minimal
pour l’hôte.
6
C. Palmer et al. « Development of the Human Infant Intestinal Microbiota » (2007).
7
L. V. Hooper and J. I. Gordon, « Commensal host-bacterial relationships in the gut » (2001) ; R.
E. Ley et al. « Ecological and evolutionary forces shaping microbial diversity in the human
intestine » (2006).
406
1
R. A. Weinberg, « Origins and roles of endogenous retroviruses » (1980).
2
K. Dunlap et al. « Endogenous retroviruses regulate periimplantation placental growth and
differentiation » (2006).
3
R. Jain, M. C. Rivera and J. A. Lake, « Horizontal gene transfer among genomes : the complexity
hypothesis » (1999) ; W. F. Doolittle and E. Bapteste, « Pattern pluralism and the Tree of Life
hypothesis » (2007).
407
1
J’ai essayé de démontrer ce point plus en détail à propos du phénomène du chimérisme dans T.
Pradeu, « La mosaïque du soi : les chimères en immunologie » (à paraître). Jan Sapp défend l’idée
que tout organisme est une chimère dans Genesis : The Evolution of Biology (2000), Chapitre 19,
section intitulée « Chimeras All ».
2
S. R. Gill et al., « Metagenomic Analysis of the Human Distal Gut Microbiome » (2006) ; J. Xu
and J. I. Gordon, « Honor thy symbionts » (2003).
3
S. F. Gilbert (2002), op. cit., p. 213.
4
Comme le dit Margaret McFall-Ngai, le développement n’est donc pas le fait des seules cellules
du « soi » (M. J. McFall-Ngai, « Unseen Forces: The Influence of Bacteria on Animal
Development », 2002) ; M. J. McFall-Ngai, B. Henderson and E. G. Ruby (eds.) The Influence of
Cooperative Bacteria on Animal Host Biology (2005). Pour le cas de l’homme, voir L. V. Hooper,
« Bacterial contributions to mammalian gut development » (2004) et « Resident bacteria as
inductive signals in mammalian gut development » (2005).
408
a) Les symbioses
Les recherches sur les effets évolutionnaires de la symbiose sont en pleine
expansion de nos jours. Il faudrait, avec Jan Sapp4, parler de « renouveau » des
études sur la symbiose5, puisque de nombreuses recherches ont été réalisées sur ce
sujet au 19e siècle. Cependant, elles furent marginalisées par la communauté
scientifique. En dépit de la prise en compte croissante des phénomènes de
symbiose, ces derniers n’ont pas, ou pratiquement pas, été intégrés dans les
théorisations et modélisations de l’évolution pendant tout le 20e siècle. La
situation est sans doute en train de changer au début du 21e siècle, mais à un
rythme très lent.
Quelles sont précisément les conséquences évolutionnaires des phénomènes de
symbiose ? Nous nous concentrons ici sur le cas de la transmission verticale
d’endobactéries.
Il est de nos jours parfaitement admis que les mitochondries, les organelles
responsables de la production d’énergie dans les cellules eucaryotes, sont des
1
Par exemple, l’immense majorité des bactéries internalisées par les mammifères ne sont pas
transmises à la descendance. En conséquence, même si elles apportent un avantage adaptatif, cet
avantage n’est pas transmis.
2
L. Margulis and D. Sagan, Acquiring genomes. A Theory of the origins of species (2002). Voir
également l’ « Avant-propos » de cet ouvrage, rédigé par Ernst Mayr, sur lequel nous revenons ci-
dessous.
3
Nous avons choisi de nous concentrer ici sur les symbioses, mais il est clair que des entités non
symbiotiques, des parasites en particulier, peuvent également être transmises sur plusieurs
générations et avoir des effets évolutionnaires.
4
J. Sapp, Genesis : The Evolution of Biology (2000), op. cit., Chapitre 19 : « Symbiomics ».
5
Je remercie Marie-Claude Lorne et Jean Gayon de m’avoir permis de rencontrer Jan Sapp à Paris
lors d’une journée d’étude sur la symbiose, qui s’est tenue le 12 mars 2006 à l’IHPST.
409
bactéries qui ont été internalisées1. Il en va de même pour les chloroplastes dans
les cellules des plantes. On parle à ce propos d’ « endosymbiose » ou, ce qui est
plus approprié, de « symbiose endocellulaire ». Les mitochondries possèdent leur
propre ADN, transmis de la mère à l’enfant chez la plupart des eucaryotes. Les
eucaryotes se transmettent donc de génération en génération de l’ADN d’origine
bactérienne, et qui est susceptible de mutations. Il est étonnant de constater que la
thèse selon laquelle les mitochondries sont des bactéries internalisées a été
proposée dès le début du 20e siècle, avant d’être « redécouverte », puis démontrée,
récemment2. Les partisans de la « théorie endosymbiotique », dont Lynn
Margulis, affirment que les phénomènes d’endosymbiose sont ubiquitaires et ont
joué un rôle majeur dans l’évolution3. Un autre exemple paradigmatique est celui
des lichens, qui sont le produit d’une symbiose entre un champignon hétérotrophe
et une algue verte ou une cyanobactérie autotrophes4. Nous montrons ci-dessous
que l’argument de Margulis et Sagan est plus généralement que l’acquisition de
génomes est un moteur majeur de l’évolution, et notamment de la spéciation.
Cependant, la mise en évidence d’événements symbiotiques très anciens comme
celui qui concerne les mitochondries5 ne doit pas dissimuler le fait que
l’internalisation de bactéries symbiotiques se produit constamment et
1
Voir L. Margulis, Origin of Eukaryotic Cells (1970) et Symbiosis in cell evolution (1981). Voir
également L. Sagan, « On the origin of mitosing cells » (1967).
2
J. Sapp, op. cit. Paul Portier avance cette idée en 1918, dans son livre Les Symbiotes. De même,
l’idée de l’origine bactérienne des chloroplastes fut émise par Mereschkowsky en 1918. Il y a
évidemment une différence très importante entre émettre une idée et la démontrer
expérimentalement ; nous suggérons simplement que de nombreuses réticences à l’égard de cette
hypothèse ont sans doute empêché, pendant plusieurs décennies, qu’elle soit véritablement
examinée et testée. Notons que chez Lynn Margulis et Lynn Sagan à la fin des années 1960 et
1970, il ne s’agit toujours que d’une hypothèse. Les preuves expérimentales ne viendront que plus
tard. La controverse peut être considérée comme close à la fin des années 1970 ou au début des
années 1980 : voir C. R. Woese, « Endosymbionts and mitochondrial origins » (1977b) et M. W.
Gray and W. F. Doolittle, « Has the endosymbiont hypothesis been proven ? » (1982).
3
L. Margulis and M. J.Chapman, Michael J., « Endosymbioses: cyclical and permanent in
evolution » (1998). Voir également sur ce point, ainsi que sur des formes plus générales de
symbiose, J. Lederberg, « Cell genetics and hereditary symbiosis » (1952).
4
Un quart des champignons seraient « lichenisés » : L. Margulis and D. Sagan, Acquiring
genomes. A Theory of the origins of species (2002), op. cit., p. 13.
5
On estime que l’internalisation des procaryotes devenus mitochondries s’est produite il y a au
moins un milliard d’années (C. Combes, 2001, op. cit., p. 16).
410
1
Le risque est grand, en effet, de croire qu’il s’agit d’événements très anciens qui n’auraient aucun
rapport avec le genre d’internalisations d’entités exogènes qui seraient possibles aujourd'hui. Tout
indique, au contraire, que le cas des mitochondries, loin d’être une exception localisée dans
l’histoire du vivant, est simplement l’une des meilleures illustrations du phénomène plus général
de transmission d’entités internalisées.
2
Voir Chapitre 6. Voir également K. Sterelny, « Niche construction, developmental systems, and
the extended replicator » (2001).
3
J. H. Werren and D. Windsor, « Wolbachia infection frequencies in insects : evidence of a global
equilibrium » (2000). Ce chiffre est très probablement sous-estimé.
4
Chez plusieurs espèces d’insectes à reproduction sexuée, Wolbachia modifie le sperme des mâles
infectés. Quand un œuf est fertilisé par le sperme d’un mâle infecté, la même souche bactérienne
en terme d’incompatibilité cytoplasmique doit être présente dans l’œuf, pour compenser cette
modification. Sans cela, une mitose anormale se produit, conduisant à la mort de l’œuf. En
d’autres termes, Wolbachia réduit la valeur adaptative des mâles non infectés. Voir S. L. O’ Neill,
A. A. Hoffmann and J. H. Werren, Influential Passengers: Inherited Microorganisms and
Arthropod Reproduction (1997).
5
Ibid.
6
Pendant toute la vie de cette dernière, donc, jusqu’à l’accouchement.
411
1
Ce qui n’est absolument pas incompatible avec le fait que chaque individu a une flore unique.
L’unicité réside dans la composition et la répartition de bactéries typiques, ainsi que dans la
possession d’un certain nombre de bactéries plus originales.
2
R. E. Ley et al. « Obesity alters gut microbial ecology » (2005) ; R. E. Ley et al. (2006),
« Ecological and evolutionary forces shaping microbial diversity in the human intestine », op. cit.
Ley et ses collaborateurs montrent, en tout cas, que c’est le cas chez la souris.
412
1
J. Sapp, Evolution by Association. A History of Symbiosis (1994).
2
J. Sapp (2003), op. cit.
3
Jian Xu et Jeffrey Gordon expriment plusieurs arguments similaires à ceux de Jan Sapp dans la
contribution inaugurale de Gordon pour son élection à l’Académie Nationale des Sciences
Américaine : voir J. Xu and J. I. Gordon, « Honor thy symbionts » (2003), op. cit.
413
1
R. Jain, M. C. Rivera and J. A. Lake, « Horizontal gene transfer among genomes : the complexity
hypothesis » (1999) ; W. F. Doolittle and E. Bapteste, « Pattern pluralism and the Tree of Life
hypothesis » (2007). Voir également J. Maynard-Smith et al., « How clonal are bacteria ? »
(1993).
2
W. F. Doolittle and E. Bapteste (2007), op. cit., p. 2046.
3
Ce qui est l’hypothèse la plus probable, par opposition à la clonalité pure et simple d’une part
(seulement des divisions et des mutations), et à l’hypothèse d’un transfert horizontal de gènes qui
aurait eu lieu il y a très longtemps : voir R. Jain, M. C. Rivera and J. A. Lake, « Horizontal gene
transfer among genomes : the complexity hypothesis » (1999), op. cit.
4
Voir notamment T. Wirth et al. « Sex and virulence in Escherichia coli : an evolutionary
perspective » (2006).
414
bien être le cas. Une étude récente montre que la virulence dans des souches d’E.
Coli est corrélée à l’importance du sexe dans ces souches1. La recombinaison
pourrait donc être un moyen de lutter efficacement contre les défenses
immunitaires de l’hôte.
Lynn Margulis et Dorin Sagan ont proposé d’adopter une perspective génétique
étendue, consistant à soutenir que tous les organismes sans exception intègrent des
génomes extérieurs, soit par transfert de gènes, soit par des phénomènes de
symbiose2. En effet, dans la symbiose, d’une part les deux organismes échangent
souvent des gènes, et d’autre part ils peuvent être vus, pour certains phénomènes
du moins, comme ayant un seul génome, souvent appelé alors « microbiome »3.
Cependant, Margulis et Sagan s’intéressent plus spécifiquement aux cas où des
gènes ou surtout des génomes entiers sont intégrés par des organismes.
L’intégration de génomes entiers, dans la plupart des cas bactériens ou viraux,
peut modifier en profondeur la valeur adaptative de l’hôte. Pour prendre un seul
exemple, un grand nombre de vers parasitoïdes (parasites qui tuent leur hôte, dont
ils dépendent pour une partie de leur développement) utilisent des polydnavirus
pour permettre le développement de leur progéniture dans le corps de leur hôte,
c'est-à-dire des insectes. Les insectes ont, en effet, un système immunitaire qui, en
l’absence de symbiose entre le ver parasitoïde et le polydnavirus, leur permet de
se débarrasser des œufs du ver. Cependant, au cours de l’évolution, une symbiose
entre les vers et les polydnavirus s’est produite, grâce à laquelle les vers
symbiotiques sont capables de produire des particules virales qui sont injectées en
même temps que les œufs du ver dans l’hôte, et qui manipulent son système
1
Ibid.
2
L. Margulis and D. Sagan, Acquiring genomes (2002), op. cit.
3
J. Lederberg, « Infectious History » (2000). L’un des meilleurs spécialistes des bactéries
symbiotiques, Jeffrey Gordon, a lancé en 2005 une « initiative microbiome de l’intestin humain »
(« HGMI », pour human gut microbiome intitiative) : il s’agit de déterminer avec des techniques
génétiques précises les conditions de la co-influence des bactéries sur l’évolution des hôtes
humains, et des humains sur les bactéries. Voir J. I. Gordon et al. « Extending our view of self :
the human gut microbiome initiative » (2005).
415
immunitaire, de telle sorte que les œufs du ver sont tolérés. Les vers symbiotiques
ont clairement un avantage majeur sur les vers non symbitiques1.
Insistant sur la fréquence des événements de symbiogenèse et sur leurs
conséquences majeures sur la valeur adaptative des hôtes, Margulis et Sagan
soutiennent que la symbiogenèse est une cause majeure de spéciation (c'est-à-dire
de l’apparition d’espèces nouvelles) et d’évolution des espèces. Dans son
« Avant-propos » à leur ouvrage, Ernst Mayr, l’un des principaux artisans de la
« synthèse moderne », écrit : « La symbiogenèse est le thème principal de ce livre.
Les auteurs montrent de façon convaincante qu’un nombre plus bien important
qu’on ne pouvait s’y attendre de lignées évolutionnaires trouvent leur origine dans
la symbiogenèse. Dans ces cas-là, une combinaison de deux génomes totalement
différents devient la cible de la sélection en tant qu’une seule entité »2.
Les conséquences évolutionnaires de l’intégration de gènes seraient donc
considérables : d’une part, en intégrant des gènes, des organismes peuvent
modifier leur valeur adaptative et la transmettre à la descendance ; d’autre part, si
Margulis et Sagan ont raisons, les mutations génétiques, bien qu’importantes dans
l’évolution, ne seraient pas la cause principale de la spéciation, c'est-à-dire de
l’apparition de nouvelles espèces. La cause principale serait, bien plutôt, la
symbiogenèse.
1
N. E. Beckage, « Modulation of immune responses to parasitoids by polydnaviruses » (1998).
L’équipe de Jean-Michel Drezen et Georges Periquet a montré que la séquence nucléotidique
complète de l’ADN contenu dans les particules virales injectées par le ver parasitoïde présente, de
façon tout à fait inattendue, une organisation complexe, ressemblant plus à une organisation
génomique eucaryote qu’à un génome viral : E. Espagne et al., « Genome sequence of a
polydnavirus : insights into symbiotic virus evolution » (2004).
2
E. Mayr, « Foreword », in L. Margulis and Sagan (2002), op. cit., p. xii. Étant donné que Mayr
apparaît comme la figure typique du biologiste visé par les arguments de spécialistes de la
symbiose comme Lynn Margulis et Jan Sapp (en particulier par l’argument de « zoocentrisme »),
nous trouvons remarquable qu’il ait ainsi, vers la fin de sa vie, tenu de tels propos sur l’importance
probable de la symbiose dans l’évolution des espèces. Bien entendu, Mayr ne souscrit pas pour
autant à toutes les thèses de Margulis et Sagan, en particulier à propos d’un possible retour du
« lamarckisme », comme nous le soulignons ci-dessous.
416
1
Voir par exemple M. J. McFall-Ngai, B. Henderson and E. G. Ruby (eds.), The Influence of
cooperative bacteria on animal host biology (2005), Part II : « Bacterial ecology and the host as an
environment ».
2
Comme nous l’avons vu, tous les organismes pluricellulaires sans exception sont les hôtes de
nombreuses bactéries et de nombreux virus. Tous les organismes unicellulaires sont les hôtes de
virus.
417
1
Très présente au 19e siècle, elle est, comme l’a montré le chapitre 2, exprimée par les auteurs de
The Science of Life, puis reprise par Burnet au début de sa carrière. Voir en particulier F. M.
Burnet, Biological Aspects of Infectious Disease (1940).
2
Qui a de nombreux représentants aux Etats-Unis (Dominik Wodarz, Steven Franck, etc.), mais
aussi en France, notamment dans l’équipe « Fonctionnement et évolution des systèmes
écologiques » de l’ENS (Minus van Baalen, Samuel Alizon, Régis Ferrière, etc.)
3
Voir D. Wodarz, « Ecological and evolutionary principles in immunology » (2006), qui propose
une revue de la question. Voir aussi la thèse de S. Alizon, Evolution de la virulence des parasites :
apports des modèles emboîtés (2006).
418
dire que les virus ne sont pas des êtres vivants ne nous semble probant1. Sans
entrer dans ce débat, cependant, posons simplement que, ici, la notion de « micro-
organisme » comprend les virus.
Plus généralement, nous posons que par « micro-organismes », il faut entendre
ici les bactéries, virus et parasites. Nous pourrions proposer un nouveau terme,
comme « endo-organismes » par exemple (ou « occupants », « passagers », etc.,
comme le font certains spécialistes), mais nous préférons éviter de le faire.
Conservons le terme de « micro-organismes », car d’une part l’affirmation du
caractère « macro » de certains parasites n’est à l’évidence qu’une question
d’appréciation d’échelle, et d’autre part l’immense majorité des entités que nous
visons ici sont, par leur taille, des « micro-organismes », au sens strict du terme.
Le problème que nous examinons est donc de savoir en quoi l’organisme avec
ses entités internalisées influe sur son environnement. La thèse que nous allons
défendre est que l’organisme hétérogène, par son système immunitaire, modifie
fortement et continûment l’environnement des micro-organismes avec lesquels il
interagit, qui à leur tour le modifient, etc. Une construction réciproque et
ininterrompue se produit donc. Le phénomène que nous décrivons ici nous semble
être un exemple radical de co-évolution. En conséquence, nous ne prétendons pas
du tout qu’il soit conceptuellement et théoriquement nouveau (il est parfaitement
expliqué par les outils classiques de la théorie de l’évolution et de l’écologie),
mais seulement qu’il s’agit d’un phénomène très significatif d’un point de vue
évolutionnaire, et qu’il faudrait donc prendre en compte dans les modèles
d’évolution, et plus généralement dans la théorie de l’évolution.
1
Remarquons trois choses : premièrement, il n’y a sans doute que des degrés dans l’autonomie de
réplication et de survie : les exemples que nous donnons ici d’organismes symbiotiques et
parasitiques montrent que l’idée d’ « autonomie » des êtres vivants est à manier avec une grande
prudence (voir les remarques de Richard Lewontin sur l’idée d’auto-réplication de l’ADN, et
même d’auto-réplication de l’organisme) ; deuxièmement, plusieurs scientifiques font l’hypothèse
que les virus seraient à l’origine de la vie, ce qui va à l’encontre de l’idée d’un parasitisme strict ;
troisièmement, on sait depuis peu que certains virus peuvent vivre en dehors de tout hôte pendant
quelques temps (voir M. Haring et al., « Independent virus development outside a host », 2005).
419
1
C. Combes (2001), op. cit.
2
Nous devons faire ici une remarque de vocabulaire importante : nous exprimons un accord
complet avec Margulis et Sagan (2002, op. cit., p. 15-17), qui affirment que les explications, par
les biologistes, des phénomènes de symbiose, devraient se passer de tout recours à un vocabulaire
économique et stratégique, qu’il soit relatif au conflit (« compétition », « avantage compétitif »,
« course aux armements », etc.) ou même relatif à la coopération (« bénéfice mutuel », « entente »,
etc.). Leur argument est que ce vocabulaire n’est pas seulement inadéquat, mais aussi trompeur, le
cas du « gène égoïste » de Richard Dawkins (The Selfish gene, 1976) en étant une des
manifestations les plus évidentes. Il est très difficile, cependant, de trouver les bons termes pour
suivre cette recommandation. Nous avons essayé, ici, de limiter notre recours à un tel vocabulaire,
mais avons pleinement conscience de ne pas y être convenablement parvenu. (En particulier, nous
avons repris le terme de « course aux armements », mais pour faire référence à des auteurs qui
utilisent abondamment ce terme).
3
Sur le rôle immunitaire des endobactéries, voir M. C. Noverr and G. B. Huffnagle, « Does the
microbiota regulate immune responses outside the gut? » (2004) ; A. M. O’Hara and F. Shanahan,
« The gut flora as a forgotten organ » (2006).
4
Bactériocines, acides lactiques, etc. : A. M. O’Hara and F. Shanahan (2006), op. cit.
5
L. V. Hooper et al., « Angiogenins : a new class of microbicidal proteins involved in innate
immunity » (2003). De même, RegIII, une lectine de type C, est une protéine microbidice
420
symbiose est si forte que l’hôte est protégé des bactéries pathogènes grâce à ses
endobactéries, et réciproquement il aide ces dernières à éliminer les bactéries
pathogènes qui pourraient prendre leur place. Les endobactéries occupent des
niches, que certains micro-organismes doivent habiter pour pouvoir proliférer. Les
biofilms constitués, notamment, dans l’intestin, montrent bien à la fois la relation
étroite entre hôte et endobactéries, et le fait que ces dernières constituent une des
barrières les plus importantes de l’organisme face à l’entrée de micro-organismes
extérieurs. Les biofilms sont en effet des agrégations complexes de micro-
organismes, sécrétant des substances d’adhésion et de protection1. Lorsque des
premières bactéries adhèrent à une surface, par exemple celle de l’intestin, elles
facilitent l’adhésion de nouvelles bactéries (souvent d’une autre espèce, parfois il
s’agit même d’archébactéries, de champignons, etc.), avec lesquelles elles
entretiennent des relations complexes, souvent symbiotiques2. Ces biofilms sont
extrêmement résistants à toute invasion par des bactéries pathogènes. Plus
généralement, chez tous les organismes pluricellulaires3, on observe ce genre de
protection de l’hôte par ses entités exogènes internalisées4.
Admettons à présent que le micro-organisme soit entré dans l’hôte. Commence
alors l’étape dite de la « survie dans l’hôte »5. Le micro-organisme doit en effet
faire face aux cellules et molécules immunitaires de ce dernier, qui éliminent la
plupart des micro-organismes. Cependant, certains micro-organismes expriment
produite grâce aux interactions entre bactéries symbiotiques et système immunitaire de l’hôte : H.
L. Cash et al., « Symbiotic bacteria direct expression of an intestinal bactericidal lectin » (2006).
1
S. K. Hansen, P. B. Rainey, J. A. J. Haagensen and S. Molin, « Evolution of species interactions
in a biofilm community » (2007). Ces auteurs font, comme de nombreux autres, le parallèle entre
la constitution de biofilms et la construction de niche en écologie générale. Voir M. E. Davey and
G. A. O’Toole, « Microbial biofilms : from ecology to molecular genetics » (2000). Voir
également un article sur les communautés bactériennes, impliquant Marcus Feldman, l’un des
principaux artisans de la thèse contemporaine de la construction de niche : B. Kerr, M. A. Riley,
M. W. Feldman and B. J. M. Bohannan, « Local dispersal promotes biodiversity in a real-life game
of rock-paper-scissors » (2002).
2
R. E. Ley et al. (2006), op. cit ; J. L. Sonnenburg, L. T. Angenent and J. I. Gordon, « Getting a
grip on things : how do communities of bacterial symbionts become established in our intestine ? »
(2004) ; L. V. Hooper and J. I. Gordon, « Host-bacterial relationships in the gut » (2001), op. cit.
3
Chez la plante, bactéries et/ou champignons symbiotiques occupent les surfaces de contact que
sont les racines. Voir M. E. Davey and G. A. O’Toole (2000), op. cit.
4
La situation est légèrement différente chez les unicellulaires, dont nous parlons plus bas.
5
C. Combes (2001), op. cit.
421
des mutations favorables, qui leur permettent soit d’éliminer certaines cellules
immunitaires de l’hôte, soit de se dissimuler (par « imitation moléculaire » par
exemple), soit d’induire une tolérance de la part de l’hôte (induction de cellules T
régulatrices par exemple). De nombreuses bactéries semblent en mesure de
« percevoir » les peptides antimicrobiens synthétisés par l’hôte, et d’y répondre en
activant certains gènes. Elles s’adaptent donc à cet environnement qu’est pour eux
l’hôte, et transmettent ces adaptations à leur descendance1.
1
Un exemple important est celui du système PhoP/PhoQ chez la bactérie Salmonella
typhimurium : E. A. Groisman and C. Mouslim, « Sensing by bacterial regulatory systems in host
and non-host environment » (2006). Voir également M. W. Bader et al., « Recognition of
antimicrobial peptides by a bacterial sensor kinase » (2005).
2
R. E. Ley et al., « Ecological and evolutionary forces shaping microbial diversity in the human
intestine » (2006), op. cit. Ley et ses collaborateurs considèrent que la sélection des endobactéries
est un exemple de « sélection de groupe ».
422
1
Au sens très large : virus, bactéries, macro-parasites, etc.
2
Pour une revue, voir W. D. Hamilton, R. Axelrood and R. Tanese, « Sexual reproduction as an
adaptation to resist parasites (A Review) » (1990). Voir également W. D. Hamilton, Narrow Roads
of Gene Land – The Collected Papers of W.D. Hamilton, vol. 2 : Evolution of Sex (2001).
3
« L’essence du sexe dans notre théorie est qu’il conserve des gènes qui sont actuellement
mauvais mais qui sont prometteurs pour une réutilisation. Il les essaie continûment en
combinaisons, attendant le moment où le foyer de désavantage s’est déplacé ailleurs » (W. D.
Hamilton, R. Axelrood and R. Tanese, 1990, op. cit., p. 3569).
4
Sans entrer dans les détails de la pensée de Hamilton, complexe et parfois moralement discutable,
signalons tout de même que de nombreux chercheurs ont accepté ses thèses et ont tenté de les
valider. C’est le cas en particulier de L. Buss (The Evolution of individuality, 1987, voir en
particulier note 9, p. 128). Voir également le travail de Curtis M. Lively, qui considére qu’il a
confirmé les thèses de Hamilton dans le cas d’un escargot néo-zélandais : C. M. Lively,
« Evidence from a New Zealand snail for the maintenance of sex by parasitism » (1987). Dawkins,
Maynard-Smith et de nombreux autres biologistes ont été très influencés par Hamilton.
423
c) Transmission à la descendance
L’aspect le plus frappant de ce processus de co-construction est que ses
conséquences se font sentir sur le long terme. D’une part, en effet, il est clair que
les micro-organismes qui mutent sous la pression de l’organisme hétérogène
transmettent leurs variations à leur descendance. Mais il se trouve également
qu’une partie des variations de l’immunité de l’organisme hétérogène est
transmise à la descendance. Quelle est cette partie de l’immunité, et est-ce que
cela correspond à un phénomène évolutionnairement important ? Nous pensons
424
1
L’enfant mâle devenu adulte ne transmet aucun anticorps ; l’enfant femelle devenue adulte
transmet ses anticorps, mais qui ne sont pas les mêmes que ceux qu’elle a reçus de sa propre mère.
2
Premièrement, de nombreux gènes d’activation de recombinaison (RAG genes) ont été trouvés
dans le vivant : G. Hemmrich et al., « The evolution of immunity : a low-life perspective » (2007).
Deuxièmement, des équivalents fonctionnels existent chez de nombreuses espèces, en particulier
certains crustacés (J. Kurtz and K. Franz, « Evidence for memory in invertebrate immunity »,
2003) et le moustique Anopheles gambiae (Y. Dong et al., « AgDscam, a hypervariable
immunoglobulin domain-containing receptor of the Anopheles gambia innate immune system »,
2006). Dans un article de synthèse, Joachim Kurtz et Sophie Armitage montrent le bouleversement
que constituent ces découvertes récentes pour notre conception de l’évolution de l’immunité : J.
Kurtz and S. A. O. Armitage, « Alternative adaptive immunity in invertebrates » (2006). Voir
également G. W. Litman and M. D. Cooper, « Why study the evolution of immunity » (2007).
Notons, en particulier, que la lamproie, donc un vertébré sans mâchoire, possède une immunité
adaptative : M. N. Alder et al., « Diversity and function of adaptive immune receptors in a jawless
vertebrate » (2005).
3
L. Buss, The Evolution of individuality (1987), op. cit.
425
1
Les Cnidaires pourraient probablement offrir un bon test, car ils possèdent des gènes de type
RAG, et leur reproduction fait alterner des mécanismes sexués et asexués. Voir G. Hemmrich et
al., « The evolution of immunity : a low-life perspective » (2007), op. cit.
2
Rappelons en outre que des effets évolutionnaires à long terme dans le cas d’endobactéries à
transmission horizontale n’est pas impossible. Par exemple, chez l’être humain, comme nous
l’avons vu, la mère transmet une partie de ses bactéries endogènes à l’enfant, et certaines de ces
dernières persistent chez l’enfant. Aussi, Ruth Ley et ses collaborateurs envisagent très
sérieusement la possibilité de conséquences évolutionnaires de forte ampleur : « Ces études
fondamentales fourniront davantage qu’une ‘ histoire naturelle’ intéressante : si les gens acquièrent
leur microbiome et son contenu génétique par leur famille, cela représente une autre forme
d’héritabilité génétique – une héritabilité génétique qui a le potentiel d’être reprogrammée » (R. E.
Ley et al., 2006, op. cit.)
3
Nous espérons, par cette argumentation, prolonger la thèse de O’Neill et al., Influential
passengers (1997), op. cit., et de M. McFall-Ngai et al., The influence of cooperative bacteria on
animal host biology (2005), op. cit.
4
R. Barrangou et al., « CRISPR provides acquired resistance against viruses in prokaryotes »
(2007).
426
d) Un phénomène « lamarckien » ?
Margulis et Sagan, spécialistes de la symbiose, considèrent que la symbiogenèse
est un phénomène « lamarckien », car il y a dans la symbiogenèse hérédité d’un
caractère acquis2. Dès l’identification du rôle très certainement immunitaire du
complexe CRISPR, ses découvreurs ont parlé de phénomène « lamarckien »3. Ces
interprétations tendent à recevoir d’autant plus de faveurs que prétendre remettre
en question le darwinisme, voire promouvoir un lamarckisme renouvelé, est
souvent porteur à l’heure actuelle4. Cependant, les processus que nous avons
décrits ne peuvent pas être qualifiés de « lamarckiens ». Qu’est-ce qu’un
phénomène « lamarckien » ? C’est un phénomène de variation phénotypique
dirigée5. Comme le dit Mayr dans son « Avant-propos » au livre de Margulis et
Sagan, un phénomène est lamarckien si, et seulement si, il y a transmission
phénotypique sans modification génétique6. Or, tout au contraire, les phénomènes
1
Il est possible, cependant, que ces intégrations ne soient pas très stables dans le temps. Les
recherches futures devront déterminer ce point.
2
L. Margulis and D. Sagan, Acquiring genomes. A Theory of the origins of species (2002), op. cit.
3
K. S. Makarova et al., « A putative RNA-interference-based immune system in prokaryotes :
computational analysis of the predicted enzymatic machinery, functional analogies with eukaryotic
RNAi, and hypothetical mechanisms of action » (2006), p. 16.
4
Voir E. Jablonka and M. Lamb, Epigenetic inheritance and evolution. The Lamarckian
dimension (1995) et Evolution in Four Dimensions: Genetic, Epigenetic, Behavioral, And
Symbolic Variation in the History of Life (2006). Pour une analyse mesurée, voir M-J. West-
Eberhard, « Dancing with DNA and flirting with the ghost of Lamarck » (2007).
5
S. J. Gould, « Shades of Lamarck » (1979).
6
E. Mayr, « Foreword », in L. Margulis and D. Sagan (2002), op. cit. Mayr rejette donc le terme
de « lamarckisme » revendiqué par Margulis et Sagan.
427
d’hérédité que nous avons décrits sont strictement génétiques : ils consistent en
mutations, hypermutations, intégrations de portions d’ADN.
La difficulté pourrait venir de ce que, dans les phénomènes que nous décrivons,
l’organisme semble « s’adapter » génétiquement en fonction des exigences de
l’environnement. Pour repousser cette difficulté, partons du cas des anticorps. Il
est très significatif que, d’une manière tout à fait semblable à ce qui apparaît
aujourd'hui dans le cas des endobactéries et du complexe CRISPR, plusieurs
interprétations « lamarckiennes » de la production des anticorps aient été
proposées il y a quelques années. Celle qui a eu le plus d’influence est celle
d’Edward J. Steele1, en particulier parce qu’elle fut bien accueillie par Peter
Medawar. Il est tout à fait exact que, dans le phénomène de production des
anticorps, l’organisme subit des mutations (hypermutations somatiques) en
fonction des pressions de l’environnement, et qu’en ce sens ses gènes semblent
« s’adapter » à l’environnement, contrairement à l’idée selon laquelle les
variations génétiques sont indépendantes des « besoins » de l’organisme2. En
réalité, cependant, tout dépend de l’échelle du vivant à laquelle on se place. Le
raisonnement est parfaitement darwinien, dès lors que l’on se place au niveau des
entités qui sont modifiées, c'est-à-dire, ici, les cellules immunitaires. Dans le
processus de production des anticorps, une immense majorité de lymphocytes B
est éliminée, seule survit la petite proportion de lymphocytes B portant les
anticorps qui permettent l’interaction la plus forte (en termes de spécificité,
affinité, avidité) avec les motifs antigéniques rencontrés. Cela est même le cœur
de la théorie de la sélection clonale de Burnet, que nous avons longuement
analysée. Ainsi : i) la production des anticorps n’est pas « lamarckienne » car elle
est fondée sur des modifications génétiques ; ii) elle n’est pas une
« adaptation génétique » de l’organisme aux besoins environnementaux, mais une
sélection de certaines cellules immunocompétentes. Dès lors que l’on adopte une
1
E. J. Steele, Somatic selection and adaptive evolution. On the inheritance of acquired characters
(1979).
2
R. Dawkins, The Extended phenotype (1982), Chapitre 9 : « Selfish DNA, jumping genes and a
lamarckian square ».
428
Plus généralement, cette section nous a permis de montrer que les interactions
immunitaires entre organisme hétérogène et micro-organismes étaient un exemple
particulièrement important de co-construction entre l’organisme et son
environnement. À ce stade, cependant, on pourrait formuler deux objections à
notre propos.
1
À la manière de Gould, par exemple. Voir le chapitre précédent.
2
Voir Clive Jones par exemple pour une insistance sur la dimension abiotique de la construction
de niche et de l’ « ecosystem engineering » : J. P. Wright and C. G. Jones, « The concept of
organisms as ecosystem engineers ten years on : progress, limitations and challenges » (2006).
429
1
Bien qui lui-même n’insiste pas beaucoup dessus.
2
R. Dawkins, The extended phenotype (1982) ; W. D. Hamilton et al., « Sexual reproduction as an
adaptation to resist parasites (A Review) » (1990), op. cit. ; C. Combes (2001), op. cit.
3
En l’occurrence, des bactéries.
430
venons d’analyser, tout en montrant pourquoi les phénomènes que nous avons
décrits ne devaient pas être interprétés comme « lamarckiens ».
En conséquence, bien que ce que nous ayons décrit n’est théoriquement qu’un
cas de co-adaptation, nous pensons que c’est un cas original, et qui mériterait
d’être davantage pris en compte par les évolutionnistes.
Nous avons signalé au début de ce chapitre que l’un de nos objectifs était de
tenter de comprendre les interactions entre l’intérieur et l’extérieur. Que pouvons-
nous conclure sur cette question à partir des arguments que nous avons présentés
dans ce chapitre ? L’idée qu’il est possible de distinguer l’intérieur et l’extérieur
des organismes nous semble bien fondée et utile. Nous nous inscrivons donc dans
431
le prolongement des thèses de Richard Lewontin sur cette question1. Dans notre
conception, « l’intérieur » est l’organisme hétérogène (c'est-à-dire comprenant ses
micro-organismes internalisés), dont les frontières sont définies grâce à notre
critère d’immunogénicité ; « l’extérieur » est l’environnement de cet organisme, à
la fois biotique et abiotique, c'est-à-dire l’ensemble des facteurs qui sont
pertinents pour rendre compte de sa physiologie et de son évolution. Nous
considérons donc qu’il existe bien une distinction entre l’intérieur et l’extérieur.
Cependant, nous n’interprétons pas cette distinction comme elle est interprétée
habituellement :
i) dans notre conception, la frontière entre intérieur et extérieur se modifie
sans cesse : des entités exogènes peuvent devenir des constituants de l’organisme,
et réciproquement des entités qui étaient des constituants peuvent être rejetées.
ii) l’un des arguments que nous avons répétés dans ce travail est qu’une
grande partie de la confusion de la biologie contemporaine relativement à
l’ontogénie (y compris donc immunologie) est de confondre l’intérieur et
l’endogène d’une part, l’extérieur et l’exogène d’autre part. La frontière que nous
proposons entre l’intérieur et l’extérieur n’est pas une question d’origine, elle est
une question d’interaction constructive entre un organisme et son environnement.
Nous pensons avoir démontré que l’immunité nous offrait un exemple
particulièrement probant de construction de l’organisme par l’environnement, et
réciproquement.
Ainsi, le critère d’immunogénicité que nous avons proposé nous permet de
penser les interactions entre l’organisme hétérogène et son environnement, et par
là même de définir un « intérieur » et un « extérieur », mais qui sont susceptibles
d’être redéfinis, et qui ne correspondent pas à une distinction d’origine (et en
particulier ils ne correspondent pas à une distinction génétique).
1
R. Lewontin, Inside and oustide (1994).
432
1
Nous avons montré que certaines bactéries et certains virus étaient indispensables pour un
développement normal, chez des invertébrés comme des vertébrés, ainsi que chez des plantes.
2
Voir en particulier S. F. Gilbert, « Ecological developmental biology : developmental biology
meets the real world » (2001) et « The genome in its ecological context » (2002).
433
1
I. Bjedov et al. (2003) ; A. Giraud et al., « Costs and benefits of high mutation rates : adaptive
evolution of bacteria in the mouse gut » (2001a) ; R. E. Ley et al. « Ecological and evolutionary
forces shaping microbial diversity in the human intestine » (2006), op. cit. ; S. E. Frank,
Immunology and evolution of infectious disease (2002) ; D. Wodarz, « Ecological and
evolutionary principles in immunology » (2006), op. cit.
2
Dans une thèse récente effectuée sous la direction de Minus van Baalen, ainsi que dans un article
à paraître (S. Alizon and M. van Baalen, « Immune system modeling in parasite evolution
models »), Samuel Alizon (équipe Ecologie de l’ENS) s’est s’appuyé sur ma théorie de la
continuité pour contribuer à expliquer sa modélisation des relations hôte-pathogènes. Il reste à
déterminer, bien entendu, si une telle complémentarité théorique peut conduire à des résultats
expérimentaux utiles à la communauté scientifique.
434
435
Conclusion
1
J. Maynard-Smith and E. Szathmary, The Major Transitions in Evolution (1995) ; R. E. Michod,
Darwinian Dynamics. Evolutionary Transitions in Fitness and Individuality (1999) ; P. Godfrey-
Smith, « Local Interaction, Multilevel Selection, and Evolutionary Transitions » (2006b).
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Hooper, L. V., 159, 161, 164-166, 338, 346-347.
215, 353, 405, 407, 419-420. Locke, J., 10, 55, 341, 354.
Hull, D., 9, 16, 249, 255, 319, 331- Loeb, L., 15, 73-74.
335, 339, 341-344, 358, 360-362, Löwy, I., 56, 70-71, 92, 175, 270.
364-365, 436-437. Lwoff, A., 43.
Jacob, F., 16, 92, 262, 288, 371, 379, Mainx, F., 249.
380. Margulis, L., 159, 261, 408-409,
James, W., 10, 46, 72, 341. 414-415, 419, 426.
Janeway, C. A., 13, 24, 26, 31, 34, Matzinger, P., 110-111, 179, 192,
107-108, 125, 127, 150-151, 172, 205, 214, 234, 247, 257, 259, 271,
189, 205, 217, 293-294, 297-298, 275, 287, 291-307.
302-303. Maynard-Smith, J., 9, 16, 413, 422,
Janzen, D. H., 16, 335, 338-339, 438.
363-367. Mayr, E., 16, 159, 320, 340, 408,
Jerne, N., 88, 98, 102, 109, 114, 134- 415, 426, 437.
135, 179, 222, 247, 271-285, 289- Mazumdar, P. H., 28.
290. McFall-Ngai, M., 159-160, 165-166,
Koch, R., 26, 27, 412. 353, 407, 416, 425.
488
Medawar, P., 15, 58, 72, 74, 80-82, Reichenbach, H., 10, 341, 354.
85, 92, 96, 136, 140, 152, 185- Richet, C., 56, 63-65, 69-71.
186, 200, 265, 267, 305, 331, 427. Rose, N., 59, 68, 295, 297, 382, 387.
Medzhitov, R., 31, 34, 108, 150, 189, Rosenberg, A., 250.
205, 298, 303. Ruse, M., 250.
Metchnikoff, E., 27-28, 63-67, 74, Russell, B., 183, 318.
89, 105, 127, 219, 234, 296, 310. Sakaguchi, S., 130-131, 142, 179,
Michod, R., 9, 16, 338, 369-370, 290.
438. Sapp, J., 159, 179, 407-409, 412,
Monod, J., 92, 106, 262, 288, 371. 415.
Morange, M., 1, 5, 6, 43, 70, 106, Schaffner, K., 102, 262.
175, 178, 195, 255, 261-262, 288- Schlick, M. 318.
289, 303, 310, 323, 328, 330, 363, Silverstein, A., 5, 27-28, 59, 68, 72,
371, 377, 379-380, 382, 388. 86-89, 98, 178, 295-297, 310, 344
Moulin, A-M., 5, 25, 28, 47, 68, 75, Simondon, G., 9, 16.
83, 87, 92, 98, 103, 135, 174, 178, Smart, J. J. C., 249.
271-272, 278, 344. Sober, E., 9, 331-334, 342-345, 348,
Murphy, J., 72, 81-82. 357, 437.
Nossal, G., 24, 88. Söderqvist, T., 28.
Odling-Smee, J., 384, 393, 395, 397. Sterelny, K., 5, 178, 248, 337-338,
Owen, R. D., 80-82, 96, 136. 360, 362, 365, 393, 410.
Oyama, S., 5, 139, 178, 264, 288, Strawson, P., 318.
324-325, 330, 375-376, 380-390, Suppe, F., 251-252.
397-398, 400. Suppes, P., 251, 256.
Pasteur, L., 25-28, 122, 281, 289, Talmage, D., 87-88.
412. Tanchot, C., 122-123, 289.
Paul, W. E., 109. Tauber, A. I., 5, 12, 27, 66, 79, 87,
Pauling, L., 86, 172. 109, 135, 174-175, 178, 183, 270-
Popper, K., 254, 318. 271, 275, 277, 281, 296, 317, 321,
Putnam, H., 255, 318-319. 400.
Quine, W., 178, 318. Tonegawa, S., 105.
489
Sommaire 4
Remerciements 5
Introduction 7
1.1. Internalisme et externalisme, deux pôles dans l’étude des relations entre
organisme et environnement ..........................................................................377
1.1.1. Organisme et environnement...........................................................377
1.1.2. L’internalisme.................................................................................378
1.1.3. L’externalisme ................................................................................383
1.2. L’interactionnisme biologique standard...................................................385
1.3. L’interactionnisme co-constructionniste et la dialectique (Lewontin,
Oyama)..........................................................................................................387
1.3.1. Gènes et environnement..................................................................387
1.3.2. Organisme et environnement...........................................................391
1.3.3. Les différentes affirmations de l’interactionnisme co-constructionniste
.................................................................................................................396
1.3.4. Quel terme adopter pour désigner cette thèse ?................................398
1.3.5. Conclusions ....................................................................................399
1.4. L’immunologie, un modèle d’internalisme..............................................400
1.4.1. La domination de l’internalisme en immunologie............................400
1.4.2. Critique de l’internalisme immunologique.......................................402
2. Ce que notre définition immunologique de l’organisme apporte à
l’interactionnisme co-constructionniste en général............................................403
2.1. L’internalisation d’éléments exogènes : un cas particulièrement significatif
de construction de l’organisme par l’environnement ......................................403
2.1.1. La construction par internalisation...................................................403
2.1.2. Quelles sont les entités qui peuvent être ainsi internalisées ? ...........404
2.1.3. La dimension développementale de l’internalisation d’entités exogènes
.................................................................................................................406
2.1.4. La dimension évolutionnaire de l’internalisation d’entités exogènes407
2.2. Une nouvelle façon de penser l’influence de l’organisme sur son
environnement ? ............................................................................................416
2.2.1. Interactions entre hôte et micro-organismes.....................................419
2.2.2. La manière dont l’organisme hétérogène construit son environnement
dans les interactions hôte-micro-organismes .............................................421
500
Conclusion générale…………………………………………………………….435
Bibliographie....................................................................................................439