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CETTE ÉTOILE À MON BRAS
Setâre Enayatzadeh
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I
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Je m'approchais lentement du poste, m'asseyais sur le sol
comme on s'agenouille et incline le crâne pour s'avouer
vaincu. Le Reich venait d'ordonner l'euthanasie des malades
mentaux... jusqu'où iront-ils? Encore un triste événement à
inscrire sur mon journal macabre: « octobre 1939: les
malades mentaux seront euthanasiés, certainement pour les
plus chanceux d'entre eux... »
Triste devoir que celui de contribuer par touches à la grande
gravure de l'Histoire. C'est l'appel de la fameuse injonction
Zakhor, « souviens-toi », une sorte d'impératif catégorique
qui propose à tout homme non pas une rationalité collective
qui pourrait les relier en une seule unité rituelle, mais une
pratique unique à laquelle chacun doit s'adonner pour
élaborer une rationalité collective... unir les individus dans
ce qui les caractérise: la dignité et sa source ancestrale,
celle de l'histoire de leurs agissements, agissements
desquels il me semble qu'ils sont la seule mesure... C'est
horriblement angoissant. Il faut atténuer la démesure. Je
dois descendre. J'en ai assez d'attendre des signaux codés
des hommes et du destin...
« Heinrich, prends ça! ce soir près des nouveaux immeubles
de la rue Vaugirard, on sera six. »
Je sursautai.
« Je t'ai fait peur Heinrich? » me lança Elias, le sourire en
coin.
« Non pas du tout! Je suis tellement habitué à ce qu'on entre
et sorte toutes les cinq minutes! Répondis-je ironiquement.
- Désolé… Mais tu penses être là ce soir?
- Bien sur. Mais... y’a-t-il une raison particulière pour qu’on
se réunisse ?
- Ouais. Hitler veut déporter des polonais au centre de la
Pologne. T'écoute pas la radio?
- Tu m'excuseras j'en étais resté aux handicapés... Mais la
Pologne vient tout juste de créer le judenrat! Adam
Czerniakow ne peut pas laisser passer ça ?
- Mais ça fait au moins une semaine qu'on est au courant de
ça ! Écoute mieux, l'artiste. Bientôt on devra sûrement
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passer aux choses plus sérieuses... c'est bien beau de se
cacher, mais la Wehrmacht est puissante, bien plus
puissante que l'armée française. Parce qu'elle est mue par la
folie communicative de l'autre moustachu!
- Mais les anglais sont là aussi! Ils auront encore quelques
années et quelques milliers de soldats à sacrifier avant
d'entrer!
- Peut être, mais en attendant faut que tu viennes. Faut que
tu tiennes le coup. Et faut qu'on discute pour s'organiser.
Mieux vaut prévoir. Pense à ta sœur, Heinrich.
- Ne m'appelle plus Heinrich ! Tu risquerais d'en prendre
l'habitude... »
Je venais de surprendre la véhémence de mon ton... « Je
suis désolé ». Pour me contrôler, il aurait fallu que je
m'aperçoive qu'il y avait lieu de le faire... J'ai du mal à
supporter qu'on me rappelle ma sœur... Elias le sait, et il a
bien fait de me lancer le poids d'un souvenir au visage.
C'est la seule façon de me faire réagir.
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Heinrich? Juif avant d’être allemand pour les allemands. A
présent, je ne suis même plus Heinrich.
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II
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d'avoir eu une vie trop monotone... J'en ai le sourire aux
lèvres... Je le constate en apercevant mon reflet sur les
vitres du wagon. Je crois que c'est la seule expression qui
me permette encore de me reconnaître. J'ai tellement
maigri... La guerre n'est pas encore aux portes de Paris et je
me donne déjà l'impression d'être un poilu attendant
désespérément les ravitaillements. Qu'à cela ne tienne. Mon
reflet disparaît, les portes s'ouvrent, ma maigreur n'est plus
que l'apanage de sensations tactiles et de légèreté dans la
démarche.
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- Laisse moi finir! »
Je sentais que quelque chose d'extrêmement important était
en train de se jouer... Jamais je n'avais vu Schmoel, bon
vivant, optimiste, restituant sans cesse l'avenir aux mains
bienveillantes de Dieu, dans un tel état... Ses yeux noirs
brillaient au point qu'ils semblaient s'extraire du fond mat
de son visage mangé par sa barbe épaisse.
« Heinrich, cet homme a une idée en tête... une excellente
idée je pense. Il s'est donné les moyens de mettre en œuvre
son plan, et apparemment tu es un des rouages nécessaires à
son aboutissement. Frank Foley a mené l'enquête pour
trouver un galeriste dont le milieu social et la culture
pourrait être un passeport pour rentrer dans le cercle intime
des hauts fonctionnaires du Reich. Tu n'ignores pas
qu'Hitler est un grand amateur d'art? Alors M. Foley a
pensé dégoter un galeriste intéressant, anti-nazi, ça va de
soi, qui pourrait feindre de s'intéresser à l'Art du chancelier,
pour l'espionner.
- Pourquoi moi?
- Il a pensé que la seule caractéristique fiable du parfait
anti-nazi était le fait d'être juif. La meilleure couverture
pour rentrer dans l'entourage d'Hitler, c'est d'être allemand,
issu d'un milieu bourgeois, et faire autorité dans le monde
artistique. Qui pourrait mieux tenir ce rôle que toi? ».
L'ampleur de cette tâche semblait fondre de tout son poids
sur mon dos voûté. Une fine pluie glacée perlait sur mon
torse brûlant. Je n'étais plus qu'un battement de cœur, celui
là même qui bouleversait mon corps pour envahir tous ses
sens. Je n'entendais que ce martèlement qui se faisait cadre
a priori de mes perceptions, les images que je voyais étaient
ponctuées de coups sourds figeant régulièrement le tableau
qui s'offrait à ma conscience; la table, elle aussi, semblait
mue par un rythme également cadencé sous mes doigts et
ma salive paraissait s'assécher un peu plus à chaque
vibration... « Je suis flatté ». Je me sentais plus grand parce
qu'isolé par moi-même... J'étais physiologiquement à l'écart.
Un véritable autiste somatique. Je ne mesurais que la portée
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