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CETTE ÉTOILE À MON BRAS

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CETTE ÉTOILE À MON BRAS
Setâre Enayatzadeh

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I

Qui n'a jamais rêvé de pouvoir influencer la conscience


d'autrui ? D’entrer au plus profond de son inconscient, de
pénétrer dans ses rêves pour qu'au réveil la personne en
question ait cet étrange sentiment, vous savez, celui qu'on a
au sortir de nos songes, cette impression irrépressible, d'une
déconcertante absurdité: ce n'était qu'un rêve et pourtant ma
vision du réel en est altérée. Tout serait si simple: apparaître
dans une situation propice à l'admiration au sein d'un rêve
pour se faire aimer... prendre la distance nécessaire pour
inspirer l'idolâtrie et dicter des attitudes à adopter afin de
faire autorité dans la réalité... tellement de guerres auraient
ainsi pu être évitées, tellement d'histoires d'amour ficelées
au plus profond des cœurs pour recoudre les plaies d'amants
hémophiles...

Les bombes vont bientôt cesser... nous sommes en 1939.


Les parisiens ne tueront bientôt plus les soldats allemands
que le soir sur la scène du Châtelet, à travers la laideur
agréable de Gaby Morlaix. Et pourtant j'y ai cru... J'ai cru
dur comme fer à une lucidité fictive. Je pensais sincèrement
que les français, du fait de leur position de force il y a
quelques années, ne tomberaient pas dans les griffes d'une
idéologie si féroce... Lâcheté ou adhésion, jamais je n'aurais
cru en m'installant à Paris, en 1933, que la folie d'Hitler
était si contagieuse...
Je regardais désespérément à travers cette satanée fenêtre,
close depuis des mois. J'observai la masse brumeuse qui
s'échappait de mes lèvres pour fondre sur la vitre et troubler
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l'unique fresque parisienne qu'il m'était donné de
contempler depuis à présent trois ans... Était-ce la
condensation ou la fumée de ma cigarette? Je l'ignore.
Toujours est-il que je suivais du regard le trajet de cette
forme évanescente comme si elle pouvait guider mes
pensées... En changeant de nom, j'avais l'impression d'avoir
changé de vie. D'être le fugitif poursuivi par une épidémie
mondiale et psychotique pour le crime de n'être pas atteint
et d'être congénitalement immunisé contre la folie. Nous
étions nombreux à avoir ce gène ethniquement
transmissible du nom de judaïsme... Vivre avec, c'était
rejoindre le clan des anormaux, des handicapés, des sous-
hommes. C'est la raison pour laquelle on avait décidé pour
notre bien qu'il était préférable d'être mort. Vivre avec une
telle tare c'était comme avoir l'apparence d'un homme sans
en avoir la dignité. C'était trahir l'humanité que de prétendre
en faire partie... Seulement certains d'entre nous avaient
décidé de ne pas contribuer docilement à ce que cette
flétrissure de l'humanité soit éradiquée. Pourquoi arrêter la
gangrène? Pourquoi amputer le genre humain d'Albert
Einstein, de Sigmund Freud, de Stephan Zweig ou de Franz
Kafka? Je n'étais pas d'accord. Alors j'ai tout simplement
décidé de commettre le crime pour lequel on m'avait accusé
à tort, histoire de n'être pas condamné pour rien: j'ai
endossé la déloyauté qu'on attribue généralement aux juifs,
j'ai changé de nom et de pays pour, dans un premier temps,
échapper à l'ennemi alors qu'il n'était pas assez puissant
pour m'arrêter. En 1933, dès janvier, alors même qu'on
nommait Hitler chancelier, je quittai Dortmund, mes
projets, ma passion. Être critique d'art n'était guerre utile.
Par ces temps de bellicisme exacerbé, on laissait peu de
place à la subtilité... surtout si elle était l'apanage d'un
pestiféré... elle n'était alors plus que barbarie.
Voilà à quelles digressions me mène la fumée... je ferais
mieux de me concentrer sur la radio allemande... « (...)
Euthanasie der geistigen Behinderten (...) ». Finalement, ma
nostalgie est plus réconfortante...

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Je m'approchais lentement du poste, m'asseyais sur le sol
comme on s'agenouille et incline le crâne pour s'avouer
vaincu. Le Reich venait d'ordonner l'euthanasie des malades
mentaux... jusqu'où iront-ils? Encore un triste événement à
inscrire sur mon journal macabre: « octobre 1939: les
malades mentaux seront euthanasiés, certainement pour les
plus chanceux d'entre eux... »
Triste devoir que celui de contribuer par touches à la grande
gravure de l'Histoire. C'est l'appel de la fameuse injonction
Zakhor, « souviens-toi », une sorte d'impératif catégorique
qui propose à tout homme non pas une rationalité collective
qui pourrait les relier en une seule unité rituelle, mais une
pratique unique à laquelle chacun doit s'adonner pour
élaborer une rationalité collective... unir les individus dans
ce qui les caractérise: la dignité et sa source ancestrale,
celle de l'histoire de leurs agissements, agissements
desquels il me semble qu'ils sont la seule mesure... C'est
horriblement angoissant. Il faut atténuer la démesure. Je
dois descendre. J'en ai assez d'attendre des signaux codés
des hommes et du destin...
« Heinrich, prends ça! ce soir près des nouveaux immeubles
de la rue Vaugirard, on sera six. »
Je sursautai.
« Je t'ai fait peur Heinrich? » me lança Elias, le sourire en
coin.
« Non pas du tout! Je suis tellement habitué à ce qu'on entre
et sorte toutes les cinq minutes! Répondis-je ironiquement.
- Désolé… Mais tu penses être là ce soir?
- Bien sur. Mais... y’a-t-il une raison particulière pour qu’on
se réunisse ?
- Ouais. Hitler veut déporter des polonais au centre de la
Pologne. T'écoute pas la radio?
- Tu m'excuseras j'en étais resté aux handicapés... Mais la
Pologne vient tout juste de créer le judenrat! Adam
Czerniakow ne peut pas laisser passer ça ?
- Mais ça fait au moins une semaine qu'on est au courant de
ça ! Écoute mieux, l'artiste. Bientôt on devra sûrement

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passer aux choses plus sérieuses... c'est bien beau de se
cacher, mais la Wehrmacht est puissante, bien plus
puissante que l'armée française. Parce qu'elle est mue par la
folie communicative de l'autre moustachu!
- Mais les anglais sont là aussi! Ils auront encore quelques
années et quelques milliers de soldats à sacrifier avant
d'entrer!
- Peut être, mais en attendant faut que tu viennes. Faut que
tu tiennes le coup. Et faut qu'on discute pour s'organiser.
Mieux vaut prévoir. Pense à ta sœur, Heinrich.
- Ne m'appelle plus Heinrich ! Tu risquerais d'en prendre
l'habitude... »
Je venais de surprendre la véhémence de mon ton... « Je
suis désolé ». Pour me contrôler, il aurait fallu que je
m'aperçoive qu'il y avait lieu de le faire... J'ai du mal à
supporter qu'on me rappelle ma sœur... Elias le sait, et il a
bien fait de me lancer le poids d'un souvenir au visage.
C'est la seule façon de me faire réagir.

J'ai rencontré Elias dans les rues de Paris, en 1933,


alors qu'il se faisait agresser, toujours à propos de cette
maladie... seulement les agresseurs n'avaient apparemment
aucune crainte de contagion par le contact physique. Un
symptôme trop visible les avait dérangés: une kippa mal
dissimulée sous son béret. J'arrivai un peu tard... Juste au
moment ou ma seule contribution aura été de forcer sur mes
bras frêles pour le relever. Depuis, nous partageons le
même sort. Celui de deux hommes condamnés à ne plus
pouvoir vivre au grand jour, du fait de leur amour pour la
vie. Juif allemand, juif polonais, juifs menacés et plus
prévoyants peut-être que les autres... Juifs résistants plus
tard. Quand on est Juif, la condition sociale importe peu.
On est Juif, c'est tout. C'est tout ce qui nous caractérise. La
seule chose qu'on énonce pour nous désigner. Heinrich
Jakob Schnayder? Qui est-ce? C'est le Juif de l'immeuble.
Je ne suis plus ni critique d'art, ni peintre à mes heures, ni
un homme amoureux, ni un allemand, je suis Juif.

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Heinrich? Juif avant d’être allemand pour les allemands. A
présent, je ne suis même plus Heinrich.

Elias quitta la pièce. Il vivait à deux pas de là, avec


son amant, Antoine. Ce dernier avait tout autant à craindre
que nous. L'homosexualité avait aussi été décrétée
pathologique par le grand laboratoire du Reich, pathologie
menant à la décadence étatique. Brève apparition... j'étais
de nouveau seul face à mes pensées... Hanna. Pourquoi t'es-
tu éprise d'un polonais? Hanna. Pourquoi t'ai-je laissée
partir et te faire tuer? Hanna. Tu étais ma seule famille. Plus
qu'une sœur, la chaleur d'une mère, l'autorité paternelle, la
sagesse d'une confidente, les bras consolateurs de mes
premières déchirures. Hanna. C'est pour toi que je peins,
que j'écris, que je vis.

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II

Ils n'auraient pas pu trouver plus loin encore que la


rue Vaugirard? Les français ont finalement bien fait de
construire cette nouvelle ligne de métro, la 9, entre
Richelieu-Drouot et Pont de Sèvre. Jamais je n'aurais cru
qu'ils la finissent avant le début de la guerre... et encore
moins que certaines lignes restent ouvertes aux parisiens.
On a, au pire, amputé les trains d'une voiture.
Je repensais aux dires d'Elias: Agir, passer aux choses
sérieuses... Qu'entendait-il par là? A six, comment
pourrions-nous organiser quoi que ce soit? D'autant que
nous n'avons plus rien... J'ai tout laissé à Dortmund : mes
galeries, la majorité de mes œuvres, ma fortune, mon
manoir... je n'ai à présent plus le sou pour acheter une arme.
Faire venir de l'argent d'Allemagne me semble bien trop
risqué. Il faudrait que Jürgen reçoive mon courrier sans
justifier l'absence du maître de maison et m'envoie des
Reichsmark que je ne pourrai très certainement pas changer
en francs sans risque. Mon manoir me manque... la
compagnie de Jürgen aussi. Le temps ne s'est jamais posé
sur son visage. Du moment où j'ai ouvert les yeux jusqu'au
jour où des larmes les troublaient pour mon départ, il a
toujours été Herr Jürgen, le monsieur aux douces berceuses.
Je me suis toujours demandé comment il faisait pour être
partout à la fois: comment parvenait-il à s'occuper de ma
sœur, à soigner ma mère malade, à entretenir la maison,
même avec l'aide de Fräulein Ute, tout en réfrénant mes
jeunes écarts de turbulence? Entre tentatives d'escapades et
espièglerie excessive, Herr Jürgen ne pourra pas se plaindre

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d'avoir eu une vie trop monotone... J'en ai le sourire aux
lèvres... Je le constate en apercevant mon reflet sur les
vitres du wagon. Je crois que c'est la seule expression qui
me permette encore de me reconnaître. J'ai tellement
maigri... La guerre n'est pas encore aux portes de Paris et je
me donne déjà l'impression d'être un poilu attendant
désespérément les ravitaillements. Qu'à cela ne tienne. Mon
reflet disparaît, les portes s'ouvrent, ma maigreur n'est plus
que l'apanage de sensations tactiles et de légèreté dans la
démarche.

« Excusez-moi je suis en retard


- Un trait de caractère qu'on n'enlève pas aux artistes!
Prends place. »
Je m'installai inconfortablement, levai la tête et constatai
que tous les regards étaient rivés sur moi.
« Un problème? »
Tous baissèrent les yeux dans une synchronisation quasi-
parfaite. Jean, le communiste, adulateur d'Eluard, Katrina et
Schmoel, compatriotes et coreligionnaires, Antoine et Elias
que je ne présente plus… Schmoel leva la tête le premier.
« J'ai rencontré quelqu'un qui peut nous aider aujourd'hui
- Ah... Je vois pas trop le rapport avec vos têtes
d'enterrement. Nous aider en quoi?
- Il s'appelle Frank Foley. Il est britannique. Très influent.
On dit même qu'il aura bientôt une place privilégiée à
l'ambassade de Berlin. En attendant, il m'a plus ou moins
dit que depuis que Daladier a refusé la proposition de paix
allemande, le Reich met les bouchées doubles. La situation
est alarmante. Il faut faire quelque chose.
- Mais vous attendez quoi de moi? Je me sens visé. Je
n’aime pas être dans l'expectative... Puis comment l'as-tu
rencontré?
- Il a fait une enquête sur toi. Ça l'a directement mené à la
synagogue que tu fréquentes... je m'y trouvais...
- Quoi? Attends, attends... une enquête? Un britannique? Je
ne comprends rien!

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- Laisse moi finir! »
Je sentais que quelque chose d'extrêmement important était
en train de se jouer... Jamais je n'avais vu Schmoel, bon
vivant, optimiste, restituant sans cesse l'avenir aux mains
bienveillantes de Dieu, dans un tel état... Ses yeux noirs
brillaient au point qu'ils semblaient s'extraire du fond mat
de son visage mangé par sa barbe épaisse.
« Heinrich, cet homme a une idée en tête... une excellente
idée je pense. Il s'est donné les moyens de mettre en œuvre
son plan, et apparemment tu es un des rouages nécessaires à
son aboutissement. Frank Foley a mené l'enquête pour
trouver un galeriste dont le milieu social et la culture
pourrait être un passeport pour rentrer dans le cercle intime
des hauts fonctionnaires du Reich. Tu n'ignores pas
qu'Hitler est un grand amateur d'art? Alors M. Foley a
pensé dégoter un galeriste intéressant, anti-nazi, ça va de
soi, qui pourrait feindre de s'intéresser à l'Art du chancelier,
pour l'espionner.
- Pourquoi moi?
- Il a pensé que la seule caractéristique fiable du parfait
anti-nazi était le fait d'être juif. La meilleure couverture
pour rentrer dans l'entourage d'Hitler, c'est d'être allemand,
issu d'un milieu bourgeois, et faire autorité dans le monde
artistique. Qui pourrait mieux tenir ce rôle que toi? ».
L'ampleur de cette tâche semblait fondre de tout son poids
sur mon dos voûté. Une fine pluie glacée perlait sur mon
torse brûlant. Je n'étais plus qu'un battement de cœur, celui
là même qui bouleversait mon corps pour envahir tous ses
sens. Je n'entendais que ce martèlement qui se faisait cadre
a priori de mes perceptions, les images que je voyais étaient
ponctuées de coups sourds figeant régulièrement le tableau
qui s'offrait à ma conscience; la table, elle aussi, semblait
mue par un rythme également cadencé sous mes doigts et
ma salive paraissait s'assécher un peu plus à chaque
vibration... « Je suis flatté ». Je me sentais plus grand parce
qu'isolé par moi-même... J'étais physiologiquement à l'écart.
Un véritable autiste somatique. Je ne mesurais que la portée

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