Está en la página 1de 25

[Secret / Public]

www.secret-public.org

La Garantie foncière :
un scandale comme on en fait plus
Première épisode :
« Quand les scandales financiers mobilisaient la rue »

Damien De Blic
GSPM-Université Paris I

Ahhh, la Garantie foncière !


Vous parlez d’une drôle d’affaire !
Mais l’argent des actionnaires,
Il a servi à quoi faire ?

Henri Salvador

UNE SINGULIERE amnésie semble entourer le scandale de la Garantie foncière. A


peine mentionné au passage dans les manuels d’histoire politique, ignoré par les
travaux universitaires, sa mémoire semble en passe d’être perdue. La France s’est
pourtant passionnée durant des mois pour ce scandale financier. Un regard sur les
journaux français publiés au cours de l’été et de l’automne de 1971 ne laisse pas
d’impressionner : la presse ne parle littéralement que de ça. Editoriaux, pages po-
litiques, rubriques financières sont presque exclusivement consacrés à la Garantie
foncière. C’est une vraie secousse politique qui atteint le pays. Nombre de com-
mentateurs s’accordent en ces mois à penser que la cinquième République est
sérieusement menacée. Le chef du gouvernement, Jacques Chaban-Delmas, doit
s’expliquer, puis c’est au tour du président Pompidou de se justifier publique-
ment. La crise anime les conseils des ministres pendant plusieurs semaines. Une
commission d’enquête parlementaire est créée, votée à l’unanimité des députés.
20 000 manifestants défilent à Paris au mois de septembre 1971. Des épargnants se
groupent en comités de défense. Les revues d’idées multiplient les numéros
consacrés à « l’argent » ou à « la corruption »1. L’histoire politique s’invite au dé-
bat, par la voix de René Rémond qui profite de la Garantie foncière pour livrer
une réflexion systématique sur la place et la signification du scandale dans les

1. Esprit, 1 (nouvelle série), n° spécial « La Corruption », 1973.

[Secret / Public] – numéro 0 / affaires / 2005 / p. 314-338


LE SCANDALE DE LA GARANTIE FONCIERE : PREMIER EPISODE 315

démocraties2. Journalistes, essayistes, intellectuels, chercheurs s’associent pour


raviver les souvenirs de Panama, de la Gazette du franc ou de Stavisky.
La comparaison avec ces grands événements est loin d’être impertinente. La Ga-
rantie foncière apparaît en fait comme le dernier cas de figure dans lequel le pou-
voir de mobilisation de la forme scandale financier joue à plein. Proche de nous
dans le temps, le scandale de la Garantie foncière semble pourtant appartenir à un
passé révolu si on en juge par les formes de la protestation et les registres de la
critique qui s’y manifestent. On y voit encore des journaux appeler à la manifesta-
tion, voire à l’émeute, on y dénonce « l’argent qui pourrit » ou le « capitalisme mo-
nopoliste d’Etat », tous ces thèmes dont le scandale du Crédit lyonnais prouvera à
peine vingt ans plus tard la caducité3.

5-10 juillet 1971 : trois coups de tonnerre

Tout commence par une décision de la Commission des Opérations de Bourse4


qui interdit le 5 juillet 1971 à une société, la Garantie foncière, de solliciter désor-
mais l’épargne par voie d’annonce publicitaire. A partir de cette sentence, rendue
publique le jour même, les événements vont s’enchaîner très vite. Le scandale
commence, il va susciter l’effervescence pendant plusieurs mois. Mais pourquoi
cette décision est-elle à l’origine d’un des plus grands scandales de la Ve Républi-
que ?

Les sociétés civiles de placement immobilier (SCPI)

C’est que la Garantie foncière n’est pas une société comme les autres. Elle partage
avec une quarantaine de ses consœurs le statut de « société civile de placement
immobilier », ou SCPI5. La précision est importante, car à travers le scandale de la
Garantie foncière, c’est en fait le fonctionnement de toutes ces sociétés qui est en
cause.
Les SCPI sont un instrument parfois qualifié de « pierre-papier ». La loi leur attri-
bue en effet une fonction de gestion collective d’une épargne affectée au finance-

2. R. Rémond, « Scandales politiques et démocratie », Etudes, juin 1972, p. 849-864.


3. Cf. D. De Blic, « “Le scandale financier du siècle, ça ne vous intéresse pas ?” Difficiles mobilisa-
tions autour du Crédit Lyonnais », Politix, 13 (52), 2000, p. 157-181 ; ainsi que du même auteur, Le
scandale financier. Naissance et déclin d’une forme politique de Panama au Crédit Lyonnais, thèse
pour le doctorat de sociologie, Ecole des hautes études en sciences sociales, 2003, 672 p.
4. La COB a été créée par l’ordonnance du 28 septembre 1967 qui lui donne notamment pour mis-
sion la protection de l’épargne, que cette épargne soit investie en instruments financiers (actions
et autres titres de capital, titres de créances, parts ou actions d’OPCVM, instruments financiers à
terme,...) ou en autres placements nés d’un appel public à l'épargne (parts de sociétés civiles de
placement immobilier, placements en « biens divers » tels que conteneurs, forêts, quirats...). Pour
la COB, la protection de l’épargnant passe entre autres par une garantie de l’information qui est
donnée à ce dernier.
5. Dénomination parfois abrégée au cours du scandale en « sociétés civiles immobilières de place-
ment », « sociétés civiles immobilières », ou encore plus simplement en « sociétés civiles ».
316 DAMIEN DE BLIC

ment de l’immobilier, et leur objet social doit se limiter à l’acquisition et à la ges-


tion d’un patrimoine immobilier locatif. Le principe de la SCPI est simple : la
structure permet l’achat en commun d’immeubles, de logements ou de bureaux et
le partage des revenus assurés par la location. Un certain nombre de particuliers
souscrivent des parts (d’un montant minimum de 100 francs – 1000 francs dans le
cas de la Garantie foncière), et les capitaux ainsi réunis servent à l’acquisition de
biens immobiliers. Les souscripteurs ou associés (on parle également
d’actionnaires ou de porteurs de parts) peuvent ainsi devenir propriétaires à
moindre prix. La formule est ainsi résumée par l’Express (19 juillet 19716) : « Grou-
pez-vous pour acheter des immeubles. Nous les louons pour vous et nous vous
verserons le montant des loyers sous forme d’intérêts. »
La législation qui est à l’origine des Sociétés civiles de placement immobilier, en
1966, favorise ce genre de structures en leur accordant un certain nombre
d‘avantages fiscaux, parmi lesquels l’exonération de l’impôt sur les sociétés (qui
est alors de 50 %). Les bénéfices sont ainsi directement versés aux associés (qui
restent eux bien sûr soumis à l’impôt sur le revenu des personnes physiques).
Cette législation est alors motivée par la volonté d’offrir de nouvelles sources de
financement à un secteur immobilier en pleine croissance, et plus particulière-
ment à la modernisation du parc locatif. La mise en place des SCPI vise de surcroît
à favoriser une démocratisation de la propriété tout en offrant au grand public
une « forme moderne de mobilisation de l’épargne »7.
La formule est une réussite, puisqu’en 1971, 80 000 français détiennent des parts
émises par une quarantaine de SCPI dont le nombre d’associés va de 37 (Bail
Union) à 14 000 (Civile Foncière). En trois ans (1968-1971) les SCPI ont su décu-
pler l’épargne drainée. Cette forme d’investissement semble en effet présenter de
nombreux avantages puisque elles permettent d’allier « disponibilité, rentabilité
et sécurité » : l’épargne n’y est plus disponible que sous la forme d’un investisse-
ment direct, puisque ce sont des parts qu’on détient ; l’investissement bénéficie de
la sécurité traditionnellement associée au placement dans la « pierre » ; et il est
surtout rentable : les plus audacieuses des SCPI proposent en effet à leurs sous-
cripteurs des taux d’intérêts annuels supérieurs à 10 %, ce qui constitue un avan-
tage comparatif considérable en période d’inflation, lorsqu’un livret de caisse
d’épargne ne rapporte par exemple que 5 %8.
Cette rentabilité spectaculaire suscite en fait rapidement une certaine suspicion.
Ainsi peut-on lire dès le 20 septembre 1969 dans le Figaro :

Si l’on en croyait certaines publicités tapageuses, il existerait, pour reprendre


l’expression d’un analyste financier, des sociétés-miracles. Elles permettraient des ren-
dements nets si élevés – plus de 10 % pour certaines d’entre elles – qu’on voit mal
comment ils pourraient être effectivement obtenus. On le voit d’autant moins que la
gérance prélève le plus souvent une partie des fonds versés par le souscripteur et une

6. Nous n’indiquerons plus désormais l’année de parution des articles que lorsqu’elle ne corres-
pond pas à 1971.
7. Ministère de l’Economie et des Finances, « Sociétés civiles de placements immobilier, sociétés de
crédit foncier et fonds communs de créances », Les Notes bleues, 20 juillet 1992, p. 1-12.
8. Un taux d’intérêt de 10 % signifie un doublement du capital investi en six ans.
LE SCANDALE DE LA GARANTIE FONCIERE : PREMIER EPISODE 317

partie également des loyers versés par elle. Pour donner du 10 %, cela supposerait une
rentabilité des capitaux investis de l’ordre de 14 à 15 %, bien peu probable, surtout
pour des locaux commerciaux d’acquisition trop récente pour qu’une indexation ait
pu déjà jouer ; quant aux locaux d’habitation, cela paraît à peu près impossible.

Le même article met de plus en avant certains risques auxquels est malgré tout
soumis le souscripteur : il est en effet personnellement responsable sur la totalité
de ses biens, et non à la hauteur de son apport, des engagements de la société et
les associés sont responsables « à part égale » de toutes les dettes sociales (qu’ils
disposent donc d’une ou de cent parts). Et il ne dispose d’aucun pouvoir de
contrôle : les SCPI ne sont pas tenues de réunir des assemblées annuelles des as-
sociés, ni de leur faire approuver la désignation des membres du conseil de sur-
veillance. Le souscripteur ne dispose de fait d’aucun moyen d’accéder aux comp-
tes, d’autant moins que ces sociétés ne sont pas soumises au plan comptable géné-
ral, contrairement aux sociétés anonymes par exemple.
La Garantie foncière fait partie de ces SCPI qui offrent à leurs associés un rende-
ment supérieur à 10 %. Créée le 31 décembre 1967 pour « acquérir des biens immo-
biliers et les louer », elle réunit 12 800 souscripteurs au moment où le scandale
éclate. L’épargne récoltée lui permet de capitaliser 205 millions de francs en 1971,
entièrement investis dans la pierre. Les rentrées de loyer sont de 6 millions de
francs par trimestre en moyenne. La Garantie foncière représente à elle seule un
cinquième du marché des SCPI, et se situe par le capital et le nombre de clients au
deuxième rang derrière la Civile foncière. Le recrutement des souscripteurs s’est
effectué principalement par des annonces publicitaires parues dans la presse (Pa-
ris-Match et l’Express ont été les principaux supports de cette campagne)9. Un slo-
gan accompagne la campagne : « La pierre est d’or ». La société civile annonce à ses
clients des revenus annuels de 10,25 %. « 10,25 % n’est pas un revenu miraculeux,
précisent les annonces. Mais c’est un revenu sain et très honorable dans le marché
actuel de l’argent (…) Si nous arrivons à verser cette somme à nos associés depuis
deux ans (…) c’est parce que nous savons acheter nos immeubles. En effet, nous
les achetons en fonction des critères de rentabilité suivants : noblesse de l’aspect
extérieur, standing des surfaces locatives et situation dans le centre des affaires. Si
un immeuble ne réunit pas tous ces atouts, nous ne l’achetons pas. Par contre, s’il
les réunit, nous savons qu’il sera recherché par les grandes sociétés qui, en raison
de la pénurie de bons immeubles commerciaux, payeront très cher pour y avoir
leur bureaux ». La Garantie foncière se vante d’avoir des « locataires de renom » :
IBM, Air France…, « ce qui, dit-elle, nous donne la certitude de toujours encaisser
nos loyers. Régulièrement. »
Pour une bonne intelligence du scandale, précisons enfin que dans leurs statuts,
les SCPI n’ont pas le droit de se livrer directement à des actes de commerce, tels
que l’achat de biens immobiliers et leur revente. Leur rôle se limite en fait à drai-
ner les fonds des souscripteurs. Ces fonds sont ensuite remis à une société de gé-
rance, la COFRAGIM dans le cas de la Garantie foncière. C’est cette société de

9. L’encart publié dans l’Express, qui sera postérieurement jugé « scandaleux », est reproduit dans
les annexes de cet article à l’adresse www.secret-public.org.
318 DAMIEN DE BLIC

gérance qui se charge d’acquérir les immeubles, d’en tirer profit sous forme de
loyers, reversés ensuite à la SCPI (après déduction de frais de gestion, fixés géné-
ralement à un taux qui tourne autour de 10 %, comme l’indique le Figaro dans
l’article cité plus haut). Ce sont ces sociétés de gérance que vont viser plus parti-
culièrement les polémiques, puisque ce sont elles qui disposent de fait du pouvoir
dans la structure.
La décision de la COB attire donc l’attention, en ce mois de juillet 1971, sur les
SCPI en général et sur la Garantie foncière en particulier. Elle permet surtout
d’apprendre qu’une information judiciaire contre X est ouverte contre cette même
société depuis le mois de janvier, sur la demande du procureur général de Paris, à
la suite d’une lettre du ministre de l’Economie et des Finances, Valéry Giscard
d’Estaing10. La plainte vise des délits d’ « abus de biens sociaux, abus de confiance
et autres infractions à la législation ». Un doute naît logiquement : la Garantie
foncière pourra-t-elle tenir ses engagements auprès de ses nombreux clients ? Le
scandale prend immédiatement, et se développe autour de trois controverses qui
orienteront les débats et les critiques jusqu’au procès de 1974 : le rôle du député
gaulliste à la tête de la SCPI, le sort qui doit être réservé aux épargnants floués et
la responsabilité de l’Etat dans la promotion et le contrôle de ces sociétés d’un
genre particulier.

« Les copains et les coquins »

Cette formule forgée à l’occasion du scandale de la Garantie foncière passera à la


postérité. Son auteur, Michel Poniatowski, visait par là les liens unissant une par-
tie du personnel politique de l’UDR à des hommes d’affaires de mauvaise réputa-
tion11. Ces connivences entre des personnes issues du monde des affaires et des
hommes politiques sont au cœur du scandale de la Garantie foncière, d’où émerge
rapidement ces trois figures que sont Robert Frenkel, son épouse et André Rives
de Lavaysse dont la presse brosse les portraits et retrace les parcours en ces pre-
miers jours du mois de juillet
Robert Frenkel est le fondateur de la Garantie foncière, dont il est également pré-
sident-directeur général quand le scandale éclate. Agé de 37 ans en 1971, la presse
qui en dresse les premiers portraits le décrit physiquement comme « un homme de
forte corpulence, à la moustache fournie » (le Figaro, 9 juillet). Son parcours est
celui d’un « self made man » (l’Aurore, idem), lancé dans l’immobilier à l’âge de 25
ans. Avec son épouse Nicole, il fonde le « cabinet Frenkel » en 1965, puis la Société
pour la promotion et l’accession à la propriété immobilière et foncière (SPPAPIF),
une société de marchands de biens au statut de SA, la même année. C’est le 31 dé-
cembre 1967 qu’ils fondent ensemble la Garantie foncière. Robert Frenkel en est

10. C’est l’existence de cette information qui justifie l’interdiction de faire désormais appel à la
publicité.
11. Giscard tenu par la solidarité gouvernementale en tant que ministre des Finances semble avoir
délégué à Poniatowski le soin de distiller les « petites phrases » hostiles à l’UDR (cf. S. Berstein, J.-
P. Rioux, La France de l'expansion, t. 2, L'apogée Pompidou (1969-1974), Paris, Editions du Seuil, 1995, p.
79).
LE SCANDALE DE LA GARANTIE FONCIERE : PREMIER EPISODE 319

directeur financier, puis en devient président en mai 1971. La gérance est assurée
par la Compagnie Française de Gestion Immobilière (COFRAGIM), dirigée
d’abord par Madame Frenkel. En parallèle, Robert Frenkel dirige une affaire
d’importation de produits électroniques en provenance du Japon la « National
Trading Company ». On s’accorde à lui reconnaître une « extraordinaire puissance
de travail » mais aussi un « goût effréné de l’argent », voire un « désir de posses-
sion sans limite» », ainsi qu’un « goût du luxe » prononcé : l’Aurore soulignera que
lors de son incarcération, les gendarmes trouvent chez lui « deux pyjamas en la-
mé-or d’une valeur de 5000 F chacun » (9 juillet). Le président de la Garantie fon-
cière semble avoir le sens du commerce, il sait séduire et mettre ses clients en
confiance. Le Monde du 9 juillet raconte ainsi :

Les dirigeants de la société [la Garantie foncière] organisèrent [en décembre 1970] une
« croisière-séminaire » sur le luxueux paquebot Mermoz. Plusieurs centaines de
clients y participèrent et une trentaine de journalistes furent invités et traités à bord
avec des égards dont certains pensaient qu’ils allaient au-delà de la courtoisie et des
bonnes manières. De nombreux cadeaux luxueux leur furent offerts. Au cours de cette
croisière, M. Frenkel, qui n’était pas encore PDG – mais seulement directeur financier
– apparut comme la tête pensante de la Garantie foncière. Il anima des « tables ron-
des » journalistes-actionnaires, expliquant que toutes les garanties étaient prévues
dans les statuts de la société pour protéger les épargnants. Il déclara même à une dame
qui manifestait ses hésitations : « Nous avons parmi nos actionnaires un lauréat du
Nobel… Nous avons en portefeuille des décisions de juges des tutelles qui ont autorisé
à placer des biens de mineurs à la Garantie foncière.

Trois « coups du sort » vont pourtant mettre à mal la réussite des époux Frenkel
en quelques heures et sont immédiatement publicisés du fait de la nouvelle noto-
riété de ces personnages.
Le lendemain même de la décision de la COB, qui vient jeter la suspicion sur la
Garantie foncière, les époux Frenkel sont condamnés par le tribunal correctionnel
de Paris pour une autre affaire : Robert Frenkel se voit puni de 15 jours
d’emprisonnement avec sursis et de 100 000 francs d’amende en tant que prési-
dent de la SPPAPIF, pendant que son épouse est condamnée, en tant que direc-
trice de la COFRAGIM à dix mois avec sursis et 50 000 francs d’amende. Le motif
de ces peines est la perception irrégulière de commissions et l’usage du titre
d’agent immobilier sans inscription réglementaire. Les faits répréhensibles re-
montent aux années 1967 à 1969.
Le 8 juillet, Robert Frenkel et sa femme Nicole sont interpellés à leur domicile, en
vertu d’un mandat d’amener délivré par le juge d’instruction André Chevalier,
cette fois dans le cadre de l’instruction sur la Garantie foncière. Ils sont conduits
au Palais de justice où le magistrat les inculpe pour abus de biens sociaux, escro-
querie, infraction à la législation sur les sociétés et abus de confiance. Ils sont im-
médiatement placés sous mandats de dépôts et écroués. Les époux Frenkel choi-
sissent pour défenseur Maître Victor Rochenoir qui jouera un rôle important par
la suite, mais ce dernier est récusé en raison précisément de son implication dans
la gestion de la Garantie foncière dont il est l’avocat-conseil.
320 DAMIEN DE BLIC

Les époux Frenkel sont enfin victimes du cambriolage de leur appartement où


plusieurs tableaux de maîtres appartenant à une collection de famille sont déro-
bés.
Robert Frenkel se défend immédiatement en dénonçant une « campagne de presse
déclenchée pour des motifs politiques ». « Je suis certain, ajoute-t-il, que je suis
victime d’une machination, et que le vol des tableaux c’est un coup des barbouzes.
J’ai d’ailleurs demandé à la police de protéger ma fille, qui est actuellement en va-
cances. »
Que vient faire la politique dans cette affaire ? Elle y entre en fait avec un troi-
sième protagoniste : André Rives de Lavaysse qui fût P.D.G. de la COFRAGIM
d’octobre 1969 au 14 janvier 1971. Plus connu sous le nom de Rives-Henrys, c’est
un militant gaulliste. Il représente à la Libération le général de Gaulle dans le sud-
ouest. Il est chargé de mission de Chaban-Delmas de 1960 à 1962, alors que ce
dernier est président de l’Assemblée Nationale. En 1963, il est adjoint de Jacques
Baumel, secrétaire général de l’UNR. Il est enfin élu en novembre 1962 député du
dix-neuvième arrondissement. Battu en 1967, il reconquiert sa circonscription en
1968. Rives-Henrys mène parallèlement à cette carrière une activité d’homme
d’affaires : outre son passage à la Garantie foncière, il occupe, quand le scandale
éclate, le poste de directeur des relations publiques d’une société d’import-export
(la société Baudoin), de conseiller technique d’une société rémoise (la Sarlino) et
d’administrateur de la société des grands hôtels d’Hossegor. C’est bien ce per-
sonnage qui donne toute sa dimension politique au scandale de la Garantie fon-
cière.
La bonne qualification de l’événement est d’ailleurs une des principales questions
qui anime ses commentateurs : faut-il y voir une simple escroquerie, un scandale
financier, un scandale politique, voire une « affaire d’Etat » ? L’Humanité repère
ainsi immédiatement tout le potentiel politique de l’affaire et s’engage dès les
premiers jours dans une campagne d’abord centrée sur le personnage de Rives-
Henrys, avant même qu’il ne soit inculpé.

‚ Où sont passées les économies des épargnants ?


Deuxième axe autour duquel s’organise le scandale, c’est la question du sort ré-
servé aux épargnants. « Que va-t-il arriver aux milliers d’épargnants qui, alléchés
par les revenus élevés qui leur étaient proposés et après des avantages fiscaux
importants, ont souscrit des parts à la Garantie foncière ? » se demande le Monde
du 10 juillet.
Cette question revient à soulever celle de la valeur réelle des actifs. C’est à ce tra-
vail d’estimation que s’emploient MM. Mérigoux et Fournier, experts comptables
judiciaires, chargés d’examiner les comptes de la Garantie foncière, après la nomi-
nation d’un administrateur provisoire au lendemain de l’arrestation des époux
Frenkel. L’examen comptable révèle rapidement un déficit de l’ordre de 15 mil-
lions de francs. Des mesures conservatoires sont prises pour préserver les droits
des associés : les intérêts ne sont plus versés, mais le capital est protégé.
LE SCANDALE DE LA GARANTIE FONCIERE : PREMIER EPISODE 321

Les associés de la Garantie foncière se constituent rapidement en Comité de dé-


fense, (« Comité de défense des actionnaires de la SCI Garantie Foncière ») autour
de deux souscripteurs, M. Cazilhac et de Mme Kajman. Dès le 12 juillet, le comité
est rejoint par plus de 200 personnes. Les statuts sont déposés en préfecture le 16
juillet. L’assistance d’un conseil juridique est demandée. Au 14 juillet, 4 à 500 por-
teurs sont entrés en relation avec le comité. Leur inquiétude est d’autant plus
grande qu’on se rappelle que la responsabilité personnelle de chaque associé dé-
passe sa propre mise. Une solution s’offre aux associés : ils peuvent en effet tenter
de récupérer le capital investi en décidant de liquider le patrimoine de la Garantie
foncière, ce qui permettrait d’être fixé sur la valeur réelle du capital. Mais
l’opération n’est toutefois possible qu’avec l’accord des deux tiers des membres
réunis en assemblée et représentant au moins 60 % du capital de la société. Une
décote, surtout, est à craindre du fait de la mauvaise publicité assurée par le scan-
dale, et parce que la plupart des immeubles étant loués, revendre des bureaux
occupés entraînerait à coup sûr des dépréciations importantes. Aucune liquida-
tion n’est donc envisagée pour l’instant.
Les Echos notent par ailleurs une différence entre les fonds apportés par les sous-
cripteurs à la Garantie foncière - 190 millions de francs, et les actifs de la société -
145 millions de francs. Apparaît ainsi une masse « non investie » dont le quotidien
économique pense qu’ « il serait utile de savoir à quoi elle a servi » (9 juillet).
La réponse à cette question de l’emploi des fonds non placés apparaît dès le 10
juillet : les dernières souscriptions recueillies par la Garantie foncière n’ont pas
été investies parce qu’elles auraient servi à payer les intérêts promis aux premiers
souscripteurs. « Les intérêts abusifs sont payés par les souscriptions nouvelles »
résume Le Figaro. Les 10,25 % promis sont donc prélevés sur le capital apporté par
les nouveaux associés. C’est la première forme de fraude qui est pointée dans
l’affaire.
La COB demande entre temps à trois autres SCPI de suspendre leurs souscrip-
tions : la Société Financière de Participation (FINANPAR), la société Terre et
Pierre, et la société Pontet-Clausures. Pour la première, les dirigeants sont suspec-
tés de s’être livrés à des opérations de promotion immobilière irrégulières. En ce
qui concerne les deux autres, c’est l’évaluation de leur patrimoine immobilier qui
fait l’objet d’une différence d’appréciation entre leurs dirigeants et la COB.
La suspicion se porte donc maintenant sur l’ensemble des SCPI, dont 80 000 per-
sonnes détiennent, rappelons-le, des parts. Les SCPI reposaient, comme on l’a dit,
sur l’alliance de la disponibilité, de la rentabilité et de la sécurité. Or chacun des
ces trois termes est maintenant discuté. La disponibilité d’abord : la société civile
n’est en effet pas tenue de racheter les parts qu’elle a vendues. Elle peut tout au
plus servir d’intermédiaire entre un vendeur et un candidat acquéreur. Avec
l’éclatement du scandale, l’offre excède rapidement la demande, et les souscrip-
teurs ne peuvent trouver que très difficilement à négocier leur titre. La rentabili-
té ensuite : certes, les taux proposés correspondent bien jusqu’à présent aux som-
mes versées par les souscripteurs. Mais « une telle rentabilité peut-elle être assu-
rée à perpétuité ? » se demande par exemple le Figaro : « Rien n’est moins sûr, ré-
pond le journal. Assurer aux porteurs un taux de 10 % suppose un revenu de 13 à
322 DAMIEN DE BLIC

14 %, ce qui semble peu réaliste. Or, ce type de placements collectifs doit donner
une lourdeur toute particulière à la gestion » (10 juillet).
La sécurité enfin : elle n’est pas complètement remise en cause en ce début du
mois de juillet, mais on mesure mal l’ampleur des fraudes commises au sein des
sociétés incriminées. Toutefois, comme le souligne encore le journaliste du Figaro,
« les sociétés civiles immobilières ont investi dans des immeubles l’épargne
qu’elles ont récoltée. Quelles que soient les difficultés techniques que rencontrent
ces sociétés, ces immeubles existent et leurs occupants – il s’agit souvent de socié-
tés importantes quand les immeubles loués sont des bureaux – continuent à ver-
ser leur loyer ». Ainsi, « si les titres des SCPI sont actuellement difficilement négo-
ciables, nul ne peut affirmer que leur valeur a diminué » conclut-il.
Une distinction est généralement établie entre les SCPI adossées à un groupe ban-
caire (où le risque pour les souscripteurs est limité) et celles qui risquent de
« boire le bouillon ».

‚ L’Etat est-il responsable ?


Cette question constitue le troisième axe autour duquel s’organise le scandale. Les
Echos (9 juillet) évoquent « le domaine de ce qu’il faut bien appeler maintenant « le
scandale des sociétés civiles de placement immobilier» ». Or, ces SCPI ont été
créées et encouragées par les pouvoirs publics, grâce à une législation particuliè-
rement accommodante. Ce qui est reproché à l’Etat, c’est surtout l’absence de ré-
glementation des SCPI, ou plus exactement son caractère tardif.
Les sociétés civiles immobilières existent depuis 1966 ; certaines se sont données
des règles de transparence suffisantes pour qu’il n’y ait rien à suspecter, mais la loi
les réglementant n’est arrivée que quatre ans plus tard. Pire encore, votée le 31
décembre 1970, la loi n’a reçu son décret d’application que le 4 juillet 1971, c’est-à-
dire six mois plus tard ! Comme l’application ne doit commencer que six mois
après la parution du décret, « il n’y aura pas de législation en la matière avant le 3
janvier 1972 » (Le Nouveau Journal, 10 juillet).
Le gouvernement français avait en fait, dès l’automne 1970, préparé un texte ayant
pour but la « moralisation des SCPI », par crainte des pratiques spéculatives et de
la transformation trop rapide dans certains quartiers d’immeubles d’habitation en
immeubles de bureaux et pour protéger mieux les souscripteurs, en limitant no-
tamment leur responsabilité financière à « deux fois la fraction du capital qu’il
détient ». Mais la loi n’est pas encore applicable quand les dirigeants de la Garan-
tie foncière sont arrêtés. L’Humanité avait contribué à lancer la polémique en ex-
pliquant dès le 5 juillet ce peu d’empressement à réformer le statut et les prati-
ques des SCPI par le fait que « les sociétés civiles immobilières sont un bon fro-
mage pour certaines personnalités du régime ».
En résumé ce sont donc trois événements qui s’enchaînent entre le 5 et le 9 juillet :
la décision de la COB qui interdit de publicité la Garantie foncière et qui révèle du
même coup l’existence d’une instruction contre cette société ; la condamnation
des époux Frenkel dans l’affaire SPPAPIF suivie de leur arrestation dans le cadre
LE SCANDALE DE LA GARANTIE FONCIERE : PREMIER EPISODE 323

de la Garantie foncière ; la parution du décret d’application de la loi sur les SCPI


qui pointe l’attention sur ces structures.

Premières interprétations

On observe dans ces jours un moment d’interrogation, très explicite, sur la forme
qu’il convient de donner à l’événement. L’Humanité ne doute pas que « le régime
vient d’accoucher d’un nouveau scandale » (5 juillet). C’est « un temps où les
scandales fleurissent comme en terre bénie », commente l’Aurore. Les interroga-
tions portent en fait sur le qualificatif à adjoindre au terme de « scandale » pour
bien catégoriser les événements en jeu avec la Garantie foncière. Sont ainsi évo-
qués :
− « Un scandale financier » (titre de La Croix du 10 juillet) ;
− « Un scandale financier et immobilier » (titre du Monde du 9 juillet) ;
− « un scandale financier-immobilier » (Les Echos du 22 juillet) ;
− Pour L’Aurore, « c’est un scandale financier et immobilier qui a aussi des re-
lents de scandale politique ». Le Figaro du 21 juillet évoque lui un « scandale po-
litico-financier ».
Cette catégorisation est un enjeu essentiel pour tous les acteurs. La presse
d’opposition cherche en effet à montrer que le scandale, avec la présence de Rives-
Henrys, est fondamentalement politique. Il s’agit pour elle d’impliquer l’ensemble
de l’UDR, et d’obtenir des sanctions également politiques : une démission de Ri-
ves-Henrys, avec la possibilité de récupérer son siège de député, et surtout un
affaiblissement de la majorité. Les accusés (Rives-Henrys et les époux Frenkel)
privilégient également la catégorisation politique, mais pour montrer qu’à travers
eux ce sont des « comptes » qui sont réglés et espèrent ainsi accéder au statut de
victime ou de « bouc émissaire ». La majorité et le gouvernement privilégient en
revanche le confinement du scandale dans une sphère financière, de façon à éviter
toute généralisation de la critique. L’enjeu est parfois très personnel. Albin Cha-
landon, ministre de l’Equipement, déclare à l’Express qu’ « il ne s’agit nullement
d’un scandale immobilier, mais d’un scandale financier » (26 juillet) : en effet, la
tutelle des SCPI relève du ministère des finances et non de celui de l’Equipement…
Les premiers commentaires autour de la Garantie foncière hésitent ainsi entre une
analyse technique qui restreint au maximum l’aire affectée par le scandale et une
interprétation qui voit dans ce dernier les prodromes d’une crise généralisée.

‚ Un problème technique
Les Echos représentent bien la première ligne d’analyse qui voit d’abord dans le cas
de la Garantie foncière un problème économique :

Il faut se poser des questions sur l’avenir de « la garantie foncière » et plus générale-
ment de ce type de société : en effet, les épargnants intéressés par ce genre de place-
ment sont très sensibles aux avatars qui peuvent toucher les sociétés auxquelles ils
ont confié leurs fonds. Si un assez grand nombre d’entre eux retiraient leurs fonds, il
324 DAMIEN DE BLIC

faudrait craindre un mouvement en chaîne qui, obligeant à la vente à l’encan du pa-


trimoine immobilier acquis, ne permettrait pas d’en tirer toute la valeur : il pourrait
s’ensuivre une sorte de déconfiture (5 juillet).

A titre de solution est proposé le 9 juillet le passage de toutes les SCPI au statut
plus contraignant de Société Anonyme. Mais la presse spécialisée n’a pas le mo-
nopole du souci économique. La Croix élargit par rapport aux Echos le champ de la
critique, mais écarte encore une interprétation trop politique du scandale :

Il y a donc bien un scandale financier dans cette affaire, scandale qui est sans doute
plus large que les fautes éventuelles de M. Frenkel ou d’autres dirigeants de sociétés
civiles. Ce scandale apparaît dans la faille trop longtemps maintenue dans la protec-
tion de certains épargnants. Le scandale apparaît aussi dans le succès d’une forme de
collecte de l’épargne fondée sur la spéculation immobilière. Le scandale d’une publici-
té abusive doit aussi être souligné, mais il n’aurait pas été possible si le système éco-
nomique actuel ne laissait une aussi large place au développement de la spéculation,
indépendamment de toute utilité économique (10 juillet).

Plusieurs titres en profitent pour vanter les mérites de la bourse : le Nouveau Jour-
nal du 10 juillet remarque que les placements en bourse sont eux vraiment dispo-
nibles, que les rendements pourraient y être aussi élevés que ceux proposés par les
SCPI et que les comptes des sociétés cotées sont contrôlés.
Une partie de la presse est tentée de fustiger le comportement « irrationnel » des
épargnants qui « croient aux miracles ». Le Figaro dénonce ainsi, dans les premiers
éditoriaux qui suivent l’éclatement du scandale, la naïveté des souscripteurs. Sous
le titre « L’éternelle illusion », l’éditorialiste Thierry Maulnier affirme ainsi qu’ « il
n’est pas besoin d’être grand clerc en matière économique et financière, pour com-
prendre qu’il est difficile de concilier au plus niveau la sécurité, la rentabilité et la
disponibilité d’un investissement, et que la possibilité fascinante offerte à des
souscripteurs de doubler leur capital en cinq ou six ans implique non pas néces-
sairement un « abus de confiance », mais tout au moins un risque spéculatif » (10
juillet). Ce qui revient à dire qu’il n’y a pas de scandale, mais un mécanisme éco-
nomique : il y avait un risque spéculatif à investir dans les SCPI, et le risque a été
réalisée. Il n’y a d’ailleurs pas eu « préméditation » ni « volonté de tromper ». Les
naïfs n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes : « Les victimes, si victimes il y a, se font
en quelque sorte les complices de leur propre malheur ». Si des reproches peuvent
être faits, ils sont d’ordre techniques et économique : pourquoi avoir autorisé ces
SCPI à diffuser des publicités ? Par ailleurs, si les gens sont attirés pas ces place-
ments spéculatifs, c’est pour compenser la « dégradation générale de la valeur du
capital et des signes monétaires qui le représentent » (c’est-à-dire l’inflation).
Pas de scandale donc, dans cette perspective, mais un problème récurrent, qui est
dans l’ordre des choses, constituant une donnée anthropologique :

Il s’agit là, continue l’éditorialiste du Figaro, d’une forme de l’illusion humaine qu’on
peut dire éternelle, car elle s’apparente en un certain sens à l’attente du miracle, elle
résiste à toutes les déceptions, à toutes les expériences malheureuses, à tous les
LE SCANDALE DE LA GARANTIE FONCIERE : PREMIER EPISODE 325

« scandales »12. Il existe dans tous les hommes les réserves d’une confiance inépuisable
à la disposition de tout ce qui ne la mérite pas.

Jean Boissonnat dans la Croix du 11 juillet opère toutefois une transition en main-
tenant une ligne économique dans l’explication et les enjeux du scandale, tout en
introduisant le thème des « mauvais liens » entre l‘argent et la politique. Ses inter-
rogations portent d’abord sur le sort des épargnants : « Le scandale de la Garantie
Foncière fait rebondir de vieux débats : comment éviter l’exploitation des « go-
gos » par des financiers sans scrupules ? Que faire de ses économies lorsqu’on a
épargné sur ses revenus ? » Mais il s’agit aussi de comprendre « quels sont les liens
réels entre le monde de l’argent et celui la politique » :

Naturellement, la politique s’en mêle. Les financiers sans scrupules sont toujours à la
recherche de couvertures honorables : un député de la majorité vaut mieux pour cela
qu’un député de l’opposition (quelle que soit la majorité…) Le pouvoir de son côté,
corrompt toujours quelque peu […] Autrefois, quand les partis se succédaient au pou-
voir, chacun avait sa part. Aujourd’hui, que la même majorité règne depuis treize ans,
elle se taille la part du lion. On ne saurait en prendre son parti, car la nation a été assez
secouée depuis trois ans pour éviter de la traumatiser davantage par de pareilles sus-
picions. Le gouvernement doit donc veiller à ce que rien ne reste dans l’ombre ; on lui
reprochera davantage un scandale étouffé qu’une négociation manquée.

Dans ce texte, les politiques ne sont finalement que des « couvertures » pour des
opérations financières douteuses. Mais on peut les voir au contraire comme les
personnages principaux, dont les escrocs ne sont alors que les « comparses ». C’est
cette configuration que présente l’Humanité.

‚ Le combat de L’Humanité
L’organe du PCF est la pointe du combat pendant toute la durée du scandale.
C’est d’abord Rives-Henrys qui est au centre des dénonciations, et c’est par lui
que vont circuler des critiques qui vont en se généralisant.
Les premières démonstrations visent à montrer qu’à travers Rives-Henrys, c’est
toute la majorité politique qui est atteinte. Les premiers portraits le mettent en
scène cumulant les marques d’indignité : « Cet aristocrate, qui habite dans le Sei-
zième et possède un château en province, met rarement les pieds dans le quartier
populaire dont il est député » (5 juillet). La légitimité de son mandat est donc
d’emblée contestable. Elle devient franchement douteuse avec le scandale : « Pour-
quoi M. Rives-Henrys de Lavaysse, qui présida une société à laquelle on reproche
de graves agissements, est-il encore député de Paris ? » (6 juillet). L’Humanité veut
de plus montrer que son cas n’est pas isolé et dresse à cet effet une liste de per-
sonnages mêlés à l’affaire de la Garantie foncière et tous liés à la majorité politi-
que : le notaire chez qui sont déposés les statuts de la SCPI en décembre 1967,
Jean-Pierre Delarue, fut le suppléant de Michel Junot, candidat giscardien aux
élections législatives de 1968 et chef de file de la majorité dans le dix-neuvième
arrondissement de Paris lors des récentes municipales. Les époux Frenkel, asso-

12. Les guillemets accentuant ici la relativisation.


326 DAMIEN DE BLIC

ciés de Rives-Henrys dans la Garantie foncière, choisissent pour se défendre Maî-


tre Rochenoir, avocat à la Cour de Paris et conseiller juridique de la Garantie fon-
cière. Or, Rochenoir a été candidat UNR puis UDR à Ivry et à Champigny, contre
des candidats communistes. C’est un ami intime, révèle l’Humanité, de Nungesser
et de Vivien, qui ont tous les deux été secrétaires d’Etat au logement.
Dresser une telle liste est un préalable utile à une généralisation de la critique.
Toute l’UDR est finalement suspectée avec Rives-Henrys. Se rappelant que ce
dernier a démissionné de la Garantie foncière en janvier 1971, quelques jours
avant l’ouverture de l’instruction judiciaire, l’Humanité se demande : « A-t-il aban-
donné de son plein gré le fauteuil de PDG ou bien ses amis de l’UDR et du gou-
vernement lui ont-ils conseillé de quitter la navire qui, à ce moment-là, faisait déjà
eau de toute part ? » (9 juillet).
C’est ainsi « le gouvernement », comme entité collective, qui est engagé dans le
scandale. Il est d’autant plus impliqué que « c’est lui qui a favorisé de tels abus, en
accordant à ces sociétés des avantages exorbitants » (7 juillet). Il est de surcroît
soupçonné de projeter « les premières tentatives d’étouffement » : « Il est question
de faire appel aux banques nationalisées pour éponger les escroqueries et apaiser
les remous qui ne manquent pas de créer cette situation » (ibid.).
On passe ensuite, par une série de médiations, du gouvernement à Pompidou, puis
de Pompidou à la Ve République : « Depuis 1958, la spéculation foncière, le trafic
sur la construction, de plus en plus entre les mains des banques, les immenses
fortunes acquises dans l’immobilier de luxe (tandis que manquent toujours autant
les logements accessibles aux travailleurs) marquent le régime de leur stigmate »
(7 juillet). C’est donc le régime qui est fondamentalement mauvais. Le chef de
l’Etat n’en est que « le symbole éclairé » (éditorial du 7 juillet).
Mais la critique ne s’arrête pas là et s’étend grâce à une série de déplacements.
Dans une étape suivante, il s’agit de mettre en rapport le scandale avec des pro-
blèmes sociaux tels que la crise du logement : « En tout cas, des scandales comme
celui-ci – auxquels la Ve République nous a maintenant habitué – expliquent
pourquoi le gouvernement n’est pas pressé de mobiliser toutes les ressources fi-
nancières pour résoudre la crise du logement en faveur des plus défavorisés.
L’argent rapporte davantage ailleurs… » (8 juillet).
L’ultime généralisation consiste à basculer d’une critique du régime à une dénon-
ciation du capitalisme (et à une apologie du socialisme) :

Le scandale est permanent et dépasse de loin les quelques péripéties dont on veut
bien, parfois, nous entretenir [suit une liste d’affaires et de scandales]. On pourrait
parler de tant de choses ; et d’ajouter que M. Pompidou n’est pas le seul en cause, en
dépit de ses pouvoirs exorbitants. Car le mal est plus profond et ce n’est pas le mal du
siècle. Ce mal a un nom : capitalisme. A ce mal, il y a un remède : le socialisme. Le peu-
ple médecin ne pourra, certes, pas l’appliquer en un jour. Mais il faudra bien qu’il y
parvienne (9 juillet).
LE SCANDALE DE LA GARANTIE FONCIERE : PREMIER EPISODE 327

‚ L’UDR est-elle en cause ?


L’Humanité n’est cependant pas seule à souligner le lien que dévoile Rives-Henrys
entre les sombres affaires et la majorité politique.
Dans un éditorial de l’Express, Françoise Giroud souligne bien que Rives-Henrys
est député UDR, même si « cela ne signifie pas que tous les élus UDR appartien-
nent au parti du gaullisme immobilier, ce parti curieux où ce ne sont pas les adhé-
rents qui cotisent… ». Mais « le malheur est que, dans toutes les sociétés, une
complicité de fait s’établit, au fil des années, entre ceux qui gravitent autour du
Pouvoir, par goût, ou par intérêt, et ceux qui le détiennent. Treize ans de pouvoir
UDR ont fini par tisser un réseau d’influences croisées que n’importe quel autre
parti, également assuré de tenir les leviers de l’Etat, aurait sans doute également
sécrété. La corruption est le fruit gâté de la continuité » (12 juillet).
Cet accrochage entre le personnel politique de l’UDR et le secteur immobilier
constitue bien le nœud du scandale : sans lui, il ne s’agirait que d’une banale es-
croquerie.
Le comité directeur du parti socialiste nouvellement créé estime que le scandale
de la Garantie Foncière, « qui s’ajoute à tant d’autres, souligne à nouveau les liens
étroits entre le pouvoir actuel et la spéculation foncière et immobilière. » Il estime
que la création des sociétés civiles de placement a été encouragée « par le pouvoir
depuis dix ans pour servir une politique de construction « sauvage », qui offre à
des promoteurs immobiliers les sources d’un enrichissement spéculatif bénéfi-
ciant d’un privilège fiscal totalement injustifié. » Le PS entend développer, « no-
tamment par ses élus à l’Assemblée nationale ou au Conseil de Paris », « une cam-
pagne d’information pour dénoncer […] le rôle capital que la formation de profits
scandaleux joue dans la politique gouvernementale en matière de construction, et
particulièrement de logement, et le sacrifice du logement social qui en est la
conséquence ». De plus, le parti socialiste demande, dans le cadre de cette campa-
gne, la constitution d’une commission d’enquête parlementaire.
C’est le lundi 12 juillet que la proposition de résolution tendant à instituer une
commission d’enquête « sur le fonctionnement des sociétés civiles de placement
immobilier et sur leur rapport avec les pouvoirs publics » est déposée au bureau
de l’Assemblée. La proposition souligne qu’il appartient bien au Parlement « d’une
part de contrôler l’action du gouvernement, d’autre part d’élaborer la loi ». Les
signataires estiment que la proposition doit permettre de « faire toute la lumière
sur les liens éventuels entre certains responsables politiques proches du pouvoir
et ces sociétés civiles immobilières de placement », et dans le même temps, de
« déceler dans les textes en vigueur les lacunes à combler, dans le but d’assurer la
protection des souscripteurs ».
Le premier ministre est par ailleurs interpellé par Paul Durafour, député radical de
Saône-et-Loire, qui lui demande s’ « il ne juge pas opportun d’instaurer une pro-
cédure prévoyant que les parlementaires devraient, le cas échéant, déclarer obliga-
toirement les conseils d’administration des sociétés dont ils sont membres, ladite
déclaration étant rendue publique par son inscription au Journal Officiel. »
328 DAMIEN DE BLIC

Léon Feix du PCF s’adresse de même au Premier Ministre et souligne « l’émotion


que suscitent dans l’opinion publique les scandales des sociétés civiles de place-
ment immobilier dont le gouvernement a encouragé la création ». Ces agisse-
ments, déclare Léon Feix, « jettent une lumière particulièrement révélatrice sur
l’ensemble de la politique du logement suivie par le régime actuel, qui, en refusant
au secteur public les moyens nécessaires au développement du logement social,
renforce la mainmise des grandes sociétés privées sur le secteur de la construction
et laisse la porte ouverte aux spéculations de toute nature et à des scandales en
chaîne comme ceux qui viennent d’éclater. Il serait aujourd’hui question de faire
appel aux banques nationalisées pour combler le déficit des sociétés mises en
cause. Ainsi, les entreprises publiques de crédit seraient une nouvelle fois appe-
lées à financer la politique antipopulaire du grand capital, alors qu’il est possible
et nécessaire de construire cent mille logements HLM locatifs supplémentaires
dans les douze mois. »
En conclusion Léon Feix demande à Chaban-Delmas d’apporter les précisions
suivantes :
1- Quel sont le caractère et l’étendue des opérations délictueuses qui ont conduit
à la divulgation officielle du scandale et à l’arrestation de plusieurs responsables
de la Garantie foncière ?
2 - Les conditions dans lesquelles le député qui était, jusqu’en janvier 1971, à la
direction de la Garantie foncière a quitté ses fonctions à cette époque quelques
jours à peine avant que soit ouverte une information sur les agissements de cette
société. De quelles indiscrétions a-t-il bénéficié ?
Rives-Henrys semble en fait hésiter, en ces premiers jours du scandale, entre deux
modes de défense. Il commence par déclarer à l’AFP qu’ « à son sens, il ne devrait
pas y avoir de scandale », dans le mesure où la Garantie foncière est une affaire
fondamentalement saine. Mais il explique en même temps au Monde que « le scan-
dale a éclaté bien après [s]on départ ». Le député précise par ailleurs qu’en tant
que gérant de la COFRAGIM, il n’occupait aucun poste d’administrateur à la Ga-
rantie foncière.
A ce jour, Rives-Henrys n’est pas inculpé. Mais le scandale a déjà pris, et s’est
structuré autour de quelques thèmes et de quelques questions, en quelques jours
seulement. L’effervescence n’a pourtant pas encore atteint son comble.

D’une SCPI à l’autre (10 - 31 juillet 1971)

Cette seconde phase est marquée par une double extension du scandale de la Ga-
rantie foncière. Extension de l’affaire elle-même, d’une part, qui connaît de nou-
veaux développements, et extension d’autre part à l’ensemble des sociétés civiles
de placement immobilier.
Le 11 juillet, la presse révèle qu’une autre SCPI, le Patrimoine foncier, fait l’objet à
son tour d’une instruction pour publicité mensongère. Le Patrimoine foncier fait
LE SCANDALE DE LA GARANTIE FONCIERE : PREMIER EPISODE 329

partie des sociétés civiles les plus importantes, puisqu’elle a recueilli au 10 juillet
1971 140 millions de francs, et propose à ses souscripteurs un rendement annuel de
10,40 %. L’affaire ressemble étrangement à celle de la Garantie foncière. L’un des
animateurs du Patrimoine foncier est en effet un ancien député gaulliste, André
Roulland, qui fût chargé de mission au cabinet de Georges Pompidou lorsque ce-
lui-ci était Premier ministre. Le dirigeant principal est un homme d’affaires nom-
mé Claude Lipsky, dont le parcours dans le monde des affaires évoque celui de
Frenkel. Mais dans son cas, l’argent des épargnants n’aurait pas tant servi à assu-
rer le rendement promis qu’à renflouer les autres sociétés de son groupe. Autre
point commun avec la Garantie foncière : les sociétés de Lipsky recourent au ser-
vice du même conseiller juridique, Maître Victor Rochenoir.
La Garantie foncière connaît par ailleurs un important développement, puisque
s’ouvre au même moment un nouveau volet du scandale, dit « affaire Agache-
Willot ». Cette péripétie marque les premières répercussions de l’affaire de la Ga-
rantie foncière en dehors de son secteur propre d’activité (l’épargne collective).
Ce nouvel épisode affecte le domaine de la grande distribution et des grands ma-
gasins parisiens. Les nouveaux protagonistes de ce dossier sont les frères Willot
(Bernard, Antoine, Jean-Pierre et Régis), détenteur de la holding Agache-Willot.
Les Willot viennent de racheter (au milieu de l’année 1970) le magasin le Bon
Marché, et pour se procurer les fonds nécessaires à cet achat, auraient cédé plu-
sieurs immeubles à la Garantie foncière. On apprend par la même occasion que les
frères Willot sont inculpés depuis le mois d’avril pour infraction aux lois sur les
sociétés et abus de biens sociaux. La COB avait réclamé cette enquête pour re-
chercher les conditions dans lesquelles la holding Willot s’était procurée les capi-
taux nécessaires à la prise de contrôle de diverses sociétés en 1968 et 1969.
L’apparition du nom d’Agache-Willot parmi les grands groupes textiles français
remonte en fait à 1966, date à laquelle la société Willot et Cie, fondée pour déve-
lopper un produit nouveau, la bande Velpeau, fusionne avec les établissements
Agache, vielle société lilloise de filature. Le groupe Agache-Willot développe deux
pôles d’activité, le textile et la distribution (sur le modèle de l’intégration verti-
cale). Et c’est avec la Garantie foncière que les frères Willot ont effectué la plu-
part de leurs transactions immobilières : quatre ventes d’immeubles pour un mon-
tant de 51 750 000 francs. Or ce n’est pas à cette valeur que les immeubles sont
inscrits dans la comptabilité de la Garantie foncière, qui les enregistre dans ses
comptes à hauteur de 82 millions de francs, soit 58 % de plus que leur valeur
d’achat. L’opération n’est pas anodine quand on sait que les immeubles en ques-
tion représentent 51 % du patrimoine de la SCPI. Autre lien entre le groupe Aga-
che et la Garantie foncière : les deux sociétés ont recours aux services du même
avocat, maître Rochenoir, qui apparaît ainsi peu à peu comme le quatrième prota-
goniste central de l’affaire.
Les frères Willot commencent par affirmer (le Monde du 14 juillet) ne pas connaî-
tre la Garantie foncière, puis ils publient un communiqué de presse dans lequel ils
expliquent : « Nous n’avons rien avoir avec la Garantie foncière. Certes, le groupe
Agache-Willot a bien vendu des immeubles à des sociétés dépendant de la Garan-
tie foncière », mais ils dégagent leur responsabilité pour tout ce qui a pu se pro-
330 DAMIEN DE BLIC

duire dès les actes de vente conclus. « Après la vente d’une voiture, expliquent-ils,
le vendeur n’est plus responsable des accidents que peut causer le nouveau pro-
priétaire ». « L’inculpation des frères Willot vient compliquer le dossier de l’affaire
de la Garantie foncière » titre le Monde du 15 juillet.
Outre ces nouveaux dossiers, la polémique autour de la Garantie foncière
s’organise dans le cadre des révélations que suscite le déroulement de l’enquête
judiciaire. On apprend ainsi que des alertes sur la santé financière de cette société
avaient été lancées dès 1969. Outre la procédure lancée par la COB, l’Association
Professionnelle des Dirigeants et Gérants des Sociétés Immobilières (APDGSI)
avait, d’après son président, attiré l’attention du ministre des Finances dès octo-
bre 1969 sur la gestion de la Garantie foncière.
D’autres fraudes sont suspectées autour de la Garantie foncière, dont la surévalua-
tion des immeubles rachetés à Agache ne serait qu’un exemple. Une majoration
systématique du prix des immeubles achetés semble avoir été pratiquée. Le sché-
ma est toujours le même : les biens immobiliers sont d’abord acquis par une socié-
té-écran contrôlée par les époux Frenkel qui les revendent à la Garantie foncière
avec une plus-value substantielle. La SPPAPIF déjà citée est l’une de ces sociétés
écran. La COFRAGIM dirigée un temps par Rives-Henrys aurait ainsi acquis pour
le compte de la Garantie foncière des immeubles à un prix bien supérieur à celui
du marché, jusqu’à trois fois le prix semble-t-il. L’Express résume ainsi : « quand la
SPPAPIF achetait un immeuble 10 millions, elle le revendait 15 à la Garantie fon-
cière, qui le faisait payer par ses souscripteurs. M. Frenkel disposait de la diffé-
rence » (18 juillet).
La question de l’évaluation du patrimoine de la SCPI se pose donc avec encore
plus d’acuité : de combien est-il surévalué ? Les propos rassurant des jours précé-
dents ne sont plus de mise. Les bénéfices ont pourtant toujours été versés aux
souscripteurs au taux annoncé (10,25 %). Comment la société civile a-t-elle pu
tenir ses engagements dans ces conditions ? D’abord, comme on l’a dit, grâce à
l’arrivée de nouveaux souscripteurs, dont le capital n’est pas investi mais immé-
diatement redistribué à l’ensemble des porteurs de parts. L’opération est égale-
ment rendue possible grâce à la société de gestion, la COFRAGIM, qui assure par
contrat à la Garantie foncière une forte rentabilité mais pour une courte période,
généralement deux ans, contre une forte rémunération. La SCPI pouvait ainsi te-
nir ses engagements à l’égard de ses souscripteurs, auxquels il n’était pas précisé
que de tels taux n’étaient que provisoires.
L’affaire commence ainsi à s’éclaircir. S’il y a escroquerie, elle repose sur trois ty-
pes d’opérations :
a) les rentes versées aux souscripteurs ne correspondent pas aux loyers générés
par les investissements, mais sont prélevés sur l’apport des nouveaux entrants ;
b) les dirigeants de la Garantie foncière se sont enrichis en jouant sur deux ta-
bleaux : comme agents immobiliers, en revendant à haut prix à la société de gé-
rance de la Garantie foncière des immeubles achetés beaucoup moins chers, la
plus-value ainsi réalisée l’étant au détriment des épargnants ; comme gérants en
prélevant à la Garantie foncière des frais de gestion très importants.
LE SCANDALE DE LA GARANTIE FONCIERE : PREMIER EPISODE 331

c) les comptes sont au final illisibles, tant ils sont manipulés et tant les actifs sont
surévalués.

Premières tentatives de régulation

Le gouvernement décide finalement de réagir officiellement, le vendredi 16 juillet.


L’AFP publie ce matin-là une déclaration officielle de Jacques Chaban-Delmas,
qui affirme en substance qu’il « faut laisser la justice travailler » : « Le gouverne-
ment veille et veillera à ce que toute la lumière soit faite sur ces affaires, quelles
que soient les personnes mises en cause ». La déclaration est unanimement inter-
prétée comme un blanc-seing accordé au juge d’instruction qui doit comprendre
qu’aucune obstruction ne viendra contrecarrer son enquête. Et le député André
Rives-Henrys est en effet inculpé le 19 juillet et poursuivi, en tant qu’ancien PDG
de la COFRAGIM, pour escroquerie, abus de confiance et abus de biens sociaux.
Il choisit Maître Tixier-Vignancour pour sa défense. Sept autres collaborateurs
des époux Frenkel sont inculpés dont le frère et le neveu de Robert Frenkel.
Georges Pompidou évoque lui aussi, à l’issue d’un conseil des ministres, le double
scandale de la Garantie foncière et du Patrimoine foncier, en développant une
ligne de défense de l’exécutif qui restera inchangée durant toute l’affaire.
L’argument consiste à affirmer que les attaques contre le gouvernement sont in-
justifiées, puisque ce sont les pouvoirs publics eux-mêmes (via la COB et le minis-
tère des finances) qui ont « découvert les irrégularités, ouvert les enquêtes et en-
gagé les poursuites ». Si le président de la République reprend à son compte le
thème de la dangereuse alliance de « l’argent et du pouvoir », c’est pour montrer
que le gouvernement travaille dans le sens d’une clarification, qui doit passer par
de nouvelles règles :

Il est essentiel d’affirmer la séparation entre charge publique et fonction élective d’une
part, intérêts financiers ou économiques d’autre part. Le développement économique
du pays doit être une préoccupation constante des élus et des gouvernants et parce
que l’intervention de l’Etat à tous les degrés de ce développement est constante, la
confusion entre l’exercice de la puissance publique et certaines activités privées est un
risque permanent. Il est probable que les incompatibilités édictées par nos textes sont
insuffisantes ou appliquées de manière incomplète. Je demande donc au premier mi-
nistre de faire étudier les dispositions législatives qui devraient être prises pour les
renforcer dans l’intérêt de tous et en particulier de tous les élus qui ne doivent pas se
voir soupçonnés dans leur honneur par suite de faiblesses ou d’erreurs isolées.

Le jour même (21 juillet), l’UDR met en congé de groupe et de parti le député Ri-
ves-Henrys.
La COB ne reste pas inactive et propose à son tour de nouvelles règles en vue de
réguler le secteur des SCPI et d’éviter ainsi la multiplication des scandales suscep-
tibles de ruiner la confiance de l’ensemble des épargnants. Elle adresse le 17 juillet
aux quarante présidents de SCPI ainsi qu’aux commissaires aux comptes de ces
sociétés un communiqué pour les informer des règles comptables qu’ils devront
dorénavant observer, dans l’attente de l’élaboration d’un plan comptable définitif,
332 DAMIEN DE BLIC

annoncé pour l’année suivante. Il s’agit essentiellement de mettre fin aux prati-
ques de surévaluation du rendement des placements effectués par ces sociétés.
On peut citer parmi les nouvelles directives l’obligation de constitution de provi-
sions pour grosses réparations, la réévaluation annuelle du patrimoine immobilier,
sous le contrôle du commissaire aux comptes, ou encore la publication impérative
en annexe des pièces comptables officielles : prix d’achat hors taxe des immeu-
bles, coût hors taxe des travaux, mode d’évaluation des immeubles… Faute de res-
pecter ces directives, les sociétés civiles immobilières ne pourront obtenir le visa
de la COB désormais nécessaire à l’exercice de leur activité.
Moins de quinze jours après l’éclatement du scandale, on voit donc se dessiner
aussi bien les premières sanctions - puisque les principaux protagonistes sont
inculpés et livrés à l’opprobre par leur propre camp- que des amorces de rétablis-
sement de l’ordre par la rénovation des dispositifs défectueux.
Le terme de « scandale financier » s’impose définitivement et tend de plus à deve-
nir une rubrique à part entière dans la presse (c’est le cas du Monde qui réserve
quotidiennement dans son service « France » une page aux « scandales »).

L’impossible défense

Dans cette seconde phase de l’affaire, l’idée d’une stricte localisation du scandale
n’est donc plus guère défendue que par les accusés.
La volonté de sectorisation reste ainsi au cœur de la défense de Rives-Henrys, qui
se justifie publiquement dans une interview donnée à Paris-Jour le 20 juillet. Le
député y explique que c’est par Maître Rochenoir, avocat-conseil de la Garantie
foncière qu’il a connu Robert Frenkel, en 1968 ; qu’à cette époque, il s’était enquis
de l’honorabilité de Frenkel : « cette preuve m’a été apportée. M. Frenkel m’a pré-
senté une attestation de non-faillite de la chambre de commerce de Paris » ajoute-
t-il ; que les attaques dont il fait l’objet ont pour origine la malveillance des socié-
tés concurrentes. Le député estime en effet qu’ « une déclaration de l’Association
professionnelle des organes de gestion des sociétés civiles de placement immobi-
lier (APROGI) demandant l’an passé au ministre des Finances une enquête sur la
Garantie foncière a causé le scandale ». L’affaire ne serait donc, en définitive,
qu’une banale histoire de concurrence. La conclusion de ce discours c’est que
« dans cette histoire, l’homme politique n’a rien à voir et que seul l’homme
d’affaires est concerné. On a voulu mélanger les deux choses et s’en servir comme
plate-forme. » Et Rives-Henrys ajoute à propos du cumul des statuts de député et
d’administrateur de société qu’il y a été obligé parce que « la politique ne [lui] a
jamais permis de [s]e nourrir ». Les arguments sont repris par Tixier-
Vignancour qui cherche à montrer que rien n’est finalement prouvé, que les inté-
rêts ont toujours été servis normalement aux déposants et que derrière le scan-
dale, il faut rechercher la malveillance des concurrents : « on voit se profiler
l’ombre des requins ».
L’idée qu’il s’agit d’un problème strictement sectoriel est aussi soutenue, pour
quelques temps encore, par certains représentants de la majorité parlementaire.
LE SCANDALE DE LA GARANTIE FONCIERE : PREMIER EPISODE 333

La Nation, hebdomadaire de l’UDR, peut ainsi écrire le 16 juillet qu’il ne faut voir
dans le scandale des SCPI que « des cas d’escroqueries localisés, qui relèvent du
fait divers, inévitable en période d’urbanisation et de modernisation. Le reste est
manœuvres politiques. » L’hebdomadaire se félicite de plus du caractère « rigou-
reux et impitoyable » que prend la lutte « contre la spéculation immobilière et
financière » qui vient d’être lancée par le gouvernement à l’occasion de l’affaire de
la Garantie foncière. L’affaire ne doit pas faire oublier l’ « ennemi bien plus insi-
dieux » qu’est l’inflation, qui menace l’ensemble des « petits épargnants » qui en
sont « trop souvent les premières victimes ». Au total, « il n’y a pas de gaullisme
immobilier » : « L’affaire de la Garantie foncière est une affaire d’ordre financier »
ajoute encore la Nation (« les sans-grade de l’épargne », 27 juillet). Mais au vu des
réactions du reste de la presse, le propos paraît sonner dans le vide.

Un nouveau Panama ?

Les aventures de la Garantie foncière ont pris une telle ampleur qu’il est désor-
mais possible de parler de « L’Affaire » ou du « Scandale » sans autre précision.
Les premières mises en série sont réalisées. Le Figaro du 21 juillet dresse ainsi la
liste des scandales politico-financiers depuis l’affaire de Panama, en précisant
que« dans [cette] énumération ont été volontairement écartées des affaires où la
politique seule jouait un rôle sans lien aucun avec les milieux financiers ou
d’affaires, et c’est le cas, par exemple, pour l’affaire des fuites. De même certains
scandales ont été laissés de côté, parce que le monde politique n’y tenait aucun
rôle direct ou déterminant… en dépit du soin qu’apportent certains milieux à en-
rôler des hommes en vue pour assurer la respectabilité de leurs affaires. »
Le Figaro rappelle de même que si le député Rives-Henrys est passible des
condamnations édictées par l’article 263 du Code pénal (qui réprime l’usage pu-
blicitaire du titre de député), c’est grâce à la loi du 30 décembre 1928 votée à la
suite du scandale de la Gazette du franc, et rappelle que « la France reste encore
traumatisée par des affaires comme celle de Marthe Hanau et d’Alexandre Stavis-
ky » (16 août).
C’est sur ce thème que l’extrême-droite se saisit de l’affaire. C’est pour Rivarol que
Lucien Rebatet prend la plume, appelant à ranimer le mot d’ordre de février 1934,
« A bas les voleurs ! » (22 juillet). Il dénonce le « pourrissement général » dont sont
responsables aussi bien « les « gaullistes orthodoxes » que les « giscardiens » car
« tous appartiennent à la même détestable majorité. »
Il faut s’arrêter un instant sur la rhétorique développée par l’extrême-droite dans
la mesure où elle marque, avec la Garantie foncière, les derniers feux d’un antipar-
lementarisme qui s’est toujours nourri des scandales financiers en en faisant le
signe par excellence de la corruption du régime qu’il entend dénoncer : « Panama,
Stavisky, Garantie foncière… Les Républiques se suivent et se ressemblent.
L’argent est roi. Fripouillards et politicards s’attirent comme l’aimant attire la
limaille » se déchaîne Rivarol. Le même journal, réactive toute une série de thèmes
préférentiellement liés aux scandales, dans un article du 5 décembre intitulé
334 DAMIEN DE BLIC

« Stabilité dans la pourriture » dans lequel est évoqué « le flot de boue » représenté
par les affaires immobilières, lequel « peut bien se transformer en torrent ». Le
texte est accompagné de deux dessins, une « Marianne V » maquillée et boursou-
flée dont on nous dit qu’elle « dure et pue depuis 1958 » et un sans-culotte appuyé
sur une pile de dossiers portant des noms de scandales (« affaire Ben Barka », « af-
faire Markovic », « La Villette etc. », jusqu’à « la Garantie foncière ») et qui vomit
un flot de croix de Lorraine ainsi qu’un chéquier qui rappelle la figure des « ché-
quards » de Panama13. Pour Rebatet, « le scandale s’étend, avec ses odeurs de ma-
récage » (Rivarol, 12 août)14.
Aspects de la France, « hebdomadaire d’action française », ravive à son tour le souve-
nir des années trente :

En 1934, ce n’était pas le minable Stavisky que visait la campagne déclenchée par
l’Action française. C’était ses complices, les Bonnaure, les Dalimier, d’autres seigneurs
du régime. Il fallait montrer que l’affaire était une affaire politique, et qu’elle devait
avoir des conséquences pratiques. Elle en a eu : Daladier, Chautemps... ont été chassés
du pouvoir. Aujourd’hui de même, Frenkel ne nous intéresse que parce qu’il est un
maillon de la chaîne. Une chaîne qui par Rives-Henrys, député UDR, par Rochenoir,
grand pontife de l’UDR, nous conduira aux véritables responsables : ceux qui ont ren-
du l’escroquerie possible. L’affaire de la « Garantie foncière » est une affaire politique ;
elle doit avoir des conséquences politiques (« Qui a « étouffé » les mises en garde de la
COB ? », 19 août 1971).

Mais fait remarquable, l’héritier de l’Action française de Maurras s’essaie à concilier


un antiparlementarisme classique à une critique d’inspiration maintenant libé-
rale :

Non, ce n’est pas le régime capitaliste ou pseudo-capitaliste qu’il faut accuser, mais la
république elle-même. La République qui, théoriquement, repose sur la « vertu » des
citoyens et de leurs mandants encourage, en fait, tous les abus. Le « développement
économique » sert de prétexte à confondre ce qui devrait être séparé, et la centralisa-
tion étatique oblige les chefs d’entreprise à solliciter constamment l’aide ou
l’intervention de l’Etat. Il se crée ainsi un tissu politico-financier, une imbrication de
services rendus d’autant plus forte que le même parti demeure longtemps au pouvoir,
comme c’est le cas du parti gaulliste depuis 1958. Les entreprises ont besoin de l’Etat
mais le parti dominant a aussi besoin de soutiens financiers car il ne peut pas, avec les
seules cotisations de ses militants, subsister et faire face aux dépenses de plus en plus
importantes des campagnes électorales […] Un bon moyen de remédier à la confusion
qu’affecte de déplorer le Président de la République consisterait à soulager les entre-
prises de la tutelle contraignante de l’Etat. Aussi leurs dirigeants ne seraient-ils plus
obligés de quémander ses faveurs. […] Il conviendrait aussi de mettre fin à la « profes-

13. Ce dernier dessin est reproduit dans les annexes de cet article à l’adresse www.secret-
public.org.
14. Cette rhétorique n’est cependant pas l’apanage de la presse d’extrême droite. Le Nouvel observa-
teur, évoquant « la gravité et l’ampleur de la crise morale et psychologique » générée par le scandale
de la Garantie foncière, parle à son tour de la « pierre pourrie » et dénonce « la mauvaise haleine »
de la cinquième République (19 juillet). Témoignage chrétien dénonce un « pourrissement » qui étend,
« loin, ses manifestations » (12 août) et pour l’Aurore, la Garantie foncière constitue un « abcès »
malodorant qu’il faudra bientôt crever (20 juillet).
LE SCANDALE DE LA GARANTIE FONCIERE : PREMIER EPISODE 335

sion parlementaire » qui livre la direction du pays à des partis soucieux de tirer de
l’exercice du pouvoir le maximum d’avantages […] (3 août).

Ce qu’il faut démêler

Tout le monde s’accorde à dire en tout cas dès la deuxième quinzaine de juillet et
la révélation de l’autre scandale du Patrimoine foncier que le régime est atteint
par le scandale, opinion qui peut aller jusqu’à la dramatisation, dont joue Combat
par exemple :

Cette subite révélation d’une vérité scandaleuse frappe la masse des Français dans leur
conscience, dans leur sens de la justice et dans leurs intérêts. C’est ainsi que naissent
souvent les grands désarrois nationaux, c’est ainsi qu’en démocratie naissent les crises
politiques. Car le problème est politique. Le régime serait-il totalement étranger à ces
affaires ? Et l’est-il dès lors que certains de ses militants et même de ses dignitaires
sont plus ou moins impliqués dans le scandale ? [...] Tant d’habitudes sont prises, tant
d’intérêts engagés et liés, tant de gages échangés, tant de dettes contractées qu’on
peut penser qu’il est trop tard (14 juillet).

La dénonciation de l’intrication entre « l’argent et le pouvoir » devient un lieu


commun de l’affaire sur lequel s’accorde également l’ensemble des acteurs, comme
on l’a vu avec la déclaration de Pompidou. L’Express résume ainsi la polémique
dans le dossier spécial « Immobilier : l’argent sale » (19 juillet) qui se conclut sur
une « leçon à tirer » de la Garantie foncière où il est dit qu’ « il n’y a pas de grosse
fortune vite acquise sans collusion politique » : « Le scandale est là. Il est dans
cette imbrication du pouvoir et de l’argent, des affaires et de la politique. Il est
dans le réseau des protections et des complaisances à l’abri desquelles la cupidité
se déploie jusqu’à la spoliation de l’épargne publique. » Pour le Nouvel observateur
« L’affaire dépasse de beaucoup celle de la Garantie foncière et la personne de M.
Rives-Henrys de Lavaysse. C’est celle de tout le régime – et de ses tenanciers. Le
pouvoir pourrit, comme l’argent » (« l’Affaire », 26 juillet 1971). Témoignage chrétien
dénonce un « système » qui n’est pas « basé sur d’autre valeur que l’argent » (12
août) alors que l’Humanité rêve d’ « une société où l’argent ne serait plus la loi su-
prême » (26 juillet).
Ce thème du « pouvoir et de l’argent » recèle tout un potentiel scandaleux que la
Garantie foncière permet d’exploiter peu à peu. Un éditorialiste du Figaro estime
ainsi que « ce qui est incontestablement scandaleux dans le cas actuel, c’est qu’un
député puisse s’être mis en situation de s’entendre appliquer ce triple chef
d’inculpation : « escroquerie, abus de confiance, complicité d’abus de biens so-
ciaux ». Suit une énumération des dimensions scandaleuses, ou potentiellement
telles, de la Garantie foncière :

Ce qui est scandaleux, c’est qu’il [Rives-Henrys] n’ait pas donné sa démission de dé-
puté le jour où il s’est aperçu que sa fonction privée l’avait amené à couvrir une opéra-
tion délictueuse - que, du reste il avait le devoir de dénoncer sur-le-champ.
336 DAMIEN DE BLIC

Ce qui pourrait être scandaleux - mais la preuve n’est pas acquise - c’est que les activi-
tés répréhensibles du parlementaire en cause aient été suspectées, voire connues, de
certaines autorités et que l’on ait tant hésité avant de les mettre au grand jour.
Ce qui serait demain scandaleux, c’est qu’une fois lancée avec éclat, l’instruction ne
soit pas vigoureusement poussée, quels que puissent être ses prolongements directs
(éditorial du 21 juillet).

‚ Les partis mobilisent


C’est sur ces thèmes également que les partis d’opposition vont chercher à mobili-
ser. Le PCF, via l’Humanité, continue à porter la pression sur Rives-Henrys et sur
l’UDR. On peut lire ainsi dans ce quotidien, après l’affaire Willot :

La liste des scandales du régime s’allonge. A chaque coin de voile levé sur la face ca-
chée du royaume pompidolien apparaît une parcelle du mal qui ronge notre pays : la
pourriture de l’argent. Et toujours l’UDR a ses représentants dans la curée. Du gouffre
de la Villette aux tours de passe-passe des sociétés immobilières, les milliards valsent
et l’UDR tient une place de premier plan dans la danse […] Dans toutes ces affaires
immanquablement, une ficelle vous conduit vers des hommes du parti dominant. Et
leurs frères giscardiens, leurs cousins centristes ne sont pas en reste. Les uns se font
leurs lois pour trafiquer, spéculer, ramasser des milliards en toute tranquillité ; les au-
tres, pendant ce temps, vous parlent de « nouvelles sociétés » et même de « socia-
lisme ». L’insolence capitaliste s’étale dans toute sa splendeur, amis aux chômeurs, aux
smicards révoltés par le spectacle, l’UDR et ses alliés parlent de liberté. […] En fait,
c’est tout le système lui-même qui devient intolérable. Et la multiplication des scanda-
les le fait apparaître aux yeux de travailleurs encore trompés, sous son vrai visage : ce-
lui des magouilleurs.

Ce travail de mise en évidence des liens entre les individus inculpés et la corrup-
tion de l’ensemble du régime est repris par le PCF lui-même. Après que Giscard
déclare à la presse le 15 juillet que les républicains indépendants qu’il préside sont
« innocents » du problème des SCPI, le PCF répond, par la Fédération de Paris :

Lors des élections législatives de 1968, M. Junot, vice-président des indépendants gis-
cardiens de Paris, candidat dans le XIXe arrondissement, choisit comme suppléant M.
Jean-Pierre Delarue, notaire à Pantin, dépositaire des statuts de la Garantie Foncière
et depuis suspendu de ses fonctions pour infraction à la législation sur les chèques.
Par ailleurs, M. Junot, qui conduisait la liste Paris-Majorité aux élections municipales
de mars 1971, n’hésitait pas à se faire parrainer par M. Rives-Henrys de Lavaysse, alors
président de la Garantie foncière.

Le PCF organise le 27 juillet une première manifestation qui ne remporte pas un


succès remarquable : 1500 manifestants se retrouvent devant la mairie du dix-
neuvième arrondissement, autour du slogan de « Rives-Henrys démission »15.
L’événement n’est cependant pas anodin. D’abord parce qu’il a été annoncé et
repris par l’ensemble de la presse, mais aussi par la symbolique du parcours des
manifestants : ces derniers se rendent en effet de la mairie de quartier aux abat-

15. Cf. les quotidiens en date du 28 juillet.


LE SCANDALE DE LA GARANTIE FONCIERE : PREMIER EPISODE 337

toirs de la Villette, marquant ainsi le lien entre les différents scandales qui affec-
tent le régime. Combat souligne la justesse de l’opération : « Reconnaissons en effet
que de M. Rives-Henrys à la Villette en un quart d’heure de marche, cela fait
beaucoup pour un seul et même pouvoir. » La manifestation contribue donc à af-
fermir l’idée qu’il s’agit bien d’un problème politique : le lieu choisi n’est pas le
siège de la Garantie foncière, mais un lieu emblématique d’exercice du pouvoir
politique.
La dénonciation du capitalisme est également assumée par le tout nouveau Parti socia-
liste. Dans un communiqué du 26 juillet, la Fédération de Paris du PS dénonce « une tare
de la société capitaliste » :
Dans un système où le profit est roi, l’argent vénéré, la confusion entre l’exercice
de la puissance publique et certaines activités privées est une réalité permanente,
le scandale de la Garantie foncière, venant après d’autres (La Villette) et dans le-
quel est impliqué un député UDR (dont on s’étonne qu’il le soit encore) ne peut
nous surprendre. Et pour nous ce scandale ne résulte pas seulement des agisse-
ments de quelques individus, mais il est une conséquence du système capitaliste
et de la politique foncière des gouvernements de la Ve république.

‚ Et les victimes ?
Le Comité de défense continue pendant ce temps à s’organiser. Ses deux diri-
geants, Rosy Kajman (secrétaire-trésorière) et Robert Cazilhac (président) affir-
ment disposer de plus d’un millier de demandes d’adhésions au 20 juillet (30
francs de droit d’entrée sont demandés et 30 francs de cotisation). « Nos buts les
plus immédiats [en attendant la tenue d’une assemblée générale prévue en sep-
tembre] sont d’avoir un maximum d’adhérents, d’éviter la panique et d’essayer de
nous faire payer les intérêts qui auraient dû nous être versés le 15 juillet. »
Le comité de défense ne peut cependant pas se porter partie civile, puisqu’il n’existait pas
au moment des faits qui ont motivé l’ouverture de l’instruction, mais il envisage de de-
mander à quelques uns de ses membres de se porter partie civile à titre individuel : c’est le
cas de M. Cazilhac, suivi par d’autres souscripteurs. Les premiers témoignages de sous-
cripteurs sont recueillis par la presse :

« Je suis désespéré, dit M. P… L…, un porteur de parts que nous avons rencontré hier
devant le siège social de la GF, rue Jasmin (XVIe). Je suis retraité et j’ai absolument
besoin de ces revenus que me procuraient mes quarante parts pour vivre, car avec ma
seule retraite, ce n’est pas possible. Je sais bien que la vente des immeubles peut cou-
vrir les frais, mais va-t-elle se faire un jour ?
« Je suis porteur de 15 parts, dit un autre, j’ai été trompé de la façon la plus claire qui
soit car M. Frenkel m’a assuré que je pourrais les revendre quand je voudrais. Je dois
en effet acheter un appartement en janvier prochain, et je comptais sur la revente de
mes parts. Je suis vraiment extrêmement gêné » (l’Aurore du 21 juillet).

La reconnaissance de ces porteurs de parts comme des victimes ne fait toutefois


toujours pas l’unanimité. Lutte ouvrière précise par exemple que « ce qui nous scan-
dalise, ce n’est pas le sort de ces « petits épargnants » ayant « confié leurs écono-
mies » à Frenkel ou à Rives-Henrys. Ce qui nous scandalise, c’est le sort des mil-
338 DAMIEN DE BLIC

liers de travailleurs mal logés, ou déportés dans de lointaines banlieues sans


transports parce que quelques requins de la finance y trouvent leurs bénéfices »
(15 juillet). La liste de ceux qui peuvent prétendre au titre de victimes s’allonge du
même coup : aux épargnants viennent s’ajouter les travailleurs et même, pour cer-
tains, Paris « défiguré » par la spéculation immobilière.

Prochain épisode :
« L’automne du scandale »

También podría gustarte