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América : Cahiers du CRICCAL

La filiation yoruba dans la peinture de Wilfredo Lam


Marie-Thérèse Richard Hernandez

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Richard Hernandez Marie-Thérèse. La filiation yoruba dans la peinture de Wilfredo Lam. In: América : Cahiers du CRICCAL,
n°19, 1997. Les filiations. Idées et cultures contemporaines en Amérique Latine. pp. 237-253;

doi : https://doi.org/10.3406/ameri.1997.1322

https://www.persee.fr/doc/ameri_0982-9237_1997_num_19_1_1322

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LA FILIATION YORUBA DANS LA PEINTURE
DE WIFREDO LAM

L'emprunt de la peinture moderne à la sculpture africaine,


revendiqué par les artistes eux-mêmes dès le début du siècle, n'étonne
plus personne aujourd'hui. Le mouvement allemand « Die
Brucke », fondé en 1905 par quatre étudiants de l'école d'architecture de
Dresde, Kirchner, Bleyl, Heckel et Schmidt-Rottluff, tira le premier sans
doute la leçon de cet art dit « primitif », découvert au Musée
ethnographique de leur ville. En France, Picasso et Braque érigèrent également le
cubisme sur l'observation de la sculpture nègre ; influence essentielle mais
non exclusive cependant, car Cézanne, qui avait déjà fortement
impressionné les fauves, Matisse notamment, joua un rôle majeur dans la
formation de l'art moderne : « Au commencement était Cézanne... » s'accordent
à dire, aujourd'hui encore, historiographes et artistes1.
Animés avant tout par un esprit de révolte et d'anti-conformisme, les
artistes allemands du Brucke limitèrent souvent leur production picturale à
une imitation pure et simple de l'art nègre, substituant, comme le note Jean
Laude2, des masques africains aux visages humains, tandis que leur
création sculpturale se révélait n'être constituée que de « copies bariolées de
vraies sculptures africaines ».
Les cubistes voulaient eux aussi s'affranchir des normes et des
conventions, de ce que Braque nommait une « fausse tradition »3 ; mais loin de
sombrer, à l'instar des peintres de la Brucke, dans une dépendance
nouvelle, celle que pouvait en effet provoquer la statuaire africaine avec sa
grammaire des formes aussi surprenante que séduisante, ils n'en retinrent
que l'essentiel et libérèrent la peinture de sa dépendance à l'objet. Comme
le masque ou la statuette, la peinture imposa ainsi la plénitude de son
existence : l'œuvre se suffisait à elle-même, elle portait en elle sa raison d'être.
Seul le jeu de la forme, des lignes et des couleurs devait en exprimer la

1. André LHOTE, La peinture libérée, Paris, Bernard Grasset, 1956, p. 228.


2. Jean LAUDE, Les arts de l'Afrique noire, Pans, Librairie Générale Française, « Le livre
de poche », 1966, p. 35-36
3. Ibid., p.
238 marie-Thérése Richard Hernandez

signification ; le sujet n'avait plus d'importance, les frontières de la


représentation étaient abolies. Cézanne avait enseigné au peintre à ouvrir
l'espace sur l'infini en brisant le carcan de la perspective1 ; la sculpture
africaine lui montra comment il pouvait se jouer des apparences.
La situation de l'art était cependant bien différente déjà en 1938,
lorsque Wifredo Lam arriva à Paris. La rupture avec le passé était
consommée, le cubisme avait imposé une conception de l'art totalement neuve
qu'aucun artiste ne pouvait désormais ignorer, et le temps des abstractions
était venu. Le peintre cubain avait subi lui aussi, inévitablement, ces
influences. Pourtant, sa production picturale imposa son originalité dès la
première exposition qu'il en fit à Paris en 1939, à la Galerie Pierre Lœb.
Picasso l'avait recommandé au marchand d'art, car la qualité de l'œuvre
l'avait impressionné : « En te rencontrant, je savais que j'avais découvert
un grand peintre », lui avait-il déclaré.
L'observation de cette peinture induit en effet des conclusions
surprenantes : le cubisme y a laissé sa marque et l'art africain son empreinte,
certes, mais quel art africain ? L'œuvre s'est investie de références
stylistiques précises, nouvelles, inconnues encore dans les années trente2. Il ne
s'agit plus en effet d'adaptations sommaires de formes évocatrices des
masques et des objets africains d'origines diverses, qui, peu nombreux
dans les premières années du siècle s'avéraient d'une qualité souvent mé-
diocre comme le rappelle Jean Laude . Ces formes avaient été copiées ou
assimilées, simplement plagiées ou savamment intégrées par la peinture
moderne. Les peintres allemands de la Brucke s'étaient inspirés, nous
l'avons vu, des souvenirs de voyages glanés ici et là que leur avait offert le
Musée ethnographique de Dresde ; Matisse, Derain, Picasso et Braque
s'étaient contentés des sculptures, de qualité variable, que leur avaient
proposé le Musée de l'Homme et quelques rares collections privées.
L'Afrique, saisie dans sa totalité, sans distinction de styles et d'ethnies,
était réduite à une forme globalisante que l'on pourrait qualifier de
caricaturale tant elle s'éloigne de l'immense variété qui caractérise, précisément,
la statuaire africaine.
Mais ce n'est pas cette Afrique anonyme et compacte que recèle la
peinture du Cubain. La précision des détails référentiels contenus dans la
forme, les attestations culturelles mises en évidence dans les titres et les
thèmes, affirment une autre présence : celle des Yorubas, les fils d'ifé, les
lointains ancêtres de la mère de l'artiste. L'Afrique n'est plus perçue dans
sa dimension continentale ici, une conception si vaste qu'elle rejoint

1. Cf. Liliane BRION-GUERRY, Cézanne et l'expression de l'espace, Pans, Albin Michel,


1966.
2. Frank WILLETT, L'Art africain, Paris, Thames & Hudson S.A.R.L., 1990, p. 34-43.
3. Jean LAUDE, op. cit., p. 38.
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l'exigu, l'insignifiant même, dans la mesure où elle ignore la spécificité


locale ; une conception si restrictive aussi, paradoxalement, qu'elle devient
synonyme d'extinction puisqu'elle efface les particularités stylistiques au
profit d'une expression généralisante appauvrie. C'est pourquoi sans doute
cette Afrique là n'a jamais vibré dans l'art moderne ; elle y figure ou elle y
projette son ombre, mais elle n'y vit pas. Et c'est exactement le contraire
que proclame l'œuvre de Wifredo Lam : cette peinture foisonne d'une vie
étrange, souvent inquiétante, et frémit du rythme transmis, issu de la terre
yoruba.

L'héritage de la forme
II arrive, dans l'histoire de l'art, que les analogies soient si
manifestes dans la forme, dans la technique ou encore dans la matière, que, loin de
simplifier le travail de l'observateur elles le placent au contraire devant une
interrogation permanente. Le crâne néolithique de Jéricho, remodelé en
plâtre et incrusté de coquillages, si semblable aux crânes remodelés de
Nouvelle-Guinée du XIXe siècle1 en est un exemple. La statuette Ibibio du
Nigeria, si curieusement proche de la Déesse aux serpents de Cnossos2, en
est un autre. Et la peinture de Wifredo Lam, si étrangement fidèle aux
formes traditionnelles de l'art tribal yoruba en est un nouveau.
Nombreuses sont les œuvres qui attestent ces analogies : la Tête,
Mère et enfant (fig. 2) et La vigilance3, trois huiles réalisées sur papier
marouflé la même année, en 1947, proclament ainsi leur parenté avec les
masques igbos du Nigeria4. On y retrouve les mêmes excroissances, les
cornes, les formes saillantes, tranchantes, agressives, et la bouche béante
aux dents démesurées. Des milliers de ces masques représentent, pour les
Igbos, une sous-ethnie yoruba5, les âmes des morts ou les esprits de la nuit.
Créés pour amuser ou pour punir, utilisés dans des cérémonies à caractère
judiciaire ou bien purement ludique, ces masques, qui se caractérisent
toujours par une structure complexe où se superposent crêtes, cornes et
protubérances tabulaires présentent, parfois, une extension tranchante.
Symboles de puissance, d'agressivité et de persévérance (les cornes du

1. H.W. JANSON, Histoire de l'Art, de la préhistoire à nos jours, France, Ars Mundi, 6e.
éd., 1990, p. 28 et 41.
2. Jean LAUDE, op. cit., p. 50.
3. Max-Pol FOUCHET, Wifredo Lam, Paris, Albin Michel, 1984, p. 54-56.
4. Jacques KERCHACHE, Jean-Louis PAUDRAT et Lucien STEPHAN, L'art africain,
Paris, Mazenod, 1988, p. 407.
5. La répartition des ethnies et sous-ethnies, d'une grande complexité, est aujourd'hui
encore l'objet de nombreux désaccords ; nous prenons ici pour référence la carte du territoire
yoruba établie par Henry John DREWAL et John PEMBERTON 111, in Yoruba, nine
centuries ofafrican art andthouht, New York, Henry N . Abrams inc., 1989, p. 12.
240 marie-Thérèse Richard Hernandez

bélier) de supériorité dans l'art de la guerre (la lame)1, ces particularités


plastiques identifient les masques igbos. Les formes ne sont bien sûr pas
absolument identiques dans la peinture de Lam : plus pointues, plus
lacérées, plus dures, elles placent la représentation dans un univers inquiétant
que domine une impression de violence et de terreur. Les masques igbos
assurent une certaine complémentarité entre la bestialité et la symbolique
de l'objet, entre 1'» aye » et 1'» orun », le monde d'ici-bas et le monde
céleste. Ce principe fondateur de la religion et de la philosophie yorubas
apparaît comme une constante dans toute la production artistique de ce
territoire. Il assure un équilibre que souligne parfois, dans les masques,
l'utilisation du blanc et du noir dans l'alternance de dessins géométriques
simples (traits et triangles). Héritière de la forme, la peinture de Wifredo
Lam s'oppose par contre à cette conception. Elle nous fait entrer de plain-
pied dans un monde souterrain, menaçant, où les puissances maléfiques
semblent surgir des entrailles de la terre ; où la terre semble à jamais livrée
aux divinités chthoniennes, dans la nuit et la violence. Le choix de la
gamme chromatique, limitée aux bruns crayeux et aux noirs, couleurs
minérales profondes ou rabattues, témoigne peut-être du désir d'évoquer la
matière utilisée pour les masques : un bois foncé et très dur. Mais le noir,
trop dense, trop absolu, nous saisit et nous entraîne dans l'obscurité des
origines.
En dépit de son titre, Mère et enfant, la peinture que nous venons
d'évoquer appartient comme la Tête au monde des ténèbres. En imposant
sa noirceur au centre même de la toile, l'abstraction de la tête sphérique de
l'enfant détermine le climat de l'œuvre. La Maternité (fig. 1) réalisée en
1952 est radicalement différente : les données se sont inversées. Ici, c'est
la lumière qui émane de l'enfant, et sa clarté se découpe sur le fond très
sombre dans une épure incomparable, réduite à l'essentiel, éclatante de
simplicité dans sa blancheur et dans la perfection du tracé. Traitée dans
une gamme de couleurs chaudes qui se fonde sur le simple rapport d'un
rouge orangé, d'un jaune strié de noir et d'une terre de Sienne brûlée, la
mère se tient, majestueuse, derrière l'enfant. Elle ne le porte pas, comme
l'indique le bras droit nettement dégagé du corps ; elle ne le berce pas.
L'extrême simplification du dessin place la représentation aux limites de la
figuration ; elle n'est ni abstraite ni réaliste, elle évoque, elle suggère, elle
ne raconte pas.
Grande, debout, un peu raide, la mère se dresse au centre du
tableau. Elle est placée devant un tabouret, mais la seule raison d'être de
l'objet est d'équilibrer les plans : il intervient dans l'architecture du
tableau, dans un jeu de verticales et d'obliques qui accentue la parfaite hori-

1. Jacques KERCHACHE, Jean-Louis PAUDRATet Lucien STEPHAN, op. cit., p. 544.


La filiation yoruba dans la Peinture de W. Lam 24 1

zontalité du corps de l'enfant, mais il n'a pas de fonction pratique. La


position du personnage, parfaitement droit, son maintien superbe, ne
nécessitent en effet aucun appui. Et c'est bien cela qui surprend : une mère,
portant son enfant dans une attitude aussi sévère, aussi hiératique... L'image
n'appartient pas à notre répertoire traditionnel des maternités,
représentations de femmes doucement inclinées sur leur petit. Elle relève d'une autre
culture. La très belle sculpture yoruba, Maternité, imprégnée elle aussi de
cette même raideur étrange, est là pour le confirmer. Tenu à bout de bras
par une femme au cou très long, majestueuse, l'enfant dont le corps est
trop horizontal pour traduire une position naturelle, n'évoque pas la
tendresse maternelle ; il est là pour rappeler l'importance de la femme dans
cette société matriarcale ; il incarne la signification sociale de la maternité.
Le sommet de coiffe, la hache bipenne, attribut du dieu Shango, confirme
par sa présence sur la tête de la femme son rôle dominateur. C'est toujours
une femme, en effet, que choisit le sculpteur yoruba pour incarner les
dieux. Shango, dieu du tonnerre et des éclairs ou Ogun, dieu du fer,
affirment ainsi tour à tour l'autorité de droit divin qui lui revient. Dans cette
sculpture, c'est en effet son statut de chef qui s'impose avant tout au
regard : la coiffe est l'emblème de son pouvoir politique, l'enfant celui de
son pouvoir de femme.
Et c'est aussi cette impression qui se dégage de la peinture de Lam :
la raideur du personnage dément la douceur maternelle que l'on attend et le
contenu de la peinture semble en contradiction avec le titre ;
conformément, du moins, à notre conception de la maternité.
Très proche de la sculpture yoruba par la forme qui repose sur une
géométrisation régie par des droites, et par l'idée qu'elle soutient, la
Maternité de Wifredo Lam s'en éloigne pourtant en raison d'un détail aussi
surprenant qu'incongru : l'ajout d'un oiseau, un nid d'oiseau même, sur le
sommet de la tête de la mère. A peine esquissée, une très fine tête d'oiseau
surgit également, à côté d'une sorte de corne, de la tête de l'enfant qui par
ailleurs présente la même cassure, dans l'angle droit qu'elle forme avec le
corps, que celle de la sculpture. Peut-être ce détail n'a-t-il qu'une valeur
ludique ; il est possible en effet que l'auteur ait simplement souhaité
rompre brutalement la sévérité de la peinture. Cette décision correspondrait
alors à une certaine volonté de distanciation face à une culture à laquelle il
n'adhérait pas tout à fait. Mais peut-être a-t-il voulu, au contraire, faire
ainsi référence à un trait culturel précis... Nous ne pouvons présumer des
intentions de l'auteur, mais le détail nous laisse perplexe cependant car la
représentation de l'oiseau, très présente dans l'œuvre de Wifredo Lam, n'a
rien d'anodin.
242 marie-Thérése Richard Hernandez

Le mythe et la forme
Oiseau sur la table (1943), Personnage-oiseau (1943), Figure sur
fond vert (1944), La réunion (1945), Annonciation (1947), Femme (1948),
Lune et oiseau (1954), Les oiseaux dans la tête (1957), Oiseau avec des
eleguas (1970), L'oiseau blanc (1970), Figure et oiseau (1973), Oiseau à
la tête (1974)... Qu'il soit ou non présent dans le titre, il revient sans cesse
dans l'œuvre peint, comme dans la sculpture et dans les gravures de Wi-
fredo Lam. Parfois discret, à peine visible, à demi caché par les autres
figures du tableau, ou bien au contraire triomphant et lumineux, au centre
même de la peinture dont il est alors la vedette, comme dans la
Composition (1950) et, surtout, dans L'offrande réalisée en 1963, l'oiseau va et
vient d'une toile à une autre. Sa présence peut justifier la réalisation de
l'œuvre ; il n'en est pas toujours ainsi. Actif ou non, principal ou
secondaire, son rôle semble néanmoins toujours essentiel.
L'oiseau apparaît comme une constante, aussi, dans la culture yoru-
ba et donc dans sa sculpture. N'est-ce qu'un hasard ? C'est avant tout au
sommet des couronnes destinées aux rois qu'il intervient. Fait de perles
multicolores, comme le reste de la coiffe conique, il la domine. L'oiseau,
seul ou accompagné d'autres oiseaux semblables, comme on peut les voir
sur la partie conique de la couronne royale, l'oiseau donc symbolise
1'» orisha » Osanyin, le dieu des herbes médicinales1. On le retrouve,
souvent accompagné là encore, sur le bâton emblématique des prêtres
consacrés à la divination d'ifa. Le support est totalement différent, puisqu'il
s'agit ici de sculptures en fer, mais le lien iconographique s'impose. Avant
d'être portée, la nouvelle couronne doit être préparée par ces mêmes
prêtres-herboristes-devins. Un petit paquet d'herbes médicinales est caché au
sommet de la couronne, et celui qui la porte ne doit jamais regarder à
l'intérieur, car, ce faisant, il risquerait de devenir aveugle. La couronne,
enfin, est placée sur la tête du roi, 1'» Alafin », au moment de son
intronisation, par l'une de ses épouses qui se tient alors debout derrière lui ; c'est
dans cette attitude que la représentent également les colonnes en bois
sculptées, à l'entrée du palais. L'importance sociale et politique des
femmes, que nous avons mentionnée plus haut, est certes mise en évidence par
ce geste rituel. Mais le pouvoir mystique des awon iya wa », « nos mères »,
ou des « aje », les sorcières », est lié à la présence des oiseaux sur la
couronne. Comme ces oiseaux, qui préservent le secret des herbes cachées
dans la couronne et qui protégeront ou bien détruiront celui qui la portera,
elles exercent elles aussi leurs pouvoirs maléfiques ou bénéfiques. Alors,
l'oiseau est placé au sommet de la couronne pour rappeler que le roi lui-
même ne peut gouverner qu'avec l'aide et l'accord des « awon iya wa »...

I. Ibid., p. 38.
La filiation yoruba dans la Peinture de W. Lam 243

La longue queue de plumes blanches de l'oiseau revêt par ailleurs


une signification particulière. Nous venons tous au monde en blanc » dit le
devin1. Le fond de la couronne est blanc, et celui qui la ceint pour la
première fois est investi de pouvoirs spécifiques que lui transmettent
1'» orisha » qui vient alors occuper sa tête.
Comment ne pas évoquer alors la Maternité de Wifredo Lam? Peut-
être a-t-on, ici, l'explication de la présence étrange de ce nid d'oiseaux sur
sa tête ? Et peut-être la blancheur immaculée de l'enfant, symbole
traditionnel de pureté, couleur des rites initiatiques aussi, peut-être cette
blancheur éclatante a-t-elle également un lien avec le culte d'ifa ?
L'interprétation reste conjecturale, mais la pérennité des mythes
s'impose dans la forme, dans la fidélité à une expression linéaire spécifique
qui permet d'identifier la culture de référence. L'oiseau n'est certes pas un
thème exclusif de l'art yoruba ; mais le dessin de l'oiseau, tel qu'il apparaît
sur les bâtons des prêtres-herboristes » et dans la peinture de Lam, ce
dessin affirme, sans doute possible, sa filiation.
L'offrande et L'oiseau blanc sont sans doute les deux peintures les
plus représentatives à cet égard. Considérons la première (Fig. 4) et
plaçons-la à côté du "bâton aux oiseaux » yoruba en fer (Fig. 3). Dans les
deux cas la construction est la même : une structure centrale, rectiligne,
soutient la composition ; elle s'achève, à son extrémité supérieure, par une
forme circulaire à partir de laquelle s'organise un jeu de droites, verticales
et horizontales parfois légèrement fléchies qui amorcent, dans la sculpture
yoruba, les arabesques des oiseaux. L'équilibre est parfait et l'harmonie
des lignes d'une grande qualité plastique. Le poème d'ifa raconte que
1'» eye kan », l'oiseau solitaire, bisexuel, ne pouvait se reproduire. La
consultation d'ifa et l'offrande des sacrifices voulus permit à « eye kan » de
donner naissance à deux oiseaux, mâle et femelle. En signe de gratitude,
eye kan » élut domicile dans la maison du devin et fut dès lors appelé
1'» eye île », l'oiseau de la maison. C'est lui que l'on retrouve à Cuba2
sous le nom d'» osun de jardin ». Il est là aussi placé à l'extrémité d'un
support en fer, il reçoit les offrandes et protège les habitants de la
maison. . .
L'offrande de Wifredo Lam fait-elle référence à ce mythe? Rien ne
permet de l'affirmer, même si tout porte à le croire. Mais l'analogie de la
forme est, elle, indéniable.

1. Idem.
2. Natalia BOLÎVAR ARÔSTEGUI, Los Orishas en Cuba, La Habana, Ediciones Union,
1990 [pagination incomplète].
244 marie-Thérése Richard Hernandez

Les références culturelles


Malembo, dieu des carrefours (1943), Anamu (1943), Autel à
Yemaya (1944), Autel à Elegua (1944), Ogoun, dieu de la ferraille (1945),
Ozun et Elegua (1962), Osun-Elegua pour Yemaya (1963), Embo pour
Yemaya (1969). La liste est encore longue. Parfois teintées d'humour, les
références se succèdent, récurrentes. Ces noms impénétrables pour le non-
initié évoquent quelques-uns des 401 « orishas », les forces divines
favorables à l'homme, les « ajogun », divinités malveillantes, n'atteignant que le
nombre de 200. Selon la règle d'ifa, « orishas » et ajogun » gouvernent
l'univers. Les conflits sont fréquents, entre eux, ou encore entre les
« ajogun » et les hommes. Le sacrifice, « ebo », est alors seul capable de
ramener la paix. La précision des références écarte ici toute velléité de
doute quant à leur origine. La religion yoruba, comme sa philosophie, sont
régies par la règle d'ifa, plus justement nommée « poésie » d'ifa. A Cuba,
elle a pris le nom de Santeria. Le temps et les difficultés inhérentes aux
conditions de vie des Noirs déportés ont, inévitablement, réduit le panthéon
de sa mythologie, mais les croyances restent inchangées. Ochun, Shango et
Ogun, les dieux ou esprits des ancêtres déifiés les plus souvent cités ont
également inspiré d'autres peintres cubains : René Portocarrero, Roberto
Diago et Carlos Enrïquez par exemple. Mais les citations, occasionnelles
ici, n'ont pas la même signification profonde. Ainsi la peinture de Carlos
Enriquez, Virgen del cobre (1933) : l'œuvre a bien pour thème l'histoire
de Shango et d'Ochun ; Shango, la « sainte » patronne de Cuba rebaptisée
« Vierge du cuivre et de la charité ». Mais la peinture est essentiellement
narrative ; elle n'est pas, comme les toiles de Wifredo Lam, imprégnée de
cette vie étrange qui semble s'écouler au rythme des tambours bâtas, ceux
que le jeune Lam écoutait, des nuits durant, à Sagua la Grande. Les Noirs,
appelés « Nègres des Nations » « parce qu'ils demeuraient attachés à leurs
diverses origines africaines » vivaient dans un quartier situé « de l'autre
côté du pont » racontait-il1 ; « toutes les nuits, leurs tambours ne
s'arrêtaient pas de résonner »... La récurrence des citations issues des
mythes yorubas dans l'œuvre de Lam n'est pas étrangère, bien sûr, à
l'enseignement qu'il reçut de sa marraine Mantonica Wilson. Cette Noire
opulente au regard autoritaire et au maintien imposant assura en effet la
transmission de l'héritage culturel yoruba. Guérisseuse de renom, elle avait
initié l'enfant à la magie des mondes invisibles, elle l'avait introduit dans le
monde des Noirs. Elle eut souhaité qu'il lui succédât dans ses fonctions de
guérisseuse, mais le jeune Lam ne semblait pas particulièrement doué pour
la thaumaturgie d'origine africaine2. Dès l'âge de douze ans, il avait, par

1. Max-Pol FOUCHET, op. cit., p. 13-16.


2.. Idem.
La filiation yoruba dans la Peinture de W. Lam 245

contre, déjà fait montre de son talent de peintre en réalisant, avec une
habileté étonnante, le portrait de Lam Yam, son père. Hasard étrange : Picasso
avait lui aussi révélé son talent en exécutant le portrait de Don José, son
père, à l'âge de quatorze ans.
Le cubisme ne fut sans doute qu'un révélateur pour Wifredo Lam.
Picasso et Braque avaient trouvé, dans l'art africain, L'élément qui
manquait à l'élaboration de leur style. Le Cubain était, lui, déjà porteur de
cette vision plastique mais il l'ignorait. L'Occident lui permit ainsi de
découvrir la nature de ses racines tandis que l'eloignement intensifiait la
spécificité de sa culture, ou plus exactement de la résultante des différentes
cultures que lui avait léguées sa famille. Il donna vie à tous ces êtres
étranges qui avaient depuis si longtemps peuplé ses nuits : « Au bout de Sagua
la Grande [...] commençait la forêt. Si je me promenais pendant la nuit, je
craignais la lune, l'œil de l'ombre...» racontait Lam1. Sa peinture s'anima
de la présence de ces êtres invisibles et inquiétants, ces êtres à deux têtes
dont il parlait souvent2 ; les yeux des têtes sphériques qui partout
l'épiaient, et les cornes et protubérances menaçantes des masques vinrent
occuper l'espace de ses toiles. Monde purement imaginaire ? Univers
fantastique issu de souvenirs d'enfance imprécis ? Interprétation fabuleuse
d'objets africains découverts à Paris ? Si les deux premières propositions
sont recevables, la troisième semble par contre récusable en raison de la
précision et de la cohérence du choix. Les affinités électives de l'artiste le
ramènent en effet, invariablement, à la même source inspiratrice, celle de
ce peuple yoruba qui constitua, avec les Bantous, le million d'esclaves
importés à Cuba. Alors, s'agirait-il d'un étrange héritage d'une mémoire
collective ? La transmission du mythe et de la religion est simple, mais
comment expliquer la filiation de la forme ? Où chercher la réponse : dans
l'ordre du rationnel ou dans celui de l'ésotérique ?
La peinture de Wifredo Lam, comme les crânes remodelés de
Nouvelle-Guinée et la statuette Ibibio du Nigeria cités plus haut appartient bien
à ces œuvres étonnantes qui ponctuent l'histoire de l'humanité sans jamais
livrer le secret du legs. Pourtant, l'analogie est trop évidente pour que l'on
songe à la contester. La forme est là, concrète, indéniable, héritée du
passé, issue d'autres temps et d'autres espaces géographiques ; par quels

1 Id., p. 15.
2. Idem : « Un matin d'été, plein de chaleur et de bruit », Wifredo se réveille plus tard que
de coutume mais reste au lit, l'œil fixe. [...] Du plafond lui tombe sur le visage la silhouette
très noire d'un oiseau à la tête pendante : une chauve-souris qui dort de son sommeil
quotidien ! « Pour moi, dit-il, cette figure avait deux têtes [...] ». Cela se passe en 1907. Ce jour-
là marque le début, pour moi, du sentiment de l'écoulement des jours, d'une liaison dans la
mémoire et d'un temps qui ne s'arrête pas ».
246 marie-Thérése Richard Hernandez

mystérieux truchements ? Nul ne le sait, mais... Personne ne dit « avez-


vous vu quelque chose ? » quand passe un éléphant » : proverbe yoruba1 .

Marie-Thérèse RICHARD HERNANDEZ

CREDITS PHOTOGRAPHIQUES

— Tête, L'offrande, in Max-Pol FOUCHET, Wifredo Lam, Paris,


Albin Michel, 1984.
— Maternité, in catalogue d'exposition, Lam, Musée d'Art Moderne
de la ville de Paris, 1983.
— Mère et enfant, sculpture yoruba , in Jean LAUDE, Les arts de
l'Afrique noire, Paris, Librairie Générale Française, 1966.
— Bâton et oiseau, sculpture yoruba, in DREWAL, Pemberton,
Yoruba, Nine centuries of african art and thought, New York, Henry
Abrams, 1989.
— Masques Igbos, in STEPHA, PAUDRAT, KERCHACHE, L'Art
africain, Paris, Mazenod, 1988.

1. «No one says 'did you see something?' when an elephant passes» (Jacques
KERCHACHE, Jean-Louis PAUDRAT et Lucien STEPHAN, op. cit., p. 10).
Fig. 1 - Maternité 1952
huile/toile 180 x 125 cm - CUBA
Fig. 2 - Mère et enfant - Yoruba (Nigeria)
Museum of Primitive Art - New York
Fig. 3 - Bâton et oiseaux - Sud Yoruba (XIXe-XXe siècle)
Fer - H 45 cm
Fig. 4- L'Offrande- 1963
huile/toile 90 x 73 cm - Coll. part. MILAN

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