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Normand Baillargeon
Là-haut,
Sous la direction de
il n’y a
Rien il n’y a
Anthologie de
l’incroyance et de
Là-haut, la libre-pensée
Rien
il n’y a
Rien
J’ai conçu la présente anthologie comme une ressource
Anthologie de l’incroyance
réunissant des textes et des idées susceptibles d’aider qui le
voudra à approfondir sa connaissance d’une riche tradition
et de la libre-pensée
de pensée et de militantisme, une tradition qui me semble
conserver aujourd’hui sa fraîcheur et sa pertinence, tout
particulièrement en ces heures de laïcité supposée ouverte
Sous la direction de et de multiplication des accommodements avec la religion.
Normand Baillargeon
Dans cet ouvrage, des penseurs de toutes les époques et de
diverses cultures exposent les grandes positions que l’on
retrouve au sein de la famille de l’incroyance, les principaux
arguments pour et contre l’existence de Dieu, les explications
Sous la direction de
naturalistes des sources de la croyance religieuse, les méfaits Normand Baillargeon
il n’y a rien
de la religion, les éthiques non religieuses et le principe de
laïcité dans l’espace public et en éducation.
Là-haut,
Anthologie
Normand Baillargeon
de l’incroyance
et de la libre-pensée
Anthologie de l’incroyance
collection et de la libre-pensée
Quand la philosophie fait
collection
Quand la philosophie fait
Couverture : iStockphoto
collection
ISBN 978-2-7637-8761-9 Quand la philosophie fait
Philosophie
Là-haut,
il n’y a
RIEN
Quand la philosophie fait popâ•›! Exploration philosophique de la culture populaire
Collection dirigée par Normand Baillargeon et Christian Boissinot.
Philosophieâ•›: discipline qui pose depuis plus de 2 500 ans ces grandes et fondamentales
questions concernant le sens de la vie, la nature de la vérité, le bien, le beau, etc.â•›;
Faire popâ•›: éclatement des frontières de la philosophie, ouverture à des sujets plus
prosaïques, mise à l’écart d’une terminologie trop techniqueâ•›;
Normand Baillargeon
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Â�Société
d’aide au développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de
leur programme de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme
d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.
Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XI
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
2. L’EXISTENCE DE DIEU. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55
2.1 Critique de l’argument téléologique (David Hume). . . . . . . 59
2.2 Desseinâ•‹? Oui. Intelligentâ•‹? Non. (Massimo Pigliucci). . . . . 74
2.3 L’argument de l’incohérence (Michael Martin). . . . . . . . . . . 87
2.4 Quelques preuves de l’inexistence de Dieu
(Sébastien Faure). . . . . . . . . . . . . . . . . .å°“ . . . . . . . . . . . . . . . 92
8. L’ATHÉISME ET LA LIBRE-PENSÉE…
EN VERVE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 305
Intermèdeâ•‹: paroles de croyants . . . . . . . . . . . . . . . . . .å°“ . . . . . . . 310
Reprise des hostilités . . . . . . . . . . . . . . . . . .å°“ . . . . . . . . . . . . . . . 314
Légères difficultés à méditer pour qui veut perdre son temps . . . 325
Annexe
Acte d’apostasie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 329
Remerciements
Ni Dieu ni maître
Mieux d’être
Jacques Prévert
***
***
personnes présentes à sa table, treize étaient athées, les deux autres n’ayant
pas encore terminé leur réflexion sur la question. Hume, dit-on, en fut
déconcerté.
Dès lors qu’on se rappelle que tout cela se passait en Europe, au
XVIIIe siècle, on peut comprendre que Hume n’eut encore jamais fait
pareille rencontreâ•‹: c’est que l’incroyance en général et l’athéisme en
particulier n’étaient pas, à cette époque pas si lointaine, des positions
qu’on pouvait sans péril afficher publiquement. Pareil aveu pouvait en
effet vous valoir de nombreux désagréments et Hume lui-même, qui fut
possiblement athée, était bien placé pour le savoir, puisque des accusa-
tions d’incroyance lancées contre lui avaient suffi, par deux fois, à faire
écarter sa candidature à un poste de professeur qu’il convoitait.
Mais quand on ajoute que cela se passait en France et que l’hôte en
question était le baron d’Holbach, on s’étonne aussi de la surprise de
Hume de rencontrer pareille assemblée. C’est que le XVIIIe siècle euro-
péen, tout particulièrement en France, est celui des Lumières et, partant,
le siècle d’un vaste et ambitieux projet politique, économique, social et
pédagogique d’émancipation intellectuelle et de construction et de valo-
risation de l’autonomie rationnelle des sujets. Ce siècle, on le sait,
annonce entre autres choses la laïcité, la fin du traitement préférentiel
accordé aux religions, la séparation de l’Église et de l’État, ainsi que l’ins-
truction publique gratuite, universelle et laïque. Or, le domicile du baron
d’Holbach était précisément un des hauts lieux où germaient de telles
idées et c’est là, sans doute plus que nulle part ailleurs en Europe, qu’on
avait la chance de rencontrer des athées — mais aussi des incroyants, des
agnostiques et des anticléricaux.
De ces philosophes naissait, en même temps que l’espérance de la
diffusion et du triomphe des idées pour lesquelles ils se battaient, l’espoir
raisonnable que viendrait ce moment où la religion serait affaire privée,
sans privilège d’aucune sorte entre toutes les autres croyances des êtres
humainsâ•‹: dès lors, l’athéisme, l’agnosticisme et l’incroyance seraient des
convictions qu’on pourrait sans gêne ni honte avouer devant tous.
Des progrès énormes ont été faits sur tous ces plans et nul n’en doute
moins que moi. Pourtant, nous sommes encore bien loin de l’idéal visé,
notamment en ce qui concerne la place, le statut et l’importance des
religions.
Introduction 3
C’est ainsi que le moindre regard sur l’actualité laisse voir que la
religion et la croyance en un dieu personnel occupent encore, dans bien
des endroits du monde, une place prépondérante dans les affaires publi-
ques, et qu’elles sont, l’une comme l’autre, une cause importante de
conflits, de tensions, de guerres, de misères et de souffrances, en même
temps qu’une source, semble-t-il inépuisable, de croyances délirantes et
malsaines et de comportements qui leur sont associés.
À qui rappelle ces faits, on rétorque souvent que des croyances reli-
gieuses de cette nature et ayant de tels déplorables effets sévissent sans
doute, mais que c’est dans des régions particulières du monde et cruelle-
ment marquées, outre par la misère économique, par le manque de livres,
d’éducation et de culture. C’est en partie exact et l’on trouvera en effet
dans ces régions, et en grand nombre, de ces imams, ayatollahs, rabbins,
pasteurs, prêtres, et autres chefs spirituels ayant des amis imaginaires et
invisibles, profitant de l’ignorance et de la pauvreté de millions de
personnes endoctrinées dès l’enfance qui suivent aveuglément leurs
souvent déplorables préceptes et diktats. Mais on en trouve encore ici,
chez nous, où ils y étaient légion et puissants il n’y a pas si longtemps.
De plus, on aurait grand tort, apercevant au loin cette sinistre forêt,
de ne pas porter attention à ce qui se passe plus près de nous, par exemple
au cœur même de la plus puissante et riche nation du monde, notre
voisine, où des millions de fondamentalistes chrétiens attendent, en
Â�l’appelant de leurs vœux, la fin des temps qu’ils nomment «â•‹raptureâ•‹» ou
«â•‹armageddonâ•‹».
Ces formes de la croyance religieuse sont bien entendu extrêmes et,
pour ces raisons, faciles à apercevoir et à dénoncer. C’est notamment
contre elles que furent inventées la laïcité, la séparation de l’Église et de
l’État, la liberté de conscience. Mais au cœur même des sociétés suppo-
sées laïques et des riches démocraties libérales, on assiste, en ce moment
même, sinon à un net effritement et à un substantiel recul de l’idéal
laïque de neutralité, du moins à son érosion et à la multiplication de
certaines formes, subtiles ou moins subtiles, de traitement préférentiel
des religions.
C’est ainsi que, faisant entorse au principe capital de la liberté d’ex-
pression, on entend ici promulguer des lois contre le blasphèmeâ•‹; qu’on
n’hésite pas, là, à menacer de censure, voire à réellement censurer, un
livre, une caricature, une représentation théâtrale, un film ou quiconque
critique la religion avec une dureté qu’on ne remet pas en question quand
4 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
il s’agit de tout autre objetâ•‹; c’est ainsi qu’ailleurs encore on tolère, parce
qu’ils sont le fait de représentants d’une foi donnée, des agissements et
des paroles qu’on ne tolérerait jamais s’il s’agissait d’autres personnesâ•‹; et
c’est encore ainsi qu’on accorde, dès lors que des motifs religieux sont
invoqués, des privilèges ou des accommodements qu’il ne viendrait à
l’esprit de personne de demander — et encore moins d’accorder — pour
tout autre motif ou toute autre croyance.
Au Québec, l’idée d’un enseignement culturel des religions a, avec
raison, paru aux partisans de la laïcité (et pas seulement aux incroyants)
représenter une grave menace à l’idée d’une école laïque et constituer une
manière à peine déguisée de continuer à accorder dans l’école un traite-
ment préférentiel aux croyances religieuses. En avril 2008, la ministre de
l’Éducation, du Loisir et du Sport expliquait d’ailleurs, sans que cela
suscite de vive réaction indignée, que si les rites et les symboles de cinq
grandes religions et des spiritualités autochtones seraient enseignées dans
ce nouveau programme intitulé Éthique et culture religieuse, on n’y trai-
tera pas de l’athéisme (Le Devoir, 19 avril 2008, page a3), ce terme étant,
aux yeux du ministère de l’Éducation et de ses experts, «â•‹connoté négati-
vementâ•‹».
De même, simplement au nom de la laïcité correctement comprise,
bien des demandes d’accommodement religieux devraient d’emblée nous
paraître absolument irrecevablesâ•‹: leur acceptation, dès lors qu’on n’ac-
corderait pas ces accommodements si un motif autre que religieux était
invoqué, témoigne, cette fois encore, de notre propension collective à
consentir, parmi l’ensemble des croyances, un traitement préférentiel aux
croyances religieuses.
Devant tout cela, j’ai donc souhaité, par cette anthologie, rappeler
qu’il existe une très longue, très riche et très respectable tradition de
pensée incroyante. J’ai voulu montrer, aux Hume d’aujourd’hui qui n’en
auraient jamais rencontrés, qu’il existe des incroyants et des athées, qu’il
est tout à fait possible de vivre une vie pleine, riche et heureuse en étant
incroyant, et que cette position n’a rien de honteux et d’inavouable.
Mieuxâ•‹: que les idées que défendent les incroyants sont de celles qui nous
aident à mieux vivre et surtout à vivre debout, en faisant lucidement face
au monde pour donner un sens à notre vie, en restant à l’abri d’illusions
qui sont peut-être réconfortantes, mais qui n’en demeurent pas moins
infantilisantes et dangereuses. Pareilles idées, me semble-t-il, méritent
amplement d’être connues, discutées et méditées, puisque, osons le dire
Introduction 5
sans ambages, bien des reculs des religions sont des avancées pour l’hu-
manité.
Le fait est, fort heureusement — et n’en déplaise aux commissaires,
aux experts patentés, aux ministres et à leurs fonctionnaires —, que les
idées de la grande famille de l’incroyance, qui comprend les athées, les
agnostiques, les libres penseurs, les humanistes, les défenseurs de la laïcité
et, plus récemment, les brights, sont aujourd’hui de plus en plus connues,
discutées, entendues et surtout jugées crédibles.
En témoigne par exemple cette intense activité éditoriale qui a récem-
ment produit de nombreux ouvrages, dont certains ont connu d’inat-
tendus mais retentissants succès de librairie. Citons pour mémoire, et
entre de très nombreux autresâ•‹: Pour en finir avec Dieu, de Richard
Dawkins, Breaking the Spell, de Daniel Dennett, God is not Great, de
Christopher Hitchens, Atheist Universe, de David Mills, Godâ•‹: The Failed
Hypothesisâ•‹: How Science Shows that God does not Exist, de Victor J.
Stenger, et Traité d’athéologie, de Michel Onfray.
En témoigne aussi, et plusieurs lecteurs, à l’instar de Hume, seront
sans doute étonnés de l’apprendre, le grand nombre d’incroyants, d’athées
et d’agnostiques qu’on trouve désormais dans plusieurs régions du
monde.
Certes, de telles données doivent être prises avec des réserves
puisqu’on devine aisément qu’il est malaisé de mesurer de tels phéno-
mènes. Néanmoins, toutes les données les plus crédibles dont nous
disposons indiquent bien, du moins pour un grand nombre de pays du
Nord et dans plusieurs des démocraties libérales, une nette tendance à la
progression de l’incroyance. (Les États-Unis, avec des niveaux et des
contenus de croyance religieuse qui rappellent ceux des pays les plus
pauvres du tiers-monde, sont ici exception.)
Il y aurait vraisemblablement, en ce moment, entre 500 et 750
millions de personnes qui ne croient pas en Dieu et on découvrira à la
lecture du tableau reproduit à la fin de cette introduction les 50 pays qui
sont les premiers de classe de l’incroyance — on notera alors que
l’athéisme est presque inexistant en Afrique, en Amérique latine, en Asie
et au Moyen-Orient. Commentant ces chiffres, leur compilateur, Phil
Zuckerman, a écritâ•‹: «â•‹Au vu de ces estimations, on peut conclure qu’il y
a approximativement 58 fois plus d’athées que de mormons, 41 fois plus
d’athées que de juifs, 35 fois plus d’athées que de sikhs et deux fois plus
6 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
***
Notons qu’on peut aussi vouloir désigner par religion des choses qui
n’ont, en bout de piste, et il est crucial de le rappeler, à peu près rien à
voir avec ce qui précède et que dès lors parler à leur propos de religion est
une bien triste et sinistre imposture.
C’est ainsi qu’on pourra vouloir désigner comme religion une
certaine attitude intellectuelle face au monde (ce fut, par exemple, très
probablement le cas de Spinoza, et très certainement celui d’Albert Eins-
tein, proclamant que «â•‹dieu ne joue pas aux désâ•‹» pour indiquer qu’il
existe un ordre mathématiquement accessible et exprimable de la nature)â•‹;
ou encore une certaine attitude émotionnelle face à l’univers — qui est
au demeurant accessible à tout le monde, que l’on soit ou non croyant
— et à laquelle souscriront volontiers la plupart des incroyants, dès lors
qu’elle est compatible avec ces valeurs humanistes et de rationalité qui
leur sont chères. Mais parler alors de religion sans plus de qualification
est une erreur grave et profondément confusionnelle.
À propos justement de cette attitude émotionnelle et de ces valeurs
que je viens d’évoquer, je voudrais insister sur un point qui me semble
très important et qui distingue quelque peu mon propre athéisme de
celui qui est professé en ce moment par certains penseurs renommés
pour leur incroyance et leur militantisme.
Certes, et comme à eux, le fait de développer une forme ou l’autre de
scepticisme et d’incroyance à l’endroit des religions — entendues au sens
où je les ai décrites précédemment — me semble une saine et importante
attitude à adopter. Mais cela ne constitue à mes yeux qu’une condition,
souhaitable sans doute, contributive très certainement, mais ni nécessaire
ni encore moins suffisante, à la réalisation d’un programme positif pour
l’humanité qui m’importe plus que tout, qu’un préalable, donc, à la
possible adoption et défense de certaines valeurs intellectuelles et morales
desquelles dépend la réalisation de ce programme — qu’on pourra
appeler ici, pour faire court, le programme humaniste. Cela explique
pourquoi certains incroyants, partageant pourtant avec moi cette atti-
tude sceptique intellectuelle préalable, mais ayant ensuite adopté des
valeurs intellectuelles et morales anti-humanistes, me semblent plus
étrangers encore que bien des croyants qui ne partagent évidemment pas
mon athéisme, mais qui adhèrent sincèrement à bon nombre des valeurs
humanistes que je défends. Je préférerais ainsi mille fois passer une soirée
avec un père jésuite se battant en Amérique latine au nom de la théologie
de la libération, qu’avec Nietzsche, cet athée antihumaniste qui est, par
8 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
***
***
Plusieurs recherches ont été menées depuis les années 1930 sur les
relations, chez l’individu, entre croyances religieuses et divers aspects de
la moralité. Shermer en rapporte plusieurs et conclut€ comme suit sa
Introduction 9
synthèseâ•‹: «â•‹[il est clair] que non seulement la religion ne rend pas néces-
sairement une personne morale, mais qu’elle peut en outre conduire à
plus d’intolérance, de racisme, de sexisme et porte atteinte à bien d’autres
valeurs qui sont chères à une société libre et démocratiqueâ•‹».
Zuckerman3, dont les travaux, on l’a vu, montrent que l’athéisme et
l’incroyance sont en progression dans nombre de pays, avance aussi, dans
la synthèse qu’il propose de la recherche la plus crédible, qu’athéisme et
incroyance tendent à être positivement et fortement corrélés avec le degré
d’éducation des individus4, avec des indices d’égalité entre les sexes, avec
le degré de sécurité des sociétés, mais aussi avec de faibles taux de crimi-
nalité, d’homicide, de divorce, de pauvreté et de mortalité infantile.
Ses conclusions sont encore confirmées par une des plus intéressantes
études sur ce sujet parues ces dernières années, une riche méta-analyse
publiée dans le Journal of Religion and Society en 20075.
L’auteur y montre d’abord qu’on assiste bien, dans les démocraties
développées, à «â•‹un déclin marqué de la religiosité au profit de la sécula-
risationâ•‹». Mais l’auteur rappelle en outre que de très abondantes données
concernant les taux de dysfonctionnement et de santé des sociétés sont
désormais disponibles, à l’échelle mondiale, et que ces données sont en
fait si abondantes et fiables que les études comparatives concernant les
taux de religiosité et les conditions des sociétés qu’elles permettent de
réaliser constituent «â•‹une expérimentation épidémiologique à grande
échelleâ•‹» permettant justement de tester l’hypothèse voulant que des
hauts taux de croyance et d’adoration d’un créateur sont des conditions
nécessaires d’un taux élevé de santé sociale.
La principale conclusion de l’étude est la suivanteâ•‹: «â•‹Les corrélations
que permettent d’établir les données montrent qu’à presque tous égards
les démocraties fortement sécularisées connaissent de bas taux de dysfonc-
***
dable dans une société laïque, et plus encore dans une société laïque
multi-confessionnelle, la part de ce que les religions disent et enseignent
dont la connaissance paraîtrait constituer un héritage culturel à trans-
mettre par l’école serait enseignée dans les classes où s’enseignent les
seules choses que doit transmettre l’école, c’est-à-dire des savoirs — donc,
notamment, en classe de science, d’histoire et de littérature où tout cela
serait enseigné en extériorité, à charge ensuite pour chacun de décider
comment se situer face à ces informations par lesquelles seront rendues
manifestes d’irréductibles contradictions entre certaines croyances reli-
gieuses et le savoir accumulé de l’humanité ainsi qu’avec certaines des
valeurs communément admises dans notre société.
On touche ici à ce qui constitue à mes yeux une des idées les plus
importantes défendues dans ce livre et qui concerne le maintien et la
propagation des croyances religieuses. Je reconnais sans ambages à tous
les adultes tous les droits à leurs croyances qu’on voudra, mais je m’ins-
cris en faux contre l’opinion communément admise selon laquelle des
adultes ont un droit que rien ne viendrait tempérer d’imposer ces
croyances à leurs enfants. Les Jésuites, ces éducateurs, ne s’y trompaient
pas quand ils demandaient seulement qu’on leur confie les enfants,
promettant de rendre ensuite à la religion un adulte à sa convenance. Je
pense pour ma part que les enfants ont le droit, en matière de religion, à
un avenir ouvert, dans lequel ils pourront choisir d’adhérer ou non à une
religion ou de ne pas avoir de religion du tout et que c’est précisément le
rôle de l’école publique de rendre ce droit effectif et de lui donner de la
substance. Le programme Éthique et culture religieuse nous éloigne de
cet objectif et je le déplore amèrement.
Mais il y a, bien entendu, bien pire et, aujourd’hui encore, on consi-
dère dans certains milieux, dans certaines cultures et dans certaines
sociétés, qu’il est légitime que des parents envoient leurs enfants à des
écoles d’une confession religieuse donnée, ces mêmes enfants étant
appelés, au seul motif du hasard de leur naissance, des «â•‹petits juifsâ•‹», des
«â•‹petits musulmansâ•‹», et ainsi de suite.
Les religions qui existent aujourd’hui n’ont pas toujours existé et, si
elles demeurent vivantes et prospères après des temps aussi longs, c’est
qu’elles sont particulièrement bien adaptées pour survivre parmi les êtres
humains. Pour briser le cycle de leur reproduction, il faudra briser celui
de leur propagation d’une génération à l’autre qui est rendue possible par
12 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
***
Tableau 1
Les 50 pays comprenant la plus grande proportion
d’athées et d’agnostiques
Pourcentage
d’athées, Nombre
Population d’agnostiques d’athées,
Pays
totale (2004) et d’incroyants d’agnostiques
en un dieu et d’incroyants
personnel (%)
Suède 8 986 000 46 - 85 4 133 560 –
7 638 100
Vietnam 82 690 000 81 66 978 900
Danemark 5 413 000 43 - 80 2 327 590 –
4 330 400
Norvège 4 575 000 31 - 72 1 418 250 –
3 294 000
Japon 127 333 000 64 - 65 81 493 120 –
82 766 450
République tchèque 10 246 100 54 - 61 5 328 940 –
6 250 121
Finlande 5 215 000 28 - 60 1 460 200 –
3 129 000
France 60 424 000 43 - 54 25 982 320 –
32 628 960
Corée du Sud 48 598 000 30 - 52 14 579 400 –
25 270 960
Estonie 1 342 000 49 657 580
Allemagne 82 425 000 41 - 49 33 794 250 –
40 388 250
Russie 143 782 000 24 - 48 34 507 680 –
69 015 360
Hongrie 10 032 000 32 - 46 3 210 240 –
4 614 720
Pays-Bas 16 318 000 39 - 44 6 364 020 –
7 179 920
Grande-Bretagne 60 271 000 31 - 44 18 684 010 –
26 519 240
Introduction 15
Pourcentage
d’athées, Nombre
Population d’agnostiques d’athées,
Pays
totale (2004) et d’incroyants d’agnostiques
en un dieu et d’incroyants
personnel (%)
Belgique 10 348 000 42 - 43 4 346 160 –
4 449 640
Bulgarie 7 518 000 34 - 40 2 556 120 –
3 007 200
Slovénie 2 011 000 35 - 38 703 850 –
764 180
Israël 6 199 000 15 – 37 929 850 –
2 293 630
Canada 32 508 000 19 - 30 6 176 520 –
9 752 400
Lettonie 2 306 000 20 - 29 461 200 –
668 740
Slovaquie 5 424 000 10 - 28 542 400 –
1 518 720
Suisse 7 451 000 17 - 27 1 266 670 –
2 011 770
Autriche 8 175 000 18 - 26 1 471 500 –
2 125 500
Australie 19 913 000 24 - 25 4 779 120 –
4 978 250
Taiwan 22 750 000 24 5 460 000
Espagne 40 281 000 15 – 24 6 042 150 –
9 667 440
Islande 294 000 16 - 23 47 040 –
67 620
Nouvelle-Zélande 3 994 000 20 - 22 798 800 –
878 680
Ukraine 47 732 000 20 9 546 400
Biélorussie 10 311 000 17 1 752 870
Grèce 10 648 000 16 1 703 680
Corée du Nord* 22 698 000 15* 3 404 700
16 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
Pourcentage
d’athées, Nombre
Population d’agnostiques d’athées,
Pays
totale (2004) et d’incroyants d’agnostiques
en un dieu et d’incroyants
personnel (%)
Italie 58 057 000 6 - 15 3 483 420 –
8 708 550
Arménie 2 991 000 14 418 740
Chine* 1 298 848 000 8 - 14* 103 907 840 –
181 838 720
Lituanie 3 608 000 13 469 040
Singapour 4 354 000 13 566 020
Uruguay 3 399 000 12 407 880
Kazakhstan 15 144 000 11 – 12 1 665 840 –
1 817 280
Estonie 1 342 000 11 122 000
Mongolie 2 751 000 9 247 590
Portugal 10 524 000 4-9 420 960 –
947 160
États-Unis 293 028 000 3-9 8 790 840 –
26 822 520
Albanie 3 545 000 8 283 600
Argentine 39 145 000 4-8 1 565 800 –
3 131 600
Kirghizistan 5 081 000 7 355 670
République 8 834 000 7 618 380
�dominicaine
Cuba* 11 309 000 7* 791 630
Croatie 4 497 000 7 314 790
POSITIONS :
PETITE CARTOGRAPHIE
DE L’INCROYANCE
2
Parmi les incroyants, il semble plus courant de se dire agnostique,
plutôt que de se déclarer ouvertement athée. Les sondages sur l’apparte-
nance religieuse font normalement peu de distinctions entre les diffé-
rents niveaux d’incroyance. Si l’on voulait faire des distinctions, pour
que les résultats soient utiles, il faudrait préalablement des définitions
claires des termes utilisés dans les questions. Il conviendrait donc de
réfléchir au sens de ces deux étiquettes. Que signifie donc le mot «â•‹agnos-
tiqueâ•‹»â•‹? Le mot «â•‹athéeâ•‹»â•‹?
D’abord, partons du principe que le sens générique du mot
«â•‹athéismeâ•‹» est «â•‹a-théismeâ•‹», c’est-à-dire «â•‹sans théismeâ•‹», où le «â•‹aâ•‹» est
privatif, signifiant l’absence. Le théisme est généralement défini comme
la croyance en un dieu personnel, créateur de l’universâ•‹; ce dieu est
«â•‹distinct du monde mais exerçant une action sur luiâ•‹» (Petit Robert),
donc intervenant dans les affaires humaines. (Le présent article ne traite
pas du déisme — croyance en un dieu créateur mais non personnel, reje-
tant l’intervention divine et la révélation —, ni du panthéisme. L’athéisme
se définit donc ici par opposition au théisme.)
Cette interprétation du mot «â•‹athéismeâ•‹» n’est pas la seule possible.
On peut comprendre le préfixe «â•‹aâ•‹» au sens de la négation, et l’athéisme
serait alors la négation de l’existence du dieu théiste, donc l’affirmation
de sa non-existence. Mais je préfère nettement la définition «â•‹athéismeâ•‹»
= «â•‹absence de théismeâ•‹» car la signification négative s’apparente à
l’athéisme fidéiste que j’aborderai plus bas.
L’agnosticisme est un terme assez moderne. Selon le Petit Robert, le
mot français a été emprunté à l’anglais en 1884. Effectivement, c’est dans
la deuxième moitié du XIXe siècle que Thomas H. Huxley1, orateur et
célèbre partisan du darwinisme, a conçu le mot «â•‹Agnosticismâ•‹» (la majus-
cule est de Huxley) pour désigner le sain scepticisme qu’il prônait face à
toute idée préconçue ou hypothèse gratuite. Il est signifiant que le terme
«â•‹agnosticismeâ•‹» se construit par opposition à «â•‹gnostiqueâ•‹», indiquant le
rejet de la religion mystique.
1. Thomas Henry Huxley, Agnosticism and Christianity and other Essays, Buffalo,
Prometheus Books, 1992.
1. POSITIONSâ•‹: PETITE CARTOGRAPHIE DE L’INCROYANCE 19
Foi et raison
La grille 1 permet de placer plusieurs termes dans un contexte, faisant
ressortir les rapports avec d’autres termes semblables, connexes ou
contraires. Ce schéma est inévitablement simpliste, car les nuances d’in-
croyance et de croyance ne se mettent pas facilement dans de petites
boîtes, mais c’est une ébauche informelle.
Les croyances et incroyances peuvent s’appuyer sur la foi ou sur l’ob-
servation et la raison, ou peuvent être adoptées naïvement, sans réflexion,
assimilées passivement du milieu social. C’est cette diversité qui est repré-
sentée dans les trois colonnes A, B et C, plaçant la foi et la raison aux
pôles. Le théisme s’appuie surtout sur la foi (case A3), mais est souvent
adopté par simple conformisme (case B3). Parfois, les théistes essaient
d’établir leur croyance sur la base de la raison (case C3). Un exemple de
cette dernière approche est celle de Swinburne2, qui tâche de prouver, à
l’aide du théorème de Bayes, que la probabilité de l’existence du Dieu
chrétien est supérieure à 50 %. Son argumentation est loin d’être convain-
cante, mais il faut apprécier l’effort.
L’axe vertical de ce schéma représente donc la dimension croyance-
incroyanceâ•‹; en montant, on s’éloigne du théisme. L’axe horizontal repré-
sente la dimension foi-raisonâ•‹; en se déplaçant vers la droite, on s’éloigne
du fidéisme, que j’associe à une façon absolue de croire ou de ne pas
croire.
2. Richard Swinburne, The Existence of God (édition révisée), Oxford, Clarendon Press,
1991.
20 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
A B C
Absolu ou Naïf ou Rationnel ou
fidéiste pratique raisonnable
1. Athéisme Athéisme fidéisteâ•‹: Athéisme Athéisme
«â•‹J’ai la certitude pratiqueâ•‹: rationnelâ•‹:
absolue qu’aucun «â•‹La croyance en «â•‹Je n’ai aucune
dieu n’existe ni ne Dieu m’est croyance en
peut exister.â•‹» complètement Dieu.â•‹»
inutileâ•‹; je vis ma
vie sans jamais y
penser.â•‹»
2. Agnosticisme Agnosticisme Agnosticisme Agnosticisme
symétriqueâ•‹: indifférentâ•‹: rationnelâ•‹:
«â•‹L’existence et «â•‹Je ne suis ni «â•‹Je n’ai aucune
l’inexistence de croyant ni croyance en
Dieu sont incroyantâ•‹; je ne dieu.â•‹»
également sais pas.â•‹»
indémontrables et
indécidables.â•‹»
3. Théisme Théisme fidéisteâ•‹: Théisme confor- Théisme
«â•‹J’ai une foi misteâ•‹: rationnelâ•‹:
absolue en Dieu, «â•‹Je crois en Dieu «â•‹L’existence de
mon Dieu.â•‹» comme tout le Dieu se constate
monde.â•‹» ou se prouve de
par Sa création et
Ses œuvres.â•‹»
Théisme
L’agnostique symétrique adopte donc une attitude équivoque face au
théisme. Pourtant, le théisme est intenable pour plusieurs raisons.
D’abord, malgré toute l’ambiguïté qu’il peut y avoir dans les dogmes,
chaque théisme propose néanmoins un dieu personnel et un monde bien
particulier, avec des caractéristiques invraisemblables et souvent contra-
dictoires. Avec chaque particularité ajoutée à la sauce (un messie par-ci,
un ange par-là, etc.), le résultat devient de plus en plus invraisemblable.
Tout cela s’appuie sur des hypothèses entièrement gratuites tandis que,
suivant le principe célèbre des sceptiques Carl Sagan et David Hume, les
affirmations extraordinaires exigent des preuves extraordinaires. Il
incombe aux théistes de prouver la véracité de leurs dogmes, pas aux
incroyants de prouver le contraire. De plus, nous savons que les théismes
sont des mythologies dont les origines se trouvent dans l’imaginaire le
l’humanité préscientifique. La fausseté des théismes est la conclusion
raisonnable. (Noter que cette discussion ne porte pas sur une éventuelle
valeur pragmatique de la pratique religieuse, mais seulement sur la véra-
cité ou la fausseté des énoncés religieux.)
Même si nous faisons abstraction de l’invraisemblance de ses dogmes,
il reste un autre niveau à franchir avant qu’un théisme soit crédible, celui
de l’autorité. Les porte-parole de tout théisme s’expriment au nom de
leur divinité, prétextant une connaissance privilégiée de sa volonté. Or,
cette prétention est aussi invraisemblable, car comment peut-on affirmer
22 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
Athéisme fidéiste
L’athéisme fidéiste (case A1) consiste à s’appuyer sur la foi pour
rejeter le théisme. C’est un peu comme tuer une mouche avec de la dyna-
mite. L’aspect fidéiste est de trop. Il est inutile de dire «â•‹j’ai la foi absolue
que la terre n’est pas plateâ•‹», car la non-platitude de la terre est une
conclusion dont nous pouvons être raisonnablement certains. Nul besoin
de la foi. De la même manière, il serait inutile de dire «â•‹j’ai la foi absolue
qu’il n’y a aucun monstre invisible et intangible dans mon salonâ•‹», car,
même en l’absence de preuves, il est raisonnable de rejeter cette hypo-
thèse arbitraire. De même pour les théismes. Nul besoin de la foi pour les
abandonner.
Il est intéressant de noter que Huxley rejetait l’athéisme, qu’il assimi-
lait apparemment à sa variante fidéiste. Mais son agnosticisme, bien
ancré dans la colonne C, était loin d’être symétriqueâ•‹!
Conclusion
L’athéisme se définit par opposition au théisme. Des mots comme
«â•‹athéeâ•‹» et «â•‹athéismeâ•‹» existent dans les langues humaines depuis très
longtemps, puisque les origines du théisme sont très anciennes. Par
contre, il n’y a pas de mot comme «â•‹anastrologueâ•‹» pour indiquer une
absence de croyance en astrologie. Si le théisme était aussi marginal que
l’astrologie l’est aujourd’hui (à moins que je ne sous-estime son impor-
tance), il ne serait plus nécessaire de se dire athée, car un athéisme
pratique et par défaut serait la norme, la toile de fond. Le mot «â•‹athéismeâ•‹»
ne serait plus utilisé que dans des discussions savantes et abstraites. Mais
nous ne sommes pas encore rendus là.
[…]
En ce qui concerne les corps célestes, il ne faut pas croire que leurs
mouvements, leurs changements de direction, leurs éclipses, leurs levers
et leurs couchers, et tous les autres phénomènes du même genre soient
dus à l’action d’un être qui les règle, ou qui les a réglés, et qui jouirait en
même temps de la félicité absolue et de l’immortalité. Car les occupa-
tions et les soucis, les colères et les faveurs ne s’accordent pas avec la
félicité, mais sont liés à la faiblesse, à la peur et à l’état de dépendance de
nos semblables. Il ne faut pas croire non plus que les corps célestes,
formés de feu conglobé, soient en possession de la félicité et qu’ils exécu-
tent tous ces mouvements en vertu de leur volonté propre.
Mais il convient de garder tout le respect à ces idées, conformément
aux termes ou aux dénominations qu’on leur applique, si toutefois il n’y
a rien en eux qui paraisse y être contraire. Si on ne le fait pas, le contraste
portera le plus grand trouble dans les âmes. C’est pourquoi il faut
supposer que c’est depuis l’origine, suivant les répartitions de ces masses
agglomérées au moment de la formation du monde, que s’accomplit avec
nécessité ce mouvement périodique.
Il faut ensuite se pénétrer de l’idée que c’est la tâche de la physique
de rechercher avec soin la cause des faits principaux, que notre félicité
consiste dans la connaissance des phénomènes célestes et dans la déter-
mination de leur nature, ainsi que de tous les phénomènes semblables
dont l’étude exacte contribue au bonheur. Il n’est pas, en outre, permis
de soutenir que toutes ces choses pourraient s’expliquer de diverses façons
ou qu’elles pourraient être autres qu’elles ne sont, car il n’y a absolument
rien, dans la nature immortelle et bienheureuse, qui soit capable d’en-
gendrer la discordance ou le désordre. Il est facile de saisir par l’intelli-
gence qu’il en est réellement ainsi.
En ce qui concerne l’étude du coucher et du lever des astres, des
solstices et des éclipses, et de tous les phénomènes analogues, elle ne
contribue en rien à la félicité qui est attachée à la connaissance, car ceux
qui savent cela, mais qui ignorent la nature et les causes principales des
choses, éprouvent autant de craintes que s’ils ne le savaient pas. Peut-être
même en éprouvent-ils de plus grandes, si l’étonnement résultant de la
connaissance de ces faits n’arrive pas à se dissiper en présence de l’ordon-
nance des faits principaux. C’est pourquoi nous pouvons imaginer
26 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
plusieurs causes pour les couchers et les levers des astres, les solstices et les
éclipses, et les autres phénomènes du même genre, comme on le constate
dans les phénomènes particuliers. Et il ne faut pas croire que la question
concernant ces choses n’ait pas été étudiée avec le soin qu’il est nécessaire
pour qu’elle nous procure la tranquillité de l’âme et la félicité. En obser-
vant de combien de manières un même fait se manifeste autour de nous,
nous devrons ensuite chercher la cause des phénomènes se produisant
dans les régions supérieures et de tout ce qui est encore inconnu. Il ne
faut avoir aucune estime pour ceux qui méconnaissent ce qui existe ou se
produit d’une seule manière et ce qui arrive de plusieurs manières, qui ne
tiennent pas compte de l’illusion due aux distances et qui, de plus, igno-
rent dans quels cas il n’est pas possible de jouir de la tranquillité d’âme et
dans quels cas il est possible d’en jouir.
Si donc nous croyons possible qu’un phénomène se manifeste de
telle ou telle manière, le fait de savoir qu’il pourrait se manifester de
plusieurs autres manières ne nous empêchera pas de jouir de la même
tranquillité d’âme que dans le premier cas.
Après toutes ces considérations, il faut se mettre dans l’esprit que le
plus grand trouble est engendré dans les âmes humaines par le fait qu’on
regarde ces corps célestes comme des êtres bienheureux et immortels, et
qu’on leur attribue en même temps des propriétés opposées, telles que
des désirs, des actes et des motifsâ•‹; parce qu’on attend ou qu’on suspecte,
en croyant aux mythes, quelque torture éternelle et qu’on craint même
l’insensibilité de la mort, comme si elle avait quelque rapport avec nousâ•‹;
et, enfin, parce que toutes ces affections ne proviennent pas d’une opinion
philosophique, mais d’un sentiment irréfléchi, de sorte que, faute de
délimiter ce qui est à craindre, on éprouve un trouble aussi grand ou
même plus grand que si l’on avait une opinion bien fondée là-dessus. La
tranquillité d’âme n’est possible que si l’on s’est affranchi de tout cela et
qu’on garde constamment dans la mémoire les principes généraux de
l’ensemble des choses.
C’est pourquoi il faut fixer notre esprit sur les affections présentes et
les sensations, sur les communes quand il s’agit de quelque chose de
commun, et sur les individuelles quand il s’agit de quelque chose d’indi-
viduel, ainsi que sur la parfaite évidence inhérente à chaque critère. Car,
en nous attachant à l’examen attentif de toutes ces choses, nous parvien-
drons à découvrir les motifs véritables du trouble et de la peur et, en
1. POSITIONSâ•‹: PETITE CARTOGRAPHIE DE L’INCROYANCE 27
XXXIV. Il est dit dans saint Luc que Dieu le père est plus grand que
Dieu le fils, pater major me est. Cependant, au mépris d’un passage aussi
formel, l’Église prononce anathème au fidèle scrupuleux qui s’en tient
littéralement aux mots du testament de son père.
XXXV. Si l’autorité a pu disposer à son gré du sens de ce passage,
comme il n’y en a pas un dans toutes les Écritures qui soit plus précis, il
n’y en a pas un qu’on puisse se flatter de bien entendre, et dont l’Église
ne fasse dans l’avenir tout ce qu’il lui plaira.
XXXVI. Tu es Petrus, et super hunc petram aedificabo ecclesiam meam3.
Est-ce là le langage d’un Dieu, ou une bigarrure digne du seigneur des
accords4â•‹?
XXXVII. In dolore paries. Tu engendreras dans la douleur, dit Dieu à
la femme prévaricatrice. Et que lui ont fait les femelles des animaux, qui
engendrent aussi dans la douleurâ•‹?
XXXVIII. S’il faut entendre à la lettre, pater major me est, Jésus-
Christ n’est pas Dieu. S’il faut entendre à la lettre, hoc est corpus meum, il
se donnait à ses apôtres de ses propres mainsâ•‹; ce qui est aussi absurde que
de dire que saint Denis baissa sa tête après qu’on la lui eut coupée.
XXXIX. Il est dit qu’il se retira sur le mont des Oliviers, et qu’il pria.
Et qui pria-t-ilâ•‹? Il se pria lui-même.
XL. Ce Dieu, qui fait mourir Dieu pour apaiser Dieu, est un mot
excellent du baron de La Hontan. Il résulte moins d’évidence de cent
volumes in-folio, écrits pour ou contre le christianisme, que du ridicule
de ces deux lignes.
XLI. Dire que l’homme est un composé de force et de faiblesse, de
lumière et d’aveuglement, de petitesse et de grandeur, ce n’est pas lui faire
son procès, c’est le définir.
XLII. L’homme est comme Dieu ou la nature l’a faitâ•‹; et Dieu ou la
nature ne fait rien de mal.
XLIII. Ce que nous appelons le péché originel, Ninon De L’Enclos
l’appelait le péché original.
LVI. Tout le mal dont on est capable n’est pas tout le mal possibleâ•‹:
or, il n’y a que celui qui pourrait commettre tout le mal possible qui
pourrait aussi mériter un châtiment éternel. Pour faire de Dieu un être
infiniment vindicatif, vous transformez un ver de terre en un être infini-
ment puissant.
LVII. À entendre un théologien exagérer l’action d’un homme que
Dieu fit paillard, et qui a couché avec sa voisine, que Dieu fit complai-
sante et jolie, ne dirait-on pas que le feu ait été mis aux quatre coins de
l’universâ•‹? Ehâ•‹! Mon ami, écoute Marc-Aurèle, et tu verras que tu cour-
rouces ton dieu pour le frottement illicite et voluptueux de deux intes-
tins53.
LVIII. Ce que ces atroces chrétiens ont traduit par éternel ne signifie,
en hébreu, que durable. C’est de l’ignorance d’un hébraïste, et de l’hu-
meur féroce d’un interprète, que vient le dogme de l’éternité des peines.
LIX. Pascal a ditâ•‹: «â•‹Si votre religion est fausse, vous ne risquez rien à
la croire vraieâ•‹; si elle est vraie, vous risquez tout à la croire fausse.â•‹» Un
imam en peut dire tout autant que Pascal.
LX. Que Jésus-Christ qui est Dieu ait été tenté par le diable, c’est un
conte digne des mille et une nuits.
LXI. Je voudrais bien qu’un chrétien, qu’un janséniste surtout, me fît
sentir le cui bono de l’incarnation. Encore ne faudrait-il pas enfler à l’in-
fini le nombre des damnés si l’on veut tirer quelque parti de ce dogme.
LXII. Une jeune fille vivait fort retiréeâ•‹: un jour elle reçut la visite
d’un jeune homme qui portait un oiseauâ•‹; elle devint grosseâ•‹: et l’on
demande qui est-ce qui a fait l’enfantâ•‹? Belle questionâ•‹! C’est l’oiseau.
LXIII. Mais pourquoi le cygne de Léda et les petites flammes de
Castor et Pollux nous font-ils rire, et que nous ne rions pas de la colombe
et des langues de feu de l’Évangileâ•‹?
5. M. de Joly, traducteur timoré de Marc-Aurèle, s’est retranché, pour cette phrase, derrière
la version italienne du cardinal François Barberine, neveu du pape Urbain VII. La voiciâ•‹:
l’amour est un «â•‹diletico dell’intestino e con qualche convulsione una egestione d’un
moccinoâ•‹» (Pensées de l’empereur Marc-Aurèle, Paris, 1770, p. 214. C’est à peu près la
définition du professeur L’allemand de Montpellierâ•‹: «â•‹l’amour n’est que l’attraction de
deux muqueusesâ•‹» (note de Jules Assézat).
34 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
6. Écraser, broyer.
1. POSITIONSâ•‹: PETITE CARTOGRAPHIE DE L’INCROYANCE 35
7. C’est assez pour la vérité que de l’emporter parmi une minorité qui a raisonâ•‹: car il n’est
pas dans sa nature de plaire à la multitude.
36 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
Non, ce ne sont pas les dieux mais l’HOMME qui doit se dresser dans sa
puissante colère. Lui, berné par toutes les déités, trahi par leurs émis-
saires, lui-même doit entreprendre d’introduire la justice sur la terre.
La philosophie de l’athéisme exprime l’expansion et la croissance de
l’esprit humain. La philosophie du théisme, si l’on peut l’appeler philo-
sophie, est statique et figée. Même la moindre tentative pour percer ses
mystères représente, du point de vue théiste, une non-croyance en l’omniÂ�
présente toute-puissance et même un déni de la sagesse des pouvoirs
divins extérieurs à l’homme.
Heureusement, toutefois, l’esprit humain n’a jamais été et ne peut
jamais être lié par la fixité. Ainsi, il continue de foncer devant lui dans sa
quête insatiable de connaissance et de vie. L’esprit humain comprend
«â•‹que l’univers n’est pas le résultat d’une ordonnance créative émanant de
quelque intelligence divine, venu du néant, produisant un chef-d’œuvre
chaotique en une opération parfaiteâ•‹», mais qu’il est le produit de forces
chaotiques opérant depuis des temps incommensurables, de chocs et de
cataclysmes, de répulsion et d’attraction se cristallisant, en vertu du prin-
cipe de la sélection, en ce que les théistes appellent «â•‹l’univers guidé vers
l’ordre et la beautéâ•‹». Comme le démontre bien Joseph McCabe dans
Existence of Godâ•‹: «â•‹Une loi de la nature n’est pas une formule dressée par
un législateur mais un simple résumé de faits observés – un “paquet de
faits”. Les choses n’agissent pas d’une certaine façon parce qu’il existe une
loi, mais nous énonçons cette “loi” parce qu’elles agissent de cette
façon.â•‹»
La philosophie de l’athéisme représente une conception de la vie sans
au-delà métaphysique ni régulateur divin. C’est le concept d’un monde
bien réel, avec ses possibilités de libération, de croissance et de beauté, au
contraire d’un monde irréel qui, avec ses esprits, ses oracles et son conten-
tement mesquin, a maintenu l’humanité dans une impuissante dégrada-
tion.
Cela peut sembler être un curieux paradoxe, mais c’est une pathé-
tique vérité que ce monde réel et visible et que notre vie ont été pendant
si longtemps sous l’influence de la spéculation métaphysique plutôt que
sous celle de forces physiques démontrables. Sous le coup de fouet de
l’idée théiste, cette terre n’a été rien de plus qu’une étape temporaire pour
tester la capacité de l’homme à s’immoler devant la volonté de Dieu.
Mais aussitôt que l’homme a tenté d’établir la nature de cette volonté, on
lui a dit qu’il était totalement futile pour une «â•‹intelligence humaine
1. POSITIONSâ•‹: PETITE CARTOGRAPHIE DE L’INCROYANCE 41
8. J’ai pourtant dû saisir la moelle de la question, car, bien des années après, quand on
publia les Conférences Bampton du doyen Mansel, il me sembla que je savais déjà tout ce
que cet éminent penseur agnostique avait à dire.
44 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
10. Au milieu du chemin de notre vie, ayant quitté le chemin droit, je me trouvai dans une
forêt obscure (Dante, Divine Comédie, Enfer, Chant 1).
46 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
Je sais fort bien, ainsi que la plupart des gens réfléchis de notre temps,
que rompre avec des anciennes croyances est extrêmement désagréable,
et je suis très disposé à croire que l’encouragement, la consolation et la
paix que donnent aux croyants les mêmes pires formes du christianisme
sont pour eux d’un grand avantage pratique. Je n’ai pas ici, maintenant,
à examiner quelles diminutions de ce gain résultent du mal fait au citoyen
par le surnaturalisme ascétique du christianisme logiqueâ•‹; au souverain,
par la haine, la malice et le manque de charité de la bigoterie sectarienneâ•‹;
au législateur, par l’esprit exclusif et dominateur de ceux qui se croient
des piliers d’orthodoxieâ•‹; au philosophe, par les restrictions à la liberté
d’apprendre et d’enseigner que chaque Église exerce dès qu’elle est assez
forteâ•‹; à l’âme consciencieuse, par la recherche introspective de péchés du
type de la menthe et du cumin, la crainte de l’erreur théologique et la
terreur accablante de la perdition possible qui ont accompagné toutes les
Églises comme leur ombreâ•‹; je n’ai pas à les examiner, dis-je, mais, à coup
sûr, elles ne sont pas de médiocre importance. Si les agnostiques perdent
beaucoup d’un côté, ils gagnent beaucoup de l’autre. Les gens qui parlent
des consolations de la foi semblent en oublier les désagrémentsâ•‹; ils négli-
gent le fait que le christianisme des Églises est quelque chose de plus que
la foi en la personnalité idéale de Jésus, qu’ils créent pour eux-mêmes,
plus tout ce qu’on peut mettre en pratique, sans désorganiser la société
civile, des maximes du Sermon sur la montagne. Si vous faites un faux
pas en moralité ou en doctrine (surtout en doctrine) sans repentir ou
rétractation, ou si vous manquez à vous faire baptiser convenablement
avant de mourir, un plébiscite des chrétiens d’Europe, s’ils sont fidèles à
leur foi, affirmera votre damnation éternelle à une immense majorité.
Les prédicateurs, orthodoxes et hétérodoxes, nous carillonnent aux
oreilles que le monde ne saurait se passer d’une foi quelconque. C’est,
dans un certain sens, évidemment et éminemment vraiâ•‹; mais, dans un
autre, c’est faux et le sens vrai, sans s’en douter.
Il est parfaitement vrai que le motif de chacune de nos actions et la
validité de tous nos raisonnements reposent sur le grand acte de foi, qui
nous conduit à prendre l’expérience du passé comme guide sûr de notre
conduite dans le présent et l’avenir. Il est évident, par la nature de la
ratiocination, que les axiomes sur lesquels elle est basée ne peuvent être
démontrés par la ratiocination. C’est aussi un fait banal d’observation
que, dans les affaires de la vie, nous adoptons constamment une ligne de
conduite sur des preuves d’un caractère complètement insuffisant. Mais
il est sûrement clair que la foi n’est pas nécessairement en droit de se
48 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
la science. Ce qui n’est pas prouvé aujourd’hui peut être prouvé, à l’aide
de nouvelles découvertes, demain. Les seuls points négatifs fixes seront
les négations qui découÂ�lent de la limitation démontrable de nos facultés.
Et la seule obligation qu’on accepte est d’avoir l’esprit toujours ouvert à
la conviction. Ceux qui ne manquent jamais de suivre leurs principes
sont, je le crains, aussi rares parmi les agnostiques qu’ailleurs. Mais, si
vous veniez à rencontrer un tel phénix, et à lui dire que vous avez décou-
vert que deux et deux font cinq, il vous demanderait, patiemment, de
vouloir bien exposer vos raisons de cette condition, et se déclareÂ�rait prêt
à accepter votre avis s’il les trouvait satisfaisantes. L’injonction aposto-
lique de «â•‹souffrir patiemÂ�ment les mauxâ•‹» devrait être la règle de vie d’un
véritable agnostique. J’ai profondément conscience de mon insuffisance
à atteindre cet idéal, mais c’est ainsi que je conçois, personnellement,
celui des agnostiques.
[…]
Les féministes nous ont beaucoup appris en matière de conscientisa-
tion. Il fut un temps où je souriais à ces «â•‹lui ou elleâ•‹» et «â•‹personne de
lettresâ•‹» (plutôt qu’homme de lettres)â•‹; et, pour des raisons d’élégance
stylistique, j’essaie encore aujourd’hui de les éviter. Mais je reconnais la
force et l’importance de la conscientisation. Et à présent je sursaute
devant une expression comme «â•‹un homme, un voteâ•‹». J’ai été conscien-
tisé. Vous aussi, sans doute, et cela a de l’importance.
Il m’est arrivé de déplorer que mes amis athées américains soient à ce
point attachés à ce que je trouvais être des combats symboliques. Ils
voulaient, de manière obsessive, faire retirer le passage «â•‹unie en Dieuâ•‹»
(Under God) dans le serment d’allégeance — on l’y a inséré en 1954 —,
alors que, pour ma part, j’étais bien plus préoccupé par le fait préalable
de prêter serment à un drapeau, ce qui est désagréablement chauvin. Ces
amis biffaient «â•‹In God we trustâ•‹» sur tous les billets qui leur passaient
entre le mains (cela n’a été inséré qu’en 1956), tandis que, pour ma part,
je m’inquiétais de ces dollars non imposables amassés par ces télévangé-
listes à la coiffure bouffante, dépouillant de vieilles dames crédules des
économies de toute une vie. Mes amis s’opposaient à ce que l’on mette
1. POSITIONSâ•‹: PETITE CARTOGRAPHIE DE L’INCROYANCE 51
sur les murs de la classe une affiche avec les dix commandements et ils
prenaient ce faisant le risque de se voir ostracisés dans leur propre quar-
tier. Je leur faisais des remontrancesâ•‹: «â•‹Mais ce ne sont que des mots.
Pourquoi s’acharner sur de simples mots quand il y a tant d’autres choses
à faireâ•‹?â•‹» Mais à présent j’ai des doutes. Les mots ne sont pas innocents.
Ils sont importants parce qu’ils conscientisent.
Je mène moi-même un effort de conscientisation sur un sujet qui me
tient plus que tout autre à cœur et dont j’ai parlé très souvent — ce dont
je ne m’excuse pas, puisque la conscientisation exige la répétition du
message. Une expression comme «â•‹un enfant catholiqueâ•‹», «â•‹une enfant
musulmaneâ•‹» devrait faire résonner des cloches de protestation dans les
consciences, exactement comme lorsque nous entendons «â•‹un homme,
un voteâ•‹». Les enfants sont trop jeunes pour avoir leurs propres opinions
religieuses. De la même manière qu’on ne peut voter avant 18 ans, on
devrait être libre de choisir sa cosmologie et son éthique à l’abri de cette
impertinente présomption sociale selon laquelle on hérite automatique-
ment de celles de ses parents. Nous serions consternés si on nous parlait
d’un enfant léniniste, d’un enfant néo-conservateur ou d’une enfant
hayekien-monétariste. Si c’est le cas, n’est-ce pas aussi une forme de
maltraitance d’enfant que de parler d’une enfant catholique ou d’un
enfant protestantâ•‹? Et tout spécialement en Irlande du Nord et à Glasgow
où de telles étiquettes, transmises de génération en génération, divisent
des quartiers depuis des siècles et peuvent même signifier une condam-
nation à mortâ•‹?
Enfant catholiqueâ•‹? On tressaille. Enfant protestantâ•‹? On sursaute.
Enfant musulmanâ•‹? On frémit. Tout le monde devrait en être à ce point
de conscientisation. Parfois, il nous faudra user d’un euphémisme. Je
suggèreâ•‹: «â•‹Enfant de parents juifs (etc.)â•‹». Car en bout de piste, c’est bien
de cela et uniquement de cela qu’il s’agit. […] les enfants devraient
entendre parler d’eux en termes «â•‹d’enfants de parents chrétiensâ•‹» et non
en termes «â•‹d’enfants chrétiensâ•‹». Cela, déjà, les conscientiserait et les
aiderait à se faire leur propre idée sur la religion, puis, éventuellement, à
en choisir une ou à choisir de ne pas en avoir une, plutôt que de tenir
pour acquis que religion veut dire «â•‹les mêmes croyances que ses parentsâ•‹».
J’imagine sans mal que cette liberté de choix inscrite dans la langue pour-
rait conduire des enfants à choisir de ne pas avoir de religion du tout.
[…]
52 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
un brightâ•‹» est trop étrange pour être arrogantâ•‹: la phrase est énigma-
tique, déconcertante et laisse perplexe. Elle suscite la questionâ•‹: «â•‹Mais
qu’est-ce donc qu’un brightâ•‹?â•‹» À vous de jouer, alorsâ•‹: «â•‹Un bright est un
personne qui a une vision du monde exempte d’éléments surnaturels ou
mystiques. L’éthique et le comportement d’un bright sont fondés sur une
vision naturaliste du monde.â•‹»
«â•‹Vous voulez dire qu’un bright est un athéeâ•‹?â•‹»
«â•‹Eh bien, certains brights se définissent comme athéesâ•‹; d’autre
brights se définissent comme agnostiques. D’autres se définissent comme
humanistes, d’autres comme libre-penseurs. Mais tous les brights ont une
vision du monde exempte de surnaturel et de mysticismeâ•‹»
«â•‹Je comprends. C’est un peu comme «â•‹gaiâ•‹». En ce cas, quel est le
contraire de brightâ•‹? Comment appelle-t-on une personne religieuseâ•‹?â•‹»
«â•‹Que proposez-vousâ•‹?â•‹»
Bien entendu, même si nous, les brights, insistons pour que notre
mot soit scrupuleusement utilisé comme un nom, s’il se propage, il y a
des chances qu’il réapparaisse, à l’instar de gai, comme un nouvel adjectif.
Quand cela arrivera, on pourra finalement, qui sait, avoir comme prési-
dent quelqu’un qui soit bright.
On peut se déclarer un bright en s’identifiant àâ•‹: http://www.the-
brights.net/.
2
L’EXISTENCE DE DIEU
pensée, n’a pas et qui Le rendrait plus grand que lui. Anselme conclut
que Dieu, sitôt qu’on en comprend le concept qui est celui d’un Être tel
que rien de plus grand ne peut être conçu, existe nécessairement.
Gaunilon de Marmoutier, un moine contemporain d’Anselme, a
formulé une première et forte objection à cet argument. Il fait valoir que
le raisonnement d’Anselme permet de conclure à l’existence de n’importe
quoi de parfait — Gaunilon prend l’exemple d’une île parfaite. J’ai l’idée
d’une île parfaiteâ•‹; si elle n’existe que dans mon esprit, elle est moins
parfaite que si elle existait aussi en réalitéâ•‹; cette île parfaite existe donc.
On aura deviné que le même raisonnement vaut pour tout ce qu’on
voudra qui serait conçu comme parfaitâ•‹: chaque fois, manifestement, la
conclusion à laquelle on aboutit est absurde. La raison en est qu’il n’est
pas rationnel de passer du concept à l’être, d’une idée à l’existence de ce
qu’on a conçu. Anselme a répondu que, de Dieu et de Lui seul, on peut
tirer l’existence de l’idée, puisque cette idée, et elle seule, est celle d’un
Être dont la perfection est une caractéristique essentielle, tandis que la
perfection des autres choses, comme les îles, en est une caractéristique
accidentelleâ•‹: les îles peuvent être ou non parfaitesâ•‹; elles peuvent aussi
être plus ou moins parfaites.
Il reviendra à Kant de formuler la critique décisive de l’argument
ontologique. Essentiellement, Kant rappelle que l’existence n’est pas une
propriété, un attribut qui s’ajouterait aux autres que peut posséder un
objet donné. Ronde, rouge, tendre et goûteuse sont bien des propriétés
de la tomateâ•‹; exister signifie qu’un objet dans le monde correspond à ces
propriétés et n’ajoute rien à notre concept. Cent thalers (il s’agit de la
monnaie ayant cours en Prusse à l’époque), dans votre imagination, dit
Kant, sont en tous points pareils aux cent thalers dans votre poche, à ceci
près que seuls les deuxièmes existent et qu’ils ne peuvent surgir dans
votre poche à partir de votre imagination. Aucune existence, conclut
Kant, pas même celle de Dieu, ne peut donc se décider par la seule analyse
d’un concept.
La force des critiques adressées aux arguments cosmologiques et
ontologiques est telle que peu de gens ont aujourd’hui recours à eux. Il
n’en va pas de même pour l’argumentaire téléologique en faveur de l’exis-
tence de Dieu, qui n’a cessé de réapparaître sous différentes formes.
William Paley (1743-1805) lui a donné sa forme classique en imaginant
qu’on trouve tour à tour une pierre et une montre sur le solâ•‹: l’explication
de la présence de la deuxième demandera qu’on invoque un artisan. Dans
58 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
�
quantité de souffrance observée, ni de sa distribution, ni de la souffrance
animale.
Les incroyants, on l’a vu, jugent l’idée traditionnelle de Dieu incom-
patible avec certains aspects du monde€et ils ont aussi fait souvent valoir
qu’elle est en outre incohérente en elle-même. Le troisième texte de ce
chapitre offre des exemples de tels argumentaires.
Le chapitre se ferme sur un texte de Sébastien Faure qui propose,
radicalement, quelques preuves de l’inexistence de Dieu.
II
Je dois avouer, dit Déméa, que rien ne peut davantage me surprendre
que la lumière sous laquelle vous avez mis cet argument tout au long de
votre discours. Vu le sens général de ce discours, on aurait imaginé que
vous défendiez l’existence de Dieu contre les arguties des athées et des
infidèles et qu’il fallait que vous deveniez le champion de ce principe
fondamental de toute religion. Mais, je l’espère, ce n’est en aucune façon
une question à débattre entre nous. Aucun homme, aucun homme sensé
du moins, j’en suis persuadé, ne nourrit de soupçons à l’égard d’une
vérité aussi certaine et aussi évidente par elle-même. La question ne
concerne pas l’existence de Dieu mais sa nature. Cette dernière, vu la
faiblesse de l’entendement humain, nous est entièrement inconnue et
incompréhensible. L’essence de cet Esprit suprême, ses attributs, son
mode d’existence, la nature même de sa durée, ces particularités et toutes
celles qui regardent un Être aussi divin sont mystérieuses pour l’homme.
Créatures finies, faibles et aveugles, nous devons nous humilier devant
2. L’EXISTENCE DE DIEU 61
son auguste présence et, conscients de notre fragilité, nous devons adorer
en silence ses infinies perfections que l’œil n’a jamais vues, que l’oreille
n’a jamais entendues et que le cœur humain n’a jamais conçues. Elles
sont cachées à la curiosité humaine par un épais nuage. Tenter de péné-
trer ces obscurités sacrées, ce serait les profaner et, proche de la négation
impie de son existence, on trouve la téméraire volonté de sonder sa nature
et son essence, ses décrets et ses attributs.
Mais, de peur que vous ne pensiez que ma piété l’a emporté sur ma
philosophie, j’appuierai mon opinion, si du moins elle en a besoin, sur
une très grande autorité. Je pourrais citer tous les théologiens qui, depuis
la fondation du christianisme, ont traité de ce sujet ou d’autres sujets
théologiques, mais je me contenterai à présent de citer un auteur aussi
célèbre pour sa piété que pour sa philosophie. C’est le père Malebranche
qui, je m’en souviens, s’exprime ainsiâ•‹: «â•‹On ne doit pas, dit-il, appeler
Dieu un esprit pour exprimer positivement ce qu’il est mais pour signi-
fier qu’il n’est pas matière. Il est un Être infiniment parfait, de cela nous
ne pouvons douter. Mais, de la même manière, nous ne devons pas nous
imaginer, même en le supposant corporel, qu’il est vêtu d’un corps
humain, comme les anthropomorphistes l’affirmaient parce que cette
forme est€la plus parfaite. Nous ne devons pas non plus nous imaginer
que l’Esprit de Dieu a des idées humaines ou qu’il ressemble à notre
esprit parce que nous ne connaissons rien de plus parfait qu’un esprit
humain. Nous devons plutôt croire que, de même qu’il comprend toutes
les perfections de la matière sans être matériel […], il comprend aussi
toutes les perfections des esprits créés sans être esprit à la façon dont nous
concevons l’esprit. Son véritable nom estâ•‹: Celui qui est ou, en d’autres
termes, l’Être sans restriction, tout Être, l’Être infini et universel.â•‹»
Après une aussi grande autorité, reprit Philon, que celle que vous
avez produite, Déméa, et mille autres que vous pourriez produire, il
semblerait ridicule que j’ajoute mon sentiment ou que j’exprime mon
approbation pour votre doctrine. Mais, certainement, quand des hommes
raisonnables traitent ces sujets, la question ne saurait jamais être celle de
l’existence de Dieu mais elle est celle de sa nature. La première vérité,
comme vous l’avez bien remarqué, est indubitable et évidente par elle-
même. Rien n’existe sans une cause et la cause originelle de l’univers
(quelle qu’elle soit), nous l’appelons Dieu et, pieusement, nous lui attri-
buons toutes les espèces de perfection. Quiconque doute de cette vérité
fondamentale mérite tous les châtiments qui puissent être infligés chez
les philosophes, à savoir le ridicule, le mépris et la désapprobation. Mais,
62 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
l’ouvrage qu’il a exécuté. Par cet argument a posteriori et par cet argu-
ment seul, n’avons-nous pas prouvé en même temps l’existence de Dieu
et sa similitude avec l’esprit et l’intelligence de l’hommeâ•‹?
Je prendrai la liberté, Cléanthe, dit Déméa, de vous dire que, depuis
le début, je ne puis approuver votre conclusion sur la similitude de Dieu
et des hommes, encore moins puis-je approuver les moyens par lesquels
vous tentez de l’établir. Quoiâ•‹! Pas de démonstration de l’existence de
Dieuâ•‹! Pas d’arguments abstraitsâ•‹? Pas de preuves a prioriâ•‹! Ces preuves
sur lesquelles les philosophes ont tant insisté jusqu’ici sont-elles toutes
fausses et sophistiquesâ•‹? Dans ce sujet, ne pouvons-nous pas aller au-delà
de l’expérience et de la probabilitéâ•‹? Je ne dirai pas que c’est trahir la
cause de Dieu mais, certainement, par cette candeur affectée, vous
donnez des avantages aux athées qu’ils n’obtiendraient jamais par la seule
force de l’argumentation et du raisonnement.
Ce qui me fait surtout hésiter sur cette question, ce n’est pas tant que
tous les arguments religieux soient réduits par Cléanthe à l’expérience,
mais c’est qu’ils ne paraissent même pas être les plus certains et les plus
irrécusables que puisse offrir ce genre inférieur de raisonnement. Qu’une
pierre tombe, que le feu brûle, que la terre soit solide, nous l’avons
observé mille et mille fois et, quand un nouvel exemple de cette nature se
présente, nous tirons sans hésitation l’inférence habituelle. L’exacte simi-
litude des cas nous donne une parfaite assurance sur un événement iden-
tique et nous ne désirons ni ne cherchons ensuite d’évidence plus forte.
Mais, quand vous vous écartez, tant soit peu, de la similitude des cas,
vous diminuez proportionnellement l’évidence et vous pouvez finale-
ment la ramener à une très faible analogie qui, de l’aveu général, est
susceptible d’erreur et d’incertitude. Après avoir fait l’expérience de la
circulation du sang dans les créatures humaines, nous ne doutons pas de
sa réalité chez Titius et chez Mævius. Mais, en faisant l’expérience de la
circulation chez les grenouilles et les poissons, c’est seulement une
présomption, même si elle est forte, venant de l’analogie, qu’elle ait lieu
aussi chez les hommes et les autres animaux. Le raisonnement analo-
gique est encore plus faible quand nous inférons la circulation de la sève
chez les végétaux de notre expérience de la circulation du sang chez les
animauxâ•‹; et ceux qui ont hâtivement suivi cette analogie imparfaite ont
été trompés, ce qu’ont montré des expériences plus précises.
Si nous voyons une maison, Cléanthe, nous conclurons avec la plus
grande certitude qu’il a fallu un architecte ou un entrepreneur du
64 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
�
bâtiment parce que nous avons fait l’expérience que cette sorte d’effet
provient de cette sorte de cause. Mais, sûrement, vous n’affirmerez pas
que l’univers est si ressemblant à une maison que nous pouvons avec la
même certitude inférer une cause semblable et que l’analogie est ici
entière et parfaite. La dissimilitude est si frappante que vous ne pourrez
ici prétendre qu’à une supposition, une conjecture, une présomption sur
une cause semblable. Et comment cette prétention sera-t-elle reçue dans
le monde, je vous le laisse imaginer.
Elle serait certainement très mal reçue, reprit Cléanthe, et je mérite-
rais d’être blâmé et haï si j’avouais que les preuves de Dieu ne s’élèvent
pas au-delà de suppositions ou de conjectures. Mais l’entier ajustement
des moyens aux fins dans une maison et dans l’univers ont-ils si peu de
ressemblanceâ•‹? Et l’économie des causes finalesâ•‹? Et l’ordre, la proportion
et l’arrangement de toutes les partiesâ•‹? Les marches d’un escalier ont été
manifestement faites de telle façon que les jambes humaines puissent les
utiliser pour monter, et cette inférence est certaine et infaillible. Les
jambes humaines sont aussi faites pour marcher et monterâ•‹; et cette infé-
rence, je l’avoue, n’est pas aussi totalement certaine à cause de la dissimi-
litude que nous remarquez. Mais cela mérite-t-il donc les simples noms
de présomption ou de conjectureâ•‹?
Mon Dieu, s’écria Déméa, l’interrompant, qui sommes-nousâ•‹? Des
défenseurs zélés de la religion avouent que les preuves de Dieu n’attei-
gnent pas la parfaite évidenceâ•‹! Et vous, Philon, sur qui je me reposais
totalement pour prouver le mystère adorable de la nature divine, donnez-
vous votre assentiment aux opinions extravagantes de Cléantheâ•‹? En
effet, quel autre nom puis-je leur donnerâ•‹? Pourquoi ménagerais-je ma
censure quand de tels principes sont avancés et soutenus devant un
homme aussi jeune que Pamphileâ•‹?
Vous ne semblez pas comprendre, répondit Philon, que j’argumente
selon la propre façon de Cléanthe et que, en lui montrant les dangereuses
conséquences de sa thèse, j’espère le ramener à notre opinion. Mais ce sur
quoi vous vous bloquez surtout, c’est sur la représentation que Cléanthe
a faite de l’argument a posteriori et, comme vous trouvez que cet argu-
ment a des chances d’échapper à votre prise et de s’évanouir dans les airs,
vous le pensez si déguisé que vous ne pouvez guère croire qu’il a été
exposé sous sa véritable lumière. Or, quoique je puisse être à d’autres
égards en désaccord avec les dangereux principes de Cléanthe, je dois
avouer qu’il a assez bien présenté l’argument et je vais m’efforcer de vous
2. L’EXISTENCE DE DIEU 65
l’exposer d’une façon telle que vous n’aurez plus d’hésitation à son
égard.
Si un homme faisait abstraction de tout ce qu’il connaît ou a vu, il
serait totalement incapable, simplement par ses propres idées, de déter-
miner quel spectacle doit être l’univers ou de donner la préférence à un
état des choses sur un autre. En effet, comme rien de ce qu’il concevrait
clairement ne serait jugé impossible ou comme impliquant contradic-
tion, toutes les chimères de sa fantaisie seraient à égalité et il ne pourrait
fournir aucune bonne raison d’adhérer à une idée ou un système et de
rejeter tous les autres qui sont également possibles.
De même, après avoir ouvert les yeux et contemplé le monde tel qu’il
est réellement, il lui serait impossible, dans un premier temps, d’assigner
une cause à un événement, encore moins à l’ensemble des choses de
l’univers. Il pourrait laisser divaguer sa fantaisie qui l’amènerait à une
infinie variété de rapports et de représentations. Ces représentations
seraient toutes possibles mais, étant toutes également possibles, il ne
pourrait jamais, par lui-même, donner une explication satisfaisante de sa
préférence pour l’une plutôt que pour d’autres. L’expérience seule peut
lui indiquer la vraie cause d’un phénomène.
Or selon cette méthode de raisonnement, Déméa, il s’ensuit (et c’est
en vérité admis tacitement par Cléanthe lui-même) que l’ordre, l’arran-
gement ou l’ajustement des causes finales ne sont pas en eux-mêmes des
preuves d’un dessein mais seulement dans la mesure où l’on a fait l’expé-
rience qu’ils procèdent de ce principe. En effet, pour autant que nous
puissions savoir a priori, la matière, tout comme l’esprit, peut contenir
en elle-même, originellement, la source, le ressort de l’ordreâ•‹; et il n’est
pas plus difficile de concevoir que les différents éléments venant d’une
cause interne et inconnue tombent dans le plus délicat arrangement que
de concevoir que leurs idées dans le grand esprit universel, idées venant
d’une cause interne et inconnue, tombent dans cet arrangement. L’égale
possibilité de ces deux hypothèses est accordée. Mais, par expérience,
nous trouvons (selon Cléanthe) qu’il y a une différence entre elles. Jetez
en même temps plusieurs morceaux d’acier sans figure ni forme, elles ne
s’arrangeront jamais d’elles-mêmes en retombant pour composer une
montre. La pierre, le mortier et le bois ne peuvent d’eux-mêmes, sans un
architecte, construire une maison. Mais les idées dans l’esprit humain,
nous le voyons, par une économie inconnue et inexplicable, s’arrangent
d’elles-mêmes pour former le plan d’une montre ou d’une maison. Donc,
66 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
rant à l’univers les maisons, les bateaux, les meubles et les machines et
que, à partir de leur similitude sur certains points, vous avez inféré une
similitude des causesâ•‹? La pensée, le dessein, l’intelligence que nous
découvrons chez les hommes et d’autres animaux ne sont rien que des
ressorts et des principes de l’univers comme la chaleur et le froid, l’attrac-
tion et la répulsion ou une centaine d’autres qui tombent sous l’observa-
tion quotidienne. C’est une cause active par laquelle certaines parties
particulières de la nature produisent – nous le voyons – des changements
dans d’autres parties. Mais une conclusion peut-elle, sans impropriété,
être transférée des parties au toutâ•‹? La grande disproportion n’interdit-
elle pas toute comparaison et toute inférenceâ•‹? En observant la croissance
d’un cheveu, pouvons-nous apprendre quelque chose sur la génération
de l’hommeâ•‹? La façon dont pousse une feuille, même si elle était parfai-
tement connue, nous offrirait-elle une instruction sur la végétation d’un
arbreâ•‹?
Mais, en admettant que nous devions prendre les opérations d’une
partie de la nature sur une autre pour le fondement de notre jugement
sur l’origine du tout (ce qui ne saurait être jamais admis), pourquoi alors
choisir un principe aussi petit, aussi faible et aussi borné que la raison et
le dessein des animaux sur cette planèteâ•‹? Quel privilège particulier cette
petite agitation du cerveau que nous appelons pensée a-t-elle pour que
nous devions ainsi en faire le modèle de tout l’universâ•‹? Cette partialité
en notre faveur nous présente d’ailleurs ce modèle en toute occasion,
mais la saine philosophie doit soigneusement se garder d’une illusion
aussi naturelle.
Bien loin d’admettre, continua Philon, que les opérations d’une
partie puissent nous offrir une juste conclusion sur l’origine du tout, je
n’admettrai pas qu’une seule partie forme une règle pour une autre partie
si cette dernière est très éloignée de la première. Y a-t-il quelque motif
raisonnable de conclure que les habitants des autres planètes possèdent la
pensée, l’intelligence, la raison ou d’autres choses semblables aux facultés
des hommesâ•‹? Quand la nature a diversifié d’une manière si extrême ses
modes d’opération sur ce petit globe, pouvons-nous imaginer qu’elle se
copie sans cesse à travers tout l’universâ•‹? Et si la pensée, comme nous
pouvons bien le supposer, se borne à ce seul coin étroit de l’univers et
qu’elle a, même ici, une sphère d’action si limitée, pouvons-nous sans
impropriété la considérer comme la cause originelle de toutes les chosesâ•‹?
Les vues étroites d’un paysan qui ferait de son économie domestique une
68 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
V
Mais pour vous montrer de nouveaux inconvénients dans votre
anthropomorphisme, continua Philon, ayez la bonté d’examiner encore
vos principesâ•‹: les mêmes effets supposent des causes pareilles. C’est là, dites-
vous, un argument fondé sur l’expérience. Et vous ajoutez que la théo-
logie n’a pas d’autre argument. Il est certain, à présent, que plus il y a de
ressemblance dans les effets que l’on voit et dans les causes que l’on
déduit, plus l’argument devient fort. À proportion que l’on cède de part
et d’autre, la probabilité diminue, et l’expérience devient moins décisive.
Vous ne sauriez douter du principe, vous ne devez donc pas rejeter la
conséquence.
Toutes les nouvelles découvertes en astronomie, tendant à prouver
l’immense grandeur et la vaste magnificence des ouvrages de la nature,
sont autant de nouveaux arguments de la Divinité, d’après le système du
théismeâ•‹; mais suivant votre hypothèse de théisme expérimental, elles se
changent en objections, en transportant l’effet à un plus grand éloigne-
ment de ressemblance avec les effets de l’art et de l’industrie de l’homme.
Car si Lucrèce pouvait s’écrier, en suivant l’ancien système du mondeâ•‹:
Quis regere immensi summam, quis habere profundi
Indie manu validas potis est moderanter habenasâ•‹?
70 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
1. De Rerum Natura, livre IX, chapitre 2. Qui donc pourrait régir l’ensemble de cette
immensitéâ•‹; qui pourrait tenir d’une main assez ferme les fortes rênes capables de
gouverner l’infiniâ•‹? Qui donc pourrait faire tourner de concert tous les cieux, échauffer
des feux de l’éther toutes les terres fertilesâ•‹? Qui peut être présent en tous lieux, en tout
tempsâ•‹?
2. Cicero, De Natura Deorum, livre I, chapitre 8. En effet, par quels yeux de l’âme votre
Platon a-t-il pu percevoir la manière dont, selon lui, Dieu aurait construit et édifié le
mondeâ•‹? Quelle constructionâ•‹? Quels outilsâ•‹? Quels leviersâ•‹? Quelles machinesâ•‹? Quelles
aides lui furent apportées pour une telle tâcheâ•‹? Comment l’air, le feu, l’eau, la terre
ont-ils pu obéir et se plier à la volonté de l’architecteâ•‹?
2. L’EXISTENCE DE DIEU 71
3. John Milton (1608-1674)â•‹: poète anglais du XVIIe siècle, auteur du Paradis perdu.
4. Théogonieâ•‹: récit mythique relatif à la naissance des Dieux.
74 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
Dieu sont limités, toutes ces suppositions peuvent se faireâ•‹; quant à moi,
je pense qu’il vaudrait mieux, à tous égards, n’avoir aucun système de
théologie que d’en avoir un qui est si étrange et si incohérent.
— Je désavoue absolument ces suppositions, dit Cléanthe. Elles ne
sauraient cependant me pénétrer d’horreur, surtout quand elles sont
proposées de la manière vague avec laquelle elles sortent de votre tête. Au
contraire, elles me font plaisir, en voyant qu’en donnant une libre carrière
à votre fertile imagination, loin de pouvoir vous débarrasser de l’hypo-
thèse de l’univers formé d’après un dessein, vous êtes obligé d’y revenir à
tout moment. Je reste certainement attaché à cette hypothèse que vous
accordez, et je la regarde comme un fondement suffisant pour élever
l’édifice de la religion.
qui sont entrés dans sa construction. Sa cause formelle est le fait qu’il
s’agit d’un pont au-dessus d’une étendue d’eau et pas des pièces réunies
au hasard ou un autre type de structure ordonnée — comme un gratte-
ciel, par exemple. Les causes efficientes sont les plans dessinés par les
ingénieurs et le travail des humains et des machines qui ont assemblé les
matériaux et les ont disposés au bon endroit. La cause finale du pont de
Brooklyn, c’était qu’on voulait pouvoir franchir deux masses de terre
sans se mouiller.
Selon Dembski, Bacon et ses successeurs ont mis de côté la cause
formelle et la cause finale (les deux causes dites «â•‹téléonomiquesâ•‹», parce
qu’elles répondent à la question de savoir pourquoi une chose existe), et
cela, afin de libérer la science de la spéculation philosophique et de la
fonder solidement sur des énoncés empiriquement vérifiables.
Il se peut que ce soit le cas, mais les choses ont sans l’ombre d’un
doute changé depuis les travaux de Charles Darwin (1859). Darwin a
abordé une question scientifique complexe d’une manière inéditeâ•‹: il a
reconnu que les organismes vivants sont à l’évidence faits pour survivre
et se reproduire dans le monde qu’ils habitentâ•‹; et cependant, en tant que
scientifique, c’est dans le cadre naturaliste qu’il a travaillé à comprendre
ce fait.
La réponse qu’il a trouvée est sa célèbre théorie de la sélection natu-
relle. Celle-ci, combinée avec le processus fondamental de la mutation,
rend possibles l’ordre de la nature et l’apparence de dessein qu’on y
trouve, sans le recours à une explication surnaturelle, et cela, en raison du
fait que la sélection est indibutablement nonaléatoire et qu’elle a donc
une capacité «â•‹créativeâ•‹», bien qu’inconsciente.
Ce fait est en général mal compris des créationnistes, qui croient que
la sélection ne peut qu’éliminer les moins adaptésâ•‹; mais le coup de génie
de Darwin est d’avoir compris que la sélection est aussi un processus
cumulatif qui peut avec le temps construire des choses, du moment que
les étapes intermédiaires sont elles aussi avantageuses.
Darwin a permis de réintégrer les quatre causes dans la science. Par
exemple, si vous demandez quelles sont les causes des dents d’un tigre,
nous pouvons, dans un cadre darwinien, vous répondre de la manière
suivante.
La cause matérielle est donnée par les composantes biologiques qui
font la dentâ•‹; la cause formelle, ce sont tous ces rouages génétiques et
2. L’EXISTENCE DE DIEU 77
Aristote est très clair sur le fait qu’il rejette Dieu comme cause finale
quand il explique que les causes ne sont pas extérieures à l’organisme
(comme le serait un artisan) mais lui sont internes (ce que montre claire-
ment la biologie développementale). En d’autres termes, la cause finale
d’un organisme n’est pas un but, une intention ou une finalité, mais est
simplement intrinsèque aux transformations et au développement de cet
organisme. Cela signifie qu’Aristote, en ce qui concerne les êtres vivants,
assimilait les causes finales et les causes formelles. Aristote, à l’instar des
biologistes modernes, rejetait le hasard et la chance, mais, contrairement
à ce que soutient Dembski, il n’invoquait pas un concepteur intelligent
pour les remplacer.
Il aura fallu attendre Darwin pour dépasser la conception d’Aristote
de la cause finale des organismes vivants et il aura fallu attendre la biologie
moléculaire moderne pour parvenir à comprendre leur cause formelle.
La complexité irréductible
Deux autres arguments sont avancés par les théoriciens du DI pour
démontrer qu’il existe un dessein intelligent dans le mondeâ•‹: le concept
de «â•›complexité irréductibleâ•›» et le critère de «â•‹spécification de la
complexitéâ•‹» («â•›complexity-specificationâ•›» criterion).
L’expression «â•‹complexité irréductibleâ•‹» a été proposée par le biolo-
giste moléculaire Michael Behe dans son ouvrage Darwin’s Black Box
(1996). L’idée est que la différence entre un phénomène naturel et un
concepteur intelligent tient au fait que l’objet conçu est planifié et est le
résultat d’une préméditation. Un agent intelligent n’est pas restreint à un
processus évolutif€qui procède pas à pas, tandis que la nature, elle, qui n’a
pas la capacité de planifier, ne peut procéder que par un tel processus
évolutif (on pourrait appeler cela la complexité incrémentielle).
La complexité irréductible survient quand toutes les composantes
d’une structure doivent être simultanément présentes et fonctionnelles
pour que la structure puisse fonctionner — ce qui indiquerait, selon
Behe, que la structure a été conçue et ne peut avoir été graduellement
construite par sélection naturelle.
Son exemple d’un objet d’une complexité irréductible€est une souri-
cière. Si vous retirez n’importe laquelle des composantes, même minus-
cules qui la font fonctionner, elle ne fonctionne plusâ•‹; d’un autre côté, on
2. L’EXISTENCE DE DIEU 79
(On notera que les créationnistes, qui n’en ratent pas une, ont égale-
ment essayé de soutenir que la redondance est une preuve de plus en
faveur du dessin intelligent, arguant qu’un ingénieur fabriquerait des
systèmes de secours de manière à minimiser les échecs catastrophiques
dans l’éventualité où les composantes primaires cesseraient de fonc-
tionner. Cet argument est très habile, mais, une fois de plus, il témoigne
de l’ignorance de la biologieâ•‹: la majorité des gènes dupliqués finissent en
pseudo-gènes, qui sont, littéralement, des déchets moléculaires qui éven-
tuellement ne servent plus à rien d’un point de vue biologique [Max,
1986].)
Il existe bien entendu plusieurs cas où les biologistes n’en savent pas
assez sur les constituants fondamentaux de la cellule pour être en mesure
de démontrer leur évolution graduelle ou de faire des hypothèses à ce
sujet. Mais cette ignorance ne constitue pas un argument en faveur de la
complexité irréductible. William Paley a avancé exactement le même
argument pour soutenir qu’il était impossible d’expliquer l’apparition de
l’œil par des moyens naturels. Les biologistes, aujourd’hui, connaissent
pourtant plusieurs exemples de formes intermédiaires de l’œil et on
dispose de preuves que cette structure a évolué de manière indépendante
à plusieurs reprises durant l’histoire de la vie sur Terre (Gehring et Ikeo,
1999). La réponse à la question que posent traditionnellement les créa-
tionnistesâ•‹: «â•‹À quoi bon un demi-œilâ•‹?â•‹» estâ•‹: «â•‹C’est bien mieux que pas
d’œil du toutâ•‹!â•‹».
Il reste que Behe dit quelque chose de sensé à propos de la complexité
irréductible. Car il est exact que certaines structures ne peuvent tout
simplement pas s’expliquer par le lent et cumulatif processus de la sélec-
tion naturelle. Depuis la souricière jusqu’à la montre de Paley et au pont
de Brooklyn, la complexité irréductible est en effet associée à un dessein
intelligent. Le problème, pour la théorie du dessein intelligent, est qu’à
ce jour rien ne permet de conclure qu’il y ait de la complexité irréductible
chez les organismes vivants.
Parce qu’un tel signal serait à la fois trop complexe pour qu’on puisse
l’expliquer par le hasard et qu’il serait spécifiable, par quoi il faut entendre
qu’il n’est pas simplement une séquence aléatoire de nombres, mais un
message intelligible.
Si le critère de la spécification doit être ajouté, c’est que la seule
complexité est une condition nécessaire mais non suffisante pour pouvoir
parler de dessein (Roche, 2001). Pour le comprendre, imaginez que
l’équipe du SETI reçoive un longue mais aléatoire séquence de signaux.
Cette séquence pourrait être très complexe en ce sens qu’il faudrait beau-
coup d’information pour la constituer ou la reproduire (il vous faudrait
savoir où sont tous les 1 et tous les 0), mais elle ne serait pas spécifiable
parce qu’elle serait sans signification.
Dembski a absolument raison en disant qu’un grand nombre d’acti-
vités humaines comme le SETI, les enquêtes sur des allégations de plagiat,
ou l’encryptage, dépendent de la capacité à détecter une intelligence à
l’œuvre. Là où il se trompe, c’est quand il présume qu’il n’y a qu’une
sorte de design. Pour lui, design égale intelligence et, malgré le fait qu’il
ait reconnu que cette intelligence pourrait être celle d’une civilisation
extraterrestre, il préfère parler d’un dieu, vraisemblablement de la variété
chrétienne.
Le problème est que la sélection naturelle, qui est un processus
naturel, satisfait elle aussi le critère de spécification de la complexité, et
démontre par là qu’il peut y avoir du dessein non intelligent dans la
nature. Les organismes vivants sont en effet complexes. Il sont également
spécifiables, en ce sens qu’ils ne sont pas des assemblages aléatoires de
composantes organiques, mais sont à l’évidence faits d’une manière qui
augmente leur chance de survivre et de se reproduire dans un environne-
ment complexe et en transformation. Qu’est-ce qui distingue ces orga-
nismes du pont de Brooklynâ•‹? Ils satisfont tous au critère de spécification
de la complexité de Dembski, mais seul le pont est irréductiblement
complexe. Cela a d’importantes conséquences pour le design.
En réponse à certaines de ces critiques, Dembski (2000) a affirmé
que dessein intelligent ne signifie pas dessein optimal. C’est que l’argu-
ment du dessein sous-optimal a souvent été avancé par des évolution-
nistes qui demandent comment Dieu a pu, avec la création, faire un
travail à ce point bâclé que même un simple humain ingénieur est capable
2. L’EXISTENCE DE DIEU 83
d’en repérer les défauts. Par exemple, pourquoi les humains ont-ils des
hémorroïdes, des veines variqueuses, des maux de dos et de piedsâ•‹? Si
vous postulez que nous avons été intelligemment conçus, la réponse doit
être que le concepteur était plutôt incompétent — une idée qui ne plaira
pas à un créationniste. La théorie évolutionniste, de son côté, est en
mesure de répondre à toutes ces questionsâ•‹: ce n’est que très récemment
qu’est apparu dans l’évolution le bipédisme des êtres humains, qui les fait
marcher en position droiteâ•‹: et la sélection naturelle n’a pas encore
complètement adapté notre corps à cette nouvelle condition (Olshansky
et autres, 2001). Nos plus proches parents — chimpanzés, gorilles et
autres — sont mieux adaptés à leur mode de vie et sont donc moins
«â•‹imparfaitsâ•‹» que nousâ•‹!
Dembski a bien entendu raison de dire que dessein intelligent ne
signifie pas dessein optimal. Le pont de Brooklyn est sans doute une
merveille de l’ingénierie, mais il n’est pas parfait, par quoi il faut entendre
qu’il a été construit en tenant compte des contraintes et des limitations
imposées par les matériaux et la technologie disponibles et qu’il est
soumis aux lois de la nature et à la détérioration. La vulnérabilité du pont
aux grands vents et aux tremblements de terre, le fait qu’il ne puisse
supporter un volume de circulation plus grand que celui pour lequel il a
été conçu, tout cela peut être rapproché du mal de dos occasionné par
notre récente histoire évolutive. Toutefois, l’imperfection des organismes
vivants, qu’avait déjà notée Darwin, nous dispense de l’idée qu’ils ont été
créés par un créateur omnipotent et omnibénévolent qui, comment en
douter, ne saurait être limité par les lois de la physique qu’au demeurant
il a créées à partir de rien.
Figure 1â•›:
Les quatre types fondamentaux de design et comment les reconnaître
Type de design
Non-intelligent Intelligent,
et naturel surnaturel,
parfait
• n’est pas irréductiblement Intelligent Intelligent,
complexe et naturel surnaturel, • est irréductiblement
• présente des indices d’un peu soigné complexe
processus historique • est optimal
• n’est pas optimal • est irréductiblement
complexe • est irréductiblement
• n’est pas optimal complexe par exemple, un
par exemple, • n’est pas optimal Dieu omnipotent
la sélection par exemple, et€omnibénévolent
naturelle par exemple, un
les€humains, dieu mineur ou
des€intelligences malfaisant
extraterrestres (?)
La loi de Clarke
les deux premiers types de dessein décrits dans la figure 1. Les deux autres
types de dessein sont possibles en principe, mais je soutiens que nous
n’avons ni preuve empirique ni argument logique pour penser qu’ils se
produisent effectivement.
Le premier type de dessein est non intelligent et naturel et la sélec-
tion naturelle dans la biosphère terrestre (et possiblement ailleurs dans
l’univers) nous en fournit un exemple. Les produits de ce type de dessein,
comme les organismes vivants sur la terre, ne sont pas irréductiblement
complexes, ce qui signifie qu’ils peuvent être produits avec le temps par
des changements incrémentiels et continus — mais pas nécessairement
graduels. Deux autres raisons militent fortement pour qu’on attribue à la
nature€ces objetsâ•‹: ils ne sont jamais optimaux (au sens de l’ingénierie) et
ils sont à l’évidence le résultat de processus historiques. C’est ainsi que
des déchets, des parties non utilisées ou sous-utilisées y abondent et qu’ils
ressemblent à des objets similaires contemporains ou étant apparus autre-
fois (voir par exemple les restes fossiles). Notez que des scientifiques et
des philosophes sont mal à l’aise de parler ici de «â•‹desseinâ•‹» pour la raison
que ce terme implique selon eux «â•‹intelligenceâ•‹». Mais rien ne me paraît
2. L’EXISTENCE DE DIEU 85
justifier une telle restriction. Si quelque chose est façonné avec le temps
— peu importe par quels moyens — de manière à accomplir une certaine
fonction, alors cette chose est conçue (designed) et la question est alors
simplement de savoir comment ce dessein s’est matérialisé. Les dents du
tigre sont clairement conçues (designed) pour trancher de manière effi-
cace la chair de sa proie et ainsi promouvoir la survie et la reproduction
de tigres porteurs de telles dents.
Le deuxième type de dessein est intelligent-naturel. Ces objets sont
usuellement irréductiblement complexes, comme une montre conçue
par un être humain. Ils sont de plus non optimaux, ce qui signifie qu’ils
sont clairement le résultat de compromis entre différentes solutions
possibles à des problèmes et qu’ils sont soumis aux contraintes qu’impo-
sent les lois physiques, les matériaux disponibles, l’expertise du concep-
teur et ainsi de suite. Il se pourrait que les êtres humains ne soient pas les
seuls à produire de tels objetsâ•‹: ceux que produiraient un civilisation
extraterrestre entreraient dans la même catégorie.
Il est difficile, sinon impossible, de distinguer le troisième type de
dessein, que j’appelle intelligent-surnaturel-bâclé, du deuxième. Fonda-
mentalement, on ne peut distinguer les objets ainsi créés des artefacts
humains ou extraterrestres, sauf qu’ils seraient le produit de ce que les
Grecs appelaient un démiurge, c’est-à-dire un petit dieu aux capacités
limitées. D’un autre côté, ils pourraient être l’œuvre d’un dieu malfaisant
et tout-puissant qui s’amuse à la création de ces produits imparfaits. La
raison pour laquelle le dessein intelligent-surnaturel-bâclé est impossible
à distinguer de certaines instances (mais pas toutes) de dessein intelligent
et naturel est donnée par la célèbre troisième loi d’Arthur C. Clarkeâ•‹:
pour une civilisation moins avancée technologiquement, la technologie
d’une civilisation très avancée ressemble à s’y méprendre à de la magie
(comme le monolithe de son 2001â•‹: A Space Odyssey). Je serais très inté-
ressé par toute proposition d’une manière de contourner cette loi.
Finalement, il y a le dessein intelligent-surnaturel-parfait, qui résulte
de l’activité d’un Dieu omnipotent et omnibénévolent. Ses produits
seraient à la fois irréductiblement complexes et optimaux. Ils ne seraient
pas soumis aux lois de la nature que Dieu, après tout, a lui-même créées.
Tel est bien le genre de Dieu auquel croient bien des fondamentalistes
chrétiens (même si certains d’entre eux omettent l’omnibénévolence)â•‹; il
est évident, compte tenu de l’existence du mal en l’homme, des catastro-
phes naturelles et des maladies, qu’un tel Dieu n’existe pas. Dembski
86 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
reconnaît cette difficulté et, comme je le rappelais plus haut, il admet que
son dessein intelligent pourrait être le fait d’une civilisation extraterrestre
très avancée et non d’une entité surnaturelle (Dembski 2000).
Conclusions
En résumé, il me semble que les principaux arguments des théori-
ciens du dessein intelligent ne sont ni nouveaux ni convaincants.
1. Il n’est tout simplement pas vrai que la science, dès lors qu’il faut
expliquer un dessein, ne peut traiter des quatre causes aristotéli-
ciennes.
2. Bien que la complexité irréductible soit bien un critère valide
pour distinguer entre dessein intelligent et dessein non intelli-
gent, ces deux possibilités ne sont pas les seules et les organismes
vivants ne sont pas irréductiblement complexes (voirâ•‹: Shanks et
Joplin 1999).
3. Le critère de spécification de la complexité est, de fait, satisfait
par la sélection naturelle et ne peut donc nous permettre de
distinguer entre dessein intelligent et dessein non intelligent.
4. Si un dessein surnaturel existe (mais, en ce cas, où sont les faits
ou les arguments convaincantsâ•‹?), il n’est certainement pas d’un
genre tel que la plupart des personnes religieuses souhaiteraient
y donner leur assentiment et il est impossible à distinguer de la
technologie d’une civilisation très avancée.
Pour toutes ces raisons, les prétentions de Behe, de Dembski et des
autres créationnistes (Johnson, 1997) selon lesquelles la science devrait
s’ouvrir aux explications surnaturelles et que ces dernières devraient être
introduites dans le curriculum universitaire et dans celui des écoles sont
sans fondement et reposent sur une mauvaise compréhension à la fois du
design dans la nature et de la théorie néo-darwinienne de l’évolution
(Mayr et Provine, 1980).
2. L’EXISTENCE DE DIEU 87
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88 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
â•⁄ 6. Je suis ici redevable à un manuscrit non publié de Ted Drangeâ•‹: Nonbelief and Evil,
pages 37-38.
â•⁄ 7. ] Ps 86â•‹: 5, 100â•‹: 5, 103â•‹: 8, 106â•‹: 1, 136â•‹: 2. 148â•‹: 8-9â•‹; Joel 2â•‹: 13â•‹; Mic 7â•‹: 18â•‹; Jas 5â•‹:
11.
â•⁄ 8. De 7â•‹: 2,16,20â•‹: 16 -17â•‹; Jos 6â•‹: 21, 10â•‹: 11, 19, 40, 11â•‹: 6-20â•‹; ISa 6â•‹;19. 15â•‹: 3â•‹; Na 1â•‹:
2â•‹; Jer 13â•‹: 14â•‹; Mt 8â•‹: 12, 13â•‹: 42, 50, 25â•‹: 30, 41, 46â•‹; Mk 3â•‹: 29, 2Th 1â•‹: 8-9â•‹; Re 14â•‹:
9-11, 21â•‹: 8.
â•⁄ 9. ] Ge 6â•‹: 6â•‹; Ex 32â•‹: 14â•‹;1Sa 2â•‹: 30-31, 15â•‹: 11,35â•‹; 2Sa 24â•‹: 16â•‹: 2Ki 20â•‹: 1-6â•‹;Ps 106â•‹:
45â•‹; Jer 42â•‹: 10â•‹; Am 7â•‹: 3â•‹; Jon 3â•‹: 10.
2. L’EXISTENCE DE DIEU 89
10. Nu 23â•‹: 19â•‹; ISa 15â•‹: 29, Eze 24â•‹: 14â•‹; Mal 3â•‹: 6â•‹: Jas1â•‹: 17.
11. Ge 11â•‹: 7â•‹; Jg 9â•‹: 23â•‹; 1Sa 16â•‹: 14â•‹; La 3â•‹: 38â•‹; 1Ki 22â•‹: 22-23â•‹; Isa 45â•‹: 7, Am 3â•‹: 6â•‹; Jer
18â•‹: 11,20â•‹: 7â•‹; Eze 20â•‹: 25, 2 Th 2â•‹: 11.
12. De 32â•‹: 4â•‹; Ps 25â•‹: 8, 100â•‹: 5, 145â•‹: 9â•‹; ICo 14â•‹: 33.
13. Ge 9â•‹: 22-25â•‹; Ex 20â•‹: 5, 34â•‹: 7â•‹; Nu 14â•‹;18â•‹; De 5â•‹: 9â•‹; 2Sa 12â•‹: 14â•‹; Isa 14â•‹: 21, 65â•‹:
6-7.
14. De 24â•‹: 16â•‹; 2Ch 25â•‹: 4â•‹; Eze 18â•‹: 20.
90 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
15. Le lecteur est renvoyé à mon Atheismâ•‹: A Philosophical Justification, Philadelphie, Temple
University Press, 1990, chapitre 12.
2. L’EXISTENCE DE DIEU 91
êtres humains de posséder. Une telle conclusion est à tout le moins para-
doxale.
On admet généralement comme vrai ce qui suitâ•‹:
(1) Si la personne P est omnisciente, alors P possède du savoir que
ne possède aucun non-omniscient.
De plus, on suppose généralement que ce qui suit est vraiâ•‹:
(2) Si Dieu existe, Il possède tout le savoir que possèdent les êtres
humains.
Mais (1) et (2) sont faux compte tenu de la restriction du savoir de
Dieu au savoir factuel.
Toutefois, même en limitant le savoir de Dieu au savoir factuel, le
concept de Dieu demeure incohérent.
Je me contenterai ici de rappeler un argument qu’on peut invoquer
pour montrer qu’il est logiquement impossible que Dieu soit omniscient
même en ce sens16.
Considérez l’argument suivant, dû à Roland Puccetti17 et qu’on a
hélas oublié. Je le reconstruis de la manière suivanteâ•‹:
Si P est omniscient, alors P connaît tous les faits du monde. Appe-
lons cette totalité des faits Y. En ce cas, si P est omniscient, alors P connaît
Y. Un des faits contenus dans Y est que P est omniscient. Mais, pour
savoir que P est omniscient, P devrait savoir quelque chose en sus de Y.
P devrait savoirâ•‹:
(Z) Il n’existe pas de faits inconnus de P.
Mais comment Z peut-il être connuâ•‹? Puccetti soutient que Z ne
peut être connu parce qu’il est une proposition existentielle négative illi-
mitée. Il reconnaît qu’il est possible de connaître la vérité à propos de
propositions existentielles négatives restreintes dans l’espace et le temps.
Mais Z est une proposition existentielle négative sans aucune restriction.
Savoir que Z, dit Puccetti, serait comme savoir qu’il est vrai qu’il n’existe
pas et qu'il n’a jamais existé de centaures, nulle part.
Mais pourquoi donc Dieu, avec son pouvoir infini, ne pourrait-Il pas
rechercher dans tout l’espace et dans tout le temps et conclure qu’il
n’existe pas de centauresâ•‹? De même, pourquoi ne pourrait-Il pas recher-
cher dans tout l’espace et dans tout le temps et conclure qu’il n’y a pas de
savoir propositionnel qu’il pourrait acquérirâ•‹? Puccetti n’est pas aussi
clair qu’il aurait pu l’être à ce sujet, mais on peut supposer qu’il répon-
drait à ces questions en disant que Dieu ne pourrait exhaustivement
chercher dans l’espace et le temps parce qu’ils sont infinis. Peu importe la
durée de sa recherche, il resterait plus de temps et d’espace à investiguer.
En conséquence, il est impossible à Dieu de savoir qu’il connaît tous les
faits situés dans l’espace et le temps et, puisque l’omniscience implique la
possession de ce savoir, l’omniscience est impossible.
On pourra arguer que Dieu saura que Z parce qu’il est seul créateur
de la totalité des faits (autres que Lui). Mais une telle réponse présume la
question résolue. Comment Dieu pourrait-il savoir qu’Il est le seul créa-
teur de la totalité des faits à moins de savoir aussi Zâ•‹? Mais puisque Z ne
peut être connu, Dieu ne peut savoir qu’il est le seul créateur de la totalité
des faits.
Cette reconstruction de l’argumentaire de Puccetti repose sur l’as-
somption factuelle que l’espace et le temps sont infinis. Mais certains
scientifiques soutiennent que l’espace est fini mais sans être illimité. Que
le temps soit infini est également une assertion controversée. Au mieux,
donc, l’argument démontre que, si l’espace et le temps sont infinis, alors
Dieu n’est pas omniscient. Mais puisque Dieu est par définition omnis-
cient, Il ne peut exister si l’espace et le temps sont infinis.
Il existe cependant un domaine de savoir qui, et cela ne prête pas à
controverse, est infini. Si Dieu est omniscient, il connaît tous les faits
mathématiques et il sait qu’il n’existe pas de faits mathématiques qu’il
ignore. Mais, pour connaître tous les faits mathématiques, il est néces-
saire d’investiguer toutes les entités mathématiques ainsi que les relations
qu’elles entretiennent. Mais le nombre des entités mathématiques et de
leurs relations est infini. Même Dieu ne peut pas terminer une telle
investigation.
On peut donc conclure qu’étant donné l’existence d’un nombre
infini d’entités mathématiques, Dieu n’est pas omniscientâ•‹; il s’ensuit
que, si l’omniscience est un attribut de Dieu, Il n’existe pasâ•‹; et puisque
l’omniscience est un attribut de Dieu, Il n’existe pas.
2. L’EXISTENCE DE DIEU 93
DEUXIÈME ARGUMENT
La multiplicité des dieux atteste qu’il n’en existe aucun.
Le Dieu gouverneur est et doit être puissant et juste, infiniment puis-
sant et infiniment juste.
Je prétends que la multiplicité des religions atteste qu’il manque de
puissance et de justice.
Négligeons les dieux morts, les cultes abolis, les religions éteintes.
Celles-ci se chiffrent par milliers et par milliers. Ne parlons pas des
religions en cours.
D’après les estimations les mieux fondées, il y a, présentement, huit
cents religions qui se disputent l’empire des seize cents millions de
consciences qui peuplent notre planète. Il n’est pas douteux que chacune
s’imagine et proclame que, seule, elle est en possession du Dieu vrai,
authentique, indiscutable, unique, et que tous les autres dieux sont des
dieux pour rire, de faux dieux, des dieux de contrebande et de pacotille,
qu’il est œuvre pie de combattre et d’écraser.
J’ajoute que, n’y eut-il que cent religions au lieu de huit cents, n’y en
eut-il que dix, n’y en eut-il que deux, mon raisonnement garderait la
même vigueur.
Eh bienâ•‹! Je dis que la multiplicité de ces Dieux atteste qu’il n’en
existe aucun, parce qu’elle certifie que Dieu manque de puissance ou de
justice.
Puissant, il aurait pu parler à tous aussi aisément qu’à quelques-uns.
Puissant, il aurait pu se montrer, se révéler à tous sans plus d’efforts
qu’il ne lui en a fallu pour se révéler à quelques-uns.
Un homme — quel qu’il soit — ne peut se montrer, ne peut parler
qu’à un nombre limité d’hommesâ•‹; ses cordes vocales ont une puissance
qui ne peut excéder certaines bornesâ•‹; mais Dieuâ•‹!...
Dieu peut parler à tous — quelle qu’en soit la multitude — aussi
aisément qu’à un petit nombre. Quand elle s’élève, la voix de Dieu peut
et doit retentir aux quatre points cardinaux. Le verbe divin ne connaît ni
distance, ni obstacle. Il traverse les océans, escalade les sommets, franchit
les espaces sans la plus petite difficulté.
98 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
TROISIÈME ARGUMENT
Dieu n’est pas infiniment bonâ•‹: l’enfer l’atteste.
Le Dieu gouverneur ou Providence est et doit être infiniment bon,
infiniment miséricordieux. L’existence de l’enfer prouve qu’il ne l’est
pas.
Suivez bien mon raisonnementâ•‹: Dieu pouvait — puisqu’il est
libre€— ne pas nous créerâ•‹; il nous a créés.
Dieu pouvait — puisqu’il est tout-puissant — nous créer tous bonsâ•‹;
il a créé des bons et des méchants.
Dieu pouvait — puisqu’il est bon — nous admettre tous dans son
paradis, après notre mort, se contentant de ce temps d’épreuves et de
tribulations que nous passons sur la terre.
Dieu pouvait enfin — parce qu’il est juste — n’admettre dans son
paradis que les bons et en refuser l’accès aux pervers, mais anéantir ceux-ci
à leur mort plutôt que de les vouer à l’enfer.
Car, qui peut créer peut détruireâ•‹; qui a le pouvoir de donner la vie a
celui d’anéantir.
Voyonsâ•‹: vous n’êtes pas des dieux. Vous n’êtes pas infiniment bons,
ni infiniment miséricordieux. J’ai, pourtant, la certitude, sans que je vous
attribue des qualités que vous ne possédez peut-être pas, que, s’il était en
votre pouvoir, sans qu’il vous en coûtât un effort pénible, sans qu’il en
pût résulter pour vous ni préjudice matériel ni dommage moral, si, dis-je,
il était en votre pouvoir, dans les conditions que je viens d’indiquer,
d’éviter à un de vos frères en humanité une larme, une douleur, une
épreuve, j’ai la certitude que vous le feriez. Et cependant, vous n’êtes ni
infiniment bons ni infiniment miséricordieuxâ•‹!
Seriez-vous meilleurs et plus miséricordieux que le Dieu des chré-
tiensâ•‹?
Car enfin, l’enfer existe. L’Église l’enseigneâ•‹; c’est l’horrifique vision
à l’aide de laquelle on épouvante les enfants, les vieillards et les esprits
craintifs, c’est le spectre qu’on installe au chevet des agonisants, à l’heure
où l’approche de la mort leur enlève toute énergie et toute lucidité.
Eh bien, le Dieu des chrétiens, Dieu qu’on dit être de pitié, de
pardon, d’indulgence, de bonté, de miséricorde, précipite une parité de
100 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
ses enfants — pour toujours — dans ce séjour peuplé des tortures les
plus cruelles, des supplices les plus indicibles.
Comme il est bonâ•‹! Comme il est miséricordieuxâ•‹!
Vous connaissez cette parole des Écrituresâ•‹: «â•‹Il y aura beaucoup
d’appelés, mais fort peu d’élusâ•‹»â•‹? Cette parole signifie, si je ne m’abuse,
qu’infime sera le nombre des élus et considérable le nombre des damnés.
Cette affirmation est d’une cruauté si monstrueuse qu’on a tenté de lui
donner un autre sens.
Peu importeâ•‹: l’enfer existe et il est évident que des damnés — en
grand ou en petit nombre — y endureront les plus douloureux tour-
ments.
Demandons-nous à qui peuvent être profitables les tourments des
damnés.
Serait-ce aux élusâ•‹? Évidemment nonâ•‹! Par définition, les élus seront
les plus justes, les vertueux, les fraternels, les compatissants, et l’on ne
saurait supposer que leur félicité, déjà inexprimable, serait accrue par le
spectacle de leurs frères torturés.
Serait-ce aux damnés eux-mêmesâ•‹? Pas davantage puisque l’Église
affirme que le supplice de ces malheureux ne finira jamais et que, dans
des milliards et des milliards de siècles, leurs tourments seront intoléra-
bles comme au premier jour.
Alorsâ•‹?...
Alors, en dehors des élus et des damnés, il n’y a que Dieu, il ne peut
y avoir que lui.
C’est donc à Dieu que seraient profitables les souffrances des
damnésâ•‹?
C’est donc à lui, ce père infiniment bon, infiniment miséricordieux,
qui se repaîtrait sadiquement des douleurs auxquelles il aurait volontai-
rement voué ses enfantsâ•‹?
Ahâ•‹! s’il en est ainsi, ce Dieu m’apparaît comme le bourreau le plus
féroce, comme le tortionnaire le plus implacable que l’on puisse
imaginer.
L’enfer prouve que Dieu n’est ni bon ni miséricordieux. L’existence
d’un Dieu de bonté est incompatible avec celle de l’enfer.
2. L’EXISTENCE DE DIEU 101
Ou bien il n’y a pas d’enfer, ou bien Dieu n’est pas infiniment bon.
[…]
CONCLUSION
Tel est pourtant le Dieu que, depuis des temps immémoriaux, on a
enseigné et que, de nos jours encore, on enseigne à une multitude d’en-
fants, dans une foule de familles et d’écoles. Que de crimes ont été
commis en son nomâ•‹!
Que de haines, de guerres, de calamités ont été furieusement déchaî-
nées par ses représentantsâ•‹! Ce Dieu, de quelles souffrances il a été la
sourceâ•‹! Quels maux il engendre encoreâ•‹!
Depuis des siècles, la religion tient l’humanité courbée sous la crainte,
vautrée dans la superstition, prostrée dans la résignation.
Ne se lèvera-t-il donc jamais le jour où, cessant de croire en la justice
éternelle, en ses arrêts imaginaires, en ses réparations problématiques, les
humains travailleront, avec une ardeur inlassable, à l’avènement, sur la
terre, d’une justice immédiate, positive et fraternelleâ•‹?
Ne sonnera-t-elle donc jamais l’heure où, désabusés des consolations
et des espoirs fallacieux que leur suggère la croyance en un paradis
compensateur, les humains feront de notre planète un Éden d’abon-
dance, de paix et de liberté, dont les portes seront fraternellement ouvertes
à tousâ•‹?
Trop longtemps, le contrat social s’est inspiré d’un Dieu sans justiceâ•‹;
il est temps qu’il s’inspire d’une justice sans Dieu. Trop longtemps, les
rapports entre les nations et les individus ont découlé d’un Dieu sans
philosophieâ•‹; il est temps qu’ils procèdent d’une philosophie sans Dieu.
Depuis des siècles, monarques, gouvernants, castes et clergés, conduc-
teurs de peuples directeurs de consciences traitent l’humanité comme le
vil troupeau, tout juste bon à être tondu, dévoré, jeté aux abattoirs.
Depuis des siècles, les déshérités supportent passivement la misère et
la servitude, grâce au mirage décevant du ciel, et à la vision horrifique de
l’enfer. Il faut mettre fin à cet odieux sortilège, à cette abominable
duperie.
Ô toi qui m’écoutes, ouvre les yeux, regarde, observe, comprends. Le
ciel dont on te parle sans cesse, le ciel à l’aide duquel on tente d’insensi-
biliser ta misère, d’anesthésier ta souffrance et d’étouffer la plainte qui,
102 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
malgré tout, s’exhale de ta poitrine, ce ciel est irréel et désert. Seul ton
enfer est peuplé et positif.
Assez de lamentationsâ•‹: les lamentations sont vaines.
Assez de prosternationsâ•‹: les prosternations sont stériles.
Assez de prièresâ•‹: les prières sont impuissantes.
Redresse-toi, ô hommeâ•‹! Et, debout, frémissant, révolté, déclare une
guerre implacable au Dieu dont, si longtemps, on imposa à tes frères et à
toi-même l’abrutissante vénération.
Débarrasse-toi de ce tyran imaginaire et secoue le joug de ceux qui se
prétendent ses chargés d’affaires ici-bas.
Mais souviens-toi que, ce premier geste de libération accompli, tu
n’auras rempli qu’une partie de la tâche qui t’incombe.
N’oublie pas qu’il ne te servirait à rien de briser les chaînes que les
Dieux imaginaires, célestes et éternels, ont forgées contre toi, si tu ne
brisais aussi celles qu’ont forgées contre toi les dieux passagers et positifs
de la terre.
Ces Dieux rôdent autour de toi, cherchant à t’affamer et à t’asservir.
Ces Dieux ne sont que des hommes comme toi.
Riches et gouvernants, ces dieux de la terre ont peuplé celle-ci d’in-
nombrables victimes, d’inexprimables tourments. Puissent les damnés de
la terre se révolter enfin contre ces scélérats et fonder une cité où ces
monstres seront, à tout jamais, rendus impossiblesâ•‹!
Quand tu auras chassé les dieux du ciel et de la terre, quand tu te
seras débarrassé des maîtres d’en haut et des maîtres d’en bas, quand tu
auras accompli ce double geste de délivrance, alors, mais seulement alors,
ô mon frère, tu t’évaderas de ton enfer et tu réaliseras ton cielâ•‹!
3
EXPLICATIONS
�NATURALISTES
Désormais, loin des soucis, prête une oreille libre et un esprit sagace
à la doctrine véritableâ•‹; les présents, que mon soin fidèle a disposés pour
toi, ne les dédaigne pas, ne les rejette pas, sans les avoir compris.
3. EXPLICATIONS NATURALISTES 105
La source donc, mes chers amis, de tous les maux, qui vous accablent
et de toutes les impostures, qui vous tiennent malheureusement captifs
dans l’erreur et dans la vanité des superstitions, aussi bien que sous les
108 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
lois tyranniques des grands de la terre, n’est autre que cette détestable
politique des hommes, dont je viens de parlerâ•‹; car les uns voulant injus-
tement dominer sur leurs semblables et les autres voulant acquérir
quelque vaine réputation de sainteté et quelquefois même de divinité, ils
se sont les uns et les autres adroitement servis, non seulement de la force
et de la violence mais ont encore employé toutes sortes de ruses et d’arti-
fices pour séduire les peuples, afin de parvenir plus facilement à leurs
fins, de sorte que les uns et les autres de ces fins et rusés politiques abusant
ainsi de la faiblesse de la crédulité et de l’ignorance des plus faibles et des
moins éclairés, ils leur ont facilement fait accroire tout ce qu’ils ont voulu,
et ensuite leur ont fait recevoir avec respect et soumission, de gré ou de
force, toutes les lois, qu’ils ont voulu leur donner et, par ces moyens, les
uns se sont fait honorer et respecter ou même adorer comme des divi-
nités, ou autrement comme des personnages d’une sainteté extraordi-
naire et spécialement députés de quelques divinités, pour faire connaître
leur volonté au reste des hommes, et les autres se sont rendus riches,
puissants et redoutables dans le monde, et s’étant les uns et les autres, par
ces sortes d’artifices rendus assez riches, assez puissants, assez vénérables
ou assez redoutables pour se faire craindre ou obéir, ils ont ouvertement
et tyranniquement assujetti leurs semblables à leurs lois.
À quoi leur ont grandement servi aussi les différends, les querelles,
les divisions et les animosités qui naissent souvent entre les particuliers,
car la plupart des hommes se trouvent fort souvent d’humeur, d’esprit et
d’inclination fort différents les uns des autres, ils ne sauraient s’accom-
moder longtemps ensemble sans se brouiller et sans se diviser. Et lorsque
ces troubles et ces divisions arrivent pour lors, ceux qui se trouvent les
plus forts, les plus hardis et peut être même aussi les plus méchants, ne
manquent point de profiter de ces occasions pour se rendre plus facile-
ment les maîtres absolus de tous.
Voilà mes chers amis la vraie source et la véritable origine de tous les
maux qui troublent la société humaine et qui rendent les hommes
malheureux dans la vie. Voilà la source et l’origine de toutes les erreurs,
de toutes les impostures, de toutes les superstitions, de toutes les fausses
divinités et de toutes les idolâtries qui se sont malheureusement répan-
dues par toute la terre. Voilà l’origine et la source de tout ce que l’on vous
propose comme de saint et de plus sacré dans ce que l’on vous fait appeler
pieusement religion. Voilà la source et l’origine de toutes ces prétendues
saintes et inviolables lois que l’on veut, sous prétexte de piété et de reli-
gion, vous faire si étroitement observer, comme des lois qui viennent de
3. EXPLICATIONS NATURALISTES 109
1. Meslier emploie ici ravissans, qui est l’ancienne graphie de ravissants. Mais, à l’évidence,
ses loups ne sont pas ravissants au sens où l’on emploie ce mot aujourd’hui — des loups
jolis, agréables et amènesâ•‹; ils sont ravissans au sens du XVIIIe siècle, ce qui veut dire
qu’ils sont des ravisseurs, qui s’emparent d’une personne ou de ses biens par la ruse.
C’est pourquoi j’ai utilisé ici le mot pillard, qui me semble traduire assez exactement sa
pensée. (Note de N.B.)
110 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
�
fondamentales d’une religion aussi bien que d’ébranler les lois fonda-
mentales d’un État ou d’une république, il ne faut pas s’étonner si les
personnes sages et éclairées se conforment aux lois générales de l’État si
injustes qu’elles puissent être, ou s’ils se conforment au moins en appa-
rence à l’usage et à la politique d’une religion qu’ils trouvent établie
quoiqu’ils en reconnaissent suffisamment les erreurs et la vanité parce
que telle répugnance qu’ils puissent avoir à s’y soumettre, il leur est néan-
moins beaucoup plus utile et avantageux de vivre tranquillement en
conservant ce qu’ils peuvent avoir, que de s’exposer volontairement à se
perdre eux-mêmes en voulant s’opposer au torrent des erreurs communes
ou en voulant résister à l’autorité d’un souverain qui veut se rendre maître
absolu de toutâ•‹: [ajoutons] d’ailleurs que dans de grands États et gouver-
nements comme sont les royaumes et les empires, étant impossible que
ceux qui en sont les souverains puissent seuls par eux-mêmes pourvoir à
tout et maintenir leur puissance et leur autorité dans de si grandes éten-
dues de pays, ils ont soin d’établir partout des officiers, des intendants,
des gouverneurs et quantité d’autres gens qu’ils paient largement aux
dépens du public pour veiller à leurs intérêts pour maintenir leur auto-
rité, de sorte qu’il n’y a personne qui osât se mettre en devoir de résister,
ni même de contredire ouvertement une autorité si absolue sans s’ex-
poser en même temps à un danger manifeste de se perdre. C’est pourquoi
les plus sages et les plus éclairés sont contraints de demeurer dans le
silence, quoiqu’ils voient manifestement les abus et les désordres d’un
gouvernement si injuste et si odieux.
[…]
Et voilà comme les abus, les erreurs, les superstitions et la tyrannie se
sont établis dans le monde.
Il semblerait […] que la religion et la politique ne devraient pas s’ac-
commoder et qu’elles devraient […] se trouver réciproquement contraires
et opposées l’une à l’autre puisqu’il semble que la douceur et la piété de
la religion devraient condamner les rigueurs et les injustices d’un gouver-
nement tyranniqueâ•‹; et qu’il semble d’un autre côté que la prudence
d’une sage politique devrait condamner et réprimer les abus, les erreurs
et les impostures d’une fausse religion.
Il est vrai que cela devrait se faire ainsi, mais ce qui devrait se faire ne
se fait pas toujours. Ainsi, quoiqu’il semble que la religion et la politique
dussent être si contraires et si opposées l’une à l’autre dans leurs principes
et dans leurs maximes, elles ne laissent pas néanmoins de s’accorder assez
3. EXPLICATIONS NATURALISTES 111
bien ensemble lorsqu’elles ont une fois fait alliance et qu’elles ont
contracté amitié ensembleâ•‹: on pourrait dire qu’elles s’entendent pour
lors comme deux coupeurs de bourses, car elles se défendent et se soutien-
nent mutuellement l’une l’autre. La religion soutient le gouvernement
politique, si méchant qu’il puisse être, et à son tour le gouvernement
soutient la religion, si sotte et si vaine qu’elle puisse être. D’un côté les
prêtres, qui sont les ministres de la religion, recommandent sous peine de
malédiction et de damnation éternelle d’obéir aux magistrats, aux princes
et aux souverains comme étant mis en place par Dieu pour gouverner les
autresâ•‹; et les princes, de leur côté, font respecter les prêtres, leur font
donner de bons appointements et de bons revenus et les maintiennent
dans les fonctions vaines et abusives de leur faux ministère, contraignant
le peuple de regarder comme saint et comme sacré tout ce qu’ils font et
tout ce qu’ils ordonnent aux autres de croire ou de faire sous ce beau et
spécieux prétexte de religion et de culte divin.
Et voilà encore un coup comme les abus et comme les erreurs, les
superstitions, les illusions et la tromperie se sont établis dans le monde et
comme ils s’y maintiennent au grand malheur des pauvres peuples qui
gémissent sous de si rudes et si pesants jougs.
Vous penserez peut-être, mes chers amis, que, dans un si grand
nombre de fausses religions qu’il y a dans le monde, mon intention serait
d’excepter au moins de ce nombre la religion catholique, dont nous
faisons tous profession et laquelle nous disons être la seule qui enseigne
la pure vérité, la seule qui reconnaît et adore comme il faut le vrai dieu,
et la seule qui conduit les hommes dans le véritable chemin du salut et
d’une éternité bienheureuseâ•‹; mais désabusez-vous, mes chers amis, désa-
busez-vous de cela et généralement de tout ce que vos pieux ignorants ou
vos moqueurs et intéressés prêtres et docteurs s’empressent de vous dire
et de vous faire accroire sous le faux prétexte de prétendue sainte et divine
religion. Vous n’êtes pas moins séduits ni moins abusés que ceux qui sont
les plus séduits et abusés. Vous n’êtes pas moins dans l’erreur que ceux
qui y sont les plus profondément plongés. Votre religion n’est pas moins
vaine, ni moins superstitieuse qu’aucune autreâ•‹; elle n’est pas moins fausse
dans ses principes, ni moins ridicule et absurde dans ses dogmes et
maximesâ•‹; vous n’êtes pas moins idolâtres que ceux que vous blâmez et
que vous condamnez vous-mêmes d’idolâtrie. Les idées des païens et les
vôtres ne sont différentes que de nom et de figure. En un mot, tout ce
que vos docteurs et vos prêtres prêchent avec tant de zèle et d’éloquence
touchant la grandeur, l’excellence et la sainteté des mystères qu’ils vous
112 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
font adorer, tout ce qu’ils vous racontent avec tant de gravité de la certi-
tude de leurs prétendus miracles et tout ce qu’ils vous débitent avec tant
de zèle et d’assurance, touchant la grandeur des récompenses du ciel et
touchant les effroyables châtiments de l’enfer, ne le sont dans le fond que
des illusions, des erreurs, des mensonges, des fictions et des impostures
inventées premièrement par des fins et rusés politiques, continuées par
des séducteurs et des imposteurs et ensuite reçues et crues aveuglément
par des peuples ignorants et grossiers, et puis enfin maintenues par l’auto-
rité des grands et des souverains de la terre, qui ont favorisé les abus, les
erreurs, les superstitions et les impostures et qui les ont autorisés par leurs
lois afin de tenir par là le commun des hommes en bride et de faire d’eux
tout ce qu’ils voudraient.
Voilà mes chers amis comment ceux qui ont gouverné ou qui gouver-
nent encore maintiennent les peuples, abusent présomptueusement et
impunément du nom et de l’autorité de Dieu pour se faire craindre et
respecter eux-mêmes, plutôt que pour faire adorer et servir le Dieu imagi-
naire de la puissance duquel ils vous épouvantent. Voilà comment ils
abusent du nom spécieux de piété et de religion, pour faire accroire aux
faibles et aux ignorants tout ce qu’il leur plaîtâ•‹; et voilà enfin comment ils
établissent par toute la terre une détestable misère de mensonges et d’ini-
quités au lieu qu’ils dévaient s’appliquer uniquement les uns et les autres
à établir partout le règne de la paix de la justice et de la vérité, qui rendrait
tous les peuples heureux et contents sur la terre.
Je dis qu’ils établissent partout un misère d’iniquité parce que tous
ces ressorts cachés de la plus fine politique aussi bien que les maximes et
les cérémonies les plus pieuses de la religion ne sont effectivement que
des mystères d’iniquité. Je dis mystères d’iniquité pour tous les pauvres
peuples qui se trouvent misérablement les dupes de toutes ces Â�momeries-là,
aussi bien que les jouets et les victimes malheureuses de la puissance des
grandsâ•‹: mais pour ceux qui gouvernent ou qui prennent part au gouver-
nement des autres, et pour les prêtres, qui gouvernent les consciences, ou
qui sont pourvus de quelques bons bénéfices, ce sont comme des mines
ou des toisons d’orâ•‹; ce sont comme des cornes d’abondance qui leur font
venir à souhait toutes sortes de biensâ•‹: et c’est ce qui donne à tous ces
beaux messieurs le moyen de se divertir et de donner agréablement toutes
sortes de bons temps, pendant que les pauvres peuples abusés par les
erreurs et par les superstitions de la religion gémissent tristement, pauvre-
ment et paisiblement néanmoins sous l’oppression des grands, pendant
qu’ils souffrent patiemment leurs peines, pendant qu’ils s’amusent
3. EXPLICATIONS NATURALISTES 113
�
vainement à prier des dieux et des saints qui ne les entendent point,
pendant qu’ils s’amusent à des dévotions vaines, pendant qu’ils accom-
plissent dévotement les pénitences et les mortifications, qui leur ont été
enjointes après la vaine et superstitieuse confession de leurs péchés, et
enfin pendant que ces pauvres peuples s’épuisent jour et nuit au travail
en suant sang et eau pour avoir chétivement de quoi vivre pour eux, et
pour avoir de quoi fournir abondamment aux plaisirs et aux contente-
ments de ceux qui les rendent si malheureux dans la vie.
Ahâ•‹! Mes chers amis, si vous connaissiez bien la vanité et la folie des
erreurs dont on vous entretient sous prétexte de religion, et si vous
connaissiez combien injustement et combien indignement on abuse de
l’autorité que l’on a usurpée sur vous sous prétexte de vous gouverner,
vous n’auriez certainement que du mépris pour tout ce que l’on vous fait
adorer et respecter, et vous n’auriez que de la haine et que de l’indigna-
tion pour tous ceux qui vous abusent, qui vous gouvernent si mal, et qui
vous maltraitent si indignement.
Bakounine reprend bon nombre des thèses que nous avons croisées
jusqu’ici. C’est ainsi qu’il écritâ•‹: «â•‹Écrasé par son travail quotidien, privé
de loisir, de commerce intellectuel, de lecture, enfin de presque tous les
moyens et d’une bonne partie des stimulants qui développent la réflexion
dans les hommes, le peuple accepte le plus souvent sans critique et en
bloc les traditions religieuses qui, l’enveloppant dès le plus jeune âge dans
toutes les circonstances de sa vie, et artificiellement entretenues en son
sein par une foule d’empoisonneurs officiels de toute espèce, prêtres et
laïques, se transforment chez lui en une sorte d’habitude mentale et
morale, trop souvent plus puissante même que son bon sens naturel.â•‹»
Mais il ajoute à ce tableau d’incomparables accents libertaires.
Sourceâ•‹: Michel BAKOUNINE, Dieu et l’État, Genève, 1882. Passim.
Il est une autre raison qui explique et qui légitime en quelque sorte
les croyances absurdes du peuple. Cette raison, c’est la situation misé-
rable à laquelle il se trouve fatalement condamné par l’organisation
économique de la société, dans les pays les plus civilisés de l’Europe.
Réduit, sous le rapport intellectuel et moral aussi bien que sous le rapport
matériel, au minimum d’une existence humaine, enfermé dans sa vie
comme un prisonnier dans sa prison, sans horizon, sans issue, sans avenir
même, si l’on en croit les économistes, le peuple devrait avoir l’âme
singulièrement étroite et l’instinct aplati des bourgeois pour ne point
éprouver le besoin d’en sortirâ•‹; mais pour cela il n’a que trois moyens,
dont deux fantastiques, et le troisième réel.
Les deux premiers, ce sont le cabaret et l’église, la débauche du corps
ou la débauche de l’espritâ•‹; le troisième, c’est la révolution sociale. D’où
je conclus que cette dernière seule, beaucoup plus, au moins, que toutes
les propagandes théoriques des libres-penseurs, sera capable de détruire
jusqu’aux dernières traces des croyances religieuses et des habitudes
débauchées dans le peuple, croyances et habitudes qui sont plus intime-
ment liées qu’on ne le penseâ•‹; et que, en substituant aux jouissances à la
fois illusoires et brutales de ce dévergondage corporel et spirituel, les
jouissances aussi délicates que réelles de l’humanité pleinement accom-
plie dans chacun et dans tous, la révolution sociale seule aura la puissance
de fermer en même temps tous les cabarets et toutes les églises.
Jusque-là le peuple, pris en masse, croira, et, s’il n’a pas raison de
croire, il en aura au moins le droit. Il est une catégorie de gens qui, s’ils
ne croient pas, doivent au moins faire semblant de croire. Ce sont tous
les tourmenteurs, tous les oppresseurs et tous les exploiteurs de l’huma-
nité. Prêtres, monarques, hommes d’État, hommes de guerre, financiers
publics et privés, fonctionnaires de toutes sortes, policiers, gendarmes,
geôliers et bourreaux, monopoleurs capitalistes, pressureurs, entrepre-
neurs et propriétaires, avocats, économistes, politiciens de toutes les
couleurs, jusqu’au dernier vendeur d’épices, tous répéteront à l’unisson
ces paroles de Voltaireâ•‹:
«â•‹Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer.â•‹»
Car, vous comprenez, il faut une religion pour le peuple. C’est la
soupape de sûreté. Il existe enfin une catégorie assez nombreuse d’âmes
honnêtes mais faibles qui, trop intelligentes pour prendre les dogmes
chrétiens au sérieux, les rejettent en détail, mais n’ont pas le courage, ni
la force ni la résolution nécessaires pour les repousser en gros. Elles aban-
122 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
savons déjà comment l’individu réagit aux dommages que lui infligent et
la civilisation et les autres hommesâ•‹: il oppose une résistance, proportion-
nelle à sa souffrance, aux institutions de cette civilisation, une hostilité
contre celle-ci. Mais comment se met-il en défense contre les forces supé-
rieures de la nature, du destin, qui le menacent ainsi que tous les
hommesâ•‹?
La civilisation le décharge de cette tâche et elle le fait de façon
semblable pour tous. Il est d’ailleurs remarquable que presque toutes les
cultures se comportent ici de même. La civilisation ne fait pas ici halte
dans sa tâche de défendre l’homme contre la nature, elle change simple-
ment de méthode. La tâche est ici multiple et le sentiment de sa propre
dignité qu’a l’homme, et qui se trouve gravement menacé, aspire à des
consolationsâ•‹; l’univers et la vie doiÂ�vent être libérés de leurs terreursâ•‹; en
outre la curiosité humaine, certes stimulée par les considérations prati-
ques les plus puissantes, exige une réponse.
Le premier pas dans ce sens est déjà une conquête. Il consiste à
«â•‹humaniserâ•‹» la nature. On ne peut aborder des forces et un destin
impersonnels, ils nous demeurent à jamais étrangers. Mais si au cœur des
éléments les mêmes passions qu’en notre âme font rage, si la mort elle-
même n’est rien de sponÂ�tané, mais un acte de violence dû à une volonté
maligne, si nous sommes environnés, partout dans la nature, d’êtres
semblables aux humains qui nous entourent, alors nous respirons enfin,
nous nous sentons comme chez nous dans le surnaturel, alors nous
pouvons élaborer psychiquement notre peur, à laquelle jusque-là nous ne
savions trouver de sens. Nous sommes peut-être encore désarmés, mais
nous ne sommes plus paralysés sans espoir, nous pouvons du moins
réagir, peut-être même ne sommes-nous pas vraiment désarmésâ•‹: nous
pouvons en effet avoir recours contre ces violents surhommes aux mêmes
méthodes dont nous nous servons au sein de nos sociétés humaiÂ�nes, nous
pouvons essayer de les conjurer, de les apaiser, de les corrompre et, ainsi
les influençant, nous leur déroberons une partie de leur pouvoir. Ce
remplacement d’une science naturelle par une psychologie ne nous
procure pas qu’un soulagement immédiat, il nous montre dans quelle
voie poursuivre afin de dominer la situation mieux encore.
Car cette situation n’est pas nouvelle, elle a un prototype infantile,
dont elle n’est en réalité que la continuation. Car nous nous sommes déjà
trouvés autrefois dans un pareil état de détresse, quand nous étions petit
enfant en face de nos parents. Nous avions des raisons de craindre ceux-
128 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
ci, surtout notre père, bien que nous fussions en même temps certains de
sa protection contre les dangers que nous craignions alors. Ainsi l’homme
fut amené à rapprocher l’une de l’autre ces deux situations, et, comme
dans la vie du rêve, le désir y trouve aussi son compte. Le dormeur
éprouve-t-il un pressentiment de mort, qui cherche à le transporter dans
la tombe, l’élaboration du rêve sait choisir la condition grâce à laquelle
cet événement redouté devient la réalisation d’un désir, et le rêveur se
trouvera par exemple transporté dans un tombeau étrusque, dans lequel
il se croira descendu plein de joie de pouvoir enfin satisfaire ses intérêts
archéologiques. De même l’homme ne fait pas des forces naturelles de
simples hommes avec lesquels il puisse entrer en relation comme avec ses
pareils — cela ne serait pas conforme à l’impression écrasante qu’elles lui
font — mais il leur donne les caractères du père, il en fait des dieux,
suivant en cela un prototype non pas seulement infantile mais encore
phyloÂ�génique, ainsi que j’ai tenté de le montrer ailleurs.
Au cours des temps, les premières observations révélant la régularité
et la légalité des phénomènes de la nature font perdre aux forces natu-
relles leurs traits humains. Mais la détresse humaine demeure et avec elle
la nostalgie du père et des dieux. Les dieux gardent leur triple tâche à
accomplirâ•‹: exorciser les forces de la nature, nous réconcilier avec la
cruauté du destin, telle qu’elle se manifeste en particulier dans la mort, et
nous dédommager des souffrances et des privations que la vie en commun
des civilisés impose à l’homme.
Mais, entre ces trois fonctions des dieux, l’accent se déplace peu à
peu. On finit par remarquer que les phénomènes de la nature se dérou-
lent d’eux-mêmes suivant des nécessités internesâ•‹; certes les dieux sont les
maîtres de la nature, ce sont eux qui l’ont faite telle qu’elle est et mainte-
nant ils peuvent l’abandonner à elle-même. Ce n’est qu’en de rares occa-
sions que les dieux interviennent dans le cours des phénomènes naturels,
lorsqu’ils font un miracle, et cela, comme pour nous assurer qu’ils n’ont
rien perdu de leur pouvoir primitif. En ce qui touche aux vicissitudes du
destin, un sentiment vague et désagréable nous avertit qu’il ne saurait
remédier à la détresse et au désemparement du genre humain. C’est
surtout ici que les dieux faillentâ•‹: s’ils font eux-mêmes le destin, alors il
faut avouer que leurs voies sont insondables. Le peuple le plus doué de
l’Antiquité soupçonna vaguement les Moires d’être au-dessus des dieux et
les dieux eux-mêmes d’être soumis au destin. Et plus la nature devient
autonome, et plus les dieux s’en retirent, plus toutes les expectatives se
concentrent sur leur troisième tâche, plus la moralité devient leur réel
3. EXPLICATIONS NATURALISTES 129
domaine. Alors la tâche des dieux devient de parer aux défauts de la civi-
lisation et aux dommages qu’elle cause, de s’occuper des souffrances que
les hommes s’infligent les uns aux autres de par leur vie en commun, de
veiller au maintien des prescriptions de la civilisation, prescriptions
auxquelles les hommes obéissent si mal. Une origine divine est attribuée
aux prescriptions de la civilisation, elles sont élevées à une dignité qui
dépasse les sociétés humaines, et étendues à l’ordre de la nature et à l’évo-
lution de l’univers.
Ainsi se constitue un trésor d’idées, né du besoin de rendre suppor-
table la détresse humaine, édifié avec le matériel fourni par les souvenirs
de la détresse où se trouvait l’homme lors de sa propre enfance comme
aux temps de l’enfance du genre humain. Il est aisé de voir que, grâce à
ces acquisitions, l’homme se sent protégé de deux côtésâ•‹: d’une part,
contre les dangers de la nature et du destin, d’autre part, contre les
dommages causés par la société humaine.
Tout cela revient à dire que la vie, en ce monde, sert un dessein supé-
rieur, dessein dont la nature est certes difficile à deviner, mais auquel
participe à coup sûr un perfectionnement de l’être de l’homme. Proba-
blement la partie spirituelle de l’homme, l’âme, qui s’est séparée si lente-
ment et si à contrecœur du corps, au cours des temps, sera-t-elle l’objet
de cette exaltation. Tout ce qui a lieu en ce monde doit être considéré
comme l’exécution des desseins d’une intelligence supérieure à la nôtre,
qui, bien que par des voies et des détours difficiles à suivre, arrange toutes
choses au mieux, c’est-à-dire pour notre bien. Sur chacun de nous veille
une Providence bienveillante, qui n’est sévère qu’en apparence, Provi-
dence qui ne permet pas que nous deve�nions le jouet des forces natu-
relles, écrasantes et impitoyablesâ•‹; la mort elle-même n’est pas
l’anéantissement, pas le retour à l’inanimé, à l’inorganique, elle est le
début d’une nouvelle sorte d’existence, étape sur la route d’une plus
haute évolution. Et, en ce qui regarde l’autre face de la question, les
mêmes lois morales sur lesquelles se sont édifiées nos civilisations gouver-
nent aussi l’univers, mais là une cour de justice plus haute veille à leur
observation avec incomparablement plus de force et de logique. Le bien
trouve toujours en fin de compte sa récompense, le mal son châtiment,
si ce n’est pas dans cette vie-ci, du moins dans les existences ultérieures
qui commencent après la mort. Ainsi toutes les terreurs, souffrances,
cruautés de la vie seront effacéesâ•‹; la vie d’après la mort, qui continue
notre vie terrestre, comme la partie invisible du spectre s’adjoint à la
visible, nous apportera toute la perfection, tout l’idéal, qui nous ont
130 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
importante. Nous savons à peu près à quelle époque et par quelle sorte
d’hommes les doctrines religieuses ont été créées. Si nous apprenons
encore en vertu de quels motifs elles le furent, le point de vue d’où envi-
sager le problème religieux subira un déplacement notable. Nous nous
dironsâ•‹: il serait certes très beau qu’il y eût un Dieu créateur du monde et
une Providence pleine de bonté, un ordre moral de l’univers et une vie
future, mais il est cependant très curieux que tout cela soit exactement ce
que nous pourrions nous souhaiter à nous-mêmes. Et il serait encore plus
curieux que nos ancêtres, qui étaient misérables, ignorants, sans liberté,
aient justement pu arriver à résoudre toutes ces difficiles énigmes de
l’univers.
Il ne faut pas direâ•‹: le miracle n’est pas, parce qu’il n’a pas été
démontré. Les orthodoxes pourraient toujours en appeler une instruc-
tion plus complète. La vérité, c’est que le miracle ne saurait être constaté
ni aujourd’hui ni demain, parce que constater le miracle, ce sera toujours
apporter une conclusion prématurée. Un instinct profond nous dit que
tout ce que la nature renferme dans son sein est conforme à ses lois ou
connues ou mystérieuses. Mais, quand bien même il ferait taire son pres-
sentiment, l’homme ne pourra jamais direâ•‹: «â•‹Tel fait est au-delà des fron-
tières de la nature.â•‹» Nos explorations ne pousseront jamais jusque-là. Et,
3. EXPLICATIONS NATURALISTES 135
que si nous savions ce que c’est que la vie et la mort, et nous ne le saurons
jamais.
On nous définit le miracleâ•‹: une dérogation aux lois de la nature.
Nous ne les connaissons pasâ•‹; comment saurions-nous qu’un fait y
dérogeâ•‹?
—â•fl Mais nous connaissons quelques-unes de ces loisâ•‹?
—â•fl Oui, nous avons surpris quelque rapport des choses. Mais, ne
saisissant pas toutes les lois naturelles, nous n’en saisissons
aucune, puisqu’elles s’enchaînent.
—â•fl Encore pourrions-nous constater le miracle dans ces séries de
rapports que nous avons surpris.
—â•fl Nous ne le pourrions pas avec une certitude philosophique.
D’ailleurs, ce sont précisément les séries qui nous paraissent les
plus fixes et les mieux déterminées que le miracle interrompt le
moins. Le miracle n’entreprend rien, par exemple, contre la
mécanique céleste. Il ne s’exerce point sur le cours des astres et
jamais il n’avance ni ne retarde une éclipse calculée. Il se joue
volontiers, au contraire, dans les ténèbres de la pathologie interne
et se plaît surtout aux maladies nerveuses. Mais ne mêlons point
une question de fait à la question de principe. En principe, le
savant est inhabile à constater un fait surnaturel. Cette constata-
tion suppose une connaissance totale et absolue de la nature qu’il
n’a point et n’aura jamais, et que personne n’eut au monde. C’est
parce que je ne croirais pas nos plus habiles oculistes sur la
guérison miraculeuse d’un aveugle, qu’à plus forte raison je ne
crois pas non plus saint Mathieu et à saint Marc qui n’étaient pas
oculistes. Le miracle est par définition méconnaissable et incon-
naissable.
Les savants ne peuvent en aucun cas attester qu’un fait est en contra-
diction avec l’ordre universel, c’est-à-dire avec l’inconnu divin. Dieu
même ne le pourrait qu’en établissant une pitoyable distinction entre les
manifestations générales et les manifestations particulières de son acti-
vité, en reconnaissant qu’il fait de temps en temps des retouches timides
à son œuvre, et en laissant échapper cet aveu humiliant que la lourde
machine qu’il a montée a besoin à toute heure, pour marcher cahin-caha,
d’un coup de main du fabricant.
3. EXPLICATIONS NATURALISTES 137
2. Dans la Messe de Bolsène, de Raphaël, on voit ce miracle allégué qui se serait déroulé en
1263â•‹: célébrant sa messe, un prêtre vit couler des gouttes de sang d’une hostie, ce qui
le persuada de la véracité de la transubstanciation. (Note de N.B.)
138 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
comme du paralytique guériâ•‹: ou cela n’est pas, ou cela est et, si cela est,
cela est dans la nature et par conséquent naturel.
Sourceâ•‹: http://www.skepticfriends.org/forum/showquestion.aspâ•‹?faq=
5&fldAuto=122. Ce texte a été traduit par Normand Â�Baillargeon.
que pleurer. À la vérité, dès que Notre Seigneur me disait une seule parole
pour me rassurer, je demeurais, comme de coutume, calme, contente, et
sans aucune crainte. Il me semblait qu’il marchait toujours à côté de moiâ•‹;
néanmoins, comme ce n’était pas une vision imaginaire, je ne voyais pas
sous quelle forme. Je connaissais seulement d’une manière fort claire qu’il
était toujours à mon côté droit, qu’il voyait tout ce que je faisais, et, pour
peu que je me recueillisse ou que je ne fusse pas extrêmement distraite, je
ne pouvais ignorer qu’il était près de moi.
J’allai aussitôt, quoiqu’il m’en coûtât beaucoup, le dire à mon confes-
seur. Il me demanda sous quelle forme je le voyais. Je lui dis que je ne le
voyais pas. «â•‹Comment donc, répliqua-t-il, pouvez-vous savoir que c’est
Jésus-Christâ•‹?â•‹» Je lui dis que je ne savais pas comment, mais que je ne
pouvais ignorer qu’il fût près de moiâ•‹; je le voyais clairement, je le sentaisâ•‹;
le recueillement de mon âme dans l’oraison était plus profond et plus
continuelâ•‹; les effets produits étaient bien différents de ceux que j’éprouvais
d’ordinaireâ•‹: la chose était évidente. J’avais recours à diverses comparai-
sons pour me faire comprendreâ•‹; mais, à mon avis, il ne s’en trouve certai-
nement aucune qui ait beaucoup de rapport avec une vision de ce genre.
J’ai su depuis qu’elle est de l’ordre le plus élevé. C’est ce qui m’a été dit par
un saint homme, fort spirituel, le frère Pierre d’Alcantara, dont je parlerai
plus au long dans la suite, et par d’autres grands savantsâ•‹; ils ont ajouté
que, de toutes les visions, c’est celle où le démon peut avoir le moins d’accès.
Ainsi, rien d’étonnant que de pauvres femmes sans science, comme moi,
manquent de termes pour l’exprimerâ•‹; les doctes, sans nul doute, en donne-
ront plus facilement l’intelligence.
Que si je dis que je ne vois Notre Seigneur ni des yeux du corps ni de
ceux de l’âme, attendu que la vision n’est point imaginaire, on me deman-
dera sans doute comment je puis savoir et affirmer qu’il est près de moi,
avec plus d’assurance que si je le voyais de mes propres yeux. Je réponds que
c’est comme quand une personne, ou aveugle, ou dans une très grande
obscurité, ne peut en voir une autre qui est auprès d’elle. Toutefois ma
comparaison n’est point exacte, elle n’exprime qu’un faible rapportâ•‹; car la
personne dont je parle acquiert par le témoignage des sens la certitude de
la présence de l’autre, soit en la touchant, soit en l’entendant parler ou se
remuer. Dans cette vision, il n’y a rien de celaâ•‹: point d’obscurité pour la
vueâ•‹; Notre Seigneur se montre présent à l’âme par une connaissance plus
claire que le soleil. Je ne dis pas qu’on voie ni soleil ni clarté, nonâ•‹; mais je
3. EXPLICATIONS NATURALISTES 141
dis que c’est une lumière qui, sans qu’aucune lumière ne frappe nos regards,
illumine l’entendement, afin que l’âme jouisse d’un si grand bien. Cette
vision porte avec elle de très précieux avantages.
Ce n’est pas comme une présence de Dieu qui se fait souvent sentir,
surtout à ceux qui sont favorisés de l’oraison d’union et de quiétudeâ•‹;
l’âme ne se met pas plus tôt en prière qu’elle trouve, ce semble, à qui
parlerâ•‹; elle comprend qu’on l’écoute, par les effets intérieurs de grâce
qu’elle ressent, par un ardent amour, une foi vive, de fermes résolutions et
une grande tendresse spirituelle. Cette grâce est sans doute un grand don
de Dieu, et ceux qui la reçoivent doivent extrêmement l’estimer, parce que
c’est une oraison très élevéeâ•‹; mais ce n’est pas une vision. Les effets seuls
indiquent la présence de Dieuâ•‹; c’est une voie par laquelle il se fait sentir
à l’âme. Mais dans la vision dont je parle, on voit clairement que Jésus-
Christ, fils de la Vierge, est là.â•‹»
Sourceâ•‹: THÉRÈSE D’AVILA, Autobiographie, chapitre XVII.
Imaginez que vous êtes sur le point de vivre une expérience mystique.
Vous êtes peut-être en train de prier, absorbé par cette activité dans le
silence de votre chambreâ•‹; ou alors vous êtes en train de méditer et, favo-
risé en cela par le fait que peu de choses viennent solliciter vos sens, vous
êtes sur le point de ressentir un sentiment d’unification avec le monde,
une expérience qui va renforcer votre conviction qu’il y a bien un autre
monde quelque part et que ce que nous appelons la réalité n’est qu’un
pâle reflet de la vraie réalité. Une question se poseâ•‹: que se passe-t-il dans
votre cerveau tandis que tout cela se produitâ•‹? Est-ce que vos pouvoirs
mentaux vous permettent, ne serait-ce que provisoirement, d’avoir accès
à un vue supérieure de l’universâ•‹? Ou est-ce plutôt que votre cerveau
fonctionne anormalement en raison de circonstances particulières et
vous joue des toursâ•‹? Dans le texte qui suit, je présente du mieux que je
peux ce que nous savons à ce proposâ•‹; après quoi, vous pourrez examiner
les faits plus attentivement et décider par vous-mêmes de la réponse à
donner.
Andrew Newberg et Eugene D’Aquili, deux chercheurs qui s’intéres-
sent à la neurobiologie des expériences mystiques, ont réalisé des expé-
riences bien intrigantes. Ils ont demandé à des bouddhistes pratiquant la
142 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
méditation et à des sœurs franciscaines isolés dans une pièce de leur labo-
ratoire d’essayer d’atteindre un stade de profonde méditation ou de
prière. Les sujets étaient branchés à un scanner qui permettait de voir les
régions de leurs cerveaux qui étaient anormalement actives ou inactives.
Les résultats ont été très semblables dans les deux cas. Pour commencer,
et cela n’est pas surprenant, les parties des cerveaux des sœurs ou des
moines associées à une intense concentration étaient activéesâ•‹: prier ou
méditer sont des activités intellectuelles qui demandent au cerveau de
fournir un effort. Ce qui est toutefois plus intéressant, c’est le fait que
Newberg et D’Aquili ont constaté qu’une région des cerveaux de leurs
sujets devenait presque complètement morteâ•‹: le lobe pariétal postéro-
supérieur. Or cette zone est responsable de la détermination des limites
de notre corps, une tâche essentielle de tout organisme vivant puisqu’on
lui doit de pouvoir nous mouvoir dans un monde tridimensionnel
complexe sans autre accident que de renverser un café à l’occasion.
Nous savons que le lobe pariétal postéro-supérieur joue ce rôle parti-
culier parce qu’il y a des patients qui ont subi des dommages à cette
région précise et qui, littéralement, ne peuvent se déplacer sans trébu-
cherâ•‹: ils ratent la chaise sur laquelle ils voulaient s’asseoir et ont généra-
lement une idée confuse de l’endroit où finit leur corps et où commence
l’univers. C’est une de ces terribles conditions qui ont tant appris aux
neurobiologistes sur le fonctionnement interne du cerveau humain.
Il est intéressant de constater que les sujets de Newberg et de D’Aquili
ont décrit leur expérience mystique d’une manière très semblable à ce
que rapportent les patients ayant subi des dommages au cerveauâ•‹: au
point suprême de leur prière ou de leur méditation, ils ont eu la sensation
de «â•‹faire un avec l’universâ•‹» et ressenti la dissolution de leur corps dans
la totalité du réel. Les scans de leurs cerveaux ont corroboré leur interpré-
tation de ce qui se passaitâ•‹: en raison de la faible intensité de la stimula-
tion sensorielle (les expériences étaient menées dans des salles sombres et
silencieuses), le cerveau ne recevait que peu d’information sur le monde
extérieur et mettait simplement en veille les régions correspondantes —
possiblement pour économiser de l’énergieâ•‹: métaboliquement parlant,
le cerveau est, de loin, l’organe le plus coûteux que nous ayons.
La question est de savoir si les sœurs franciscaines et les bouddhistes
qui méditaient accédaient réellement à une autre réalité ou s’ils étaient
plutôt simplement en train de vivre un étrange effet qui survient lorsqu’ils
3. EXPLICATIONS NATURALISTES 143
font faire à leur cerveau l’expérience d’être placé dans certaines circons-
tances particulières.
Michael Persinger est un neurobiologiste canadien et, tout comme
Newberg et D’Aquili, il s’intéresse à l’étude scientifique des expériences
mystiques. Son point de départ est le fait bien connu que des patients
souffrant de lésions aux lobes temporaux sont sujets à avoir des halluci-
nations visuelles ou auditives qu’ils interprètent fréquemment comme
des expériences mystiques. Certains de ces patients sont persuadés qu’ils
ont parlé à Dieu et qu’ils ont ainsi acquis une lucidité cosmique particu-
lière à propos de la réalité, de la conscience et du sens de la vie. Persinger
a entrepris de littéralement reproduire ces expériences dans les condi-
tions contrôlées d’un laboratoire. Il a construit un casque qui produit
dans le cerveau de petits champs magnétiques intenses et continus de
manière à provoquer des micro-lésions qui ne causent aucun dommage
permanent. Selon la bonne vieille tradition victorienne, le bon docteur a
expérimenté sur lui-même et découvert que des micro-lésions au lobes
temporaux induisent bien le même genre d’hallucinations et d’expé-
riences mystiques rapportées par les patients.
Cette fois encoreâ•‹: que se passe-t-il doncâ•‹? Le casque de Persinger
est-il une machine qui peut mettre tout le monde en contact direct avec
Dieu, ou montre-t-il plutôt que bon nombre d’expériences mystiques
sont en fait causées par des lésions et résultent d’un mauvais fonctionne-
ment du circuit normal du cerveauâ•‹?
Nous voici parvenus là où finit le domaine des faits et où commence
celui de la théorie. D’un point de vue strictement logique, deux interpré-
tations sont possiblesâ•‹: celle qui assure qu’on est en présence d’un cerveau
au fonctionnement défectueux en raison de circonstances particulières et
celle qui soutient qu’il s’agit bien d’une expérience mystique induite.
Nous sommes libres d’adhérer à celle qui s’harmonise le mieux avec notre
perspective générale sur de telles questions. Je pense toutefois que l’expli-
cation la plus simple et la plus raisonnable des faits est bel et bien l’expli-
cation naturalisteâ•‹: c’est-à-dire que nous sommes ici devant un
dysfonctionnement temporaire du cerveau suscité par des conditions
anormales comme une faible simulation sensorielle ou des lésions. Pour-
quoiâ•‹? Premièrement, cette interprétation cadre avec tout ce que nous
savons à propos du cerveau, des hallucinations et même de la tendance
humaine à inventer des explications en présence de données des sens
inhabituelles. Deuxièmement, si Dieu a réellement voulu communiquer
144 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
avec nous de la sorte et incorporé dans notre cerveau cette faculté, pour-
quoi a-t-Il choisi de rendre l’atteinte de cet état de grâce très facile à
certains et impossible à d’autresâ•‹? Finalement, il est intéressant de noter
que des sujets différents interprètent leur expérience différemment en
fonction de leurs cultures et de leurs croyances religieuses, ce qui, cette
fois encore, cadre mieux avec l’explication naturaliste qu’avec un plan
subtil d’un être surnaturel.
Mais quoi qu’il en soit, il vous faudra utiliser votre cerveau pour
parvenir à une conclusionâ•‹: mais comment saurez-vous que vous ne souf-
frez pas d’une lésion qui fausse votre jugementâ•‹? Le cerveau humain est
indéniablement une chose merveilleuse à laquelle et avec laquelle
penser.
[…]
une bonne chasseâ•‹? Avec qui doit-elle transiger pour s’assurer protection,
survie, descendanceâ•‹? Que doit-t-elle faire (coût à payer) pour éviter la
maladie (sanction du tricheur, ou «â•‹salaire du péchéâ•‹»)â•‹?
Le mécanisme de l’altruisme réciproque conduit de façon irrépres-
sible à créer des interlocuteurs surnaturelsâ•‹; il en va de la satisfaction
intellectuelle du primate humain qui répugne à être un tricheur (ne
serait-ce qu’en façade). Si un bien est déjà obtenu, il faut rendre grâce au
donateur, sinon le bénéfice pourra être retiré. Et si une règle est enfreinte,
quelqu’un devra payer. Ce déterminisme incite l’être humain à recher-
cher, derrière ce que la nature lui livre, un donateur à solliciter et à remer-
cier. Le rituel religieux – qui consiste pour l’essentiel à faire des offrandes
aux divinités afin d’obtenir leur aide ou les remercier pour faveurs obte-
nues – est en fait un échange basé sur l’altruisme réciproque et qui répond
à ce besoin du cerveau transactionnel.
La religion, c’est-à-dire la création de surnaturel et ce qui l’entoure,
apparaît donc comme un épiphénomène ou un produit dérivé de nos
dispositions sociales retenues par la sélection naturelle pour leur avantage
adaptatif lié à la vie en groupe. Le seul élément considéré comme propre
à la religion – le surnaturel – n’en n’est plus véritablement un.
Le surnaturel contre-intuitif
L’analyse du contenu des croyances religieuses permet également de
constater que le surnaturel émerge de nos dispositions cognitives. L’an-
thropologue cognitiviste Pascal Boyer (1997, 2001) a tenté de distinguer
les processus cognitifs à l’œuvre dans la fonction de symbolisation reli-
gieuse. Première constatationâ•‹; on ne trouve pas n’importe quoi dans les
croyances religieusesâ•‹: elles répondent à des lois. Le monde surnaturel et
les êtres qui le peuplent obéissent entre autres à nos attentes intuitives à
l’égard du monde qui nous entoure (compréhension naïve innée des lois
physiques, biologiques, mathématiques et psychosociales).
Mais les croyances surnaturelles comportent aussi une part d’élé-
ments contre-intuitifs (qui défient notre compréhension intuitive du
monde). Par exemple, les esprits ont des organes pour communiquer
avec nous (psychologie intuitive), mais n’ont pas de corps (élément
contre-intuitif ). Les défunts ne mangent pas, mais leur âme est vivante
et les êtres vivants mangentâ•‹; on fait donc des offrandes aux morts.
3. EXPLICATIONS NATURALISTES 147
4. Un profil psychologique affichant un décalage vers le pôle féminin tel qu’il est mesuré
par le Bem Sex Role Inventory est un meilleur prédicateur de religiosité forte que le fait
d’être de sexe féminin. Cela n’invalide pas la pertinence d’une interprétation «â•‹inter-
sexeâ•‹» puisque les différences comportementales entre hommes et femmes ne sont que
des différences de degré pouvant varier selon le profil psychologique de l’individu.
3. EXPLICATIONS NATURALISTES 149
niste, c’est plutôt l’absence de différence intersexe qui aurait été inat-
tendue et inexplicable. On peut en effet expliquer cet écart par les mêmes
causes qui expliquent la persistance de la religion, c’est-à-dire par nos
habiletés psychosociales retenues par la sélection naturelle et la sélection
sexuelle. Ces habiletés étant sexuellement différenciées, il est normal que
leur expression à travers les institutions culturelles affiche aussi une diffé-
rence intersexe persistante.
Fait intéressant à souligner, l’écart intersexe est habituellement moins
grand dans les marqueurs de la croyance que dans ceux de la pratique.
Un exemple parmi de nombreux autresâ•‹: dans l’étude de Bibby (1988)
sur la religion des Canadiens (faite à partir des données de Statistique
Canada), l’écart intersexe est de 9 % pour la croyance en Dieu et de 17â•›%
pour la pratique de la prière. La constance de cette différence entre les
deux types de marqueurs n’avait jamais été mise en évidence avant notre
recherche (Baril, 2002). Cela fait à nouveau ressortir l’aspect composite
de ce qui est appelé religion et montre que différentes habiletés sont à
l’œuvre. Il paraît donc fondé de proposer un nouveau regroupement des
marqueurs, soit ceux de type cognitif (qui concernent les croyances) et
ceux de type comportemental (qui concernent le rituel).
À la lumière de l’interprétation évolutionniste proposée plus haut, la
variabilité de l’écart intersexe observée entre ces deux catégories de
marqueurs était prévisible et a été mise au jour à l’aide cette approche. Il
n’y a en effet aucune raison de s’attendre à des différences intersexes
marquées dans les processus cognitifs déduits par Humphrey (1976) et
étudiés par Boyer (2001) et par Cosmides et Tooby (1989). Ces auteurs
ne font d’ailleurs état d’aucune différence intersexe dans leurs travaux.
Les hommes et les femmes ayant le même niveau de conscience et devant
gérer des relations sociales d’un même niveau de complexité, leurs
modules neurologiques destinés à ces usages sont identiques et la produc-
tion de surnaturel qui en découle (croyance en l’au-delà) varie peu.
Par contre, les habiletés comportementales liées à la sélection sexuelle
varient considérablement d’un sexe à l’autre. Les principales composantes
comportementales du Bem Sex Role Inventory (outil utilisé pour faire
ressortir l’androgynie psychologiqueâ•‹: Bem, 1974) — soit l’empathie,
l’anxiété, les comportements à risque et le leadership — présentent des
écarts intersexes importants dans toutes les cultures et à toutes les périodes
où cet instrument a été utilisé. Les marqueurs comportementaux de la
religion (la pratique de rituels ou modes de transaction avec l’au-delà)
150 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
qui prennent appui sur ces habiletés affichent donc un écart intersexe
plus marqué que ceux de la croyance au surnaturel.
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4
MISÈRE ET MÉFAITS
DES RELIGIONS
L a liste des torts causés à l’humanité par les délirantes croyances des
religions est sans fin. Et ces torts ont été accentués, d’une part, par la
collusion des grandes religions avec les puissances politiques et économi-
ques «â•‹terrestresâ•‹» et, d’autre part, par l’institution d’un canon et de ses
interprètes autorisés, qui tend à mettre fin à toute possibilité de libre
discussion. Très vite, cette autorité déploie des moyens coercitifs afin de
contraindre à l’obéissance les hérétiques ou, à défaut, de les exclure. Tel
est le sort qu’ont connu, entre de très nombreux autres et à diverses
époques, les païens, les impies, les athées, les Bogomiles, les Cathares, les
Vaudois et de nombreux autres groupes.
Et tout cela ne représente en fait que la pointe de l’iceberg des méfaits
causés par les religions dans l’histoire humaine, une pointe dont les textes
qui suivent ne parviennent même pas à faire le tour.
1. Révérend Robert Pollock (1827), The Course of Time, livre 8, lignes 616-618. «â•‹He was
a man/ Who stole the livery of the court of Heaven/ To serve the Devil in.â•‹»
158 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
4. Jérémie, 5â•‹: 9.
5. Douglass s’apprête ici à parodier Heavenly Union, un hymne du Sud célèbre à
l’époque..
4. MISËRE ET MÛFAITS DES RELIGIONS 161
Avec l’espoir sincère et fervent que ce petit livre pourra aider à faire
la lumière sur le système esclavagiste américain et qu’il aidera à rappro-
cher, pour mes millions de frères enchaînés, le jour de la libérationâ•‹;
ne pouvant, pour que mes humbles efforts soient couronnés de
succès, compter que sur la force de la vérité, de la justice et de l’amourâ•‹;
moi, le soussigné, je renouvelle ici solennellement le vœu de me
consacrer à cette cause sacrée,
Frederick Douglass
Lynn, Massachusetts, 28 avril 1845
Tous les habitants du royaume viennent dire qu’ils veulent obéir aux
Espagnols et les servir comme des seigneurs. Ce pieux capitaine répon-
dait qu’il ne voulait pas les recevoir, et qu’il allait les tuer tous s’ils n’indi-
quaient pas où se trouvaient leurs seigneurs. Les Indiens disaient qu’ils ne
savaient rien mais qu’ils étaient prêts, eux, leurs femmes et leurs enfants,
à servir les Espagnolsâ•‹; que ceux-ci les trouveraient chez eux, où ils pour-
raient les tuer ou faire d’eux ce qu’ils voudraient. Les Indiens firent cette
offre à plusieurs reprises. Et il se passa cette chose étonnante que les Espa-
gnols allaient dans les villages y trouver ces pauvres gens qui travaillaient
tranquillement à leurs tâches avec leurs femmes et leurs enfantsâ•‹; et là ils
les tuaient à coups de lance et les mettaient en pièces. Les Espagnols
entrèrent ainsi dans un village très grand et très puissant (où les habitants
étaient moins méfiants qu’ailleurs, sûrs qu’ils étaient de leur innocence)
et ils le dévastèrent en moins de deux heures, passèrent les enfants, les
femmes, les vieillards au fil de l’épée, avec tous ceux qui ne purent pas
s’enfuir.
Quand les Indiens virent qu’avec tant d’humilité, d’offres de service,
de patience et de souffrance ils ne pouvaient ni ébranler ni émouvoir des
cœurs aussi inhumains et aussi sauvagesâ•‹; quand ils virent que sans la
moindre raison ils se faisaient mettre en pièces par pure hostilité et qu’ils
devaient mourir d’une manière ou d’une autre, ils décidèrent de se
rassembler, de se réunir tous et de mourir à la guerre, en se vengeant
comme ils pourraient d’ennemis aussi cruels et aussi infernaux. Car ils
savaient bien que non seulement sans armes mais nus, à pied et faibles,
ils ne pouvaient gagner contre une troupe aussi féroce, à cheval et aussi
bien arméeâ•‹; ils ne pouvaient, finalement, qu’être détruits. Ils inventèrent
alors de creuser des trous sur les chemins pour y faire tomber les chevauxâ•‹;
ces trous étaient remplis de pieux aiguisés et durcis au feu pour pénétrer
dans le ventre des chevaux, puis recouverts de gazon et d’herbes pour ne
rien laisser voir. Une ou deux fois seulement des chevaux tombèrent dans
ces trous, car les Espagnols surent les éviterâ•‹; mais, pour se venger, les
Espagnols décrétèrent que tous les Indiens pris vivants, quel que fût leur
âge ou leur sexe, seraient jetés dans ces trous. Ils y jetaient ainsi les femmes
enceintes ou qui venaient d’accoucher, les enfants et les vieillards, et tous
les hommes qu’ils pouvaient prendre. Les trous étaient remplis d’Indiens
transpercés par les pieuxâ•‹; c’était une grande pitié de les voir, surtout les
femmes et leurs enfants. Ils tuaient tous les autres à coups de lance et à
coups de couteau, les jetaient aux chiens féroces qui les déchiquetaient et
les mangeaient. Et, quand ils rencontraient un seigneur, ils le brûlaient
166 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
de pierres plus grosses que dix ou vingt bœufs. Quand tous les seigneurs
et tous ceux qui pouvaient faire la guerre furent tués, les Espagnols impo-
sèrent aux autres l’infernale servitude habituelle et leur demandèrent un
tribut d’esclaves. Les Indiens donnaient leurs fils et leurs filles, car ils ne
possédaient pas d’esclaves, et les Espagnols en chargeaient des navires
pour les envoyer vendre au Pérou. Par d’autres massacres et d’autres
ravages encore dont je n’ai pas parlé, les Espagnols ont détruit et dévasté
un royaume de plus de cent lieues carrées, l’un des plus fertiles et des plus
peuplés qui soient au monde. Le tyran lui-même a écrit qu’il était plus
peuplé que le royaume de Mexico et il a dit vrai. Lui, ses frères et les
autres ont tué plus de quatre ou cinq millions d’habitants en quinze ou
seize ans, de 1524 à 1540. Aujourd’hui, ils tuent ceux qui restent, et ils
continueront à tuer.
Quand il allait faire la guerre à certains villages ou à certaines
provinces, ce capitaine avait l’habitude d’emmener avec lui autant d’In-
diens déjà soumis qu’il pouvait pour qu’ils fassent la guerre aux autres.
Et, comme il ne donnait pas à manger aux dix ou vingt mille hommes
qu’il emmenait, il leur permettait de manger les Indiens qu’ils prenaient.
Il y avait ainsi dans son camp une impressionnante boucherie de chair
humaineâ•‹; en sa présence on tuait des enfants et on les rôtissaitâ•‹; on tuait
un homme pour n’en garder que les mains et les pieds, qui étaient consi-
dérés comme les meilleurs morceaux. Tous les autres habitants des autres
régions qui entendaient parler de ces actes inhumains étaient si épou-
vantés qu’ils ne savaient où se cacher.
2
S’il est un texte qui constitue la ligne idéologique de Benoît XVI,
c’est bien le catéchisme publié en 1992 sous sa direction. Commandé en
1986 à une commission de douze cardinaux et évêques, le catéchisme est
«â•‹une norme sûre pour l’enseignement de la foi6â•‹». Il édicte des règles à
observer, des interdits auxquels se soumettre, des condamnations sans
appel. Le catéchisme étant la norme à suivre en tout point de la planète,
une version allégée, en nombre de commandements mais pas en rigueur,
a été publiée en juin 2005. Organisé comme un système mécanique de
questions et réponses, le texte ne présente aucune innovation. Un format
de poche a été adopté pour mieux aider, en toute circonstance, à résister
aux péchés7. Benoît XVI souhaitait que ce résumé accompagne les parti-
cipants aux Journées mondiales de la jeunesse (catholique) de Cologne
en août 20058. Rien de tel que la consultation du catéchisme, à la veillée
autour d’un feu de camp, pour déterminer le licite et l’illicite dans les
tentations quotidiennes offertes dans ce genre de rassemblement festif.
Comme la théologie se moque du réel pour lui préférer les chimères
célestes, les théologiens ont élaboré un arsenal de sentences implacables
envers les comportements impies. Les textes de la Congrégation pour la
doctrine de la foi et le catéchisme de l’Église catholique constitueront
donc ici le matériau premier pour examiner l’exécration du christianisme
pour l’autonomie individuelle.
Le mariage
Dans une méconnaissance, officiellement absolue, du sujet, la
congrégation des chastes célibataires romains s’est arrogée le droit de
décider du comportement sexuel de chacun, catholique ou pas. La clas-
sification est aussi rapide qu’aveugleâ•‹: le seul comportement autorisé, et
encouragé, est celui d’un acte sexuel entre un homme et une femme,
mariés ensemble selon le rite catholique, sans rendre impossible la
procréation. Un coup de semonce est administré promptement aux
contrevenantsâ•‹: «â•‹L’acte sexuel doit prendre place exclusivement dans le
mariageâ•‹; en dehors de celui-ci, il constitue toujours un péché grave et
exclut de la communion sacramentelle9.â•‹» Le mariage chrétien a une
L’union libre
Les imprécations trop générales contre tout ce qui se distingue du
mariage catholique ne suffisent pas. Le catéchisme étant un manuel de
prêt-à-penser, les cas particuliers d’unions d’un autre type sont examinés
avec une minutie qui n’a d’égale que la fermeté du jugement. L’union
libre est de ceux-là et le catéchisme s’attache d’abord à dénoncer l’appel-
lationâ•‹; quand le concept dérange, on attaque sa formulation. Le texte
nie le caractère «â•‹libreâ•‹» de cette union sous prétexte qu’il n’y aurait pas
de confiance mutuelle, manipulation inacceptable ou méconnaissance
absolue de la situation de la part de la hiérarchie. «â•‹L’expression est falla-
cieuseâ•‹: que peut signifier une union dans laquelle les personnes ne s’en-
gagent pas l’une envers l’autre et témoignent ainsi d’un manque de
confiance, en l’autre, en soi-même, ou en l’avenir18â•‹?â•‹» Avec un mépris
abject des individus qui ont choisi de vivre en union libre, le catéchisme
décrète que les différentes formes d’unions libres «â•‹détruisent l’idée même
de la familleâ•‹», «â•‹affaiblissent le sens de la fidélitéâ•‹» et «â•‹sont contraires à
la loi morale19â•‹». L’autoritarisme du jugement est sidérant quand on sait
que les curés sont, en principe, incapables de connaître les situations qui
sont l’objet de leurs condamnations et que, en pratique, nombreux sont
ceux qui en ont fait l’expérience réjouie. De façon plus générale, tout
acte sexuel hors mariage, qu’il y ait vie commune ou pas, est considéré
La sexualité ou la reproduction
La finalité reproductrice de toute sexualité n’est pas née dans les
cerveaux frustrés de quelques prêtres qui, désespérés par leur situation,
font partager, de force, leurs propres vices à autrui. Si partager le malheur
ne le diminue pas, il comble cependant le puritain moraliste en créant
chez ses brebis une culpabilité très intime. La phobie du plaisir sexuel est
en fait inscrite dès le début de la Bible, avec l’invention du péché
originel20. Croquer la pomme n’est pas un simple délit de gourmandise.
C’est d’abord l’accession à l’arbre de la connaissance, chose insuppor-
table pour des sectes dont la pérennité ne repose que sur l’ignorance et la
soumission. C’est aussi la répression de toute forme de plaisir, d’un hédo-
nisme selon lequel la vie n’est pas une vallée de larmes mais une œuvre à
construire pour le bien-être de chaque individu en harmonie avec la cité.
La souffrance est belle et la jouissance, insupportable. Une pratique
sexuelle intentionnellement orientée vers la recherche du seul plaisir et,
pour cela, empêchant la procréation, est donc à proscrireâ•‹: «â•‹Le plaisir
sexuel est moralement désordonné, quand il est recherché pour lui-
même, isolé des finalités de procréation et d’union21.â•‹» Séparer la sexua-
lité de la reproduction irait contre les desseins d’un dieu absent. La
contraception et, pire, l’avortement sont donc condamnés à longueur de
pages dans les textes officiels, les déclarations de presse et les ouvrages de
Benoît XVI.
La contraception
Le catéchisme, dont il faut louer la clarté, édicte qu’il est interdit de
se soustraire à la procréation par le recours à «â•‹toute action qui, soit en
prévision de l’acte conjugal, soit dans son déroulement, soit dans le déve-
loppement de ses conséquences naturelles, se proposerait comme but ou
L’avortement
Après l’interdit sur la contraception, l’interruption volontaire de
grossesse est, on s’en doute, honnie avec violence. Au motif que «â•‹Dieuâ•‹»
serait créateur de toutes choses, l’être humain, sa créature, son sujet. Sa
marionnette n’a pas autorité à défaire ce qu’il aurait façonné. La condam-
nation est d’autant plus cinglante qu’il s’agit de contrer la révolte d’un
sujet qui revendique une puissance imparable par son maître. La vexa-
tion de voir son œuvre défaite par la médecine s’accompagne d’une autre
justification, mensongère celle-làâ•‹: l’Église serait contre la peine de mort,
et l’avortement, qu’elle assimile à une sentence de mort prononcée contre
l’embryon, tomberait alors sous le coup de cet humanisme opportun. Le
cardinal vainqueur du scrutin du 19 avril s’en était exprimé dans Le Sel
de la terre avec sa froide clarté habituelleâ•‹: «â•‹Dans la peine de mort, quand
elle est appliquée de droit, on punit quelqu’un qui s’est rendu coupable
de crimes très graves prouvés, et qui représente aussi un danger pour la
paix socialeâ•‹; c’est donc un coupable qui est puni. Tandis que, dans le cas
de l’avortement, la peine de mort frappe quelqu’un d’absolument inno-
cent27.â•‹»
Pourtant, l’opposition supposée de l’Église catholique à la peine de
mort relève d’une lecture sélectiveâ•‹: la peine capitale demeure en fait
autorisée quand la société est en danger. Dans Ecclesia in America (janvier
1999), Jean-Paul II déclare que «â•‹les cas d’absolue nécessité de supprimer
le coupable sont désormais assez rares, sinon même pratiquement inexisÂ�
tantsâ•‹». «â•‹Pratiquementâ•‹» n’est pas «â•‹absolumentâ•‹». De même, dans
�
l’encyclique Evangelium Vitœ de 1995â•‹: «â•‹Il est clair que la mesure et la
qualité de la peine doivent être attentivement évaluées et déterminéesâ•‹;
elles ne doivent pas conduire à la mesure extrême de la suppression du
coupable, si ce n’est en cas de nécessité absolue, lorsque la défense de la
société ne peut être possible autrement.â•‹» Et l’on sait le genre d’abus
auxquels «â•‹la défense de la sociétéâ•‹» peut conduire, comme le Patriot Act
voté aux États-Unis d’Amérique à la suite des attentats du 11 septembre
2001. La peine de mort est donc interdite au Vatican sauf quand elle est
autoriséeâ•‹: sommet de la théologie catholiqueâ•‹!
Le catéchisme condamne l’avortement comme une «â•‹malice morale
[...] gravement contraire à la loi morale28â•‹». L’avis n’a pas changé depuis
les premiers temps du christianisme. Sans surprise, «â•‹la coopération
formelle à un avortement constitue une faute grave29â•‹» et les contreve-
nants encourent l’excommunication. Ratzinger, en tant que préfet de la
Congrégation pour la doctrine de la foi, avait rappelé en 2002 cette obli-
gation pour tout catholique de refuser la pratique d’un avortement dans
une Note doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le
comportement des catholiques dans la vie politique. Le texte s’adresse en
premier lieu aux évêques mais vise spécialement les politiciens catholi-
ques. Les élus ayant la charge d’élaborer les lois, il convenait de rappeler
les exigences du catholicisme sur, entre autres sujets, l’avortement.
Injonction leur est donc donnée de ne pas cauÂ�tionner la mise en place de
lois favorables à l’interruption volontaire de grossesse car «â•‹est en jeu
l’essence de l’ordre moralâ•‹».
La crispation de Ratzinger est d’autant plus marquée que l’heure est
grave, et rares sont les signes annonciateurs d’une reconquête catholique
des sociétés d’Europe de l’Ouest. L’Irlande, qui en est pourtant l’un des
bedeaux les plus sages, a commis le sacrilège de refuser un durcissement
de la loi sur l’avortement. Le référendum du 6 mars 2002 n’a cependant
pas été un raz-de-marée, tout au plus une onde légère, et l’interdiction de
l’avortement est encore loin d’être remise en question. L’enjeu du vote
était plus modeste. Il s’agissait pour le gouvernement de droite et l’Église
de rendre le recours à l’avortement définitivement impossible, même
dans les cas les plus dramatiques. Le texte prévoyait de refuser l’avorte-
ment dans le cas où la femme enceinte menace de se suicider. Les Irlan-
dais ont rejeté cette aggravation d’une loi qui est pourtant la plus stricte
�
l’histoire, le gériniol a été responsable de diverses atrocités comme la
chasse aux sorcières de Salem et les massacres des Indiens de l’Amérique
du Sud par les conquistadores. L’huile de Gérin a été responsable de la
plupart des guerres du Moyen Âge et, plus récemment, des carnages qui
ont accompagné la reconfiguration du sous-continent Indien et de l’Ir-
lande.
Le gériniol peut amener des individus qui étaient jusque-là en santé
à se détourner d’une vie humaine normale et accomplie afin de se retirer
dans des communautés fermées composées de toxicomanes déclarés. Ces
communautés sont généralement constituées de personnes de même sexe
et interdisent vigoureusement, voire de manière obsessive, toute activité
sexuelle.
En fait, parmi les pittoresques et variés symptômes observables que
produit le gériniol figure en bonne place une tendance angoissée à inter-
dire la sexualité. Le gériniol ne semble pas en lui-même diminuer la
libido, mais il mène souvent les consommateurs à souhaiter diminuer le
plaisirs sexuels d’autrui. La condamnation de l’homosexualité par les
«â•‹huilistesâ•‹» nous en fournit de nos jours un exemple.
Comme c’est le cas pour les autres drogues, le gériniol, consommé en
faibles doses, est pour l’essentiel inoffensif et peut servir de lubrifiant lors
de certains événements sociaux comme le mariage, les funérailles ou
encore lors de cérémonies religieuses. Il n’y a cependant pas de consensus
parmi les experts sur la question de savoir si de telles pratiques sociales de
consommation, bénignes en soi, constituent un facteur de risque qui
conduirait à consommer des formes plus fortes de la drogue qui, elles,
provoquent l’accoutumance.
Des doses modérées d’huile de Gérin ne sont pas dangereuses en
elles-mêmes, mais elles peuvent altérer la perception de la réalité. L’effet
direct de cette drogue sur le système nerveux central fait en sorte que des
croyances, qui n’ont pourtant aucune justification dans le monde réel,
deviennent irréfutables nonobstant l’évidence. On peut ainsi entendre
des têtes pleines d’huile s’adresser à quelqu’un alors que personne n’est
présent ou se murmurer à elles-mêmes des chosesâ•‹: il semble qu’elles sont
convaincues que des désirs exprimés de la sorte se réaliseront, fût-ce au
prix du bien-être d’autres personnes ou à celui de légères entorses appor-
tées aux lois de la physique. Ce désordre autolocutoire s’accompagne
souvent de tics bizarres, de mouvements des mains, de comportements
stéréotypés comme le balancement rythmé de la tête vers un mur ou
4. MISËRE ET MÛFAITS DES RELIGIONS 179
exemptions fiscales. Pireâ•‹: ils subventionnent des écoles fondées avec l’ex-
presse visée de faire des enfants des accros.
C’est la vue du visage souriant d’un homme de Bali qui m’a amené à
écrire le présent article.
Cet homme se réjouissait de la sentence de mort prononcée contre
lui pour le meurtre brutal d’un grand nombre de vacanciers innocents
qu’il n’avait jamais rencontrés et envers lesquels il n’entretenait aucune
rancune personnelle. Au tribunal, beaucoup de personnes ont été stupé-
faites par son absence de remords. En fait, bien loin d’exprimer des
regrets, sa réaction était plutôt l’allégresse. Des poings frappaient dans le
vide tandis qu’il se réjouissait de ce qu’on allait faire de lui un «â•‹martyrâ•‹»
— pour employer le jargon de ses semblables. Ne vous y méprenez pasâ•‹:
ce sourire béat et qui espère avec impatience le peloton d’exécution, c’est
celui d’un toxicomane. Voici le consommateur archétypique d’une puis-
sante huile de Gérin, d’un gériniol à haut indice d’octane, non raffiné et
non coupé.
Quelle que soit votre position relative à la peine de mort, que vous la
conceviez comme une vengeance ou comme ayant un effet dissuasif, il
devrait être clair que nous nous trouvons ici devant une cas singulier. Le
martyre est une bien étrange vengeance contre qui l’appelle de ses vœux
et, loin d’avoir un effet dissuasif, contribue à recruter plus de martyrs
qu’elle n’en tue. Le plus crucial est cependant que le problème ne se pose-
rait tout simplement pas si l’on refusait d’exposer les enfants à une drogue
au pronostic si terrible pour leurs cerveaux quand ils deviennent des
adultes.
Le mot religion est employé de nos jours dans un sens très vague.
Certains, sous l’influence d’un protestantisme extrême, emploient le mot
pour désigner toute conviction personnelle sérieuse dans le domaine des
idées morales ou sur la nature de l’univers. Cet emploi va tout à fait à
l’encontre de l’histoire. La religion est d’abord un phénomène social. Les
Églises peuvent devoir leur origine à des maîtres possédant de fortes
convictions individuelles, mais ces maîtres ont rarement eu beaucoup
d’influence sur les Églises qu’ils fondèrent, alors que les Églises ont exercé
une énorme influence sur les communautés où elles s’épanouirent.
Prenons le cas qui intéresse le plus les membres de la civilisation occiden-
taleâ•‹: l’enseignement du Christ, tel qu’il est recueilli dans les Évangiles, a
eu vraiment très peu d’action sur l’éthique des chrétiens. Le caractère le
plus important du christianisme, d’un point de vue social et historique,
n’est pas le Christ mais l’Église et, s’il nous faut porter un jugement sur
le christianisme en tant que force sociale, ce n’est pas aux Évangiles qu’il
faut nous reporter pour l’étayer. Le Christ a enseigné qu’il faut donner
ses biens aux pauvres, qu’il ne faut pas se battre, qu’il ne faut pas se
rendre à l’église et qu’il ne faut pas punir l’adultère. Ni les catholiques ni
les protestants n’ont manifesté un vif désir de suivre cet enseigneÂ�ment,
182 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
sous quelque forme que ce soit. Quelques franciscains, c’est vrai, ont
tenté de répandre la doctrine de la pauvreté apostolique, mais le pape les
a condamÂ�nés et leur doctrine fut déclarée hérétique. Considérez égale-
ment un texte comme celui-ciâ•‹: «â•‹Ne jugez pas afin de n’être pas jugéâ•‹»,
et demandez-vous quelle influence un tel principe a exercée sur l’Inqui-
sition et le Ku Klux Klan, par exemple.
Ce qui est vrai du christianisme l’est également du bouddhisme.
Bouddha était un homme affable et éclairéâ•‹; sur son lit de mort, il se
moquait de ses disciples qui le croyaient immortel. Mais les prêtres
bouddhistes, tels qu’ils existent au Tibet notamment, furent obscuran-
tistes, tyranniques et cruels au plus haut degré.
La différence entre l’Église et son fondateur n’a rien d’accidentel.
Dès qu’on suppose que la vérité absolue réside dans les dires d’un homme,
un corps d’experts vient interpréter ses dires, et ces experts, infaillible-
ment, prennent toute la place, puisqu’ils détiennent la clef de la vérité.
Comme c’est le cas de toute caste privilégiée, ils utilisent leur puissance à
leur avantage personnel. Ils sont toutefois pires à un certain point de vue.
Étant chargés d’exposer une vérité immuable, révélée une fois pour toutes
dans son absolue perfection, ils deviennent nécessaireÂ�ment les ennemis
de tout progrès intellectuel et moral.
L’Église fut hostile à Galilée et à Darwinâ•‹; de nos jours elle est hostile
à Freud. À l’époque de sa plus grande puissance, elle alla encore plus loin
dans son opposition à l’intelligence. Le pape Grégoire le Grand pouvait
écrire à un évêque une lettre qui commençait ainsiâ•‹: «â•‹II nous est parvenu
un rapport dont nous ne pouvons parler sans rougir, à savoir que vous
expliquez la grammaire à des amis.â•‹» L’évêque fut contraint de renoncer
à cette œuvre perverse, et il fallut attendre la Renaissance pour que le
monde se remette à respirer. Le caractère pernicieux de la religion ne se
manifeste pas seulement dans le domaine de l’esprit mais aussi sur le plan
de la morale. Je veux dire par là qu’elle enseigne un code éthique peu
propre à assurer le bonheur de l’homme. Il y a quelques années, un
plébiscite ayant été organisé en Allemagne pour savoir si les maisons
royales dépossédées devaient continuer à jouir de leurs biens privés, les
fidèles déclarèrent que ce serait contraire à l’enseignement du christia-
nisme que de les dépouiller. Les Églises, tout le monde le sait, s’opposè-
rent à l’abolition de l’esclavage aussi longtemps qu’elles l’osèrent. De nos
jours, elles s’appliquent à freiner tout mouvement qui postule la justice
sociale. Le pape n’a-t-il pas officiellement condamné le socialismeâ•‹?
4. MISËRE ET MÛFAITS DES RELIGIONS 183
Le christianisme et la sexualité
Le caractère le plus condamnable de la religion catholique, toutefois,
c’est son attitude à l’égard de la sexualité — attitude si malsaine, si
contraire à la nature que, pour la comprendre, il faut remonter jusqu’à
l’époque du déclin de l’Empire romain. Il est faux que le christianisme ait
amélioré le sort de la femme. La femme, en effet, ne saurait jouir d’une
situation supportable dans une société où l’on consiÂ�dère comme très
important qu’elle accepte un code moral très sévère. Les moines ont
toujours considéré la femme comme une tentatrice, comme la source des
désirs impurs. L’Église a enseigné, et enseigne encore, que la virginité est
ce qu’il y a de mieux, mais que ceux qui sont incapables de s’y plier sont
autorisés à se marier. Il vaut mieux se marier que brûler, comme le déclare
brutalement saint Paul. En rendant le mariage indissoluble et en étouf-
fant toute connaissance de l’ars amandi, l’Église fit ce qu’elle put pour
que la seule forme de sexualité admise entraîne très peu de plaisir et beau-
coup de souffrance. Son opposition à la limitation des naissances relève
en fait du même motifâ•‹: si une femme a un enfant tous les ans jusqu’à ce
qu’elle en meure d’épuisement, on peut augurer qu’elle ne tirera guère de
plaisir de sa vie conjugale. Que l’on décourage donc la limitation des
naissancesâ•‹!
La conception du péché qui est liée à l’éthique chréÂ�tienne est de
celles qui font beaucoup de mal, car elle offre aux gens une porte de
sortie à leur sadisme, qu’ils considèrent comme légitime et même noble.
Prenons, par exemple, la question de la syphilis. On sait qu’en prenant
des précautions on peut rendre négligeable le risque d’une contamina-
tion. Les chrétiens cependant ne désirent pas que ce fait soit connu et
répandu, car ils estiment bon que les pécheurs soient punis, au point
même de voir le châtiment s’étendre au partenaire et à la progéniture. Il
y a actuellement dans le monde des milliers d’enfants qui souffrent de
syphilis congénitale et qui n’auraient jamais vu le jour sans cette manie
chrétienne de la punition. Je ne puis comprendre comment de telles
doctrines pourraient avoir d’heureux effets sur les mœurs.
L’attitude chrétienne constitue un danger pour le bien-être de l’hu-
manité. Ceux qui ont pris soin d’aborÂ�der la question sexuelle sans préjugés
savent qu’en ce domaine l’ignorance prônée par les chrétiens orthoÂ�doxes
a des conséquences désastreuses pour la santé morale et physique de la
jeunesse. Elle incite ceux qui puisent leurs renseignements dans des
conversations inconvenantes, comme le font la plupart des enfants, à
184 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
tout lieu de supposer que d’ici un siècle le catholicisme sera le seul repré-
sentant effectif de la foi chrétienne. Dans l’Église catholique, l’inspira-
tion qui possédait les prophètes a sa place marÂ�quéeâ•‹; mais il est reconnu
que des phénomènes qui semblent d’inspiration divine peuvent n’être en
fait que diaboliques. C’est donc à l’Église de faire le partage, de même
qu’on a recours à un expert pour reconnaître un vrai Léonard de Vinci
d’un faux. De cette façon, la révélation est transformée en institution. Le
juste, c’est ce que l’Église approuveâ•‹; l’injuste, c’est ce qu’elle désap-
prouve.
Il semblerait donc que les trois impulsions contenues dans la religion
soient la crainte, la suffisance et la haine. Le but de la religion, pour ainsi
dire, c’est de donner un air de respectabilité à ces tendances, à condiÂ�tion
qu’elles épousent certains cours. Parce que ces tenÂ�dances favorisent dans
l’ensemble la misère humaine, la religion est une force du mal. Elle auto-
rise en effet les hommes à s’abandonner sans retenue à ces tenÂ�dances, là
où, sans l’appui qu’elle leur apporte, ils auraient pu (du moins jusqu’à un
certain point) les contrôler.
humaine, et non au respect de traditions qui font souffrir dans les chairs
et affectent les êtres.
il a été si grossier. Pas trop à l’aise, j’espère [...]. Je ne verserai pas une
larme si quelque musulman, déplorant ses manières, l’arrêtait dans une
rue sombre et cherchait à les améliorer. Si cela pouvait l’inciter à contrôler
sa plume, la société en tirerait bénéfice et la littérature n’en souffrirait
pas.â•‹»
Il est impossible, dans tous ces articles, de trouver une quelconque
condamnation de l’appel au meurtre. Pire même, on recommandait que
les livres de Rushdie soient interdits et retirés de la vente. Chose encore
plus étonnante, personne ne défendait un des principes fondamentaux
de la démocratie, le principe sans lequel l’humanité ne peut progresser,
c’est-à-dire la liberté d’expression. Pourtant, étant eux-mêmes des écri-
vains et des intellectuels, on aurait pu penser que c’était là un principe
qu’ils auraient été prêts à défendre jusqu’à la mort.
Est-ce que cet hooligan de cabinet de Trevor Roper se réveillera de sa
léthargie complaisante quand ces pauvres musulmans outragés commen-
ceront à réclamer le retrait des chefs-d’œuvre de la littérature occidentale
et du patrimoine intellectuel qui offensent leur sensibilité islamique mais
qui, nonobstant, doivent être chers au cœur du professeur Roperâ•‹?
Les musulmans commenceront-ils par brûler Gibbon qui écrivitâ•‹:
«â•‹[Le Coran est une] rhapsodie interminable et incohérente de fables, de
préceptes et de déclamations, qui éveille rarement un sentiment ou une
idée, qui se vautre parfois dans la fange et qui se perd quelquefois dans
les nuées.â•‹» Ailleurs, Gibbon souligne que «â•‹le prophète de Médine
adopte dans ses révélations un ton plus violent et sanguinaire, ce qui
prouve que sa précédente modération n’était que l’effet de sa faiblesseâ•‹».
Prétendre être l’apôtre de Dieu était pour Muhammad une «â•‹fiction
nécessaireâ•‹».
«â•‹Le recours à la fraude, à la perfidie, à la cruauté et à l’injustice était
souvent utile à la propagation de la foi. Muhammad ordonna ou approuva
l’assassinat de juifs et d’idolâtres qui avaient survécu aux champs de
bataille. Par la répétition de tels actes, son caractère a dû être progressive-
ment souillé [...]. L’ambition était la passion exclusive de ses vieux jours
et un politicien suspecterait qu’il souriait intérieurement (l’imposteur
victorieuxâ•‹!) à l’enthousiasme de sa jeunesse et à la crédulité de ses prosé-
lytes [...]. Dans sa vie privée, Muhammad cède aux faiblesses d’un homme
ordinaire et fait injure à sa dignité de prophète. Une révélation spéciale le
dispense des lois qu’il avait imposées à sa nationâ•‹; le sexe féminin, sans
réserve, était abandonné à son plaisir.â•‹»
194 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
a été émise en Iran, nous pensons que les intellectuels iraniens doivent
condamner cette fatwa et défendre Salman Rushdie plus énergiquement
que n’importe quel autre groupe sur terre.
Les signataires de cette déclaration, qui ont montré leur soutien à
Salman Rushdie par différents moyens, aujourd’hui et par le passé,
croient que la liberté de pensée est une des plus grandes réussites de l’hu-
manité et affirment, comme Voltaire l’avait fait, que cette liberté serait
sans valeur si les hommes ne possédaient pas la liberté de blasphémer.
Nul homme et nul groupe n’a le droit de gêner ou d’entraver cette liberté
au nom de tel ou tel autre principe sacré.
Nous insistons sur le fait que la sentence de mort de Khomeyni est
intolérable, et nous soulignons qu’en jugeant une œuvre d’art nulle
considération n’est valide, si ce n’est l’esthétisme. Nous élevons nos voix
unanimement pour défendre Salman Rushdie, et nous rappelons au
monde entier que les écrivains iraniens, les artistes et les penseurs sont, à
l’intérieur de l’Iran, en permanence sous la pression impitoyable de la
censure religieuse et que le nombre de ceux qui ont été emprisonnés ou
même exécutés là-bas pour blasphème est loin d’être négligeable.
Nous sommes convaincus que la moindre complaisance pour la
violation systématique des droits de l’homme en Iran ne peut qu’encou-
rager et enhardir le régime islamique à développer et exporter ses
méthodes et ses idées terroristes à travers le monde.â•‹»
Signé par une cinquantaine d’Iraniens vivant en exil.
Eux, au moins, ont compris que l’affaire Rushdie est plus qu’une
simple affaire d’ingérence dans la vie d’un citoyen britannique qui n’a
commis aucun crime au regard de la loi de son pays, et que c’est bien plus
qu’une simple question de terrorisme islamique. L’affaire Rushdie
concerne des principes, à savoir les libertés de pensée et d’expression, qui
sont le sceau, les traits caractéristiques de la liberté dans la civilisation
occidentale et, bien sûr, dans toute société policée.
Un nombre considérable d’intellectuels du monde islamique ont
manifesté très courageusement leur soutien total et inconditionnel à
Rushdie. Daniel Pipes a abondamment consigné dans son livre leurs vues
et leurs déclarations. En novembre 1993, en France, fut également publié
un autre livre, Pour Rushdie, dans lequel une centaine d’intellectuels
arabes apportaient aussi leur soutien à Rushdie et à la liberté d’expres-
sion.
4. MISËRE ET MÛFAITS DES RELIGIONS 199
bains purificateurs dans le Gange, bref, tout ce que font les plus religieux
des hindous. Ce sont là les seuls buts de ses voyages annuels en Inde.
Comme je m’efforçais de comprendre les raisons de ce comporte-
ment pour le moins étonnant de la part de quelqu’un tel que lui, mon
hôte m’a expliquéâ•‹: «â•‹J’y puise une incomparable sérénité.â•‹»
Ainsi, la recherche de la sérénité est ce qui pousse ce professeur d’uni-
versité sur les lointains chemins de l’Orient. C’est pour trouver la paix
intérieure qu’il fait des prières et accomplit des rites quotidiens, qu’il
pratique la méditation. Selon lui, son esprit est incapable de trouver la
paix sans cette pratique régulière.
Ce n’est certes pas la première fois que je rencontre un Occidental
adepte de la méditation. Rien là de très original en soi. Il est cependant
surprenant de constater que ce phénomène touche même des professeurs
de disciplines scientifiques, qui éprouvent le besoin de recourir à des
méthodes de ce genre pour trouver la «â•‹paix intérieureâ•‹».
Lors de mon séjour en Suède, j’avais déjà pu remarquer que de
nombreuses personnes fréquentent des sectes d’inspiration hindoue,
notamment celle qui est connue sous le nom de Harekrishna. Lorsque je
leur avais demandé la raison de cette attirance, j’avais entendu chaque
fois les mêmes motsâ•‹: paix, sérénité.
J’avais été stupéfaite de voir que beaucoup de gens vénèrent comme
un dieu le fameux gourou indien Rajnesh. Je suis toujours perplexe de
constater que tant d’Occidentaux refusent de comprendre le véritable
caractère de ce Rajnesh, un imposteur avide d’argent et de sexe. À Berlin,
j’ai eu la stupéfaction de voir les murs d’une discothèque du Kurfürsten-
damm, le Far-Out, couverts de grands portraits de Rajnesh, devant
lesquels dansaient de jeunes filles et garçons passablement éméchés.
On ne peut manquer de s’interroger sur cette attirance de certains
Occidentaux pour la religion hindoue, pour les gourous et leurs sectes.
L’explication la plus souvent avancée est que beaucoup de gens dans les
pays développés éprouvent le désir d’échapper à une société dominée par
les valeurs du capitalisme, à une vie très fortement mécanisée, entière-
ment dominée par la technologie. Par dégoût de toutes les contraintes
qu’impose ce mode de vie, les Occidentaux sont de plus en plus enclins
à chercher les voies du retour à la nature, les expressions authentiques de
la vie, qui donnent un sens fondamental à l’existence humaine.
202 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
politiciens des partis politiques pro-hindous sont les plus fermes parti-
sans du système capitaliste et véhiculent toutes les idées de droite qui
font le jeu des conservateurs en Occident.
Cela me paraît une des plus grandes erreurs, parmi celles qui sont
répandues en Occident, que d’aller chercher le havre d’autres religions et
superstitions, ou de croire que les philosophies orientales vont résoudre
les problèmes nés de la solitude, de la futilité, de la vacuité de la vie dans
la société capitaliste, sous le règne du machinisme du monde moderne.
C’est ne pas voir, entre autres, que la religion est à la base de l’arriération
et des blocages politiques, économiques, sociaux et culturels du monde
indien. C’est nier la valeur du combat que mènent dans le sous-Â�continent
des esprits rationnels, vigilants, humanistes, pour éradiquer cette terrible
maladie de l’esprit qui s’appelle religion. Car, si elle continue à sévir ainsi,
c’est toute la civilisation, tout l’amour de l’être humain pour ses semÂ�blables
qui disparaîtront bientôt.
LA VEINE ANTICLÉRICALE
Ce monde, uniformément constitué, n’a été créé par aucun dieu, ni par
aucun homme. Mais il a toujours existé, il existe et existera toujours, feu
éternellement vivant, s’allumant avec mesure et s’éteignant avec mesure.
Héraclite (trad. Yves Battistini, 33)
206 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
Refrain
C’est la chute finale
De tous les calotins,
L’anticléricale
Voilà notre refrainâ•‹!
C’est la chute finale
De tous les f...tiens,
L’anticléricale
Fera le monde païenâ•‹! (bis)
Assez de messes et de prières,
Nous ne sommes plus des résignésâ•‹;
Vous n’apaiserez pas nos colères,
Vous avez fini de régnerâ•‹;
Nous ne serons plus vos victimes,
La lumière a frappé nos yeux,
Et nous avons vu tous vos crimes,
Bandes de jésuites, marchands de bons dieux.
Refrain
Nous ne voulons ni Dieu ni prêtres,
Plus de préjugés, plus de religionsâ•‹;
La raison doit guider les êtres
Hors de toutes les superstitions.
Des cerveaux, c’est la délivrance.
Des esprits, la tranquillité,
Et c’est la fin de l’ignorance,
Dans les ténèbres, c’est la clartéâ•‹!
Refrain
Vous êtes les ennemis de la science,
Vous êtes l’ennemi du genre humain,
Vous n’avez ni cœur ni conscience,
Vous n’avez qu’une choseâ•‹: le butin,
Nous démolirons vos bastilles,
Ces geôles que l’on appelle couvents,
Hors du monde les noires guenilles,
Vous avez vécu trop longtemps.
Refrain
214 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
Chère Dr Laura,
Je vous remercie d’en faire autant pour éduquer le peuple sur les
commandements divins. J’ai énormément appris de vous et je m’efforce
de partager mon savoir avec le plus de gens possible. C’est ainsi que,
lorsque que quelqu’un veut défendre un mode de vie homosexuel, je lui
rappelle simplement Lévitique 18â•‹: 22 [«â•‹Tu ne coucheras point avec un
homme comme on couche avec une femme. C’est une abominationâ•‹»]â•‹:
le texte affirmant que c’est une abomination, c’est la fin du débat. J’ai
toutefois besoin de votre aide en ce qui concerne quelques lois particu-
lières et la meilleure manière de m’y conformer.
Lorsque je fais brûler un taureau sur l’autel des sacrifices, je n’ignore
pas que cela produit une odeur agréable à notre Seigneurâ•‹: c’est dit dans
Lévitique, 1â•‹: 9 [«â•‹Il lavera avec de l’eau les entrailles et les jambesâ•‹; et le
sacrificateur brûlera le tout sur l’autel. C’est un holocauste, un sacrifice
consumé par le feu, d’une agréable odeur à l’Éternelâ•‹»]. Le problème,
c’est avec mes voisins. Ils affirment que l’odeur ne leur est pas agréable à
eux. Que devrais-je faireâ•‹?
Je voudrais vendre ma fille en esclavage, comme on le suggère dans
Exode 21â•‹: 7 [«â•‹Si un homme vend sa fille pour être esclave, elle ne sortira
point comme sortent les esclavesâ•‹»]. Ma question estâ•‹: à notre époque,
quel serait selon vous un juste prix pour ma filleâ•‹?
Je sais très bien, en vertu de Lévitique 15â•‹: 19-24, que je ne peux
avoir de contacts avec une femme qui est souillée par ses menstruations
[«â•‹La femme qui aura un flux, un flux de sang en sa chair, restera sept
jours dans son impureté. Quiconque la touchera sera impur jusqu’au
soir. Tout lit sur lequel elle couchera pendant son impureté sera impur, et
tout objet sur lequel elle s’assiéra sera impur. Quiconque touchera son lit
lavera ses vêtements, se lavera dans l’eau, et sera impur jusqu’au soir.
Quiconque touchera un objet sur lequel elle s’est assise lavera ses vête-
ments, se lavera dans l’eau, et sera impur jusqu’au soir. S’il y a quelque
chose sur le lit ou sur l’objet sur lequel elle s’est assise, celui qui la touchera
sera impur jusqu’au soir. Si un homme couche avec elle et que l’impureté
de cette femme vienne sur lui, il sera impur pendant sept jours, et tout lit
sur lequel il couchera sera impurâ•‹»]. Mon problème estâ•‹: comment savoir
5. LA VEINE ANTICLÛRICALE 217
L’ÉTHIQUE SANS
LA RELIGION
Le texte qui clôt cette partie présente une éthique humaniste contem-
poraineâ•‹; il est l’œuvre de Paul Kurtz, un éminent humaniste et grand
défenseur de la laïcité.
Socrate
[…] Le saint est-il aimé des dieux parce qu’il est saint, ou est-il saint
parce qu’il est aimé des dieuxâ•‹?
Euthyphron
Je n’entends pas bien ce que tu dis là, Socrate.
Socrate
Je vais tâcher de m’expliquer. Ne disons-nous pas qu’une chose est
portée, et qu’une chose porteâ•‹? qu’une chose est vue, et qu’une chose
voitâ•‹? qu’une chose est poussée, et qu’une chose pousseâ•‹? Comprends-tu
que toutes ces choses diffèrent, et en quoi elles diffèrentâ•‹?
Euthyphron
Il me semble que je le comprends.
Socrate
Ainsi la chose aimée est différente de celle qui aimeâ•‹?
Euthyphron
Belle demandeâ•‹!
6. L’ÛTHIQUE SANS LA RELIGION 223
Socrate
Et, dis-moi, la chose portée est-elle portée parce qu’on la porte, ou
par quelque autre raisonâ•‹?
Euthyphron
Par aucune autre raison, sinon qu’on la porte.
Socrate
Et la chose poussée est poussée parce qu’on la pousse, et la chose vue
est vue parce qu’on la voitâ•‹?
Euthyphron
Assurément.
Socrate
Il n’est donc pas vrai qu’on voit une chose parce qu’elle est vueâ•‹;
mais, au contraire, elle est vue parce qu’on la voit. Il n’est pas vrai qu’on
pousse une chose parce qu’elle est pousséeâ•‹; mais elle est poussée parce
qu’on la pousse. Il n’est pas vrai qu’on porte une chose parce qu’elle est
portéeâ•‹; mais elle est portée parce qu’on la porteâ•‹: cela est-il assez clairâ•‹?
Entends-tu bien ce que je veux direâ•‹? Je veux dire qu’on ne fait pas une
chose parce qu’elle est faite, mais qu’elle est faite parce qu’on la faitâ•‹; que
ce qui pâtit ne pâtit pas parce qu’il est pâtissant, mais qu’il est pâtissant
parce qu’il pâtit. N’est-ce pasâ•‹?
Euthyphron
Qui en douteâ•‹?
Socrate
Être aimé, n’est-ce pas aussi un fait, ou une manière de pâtirâ•‹?
Euthyphron
Oui.
Socrate
Et n’en est-il pas de ce qui est aimé comme de tout le resteâ•‹? Ce n’est
pas parce qu’il est aimé qu’on l’aimeâ•‹; mais c’est parce qu’on l’aime qu’il
est aimé.
Euthyphron
Cela est plus clair que le jour.
Socrate
Que dirons-nous donc du saint, moi cher Euthyphronâ•‹? Tous les
dieux ne l’aiment-ils pas, selon toiâ•‹?
224 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
Euthyphron
Oui, sans doute.
Socrate
Est-ce parce qu’il est saint, ou par quelque autre raisonâ•‹?
Euthyphron
Par aucune autre raison, sinon qu’il est saint.
Socrate
Ainsi, ils l’aiment parce qu’il est saintâ•‹; mais il n’est pas saint parce
qu’ils l’aiment.
Euthyphron
Il paraît.
Socrate
D’un autre côté, ce qui est aimable aux dieux est aimable aux dieux,
est aimé des dieux, parce que les dieux l’aimentâ•‹?
Euthyphron
Qui peut le nierâ•‹?
Socrate
Il suit de là, cher Euthyphron, qu’être aimable aux dieux et être saint
sont choses fort différentes.
Euthyphron
Comment, Socrateâ•‹?
Socrate
Oui, puisque nous sommes tombés d’accord que les dieux aiment le
saint parce qu’il est saint, et qu’il n’est pas saint parce qu’ils l’aiment.
N’en sommes-nous pas convenusâ•‹?
Euthyphron
Je l’avoue.
Socrate
Et qu’au contraire ce qui est aimable aux dieux n’est tel que parce que
les dieux l’aiment, par le fait même de leur amourâ•‹; et que les dieux ne
l’aiment point parce qu’il est aimable aux dieux.
Euthyphron
Cela est vrai.
6. L’ÛTHIQUE SANS LA RELIGION 225
Socrate
Or, mon cher Euthyphron, si être aimable aux dieux et être saint
étaient la même chose, comme le saint n’est aimé que parce qu’il est
saint, il s’ensuivrait que ce qui est aimable aux dieux serait aimé des dieux
par l’énergie de sa propre natureâ•‹; et, comme ce qui est aimable aux dieux
n’est aimé des dieux que parce qu’ils l’aiment, il serait vrai de dire que le
saint n’est saint que parce qu’il est aimé des dieux. Tu vois donc bien
qu’être aimable aux dieux et être saint ne se ressemblent guèreâ•‹: car l’un
n’a d’autres titres à l’amour des dieux que cet amour mêmeâ•‹; l’autre
possède cet amour parce qu’il y a des titres. Ainsi, mon cher Euthyphron,
quand je te demandais ce que c’est précisément que le saint, tu n’as pas
voulu sans doute m’expliquer son essence, et tu t’es contenté de m’indi-
quer une de ses propriétés, qui est d’être aimé de tous les dieux. Mais
quelle est la nature même de la saintetéâ•‹? C’est ce que tu ne m’as pas
encore dit. Si donc tu l’as pour agréable, je t’en conjure, ne m’en fais pas
un secretâ•‹; et, commençant enfin par le commencement, apprends-moi
ce que c’est que le saint, qu’il soit aimé des dieux ou quelque autre chose
qui lui arriveâ•‹; car, sur cela, nous n’aurons pas de dispute. Allons, dis-moi
franchement ce que c’est que le saint et l’impie.
Euthyphron
Mais, Socrate, je ne sais comment t’expliquer ce que je penseâ•‹; car
tout ce que nous établissons semble tourner autour de nous, et ne pas
vouloir tenir en place.
2
Même jeune, on ne doit pas hésiter à philosopher. Ni, même au seuil
de la vieillesse, se fatiguer de l’exercice philosophique. Il n’est jamais trop
tôt, qui que l’on soit, ni trop tard pour l’assainissement de l’âme. Tel, qui
dit que l’heure de philosopher n’est pas venue ou qu’elle est déjà passée,
ressemble à qui dirait que, pour le bonheur, l’heure n’est pas venue ou
qu’elle n’est plus. Sont donc appelés à philosopher le jeune comme le
vieux. Le second pour que, vieillissant, il reste jeune en biens par esprit
de gratitude à l’égard du passé. Le premier pour que, jeune, il soit aussi
un ancien par son sang-froid à l’égard de l’avenir. En définitive, on doit
donc se préoccuper de ce qui crée le bonheur, s’il est vrai qu’avec lui nous
possédons tout, et que sans lui nous faisons tout pour l’obtenir.
Ces conceptions, dont je t’ai constamment entretenu, garde-les en
tête. Ne les perds pas de vue quand tu agis, en connaissant clairement
qu’elles sont les principes de base du bien vivre.
D’abord, tenant le dieu pour un vivant immortel et bienheureux,
selon la notion du dieu communément pressentie, ne lui attribue rien
d’étranger à son immortalité ni rien d’incompatible avec sa béatitude.
Crédite-le, en revanche, de tout ce qui est susceptible de lui conserver,
avec l’immortalité, cette béatitude. Car les dieux existentâ•‹: évidente est la
connaissance que nous avons d’eux. Mais, tels que la foule les imagine
communément, ils n’existent pasâ•‹: les gens ne prennent pas garde à la
cohérence de ce qu’ils imaginent. N’est pas impie qui refuse des dieux
populaires, mais qui, sur les dieux, projette les superstitions populaires.
Les explications des gens à propos des dieux ne sont pas des notions
établies à travers nos sens, mais des suppositions sans fondement. De là
l’idée que les plus grands dommages sont amenés par les dieux ainsi que
les bienfaits. En fait, c’est en totale affinité avec ses propres vertus que
l’on accueille ceux qui sont semblables à soi-même, considérant comme
étranger tout ce qui n’est pas tel que soi.
Accoutume-toi à penser que pour nous la mort n’est rien, puisque
tout bien et tout mal résident dans la sensation, et que la mort est l’éra-
dication de nos sensations. Dès lors, la juste prise de conscience que la
mort ne nous est rien autorise à jouir du caractère mortel de la vieâ•‹: non
pas en lui conférant une durée infinie, mais en l’amputant du désir d’im-
mortalité.
Il s’ensuit qu’il n’y a rien d’effrayant dans le fait de vivre, pour qui est
authentiquement conscient qu’il n’existe rien d’effrayant non plus dans
6. L’ÛTHIQUE SANS LA RELIGION 227
le fait de ne pas vivre. Stupide est donc celui qui dit avoir peur de la mort
non parce qu’il souffrira en mourant, mais parce qu’il souffre à l’idée
qu’elle approche. Ce dont l’existence ne gêne point, c’est vraiment pour
rien qu’on souffre de l’attendreâ•‹! Le plus effrayant des maux, la mort ne
nous est rien, disais-jeâ•‹: quand nous sommes, la mort n’est pas là, et
quand la mort est là, c’est nous qui ne sommes plusâ•‹! Elle ne concerne
donc ni les vivants ni les trépassés, étant donné que, pour les uns, elle
n’est point, et que les autres ne sont plus. Beaucoup de gens pourtant
fuient la mort, soit en tant que plus grands des malheurs, soit en tant que
point final des choses de la vie.
Le sage, lui, ne craint pas le fait de n’être pas en vieâ•‹: vivre ne lui
convulse pas l’estomac, sans qu’il estime être mauvais de ne pas vivre. De
même qu’il ne choisit jamais la nourriture la plus plantureuse, mais la
plus goûteuse, ainsi n’est-ce point le temps le plus long, mais le plus
fruité qu’il butineâ•‹? Celui qui incite d’un côté le jeune à bien vivre, de
l’autre le vieillard à bien mourir est un niais, non tant parce que la vie a
de l’agrément, mais surtout parce que bien vivre et bien mourir consti-
tuent un seul et même exercice. Plus stupide encore celui qui dit beau de
n’être pas né, ou, «â•‹sitôt né, de franchir les portes de l’Hadèsâ•‹».
S’il est persuadé de ce qu’il dit, que ne quitte-t-il la vie sur-le-champâ•‹?
Il en a l’immédiate possibilité, pour peu qu’il le veuille vraiment. S’il veut
seulement jouer les provocateurs, sa désinvolture en la matière est
déplacée.
Souvenons-nous d’ailleurs que l’avenir, ni ne nous appartient ni ne
nous échappe absolument, afin de ne pas tout à fait l’attendre comme
devant exister, et de n’en point désespérer comme devant certainement
ne pas exister.
Il est également à considérer que certains d’entre les désirs sont natu-
rels, d’autres vains, et que, si certains des désirs naturels sont nécessaires,
d’autres ne sont seulement que naturels. Parmi les désirs nécessaires,
certains sont nécessaires au bonheur, d’autres à la tranquillité durable du
corps, d’autres à la vie même. Or, une réflexion irréprochable à ce propos
sait rapporter tout choix et tout rejet à la santé du corps et à la sérénité
de l’âme, puisque tel est le but de la vie bienheureuse. C’est sous son
influence que nous faisons toute chose, dans la perspective d’éviter la
souffrance et l’angoisse. Quand une bonne fois cette influence a établi
sur nous son empire, toute tempête de l’âme se dissipe, le vivant n’ayant
plus à courir comme après l’objet d’un manque, ni à rechercher cet autre
228 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
par quoi le bien de l’âme et du corps serait comblé. C’est alors que nous
avons besoin de plaisirâ•‹: quand le plaisir nous torture par sa non-présence.
Autrement, nous ne sommes plus sous la dépendance du plaisir.
Voilà pourquoi nous disons que le plaisir est le principe et le but de
la vie bienheureuse. C’est lui que nous avons reconnu comme bien
premier et congénital. C’est de lui que nous recevons le signal de tout
choix et rejet. C’est à lui que nous aboutissons comme règle, en jugeant
tout bien d’après son effet sur notre sensibilité.
Justement parce qu’il est le bien premier et né avec notre nature,
nous ne bondissons pas sur n’importe quel plaisirâ•‹: il existe beaucoup de
plaisirs auxquels nous ne nous arrêtons pas, lorsqu’ils impliquent pour
nous une avalanche de difficultés. Nous considérons bien des douleurs
comme préférables à des plaisirs, dès lors qu’un plaisir pour nous plus
grand doit suivre des souffrances longtemps endurées. Ainsi tout plaisir,
par nature, a le bien pour intime parent, sans pour autant devoir être
cueilli. Symétriquement, toute espèce de douleur est un mal, sans que
toutes les douleurs soient à fuir obligatoirement. C’est à travers la
confrontation et l’analyse des avantages et des désavantages qu’il convient
de se décider à ce propos. À certains moments, nous réagissons au bien
selon les cas comme à un mal, ou inversement au mal comme à un
bien.
Ainsi, nous considérons l’autosuffisance comme un grand bienâ•‹: non
pour satisfaire à une obsession gratuite de frugalité, mais pour que le
minimum, au cas où la profusion ferait défaut, nous satisfasse. Car nous
sommes intimement convaincus qu’on trouve d’autant plus d’agréments
à l’abondance qu’on y est moins attaché, et que si tout ce qui est naturel
est plutôt facile à se procurer, ne l’est pas tout ce qui est vain. Les nour-
ritures savoureusement simples vous régalent aussi bien qu’un ordinaire
fastueux, sitôt éradiquée toute la douleur du manqueâ•‹: pain et eau dispen-
sent un plaisir extrême, dès lors qu’en manque on les porte à sa bouche.
L’accoutumance à des régimes simples et sans faste est un facteur de
santé, pousse l’être humain au dynamisme dans les activités nécessaires à
la vie, nous rend plus aptes à apprécier, à l’occasion, les repas luxueux et,
face au sort, nous immunise contre l’inquiétude.
Quand nous parlons du plaisir comme d’un but essentiel, nous ne
parlons pas des plaisirs du noceur irrécupérable ou de celui qui a la jouis-
sance pour résidence permanente — comme se l’imaginent certaines
personnes peu au courant et réticentes à nos propos, ou victimes d’une
6. L’ÛTHIQUE SANS LA RELIGION 229
ce qui concerne nos actions, que ce qu’on a jugé «â•‹bienâ•‹» soit entériné par
le hasard.
À ces questions, et à toutes celles qui s’y rattachent, réfléchis jour et
nuit pour toi-même et pour qui est semblable à toi, et jamais tu ne seras
troublé ni dans la veille ni dans tes rêves, mais tu vivras comme un dieu
parmi les humains. Car il n’a rien de commun avec un animal mortel,
l’homme vivant parmi des biens immortels.
Dans le texte qui suit, John Stuart Mill présente et défend sa version
personnelle de la morale utilitariste.
Sourceâ•‹: J.S. MILL, L’utilitarisme, Passim. 1861. Traduction française,
chronologie, préface et notes par Georges TANESSE à partir de la
4e€édition anglaise parue en 1871 du vivant de Mill. Parisâ•‹: Flammarion,
1988, 186€p.
De deux plaisirs, s’il en est un auquel tous ceux ou presque tous ceux qui
ont l’expérience de l’un et de l’autre accordent une préférence bien
arrêtée, sans y être poussés par un sentiment d’obligation morale, c’est ce
plaisir-là qui est le plus désirable. Si ceux qui sont en état de juger avec
compétence de ces deux plaisirs placent l’un d’eux tellement au-dessus de
l’autre qu’ils le préfèrent tout en le sachant accompagné d’une plus grande
somme d’insatisfaction, s’ils sont décidés à n’y pas renoncer en échange
d’une quantité de l’autre plaisir telle qu’il ne puisse pas, pour eux, y en
avoir de plus grande, nous sommes fondés à accorder à la jouissance ainsi
préférée une supériorité qualitative qui l’emÂ�porte tellement sur la quan-
tité que celle-ci, en comparaison, compte peu.
Or, c’est un fait indiscutable que ceux qui ont une égale connais-
sance des deux genres de vie, qui sont également capables de les apprécier
et d’en jouir, donnent résolument une préférence très marquée à celui
qui met en œuvre leurs facultés supérieures. Peu de créatures humaines
accepteraient d’être changées en animaux inférieurs sur la promesse de la
plus large ration de plaisirs de bêtesâ•‹; aucun être humain intelligent ne
consentirait à être un imbécile, aucun homme instruit à être un ignorant,
aucun homme ayant du cœur et une conscience à être égoïste et vil,
même s’ils avaient la conviction que l’imbécile, l’ignorant ou le gredin
sont, avec leurs lots respectifs, plus complètement satisfaits qu’eux-
mêmes avec le leur. Ils ne voudraient pas échanger ce qu’ils possèdent de
plus qu’eux contre la satisfaction la plus complète de tous les désirs qui
leur sont communs. S’ils s’imaginent qu’ils le voudraient, c’est seulement
dans des cas d’infortune si extrême que, pour y échapper, ils échange-
raient leur sort pour presque n’importe quel autre, si indésirable qu’il fût
à leurs propres yeux. Un être pourvu de facultés supérieures demande
plus pour être heureux, est probablement exposé à souffrir de façon plus
aiguë et offre certainement à la soufÂ�france plus de points vulnérables
qu’un être de type inférieur, mais, en dépit de ces risques, il ne peut
jamais souhaiter réellement tomber à un niveau d’existence qu’il sent
inférieur. Nous pouvons donner de cette répugnance l’explication qui
nous plairaâ•‹; nous pouvons l’imputer à l’orgueil — nom que l’on donne
indistinctement à quelques-uns des sentiments les meilleurs et aussi les
pires dont l’humanité soit capableâ•‹; nous pouvons l’attribuer à l’amour
de la liberté et de l’indépendance personnelle, sentiment auquel les stoï-
ciens faisaient appel parce qu’ils y voyaient l’un des moyens les plus effi-
caces d’inculquer cette répugnanceâ•‹; à l’amour de la puissance, ou à
l’amour d’une vie exaltante, sentiments qui tous deux y entrent certaine-
234 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
d’une volonté bonne en quelque façon, est nécessaire. Or, si l’action n’est
bonne que comme moyen pour quelque autre chose, l’impératif est hypo-
thétiqueâ•‹; si elle est représentée comme bonne en soi, par suite comme
étant nécessairement dans une volonté qui est en soi conforme à la raison
le principe qui la détermine, alors l’impératif est catégorique.
[…] Il concerne, non la matière de l’action, ni ce qui doit en résulter,
mais la forme et le principe dont elle résulte elle-mêmeâ•‹; et ce qu’il y a en
elle d’essentiellement bon consiste dans l’intention, quelles que soient les
conséquences. Cet impératif peut être nommé l’impératif de la MORA-
LITÉ.
[…]
Quand je conçois un impératif hypothétique en général, je ne sais pas
d’avance ce qu’il contiendra, jusqu’à ce que la condition me soit donnée.
Mais c’est un impératif catégorique que je conçois, je sais aussitôt ce qu’il
contient. Car, puisque l’impératif ne contient en dehors de la loi que la
nécessité, pour la maxime, de se conformer à cette loi, et que la loi ne
contient aucune condition à laquelle elle soit astreinte, il ne reste que
l’universalité d’une loi en général, à laquelle la maxime de l’action doit
être conforme, et c’est seulement cette conformité que l’impératif nous
représente proprement comme nécessaire.
Il n’y a donc qu’un impératif catégorique, et c’est celui-ciâ•‹: «â•›Agis
uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même
temps qu’elle devienne une loi universelle.â•›»
[…]
Nous allons maintenant énumérer quelques devoirs, d’après la divi-
sion ordinaire des devoirs en devoirs envers nous-mêmes et devoirs envers
les autres hommes, en devoirs parfaits et en devoirs imparfaits.
1. Un homme, à la suite d’une série de maux qui ont fini par le
réduire au désespoir, ressent du dégoût pour la vie, tout en restant assez
maître de sa raison pour pouvoir se demander à lui-même si ce ne sera
pas une violation du devoir envers soi que d’attenter à ses jours. Ce qu’il
cherche alors, c’est si la maxime de son action peut bien devenir une loi
universelle de la nature. Mais voici sa maximeâ•‹: par amour de moi-même,
je pose en principe d’abréger ma vie, si en la prolongeant j’ai plus de
maux à en craindre que de satisfaction à en espérer. La question est donc
seulement de savoir si ce principe de l’amour de soi peut devenir une loi
238 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
1. Note de Kantâ•‹: «â•›Cette proposition, je l’avance ici comme postulat. On en trouvera les
raisons dans la dernière section.â•›»
242 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
procurent… et ainsi de suite. Aristote pense qu’il y a une fin à tout cela,
une fin que nous voulons tous et pour elle-même. C’est ce qu’il appelle
Eudamaimonia, ce qu’on pourrait traduire par une vie accomplie, une vie
où est réalisé au plus haut point de perfection ce que nous sommes nous,
les êtres humains, et ce pour quoi nous sommes spécifiquement faits.
La réponse€d’Aristote est que le bonheur est une certaine activité de
l’âme en accord avec une vertu. Vertuâ•‹? Qu’est-ce que ça veut direâ•‹? Aris-
tote, en fait, va employer ici le mot Arêtè, un mot qui est souvent traduit
par vertu, mais qui serait mieux rendu par excellence. Cette vertu peut
être celle d’un objet, d’un animal ou d’un être humain et elle est l’excel-
lence dans l’accomplissement de sa fonction propre. Prenez un couteauâ•‹:
une de ses vertus est de bien couper. Un cheval de courseâ•‹? De courir vite.
Dès l’époque d’Aristote, les Grecs pensaient typiquement la morale en
termes de vertus, les questions étant alors de savoirâ•‹: ce qu’elles sontâ•‹; si
on peut les acquérirâ•‹; et si oui, comment.
Aristote distinguera deux catégories de vertus. Les vertus intellec-
tuelles, d’abord, qui correspondent à la partie rationnelle de notre âmeâ•‹:
c’est elle qui est spécifiquement humaine et le point le plus élevé de la vie
bonne sera atteint par le développement de ces vertus que sont notam-
ment l’intelligence, la sagesse et la prudence. Ces vertus intellectuelles
s’apprennent par l’éducation.
Mais nous ne sommes pas que rationnels et Aristote discerne aussi
une part irrationnelle en nous. Un des grands mérites de son éthique est
de réfléchir à ces vertus qu’il nomme morales et qui sont des traits de
caractère qui correspondent à notre composante irrationnelle et qui sont
indispensables pour vivre une vie accomplie€— il nommera parmi ces
vertus la justice, la tempérance, le courage et bien d’autres encore. Contre
l’intellectualisme froid de certaines théories morales, Aristote insiste
donc sur le rôle de la pratique, des émotions et ainsi de suite dans la
moralisation. Selon lui, c’est modestement, par le petit sentier de l’habi-
tude, qu’on atteint la palais de la morale. Ensuite, oui, et parce que la
part irrationnelle de l’âme est en partie docile à la raison, ces actes devien-
dront plus assumés et réfléchis.
Ensuite, pour devenir vertueux, il faut y mettre du temps. De la
même manière qu’une hirondelle ne fait pas le printemps (cette expres-
sion est d’ailleurs d’Aristote), on ne devient pas courageux par un seul
acte courageux et ce n’est qu’avec du temps que ces vertus de caractère
6. L’ÛTHIQUE SANS LA RELIGION 243
[…]
Mais sans doute l’identification du bonheur et du Souverain Bien
apparaît-elle comme une chose sur laquelle tout le monde est d’accordâ•‹;
ce qu’on désire encore, c’est que nous disions plus clairement quelle est
la nature du bonheur. Peut-être pourrait-on y arriver si l’on déterminait
la fonction de l’homme.
De même, en effet, que dans le cas d’un joueur de flûte, d’un statuaire,
ou d’un artiste quelconque, et en général pour tous ceux qui ont une
fonction ou une activité déterminée, c’est dans la fonction que réside,
selon l’opinion courante, le bien, le «â•‹réussiâ•‹», on peut penser qu’il en est
ainsi pour l’homme s’il est vrai qu’il y ait une certaine fonction spéciale à
l’homme. Serait-il possible qu’un charpentier ou un cordonnier aient
une fonction et une activité à exercer, mais que l’homme n’en ait aucune
et que la nature l’ait dispensé de toute œuvre à accomplirâ•‹? Ou bien
encore de même qu’un œil, une main, un pied et, d’une manière géné-
rale, chaque partie d’un corps, a manifestement une certaine fonction à
remplir, ne doit-on pas admettre que l’homme a, lui aussi, en dehors de
toutes ces activités particulières, une fonction déterminéeâ•‹? Mais alors en
quoi peut-elle consisterâ•‹? Le simple fait de vivre est, de toute évidence,
une chose que l’homme partage en commun même avec les végétauxâ•‹; or
ce que nous recherchons, c’est ce qui est propre à l’homme. Nous devons
donc laisser de côté la vie de nutrition et la vie de croissance. Viendrait
ensuite la vie sensitive, mais celle-là encore apparaît commune avec le
cheval, le bœuf et tous les animaux. Reste donc une certaine vie pratique
de la partie rationnelle de l’âme, partie qui peut être envisagée, d’une
part, au sens où elle est soumise à la raison, et, d’autre part, au sens où
elle possède la raison et l’exercice de la pensée.
L’expression «â•‹vie rationnelleâ•‹» étant ainsi prise en un double sens,
nous devons établir qu’il s’agit ici de la vie selon le point de vue de l’exer-
244 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
cice, car c’est cette vie-là qui paraît bien donner au terme son sens le plus
plein. Or, s’il y a une fonction de l’homme consistant dans une activité
de l’âme conforme à la raison, ou qui n’existe pas sans la raison, et si nous
disons que cette fonction est génériquement la même dans un individu
quelconque et dans un individu de mérite (ainsi, dans un cithariste et
dans un bon cithariste, et cela est vrai, d’une manière absolue, dans tous
les cas), l’excellence due au mérite s’ajoutant à la fonction (car la fonction
du cithariste est de jouer de la cithare, et celle du bon cithariste d’en bien
jouer) s’il en est ainsiâ•‹; si nous posons que la fonction de l’homme consiste
dans un certain genre de vie, c’est-à-dire dans une activité de l’âme et
dans des actions accompagnées de raisonâ•‹; si la fonction d’un homme
vertueux est d’accomplir cette tâche, et de l’accomplir bien et avec succès,
chaque chose au surplus étant bien accomplie quand elle l’est selon l’ex-
cellence qui lui est propre, dans ces conditions, c’est donc que le bien
pour l’homme consiste dans une activité de l’âme en accord avec la vertu
et, au cas de pluralité de vertus, en accord avec la plus excellente et la plus
parfaite d’entre elles Mais il faut ajouter «â•‹et cela dans une vie accomplie
jusqu’à son termeâ•‹», car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non
plus un seul jourâ•‹: et ainsi la félicité et le bonheur ne sont pas davantage
l’œuvre d’une seule journée, ni d’un bref espace de temps
[…]
Cependant il apparaît nettement qu’on doit faire aussi entrer en ligne
de compte les biens extérieurs ainsi que nous l’avons dit, car il est impos-
sible, ou du moins malaisé, d’accomplir les bonnes actions quand on est
dépourvu de ressources pour y faire face. En effet, dans un grand nombre
de nos actions, nous faisons intervenir à titre d’instruments les amis ou
la richesse, ou l’influence politiqueâ•‹; en outre, l’absence de certains avan-
tages gâte la félicitéâ•‹; c’est le cas, par exemple, pour la noblesse de race,
une heureuse progéniture, la beauté physique On n’est pas, en effet,
complètement heureux si l’on a un aspect disgracieux, si l’on est d’une
basse extraction, ou si l’on vit seul, sans enfantsâ•‹; et, pis encore sans
doute, si l’on a des enfants ou des amis perdus de vices, ou si enfin, alors
qu’ils étaient vertueux, la mort nous les a enlevés. Ainsi que nous l’avons
dit, il semble que le bonheur ait besoin, comme condition supplémen-
taire, d’une prospérité de ce genreâ•‹; de là vient que certains mettent au
même rang que le bonheur, la fortune favorable, alors que d’autres l’iden-
tifient à la vertu.
[…]
6. L’ÛTHIQUE SANS LA RELIGION 245
telles personnes n’ont pas non plus reçu de nomâ•‹; appelons-les des insen-
sibles.
Pour ce qui est de l’action de donner et de celle d’acquérir des
richesses, le juste milieu est la libéralitéâ•‹; l’excès et le défaut sont respec-
tivement la prodigalité et la parcimonie. C’est de façon opposée que dans
ces actions on tombe dans l’excès ou le défautâ•‹: en effet, le prodigue
pèche par excès dans la dépense et par défaut dans l’acquisition, tandis
que le parcimonieux pèche par excès dans l’acquisition et par défaut dans
la dépense — pour le moment, nous traçons là une simple esquisse, très
sommaire, qui doit nous suffire pour notre desseinâ•‹; plus tard, ces états
seront définis avec plus de précision. Au regard des richesses, il existe
aussi d’autres dispositionsâ•‹: le juste milieu est la magnificence (car
l’homme magnifique diffère d’un homme libéralâ•‹; le premier vit dans
une ambiance de grandeur, et l’autre dans une sphère plus modeste),
l’excès, le manque de goût ou la vulgarité, le défaut, la mesquinerie. Ces
vices diffèrent des états opposés à la libéralité, et la façon dont ils diffè-
rent sera indiquée plus loin.
[…]
Qu’ainsi donc la vertu morale soit un juste milieu, et en quel sens
elle l’est, à savoir qu’elle est un juste milieu entre deux vices, l’un par
excès et l’autre par défaut, et qu’elle soit un juste milieu de cette sorte
parce qu’elle vise la position intermédiaire dans les affections et dans les
actes — tout cela nous l’avons suffisamment établi.
Sourceâ•‹: Paul KURTZ, «â•‹On Human Valuesâ•‹», Science and Spirit, juillet-
aôut 2006. Disponible sur Internetâ•‹: http://www.science-spirit.org/
article_detail.phpâ•‹?article_id=646.
Ce texte a été traduit par Normand Baillargeon.
religion (ou de la loi) sont nécessaires pour imposer l’obéissance aux obli-
gations morales.
Pourtant, historiquement, les croyants en Dieu ont mené des batailles
rangées des deux côtés de controverses moralesâ•‹: ils ont été pour ou contre
la peine de mort, les droits des femmes, l’esclavage, la monogamie, la
polygamie, le divorce, la justification des guerres, la monarchie, l’oli-
garchie, la démocratie ou la théocratie. Il y a bien sûr aussi des mésen-
tentes entre les laïcistes, quoiqu’ils ne prétendent pas puiser les principes
moraux absolus de révélations venues d’en haut. Le fait est qu’il n’y a pas
de voie facile vers la vérité morale, et il est présomptueux de la part des
théistes de prétendre qu’ils détiennent le monopole de la vertu morale –
particulièrement à la lumière d’une histoire truffée de guerres religieuses
remplies de haine et de violences perpétrées au nom de Dieu. À preuve,
les tueries commises par les catholiques et les protestants, les chrétiens et
les juifs, les musulmans et les hindous et d’autres confessions religieuses
entre elles. Au présent, le massacre de sunnites et de chiites innocents est
le tragique témoignage de ce que la piété n’offre aucune garantie de
pureté morale. Les religions ont beaucoup apporté au bénéfice de l’hu-
manité, mais elles ont aussi parfois été oppressives.
À présent que j’ai consacré la plus grande partie de ma vie à l’étude
de la morale, qu’est-ce que je déduis de ces observationsâ•‹? Ma thèse est
qu’il existe des principes moraux fondamentaux que toutes les commu-
nautés civilisées partagent. Ces principes émergent d’interactions en
face-à-face à l’intérieur d’une communautéâ•‹; ils reflètent les règles de base
d’une conduite civilisée, et tant les théistes que les laïcistes les acceptent
en général. Je ne nie pas que les humains puissent être en désaccord sur
certains de ces principes, en particulier en ce qui concerne l’étendue de
leur application, et qu’un certain niveau de relativité culturelle peut
exister. En outre, on peut découvrir de nouveaux principes, et de rudes
batailles peuvent être menées pour les faire reconnaître – comme la guerre
contre l’esclavage aux États-Unis au XIXe siècle et les campagnes pour les
droits des femmes, des minorités et des gais au XXe siècle. Néanmoins,
ces principes moraux généraux ont évolué dans la culture humaine sur
une longue période de temps, et il existe un large consensus à l’égard de
leur viabilitéâ•‹; ils en appellent à la conscience morale réfléchie. Je les
nomme «â•‹convenances morales communesâ•‹».
L’intégritéâ•‹: Nous devrions dire la vérité, tenir nos promesses, être
sincères et honnêtes.
252 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
peut-être le don de soi à une cause méritoire. Tout cela dépend des inté-
rêts, des talents et des prédilections de chacun.
Je propose un tout autre idéal d’une bonne vie, qui a une significa-
tion particulière dans les sociétés libres, ouvertes, pluralistes et démocra-
tiques. C’est ce que j’appelle l’atteinte de la vie exubérante. Plusieurs des
modèles d’une bonne vie, en particulier ceux qui sont chargés de forts
accents religieux, ont émergé dans des conditions sociales oppressives
pour l’être humain moyen. Les classes dirigeantes mises à part, la richesse
de la société était limitéeâ•‹; trop souvent, il n’y avait pas assez à mangerâ•‹;
la maladie sévissaitâ•‹; les animaux sauvages et les maraudeurs se faisaient
menaçantsâ•‹; la vie tendait à accomplir la prédiction de Thomas Hobbesâ•‹:
elle était devenue «â•‹dure, brutale et courteâ•‹». Nous vivons aujourd’hui
dans d’affluentes économies de consommationâ•‹; nous avons les pouvoirs
de la science et de la technologie pour guérir de nombreuses maladies et
afflictions du passé, pour atténuer la douleur et la souffrance humaines,
et pour hausser notre niveau de vie. Nous sommes à l’aube d’une nouvelle
ère au cours de laquelle nous pourrons prolonger la vie de manière impor-
tante. Ici, la vie exubérante de l’esprit prométhéen assume un réel pouvoir,
car nous pourrons peut-être découvrir une connaissance et une sagesse
nouvelles, de nouvelles sources de joie. Je suggère que la vie d’exubérance
est à la portée d’un nombre croissant d’individus. Pour la première fois,
nous pouvons augmenter les possibilités d’une vie créative, du travail et
du loisir, du voyage et de l’aventure. Ces occasions audacieuses d’at-
teindre une bonne vie nous permettent aussi d’atteindre des vies d’excel-
lence et de noblesse. Ce n’est pas le salut dans la vie future que nous
recherchons, mais la vie exubérante ici et maintenant.
Remarquablement, pour la première fois de l’histoire humaine, le
potentiel d’enrichissement de la vie est possible non seulement pour les
individus vivant dans les sociétés démocratiques riches, mais aussi pour
toute l’humanité. La croissance rapide des économies de la Chine, de la
Corée, du Japon et de l’Inde démontre clairement les possibilités bien
réelles d’étendre la promesse d’une bonne vie au-delà de l’Europe de
l’Ouest et de l’Amérique du Nord.
Peut-être pourrons-nous partager une nouvelle obligation morale
qui soit à la fois réaliste et atteignable, étendre notre responsabilité morale
à l’ensemble de la communauté planétaire dont nous faisons partie.
L’éthique planétaire émerge et captive notre perspective et notre imagi-
nation morales. Un nouvel impératif nous appelleâ•‹: «â•‹Nous devrions
256 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
LA LAÏCITÉ
DANS L’ÉDUCATION ET
DANS L’ESPACE PUBLIC
J’ai été élevé dès le début sans aucune croyance religieuse, au sens que
l’on donne d’ordinaire à ces deux mots. Mon père avait été instruit dans
la foi de l’Église presbytérienne d’Écosseâ•‹; mais, par ses études et par ses
réflexions, il en était venu au point de rejeter non seulement la croyance
à la révélation, mais les bases de ce qu’on appelle communément la reli-
gion naturelle. Je lui ai entendu dire que la révolution qui s’était faite
dans son esprit en matière religieuse datait de l’époque où il avait lu
l’Analogie de Butler. Cet ouvrage, dont il n’a jamais cessé de parler avec
respect, l’entretint assez longtemps, disait-il, dans la croyance à la divi-
nité du christianismeâ•‹; il y trouvait la démonstration que, si l’on rencontre
de très grandes difficultés à croire que l’Ancien Testament et le Nouveau
sont en même temps l’œuvre et l’histoire d’un Être souverainement sage
et bon, on les retrouve, avec d’autres bien plus grandes encore, à croire
qu’un être de cette nature soit l’auteur de l’univers. Mon père regardait
l’argument de Butler comme concluant, mais seulement contre les oppo-
sants que Butler se proposait de combattre. Ceux qui admettent qu’un
être tout-puissant, aussi bien que souverainement juste et bon, est l’auteur
d’un monde tel que celui où nous vivons, ne sauraient élever contre le
christianisme aucune objection qu’on ne puisse, au moins avec autant de
force, retourner contre eux. Le déisme ne lui semblant pas tenable, mon
père resta dans un état de perplexité, jusqu’à ce que, sans doute après
bien des luttes, il s’arrêta à la conviction que l’on ne peut rien savoir de
l’origine des choses. Nulle autre expression ne rend mieux son opinionâ•‹:
en effet, il trouvait l’athéisme dogmatique absurde, comme l’ont toujours
fait la plupart de ceux que le monde a regardés comme des athées. Ces
détails sont importants parce qu’ils montrent que mon père, en rejetant
tout ce qu’on appelle croyance religieuse, ne cédait pas, comme on pour-
rait le croire, à la force de la logique et de la preuveâ•‹; ses motifs étaient
plus d’ordre moral que d’ordre intellectuel. Il ne pouvait croire qu’un
monde si plein de mal fût l’œuvre d’un auteur qui réunit à la fois la puis-
sance infinie, la parfaite bonté et la souveraine justice. Son intelligence
méprisait les subtilités avec lesquelles on cherche à fermer ses yeux sur
cette contradiction patente. Il n’aurait pas été aussi sévère pour la doctrine
7. LA LAÏCITÛ DANS L’ÛDUCATION ET DANS L’ESPACE PUBLIC 259
pas plus étrange de rencontrer chez les Anglais des croyances que je ne
partageais pas, que si je les eusse rencontrées chez les peuples dont parle
Hérodote. L’histoire m’avait appris qu’il règne parmi les hommes des
opinions très diverses et, dans ma situation à l’égard de mes compatriotes,
je ne voyais qu’un exemple de plus de cette différence. Cependant, ce fait
aurait pu avoir sur mon éducation première une fâcheuse conséquence
que je dois mentionner. En même temps que mon père me donnait une
opinion contraire à celle du monde, il crut nécessaire de me faire savoir
qu’il n’était pas prudent d’en faire profession devant le monde. J’étais
encore enfant, et le conseil de garder mes pensées pour moi pouvait
entraîner des conséquences morales fâcheuses. Toutefois, comme j’avais
peu de relations avec des étrangers, surtout avec ceux qui auraient pu me
parler de religion, je ne me trouvais pas dans l’alternative de faire l’aveu
de mon opinion ou de recourir à l’hypocrisie. Je me souviens qu’à deux
occasions, durant mon enfance, je me trouvais devant cette alternative, et
chaque fois, j’avouai mon irréligion et je la soutins. Mes adversaires
étaient des garçons bien plus âgés que moiâ•‹; l’un d’eux fut certainement
ébranlé à la première rencontre, mais nous n’y revînmes plusâ•‹; l’autre fut
surpris et quelque peu scandaliséâ•‹; il fit de son mieux pour me convaincre
pendant quelque temps, mais sans succès.
Le grand progrès de la liberté de discussion, qui distingue plus que
tout autre chose le temps présent de celui de mon enfance, a changé
considérablement les conditions morales de la situation où me plaçait
mon irréligion. Je crois qu’aujourd’hui parmi les hommes doués de la
même intelligence que mon père, possédant comme lui l’amour du bien
public, et soutenant avec une conviction aussi ferme des opinions impo-
pulaires sur la religion ou sur l’un des grands problèmes de la philoso-
phie, bien peu pratiqueraient ou conseilleraient une conduite consistant
à les cacher au monde, excepté dans les cas qui deviennent de plus en
plus rares chaque jour, où la sincérité en ces matières les exposerait à
perdre leurs moyens d’existence, ou à se voir exclus d’une carrière conve-
nant à leurs aptitudes. Pour la religion en particulier, le temps me semble
venu où le devoir de tous ceux qui possèdent les connaissances requises,
et se sont convaincus après mûre réflexion que les opinions régnantes ne
sont pas seulement fausses, mais dangereuses, de faire connaître qu’ils ne
les professent point, au moins s’ils sont dans une fonction et s’ils Â�jouissent
d’une réputation qui donne à leur opinion quelque chance d’éveiller
Â�l’attention. Une telle manifestation mettrait fin d’un seul coup, et pour
262 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
trouvé, rêvé, déduit, illuminé, imaginé, inventé par les génies, le trésor de
la civilisation, l’héritage séculaire des générations, le patrimoine commun
des intelligences, vous le rejetezâ•‹! Si le cerveau de l’humanité était là
devant nos yeux, à votre discrétion, ouvert comme la page d’un livre,
vous feriez des raturesâ•‹!â•‹»
Le poète défend enfin, et avec chaleur, l’idéal d’émancipation que
porte la laïcité.
Ce texte remarquable n’a pour l’essentiel rien perdu de son actualité
et les idéaux qu’il défend n’ont guère pris de rides.
Sourceâ•‹: Victor HUGO, «â•‹Discours de Victor Hugo dans la discussion
de projet de loi sur l’enseignement, le 15 janvier 1850â•‹». Passim.
discrétion, ouvert comme la page d’un livre, vous feriez des raturesâ•‹!
Convenez-en.
Enfin, il y a un livre, un livre qui semble d’un bout à l’autre une
émanation supérieure, un livre qui est pour l’univers ce que le Coran est
pour l’islamisme, ce que les védas sont pour l’Inde, un livre qui contient
toute la sagesse humaine éclairée par toute la sagesse divine, un livre que
la vénération des peuples appelle le Livre, la Bibleâ•‹! Eh bien, votre censure
a monté jusque-là. Chose inouïe, des papes ont proscrit la Bible. Quel
étonnement pour les esprits sages, quelle épouvante pour les cœurs
simples, de voir l’Index de Rome posé sur le livre de Dieu (Vive adhésion
à gauche.)
Et vous réclamez la liberté d’enseignerâ•‹! Tenez, soyons sincères,
entendons-nous sur la liberté que vous réclamezâ•‹: c’est la liberté de ne pas
enseigner. (Applaudissements à gauche. Vives réclamations à droite.)
Ahâ•‹! Vous voulez qu’on vous donne des peuples à instruireâ•‹! Fort
bien. Voyons vos élèves. Voyons vos produits. Qu’est-ce que vous avez
fait de l’Italieâ•‹? Qu’est-ce que vous avez fait de l’Espagneâ•‹? Depuis des
siècles vous tenez dans vos mains, à votre discrétion, à votre école, sous
votre férule, ces deux grandes nations, illustres parmi les plus illustres,
qu’en avez-vous faitâ•‹? Je vais vous le dire. Grâce à vous, l’Italie, dont
aucun homme qui pense ne peut plus prononcer le nom qu’avec une
inexprimable douleur filiale, l’Italie, cette mère des génies et des nations,
qui a répandu sur l’univers toutes les plus éblouissantes merveilles de la
poésie et des arts, l’Italie, qui a appris à lire au genre humain, l’Italie
aujourd’hui ne sait pas lireâ•‹! (Approbation à gauche.)
Oui, l’Italie est de tous les États de l’Europe celui où il y a le moins
de natifs sachant lireâ•‹! (Réclamations à droite. Cris violents.)
L’Espagne, magnifiquement dotée, l’Espagne qui avait reçu des
Romains sa première civilisation, des Arabes sa seconde civilisation, de la
Providence et, malgré vous, un monde, l’Amériqueâ•‹; l’Espagne a perdu,
grâce à vous, grâce à votre joug d’abrutissement, qui est un joug de dégra-
dation et d’amoindrissement (Applaudissements à gauche), l’Espagne a
perdu ce secret de la puissance qu’elle tenait des Romains, ce génie des
arts qu’elle tenait des Arabes, ce monde qu’elle tenait de Dieu, et, en
échange de tout ce que vous lui avez fait perdre, elle a reçu de vous l’In-
quisition. (Mouvement.)
7. LA LAÏCITÛ DANS L’ÛDUCATION ET DANS L’ESPACE PUBLIC 269
attendent de vous non des paroles, mais des actes, non pas un enseigne-
ment de plus à inscrire au programme, mais un service tout pratique que
vous pourrez rendre au pays plutôt encore comme homme que comme
professeur.
Il ne s’agit plus là d’une série de vérités à démontrer mais, ce qui est
tout autrement laborieux, d’une longue suite d’influences morales à
exercer sur de jeunes êtres, à force de patience, de fermeté, de douceur,
d’élévation dans le caractère et de puissance persuasive. On a compté sur
vous pour leur apprendre à bien vivre par la manière même dont vous
vivez avec eux et devant eux. On a osé prétendre pour vous à ce que, d’ici
quelques générations, les habitudes et les idées des populations au milieu
desquelles vous aurez exercé attestent les bons effets de vos leçons de
morale. Ce sera dans l’histoire un honneur particulier pour notre corps
enseignant d’avoir mérité d’inspirer aux Chambres françaises cette
opinion, qu’il y a dans chaque instituteur, dans chaque institutrice, un
auxiliaire naturel du progrès moral et social, une personne dont l’in-
fluence ne peut manquer en quelque sorte d’élever autour d’elle le niveau
des mœurs. Ce rôle est assez beau pour que vous n’éprouviez nul besoin
de l’agrandir. D’autres se chargeront plus tard d’achever l’œuvre que vous
ébauchez dans l’enfant et d’ajouter à l’enseignement primaire de la morale
un complément de culture philosophique ou religieuse. Pour vous,
bornez-vous à l’office que la société vous assigne et qui a aussi sa noblesseâ•‹:
poser dans l’âme des enfants les premiers et solides fondements de la
simple moralité.
[…]
Il dépend de vous, Monsieur, j’en ai la certitude, de hâter par votre
manière d’agir le moment où cet enseignement sera partout non seule-
ment accepté, mais apprécié, honoré, aimé, comme il mérite de l’être.
Les populations mêmes dont on a cherché à exciter les inquiétudes ne
résisteront pas longtemps à l’expérience qui se fera sous leurs yeux.
Quand elles vous auront vu à l’œuvre, quand elles reconnaîtront que
vous n’avez d’autre arrière-pensée que de leur rendre leurs enfants plus
instruits et meilleurs, quand elles remarqueront que vos leçons de morale
commencent à produire de l’effet, que leurs enfants rapportent de votre
classe de meilleures habitudes, des manières plus douces et plus respec-
tueuses, plus de droiture, plus d’obéissance, plus de goût pour le travail,
plus de soumission au devoir, enfin tous les signes d’une incessante
amélioration morale, alors la cause de l’école laïque sera gagnée, le bon
7. LA LAÏCITÛ DANS L’ÛDUCATION ET DANS L’ESPACE PUBLIC 275
Dire qu’on ne peut tolérer les catholiques parce qu’ils sont supposés
être assujettis à une puissance politique outre-Manche, c’est déjà faire
preuve d’un certain procès d’intention à l’égard des catholiques, qui
peuvent l’être tout simplement parce qu’ils vivent leur foi en catholiques
et que cela n’implique aucune espèce d’allégeance à une puissance tierce.
Dire que les athées ne peuvent tenir parole parce que, ne croyant pas
dans l’au-delà, ils ne sont pas tenus par les tremblements et les craintes
qu’il implique, c’est aussi faire preuve d’une singulière étroitesse d’es-
prit.
Bayle avait déjà congédié ce genre de sottise en disant que, si l’on ne
devait pas s’étonner qu’il y eût des chrétiens monstrueux, on ne pouvait
pas non plus s’étonner qu’il y ait eu des athées vertueux et que la
«â•‹dé-liaisonâ•‹» principielle de la moralité et de la religion devait être posée
comme allant de soi – et c’était pourtant un croyant qui parlait à travers
lui.
2
Il semble que l’heure soit au dialogue, après des siècles de conflit et
de séparation, entre science et foi, ou science et théologie. On ne compte
plus les rencontres et les séminaires consacrés à ce thème. Des scientiÂ�
fiques éminents comme Friedrich von Weizsacker et Paul Davies ont
reçu le prix «â•‹pour le progrès de la religionâ•‹», offert par la fondation
Templeton. L’American Association for the Advancement of Science a
organisé récemment (en avril 1999) un débat public sur l’existence de
Dieu1. L’hebdomadaire Newsweek n’hésite pas à proclamer sur sa couver-
ture que «â•‹la science découvre Dieuâ•‹» (27 juillet 1998). Plus près de nous,
l’Université interdisciplinaire de Paris2 (UIP) organise de nombreuses
conférences sur le thème de la convergence entre science et foi, avec la
participation de scientifiques de très haut niveau et cette «â•‹universitéâ•‹»
jouit de soutiens puissants. Le «â•‹positivismeâ•‹» n’est plus de mise en philo-
sophie et la science, post-quantique et post-gödelienne, s’est faite
modeste. De plus, les théologiens se sont mis à l’écoute de la science
qu’ils ont renoncé à contredire ou à régenter. Tout ne va-t-il pas pour le
mieux dans le meilleur des mondesâ•‹? Non. Je vais plaider une thèse qui
va à l’encontre de cette tendance et montrer que, si elles sont bien
comprises, la démarche scientifique et la démarche religieuse sont en fait
inconciliables.
[…]
LE CONCORDISME
L’idée selon laquelle il existe une sorte de convergence entre science
et religion est ancienne mais cette approche, après avoir été plus ou moins
mise de côté pendant des années, connaît aujourd’hui un regain d’in-
térêt3. Ses partisans soutiennent que la science contemporaine elle-même
offre de bons arguments en faveur de l’existence d’une transcendanceâ•‹;
contrairement à la science classique, matérialiste, du XVIIIe siècle, la
mécanique quantique, le théorème de Gödel, le Big Bang, et parfois la
6. En fait, le plus remarquable dans la religion n’est sans doute pas tant le discours sur
Dieu, mais la place que celle-ci attribue à l’homme. On trouve cependant des exemples
d’anthropocentrisme aigu chez certains auteurs «â•‹matérialistesâ•‹»â•‹: «â•‹[...] nous avons la
certitude que, dans toutes ses transformations, la matière reste éternellement la même,
qu’aucun de ses attributs ne peut jamais se perdre et que, par conséquent, si elle doit sur
terre exterminer un jour, avec une nécessité d’airain, sa floraison suprême, l’esprit
pensant, il faut avec la même nécessité que quelque part ailleurs et à une autre heure elle
le reproduise.â•‹» Friedrich Engels, Dialectique de la nature, Paris, Éditions sociales, 1968,
364 p. (p. 46). Premièrement, qu’en sait-ilâ•‹? Deuxièmement, s’ils connaissaient la
dialectique, les éléphants considéreraient peut-être leurs trompes comme la «â•‹floraison
suprêmeâ•‹».
7. Par exempleâ•‹: pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rienâ•‹?
8. Comme l’a correctement fait remarquer Einstein, le plus mystérieux dans l’univers, c’est
qu’il soit compréhensible. Mais il ne l’est que partiellement.
294 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
9. Stephen Hawking, Une brève histoire du temps. Du big bang aux trous noirs, Paris, Flam-
marion, 1989. On trouve une confusion bien plus grande encore chez Claude Allègre
qui considère que «â•‹le big bang établit la supériorité des religions du Livre sur toutes les
autres croyances du mondeâ•‹». Claude Allègre, Dieu face à la science, Paris, Fayard, 1997
(p. 94). Cité (p. 146) dans Dominique Lambert, Science et théologie. Les figures d’un
dialogue, Bruxelles, Éditions Lessius, 1999, 218 p.
7. LA LAÏCITÛ DANS L’ÛDUCATION ET DANS L’ESPACE PUBLIC 295
10. Voir Richard Dawkins, The Blind Watchmaker, New York, W.W. Norton, 1997, 332 p.
Dawkins explique correctement l’argument sceptique et pré-darwinien de Hume, mais
il ne semble pas apprécier le fait que de tels arguments sont toujours nécessaires, même
après Darwin, pour faire face par exemple à l’argument anthropique. La découverte de
Darwin déplace le «â•‹problèmeâ•‹» lié à l’argument basé sur la finalité apparente de l’uni-
vers, mais il ne le résout pas. La solution passe, même aujourd’hui, par une critique
philosophique de la religion. Cela dit, il n’y a pas de doute que le darwinisme a apporté
un immense soutien psychologique à l’athéisme.
11. Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, Paris, Le Seuil, 1971, 197 p.
296 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
12. Remarquons que cette idée était parfaitement claire aux yeux de certains scientifiques
«â•‹mécanistesâ•‹» du XVIIIe siècleâ•‹; par exemple, Laplace écrivait, à propos des «â•‹événe-
mentsâ•‹»â•‹: «â•‹Dans l’ignorance des liens qui les unissent au système entier de l’univers, on
les a fait dépendre des causes finales ou du hasard, suivant qu’ils arrivaient et se succé-
daient avec régularité ou sans ordre apparentâ•‹; mais ces causes imaginaires ont été
successivement reculées avec les bornes de nos connaissances, et disparaissent entière-
ment devant la saine philosophie, qui ne voit en elles que l’expression de l’ignorance où
nous sommes des véritables causes.â•‹» Pierre Simon Laplace, Essai philosophique sur les
probabilités, 5e édition, Paris, Christian Bourgeois 1986 (1825), p. 32.
13. Documentation catholique, n° 2062, 1992 (n° 5), p. 1070. Cité (p. 65) dans Domi-
nique Lambert, op. cit.
14. Lesquels ne se sont pas opposés seulement à Galilée, mais également à l’idée que les
comètes n’étaient pas des objets sublunaires, que le soleil avait des taches, ainsi qu’à
l’émergence de la géologie, à la théorie de l’évolution, à l’approche scientifique en
psychologie et à de nombreux traitements médicauxâ•‹; pour plus de détails historiques,
voir Bertrand Russell, Religion and Science, Oxford, Oxford University Press, 1961,
256€p.
7. LA LAÏCITÛ DANS L’ÛDUCATION ET DANS L’ESPACE PUBLIC 297
15. Bertrand Russell, Religion and Science, Oxford, Oxford University Press, 1961, 256 p.,
p. 243.
16. Pour une bonne critique du concordisme, d’un point de vue catholique, voir Domi-
nique Lambert, op. cit., ainsi que Dominique Lambert «â•‹Le “â•›réenchantementâ•›” des
sciencesâ•‹: obscurantisme, illusionâ•‹?â•‹» Revue des questions scientifiques, n° 166, 1995,
p.€287-291.
298 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
17. Ce qui est plus ou moins l’attitude du physicien-pasteur Polkinghorne qui considère la
conscience comme un signe intrinsèque d’un créateurâ•‹; notons aussi que le pape admet
l’évolution pour ce qui est du corps, mais considère qu’il y a un saut ontologique
lorsqu’on passe à l’esprit humain.
7. LA LAÏCITÛ DANS L’ÛDUCATION ET DANS L’ESPACE PUBLIC 299
18. David Hume, Enquête sur l’entendement humain, traduit par Philippe Baranger et
Philippe Saltel, Paris, GF-Flamarion, 1983 [1748] 247 p., p. 46.
300 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
nous n’avons pas accès, de par notre nature finie, à la réalité ultime des
choses. Mais il y a une grande différence entre dire que la science nous
donne une description complète de la réalité et dire qu’elle en donne la
seule connaissance accessible à l’être humainâ•‹; la confusion entre ces deux
propositions est d’ailleurs soigneusement entretenue par les croyants, ce
qui leur permet alors d’attaquer le «â•‹scientismeâ•‹», identifié à la première
proposition, et de suggérer non pas simplement qu’il existe des questions
auxquelles la science n’a pas de réponses, mais qu’il existe une façon d’ap-
porter à ces questions des réponses fiables. Une fois que cette distinction
est clairement énoncée, des édifices entiers de métaphysique et de théo-
logie s’effondrent.
19. Bertrand Russell, Religion and Science, Oxford, Oxford University Press, 1961, 256 p.
20. Qui, dans son récent livre (Gould, op. cit.), suggère l’expression «â•‹non-overlapping magis-
teria (NOMA)â•‹».
7. LA LAÏCITÛ DANS L’ÛDUCATION ET DANS L’ESPACE PUBLIC 301
difficile d’imaginer une action qui serait moralement justifiée alors que
celui qui la commet sait qu’elle tend à diminuer le bonheur global.
L’approche utilitariste choque souvent parce qu’elle s’oppose à deux
aspects profondément ancrés dans notre réaction spontanée face aux
problèmes éthiquesâ•‹: l’une, c’est le respect des morales traditionnelles,
obéissance à l’autorité, à la communauté, à l’État ou aux préceptes reli-
gieuxâ•‹; pour un utilitariste, toutes ces traditions doivent être critiquées et
évaluées à l’aune de la maximisation du bonheur total. L’autre aspect, ce
sont toutes les volontés de vengeance ou de punition. D’un point de vue
utilitariste, toute sanction doit être justifiée uniquement en fonction du
bonheur global et non pas par un désir de punir les méchants. En parti-
culier, l’utilitarisme met entre parenthèses le problème de la responsabi-
lité et du libre arbitreâ•‹; il n’a pas besoin de nier le libre arbitreâ•‹; simplement,
il ne se préoccupe pas de savoir si les actions humaines sont «â•‹vraimentâ•‹»
libres et en quel sens, ce qui est probablement la position philosophique
la plus prudente. Finalement, pour un utilitariste, il existe des progrès en
éthique, comme en sciences, et l’on y arrive également par l’observation
et le raisonnement. On peut, en comprenant mieux la nature humaine,
découvrir, par exemple, que l’esclavage est mauvais et que l’avortement
ne l’est pas. En fin de compte, non seulement une religion dont on aurait
évacué tous les jugements de fait se vide de tout contenu, mais la façon
religieuse d’aborder les problèmes éthiques s’oppose radicalement à l’ap-
proche basée sur une conception rationnelle du monde.
ment, d’un style de vie – on fait les «â•‹gestes de la foiâ•‹», prier et implorer,
et l’on finit par croire. Ce genre d’attitude est devenu de plus en plus
populaire avec la montée du «â•‹postmodernismeâ•‹» et, plus généralement,
de l’idée que ce qui est important n’est pas de savoir si ce qu’on dit est
vrai ou faux, ou peut-être même que la distinction entre vrai et faux n’a
pas de sens. Ce qui compte, ce sont les effets pratiques d’une croyance ou
le rôle social qu’elle joue dans un groupe donné.
Dans la variante postmoderne la plus extrême de cette tradition, le
problème de la contradiction entre différentes croyances religieuses ne se
pose pas. On a recours à la doctrine des vérités multiples, c’est-à-dire que
des idées mutuellement contradictoires peuvent être simultanément
vraies. L’un croit au ciel et à l’enfer, l’autre à la réincarnation, un troi-
sième pratique le New Age et un quatrième pense avoir des extra-Â�terrestres
parmi ses ancêtres. Toutes ces vues sont «â•‹également vraiesâ•‹» mais avec un
qualificatif du genre, «â•‹pour le sujet qui y croitâ•‹» ou «â•‹à l’intérieur de sa
cultureâ•‹». Je ne peux que partager le sentiment d’étonnement que ressen-
tent beaucoup de croyants orthodoxes face à cette multiplication des
ontologies.
Comme il est inutile d’attaquer ce genre de positions au moyen d’ar-
guments rationnels, je vais me contenter de faire deux remarques à carac-
tère moral22. Premièrement, cette position n’est pas sincère et cela se
remarque dans les choix de la vie couranteâ•‹: lorsqu’il faut choisir une
maison, acheter une voiture, confier son sort à une thérapeutique, même
les subjectivistes les plus acharnés comparent différentes possibilités et
tentent d’effectuer des choix rationnels23. Ce n’est que lorsqu’on se tourne
vers des questions «â•‹métaphysiquesâ•‹», qui n’ont pas de conséquences
pratiques immédiates, que tout devient une question de désir et de choix
subjectifs. Ensuite, cette position est dangereuse, parce qu’elle sous-
estime l’importance de la notion de vérité objective, indépendante de
nos désirs et de nos choixâ•‹: lorsqu’aucun critère objectif n’est disponible
pour départager des opinions contradictoires, il ne reste que la force et la
violence pour régler les différends. En particulier, sur le plan politique, la
vérité est une arme que les faibles ont face aux puissants, pas l’inverse.
22. Pour une critique générale du pragmatisme, en particulier lorsqu’il est utilisé pour
défendre la religion, voir les chapitres 29 et 30, consacrés à William James et à John
Dewey de Bertrand Russell, Histoire de la philosophie occidentale, traduit de l’anglais par
Hélène Kern, Paris, Gallimard, 1952.
23. Encore que, en ce qui concerne les thérapeutiques, leurs choix soient parfois bizarres.
304 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
L’ATHÉISME
ET LA LIBRE-PENSÉE…
EN VERVE
Verveâ•‹: n.f. Inspiration vive, chaleureuseâ•‹;
fantaisie créatrice. Imagination et fantaisie
dans la parole. Intelligence.
L e plus nocif des legs de Muhammad est peut-être d’avoir soutenu que
le Coran est la parole même de Dieu, vraie à jamais, faisant ainsi
obstacle à tout progrès intellectuel et oblitérant tout espoir de liberté de
pensée qui seuls permettraient à l’islam d’entrer dans le XXIe siècle.
***
Il n’existe pas de différence entre l’islam et l’intégrisme islamique.
Les principes contenus dans le Coran sont antithétiques au progrès
moral.
Ibn Warraq (env. 1946)
306 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
Mon plus grand chagrin est qu’il n’existe réellement pas de Dieu et
de me voir privé, par là, du plaisir de l’insulter plus positivement.
Marquis de Sade (1740-1814)
Écrasons l’infâmeâ•‹!
***
Prier Dieu, c’est se flatter qu’avec des paroles on changera la nature.
***
La religion existe depuis que le premier hypocrite a rencontré le
premier imbécileâ•‹!
***
On prétend que Dieu a fait l’homme à son image, mais l’homme le
lui a bien rendu.
***
Nos prêtres ne sont pas ce qu’un vain peuple penseâ•‹: notre crédulité
fait toute leur science.
***
Ceux qui peuvent vous faire croire des absurdités peuvent vous faire
commettre des atrocités.
308 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
Voltaire (1694-1778)
Jésus-Christ a une quéquette/Pas plus grosse qu’une allumette/ Il
s’en sert pour faire pipi/ Vive la quéquette à Jésus-Christ.
Anonyme
On dit que le Christ n’a jamais ri une seule fois dans sa vie. C’est que
personne n’a jamais pensé à lui dire que sa mère était vierge.
***
Autrefois les chrétiens nous disaient qu’il fallait respecter leurs
croyances parce qu’ils les avaient reçues de Dieuâ•‹; maintenant ils nous
disent qu’il faut les respecter parce qu’elles sont partagées par des
hommesâ•‹; bientôt ils nous diront qu’il faut les respecter parce que ce sont
des hommes qui les ont forgées de toutes pièces.
René Pommier (1933-€€€€)
Je ne sais pas si Dieu existe. Mais, s’il existe, j’espère qu’il a une
bonne excuse.
Woddy Allen (1935- )
Les imams et les muphtis de toutes les sectes me paraissent plus faits
qu’on ne croit pour s’entendreâ•‹; leur but commun est de subjuguer, par
la superstition, la pauvre espèce humaine.
Jean le Rond d’Alembert (1717-1783)
8. L’ATHÛISME ET LA LIBRE-PENSÛE… EN VERVE 309
La Bible est de tous les livres celui qui a été à la fois le plus lu et le
moins attentivement examiné.
***
Un seul maître d’école est plus utile que cent prêtres.
Thomas Paine (1737-1809)
*€€*€€*
8. L’ATHÛISME ET LA LIBRE-PENSÛE… EN VERVE 311
Qu’on interdise aux Juifs chez nous et sur notre sol, sous peine de
mort, de louer Dieu, de prier, d’enseigner, de chanter.
Martin Luther (1483-1546)
312 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
Si donc la femme n’est pas voilée, qu’elle se tonde aussiâ•‹! Mais si c’est
honteux pour une femme d’être tondue ou rasée, qu’elle se voileâ•‹! Car
l’homme n’est pas obligé de se voiler la têteâ•‹: il est l’image et la gloire de
Dieuâ•‹; la femme est la gloire de l’homme.
Saint Paul, Lettre aux Corinthiens, 11.6
Je pense que c’est une très belle chose que les pauvres acceptent leur
sort et le partagent avec la passion du Christ. Je pense que le monde est
énormément aidé par la souffrance des pauvres.
Mère Teresa (1910-1997)
Après que le ministre des Affaires étrangères du Reich lui eut transmis
les hommages du Führer, le pape ouvrit l’entretien en rappelant ses dix-
sept années d’activité en Allemagne. Il dit que ces années passées dans
l’orbite de la culture allemande correspondaient certainement à la période
la plus agréable de sa vie, et que le gouvernement du Reich pouvait être
assuré que son cœur battait, et battrait toujours, pour l’Allemagne.
Extrait du rapport sur la conversation du 11 mars 1940 entre von
Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères du Reich nazi, et Pie XII.
Archives secrètes de la Wilhelmstrasse, RAM. 10A.
L’exemple d’un pape qui souffre est très important. Souffrir est une
manière particulière de prêcher.
Benoît XVI (1927-€€€€)
Le peuple allemand sait qu’il mène une guerre juste. Le peuple alle-
mand doit remplir une grande tâche, notamment devant le Dieu éternel.
Le Führer et chef suprême a plus d’une fois imploré, au cours de cette
année de guerre écoulée, la bénédiction de Dieu pour notre bonne et
juste cause.
Mgr Markoaski, aumônier général de la Wehrmacht.
Bénis soient les canons si, dans les brèches qu’ils ouvrent, fleurit
l’Évangile.
Mgr Câmara (1909-1999), évêque de Carthagène
pendant la guerre civile d’Espagne
Pour la toute première fois, tout est en place pour la bataille d’Arma-
geddon et la deuxième venue du Christ.
Ronald Reagan (1911-2004)
Âme Haineâ•‹!
(Jacques Prévert)
Et …
Ils sont arrivés avec une Bible et leur religion, ont volé notre terri-
toire et mutilé nos espritsâ•‹; à présent ils nous disent que nous devrions les
remercier de nous avoir sauvés.
Chef Pontiac (1718-1769)
Foiâ•‹: croyance sans preuve en ce qui est raconté par quelqu’un qui
parle sans savoir de ce qu’il ne comprend pas.
***
Infidèleâ•‹: à New York, qui ne croit pas à la religion chrétienne. À
Constantinople, qui y croit.
***
8. L’ATHÛISME ET LA LIBRE-PENSÛE… EN VERVE 315
Faut pas croireâ•‹: en comptant tous les dieux, les demi-dieux, quarts
de dieux, etc., il y a déjà eu 62 millions de dieux depuis les débuts de
l’humanitéâ•‹! Alors les mecs qui pensent que le leur est le seul bon […].
Ça craint un maxâ•‹!
***
Le pape ne croit pas en Dieuâ•‹; vous avez déjà vu un prestidigitateur
qui croit à la magie, vousâ•‹?
***
C’est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort qu’ils ont raisonâ•‹!
***
Y a-t-il une vie après la mortâ•‹? Seulement Jésus pourrait répondre à
cette question. Malheureusement il est mort.
***
Un jour, Dieu a ditâ•‹: «â•›Je partage en deuxâ•‹: les riches auront de la
nourriture, les pauvres auront de l’appétitâ•›».
Coluche (1944-1986)
Des siècles durant, les mystiques de l’esprit ont gagné leur vie par un
racket de protectionâ•‹: ils ont rendu la vie sur Terre intolérable, puis ont
facturé la consolation et le répit.
Ayn Rand (1905-1982)
Si vous priez assez longtemps pour de la pluie, elle finira par arriver.
La même chose se produit si l’on ne prie pas.
Steve Allen (1921-2000)
Pour être bien certain que mon blasphème est entièrement exprimé,
j’affirme ici mon opinion que la notion de dieu est un superstition, que
rien ne permet d’affirmer l’existence d’un dieu ou de dieux, que les
diables, les démons, les anges et les saints sont des mythes, qu’il n’y a pas
de vie après la mort, qu’il n’y a pas d’enfer ou de paradis, que le pape est
un bigot et un dangereux dinosaure du Moyen Âge et que le Saint-Esprit
est un personnage de bande dessinée qui devrait susciter le rire et la déri-
sion. J’accuse le dieu des chrétiens de meurtre parce qu’il a permis l’ho-
locauste, sans rien dire des nettoyages ethniques qui sont en ce moment
même accomplis par des chrétiens dans notre monde, et je condamne et
318 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
J’ai prié pendant des années et n’ai reçu aucune réponse. Jusqu’au
jour où j’ai prié avec mes jambes.
Frederick Douglass (1818-1895), esclave en fuite
Deux mains à l’ouvrage font plus que mille qu’on rapproche pour
prier.
Anonyme
Je suis athée parce que rien ne prouve que dieu existe. Et c’est tout ce
qu’on devrait avoir à direâ•‹: pas de preuve, pas de foi.
Dan Barker (1949-€€€€)
athée
A comme absolument athée
T comme totalement athée
H comme hermétiquement athée
E accent aigu comme étonnement athée
E comme entièrement athée
***
Les religions ne sont que les trusts des superstitions.
La théologie, c’est simple comme dieu et dieu font trois.
Dans chaque église, il y a toujours quelque chose qui cloche.
Une foi est coutume.
***
Il y a des gens qui dansent sans entrer en transe et il y en a d’autres
qui entrent en transe sans danser. Ce phénomène s’appelle la Transcen-
dance et dans nos régions il est fort apprécié.
Jacques Prévert (1900-1977)
amené les prêtres égyptiens à rapporter les éclipses avec tant de soins
qu’ils devinrent capables de les prédire. Je suis disposé à reconnaître ces
deux contributionsâ•‹: mais je n’en connais pas d’autres.
***
Si mon souvenir est bon, il n’y a pas dans les Évangiles un seul mot
qui vante les vertus de l’intelligenceâ•‹; sur ce sujet, plus encore que sur
bien d’autres, les ministres du culte restent fidèles à l’enseignement des
Évangiles.
***
On dit souvent que c’est un grand mal de s’attaquer aux religions
parce que la religion rend l’homme vertueux. C’est ce qu’on ditâ•‹; je ne l’ai
jamais observé.
***
Si je suggérais qu’entre la Terre et Mars se trouve une théière de
porcelaine en orbite elliptique autour du soleil, personne ne serait capable
de prouver le contraire pour peu que j’aie pris la précaution de préciser
que la théière est trop petite pour être détectée par nos plus puissants
télescopes. Mais si j’affirmais que, comme ma proposition ne peut être
réfutée, il n’est pas tolérable pour la raison humaine d’en douter, on me
considérerait aussitôt comme un illuminé. Cependant, si l’existence de
cette théière était décrite dans d’anciens livres, enseignée comme une
vérité sacrée tous les dimanches et inculquée aux enfants à l’école, alors
toute hésitation à croire en son existence deviendrait un signe d’excentri-
cité et vaudrait au sceptique les soins d’un psychiatre à une époque
éclairée ou de l’Inquisition en des temps plus anciens.
Bertrand Russell (1872-1970)
On constate que les règnes longs sont toujours déplorables. Dieu est
éternelâ•‹: jugez vous-mêmes.
Chamfort (1741-1794)
Les religions sont comme les luciolesâ•‹: elles ont besoin de la nuit
pour briller.
Arthur Schopenhauer (1788-1860)
Le commun des mortels tient la religion pour vraie, les sages la tien-
nent pour fausse tandis que les dirigeants la tiennent pour utile.
Sénèque (4 av. J.-C.–65 ap. J.-C.)
8. L’ATHÛISME ET LA LIBRE-PENSÛE… EN VERVE 323
Le plus grand avantage qu’il y a à croire en Dieu est qu’on n’a plus à
comprendre quoi que ce soitâ•‹: plus de physique, plus de biologie. Moi, je
voulais comprendre.
James Watson (1928-€€€€)
J’ai relu le Livre de Job, hier soirâ•‹; l’image de Dieu qui en émane n’est
pas à son avantage.
Virginia Woolf (1882-1941)
Homère et Hésiode ont attribué aux dieux tout ce qui chez les
mortels provoque opprobre et honteâ•‹: vols, adultères et tromperies réci-
proques.
***
Les mortels s’imaginent que les dieux sont engendrés comme eux et
qu’ils ont des vêtements, une voix et un corps semblables aux leurs.
***
Oui, si les bœufs et les chevaux et les lions avaient des mains et
pouvaient, avec leurs mains, peindre et produire des œuvres comme les
hommes, les chevaux peindraient des figures de dieux pareilles à des
chevaux, et les bœufs pareilles à des bœufs, bref des images analogues à
celles de toutes les espèces animales.
***
Les Éthiopiens disent de leurs dieux qu’ils sont camus et noirs, les
Thraces qu’ils ont les yeux bleus et les cheveux rouges.
Xénophane (570-480 av. J.-C.)
Avec les pierres de la loi, on a bâti les prisonsâ•‹; avec les briques de la
religion, les bordels.
William Blake (1757-1827)
326 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
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Car en six jours l’Éternel a fait les cieux et la terre, et le septième jour
il a cessé son œuvre et il s’est reposé.
Exode, 31â•‹: 17
Jacques Prévert demandait à ce propos qui pourrait bien vouloir d’un
dieu qui se repose. La réponse se trouve peut-être iciâ•‹:
Ne le sais-tu pasâ•‹? Ne l’as-tu pas apprisâ•‹? C’est le Dieu d’éternité,
l’Éternel, Qui a créé les extrémités de la terreâ•‹; Il ne se fatigue point.
Esaïe, 40â•‹: 28.
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8. L’ATHÛISME ET LA LIBRE-PENSÛE… EN VERVE 327
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Acte d’apostasie
ACTE D’APOSTASIE
À QUI DE DROIT MOI, soussigné(e)
Prénomâ•‹:
Nom de familleâ•‹:
Adresseâ•‹:
Adresse de courrielâ•‹:
Tél.â•‹:
Né(e)
le
(Ville, province / État, pays) (Date)
Baptisé(e) Oui/Nonâ•‹:
Si oui, dans quelle paroisseâ•‹?
330 LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée
Normand Baillargeon
Là-haut,
Sous la direction de
il n’y a
Rien il n’y a
Anthologie de
l’incroyance et de
Là-haut, la libre-pensée
Rien
il n’y a
Rien
J’ai conçu la présente anthologie comme une ressource
Anthologie de l’incroyance
réunissant des textes et des idées susceptibles d’aider qui le
voudra à approfondir sa connaissance d’une riche tradition
et de la libre-pensée
de pensée et de militantisme, une tradition qui me semble
conserver aujourd’hui sa fraîcheur et sa pertinence, tout
particulièrement en ces heures de laïcité supposée ouverte
Sous la direction de et de multiplication des accommodements avec la religion.
Normand Baillargeon
Dans cet ouvrage, des penseurs de toutes les époques et de
diverses cultures exposent les grandes positions que l’on
retrouve au sein de la famille de l’incroyance, les principaux
arguments pour et contre l’existence de Dieu, les explications
Sous la direction de
naturalistes des sources de la croyance religieuse, les méfaits Normand Baillargeon
il n’y a rien
de la religion, les éthiques non religieuses et le principe de
laïcité dans l’espace public et en éducation.
Là-haut,
Anthologie
Normand Baillargeon
de l’incroyance
et de la libre-pensée
Anthologie de l’incroyance
collection et de la libre-pensée
Quand la philosophie fait
collection
Quand la philosophie fait
Couverture : iStockphoto
collection
ISBN 978-2-7637-8761-9 Quand la philosophie fait
Philosophie