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Denken nach Peter Sloterdijk », éditions Wilhelm Fink Verlag, Allemagne, 2009, dans un ouvrage
collectif à l’occasion du 60ème anniversaire de Peter Sloterdijk; une version espagnole a quant à elle été
publiée dans la revue Espai en blanc N.3-4, «La sociedad terapeutica », Éditions Bellaterra, Barcelone,
2008.
Erik Bordeleau
1. D’entrée de jeu, c’est-à-dire dès sa célèbre Critique de la raison cynique, Sloterdijk établit une
distinction polémique essentielle qui aura valeur programmatique : « L’Aufklärung
psychologique et l’Aufklärung politique sont des adversaires : non seulement elles se font
concurrence pour l’énergie libre des individus, mais encore elles se heurtent souvent dans
leur objet. » (CC, p.121) Stigmatisant « la naïveté psychologique de la vieille notion de
politique » (CC., p.103) et affirmant que « les psychologies des profondeurs sont pour ainsi
dire le cœur pensant de la modernité » (N., p.189), Sloterdijk développera progressivement
une pensée du thérapeutique, dont on peut dire qu’elle constitue sans doute le trait le plus
déterminant de son œuvre.
3. Dans un premier temps donc, c’est-à-dire essentiellement dans Critique de la raison cynique et
dans Le penseur sur scène : le matérialisme de Nietzsche, on assiste à l’élaboration d’une pensée qui
1
interprète le politique dans le contexte général d’une critique radicale de la métaphysique de
la subjectivité. Il s’agira par exemple, là où la politique révolutionnaire érige
traditionnellement la partialité en valeur de vérité afin de produire des sujets d’action
unilatéralisés, de « dénévrotiser la politique » :
2
traduction française format poche, qu’il renvoie sèchement à sa dimension religieuse
inassumée :
À vingt ans d’intervalle, cette critique d’Empire et les considérations sur la limitation
thérapeutique du politique s’éclairent mutuellement. La critique d’Empire illustre comment
Sloterdijk rejette toute interprétation de la souffrance d’être-au-monde renvoyant
simplement à un ultime antagonisme politique, et comment d’autre part il disqualifie toute
prétention de faire reposer quelconque « position active dans le monde » sur un être-contre
réactif. Sa condamnation de la passion totalisante du politique est sans appel, tant au niveau
théorique (partition du monde entre empire et multitude), que pratique (la vérité subjective
de l’être-contre comme fondement d’une position active dans le monde).
3
Lacan au tout-politique. Pour faire bref, il en va ici encore du rapport du politique à la
totalité : pour Lacan,
« l’idée imaginaire du tout telle qu’elle est donnée par le corps, comme
s’appuyant sur la bonne forme de satisfaction, sur ce qui, à la limite, fait sphère,
a toujours été utilisée dans la politique, par le parti de la prêtrise politique. »2
Le désir quasi parménidien de faire sphère qui anime le politique est ce qui, pour le célèbre
théoricien du désir comme manque, ne saurait en aucun cas être accepté comme tel. En
insistant sur le caractère imaginaire de ce « tout » fondé sur le modèle du corps, et en
évoquant un « parti de la prêtrise politique » qui chercherait à imposer à ses ouailles ses
formes de la « bonne satisfaction », Lacan cherche à désigner une insuffisance dans le cœur
même de la ratio politique. Ce faisant, la critique psychanalytique du politique réitère
l’opposition entre l’Auflkärung psychologique et l’Aufklärung politique mise de l’avant par
Sloterdijk.
6. Mais au-delà de cette distinction préliminaire entre les deux Aufklärung, à propos de
laquelle s’entendent manifestement Lacan et Sloterdijk, le commentaire de Lacan révèle un
profond dissentiment en regard de la question du corps et du rapport à la totalité. C’est loin
d’être une question marginale : ici s’esquisse vraisemblablement la ligne de partage essentielle
de la pensée philosophico-politique continentale contemporaine, et ce n’est pas trop forcer le
trait que d’en faire remonter la source (au moins partiellement) à Lacan. Cette ligne de
partage, illustrée sommairement, place d’un côté Badiou, Zizek et Rancière – les deux
premiers se réclamant directement de Lacan, le troisième partageant son souci de la
« désincorporation »3; et Agamben, Deleuze, Foucault et Sloterdijk, de l’autre.4 Ce qu’il y a
peut-être de plus frappant dans cette distinction entre les deux approches, c’est de voir
comment les premiers prétendent à une plus grande radicalité politique, en disqualifiant a
priori les approches néo-nietzschéennes (Rancière : « Il n’y a pas de politique dionysiaque »),
2 Cité par Paul-Laurent Assoun, « De Freud à Lacan, le sujet du politique », in Jacques Lacan : psychanalyse et
politique, revue Cités N.16, Paris, 2003. Au sujet du désir de totalité du politique, dans une perspective
légèrement différente : « « L’idée que le savoir puisse faire totalité est, si je puis dire, immanente au politique en
tant que tel. » (Séminaire XVII, « l’envers de la psychanalyse », 17 décembre 1969.
3 « L’homme est un animal politique parce qu’il est un animal littéraire (…) Les voies de la subjectivation
politique ne sont pas celle de l’identification imaginaire, mais de la désincorporation littéraire. » Jacques
Rancière, Le partage du sensible, Éditions La Fabrique, Paris, 2000, p. 63-64.
4 Cette distinction est évidemment trop grossière. Malgré de nombreux points communs, Deleuze et Foucault,
et à plus forte raison, Agamben et Sloterdijk s’opposent sur des points essentiels.
4
ou en revendiquant la vérité du « passage à l’acte » révolutionnaire. Plutôt que d’insister sur
une division essentielle du sujet sur laquelle fonder le politique, Sloterdijk préfèrera élaborer
une description des puissances plastiques qui produisent l’humain, ce qui implique une
conception forte de l’idée de sphère anthropogénétique qui intègre le politique. Cette
manière d’aborder la puissance plastique anthropogénétique rapproche Sloterdijk de la
biopolitique affirmative telle qu’elle s’est développée ces dernières années dans le sillage de la
pensée de Deleuze. Cette conception du biopolitique, basée sur un monisme de l’affect et
davantage portée à s’interroger sur les conditions moléculaires de l’exercice du pouvoir,
s’éloigne sensiblement de l’analyse du biopouvoir développée par Foucault et Agamben.
Reste maintenant à voir comment cette pensée de la biopolitique affirmative chez Sloterdijk
se déploie dans l’horizon du thérapeutique.
7. La critique de la raison cynique, c’est avant tout le projet d’une Aufklärung incarnée, ce que
Sloterdijk appellera également la pensée physionomique. Car c’est sur le fond d’une absence
à soi généralisée que le cynique comme type de masse prolifère. Autre accès à cette tension
entre le thérapeutique et le politique, si déterminante pour le projet philosophique de
Sloterdijk : l’Aufklärung objectivante qui met à distance et réifie « fait taire le monde de la
physionomie » (CC., p.184), c’est dire, elle neutralise le rapport de proximité à ce qui nous
entoure, cir-constances ou environ-nement, elle nous rend analphabète à tout ce qui fait la
consistance des formes-de-vie – leur monde. C’est dans cette optique qu’il faut comprendre
le rejet radical de « la position structurellement stupide de la critique » (E., p.390) chez
Sloterdijk. Son problème est à la fois structurel et postural : structurel, d’abord parce qu’elle
se tourne systématiquement vers l’inférieur pour se montrer supérieure, et ensuite, en ce
qu’« elle est affaire de distance convenable » (CC., p.14) alors que l’urgence est désormais à la
redécouverte de la bonne proximité. Problème postural donc, dès lors qu’on ne peut douter de la
misère des corps qui s’en tiennent à ce régime. La critique reproduit l’absence, elle nous parle
de là où nous ne sommes pas.
5
lise dans la trame des actes accomplis et des postures corporelles. »5 Dans son Métamorphoses du corps,
José Gil développe une lecture extrêmement intéressante du rapport entre corps, pouvoir et
thérapeutique qui mérite d’être cité in extenso :
6
reviendrons dans quelques instants sur ce problème. Car d’abord, il faut voir ce que
Sloterdijk a à dire en regard des philosophies de la différence :
Ce primat de la continuité s’exprime de nombreuses façons dans son œuvre, qui se résument
le plus souvent à un souci de penser l’espace intérieur. Sloterdijk peste contre « la racaille des
observateurs qui veut tout prendre depuis l’extérieur et ne comprend plus le moindre
rythme » (B., p. 85); il nous exhorte à prendre notre responsabilité vis-à-vis la « climatisation
symbolique de l’espace commun », (B., p.52) soulignant que « croire que l’empathie des êtres
humains envers les autres êtres humains n’est pas épuisable constitue une illusion
irresponsable » (SM, p.220). C’est la dimension proprement thérapeutique de son œuvre qui
s’exprime dans ce souci de l’espace intérieur, qu’on pourrait, pour les besoins de l’exposé,
classer en trois plans « formels » : 1. Religo-psychothérapeutique : « la faculté d’être compris et
réparé est l’idée sur laquelle repose jusqu’à ce jour toute la profession des prêtres et des
psychothérapeutes « (B. p. 48) (je souligne); 2. Politico-immunitaire : « l’expression juridique
romaine integrum (…) la pratique juridique de type romain ou vieil-européen a une portée
thérapeutique, dans la mesure où il s’agit essentiellement, pour elle, de se défendre contre la
blessure et de rétablir « l’intégrité » des choses (…) (E., p. 208); 3. Spatio-architectural :
« Qu’est-ce que le thérapeutique, sinon la connaissance du procédé et l’art du savoir de la ré-
installation de rapports plus conformes à l’humain après l’irruption du démesuré – une
architecture des espaces de vie après la démonstration de l’invivable? » (E., p. 130). Notons
encore que c’est dans cette perspective que Sloterdijk s’inspire de ce qu’il appelle le
« continuum chinois » – « jusqu’au seuil de notre siècle, la Chine n’était-elle pas un
7
monstrueux exercice artistique sur le thème « exister dans un espace sans extérieur en
s’emmurant soi-même »? » (B., p. 68).
1. La référence à la Chine antique dans l’œuvre de Sloterdijk est tout sauf anecdotique. Elle
constitue en fait une porte d’entrée privilégiée pour comprendre en quoi consiste son
approche thérapeutique du pouvoir et du politique. Le rapprochement entre l’œuvre de
Sloterdijk et la pensée taoïste antique nous permet en fait de poser en des termes renouvelés
le problème de la société thérapeutique et du statut actuel du politique, en montrant en quoi
le mode thérapeutique est en soi une option de gouvernement qui s’oppose plus ou moins
directement à une acceptation émancipatrice radicale du politique.
2. Il est généralement admis que dans la pensée chinoise antique, et en particulier dans le
taoïsme, le pouvoir a été conçu de façon essentiellement « stratégique », ce qui signifiera :
non « politique ». 7 Une autre manière d’aborder ce problème est de dire qu’il n’y a pas
« d’essence » du politique en Chine antique, dans la mesure où le pouvoir politique comme
tel n’est jamais tout à fait séparable d’une forme énergétique diffuse qui constitue toute
chose, le qi (气,souffle). Le pouvoir politique est envisagé comme l’expression d’une
puissance globale qui anime le monde, conception qui permet ainsi de lier ensemble le
principe génétique de formation de toute réalité et la source effective de leur gestion. Dans la
perspective taoïste, il s’agit encore et surtout de développer une pratique de soi par laquelle
on passe de la puissance interne au pouvoir sur le monde. La « puissance » (en chinois, 德, de,
qui est le « te » qu’on trouve dans le titre du célèbre ouvrage attribué à Lao-tseu, le Tao Te
King), apparaît comme un point de convergence où se rencontre exercice spirituel et pratique
politique. Cette puissance est, par définition, celle du centre : se tenir au centre, c’est une
façon de comprendre le monde, de le porter en soi.8 L’empire du milieu ne confère à son centre
7 Voir Jean-François Billeter, La Chine trois fois muette, Éditions Allia, Paris, 2000, sur la relation entre pouvoir,
stratégie et politique en Chine. Toute la question ici est d’arriver à cerner cette différence « politique ».
8 Voir Romain Graziani, « Énergie vitale, puissance spirituelle et pouvoir politique », in Du pouvoir, Cahier du
centre Marcel Granet, PUF, Paris, 2003. Analysant le rapport entre culture de soi et pouvoir politique dans le
Guanzi, Graziani soutient que l’idée de « centre intérieur » chez l’individu « représente la transposition sur le
plan de l’esprit d’une notion de topologie politique » (p.37), suggérant ainsi que le Guanzi illustrerait un
processus « d’idéologisation de la sagesse » à l’aube de l’unification impériale.
8
aucune substance, mais du pouvoir; souveraineté vide et impersonnelle, qui autorise aussi
bien une mystique du vide qu’un centralisme dictatorial et vitaliste. « Ce qui animait la pensée
du souffle est indissociable des tactiques d’asphyxie. Un Chinois qui refuse la puissance vitale
qui émane de ce centre est un homme qui se condamne à mort. »9
9 Marie-Josée Mondzain, Transparence, opacité? 14 artistes contemporains chinois, Diagonale, Paris, 1999, p. 21.
10 Qi Chong, « Aspects linguistiques du terme quan (pouvoir) en chinois archaïque », in Du pouvoir, Cahier du
centre Marcel Granet, PUF, Paris, 2003. Notons qu’encore aujourd’hui, quan est utilisé dans le sens de peser et
de balance.
11 Sans qu’il nous soit possible ici d’entrer dans le détail, une analyse des occurences de quan dans les Entretiens
de Confucius appuie selon toute vraisemblance une telle interprétation. Par exemple, dans Confucius 9, 30, il
est écrit : « Il est des personnes avec lesquelles on peut étudier, mais non tendre vers la Voie. Il en est d'autres
9
suggère encore une fois une conception du (bio)pouvoir où c’est la vie qui est
immédiatement, de par sa nature même, rapport de pouvoir.
5. L’un des gestes qui caractérise le mieux l’action du sage souverain dans le taoïsme est
exprimé par le caractère zhi, 治, qui désigne une action curative et ordonnatrice : régler,
contrôler, soigner, ordonner. Cette action thérapeutique s’applique aussi bien à soi-même
qu’au reste du monde, d’une manière qui rappelle le modèle du gouvernement de soi et des
autres que Foucault a mis en évidence dans ses travaux sur les pratiques de soi dans
l’antiquité gréco-romaine.12 Il n’est d’ailleurs pas sans intérêt de noter que zhi entre dans la
composition du mot qu’on traduit généralement par « politique », zhengzhi, 政治. L’origine de
zhi renvoie directement aux grands travaux hydrauliques sous responsabilité impériale – le
radical du caractère, qui se trouve à gauche, signifie d’ailleurs « eau ». On pourrait ainsi
traduire zhi par « gestion ou traitement des flux », révélant une proximité insoupçonnée avec
les théories cybernétiques à la base du pouvoir thérapeutique contemporain. Le modèle de
gouvernement thérapeutique taoïste utilisé de manière prospective pour élucider notre
situation actuelle nous amènerait ainsi au constat suivant : que la vie soit devenue une sorte
d’enjeu administratif (gérer sa vie, ses émotions, etc.) est incompréhensible si on ne conçoit
pas simultanément que le monde lui-même requiert une thérapie cosmique – exactement ce
que propose Sloterdijk.
avec lesquelles on peut tendre vers la Voie, mais non s'y affermir. D'autres encore avec lesquelles on peut
s'affermir, mais dont on ne peut partager le jugement (quan). » Cette progression restrictive dans les possibilités
« d’entente » avec autrui semble parfaitement compatible avec l’idée nietzschéenne que nos croyances et nos
désirs participent de la force affective qui constitue le monde. Il s’y décrit une politique moléculaire, une éthique
dont le passage de l’évaluation au « pouvoir » discriminant constitue le moment fort – passage sur la ligne et
devenir-imperceptible infiniment pratique.
12 Évidemment, la comparaison ne porte que sur l’accent mis sur la relation entre le gouvernement de soi et le
gouvernement du monde. Inutile de spécifier que les modes de subjectivation décrits par Foucault dans
l’antiquité gréco-romaine diffèrent infiniment des modes de (dé)subjectivation préconisés par le taoïsme.
10
perspective, le politique fasse naturellement l’objet d’une subsomption kosmopolitique, que
l’être-au-monde soit essentiellement conçu comme un être-dans cosmique.
2. Pour Sloterdijk, le social est un continuum psycho-politique. C’est sur cette base qu’il
cherche à produire une théorie compréhensive de l’espace public qui soit adéquate à une ère
de complète médiatisation. Cette théorie est profondément inspirée par la cybernétique :
l’hyperpolitique de Sloterdijk se présente en effet comme une théorie cybernétique de
l’experimentum mundi de l’humain. La théorie de l’insularisation dans les sphères par exemple
combine une obstétrisation de la critique heideggerienne de la technique (en privilégiant la
différence natale au lieu de la différence ontologique) à une interprétation cybernétique de la
théorie deleuzienne des îles désertes. 13 Pour le dire d’une certaine façon, le social comme
continuum psycho-politique correspond chez Sloterdijk à une intégration cybernétique du
vivant. Elle répond à un impératif de communicabilité, dans la mesure où la cybernétique
représente une théorie de l’information postulant que le contrôle d’un système s’obtient par
un degré maximal de communication entre ses parties.
13 Je dois cette mise en évidence du thème de la cybernétique dans l’œuvre de Sloterdijk à l’excellent article de
Sjoerd van Tuinen, « La Terre, vaisseau climatisé : écologie et complexité chez Sloterdijk », in Horizons
philosophiques, printemps 2007, vol. 17, N.2.
14 C’est le titre d’un ouvrage « hyperpolitique » de Sloterdijk.
15 Jacques Rancière, La chair des mots, Galilée, Paris, 1998, p.22.
11
vue tellement macroscopique qu’on en vient à perdre de vue toute perspective sur le
politique entendu comme forme de l’agir dissensuel.
12
multiple, et si elle devient trop une elle ne sera plus une cité mais une maison (oikia). »16
L’hypostase cosmopolitique mise en œuvre par Sloterdijk tient ultimement davantage de la
théologie que du politique. Ou encore : sa manière de faire coïncider l’histoire réelle de la
clairière avec l’histoire naturelle de l’apaisement (Gelassenheit) comporte toujours le risque
d’absorber définitivement la fracture stasiologique dans l’abstraction théologique d’un
commun-qui-englobe.
6. Cette absorption par les moyens de redescriptions mégalopathiques, pour aussi inspirantes
qu’elles puissent être, ne manque donc pas de se révéler problématique, précisément dans sa
manière jubilatoire de rendre compte des processus morphologiques de longue durée. On
ressent toujours un certain malaise lorsqu’on lit les grandes fresques historiques esquissées
par Sloterdijk : elles tendent systématiquement à un historicisme progressif (c’est la part
hégélienne de son pari sur l’explicitation) qui constitue finalement une forme sublimée
d’identification aux puissances formatrices triomphantes de l’histoire, laissant peu sinon pas
de place aux lignes de fuite singulières ou révolutionnaires. Le génie immunitaire de
Sloterdijk, son souci de penser un « être-là fini, immergé et capable de transmettre » (PC,
p.375), est finalement indissociable d’une neutralisation hyperbolique du politique par les
moyens d’une puissance pacificatrice de discernement du « sens de l’histoire ». En dernière
analyse, la pensée de la domestication perd de vue le dehors politique :
7. Ce qui manque cruellement chez Sloterdijk, et ce, malgré ses lectures extrêmement
inspirantes de Deleuze, c’est, en quelque sorte, une logique du dehors. Ce que Sloterdijk
gagne en capacité d’explication des forces autoplastiques grâce à son ontologie médiatique,
son effort titanesque pour développer un concept sphérique de continuité « qui permet de
tracer une ligne entre les formes de vie archaïques et contemporaines » (E, p.729), il le perd
sur le plan strictement politique de l’affirmation d’un dehors. Il arrive un point où Sloterdijk
16 Voir Giorgio Agamben, Il regno e la gloria, Neri Pozza, Vicenza, 2007, p. 35.
17 Deleuze et Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?, Éditions de minuit, Paris, 1991, p.91
13
se complait dans le sphérique, le vibratoire et l’organique – on pourrait se demander à
l’inverse en quoi la philosophie du pli deleuzienne (à laquelle il doit beaucoup) n’est pas
domestique, en quoi elle im-plique un dehors d’une manière qui ne se réduit jamais à une
oikonomia.
« Parce que l’agir [Handeln] est l’activité politique par excellence, la natalité, et
non la mortalité, peut être la catégorie centrale de la pensée politique en tant
qu’elle se distingue de celle métaphysique. »
Là se trouve une ligne de tension qui traverse toute l’œuvre de Sloterdijk, et qui porte
potentiellement à une pensée régénérée du politique – une politique de la venue-au-monde
comme interruption radicale du service médiatico-identitaire. « La naissance est pour moi le
point où coïncident la philosophie de l’existence, la psychanalyse et l’histoire discrète des
civilisations. C’est pour moi le point brûlant, celui où débute la pensée essentielle » (ES, p.78);
« J’ai tenté de développer un langage qui laisserait plus de place à la fascination des
naissances et des venues au monde » (ES, p.85). La naissance chez Sloterdijk constitue
quelque chose comme une source subjective de révolution. Dans son combat contre les
média fascisants et leur obsession de l’appartenance, Sloterdijk montrent comment ce qu’il
décrit comme des utéroptopes national-politiques et leur fonction de couveuse « constituent
18 Hannah Arendt, Vita activa, cité par Roberto Esposito, Bios: Biopolitica e filosofia, Einaudi, Torino, 2004, p. 194.
14
la forme politique de l’impossibilité de devenir adulte » (E, p.349). Ici se trouve en jeu la
nation, au sens étymologique de naissance. Par la négative, on trouve là une définition du
devenir-adulte qui lie directement politique, naissance et existence dans un rapport
irréductible au dehors.
Toute natalité humaine est seuil politique, accès au dehors, passage-anonymat. Impouvoir. La
pensée de la démobilisation chez Sloterdijk, qui trouvent ses plus beaux accents dans le
magnifique La mobilisation infinie, exige d’être poursuivie dans une optique anti-cybernétique
qui unit l’existentiel et le politique sans sombrer dans les affres du thérapeutique. Malgré le
manque de tranchant politique de son approche, Sloterdijk a tout de même le mérite
d’indiquer clairement la nécessité de repenser le rapport entre spiritualité et politique et de
mettre l’enjeu éthopoïétique au cœur de cette réflexion. Il offre ainsi une alternative à la
funeste tendance à épuiser en critique des représentations le débat politique contemporain.
15
Référence aux œuvres de Sloterdijk (les dates renvoient à l’édition française)
16