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PRISONNIERS DU GRAND AUTRE


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ISSN : 1969-5683
ISBN : 978-2-35427-055-1
Dépôt légal septembre 2012
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Jean Allouch

PRISONNIERS DU GRAND AUTRE


L’ingérence divine I

Jacques Lacan, Marc-François Lacan, Bernard Sichère,


Jean-Luc Marion, Jean-Christophe Bailly,
Pier Paolo Pasolini, Romeo Castellucci

EPEL
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Introduction

Détours

Je conclurai avec ces mots : avec le temps, ça sort !


JACQUES LACAN, Encore,
séance du 12 décembre 19721.

Trois prisonniers et un directeur de prison, tels


sont les personnages du « sophisme » en forme de
mathématique amusante qui permirent à Jacques
Lacan d’inventer une étrange modalité du temps2.
Dénommée par lui « temps logique », cette tempo-
ralité est composée de trois moments successifs :
instant de voir, temps pour comprendre, moment de
conclure – ce dernier moment débouchant sur la
sortie de prison du prisonnier qui aurait su résoudre
en toute rigueur le problème, le directeur s’y étant
engagé. Or, contrairement à ce que l’on pouvait
attendre au su du caractère dit « de pure logique »
de cet exercice, cette solution n’est pas accessible à
la seule pensée ou réflexion : elle exige notamment
de ce prisonnier qu’il observe les mouvements de

1. On chercherait en vain ce propos dans la version de ce sémi-


naire publiée aux éditions du Seuil. Il ne figure pas non plus dans la
sténotypie de cette séance mais se lit dans deux autres versions, celle
semi-critique curieusement signée VRMNAGRLSOFAFBYPMB et celle de
Patrick Valas.
2. « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Les
Cahiers d’Art : 1940-1945. Rédigé en mars 1945, cet article a été
repris dans Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966.
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ses codétenus. S’ébranlent-ils vers cette sortie où les


attend le directeur ? Il y a de la danse dans cette
solution faite de deux « scansions suspensives ». Et
ce ne sera que vingt-trois années plus tard (sémi-
naire L’Acte psychanalytique) que Lacan remettra en
jeu ce lien une première fois aperçu (en 1945) de
l’acte à la sortie, celle de l’analyse cette fois.
Implicitement aperçue comme une prison ?
Cette prison sans directeur ni gardiens – il n’en
est nul besoin – je la dis ici être celle du grand
Autre, ou, plus précisément, d’un grand Autre qu’ha-
bite un des fantômes de Dieu. Car Dieu, depuis
qu’avec Nietzsche a été proclamée sa mort, n’en
persiste pas moins dans l’existence sous cette forme
fantomatique déclinée en de multiples versions.
On objectera qu’à un certain moment de son
parcours Lacan a pu dire que l’Autre n’existe pas.
Avait-il donc jusque-là existé ? Sans nul doute. Pour
autant, cette déclaration, qu’il a d’ailleurs dû réitérer
et commenter de nombreuses fois, n’a pas mis un
terme à son existence. On l’a reçue tel un enfant à
qui l’on enseigne comment sont fabriqués les bébés
et qui n’en persiste pas moins, Freud l’a noté, à tenir
bon sur la conception qu’il s’est forgée de la chose.
Ou tels ces psychanalystes nord-américains qui ne
savaient pas que Freud leur apportait la peste. Eh
bien non, interprète Lacan, ils ne le savent toujours
pas. Accéder à l’inexistence de l’Autre n’est pas
aisé. C’est d’une sortie qu’il s’agit, du bouclage d’un
parcours subjectif qui, pour certains, relève de l’ana-
lyse, qui, pour d’autres, a lieu selon d’autres voies
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Détours 7

et qui, pour d’autres encore, n’a tout simplement pas


lieu.
Prisonniers du grand Autre, on le reste d’autant
plus carrément que cela le maintient dans une
certaine manière d’existence, et Dieu avec lui. Ainsi
a-t-on pu lire sur la jaquette du tout premier sémi-
naire de Jacques Lacan publié aux éditions du Seuil
en 19733 que l’un de ses séminaires aurait été inti-
tulé « D’un autre à l’Autre » (en lieu et place de
« D’un Autre à l’autre »). Entendez : de l’autre imagi-
naire à l’Autre symbolique (en lieu et place de « de
l’Autre à l’objet a »). Et suivez mon regard. Cet insis-
tant « primat du symbolique » (d’aucuns convoquent
encore « l’ordre symbolique »), cette conception
selon laquelle le symbolique à la fois permettrait
d’en sortir et serait la sortie court les rues ; comme
tel, l’acte reste négligé.
Or ce n’est à rien d’autre qu’à un acte, à l’acte de
quelqu’un, que tient le grand Autre. Jacques Lacan,
en effet, en viendra à l’énoncer le 16 janvier 1973
(séminaire Encore) : l’Autre y fut avancé comme le
terme qui « se supporte » d’un « moi qui parle et qui
ne puis parler que d’où je suis ». À l’Autre la parole
de Jacques Lacan donne son support. Ni plus, ni
moins. L’Autre est un…, est son dire. Lui fallait-il
alors le faire savoir, voire le reconnaître, pour calmer
les ardeurs qui portent cet Autre à exister ? Afin
d’offrir à son public, ce jour-là ou plus tard, la possi-
bilité de franchir la porte donnant accès à l’inexis-

3. J. Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychana-


lyse, Paris, Seuil, 1973.
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tence de l’Autre ? Sans doute est-ce cela qu’indique


la remarque qui suit dans cette même séance de
séminaire, celle selon laquelle cet Autre comme lieu
de la vérité est « la seule place, quoique irréduc-
tible, que nous pouvons donner au terme de l’être
divin ». Dieu est le lieu du dire, et donc aussi bien
celui de ce dire de Jacques Lacan. Dire est faire
subsister Dieu « sous cette forme de l’Autre » (avec,
cependant, une exception : les théologiens, seuls
véritables athées).

Le caractère inhabituel, sinon l’étrangeté, de la


méthode qui sera ici mise en œuvre demande
quelque explication. Également le choix des auteurs
qui vont être questionnés car, s’ils ne sont pas
psychanalystes, ils ne sont pas non plus de ceux
auxquels les analystes consacrent habituellement
leurs précieuses heures de lecture (notamment les
auteurs fréquentés par Freud et Lacan, que l’on
aborde afin de mieux lire, voire de problématiser
Freud et Lacan).
À vrai dire, ces deux questions, celle portant sur
la méthode et celle concernant les auteurs élus, n’en
font qu’une. S’il doit s’agir en effet d’une sorte d’ex-
cursus permettant de jeter un autre regard sur ce que
l’on considère non sans quelque abus comme un
« chez soi », il n’y aura plus rien de remarquable
dans le fait que ce cheminement franchisse les fron-
tières du champ freudien, s’intéresse à des écrits qui
n’en relèvent pas.
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Détours 9

On songe aussitôt à la démarche de François


Jullien, à son détour par la Chine4. L’altérité si nette
de la pensée chinoise lui permet de questionner à
nouveaux frais la pensée occidentale, de l’aborder
avec d’inattendues questions, de la faire travailler
autrement que lorsqu’elle se penche sur sa propre
histoire. Plusieurs ouvrages désormais en témoi-
gnent : la valeur heuristique de cet aller-retour est
maintenant établie.
C’est pourtant à quelque chose d’un peu différent
que je souhaite convier mon lecteur. Car le parcours
ici envisagé ne prétend pas faire retour sur la
psychanalyse au point d’y faire surgir de nouvelles
problématiques. Il ne s’agira pas de faire advenir
certains blancs ou présupposés du savoir analytique,
pas non plus de mettre au jour enfin certaines déci-
sions préalables, insues, silencieuses et néanmoins
opérantes dans le savoir. Tout au contraire : les ques-
tions ici remises sur l’établi n’ont rien d’absolument
neuf, elles sont déjà là présentes dans le champ freu-
dien, notamment chez Jacques Lacan. Cependant,
elles font l’objet de ma part d’une décision épisté-
mologique dont c’est maintenant le lieu qu’elle soit
explicitée.

4. Voir Jean Allouch, « Éloge de l’indifférence à la psychana-


lyse », in Chine/Europe. Percussions dans la pensée. À partir du travail
de François Jullien, Paris, PUF, 2005, ainsi que « Un espace affine
aux transformations silencieuses », jeanallouch.com/document/147/
2010-un-espace-affine-aux-transformations-silencieuses-presenta-
tions.html, intervention au colloque « Dérangements, aperçus. Penser
du dehors – La Chine », Paris, BNF, le 9 décembre 2010.
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10 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

Quelle décision ? J’admets a priori que ces ques-


tions ne sont pas traitables en interne, par la seule
lecture de Freud, de Lacan et de quelques autres.
En d’autres termes, je me munis de loupes, qui
auront nom Marc-François Lacan, Bernard Sichère,
Jean-Luc Marion, Jean-Christophe Bailly, Pier Paolo
Pasolini, Roberto Castellucci, dont l’usage devrait
permettre de revisiter certaines questions présentes
dans l’analyse mais dont seul le grossissement
qu’elles apportent révèle les aspérités. Grossir peut
être analyser, distinguer, que l’on songe seulement à
tous ces objets que l’on glisse sur la tablette d’un
microscope ou que l’on saisit au télescope.
Les travaux contemporains qui vont ici fonc-
tionner comme autant d’ouvrages-loupes peuvent
être classés en trois catégories qui sont autant de
rapports différents au christianisme.
I. Une première catégorie est notoirement chré-
tienne ; elle s’emploie soit à récupérer Lacan (Marc-
François Lacan), soit à redonner vie au Dieu
annoncé mort par Nietzsche et quelques autres
(Bernard Sichère, Jean-Luc Marion). Prise dans son
ensemble, la première catégorie pose à l’analyse la
question cruciale de l’appel de l’Autre. L’Autre
appelle-t-il ? Ce point n’est pas limpide chez Lacan,
et l’étudier à partir d’auteurs chrétiens permet de le
trancher à l’aide d’une sorte de raisonnement par
l’absurde : il faut tellement supposer de choses
étranges au lieu de l’Autre pour que de l’Autre
vienne à tout un chacun un appel premier et fonda-
teur que l’on ne peut que s’en passer. Marc-François
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Détours 11

Lacan module ce problème au lieu de la vérité,


Sichère l’aborde en lui-même, Marion le traite à
partir de la paternité de Dieu.
II. Une deuxième catégorie prend, à l’opposé, le
parti d’en finir avec le dieu mort (Jean-Christophe
Bailly) et la question sera alors de savoir à quel prix
cela serait possible, si ce prix est acceptable par
l’analyse, mais aussi s’il est celui qui convient à la
mort de Dieu ou des dieux. Pour en finir avec Dieu
et ses fantômes, Bailly construit un grand Récit
(concept dû à Jean-François Lyotard). Par là se
trouve posée la question de l’histoire, restée, elle
aussi, peu claire chez Lacan. Là aussi, un même
raisonnement par l’absurde permettra de trancher.
III. La troisième catégorie (Pasolini, auquel on
peut adjoindre Lacan et, tout récemment,
Castellucci) est avertie de ce que le christianisme
n’a pas dit son dernier mot, aussi maintient-elle un
rapport tendu avec le christianisme. Bébé, Lacan a
biberonné du christianisme, quelques années plus
tard son grand-père paternel lui a appris à maudire
Dieu, tandis que son décès a soulevé la question
d’obsèques possiblement catholiques. Ceux qui
pensent, certes bien trop rapidement, à un Lacan
chrétien distinct d’un Freud juif ne disent pas pour
autant une pure et simple bêtise. Bien des psycha-
nalystes viennent de là, et leur silence à l’endroit du
christianisme, voire de leur christianisme, est criant,
comme est criant le truchement par lequel certains
véhiculent une morale juive des plus traditionnelle
jusque dans l’analyse sans jamais dire pour autant
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12 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

d’où ils tiennent ce qu’ils présentent comme un


savoir issu de l’expérience psychanalytique. Il n’en
fut pas de même de Lacan, ni de Pasolini, ni de
Castelluci qui, du christianisme, n’ont cessé notoi-
rement de s’occuper.
Le seul fait de pouvoir indexer cette troisième
catégorie du nom de Pasolini signale un des enjeux.
L’érotique s’y trouve ouvertement au premier plan
ou, plus précisément, le féminin. C’est de ce côté-là
que se tiendrait, encore presque muette, la seconde
mort de Dieu, son effective mort. Nietzsche déjà l’in-
diquait en substituant au couple Père/Fils le couple
Dionysos/Ariane dont les auteurs chrétiens sont fort
embarrassés tandis que Gilles Deleuze le souligne
au point d’en faire la colonne vertébrale de sa lecture
de Nietzsche5. Lacan également l’indiquait, chez qui
la mort de Dieu est liée à la femme « pastoute », qui,
à l’en croire, n’existe pas encore. L’enjeu est aussi
pour l’analyse, on le verra, celui d’un possible accès
au divers, ce divers sur lequel la clinique analytique
a tant de mal à se régler.
De quoi s’agit-il par trois fois ? De l’ingérence
divine, laquelle se module de multiples façons, en
bien des champs du savoir, y compris l’analyse.
L’Autre, le Nom-du-Père, l’histoire, la femme
supporteraient-ils, dans l’analyse, autant de
fantômes d’un Dieu pas si mort qu’on le croit ? Et
les difficultés rencontrées en chacune de ces problé-
matiques tiendraient-elles à ce qu’elles restent

5. Nietzsche par Gilles Deleuze, Paris, PUF, 1965, 14e éd.,


octobre 2011.
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Détours 13

partiellement verrouillées tant qu’on ne les aura pas


délestées de la présence fantomatique du Dieu
mort ?
En effet, de la mort de Dieu s’ensuit une nouvelle
présence de Dieu qu’il y a lieu de reconnaître fanto-
matique car, une fois mort, ce Dieu subsiste dans
l’espace que Jacques Lacan qualifiait d’« entre-
deux-morts » – sans cependant s’être beaucoup inté-
ressé au concept hindouiste de « seconde mort »,
celui qui marque la limite extrême de cet espace, où
le fantôme lui-même est anéanti, le deuil accompli.
Cette limite est aussi celle que, sitôt mort, rejoint le
renonçant indien sans avoir à souffrir on ne sait
quelle quantité de réincarnations (cette idée même
apparaissait effroyable à Jacques Lacan).

Trente ans après le décès de Jacques Lacan,


personne n’a jusque-là étudié son rapport au catho-
licisme d’une façon telle que l’on pourrait, pour le
moins, considérer ce dossier comme constitué. Il ne
le sera pas non plus ici même, où, on l’a dit, le biais
élu pour que la question en rien secondaire ne soit
plus absolument négligée n’est pas celui d’une
lecture au long cours du parcours de Lacan, d’un
repérage systématique de ses variations sur ce point.
C’est d’une ligne de front qu’il s’agit. Pour quel
combat, intraitable en interne ? Lacan :
C’est en somme ou l’un ou l’autre. Si la religion
triomphe, comme c’est le plus probable, […] ce sera
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14 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

le signe que la psychanalyse a échoué. C’est tout ce


qu’il y a de plus normal qu’elle échoue, parce que ce
à quoi elle s’emploie, c’est quelque chose de très
difficile6.

6. Jacques Lacan, « Conférence de presse au Centre culturel fran-


çais de Rome », 24 octobre 1974. On pourra éclairer quelque peu ce
« très difficile » en le rapportant à la doctrine des quatre discours. De
quoi rêve l’universitaire ? Être un maître. De quoi rêve le maître ?
Être une hystérique. De quoi rêve l’hystérique ? Être un psychana-
lyste. De quoi rêve le psychanalyste ? Le psychanalyste ne rêve pas.
Cet ordonnancement non pas historique mais logique respecte la
ronde comme telle réglée des discours : universitaire → maître →
hystérique → de l’analyste. Et à l’envers ? À l’envers… cela ne
marche pas.
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Chapitre premier

L’ingérence divine,
s’en dispenser en psychanalyse

C’est une question sérieuse de savoir


où ça se localise les dieux.
JACQUES LACAN, 8 février 1961.

Que vous y croyiez ou pas, gardez ça dans votre petit creux


d’oreille – moi je n’y crois pas, mais on s’en fout, pour ceux qui y
croient, c’est la même chose – que vous y croyiez ou pas, à Dieu,
dites-vous bien qu’avec Dieu, dans tous les cas, qu’on y croie ou
qu’on n’y croie pas, il faut compter. C’est absolument inévitable.
JACQUES LACAN, 1er juin 1972

Ingérence, ingérer, du latin in gerere, « porter


dans », offre une précieuse ambiguïté que l’on se
gardera ici même de trancher. C’est s’introduire
indûment (ainsi le moderne « droit d’ingérence »),
une immixtion, l’étranger entre, intervient chez soi,
il est agent ; mais aussi et à l’inverse, ce soi peut être
l’agent, ingérer est alors absorber (des aliments, un
remède), et l’on note que cette autre valeur où soi
aurait l’initiative de l’action est aujourd’hui
prégnante. Budget, famille, entreprise, politique,
amour, sexe : que n’est-on pas prié de « gérer » ? Le
premier sens ici distingué porte un bémol à cette
idéologie gestionnaire qui est d’ailleurs elle-même
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16 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

une ingérence en ce sens premier, autrement dit dont


l’énonciation contredit l’énoncé.
On entendra « ingérence divine » sans élire a
priori quel, ou qui en serait l’agent. Dieu s’ingère-t-il
dans les affaires humaines ? Les humains ingèrent-
ils Dieu tel un objet de leur cru ? On pourra appré-
cier ci-après la pertinence de cette abstention.

L’AUTRE DIVINISÉ ?
Les voici bien là, ces fantômes de Dieu, présents,
intervenant d’une façon qui pour être chaque fois
particulière n’en est pas moins réelle. Un des cas
remarquables parmi les quelques-uns qui concernent
l’analyse a reçu le nom de « grand Autre ». À son
propos la question se pose encore de savoir si cet
Autre n’est pas, silencieusement, voire sournoise-
ment, un fantôme du Dieu mort. Elle fut soulevée,
Lacan vivant, en des termes qui ne sont pas exacte-
ment ceux mis en jeu ici même, mais de manière
parfaitement explicite, et venue, en outre, depuis
différents courants de pensée (anthropologie,
marxisme althussérien, littérature, etc.).
Du fait de Lacan qui, n’y étant nullement obligé,
a honnêtement transmis à son auditoire une
remarque que Claude Lévi-Strauss lui fit en privé,
on sait la raison pour laquelle ce dernier récusait le
concept de grand Autre. La teneur de cette remarque
rapportée indiquait déjà que ce Dieu que l’on a tué
était tout à fait capable de réapparaître sous d’autres
formes. Voici :
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L’ingérence divine, s’en dispenser en psychanalyse 17

Lévi-Strauss est en train de reculer devant la biparti-


tion très tranchante qu’il fait entre la nature et le
symbole, et dont il sent bien pourtant la valeur créa-
tive, car c’est une méthode qui permet de distinguer
entre les registres, et du même coup entre les ordres
de faits. Il oscille, et pour une raison qui peut vous
paraître surprenante, mais qui est tout à fait avouée
chez lui – il craint que, sous la forme de l’autonomie
du registre symbolique, ne reparaisse, masquée, une
transcendance pour laquelle, dans ses affinités, dans
sa sensibilité personnelle, il n’éprouve que crainte et
aversion. En d’autres termes, il craint qu’après que
nous avons fait sortir Dieu par une porte, nous ne le
fassions entrer par l’autre. Il ne veut pas que le
symbole, et même sous la forme extraordinairement
épurée sous laquelle lui-même nous le présente, ne
soit qu’une réapparition de Dieu sous un masque.
Voilà ce qui est à l’origine de l’oscillation qu’il a mani-
festée quand il a mis en cause la séparation métho-
dique du plan du symbolique d’avec le plan naturel1.
L’affaire est un peu de guingois, car l’opposition
ici présentée comme lévi-straussienne entre « nature
et symbole » (ou nature/institution, ainsi que le
précise le contexte) ne recouvre pas la distinction
lacanienne des trois registres respectivement
dénommés symbolique, imaginaire, réel. Pourtant,
cela ne paraît nullement préoccuper Lacan dans les
propos ci-dessus. Au contraire, il semble bien que la
récusation lévi-straussienne du grand Autre emporte
avec elle celle des trois registres lacaniens. Pas

1. Jacques Lacan, Le Moi, version Afi, séance du 1er décembre


1954.
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18 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

moins ! De plus, ce jour-là, Jean Hyppolite enfonce


lui aussi le clou :
La fonction symbolique est pour vous, si je comprends
bien, une fonction de transcendance, en ce sens que,
tout à la fois, nous ne pouvons pas y rester, nous ne
pouvons pas en sortir. À quoi sert-elle ?
À cette imputation d’une transcendance au
symbolique, Lacan répondra alors par un mot :
« machine ». Il reste que la discussion ne s’attarde
pas sur la question de Dieu et de son insidieuse
(sic !) présence une fois mort. Qu’en fut-il par la
suite ? Dès la semaine suivante (8 décembre), Lacan,
répondant à ceux qui se sont montrés inquiets de le
voir se référer à Dieu, leur dit que « c’est pourtant un
Dieu que nous saisissons ex machina, à moins que
nous n’extrayons machina ex Deo ». On ne négligera
pas le flottement, le suspens qu’indique le « à moins
que ». Pour autant, je ne poursuivrai pas tout de son
long l’étude des rebondissements de cette problé-
matique divinité de l’Autre chez Lacan, car est ici à
l’œuvre un autre choix méthodologique.
On notera cependant que par exemple, le
5 juin 1957, reprenant l’Ecclésiaste, Lacan formule
lui aussi qu’il est « insensé » de dire qu’il n’y a pas
de dieu « tout simplement parce qu’il est insensé de
dire une chose qui est contradictoire2 avec l’articu-
lation même du langage ». N’est-ce pas là ce qui
mérite d’être appelé « divinité de l’Autre » ? Le
18 juin 1958, Lacan redira, en une modulation diffé-

2. Voir plus loin, où l’absence de contradiction sera un trait


associé à l’athéisme.
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L’ingérence divine, s’en dispenser en psychanalyse 19

rente, qu’il n’est pas douteux que Dieu a un rapport


à « la création signifiante comme telle ». Le
8 février 1961, soit huit années après qu’a été
rapportée en séminaire la remarque de Lévi-Strauss,
il parlera carrément d’un « lieu divin de l’Autre ».
Le 9 mai 1962, il précisera que « ce n’est pas forcé-
ment à l’épingler du terme d’athéisme qu’on définira
le mieux notre projet ». Cette liste pourrait aisément
être prolongée jusqu’aux ultimes propos de Lacan.
Peut-être se souviendra-t-on, maintenant, d’un
coup de théâtre qui eut lieu dans les séminaires à
l’endroit du divin. En faire état est exigible, car il
paraît contrevenir à ce qui vient d’être dit. Il n’en est
rien pourtant, bien plutôt le confirme-t-il, tout en en
précisant la modalité. De quoi s’agit-il ? Une nouvelle
fois, la question de Dieu va être conjointe à celle des
trois registres. Voici donc ce que Lacan, surprenant
son auditoire, déclare le 30 novembre 1960 :
Les dieux, pour autant qu’ils existent pour nous dans
notre registre, dans celui qui nous sert à avancer dans
notre expérience, pour autant que ces trois catégories
nous sont d’un usage quelconque, les dieux c’est bien
certain appartiennent évidemment au réel. Les dieux
c’est un mode de révélation du réel.
La surprise fut grande, à en juger par le récit qu’en
fit Lacan un mois plus tard (21 décembre 1960) :
Comme certains me l’ont confié : « Vous vous êtes
bien amusé à nous surprendre quand vous avez inter-
rogé : qu’est-ce que sont les dieux ? » Eh bien, vous
ai-je dit, les dieux c’est du réel ! – Tout le monde s’at-
tendait à ce que je dise : du symbolique. Pas du tout !
– « Vous avez fait une bonne farce, vous avez dit : c’est
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20 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

du réel. » Eh bien, pas du tout ! Croyez-moi, ce n’est


pas moi qui l’ai inventé. Ils ne sont manifestement,
pour Socrate, que du réel.
Un lecteur pressé (qui, dans cette citation du
30 novembre, négligerait de lire « mode de révéla-
tion », ainsi que le pluriel qui affecte le divin) pour-
rait conclure à un changement de registre : le divin
ne serait plus localisé dans le symbolique mais,
désormais, dans le réel. La suite immédiate du
propos interdit pourtant une telle lecture par trop
classificatoire. Y est en effet frayée une voie qui va
du polythéisme à l’athéisme, une voie qui n’est
toujours pas pleinement parcourue, une double voie
plus exactement, car l’une d’entre elles est philoso-
phique, l’autre chrétienne – tandis que leur direc-
tion (dite « fatale », s’agissant de la philosophie) leur
est commune.
N’en déplaise à « tous les chemins », ces deux
voies parallèles n’ont précisément pas Rome pour
destination finale. Car cette destination finale est
l’athéisme – un point qui se trouvera confirmé beau-
coup plus tard, précisément en 1975 lorsque, s’entre-
tenant avec des étudiants de Yale University, Lacan
leur dit que « peut-être l’analyse est-elle capable de
faire un athée viable, c’est-à-dire quelqu’un qui ne se
contredise pas à tout bout de champ3 ». Quinze ans
avant, donc, il s’agit d’en finir avec le réel des dieux,

3. Cet entretien nous offre aussi une remarquable définition de


l’athéisme, « maladie de la croyance en Dieu, croyance que Dieu n’in-
tervient pas dans le monde ». Alors, ajoute Lacan, qu’il « intervient
tout le temps, par exemple sous la forme d’une femme ».
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L’ingérence divine, s’en dispenser en psychanalyse 21

avec les dieux en tant que réels. Et d’en finir


comment ? Grâce au Verbe, au symbolique. Les
dieux, puis le Dieu (car il y a là des « étapes », si l’on
peut ainsi dire avec Kierkegaard, sur ce chemin, et ici
Lacan, quoique partant d’Hésiode, s’avère proche de
Freud écrivant une histoire de l’esprit depuis Totem et
tabou jusqu’à Moïse et le monothéisme) seraient pris
en charge par le symbolique jusqu’à ce point où le
symbolique aurait procédé à leur élimination. On
verra plus loin quel pourrait en être le bénéfice
érotique. Voici donc la suite immédiate de la citation
du 30 novembre 1960 :
C’est en cela que tout progrès philosophique tend en
quelque sorte, de par sa nécessité propre, à les
éliminer. C’est en cela que la révélation chrétienne se
trouve, comme l’a fort bien remarqué Hegel, sur la
voie de leur élimination, à savoir que, sous ce registre,
la révélation chrétienne se trouve un tout petit peu
plus loin, un petit peu plus profondément sur cette
voie qui va du polythéisme à l’athéisme. [C’est en
cela] que, par rapport à une certaine notion de la divi-
nité, du dieu comme summum de révélation, de
lumen, comme rayonnement, apparition (c’est une
chose fondamentale, réelle), le christianisme se trouve
incontestablement, sur le chemin qui va à réduire, qui
va au dernier terme à abolir le dieu de cette même
révélation pour autant qu’il tend à le déplacer, comme
le dogme, vers le verbe, vers le logos comme tel,
autrement dit se trouve sur un chemin parallèle à
celui que suit le philosophe, pour autant que je vous
ai dit tout à l’heure que sa fatalité est de nier les
dieux.
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22 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

Le christianisme, déjà lui, opère la transforma-


tion de Dieu en verbe. Le dieu du monothéisme est
déjà moins réel, en perte de réel comme d’autres
sont en perte de vitesse, déjà plus symbolique, que
les dieux grecs. Cependant, à la différence de ce qui
était dit en 1954, le problème n’est plus tant, en
1960, d’assigner le divin à ce registre du symbolique
et de s’exposer, ce faisant, à la critique lévi-straus-
sienne ; le problème, maintenant, est dynamique. Il
ne s’agit plus d’une possible, et assez clairement
admise par Lacan, essence divine du grand Autre ;
il s’agit, comme à rebours, d’un divin « autrifié »,
d’une présence du divin au lieu de l’Autre (notam-
ment dans le dogme) et d’une présence susceptible
d’être réduite puisque déjà en voie de sa propre
extinction dès lors qu’elle se trouve localisée au lieu
de l’Autre.
C’est ce chemin qu’emprunteront les pages
suivantes, où ce ne sera donc pas par hasard que
certains des textes élus relèvent de ce qui s’est
appelé l’« onto-théologie », ressortissent, autrement
dit, aux deux voies que distinguait un peu artificiel-
lement Lacan. Car, bien entendu, depuis qu’une
théologie chrétienne a vu le jour et de façon soutenue
par la suite, elle ne s’est établie dans sa fécondité
qu’en lien étroit avec le discours philosophique
(saint Thomas, pour ne mentionner que lui, pensait
avec Aristote et, plus près de nous, Bultmann, côté
protestant, H. Urs von Baltasar, côté catholique,
pensent avec Heidegger). Ce chemin, un bon mot le
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L’ingérence divine, s’en dispenser en psychanalyse 23

balisera d’abord, que rapporte Gershom Scholem


dans son grand ouvrage sur la mystique juive.
Quand le Baal Shem Tov avait une tâche difficile à
accomplir, il se rendait à un certain endroit dans la
forêt, allumait un feu et se plongeait dans une prière
silencieuse ; et ce qu’il avait à accomplir se réalisait.
Quand, une génération plus tard, le Maggid de
Meseritz se trouva confronté à la même tâche, il se
rendit à ce même endroit dans la forêt et dit : « Nous
ne savons plus allumer le feu, mais nous savons
encore dire la prière » ; et ce qu’il avait à accomplir se
réalisa. Une génération plus tard, Rabbi Moshe Leib
de Sassov eut à accomplir la même tâche. Lui aussi
alla dans la forêt et dit : « Nous ne savons plus allumer
le feu, nous ne connaissons plus les mystères de la
prière, mais nous connaissons encore l’endroit précis
dans la forêt où cela se passait, et cela doit suffire » ;
et ce fut suffisant. Mais, quand une autre génération
fut passée et que Rabbi Israël de Rishin dut faire face
à la même tâche, il resta dans sa maison, assis sur son
fauteuil, et dit : « Nous ne savons plus allumer le feu,
nous ne savons plus dire les prières, nous ne connais-
sons même plus l’endroit dans la forêt, mais nous
savons encore raconter l’histoire » ; et l’histoire qu’il
raconta eut le même effet que les pratiques de ses
prédécesseurs4.

4. Gershom Scholem, Les Grands Courants de la mystique juive,


Paris, Payot, 1973, p. 368.
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24 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

VERS LA FIN DE L’HISTOIRE-RÉCIT


(GESCHICHTE)
De ce chemin, autant annoncer tout de suite un
des points d’arrivée, autrement dit de chute, de
chut !, car il s’agit aussi d’un certain silence : Dieu
ne sera effectivement mort, c’est-à-dire mort de sa
seconde mort, que lorsqu’on aura su laisser se perdre
avec lui, pour l’avoir déposé dans sa tombe, ce que
j’ai appelé un bout de soi5. Lequel, en l’occurrence ?
Rien d’autre que l’histoire6, ou encore, ce que Jean-
François Lyotard a dénommé « grand Récit7 ».
S’agissant des grands Récits, l’affaire est en
quelque sorte entendue, réglée. Lyotard distingue
deux grands Récits qui, il le montre, n’ont plus cours
– un défaut qui définit ce qu’il a dénommé « post-
modernité ». Une double catastrophe a eu lieu. Le
grand Récit du savoir scientifique, dénotatif, n’est
plus légitimé par une narrativité qu’il récuse désor-
mais en la jugeant préscientifique (c’était, notam-
ment, l’Encyclopédie de Hegel où le savoir scienti-
fique, local ne se légitime in fine que dans le
parcours de l’Esprit), tandis que le discours narratif,
porté depuis les Lumières par le grand Récit de

5. J. Allouch, Érotique du deuil au temps de la mort sèche, Paris,


Epel, 1995 (3e éd. 2011).
6. Sur jeanallouch.com, on pourra lire mon intervention « Histoire
de vivre sans histoire » (colloque Elp « La psychanalyse malade de
l’histoire », Paris, juin 2005).
7. Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris,
Minuit, 1979. Pour une présentation moins succincte, on pourra se
reporter à mon ouvrage Schreber théologien, à paraître chez Epel en
2013.
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L’ingérence divine, s’en dispenser en psychanalyse 25

l’émancipation et censé lui aussi légitimer le savoir


scientifique, ne tient pas davantage, car on ne peut
plus admettre que d’un énoncé descriptif (scienti-
fique) se déduise nécessairement un énoncé pres-
criptif (l’émancipation).

Plus de passé ni d’avenir


Certes, on n’a pas manqué d’objecter à Lyotard
qu’affirmer la fin des grands Récits constitue, en soi-
même, un grand Récit. Le point de deuil que j’in-
dique (offrir l’histoire au Dieu mort) ne se prête pas
à cette objection, car ce dont il s’agit n’est pas de
l’ordre du constat mais de l’acte. Dieu ne sera mort
pour de bon, le chemin qu’avec mille précautions
indiquait Lacan vers l’athéisme ne sera effective-
ment parcouru que lorsque l’on se montrera capable,
à quelque niveau que ce soit, de vivre sans que cette
vie ne soit en aucune façon prise dans un grand
Récit (religieux, politique, historique, philoso-
phique, culturel, personnel, etc.). Or oui, cela est
non seulement pensable mais possible. C’est
d’ailleurs ce dont fait état un large pan de l’art du
xxe siècle avec son triple pas de côté au regard de la
mélodie (musique), de la figuration (peinture), du
récit (littérature). C’est aussi ce que réalise l’analy-
sant en fin de parcours analytique : le voici délesté
de toute velléité, de tout souci de se constituer une
histoire, c’est-à-dire de se constituer comme histoire,
car cela, tout simplement, ne l’intéresse plus, n’im-
porte plus. Tandis que – et logiquement – ce même
mouvement le déleste aussi d’un réglage subjectif
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26 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

sur ce que serait son avenir. « Désirer, ai-je écrit


ailleurs, c’est être sans avenir », tandis qu’au même
moment et à des milliers de kilomètres de Paris Lee
Edelman, l’un des fondateurs du mouvement queer,
écrivait un ouvrage intitulé No Future8.
Un tel délaissement qui emporte les « ek-stases »
(Heidegger) du passé et de l’avenir et qui ainsi invite
à s’en tenir au présent, autrement dit à ce à quoi
« l’homme ne comprend rien » (selon une précieuse
indication d’Erri De Luca9), appelle trois remarques.
Première et brève remarque, c’est dans le présent que
se joue l’existence de Dieu, si toutefois l’on suit saint
Augustin tel que le discute François Jullien s’inter-
rogeant sur le temps. Augustin définit le passé
comme « ce dont je me souviens », le futur comme
« ce que j’attends » et le présent comme « ce à quoi
je suis attentif », comme le lieu où l’on est. Or seul
Dieu est, Il est même dans l’éternité10. Ainsi le
présent se volatilise-t-il chez le converti dans le geste
par lequel il se rapporte à Dieu, mais n’en reste pas
moins le lieu virtuel où se joue l’existence de Dieu.
Deuxième remarque, le délaissement du passé et
du futur se trouve à l’opposé exact de ce que Lacan
donnait en 1953 comme définition de l’inconscient :

8. Lee Edelman, L’Impossible Homosexuel. Essais de théorie queer,


traduit de l’anglais (États-Unis) par Guy Le Gaufey, Paris, Epel, 2012.
9. Erri De Luca, Le Poids du papillon, trad. de l’italien par Danièle
Valin, Paris, Gallimard, 2011, p. 62. Également (p. 65) : « Le présent
est la seule connaissance qui est utile » – parole d’alpiniste.
10. François Jullien, Philosophie du vivre, Paris, Gallimard, 2011,
p. 32-34.
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L’ingérence divine, s’en dispenser en psychanalyse 27

L’inconscient est ce chapitre de mon histoire qui est


marqué par un blanc ou occupé par un mensonge :
c’est le chapitre censuré. Mais la vérité peut être
retrouvée ; le plus souvent déjà elle est écrite
ailleurs11.
On croirait entendre Merleau-Ponty parlant, dans
Les Aventures de la dialectique, de l’histoire comme
de « cet étrange objet qui est nous-mêmes12 ». Rien
n’est moins exact. Une histoire qui serait sans blancs
ne serait pas simplement un semblant mais un délire
paranoïaque. Toutefois, Lacan a varié quant à l’in-
conscient, et le renommer « Unebévue », comme il le
fit tardivement, anticipait le délaissement de l’his-
toire. Nulle histoire ne saura jamais donner un sens
convergent, et moins encore unique, à ce qui se
présente phénoménologiquement comme une bévue,
puis une bévue, puis une bévue, chacune n’étant pas
une affaire de sens mais de signifiant (c’est la portée
de la translittération du terme freudien Unbewusste
qui donc n’est plus traduit, où donc, jusque dans sa
nomination, ce n’est plus le sens qui commande).
C’est, loin de toute unification par le sens, la diver-
sité qui maintenant prime, et qui rejoint une indica-
tion de Lacan qu’il serait grand temps de recueillir
afin de démédicaliser, s’il se peut, ce que d’aucuns
dénomment « clinique psychanalytique » en en
faisant tout autre chose que ce que Lacan désignait
par ce terme.

11. J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 259.


12. Cité par Bernard Sichère dans Ce grand soleil qui ne meurt
pas, Paris, Grasset, 2011, p. 13-14.
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28 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

Précisions
Cependant, avant d’y venir, sans doute ne sera-t-il
pas inutile d’apporter deux précisions concernant,
toutes deux, la temporalité caractéristique du délais-
sement de l’histoire. Première indication : un tel
délaissement n’est pas donné dans une immédiateté ;
bien au contraire, il est une conquête. Ainsi, de
même que chez Lacan, chez Pier Paolo Pasolini
parlant de son film Salò :
Salò, donc, n’est pas seulement un film sur l’anarchie
du pouvoir, mais aussi un film sur l’inexistence de
l’histoire. En ce sens, je suis en désaccord avec l’idéo-
logie de gauche qui avance toujours le devoir d’être
dans l’histoire. J’y ai cru moi aussi dans les années
1950, mais c’est une illusion. En réalité, tout me
semble clair désormais : ce que nous appelons histoire
est une atroce bouffonnerie ou un merveilleux spec-
tacle, en tout cas pas une chose sérieuse13.
Dont acte. Pour autant, un tel passage d’une
créance d’abord accordée à un délaissement ne
condamne pas comme telle toute démarche histo-
rienne, l’ambition de faire histoire, y compris
« scientifiquement ». Il ne s’agit pas de dire à
quiconque qu’il s’égare en tentant d’envisager sa vie
comme histoire, d’en faire, d’en dire, d’en écrire
l’histoire. Notamment en analyse, ces moments de

13. Entretien avec Dario Zanelli, « Sul set delle Centoventi gior-
nate della città di Sodoma. Pasolini tra Sade e Salò », Il Resto del
Carlino, 12 avril 1975. Cité par Hervé Joubert-Laurencin dans son
très remarquable Salò ou les 120 journées de Sodome de Pier Paolo
Pasolini, Paris, Éd. de la Transparence, 2012, p. 75.
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L’ingérence divine, s’en dispenser en psychanalyse 29

« construction » peuvent être décisifs, ce qui n’im-


plique pas que, comme Pasolini, l’on s’en tienne là
(ainsi que Freud le fit en plusieurs occasions, sinon
de manière constante, notamment avec ladite Jeune
Homosexuelle qui se moquait de sa construction14).
Cependant, aussi scientifique soit-elle, l’histoire
reste suspecte, et un bon mot de Winston Churchill
(célèbre, comme Lacan, pour ses reparties) le dit
parfaitement : « L’histoire me sera indulgente, écri-
vait-il dans ses Mémoires de guerre, car j’ai l’inten-
tion de l’écrire. » Il y a quelque chose de pipé, de
vicié, dans toute démarche historienne, nécessaire-
ment favorable à celui qui l’écrit. L’histoire, a-t-on
dit et répété, n’est jamais que celle des vainqueurs.
Poète palestinien, Mahmoud Darwich dira à Jean-
Luc Godard en 2004 : « Troie n’a pas écrit son
histoire. » Churchill, lui, écrivait l’histoire de deux
façons à la fois différentes et conjointes : 1) en
prenant certaines décisions en tant qu’homme de
pouvoir ; 2) en écrivant l’histoire au titre de témoin.
Son bon mot condense ces deux aspects. Et cette
condensation reçoit chez Lacan un nom : hystérie.
L’histoire de l’École freudienne de Paris a connu
cela. Quelque temps avant sa dissolution un tour-
nant fut pris, lorsque tout un chacun sut (crut savoir)
que les conflits qui s’y déroulaient étaient « histo-
riques », que s’y jouait l’histoire de la psychanalyse,
voire sa survie. On était jusque-là membre d’une

14. Ines Rieder, Diana Voigt, Sidonie Csillag, Homosexuelle chez


Freud, lesbienne dans le siècle, trad. de l’allemand par Thomas
Gindele, Paris, Epel, 2003.
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30 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

école ; on muait en acteur de l’histoire. Tout geste de


chacun, toute position prise s’inscrivait aussitôt dans
le grand livre de l’histoire – ce qui n’était nullement
le cas auparavant. Pour autant, cette hystérisation
ne débouche nullement sur une histoire qui serait
enfin vraie, sur une histoire désormais susceptible
d’être reçue en vérité. Car, aussi sérieuse soit-elle,
l’histoire ne produit jamais que des versions (on ne
cesse de réécrire l’histoire de tel ou tel événement).
« Version15 », ce terme s’est littéralement imposé
dans l’écriture du cas de Marguerite Anzieu16 :
j’avais affaire à deux versions de ce cas chez Lacan,
à celle de Didier Anzieu et à celle d’Élisabeth
Roudinesco. Cependant, la fin de l’ouvrage ouvre sur
un autre registre, celui de la structure du cas, chif-
frée par une chaîne borroméenne à quatre nœuds de
trèfle. La structure offre au savoir un autre statut que
celui que lui assigne l’herméneutique historique
(Lacan lisait « avec de l’écrit » – ses mathèmes).
« Version », ce concept est porteur d’une irré-
ductible diversité, cela même à quoi s’oppose l’his-

15. Le propos ci-dessus sur la « version » concerne également le


fantasme, sorte de version réduite à une phrase (cf. « On bat un
enfant ») et à ses variations. On n’en a pas fini avec une analyse lors-
qu’a été porté au jour un fantasme, car c’est au transfert, plus actif
que jamais, que l’on doit un tel résultat. La situation est alors
semblable à celle décrite dans l’article « Die Verneinung » (Freud,
1925) où l’énoncé dénié étant admis de façon purement intellectuelle,
il faut le transfert, donc le temps, pour vaincre le côté affectif du refou-
lement (voir les très précieuses pages 151 à 196 de Stéphane Mosès,
Rêves de Freud, Paris, Gallimard, 2011).
16. J. Allouch, Marguerite, ou l’Aimée de Lacan, postface de
Didier Anzieu, 2e éd. revue et augmentée, Paris, Epel, 1994.
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L’ingérence divine, s’en dispenser en psychanalyse 31

toire pour autant qu’elle continuerait à se vouloir un


grand Récit. De grand Récit, il n’y en a chaque fois
qu’un, et qui se veut Vérité. Un grand Récit est une
version à quoi l’on tient, à quoi l’on s’en tient, un
point de stase.

Éloge du divers
Ce qui ouvre sur la troisième remarque annoncée,
car cet accent mis sur la diversité est très précieux
à bien des égards, notamment quant à l’exercice
analytique côté psychanalyste. En novembre 1973,
à La Grande Motte, près de Montpellier, s’est tenu
un congrès de l’École freudienne qui fut un moment
particulièrement fructueux, heureux, béni, dirait-on
presque, concernant cette école et, notamment, l’un
des points qui étaient alors en débat et que tout le
monde dénommait « passe ». Un indice du caractère
exceptionnel de cette rencontre : Lacan s’y sent un
parmi d’autres, contribuant aux débats au même titre
que les autres intervenants (ce n’était pas tout à fait
exact).
Ce moment se distingue aussi par un autre trait
propre, lui, à Lacan. Il se trouve alors, peut-on dire,
habité par la lumière. En 1966, il avait logé la publi-
cation de ses Écrits à l’enseigne des Lumières ; c’est
d’autre chose qu’il s’agit en 1973, de la lumière au
sens le plus matériel, physique et indissociablement
spirituel. Cette année-là, après l’avoir longtemps
refusé, Lacan se fait non pas catholique mais catho-
dique : voici Télévision. Au congrès de La Grande
Motte, il voit comme une « étincelle » la rencontre
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32 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

de l’hystérique et de ce quelqu’un d’« un peu tordu »


dénommé Freud. Et c’est aussi à propos de la passe
que la lumière est convoquée, de la passe reconnue
par un des intervenants comme un « éclair » – ce
que Lacan entérine, tandis que sa « Proposition
d’octobre 1967 sur le psychanalyste de l’école » est
alors dite par lui une « accumulation d’électri-
cité17 ». Peu après (23 avril 1974) il dira :
L’analyste c’est le feu follet. C’est une métaphore qui,
elle, ne fait pas fiat lux. […] Le feu follet n’éclaire
rien, il sort même ordinairement de quelque pesti-
lence. C’est sa force.
Une telle pensée est éminemment hindouiste : l’uni-
vers est une pure fleur de lotus surgie d’un tas d’im-
mondices ; elle prend sa substance de la vase et
s’épanouit dans la lumière.
Toujours en ce moment de 1973, Heidegger est
présent (que l’on retrouvera non moins présent chez
certains des auteurs plus loin étudiés), Lacan ayant
tout juste en main la traduction française du sémi-
naire de Heidegger et Fink sur Héraclite18. Afin
d’approcher ce qui va être son intérêt pour ce texte,
on se souviendra qu’il a déjà traduit « Logos », une
méditation heideggérienne sur le mot logos dans un

17. « Intervention de Jacques Lacan », Lettres de l’École freu-


dienne, 1975, n° 15, p. 69-80. Désormais accessible sur le site de
l’École lacanienne de psychanalyse, rubrique « Pas tout Lacan ».
18. Martin Heidegger et Eugen Fink, Héraclite. Séminaire du
semestre d’hiver 1966-1967, traduit de l’allemand par Jean Launay et
Patrick Lévy, Paris, Gallimard, 1973. L’ouvrage était paru en
Allemagne trois ans auparavant (Heraklit, Francfort-sur-le-Main,
Vittorio Klostermann, 1970).
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L’ingérence divine, s’en dispenser en psychanalyse 33

fragment d’Héraclite, la question alors posée étant


celle de l’articulation des deux sens de ce terme,
d’une part « mettre ensemble », « colliger »,
« ramasser », d’autre part « parler » ou « dire »19. Il
retient de cette nouvelle méditation heideggérienne
un fragment d’Héraclite (le fragment 64) qu’il finit
par traduire, choisissant d’en rendre un des termes,
ta panta, par « les tous », plutôt que par « univers »,
et précisant qu’il envisage ce « les tous » en tant que
divers : « Les tous – c’est l’éclair qui les régit. » Dès
les premiers instants du Wintersemester Seminar
Fink déclarait, à propos de ce fragment 64 (p. 11,
italique dans le texte) :
Mais « l’univers » est-il la traduction adéquate de ta
panta ? Sans doute peut-on en venir à cette équation
entre ta panta et univers comme à un résultat de
réflexions. Mais ta panta veut tout d’abord dire
« tout » et signifie : toutes choses, tout étant. Héraclite
oppose ta panta à kéraunos. De la sorte, il dit un
rapport des choses plurielles à l’un de la foudre. Dans
l’éclair le multiple luit au sens du « tout », le « tout »
étant un pluriel.
Son « les tous », c’est donc à Fink que Lacan le
doit20. Il commente ensuite qu’il ne peut s’agir que

19. William Richardson, dans sa contribution à Lacan avec les


philosophes (Paris, Albin Michel, 1991, p. 191-200), prétend que
« Pour Lacan, l’Autre de l’Ordre symbolique ne regarde pas du tout
l’Un de Héraclite, mais uniquement l’ordre des panta (la pluralité des
choses) », et voit là une différence avec Heidegger chez qui le Logos
est le Hen, l’Un. Objection : c’est en écrivant son erroné « pas du tout »
que Richardson accuse, sinon produit cette différence.
20. Lacan s’abstient également de signaler qu’il avait déjà eu
affaire à ce fragment d’Héraclite lorsque, en, 1966, il traduisit et
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34 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

« d’une petite poussée vers l’univers », l’éclair


démontrant qu’il n’y a pas d’univers, alors même que
l’on est, par « notre position subjective », « obligés
de penser le monde comme un univers ». Ainsi croit-
il pouvoir remonter jusqu’à l’énonciation elle-même
d’Héraclite et avancer qu’elle « procède d’une idée
véritablement principielle de l’hétérogénéité entre
les choses, disons, pour ne rien dire de plus21 ».
« Ne rien dire de plus », oui. TOUT EST LÀ. Et l’on
songe à Wittgenstein déclarant : « S’arrêter, voilà où
est ici la difficulté22. » L’instant d’un éclair s’entre-
voit ta panta. L’expérience de l’éclair laisse paraître
la diversité des choses. Tout se passe comme si
Lacan, par ce jeu comme nécessaire du divers et de
l’éclair, reconnaissait qu’il était exclu de demeurer

publia l’article « Logos » de Heidegger. Ta panta est alors rendu par


« l’ensemble de tout ce qui est présent », un rendu qui n’évoque nulle-
ment le divers. « Logos » ayant été écrit en 1944 à la suite d’un
semestre d’été à l’université de Fribourg consacré à l’enseignement
d’Héraclite sur le logos (Heraklits Lehre vom Logos), puis publié en
1951 dans le Festschrift für Hans Jantzen, on peut conjecturer que le
glissement du « tout » au « divers » eut lieu chez Heidegger lui-même
revenant avec Fink, quinze ans plus tard, sur le fragment 64
d’Héraclite. Cette référence première à Héraclite vaut d’être ici égale-
ment mentionnée par le fait que la question s’y trouve posée de savoir
si l’éclair est là en tant que Zeus. On pourra lire une première discus-
sion de ce pan dans la séance du 27 juin 1962 du séminaire
L’Identification.
21. J. Lacan, « Intervention sur la séance de travail “sur la passe”
du samedi après-midi 3 novembre 1973 », paru dans les Lettres de
l’École freudienne, n° 15, loc. cit.
22. Cité par Louis Sass dans Les Paradoxes du délire. Schreber,
Wittgenstein et l’esprit schizophrénique, trad. de l’anglais (États-Unis)
par Pierre-Henri Castel, Paris, Ithaque, 2010, p. 159. Pour une lecture
critique de cet ouvrage on pourra consulter www.jeanallouch.com
/document/221/2011-remarques-en-marge.htmlse.
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L’ingérence divine, s’en dispenser en psychanalyse 35

dans le divers, de se régler sur le divers. C’est pour-


tant ce qu’il tente dans cette même intervention du
vendredi 2 novembre 1973 à La Grande Motte, non
seulement s’agissant de la passe mais aussi au plan
de la clinique, en récusant la notion de « type
clinique ». La « vieille clinique », ainsi qu’il l’ap-
pelle alors, en créant des types, néglige le divers dont
elle prétend rendre compte et qu’elle ne fait qu’obli-
térer23. S’en tenir au divers, délaisser l’univers sans
plus rien en dire, voilà ce sur quoi une clinique qui
serait analytique est invitée à se régler. Elle le doit
d’autant plus que, comme je l’ai avancé sans rencon-
trer jusqu’à présent la moindre objection, « la
clinique, c’est le deuil », la façon singulière que
chacun invente de faire avec une endeuillante perte.
Question : est-il envisageable de délaisser l’uni-
vers, de se régler sur le divers, sans en finir avec la
mort de Dieu ? Sans offrir l’histoire et, du même pas,
l’avenir, ou encore la présence qu’offre tout grand
Récit au fantôme du Dieu mort afin que, se détour-
nant enfin de chacun, il accède à sa seconde mort ?

23. « Je voudrais faire une remarque, c’est que les sujets d’un
type, hystérique ou obsessionnel selon la vieille clinique, sont sans
utilité pour les autres du même type. Il est plus que concevable, il est
touchable du doigt tous les jours qu’un obsessionnel ne puisse donner
le moindre sens au discours d’un autre obsessionnel. C’est même de
là que partent les guerres de religion. »
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36 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

UN DIEU DE LA CASTRATION ?
Le jeu entre mort de Dieu et délaissement de
l’histoire se trouve chez Lacan, qui m’offre ainsi un
appui pour préciser le point où j’interviens dans
cette problématique, comment j’y interviens tout en
restant chez Lacan, et quel en est l’enjeu. Le
16 janvier 1973 (Encore), il est une nouvelle fois
question de Dieu dans un séminaire, « une nouvelle
fois » car – l’a-t-on déjà noté ? – il est beaucoup
question de Dieu dans les séminaires. Il en est ques-
tion au titre d’une thématique ou, plus justement, de
plusieurs thématiques qui se croisent, sinon se rejoi-
gnent ; mais Dieu y est aussi présent sous une moda-
lité plus étrange et qui n’a guère retenu l’attention,
à savoir une sorte de tic de langage qui fait dire à
Lacan, avec une belle régularité, « Dieu sait »,
« Dieu merci », « mon Dieu », ou encore, quoique
plus rarement, « bon Dieu », « grand Dieu », « Dieu
soit loué » (leurs occurrences sont répertoriées en
annexe). Ces mots ne sont d’aucune portée en ce qui
concerne le sens des propos tenus, quand bien
même ils ont le statut d’une marque énonciative24.
Leur insistante profération s’en trouve d’autant plus
notable et vaut donc appel à interprétation.
Le 16 janvier 1973, revisitant une thématique
très présente dans l’ensemble des séminaires, celle
qui lie l’existence de Dieu au langage, qui déporte
cette existence au lieu de l’Autre et, comme on l’a

24. Un exemple (tardif) : « Freud n’avait rien de transcendant :


c’était un petit médecin qui faisait, mon Dieu, ce qu’il pouvait pour ce
qu’on appelle guérir, ce qui ne va pas loin » (11 janvier 1977).
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L’ingérence divine, s’en dispenser en psychanalyse 37

entrevu, peut-être pour lui faire subir un traitement


inapplicable ailleurs (l’Autre existe-t-il ?), Lacan
déclare qu’« aussi longtemps que se dira quelque
chose, l’hypothèse de Dieu sera là ». Il vient alors
d’inventer un néologisme construit comme un mot
d’esprit à demi réussi : « Dieu », collapsé avec
« dire », donne « dieur ». Or, juste après avoir
enfoncé ce clou en avançant qu’« il est impossible
de dire quoi que ce soit sans aussitôt le faire
subsister sous la forme de l’Autre, de l’Autre aussi
dit la vérité » (à quelques lignes de distance, il n’est
plus question d’hypothèse mais bien de subsistance
de Dieu), de quoi va-t-il s’agir ? De l’histoire, et en
des termes qui ont pu en choquer plus d’un :
C’est une chose qui est tout à fait évidente dans le
moindre cheminement de cette chose que je déteste,
et que je déteste pour les meilleures raisons, c’est-à-
dire l’histoire. L’histoire étant très précisément faite
pour nous donner l’idée qu’elle a un sens quelconque,
alors que la première des choses que nous ayons à
faire c’est de partir de ce que nous avons là en face,
d’un dire qui est le dire d’un autre, qui nous raconte
ses bêtises, ses embarras, ses empêchements, ses
émois, et que c’est là qu’il s’agit de lire. Il s’agit de
lire, il s’agit de lire quoi ? Il s’agit de lire rien d’autre
[je souligne] que les effets de ces dires.
L’affaire présente quelque délicatesse, quand
bien même cette détestation de l’histoire fut
confirmée lorsque Jacques-Alain Miller témoigna, à
l’occasion du trentième anniversaire du décès de
Jacques Lacan, que celui-ci n’était habité par
aucune, absolument aucune nostalgie – ce que je
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38 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

crois parfaitement exact. Il est avancé que « le


moindre cheminement » (je souligne : le propos est
radical) de l’histoire rend particulièrement (et, carré-
ment, « tout à fait ») évidente la présence de Dieu
dans le dire. À quoi cela tient-il ? Au fait que l’his-
toire suggère, sinon contraint à penser qu’elle a un
sens. Pour autant, il n’est pas affirmé qu’un Dieu ne
serait pas présent en un dire qui serait autrement
fagoté (qui attesterait des bêtises, des embarras, des
empêchements, des émois).
En quelque sorte, délaisser l’histoire serait une
sorte de service minimum, de préalable, de déblaie-
ment du terrain pour que soit posée de façon mieux
ajustée la question de la subsistance de Dieu dans
quelque dire que ce soit. S’il convient de situer Dieu
en son lieu, le lieu de l’Autre, quelle en est la visée ?
Cela est dit deux séances de séminaire plus tard
(20 février 1973), lorsque Lacan, revenant sur son
parcours, signale que « cet Autre était quand même
bien une façon, je ne peux même pas dire de laïciser,
d’exorciser ce bon vieux Dieu ». Jacques Lacan
exorciste !
Un tel exorcisme ne signale-t-il pas que cette
présence de Dieu au lieu de l’Autre – sa sub-
sistance – est d’ordre fantomatique ? Et c’est donc
là que j’interviens en articulant la problématique
dont il vient d’être question (Dieu présent dans le
dire) à celle de l’entre-deux-morts que Lacan paraît
alors avoir oubliée, dont, en tout cas, il ne se sert
pas. En quelque sorte ou quelque sort, je me donne
ainsi le moyen de réaliser l’exorcisme ! Mais pour-
quoi, dira-t-on, s’y consacrer ? Parce qu’il comporte
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L’ingérence divine, s’en dispenser en psychanalyse 39

un enjeu de taille, dont la teneur pourra surprendre :


rien d’autre que ladite question du féminin ou, pour
l’énoncer autrement (et mieux sans doute) de l’Autre
sexe, de l’« Autresexe25 ». Faire s’évanouir le fan-
tôme de Dieu au lieu de l’Autre laisse entrevoir ce
que cette figure fantomatique masquait, ou masque,
ou aura masqué, et que, juste après s’être voulu exor-
ciste, Lacan suggère discrètement en disant trois
choses qu’il y a lieu de lire ensemble même si elles
paraissent ne pas bien tenir ensemble :
1) que ceux qui ont cru saisir récemment qu’il
avait affirmé que Dieu n’existait pas certes l’enten-
dent, mais le comprennent de façon un peu préci-
pitée ;
2) que l’existence de Dieu telle qu’il la conçoit ne
plaira pas aux théologiens qui, admet-il volontiers,
sont pourtant bien plus forts que lui à se passer de
l’existence de Dieu ;
3) que, s’il y a bien un Autre tout seul
(comprendre : différent d’un Autre divinisé), cet
Autre doit bien avoir quelque rapport avec l’Autre
sexe.
Le 15 novembre 1967, Lacan relevait qu’« il y a
une certaine façon d’opérer la réduction du champ
divin qui, en son dernier terme, en son dernier
ressort, est tout à fait favorable à ce que la poisson-
naille soit ramassée enfin dans le même grand filet »
(suivez mon regard). Certes. Pour autant, ce n’est pas
là tout. Car ce vidage de Dieu du lieu de l’Autre, s’il
va, chez Lacan, avec une sexuation de l’Autre, donne

25. J. Allouch, L’Amour Lacan, Paris, Epel, 2009, p. 314 et 337.


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40 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

corps à cette sexuation. Et ce corps est… féminin.


Comment s’opère, précisément le 11 mars 1975, le
passage du relais, de la marque du divin, entre Dieu,
pensé comme « prototype du Nom-du-Père », à une
femme qui serait pastoute ? La charnière, qui permet
cette bascule, est Dieu identifié comme « la femme
rendue toute ». Partant de là, une négation suffit,
dont l’intervention réalise la mort de ce Dieu-femme-
toute et laisse place à une femme pastoute, celle
dont l’homme attend sa castration26.
Lacan va jusqu’à la désigner ce jour-là comme
« Dieu de la castration » – pas moins. Cependant, il
y a un os, et l’indiquer ainsi, autrement dit user
d’une métaphore qui renvoie au phallus (« le sans
os »), est particulièrement approprié. Car il n’existe
pas, tout au moins selon Lacan ce jour-là, de femmes
susceptibles d’« ordonner » (c’est son mot) la castra-
tion. Pour quelle raison ? Le comique phallique, le
phallus y fait obstacle en ceci que, à son endroit, les
femmes « ne disent rien ». Ainsi continue d’« ek-
sister » la femme rendue toute, Dieu autrement dit.
Le chemin vers l’athéisme, vers cet athéisme où un
dieu femme pastoute ordonnerait la castration du
mâle, reste non parcouru. S’il le note, Lacan ne se
laisse pas aller à le déplorer.

26. Cette identité féminine de Dieu sera reprise par la suite. Cf.
séance du 18 novembre 1975, ou encore le 16 mars 1976 : « C’est
celui-là qu’on appelle généralement Dieu, mais dont l’analyse dévoile
que c’est tout simplement La femme. » Voir J. Allouch, « Hommage
rendu par Jacques Lacan à la femme castratrice », L’Évolution
psychiatrique, 1999 (également sur jeanallouch.com).
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L’ingérence divine, s’en dispenser en psychanalyse 41

DIEU DANS LES SÉMINAIRES : SURVOL


Dans les séminaires, certaines thématiques
concernant Dieu surviennent très tôt et sont ensuite
récurrentes (son existence, sa mort, le dieu de la
science, sa définition comme « je suis celui qui
suis », Dieu le père totémique, Dieu et le Nom-du-
Père, Dieu et l’Autre, Dieu et le langage, etc.), tandis
que d’autres y font leur apparition plus ou moins
tardivement pour être ensuite, elles aussi, plusieurs
fois questionnées (la jouissance de Dieu, la question
« Dieu croit-il en Dieu ? », et ce dieu femme dont il
vient d’être question). Cependant, un survol un peu
appliqué de ces propos donne lieu à deux
remarques.
1) On aura déjà lu la première : Lacan n’use
presque jamais du concept d’entre-deux-morts, qu’il
a pourtant à sa disposition au moins depuis L’Éthique
de la psychanalyse. Cela apparaît des plus étranges
chez quelqu’un qui ne cesse de revisiter sous divers
angles la question de l’existence de Dieu.
2) Jamais la question de la mort de Dieu n’est
abordée au lieu même, au lieu reconnu de sa profé-
ration, à savoir chez Nietzsche (Hegel seul est
mentionné, sans pour autant que Lacan s’intéresse
de près à sa version spéculative de la mort de Dieu).
Or, une telle négligence fournit un atout majeur à la
« poissonnaille » catholique qui, elle, va s’intéresser
de près, va lire dans sa littéralité et avec un foison-
nement d’intelligence et d’érudition l’annonce de la
mort de Dieu chez Nietzsche, mais aussi chez
Hölderlin et quelques autres.
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42 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

Certes, Lacan ne peut éviter de mentionner


Nietzsche. Une première fois (22 janvier 1964), c’est
pour dire comme en passant et sans justification
aucune qu’il s’agit d’un « mythe » lorsque Nietzsche
annonce la mort de Dieu (on le verra, ce n’est pas
Nietzsche mais un fou, un Forcené qui annonce cette
nouvelle). Une deuxième fois (25 mai 1966), voici
Nietzsche, associé à Karamazov, traité de « vieil
imbécile », pour avoir déclaré que Dieu étant mort,
tout est permis – l’auteur de ce propos ne paraissant
pas s’aviser que soutenir que « Dieu étant mort plus
rien n’est permis » (il le répète d’assez nombreuses
fois) a de fortes chances de relever d’exactement la
même sorte d’imbécillité. Que pourrait donc penser
un Jean-Luc Marion, pour ici ne mentionner que lui,
s’il en avait connaissance, d’un tel mépris à l’endroit
de Nietzsche27 ? Lacan fait parfois montre d’une
hauteur de ton qui ne peut que faire lui revenir en
boomerang le mépris dont il faisait parfois preuve à
l’endroit de certains, et non des moindres. Pourtant,
une troisième et dernière fois (18 mars 1970), il
reconnaît, mais sans s’en approcher, un « centre de
gravité » nietzschéen à l’annonce de la mort de Dieu.
En effet. Ainsi, ce combat, qu’il n’a pas mené en son
lieu, c’est en son lieu que je me propose de le mener.
Il ne faudra pas moins que cela pour apporter
quelque éclaircissement à un propos de Lacan

27. Un mépris que l’écrit ne résorbe pas. En 1950, il est question


de « la baudruche nietzschéenne » dans « Introduction théorique aux
fonctions de la psychanalyse en criminologie » (J. Lacan, Écrits, op.
cit., p. 130).
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L’ingérence divine, s’en dispenser en psychanalyse 43

(13 avril 1976) souvent cité mais que ces reprises


laissent à son illisibilité :
Supposer le Nom-du-Père, certes, c’est Dieu. C’est en
ça que la psychanalyse, de réussir, prouve que le
Nom-du-Père on peut aussi bien s’en passer. On peut
aussi bien s’en passer à condition de s’en servir.
Que veut dire cette équivalence qui fait que
supposer le Nom-du-Père est supposer Dieu ?
« Supposer » est inéliminable de ce propos qu’il ne
faut donc pas lire comme affirmant que le Nom-du-
Père est Dieu. Un propos antérieur (29 janvier 1969)
éclaire ce point : « Au départ, le père est mort, seule-
ment voilà : il reste le Nom-du-Père et tout tourne
autour de cela. » Ce Nom est un reste ; il est ce qui
reste, suppose-t-on, d’un père mort, d’un Dieu mort.
Ce Nom ne peut donc être que le nom d’un fantôme,
ne peut donc également qu’être un nom fantomatique,
qu’un fantôme de nom, qu’un fantôme lui-même.
Or, en tant que reste, il ne convient pas (raison
pour laquelle on est invité à s’en passer, via une
psychanalyse réussie), il n’est pas le reste qui
convient à la castration, autrement dit au désir, autre-
ment dit à l’enfer, autrement dit à la femme pastoute.
Freud citait Virgile en ouverture de sa Traumdeutung :
« Flectere si nequeo superos, Acheronta movebo » (« Si
je ne parviens pas à fléchir ceux d’en-haut, je ferai
bouger le peuple de l’Achéron28 ») – séparés par une

28. Je reprends ici, quoiqu’elle soit discutable, la traduction de


Jean-Pierre Lefebvre, afin d’indiquer à quel point est précieuse son
édition de L’Interprétation du rêve (Paris, Seuil, 2010), notamment
parce qu’elle signale les différentes strates de l’écriture de cet ouvrage.
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44 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

virgule, un conditionnel laisse place à beaucoup plus


décidé et osé, à un futur. Avec Lacan, il ne s’agit
plus d’une alternative mais d’un seul et même geste :
faire bouger le peuple de l’Achéron ne peut s’avérer
effectif qu’à avoir fait fléchir ceux d’en haut.
Moyennant quoi l’on apprend, car c’est Lacan qui a
raison, que Freud a donné le coup d’envoi de sa
Traumdeutung en énonçant une bêtise.
S’il y a tout de même quelque chose que Freud rend
patent, c’est que de l’inconscient il résulte que le désir
de l’homme c’est l’enfer et que c’est le seul moyen de
comprendre quelque chose. C’est pour ça qu’il n’y a
pas de religion qui ne lui fasse sa place. Ne pas
désirer l’enfer c’est une forme du Wiederstand, c’est
la résistance29.
Qu’avec un don gracieux de l’histoire et de
l’avenir au Dieu mort fléchisse le Nom-du-Père, ce
fantôme supposé, afin que son lieu soit un temps
occupé, pour être perdu, par le reste qui convient à
l’infernal désir. Qu’advienne en son lieu et place la
femme castratrice, dieu de la castration et néan-
moins humaine pour s’être réalisée comme pastoute
et donc, elle aussi quoique différemment de
l’homme, comme châtrée.

29. Jacques Lacan, « Réponse à Marcel Ritter », 1975.


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L’ingérence divine, s’en dispenser en psychanalyse 45

APERÇU CLINIQUE
Dans Solaire, un roman de l’auteur nord-améri-
cain Ian McEwan récemment traduit en français30, le
héros, dénommé Michael Beard, est un ancien prix
Nobel de physique qui, après son éminente élection,
mène une existence de minable tant sur le plan
professionnel, où il se contente de siéger dans des
commissions, de donner toujours la même confé-
rence, de participer, dans son laboratoire, à un projet
qu’il sait sans aucun intérêt, que sur le plan
personnel, où est en train de se déliter son
cinquième mariage. Sa vie érotique est faite de
quelques aventures, dont une, plus stable quoique
épisodique, a lieu avec une dénommée Melissa. Un
certain jour, il la rejoint chez elle, pour une brève
visite où, bien entendu, ils vont coucher ensemble,
baiser pour le dire d’une façon plus conforme au
contexte. Seulement voilà, ils commencent à parler,
ils boivent et, surprise, elle lui annonce qu’elle est
enceinte de lui (un enfant dans le dos). Il ne goûte
guère la plaisanterie, il lui fait remarquer qu’il aura
soixante-dix ans quand le gosse en aura dix ; il ne
trouve qu’un léger soulagement quand Melissa lui
déclare qu’elle ne lui demande rien (elle travaille,
gagne de l’argent), qu’elle n’attend rien de lui, qu’il
peut très bien ne pas s’en mêler, qu’il restera quoi
qu’il en soit l’homme de sa vie. Ils se dirigent tout de

30. Ian McEwan, Solaire, trad. de l’anglais par France Camus-


Pichon, Paris, Gallimard, 2010. Les citations sont extraites des
pages 255-257 de l’ouvrage.
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46 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

même vers la chambre, où il la déshabille, l’allonge


sur le lit, la caresse de cette manière experte qui est
la sienne avant de lui-même se dévêtir de façon non
moins tristement assurée. Il se rend bientôt compte
que, tout en lui caressant le sexe, elle lui parle. De
quoi d’autre pourrait-elle donc lui parler, si ce n’est
de cet enfant qu’elle aime déjà ? Elle l’aime lui
aussi, bien entendu, et espère que ce bébé, il l’ai-
mera : « Dis que oui, je t’en prie, dis que tu l’ai-
meras… » Elle le lui arrache, ce « oui », car, pense-
t-il sous commande surmoïque, il eût été « indécent
de ne pas acquiescer », tout en ne le jugeant pas
vraiment mensonger. Le décor ainsi planté, pour la
suite la citation s’impose :
Il regrettait qu’elle lui ait rappelé l’existence de cette
grossesse. Après de longues minutes, le moment
approchait où, selon le code de bonne conduite
sexuelle, il devait se préparer, accompagner la
descente stridente de sa partenaire vers l’orgasme
final, mais il prit conscience qu’il n’était pas prêt,
qu’il n’y arriverait sans doute pas.
Intervient alors un point de bascule qui signe que
cette Melissa, dans cette épreuve « fatidique », n’est
pas, pour lui, le dieu de la castration, cette femme
pastoute dont Lacan désespérait qu’elle existât
jamais : il recourt, en imagination, à d’autres femmes
(suite immédiate du récit).
Aussi pénétra-t-il in extremis dans un théâtre désert et
familier, pour asseoir au premier rang et auditionner
quelques femmes de sa connaissance, les faisant
défiler sur scène au rythme infernal de ses pensées.
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L’ingérence divine, s’en dispenser en psychanalyse 47

Elles apparurent dans des poses expérimentales, dans


des tableaux vivants où il figurait comme par magie.
Il convoqua puis élimina la fille de Milan, une bio-
physicienne iranienne, et Patrice, une habituée.
Enfin, il arrêta son choix : l’employée des services
d’immigration au bras paralysé [il n’a pas couché avec
elle, c’est le bras paralysé qui ici compte]. Il la laissa
descendre tranquillement de son tabouret et ils baisè-
rent debout contre son bureau, devant cinq cents
voyageurs morts d’ennui qui attendaient avec leurs
passeports. Pour Beard, faire l’amour en public parmi
des passants indifférents était un fantasme incroya-
blement érotique, qui eut l’effet escompté. Il put jouir
dans les temps.
Cet appel au fantasme évoque le mot de Lacan :
« Le fantasme fait le plaisir propre au désir31. » Et
on l’a cru32 ! On n’a pas vu, comme cela transparaît
nettement ici, que cela revient à ravaler l’acte sexuel
au rang d’une masturbation (à deux). Car il ne peut
y avoir d’acte sexuel, au sens du non-rapport sexuel,
que lorsque le fantasme n’intervient précisément
pas, que lorsque toute velléité d’un recours au
fantasme ne se présente tout simplement pas au
partenaire mâle, n’est en rien par lui évoquée. Alors
seulement, dans l’acte sexuel, une femme sera inter-
venue comme pastoute, aura ordonné la castration,
donc le désir.

31. Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 773-774. On ne


saurait négliger la date de formulation de ce mot : 1963.
32. Voir ma critique de la fonction attribuée au fantasme dans
Jean Allouch, Ça de Kant, cas de Sade, Cahiers de L’Unebévue, Paris,
L’Unebévue éd., 2001.
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48 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

Melissa, pauvrette, mais qu’il n’y a aucune raison


de supposer innocente pour autant, n’a rien vu ni su
de l’« escapade » de son amant dans le fantasme ;
elle ne s’est pas aperçue qu’elle n’était pas seule
dans le lit avec lui. La voilà stupidement comblée,
car elle a obtenu de lui, tout en baisant, sa déclara-
tion d’amour à l’endroit de l’enfant à venir, finale-
ment accompagnée de leur accès, chacun, à l’or-
gasme. Pâmée, elle lui dit alors : « Merci, mon chéri.
Je t’aime, Michael, je t’aime. Tu m’es si cher. » On
ne saurait mieux faire en manière de malentendu
amoureux, un malentendu dont un des bénéfices est
de maintenir, dans l’acte même, l’horizon d’un
possible rapport sexuel.
Cette femme castratrice, qui ne cesse pas de ne
point advenir, ainsi que le montre ce récent roman,
qui donc laisse sa place putative au fantôme du dieu
mort, de quelle façon lui donner sa chance qui est
aussi celle du mâle, leur seule chance, selon Lacan ?

QUEL BIAIS POUR LA CHOSE ?


RETOUR SUR LE DIVERS
On ne saurait sans quelque biais s’engager sur ce
chemin. Aussi est-ce une nouvelle fois Heidegger et
Fink tournés vers Héraclite qui vont maintenant
ouvrir le chemin, celui qui serait, autant que faire
se peut, approprié à la mise à mort du fantôme de
Dieu, à la naissance de la femme castratrice qui
s’appellerait Ariane, si toutefois elle existait, et à un
homme enfin châtré. Ce biais, d’ailleurs, est fort
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L’ingérence divine, s’en dispenser en psychanalyse 49

proche de celui de l’analyse, dès lors qu’une inter-


prétation réussie est exactement cela : une interven-
tion de l’éclair laissant apercevoir une diversité.
Comment procèdent Fink et Heidegger avec
Héraclite ? On n’a pas dit grand-chose quand on
répond : ils le commentent. Ils ont en main les frag-
ments d’Héraclite tel que Diels les a mis en ordre et
numérotés33. Ces fragments proviennent des mul-
tiples sources qui ont cité Héraclite ici et là, et leur
mise en ordre, issue, pour une part, des préjugés qui
habitent Diels, ne leur convient pas nécessairement.
Tant et si bien qu’ils se trouvent confrontés à un
fatras d’énoncés, qu’il va bien leur falloir prendre
par un certain bout (le fragment 64, précisément,
dont la première mention connue est une citation
transcrite huit cents années après la mort
d’Héraclite), un peu comme l’analyste a affaire au
texte de l’analysant dont il néglige la mise en ordre.
On approche de la démarche élue par Fink et
Heidegger lorsqu’on prend acte qu’ils parlent avec
Héraclite et qu’Héraclite (son fantôme) parle avec
eux (p. 21). Parler, oui, peut-être, mais comment ?
Non pas, comme l’affirme Élisabeth Roudinesco,
afin de « découvrir dans l’autre ce qui est en soi34 » ;

33. Voir, à ce propos, Barbara Cassin, Jacques le Sophiste, Paris,


Epel, 2012.
34. Ladite « capacité de lire dans l’autre ce qui est en soi », que
Lacan dénommait « connaissance paranoïaque », caractériserait selon
cet auteur (dans sa contribution à l’ouvrage collectif Lacan avec les
philosophes, Paris, Albin Michel, 1991) la lecture de Heidegger par
Lacan. C’est bien plutôt de lire dans l’Autre ce qui est en l’Autre qu’il
s’agit, aussi bien pour Heidegger lisant Héraclite que pour Lacan
lisant et traduisant Heidegger.
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50 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

pas non plus à l’aide de concepts ni même


d’énoncés, car Heidegger soutient la thèse très auda-
cieuse selon laquelle il n’y a, chez les Grecs, ni
concepts (p. 43 et 45) ni énoncés. On peut peut-être
l’admettre jusqu’à Platon ; mais affirmer, comme il
le fait, que c’est également le cas chez Aristote appa-
raît un point de vue singulièrement osé de la part
d’un professeur de philosophie. Quoi qu’il en soit,
faute de concepts et d’énoncés, ce sont d’autres frag-
ments d’Héraclite qui vont permettre de lire un de
ses fragments, ce qui engendre une difficulté, sinon
une mise en abyme, car les fragments, tous les frag-
ments plus précisément (p. 97), qui vont servir à la
lecture d’un fragment ne sont pas plus immédiate-
ment lisibles que celui qu’ils sont censés permettre
de lire. Comment, dès lors, sortir de ce « cercle
herméneutique » (p. 27-28 sq.) ? Offre une issue une
autre thèse de Heidegger, corrélative de celle déjà
mentionnée : « Dans les propositions de la langue
archaïque parle la chose (Sache) et non la significa-
tion » (p. 81). Ainsi peut s’engager une lectio diffici-
lior, celle qui permet que « la chose vienne au
paraître » (p. 104-105), une chose d’ailleurs « inac-
cessible à la représentation » (p. 107) – et là les
oreilles lacaniennes ne peuvent que s’ouvrir large-
ment. Cette lecture, où le lecteur ferait l’expérience
de la chose elle-même dont Héraclite a fait l’expé-
rience, à savoir celle où « le tout jette un éclair »
(p. 124), quelle est-elle ? Heidegger le précise : elle
néglige la signification des énoncés, elle saute par-
dessus la signification pour ne relever que les mots
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L’ingérence divine, s’en dispenser en psychanalyse 51

d’Héraclite dans leurs rapports entre eux et dans


leurs rapports aux choses et, par-delà les choses, à
la chose d’Héraclite. Ainsi les termes du fragment
64 (« la foudre », « gouverner », « l’univers ») vont-
ils renvoyer les deux lecteurs de ce fragment aux
autres occurrences de ces mêmes termes, en grec
évidemment (on retrouve par exemple le
« gouverner » dans le fragment 41), ou encore aux
événements, aux choses qu’ils évoquent (la foudre
renvoie aux occurrences du feu, pyr, le feu renvoie à
Zeus, etc.). Ainsi est censée se renouveler telle quelle
l’expérience qu’a eue Héraclite de la chose. On note
une parenté de cette démarche avec celle de Lacan
« traduisant » Heidegger. Voici en effet ce qu’il en
dit, qui est aussi un témoignage qu’il était averti de
ce qui vient d’être indiqué : « Quand je parle de
Heidegger, ou plutôt quand je le traduis, je m’efforce
de laisser à la parole qu’il profère sa signifiance
souveraine35. »
On ne saurait mieux dire comment procèdent
Fink et Heidegger avec Héraclite. Mais il s’agit aussi
de l’analyse selon Lacan, où le renvoi de signifiant
en signifiant débouche sur un événement qui a nom :
chute de l’objet a. Certes, ce parallélisme mériterait
d’être envisagé de plus près. On en retiendra ici le
biais, à savoir le saut par-dessus la signification des
énoncés qu’appelle le souci de rejoindre la chose.
Ne s’agit-il pas également de cette même démarche
mise en œuvre par Heidegger et Fink lorsque Lacan,

35. J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 528 (ce texte est de 1957).
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52 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

à Vienne, le 7 novembre 1955, dit avoir affaire à la


chose freudienne ? Différent en cela d’un Jean
Laplanche qui, des années plus tard, lira, lui, les
énoncés de Freud (traducteur de Freud, c’est leur
sens qui prime), Lacan règle son rapport à Freud sur
la chose freudienne et il ne fait guère de doute qu’il
doive cette si singulière orientation notamment à
Heidegger, précisément à la conférence « La
chose36 ».

36. Plusieurs données étayent cette conjecture. Heidegger


prononça cette conférence devant l’Académie bavaroise des beaux-
arts le 6 juin 1951 ; elle fut publiée dans l’Annuaire de l’Académie dès
1951. Du 27 août au 4 septembre 1955, Heidegger se rendit aux
Entretiens de Cerisy qui faisaient suite à la publication du recueil
Vorträge und Aufsätze (1954), qui comporte notamment « La chose »
et dont une traduction (Essais et conférences) parut chez Gallimard en
1958. La préface de cette traduction, signée André Préau, est de Jean
Beaufret, introducteur de Heidegger en France, directeur des susdits
Entretiens et analysant de Lacan dès le début des années 1950 (un
bon mot, issu de cette analyse, fit le bonheur de Philippe Sollers). La
conférence de Lacan à Vienne eut donc lieu deux mois après cette
visite de Heidegger en France. En 1950, Lacan, ayant déjà lu Sein
und Zeit, s’en était allé rendre visite à Heidegger à Fribourg ; il
traduisit peu après (1951) l’article « Logos ». On n’a pas d’indication
que Lacan se soit rendu aux Entretiens de Cerisy consacrés à
Heidegger. En revanche, il organisa alors, à Guitrancourt, sa résidence
secondaire, une fête en l’honneur du philosophe et de sa femme
(Élisabeth Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en France, t. 2,
Paris, Seuil, 1986, p. 309). Outre ces données factuelles, on pourrait
faire l’inventaire des thématiques que, dès le « Rapport de Rome »,
Lacan emprunte, le signalant ou non, à Heidegger, à commencer par
le célèbre « Moi la vérité je parle », heideggérien en diable, et encore
actif dans le séminaire consacré par Heidegger et Fink à Héraclite.
Concernant la vérité, Lacan fera état de sa dette envers Heidegger :
« Heidegger nous découvre dans le mot alêtheia le jeu de la vérité »
(Le « Séminaire sur la lettre volée », prononcé le 26 avril 1955, écrit
mi-mai, mi-août 1956, Écrits, op. cit., p. 21). La visite de Heidegger
à Cerisy puis chez Lacan eut donc lieu exactement entre le moment
où Lacan a dit et celui où il a écrit le « Séminaire sur la lettre volée ».
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L’ingérence divine, s’en dispenser en psychanalyse 53

Pourquoi donc la chose freudienne ? Pourquoi


pas, simplement, Freud ? Cela est dit dans la confé-
rence : parce que « le champ37 dont Freud a fait l’ex-
périence dépassait les avenues qu’il s’est chargé de
nous y ménager38 ». Or, se régler sur la chose de
Freud, sur la chose d’Héraclite, cela ouvre un abîme.
Comment savoir que tout énoncé que l’on va être
amené à produire en tenant ce fil relèvera bien de
la chose ? Cela, le biais élu par Heidegger et Fink
lecteurs d’Héraclite est censé le garantir.

ENVOI

Son rapport à la chose, Lacan ne le tient pas du


seul Heidegger, quand bien même ce dernier a pu
l’inciter à y revenir en 1955, puisqu’on le trouve
chez lui dans un écrit du tout début de la mise en
branle de sa plume, son unique poème connu,
d’abord envoyé à l’ami Ferdinand Alquié en 1929,
puis publié en 1933 non sans quelques remar-
quables modifications, notamment l’adjonction d’un
titre, repris, enfin, en 1977, dans Le Magazine litté-
raire, un vers ayant alors été omis. Qu’y trouve-t-on ?
Dès 1929, outre les choses, dont le « je » du poème
serait l’immortel amant, le panta rhei, mais aussi le

37. Sur cette notion de « champ freudien » et sur les dérapages


auxquels sa négligence donne lieu, on pourra se reporter à mon inter-
vention « Anthropotropisme » sur jeanallouch.com/document/232/
2011-anthropotropisme.html.
38. J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 404.
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54 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

« dieu privé de sens ». Comme si, dès 1929, tout était


déjà là !
Ce poème qui donc, telle une note maintenue
sonore, traverse presque entièrement le parcours de
Lacan (1929-1977), qu’il n’a donc pas renié, a donné
lieu à plusieurs travaux : 1) en 1998, Dany-Robert
Dufour publie Lacan et le miroir sophianique de
Boehme39 ; 2) en 2001, Annick Allaigre-Duny publie
une remarquable étude critique du poème40 ; 3) en
2009, Annie Tardits fait paraître dans l’ouvrage
L’Impensable qui fait penser41 une non moins
passionnante lecture du sonnet où elle nuance l’in-
terprétation boehmienne, ce qui lui permet de faire
notamment place à… Héraclite. Elle le peut d’au-
tant plus légitimement que Lacan se livre à tout un
trafic avec le panta rhei, présent dans la version
écrite à Alquié, absent, en revanche, de celle
publiée quatre ans plus tard, mais aussi porteur
d’une bizarrerie (effacée dans la transcription de
Dufour) qui paraît bien être en effet soit un lapsus
calami, soit un jeu verbal comme tel voulu. De sa
blanche main, Lacan écrit panta rhuei. Ce qui ouvre
à Tardits la possibilité d’entendre dans cet étrange
rhuei, inconnu du lexique grec, le ruo latin, non pas
« tout s’écoule » mais « tout s’écroule ».

39. Dany-Robert Dufour, Lacan et le miroir sophianique de


Boehme, Paris, Cahiers de L’Unebévue/Epel, 1998.
40. Annick Allaigre-Duny, « À propos du sonnet de Lacan
“Hiatus irrationalis” », L’Unebévue, n° 17, 2001.
41. Pierre-Antoine Fabre, Annie Tardits et François Trémolières
(sous la dir. de), L’Impensable qui fait penser. Histoire, théologie,
psychanalyse, Paris, Seuil, 2009.
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L’ingérence divine, s’en dispenser en psychanalyse 55

Tardits a aussi noté ce qu’apporte ce poème


concernant cette « femme pastoute » dont il a été
question et dont l’existence, si elle était effective,
signerait la mort de Dieu. Lorsqu’il lui est envoyé,
rappelle-t-elle, Alquié traverse une crise qui évoque
celle, mélancolique, sérieuse, que connut Lacan vers
ses vingt ans et qui, comme celle d’Alquié, charrie
avec elle un rejet du christianisme. En août 1929,
Alquié est mis à mal par l’amour d’une femme.
Quant à Lacan, la dédicace du poème de 1929,
écartée, elle aussi, en 1933, signale un semblable
rapport quasi identitaire femme/mélancolie :
Melancholiae Tibi Bellae, « à toi, belle mélancolie ».
Les intempestives majuscules indiquent qu’il y a
anguille sous roche. M.-T. B., convoque, de façon à
peine masquée, Marie-Thérèse Bergerot, alors
amante de Lacan42. Malheureux, Alquié quitte Paris
et, le 16 octobre, Lacan lui écrit une lettre y joignant
fort probablement ce poème qui ne s’intitulait pas
encore du terme boehmien Hiatus irrationalis (plus
exactement, repris d’Alexandre Koyré commentant
Boehme). Le sonnet, remarque encore Tardits, est
proche thématiquement de la « Note sur le désir »
écrite par Alquié en 1928. Ayant pris quelque recul,
Alquié, revenant sur son expérience amoureuse,
peut noter, dans ses Cahiers d’écolier, qu’il a « connu
une femme qui n’a pas d’au-delà, dont la réalité de

42. En grec. Traduction (qu’ici Sandra Boehringer soit remerciée,


à qui je dois cette note) : « Sans qui je ne serais pas ce que je suis. »
Plus littéralement et dans un mauvais français : « Que – elle n’étant
pas à mes côtés – je ne serais pas devenu ce que je suis devenu. »
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56 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

chair borne mon horizon, et qui m’empêche de croire


en Dieu » (cité par Tardits). L’indication est
précieuse : cette femme pastoute, ordonnatrice de la
castration, contraignant à délaisser Dieu, serait telle
qu’elle n’aurait pas d’au-delà. Elle seule permettrait
enfin à l’homme de n’être plus théophore, ou à Dieu
de vider les lieux. On la dira sacrée, en retenant la
définition du sacré que livre Jean-Luc Godard dans
Notre musique : « Pas de profondeur, pas d’illusion :
le sacré. »
Dans le poème de Lacan, seul un incessant (fati-
gant ?) désir des choses, des formes, empêche le
« je » de se perdre. Le poème s’élève sur fond de
mélancolie. D’une mélancolie faite femme, comme le
suggère le jeu crypté avec les trois lettres M.-T. B. ?
Sa guérison consisterait-elle en ce qu’une femme
enfin pastoute advienne comme la chose ?
D’autres questions se posent. Lacan s’en est-il
tenu à la chose freudienne ? Ou bien y a-t-il lieu
d’admettre qu’il y a bien quelque chose comme une
chose lacanienne ? Ou encore une « chose psycha-
nalytique », comme Lacan l’écrit dans « La chose
freudienne43 » sans questionner la possible incom-
patibilité de ces deux dénominations, chose freu-
dienne, chose psychanalytique ? Ou une femme
enfin advenue comme la chose ? Cette dernière
possibilité ne heurtera que ceux qui n’ont pas su
accueillir le bon mot de Lacan qui, loin de répugner
à l’usage du terme « relation d’objet » afin de carac-

43. J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 420.


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L’ingérence divine, s’en dispenser en psychanalyse 57

tériser le rapport de quiconque au semblable, préci-


sait même, le 19 juin 1957 : « Plût au ciel qu’il le
fût, un objet. » Si la chose parle, comme le croient
Heidegger, Fink et Lacan, ce dernier croyant même
qu’elle s’adresse à lui44, rien ne fait obstacle à ce
qu’elle soit femme et qu’ainsi advienne, effective, la
seconde mort de Dieu.
Cette possibilité est comme telle marquée tout à
la fin de « La chose freudienne ». Elle se dit ainsi :
« Diane peut-être… ». Je lis, aujourd’hui, « Ariane
peut-être… », afin ne plus négliger l’annonce nietz-
schéenne de la mort de Dieu. Et Lacan de poursuivre

44. « Ce n’est pas de lui [le sujet] que vous avez à lui parler, car
il suffit à cette tâche, et ce faisant, ce n’est même pas à vous qu’il
parle : si c’est à lui que vous avez à parler, c’est littéralement d’autre
chose, c’est-à-dire d’une chose autre que ce dont il s’agit quand il
parle de lui, et qui est la chose qui vous parle [je souligne], chose qui,
quoi qu’il dise, lui resterait à jamais inaccessible, si d’être une parole
qui s’adresse à vous [je souligne] elle ne pouvait évoquer en vous sa
réponse […] » (J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 419-420). Confronté au
rapport de Heidegger et Fink à Héraclite, le rapport dont il est ici
question, celui de l’analyste et de l’analysant, présente une similarité
et deux différences. Le trait commun, l’« heideggérianisme » de
Lacan, tient au « fait » que la chose parle. Cependant, Lacan n’envi-
sage pas de purement et simplement rejoindre l’expérience qui aurait
été celle d’Héraclite, de sa chose, ou, dans son cas d’analyste, celle
de l’analysant, de la chose qui parle à travers lui. Il ne suppose pas
donnée cette expérience et, en ce sens, il s’avère donc moins ambi-
tieux que Heidegger et Fink. En un autre sens, il l’est davantage
cependant, en supposant que l’analysant s’adresse à lui, une suppo-
sition absente chez Heidegger et Fink qui n’ont jamais cru
qu’Héraclite s’adressait à eux, et donc également que d’eux, de leur
accueil de la parole de vérité de la chose, dépendait la constitution
elle-même de l’expérience de la chose. Avec cette réserve, cependant,
que ce « lui » de l’analyste, censé ouvrir l’analysant à l’expérience de
la chose, est, par-delà la troisième personne, impersonnel (Lacan ne
délire pas, pas ici).
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58 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

en un poème cette fois masqué, son second et


dernier poème connu, en alexandrins :
Actéon trop coupable à courre la déesse,
Proie où se prend, veneur, l’ombre que tu deviens,
Laisse la meute aller sans que ton pas se presse,
Diane à ce qu’ils vaudront reconnaîtra les
[chiens45…
De la mort d’Héraclite, l’Éphésien, l’Obscur, on
dit ceci, repris par Annie Tardits en ces termes :
« Son corps exposé et rendu méconnaissable par le
cataplasme de bouse de vache qui l’enveloppait,
devenu cadavre, aurait été dévoré par les chiens. »
On songe au sauvage assassinat de Pasolini46.

45. Précisions : « à courre » : poursuivre ; « veneur » : officier d’un


groupe de chasseurs.
46. Pour une récente mise au point sur cet assassinat, on consul-
tera Hervé Joubert-Laurencin, « Pino Pelosi », Dictionnaire des meur-
triers, à paraître.
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Chapitre II

« En effet, Jacques… »

DE QUELQUES TRAITS DÉRANGEANTS


Nul doute qu’une grande affection liait les deux
frères, Jacques, l’aîné, et son cadet, Marc-François,
tous deux Lacan de nom.
Afin de localiser d’emblée le problème que pose
et, peut-être, qu’éclaire leur fraternité, voici trois de
ces sortes de traits, apparemment mineurs, dont
Freud a su souligner, voire révéler l’importance.
I. Le premier est un geste d’effacement, sinon de
censure. Jacques, en 1932, consacre à Marc-
François, son « frère en religion », une des très
nombreuses dédicaces de sa thèse de psychiatrie1.
Cependant, en 1975, il gomme cette indication dans
la seconde édition de cette thèse. Quelle portée
donner à cette dédicace, puis à sa suppression ?
Jacques et Marc-François sont frères, certes, et pas
seulement au sens de l’état civil, mais le sont-ils « en
religion » ? Et puisque Marc-François était claire-
ment, lui, un « frère en religion » (frère Marc-
François), qu’en fut-il de Jacques ? A-t-il bien été

1. On pourra lire, dans Jean Allouch, Marguerite, ou l’Aimée de


Lacan (2e édition revue et augmentée, Paris, Epel, 1994, p. 637-641),
l’ensemble de ces dédicaces.
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60 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

un temps, comme il le signalait lui-même en 1932,


frère en religion de son frère en religion ? A-t-il
ensuite délaissé cette position ? Quand ? Et, s’il en
est ainsi, avec quel(s) reste(s) ?
II. D’autant, deuxième trait, qu’ils ne sont peut-
être pas seulement frères mais qu’ils sont à l’occa-
sion, « le même », qu’ils ne font qu’un. Avancer cela
est bien évidemment une absurdité, mais lorsqu’une
donnée textuelle invite à penser une absurdité, il
serait plus absurde encore de chasser de l’esprit
cette absurdité qui s’impose au nom de ceci qu’elle
est une absurdité (une autre leçon de Freud). Or, une
telle donnée textuelle est bien là, présente dans l’ou-
vrage Dieu n’est pas un assureur, signé Marc-
François Lacan2. Il s’agit d’un recueil de textes
comprenant, notamment, le sermon prononcé par
Marc-François à la mémoire de son frère le
10 septembre 1981 en l’église Saint-Pierre-du-Gros-
Caillou, un sermon d’abord publié dans Littoral en
19943. L’orateur y salue la mémoire de son frère,
Jacques Lacan donc, en le dénommant simplement
« Lacan », non pas une seule mais plusieurs fois.
N’est-ce pas étrange, cette manière de parler de
quelqu’un en le désignant du nom que l’on porte soi-
même, cette indistinction, ou, pour parler en logi-
cien, cette équivoque de la référence ?

2. Marc-François Lacan, Dieu n’est pas un assureur. Œuvres 1,


Anthropologie et psychanalyse, Paris, Albin Michel, 2010.
3. « Sa sainteté le symptôme », Littoral, n° 41, novembre 1994.
Cela fait donc maintenant seize ans que la question du rapport de
l’analyse et de la catholicité a été explicitement ouverte dans l’École
lacanienne.
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« En effet, Jacques… » 61

En outre, le 6 mars 1986, Marc-François Lacan


viendra à la place exacte qu’a occupée tout un temps
Jacques Lacan faisant séminaire. C’était à l’ENS,
salle Dussanne, et la conférence de Marc-François
n’était pas moins ambitieuse que le propos de Lacan
à l’époque, ce qui se voit déjà au fait qu’il avait
choisi pour titre rien de moins que la question
« Qu’est-ce que la vérité ? » Si cette question a
traversé toute l’histoire de la philosophie, Marc-
François fait cependant remarquer qu’elle fut aussi
une question que Pilate posait à Jésus peu avant de
le livrer aux Juifs – ce dont on n’entend guère parler
quand on suit des cours de philosophie.
Non moins remarquable apparaît le fait que
Marc-François conclut sa conférence en citant son
frère, en lui offrant ainsi le dernier mot, mais un
dernier mot porté par sa voix. Est-ce bien alors la
propre voix de Marc-François ? N’est-ce pas celle de
Jacques, un peu comme la voix de François Perrier
aurait été celle de Jacques Lacan, l’aurait été sans
l’être, l’aurait été d’autant plus si Perrier avait
accepté de prononcer le texte écrit par Jacques
Lacan qui se voulait « fondateur » de l’École fran-
çaise de psychanalyse ?
Marc-François aimait citer l’Épître aux Hébreux
(11,4) : « Mort, il parle encore. » Il prend très au
sérieux cette indication, ce au point de la trouver
« vérifiée » lorsque, après le décès de son frère, il
eut l’occasion – et revoici un personnage déjà
présent lors de la non-fondation de l’École freu-
dienne de Paris – d’entendre sa voix au magnéto-
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62 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

phone, notamment la phrase suivante, qu’il cite, fait


sienne, et interprète : « L’être ne naît que de la faille
que produit l’étant de se dire. » Un tel propos est
parfaitement assimilable par et dans un certain
catholicisme, Marc-François s’emploie à le montrer.
Jusqu’à un certain point, Marc-François parle en
Jacques, au sens où l’on peut dire de quelqu’un qu’il
se comporte en… qu’on mette là tout ce que l’on
veut, un adjectif, un substantif, peu importe. Jacques
parle-t-il en Marc-François ? La question se pose de
manière d’autant plus pressante que les deux frères
ont, dans leur jeunesse, fait un pacte (diabolique ?),
celui de consacrer leur vie, chacun, à la recherche
de la vérité. Marc-François s’y est tenu ; pour
Jacques, que Marc-François qualifie de « témoin de
la vérité », cela reste une question…
III. Autre point discret à noter : dans une lettre à
Jacques Sédat datée du 3 décembre 1982, Marc-
François Lacan livre ce qui mérite bien plus que le
simple nom d’information. Il lui écrit que « Jacques,
au début de sa carrière a, pendant un certain temps,
signé : Jacques-Marie (avec trait d’union, comme
pour Marc-François), puis Marie a disparu de la
signature4 ». Quels textes ont ainsi été signés ? Je
n’en connais aucun5. Et quand « Marie » a-t-il
disparu de cette signature, emportant avec lui son

4. M.-F. Lacan, Dieu n’est pas un assureur, op. cit., p. 194.


5. Les premiers textes connus, dits « psychiatriques », à
commencer par celui de 1926, et les lettres de cette époque sont déjà
signés Jacques Lacan (http://www.ecole-lacanienne.net/pastoutlacan
20.php).
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« En effet, Jacques… » 63

trait d’union avec Jacques ? Une nouvelle fois ici


pèse le manque d’une « archive Jacques-Marie
Lacan ». Cependant il est à noter que, quelques mois
avant que Sédat ne me fasse obligeamment parvenir
l’ouvrage de Marc-François qu’il a préfacé, je
publiai L’Amour Lacan où précisément « Marie » est
situé comme étant le nom générique de chaque
analysant de Jacques Lacan6. Je répondis ainsi à la
question qui était venue sous la plume de Marc-
François (suite immédiate de la citation ci-dessus) :
« Quelqu’un pourrait-il donner le sens de ce fait [la
disparition de « Marie »] ? En tout cas, poursuit
Marc-François, il en a un7. » Un analyste n’en
saurait douter. D’autant que Marc-François perdit
lui aussi son prénom de « Marie », mais, cette fois,
on sait exactement quand et quelque peu pourquoi :
le 8 septembre 1931, disant ses vœux de moine
bénédictin, il choisit de substituer « François » à
« Marie », en hommage à saint François d’Assise

6. « Marie » figurait aussi dans le prénom de Marie-Thérèse


Bergerot (il lui rend hommage en 1929 de façon chiffrée dans son
poème « Panta rhei », puis, en 1932, dans une des dédicaces de sa
thèse, avant d’effacer ces deux gestes respectivement en 1933
et 1975), également dans le nom de sa première femme : Marie-Louise
Blondin (elle était appelée « Malou », ce qui isole et ainsi distingue
le « Ma » de « Marie »), ainsi que dans un des prénoms de leur
premier enfant : Caroline Marie Image. Ce premier mariage reçut la
bénédiction de l’Église, tandis que sa rupture s’accompagna d’une
demande de Jacques Lacan à son frère afin que celui-ci intervienne
auprès du Vatican pour qu’en soit déclarée l’annulation. On sait aussi
que Judith, fille qu’il eut avec Sylvia Bataille le 3 juin 1941, fit sa
première communion catholique le 21 mai 1953, qu’elle fut donc
baptisée, comme l’avaient été ses trois premiers enfants.
7. M.-F. Lacan, Dieu n’est pas un assureur, op. cit., p. 194.
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64 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

(avec son « À toi, Marc », de la dédicace de sa thèse,


Jacques laisse de côté le « François »). On ne sait ce
qu’il advint pour leur sœur Magdeleine-Marie, née le
25 décembre 1903, si ce n’est que, pour le moins
dans l’usage, seul prévalait le prénom Madeleine.
« Marie », perdu par ces trois enfants8, est une
anagramme stricte d’« aimer », ce verbe pris à l’in-
finitif, tandis que sa conjugaison homophonique
« aimée » renvoie au nom donné par Jacques Lacan
à la patiente de sa thèse, une patiente dont on peut
lire « Marie » dans le prénom « Marguerite ».
Entre les deux frères, Madeleine, leur sœur, a un
statut à la fois particulier, décisif et bien caracté-
risé : elle est « la petite fourmi entre deux aigles9 ».
À lire cette formule, c’est à Lautréamont et à
Duchamp que l’on songe, car cela est « beau comme
la rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine
à coudre sur une table de dissection ». Les deux
aigles pourraient-ils être tels sans la petite fourmi ?
Sans doute pas. Mais comment une fourmi peut-elle
faire un aigle, voire deux aigles ? Les aigles ne
mangent pas les fourmis. Ou qu’un aigle soit un
aigle ? Et deux aigles deux aigles ? Cette configura-
tion à trois, faite de deux semblables et d’un diffé-

8. Raymond Lacan, né en 1902, décédé en 1904, aura très tôt


occupé la place du mort dans ce qui peut être vu comme une fraternelle
partie de bridge. C’est tout au moins ce que suggère le fait que Jacques
Lacan ait présenté le bridge comme figurant au mieux la relation analy-
tique, duelle en apparence. Filant la métaphore, on conclurait que c’est
Madeleine qui a la main et qui joue avec le mort – la naissance puis
le décès de Raymond encadrant de près sa propre naissance.
9. M.-F. Lacan, Dieu n’est pas un assureur, op. cit, p. 137.
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« En effet, Jacques… » 65

rent, se retrouvera dans un propos de Lacan parlant


de ses deux élèves, Serge Leclaire et Jean
Laplanche, comme de ses « deux ailes ». D’« aigle »
à « aile » la distance est réduite (celle d’un g, d’un
jet !). Ses deux ailes étaient censées, à l’époque,
porter aux nues la parole de Jacques Lacan. Ces
deux aigles auraient-ils été ainsi dénommés de façon
à faire entendre celle de la petite fourmi ? Si l’on
songe que l’expérience première de Jacques Lacan
avec sa petite sœur Madeleine fut celle de son
silence10, la réponse paraît bien être oui. Et me voici
maintenant, comme Lacan à l’époque où il se trou-
vait affublé de ses deux ailes, en position de petite
fourmi volante et parlante entre les deux aigles
Jacques et Marc-François…
Une première conclusion peut être d’ores et déjà
formulée : dès lors que Marc-François devient un
auteur connu, répertorié dans les fichiers, le nom de
« Lacan » ne peut plus désormais sténographier
celui de « Jacques Lacan ». Ainsi, post mortem,
Marc-François offre-t-il son prénom à son frère, ce
prénom qui, célébrité aidant, avait tendance à dispa-
raître après la mise à l’écart de celui de Marie. Cet
événement n’est pas négligeable, y compris pour
quiconque s’emploie à lire Jacques Lacan. De même,
mais sans pour autant qu’il y ait là réciprocité, Marc-
François Lacan voit ses œuvres publiées, ses propos
franchir le cercle dans lequel ils étaient cantonnés
de son vivant, grâce à la notoriété de Jacques Lacan.

10. Voir J. Allouch, L’Amour Lacan, Paris, Epel, 2009, p. 451-


453.
03-Allouch-Prisonniers-Chap-2-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:11 Page66

66 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

Tous deux désormais décédés, leur fraternité n’en


poursuit pas moins son bonhomme de chemin.
On assiste à une sorte de retournement : le
chemin parcouru est reparcouru à l’envers et jusqu’à
son point de départ. En 2010, l’actualité de l’ensei-
gnement de Jacques Lacan consiste notamment en
ce retournement. Tandis que Jacques-Marie Lacan
a laissé derrière lui son « Marie », puis son
« Jacques », voici que, du fait de Marc-François
Lacan, « Jacques » redevient nécessaire et, ajoute-
rais-je, car la boucle ne peut qu’être bouclée, du fait
de L’Amour Lacan et de l’indication du délaissement
de « Marie », c’est également « Marie » qui ne peut
plus être absolument escamoté.

ÉCARTS
La proximité des deux frères est telle qu’une
mince mais consistante feuille de plastique transpa-
rent les sépare ; et c’est elle, cette feuille, qu’il y a
lieu d’apercevoir en dépit de sa transparence.
Comment ? En y inscrivant quelques traits témoins à
la fois de cette proximité et de cette irréductible
distance entre eux. On peut aussi convoquer le cercle
(on parle bien d’un « cercle familial ») et la question
piège qu’il suscite : « Où sont donc, sur un cercle, les
deux points les plus éloignés l’un de l’autre ? »
Spontanément, on répond : « Ce sont des points
diamétralement opposés. » Car on réfléchit en termes
géométriques et non topologiques (en topologie des
surfaces, on parle de « lacets », et c’est à envisager le
03-Allouch-Prisonniers-Chap-2-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:11 Page67

« En effet, Jacques… » 67

cercle comme un lacet que l’on répond autrement).


Selon cette dernière perspective topologique, on dira
plutôt que ces deux points les plus éloignés l’un de
l’autre sont aussi les deux points les plus proches l’un
de l’autre – question de trajet. La feuille transparente
se trouve là où ces deux points sont les plus proches
possible, elle est un infranchissable mur qui
contraint à emprunter le parcours le plus long, celui
qui manifeste l’extrême éloignement des deux points.
Le nom de cette proximité/éloignement est le mot
du titre de ce chapitre. Lisant son aîné, Marc-
François l’accueille avec un : « En effet, Jacques… »,
moyennant quoi sa reprise des propos de Jacques les
tourne autrement, les tourne à sa façon et prend ainsi
avec eux une distance qui, aussi méconnue qu’elle
soit de Marc-François (mais l’est-elle bien ?), peut
être appréciée11.
Le père Mathieu Vassal, évoquant les travaux de
Marc-François Lacan, a noté que « l’instrument
conceptuel de son frère lui a été utile ». De cela,
lisant quelques-uns desdits travaux, on ne saurait
douter. Marc-François trouve chez Jacques le désir
défini comme désir de l’Autre, le manque (irréduc-
tible), la parole (j’y reviendrai), la vérité (celle en
laquelle chacun doit prendre place, celle qui parle),
le refoulement (avec son retour du refoulé), l’in-
conscient (qui occupe les blancs de l’histoire de
chacun et y fait symptôme), la fonction paternelle (la

11. Cet « En effet, Jacques » n’est pas propre à l’accueil réservé


à Jacques par Marc-François, bien des travaux prétendument laca-
niens procèdent de même avec Jacques Lacan.
03-Allouch-Prisonniers-Chap-2-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:11 Page68

68 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

paternité ne saurait être chez l’homme qu’une fonc-


tion, puisque seul Dieu est père), la différence entre
le sujet et le moi (le décentrement du sujet), celle
entre sujet de l’énoncé et sujet de l’énonciation (qui
permet à Marc-François de prendre fort intelligem-
ment ses distances avec le cogito cartésien et sa
certitude), celle entre le petit et le grand « otre », le
réel (pensé en vérité), etc.
Il arrive à Marc-François, concernant les travaux
de Jacques, d’être bien plus juste et pertinent que
bon nombre de lacaniens et singulièrement ceux qui,
le sachant ou non, se comportent en médecins. Ainsi
peut-il dire, à l’ENS : « Ce que Lacan invite à
écouter, est-ce le malade ? C’est bien plutôt la vérité
que celui-ci a refoulée. » Ou encore lorsque, n’en
déplaise aux dénonciateurs lacaniens de la jouis-
sance, il annonce : « Ce qu’il faut, c’est jouir. » Ou
encore lorsqu’il dit, au cours de cette même confé-
rence à l’ENS : « Lacan n’a pas parlé pour autre
chose que pour ouvrir la porte à la parole qui vient
d’ailleurs, qui est la parole de l’Autre et dont l’in-
conscient atteste la présence ; cette présence est
réelle » (« présence réelle », ces termes furent ceux
par lesquels Jacques Lacan qualifia son phallus
symbolique, Φ, le jour où il le produisit). On est ici
avec Marc-François tout près de ce que j’ai pu écrire
dans L’Amour Lacan concernant le désir du psycha-
nalyste Jacques Lacan. « Tout près » ne veut pas dire
que nos propos se rejoignent.
Dans sa lettre à Jacques Sédat, Marc-François
juge pertinente une des questions de son correspon-
03-Allouch-Prisonniers-Chap-2-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:11 Page69

« En effet, Jacques… » 69

dant : « Quelle relation entre mon frère et la tradi-


tion chrétienne ? Voilà la question qu’il faut poser. »
Jacques Lacan serait-il, comme son frère, un béné-
dictin ? Un bénédictin comme le furent les fonda-
teurs de Littoral, selon Élisabeth Roudinesco ? On
se le demande d’autant plus ouvertement que Marc-
François rapporte que « “écoute” et “recherche”
sont les deux clés que saint Benoît donne à ceux qui
se mettent à son école12 ». On a bien lu : « école ».
Pourtant, l’aigle Marc-François tourne à sa sauce
les propos de son aigle de frère. Grâce à son « en
effet, Jacques… », il en vient à tenir, « avec »
Jacques, des propos que celui-ci ne saurait certai-
nement pas cosigner. Cela serait montrable sur de
nombreux points. Soit, notamment, et pour en choisir
un premier, le refoulement. Chez Marc-François, la
vérité refoulée est une vérité qu’il détient, lui ; ce
qui n’est pas le cas – est-il besoin de le dire ? – de
l’analyste. Dans sa conférence à l’ENS, il lit de près,
en grec et fort subtilement, la rencontre de Jésus et
de Pilate. À un moment donné de leur dialogue qui,
comme on le sait, a lieu en présence des Juifs, Pilate
dit de Jésus : « Voici l’homme », idou ho anthrôpos.
Marc-François remarque que la traduction latine par
Ecce homo, en faisant sauter l’article défini (présent
en grec et en français), rate l’affaire. Car, selon lui,
il ne s’agit pas tant de l’homme Jésus, que Pilate a en
face de lui, que de l’homme témoin de la vérité parce
que laissant à la vérité l’initiative de la parole, que

12. M.-F. Lacan, Dieu n’est pas un assureur, op. cit., p. 132.
03-Allouch-Prisonniers-Chap-2-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:11 Page70

70 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

de l’homme dans sa vérité, que de la vérité de


l’homme. Cela, ajoute Marc-François, Pilate le dit
« inconsciemment », car Pilate le refoule. Or, cette
pensée à la fois inconsciente et refoulée que Marc-
François attribue à Pilate n’est rien d’autre qu’une
pensée au mieux implicite chez Pilate, mais, claire-
ment, une pensée que sait Marc-François, et qu’il ne
tient pas de Pilate. Cela n’a aucun rapport, si ce n’est
d’homonymie, avec l’inconscient ou le refoulement
au sens de Jacques Lacan.
Un autre point, cependant, mérite plus encore que
l’on s’y arrête car il ne s’agit pas simplement d’un
détournement dont est l’objet la doctrine lacanienne,
mais d’une position qui est aujourd’hui défendue,
tout au moins en France, par des intellectuels catho-
liques dont il sera question plus avant. Ce qu’ils
avancent, étayent et soutiennent est présent chez
Marc-François qui, lui, s’appuie explicitement sur
Jacques Lacan pour en énoncer la teneur : la parole
est d’abord celle de l’Autre (grand A) ; l’homme est
en position non de prendre la parole en premier mais
de répondre, de répondre à une parole, à un appel
qui vient de Dieu, dit Marc-François, de l’Être, écrit
Bernard Sichère, du Père dit Jean-Luc Marion et qui,
est-il en outre précisé, est un appel de l’amour et à
l’amour. Ainsi Marc-François convoque-t-il « notre
consentement à nous ouvrir au désir de l’Autre, de
l’Autre avec un grand A, de l’Autre caché et présent
en tous les autres13 ».

13. M.-F. Lacan, Dieu n’est pas un assureur, op. cit., p. 132.
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« En effet, Jacques… » 71

Qu’est-ce donc qui permet d’affirmer qu’il y a là


un usage des termes de Jacques Lacan non conforme
à leur sens ? Deux choses : 1) le fait que le grand
Autre chez Lacan n’est pas une figure collectivi-
sable, une figure qui serait la même pour tout un
chacun ; autrement dit, le fait qu’il n’y a pas ce que
certains lacaniens dénomment « ordre symbo-
lique » ; 2) le fait que cet Autre non partageable ne
parle pas en premier, n’adresse nul appel au sujet,
mais ne vient à l’inexistence, autrement dit ne se
réalise pour ce qu’il est, que parce qu’un sujet prend
la parole.
Les deux aigles ne sont pas sur des positions
identiques, ce que d’ailleurs n’ignore pas Marc-
François Lacan puisqu’il note que son frère, s’il
tenait sa quête de la vérité de la tradition chrétienne,
et quand bien même sa recherche aurait pu le mener
à la conversion, « n’a pas su analyser cette troisième
dimension [celle de l’Esprit, du pneuma grec, du
rouah hébraïque], car elle n’est pas accessible à
l’analyse, qui ne peut mener qu’au seuil » (p. 198).
S’en tenir au seuil, à l’analyse, à ce savoir que Marc-
François ne cesse de repousser au profit d’une vérité
qui ne saurait en aucune façon advenir comme
« varité », oui, en effet, c’est bien de cela qu’il s’agit
pour l’analyste.
03-Allouch-Prisonniers-Chap-2-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:11 Page72

72 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

QUI PARLE EN PREMIER ?


En ne rejoignant pas Marc-François, Jacques
laisse subsister entre eux un espace qu’habite la
petite fourmi Madeleine, qu’habite l’analysant,
qu’habite, selon Jacques, celui qui parle. Jacques ne
rompt pas avec Marc-François, ce qui reviendrait à
réduire à rien cet espace dont les deux aigles, toutes
ailes déployées, dessinent en volant les contours.
Qu’aurait été leur rupture, leur séparation ? Une
sépartition14. De même que le nouveau-né ne se
sépare de sa mère qu’en perdant, en outre, son
placenta, de même que l’endeuillé ne se sépare de
son objet perdu qu’en supplémentant sa perte de
celle d’un bout de soi, de même Jacques, s’il s’était
séparé de Marc-François, aurait perdu Madeleine,
aurait perdu l’analysant, aurait ainsi corrélativement
perdu sa position d’analyste et ce qu’elle comporte
de limites parfaitement repérées par Marc-François
Lacan.
Un dernier mot sera pour Le Premier Mot, titre
d’un récit que l’un des plus grands écrivains fran-
çais vivants, Pierre Bergounioux, publiait en 2001.
Vers la fin de son texte, évoquant une affection
profonde qui avait lésé son cou et qui le conduisit
plusieurs fois à l’hôpital, il écarte toute interpréta-
tion psychosomatique et écrit :
Toujours est-il que les manifestations les plus aiguës
coïncidaient avec la période où je ne voyais plus

14. Voir J. Allouch, La Psychanalyse, une érotologie de passage,


Paris, Cahiers de L’Unebévue/Epel, p. 24 et 142.
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« En effet, Jacques… » 73

d’issue. Ou je laissais le mal qui me tenaillait


resserrer son étreinte, achever sa besogne, ou je me
chargeais de trouver par moi-même les mots que
j’avais demandés à d’autres et en vain15.
Non, l’Autre ne parle pas en premier. Et, non, il
n’existe pas, quel que soit le nom qu’on lui donne
(Être, Dieu, Père, Jacques Lacan16). Non enfin, la
relation d’amour à la fois fondatrice et exemplaire
n’est pas celle du père au fils, car non, on ne saurait
faire l’impasse sur la petite fourmi puisqu’à elle
revient la parole première et dernière, si toutefois
ces paroles sont isolables comme telles. On ne parle
et n’écrit qu’au féminin.

15. Pierre Bergounioux, Le Premier Mot, Paris, Gallimard, 2001,


p. 82-83. Ce récit apprend à son lecteur ce que « Paris » veut dire,
comporte d’espoirs, d’intelligence et de désillusions.
16. Cette dernière mention afin de faire allusion à l’aveu tardif de
Jacques Lacan, selon lequel son Autre ne tient qu’à lui qui l’a dit.
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Chapitre III

D’un Autre sans appel

Le sujet donc, on ne lui parle pas. Ça parle de lui1.

Un être qui peut lire sa trace, cela suffit à ce qu’il puisse


se réinscrire ailleurs que là d’où il l’a portée.
Cette réinscription, c’est là le lien qui le fait dès lors dépendant
d’un Autre, dont la structure ne dépend pas de lui2.

On note une certaine disparité, sinon contradic-


tion entre ces deux énoncés de Lacan, le premier dit
en 1960 (publié en 1964), le second en 1969. Le « ça
parle » eut tout un temps un grand succès, puis est
tombé en désuétude. Pourquoi ? Le premier laisse
largement ouverte la porte de la paranoïa, même s’il
ne s’y réduit pas. En ce lieu de l’Autre où ça parle du
sujet en troisième personne, le sujet paraît n’inter-
venir en rien. Quelques années plus tard, lecteur de
ses propres traces, agent de sa lecture, il paraît au
contraire intervenir de façon décisive mais aussi y
trouver une dépendance qui, elle, ne tient pas de lui,

1. Jacques Lacan, « Position de l’inconscient », in Écrits II, Paris,


Seuil, 1999, p. 315.
2. Id., D’un Autre à l’autre, séance du 14 mai 1969. Les trans-
criptions Seuil et Afi sont fautives, pas au même endroit cependant.
Seuil écrit « cela suffit à ce qu’il puisse la réinscrire », ce qui n’a
aucun sens, tandis qu’en écrivant « dépendant d’un autre » Afi se
montre n’avoir rien appris de la distinction lacanienne du petit autre
et du grand Autre.
04-Allouch-Prisonniers-Chap-3-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:13 Page76

76 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

d’autant qu’elle le tient. Entre ces deux positionne-


ments de l’Autre, un troisième reste possible, celui
où l’Autre parlerait au sujet. Si la première citation
semble bien écarter cette troisième possibilité (le ça
est une des instances dudit « appareil psychique »
qu’on attribue à chacun), elle est loin d’être absente
chez Lacan.

SITUATION
La proclamation de la mort de Dieu3 en Occident
advient au moment même où Freud invente la
psychanalyse. Pour la première, on retiendra la date
de publication du Gai Savoir, soit 1882. Pour la
seconde, une balise pourrait être, treize années plus
tard, ce jour de 1895 où Freud interprétait son rêve
dit de « l’injection faite à Irma » ou, si l’on préfère,
la publication, la même année, des Études sur l’hys-
térie. Il est surprenant qu’on n’ait jusque-là guère
songé à lier ces deux événements (mort de Dieu,
invention de la psychanalyse), à les faire entrer en
résonance. En effet, on ne lit rien d’un tant soit peu
développé à ce propos ni chez Freud (ce qui reste
largement admissible, il est celui par qui advient la
psychanalyse), ni chez ses successeurs (ce qui
surprend), Lacan inclus.
Il est assez largement question de la mort de Dieu
dans L’Éthique de la psychanalyse sans que pour

3. Nietzsche n’inaugure pas la formule mais lui donne son reten-


tissement en publiant en 1882 Le Gai Savoir (Die fröhliche
Wissenschaft, la gaya scienza).
04-Allouch-Prisonniers-Chap-3-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:13 Page77

D’un Autre sans appel 77

autant le rapprochement ci-dessus esquissé ait été


envisagé comme tel. Il s’agit alors principalement
d’un commentaire de Totem et Tabou et de Malaise
dans la civilisation. En prolongeant sa lecture de ces
deux ouvrages, Lacan est amené à dire cette phrase
tout de même bizarre, tout d’abord par son caractère
théocentré, voire christocentré : « Observons que
seul le christianisme donne son contenu plein,
représenté par le drame de la Passion, au naturel [je
souligne] de cette vérité que nous avons appelée la
mort de Dieu4. » La mort de Dieu n’est-elle pas de
part en part culturelle ? Dieu n’est pas décédé de
mort naturelle : il y eut meurtre.
Se pourrait-il que certaines persistantes impasses
ou obscurités – ce qui est pis, car une impasse est
déjà quelque chose de construit – ne se maintien-
nent telles dans le champ freudien que par la négli-
gence, pour le dire ici a minima, dont fait l’objet la
mort de Dieu ou des dieux ? On songe immédiate-
ment à la question paternelle, comme on la
dénomme, en laquelle Freud, trop père, s’est laissé
piéger et qui a beaucoup varié chez Lacan après que,
proche en cela des trois monothéismes, il a réduit le
père à un Nom, cela jusqu’à déboucher sur des
formules aussi énigmatiques que peu étayées. On
songe aussi à la pulsion de mort, aux algarades
auxquelles elle a donné lieu : la pulsion de mort
était-elle seulement envisageable, sinon pensable,
tant que Dieu occupait les cœurs ? La pulsion de

4. J. Lacan, L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986,


p. 227.
04-Allouch-Prisonniers-Chap-3-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:13 Page78

78 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

mort serait-elle une ombre, un fantôme parmi


d’autres, du Dieu mort ? On songe enfin au grand
Autre en lequel des interlocuteurs de Lacan et non
des moindres (Claude Lévi-Strauss, on l’a vu, mais
aussi Louis Althusser, Philippe Sollers et encore,
tout récemment, Alain Badiou5) ont vu un nouveau
nom de Dieu – non pas un nouveau dieu. Bien des
questions analytiques sont là attenantes, notamment
l’érotique, que l’on aura l’occasion d’aborder.

D’UN DIEU PAS SI MORT


Publié en 2008, L’Être et le Divin6 (noter les deux
majuscules), de Bernard Sichère, est un de ces
travaux qui répondent présentement en France à
l’annonce nietzschéenne de la mort de Dieu. Si la
teneur de cette réponse importe à bien des égards,
c’est notamment celui-ci : elle pose à ce que méto-
nymiquement on dénommera Lacan (pour subsumer
l’ensemble de son œuvre) une question précise et
formulable en des termes tout simples. L’Autre
appelle-t-il ? La primarité de l’Autre sur le sujet, qui
est lacanienne et nullement freudienne, est-elle
celle d’un appel venu de l’Autre ? On pourrait s’en
tenir là avec Sichère, et s’en aller tenter de trouver
chez Lacan la ou les réponses à cette question. Ce

5. Transposant La République de Platon dans La République de


Platon (Paris, Fayard, 2012) Badiou écrit « Grand Autre » là où Platon
parlait du divin. Et ça passe (voir Libération du 2 février 2012) !
6. Bernard Sichère, L’Être et le Divin, Paris, Gallimard, 2008.
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D’un Autre sans appel 79

serait cependant en escamoter l’ampleur et négliger


bon nombre de ses attendus.
Soit donc le cri serti dans Le Gai Savoir : « deux
mille ans et pas un dieu nouveau ». Criante de
vérité, une telle exclamation ne saurait venir à l’es-
prit d’aucun adepte d’un des trois monothéismes.
Au-delà de la formulation d’un fait (deux mille ans
durant, le monothéisme a verrouillé toute invention
d’un dieu nouveau), est-elle porteuse d’un souhait ?
Selon Nietzsche, le moment était-il venu d’inventer
un nouveau dieu ?
Sichère remarque tout d’abord que ce n’est pas
Nietzsche qui proclame la mort de Dieu mais un
personnage de son cru, le Forcené7, ou encore,
comme d’autres traduisent, l’Insensé, der tolle
Mensch. S’adressant à la foule et la défiant comme le
fit en d’autres temps et lieux Diogène le Cynique,
voici le Forcené allumant une lanterne en plein midi
de façon à mieux faire entendre ses premiers mots
publics et à donner à voir le caractère incongru de
son geste : « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! »
Et d’ajouter : « Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et
c’est nous qui l’avons tué ! » Annoncer ce meurtre,
c’est admettre que Dieu a existé, c’est reconnaître son
existence (passée). Aussi accordera-t-on volontiers à
Sichère sa remarque selon laquelle celui qui annonce
la mort de Dieu n’est pas un athée ; également cette

7. S’impose ici une réserve : dans son Nietzsche (Paris, PUF, 1965)
Gilles Deleuze signale (p. 22) qu’il y a au moins quinze récits de la
mort de Dieu chez Nietzsche – sans dire lesquels, hormis celui serti
dans Le Voyageur et son ombre (repris en annexe de l’ouvrage).
04-Allouch-Prisonniers-Chap-3-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:13 Page80

80 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

autre notation qui prend acte du changement produit


chez l’humain par la mort de Dieu : l’homme n’est
plus une « créature de Dieu ». « Créature », cela
désigne aussi en français une femme, voire, le terme
étant pris dans un sens absolu, une courtisane. Mais
qu’est-ce à dire ? La mort de Dieu prive l’homme de
ces grands Récits eschatologiques, que modulent de
façons différentes les trois monothéismes. Ces récits
offraient à tout un chacun la possibilité de s’inscrire
dans une histoire sacrée, certes, mais aussi déjà
largement écrite, un « programme » dirait-on aujour-
d’hui, auquel il ne restait plus guère qu’à consentir.
Vivant un temps en ce monde, l’homme n’était pour-
tant et d’emblée pas de ce monde ; sa véritable
histoire, la vérité de son histoire se situait au-delà
d’une histoire profane reconnue radicalement inca-
pable, à elle seule, de donner un sens à sa vie. Sa
vie en vérité était promise en un ailleurs, était déjà
ailleurs, déjà réglée par cet ailleurs. L’Autre de
Lacan serait-il un ailleurs de cette trempe ?
Le Forcené, donc, cherche Dieu à partir de la
mort de Dieu. On a là affaire à une suite de la procla-
mation de la mort de Dieu fort différente de l’Adieu
de Jean-Christophe Bailly qui, en forgeant un grand
Récit, s’emploie à en finir avec les ombres, avec les
fantômes du Dieu mort, à mener à son terme le deuil
en lequel cette mort divine plonge tout un chacun
(ici même, chapitre V). Et c’est donc dans Nietzsche
que Sichère trouve son premier point d’appui pour,
à l’opposé de Bailly mais selon une même démarche,
produire lui aussi un grand Récit offrant à Dieu une
nouvelle et partiellement inédite existence.
04-Allouch-Prisonniers-Chap-3-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:13 Page81

D’un Autre sans appel 81

Son second pas, c’est Heidegger qui le lui permet,


plus précisément le Heidegger qui, lecteur de
Hölderlin, va prendre ses distances avec Nietzsche.
Ne convient pas à Heidegger sinon la conséquence
que Nietzsche tire de la mort de Dieu, tout au moins
la suite qu’il lui donne. Cette suite s’incarne tout
d’abord dans la figure du surhomme, dont la volonté
de puissance (Wille zu Macht) sera susceptible de
prendre en charge la mort de Dieu. Elle le sera d’au-
tant plus qu’elle s’autoproclamera après coup source
de Dieu, qu’elle assumera d’avoir inventé Dieu.
Qu’est-ce donc qui amène Heidegger à préférer
au Dieu mort de Nietzsche les dieux enfuis de
Hölderlin ? Chez ce dernier, le détournement des
dieux ne vaut pas pure et simple absence. Désormais
absents, les dieux restent présents dans cette
absence même. Et cette manière de présence, ce
manque instauré par Dieu lui-même, ouvre la possi-
bilité d’un nouvel accès à Dieu. On voit ici déjà s’es-
quisser le grand Récit qui sera celui de Sichère.
Mais pourquoi lui faut-il en passer par la critique
heideggérienne de Nietzsche ? Répondre exige d’en-
visager quelque peu en détail cette critique ou, tout
au moins, la lecture qu’en déploie Sichère.
C’est une autre histoire que celle de la volonté de
puissance que Heidegger entend indiquer. Loin de
réduire cette volonté de puissance à une donnée
psychologique, Heidegger la situe comme subjecti-
vité. Il le peut car Nietzsche entendait fonder onto-
logiquement la volonté de puissance, c’est-à-dire
comme être de l’étant. Or voici le point charnière
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82 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

d’où va s’élancer la critique heideggérienne : ce


vouloir est une figure de l’étant en général et donc un
nouvel écrasement de la différence de l’être et de
l’étant. Dit en d’autres termes non moins heideggé-
riens, Nietzsche ne sort pas de la métaphysique
définie comme oubli de l’être.
Mais pourquoi Heidegger envisage-t-il comme
subjectivité cette volonté de puissance ? Pourquoi ce
mot qui, comme chez Lacan, renvoie à l’hupokei-
menon aristotélicien ? Il s’agissait, en Grèce, d’une
sous-jacence qui, des siècles plus tard, à l’époque
classique, est devenue subjectivité, celle du cogito.
Heidegger reconnaît à Nietzsche d’avoir mené une
attaque réussie contre la subjectivité moderne de
l’ego repraesentans, également à l’endroit de la raison
telle que Kant en a dessiné les infranchissables
limites. Pour autant, cela ne l’empêche pas de consi-
dérer que, ce faisant, Nietzsche reste l’héritier de la
métaphysique, que la volonté de puissance a seule-
ment fait glisser le curseur d’une subjectivité de la
connaissance à une subjectivité de la volonté.
Beaucoup se joue ici au lieu de la maîtrise. Si la
volonté de puissance la laisse inentamée, il n’en va
pas de même avec la critique heideggérienne de la
métaphysique qui, par sa distinction de l’être et de
l’étant, ouvre à l’être la possibilité d’être ce que j’ap-
pellerai avec Lacan un agent, voire l’agent. Ainsi
l’histoire est-elle selon Heidegger indissociablement
l’histoire de la vérité (alêtheia) et histoire de l’être au
sens où c’est l’être qui fait l’histoire – cela même
qu’oublie (lêthê) la métaphysique. Il est donc cohé-
04-Allouch-Prisonniers-Chap-3-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:13 Page83

D’un Autre sans appel 83

rent que Heidegger, se détournant du Dieu tué du


Forcené, élise les dieux enfuis d’Hölderlin : de ce
détournement, les dieux sont l’agent. Le divin s’est
retiré.
C’est, parvenu à ce point, plus à Hölderlin qu’à
Heidegger que s’en remet Sichère. Aussi détourné
de l’homme soit-il, le divin s’adresse à l’homme dans
ce détournement lui-même. De lui, de l’être (du vent
du nord-ouest, du vol des grues, du bruit du torrent)
vient un appel auquel le poète peut s’accorder.
Sichère écrit : « Un tel accès à l’être comme Autre
que l’étant et Autre que l’homme peut être
ménagé8. » Hölderlin déploie un grand Récit initia-
tique (départ du sol natal, épreuve, retour) : voué par
le détournement des dieux à la détresse, à en passer
par l’épreuve du néant, l’homme peut se tourner vers
Dieu, répondre à Son appel, amorcer un mouvement
vers la splendeur de l’Être.
Sichère prend un appui décisif sur Hölderlin
également pour conjoindre les dieux grecs et le Dieu
chrétien. Le retrait de l’être, le retrait de Dieu est
aussi celui du Père, que le poète dénomme encore
l’Éther. Ainsi, traits après traits, Sichère compose-
t-il une figure qui peut comme indifféremment être
dénommée Être, Dieu, Très-Haut, Trésor caché,
Père, ou encore Autre. De Lui vient un appel libé-
rateur qui est aussi un appel à consentir à cet appel
et donc un appel à une certaine liberté de l’homme.
Une parole première est adressée à chacun, une
main est tendue, un Ceci tourne vers moi son visage.

8. B. Sichère, L’Être et le Divin, op. cit., p. 254.


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84 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

Cet appel, cette initiative première de l’Autre,


l’homme ne pouvant dès lors que parler en réponse,
donc en second, de quelle teneur est-il ? Il est,
avance Sichère, d’ordre amoureux. L’amour est le
miracle de l’appel, « salutation adressée d’abord par
l’Autre à l’autre que je suis9 » ; il est également
volonté de voir l’aimé trouver sa propre vérité ; il est
aussi « ce qui vient à chacun depuis le sein du
Père » « pour qu’assumant mon destin je rende
hommage à l’in-finité de cet amour sacré10 ». Un tel
amour fait question : ces deux derniers traits qui
viennent d’être rappelés (volonté de voir l’aimé
trouver sa propre vérité/ hommage rendu par l’aimé
à l’amour sacré du Père) vont-ils bien ensemble ?
N’y a-t-il pas une sorte d’hypothèque posée sur ma
« propre vérité » dès lors que cette vérité est large-
ment préétablie, qu’elle ne saurait être rien d’autre
qu’un hommage que je rendrais à l’amour du Père
en réponse à Son amour ? Pour autant, on ne se
précipitera pas à conclure par un jugement d’inco-
hérence car cet amour n’est pas si bien prédéterminé
que cela semble au premier abord, comme le montre
ce vers quoi se dirige, à partir de là, le propos de
Sichère, à savoir l’amour mystique – cette figure de
l’amour dont je crois avoir fait valoir que ce que j’ai
dénommé l’amour Lacan était une variante11. Or

9. B. Sichère, L’Être et le Divin, op. cit., p. 282. On note l’usage


discret et cependant non exploité de la distinction lacanienne A/a.
10. Ibid., p. 299.
11. Dans J. Allouch, L’Amour Lacan, Paris, Epel, 2009.
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D’un Autre sans appel 85

c’est cela, la spécificité de cette variante, que je


tente de préciser présentement en débattant avec
Sichère.

D’UN REPENTIR
Ayant suivi le parcours du chapitre « Dieu est
mort. Nihilisme I » de L’Être et le Divin, on est
surpris, aussitôt après, d’avoir affaire à ce que
Sichère lui-même appelle un « repentir ». Se reli-
sant, relisant également l’ouvrage de Jean-Luc
Marion L’Idole et la Distance (voir ici même,
chapitre IV), il juge trop fermé sur soi ce qu’il vient
de coucher sur le papier. Il est passé trop vite sur le
vœu nietzschéen de la venue de Dionysos. Oui ! Or,
ajoute-t-il, avec Dionysos, il y a Ariane, seule femme
présente dans l’œuvre de Nietzsche – je dirais plutôt
seule « idée de femme ».
Ce qui est trop fermé sur soi n’est pas seulement
le chapitre susdit, c’est également, chez Nietzsche,
tout au moins à suivre Sichère, le duo de l’homme et
du Dieu mort et qui peut revenir soit sous la forme
de Dionysos, soit, mais comme repoussoir, sous celle
du Crucifié (chez Nietzsche, le Crucifié a aussi un
autre statut). Pour autant, ce n’est pas seulement
avec cette fonction de « tiers médiateur » (un topos
lacanien) qu’intervient Ariane. Nietzsche la
convoque auprès de Dionysos, dieu réservé aux
femmes, précisément parce qu’elle est femme, et il
va s’agir de savoir ce qu’au seuil de son effondre-
ment Nietzsche entend par là.
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86 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

Titien, Bacchus et Ariane, huile sur toile, 1523-1524,


National Gallery, Londres.

Sichère tricote ses textes en faisant jouer entre


eux et dans la même séquence réflexive plusieurs
auteurs ; on l’a déjà vu avec Nietzsche/Heidegger/
Hölderlin, et c’est encore le cas lorsque, afin
d’éclairer le lien de Dionysos et d’Ariane chez
Nietzsche, il en appelle à l’Ariane à Naxos de
Richard Strauss et Hugo von Hofmannsthal. Les
derniers mots de cet opéra sont ceux du dieu s’adres-
sant à Ariane.
BACCHUS
J’avais besoin de toi par-dessus tout !
Désormais, je suis autre que je n’étais.
J’avais besoin de toi par-dessus tout !
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D’un Autre sans appel 87

ARIANE
Que mes peines ne soient pas perdues !
Garde Ariane auprès de toi, auprès de toi !
BACCHUS
Je me suis enrichi par tes souffrances,
Mes membres sont envahis par une joie divine !
Et les étoiles éternelles mourront
Avant que tu ne meures entre mes bras12 !

L’érotique ici à l’œuvre est celle d’un certain sacri-


fice : Ariane tout entière se sacrifie, offre au dieu ses
souffrances en sacrifice. Un homme, avance Sichère,
redoute une telle proximité avec le dieu, un homme
est peu prêt à un tel sacrifice, sa sexualité, son iden-
tité sexuelle l’en séparent (est-ce si sûr ?). En
revanche, chez Nietzsche, le rapport de Dionysos et
d’Ariane lui paraît tout d’abord moins tragique, et
Sichère parle simplement à ce propos d’un « couple
étrange ». Ce sont les petites oreilles d’Ariane,
douées pour l’écoute de la voix du dieu, musicales,
en forme de labyrinthe, qui importent à Dionysos. Un
homme aurait de trop longues oreilles ! On est fort
amusé de tant de naïveté érotique chez le philosophe
par excellence du soupçon, à moins que ce ne soit
chez Sichère13. Et un psychanalyste du temps de
Freud n’aurait aucun doute sur ce dont il s’agit, à
savoir d’un déplacement vers le haut des corps, les

12. Traduction de Béatrice Vierne, in Ariane à Naxos, livret,


publication de l’Opéra national de Paris, 2003.
13. Les oreilles de Dionysos et d’Ariane intéressent aussi beau-
coup Gilles Deleuze, qui les étudie d’une manière moins simple que
ne le fait Sichère (voir Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962,
p. 204-205 et 215-216).
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88 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

deux oreilles (celle dite labyrinthique et la longue)


figurant ainsi métonymiquement, selon leur longueur,
les deux sexes anatomiques, femelle (petites) et mâle
(grandes). On ne se précipitera pas pour autant à
conclure de là à l’évocation, à peine voilée, d’un
rapport sexuel entre Dionysos et Ariane car Dionysos,
« dieu érotique absolument » écrit Sichère, dieu du
masque, est certes phallique mais aussi porteur de
traits féminins. Son étrangeté (son statut d’étranger à
la Grèce) s’en trouve d’autant plus marquée. Quelle
sorte d’érotique est ici en jeu ? Et pourquoi donc
Ariane, celle qui se plaint ? Sichère écrit :
Dans le couple qu’elle forme avec son amant
Dionysos, ce dernier apparaît comme un tourmenteur
plutôt qu’un libérateur, celui qui l’entraîne dans un
insupportable destin, un supplice sans fin14.
La pensée (philosophique) serait-elle ce supplice
lui-même, se demande Sichère ? Lui faut-il, comme
l’écrit Barbara Stiegler (citée par Sichère), aban-
donner le paradigme paternel « au profit du seul
paradigme érotique » ? Stiegler parle à ce propos
d’une « véritable fracture » de Nietzsche avec
Hölderlin, Hölderlin chez qui c’est le père qui donne
la mesure, qui « inaugure le temps du monde en se
tenant dans le retrait15 ». Sichère s’interroge, inter-

14. B. Sichère, L’Être et le Divin, op. cit., p. 171.


15. Barbara Stiegler, Nietzsche et la critique de la chair. Dionysos,
Ariane, le Christ, Paris, PUF, 2005, p. 302-303. Parce qu’ils localisent
le lieu du savoir, il vaut la peine ici de citer les vers d’Hölderlin que
Stiegler reproduit en note p. 303 : « Ah ! je n’atteins jamais selon mes
vœux/La mesure. Mais Dieu sait/Quand viendra ce meilleur qui est
tout mon désir. »
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D’un Autre sans appel 89

roge : cette Ariane « s’ouvrant à l’infinitude d’une


jouissance qui n’est plus “sa” jouissance mais celle
du dieu » serait-elle « la figure annonciatrice du
“philosophe nouveau” », promis au supplice, nulle-
ment à la libération ? Quelque chose comme un
abîme s’ouvre ici sous les pas de Sichère qui donc a
su ne pas le négliger.
Or ce paradigme érotique nietzschéen réduit à
rien l’appel de l’Autre qui se tient en retrait.
Dionysos, lui, est loin de se retirer (on entendra ce que
ce verbe suggère d’une érotique en acte). Aussi, son
repentir formulé, Sichère se tourne-t-il à nouveau
vers Hölderlin, vers cet Autre qui sait, qui appelle et
qui aime. Mais de quelle figure de l’amour s’agit-il ?
En effet, ce qui a pu en être dit jusqu’ici ne suffit pas,
et Sichère, comme (à) la limite de son propos, ne
manque pas d’en indiquer le caractère mystique.

MYSTICISMES
« Mysticismes » est ici au pluriel, non seulement
parce que la pléthore des figures mises à cette
enseigne est considérable, que ce soit en référence
aux trois monothéismes ou propres à chacun, égale-
ment dans le polythéisme, mais aussi parce que n’est
pas moins attestée la variété des mysticismes sans
Dieu, dont Michel Hulin a dressé une sorte de
schème commun qu’il dénomme « mystique
sauvage16 ». Plus circonstanciellement, ce pluriel

16. Michel Hulin, La Mystique sauvage, Paris, PUF, 1re éd. 1993,
2e éd. 2008.
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90 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

concerne l’écart à établir entre un rapport à l’Autre


tel que le déploie Sichère et cet autre rapport à
l’Autre qui serait celui que l’on peut induire de la
lecture de Lacan.
On l’a vu, chez Sichère l’Autre, si l’on veut un
instant privilégier ce terme, reçoit plusieurs noms ;
mais, quel que soit le nom employé, il reste constant
que de lui vient un appel premier auquel le sujet
(« l’homme » dit Sichère) est invité à répondre. Ainsi
peut-on lire, comme indifféremment 1) que l’homme
est en guerre « contre ce qui, depuis l’être, l’appelle
lui-même à être17 » ; 2) que de Dieu « est venu
depuis si longtemps à l’homme l’appel qui seul le
fait homme18 » ; 3) que « le Dieu hébraïque appelle
[appelant] l’homme à se lancer dans une aventure
dont Lui, le Très-Haut, est à la fois l’initiateur, le
compagnon et l’horizon d’aboutissement promis19 » ;
4) que le Dieu chrétien, que le Père fait appel en
l’homme à « une volonté consistant à vouloir au-delà
d’elle-même qu’advienne l’Autre qui seul peut
sauver20 ». Sichère ne problématise guère la teneur
tout de même distincte de ces différents appels (ce
qui ne veut pas dire qu’il les confond), pas plus qu’il
ne se soucie de différencier l’Autre, le Père, l’Être,
le Ceci, etc. Pour autant, on aurait tort de le lui
reprocher car c’est précisément en s’abstenant qu’il
innove et qu’il s’avance ainsi vers un certain mysti-

17. B. Sichère, L’Être et le Divin, op. cit., p. 27.


18. Ibid., p. 33.
19. Ibid., p. 36.
20. Ibid., p. 55.
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D’un Autre sans appel 91

cisme. Comment ? En présentant cet appel comme


un appel à l’amour.
Mais d’abord un tir d’artillerie, et que je fais
mien. Sichère remarque et écrit exclamativement :
« Ah, ce mot “mystique” qui sonne, chez certains
intellectuels rationalistes, comme le mot “sexe” chez
les vieilles filles21 ! » Dont acte.
Quelle sorte d’amour est à l’œuvre dans l’appel
de l’Autre ? Sichère cite en note l’Approche de
Hölderlin de Heidegger, tout en admettant que cet
auteur fut fort peu loquace concernant l’amour22 :
« L’esprit de l’amour est la volonté de voir l’aimé
trouver sa propre vérité et y demeurer fermement. »
Quelle vérité ? Celle de son être, car « le regard de
l’amour » porte une « intention » née d’une volonté
qui « vise à atteindre le fond même de l’être de ceux
qui aiment23 » . Un tel ultime amour ne saurait être
purement humain, et Sichère de citer Hölderlin :
« Mais d’Un seul dépend/L’amour24. » Le retrait de
Dieu plonge l’homme dans l’épreuve du néant, mais
vaut aussi comme un appel amoureux, comme un
acte d’amour, « à la fois ardent désir dont je brûle et
amour extatique qui me noue à l’Amant tout au long
d’une épreuve sans fin25 ». Différent en cela de

21. B. Sichère, L’Être et le Divin, op. cit., p. 285.


22. « Sans doute Heidegger est-il de ceux qui parlent fort peu de
l’amour et des amants » (ibid., p. 282).
23. Ibid., p. 114-115. Il ne s’agit donc pas seulement de l’aimé :
« la reconnaissance de la vérité de cet autre » est aussi « celle de ma
vérité à venir » (ibid., p. 282).
24. On note la majuscule : « Es hänget aber an Einem/Die Liebe »
(ibid., p. 297).
25. Ibid., p. 370.
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92 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

l’amour de Dionysos et d’Ariane (pure affirmation


selon Gilles Deleuze), cet amour reste porteur d’un
salut, d’un Sauf – même si ce Sauf, un temps, se
dérobe. Ainsi Sichère ne manque-t-il pas de noter
la proximité de cet amour « extatique » avec l’amour
mystique : « J’étais un Trésor caché… j’ai désiré être
connu » fait dire à Dieu la mystique musulmane
(qu’il cite). C’est pourtant au christianisme de son
enfance que Sichère offre la meilleure part car, étant
celle d’un Dieu, la mort du Christ est la plus tragique
qui soit, également parce que le Dieu chrétien est le
seul à avoir le savoir de sa propre mort26.
Sichère ne mentionne nulle part la mystique
moderne dont je fais cas dans L’Amour Lacan ; et l’on
saisit pourquoi : Mme Guyon et Fénelon prennent
grand soin de ne pas hypothéquer la liberté de Dieu,
de ne rien préjuger à l’endroit de Dieu, pas même
Son amour. De même l’amour Lacan est-il porteur
d’une réserve à l’endroit de l’amour, lisible dans la
formule « obtenir l’amour que l’on n’obtient pas »,
une réserve qui n’est en rien un moins d’amour mais
bien plutôt une autre modalité de l’amour. Aussi
l’amour Lacan comme celui de la mystique moderne
laisse-t-il ouverte en son sein la possibilité de la
haine, laquelle, en revanche, n’a aucune place dans
cet amour initiatique que décrit Sichère. Vu depuis
Lacan, c’est trop prêter à l’Autre que de loger en lui
un appel, que de composer avec lui un grand Récit.
Il en va d’une seule lettre, l’Autre chez Lacan n’est

26. B. Sichère, L’Être et le Divin, op. cit., p. 308.


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D’un Autre sans appel 93

pas Dieu mais lieu (et l’on se doute bien qu’appliqué


comme il l’est aux assonances langagières, Lacan n’a
pas manqué ce jeu de mots27). L’Autre n’est pas un
être28. Il l’est d’autant moins que Lacan finira par
dire que l’Autre ne tient que parce qu’il l’a dit, qu’il
n’est donc pas même un concept. L’Autre n’existe
pas, l’Autre est barré. L’Autre, dira le titre d’un sémi-
naire, est promis au petit a.
Un propos de Lacan en 1968 formule parfaite-
ment la distinction que je revisite ici avec Sichère et
dont il est remarquable qu’il faille encore y revenir
quarante ans plus tard :
Cet Autre, il est là depuis un bout de temps, bien sûr.
On ne l’avait pas vraiment dégagé parce que c’est une
bonne place et qu’on y avait installé quelque chose
qui y est encore pour la plupart d’entre vous, qui s’ap-
pelle Dieu. Il vecchio con la barba ! il est toujours là.
Les psychanalystes n’ont vraiment pas ajouté grand-
chose à la question de savoir, point essentiel, s’il
existe ou s’il n’existe pas. Tant que ce « ou » sera
maintenu, il sera toujours là29.

27. J. Lacan, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 44 : « Dieu est propre-


ment le lieu où si vous m’en permettez le jeu, se produit le dieu – le
dieur – le dire. Pour un rien, le dire, ça fait Dieu. »
28. « Si j’invoque cet Autre, c’est pour y fonder la formule que le
discours (de l’homme) est le discours de l’Autre. Qu’est-ce à dire ?
Cet Autre n’est pas un être, justement » (interview donnée par Jacques
Lacan à François Wahl à propos de la parution des Écrits, radiodif-
fusée le 8 février 1967 et publiée par le Bulletin de l’Association freu-
dienne, n° 3, p. 6-7 en mai 1983. Accessible dans « Pas tout Lacan »
sur le site de l’École lacanienne de psychanalyse).
29. J. Lacan, « Conférence du mercredi 19 juin 1968 », Bulletin
de l’Association freudienne, n° 35, novembre 1985. Accessible dans
« Pas tout Lacan », op. cit. Un propos semblable est tenu en 1973, où
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94 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

Et, de même qu’il s’emploie ici à dégager son


Autre comme place en la vidant de Dieu (Dieu exis-
terait s’il y avait l’Autre de l’Autre30), de même et la
même année Lacan dégage-t-il le désir de l’homme
du désir de l’Autre avec lequel il l’avait pourtant tout
un long temps composé :
Si « le désir de l’homme c’est le désir de l’Autre », il
arrive qu’il faille bien que son désir à l’homme soit le
sien propre. […] Quand le désir de l’homme, il faut
bien qu’il s’extraie du champ de l’Autre et que ce soit
le mien eh bien il arrive quelque chose de très drôle,
il s’aperçoit qu’en tant que c’est à lui maintenant de
désirer eh bien il est châtré, le complexe de castra-
tion c’est ça31.
De là peut être induit que l’homme du grand Récit
sichérien n’est pas castré. Dit encore autrement et
en des termes repris de la conférence « La psycha-
nalyse en ce temps » (1969), le sujet sort d’une
analyse en n’ayant plus besoin de la demande de
l’Autre (de son appel) pour soutenir son propre désir.

l’être suprême est épinglé comme un mythe (« Excursus », in « Pas


tout Lacan »). Un an plus tard, il est affirmé que l’Autre n’est pas Dieu,
que Dieu existerait s’il y avait l’Autre de l’Autre (« Alla scuola freu-
diana », in « Pas tout Lacan »).
30. « Il est évident que l’Autre, avec un grand A, celui dont je
parle, c’est pas Dieu. Dieu serait… existerait s’il y avait l’Autre de
l’Autre. Alors, il n’y a pas d’Autre de l’Autre, à savoir qu’il n’y a pas,
il y a rien pour garantir que l’Autre, c’est bien là [batte sul microfono]
que se font les comptes, n’est-ce pas, il n’y a aucune preuve percep-
tible, n’est-ce pas ? Quand je dis qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre,
c’est-à-dire celui dont on a besoin, dont a besoin tout le monde… »
(J. Lacan, « Alla scuola freudiana », art. cité).
31. J. Lacan, « Place, origine et fin de mon enseignement », 1967,
in « Pas tout Lacan », op. cit.
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D’un Autre sans appel 95

On voit ici, par cette mention d’une demande de


l’Autre qui est loin d’être exceptionnelle chez Lacan,
que l’Autre n’est pas chez lui si systématiquement
différent que l’on vient de le souligner de l’Autre
selon Sichère. Mais justement l’ouvrage L’Être et le
Divin, parce qu’il déploie tout ce qu’implique une
telle demande de l’Autre, notamment 1) son exis-
tence, 2) sa reconnaissance comme être, 3) son statut
de Père, permet de lever cette ambiguïté. Telle est la
leçon reçue de Sichère : trop d’irrecevables attendus
viennent avec la conception selon laquelle l’Autre
appelle pour que l’on puisse assentir à cette concep-
tion. Ainsi doit-on prendre au sérieux le fait que,
dans la seconde phrase ici mise en exergue, l’Autre
intervient en second, et nullement comme être, bien
plutôt comme structure langagière. Et, en effet, c’est
de mon initiative que me prive le grand Récit de
Sichère, et donc aussi de l’entière responsabilité
qu’implique cette initiative. Il me prive d’en
répondre en refilant à l’Autre et cette initiative et
une large part de ma réponse. Jacques Derrida : la
religion, c’est la réponse.
Mais, dira-t-on, Lacan n’a-t-il pas soutenu que
« le message, notre message dans tous les cas vient
de l’Autre, par quoi j’entends “du lieu de l’Autre”.
Assurément, ce n’est pas l’autre ordinaire, l’autre
avec un petit a32 » ? Il suffit de négliger cette préci-
sion qui redit que l’Autre est un lieu pour pouvoir, en
lui, loger un message, voire un appel amoureux. À

32. J. Lacan, « Communication et discussion à Baltimore » (1966),


in « Pas tout Lacan », op. cit.
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96 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

vrai dire, la situation la plus nette, la mieux carac-


térisée que je sache, où un tel appel paraît venir de
l’otre (indissociablement ici petit autre et grand
Autre), est celle du deuil. Les statistiques le confir-
ment : l’endeuillé plus que tout autre est susceptible
de se rendre à l’appel du mort, autrement dit de se
suicider ou, version jugée plus soft, de tomber
malade. On ne franchira pas pour autant cette limite
au-delà de laquelle le mort est censé appeler l’aimé
endeuillé, car c’est bien lui, l’endeuillé, qui émet ce
message en l’attribuant au mort. Ce qui s’est appelé
« projection » est une des questions parmi les plus
difficiles qui soient dans l’analyse. Et seule une juste
position de ce qu’est le deuil permet d’y apporter
quelque lumière, comme on l’entrevoit ici.
Pourtant… pourtant il y a autre chose que cette
conclusion, Sichère ayant contribué à ce que soit
précisé un point resté flou chez Lacan. Car il se
pourrait bien que sa percée ait un autre retentisse-
ment, non plus dans l’analyse mais à l’endroit de ce
qui s’est appelé la passe et qui n’est ni l’analyse ni
un supplément d’analyse.
Il a déjà été question ici même (en introduction)
de ce moment en novembre 1973 où Lacan liait l’ex-
périence de la passe à celle de l’éclair illuminant le
divers, ta panta. Or, Sichère relève une expérience
voisine chez Heidegger, celle que celui-ci dénomme
Ereignis, « éclair illuminant de l’ouverture matinale
de l’être33 ». Ce qui se tient à distance peut, notam-

33. B. Sichère, L’Être et le Divin, op. cit., p. 256.


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D’un Autre sans appel 97

ment dans l’expérience poétique, advenir à la


présence sous la forme de l’éclair34. Et, de même
que chez Lacan en 1975, c’est ici aussi le signe (non
pas le signifiant, s’il y a lieu de mettre les points sur
les i) qui est privilégié. Le poète (Hölderlin) regarde
alors « en direction de ce signe qui le regarde (c’est
cela, l’Ereignis) et qui, le regardant, regarde l’en-
semble des hommes35 ».
Un cheveu sépare l’Ereignis heideggérien vu par
Sichère de la lecture lacanienne du ta panta héra-
clitéen : Lacan loge le divers là où Sichère loge l’être.
S’en tenir au divers une fois traversée l’expérience
de l’éclair, délaisser l’univers sans plus rien en dire,
ne plus avoir affaire dans l’Autre à un regard qui
fasse signe (castration de la pulsion scopique), voilà
ce dont il s’agirait avec Lacan, et l’on serait presque
porté à parler, à ce propos, d’un mysticisme au carré.
Cette lacanienne « mystique sauvage » vaudrait-elle
comme la réalisation enfin de la mort de Dieu ?

34. B. Sichère, L’Être et le Divin, op. cit., p. 268.


35. Ibid., p. 312.
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Chapitre IV

Une réponse chrétienne


à la mort de Dieu :
Jean-Luc Marion

Tout de même il est curieux de voir que depuis quelque temps,


depuis que cela se sait que Dieu est mort,
nous les voyons, lesdits croyants, user de l’équivoque.
Je veux dire, en se référant au Dieu de la dialectique,
d’essayer de trouver l’alibi de leur culte ébranlé.
JACQUES LACAN, L’Éthique de la psychanalyse, 23 mars 1960.

Dieu est mort, dit Nietzsche.


Nietzsche est mort, dit Dieu1.

SITUATION
Que, selon l’heureuse formule de Jacques
Derrida, la religion soit « la réponse2 », on en trou-
vera difficilement une illustration et confirmation
mieux articulée que celle de Jean-Luc Marion dans

1. Ce texte d’un graffiti récemment lisible sur les murs de la ville


de Mexico me fut offert par Teresa Nava lors de mon séminaire « Mort
de Dieu, émergence de la psychanalyse » (Buenos Aires, les 30 et
31 juillet 2011). Qu’elle en soit ici remerciée.
2. Si les Hébreux parlent en effet d’un « revenir à la réponse »
(lajzor be techouva), ils ménagent le cheminement d’un « revenir dans
la question » (lajzor be scheela). Mes remerciements vont ici à la
personne qui m’a signalé ce double et asymétrique mouvement, ainsi
qu’à l’amie Simone Wiener qui, consultée à ce propos, a su aussitôt
rectifier les erreurs que je m’apprêtais à commettre.
05-Allouch-Prisonniers-Chap-4-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:15 Page100

100 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

un ouvrage qui a fait date, paru en 1977, et juste-


ment intitulé L’Idole et la distance3.
Lorsque le catholicisme s’empare d’une question,
cela vaut, à mes yeux tout au moins, preuve de son
importance, du fait qu’elle habite les esprits, quand
bien même ces derniers ne s’en seraient pas (encore)
avisés. Cette emprise catholique s’emploie à modi-
fier la donne. Preuve, aussi, de l’actualité d’un
éminent et imminent danger pour la réponse catho-
lique, qui devra d’une certaine façon muer pour ne
pas perdre du terrain, voire disparaître dans les
sous-sols de l’histoire.
Tel fut le cas à l’endroit d’un certain Jacques
Lacan et de son école. Très tôt, une des pointes spiri-
tuellement et intellectuellement avancées du catho-
licisme – la Compagnie de Jésus, pour ne point la
nommer – fut là, présente, attentive, active, prête à
faire ce qu’il fallait pour que l’Église catholique,
apostolique et romaine (comme aimait l’appeler
Salvador Dali), au prix de quelques ajustements,
puisse, détournant le danger, perdurer dans les
siècles des siècles. Et comment ne pas tenir compte
de ce fait que Jacques Lacan fut (et reste) publié
chez un éditeur alors notoirement catholique4 ? Là

3. Jean-Luc Marion, L’Idole et la distance, Paris, Grasset, 1977.


4. On attend toujours le témoignage de François Wahl, alors
éditeur au Seuil, sur la façon dont il a procédé pour la fabrication des
Écrits. On aimerait savoir les motifs de chacune des décisions prises,
rejet ou acceptation de tel et tel texte. Publiquement questionné par
moi à ce propos il y a plus de dix ans, Wahl s’est réfugié derrière le
« secret éditorial ». L’accord de Lacan pour des Écrits ainsi fagotés ne
règle nullement la question de ce qui, voire de qui a décidé de leur
choix. On se souviendra ici que Lacan a demandé au pape l’annula-
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Une réponse chrétienne à la mort de Dieu 101

aussi, il s’agissait d’avoir Lacan à l’œil, de ne pas


laisser cette dangereuse percée d’une inédite spiri-
tualité inaccessible à une récupération catholique.
Personne, d’ailleurs, n’a jusqu’à présent étudié le
rapport de Lacan au catholicisme, et l’on n’entend
ni ne lit, à ce propos, que des opinions.
Un siècle après l’annonce nietzschéenne de la
mort de Dieu (à quelques années près) Jean-Luc
Marion, dans un formidable travail de pensée, prend
acte de cette annonce pour redonner au grand Récit
catholique une prégnance, une actualité, une perti-
nence dont l’annonce nietzschéenne était censée
l’avoir délesté. Ce n’est pas seulement le Père, le
Fils et l’Esprit qui ressortent chez Marion
ragaillardis de l’épreuve nietzschéenne, mais égale-
ment presque tout ce qui va avec : l’amour, la
charité, le don, la bonté divine, le prochain, le sacré,
la prière, la lutte contre l’idolâtrie, la communauté
des saints, la folie de la Croix, l’apaisement de la
Résurrection, la parole, la présence, le monde avec
son autre monde, le péché, la dette, la lumière,
l’union, la filiation, la fraternité, l’édification,
l’Eucharistie, la louange, etc.
Ces thématiques ne retrouvent pas pour autant
leurs marques anciennes, celles d’avant 1881 (Le
Gai Savoir). Bien au contraire, chacune va par

tion de son premier mariage ; que, plus tard, il a tenu à rencontrer le


pape auquel, m’apprend Catherine Millot, il a envoyé ses Écrits. Pour
être, auprès du pape, ce qu’est Jean-Luc Marion aujourd’hui ?
Certainement pas. Quant au plan projectif, c’est Lacan lui-même qui
signale sa proximité formelle avec la mitre des prélats.
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102 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

Marion être revisitée, reconfigurée et liée aux autres


de façon inédite et cohérente (dont la rigueur, autre-
ment dit l’ordre de rationalité, est elle-même
nouvelle), alors même que ce à quoi Marion s’em-
ploie n’est pas tant à construire une pensée qu’à n’en
pas outrepasser la limite : il s’affronte à un impen-
sable. Il prend au sérieux l’annonce de la mort de
Dieu, un geste dont on ne trouve nul équivalent chez
les psychanalystes qui ont tout simplement négligé
cette annonce. Avec Lacan, dans L’Éthique de la
psychanalyse, également ailleurs, il en est bien
parfois question, mais jamais en son lieu, celui qu’in-
diquent et que cernent les noms de Hegel,
Hölderlin, Nietzsche, Heine et quelques autres.
Mais pourquoi accorder quelque intérêt au
malaise catholique suscité par l’annonce de la mort
de Dieu et à sa résolution par Marion ? Ce n’est pas
seulement pour cette raison que la doctrine laca-
nienne présente bien des aspects qui la rendent
proche d’un mode théologique de penser, pas seule-
ment parce qu’elle est d’allure théologique et qu’en
bien des traits elle entre en résonance avec L’Idole et
la distance – ce qui ne serait déjà pas négligeable.
C’est aussi pour lire dans Marion un enseignement :
sa résolution du malaise susdit est susceptible
d’éclairer, comme par un effet à la fois de proximité
et de contraste, ce que pourrait bien être celle
(boiteuse ?) de Lacan, dans cette situation où obsti-
nément séjournent les analystes, celle de ne pas
encore savoir à quel point les traverse, les occupe,
les paralyse l’annonce de la mort de Dieu et la négli-
05-Allouch-Prisonniers-Chap-4-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:15 Page103

Une réponse chrétienne à la mort de Dieu 103

gence dans laquelle ils tiennent, depuis des lustres,


la présence obscure et efficiente de ses fantômes ?
Voici quelques indications de dates, sans doute
pas inutiles à fixer avant d’entrer plus avant dans la
problématique de L’Idole et la distance. Sans remon-
ter jusqu’au cantique luthérien (1641) mentionné
par Hegel et où résonne la formule « Dieu lui-même
est mort », ni au roman Siebenkäs de Jean Paul
(1796) où un rêve, d’ailleurs traduit en français par
Mme de Staël dès 1813, enseigne qu’« il n’y a pas de
Dieu », il y a lieu de mentionner, comme tout le
monde le fait (hormis le dernier item de cette liste) :
1802 : Hegel, « Foi et savoir »
1807 : Hölderlin, « En bleu adorable »
(In Lieblicher Bläue)
1834 : Heine, Sur l’histoire de la religion
et la philosophie allemande
1841 : Feuerbach, L’Essence du christianisme
1882 : Nietzsche, Le Gai Savoir
1894 : Panizza, Le Concile d’amour

D’UN RENVERSEMENT
Dieu est mort, dit Marion, soit. Mais quel dieu ?
Et, tout d’abord, la notion d’un dieu qui peut dispa-
raître n’est-elle pas contradictoire avec l’idée même
de Dieu ? Dieu n’est mort que s’il peut mourir. De
quel(s) concept(s) de dieu use l’athéisme, interroge-
t-il ? Il faudrait à l’athéisme, pour prononcer la mort
de Dieu, récuser tous les concepts de dieu. En outre,
ces concepts sont-ils, comme tels, susceptibles de
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104 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

supporter Dieu ? Ces premières objections à la mort


de Dieu sont d’autant plus décisives que, loin d’avoir
mis en question l’existence de Dieu, ceux qui ont été
habités par cette mort (Hegel, Hölderlin, Nietzsche,
Heidegger) ont reconnu en elle une manifestation
« paradoxale mais radicale » (p. 21) du divin.
Pourtant, si décisives soient-elles, et peut-être le
sont-elles trop carrément, ces considérations ne
portent que sur ce que Marion appelle « l’athéisme
conceptuel ». Ainsi va-t-il emprunter le chemin de
chacun des auteurs sus-nommés, mais en prenant
soin, lui, de distinguer la mort de Dieu du crépus-
cule des idoles. En allemand : Dieu, Gott ; idole,
Götze. À cette fin, Marion se munit d’une arme puis-
sante, même si elle est antédiluvienne : la distinc-
tion de l’idole et de l’icône.
Déjà reprise par le philosophe protestant Paul
Ricœur en 19655, cette distinction paraît tout à fait
bien constituée chez Marion, encore qu’à son endroit
un petit détail alerte son lecteur sur la persistance
d’un problème : lorsqu’il s’agit, pour les besoins d’une
phrase, de transformer en adverbes les adjectifs
« idolâtre », et « idolâtrique », Marion écrit, ainsi que
l’on peut l’attendre, soit « idolâtrement », soit « idolâ-
triquement6 ». Le Robert, quant à lui, ne voit là qu’une

5. Dans une modulation il est vrai quelque peu différente : « Il faut


toujours que meure l’idole pour que vive le symbole » (Paul Ricœur,
De l’interprétation. Essai sur Freud, Paris, Seuil, 1955, p. 554).
6. Ainsi lit-on, page 64 de L’Idole et la distance : « Car ce jeu ne
rend divin que ceux qui le jouent à visage découvert – non idolâtri-
quement », là où l’on aurait pu attendre, s’agissant de personnes
jouant un certain jeu, « non idolâtrement ».
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Une réponse chrétienne à la mort de Dieu 105

seule et unique signification : « avec idolâtrie ». Et


c’est donc du côté du signifiant qu’il y a lieu de se
tourner pour remarquer que ce qui distingue ces deux
adjectifs et adverbes n’est rien d’autre que la
séquence littérale « tric », autrement dit la trique. S’il
devait s’avérer que l’icône fonctionne à la trique,
autrement dit si Dieu devait chez Marion voir main-
tenue son immémoriale position de maître, de père-
maître (qui assone en français avec « permettre »), la
solide distinction de l’idole et de l’icône vacillerait
quelque peu. Ce Dieu père-maître ne convoque-t-il
en rien, chez tout un chacun, une image ? N’est-il en
rien idolâtré ?
L’idole (eidôlon) est une image artisanale
proposée à l’investissement du dieu. Elle tente de
rendre le dieu proche et protecteur, de le fixer, alors
même qu’elle relève tout bonnement et complète-
ment de l’expérience humaine du divin. L’idole
« asservit le divin et nous y asservit » (p. 24). Ce
faisant, ajoute Marion, elle tente de « résorber l’écart
et le retrait du divin ». En « contre-position », voici
l’icône, dont le Christ, « icône du Dieu invisible »
selon saint Paul (cité par Marion), est la figure
emblématique. L’invisibilité et la transcendance du
Père se donnent à voir dans la visibilité et l’humanité
du Fils (se donnent à voir à qui ? à l’orant ?). Marion
remarque avec justesse que les couleurs des icônes
ne ressemblent à aucune chose mondaine colorée.
C’est que l’icône maintient en elle l’écart, la distance
du divin – une thèse que les travaux de Marie-José
Mondzain sur Byzance n’ont pas démentie.
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106 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

Marion transporte cette mise en perspective du


couple idole/icône sur le terrain du concept. Ainsi
avance-t-il que tout concept de Dieu ne peut que
ménager « une présence sans distance » (p. 27) du
divin ; d’où s’ensuit la question dont son ouvrage va
offrir la réponse : peut-on user du concept d’une
manière non plus idolâtre mais iconique ? Plus
précisément encore, il s’agirait de
passer d’un modèle du langage où s’exerce une prise
de possession du sens par le locuteur, à un modèle où
le locuteur reçoit le sens, avec le Nom, par homologie :
«… dire divinement ». Il faudrait rien moins qu’un
modèle linguistique de la dépossession du sens7.
Une autre manière épistémologique est là en jeu,
un ordre de rationalité autre que logico-positiviste,
« une théorie non prédicative du discours » (p. 182),
« une objectivité tout autre » (p. 236) – la difficulté
ainsi soulevée n’étant certes pas absente chez Lacan
(que l’on songe seulement à sa « linguisterie », ou
encore à sa revendication réitérée d’avoir forgé une
nouvelle logique).
L’Idole et la distance se présente, de façon
éminemment privilégiée au regard d’autres auteurs
eux aussi étudiés dans cet ouvrage, comme une
discussion avec Heidegger. Pourquoi ? Du fait du
pas de côté effectué par Heidegger à l’endroit de la

7. J.-L. Marion, L’Idole et la distance, op. cit., p. 189. Qui ne voit


la proximité avec Lacan ? Il n’en reste pas moins que, sur ce fond
commun, Marion parlera d’un discours de louange, Lacan d’un
hommage, l’adresse étant, chez l’un, Dieu le Père, chez l’autre une
femme (voir J. Allouch, L’Amour Lacan, Paris, Epel, 2009, où
« hommage » est un des items de l’Index rerum).
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Une réponse chrétienne à la mort de Dieu 107

métaphysique, autrement dit du champ où, selon


Marion, il n’est de concept de Dieu qu’idolâtrique.
« Dieu », dans la métaphysique, est dit ultima ratio,
causa sui (Descartes), « fondateur moral » (Kant),
Étant suprême. Sa constitution onto-théologique
présente un dieu conceptuel que l’on ne peut pas
prier, à qui l’on ne saurait rien offrir (p. 35). La méta-
physique, y compris dans ses preuves de l’existence
de Dieu, manque la distance, et c’est en quoi son
Dieu conceptuel ne saurait être qu’une idole. Ainsi,
avec sa sortie hors de la métaphysique, Heidegger
est-il l’interlocuteur privilégié de Marion. Et toute
la fin de L’Idole et la distance sera consacrée à une
confrontation entre la pensée heideggérienne du
retrait de l’Être et la « distance » marionienne, celle
du Dieu chrétien se retirant lui aussi, mais d’un
retrait que Marion ne saurait identifier purement et
simplement à celui de l’Être – une identification que
Heidegger avait d’ailleurs par avance récusée.
Comment Marion traite-t-il de la mort de Dieu ?
Le jeu couplé de l’idole (fabrication humaine comme
le sont les concepts de la métaphysique) et de l’icône
(qui, elle, préserve la distance) lui ouvre la voie. Ce
dieu mort est une idole. Ainsi, avoir décrété sa mort
est-il bienvenu selon Marion, car cela ne fait que
dégager au mieux le Dieu à distance, Dieu Père,
Fils, Esprit – et il devra dire pour quelle raison seul
ce Dieu trinitaire convient à la distance. Et le dire
d’une certaine façon car cette distance est telle
qu’elle suppose « l’insuffisance du discours »
(p. 43). Là aussi, une proximité avec Lacan saute aux
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108 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

yeux. L’incomplétude, ce terme qui a justement été


retenu dans le titre d’un livre de Guy Le Gaufey8,
est, écrit Marion, « une décence9 ».
On ne peut qu’admettre, avec Marion, qu’en
annonçant la mort de Dieu Nietzsche indique parfai-
tement son statut idolâtrique : « Ah ! mes frères, ce
Dieu que j’ai créé, il était ouvrage de mains
d’hommes et illusion (Wahnsinn) humaine », lit-on
dans Zarathustra (cité p. 53). Également lui accorder
qu’à la suite de cet assassinat de Dieu qui n’a ni
temps, ni lieu, ni cadavre10 (p. 51) l’Insensé qui le
proclame souhaite voir dieu, un nouveau dieu, autre-
ment dit, toujours selon Marion, une nouvelle idole.
Nietzsche montre le fonctionnement idolâtrique de la
métaphysique (p. 58) ; l’athéisme demeure idolâtre
(p. 59), un propos que Lacan n’aurait certes pas
récusé. Oui, ainsi que l’écrit Marion, « à l’article de
“la mort de Dieu” persiste silencieusement l’idole-
fantôme du divin » ; aussi faut-il « encore dépasser
les idoles demi-vivantes des « dieux » déjà morts »
(p. 59). Voici précisément la description du chemin
que je crois pouvoir être celui que doit aujourd’hui

8. Guy Le Gaufey, L’Incomplétude du symbolique. De René


Descartes à Jacques Lacan. Paris, Epel, 1991.
9. Cette décence vaut critère : tout écrit autoproclamé « lacanien »
dans lequel le rapport de l’auteur au savoir n’est pas marqué de cette
décence de l’incomplétude ne mérite pas qu’on lui consacre une
minute de vie.
10. Dans son roman La Grande Faucheuse (Paris, Au diable
vauvert, 2000), James Morrow décrit longuement le halage par bateau
de l’immense cadavre de Dieu jusqu’au lieu touristique, façon
Disneyland, où, moyennant finances, tous les humains pourront venir
le contempler.
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Une réponse chrétienne à la mort de Dieu 109

emprunter l’analyse et qu’elle ne parcourra, avec un


point d’arrivée différent de celui de Marion, que si
elle entreprend de traiter, sans trop de crainte (justi-
fiée !), la question de son rapport au catholicisme.
Marion use du levier conceptuel idole/icône pour
renverser la mort de Dieu, pour la mettre cul par-
dessus tête. Son Dieu chrétien en ressort purifié de
l’idolâtrie. Cependant, avant d’en venir à la question
que pose cette démarche à l’analyse, à savoir celle
de la paternité, sans doute n’est-il pas inutile d’ap-
porter une précision. On aura entrevu qu’en quelque
sorte je m’apprête à renverser le renversement
marionien. Pour autant ce refus de la réponse chré-
tienne ne va pas sans admettre que, comme il se
disait dans certains milieux gauchistes à l’époque en
France, le catholicisme n’est sans doute pas, pour
l’analyse, « l’ennemi principal ».
Il y a, chez Lacan, un concept qui ne fut guère
étudié à ma connaissance, un concept au demeurant
bizarrement fichu car il est composé d’un substantif,
mais également de trois petits points qui lui sont
accolés : «…ou pire ». Ce concept est aussi un
soupir, et, certes, Jacques Lacan soupirait souvent.
En avait-il soupé ? …ou pire peut être pris de
manière binaire : « C’est cela, …ou pire. » Pour
autant, il n’y a là nulle nécessité, car …ou pire peut
parfaitement intervenir dans une décision qui
comporte plus de deux possibilités, …ou pire n’étant
que l’une d’entre elles. Or telle est la situation de
l’analyse dans son rapport au catholicisme. Il ne
s’agit pas d’un rapport duel, car d’autres partis sont
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110 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

possibles, mais aussi parce qu’il serait parfaitement


stupide de déclarer que le catholicisme était, aux
yeux de Lacan, le pire, qu’il n’y aurait d’autre choix
que l’analyse …ou pire, le catholicisme.
Dans une lettre inédite de Sade, publiée en
France en 1989, le divin marquis qui, comme on le
sait, n’était pas passé bien loin de la guillotine, et
surtout qui était au fait de la seconde mort, ainsi
qu’en témoigne son testament11, écrit :
La fable chrétienne était absurde, soit, mais elle
permettait parfois des élans voluptueux. Que voit-on
se former maintenant ? Des corps pincés, désaffectés,
désinfectés, hygiéniques, régulièrement tronçonnés,
sans le moindre signe de lubricité apparente.
Ou encore (cette lettre est adressée au cardinal
de Bernis, exilé à Rome) :
Dites de ma part au Saint Père que, chimère pour
chimère, la sienne, quoique parfaitement hypocrite et
risible, a au moins l’avantage d’avoir peuplé les sanc-
tuaires des bacchanales les plus plaisantes de l’his-
toire12. Pas un luxurieux ne s’y trompe.
La nouvelle chimère à laquelle il est ici fait allu-
sion n’est rien d’autre que l’Être suprême « en
présence et sous les auspices » duquel ont été
proclamés les « droits de l’homme ». On n’entend

11. On y lit : « La fosse une fois recouverte, il sera semé des


glands afin […] que les traces de ma tombe disparaissent de dessus
la surface de la terre […]. »
12. On ne saurait lui donner tort (voir la Chronique de Liutprand
de Crémone, ou, plus tardif, le Diarum de Jean Burchard [1483-1506],
traduit pour la première fois en 1932, ce qui donne une mesure
précise de la puissance dissimulatrice de l’Église catholique).
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Une réponse chrétienne à la mort de Dieu 111

guère, aujourd’hui, ceux qui brandissent les droits


de l’homme convoquer l’Être suprême, et pas davan-
tage l’immortalité de l’âme qui, pourtant, va avec.
Ce qui ne l’empêche pas d’être là sous-jacent, cet
Être suprême, fantomatiquement présent, juste
derrière ces discours parfois lénifiants, comme reste
active dans ces discours et les actes de guerre qu’ils
sont censés légitimer cette « boucherie fondatrice »
(ainsi que Sade la désigne) que fut la guillotine (« le
rasoir national », « la veuve »), instrument inventé
par un philanthrope13 et mis au service d’un sacri-
fice en effet fondateur. Avec Sade, on conviendra
que le sacrifice du Christ était d’une autre tenue.
À vrai dire, je viens, faisant suite à Philippe
Sollers, de mener mon lecteur en bateau, car cette
lettre n’est pas de Sade mais… de Sollers14 qui, un
temps, a ainsi trompé son monde, ou plutôt ceux qui
voulaient bien se laisser tromper car certaines
phrases anachroniques mettaient ostensiblement la
puce à l’oreille. Ainsi Sollers fait-il dire à Sade
qu’une discussion eut lieu entre les révolutionnaires
sur l’appellation divine, que l’on s’est demandé si
l’on ne pouvait pas nommer ce nouveau dieu
« Grand Autre », ou « Inconscient ». Car oui, il s’agit

13. Autre philanthrope : Philippe Pinel. Comme les guillotinés,


les dingues sont priés de remercier.
14. Paru en 1989 sous le nom de Sade, ce texte a été endossé par
Sollers en 1992, puis repris dans Sade contre l’Être suprême, précédé
de Sade dans le temps, Paris, Gallimard, 1996. On consultera avec
grand profit l’ouvrage d’Éric Marty Pourquoi le XXe siècle a-t-il pris
Sade au sérieux ? (Paris, Seuil, 2011) auquel je dois d’avoir eu accès
à Sade contre l’Être suprême (les citations ci-dessus en proviennent).
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112 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

du texte où Sollers, après quelques autres, récuse le


grand Autre de Lacan pour cette raison qu’il ne
pourrait pas ne pas être divinisé.
Dans son texte en quelque sorte introductif à sa
lettre faussement sadienne, Sollers remarque que
« c’est bel et bien le catholicisme qui a “permis”
Sade (comme Molière, Voltaire ou Mozart) ». Il voit
dans la « sociomanie montante » un nouveau dégui-
sement de l’Être suprême. Sade ferraillait sur deux
fronts au moins, et sans doute le catholicisme n’était-
il pas à ses yeux, et c’est ce que montre Sollers, l’en-
nemi principal, pas le pire ennemi. Pourquoi, dès
lors, privilégier une discussion avec le catholicisme
dans ce qu’il a de plus affirmé présentement ? Pour
trois raisons au moins, que l’on aura sans doute déjà
perçues : 1) parce qu’il incarne un degré plus avancé
de la spiritualité, ainsi que pourrait le dire Freud ;
2) parce qu’il ne néglige pas l’annonce de la mort de
Dieu ; 3) parce qu’il pose la question de la paternité.
Pourquoi donc Dieu le Père ? Qu’est-ce qui permet
à Marion de lier selon la modalité du nécessaire divi-
nité et paternité ? Et de les lier avec le Fils et
l’Esprit ? La réponse est donnée dès la première page
de l’« ouverture » de L’Idole et la distance : « Aucune
“mort de Dieu” ne va aussi loin que la désertion du
Christ par le Père, au vendredi saint. » On aurait tort
de ne pas prendre acte de la force d’un tel propos. Il
reste pourtant lourd de difficultés. 1) Pris tel quel, il
suppose réglée la question de l’identification de Dieu
comme père et du Père comme Dieu. 2) Il introduit
un gradient dans la mortalité (gradient : « taux de
05-Allouch-Prisonniers-Chap-4-corC-1_Mise en page 1 10/09/12 08:23 Page113

Une réponse chrétienne à la mort de Dieu 113

variation d’une grandeur physique en fonction de la


distance », dit Le Robert). Cependant, peut-on être
plus ou moins mort, comme l’implique le « aussi loin
que » ? Un retrait, même maximal, peut-il y équiva-
loir à une mort ? à une seconde mort ? Question d’au-
tant plus vive que Dieu est dit s’avancer dans ce
retrait lui-même. Un dieu qui « s’avance » (en se reti-
rant) peut-il être reconnu mort ? 3) Enfin, cette mort-
désertion ne peut être maximale que parce que le
Christ est pleinement homme, ainsi qu’on l’affirme,
mais également pleinement dieu. C’est parce qu’il est
le dieu Fils que la désertion du Père a, chez lui (et
chez le croyant en sa divinité), une portée inégalée,
qui ne saurait être comparée à celle que vivent (qui
sait ?) les deux bandits crucifiés à ses côtés et qui,
eux aussi, peuvent éprouver la désertion d’un père. Et
c’est donc sur ces points, même s’il ne les formule
pas aussi abruptement je viens de le faire, que
Marion va devoir s’expliquer.
L’écart que prend Marion avec la pensée de type
logico-positiviste et son « objet », son souci de faire
un usage non pas idolâtrique mais iconique du
concept, rebondit d’une manière insistante grâce à
ce qui peut être dénommé un changement de
registre. Son usage iconique du concept ne tient pas
en soi-même – ce qui au reste est de rigueur s’agis-
sant de l’icône –, mais repose sur une expérience
d’ordre scopique – ce qui est également de rigueur
pour une pensée « iconographique ». Cette expé-
rience est décisive, est la plus décisive ; elle posi-
tionne visuellement le rapport du Père au Fils,
05-Allouch-Prisonniers-Chap-4-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:15 Page114

114 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

également le rapport du croyant au Père et au Fils,


et au rapport du Père et du Fils (de la fille, il n’est
pas question). Elle vaut comme la réponse à la ques-
tion : pourquoi le Père ? « Pourquoi », mais aussi
comment, car c’est seulement par le Fils et par ce
fils que s’approche la distance, le retrait du Père, sa
transcendance. Et cela, seul un jeu de regards peut,
non pas le garantir, mais le montrer.
Deux scènes sont offertes aux regards
(« données » dirait Marion) : celle de la Croix, puis
celle où le Christ apparaît ressuscité. Ce Christ ne se
touche pas du doigt, ou de la lance, comme au
moment de la crucifixion. Marion parle d’une « appa-
rition » (p. 155) et, précise-t-il, une « apparition
disparaissante » (ce qui rend [indis]pensable le
recours à l’Esprit). Usant d’une métonymie, il localise
cette apparition sur le visage du Christ, « seul visage
envisageable de l’invisible » (p. 45). Ce visage du
Fils, cette apparition est seule susceptible de dési-
gner pour nous l’invisibilité du Père, comme l’incar-
nation du Fils est seule susceptible de manifester la
transcendance non métaphysique de Dieu. Et de
même, et tout aussi paradoxalement, l’abandon du
Christ en croix apparaît comme « le plus haut visage
de la communion » (p. 92). Pourquoi ? Parce que cet
abandon du Christ Dieu par le Père manifeste le
retrait de Dieu le Père comme on ne pourra jamais
mieux le réaliser. Cela suppose acquise l’identifica-
tion de Dieu comme Père. Mais, à ce qui pourrait
valoir comme une objection, Marion sait répondre.
Quoi ? Que c’est le retrait qui définit la paternité
05-Allouch-Prisonniers-Chap-4-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:15 Page115

Une réponse chrétienne à la mort de Dieu 115

(p. 162). L’argumentation se mord la queue ; elle ne


peut donc être prise ou récusée que globalement : si
le retrait seul peut manifester la transcendance de
Dieu et si ce même retrait définit la paternité, alors
oui, Dieu ne saurait qu’être le Père. Sa rigueur est telle
que, si l’on accepte cette définition de la paternité (et
viennent ici à sa rescousse aussi bien Jean de la
Croix que Hölderlin), force sera d’accepter le rapport
du Fils crucifié au Père comme seul susceptible
d’étayer la distance, le retrait du Père divin.
On assiste à quelque chose qui ressemble à une
scène primitive, érotique, sans pour autant être un
rapport sexuel au sens génital de ce terme, en regard
de laquelle on se trouve en position tierce (exclue, si
n’intervenait l’Esprit) car, avec la Croix, « Dieu lui-
même se reçoit comme Fils », tandis que « seul le
Fils est assez pauvre [abandonné] pour être l’autre
du Père ». Il y a une « distance interne au divin »
(p. 148-149), que le moment de la Croix manifeste
au mieux. La crucifixion est ce moment unique où la
distance du Fils au Père advient comme « jouis-
sance » du Fils. Marion écrit en effet carrément
(p. 222) :
Seul notre regard clignotant peut méconnaître que la
dernière parole du Christ en croix, « C’est accompli »,
énonce, dans la douleur humaine, mais par elle et ses
mots, infiniment plus qu’elle, un cri de victoire, une
jubilation proprement trinitaire, et, si l’on pouvait le
dire sans inconvenance, un hurlement d’une jouissance
[je souligne] filiale à nous inconnue, avec laquelle la
joie extatique de la Résurrection coïncide strictement.
05-Allouch-Prisonniers-Chap-4-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:15 Page116

116 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

Qu’est-ce donc qui, dans sa douleur extrême, fait


jouir le Fils ? Son abandon par Dieu le Père, qui
octroierait presque son lieu au Père, cette place en
retrait qui est la sienne en tant que Père, si ce n’était
qu’interviennent, en la circonstance, l’antériorité du
Père (p. 158 et 286), sa volonté seigneuriale (p. 162)
et son savoir, car « seul Dieu sait » (p. 142).
La proximité de la distance et du retrait heideg-
gérien de l’Être est telle qu’au terme de son parcours
Marion ne peut éviter de ferrailler avec Heidegger.
Je n’entrerai pas dans le détail de ce débat car la
scène qu’il a plantée suffit à faire entrevoir ce qu’il
appelle l’indifférence du chrétien à l’Être (p. 313). Il
cite à ce propos (p. 311) un théologien contemporain
très important (seul à être cité), H. Urs von Balthasar,
qui définissait le chrétien comme celui qui, « parce
qu’il croit à l’amour absolu de Dieu pour le monde,
est tenu de lire l’Être dans sa différence ontologique,
comme un renvoi à l’amour ». Quel amour ? La cruci-
fixion suivie de la résurrection le disent : un don
amoureux où l’on s’abandonne jusqu’à en mourir, et
pour lequel cet abandon est sa propre justification
(p. 87), un amour qui refuse le contact charnel au
motif que ce contact effacerait le retrait15 (p. 152),
un amour « descendu du ciel » dont la distance est
la marque (p. 200) et que seul l’amour pourra
accueillir, donc un amour fait de la communion de
deux amours (p. 207). Mais aussi un amour offert au

15. Quelle conception de la chair a-t-on en tête pour ainsi croire en


son incompatibilité avec le retrait ? Une caresse supprime-t-elle la
distance ?
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Une réponse chrétienne à la mort de Dieu 117

regard de tiers, Marie, saint Jean, Marie-Madeleine


sont au pied de la Croix, et sans doute convient-il
d’inclure Jean-Luc Marion au sein cette commu-
nauté (que l’on est invité à rejoindre).

DIONYSOS ET ARIANE,
NON PLUS LE PÈRE ET LE FILS
Qu’est-ce donc qui ici fait problème, qui empêche
tout un chacun d’entrer dans cette ronde ? Quelle
figure du Père se dessine avec Son retrait ? Marion
ne s’en tient pas au trait distinctif du retrait. La scène
à laquelle renvoie son texte présente un père des plus
étrange à vrai dire, « tératologique » même, si toute-
fois il convient d’inscrire sa paternité au sein des
structures élémentaires de la parenté : sans femmes
(épouse, maîtresse, fille), sans père ni mère, ni
frère(s) ni sœur(s), sans rival quant à l’exercice de sa
fonction paternelle, sachant, seigneurial (sa volonté
prend corps dans un projet précis, une père-version
selon Lacan), autoritaire (le dernier mot de L’Idole et
la distance est « autorité du Père » – où l’on retrouve
la trique). Ce père est aussi le bourreau de son unique
fils, car, autre marque de son étrange paternité, il n’a
qu’un seul fils (qui ne le fera jamais grand-père).
Sur la paternité, plus terre à terre, la psychana-
lyse a pris un autre départ en offrant la parole à des
femmes (juives, pour certaines d’entre elles) qui ont
résolument prié le médecin de se taire et de les
entendre. Cependant, ce ne serait pas lire Marion
que de lui reprocher d’avoir négligé le point de vue
05-Allouch-Prisonniers-Chap-4-corC-1_Mise en page 1 10/09/12 08:23 Page118

118 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

des filles sur la paternité (pas toujours nécessaire-


ment sur le rapport du père et du fils), mais lui faire
un mauvais procès, comme lorsqu’on reproche à un
auteur de n’avoir pas parlé de ce dont il n’a pas
parlé. Si critique il doit y avoir, elle doit provenir du
texte lui-même que l’on s’emploie à lire. Où donc
vacille, jusqu’à la confusion, le propos si clair, si
« analytique », en un certain sens, de Marion ?
Réponse : à l’endroit de la mort.
On a déjà eu affaire à un premier indice de ce
vacillement avec l’affirmation selon laquelle le seul
visage envisageable de l’invisible est celui du Christ
ressuscité. Avec la Résurrection, le christianisme
tourne le dos à la seconde mort, celle sur laquelle, en
revanche, l’hindouisme prend un appui décisif. Mais,
là encore, l’objection pourrait être reçue comme
externe au propos de Marion ; elle ne le sera plus,
cependant, si la mort du Fils reste inaccomplie. Est-
elle une « demi-mort », ainsi que l’écrit Marion
(p. 85) ? Catholique, Marion traite aussi de « la vraie
mort du Christ » (ibid.). Pourquoi donc la dire
« vraie » si elle l’est ? S’agit-il bien, comme il l’écrit
aussi, d’un « anéantissement » ? Ces affirmations
cadrent mal avec d’autres, sans que jamais Marion
ne confronte les unes aux autres. La question est
d’importance car le caractère relatif ou absolu de la
mort du Fils – cette alternative – concerne également
le retrait du Père. Tout se passe comme si, à chacun
de ses deux bouts, la distance était écornée :
   
___ _______________________ ___
Anéantissement Mort Retrait relatif Retrait absolu
du Christ du Christ du Père du Père
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Une réponse chrétienne à la mort de Dieu 119

Étant exclu que Dieu le Père se retire absolument


(un retrait qui est aussi « présence » n’est pas
absolu, Dieu « survit au retrait », p. 159), il s’ensuit
que la mort du Christ ne saurait, elle non plus, être
absolue. On ne pourrait plus, si tel était le cas, parler
de distance. La distance doit demeurer mesurée,
éviter de se perdre dans les sables ; ainsi son concept
de « mesure » vient-il chez Marion parfaitement bien
signaler que la distance « unit et sépare ». La
distance « outrepasse l’absence » (p. 261).
Il y a flottement dans L’Idole et la distance, car, on
l’aura lu ci-dessus, la mort en croix du Christ est
tantôt dite absolue, tantôt relative. Ainsi Marion
écrit-il (p. 143) que « le Christ reçut le coup de Dieu
sans y succomber, établissant ainsi la mesure » (je
souligne). Aussi use-t-il du comparatif, écrivant par
exemple que le Fils est « assez pauvre pour être
l’autre du Père ». Le dieu, écrit Marion en commen-
tant Hölderlin, « prend la mort pour figure » (p. 137),
ce qui est tout autre chose qu’un dieu mort. Marion
peut ainsi faire sienne la dernière phrase du poème
« En bleu adorable » (Lieblich) : « La vie est une
mort, et la mort elle aussi est une vie » (p. 136). Une
remarquable confirmation de la présentation laca-
nienne de l’amour divin16.
Si l’on se demande ce que recouvre ce flottement,
Marion offre la réponse en commentant l’annonce
nietzschéenne de la mort de Dieu : il masque la
haine de Dieu, le fait que l’amour du père bourreau

16. Voir J. Allouch, L’Amour Lacan, op. cit., p. 380 sq.


05-Allouch-Prisonniers-Chap-4-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:15 Page120

120 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

du Fils est un amour à composante haineuse


marquée (Nietzsche n’a eu nul besoin de lire Lacan
pour être au fait du concept d’hainamoration).
Marion ne va pas en effet, ainsi que le fit
Kierkegaard qui parle à ce propos du « dernier et
plus terrible conflit17 », jusqu’à concevoir cette
possibilité où la haine serait, elle aussi, une mani-
festation de l’amour divin. Son amour sans haine est
inacceptable en analyse.
Et c’est donc avec Nietzsche qu’il sera mainte-
nant possible de conclure en rappelant la substitu-
tion nietzschéenne par laquelle le couple Dionysos
Ariane chasse celui du Père et du Fils. Comme chez
Sichère, lui aussi chrétien, Ariane n’apparaît qu’en
marge chez Marion18 ; il juge « curieuse » (p. 73) sa
présence dans le texte de Nietzsche. Il est certes de
bonne guerre qu’il s’emploie à faire de Nietzsche un
idolâtre, à localiser son dieu dans la structure onto-
théologique de la métaphysique (p. 99) et, comme
pour mieux entériner un prétendu échec de
Nietzsche, à lier son effondrement final à l’exigence
de devoir « devenir nous-mêmes des dieux » (p. 60)

17. Søren Kierkegaard, Œuvres complètes, trad. du danois par


Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau, Paris, Éd. de
l’Orante, t. 14, p. 104.
18. En formulant pour la première fois oralement cette dernière
remarque, me vint à l’esprit le jeu littéral qui lie assez étroitement
« Marion » et « Ariane ». Serait-ce pour être situé au lieu même
d’Ariane que Marion aurait été amené à faire aussi peu cas d’elle ? Cette
conjecture a alors trouvé sinon sa confirmation, tout au moins quelque
étayage, dans le lapsus qui suivit cet Einfall : voulant mentionner une
nouvelle fois le nom d’Ariane, c’est « Marianne » que je m’entendis dire,
tandis que résonnait dans la salle le rire du public latino-américain.
05-Allouch-Prisonniers-Chap-4-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:15 Page121

Une réponse chrétienne à la mort de Dieu 121

– ce que Nietzsche formule dans le prolongement de


son annonce de la mort de Dieu. Certes, dans Le Gai
Savoir, Nietzsche s’interroge : « La grandeur de ce
fait [le meurtre de Dieu] n’est-elle pas trop grande
pour nous ? Ne devons-nous pas devenir nous-
mêmes des dieux pour nous en montrer dignes ? »
Pourtant, en voulant faire de Nietzsche un idolâtre,
Marion passe outre le fait que ce trait (devenir nous-
mêmes des dieux) n’est pas le dernier mot de
Nietzsche concernant les suites de la mort de Dieu.
Il y eut une suite, que Gilles Deleuze a su relever :
par-delà l’homme supérieur, puis par-delà le
surhomme (qui, lui, se fait dieu) adviennent
Zarathustra, puis Dionysos. C’est d’une même négli-
gence que Marion écarte ici Dionysos, comme il a
négligé Ariane, la fiancée du dieu.
Une discussion plus poussée de la façon dont
Marion reçoit Nietzsche réclamerait notamment
l’étude appliquée de l’ouvrage de Barbara Stiegler
Nietzsche et la critique de la chair19 et de quelques
autres. Elle consisterait à lever l’inhibition qui
frappa, jusqu’à tout récemment, les analystes à l’en-
droit de Nietzsche. C’est à une trop grande proximité
de Nietzsche avec l’analyse qu’est due cette inhibi-
tion chez Freud qui, le 1er avril 1908, avoue à ses
collègues un « excès d’intérêt » pour Nietzsche ; il
reconnaîtra toutefois qu’il doit à Nietzsche, via
Groddeck, l’instance dénommée ça. Chez Lacan,

19. Barbara Stiegler, Nietzsche et la critique de la chair, Paris, PUF,


2005.
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122 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

comme on me l’a suggéré, la gêne à l’endroit de


Bataille (parfaitement repérée par Sollers) aurait-elle
eu cet effet de lui barrer Nietzsche ?
La mort de Dieu met un terme à la connivence,
déjà platonicienne, de Dieu et de la vérité, également
à la fable d’un autre monde ; elle « vide la mer »
(Zarathustra) ; elle allège d’un concept, celui de
« dieu », contraire à celui de « vie » ; elle fait trou,
béance ; elle assigne chacun à l’heure de midi, celle
de « l’ombre la plus courte » ; elle ouvre la porte à la
précieuse fin du mensonge humaniste (mort de Dieu
→ mort de l’homme : Foucault, Althusser, Lacan) ;
elle offre à l’amour la possibilité d’être érotique et
conditionnel ; elle murmure à chaque l’oreille, comme
Dionysos à celle d’Ariane : « Sei Klug », sois avisée.
Un des arguments les plus touchants de Marion
peut être retourné contre sa position. Il suggérait
qu’il est exclu de prier le dieu de la métaphysique,
ce que, oui, on lui accorde sans difficulté.
Cependant, n’est-il pas tout autant, quoique autre-
ment, exclu de prier ce Dieu le Père dont j’ai dit le
caractère tératologique ?
Si Sichère (chapitre II) permet de conclure qu’il
était exclu que de l’Autre vienne un appel, Marion
aide à saisir que cet appel, s’il est bien de l’amour à
l’amour, ne saurait davantage être reçu, dans l’ana-
lyse, comme réglant la question de l’amour de trans-
fert, et notamment en ceci qu’il exclut la haine. Plus
exactement, il l’exclut en la localisant (sans la dire)
en un seul et unique événement qui absorbe, en
quelque sorte, toute haine possible, un événement
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Une réponse chrétienne à la mort de Dieu 123

où le Fils jouit d’être maltraité par son Père.


L’analyse ne saurait admettre que, pour tout un
chacun, tout se joue dans le rapport de ce Père à ce
Fils, et pas davantage que cette scène perverse doive
être reçue comme un don. Ce grand Récit s’érige
contre le divers, à quoi l’analyse a affaire.
Si, en effet, la paternité est celle du retrait, la
question se pose de déterminer ce qu’il en est de la
position de l’analyste qui, lui aussi, se tient dans un
certain retrait. Depuis Lacan et grâce à lui, il est su
que ce retrait porte d’abord sur la demande, l’ana-
lyste s’abstenant d’y répondre. Et déjà à ce niveau de
la demande on saisit que ce retrait n’est pas une pure
et simple absence puisque, au contraire, il met à nu
une certaine présence de l’analyste. Pour autant, ce
n’est pas là tout. Non seulement ce retrait permet
que soit formulée la demande sous la demande,
l’autre demande à laquelle il n’est pas davantage
offert sa satisfaction, mais, en outre, cette réitération
des demandes laissées sans réponses finit par cerner
un certain vide, celui du désir :

désir

demande

@
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124 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

Et c’est ici, au lieu de ce vide, que la question se


pose de savoir si le retrait/présence de l’analyste
(différent, donc, de celui qui concerne la demande)
est nécessairement paternel, ainsi que le suggère
Marion avec sa double définition du retrait par la
paternité et de la paternité par le retrait. Un autre
retrait est-il envisageable, qui ouvrirait la voie à la
réduction, au rejet du psychanalyste comme
objet a ? Cette question concerne chaque séance
d’analyse, mais aussi chacun des parcours analy-
tiques pour autant qu’ils se bouclent. Au moins
Marion aura-t-il rendu clair ce que ce retrait ne
saurait être.
Pourtant, pourtant, Philippe Sollers n’a-t-il pas
diagnostiqué, sans d’ailleurs que ni Judith ni
Jacques-Alain Miller n’y trouvent à redire, que « ce
type », à savoir Jacques Lacan, « allait droit à une
sorte de crucifixion » pour « avoir mis sa nature
profonde en effervescence avec le langage », mais
encore, et carrément, que Lacan « était évidemment
catholique20 ». Sollers aurait-il vu juste ? Disant
cela, indiquerait-il Marion ?
Si l’on se tourne vers Nietzsche lu par Deleuze,
on entrevoit qu’un autre chemin, certes étroit, est
indiqué, lorsque l’homme réactif, « le plus hideux
des hommes », une des figures de l’homme supérieur
(Zarathustra, livre IV), soit celui qui a tué Dieu,

20. Voir l’opuscule Miller & Sollers, Soirée Lacan, Montparnasse,


le 6 septembre 2011, Paris, Navarin éditeur.
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Une réponse chrétienne à la mort de Dieu 125

laisse place à Dionysos et Ariane21. L’érotique en jeu


entre eux est-elle si clairement différente de celle
de la crucifixion22 ?

21. Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 2010


(1er éd. 1962), p. 178 (également p. 182, 189, 197, 200 et 218, où on
lit : « Le meurtrier de Dieu avait le crime triste parce qu’il motivait son
crime tristement : il restait dans le négatif en assumant le divin. Il faut
du temps pour que la mort de Dieu trouve enfin son essence et
devienne un événement joyeux »).
22. Ibid., p. 199 et 214-216.
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Chapitre V

Dieu enfin mort ?

Une certaine problématique se trouve donc,


depuis quelques années, mise à l’ordre du jour en
France, celle de la mort de Dieu, de dieu ou des
dieux ; silencieusement ou plus ouvertement, elle
invite à questionner Lacan, à déterminer comment
il la traite. Le pari est ici que son frayage à lui s’en
trouvera éclairé, qu’en seront facilitées les décisions
de lecture exigées de tout un chacun qui ouvre ne
serait-ce qu’un seul de ses textes ou séminaires.
Une telle démarche satisfait à une des recom-
mandations que, parfois, il se permettait, celle, en
quelque sorte faussement négative, où il invitait à
renoncer à cette « longue ascèse subjective » qu’est
l’analyse quiconque ne pourrait « rejoindre à son
horizon la subjectivité de son époque1 ».

L’ADIEU À DIEU ET AUX DIEUX


DE JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
Comme tous ceux qui, récemment, interrogent la
mort de Dieu et ses suites, Jean Christophe Bailly
prend son départ de la célèbre phrase de Nietzsche
dans Le Gai Savoir :
Dieu est mort. Mais tels sont les hommes qu’il y aura
encore pendant des millénaires des cavernes dans

1. Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 321.


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128 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

lesquelles on montrera son ombre… Et nous…, il faut


encore que nous vainquions son ombre.
Bailly fait pourtant également état d’un autre
départ, une expérience personnelle où il aurait à la
fois éprouvé et trouvé le geste qu’il conviendrait
d’avoir, selon lui, pour que les dieux ne paraissent
plus, comme ombres, dans les cavernes. En compa-
gnie d’un ami, il visitait ce jour-là le Musée égyptien
de Turin. Ce lieu le mettait en présence d’une reli-
gion rendue d’autant plus étrangère, sans doute, que
les objets rassemblés avaient été arrachés de leurs
sites. Pour autant, cette extériorité n’empêchait pas
l’émergence, chez lui, d’un sentiment de descen-
dance « brouillé, brouillon, tramé de réminis-
cences ». Or le voici, à un certain moment de sa
visite, devant une vitrine improbable car vide, mais
où subsistaient les traces des objets qui en avaient
été ôtés sous la forme de taches de propreté contras-
tant avec la poussière alentour et délimitées par elle.
Cette trace (la propreté de certaines surfaces) d’une
absence de trace (les objets disparus), Bailly la reçut
comme celle du vide laissé par le départ des dieux.
C’était, écrit-il, « comme si leurs tombes avaient été
refermées ». Ainsi se trouva-t-il « éveillé », c’est son
mot, « au sens de cette absence de trace » des dieux
égyptiens, cela au point que, sortant du musée, ce
dehors, loin de lui offrir son habituelle platitude,
« s’était mis à rayonner comme ce qui autrefois
rayonna pour ceux qui avaient des dieux2 ». Franchie

2. Jean-Christophe Bailly, Adieu. Essai sur la mort des dieux,


Paris, Éd. de l’Aube, 1993, p. 37-40 (également p. 83).
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Dieu enfin mort ? 129

la porte du musée, un certain vide donnait au monde


une inattendue brillance.
Écrivant par la suite son expérience turinoise,
Bailly n’interroge pas plus avant le jeu des traces
que, pourtant, il décrit. S’il s’y était consacré, il
aurait pu distinguer dans ce jeu un effacement :
rendues apparentes par l’enlèvement des objets, les
taches de propreté (si l’on peut ainsi les dénommer),
justement reçues par Bailly comme des traces, effa-
cent les traces qu’auraient été ces mêmes objets qui,
étant à leur place dans la vitrine, auraient masqué
ces mêmes traces de propreté, autrement dit auraient
recouvert le vide sur lequel ils étaient installés. Une
disparition n’advient au vide qui fait du disparu un
mort pour un survivant que lorsqu’une trace en
marque l’événement. C’est, exactement, la fonction
de la tombe, celle qu’elle inaugure.
Bailly ne relève pas non plus ce que furent les
conditions temporelles de son inoubliable expé-
rience. Elle n’a pourtant pu avoir lieu que parce que
les objets de cette vitrine y avaient été récemment
enlevés. Si sa visite du musée avait eu lieu quelques
mois plus tard et si les objets n’avaient pas été remis
à « leur place » dans la vitrine, ni celle-ci nettoyée,
on peut imaginer que la poussière aurait fait son
œuvre, aurait fait disparaître les traces de propreté
qui eurent une fonction si importante pour éveiller le
visiteur à l’absence des dieux. Cette nouvelle nappe
de poussière correspond à ce que l’on entrevoit lors-
qu’on visite un cimetière délaissé, ou lorsqu’on se
trouve en présence d’une tombe sur le point de n’être
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130 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

plus identifiable comme tombe (« Les tombes elles


aussi meurent », disait Céline).
Que Bailly n’envisage pas cette configuration où
la trace effaçante serait elle-même effacée laisse
déjà apparaître qu’il n’aborde pas la question de la
mort de Dieu et des dieux en se réglant sur la
seconde mort. Ce point déjà signale une position qui
diffère de celle, lacanienne, que le travail de Bailly
permettra de situer.
Adieu. Essai sur la mort des dieux porte au
discours l’expérience de Turin. Comment faire, mais
aussi comment se situer pour que l’ombre des dieux,
de Dieu n’habite plus les cavernes ? À ce propos,
Bailly écarte quelques chemins inappropriés,
impuissants à loger les dieux et Dieu dans une sépul-
ture d’où ils (ou Il) ne saurai(en)t plus jamais sortir.
Cependant, ces chemins divers et inaboutis ne
sont situables qu’à partir de ce qui s’est joué,
toujours selon Bailly, avec le virage du polythéisme
au monothéisme – ce qu’il faut donc envisager
d’abord. À l’en croire, le polythéisme séparait radi-
calement mortels et immortels. Dans cet univers du
sacrifice, « aucun accès n’est ménagé à ce qui est de
l’autre côté du sacrifice » (p. 17), moyennant quoi il
ne saurait y avoir de saint. Bailly convoque ici le
polythéisme grec, il en irait autrement (ô combien !)
avec l’hindouisme qui fait place au saint – le renon-
çant – et cette négligence converge avec son impasse
sur la seconde mort déjà notée.
Différent et même opposé en cela au polythéisme,
le monothéisme, notamment le christianisme, offre
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Dieu enfin mort ? 131

à chacun « l’émotivité de l’accès » (p. 18), poursuit


Bailly. L’homme y est « élève » d’un Dieu qui cesse
d’être oracle pour devenir commandement, tandis
que la physis perd son opacité pour devenir le terri-
toire de l’administration de Dieu. Le christianisme
est « un chef-d’œuvre de duplicité qui conserve inté-
gralement l’angoisse et la distance tout en la rele-
vant par la possibilité du salut » (p. 26). Il n’est peut-
être pas nécessaire d’envisager ici les détails de
cette « phénoménologie du rapport au divin »,
comme on peut sans doute la désigner, ni d’évoquer
le protestantisme, sinon pour signaler qu’il débar-
rasse la terre du sacré, qu’il désenchante le monde
et l’offre ainsi à la maîtrise de l’homme, plus préci-
sément au capital (une allusion de Bailly au célé-
brissime ouvrage de Max Weber L’Éthique protes-
tante et l’esprit du capitalisme). Pour autant, cette
maîtrise nouvelle n’étend pas son emprise jusqu’à
s’approprier l’univers. Et Bailly de citer Nerval :
Homme ! Libre penseur – te crois-tu seul pensant
Dans ce monde où la vie éclate en toute chose :
Des forces que tu tiens ta liberté dispose,
Mais de tous tes conseils l’univers est absent.
Les quelques éléments qui viennent d’être
rappelés suffisent, semble-t-il, à ce que l’on puisse
maintenant saisir les divers biais convoqués par
Bailly et selon lesquels l’homme n’a pas réussi à dire
« adieu » aux dieux, ni à Dieu.
1) Et c’est Freud tout d’abord (p. 22-24) : son
explication rationnelle de la religion dans L’Avenir
d’une illusion, comme toute mise en œuvre d’un
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132 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

savoir (celui des Lumières, celui de la science), reste


« faible et insuffisante » pour en finir avec Dieu. Un
« il y a » (« l’univers absent » de Nerval, le Dasein
heideggérien) se soustrait sans fin à cette prise du
savoir. Certes, de ce qu’avec Merleau-Ponty Bailly
appelle « la prose du monde » la science dégage la
grammaire ; subsiste cependant « l’être » de cette
prose, auquel la science n’a pas accès.
2) Autre voie possiblement destituante de Dieu :
la tête tranchée du monarque, cette violence que l’on
admettra faite à Dieu étant donné le lien du
monarque avec Dieu. Mais « on ne s’est pas rendu
vers cet enjeu » dénommé « république », qui récla-
mait une responsabilité commune et une « exposi-
tion de tous dans l’en-commun » (p. 51). Aujourd’hui
encore, on n’a pas mesuré la force de cet événement,
et c’est ainsi que « l’ombre d’un roi elle aussi,
comme l’ombre du Dieu mort dont parle Nietzsche,
est montrée dans les cavernes » (p. 26). Que s’est-il
donc passé ?
3) En lieu et place de cette « souveraineté tout
autre, sans monarque et sans sujet » (p. 26-27)
appelée par la res publica, est venu le capital, que
Bailly appelle fort joliment « une agitation ». S’il est
« le visage le plus clair de la destitution du divin »,
s’il coïncide historiquement avec « la désaffection
générale envers le divin » (p. 28 et 31), le capital n’a
pas, lui non plus, dit adieu aux dieux, à Dieu. Pensant
le monde exclusivement en tant que réservoir de
ressources et de marchandises, l’idéologie du progrès
que véhicule le capital laisse entendre que l’homme
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Dieu enfin mort ? 133

seul serait à même « d’allumer et d’éteindre toutes


les lampes », alors que les lampes « s’allument et
s’éteignent encore toutes seules » (p. 30). L’objection
redouble celle qui portait sur le savoir : un « il y a »
se maintient hors de la prise (du savoir, du capital).
Le capital s’est approprié à son profit le legs chrétien
(protestant), mais en « évinçant de l’univers toute
notion de dette ou d’offrande et en éliminant […] tout
sens du partage, tout sens de l’exposition commune
au commun » (p. 31). Ainsi le capital, « exaltation de
la puissance humaine comme telle », a-t-il reculé
devant la destitution du divin que, pourtant, il
opérait ; en n’osant pas avouer ses fins dernières (la
pure exploitation des hommes et des choses), le capi-
talisme s’est accommodé de la religion.
Science, politique, économie, aucun de ces trois
chemins où l’on tentait d’en finir avec les dieux et
avec Dieu n’a été parcouru jusqu’au bout (soit que la
voie elle-même ait été inappropriée, et c’est le cas de
la science, soit par peur, et c’est le cas de la poli-
tique et de l’économie).
Comment donc en finir avec Dieu ? Dans la
réponse de Bailly deux concepts sont à l’œuvre :
ceux de sommation et d’ouvert. Sa réponse réside
dans leur articulation antinomique. Qu’entend-il par
là ? Le concept de sommation à la fois généralise et
déplace l’objet de la problématique de la mort de
Dieu. Cette généralisation/déplacement a déjà été
comme anticipée avec la remarque selon laquelle
penser la mort de Dieu et le départ des dieux, ce n’est
pas tant penser à lui ou à eux et à nous que s’ouvrir à
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134 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

ce qui n’est ni lui, ni eux, ni nous, à ce qui n’est ni à


lui, ni à eux, ni à nous, et qui pourtant nous accueille :
nous, vivants, et lui, ou eux, morts3.
« Ce qui nous accueille » n’est précisément pas la
sommation, soit ce qu’en particulier le rêve chrétien
a tenté d’imposer. Sensible aux faits de langue,
Bailly ne manque pas de noter l’équivoque dont est
porteur, en français, le terme de « sommation » : à la
fois « faire une somme » et « commandement » (« Je
vous somme de… » qui porte au superlatif l’énoncé
« Je vous ordonne de… »). Poussant plus loin le jeu
signifiant, on pourrait ajouter que cette sommation
est un « somme », un sommeil. Il ne s’agit pas seule-
ment de Dieu avec la sommation, mais de tout ce qui
fait somme, l’Être aussi bien4 – une précision néces-
saire à l’argumentation de Bailly, tandis qu’elle ne
conviendrait certainement pas à Heidegger.
Il n’y aura de dieu mort que par la sortie, jusque-
là impossible, de l’humanité hors de la sommation.
Or, une telle sortie ne sera possible qu’accompagnée
d’une certaine solitude, qui n’est pas, c’est élémen-
taire, l’idolâtrie de l’absence d’une référence à Dieu,
à l’Être ou encore à l’homme centre et maître de la
nature, à l’homme du libre arbitre. Cette nouvelle
solitude sera autrement fagotée. L’absence de
sommation laisse l’homme être seul, tout simplement
délesté de cette sommation. Une des caractéristiques
de cette solitude est l’absence admise d’avenir.

3. J.-C. Bailly, Adieu, op. cit., p. 35.


4. Ce que Bailly ne manque pas de noter, il est vrai sans davan-
tage s’y arrêter, page 44 de son Adieu.
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Dieu enfin mort ? 135

« Alors, avait déjà écrit Goethe, l’esprit ne regarde ni


en avant ni en arrière. Le présent seul est notre
bonheur5. » « L’avenir, note Bailly, n’est, lui, que
l’image inversée du dépôt, que ce qui sera à tous les
coups reversé à la somme6. » Solitude, absence
d’avenir, on aura sans doute reconnu deux théma-
tiques déjà rencontrées ici même. Aussi n’appa-
raîtra-t-il pas comme un hasard que Bailly lui aussi
côtoie le mysticisme, quitte à seulement signaler
plusieurs fois qu’il ne mange pas de ce pain-là. Cela
reste à voir.
L’ouvert seul, à la condition toutefois de n’en pas
faire un autre nom de la somme7, offre la possibilité
d’une sortie de la sommation. L’« ouvert » : qu’est-
ce à dire ? Bailly en donne une première approche
avec sa métaphore des lampes qui s’allument et
s’éteignent toutes seules, indication qui situe l’ou-
vert comme ce qui a lieu hors champ de la maîtrise
humaine. L’ouvert est aussi ce qui requiert la soli-
tude de l’homme, en opposition avec la sommation
religieuse qui offrait à l’homme de n’être pas seul.
Pourtant, c’est surtout dans ses réflexions sur le
langage que Bailly approche au plus près sa défini-
tion et sa justification de l’ouvert. À cet égard, la
phrase décisive apparaît être celle-là :

5. C’est par cette citation de Goethe que Pierre Hadot entame le


premier chapitre de son ouvrage N’oublie pas de vivre. Goethe et la
tradition des exercices spirituels, Paris, Albin Michel, 2008, p. 15.
6. J.-C. Bailly, Adieu, op. cit., p. 46.
7. « Mais ni le dehors ni l’ouvert [je souligne] ni le monde ni Dieu
ni tel dieu ni même l’Être ne peuvent désigner ce qui s’ouvre ou s’ou-
vrirait » (ibid., p. 45).
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136 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

La sommation […] est l’axe de fuite par lequel nous


trahissons constamment en nous le don du langage,
l’ensemble des noms et des phrases possibles, soit ce
qui ne peut sommer ni faire somme, jamais, soit ce
qui toujours s’en va et se glisse dans l’en allé, soit
encore la freie Geisterei elle-même qui, parce qu’elle
est notre bien commun, est notre façon de répondre à
la libre effraction de l’instant8.
Il ne va pas de soi que le langage soit un don
(quel en serait le donateur ? que serait un don sans
donateur ?), un propos où l’on voit discrètement
pointer à nouveau la question du mysticisme. En
revanche, oui, « l’ensemble des noms et des phrases
possibles » ne saurait qu’être reconnu comme un
ouvert, autrement dit présente un nombre illimité
d’occurrences possibles.
Sa pensée du langage, Bailly la précise en s’ap-
puyant sur Walter Benjamin9 :
[…] le langage apparaît chez Benjamin comme la
relève humaine de l’aura : l’aura – ou l’éclat [peu
avant, Bailly avait mentionné « l’éclat de la pure
apparition »] – habite pensivement le langage, le

8. J.-C. Bailly, Adieu, op. cit., p. 45 (souligné par l’auteur). Le


syntagme freie Gesterei fait problème, Geisterei n’existant pas en alle-
mand. Consultée à ce propos, une amie philosophe germanophone
m’apprend qu’existe, en revanche, Freigeisterei. Au XVIIIe siècle, ce
terme désignait plutôt péjorativement une personne qui s’était libérée
de la religion établie, cependant pas un libertin, car Freigeist n’a pas
de connotations sexuelles. Plus tard, Freigeisterei désigna l’indépen-
dance intellectuelle, celle d’un Nietzsche par exemple. Wikipedia
(version allemande) donne comme correspondant « agnostique », le
Weis Mattutat traduit « libre pensée ».
9. Précisément à la « préface épistémo-critique » à L’Origine du
drame baroque allemand, Paris, Flammarion, 1985.
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Dieu enfin mort ? 137

langage est lui-même partagé entre une surface


communicationnelle empirique et une profondeur
originaire dans laquelle se déploie l’espace de la
vérité, qui se confond au souvenir de la vérité de la
dénomination.
On est étonné par la mention de cette tempora-
lité d’allure religieuse (Benjamin, cité par Bailly,
parle d’un « état paradisiaque où il n’était pas besoin
de se battre avec la valeur de communication des
mots ») chez quelqu’un qui a su écarter aussi bien
l’avenir que le passé. D’autant que Bailly fait sonner
cette corde de manière appuyée :
Qu’il y ait des noms, tant de noms pour accompagner
de notre voix la dissémination de l’étant, c’est un bien,
c’est notre bien et c’est le chemin par lequel nous
pouvons écouter les chants d’autrefois (« gesungen
Ward viel vor Zeiten »), « on chantait beaucoup autre-
fois » dit Johannes Bobrowski – un poète que les
philosophes devraient lire – dans un poème qui s’in-
titule justement Auszug der Götter, Départ des dieux10.
Le langage est donc comme tel, le langage est en
lui-même un ouvert, on l’accorde volontiers à Bailly,
tout au moins pour l’instant. De plus, le langage fait
exister un autre ouvert encore, en ce sens que « le
pouvoir des noms ne s’étend pas sur les choses »,
que, bien au contraire, nommer approprie les choses
« à leur silence », que les choses sont, au regard du
langage, dans « une extériorité pure ». Le langage,
écrit-il encore joliment, « est venu dans le cours de
la venue » ; le Verbe n’était pas au commencement

10. J.-C. Bailly, Adieu, op. cit., p. 44.


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138 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

(p. 85-86). L’épinglage de cet autre ouvert, repérable


par-delà la faille entre le langage et les choses,
s’élève implicitement contre ces théories du langage
qui l’accordaient aux choses (Aristote, Dante, pour
ne citer qu’eux11). On admettra aussi avec Bailly que
« l’être n’a que le mode verbal pour être ».
Mais pourquoi lui faut-il ajouter que résonnent,
dans le langage, les chants d’autrefois ? Pourquoi
donne-t-il au langage cette profondeur originaire,
cette possibilité d’un « retour de la mémoire à la
perception originaire » (une citation de Benjamin,
p. 85) ? On ne pourra répondre qu’en relevant un
autre et étrange trait caractéristique de l’« ouvert du
sans Dieu » selon Bailly, à savoir son absence de
forme, ou encore de bords :
L’ouvert n’a pas de forme mais s’entrouvre dans ce qui
est dehors et sans traces, dans ce qui est semblable à
ce que j’ai cru apercevoir derrière l’absence des dieux
dans l’Égypte de Turin.
Également :
[…] mais qu’il doive ou qu’il puisse y avoir un Nom
[on note la majuscule] pour rassembler tout l’étant,
c’est là l’erreur à laquelle nous ne devrions plus céder,
et pas même en gardant l’« Être », qui sent encore,
surtout auprès de certains pâtres, son gros bonhomme
religieux. Alors même que ce que nous avons en vue
est aussi comme un trou, ou une trouée, ou un champ
sans bords et sans gardiens, une plaine affrétée à ses
éclats, à ses instants12.

11. Ici même, chapitre V.


12. J.-C. Bailly, Adieu, op. cit., p. 44 et 45.
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Dieu enfin mort ? 139

La reprise (première citation ci-dessus) de l’ex-


périence de Turin est éclairante. J’ai déjà dit son
caractère insuffisamment élaboré. Ce dehors, cet
ouvert auquel eut affaire Bailly, cette absence des
dieux n’était pas, comme il le répète ici, « sans
traces », et ces traces n’étaient pas sans bords. Une
tache de propreté, une trace donc, et comme telle
bordée, marquait et pointait du doigt, à l’instar d’un
colophon, bel et bien l’absence de trace des dieux, le
vide que, partis, les dieux avaient laissé derrière eux.
Pourquoi faut-il à Bailly ce saut qui le fait passer
de sa mise en présence d’une trace effaçante (celle
qui, lui ayant laissé apercevoir l’absence des dieux,
gomme leur présence), sans laquelle l’expérience de
Turin n’aurait pu advenir, à une prétendue « absence
de trace » ? On le sait déjà : parce que son adieu aux
dieux ne saurait se limiter à honorer leurs tombes
mais désire aller plus avant, requiert de se détourner
de ces tombes elles-mêmes, de s’ouvrir à autre chose
qu’aux dieux, à l’ouvert précisément. Or un tel
délaissement des tombes, seule la seconde mort des
dieux, de Dieu, serait capable de le rendre effectif.
Cette façon de se tourner ailleurs, cette synec-
doque pose un problème. Le passage du vide (laissé
par les dieux) à l’ouvert est une généralisation
analogue à celle déjà évoquée et qui lui fait contre-
point, celle qui, de la figure des dieux ou de Dieu,
s’étendait jusqu’au concept de sommation. Quelle
serait la condition de possibilité d’un tel détourne-
ment, étant admis avec Bailly qu’en effet l’adieu à
Dieu et aux dieux ne saurait consister qu’en une
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140 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

ouverture « à ce qui n’est ni lui, ni eux » ? Réponse :


l’effacement de la trace effaçante, car seule l’action
de la poussière ayant rendu définitivement invisible
la tache de propreté (telle une tombe laissée à
l’abandon) aurait pu effectivement faire signe de la
seconde mort des dieux – ou, plus exactement, aurait
rendu caduque, sans plus aucun intérêt, l’idée même
de cette seconde mort (tel se présente, à l’occasion,
le résultat de ce que Lacan appelait les « effaçons »
du signifiant). Cependant, en sautant intempestive-
ment de la trace effaçante à l’absence de trace, en
passant par-dessus l’effacement de la trace effa-
çante, par-dessus le temps de cet autre effacement,
Bailly rate et ce pas et ce moment pourtant néces-
saires à son cheminement. Tout se passe comme si,
de cette trace effaçante, non encore visible lors de sa
visite du Musée égyptien de Turin, il avait seulement
et silencieusement éprouvé les effets.

LACAN ET LA MORT DE DIEU


(VUE DEPUIS L’ADIEU DE BAILLY)
L’absence de trace est corrélée, chez Bailly, à la
thèse selon laquelle l’ouvert est sans forme ; le trou,
ou le troué, ou encore le champ que constitue l’ou-
vert est sans bords. Ici aussi on frise le mysticisme,
ce que Bailly ne néglige pas de signaler :
Aller dans l’ouvert, être en allé dans l’ouvert, c’est
presque involontairement, naturellement, que l’in-
croyance – qui n’est pas la croyance qu’il n’y a pas de
Dieu ou de dieux, mais le constat qu’il est, qu’ils sont
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Dieu enfin mort ? 141

partis – retrouve des expressions et des accents


proches du mysticisme13.
Un autre nom encore désigne l’ouvert, qu’il
reprend de Platon et de Plotin : la « plaine de la
vérité ». Elle est, dit-il, un anti-sommet, elle est « ce
qui se soustrait au désir de somme et de somma-
tion », elle est la vision d’un temps non pas divisé
entre passé, présent et avenir (un temps dont on peut
faire somme), mais qui est le temps de la venue,
« toujours ouvert en cette venue » (p. 80-81). Un tel
temps « toujours ouvert », clairement quoique non
explicitement, repousse toute possibilité de seconde
mort, tourne le dos au réel de la seconde mort (un
des très rares événements dont on peut être certain
qu’il est réel). Or ce geste pourrait bien être lié à la
conception que Bailly se fait de l’ouvert et, si l’on
remonte plus avant la pente, à l’impasse faite sur la
trace effaçante de la trace de l’absence des dieux.
Que serait, s’agissant de l’ouvert, un champ sans
délimitations, une plaine sans reliefs pour en
dessiner les contours, un trou sans bords pour le
constituer ? Il convient donc de mettre en discussion
le point fort sur lequel s’étaye cette conception de
l’ouvert, à savoir la remarque selon laquelle le
langage, qui est « ce qui nous reste de divin »
(p. 90), donne lieu à « un ensemble de noms et de
phrases possibles » qui ne saurait faire somme.
Peut-être a-t-on trop rapidement accordé ce point à
Bailly. Car oui, cela reste exact s’il est question du

13. J.-C. Bailly, Adieu, op. cit., p. 34.


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142 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

langage en soi, mais devient inexact si, de façon


moins abstraite, on envisage le langage en tant qu’il
fournit à chacun, via telle ou telle langue, ce avec
quoi chacun peut prendre la parole. Par « chacun »
j’entends aussi bien un individu, une société donnée
ou encore un moment historique. Dans ces trois cas,
les possibilités d’articuler des noms et des phrases
restent illimitées certes, mais aussi limitées.
Ainsi, en forgeant son concept d’épistèmé,
Foucault a-t-il montré qu’à un moment historique
donné certains énoncés sont possibles et d’autres
exclus. De même, une société donnée, où se parle
une certaine langue, ne laisse aucune place à
certains énoncés possibles ailleurs – un problème
auquel se heurtent ceux qui traduisent et depuis
longtemps parfaitement repéré par les linguistes.
Enfin, s’agissant d’un individu donné, là aussi inter-
viennent de considérables limitations des phrases et
des noms possibles, du fait de son insertion dans un
contexte marqué par diverses particularités, celles
d’un écosystème, d’un groupe socio-économique,
d’une problématique personnelle. N’est-ce pas,
d’ailleurs, une telle limitation qu’implique le
concept même d’inconscient ?
L’ouvert selon Bailly apparaît donc en quelque
sorte trop ouvert, un ouvert « en l’air », non circons-
crit, sans limites assignables. Et l’on saisit mainte-
nant que c’est ce statut non configuré de l’ouvert qui,
n’étant pas tenable, l’amène, afin que son ouvert soit
tout de même configuré, à s’en remettre à ce que
Lyotard appela un grand Récit.
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Dieu enfin mort ? 143

Voici donc la réponse à la question posée d’en-


trée, voici la raison pour laquelle Bailly a dû, aidé de
Benjamin et en quelque sorte à l’encontre même de
sa conception d’un temps sans passé ni avenir, s’en
remettre à une « profondeur originaire », un passé et
un avenir : le passé d’une apparition, d’une parution,
d’un don de l’« il y a », et un avenir vectorisé par ce
passé, tendu vers ce passé, occupé à redonner voix
au « tout seul » qui s’allume, aux « chants d’autre-
fois » (p. 49). Un tel grand Récit, précise-t-il, en
appelle à un recueillement dont « il faut vouloir le
retour », à une sorte de « piété sans culte », à une
révérence « sans dieux ni substituts à Dieu » (p. 80) ;
il fait de l’homme ce que Bailly appelle un passant,
soit celui qui advient en venant à la venue (p. 81).
On le voit, ce grand Récit dessine une boucle où
l’advenir se dirige vers la venue, l’avenir vers le
passé. Quels sont donc le statut et la fonction de
cette boucle ? Elle est un tenant lieu. Elle vient en
lieu et place de cette autre boucle, absente chez lui,
et qui lui aurait permis d’envisager l’ouvert d’une
façon moins éthérée, autrement dit de le circonscrire
– ce que l’ouvert ne saurait qu’être s’il est trou,
plaine ou champ. La boucle du grand Récit est
appelée dans et par le défaut de cette autre boucle
qui aurait cerné ce trou, délimité cette plaine, bordé
ce champ.
Or cette rigueur dont Bailly fait preuve en ne
pouvant s’en tenir purement et simplement à cet
ouvert non délimité est une leçon. Car chez Lacan,
au contraire, la délimitation de l’ouvert, qu’il
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144 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

dénomme grand Autre, rend inutile l’articulation


d’un grand Récit. Une même rigueur étant à l’œuvre
chez Lacan et chez Bailly, il devient envisageable
que la lecture de Bailly instruise sur Lacan.
Bien que l’on puisse ici convoquer l’usage laca-
nien de la série de Fibonacci (où la progression de la
série tend vers une limite : le nombre d’or), et
d’autres mathèmes encore, ce sont principalement
certains objets topologiques qui offrent à Lacan un
positionnement du grand Autre, lieu du signifiant14,
dont le caractère ouvert, loin d’exiger une absence
de limite, configure, au contraire, une limite. Et cette
limite n’est rien d’autre qu’un parcours subjectif qui
se boucle sans être pour autant un grand Récit. Tel
est en particulier le cas du parcours sur le plan
projectif, dit « en double boucle » :
On peut tracer des boucles à deux tours. Pour cela,
partant d’un point de la surface, on traverse la ligne
d’intersection puis, comme une planète en gravitation
autour de son astre, on tourne autour du point pour
traverser une deuxième fois la ligne – avant de
retrouver le point de départ à l’endroit cette fois. Une
découpe selon ce tracé divise la surface en un disque
contourné qui se traverse lui-même et une bande de
Möbius, elle aussi passablement déformée par son
autotraversée15.

14. « Un signifiant n’a-t-il pas toujours pour lieu une surface ? »


(J. Lacan, L’Identification, séance du 16 mai 1962).
15. http://www.freud-lacan.com/Champs_specialises/Topologie/
Le_cross_cap_de_Lacan_ou_asphere (texte de Bernard Vandermersch).
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Dieu enfin mort ? 145

Point gamma

Point grand phi

L’Autre reste ouvert tant qu’a lieu le parcours que


l’on voit d’abord figuré par la ligne continue puis en
pointillé, ci-dessus à gauche ; mais l’Autre se trouve
ouvert d’une autre façon encore lorsque se boucle ce
parcours, moment du démembrement du plan
projectif qui met à nu sa composition, faite de l’ac-
colement d’un disque replié sur lui-même (l’objet a)
et d’une surface de Möbius (l’Autre décomplété
de a).
Ce chemin subjectivant est parcouru, dans une
analyse, par la production en série des signifiants,
autrement dit de ce qui, à chaque fois, efface une
trace. Et l’on voit maintenant que c’est pour avoir en
quelque sorte manqué un tel effacement lors de l’ex-
périence de Turin (et un seul ratage suffit) que Bailly
débouche sur la conception d’un ouvert trop ouvert
et sur son rattrapage grâce à la boucle de son grand
Récit.
Qu’est-ce donc que cela offre pour Lacan ?
Plusieurs thèses deviennent formulables.
Et tout d’abord celle-ci : en ne trébuchant pas au
point où celui de Bailly trébuche, le parcours « laca-
nien » tel que dessiné sur le plan projectif, pour
autant qu’il se boucle et qu’il ne trébuche pas non
06-Allouch-Prisonniers-Chap-5-CorC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:16 Page146

146 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

plus ailleurs, réalise ce que Bailly tente avec son


« adieu » aux dieux et à Dieu. Rien d’autre que la
seconde mort de Dieu, des dieux. Autrement dit, on
en a réellement fini avec Dieu et les dieux lorsque
l’Autre, le grand, se trouve délesté de l’objet a. Le
démembrement de l’Autre réalise l’adieu à Dieu et
aux dieux, délivre de l’ombre de Dieu ou des dieux,
de leur présence dans les cavernes.
Bailly fournit un autre et double éclairage encore
sur Lacan, cela grâce à son concept de sommation.
Le 13 avril 1976 (Le Sinthome), Lacan fit une décla-
ration qui mérite que l’on y revienne :
L’hypothèse de l’inconscient, Freud le souligne, c’est
quelque chose qui ne peut tenir qu’à supposer le
Nom-du-Père. Supposer le Nom-du-Père, certes, c’est
Dieu. C’est en ça que, que la psychanalyse, de réussir,
prouve que le Nom-du-Père on peut aussi bien s’en
passer. On peut aussi bien s’en passer à condition de
s’en servir.
Bailly permet d’apercevoir qu’ici identifié à Dieu
le Nom-du-Père est un des noms de ce qui fait somme.
Également qu’en finir avec Dieu ne saurait être
effectif qu’en emportant avec soi le fait d’en finir
avec ce qui fait somme : Dieu, l’Être aussi bien, ou
encore le capital. Bailly admettrait parfaitement que
ce qui fait somme n’est autre qu’une supposition. Or
cette supposition saute, et saute nécessairement
avec la seconde mort de Dieu. Autrement dit, il est
envisageable de changer le statut modal de cette
déclaration de Lacan. On ne dira pas seulement que
d’une psychanalyse réussie s’ensuit que l’on puisse
06-Allouch-Prisonniers-Chap-5-CorC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:16 Page147

Dieu enfin mort ? 147

se passer du Nom-du-Père ; plus radicalement, on


se demandera si une telle réussite n’implique pas
nécessairement que l’on se passe du Nom-du-Père.
C’est d’ailleurs ce que suggère déjà, dans la décla-
ration ci-dessus, le mot « prouve ».
Mais la sommation est aussi commandement, et
sur ce trait aussi Bailly est précieux. Parce qu’elle en
finit avec Dieu, parce qu’elle réalise la seconde mort
de Dieu, une analyse réussie délaisse non moins
nécessairement la sommation que le commande-
ment. Elle débouche sur une liberté, mais une
liberté dont le prix a un nom : solitude.

ENVOI
En quoi cette lecture de l’Adieu de Bailly à Dieu
et aux dieux éclaire-t-elle l’analyse selon Lacan ?
Trois points valent d’être notés. Ainsi en va-t-il :
1) de la dispense, de l’abstention requise par
l’analyse de tout grand Récit. Freud, on le sait, s’est
adonné à une telle écriture, non sans noter que
c’était de sa part une extension très osée des acquis
de l’analyse16. Lacan aussi, mais de manière erra-
tique et multiple, sans jamais forcer le trait. Dans
l’analyse, il n’est d’autre récit que celui qu’à l’occa-
sion apporte l’analysant, et ne l’apporte que pour en
jouir d’abord, mais ensuite s’en départir ;

16. Ainsi, parvenu presque au terme de L’Avenir d’une illusion,


lit-on : « il est bien possible que ces connaissances tirées de la
psychologie individuelle soient insuffisantes, le fait de les transposer
au genre humain injustifié » (traduit de l’allemand par Denis Messier,
in Sigmund Freud, Religion, Paris, Gallimard, 2012, p. 229).
06-Allouch-Prisonniers-Chap-5-CorC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:16 Page148

148 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

2) du délaissement du Nom-du-Père. Bailly


permet de repérer un des aspects et des enjeux de
ce dont il s’agit, à savoir régler son compte à la som-
mation ;
3) C’est aussi l’« heureusement y a-t-il un trou »
que Lacan formulait le 17 mai 1977 à propos de la
science et de la religion, toutes deux mises à l’en-
seigne de Dieu, qui se trouve éclairé. Car ce trou,
encore convient-il qu’il soit le bon, qu’il soit un
« vrai trou », au sens de Pierre Soury, non pas le faux
trou que borde un grand Récit mais rien d’autre que
l’objet a en tant qu’objet perdu.
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Chapitre VI

Quand Dieu est un garçon

Serait-ce que celui qui t’a aimé doit (comme du reste


tout homme – même s’il ne le sait pas) pouvoir reconnaître
coûte que coûte la vie à tout instant ? La reconnaître
et non pas simplement la connaître, ou se contenter de la vivre ?
PIER PAOLO PASOLINI1

Qu’avons-nous fait, à désenchaîner cette terre de son soleil ?


FRIEDRICH NIETZSCHE2

À Bologne, le 28 novembre 2009, eut lieu une


nouvelle édition du colloque Pasolini, sur le thème,
cette fois, de « Poesia di cinema ». j’y fus invité à
intervenir ; j’acceptai non sans crainte, car je n’avais
jusque-là, sur l’œuvre de Pasolini, que quelques
aperçus littéraires et cinématographiques, tandis
que ceux qui m’invitaient en étaient de fins et

1. Pier Paolo Pasolini, Théorème, traduit de l’italien par José


Guidi, Paris, Gallimard, 1978, p. 102. On ne peut mentionner la réfé-
rence bibliographique de cet ouvrage sans signaler à quel point le
texte en quatrième de couverture, censé en vanter les mérites, le
maltraite. En effet, on a osé écrire qu’« il est permis de voir aujour-
d’hui [entendez : maintenant que Pier Paolo Pasolini est décédé] […]
un moment privilégié du drame intérieur que Pasolini aura peut-être
cherché sa vie durant à conjurer [entendez : c’était son problème, son
œuvre est tout entière réductible à sa psychologie – assertion dont la
violence est explicite dans le faussement prudent “peut-être”] ».
2. Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, in Œuvres complètes, t. V,
textes et variantes établis par G. Colli et M. Montinari, traduit de l’al-
lemand par Pierre Klossowski, Paris, Gallimard, 1967, p. 137.
07-Allouch-Prisonniers-Chap-6-CorC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:18 Page150

150 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

érudits connaisseurs. Me plongeant autant qu’il était


possible dans cette œuvre abondante et protéiforme,
je me découvris bientôt hanté par Pasolini. Et cette
hantise, loin de s’apaiser, ne fit que croître, cela
quelle que soit l’aide que purent m’apporter certains
de ses commentateurs. Pasolini me laissait sans
voix… La hantise comporte-t-elle ce minimum d’es-
pace vacant qui permet de parler ?

DANTE, LACAN, PASOLINI


Selon Dante, nomina sunt consequentia rerum.
Selon Lacan, nomina non sunt consequentia rerum.
Selon Pasolini, res sunt nomina3. Il y a là trois posi-
tions que leurs différences elles-mêmes peuvent
éclairer.
Dante, tout d’abord. Une fort belle étude d’André
Pézard4, traducteur en 1965 pour la Pléiade de La
Divine Comédie, traque l’origine de l’article de foi
dantesque et établit ainsi comment Dante en aura
infléchi le sens et la portée. Il était jusque-là ques-
tion des noms accordés aux choses, conception qui
repose sur une théorie de la connaissance remontant
à Aristote et renouvelée par saint Augustin : dans
l’esprit se forment des images des choses à la
ressemblance des choses, lesquelles images sont

3. Titre d’un des textes publiés dans P. P. Pasolini, L’Expérience


hérétique. Langue et cinéma, préface de Maria Antonietta Macciocchi,
traduit de l’italien par Anna Rocchi Pullberg, Paris, Payot, 1976.
4. André Pézard, « Nomina sunt consequentia rerum »,
L’Unebévue, n° 21, L’unebévue éd., Paris, janvier 2004.
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Quand Dieu est un garçon 151

ensuite reprises en des mots qui leur ressemblent5.


Or, là où il s’agissait d’un « simple » (étrange, en fait)
accord mimétique des noms aux choses, Dante voit
un rapport de conséquence. Ainsi le nom même de
Béatrice : quiconque la regarde se trouve contraint à
en moduler les douces syllabes, cela sans jamais
avoir su ce nom. Et un cercle s’ensuit, puisque les
choses pourront aussi être envisagées, voire créées,
comme conséquences des noms. Dante élève ainsi
jusqu’à une mystique un problème épistémologique.
Ainsi en va-t-il de l’amour :
Le nom d’Amour est si doux à ouïr, qu’il me paraît
impossible que son action propre, en la plupart des
choses, ne soit toute douceur, comme ainsi soit que
les noms répondent aux choses nommées, selon qu’il
est écrit : nomina sunt consequentia rerum.
Lacan paraît dire clairement non à Dante : les
noms ne sont pas des conséquences des choses. Cela
est un corrélat nécessaire du paradigme qu’il inventa
en 1953, à savoir le ternaire symbolique, imaginaire,
réel, qui prend notamment acte du fait que le langage
est là présent et isolable comme tel (ses éléments
constitutifs n’ont le statut ni d’images ni d’objets)
avant que quiconque vienne au monde ; de plus,
linguistique structurale aidant, ce paradigme laisse
délibérément hors de son champ la question de l’ori-
gine du langage. Pourtant, Lacan reste plus nuancé,
car, dit-il, il faut bien que soit établi un certain

5. Dès son étude sur l’aphasie, en 1891, Freud, en stratifiant ce


qu’il invente sous le nom d’« appareil de langage », rompt avec cette
conception continuiste.
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152 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

rapport des noms aux choses car, sans cela, l’analyse


ne saurait être opérante sur les choses – ce qu’elle
est, à l’occasion, par exemple en levant un symptôme.
Le res sunt nomina de Pasolini, qui renverse le
nominalisme, délaisse, lui aussi, la question de l’ori-
gine du langage. Les choses sont d’emblée et comme
telles langage, langage mais aussi parole, car elles
s’expriment, sans pour autant perdre leur naturalité.
Et sans doute n’y a-t-il aucune raison de refuser ici
à mon lecteur le bonheur de lire en détail ce trucu-
lent, humoristique et non moins sérieux dialogue
avec Moravia et Bertolucci, rapporté par Pasolini
dans un texte intitulé « La peur du naturalisme6 » :
Tout le monde prétend que le cinéma est essentielle-
ment naturaliste.
Moi-même, j’ose dire en effet : « Si, à travers le
langage cinématographique, je veux exprimer un
porteur, je prends un vrai porteur et je le reproduis :
son corps et sa voix. »
Alors Moravia se met à rire : « Voilà, le cinéma est
naturaliste, comme tu peux le voir. Il est naturaliste,
il est naturaliste ! Mais le cinéma est image. Et c’est
seulement en représentant un porteur muet (bien) que
tu peux faire du cinéma non naturaliste en quelque
sorte. »
« Pas du tout, je réponds, le cinéma est “sémiologi-
quement” une technique audiovisuelle. Donc porteur
en chair, os et voix. »
« Ah, ah, le néoréalisme », fait Moravia.
« Oui, pour ma part, en faisant du cinéma – non pas
un de mes films – en faisant du cinéma, si je dois

6. P. P. Pasolini, L’Expérience hérétique, op. cit., p. 220.


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Quand Dieu est un garçon 153

exprimer un porteur, je l’exprime en prenant un vrai


porteur, avec son visage, sa chair et la langue dans
laquelle il s’exprime. »
« Ah non, là tu te trompes », c’est Bernardo Bertolucci
qui parle, « pourquoi faire dire à un porteur ce qu’il
dit lui-même ? Il faut prendre sa bouche, mais dans sa
bouche il faut mettre des paroles philosophiques
(comme c’est l’habitude de Godard, naturellement). »
En cette affaire du rapport des images et des mots
aux choses, diversement modulée donc, la question
posée est aussi celle de la réalité. Pasolini : « La
réalité s’exprime par elle-même7. » Pasolini colle à
la réalité (Lacan, lui, colle au savoir). Ce qui ne l’em-
pêche pas de distinguer les registres, comme le fait
Lacan, mais différemment de ce dernier, avec,
notamment, sa remarque qu’alors que le langage, fait
de « lin-signes » (signes linguistiques), se laisse
prendre dans un dictionnaire, les « im-signes »
(images signes), eux, ne s’y prêtent pas. Et, comme
chez Dante, il y a cercle chez Pasolini, car si le
cinéma s’approprie la réalité, c’est aussi que la
réalité est du cinéma en nature8. La langue chiffrée
de la réalité et celle de la « dévoréalité » ou de
l’« œil-bouche » (noms pasoliniens de la caméra)
sont deux « langues frères ».
Un tel abord de la réalité conviendrait plutôt bien
à Lacan, selon qui la réalité est un montage d’ima-
ginaire et de symbolique. « Montage », le mot est de
lui. Et il n’est pas exclu que les difficultés rencon-

7. P. P. Pasolini, L’Expérience hérétique, op. cit., p. 101.


8. Ibid., p. 168.
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154 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

trées par Lacan à l’endroit de la réalité ainsi conçue


(elle fâchait gravement certains de ses élèves)
n’aient pas été d’un autre ordre que celle à laquelle
avait affaire Pasolini dans son dialogue avec Moravia
et Bertolucci. Mais, réserve importante, Lacan
distinguait la réalité et le réel. Pasolini, lui,
distingue différents ordres de réalité. Et c’est, on y
viendra, exemplairement, Théorème.
Cependant, l’isomorphisme, comme on peut sans
doute l’appeler, de la réalité et du cinéma, se dirige
tout droit vers une difficulté, la même d’ailleurs que
celle à laquelle ont eu à s’affronter, en s’inventant,
les écritures non alphabétiques. De quoi s’agit-il ? De
la représentation des termes abstraits, des liaisons
logiques ou encore des transcendantaux, si l’on veut
bien admettre ce terme. Comme tout un chacun et en
dépit de quelques figurations désormais réperto-
riées9, Pasolini ne trouvait pas Dieu dans la réalité,
en tout cas pas le Dieu catholique de son enfance et
au-delà. Tout un ensemble de concepts, véhiculés
dans chaque langue, n’ont pas de correspondants
dans la réalité et Freud lui aussi, dans L’Interprétation
des rêves (que Pasolini a lue), eut affaire à ce
problème10. Comment, par exemple, cette écriture
par image (Bilderschrift) qu’est le rêve parviendrait-
elle à rendre l’alternative (l’ou bien, ou bien), la néga-

9. François Bœspflug, Dieu et ses images. Une histoire de l’Éternel


dans l’art, Paris, Bayard Éditions, 2008.
10. Cf. Littoral, n° 2, « La main du rêve », octobre 1981. Télé-
chargeable sur le site des éditions Epel : http://www.epel-edition.com.
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Quand Dieu est un garçon 155

tion ou encore l’implication ? Mais enfin, la chose, en


Occident, se joue spécialement à propos de Dieu.
Pier Paolo était footballeur (avant-centre11), et
sans doute pas seulement sur les terrains qu’il
fréquentait. Il existe, dans le langage footballistique,
un terme relatif à une action que l’on ne retrouve pas
dans tous les sports : « marquage ». On marque un
joueur adverse, on se place tout à côté de lui, entre
lui et le lieu où se trouve la balle à l’instant t, on se
démarque de celui qui vous marque de façon à
réceptionner une passe. Pourquoi ce rappel ? Parce
qu’un autre trait qui fait voisins Pasolini et Lacan
est leur marquage du catholicisme – la balle étant
alors ce Dieu du monothéisme, devenu fantomatique
et pas encore frappé de sa seconde mort. L’un et
l’autre savent que l’on ne se dégage pas si aisément
que l’on pense de la question de Dieu, de ce Dieu,
par exemple en déclarant simplement un certain jour
que l’on n’y croit pas, ou en croyant n’y avoir jamais
cru. Car on jette ainsi le bébé avec l’eau du bain :
en délaissant Dieu, on perd la spiritualité, le carac-
tère sacré de la réalité, de l’action et de la vie. Tout
se passe en effet comme si l’on était encore large-
ment incapable, en pays chrétien même en voie de
déchristianisation, de concevoir la spiritualité hors
son absorption, sa réduction dans la religion qui,
durant des siècles, façonna les esprits. « L’âme d’un
monde sans âme », disait Marx de la religion.

11. Photographié comme tel in Hervé Joubert-Laurencin, Pasolini,


portrait du poète en cinéaste, Paris, Éd. des Cahiers du cinéma, 1995,
première photo en cahier hors texte, non paginé.
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156 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

S’il reconnaissait avoir délaissé ce qu’il désigne


comme « la mythologie œdipienne », Pasolini savait
aussi n’avoir pas « dépassé son “appartenance” à la
mythologie chrétienne12 ». Quiconque, d’ailleurs,
aurait revendiqué un tel dépassement auprès de
Lacan aurait été considéré par lui comme un sot.
Ainsi est-on conduit à Théorème, d’autant que
Pasolini facilite la tâche en offrant sous ce titre et
un film et un roman.

THÉORÈME
Théorème opère (performe) une transmutation de
la réalité, et sans doute cet effet est-il en partie dû au
fait que film et récit provinrent eux-mêmes d’une
transmutation d’une pièce en vers, écrite quelques
années auparavant. « Transmutation » plutôt que le
trasumanar (transhumaniser) que Pasolini reprend
de Dante, car cette humanisation est aussi bien une
déshumanisation – comme lorsqu’on qualifie d’« in-
humaine » une action qui, justement, est tout ce qu’il
y a de plus humain. Cette transmutation opère non
seulement chez les personnages qui vont, tous, ou
plus exactement chacun, se laisser toucher par
l’hôte, en subir l’effet bouleversant, mais également
chez le spectateur du film et chez le lecteur du
roman, car film et roman sont l’hôte. Comme l’hôte,
ils sont, pour le spectateur ou le lecteur, des opéra-

12. Interview à propos d’Edipo Rè, propos recueillis au magnéto-


phone et traduits de l’italien par Jean-André Fieschi, Cahiers du
cinéma, n° 195, novembre 1967, p. 13.
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Quand Dieu est un garçon 157

teurs de cette transmutation de la réalité, d’un


« dépouillement » dont la teneur est d’ailleurs
parfaitement explicitée dans « Ah ! mes pieds
nus… », l’ultime chapitre du livre :
Comme jadis pour le peuple d’Israël ou pour l’apôtre
[Paul
le désert se présente à moi comme la
seule chose qui soit, de toute réalité, indispensable.
Ou, mieux encore, comme la réalité
dépouillée de tout sauf de son essence
telle qu’on se la représente quand on vit, et que
[parfois,
on y réfléchit, même sans être philosophe13.
Théorème vous prend et vous conduit au désert,
fait du désert votre réalité, sans préoccupation aucune
– comme il est exigible pour une telle opération – de
la façon dont vous allez réagir une fois là. Ainsi en
va-t-il lorsque quelqu’un s’adresse à la liberté d’au-
trui : nul ne sait où ni à quoi ce geste conduira autrui,
ni vous avec ou sans lui. Voilà ce à quoi je dois ma
hantise. Et peut-être est-elle aussi due, comme en
arrière-fond, à Sigmund Freud qui, dans L’Homme
Moïse et le monothéisme, en prenant la suite de Moïse,
conduisait lui aussi son peuple au désert.
Avec Théorème, Dieu, l’irreprésentable Dieu, est
métonymiquement présent sous la figure d’un
garçon. Cette apparition « nimbée de ciel14 » , ce

13. P. P. Pasolini, Théorème, op. cit., p. 185. On peut aussi


entendre, dans La rabbia, une autre et non moins mystique définition
de la réalité.
14. Ibid., p. 46.
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158 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

visiteur dont on ne saura rien15, cet hôte, parce qu’il


est Dieu, ne saurait être nommé ; ainsi son nom, si
nom il y a, est-il « caché » sur le télégramme qui
annonce son arrivée – un télégramme qu’apporte un
angelot (une claire indication de la divinité de
l’hôte). L’hôte reste même le seul innommé de
Théorème puisque le père, à un moment très précis
de son parcours subjectif, finit par recevoir son
significatif nom de Paul.
Cette divinité de l’hôte est cependant assez voilée
pour que l’Église, tiraillée entre condamnation et
approbation, y ait perdu son latin : à Venise, le film
avait été primé par l’Office catholique international
du cinéma, ce qui n’empêchât pas ce même OCIC de
s’abstenir de le recommander aux familles chré-
tiennes, ni, plus tard, L’Ossevatore Romano d’identi-
fier l’hôte à un démon. On peut être sûr que l’on
touche juste quand l’Église s’avoue malmenée…
Ce que réalise l’hôte reçoit plusieurs noms qui
sont autant d’actions divines : exhortation, bénédic-
tion, compassion, consolation, réconfort (cf. la longue
citation de La Mort d’Ivan Ilitch, donnée aux
pages 63 à 65 du livre), bénédiction, révélation,
guérison, amour, destruction (de soi-même, autre-
ment dit du « vieil homme » paulinien). Conduisant
chacun sur son chemin de Damas, l’hôte ravit à
chacun cette réalité faite d’absence de vie, faite
d’une vie lourdement confortable où l’ennui seul
signait l’insidieuse présence d’une mort en quelque
sorte pas à sa place. S’agissant d’Odette, la fille, ce

15. P. P. Pasolini, Théorème, op. cit., p. 25.


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Quand Dieu est un garçon 159

ravissement, après son définitif départ dans les


mains d’infirmiers psychiatriques, prendra la forme
de celui de Lol V. Stein16. Il paraît devoir être situé
à l’opposé chez Émilie, la servante, la sainte17, mais
la sainteté n’est pas moins présente ici (à l’asile
psychiatrique) que là (à la ferme). Elle y prend la
forme d’un poing résolument fermé sur l’absence de
trace qu’aura laissée sur un « index gracile », l’ins-
tant d’avant sa fermeture, la caresse portée sur le
corps photographié de l’hôte, un geste « attentif,
mais hésitant et puéril, qui suit maladroitement le
profil de la silhouette photographiée, jusqu’à en
effleurer le ventre18 ». La sainteté est non moins
présente encore dans ce cri que pousse Lucie, la
femme, lorsque, s’étant adonnée à de jeunes mâles,
elle doit bien admettre, autre trait de la divinité de
l’hôte, qu’aucun garçon ne peut prendre la place de
celui que sa chair a accueilli. Paul, le père, le si peu
mari, le chef d’entreprise, fera le même douloureux
constat, poussera, au final, mais en plus aigu, le
même cri, que souligne à nouveau, dans le film, le
Dies irae du Requiem de Mozart.

16. Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, Paris,


Gallimard, 1964.
17. Elle seule trouve un substitut, la trinité elle-même (elle fait le
signe de croix), mais ce substitut est tourné vers un catholicisme
révolu. Elle se fait enterrer vivante, s’enterre elle-même vivante et
devient une source de vie.
18. P. P. Pasolini, Théorème, op. cit., p. 119. On mesure le non-
sens psychiatrique qui, en l’occasion, parlerait savamment de « cata-
tonie ». Il n’empêche, ce non-sens tente quelque chose, une naturali-
sation des phénomènes ainsi incorporés en une discipline qui doit,
pour cette opération constituante, écarter ce sacré que Pasolini défi-
nissait comme sa propre incapacité à voir la naturalité dans la nature.
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160 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

L’hôte séduit-il ? Ou bien plutôt est-il séduisant


sans être un séducteur ? Il le semble, moyennant
quoi j’accueillerai avec une certaine réserve la cita-
tion de l’Exode que le père Lucio Settimio Caruso
refilait à Pasolini en réponse à sa demande d’« une
phrase qui puisse exprimer l’incarnation, l’irruption
violente de Dieu dans les affaires terrestres » : « Tu
m’as séduit, Seigneur, et je me suis laissé séduire19. »
Ce point est décisif : le jeune homme n’a précisément
pas besoin de séduire pour séduire ; il n’est pas d’em-
blée un actant comme disaient, à l’époque, certains
linguistes (il ne désire pas mais « se prête20 » au
désir de chacun – précision extrême de l’écriture
pasolinienne). Il ne l’est pas plus que le vent, dans
l’image récurrente de paysages désertiques
parcourus de vents violents, pas plus que les nuages
qui, eux aussi, couvrent partiellement de tels
paysages et qui sont comme un vent en partie apaisé.
Pas plus que la libido, l’énergie du désir, le jeune
homme n’est le sujet du film, car ce sujet, autrement
dit cet assujetti, est le père, ainsi que l’a écrit Hervé
Joubert-Laurencin, ce père que ploie, qu’exemplai-
rement plie la présence, l’action de l’hôte. « Dio fece
quindi piegare il populo » : Hervé Joubert-Laurencin
a noté l’équivoque de piegare, à la fois « faire un
détour » – l’exode – et « plier21 ». Confirme cette

19. Cité dans H. Joubert-Laurencin, Pasolini, portrait du poète en


cinéaste, op. cit., p. 195. La citation est donnée telle quelle dans le
film, également dans le livre.
20. P. P. Pasolini, Théorème, op. cit., p. 30.
21. La traduction de pioppo par « peuplier » (peut plier) apporte de
l’eau à ce moulin. Dans le film, ces peupliers s’opposent aux poteaux
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Quand Dieu est un garçon 161

remarque le fait que, dans le film, sur les treize plans


d’un vent balayant sauvagement le désert, six sont
rapportés au père, à Paul. Le premier de ces plans
fait la toile de fond du générique. Lu à partir du
dernier22 où, cette fois, figure Paul nu comme un ver,
résonne (Requiem aidant) l’absence de Paul en son
lieu : il ne savait pas « combien peut être divin, tout
simplement, son membre23 ». L’y voici maintenant
enfin, au désert, endeuillé de ce qu’il croyait être,
de la perte d’une existence dont il ne savait pas
qu’elle n’était pas la sienne et de l’absence de l’hôte.
Théorème incite à un deuil, au deuil d’une certaine
réalité et d’un certain Dieu, qui va avec le deuil de
tout lendemain24.

électriques, eux aussi très présents. Ils ne font pas partie d’une même
réalité mais de deux différentes réalités. Sur le « plier » on pourra se
reporter avec grand profit aux remarques de Gloria Leff dans Portraits
de femmes en analyste. Lacan et le contre-transfert (Paris, Epel, 2009),
où est convoqué le jeu du plier et du séduire dans la comédie d’Olivier
Goldsmith She Stoops to Conquer et… dans l’exercice analytique.
22. Hervé Joubert-Laurencin réfère ce dernier plan au poème
« L’étranger » de Baudelaire : « Qui aimes-tu le mieux, homme énig-
matique, dis ? Ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?/– Je n’ai ni
père, ni mère, ni sœur, ni frère./– Tes amis ?/– Vous vous servez là
d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu./– Ta
patrie ?/– J’ignore sous quelle latitude elle est située./– La
beauté ?/– Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle./– L’or ?/– Je
le hais comme vous haïssez Dieu./– Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordi-
naire étranger ?/– J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-
bas… là-bas… les merveilleux nuages ! » Voir, de Pasolini, le film
Che cosa sono le nuvole ?
23. P. P. Pasolini, Théorème, op. cit., p. 94.
24. Ibid., p. 102. Selon ce qu’elle déclare elle-même, Lucie
accueille la proposition de l’hôte comme une exhortation, via l’inceste,
à « mettre la vie hors d’elle-même,/pour la maintenir, une fois pour
toutes, en dehors de tout ordre et de tout lendemain,/faisant de tout
ceci la seule norme réelle ». Cet « hors de tout lendemain » reste plus
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162 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

S’étonnera-t-on de ce que cette action de plier


autrui relève d’une érotique ? On apaisera quelque
peu cet étonnement en le référant à l’expérience que
fit, tout jeune (il a trois ans et demi), Pier Paolo, celle
d’une attirance provoquée chez lui par le creux des
genoux de jeunes garçons avec leurs tendons raidis.
Il y reconnaît aussi bien « un sentiment affectueux »,
qu’il dénomme Teta-velata, qui le renvoie à ce qu’il
a pu éprouver pour le sein maternel25 et aux
« premières morsures de l’amour sexuel ». Il en
précise la teneur, parlant de « cette douceur terrible
et anxieuse qui prend aux tripes et les consume, les
brûle, les tord, comme une bourrasque chaude,
dévorante, face à l’objet de l’amour ». Comme le
soulignent les bourrasques de Théorème, c’est ce
même sentiment que provoque l’hôte chez chacun
de ceux qui l’ont accueilli. Les voici désormais, par
l’hôte, pliés, mis à genoux devant l’absence de Dieu.
On pourra s’en scandaliser : en s’en allant aussi
simplement qu’il était venu, ne les rend-il pas souf-
frants, face à ce qui se dérobe ? Mais sans doute y a-
t-il lieu d’envisager la souffrance autrement qu’à
partir du freudien « principe de plaisir », autrement
dit d’abaissement de toutes les tensions à un niveau
qui serait le plus bas possible. Face à ce qui se
dérobe est un titre d’Henri Michaux, et la première

que jamais d’actualité (cf. Lee Edelman, No future, Queer Theory and
the Death Drive, Durham, Duke University Press, 2004, voir note 8,
chap. I, ainsi que Jean Allouch, Contre l’éternité, Paris, Epel, 2009).
25. Enzo Siciliano, Pasolini. Une vie, traduit de l’italien par
Jacques Joly et Emmanuelle Genevois, Paris, Éd. de la Différence,
1983, p. 46.
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Quand Dieu est un garçon 163

page de ce texte vaut d’être citée, qui jette un autre


regard sur la souffrance :
Je fis un jour, une chute. Mon bras, n’y résistant pas,
cassa. Ce n’est pas grand-chose qu’un bras cassé.
C’est arrivé à plusieurs, à beaucoup. Ce serait néan-
moins à observer bien. Cet état que la fortune m’en-
voya avec ensuite quelques complications, je le consi-
dérai. Je pris un bain dedans. Je ne cherchais pas tout
de suite à rejoindre le rivage.
Les courageux, je sais, dans ces cas se détournent
plutôt. Par pudeur ? Par point d’honneur ? Par
instinct ? (car la volonté d’en sortir, et l’espérance font
de bonnes convalescences…). Mais est-ce là de l’in-
telligence26 ?
Michaux n’est certes pas seul à tenter d’instaurer
un rapport à la souffrance autre que de pur et simple
évitement. Ainsi Imre Kertész :
Le bonheur tel que les hommes se l’imaginent. Ils
croient que le bonheur est l’exact opposé de la souf-
france ; leur bonheur est un bonheur qui exclut la
souffrance. Pauvres malheureux27 !
Par référence, cette fois, à la Grèce antique, on
dirait que le jeune homme est éromènos, que, tel
l’éromènos, il consent à l’acte, à l’acte qui vaut
chaque fois « révélation » (non pas « initiation »,
laquelle supposerait une communauté qu’il n’y a
précisément pas ici), cela sans pour autant être le

26. Henri Michaux, Face à ce qui se dérobe, Paris, Gallimard,


1975.
27. Imre Kertész, Journal de galère, trad. du hongrois par Natalia
Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, Arles, Actes Sud, 2010, p. 132
(également p. 129).
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164 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

désirant. Il advient comme objet du désir de chacun,


il cause ce désir sans que cet effet, pourtant commun
à tous, fasse communauté (loin de là, cette révéla-
tion fait éclater la famille mais aussi le rapport
maître servante). Ainsi l’hôte n’est-il jamais celui qui
regarde en premier : par chacun, il est d’abord
regardé, d’un regard « lourd d’émoi et de pureté28 »,
et ne regarde chacun toujours qu’en réponse à un
regard qui fut porté sur lui. L’hôte est un regard qui
d’abord ne voit pas, mais qui est regardé, qui ne voit
qu’après avoir été regardé. On peut même préciser :
un regard bleu, celui que peint Pierre, le fils, en le
mutilant, celui qui fait défaut au troisième jeune
homme que rencontre Lucie mais qu’elle retrouve
dans la statue du Christ, celui qui est présent dans
les larmes d’Émilie, celui du jeune homme que Paul
rencontre à la gare de Milan, puis retrouve dans le
bleu du ciel au désert. Ce bleu vaut pureté. Ce
regard pur est un pur regard29.
Cependant, certes appelée par le fait que Pierre
lise Le Banquet après le départ de l’hôte, cette réfé-
rence à l’Antiquité grecque voit sa portée limitée,
car la situation est ici inversée, et inversée égale-
ment par rapport au jeune Pasolini enseignant dans
le Frioul : l’enseignement n’est pas offert par l’érastès

28. P. P. Pasolini, Théorème, op. cit., p. 61. L’acte sexuel qui s’en-
suivra ne sera pas moins pur, et on versera ici au compte fort bien
pourvu de la bêtise (Jacques Brel) l’idée selon laquelle baiser contre-
vient à la pureté.
29. Hervé Joubert-Laurencin me signale que ce bleu est celui de
Chagall, et Mayette Viltard qu’il s’agit aussi de ce bleu qu’entourent
les boucles de Ninetto, ange-Chagall.
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Quand Dieu est un garçon 165

à l’éromènos, comme, usuellement, en Grèce


antique. Il est celui de l’éromènos, non pas de sa
parole (on a noté à quel point le film était muet, et le
roman n’offre que fort peu de dialogues) mais de sa
présence ; il enseigne par ce qu’il est et, mais c’est
tout un, par ce qu’il fait (langage d’action), non par ce
qu’il dit. Son silence, quand on lui parle, vaut celui
de l’analyste, tout au moins lorsque l’analyste sait se
taire à propos.
Tour à tour, un par un, chacun des membres de la
famille bourgeoise où il est en visite tombe dans cette
séduction sans séduction, en accuse le coup, tandis
que lui ne se dérobe pas à l’acte qui s’ensuit – un
acte à peine suggéré, d’ailleurs, et pour cette raison,
je le conjecture, qu’il s’agit de n’en pas réduire la
pureté dans l’esprit de spectateurs et de lecteurs
habités par la conception selon laquelle faire l’amour
est s’abaisser, est plier (le pli, chez Pasolini, comme
il a été dit, est ailleurs, car l’acte est autre, charnel et
spirituel). Chacun est ainsi appelé, ou plus exacte-
ment contraint, à ne plus négliger le caractère sacré
de la vie, un sentiment « enraciné au centre de la vie
humaine », précise Pasolini dans un entretien avec
Jean Duflot30, un sentiment qu’il dit aussi être celui
qui résiste le moins bien à la profanation du pouvoir,

30. Cité par Norberto Gomez dans un remarquable « Pasolini, y su


“Teorema” de excepción », accessible sur http://biopoliticayestados-
deexcepcion.blogspot.com/2009/10/pasolini-y-su-teorema-un-
problema-de.html. Dans la seconde partie de cette étude, l’auteur
rapproche et éclaire l’un par l’autre, avec grand profit, l’extériorité de
l’hôte au regard de la famille qu’il visite et le texte « La pensée du
dehors » de Michel Foucault.
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166 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

spécialement celui de l’Église. L’érotique est une


spiritualité, la spiritualité une érotique – cela tout à
fait hors l’empire, aujourd’hui plus envahissant que
jamais, de la « fonction psy » (Michel Foucault).
Cette connaturalité du spirituel et du charnel
n’est nullement contredite par le caractère fabuleux
du film et du roman ; elle est en elle-même fabuleuse
au sens où Michel de Certeau a pu parler de « la
fable mystique ». Ici également, on dira « fable » car,
Pasolini le note, tout ce qui se passe a lieu en un
seul moment (ce qui est impossible dans la
« réalité ») mais aussi parce qu’aucun humain n’a
jamais eu la capacité de baiser tous les membres
d’une même famille, l’érotique de chacun restant
maintenue dans de bien plus étroites limites.
Cependant, là n’est pas la question, car l’inceste,
justement identifié à la réalité (au réel, dirait ici
Lacan), largement convoqué dans les poèmes
bouclant la première partie du roman, n’est pas
interdit, mais, ainsi que l’a relevé Lacan, impossible
(l’impossible, chez Lacan, définit le réel). Il fallait
donc baiser tout ce petit monde pour que soit rendue
manifeste cette impossibilité31. Son intervention
accomplie, l’hôte s’en va, laissant chacun à une soli-

31. Ce point s’écarte de la remarque de Pasolini selon laquelle


« Théorème est un film où l’inceste est multiplié au moins par cinq, et
se trouve mêlé à l’idée de Dieu, car la personne avec laquelle les cinq
membres de la famille commettent l’inceste est tout simplement Dieu :
ces thèmes du divin et de l’inceste qui se trouvent au cœur de
Théorème ont redonné vie à Edipo, qui s’est imposé à ma “fantaisie”
[fantasia, imagination], et que j’ai tourné en priorité » (Interview citée
à propos d’Edipo Rè, Cahiers du cinéma).
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Quand Dieu est un garçon 167

tude enfin acquise et désormais occupée à ne plus


pouvoir passer outre le caractère sacré de la vie.

D’UN NOUVEAU DIEU


Je voudrais interroger, pour conclure, le statut
divin du jeune homme, ou, pour mieux dire, la possi-
bilité de ce statut au mitan du XXe siècle. Est-il Dieu,
ainsi que je l’ai d’emblée avancé sans encore avoir
d’abord pris acte que la chose était claire dans l’es-
prit de Pasolini ? Alors que sa figure est si prégnante
chez lui, il ne s’agit pas ici de Jésus-Christ : l’hôte ne
se sacrifie pas. Pas du père non plus, la place est
prise par ce père qui, après avoir renoncé à la
maîtrise (à être un patron), n’a que faire du manteau
de Noé. Le jeune homme serait-il l’Esprit saint ?
Dans un entretien pour La Quinzaine littéraire,
Pasolini l’appelle « le messager de Dieu », dont les
interventions, qui mettent chacun en crise, n’appa-
raissent, à certains yeux, pas moins scandaleuses
que celles de Jésus. Serait-ce là sa divinité ? Un
Esprit saint séparé du fils et du père, autrement dit
hors dogme trinitaire ? Innommé, il peut être aussi
bien le vent, le souffle, l’esprit, la lumière (phôs est
une des manières, et la plus fréquente, de désigner
l’homme dans Homère32), la poésie, mille choses et
actes encore.

32. Je dois cette remarque à Barbara Cassin qui précise en outre


que l’on traduit par « mortel » alors qu’auraient pu convenir « enlu-
miné », « allumé », « lumineux », « illuminé » (« Dieux, Dieu »,
Critique, n° 704-705, janvier-février 2006).
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168 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

Qu’il soit phallophore ne contrevient certes pas à


cette identification du jeune homme à l’Esprit saint.
L’Esprit saint est, comme on le sait, le « consola-
teur », et il n’est pas un seul des êtres qui s’avance
vers l’hôte auquel il n’apporte sa consolation. Ainsi
qu’il est écrit dans le roman, ce jeune homme est la
« présence consolatrice33 » elle-même. Mais une
présence sans permanence, une présence strictement
réduite à un événement, car le temps de Théorème
n’est plus celui qu’aurait instauré dans la durée une
Pentecôte. En espagnol, consolador est un des noms
du godemiché. Le phallus n’est pas le pénis, ni ce
que croient ceux qui dénoncent le phallocentrisme34.
Et la consolation non plus n’est sans doute pas ce
que l’on croit, s’il est vrai qu’elle éveille les morts
vivants qui ne se savent pas morts, son intervention,
certaines circonstances étant établies (on croit mener
une vie normale, on ignore ce que sait le poète
Pasolini, que cette normalité est une maladie), se
présente comme un ravage ou encore, comme on l’a
dit, une « corruption ». Revoici la transmutation de
la réalité.

33. P. P. Pasolini, Théorème, op. cit., p. 101.


34. Un homme s’en va consulter Freud ; il souffre de masturba-
tion compulsive. Il conte à Freud les récits érotiques qui accompa-
gnent son geste et le mènent à l’orgasme. Freud s’abstient de les
commenter (il ne dispose pas d’assez d’éléments littéraux connexes à
ceux du récit) mais lui répond cependant : « Il ne fait aucun doute
que vous prenez les choses en main. » Voici le phallus : « les choses »
dans l’expression « prendre en main ». Pasolini, quant à lui, disait
fétichisée la réalité, parlait d’« un amour halluciné, enfantin et prag-
matique pour la réalité » ou déclarait que « seul ce qui est mythique
est réaliste » (des propos souvent cités).
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Quand Dieu est un garçon 169

Pasolini était averti de ce qu’avait de relatif l’an-


nonce de la mort de Dieu ; mais aussi de ce que le
paganisme, cette invention chrétienne, ne dispense
personne du christianisme. La mort de Dieu fut
d’abord proclamée par Jean Paul et Heine, puis
reprise à Heine par Nietzsche, qui fait de Kant le
véritable meurtrier de Dieu. Kant a anthropologisé
Dieu, en a fait un postulat de la raison pratique en
pensant la religion dans les limites de la simple
raison. Nietzsche prend acte de la faiblesse de ce
Dieu moral kantien, mais ce n’est pas pour
proclamer, de là, l’absence de tout Dieu, loin s’en
faut ; c’est, au contraire, au nom d’une tout autre
expérience du divin, dont le lieu est parfaitement dit
avec l’expression « par-delà le bien et le mal » et
dont la teneur est rendue sensible par les amours de
Dionysos et d’Ariane. Barbara Stiegler, dans un très
remarquable article sur lequel je prends ici un large
appui, remarque que « la plupart des commenta-
teurs, confirmant les premières réceptions de la mort
de Dieu, font pourtant l’impasse sur le nouveau dieu
et ses amours avec Ariane35 ». La mort de Dieu
ouvre l’espace d’un nouvel amour, qui n’est plus
celui du Père pour le Fils. Pasolini ne fait pas cette
impasse. L’hôte de Théorème, incarnation s’il en est
du « nouvel amant » nietzschéen, est Dionysos
aimant une humanité (hommes et femmes)
dénommée Ariane.

35. Barbara Stiegler, « Réceptions de la mort de Dieu », Critique,


n° 704-705, janvier-février 2006, p. 121.
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170 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

Son incitation nietzschéenne au désert m’atteint,


la hantise qu’elle instille chez moi, lecteur et spec-
tateur lambda, en est la preuve. Ce dieu garçon s’en
est allé, qu’étonné je me surprends avoir accueilli.

DIEU À PARIS
(OCTOBRE-NOVEMBRE 2011)
Durant l’été 2011 au festival d’Avignon, l’artiste
spécialement invité était le metteur en scène et plas-
ticien italien Romeo Castellucci, dont un des deux
spectacles présentés s’intitulait Sul concetto di volto
nel Figlio di Dio (« Sur le concept du visage du Fils
de Dieu »). Fin octobre, ce spectacle fut repris à
Paris par le Théâtre de la Ville, où j’ai pu y assister.
Si, en Avignon, certains crièrent à l’escroquerie,
d’autres au sublime, si d’autres se battirent à la
sortie, si d’autres encore oscillèrent entre l’atroce et
le merveilleux, ou les deux, à Paris on a parlé
d’« événements graves ». Je les qualifierai plutôt de
réjouissants, même si depuis Genet et ses Paravents,
je n’étais plus jamais entré dans un théâtre en ayant
à franchir un cordon de CRS. Ce n’est certes pas cela
qui était réjouissant, mais le fait qu’à la différence de
ce qui s’est passé partout ailleurs où la pièce fut
présentée, à Paris, les réactions ont pris une dimen-
sion politique, culturelle et… cultuelle. Une
demande d’interdiction du spectacle a été déboutée
par le tribunal de grande instance, des manifestants
sont montés sur scène, y déployant un panneau où
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Quand Dieu est un garçon 171

l’on lisait LA CHRISTIANOPHOBIE36, ÇA SUFFIT, avant


que la police ne les en déloge. On a voulu empêcher
les spectateurs d’entrer en les agressant, en les
aspergeant d’huile de vidange, en jetant sur eux des
œufs et des boules puantes – sans doute sans
prendre garde que ce dernier geste était parfaitement
conforme à ce qui allait se passer dans la salle, et
sans se souvenir que déjà au Moyen Âge les prêtres
partaient en guerre contre les peintures du Christ.
On a, bien sûr, pétitionné là-contre, dénoncé le
« fanatisme », les « ennemis des Lumières et de la
liberté ». Comme avec Théorème de Pasolini, l’Église
fut divisée en « pour » et « contre ». Et comme avec
Théorème, il s’agit, au dire même de Castellucci,
d’une « parabole » qui donc laisse à chacun des
spectateurs le soin d’en déterminer le sens. En atten-
dant qu’il médite, le spectateur est touché au corps.
En Avignon, à la fin du spectacle, Gianni Plazzi, un
vieux comédien, a pleuré deux heures durant.
Au fond de la scène, peint par Antonello da
Messina (1430-1479), le visage du Christ, immense.
Le voici, tout d’abord avec le père qui ne contrôle

36. « Christianophobie », qui va avec « islamophobie », ne fut pas


un terme inventé pour l’occasion, il résonne aussi dans l’entourage du
pape (voir « Les croyants en lutte contre le “rejet” des religions », Le
Monde du 4 novembre 2011). Les mêmes qui dénoncent l’atteinte à la
liberté d’expression forceraient-ils l’entrée d’une mosquée chaussures
aux pieds ? On mesure par là qu’il y a maldonne, car le combat entre
ceux qui ne veulent pas que l’on porte atteinte au sacré (le séparé, ce
que l’on ne peut toucher sans le souiller) et ceux qui veulent qu’au-
cune thématique ne soit exclue d’un traitement par l’art, et pour qui
donc rien ne serait sacré, cet affrontement ne concerne ni Pasolini ni
Castellucci, lesquels 1) ne doutent pas qu’il y a bien du séparé, du
sacré et 2) y touchent. C’est même ce qui les occupe.
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172 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

plus ses sphincters et porte donc une couche-culotte,


puis avec le fils (l’un et l’autre sans majuscules).
Puis seul, après que père et fils ont quitté la scène
et juste avant qu’un « not » non pas illuminé, lui,
mais grisé introduise un doute quant au statut du
Christ comme berger.
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Quand Dieu est un garçon 173

Il y a lieu d’imaginer, au bas de cette dernière


image extraite du spectacle en Avignon, un groupe
d’enfants (ils ne figuraient pas dans la représenta-
tion à Paris, après avoir été une première fois écartés
par le directeur du théâtre qui accueillit la pièce à
Madrid) qui jettent des grenades explosives en jouets
au visage du Christ. Selon Castellucci, il s’agissait
de faire mourir l’image du Christ afin de laisser
place à la parole37, ou encore d’une « nouvelle et
nécessaire [je souligne] forme de Passion38 ».
Dans une première scène, en temps réel, et ce
plan séquence est théâtralement très long, long
jusqu’à affleurer l’insupportable, le fils tente de faire
à plusieurs reprises ce qui convient avec les excré-
ments de son très vieux père pris de dysenterie ; en
vain : ses excréments se répandent sur une scène
voulue aussi blanche et propre qu’une clinique, au
salon, puis aux pieds de la table, puis sur le lit (sur
lequel le père, cette fois décidément actif, vide son
pot de chambre), et bientôt également dans la salle
du théâtre, sous la forme d’odeurs pestilentielles
dont on ne sait pas discriminer si elles sont dues à
des boules puantes ou bien à des hallucinations
olfactives (une petite enquête post-spectacle révèle
qu’il s’agit de produits chimiques). À un certain
moment, le fils puis le père ayant définitivement
quitté la scène, le visage du Christ, après avoir été
couvert d’un voile noir, laisse place à un trou, où les

37. Compte rendu de la rencontre publique avec « Les amis du


festival » (18 juillet 2011).
38. Extrait du document distribué au festival d’Avignon.
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174 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

spectateurs peuvent se mirer, un peu comme ce dieu


tout au fond du temple shinto d’Itsukushima qui,
quand on l’approche après avoir traversé plusieurs
salles, se révèle n’être rien d’autre qu’un miroir.
De même que pour chacun des personnages de
Théorème aimés par le visiteur, le fils est amené à
renoncer au monde extérieur. Et c’est à quoi, autre
point commun avec Théorème, le spectateur est lui
aussi convié, Castellucci jouant de l’identification
du spectateur au fils. Castellucci redouble Pasolini.
Ce n’est plus un personnage, un dieu garçon, qui
ouvre au spectateur le chemin d’une contemporaine
spiritualité, d’un certain sacré qui ne peut être
accueilli par chacun et chez chacun qu’en revisitant
le christianisme, mais un objet a : la merde du père.
Sa perte manifeste l’indignité du père (glissement de
l’agnus dei à l’anus dei). Castellucci : « Chacun est
seul avec la merde, et celle de l’autre devient la
nôtre parce qu’elle représente un lien avec
l’autre39. » Quel lien ? En perdant sa merde, le père
perd sa substance. Et c’est donc avec cette « perte
de soi » que Castellucci questionne l’amour d’une
façon qui fait s’éveiller un instant Jacques Lacan
dans sa tombe : « Je voulais comprendre l’amour à
la lumière de cette condition de perte. » Voilà
l’amour au temps de l’objet a. Le voile noir qui
couvre le visage du Christ à la fin du spectacle signe
le retrait de Dieu, comme chez Pasolini et Marion,
mais d’un Dieu qui, ici, a été fait regard (regard

39. Extrait du document distribué au festival d’Avignon déjà cité.


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Quand Dieu est un garçon 175

regardant le regard du spectateur, et c’est d’emblée


la fin du voyeurisme). Castellucci joue de la conni-
vence du regard et de la merde, fait du regard de
Dieu un regard dont, comme le fils et avec lui, on se
détourne, car il est advenu comme merde. You are
not my sheperd. Le temps du berger est presque
révolu, sa bienveillance, on l’apprend par le nez,
était due à un regard dégoûtant. Castelluci met
chacun en position de ne plus désormais ne pas le
savoir (ce qui, sinon justifie, du moins dit la raison de
la colère « intégriste »). Un certain pas est franchi de
Pasolini à Castellucci, du Dieu garçon qui se retire
au Dieu merde qui, lui aussi, disparaît mais, cette
fois, sans se contenter de s’éloigner. Telle est l’ac-
tualité du visage du Christ, à Paris, fin octobre 2011.
Le rapprochement que je viens de proposer entre
Pasolini et Castellucci ne tient pourtant pas seule-
ment à leur italianité et à la ville de Bologne, si
importante pour chacun d’eux, car il est plus que
suggéré, il est parfaitement indiqué par Castellucci
au tout début de son spectacle Inferno40. Viennent
au-devant de la scène, heureusement tenus en laisse
chacun par un maître, une dizaine de chiens-loups
aboyant furieusement. Puis un personnage, qui
s’avance seul et déclare, debout : « Je m’appelle
Romeo Castellucci. » C’est bien lui, le metteur en
scène, à cet instant acteur, performeur. Il revêt alors
un costume étrangement épais et que l’on découvre
protecteur à l’instant où, lâchés, deux chiens féroces

40. Arte édition a produit un DVD des trois spectacles Inferno,


Purgatorio, Paradiso.
07-Allouch-Prisonniers-Chap-6-CorC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:18 Page176

176 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

se précipitent sur lui pour le mordre furieusement.


Ce n’est pas du chiqué, ses mains et son visage
restent exposés.
On ne peut pas ne pas songer à la mort de
Pasolini, à ce crime sans témoins et dont les versions
restent divergentes. Ce que l’œil n’a pas vu, le cœur
l’ignore. Cette fois… on voit, on a peur, on est
Castellucci, on est Pasolini. Inferno, même en DVD,
est une expérience de perte de soi.
08-Allouch-Prisonniers-conclusion-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:19 Page177

Conclusion

Du même côté que la religion

Dans « Lacan avec Heidegger », sa contribution


à l’ouvrage collectif Lacan avec les philosophes1 paru
en 1991, Gérard Granel juge « nécessaire » le geste
de chasser le « psy » de « psychanalyse ». Il antici-
pait ainsi de plus de quinze années une pro-position
dont on aura pu prendre connaissance dans mon
opuscule La psychanalyse est-elle un exercice spiri-
tuel ? Réponse à Michel Foucault2. Le terme psukhê,
écrit Granel, mêle pour nous
par un forçage des concepts qui date au moins
d’Augustin et n’a plus jamais cessé d’être retravaillé
jusqu’à Husserl inclus [entendre : c’est Heidegger qui
fera le pas de côté] quelque chose de chrétien et la
réduction moderne de tout mode de présence à un
énoncé de la représentation.
Et Granel de citer « L’Étourdit », où Lacan dit la
« fraternité » du dire heideggérien et de son discours
qui, pour être autre, n’en rend pas moins ce dire
« incontestable3 ».
Il y a un « penser psy » d’une facture telle qu’elle
absorbe toute présence (celle de Dieu aussi bien)
dans la représentation. Tout au moins le tente-t-elle

1. Lacan avec les philosophes, Paris, Albin Michel, 1991.


2. Jean Allouch, La psychanalyse est-elle un exercice spirituel ?
Réponse à Michel Foucault, Paris, Epel, 2007.
3. Lacan avec les philosophes, op. cit., p. 209, 215 à 217.
08-Allouch-Prisonniers-conclusion-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:19 Page178

178 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

car elle n’y parvient que partiellement, on n’en veut


pour indice que ses persistants embarras à l’endroit
du transfert. Pour autant, il n’est pas acquis que les
variations corrélées de Lacan sur le signifiant et le
signe, en dépit de leur caractère soutenu tout au long
de son enseignement, ait réussi à éradiquer ce
penser psy.
Sur l’autre point que mentionne Granel, à savoir
le « quelque chose de chrétien » associé à la domi-
nance de la représentation, Lacan fit également un
pas de côté. Et sans doute une des preuves parmi les
plus assurées que son frayage ne relève pas de ce
penser psy – de cette « fonction psy », comme la
désignait Michel Foucault – réside-t-elle dans son
positionnement à l’endroit de la religion qui se
voulait aussi, quoique sans espoir aucun de réussite,
un traitement de la religion.
Voici quelques-uns des derniers propos de Lacan
sur la religion :
13 novembre 1973 – La religion n’est pas près de
finir. Et ça nous met, nous, analystes, du même côté.
11 décembre 1973 – Ce qui ne fait qu’un : la religion
et l’art. Je m’excuse auprès des artistes si la chose leur
parvient : ils ne valent pas mieux que la religion.
Le christianisme, il vous baise. Il est la vraie religion.
Il est le vrai dans la religion. Ça vaut quand même la
peine de s’y intéresser.
9 avril 1974 – La vérité, mes bons amis, mène à la
religion. Et comme c’est la vraie, c’est justement pour
ça qu’il y aurait quelque chose à en tirer pour le
savoir.
08-Allouch-Prisonniers-conclusion-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:19 Page179

Du même côté que la religion 179

21 mai 1974 – Religion et métaphysique se donnent


la main dans les suppositions qu’elles ordonnent à
l’être.
17 décembre 1974 – La religion refoule ce fait que ce
n’est pas vrai que Dieu soit seulement ce que Voltaire
croyait dur comme fer. Elle dit qu’il ek-siste, qu’il est
l’ek-sistence par excellence, c’est-à-dire qu’en somme
il est le refoulement en personne, il est même la
personne supposée au refoulement. Dieu n’est rien
d’autre que ce qui fait qu’à partir du langage il ne
saurait s’établir de rapport entre sexués. Où est Dieu
là-dedans ? Je n’ai jamais dit qu’il soit dans le
langage.
Freud ne croit pas en Dieu. Parce qu’il opère dans sa
ligne à lui comme en témoigne la poudre qu’il nous
jette aux yeux pour nous en-moiser [faire de chacun un
« moi », mais aussi loger chacun dans la suite de
Moïse].
18 février 1975 – Le désir de l’homme c’est l’enfer,
l’enfer très précisément en ceci que c’est l’enfer qui
lui manque !
17 mai 1977 – Tout ce qui s’énonce, jusqu’à présent,
comme science, est suspendu à l’idée de Dieu. La
science et la religion vont très bien ensemble. C’est un
Dieu-lire ! Mais ça ne présume aucun réveil.
Heureusement y a-t-il un trou.
18 mars 1980 – Sachez que le sens religieux va faire
un boom dont vous n’avez aucune espèce d’idée.
Parce que la religion, c’est le gîte originel du sens.
J’essaye d’aller là contre, pour que la psychanalyse
ne soit pas une religion, comme elle y tend, irrésisti-
blement.
08-Allouch-Prisonniers-conclusion-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:19 Page180

180 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

12 juillet 1980 – La relation figurée de la Madone est


plus complexe qu’on ne pense. Elle est d’ailleurs mal
supportée. Ça me tracasse.
La religion (par excellence la catholique, selon
Lacan, une opinion qui, bien entendu, est elle-même
catholique – et irrecevable, d’autant que l’on a
depuis démontré4 que le concept de « vraie reli-
gion », attribuable à Moïse, était responsable de l’in-
tolérance religieuse et de la cohorte de meurtres
qu’elle a engendrée) étend son séduisant empire sur
l’art, sur la métaphysique, également sur la science.
Cela fait beaucoup. Et Lacan, en logeant tout cela
dans un même sac, ne donne guère dans la nuance
– ce qui s’explique sans doute par ce qu’il entrevoit
et prédit peu avant de décéder, à savoir un « boom »
du sens religieux. Sans doute inquiet de la chose, il
lance un avertissement à qui voudra bien l’entendre,
un « prenez garde », « faites attention », « méfiez-
vous », afin que l’analyse ne succombe pas à cette
tentation du sens religieux à quoi elle tend « irrésis-
tiblement ». Boom, peu raffiné, est inhabituel dans
sa bouche. Le terme est de provenance états-
unienne : boom, « détonation ». Boom désigne aussi
une réclame tapageuse : « boom sur les chaus-
sures » ; en bourse, une hausse des valeurs ;
« boom » peut également équivaloir à « essor » :
baby-boom. Trente ans après que cette prophétie a
été énoncée, je laisserai à d’autres le soin d’en
évaluer la justesse, non sans noter toutefois qu’elle

4. Voir les travaux de Jan Assmann.


08-Allouch-Prisonniers-conclusion-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:19 Page181

Du même côté que la religion 181

faisait suite à la célèbre prophétie attribuée à André


Malraux, qui plus est sous deux formes : « Le
XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas », ou bien :
« Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas ». La
différence n’est pas mince, d’autant qu’interrogé par
la revue Preuves, en 1955, Malraux précisait que « le
problème capital de la fin du siècle sera le problème
religieux – sous une forme aussi différente de celle
que nous connaissons, que le christianisme le fut des
religions antiques [je souligne] ». La même année, il
avait déclaré au journal danois Dagliga Nyhiter :
Depuis cinquante ans la psychologie réintègre les
démons dans l’homme. Tel est le bilan sérieux de la
psychanalyse. Je pense que la tâche du prochain
siècle, en face de la plus terrible menace qu’ait connu
l’humanité, va être d’y réintroduire les dieux.
Parvenu au terme de cet ouvrage, mon lecteur
aura saisi qu’il tente d’assigner une autre tâche à la
psychanalyse que de réintégrer, grâce à la psycho-
logie, les démons dans l’homme. Inscrire l’analyse,
non plus comme un des secteurs de la psychologie
(c’était le souhait et l’entreprise de Daniel Lagache,
il reste celui de ses successeurs) mais dans le champ
de la spiritualité ou, pour mieux dire, des spiritua-
lités, l’inscrire du même côté que la religion, disait
donc Lacan le 13 novembre 1973, permet d’ac-
cueillir le fait religieux autrement qu’en le subor-
donnant à la représentation. On l’aura tenté dans les
pages qui précèdent. On le tentera encore autrement
dans le deuxième tome de cette trilogie (Schreber
théologien. L’ingérence divine II) en lisant les
08-Allouch-Prisonniers-conclusion-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:19 Page182

182 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

Mémoires de Daniel-Paul Schreber conformément au


vœu de leur auteur, à savoir comme un ouvrage de
théologie.
Il y est, comme chez Jean-Luc Marion récem-
ment, question du retrait de Dieu. Rendue effective,
la seconde mort de Dieu mettrait radicalement fin à
cette question qui est aussi et déjà en elle-même une
aliénation. S’il semble que l’on n’en soit pas là
aujourd’hui, tout au moins peut-on entrevoir, après
Nietzsche et avec lui, que cette seconde mort de
Dieu pourrait faire place à une inédite figure du
féminin. Elle donnera lieu au troisième colis adressé
aux prisonniers de Dieu : Une femme sans au-delà.
L’ingérence divine III.
09-Allouch-Prisonniers-Fin-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:22 Page183

ANNEXE
09-Allouch-Prisonniers-Fin-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:22 Page184

184 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

Total des occurrences


dans les séminaires de Jacques Lacan
des « inutiles » : Dieu sait/Dieu merci/Mon Dieu/Bon Dieu

Dieu Dieu Mon Bon Occurrences/


Total Séances
sait merci Dieu Dieu séances
Les Écrits
10 4 0 0 14 23 0,60
techniques
Le Moi 8 5 0 0 13 24 0,54
Les Psychoses 6 2 0 0 8 25 0,32
La Relation d’objet 7 0 0 0 7 24 0,29
Les Formations
1 6 0 0 7 28 0,25
de l’ics (Seuil)
Le Désir et son itp 8 4 0 0 12 27 0,44
L’Éthique 11 2 0 0 13 24 0,54
Le Transfert 6 20 0 0 26 27 0,96
L’Identification 6 1 1 0 8 26 0,30
L’Angoisse 1 9 0 0 10 24 0,41
Les Noms du père 0 0 0 0 0 1 /
Les Quatre Concepts 3 1 0 0 4 20 0,20
Problèmes cruciaux 5 1 6 0 12 24 0,50
L’Objet
15 2 16 2 35 23 1,52
de la psychanalyse
La Logique
7 0 20 0 27 24 1,12
du fantasme
L’Acte psychanalytique 4 5 7 0 16 15 1,06
D’un Autre à l’autre 14 8 2 0 24 25 0,96
L’Envers (Seuil) 4 1 9 0 14 13 1,07
D’un discours qui ne… 8 3 0 0 11 10 1,10
…Ou pire + Le Savoir 8 6 0 0 14 19 0,73
Encore 5 5 7 0 17 11 1,54
Les Non-dupes errent 10 2 1 0 13 15 0,86
RSI 1 2 12 0 14 11 1,27
Le Sinthome 0 1 6 1 8 10 0,80
L’Insu que sait 2 0 1 0 3 12 0,25
Le Moment de conclure 0 0 1 0 1 12 0,08
La Topologie
0 0 0 0 0 9 0
et le temps
Dissolution 0 1 0 0 1 8 0,12
TOTAUX 150 91 79 3 332 504
09-Allouch-Prisonniers-Fin-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:22 Page185

Annexe 185

Présentation graphique du tableau précédent

40
35
30
25
20
15
10
5
0
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27

Rapport des occurrences de « Dieu »


et du nombre annuel de séances
180
160
140
120
100
80
60
40
20
0
1 3 5 7 9 11 13 15 17 19 21 23 25 27
1 Les Écrits techniques / 2 Le Moi / 3 Les Psychoses / 4 La Relation
d’objet / 5 Les Formations de l’ics (Seuil) / 6 Le Désir et son itp / 7 L’Éthique
/ 8 Le Transfert / 9 L’Identification / 10 L’Angoisse / 11 Les Quatre Concepts
/ 12 Problèmes cruciaux / 13 L’objet de la psychanalyse / 14 La Logique du
fantasme / 15 L’Acte psychanalytique / 16 D’un Autre à l’autre / 17 L’Envers
(Seuil) / 18 D’un discours qui ne… /19 …Ou pire + Le Savoir / 20 Encore /
21 Les Non-dupes errent / 22 R S I / 23 Le Sinthome / 24 L’Insu que sait /
25 Le Moment de conclure / 26 La Topologie et le temps / 27 Dissolution.
L’unique séance du séminaire Les Noms du père n’a pas été prise en
compte. Il s’ensuit qu’à partir de là la numérotation ci-dessus ne correspond
plus à celle de la version Seuil.
On a par ailleurs négligé : dans D’un Autre à l’autre : « Grand Dieu » (1)
et Dieu soit loué (1) / dans L’Envers : « Foutre de nom de Dieu » (1) / dans
L’Insu que sait : « Dieu soit loué » (1).
09-Allouch-Prisonniers-Fin-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 10:59 Page186

Table des illustrations

Titien, Bacchus et Ariane . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 86


Photos du spectacle de Romeo Castellucci,
Sul concetto di volto nel Figlio di Dio . . . . . . . . . . . . . . . . . . 172
Photo du spectacle de Romeo Castellucci,
Inferno. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 176
09-Allouch-Prisonniers-Fin-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:22 Page187

TABLE

INTRODUCTION
Détours . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

CHAPITRE PREMIER
L’ingérence divine,
s’en dispenser en analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15
L’Autre divinisé ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16
Vers la fin de l’histoire-récit (Geschichte) . . . . . . . . . . . . 24
Plus de passé ni d’avenir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25
Précisions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28
Éloge du divers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31
Un dieu de la castration ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36
Dieu dans les séminaires : survol . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41
Aperçu clinique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
Quel biais pour la chose ? Retour sur le divers . . . 48
Envoi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53

CHAPITRE II
« En effet, Jacques… ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
De quelques traits dérangeants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
Écarts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66
Qui parle en premier ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72

CHAPITRE III
D’un autre sans appel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75
Situation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76
D’un Dieu pas si mort . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 78
Mysticismes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89
09-Allouch-Prisonniers-Fin-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 10:59 Page188

188 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

CHAPITRE IV
Une réponse chrétienne à la mort de Dieu :
Jean-Luc Marion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99
Situation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99
D’un renversement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103
Dionysos et Ariane, non plus le Père et le Fils . . . . 117

CHAPITRE V
Dieu enfin mort ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127
L’adieu à Dieu et aux dieux
de Jean-Christophe Bailly . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127
Lacan et la mort de Dieu
(vue depuis l’Adieu de Bailly) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 140
Envoi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147

CHAPITRE VI
Quand Dieu est un garçon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149
Dante, Lacan, Pasolini . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 150
Théorème . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 156
D’un nouveau Dieu. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167
Dieu à Paris (octobre-novembre 2011) . . . . . . . . . . . . . . . . 170

CONCLUSION
Du même côté que la religion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177

ANNEXE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 183

Table des illustrations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 186

TABLE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187
09-Allouch-Prisonniers-Fin-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:22 Page189

Du même auteur

Lettre pour lettre


Toulouse, Erès, 1984
La « solution » du passage à l’acte.
Le double crime des sœurs Papin
En collaboration avec Érik Porge et Myette Viltard,
signé Francis Dupré
Toulouse, Erès, 1984
Marguerite, ou l’Aimée de Lacan
Postface de Didier Anzieu
Paris, Epel, 1990
2e éd. revue et augmentée, Paris, 1994
Louis Althusser récit divan
Paris, Epel, 1992
Freud, et puis Lacan
Paris, Epel, 1993
Érotique du deuil au temps de la mort sèche
Paris, Epel, 1995
2e éd., avec un texte de Silvio Mattoni
Éthification de la psychanalyse. Calamité
Cahiers de l’Unebévue, Paris, Epel, 1996
– Allô, Lacan ? – Certainement pas.
Paris, Epel, 1998
La psychanalyse : une érotologie de passage
Cahiers de l’Unebévue, Paris, Epel, 1998
Le sexe de la vérité. Érotologie analytique II
Cahiers de l’Unebévue, Paris, Epel, novembre 1998
Le sexe du maître. L’érotisme d’après Lacan
Paris, Exils, 2000
Ça de Kant, cas de Sade. Érotologie analytique III
Cahiers de l’Unebévue, Paris, L’unebévue éd., 2001
Ombre de ton chien.
Discours psychanalytique, discours lesbien
Paris, Epel, 2004
09-Allouch-Prisonniers-Fin-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:22 Page190

190 PRISONNIERS DU GRAND AUTRE

La psychanalyse est-elle un exercice spirituel ?


Réponse à Michel Foucault
Paris, Epel, 2007
Lacan Love. Melbourne seminars and other works
Edited and with a foreword by María-Inès Rotmiler de Zentner
and Oscar Zentner, Melbourne, Lituraterre, 2007
543 impromptus de Jacques Lacan
Paris, Fayard, 2009
Contre l’éternité. Yoko Ogawa,
Stéphane Mallarmé, Jacques Lacan
Paris, Epel, 2009

À PARAÎTRE

Schreber théologien. L’ingérence divine II


Paris, Epel, 2013
Une femme sans au-delà. L’ingérence divine III
Paris, Epel, 2013
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09-Allouch-Prisonniers-Fin-corC-1_Mise en page 1 07/09/12 08:22 Page192

Fabrication : Transfaire, 04250 Turriers


Dépôt légal septembre 2012

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