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Collection créée par Henri Mitterand

S é rie « Littérature»
UNIVERSIDAD AUTONOMA DE MADRID

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Pierre Jourde
Professeur à l'université de Haute-Alsace

Paolo Tortonese
Maître de conférences à l'université de Savoie

Visages du double
Un thème littéraire

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NATHAN .~ l('1lD
DANS LA MÊME COLLECTION :

Histoire de la littérature anglaise du Moyen Âge


par A. Crépin, H. Taurinya-Dauby
Histoire de la littérature allemande du Moyen Âge
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© Éditions Nathan 1996. ISBN: 2.09.l90.l89.X


IntroductIon

Le double · un thème dévorateur

Dualités
Un et deux

Lorsque l'on parle de « double », il est difficile de s'entendre, et de savoir


exactement de quoi l'on parle. Certains voudront donner à ce terme une accep-
tion restreinte, le sujet qui se voit lui-même (autoscopie), en face de lui, comme
une entité autonome mais identique, ou qui rencontre un individu pareil à
lui en tout point. Cette rencontre engendre malaise ou angoisse. Ce double-là
est surtout moderne, c'est le romantisme allemand qui le met à l'honneur,
et Jean-Paul Richter invente pour lui, en 1776, le terme de Doppelgiinger.
On pourrait parler de « double psychologique », puisqu'il concerne le moi,
ou de« double fantastique », puisque sa manifestation est perçue comme une
anomalie dans l'ordre des choses.
Mais le double est bien plus vieux, et susceptible de prendre bien d'autres
formes. Dès que l'on parle de double, on se met vite à en voir partout. Les
doubles prolifèrent sous le regard, et cette génération spontanée semble illus-
trer une propension de l'esprit à penser selon un système binaire. On trouve-
rait bien des exemples, dans les textes contemporains qui tentent de cerner
cette figure difficile, et par excellence mouvante, de cette tendance à voir du
double partout: Ève double d'Adam, Lilith double d'Ève, Judas double du
Christ (il y a aussi un frère du Christ dans les évangiles apocryphes), Ven-
dredi double de Robinson, Sancho Pança double de Don Quichotte, Mephis-
tophélès double de Faust, la « créature» double de Frankenstein, le valet
double du maître et l'amant double de l'amante, le fils double du père, le
narrateur double du personnage, le coauteur double de l'auteur et l'Auguste
double du clown blanc: on n'en finirait plus.
Mentionnons les monstres doubles, hétérogènes (les centaures) ou plus
ou moins homogènes, siamois, bicéphales, etc. Toute antithèse, toute scission,
4 Visages du double

toute dualité, tout engendrement, tout phénomène spéculaire vient allègre-


ment s'inscrire dans le double. Le dualisme philosophique travaille la pensée
occidentale depuis Platon. Il ne s'agit pas seulement des oppositions classi-
ques matière/esprit, bien/mal, mais plus profondément encore de la concep-
tion métaphysique selon laquelle toute chose connaissable n'est que le double
d'un modèle inconnaissable: l'apparence de l'être, le phénomène du nou-
mène. Ainsi, nos représentations métaphysiques paraissent ne pouvoir fonc-
tionner que selon un système d'oppositions et de dualités qui triomphe dans
la dialectique hégélienne. Le double se tient à l'origine de tout. Dieu, cons-
cience absolue, crée l'univers pour s'y refléter: on peut voir dans cette con-
ception cosmogonique, qui appartient à la tradition juive, la racine de tout
dédoublement, le problème du rapport entre l'incréé et le créé, l'absolu et
le relatif. Il faudra revenir sur la manière dont le Doppelgdnger romantique
peut s'inscrire dans cette tradition dualiste.
Mais on ne peut, dans l'immédiat, échapper à cette question: en quoi
peut-on ériger le double comme une figure particulière au sein de cette dua-
lité générale? Est-illégitime de le distinguer, de lui donner une importance
et un sens particuliers? Dans quelle mesure la notion de double peut-elle
dépasser le simple Doppelgdnger I Quelle extension peut-on lui donner?
y a-t-il un sens, une définition cohérente à donner du double? Il n'est pas
certain que cet ouvrage permette de trancher. Son ambition consiste plutôt
à fournir le maximum d'éléments qui permettent d'envisager une réponse à
ces questions.
En matière de définition, tout est affaire de conventions, lesquelles ont
pour principale raison d'être de pouvoir être violées, puisque ce viol fait sens
aussi bien que la règle. Encore faut-il une règle. Laquelle, comme toute bonne
règle, doit chercher la réduction au plus simple. Et le plus simple, c'est deux.
Deux s'oppose à un, l'unité sereine et parfaite, et à trois, que l'on peut lire
comme le début de la dissémination, de la série, mais également comme le retour
triangulaire (le retour par détour) à l'unité. Dans deux, il y a toujours un de trop.
Deux implique à la fois réduplication et conflit, enfermement sans résolution.

Le double et la conscience
En parlant de double, nous conviendrons d'admettre que ce dédoublement
concerne une conscience. La précision ne va pas autant de soi qu'il y paraît.
La notion de « conscience» exclut les objets ou les formes de vie végétative.
Pourtant, dans bien des récits, le dédoublement affecte également des choses,
des mots, des éléments du décor. Mais on peut considérer cette sorte de dédou-
blement comme un effet de contamination d'un virus qui affecte avant tout
une conscience.
Considéré objectivement, le dédoublement des choses n'offre pas de sens
particulier. Il ne constitue un scandale philosophique que dans son rapport
Le double: un thème dévorateur 5

avec la subjectivité humaine. Les vrais objets uniques sont le produit du tra-
vail fourni par un individu particulier. Certes, tout objet n'est que lui-même,
et cette différence se manifeste extérieurement de manière plus ou moins
visible. Mais pour les objets, la différence n'est qu'une question d'échelle:
elle nous semble évidente pour les montagnes, moins pour les grains de sable
ou les étoiles. Nous savons que les flocons de neige sont tous différents, mais
nous les considérons sans problèmes métaphysiques comme à peu près iden-
tiques. L'objet obéit à des lois qui l'inscrivent dans des ordres et des séries,
son individualité n'est qu'apparence, et masque son obéissance aux détermi-
nations auxquelles il se conforme aveuglément.
La notion de conscience implique tout autre chose en ce qui concerne
l'unité. En quoi un sujet double suscite-t-il un plus grand scandale qu'un objet
double? Ou encore, pourquoi la différence nous paraît-elle à ce point
constitutive de la notion même de sujet? Il n'est pas de sujet, pour
nous, qui ne se constitue comme absolument différent de tous les autres. C'est
peut-être que, du moins dans la pensée occidentale - et la tendance ne
fait que s'accentuer avec l'idéalisme allemand, contemporain de l'invention
du Doppelgiinger, la conscience reflète la divinité et fonde l'être. Dans le
christianisme, chaque âme est nécessairement unique parce qu'elle est
libre. Comment supposer deux âmes identiques? (On verra que cette hypo-
thèse est précisément au départ d'une nouvelle de Marcel Aymé qui traite
du thème du double.) Une telle possibilité ne peut avoir qu'une origine
diabolique. La notion de conscience suppose l'unité indéterminée de cette cons-
cience, face au monde des choses déterminées, soumises aux lois de la nature.
Une conscience autre suppose de quelque façon un autre univers. Il ne
peut donc y avoir deux consciences identiques dans un univers identique.
Tout l'effort de certains métaphysiciens, celui par exemple de Leibniz
avec ses monades, porte sur la manière de concilier cette unité et cette plura-
lité.

Différence et identité
Le double pose donc les deux questions fondamentales de l'identité et de la
différence, qui résonnent l'une sur l'autre. D'une part: comment peut-il y
avoir un « un » ? que signifie être unique? Et d'autre part: comment deux
sujets identiques sont-ils possibles? Mais pour qu'il y ait véritablement dou-
ble, il faut que l'accent soit mis sur l'identité entre les deux éléments en pré-
sence, que l'on sente avant tout une perturbation de la loi de différence. Du
moins, telle est la discrimination qu'il semble a priori nécessaire d'adopter
pour parler de double. Elle exclut certains types de dualité. Par exemple, Adam
et Ève illustrent bel et bien le problème de la dualité: Ève est formée de la
substance d'Adam, ils sont les deux premiers individus, et mettent en place
cette dualité fondamentale de la différence sexuelle. Mais dans leur cas, c'est
6 Visages du double

la différence qui perturbe l'identité, et non pas l'inverse. Au départ il y a l'iden-


tité humaine, ensuite apparaît la différence sexuelle.
La règle de l'identité perturbant la différence va de soi dans tous les cas
d'excessive ressemblance entre un personnage et son jumeau, sosie ou Dop-
pelgiinger. Mais c'est l'inverse qui, à première vue, est vrai, avec les histoires
d'ombre ou de reflet. Dans la plupart des cas, l'ombre ou le reflet, doubles
fidèles, normalement asservis à leur ressemblance avec le sujet, prennent une
certaine autonomie, manifestent des différences, ou sont subtilisés à leur pro-
priétaire comme dans Peter Schlemihl* ou « Les aventures de la nuit de la
Saint-Sylvestre* ». On dira donc qu'ici, la différence vient perturber l'iden-
tité. Même chose dans le cas du « Horla* » : le Horla est présenté comme
un étranger, une sorte de monstre inimaginable, bref quelque chose comme
l'altérité absolue (il vient des tropiques ou des étoiles) qui se substitue à l'iden-
tité du reflet du narrateur dans son miroir. En ce sens, on pourrait contester
l'appartenance de ce récit aux histoires de doubles.
En réalité, l'identité posée pour l'ombre et le reflet se réduit, c'est le cas
de le dire, à un effet de surface. Ni l'un ni l'autre ne sont d'abord considérés
comme une autre conscience. Ils ne constituent pas essentiellement une rédu-
plication du sujet, mais l'apparition de celui-ci dans le monde de la réalité
objective, une manifestation du fait qu'il est à la fois conscience et chose.
Ce n'est que lorsque le reflet ou l'ombre se séparent de leur légitime proprié-
taire que leur identité apparaît, et en même temps leur différence. Autrement
dit, c'est à partir du moment où l'ombre et le reflet se mettent à différer de
l'original qu'apparaît, au fond de cette différence, l'inquiétude profonde que
suscite l'étrange duplication de l'identité par la lumière et le miroir.
Les récits comme Peter Schlemihl* ou « Les aventures de la nuit de la
Saint-Sylvestre" » semblent partir de la découverte de cette étrangeté et la tra-
duire en termes d'aliénation du reflet. En un sens, c'est l'inverse qui se pro-
duit: l'aliénation de l'ombre fait apparaître la bizarrerie de l'identité
dupliquée. Au départ mon reflet est différent de moi: il n'est pas un homme,
mais une apparence fugace, subordonnée à ma nature et à mon aspect.
Lorsqu'il commence à se mouvoir, à agir de façon autonome, il devient homme
comme moi: il ne se limite plus à me ressembler, il est identique à moi.
L'inquiétude suscitée par le double repose donc en grande partie sur ce constat
d'un excès d'identité. Le mot même d' « identité» présente une ambiguïté
instructive, puisqu'il peut désigner à la fois le fait d'être soi, l'individualité,
et la ressemblance avec l'autre. On pourrait dire que l'excès d'identité dissout
l'identité, qu'on ne peut sans risque être soi et s'apparaître tel.
Lorsque l'on tente de délimiter une figure aussi protéiforme que celle
du double, se pose également la question du corpus. L'étrange ressemblance,
l'excès d'identité dans la duplication ne se limite pas au double psychologi-
que moderne, qui n'est pas non plus une création ex nihilo. L'un des mérites
du Double* d'Otto Rank est d'avoir montré les liens qui unissaient les
Le double: un thème dévorateur 7

conceptions les plus archaïques de l'âme et du moi aux mythes et aux figures
de la littérature moderne. Il prend donc le parti de la continuité: pour lui,
le double littéraire demeure un double mythique. Ce lien apparaît nettement
dans Peter Schlem ihl*, conte placé à l'articulation du merveilleux et du fan-
tastique, de la tradition populaire des Miirchen germaniques et du question-
nement sur le sujet inauguré par le romantisme. On en arrive alors au paradoxe
suivant : le personnage qui se découvre un double, comme le William Wilson
de Poe, ou comme le Goliadkine de Dostoïevski, croit que cette aventure
extraordinaire n'arrive qu'à lui seul, et plus encore qu'elle constitue la mar-
que de sa différence. Le dédoublement tend à enfermer encore plus le sujet
en lui-même, à le séparer du reste du monde. Mais en même temps, ce que
le sujet ignore (et peut-être bien, dans de nombreux cas, l'auteur lui-même),
c'est que ce dédoublement le relie aussi à une tradition. Le scandale et
l'angoisse de l'excès d'identité, tel qu'il apparaît dans la littérature à partir
de la fin du XVIII' siècle, concerne aussi les mythes. Dans quelle mesure peut-
on établir une continuité entre les deux?

Des mythes à la littérature


Création et dédoublement
En admettant que tout mythe, si l'on en croit Mircea Eliade, a trait aux origi-
nes, on peut dire aussi que le double est présent dès l'origine. Dieu, dans la
création judéo-chrétienne, fait le monde à son image, et l'homme à sa res-
semblance. Le Zohar 1 précise que Dieu créa la forme de l'homme céleste
comme un char sur lequel il descendait pour être connu dans ses attributs.
On retrouve un lointain écho de cette idée dans « Épilogue» de L'Auteur
et autres textes de Jorge Luis Borges: un homme « fait le projet de dessiner
le monde ». Une fois son projet accompli, il se rend compte que « ce patient
labyrinthe de formes n'est rien d'autre que son portrait 2 ». Cela dit, a priori,
le développement du créateur dans sa créature ne nous concerne que très indi-
rectement, puisque ce reflet constitue en général une perte, un éloignement
de l'unité primordiale, c'est-à-dire l'inverse de notre hypothèse.
Dans certaines mythologies, c'est le créateur qui est double d'emblée:
un couple de démiurges, Izanagi et Izanami, crée la première terre dans la
mythologie shintoïste. Les dieux de l'ancien Mexique sont doubles. Il existe
des dieux bicéphales, comme le Janus latin, ou qui se manifestent sous des
aspects différents (les avatars des divinités indiennes). Ce qui se tient près de

1. Le Zohar (« Le Livre de la Splendeur »), chef-d'œuvre de la littérature kabbalistique, est en


grande partie consacré au commentaire de la Bible. On l'attribue à Moïse de Léon, juif espagnol
qui l'aurait rédigé à la fin du XIII' siècle.
2. Jorge Luis Borges, L'Auteur et autres textes (1960), Paris, Gallimard, 1982, p. 215.
8 Visages du double

l'origine est double: l'Adam Kadmon androgyne de la tradition judaïque, ou


le premier homme décrit par Aristophane dans Le Banquet de Platon, qui réu-
nissait deux individus sans forcément qu'ils soient sexuellement différents: hom-
mes doubles, femmes doubles, hermaphrodites. Lorsqu'il est créateur, ou proche
de la source de création, le double fournit donc une explication au désir et au
manque, il donne une image de la complétude. Il constitue une transition
démiurgique entre l'unité première du divin et la solitude injustifiée de la créa-
ture, séparée du monde et de ses semblables. Le double originel contient donc
à la fois l'idée de scission, inséparable de la création, et l'idée de totalité.
Enfin, les grands fondateurs de cités sont parfois des frères, voire des frè-
res jumeaux: ainsi, Romulus et Rémus, fondateurs de Rome; Amphyon et
Zéthos, reconstructeurs de Thèbes; Hun Batz et Hun Chuen, les jumeaux
mayas, incarnant la civilisation.
On se rapproche là plus nettement du double tel qu'il apparaît en littéra-
ture, comme si le scandale du sujet double représentait un rappel du scandale
de la condition humaine, position médiane, selon Pascal, entre la bête et l'ange,
entre l'unité avec le divin et l'exil. Otto Rank remarque que des deux frères
fondateurs, l'un doit être sacrifié pour que la fondation ait lieu (Caïn l'agri-
culteur, père des hommes, tue Abel le pasteur) : il semble donc que toute cul-
ture humaine ne peut se bâtir que sur le souvenir d'une scission, et s'avancer
vers une impossible réunification.

Gilgamesh
L'une des premières apparitions littéraires - mais en même temps mythi-
ques - du doubleappartient à la poésieépiqueassyro-babylonienne, qui offre
l'exempled'un héros dédoublé, ou plutôt accompagné par une répliquede lui-
même. L'Épopée de Gilgamesh, dont la rédaction la plus ancienne qui nous
soit parvenue est d'époque sumérienne, raconte les exploits d'un monarque
de la ville d'Uruk, Gilgamesh. Ce prince exerçait un pouvoir tyrannique sur
son peuple, qui se plaignit auprès des dieux. La déesseAruru pétrit alors une
image de Gilgamesh, destinée à contrecarrer son pouvoir. Cette réplique
humaine, nommée Enkidu, accompagnera Gilgamesh pendant toute sa vie:
il apparaît d'abord comme un homme primitif, que Gilgamesh dompte et
amène à se civiliser. Contrairement au desseindes dieux, les deux rivaux finis-
sent par devenirdes amis inséparables,et accomplissent ensemble des exploits
guerriers, comme la lutte victorieuse contre le monstre Khumbaba. Mais
Enkidu tombe malade et meurt ; Gilgamesh, de son côté, accomplit un voyage
en quête de l'immortalité, qu'il n'obtiendra pas. À la fin du récit, l'ombre
d'Enkidu revient sur terre, et répond aux questions que lui pose Gilgamesh
sur le royaume des morts 3.

'--------------------------------------"

3. L'Épopée de Gilgamesh (entre 1700 et 1000 av. J.-C.), traduit de l'akkadien par Jean Bot-
téro, Paris, Gallimard, 1992.
Le double: un thème dévorateur 9

Reflets et Narcisses
En dehors de ces androgynes ou de ces monstres doubles qui peuplent les mon-
des fraîchement issus du chaos, on peut distinguer deux grandes figures tra-
ditionnelles dans lesquelles le dédoublement intervient : le reflet, dans lequel
on inclura le mythe de Narcisse, et l'ombre. Les sosies constituent un cas à
part que nous examinerons en traitant la « préhistoire du double »,
Miroirs et reflets peuplent les légendes, les histoires de magie et d'envoû-
tement, les traditions populaires. Otto Rank en fait une analyse proche de
celle qu'il consacre à l'ombre, et insiste sur le lien entre la crainte de la mort
et la crainte des miroirs. Quelle que soit la valeur que l'on accorde à son
analyse, qui fait du reflet l'âme (c'est pourquoi les morts et les vampires, qui
sont des morts-vivants, n'ont pas de reflet), il reste que le reflet projette un
destin, une fatalité: il peut dans certaines conditions annoncer la mort (Nar-
cisse, se perdant dans son image, se trouve par là même condamné), un mal-
heur, ou plus généralement l'avenir. L'utilisation du miroir en nécromancie,
le miroir magique, se rattache au thème de la manipulation du reflet, ou du
reflet prisonnier, tel que « Les aventures de la nuit de la Saint-Sylvestre* »
en fournit un exemple. Il s'agit là d'un renversement de situation: au lieu
de faire voir l'avenir, le reflet prisonnier représente un passé dont l'on ne par-
vient plus à se défaire. Bref, le miroir insinue un doute sur l'indépendance du
sujet. Il lui signale qu'il ne s'appartient pas autant qu'il se le figure, puisqu'il
peut porter les signes de ce qu'il ignore de lui-même, de ce qui pèse inéluctable-
ment sur lui, et puisqu'il peut même permettre à un tiers d'influer sur son sort.
Comme on l'a dit plus haut, le reflet montre la subjectivité mêlée au
monde des choses, inscrite dans la dureté polie des objets réfléchissants. Il
ne constitue pas seulement une découverte de soi mais, simultanément,
une expérience du monde et de l'altérité. Le sens des histoires de reflet se
jouera bien souvent entre le maintien d'une identité, d'une intégrité de l'image,
et l'évolution ou l'indépendance de celle-ci. Que signifie le changement?
Comment accepter cette perte de soi dans le reflet ? Ce conflit de la diffé-
rence et de la ressemblance, du « je »et de l'autre fait effectivement du reflet
une des plus anciennes formes du double, tel qu'on l'a délimité. On peut asso-
cier le reflet à l'ombre et au portrait (c'est ce que fait Hoffmann dans « Les
aventures de la nuit de la Saint-Sylvestre* »), car ces deux figures posent aussi
le problème des déformations liées à l'extériorisation du moi, de la possibi-
lité d'être ce qui m'échappe et se différencie dans le temps et l'espace.

Le cas de Narcisse, histoire de reflet, est un peu particulier. Ovide raconte,


dans les Métamorphoses, l'histoire de ce fils de Liriope et du fleuve Céphise,
si beau que toutes les nymphes le désiraient, parmi lesquelles Écho. Mais lui
les méprisait et, de chagrin, Écho se dessécha et se changea en pierre. Aussi
l'une des nymphes lui souhaita-t-elle d'aimer un jour sans pouvoir posséder
10 Visages du double

l'objet de son amour. En se mirant dans une source, Narcisse se vit et tomba
amoureux de son reflet. Figé devant l'image impossible à saisir, il dépérit et
mourut, et son corps se métamorphosa en fleurs. Deux remarques s'impo-
sent: d'une part, même si Narcisse est victime de la malédiction, il reste qu'il
se piège lui-même; d'autre part, Narcisse ne voit pas son reflet se révolter
contre lui, ou rester prisonnier d'un ensorceleur qui s'en servira pour l'asser-
vir. Au lieu de s'en dégager, Narcisse s'avance vers la fusion. Il ne peut la
réaliser, mais il s'en approche si près qu'au-delà, il ne peut que mourir ou
se métamorphoser. Fausse métamorphose toutefois, qui consiste à devenir
soi, et enferme l'histoire dans une boucle: Narcisse devient la fleur, son
homonyme, qui aime à se mirer dans l'eau.
Le narcissisme hante toute histoire de reflet, et toute histoire de double,
dans la mesure où il pose le problème de l'autarcie sexuelle, puisque Narcisse
se détourne des nymphes pour diriger son désir vers lui-même, et dans la
mesure où il pose aussi le problème du piège que se tend à soi-même la cons-
cience, et celui de la non-reconnaissance de soi dans sa propre image. Ce thème
est surtout traité durant des périodes où la littérature se plaît à jouer avec
le vertige des reflets et des métamorphoses : le baroque et la fin du XIX' siècle.
Comme Narcisse, le texte se laisse fasciner par l'éclat de sa propre apparition,
et tend à se détourner de la réalité environnante, pour se rapprocher d'une
autonomie jamais totalement accomplie. Il reste que le mythe de Narcisse
ajoute au thème du dédoublement une série d'éléments qui l'excèdent large-
ment. En outre, l'histoire de Narcisse en demeure au stade de la simple illu-
sion. Nulle part l'excès d'identité ne peut y être considéré comme un problème
ontologique majeur. L'amour de soi constitue un élément du thème du double,
mais il ne suffit pas à le définir.

Le double entre âme et corps


Le mort, le double
La certitude philosophique de l'unité de l'individu humain, que nous évo-
quions plus haut, certitude à laquelle le christianisme a largement contribué,
s'associe paradoxalement à la persistance de croyances inverses selon lesquelles
tout individu est double. De ce double ancien, il ne subsiste dans l'orthodoxie
chrétienne que la croyance en une âme qui constitue précisément le récepta-
cle de l'unité de la personne.
L'une des plus anciennes formes de double, c'est celui qui m'habite et
qui deviendra le mort. L'ombre, le reflet sont dans certaines civilisations cet
autre qui accédera à une vie indépendante après ma mort. Le mort n'a pas
de reflet car il est le reflet. Il faudrait peut-être alors formuler d'une autre
manière cette coexistence de l'unique et du double : le double que chacun porte
en lui fournit comme la garantie de sa différence. Edgar Morin, dans
Le double: un thème dévorateur Il

L 'Homme et la mort, montre que dans de nombreuses civilisations le mort


double le vivant :

C'est la même universelle réalité du « double» que traduisent l'eidolon grec, qui
revient si souvent chez Homère, le ka égyptien, le genius romain, le rephaim
hébreu, lefrevoti ou fravashi perse, les fantômes et les spectres de nos folklores,
le « corps astral » des spirites et même parfois 1'« âme » chez certains Pères de
l'Église. Le double est le noyau de toute représentation archaïque concernant
les morts.
Mais ce double n'est pas tant la reproduction, la copie conforme post mortem
de l'individu décédé: il accompagne le vivant dans toute son existence, il le dou-
ble, et ce dernier le sent, le connaît, l'entend, le voit, selon une expérience quoti-
dienne et quotinocturne, dans ses rêves, son ombre, son reflet, son écho, son
souffle, son pénis et même ses gaz intestinaux 4.

Le ka

Le ka, évoqué ci-dessus par Edgar Morin, est parfois cité comme un exemple
archaïque de double. Dans certaines représentations de l'antique Égypte, l'on
voit un homme accompagné par une autre figure aux mêmes traits physiques
que lui. Ce sont des représentations du ka, un mot qui désigne les « énergies
vitales » de chaque individu, « autant dans sa fonction créative que dans sa
fonction conservatrice ». Comme l'explique Serge Sauneron, « les statues du
défunt qu'on enferme dans les tombeaux sont des statues de ka 5 ».

Il n'y a donc pas de contradiction absolue entre cette croyance au dou-


ble et l'étrangeté radicale de l'apparition du double. Le mort dégage l'étran-
ger en moi, le moi étrange:

1...] on saisit maintenant que le support anthropologique du double, à travers


l'impuissance primitive à se représenter l'anéantissement 1...], est le mouvement
élémentaire de l'esprit humain qui d'abord ne pose et ne connaît son intimité
qu'extérieurement à lui. Effectivement on ne se sent, ne s'entend et ne se voit
d'abord que comme « autre », c'est-à-dire projeté et aliéné. Les croyances du
double s'appuient donc sur l'expérience originaire et fondamentale qu'a l'homme
de lui-même 6.

4. Edgar Morin, L'Homme et la mort (1951), nouvelle éd., Paris, Seuil, 1970, p. 150.
5. Serge Sauneron, article « Ka », dans Georges Posener, Dictionnaire de la civilisation égyp-
tienne, Paris, Hazan, 1992.
6. Edgar Morin, L 'Homme et la mort, op. cit., p. 153.
12 Visages du double

Le double rend manifeste le scandale intime de l'humanité, qui est de


se définir par l'unicité, et de ne pouvoir saisir celle-ci que dans le dédouble-
ment. On pourrait considérer ainsi que ce qui terrorise dans le double n'est
pas tant l'apparition de la mort, selon l'hypothèse d'Otto Rank, mais bien
la dualité, l'association du moi et du non-moi, la représentation d'un être
qui pouvant devenir rien, est un rien. Comme le dit Jean-Pierre Vernant à
propos de l'eidolon grec, l'apparition fantomatique du mort - ce double-,
« dans le moment où il se montre présent », « se révèle comme n'étant pas
d'ici, comme appartenant à un inaccessible ailleurs ». L'eidolon de Patrocle
apparaissant à Achille donne « la présence de l'ami, mais aussi son absence
irrémédiable 7 ».
On ne peut pour autant considérer les histoires de fantômes comme des
histoires de doubles, même si le paradoxe du fantôme est de nous donner à
voir un être qui est le même que de son vivant, tout en s'avérant tout entier
pris dans une étrangeté radicale. En ce double solitaire et égaré qu'est le fan-
tôme, le scandale de la dualité s'est effacé et n'apparaît plus que confusé-
ment. C'est le Doppelgiinger qui fait apparaître dans toute sa force la réalité
fantomatique en me confrontant à mon fantôme.

Le double fait partie de ces thèmes littéraires qui ont de profondes raci-
nes mythologiques, qu'il serait vain de vouloir ignorer. En même temps, il
est devenu inséparable de la question du sujet, de la conception moderne de
la personne. Il s'est « psychologisé », « individualisé ». Dans un monde où
la différence mesure le sens et la valeur, la répétition, la réplique, l'identité
perturbent d'autant plus fortement.
Pour Rank, le double littéraire atteint au maximum de son ambivalence
parce qu'il conserve sa valeur archaïque de garantie contre la mort (il est ce
double qui me survit) et en même temps incarne cette connaissance refoulée
de la mort. Rank tente ainsi, assez acrobatiquement, de maintenir une conti-
nuité, un lien cohérent entre des figures du double apparemment opposées.
C'est qu'il est sans doute abusif de faire tout simplement de la mort le signifié
du double. Dans la mythologie, dans les traditions, le double, il est vrai, est
associé à la mort, à ce moment où l'individu se défait pour devenir quelque
chose d'autre, mais il est aussi associé à l'origine, à la naissance des mondes
ou des êtres, au moment où ils deviennent ce qu'ils sont. Ces doubles-là sont
de toute façon inquiétants parce qu'ils témoignent d'une insuffisance de l'être,
dont la mort est un symptôme. Le problème de l'origine et de la fin tend à
s'effacer du double littéraire pour faire paraître à nu la question de la diffé-
rence, qui est aussi celle même de la littérature: à la fois toute valeur tient à la

7. Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs (1965), Paris, La Découverte, 1990-1994,
p.330.
Le double: un thème dévorateur 13

différence, à la fois le sujet paraît incapable de soutenir à lui seul cette diffé-
rence, de la fonder. D'où la difficulté, encore une fois, de délimiter le
double: d'un côté, excès d'identité perturbant la loi de la différence, il dési-
gne la scission et le manque au cœur même de l'être; mais, d'un autre côté,
pris sous un angle différent, il incarne cet autre toujours visé par le désir du
sujet. Ainsi, la multiplicité des formes littéraires du double correspond à
toutes sortes de rêveries sur le devenir-autre, la métamorphose, les états fron-
taliers.

L'âme déplacée
Une multitude de récits raconte l'invasion ou l'apparition d'une entité appa-
remment très différente du sujet, et qui entre en conflit ou en concurrence
avec lui. C'est le cas du« Horla* »de Maupassant, mais également de toutes
les histoires de possession ou de parasitisme spirituel de la part d'une person-
nalité différente, comme Le Retour, de Walter de La Mare, où l'esprit et les
traits d'un Français mort, peu recommandable, parasitent ceux d'un ordi-
naire bourgeois anglais. Il s'agit de deux personnalités en présence, dans le
même corps. Dans « Le Horla* » comme dans Le Retour, l'effet d'inquié-
tude, que l'on pourrait appeler 1'« angoisse du double », n'est pas fondamen-
talement suscité par le caractère exotique de ce qui surgit, mais plutôt par
les questions que l'on se pose quant à l'identité possible du sujet et de l'autre:
comment ce qui est si différent peut-il si intimement m'affecter? S'il ne s'agit
pas exactement d'histoires de doubles, on s'en rapproche beaucoup.
Aux frontières du thème se trouvent également les histoires d'échanges
d'esprit, comme « Feu Mr Elvesham », de H.G. Wells, ou de subsitution
d'une personne à une autre (Le Cavalier suédois*). S'agit-il de doubles? Tout
dépend de la manière dont le sujet est traité. Dans certains cas, les indices
se multiplient qui font naître le soupçon d'une identité possible entre l'étran-
ger et le sujet; dans d'autres, la cohabitation forcée engendrera une méta-
morphose de l'hôte qui reçoit le visiteur inconnu.
Les cas de personnalités multiples, en tant que situations pathologiques
prises en considération par la psychiatrie du XIX· siècle (individus chez qui
se produit une alternance de deux ou plusieurs personnalités bien distinctes,
et conscientes de leur distinction), sont manifestement proches des histoires
de possession, bien que l'accent ne soit pas mis sur l'invasion d'une entité
extérieure. La cohabitation dans un même individu de plusieurs personnes
différentes donne encore une physionomie particulière au dédoublement,
d'autant plus qu'on ne se limite pas forcément à deux personnalités: parfois,
il y a foule. L'importance que l'étude de ces cas a prise au XIX· siècle, et
l'influence qu'elle a exercée sur la théorie psychiatrique, impose de leur consa-
crer une étude particulière. Là encore, nous sommes à la frontière du double
proprement dit, et peut-être au-delà.
14 Visages du double

Pourtant toute la question des personnalités multiples se situe justement


là où s'articulent les diversités physiques et psychologiques: d'un côté, l'unité
de l'individu est perturbée par les diverses personnalités qui s'agitent en lui;
de l'autre, la différence parfois spectaculaire qui affecte chacune de ces per-
sonnalités se trouve à son tour et réciproquement affectée du même corps,
du même aspect physique. Erasmus Spikher, le petit homme des« Aventures
de la nuit de la Saint-Sylvestre* », fait peur parce qu'il parvient à montrer
deux visages à la fois, un vieux et un jeune. Lorsque le corps se dédouble,
se multiplie, se fractionne, la question est de savoir où réside le centre de la
personne. On débouche alors sur des thèmes qui dépassent considérablement,
peut-être trop, les limites de celui du double.

Le corps fragmenté
Quelques exemples d'abord pour illustrer cette question du corps fragmenté:
dans « La mort et la boussole* », de Borges, le personnage de Red Scharlach
est angoissé par la prise de conscience du fait que, physiologiquement,
l'homme est un monstre double: deux yeux, deux poumons, deux bras, etc.
Halo Calvino, de son côté, tire les conséquences de ce surplus en faisant vivre
les deux parties séparées d'un homme dans Le Vicomte pourfendu* (il passe
sous silence, il est vrai, le problème difficile à résoudre de certains morceaux
qui n'existent qu'en un seul exemplaire). En allant plus loin dans le morcelle-
ment, les innombrables histoires de mains indépendantes (on en trouve deux
chez Maupassant: « La main» et« La main d'écorché »), ou de têtes pour-
suivant leur vie après la séparation d'avec le corps (« La tête de M. Ramber-
ger », de Jean Ray), sans préjudice de tous les récits mettant en scène des
nez (Gogol), des bras, des cerveaux, des yeux, etc., pourraient appartenir
autant au thème du double que celles de corps coupés en deux, d'esprits scin-
dés, de séparation entre l'homme et son ombre.
Un homme est infiniment divisible: où se trouve alors le principe de sa
personnalité ? Dans son corps ou dans un fragment de ce corps ? dans sa
tête? dans son cœur? (Ce sont les questions que se pose le héros du Loca-
taire chimérique* de Topor.) Le morcellement physique joue de la contradic-
tion insoluble entre une qualité qui constitue la personne, et une quantité
physique infiniment divisible sans laquelle elle n'existe pas.

Le corps en série : les clones


Enfin, le clone, un des thèmes courants de la science-fiction, peut être annexé
au double, bien que là encore on se trouve face à un problème quantitatif:
il n'y a pas de limite au clonage. Il pose en effet les problèmes spécifiques
du double: comment peut-il y avoir deux (ou plusieurs) êtres absolument iden-
tiques? Des différences peuvent-elles se manifester entre eux, et comment?
Quel est l'individu de base, et cela a-t-il encore un sens de poser cette ques-
Le double.' un thème dévorateur 15

tion ? Le dédoublement ne remet-il pas en cause les limites entre l'homme


et la chose? L'Énigme de Givreuse", de Rosny aîné, est l'un des premiers
textes à poser ces questions, dans le cadre fictionnel d'une manipulation scien-
tifique.
Dans le film La Cité des enfants perdus, de Jeunet et Caro, quatre clo-
nes se disputent l'honneur dérisoire d'être le premier, le modèle des autres.
Rien ne les différencie des hommes, et cependant on peut les détruire comme
des choses: vieux problème agité par la science-fiction que celui de la limite
entre l'homme et la machine, lorsque toutes les apparences sont semblables
(voir, parmi bien d'autres, Blade Runner, le film de Ridley Scott).
On le voit, c'est la notion même d'humanité (l'homme en tant que ques-
tion épistémologique, dirait Michel Foucault) qui est atteinte par le dédou-
blement, et la science-fiction l'atteint de manière d'autant plus pénétrante
qu'elle présente le clonage comme une technique maîtrisable dans des délais
assez proches.

Débordements d'un thème et limites d'une définition


Il faut bien l'avouer: le thème du double en tant que tel est doté d'une exis-
tence fort problématique. On pourrait presque aller jusqu'à dire qu'il n'existe,
d'une vie artificielle, que grâce au mot qui le désigne. Le Doppelgiinger existe,
le clone existe, la main errante aussi : mais où se trouve le double? Quanti-
tativement, la dualité est souvent débordée par la multiplication des doubles
ou la division indéfinie. Qualitativement, l'hypothèse que nous posions au
départ, pour éviter d'intégrer au double tous les couples mythiques ou litté-
raires - à savoir que le double est l'être en lequel l'identité perturbe la diffé-
rence -, ne tient souvent qu'au prix d'acrobaties rhétoriques.
Et pourtant, refuser de parler, à propos du double, des quelques phéno-
mènes qui s'intègrent difficilement à cette définition nous mènerait à affai-
blir de manière notable le propos. Peut-on, dès lors, conserver au double son
statut de thème littéraire à part entière? Cela nous condamne-t-il à revoir
notre définition? Un thème n'est-il pas le fruit d'une élaboration plus ou
moins arbitraire, lorsque la tradition ne l'a pas doté d'attributs fixes, comme
celui de Narcisse? Et encore, ces attributs pouvant varier jusqu'à une défi-
guration à peu près complète, tout thème se trouve confronté à la question
de ses limites. A-t-il d'autre existence que par les travaux qui le prennent pour
prétexte à une déambulation entre un centre et des confins, qu'eux-mêmes
s'amusent à esquisser pour mieux les effacer? Il reste que le thème du double,
sous toutes ses formes, pose la question de l'unité et de l'unicité du sujet,
et se manifeste par la confrontation surprenante, angoissante, surnaturelle,
de la différence et de l'identité.
De cette définition, il n'y a donc qu'un cas que l'on pourra se permettre
d'exclure, même si un examen attentif permettrait de déceler des germes de
16 Visages du double

dédoublement: c'est celui du simple couple de personnages, dans lequel cette


confrontation n'apparaît pas de manière patente, et en particulier sous une
forme physique. Car le dédoublement n'est jamais purement abstrait, il lui
faut des corps : cohabitation ou séparation corporelle, ressemblance visible,
ou, dans ses formes les plus limitées, symétrie physique (la dent arrachée dans
Le Locataire" de Topor et de Polanski est la preuve que Trelkowski devient
Choule).
La spéculation peut se donner libre cours sur n'importe quoi, il reste le
discriminant physique. Mon double partage avec moi au moins quelques par-
celles ou quelques aspects de mon corps. C'est sans doute l'acception quali-
tative la plus large, mais aussi la plus solide, qu'on puisse donner d'un thème
dévorateur. Elle n'écarte pas toutes les questions: si la ressemblance physi-
que, la cohabitation de deux individus dans le même corps, l'ombre et le reflet
entrent de plein droit dans le double, que faire alors des frères qui partagent
le « même sang» ? Et lorsque la ressemblance se limite au partage du nom ?
Seul, le maintien, dans le récit, d'une tension créée par l'excès de ressemblance,
en général corporellement enracinée, permet de parler de double. Quantitati-
vement, il faut se résoudre à ne considérer le terme de « double », dans bien
des cas, que comme une façon de parler, ou comme une figure de la confron-
tation de l'un avec l'autre, le non-un. Cet autre peut en effet désigner une
quantité quasiment illimitée d'aspects distincts. Le scandale du dédoublement
n'est pas fondamentalement différent de celui de la multiplication par trois,
quatre ou quinze mille du même.
Chapitre 1

Préhistoire du double

Le double au théâtre, de l'Antiquité aux baroques


Amphitryon: le thème du sosie

Un mythe grec, racontant l'origine de l'un des plus grands héros de l'Anti-
quité, Héraclès, a fourni une intrigue qui suggère la possibilité d'une rencon-
tre entre deux personnages identiques, possibilité que le théâtre a plus tard
exploitée. Dans le mythe grec, Amphitryon, un héros argien, a épousé Alc-
mène, mais plusieurs obstacles ont empêché la consommation du mariage.
Parti à la guerre pour racheter une faute, Amphitryon revient voir Alcmène,
et celle-cise montre surprise de le revoir, affirmant qu'il lui a déjà rendu visite
la nuit précédente, où ils ont enfin pu consommer leur mariage. Ce mystère
est expliqué par le devin Tirésias: Zeus, ayant pris l'apparence d'Amphitryon,
l'a remplacé dans le lit conjugal pendant une nuit, prolongée par ses pouvoirs
divins; Alcmène a ainsi conçu un héros, Héraclès, fils de Zeus, qu'elle mettra
au monde en même temps qu'un enfant humain, Iphiclès, fils d'Amphitryon.
Le dramaturge latin Plaute a utilisé ce récit grec pour en faire une comé-
die. Amphitryon (214 av. J-C.) exploite le potentiel comique d'une mise en
présence, sur scène, de deux personnages identiques, tous les deux préten-
dant à une même identité. Cette mise en présence, qui n'appartient pas au
mythe, transforme le récit et fonde la scène capitale de toute histoire de dou-
ble : la rencontre avec un être identique à soi. Cette scène, il est vrai, appar-
tient chez Plaute à la comédie, et il faudra attendre quelques siècles avant
qu'elle se dégage de l'univers comique. Pour renchérir dans ce sens, Plaute
a placé, à côté du couple vrai Amphitryon-faux Amphitryon, deux autres per-
sonnages d'apparence identique: le vrai Sosie, esclave d'Amphitryon, et le
faux Sosie, qui n'est autre que le dieu Mercure, transformé en Sosie pour
seconder les amours de son père Zeus. Le personnage de Sosie, qui a donné
son nom à l'une des manières les plus connues de désigner deux hommes iden-
18 Visages du double

tiques, présente l'avantage dramaturgique de mieux se prêter au comique,


puisqu'il appartient à la classe des serviteurs, traditionnellement investie d'un
rôle comique au théâtre.
L'invention de cet esclave dédoublé a été heureuse de la part de Plaute,
non seulement parce qu'elle développe ultérieurement le thème de l'alter ego,
mais parce qu'elle comble partiellement une lacune. En fait, la pièce de Plaute
nous étant parvenue amputée presque entièrement de l'acte IV, nous ne pou-
vons savoir comment était présentée la rencontre des deux Amphitryon, alors
que nous pouvons lire, dans l'acte l, la scène où Sosie se trouve face à Mer-
cure transformé. Les deux Sosie se rencontrent pendant la nuit, et l'épou-
vante de l'esclave est due, avant même qu'il s'aperçoive de la ressemblance,
au fait que Mercure, qui se dit le vrai Sosie, en donne des preuves indubita-
bles. Il se souvient de tout ce que Sosie vient de faire: par exemple, qu'il
a bu en cachette une bouteille dans sa tente, pendant que les soldats livraient
bataille. Sosie est effaré par Mercure, qui le menace, le bat et l'empêche de
rentrer chez lui, et désorienté par l'interrogatoire du dieu, qui usurpe son nom
et son rôle dans la maison. Ainsi, il s'enlise dans une discussion absurde, où
il finit par demander: « Qui suis-je donc alors, si je ne suis pas Sosie? »,
et conclut: « Dieux immortels, je vous implore, où suis-je mort? Où me suis-
je transformé? Où ai-je quitté mon apparence? Me serais-je laissé là-bas,
en m'y oubliant? Car cet individu possède toute l'image de moi-même, celle
que j'avais avant 1. »
La poltronnerie du personnage donne à son effroi et à ses doutes une
empreinte nettement comique. Il n'empêche que ses interrogations portent
sur le mystère du dédoublement dont il est l'objet (« ce Sosie que tu vois s'est
multiplié par deux », raconte-t-il à son maître dans la scène 1 de l'acte II),
et que le vertige le saisit, devant sa propre apparence. Naïvement, il accepte
que l'autre soit lui, puisqu'il en a donné les preuves. Du coup, il se réfère
à l'autre par le pronom moi. « Qui t'a frappé? », demande Amphitryon,
et Sosie de répondre: « Moi-même, le moi qui est maintenant à la maison »
(acte II, scène 1).
Ce jeu sur les pronoms personnels sera amplement développé par Jean
de Rotrou (Les Sosies, 1636) et par Molière (Amphitryon, 1668) qui repren-
nent, dix-huit siècles plus tard, le sujet de la comédie de Plaute. Chez Rotrou,
Sosie répond ainsi aux questions d'Amphitryon: « Qui t'a battu? - Moi-
même - Et pourquoi? - Sans raison/ - Toi? Moi, vous dis-je, moi, qui
suis à la maison» (acte II, scène 1). De manière presque identique, chez
Molière, Sosie appelle un « moi» son double (acte II, scène 1), puis déclare
que c'est le « moi» qui l'a battu: « On t'a battu? - Vraiment! - Et qui?

1. Acte 1, scène 1, trad. Pierre Grimal (Plaute, Théâtre complet, Paris, Gallimard, « Folio »,
1991).
Préhistoire du double 19

- Moi. - Toi, te battre? / - Oui, moi; non pas le moi d'ici, / Mais le
moi du logis, qui frappe comme quatre» (acte II, scène 1). Lorsque
Amphitryon insiste, et lui demande qui l'a empêché d'exécuter ses ordres,
le Sosie de Rotrou s'exclame: « Moi, que j'ai rencontré, moi qui suis sur
la porte, / Moi, qui me suis moi-même ajusté de la sorte, / Moi qui me suis
chargé d'une grêle de coups, / Ce moi, qui m'a parlé, ce moi qui suis chez
vous» (acte II, scène 1). Même chose chez le Sosie de Molière: « Faut-il le
répéter vingt fois de même sorte? / Moi, vous dis-je, ce moi plus robuste
que moi; / Ce moi qui s'est de force emparé de la porte; / Ce moi qui m'a
fait filer doux; / Ce moi qui le seul moi veut être; / Ce moi de moi-même
jaloux; / Ce moi vaillant dont le courroux / Au moi poltron s'est fait
connaître. / Enfin ce moi qui suis chez nous; / Ce moi qui s'est montré mon
maître; / Ce moi qui m'a roué de coups» (acte II, scène 1). Ainsi, à travers
un jeu de langage (remarquez l'expression: « ce moi qui suis »), une amorce
de dédoublement psychologique se fait jour: « moi vaillant », « moi pol-
tron ». Pareillement, chez Amphitryon, une dualité s'affirme à travers le dis-
cours ironique de Jupiter, jouant sur la distinction entre « l'époux» et
« l'amant» (acte II, scène 6).
Si l'horreur de la situation perce vaguement à travers le comique des ren-
contres entre Sosie et Mercure, elle éclate lors de la mise en présence des deux
Amphitryon. Chez Molière, le vrai mari d'Alcmène est frappé de stupeur à
la vue de sa propre figure, et ses paroles n'ont plus rien de comique: « Mon
âme demeure transie! / Hélas, je n'en puis plus, l'aventure est à bout; /
Ma destinée est éclaircie, / Et ce que je vois me dit tout» (acte III, scène
5). Il y a là confrontation avec l'extrême: c'est une expérience insupporta-
ble, directement liée dans l'esprit d'Amphitryon à une annonce de mort. C'est
pourquoi sa réaction immédiate est de frapper, de supprimer l'autre qui
menace sa vie par le fait même qu'il se montre. Amphitryon saisit son épée
et, s'il n'était pas retenu, il se jetterait sur son double pour le tuer. Rotrou
avait mieux développé la situation psychologique de l'homme qui veut frap-
per sa propre image: « Mais un combat où seul je fais les deux partis, / Une
guerre où pour vaincre il faut que je succombe, / Où pour me soutenir le
sort veut que je tombe; / Un prodige, un désordre, une confusion, / Où contre
Amphitryon combat Aphitryon. / Mais plutôt un duel que l'enfer me déclare,
/ En deux Amphitryon son pouvoir me sépare» (acte IV, scène 4).
Ici domine le goût baroque pour la circularité vertigineuse, et pour les
pièges de l'apparence. La spécularité insinue un doute (le doute des assistants
d'abord, du protagoniste ensuite) sur la réalité: qui est le vrai Amphitryon?
En effet, dans ces pièces, à la différence des histoires de doubles modernes,
on ne met pas tellement en scène une confrontation morale avec soi-même;
on montre plutôt la peur de la dépossession, l'horreur d'une déréalisation du
sujet. Le conflit entre les personnages identiques est essentiellement une lutte
pour posséder un nom et une identité: c'est moi qui suis Sosie, c'est moi qui
20 Visages du double

suis Amphitryon, protestent les deux hommes malheureux, et prétendent les


deux dieux malicieux.

La variante indienne de VoItaire

« On trouve l'aventure d'Amphitryon parmi les plus vieilles fables des brach-
manes. Il y a même, ce me semble, plus de sagacité dans le dénouement de
l'aventure indienne que dans celui de la grecque. Un Indou d'une force extra-
ordinaire avait une très belle femme; il en fut jaloux, la battit, et s'en alla.
Un égrillard de dieu, non pas un Brama ou un Vishnou, mais un dieu du
bas étage, et cependant fort puissant, fait passer son âme dans un corps entiè-
rement semblable à celui du mari fugitif, et se présente sous cette figure à
la dame délaissée. La doctrine de la métempsycose rendait cette supercherie
vraisemblable. Le dieu amoureux demande pardon à sa prétendue femme de
ses emportements, obtient sa grâce, couche avec elle, lui fait un enfant, et
reste le maître de la maison. Le mari, repentant et toujours amoureux de la
femme, revient se jeter à ses pieds : il trouve un autre lui-même établi chez
lui. Il est traité par cet autre d'imposteur et de sorcier. Cela forme un procès
tout semblable à celui de notre Martin Guerre. L'affaire se plaide devant le
parlement de Bénarès. Le premier président était un brachmane qui devina
tout d'un coup que l'un des deux maîtres de la maison était une dupe, et que
l'autre était un dieu. Voici comme il s'y prit pour faire connaître le véritable
mari. "Votre époux, madame, dit-il, est le plus robuste de l'Inde: couchez
avec les deux parties l'une après l'autre en présence de notre parlement indien;
celui des deux qui aura fait éclater les plus nombreuses marques de valeur
sera sans doute votre mari." Le mari en donna douze ; le fripon en donna
cinquante. Tout le parlement brame décida que l'homme aux cinquante était
le vrai possesseur de la dame. "Vous vous trompez tous, répondit le premier
président: l'homme aux douze est un héros, mais il n'a pas passé les forces
de la nature humaine; l'homme aux cinquante ne peut être qu'un dieu qui
s'est moqué de nous." Le dieu avoua tout, et s'en retourna au ciel en
riant 2. »

L'histoire d'Amphitryon a encore été reprise par de nombreux auteurs,


de John Dryden (Amphitryon, 1690) à Heinrich von Kleist (Amphitryon,
1807), et à Jean Giraudoux (Amphitryon 38, 1929).

Ménechmes : le thème des jumeaux


Une autre tradition théâtrale, toujours fondée par une comédie de Plaute,
joue sur la présence de deux personnages identiques; mais cette fois-ci les
deux sont humains : ce sont simplement deux personnes réelles qui se res-
semblent au point que tout le monde s'y trompe. Les Ménechmes (vers 206
av. J.-C.), comédie sans doute inspirée par une ou plusieurs pièces grecques,

2. Voltaire, Mélanges, « Fragments historiques », XXVIII.


Préhistoire du double 21

dont on a des témoignages (Didimoi, « Les jumeaux », Omoioi, « Les sem-


blables »), raconte l'histoire de deux frères jumeaux de Syracuse, absolument
identiques. L'un des deux, Ménechme, perdu dans une foule pendant un
voyage, est élevé à Épidamne. L'autre, qui s'appelait Sosiclès, mais auquel
la famille donne le nom du frère perdu, reste à Syracuse. Beaucoup d'années
se sont écoulées lorsque le Ménechme de Syracuse débarque à Épidamne pour
chercher son frère. Là, il fait la rencontre de plusieurs personnages proches
de son frère, qui le prennent pour lui : une longue série de quiproquos cons-
titue l'intrigue de la pièce, qui aboutit à la rencontre et reconnaissance des
deux frères, avec l'explication de leur homonymie.
Dans la scène où les jumeaux sont mis en présence, Plaute n'insiste pas
sur les émotions provoquées en eux par l'apparition d'un sosie: leur réaction
se borne à la surprise. C'est pourquoi, dans la perspective du double, cette
pièce et la longue série de pièces qui s'en inspirent, ont moins d'intérêt que
les différents Amphitryon. Néanmoins, il ne faut pas négliger la tradition théâ-
trale qui a exploité l'identité physique de deux personnages pour construire
des situations de méprise, comparables à celles qu'on obtient à travers le tra-
vestissement. Avec la méprise, nous demeurons dans la comédie, puisque ce
procédé appartient à la grande famille des procédés comiques que Bergson
désignait comme « interférences des séries ». Cette tradition a fait vivre au
théâtre la scène de la confrontation finale, résolutive, entre les deux êtres iden-
tiques, qui normalement se sont succédé sur scène sans jamais se rencontrer.
Shakespeare fournit deux exemples capitaux du thème avec La Comédie
des erreurs (1592), qui reprend l'histoire des Ménechmes en ajoutant aux deux
jumeaux leurs deux valets jumeaux; et avec La Nuit des rois (1602) où les
deux jumeaux sont frère et sœur, ce qui permet un chassé-croisé amoureux.
Cet expédient avait déjà été utilisé par quelques dramaturges italiens du
XVI' siècle: Shakespeare s'inspire notamment d'une comédie, Les Méprises
(1592), de C. Gonzaga.
En France, Jean-François Regnard fait jouer ses propres Ménechmes en
1705, alors qu'en Italie Goldoni reprend le thème avec Les Deux Jumeaux
vénitiens (1748). Au XX, siècle on compte encore deux reprises du sujet: celle
de Sacha Guitry, Mon Double et ma moitié (1931), et celle de Tristan Ber-
nard, Les Jumeaux de Brighton (1939).
Une dérivation particulière de l'histoire des jumeaux séparés s'est impo-
sée dans le théâtre espagnol du XVIIe siècle. C'est l'histoire d'une substitu-
tion de personne à la tête d'un royaume: le thème de l'identité se prête cette
fois-ci à une réflexion sur le pouvoir politique. Dans une comédie attribuée
à Lope de Vega, Le Roi par ressemblance (1600), une reine fait assassiner
le roi, un tyran, et le remplace par un paysan qui lui ressemble, et qui devien-
dra un bien meilleur souverain. De même, dans L'A venture par le nom (1630),
de Tirso de Molina, un berger remplace un roi, avant qu'on découvre qu'il
est son demi-frère.
22 Visages du double

Mais la pièce la plus connue sur ce thème, même si sa paternité a été


contestée, est Confusion au palais, elle aussi attribuée à Lope de Vega (1630).
Elle met en scène un autre mauvais roi, abusé par sa reine qui, pendant qu'il
dort, le fait remplacer par un sosie. Celui-ci dément tous ses ordres. Le roi
finit par se croire fou, et il est progressivement remplacé. On découvre fina-
lement que le remplaçant est son frère jumeau. Selon Nicole Fernandez-
Bravo 3, dans leur ensemble, les histoires que nous avons classées dans la
« préhistoire du double» témoignent d'une tendance générale à l'unité, alors
que, par la suite, les histoires de double seraient dominées par la fracture et
l'éclatement. En fait, le conflit produit par la présence de deux êtres identi-
ques se résout dans un équilibre nouveau, dans une harmonie finale. Soit que
la ressemblance s'explique par une intervention divine ou par une filiation
humaine, soit que l'un des deux êtres remplace l'autre, pour nous ramener
de la dualité à l'unité.

Les sosies du théâtre au cinéma

La tradition théâtrale des histoires de sosies a été parfois reprise par le cinéma.
On peut citer comme exemple d'exploitation comique du thème un film de
John Ford, Toute la ville en parle (1935), qui joue sur la ressemblance entre
un timide et modeste employé avec un dangereux criminel. D'où les échan-
ges, et les erreurs où tombent soit les policiers, soit les complices du bandit.
Un film comique français beaucoup plus récent, Grosse Fatigue, de Michel
Blanc, reprend l'argument en l'inversant; la vie d'une vedette est perturbuée
car on lui attribue les exactions commises par un pâle escroc qui lui ressem-
ble trait pour trait.
Cela s'inscrit dans la tradition ouverte par Plaute, alors qu'un autre film,
plus célèbre, renouvelle la tradition baroque du sosie remplaçant un monar-
que. C'est le chef-d'œuvre d'Akiro Kurosawa, Kagemusha, l'ombre du guer-
rier (1980). L'action se situe au XVI' siècle, au Japon, pendant des guerres
féodales. Le prince Shingen mène le siège du château de Noda. Il est blessé
à mort mais, avant d'expirer, il donne l'ordre de remettre l'attaque décisive,
et de prolonger le siège pendant trois ans, jusqu'à ce que l'héritier qu'il a
choisi atteigne l'âge requis pour lui succéder. Pendant ce temps, pour cacher
sa disparition, il sera remplacé par un sosie, un kagemusha (guerrier-ombre).
Celui-ci n'est qu'un voleur qui a évité la pendaison grâce à sa parfaite res-
semblance avec Shingen : on l'instruit suffisamment pour qu'il puisse trom-
per ses propres troupes et les adversaires. Or le kagemusha entre de plus en
plus dans son rôle, jusqu'à conduire courageusement et victorieusement les
siens à la bataille. Mais un incident le démasque, et il est chassé. Trop tard;
ayant désormais absorbé l'identité du prince défunt, le jour de l'affronte-
ment final, il assiste, plongé dans le désespoir, à la défaite de« son» armée.

3. Nicole Fernandez-Bravo, « Double », Dictionnaire des mythes littéraires, pour la direction


de Pierre Brunei, Monaco, Éditions du Rocher, 1988.
Préhistoire du double 23

Quelques apparitions du thème au Moyen Âge


Sans prétendre tracer une histoire des thèmes des jumeaux et des sosies au
Moyen Âge, nous nous limiterons à signaler la présence d'éléments narratifs
singulièrement proches de notre thématique, et qui ne se limitent pas à la reprise
de récits antiques. La dimension psychologique du double destinée à nourrir
plus tard l'essor moderne du thème est certainement déjà présente dans les
histoires médiévales.
Les voies du double semblent complexes et originales au Moyen Âge ;
ellesconduisent sans doute aux développements ultérieurs du thème, mais elles
sont parfois malaisées à reconnaître. Par exemple, le rapport de duplicité entre
deux personnages est parfois signalé non pas par la ressemblance physique,
mais par l'homonymie. Il suffit de citer le cas célèbre d'Iseut la Blonde et
d'Iseut aux blanches mains, qui sont respectivement l'amante et l'épouse de
Tristan; ou bien l'histoire d'Ami et Amile, deux hommes inséparables et iden-
tiques, dont l'un remplace l'autre dans un duel et lui sauve la vie 4 ; ou
encore le moins célèbre Tristan le Nain, le mystérieux chevalier que Tristan
rencontre juste avant sa mort, et qui meurt dans le combat où Tristan est
blessé par une épée empoisonnée 5.

« Le Frêne »
Dans un lai de Marie de France (fin du XIIe siècle), « Le Frêne », on trouve
une référence à la croyance selon laquelle deux jumeaux, comme Héraclès
et Iphiclès, ont toujours deux pères différents. C'est une dame qui l'exprime,
voulant médire d'une autre dame qui vient d'accoucher de deux jumeaux:

Nus savum bien qu'il i afiert : Car nous savons bien ce qu'il en est:
unques ne fu ne ja nen iert on n'a jamais vu
ne n'avendra cele aventure, et on ne verra jamais
qu'a une sule porteüre une femme accoucher
une femme dous enfanz ait de deux enfants à la fois,
si dui hume ne li unt fait. à moins que deux hommes ne les lui aient faits 6 !

La médisance est plus tard punie, lorsque celle qui s'en était rendue cou-
pable accouche elle aussi de deux jumelles. Craignant d'être déshonorée sur
la base de la croyance qu'elle a elle-même affichée, la dame fait disparaître
Frêne, une de ses deux filles, qui grandira éloignée d'elle et ignorant l'identité

4. Ami et Amile (XI'-XlI' siècles), éd. Francis Bar, Les Épîtres latines de Raoul le Tourtier,
Genève, Droz, 1937.
5. Cet épisode se trouve dans la « saga norroise », chapitres 94-95.
6. Lais de Marie de France, traduction de Laurence Harf-Lancner, Paris, Le Livre de Poche,
1990, p. 91.
24 Visages du double

de ses parents. Devenue jeune femme, Frêne a un amant, Goron, qui l'emmène
vivre avec lui; mais ses vassaux protestent, et l'obligent à prendre une femme
de son rang. Ils lui organisent un mariage avec la sœur de Frêne, Coudrier.
Bien sûr, les deux jeunes filles ne savent pas qu'elles sont jumelles (aucune réfé-
rence n'est faite à leur ressemblance physique). Frêne assiste à la fête de noces,
sans se départir de son amabilité habituelle : elle est très accueillante avec Cou-
drier et sa mère. Au moment de préparer le lit pour les époux, elle se sert d'un
tissu rare et précieux, avec lequel elle avait été abandonnée. La mère la recon-
naît grâce à cet objet, et à une bague; elle se repent, avoue sa faute et Goron
peut épouser Frêne. Coudrier se consolera plus tard avec un autre chevalier.

Galeran de Bretagne
Un roman intitulé Frêne et Galeran, ou Galeran de Bretagne 7 (XIII' siècle)
reprend le début de l'histoire du lai de Marie de France, mais lui donne une
suite plus intéressante pour notre thématique.
Deux jumelles, filles de Brundoré, ont été séparées dès la naissance, pour
la même raison que chez Marie de France. Frêne est abandonnée et élevée
dans un couvent, Fleurie reste dans sa famille. Galeran tombe amoureux de
Frêne, mais leurs amours sont contrariées; elle l'aime mais doit s'éloigner
de lui. Galeran rencontre alors Fleurie, et est entraîné vers elle par son appa-
rence physique, sa ressemblance avec Frêne. En même temps il se rend compte
de son infidélité: « Il n'aime en l'une que le reflet de l'autre» ; « celle-ci
n'est que l'ombre de mon amie ». Mécontent de lui-même, il s'apprête quand
même à l'épouser. Mais le jour du mariage, Frêne réapparaît et se fait recon-
naître par son amant et par sa mère. Galeran est heureux de retrouver le véri-
table objet de son amour, tandis que Fleurie, déçue, entre au couvent.

Le Lai de l'ombre
Une autre histoire d'amour médiévale propose l'alternative entre une femme
aimée et son double, mais, cette fois-ci, le double n'est plus en chair et en
os. Dans Le Lai de l'ombres, de Jean Renart (vers 1217), un chevalier, qui
jusqu'alors n'avait pas connu de véritable amour, tombe amoureux d'une très
belle dame. Il va la voir et lui déclare son amour. Elle lui affirme qu'il ne
doit pas croire que la politesse avec laquelle elle le reçoit soit une marque
d'amour, et se dit mariée. Lui insiste, manifestant le plus grand désespoir.
Puis, dans un moment où la dame est tombée « dans une profonde rêverie »,
il lui glisse une bague au doigt, et se retire.

7. Ce roman médiéval fut découvert en 1877 et attribué à Jean Renart; l'édition de référence
est de Julien Foulet, publiée par Champion en 1925.
8. Jean Renart, Le Lai de l'ombre, éd. Joseph Bédier, Paris, Société des anciens textes français,
1913.
Préhistoire du double 25

Lorsqu'elle aperçoit la bague, la dame le fait rappeler: le chevalier


revient, mais refuse de reprendre la bague. Elle l'amène au bord d'un puits;
là, elle insiste encore, arrive à le faire plier, mais il y met une condition: il
fera ce qu'il voudra de la bague. Il la reprend, se penche sur le puits, où l'on
aperçoit l'ombre (ou plutôt le reflet ?) de la dame et dit: « Sachez que je
ne remporterai pas cet anneau, mais que je le donnerai à ma douce amie, celle
que j'aime le plus après vous. »La dame s'exclame: « Il n'y a que nous ici ! »,
mais il rétorque: « Je vais vous montrer à l'instant la dame qui aura mon
anneau. - Où donc? - Voyez là : votre belle ombre qui l'attend. »Il prend
la bague et, s'adressant au reflet, dit: « Venez, douce amie, puisque ma dame
ne veut pas, vous le prendrez bien volontiers », puis il laisse tomber la bague
dans l'eau. Alors la dame se repent de sa froideur et ressent un mouvement
d'amour: « Cet homme était tout à l'heure si loin de mon cœur, et mainte-
nant il est si près! », pense-t-elle, et elle ajoute: « Beau doux ami, cette douce
parole et ce don de votre anneau à mon ombre ont gagné tout mon cœur. »

Les jumelles chinoises

Un conte chinois d'époque Ming (XIV'-XVII'), « Les deux jumelles », donne


un exemple de la présence d'une thématique de la gémellité qui paraît proche
de celle développée en Occident. Nous le citons parce qu'il a été connu en
France au XIX' siècle, grâce à la traduction d'Abel Rémusat, publiée en 1827
dans le troisième volume de Contes chinois.
Deux jumelles, très belles et très intelligentes, sont affligées de parents vul-
gaires et désagréables, qui passent leur temps à se quereller. Lorsqu'elles attei-
gnent l'âge du mariage, chacun des deux parents leur trouve un fiancé: d'où
de nouvelles disputes, qui finissent par les amener, avec les quatre préten-
dants, devant le juge, qui décide de leur trouver lui-même un mari. Il orga-
nise un concours littéraire, et promet en mariage les deux jeunes filles aux
deux vainqueurs. Lorsqu'on proclame le résultat, l'un des deux jeunes hom-
mes qui ont gagné le concours, Tsi-Tsin, ne se présente pas, et l'autre affirme
qu'il ne veut pas de fiancée parce qu'il ne veut pas être la cause de sa mort.
En fait, une malédiction pèse sur lui : il ne pourra jamais avoir une femme ;
c'est ce que des devins lui ont prédit. On découvre alors que ce lauréat du
concours n'est pas l'auteur de sa composition littéraire, mais que c'est Tsi-
Tsin qui l'a écrite pour lui. Le juge décide alors qu'il épousera les deux jumel-
les, ce qui le sauvera de sa malédiction. « Ce qui est arrivé aujourd'hui, dit
le juge en riant, est exactement conforme à votre destinée. En vous interdi-
sant un mariage unique, on a voulu dire que vous ne pourriez former un cou-
ple. Si vous épousiez une seule femme, alors vous feriez un couple et vous
pourriez redouter les fâcheuses influences de votre destinée ; mais mainte-
nant que vous allez avoir deux femmes, il y aura une personne de plus que
le couple et cela s'accordera merveilleusement avec la prédiction 9. »

9. Abel Rémusat, Contes chinois, Paris, Moutardier, 1827, p. 140.


Chapitre 2

Le double au XIXe siècle

Double et romantisme
La philosophie idéaliste et le dédoublement du moi

Il existe un lien étroit entre la philosophie du romantisme allemand et le double


en tant que figure littéraire. Durant la courte période qui va de la Révolution
française jusqu'au milieu des années 1820, Jean-Paul, Chamisso, Hoffmann,
Arnim produisent des romans et des nouvelles peuplés de ce que l'on peut
considérer comme les figures de référence du double, en même temps que la
philosophie idéaliste, à la suite des travaux de Kant, se développe dans l'Uni-
versité allemande. C'est en 1794 que Fichte est nommé à la chaire de philoso-
phie de l'université d'Iéna, et qu'il publie Doctrine de la science. Deux ans
plus tard, Jean-Paul, qui connaissait bien la philosophie de Fichte pour l'avoir
commentée et avoir mis en scène des personnages de philosophes l'évoquant,
fait paraître Siebenkds",
Deux caractères essentiels du romantisme concourent, de manière
inégale, à cette épidémie de doubles dans la fiction. D'un côté le retour à
la littérature populaire traditionnelle, aux contes merveilleux, dans le
contexte d'une recherche de l'identité nationale allemande; l'influence
des Mârchen s'exerce directement sur Peter Schlemihl* et « Les aventures de
la nuit de la Saint-Sylvestre* ». Mais surtout, depuis Kant - il faudrait même
remonter jusqu'à Descartes -, la philosophie, et notamment la philosophie
allemande, est devenue une philosophie du sujet. Le Moi se trouve au cœur
de la pensée de Fichte, qui domine le premier quart du XIX' siècle. Fichte
élabore un système fondé sur une sorte de dédoublement du sujet : le
Moi absolu, inconditionné, originaire, engendre le non-moi, le monde exté-
rieur, dans lequel se trouve inclus le moi empirique. Il faut admettre,
d'une part, que le Moi absolu n'a pas de contenu, mais qu'il se réduit à
une matrice aveuglément créatrice d'objets, et d'autre part que ce Moi engen-
28 Visages du double

dre ce qui n'est pas lui pour se saisir lui-même, donner un contenu à sa
liberté '.
Jean-Paul, dans 1'« Appendice comique» de Titan, insère une« Clavis
fichtiana seu leibgeiberiana »où il discute (et moque) les théories du philoso-
phe d'Iéna:

Le Moi empirique, le moi tout court, le Moi intelligent et conscient, le Sujet.


Le Moi infini (pur) en tant que tel n'est pas fini, donc pas déterminé, il n'est
donc pas encore quelque chose, il n'est rien d'existant. Donc, pour devenir tout
de même quelque chose, il ne peut rester lui-même. Mais puisque tout être jaillit
du Moi pur, donc le « ne pas rester soi-même» aussi, il est obligé de s'opposer
à lui-même en tant que tel pour obéir à sa causalité absolue. C'est ainsi qu'il
devient déterminé (limité), qu'il apparaît comme Moi fini, réel et se représente
quelque chose face à lui 2. [ ... ] Me voilà donc assis là, depuis les temps éternels
où je crée, aveugle, sans conscience, occupé à comprimer mon immensité invisi-
ble en quelque chose de dense, mon éther en un éclair pour obtenir le Moi empi-
rique et assez raisonnable qui écrit ces lignes, mais à créer pourtant à jet continu
dans son dos, ignorant de mon monde autant que l'âme de Stahl (anima Stahliîï
l'est de la bâtisse du corps. C'était aussi bien l'idée des Grecs quand ils faisaient
de la nuit la mère universelle des dieux, que celle des Égyptiens quand, pour sa
seule cécité, ils comptaient la taupe au nombre des dieux. Pareil au somnambule
élaborant ses sermons et autres textes de circonstance, je fabrique inconsciem-
ment des mondes. Mon Moi (empirique) est horrifié par mon Moi (absolu), ce
Démogorgon hideux qui m'habite 3.

Et si en fin de compte - ce que malheureusement je crains bien - il n'existe


personne d'autre que moi, pauvre bougre désigné par le destin, alors on peut
dire que personne n'aura jamais été si misérable. Le seul enthousiasme qui me
soit permis est l'enthousiasme logique. - Toute ma métaphysique, toute ma chi-
mie, ma technologie, ma nosologie, ma botanique et mon entomologie se rédui-
sent au seul vieux principe: Connais-toi toi-même. - Je ne suis pas seulement,
comme dit Bellarmin, mon propre sauveur mais aussi mon propre diable, ma
propre camarde et je m'inflige moi-même le knout. - La raison pratique (le seul
pain de proposition sacré qui reste à un David philosophe affamé) a de la peine
à elle seule à me mettre en mouvement puisque je ne peux faire du bien que pour
mon Moi et pour personne d'autre. - L'amour et l'admiration sont creux car,
pareil à saint François, je ne serre contre mon (simulacre de) cœur que des jeunes
filles que j'ai pétries moi-même dans la neige. - Tout autour de moi une vaste

1. Le rapport entre l'idéalisme philosophique et le double a été étudié par Alain Montandon
dans « Hamlet et le fantôme du moi », Le Double dans le romantisme anglo-américain, Asso-
ciation des publications de la faculté des lettres et sciences humaines de Clermont-Ferrand, 1984,
pp. 31-56.
2. Jean-Paul, « Clavis », Titan (1800-1803), Lausanne, L'Âge d'homme, 1990, § 7, p. 891.
3. Ibid., § 15, p. 904.
Le double au XIXe siècle 29

humanité pétrifiée. - Le silence épais et inhabité n'est éclairé ni par l'amour,


ni par l'admiration, ni par la prière, ni par l'espoir, ni par un but. - Moi si
seul: nulle part un battement de pouls, nulle part de vie, rien autour de
moi et, sans moi, rien que rien. - En moi la seule conscience de ma non-conscience
supérieure. - En moi le Démogorgon qui continue à œuvrer en silence, à l'aveu-
glette et qui n'est autre que moi. - Ainsi je viens de l'éternité et m'en
vais de l'éternité. - Et qui entend ma plainte et qui me connaît mainte-
nant ? - Moi. - Qui l'entendra et qui me connaîtra au bout de l'éternité? -
Moi 4 •

En caricaturant la pensée de Fichte, lean-Paul cherche à démontrer


l'absurdité aussi bien d'une version solipsiste de cette théorie, que celle
d'une harmonie préétablie, avec autant d'univers similaires que de Moi
absolus. Si (version solipsiste) je suis le seul Moi absolu créateur du monde,
alors les autres ne sont encore que des Moi, ou des pantins animés par le Moi:
c'est moi-même que j'étreins lorsque je les étreins, moi que je frappe lors-
que je les combats. Surtout, le Moi qui peut seul se connaître, le moi
empirique, est contraint d'imaginer la présence en lui de ce Moi absolu comme
un «Démogorgon » dont dépend son existence, un autre qui est lui-
même.
En poussant à l'extrême l'idéalisme kantien, Fichte oppose une forme
vide créatrice à tout ce qui procède d'elle et en même temps s'oppose à elle,
le monde des choses. Le double surgit alors comme le face-à-face du moi relatif
et du Moi absolu, le premier découvrant dans le second le vide ou la force
aveugle d'où il vient, pris de vertige et d'angoisse à cette révélation. Le reflet
incarne ainsi l'aliénation du moi qui ne peut se révéler à lui-même que comme
une chose.

Le sujet à l'épreuve
Le moi romantique devient une entité hypertrophiée et conflictuelle. En témoi-
gnent les personnages des histoires de double. Le Médard de Hoffmann, dans
Les Élixirs du diable* , est doté de quelques-uns des attributs caractéristiques
du héros romantique: orphelin, privé d'une origine bien claire, il en vient
vite à se poser en individualité d'exception. Peter Schlemihl, après la perte
de son ombre, entre en conflit avec l'ordre social établi, échoue dans ses entre-
prises amoureuses et finit en solitaire qui arpente le monde au moyen de bottes
de sept lieues, munies de pantoufles pour ralentir. Roquairol, l'un des per-
sonnages démesurés du Titan de lean-Paul, se tue en représentant théâtrale-
ment son suicide.

4. Ibid., § 15, p. 909.


30 Visages du double

Le héros romantique se trouve pris dans un conflit insoluble, qui oppose


la démesure monstrueuse d'un sujet et le sentiment taraudant de son vide
intérieur. Ainsi, le personnage romantique ne parvient à être qu'en se
confrontant au néant, ce qui représente l'un des moments de l'affirmation
du maître dans la dialectique hégélienne. Se voir pourrait ainsi signifier (ce
qui rejoint en partie les conceptions de Rank) affronter la relativité et les limites
de son existence dans le monde, tout ce qui fait que l'on s'échappe, que
l'on ne s'appartient pas complètement, parce que l'on a un corps, une image,
une durée. Autrement dit, le double représente l'apparition en négatif du
sujet, le passage de l'absolu au contingent. Il faut subir l'épreuve du
néant, passer à travers le miroir de soi-en-négatif pour parvenir, de l'autre
côté, à une véritable maîtrise. L'histoire du double romantique peut ainsi
s'articuler avec le récit de formation (Titan, Siebenkiis*, Les Élixirs du
diable*).

Le Moi ironique

L'impossibilité de coïncider avec soi-même n'engendre pas seulement l'angoisse


de l'inconsistance intérieure, elle engendre aussi l'ironie, qui constitue l'un
des caractères dominants de l'esthétique romantique, et en particulier du
romantisme allemand: humour des personnages de lean-Paul, ironie grin-
çante de Heine.
Hamlet est, bien sûr, le modèle du héros romantique : prince inconsis-
tant qui pose la question de l'être, ironise si constamment que l'on ne
parvient plus à comprendre comment et quand il adhère à ce qu'il dit, et
qui ne parvient à agir que par le truchement de la représentation théâ-
trale. En même temps, cette fracture dont témoignent l'ironie ou l'humour
Ge ne suis pas ce que je dis, je suis celui qui se moque de ce qu'il est ou
paraît être) permet de se récupérer sur le plan de l'absolu, puisque celui
qui fait de l'humour échappe à la contingence qui fait la substance de cet
humour. De surcroît, la fracture permet le jeu, c'est-à-dire la fantaisie
créatrice sans limites, la légèreté, le dialogue entre les différentes instances
de la personne, dont aucune ne prétend plus exercer de fonction domi-
nante.
La fantaisie romantique correspond à cet état de suspension de l'ordre
établi dans la psyché, dans l'esthétique, à l'abolition des vieilles douanes et
des anciens péages, comme dirait le Belcampo des Élixirs du diable*, où tous
les échanges et toutes les circulations deviennent possibles, se multiplient et
s'étourdissent de leur propre manège.
Le double au XIX' siècle 31
------~._----

Princesse Brambilla, ou les vertus de l'humour


La fantaisie romantique, dont les romans et les contes de Hoffmann donnent
le meilleur exemple, exorcise le face-à-face des doubles en les faisant jouer,
en les multipliant, dans un tournoiement de bal masqué.
C'est dans Princesse Brambilla que l'ironie, l'humour et le double se trou-
vent le plus étroitement associés. Tout le récit se présente d'ailleurs comme
une sorte de petit roman de formation, et raconte l'histoire d'un comédien
tragique qui fait l'apprentissage de la commedia dell'arte en devenant un autre,
son double, le prince Chiapperi, qui l'affronte déguisé en Pantalon: à la fin,
occis par Pantalon, le comédien quitte les oripeaux de la tragédie et accède
à la libre fantaisie, il devient dans la réalité le prince qu'il ne cessait de (mal)
interpréter sur les planches.
À l'intérieur de son récit, Hoffmann a inséré deux petites fables qui traitent
de ce rapport entre le double, la fantaisie et l'ironie. L'une, très courte, s'inspire
du « Prince double» de Lichtenberg. L'autre, qui fait le soubassement du récit
principal, raconte l'histoire du roi Ophioch, atteint de mélancolie, que son
mariage avec une reine qui passe sa vie à rire bêtement de tout ne parvient
pas à guérir, jusqu'au jour où le roi et la reine (qui sont les doubles
de Chiapperi et Brambilla) se contemplent dans la source d'Urdar, et se mettent
à rire tous deux. Le maléfice est alors définitivement levé, le moi devient lui-
même, le monde devient lui-même dans l'inversion et le dédoublement du rire:
Le génie peut faire naître du moi
Le non-moi; il peut dédoubler sa propre poitrine
Et convertir la douleur de l'être en une haute joie.
Le pays, la ville, le monde, le moi-tout
Est maintenant trouvé. Dans une pure clarté céleste
Le couple se reconnaît lui-même et dans une fidèle union
La vérité profonde de la vie rayonne sur lui 5.
Baudelaire conclut son étude « De l'essence du rire» sur l'exemple d'Hoff-
mann et de Princesse Brambilla. Giglio Fava, le comédien atteint de « dua-
lisme chronique 6 », est pour Baudelaire l'image de la nature même de l'artiste.
Les phénomènes artistiques, selon lui, « dénotent dans l'être humain l'exis-
tence d'une dualité permanente, la puissance d'être à la fois soi et un autre 7 ».
Pour être comique, l'artiste doit feindre d'ignorer qu'il l'est (autrement dit,
accepter le statut d'objet), et en même temps construire en toute conscience
ce comique. Autrement dit, « l'artiste n'est artiste qu'à condition d'être dou-
ble et de n'ignorer aucun phénomène de sa double nature 8 ».

5. E.T.A. Hoffmann, Princesse Brambilla (1820), Paris, G.F.-Flammarion, 1990, p. 207.


6. Charles Baudelaire, « De l'essence du rire» (article paru dans Le Portefeuille du 8 juillet
1855), Œuvres complètes, vol. Il, éd. C. Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1976, p. 542.
7. Ibid., p. 543.
8. Ibid.
32 Visages du double

Identité nationale et identité individuelle


Certains doubles romantiques présentent un mélange assez particulier
d'archaïsme et de modernité, d'adhésion à l'authenticité d'une tradition popu-
laire, et de goût pour l'exception. En effet la question de l'identité, que pose
le romantisme, peut aboutir à la fois à l'affirmation de l'identité nationale
et à celle de l'exception individuelle (et Fichte peut être à la fois le philosophe
du moi absolu et celui du nationalisme allemand).
Dans l'Allemagne du début du XIXe siècle, le problème de l'identité natio-
nale revêt une importance cruciale - ce qui la différencie d'autres grandes
nations européennes. Cette identité se construit par référence à la France et
contre elle, par référence aussi au pays qui constitue alors un véritable dou-
ble de l'Allemagne, l'Italie: double par l'antique association de leurs destins
au sein du Saint Empire romain germanique; double par la similitude de leurs
structures politiques, Allemagne et Italie composant deux entités culturelles
et linguistiques relativement homogènes, mais fragmentées en petits États;
double par la complémentarité des deux pouvoirs hérités de Rome, le politique
(l'Empire) et le spirituel (la papauté).
En Italie, les Allemands trouvent une sorte d'Allemagne à l'envers, une
Allemagne ensoleillée, une Allemagne où la gravité fait souvent place à la
légèreté. Titan, Les Élixirs du diable*, « Les aventures de la nuit de la Saint-
Sylvestre* » se déroulent entre une petite principauté allemande et l'Italie,
entre lesquelles le héros voyage, trouvant là l'occasion d'un apprentissage de
lui-même, de son désir, voire de son origine : le père, dans Titan comme dans
Les Élixirs du diable*, se trouve en Italie, et l'une des difficultés rencontrées
par ces héros voyageurs consiste à concilier en eux l'allemand et l'italien.
On éprouve l'impression que la consistance historico-culturelle attribuée
par le romantisme aux nations produit des confrontations entre entités natio-
nales, associées à la confrontation entre le moi et sa négativité. L'ailleurs est
toujours l'extériorité que le moi suscite pour fuir sa propre inconsistance, et
fait l'épreuve de lui-même, l'étrangeté en laquelle il se révèle et se construit.
La découverte de la nature va de pair avec la découverte du moi, les opposés
s'engendrent et se développent mutuellement.

Les doubles décadents


La fin du XIXe siècle exacerbe ces caractéristiques du double romantique, la
scission intérieure se démultiplie en une fragmentation illimitée, la dialectique
se bloque, la maladie métaphysique se subdivise en pathologies scientifique-
ment répertoriées, la nature n'est plus qu'une mère abusive, l'exception devient
perversion, le monde se débite en collections et le sujet se répartit en symptômes.
Les doubles prennent alors figure de monstres de cirque ou de labora-
toire (chez Jean Richepin) ; l'écrivain se voit en crapaud pustuleux aux yeux
Le double au XIXe siècle 33

crevés (chez Jean Lorrain) ; le fœtus flottant dans le bocal où ses chairs se
dissolvent donne, chez Huysmans 9, un portrait du narrateur en avorton qui
semble anticiper, en plus violent, 1'« Axolotl* » de Cortazar. Les doubles
errent aussi sous forme de masques dans les rites occultes ou les fêtes désen-
chantées; mais les masques - c'est une obsession de Lorrain - ne recou-
vrent que du vide. L'autre s'est absenté, on soupçonne toujours en lui une
peau vide animée d'une vie factice, une simple apparence habitée par une pré-
sence mystérieuse: Mme Chantelouve, dans Là-bas de Huysmans, est peut-
être un succube.

--- - - -----«-Le double» de Jean Lorrain ~21


Dans son court récit intitulé « Le double », le narrateur (Lorrain lui-même)
reçoit un jeune écrivain à l'alIure équivoque: à la fois plein d'apparente défé-
rence, et visiblement dévoré intérieurement par une ambition haineuse. Sa
présence empoisonne l'atmosphère du bureau de son hôte, et ce personnage
devient comme le modèle de ses hantises :

[... ] plus je le regardais, plus son aspect larveux se dégageait visible et


m'emplissait d'effroi. J'en étais arrivé à ne plus oser regarder dans les
angles obscurs ni dans l'eau morte de la glace; j'avais peur d'y voir sur-
gir quelque forme sans nom.
Il n'était pas entré seul chez moi, cela était de plus en plus évident: quelIe
atroce présence alIait-illaisser derrière lui dans la chambre ensorcelée?
Ce misérable halIucinait l'atmosphère, envoûtait les objets et les êtres;
c'était quelque larve animée au service d'un mauvais esprit, un fantôme
d'être, quelque mandragore enchantée par une volonté occulte et dont
l'homonculus inane se démantibulait devant moi 10.

Pour Lorrain, comme pour Wilde, le mystère de l'homme ne se décèle pas


en profondeur, il est là, v.isible, à la surface, dans cette manière qu'a l'homme

L d'être toujours lui-même et quelqu'un d'autre .


._ - _..- .. - ---------------- ----.J

Enfin, la fin du siècle est également marquée par l'image obsessionnelle


de l'androgyne qui témoigne d'une autarcie maladive et du refus du monde
extérieur, d'un dédoublement en quelque sorte stérilisé, de même que par les
innombrables narcisses, dont le face-à-face silencieux exclut à la fois l'autre,
le monde et soi, que l'on ne peut atteindre sans disparaître. La psychiatrie,

9. Dans un texte, « Le monstre pâle », que Huysmans a retiré du Drageoir aux épices et qui
figure dans les pièces manuscrites du Drageoir conservées à la Bibliothèque de l'Arsenal.
10. Jean Lorrain, « Le double », Sensations et souvenirs (1895), dans Histoires de masques,
Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, p. 203.
34 Visages du double

puis surtout la psychanalyse débloquent ce dédoublement pris au piège dans


le langage du mythe ou de la spéculation métaphysique. Le moi, au tournant
du siècle, n'est plus maître chez lui. La diversité de noms et de qualités décou-
verte par Freud dans la personne inaugure une modernité qui déchaîne la parole
de l'autre, la pluralité des langues. Il n'est pas certain que cette diversité ait
épuisé le sens du double et son incontestable vertu créatrice, toujours en lutte
avec la tentation de la stérilité.

Double et fantastique
L'apparition du thème du double dans sa forme moderne coïncide avec la
naissance d'un genre littéraire nouveau, le fantastique. Les deux phéno-
mènes, l'un thématique, l'autre « générique », semblent liés: d'un côté, le
double acquiert de nouvelles significations grâce aux procédés du récit fan-
tastique ; d'un autre côté, il fournit au genre naissant l'un de ses thèmes
typiques et capitaux. Il paraît indispensable, pour bien comprendre le déve-
loppement du thème du double, de saisir les caractéristiques essentielles du
fantastique, en tant que dimension littéraire moderne, qui établit les conditions
de ce développement.

Le sens d'un mot


« Fantastique» est d'abord un adjectif. Dérivé du fantasticum latin (et du
grec phantastikon), il désigne tout ce qui concerne l'imagination. Le verbe
grec phantasein signifie « faire voir », « donner l'illusion », ou bien « avoir
une apparence », « se montrer ». En fait, phantasia désigne une apparition,
et phantasma un spectre, un fantôme. Voilà déjà réunis deux éléments fon-
damentaux pour le sens du mot : le surnaturel et la vision.
En français, la transformation de l'adjectif en substantif marque une révo-
lution littéraire. Celle-ci se produit progressivement : dans le Dictionnaire de
l'Académie de 1831, on lit toujours que « fantastique» signifie: « qui n'a
que l'apparence d'un être corporel, sans réalité» ; dans le dictionnaire d'Émile
Littré (1863), on découvre l'existence de l'expression « contes fantastiques »,
ainsi expliquée: « Se dit en général des contes de fées, des contes de revenants,
et en particulier d'un genre de contes mis en vogue par l'allemand Hoffmann,
où le surnaturel joue un grand rôle. »Et, effectivement, l'expression « conte
fantastique» tire son origine du titre Contes fantastiques, donné en 1830 à
une traduction des Fantaisies dans la manière de Callot (Fantasiestücke in
Callots Manier, 1815), de E.T.A. Hoffmann. À partir de là, le mot prend
une signification technique au plan littéraire et, se faisant substantif, désigne
à lui seul un type de récit, et même une tendance de la littérature moderne.
Le Grand Robert atteste le substantif à partir de 1859, mais en 1830déjà Char-
les Nodier intitulait l'un de ses articles: « Du fantastique en littérature ».
Le double au XIX' siècle 35

Très généralement, on peut déceler une double continuité dans le sens


évoqué par le terme « fantastique» :
• Il désigne tout ce qui est lié à la fantaisie, à l'imagination, et surtout
à leurs expressions extrêmes, à leur activité libre et leurs produits les plus purs.
En ce sens il s'oppose à logique, à raison, à rationnel, et il côtoie l'idée d'illu-
sion, de chimère, de rêve et de folie. En France en particulier, il est utilisé
dans les polémiques romantiques contre le classicisme et ses rigueurs.
• Il désigne des événements extraordinaires et bouleversants, qui sem-
blent consister normalement en des apparitions. Descente sur terre d'un être
surnaturel, évocation magique, image passagère, fantôme sans corps : les
apparitions peuvent varier, mais toujours quelque chose apparaît devant ces
spectateurs que sont le narrateur et le lecteur.

Fantastique, merveilleux, science-fiction


Le fantastique doit être délimité historiquement, ce qu'il est possible de faire
en le distinguant d'autres genres littéraires, qui le précèdent ou qui le suivent:
le merveilleux, la féerie, la science-fiction. Les deux premiers termes désignent
des genres plutôt anciens, malgré l'existence d'un merveilleux romantique et
d'un merveilleux épique anglo-saxon (heroicfantasy) dans la seconde moitié
du XXe siècle. La science-fiction, en revanche, n'existe pas avant la fin du
XIX' siècle. Mais les séparations ne sont pas parfaitement étanches, et il ya
circulation de certains thèmes et procédés narratifs entre genres différents.
Le merveilleux
Dans la littérature épique de l'Antiquité gréco-romaine, on rencontre des pro-
diges, des monstres, de nombreux événements extraordinaires. Tout cela est
lié au monde surnaturel des divinités païennes, et aux origines mythiques de
l'univers et de l'humanité. Humain et divin, bien que différents, appartien-
nent à un seul et unique cosmos, où chacun trouve sa place. À l'époque chré-
tienne, du Moyen Âge jusqu'aux XVII' et XVIIIe siècles, des chansons de gestes
jusqu'à l'épopée baroque, les prodiges demeurent, mais sont cette fois-ci repré-
sentés comme des miracles, qu'on attribue à Dieu, ou bien comme des inter-
ventions maléfiques du Diable. Le Bien et le Mal s'affrontent dans le
merveilleux chrétien.
Le féerique
Les fables, les contes de fées, d'abord de tradition orale, puis écrits, consti-
tuent eux aussi une littérature où les apparitions extraordinaires abondent.
Les fées, les magiciens, les génies, les ogres, sont tout naturellement mêlés
aux hommes, que ce soit, par exemple, dans les contes de Perrault ou dans
ceux des frères Grimm. Les métamorphoses, les apparitions, les perfor-
mances magiques sont acceptées avec une surprise limitée par les personnages,
parce qu'elles correspondent à des conventions, à des clichés très anciens. Le
36 Visages du double

lecteur, comme le narrateur et le personnage, accepte a priori tout événement,


ou un certain nombre d'événements surnaturels traditionnels.
La science-fiction
Ébauchée par certains livres de Jules Verne, elle s'affirme en France avec
l'œuvre de J.H. Rosny et en Angleterre avec H.G. Wells. Dans la science-
fiction, comme dans la féerie et le merveilleux, les événements surprenants
appartiennent à l'ordre du monde de référence de la fiction. Ils sont liés aux
progrès scientifiques, à la découverte d'autres mondes et peuples extraterres-
tres. La science-fiction est tournée vers l'avenir, alors que le fantastique sem-
ble tourné vers le passé: il est régressif par rapport à l'idée d'un univers
connaissable par la raison.

Un scandale pour la raison

Il est remarquable que dans la science-fiction, tout comme dans le conte de


fées, aucun scandale ne se produit pour la logique. Le lecteur n'est
pas confronté à une réalité qui ébranle sa confiance en la raison: dans un
cas (le féerique), l'incroyable est accepté parce que séparé de l'expérience
commune et existant dans les limites bien précises de la fiction; dans
l'autre cas (la science-fiction), il est accepté sur la base d'une projection
raisonnable vers l'avenir des données actuelles de la science. À partir de
Jules Verne, l'écrivain de science-fiction imagine les techniques à venir en déve-
loppant les techniques récentes : tout ce qu'il envisage est possible, puisque
la science a par définition devant elle une perspective de progrès sans
bornes.
Le fantastique, en revanche, se caractérise par un conflit, une déchirure,
un malaise, qui touchent au rapport rationnel du sujet avec le monde. Dans
le fantastique, la peur n'est pas seulement l'émotion provoquée par un dan-
ger, elle traduit surtout le trouble du personnage devant l'impossibilité d'expli-
quer rationnellement, d'intégrer à un ordre quelconque ce qui pourtant se
manifeste devant lui. La terreur du Petit Poucet devant l'ogre n'est pas de
nature gnoséologique, alors que celle d'un personnage de conte fantastique
dérive surtout du sentiment d'un équilibre ébranlé, d'une certitude qui
s'écroule: cet équilibre, cette certitude ne sont rien d'autre que la confiance
en la maîtrise rationnelle de la réalité par l'homme.
Du point de vue de l'histoire des idées, le genre fantastique, qui prend
naissance à la fin du XVIIIe siècle, représente une renaissance de l'irration-
nel, une réaction au triomphe des Lumières. Il faut avoir cru aux pouvoirs
illimités de la raison pour revenir ensuite aux doutes que le fantastique exprime.
Il faut avoir pensé que rien n'échappe à l'emprise de l'homme éclairé, débar-
rassé des préjugés religieux, pour être si violemment ébranlé par la résurgence
inattendue de ce qu'on n'explique pas. Le fantastique, a écrit Roger Caillois,
Le double au XIX' siècle 37

« ne saurait surgir qu'après le triomphe de la conception scientifique d'un


ordre rationnel et nécessaire des phénomènes [... ]11 »,
Le romantisme s'inscrit en faux contre l'optimisme des Philosophes, mais
il ne peut pas entièrement renouer avec le passé. Il arrive simplement à porter
des coups au nouvel édifice de certitudes, sans absolument redresser l'ancien.
Cette situation conflictuelle et dynamique est bien représentée par le fantas-
tique: loin de restaurer un monde harmonieusement irréaliste, il se borne à
introduire, dans un monde réaliste, une troublante déchirure. Il se limite à
affirmer que quelque chose peut échapper aux explications rationnelles. C'est
pourquoi le fantastique est « une intrusion brutale du mystère dans le cadre
de la vie réelle », comme l'a dit Pierre-Georges Castex 12. Le fantastique crée
une rupture dans la trame de la réalité. Cela implique qu'un cadre réel, ou
plutôt réaliste, doit d'abord être mis en place, pour qu'on fasse ensuite inter-
venir l'événement qui le brise. L'écrivain doit d'abord mettre en place un
espace réaliste, vraisemblable, où l'événement surnaturel viendra ensuite s'ins-
crire. Le personnage qui assiste à cette intrusion surprenante éprouve des
sentiments contradictoires: d'un côté il doit reconnaître l'évidence d'un fait,
d'un autre côté il proteste contre l'impossibilité de ce fait. D'où l'hésitation
typique du personnage de conte fantastique (souvent personnage-narrateur),
qui se communique au lecteur, entre deux explications différentes d'un même
événement.
Cette hésitation est le point sur lequel a beaucoup insisté Tzvetan Todo-
rov, théoricien formaliste du fantastique, dans son Introduction à la littérature
fantastique. En fait, Todorov ne tient compte que de l'effet produit sur le récep-
teur du fantastique, qu'il s'agisse du personnage ou du lecteur. Devant un phé-
nomène inexplicable, ces deux percepteurs du fantastique hésitent entre deux
solutions possibles: « Ou bien il s'agit d'une illusion des sens, d'un produit
de l'imagination et les lois du monde restent alors ce qu'elles sont; ou bien
l'événement a véritablement eu lieu, il est partie intégrante de la réalité, mais
alors cette réalité est régie par des lois inconnues de nous 13. » Du coup, Todo-
rov exclut les lectures poétique et allégorique, qui détruisent l'effet fantas-
tique. L'événement extraordinaire ne doit pas être ressenti comme appartenant
à un univers poétique, la poésie se posant comme un monde à part, accepté
tel quel (comme l'est le conte de fées). Il ne doit pas non plus être considéré
comme allégorique, l'allégorie renvoyant à des entités abstraites: c'est d'elles,
et non pas de leurs représentants symboliques, qu'on parle vraiment. L'angoisse
fantastique se résorbe dans la tranquillité réglée du sens allégorique.

Il. Roger Caillois, Anthologie du fantastique, Paris, Gallimard, 1966, p. 9.


12. Pierre-Georges Castex, Le Conte fantastique en France de Nodier à Maupassant, Paris,
José Corti, 1951, p. 8.
13. Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 29.
38 Visages du double

Théoriciens modernes et théories anciennes


Les critiques et les théoriciens modernes reprennent, de près ou de loin, une
idée déjà exprimée par certains auteurs fantastiques français à l'époque où
l'œuvre de Hoffmann s'imposait en France et, surtout, par Charles Nodier
et Théophile Gautier.
Dans l' Histoire d'Hélène Gillet (1832), Nodier envisage différents types
d'histoires fantastiques, dont l' « histoire fantastique vraie» qui est « la rela-
tion d'un fait tenu pour matériellement impossible qui s'est cependant accompli
à la connaissance de tout le monde 14 ». On voit que l'extraordinaire et le
vrai se mélangent, parce qu'un témoignage indiscutable des sens s'oppose à
la raison et aux connaissances acquises.
Dans un article sur Hoffmann, en 1830, Gautier affirme que le mérite
nouveau du conteur allemand réside dans sa capacité de peindre, l'une à côté
de l'autre, « la vie extérieure réelle, reproduite jusque dans ses détails les plus
familiers », et « la vie intérieure et imaginative », avec ses « visions ou rêves
horribles ou gracieux 15 ». Dans un autre article, en 1836, il ajoute: « Le
merveilleux d'Hoffmann n'est pas le merveilleux des contes de fées; il a tou-
jours un pied dans le monde réel 16. » Plus tard, vers 1856, Gautier voudra
donner à un recueil de ses récits fantastiques le titre « Le fantastique en habit
noir ». L'habit noir étant le symbole de la vie moderne, ce titre indique la
volonté de se détacher de l'univers merveilleux pour situer le fantastique au
beau milieu de la réalité dont on a une connaissance positive. Ces textes de
Gautier ouvrent aussi une autre perspective, par la référence à « la vie inté-
rieure et imaginative », qui se mêle à la vie extérieure.
En fait, l'ambiguïté rationnel-irrationnel, naturel-surnaturel, explicable-
inexplicable, pourrait être remplacée par une autre opposition : celle entre
ce qui vient de l'extérieur et ce qui vient de l'intérieur du sujet. L'apparition
fantastique est toujours soupçonnée de n'être qu'une projection. Quelque
chose qui est en moi se projette sur la réalité comme une image de lanterne
magique sur un écran. Dans ce sens, le fantastique est toujours psycho-
logique, et c'est là sa nouveauté: une plus forte intimité de l'expérience
extraordinaire, une implication personnelle qui ébranle les certitudes, non seu-
lement sur le monde, mais également sur soi-même.
Pierre-Georges Castex a remarqué que le fantastique est lié « aux états
morbides de la conscience qui, dans les phénomènes du cauchemar ou du
délire, projette devant elle des images de ses angoisses ou de ses terreurs 17 »,

14. Charles Nodier, Contes, éd. Pierre-Georges Castex, Paris, Classiques Garnier, 1961, p. 331.
15. Article resté inédit jusqu'à 1887, publié par Charles de Spoelberch de Lovenjoul dans Histoire
des œuvres de Théophile Gautier, Paris, Charpentier, 1887, t. I, pp. 11-15.
16. Chronique de Paris, 14 août 1836.
17. Pierre-Georges Castex, Le Conte fantastique en France de Nodier à Maupassant, op. cit., p. 8.
Le double au XIX' siècle 39

C'est pourquoi le fantastique est lié, dans sa thématique, à un certain nom-


bre d'expériences particulières, toutes révélatrices de quelque chose qui est
au fond de nous, plus ou moins caché : le rêve, la folie, la drogue. Ces expé-
riences sont d'ailleurs utilisées pour fournir des explications plausibles aux
événements extraordinaires. Devant un fait inexplicable, le personnage peut
se demander: « Est-ce un rêve? », « Suis-je ivre? », « Suis-je fou? ».

Le thème fantastique par excellence


Dans un tel cadre, le thème du double se situe d'une manière très cohérente:
il est le thème fantastique par excellence. Lorsqu'il surgit devant les yeux effa-
rés du personnage et du lecteur, le double, par sa simple présence inattendue,
ébranle l'une des distinctions fondamentales du rationalisme: celle qui est
posée entre l'ego, qui se perçoit a priori, et le monde, qui se découvre
progressivement. Toute idée de connaissance rationnelle semble présupposer
non seulement une séparation, mais une différence de nature entre le moi et
le non-moi. Du coup, rien ne peut mieux signifier la rupture de l'équilibre
rationaliste que l'irruption sur scène du double, ce moi qui se montre instan-
tanément comme un non-moi. En fait, l'apparition du moi au beau milieu
de la réalité représente un bouleversement profond. Le moi ne devrait pas
se constituer comme objet d'un regard et d'une pensée puisque, étant le sujet
de toute connaissance, il est ce regard et cette pensée.
Sa présence de l'autre côté de la barrière est déroutante, parce que le
moi est d'une nature contradictoire: s'il faut croire d'un côté qu'il fait par-
tie de la réalité, d'un autre il faut également admettre qu'il y est étranger:
il n'est pas rationnel, il est la raison. Le moi est donc le seul élément non
rationnel de la réalité. Or le double place le moi dans la réalité. Cette pré-
sence inattendue ne pourra jamais être expliquée, contrairement à celle de
tout autre objet sensible: elle est inexplicable parce que le moi, qui explique
tout, ne s'explique pas. Ou, pour dire les choses autrement, si le fantastique
est le genre qui par excellence instille le doute et le malaise au cœur des
rapports entre le sujet et le monde, le face-à-face du sujet avec lui-même repré-
sente la forme la plus intense de ce malaise: ce n'est plus un secteur du sujet
qui se trouve impliqué dans le doute et dans la perversion des rapports avec
l'extérieur - qu'il s'agisse de la raison, de l'imagination ou de la percep-
tion -, mais le sujet tout entier, en bloc, entraînant avec lui le monde tout
entier.
Le fantastique, on l'a vu, est le retour de l'inexplicable; le double, en
tant que thème fondamental du fantastique, correspond au retour du seul élé-
ment qui, même dans la théorie rationaliste, à partir des Descartes, n'était
pas expliqué, puisque le moi était la seule vérité postulée. Encore une fois
se confirme l'idée que le fantastique est un enfant (dévoyé et rebelle) de la
raison.
40 Visages du double

La place du double dans le fantastique


Si on le considère comme le thème fantastique par excellence, comment le
double s'articule-t-il par rapport aux autres grands thèmes fantastiques? Selon
quels critères le situer? Il paraît souvent plus proche de certains thèmes
que d'autres. Ainsi, le motif du pacte diabolique est lié au dédoublement
dans Les Élixirs du diable*, « Les aventures de la nuit de la Saint-Sylvestre* »,
La Confession du pêcheur justifié", Le Cavalier suédois* ou L'Étrange
Histoire de Peter Schlemihl*.
L'un des problèmes posés par le fantastique provient de la difficulté d'une
classification de ses principaux thèmes qui ne soit pas un simple catalogue
plus ou moins disparate. La Grande Anthologie du fantastique publiée chez
Presses Pocket, avec ses volumes consacrés respectivement à l'occultisme, aux
monstres, aux aberrations, aux cauchemars, etc., n'échappe pas à ce reproche.
L'un des mérites de l'Introduction à la littérature fantastique de Tzve-
tan Todorov consiste à proposer un classement raisonné des thèmes fantasti-
ques entre « thèmes du je », qui concernent la relation entre l'homme et le
monde, l'effacement des limites entre matière et esprit dans le fantastique,
et « thèmes du tu », liés à l'autre, que Todorov réduit au désir sexuel et plus
particulièrement à ses perversions (par exemple le vampirisme), et qui
concernent la relation de l'homme avec son désir, son inconscient. Ce que
l'on pourrait reprocher à cette classification, c'est de se fonder sur une inter-
prétation préexistante à la nature fantastique des motifs qu'elle entend clas-
ser. C'est vrai pour l'interprétation du vampirisme; ça l'est également pour
celle du dédoublement, classé dans les thèmes duje, parce que, dit Todorov,
l'impression ressentie par chacun de la multiplicité intérieure « s'incarnera »,
dans le fantastique, « au plan de la réalité physique 18 », autrement dit parce
que le dédoublement témoigne du passage dans la réalité physique d'une réa-
lité mentale. Mais le personnage qui se dédouble croit vraiment rencontrer
un autre lui-même (le lecteur y croit aussi), ou tout au moins - c'est le fon-
dement même de la théorie de Todorov - se demande s'il a affaire à une
transgression des lois fondamentales de la réalité ou si son esprit dérangé pro-
duit des visions. Toujours est-il que son double se présente bien comme une
réalité devant lui, sans rien qui prouve une extériorisation d'une scission men-
tale (ailleurs que dans l'esprit même du critique). Il y a en revanche, dans
le fantastique, des motifs où l'étrangeté est produite directement par la mise
en scène de cette action de l'esprit sur le monde, comme, par exemple, dans
les histoires de réalisation de souhaits ou de pouvoirs magiques.
Jean-Luc Steinmetz, de son côté, reproche à Todorov de fonder son clas-
sement sur des catégories extra-littéraires, et il propose une « thématique actan-

18. Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, op. cit., p. 122.


Le double au XIX' siècle 41

cielle » qui distingue les êtres et les actes. Les êtres constituent une réserve
de matérielle plus souvent traditionnel, fantômes, vampires, doubles, auto-
mates, monstres. Les actes traduisent ce que Steinmetz appelle une « régres-
sion », une descente vers un « empire du dedans 19 ».
Si l'on conserve l'idée que tout récit fantastique instaure nécessairement
le soupçon d'une perturbation des relations entre l'esprit et le monde, on peut
tenter une synthèse entre le classement de Todorov et celui de Steinmetz. Le
monde peut se trouver affecté dans la perception que le sujet en a ou l'expé-
rience qu'il en fait, selon les catégories fondamentales de l'espace, du temps,
de la matière. Plus localement, l'apparition de certains êtres témoigne de cette
perturbation: voir un fantôme, est-ce percevoir une réalité normalement invi-
sible, ou est-ce manifester un trouble psychique? L'être fantastique témoi-
gne à la fois d'une structure perturbée de l'univers et d'une façon différente,
pour une conscience, de s'intégrer dans cette structure. Enfin, cette pertur-
bation peut être le résultat d'une activité maîtrisée (plus ou moins bien) de
l'esprit par le sujet. On pourrait ainsi essayer de distinguer trois séries de motifs
fantastiques, qui se combinent fréquemment entre eux dans les mêmes récits :
1. la perturbation qui affecte la nature des choses, la structure du monde :
l'espace (motifs des communications insolites, des pièces sans issue, des rues
à l'existence intermittente, etc.), le temps (chronologies perturbées, inversées,
mélanges d'époques, temps accélérés ou ralentis), la matière (objets-univers,
objets aux pouvoirs étranges, densités aberrantes, démultiplications, etc.) ;
2. la perturbation qui affecte les êtres vivants soit en brouillant la dis-
tinction entre animé et inanimé (automates, golems, membres vivants, fan-
tômes, vampires, etc.), soit en sapant la cohésion et l'unité du vivant (doubles,
monstres, métamorphoses, possession, démons) ;
3. la perturbation résultant directement de l'action surnaturelle d'un être
sur le monde (pactes diaboliques, vœux réalisés, magie, suresthésie, divi-
nation, etc.).
La deuxième série constitue le groupe de thèmes essentiel, et sans doute
le plus répandu, alors que la première et la troisième apparaissent bien sou-
vent à titre d'accessoires. Au sein de cette deuxième série, le double constitue
bien un premier pôle, essentiel, qui remet en cause la logique même et insinue
que un peut parfois égaler deux; un autre pôle étant constitué par l'appa-
rition d'un diable ou d'un démon, c'est-à-dire d'un être qui est à la fois humain
et non humain. Le premier pôle ébranle l'unité de la personne, le second l'unité
de l'humain, les deux se rencontrant dans certains cas de possession.

19. Jean-Luc Steinmetz, La Littérature fantastique, Paris, PUF, coll. « Que sais-je? », 1990,
p.30.
Chapitre 3

L'émergence de modèles
dualistes de l'esprit

Le mesmérisme
Henri F. Ellenberger, dans son ouvrage consacré à l' Histoire de la décou-
verte de l'inconscient l, met en évidence la lente émergence de la « psychia-
trie dynamique» tout au long du XIX' siècle, puis son éclosion et son
affirmation avec Charcot, Janet, Freud au tournant du xx' siècle. Il montre
la continuité entre une série de phénomènes rituels, parascientifiques et scien-
tifiques, qui s'enchaînent d'une manière singulière, et non sans heurts. Une
évolution existe, malgré les conflits et les contradictions, de l'exorcisme au
magnétisme, du magnétisme à l'hypnotisme, de l'hypnotisme à la psycho-
thérapie moderne. Nous suivrons le schéma tracé par Ellenberger pour mon-
trer les grandes lignes du lent processus de découverte qui commence à la fin
du XVIIIe siècle et va conduire vers une connaissance plus approfondie du
psychisme humain.
Ce processus a une importance capitale pour notre étude sur le double :
la connaissance de sa dynamique permet de comprendre à quel point ce thème
littéraire est imbriqué dans la culture du XIX' siècle. Comme la philosophie,
la psychiatrie se pose un problème de dualité. Elle aboutira à des conceptions
J ualistes de la psyché, mais elle le fera à travers de longs débats soulevés par
des pratiques qui se fondent sur des conceptions appartenant à d'autres dis-
ciplines, la physique notamment: toutes les découvertes et les inventions sur
l'électricité fourniront matière à réflexion pour les psychiatres autant que pour
les écrivains.

1. Henri F. Ellenberger, Histoire de la découverte de l'inconscient, Paris, Fayard, 1994; éd.


originale: The Discovery of the Unconscious. The History and Evolution ofDynamic Psychiatry,
1970; une première traduction française de cet ouvrage avait paru en 1974 chez SIMEP Édi-
tions, sous le titre: À la découverte de l'inconscient. Histoire de la psychiatrie dynamique.
44 Visages du double

Mesmer et le magnétisme animal


Tout commence en 1775, avec la polémique entre un exorciste catholique et
un médecin des Lumières. Le père Johann Joseph Gassner, un curé de campa-
gne du Wurtemberg, était un guérisseur très célèbre. Les malades venaient le
voir en masse, et on colportait des récits étonnants sur ses guérisons. Il procé-
dait selon les règles de l'exorcisme: après avoir demandé au démon de se mani-
fester à travers les symptômes de la maladie, Gassner lui ordonnait de quitter
le corps du possédé. Les pratiques de Gassner soulevèrent d'interminables polé-
miques et plusieurs commissions d'enquête furent constituées par les différen-
tes cours d'Allemagne. La plupart des partisans des Lumières étaient contre
Gassner. L'une des ces commissions, en Bavière, demanda l'avis de Franz Anton
Mesmer, un médecin qui soutenait une nouvelle théorie: le magnétisme ani-
mal. À Munich, Mesmer, en les touchant simplement, arriva à produire chez
des patients les mêmes symptômes que Gassner : il soutint alors que Gassner,
sans le savoir, se servait du magnétisme animal. C'était une manière de faire
remonter à des causes entièrement physiques des effets apparemment extraor-
dinaires, et de démentir par là même toute explication ayant recours au surna-
turel. Gassner tomba en disgrâce auprès du pouvoir et de l'Église; il fut envoyé
dans une petite paroisse, où il termina sa vie obscurément.
Franz Anton Mesmer (1734-1815) est le fondateur d'une théorie qui aura
un énorme retentissement au XIX' siècle : le magnétisme animal, ou mesmé-
risme. Après avoir accompli des expériences en posant des aimants sur le corps
d'une femme à laquelle il avait fait ingérer du fer, il eut l'idée que la source
du magnétisme devait se trouver en lui, et non seulement dans les aimants.
Une nouvelle pratique thérapeutique était née: la magnétisation du patient.
Après son succès à la cour de Munich contre Gassner, et après d'autres exploits
publics, Mesmer essuya quelques échecs, qui soulevèrent des polémiques contre
lui de la part des médecins de Vienne. En 1778, il décida de partir pour Paris,
où un nouveau et vaste public pouvait s'intéresser à ses théories et à ses prati-
ques. Il s'y installa, et les patients se mirent à accourir dans son hôtel parti-
culier de la place Vendôme, où il les magnétisait. C'est alors qu'il écrivit et
publia le Mémoire sur la découverte du magnétisme animal (1779). Sa doc-
trine est ainsi résumée, en quatre points, par Henri F. Ellenberger :

Un fluide physique subtil emplit l'univers, servant d'intermédiaire entre l'homme,


la terre et les corps célestes, et aussi entre les hommes eux-mêmes; la maladie
résulte d'une mauvaise répartition de ce fluide dans le corps humain, et la guéri-
son revient à restaurer cet équilibre perdu; grâce à certaines techniques, ce fluide
est susceptible d'être canalisé, emmagasiné et transmis à d'autres personnes; c'est
ainsi qu'il est possible de provoquer des crises chez les malades et de les guérir 2.

2. Ibid., p. 93.
L'émergence de modèles dualistes de l'esprit 45

Tous les hommes sont porteurs d'une certaine quantité de magnétisme


animal, mais certains plus que d'autres. Mesmer se trouvait puissant, mais
se déclarait inférieur à Gassner, son rival exorciste. D'un point de vue
physique, le magnétisme se confond avec la loi de la gravitation universelle.
Il existerait un fluide universel qui est 1'« agent général », se manifestant diver-
sement : magnétisme, électricité, magnétisme animal. En fait, la doctrine de
Mesmer est unitaire : pour lui, tous ces phénomènes ne sont que les différentes
facettes d'une seule réalité physique. De plus, la maladie elle-même n'est qu'un
désordre dans l'harmonie générale, le symptôme d'une mauvaise répartition
du fluide. Mesmer pouvait d'ailleurs résumer ses vues médicales en un apho-
risme : « Il n'y a qu'une maladie, qu'un remède, qu'une guérison. » La
magnétisation devait guérir n'importe quel patient.
Ayant trop de clients, et ne pouvant tous les magnétiser, Mesmer inventa
le « baquet », appareil si fréquemment évoqué dans la littérature, et repré-
senté par des gravures (souvent satiriques) de l'époque. C'était une espèce
de large récipient autour duquel se disposaient les patients, appliquant des
parties de leur corps sur des tiges de fer. Ainsi, le magnétiseur pouvait distri-
buer son fluide sur plusieurs personnes à la fois. On peut situer l'apogée de
son succès vers 1784. À cette époque, ayant beaucoup de disciples, Mesmer
fonde la Société de l'Harmonie pour diffuser sa doctrine. Mais une commis-
sion d'enquête, ordonnée par le roi, se prononce de manière nettement néga-
tive sur le mesmérisme. Pour Mesmer, c'est le début d'une lente crise de
crédibilité : ses disciples ne le suivent plus complètement, la presse se moque
de lui, et il essuie quelques échecs thérapeutiques. En 1785 il quitte Paris et
se réfugie en Angleterre. La Société de l'Harmonie continue d'opérer, diri-
gée par ses disciples qui reprennent ses idées fondamentales : le pouvoir thé-
rapeutique est dans le guérisseur lui-même; celui-ci doit se mettre en harmonie
avec le malade; il doit provoquer chez lui des crises salutaires pour décou-
vrir la maladie latente.

Les disciples de Mesmer et l'hypnotisme


Armand de Puységur (1751-1825) est l'homme qui, transformant la magnéti-
sation en hypnose, a donné au mesmérisme l'impulsion décisive vers de nou-
veaux horizons psychologiques. Disciple de Mesmer, Puységur provoquait la
« crise parfaite» chez le patient en induisant chez celui-ci un état de sommeil
éveillé, où il était étrangement conscient. On s'aperçut que cet état ressem-
blait à celui des somnambules, et l'on inventa l'expression de « somnambu-
lisme artificiel» (remplacée plus tard par le terme d'« hypnose », inventé par
l'Anglais James Braid, en 1843).
Puységur est le premier mesmériste qui commence à douter de l'existence
du fluide animal, et à penser que tout est dans la volonté du magnétiseur.
Il fonde une autre société, active surtout en Alsace, abandonne les traitements
46 Visages du double

collectifs et se concentre sur le sommeil magnétique. Son activité, interrompue


par la Révolution, fut reprise ensuite. Vers la fin de sa vie, il retrouve Victor,
son premier hypnotisé, et fait une découverte essentielle : en état d'hypnose,
Victor se souvient de tous ses précédents états d'hypnose, même très anciens.
Il existe donc une continuité précise de la personnalité du sujet hypnotisé.
Tous les magnétiseurs du XIX' se réclameront de Puységur et poursui-
vront ses expériences. L'abbé Faria, Deleuze, Alexandre Bertrand et d'autres
continuent de pratiquer l'hypnose, et entreprennent l'étude sérieuse du com-
portement somnambulique. Ils sont malheureusement entourés de charlatans
qui organisent des séances publiques spectaculaires et contribuent à plonger
l'hypnotisme dans le discrédit scientifique.

Mesmérisme et romantisme
En Allemagne, le magnétisme est accepté par la science officielle, alors qu'en
France il en est rejeté. Dans les universités allemandes, on peut faire des étu-
des de magnétisme. C'est le monde intellectuel allemand dans son ensemble
qui est charmé par la doctrine de Mesmer et de ses disciples. On peut suppo-
ser que ce succès est dû au fait que l'idée de fluide universel fournit un argu-
ment à une conception organiciste de l'univers. Les romantiques allemands
adhèrent au mesmérisme à cause de cette caution scientifique qu'il semble
donner à l'idée d'un univers uni et cohérent, régi par un seul et unique prin-
cipe, et permettant la communication entre toutes ses parties et ses éléments.
C'est ainsi qu'une version philosophique du magnétisme se fait jour, à tra-
vers la Naturphilosophie de Franz von Baader, de Henrick Steffens et d'autres
théoriciens, mais aussi d'un poète comme Novalis.
Grâce au fluide mesmérique, l'homme peut rentrer en contact avec l'uni-
vers entier, et peut-être avec l'âme du monde, l'Être. La vie de l'individu n'est
qu'un morceau arraché à la vie universelle, à l'unité cosmique. La vie du cos-
mos est « un dialogue du Tout avec lui-même », selon Steffens, et ce dialo-
gue « se poursuit en chacun de nous 3 ». Du coup, toute pratique se fondant
sur la communication fluidique peut offrir, aux yeux des romantiques alle-
mands, une possibilité de contact avec les secrets les plus cachés de l'univers.
L'homme hypnotisé, ou le somnambule, avait peut-être accès à des révéla-
tions comparables à celles des mystiques. Cela explique l'intérêt qu'un écri-
vain comme Clemens Brentano portait au cas de Katharina Emmerich, une
femme qui, dans ses états cataleptiques, voyait se dérouler la passion du Christ
et souffrait avec lui. Brentano se fit le secrétaire de la sainte et rédigea deux
livres sur ses visions. À travers la philosophie de la nature, le magnétisme
(au départ matérialiste) glissait ainsi vers la mystique religieuse. Un autre cas,

3. Cité par Albert Béguin, L'Âme romantique et le rêve, Paris, José Corti, 1939, p. 72.
L'émergence de modèles dualistes de l'esprit 47

celui de la voyante Friedericke Hauffe, fut étudié par Justinus Kerner et sus-
cita l'intérêt de beaucoup de savants allemands. Dans ses états seconds, elle
prédisait l'avenir et s'exprimait dans une langue inconnue.
En France, le romantisme n'est pas aussi proche des tendances magnéti-
ques. La réflexion philosophique et scientifique est d'ailleurs beaucoup moins
influencée par ces conceptions. Mais il reste que la plupart des écrivains sont
attirés par l'idée centrale du mesmérisme: ils s'en servent pour bâtir des fic-
tions, mais aussi de véritables visions du monde. Tel est le cas de Balzac, qui
fait du fluide universel un soubassement de sa théorie sur l'unité de la matière
et de l'esprit, ou de l'identité entre pensée et énergie.

Le spiritisme
Le spiritisme est une croyance nouvelle, qui se manifeste soudainement aux
États-Unis, à partir de 1848, et se développe dans les années suivantes en
Europe. Tout commence avec un fait divers: la famille Fox, habitant un vil-
lage dans l'état de New York, entendait des bruits nocturnes dans la maison
où elle avait récemment emménagé. M. et Mme Fox, avec leurs deux filles,
arrivèrent à communiquer avec les esprits qui hantaient la maison par le moyen
d'une sorte d'alphabet de coups, et ces esprits leur permirent de découvrir
un meurtre commis autrefois dans la maison : un homme avait été enterré
dans la cave. Cette histoire, qui paraît empruntée à un roman gothique, eut
un énorme retentissement : les Fox firent connaître leur système, et tout le
monde voulut entrer en communication avec les esprits.
Une vague impressionnante de spiritisme, avec ses théoriciens et ses pra-
ticiens, déferla sur l'Europe: tout salon eut sa table tournante, les séances
étaient une curiosité mondaine, les techniques de communication se diversi-
fiaient. Le langage des coups fut remplacé par la parole du médium, ou par
l'écriture médiumnique. À Paris, un salon célèbre comme celui de Mme de
Girardin, nouvelle adepte, réunissait autour d'une table tournante les intel-
lectuels les plus distingués. On sait que Victor Hugo, qui venait de perdre
sa fille, fit de nombreuses expériences de communication avec elle. Le spiri-
tisme français trouva en Hippolyte Rivail, un enseignant de mathématiques
qui prit le nom d'Allan Kardec, son chef et son doctrinaire.
Tout cela a un intérêt plus qu'anecdotique. Non seulement parce que le
spiritisme a eu des échos littéraires, comme en témoigne le dernier roman de
Théophile Gautier, Spirite (1866), mais aussi parce qu'il a fourni l'occasion
de réaliser des observations phychologiques nouvelles. Par exemple, l'étude
de phénomènes inconscients, comme l'impulsion donnée à la table tournante
par des participants à la séance, ou bien de nouvelles expressions de l'incons-
cient, comme l'écriture automatique. Plus généralement, le médium, ce nou-
veau personnage créé par le spiritisme, s'est prêté à l'observation des états
seconds, comme l'état de transe.
48 Visages du double

Dans la perspective du double, le spiritisme participe donc du dévelop-


pement de ces conceptions et techniques parascientifiques qui ouvrent des pers-
pectives nouvelles sur la vie de l'esprit, et qui se retrouvent abondamment
dans les récits de fiction à la fin du XIXe siècle. L'homme, de plus en plus,
paraît exister sur deux plans, entre lesquels des communications sont possibles.

Crise et revanche de l'hypnotisme


Entre 1860 et 1880, le magnétisme et l'hypnotisme tombent dans un discrédit
total. Mais la pratique de l'hypnose et la réflexion sur sa nature, son utilité
sont relancées par Auguste Ambroise Liébault (1823-1904), fondateur de
l'école de Nancy. Liébault est un médecin de campagne qui pratique le magné-
tisme. Il soigne ses clients de cette manière et gratuitement. Il tire les conclu-
sions de ses expériences dans son essai Du sommeil et des états analogues,
considérés surtout au point de vue de l'action du moral sur le physique, qui
paraît en 1866. Pour lui, le sommeil hypnotique ne diffère pas du sommeil
normal, sauf qu'il est provoqué, et que les sujets restent en rapport avec
l'hypnotiseur. Il fut considéré comme un charlatan ou un fou, jusqu'à ce qu'un
universitaire et médecin réputé, Hippolyte Bernheim (1840-1919), lui rende
visite en 1882 et se convertisse à ses idées.
Bernheim publia, en 1884, 1886 et 1891, trois ouvrages qui réhabilitaient
l'hypnotisme. Une nouvelle saison de recherches s'ouvrait: le sommeil hypno-
tique paraissait permettre l'accès à des aspects inconnus de la personnalité
de chacun. Le moi de l'hypnotisé était un autre moi. Parallèlement au travail
de Bernheim, une autre activité de recherche était entamée à Paris, à l'école
de la Salpêtrière, sous la direction du psychiatre Jean-Martin Charcot
(1825-1893). Celui-ci avait la charge d'un service de la Salpêtrière où se trou-
vaient des femmes souffrant de convulsions. Il distingua les épileptiques des
hystériques et utilisa l'hypnose sur les hystériques. En 1882 (en même temps
que Bernheim), il réhabilita l'hypnotisme avec une communication à l'Aca-
démie des Sciences, qui l'avait toujours condamné.
L'hystérie était traditionnellement considérée comme un trouble des fonc-
tions utérines. En 1859, le médecin Paul Briquet avança le premier l'idée que
l'hystérie devait être une « névrose de l'encéphale », et un problème psycho-
logique. On commença alors à la mettre en rapport avec les états somnambu-
liques et hypnotiques. Charcot, faisant la synthèse entre la tradition des
hypnotiseurs et celle de la psychiatrie officielle, accepte l'idée de Briquet et
établit un lien entre les phénomènes hystériques et hypnotiques. Il rapproche
l'hystérie de l'automatisme ambulatoire et du dédoublement de la personna-
lité. Il affirme également que les phénomènes de possession démoniaque pou-
vaient être expliqués comme des formes d'hystérie. Ses cours, où il montrait
des femmes hystériques et provoquait devant ses étudiants la « crise parfaite »,
eurent une énorme influence, partiellement due à leur caractère spectaculaire.
L'émergence de modèles dualistes de l'esprit 49

Ainsi assimilée à d'autres états seconds, l'hystérie prenait sa place au cœur


d'une nouvelle problématique, la dualité psychique. Selon Alfred Binet (auteur
des Altérations de la personnalité, 1892), l'hystérie correspond à un dédou-
blement de la personnalité: « Deux états de conscience, écrit-il, s'ignorant
mutuellement peuvent coexister dans l'esprit d'un sujet hystérique. »

Traits fondamentaux et sources de la première psychiatrie dynamique

Selon Henri F. Ellenberger, on peut ainsi résumer les éléments fondamen-


taux qui permettent l'essor de la psychiatrie dynamique:
1. L'hypnotisme comme voie d'approche de l'inconscient.
2. Intérêt pour un certain nombre de « maladies magnétiques» : somnam-
bulisme, léthargie, catalepsie, dissociation de la personnalité, et, plus tard,
hystérie.
3. Dégagement progressif d'un modèle dualiste de l'esprit: conscient/
inconscient.
4. Passage de l'idée de fluide à l'idée d'énergie mentale.
S. Naissance de nouveaux thérapeutes: magnétiseurs, hypnotiseurs; et de
nouvelles thérapies, fondées sur le rapport personnel entre patient et thé-
rapeute.
Toujours selon Henri F. Ellenberger, les sources fondamentales de la pre-
mière psychiatrie dynamique sont au nombre de trois:
1. La pratique de l'exorcisme et l'étude des phénomènes de possession.
2. L'idée d'imagination, dans le sens qu'on donnait au mot à la Renaissance,
et qui est plutôt proche de notre idée actuelle de suggestion. La suggestion,
c'est-à-dire une activité psychologique, peut produire la maladie et aussi la
guérir (cela explique la présence de certains symptômes, ou les guérisons magi-
ques, etc.).
3. L'hypnotisme. Déjà connue par plusieurs civilisations, l'hypnose est redé-
couverte dans l'Europe du XIX' siècle.

L'hypnotisme a permis d'observer des phénomènes divers qui, tous, déter-


minent la formation d'un modèle dualiste de l'esprit. D'abord, le fait que
la personne hypnotisée, quand elle se réveille, oublie ce qu'elle a pu dire ou
entendre pendant l'hypnose, mais qu'elle en garde le souvenir d'une séance
à l'autre. Ensuite, le phénomène de la « suggestion post-hypnotique» : mal-
gré son apparent oubli, l'hypnotisé peut garder, mystérieusement inscrit dans
son esprit, un ordre reçu sous hypnose (Maupassant construit sur ce phéno-
mène un épisode du « Horla* »). Enfin, l' « hypermnésie» : des souvenirs
d'enfance, relatifs à des événements complètements oubliés à l'état de veille,
peuvent refaire surface pendant l'hypnose. On parle alors de « régression
hypnotique» vers les expériences du passé.
Dans la pratique hypnotique, l'hypnotiseur a un rôle de premier plan.
C'est ce très grand pouvoir qui a rapidement posé un problème moral: celui
50 Visages du double

de la responsabilité de l'hypnotisé, par rapport aux actes commis sous hypnose.


De même, pouvait-on tenir pour responsable de ses actes un somnambule?
En Allemagne, au début du XIX· siècle, fut débattu le cas du berger Sôrgel,
qui avait commis un meurtre sans s'en rendre compte: il fut acquitté par le
tribunal sur la base d'expertises psychiatriques. La responsabilité de l'hypno-
tiseur fut également discutée: pouvait-il contraindre des sujets innocents à
commettre des crimes involontaires? pouvait-il profiter d'une femme hypno-
tisée? La littérature ne tarda pas à s'emparer de ces problématiques, parfois
de manière comique, parfois sérieusement. Mais le problème finit par se ren-
verser : on en arriva à se demander si ce qui était dit sous hypnose, ou ce
qui était fait en état somnambulique, n'était pas justement ce qu'on avait pro-
fondément envie de dire et de faire. N'étaient-ce pas les désirs et les tendan-
ces les plus secrètes de l'homme qui, de la sorte, étaient montrées? Là aussi,
il y avait matière pour la fiction.

Les cas de personnalités multiples considérés


par la psychiatrie du XIXe siècle
De nombreux cas de dissociation de la personnalité furent racontés au
XIX· siècle par des magnétiseurs, des hypnotiseurs, des médecins et des
psychiatres. Il semble que ces récits commencent à paraître lorsque toute foi
en l'idée de possession diabolique a disparu. On peut d'ailleurs croire que
beaucoup de possédés, examinés par les exorcistes, étaient en réalité des hom-
mes et des femmes manifestant des symptômes de dissociation de la person-
nalité.

Mary Reynolds
Le cas de personnalités multiples le plus célèbre est sans doute celui d'une
femme qui a été connue en France comme la « dame de Macnish », parce
que son histoire avait été racontée par Robert Macnish (1802-1837), un médecin
et écrivain écossais, dans Philosophy of Sleep 4 (1830). La « dame de Mac-
nish » était une Américaine qui s'appelait Mary Reynolds; sa pathologie fut
décrite plus tard - et plus amplement - par d'autres psychiatres.
À l'âge de 19 ans, Mary Reynolds commença à tomber régulièrement
dans un état de sommeil dont elle se réveillait avec une autre personnalité.
La première fois, elle avait perdu l'ouïe et la vue, qu'elle recouvra assez rapi-
dement. La deuxième fois, elle se retrouva dans l'état d'un nouveau-né: elle
avait perdu la mémoire et ne savait plus parler ; elle dut réapprendre (bien
plus rapidement qu'un enfant, cependant) tout ce qu'elle avait oublié. Au

4. Page 113 dans l'édition de 1859(Glasgow, W.R. M'Phun), la seule que nous avons pu consulter.
L'émergence de modèles dualistes de l'esprit 51

bout de quelques semaines, Mary Reynolds retrouva soudainement son état


normal, c'est-à-dire sa personnalité première: elle n'avait aucune conscience
de ce qui lui était arrivé. Plus tard, elle retomba à nouveau dans son mysté-
rieux sommeil, dont elle sortit en reprenant sa seconde personnalité, désor-
mais développée et adulte.
Les deux Mary Reynolds différaient nettement par leur caractère : la
première était plutôt calme et réfléchie, la seconde joyeuse et insouciante. Cha-
cune avait conscience de l'existence de l'autre, et chacune craignait de dispa-
raître au profit de l'autre. L'alternance des deux personnalités se poursuivit
régulièrement jusqu'à l'âge de 35 ans; ensuite, la seconde Mary Reynolds
l'emporta sur la première et resta stable jusqu'à sa mort, à l'âge de 62 ans.

Estelle
Un cas semblable a été raconté par le docteur Antoine Despine 5 avec l'his-
toire d'Estelle, une jeune fille qu'il avait soignée à partir de 1836, à Aix-les-
Bains. Estelle, âgée de onze ans, se plaignait de très fortes douleurs qui l'empê-
chaient de marcher et elle était sujette à des hallucinations. Despine essaya
sur elle un traitement magnétique. Dans ses états de sommeil hypnotique,
Estelle montrait une personnalité tout à fait différente: elle ne ressentait pas
les mêmes souffrances qu'en état de veille et pouvait marcher; en revanche
elle manifestait de violentes phobies. Sa personnalité somnambulique prit pro-
gressivement le dessus : Estelle commença à la recouvrer sans que Despine
l'hypnotisât. Chaque jour, pendant une moitié de la journée, elle était l'autre.
Au bout de deux mois de cette double vie, la première personnalité manifesta
des signes de guérison : elle put lentement recommencer à marcher. Les deux
personnalités fusionnèrent : quelques mois plus tard, il n'y avait plus de dis-
tinction entre l'état de veille et l'état hypnotique. Estelle était libérée de ses
phobies et de ses souffrances physiques.
L'intuition qui dirigea le travail de Despine fut que la personnalité
« normale» ou saine d'Estelle n'était pas sa première personnalité, mais au
contraire celle qui apparaissait grâce à l'hypnose.

Ansel Bourne
Le cas d'Ansel Boume, un Américain né en 1826, fut raconté par le psychia-
tre William James 6. Ansel Boume était charpentier, mais également prédi-

5. Antoine Despine, De l'emploi du magnétisme animal et des eaux minérales dans le traitement
des maladies nerveuses, suivi d'une observation très curieuse de guérison de névropathie, Paris,
Baillière, 1840.
6. William James, The Principles of Psychology; New York, Holt, 1890. Ce cas a été récem-
ment étudié par Michael G. Kenny, dans The Passion of Ansel Boume. Multiple Personality
in American Culture, Washington, Smithsonian Institution Press, 1986.
52 Visages du double

cateur - il s'était converti à la suite d'une maladie et d'une guérison qu'il


avait crues miraculeuses. Un jour il quitta son domicile dans le Rhode Island,
retira son argent de la banque et disparut. Quinze jours après il réapparut,
sous un autre nom et persuadé d'être un autre homme: Albert Brown s'ins-
talla dans une ville de Pennsylvanie et ouvrit un commerce. Sa nouvelle vie
ne dura pas longtemps : un matin - deux mois plus tard - il se réveilla dans
son ancienne personnalité : il se sentait à nouveau Ansel Boume, et ne com-
prenait pas pourquoi il n'était pas chez lui. Sa famille le retrouva et il put
retourner à sa vie normale, qu'il ne quitta plus.
Plus tard, toutefois, William James eut la possibilité de le soumettre à
l'hypnose: dans l'état hypnotique, Ansel Boume redevenait Albert Brown,
et se souvenait parfaitement de tout ce qu'il avait fait pendant ces deux mois
dont sa première personnalité n'avait aucun souvenir.

Félida
Un médecin de Bordeaux, Eugène Azam (1822-1899), fit connaître le cas d'une
de ses patientes, Félida, qu'il suivit à partir de 1858 7 • Félida était une
ouvrière qui manifestait tous les jours les symptômes d'une crise violente, puis
tombait dans une sorte de sommeil, et se réveillait enfin avec une autre per-
sonnalité. Sa première personnalité était très introvertie et maussade, la
seconde plus joyeuse et même exaltée. Dans son premier état, elle souffrait
de nombreuses douleurs (maux de tête, etc.), alors qu'elle s'en débarrassait
complètement dans le second état. Lorsque Azam lui apprit qu'elle était
enceinte, Félida déclara que c'était impossible; mais la chose ne surprit pas
son autre personnalité qui, elle, savait parfaitement qui était le père de l'enfant.
Il est curieux de remarquer que cette circonstance (la femme tombée enceinte
qui se croit « innocente ») était également un sujet littéraire à l'époque: c'est
celui du roman de Barbey d'Aurevilly, Une histoire sans nom, publié en
1882 8 •
Les deux Félida restèrent toujours séparées : il n'y eut pas de fusion des
personnalités ; mais la seconde se fit plus fréquente que la première, dans
laquelle les troubles et les symptômes demeuraient nombreux. Il faut noter
que, chez Félida, la seconde personnalité connaissait la première, alors que
la première ignorait tout sur la seconde. C'est le cas le plus fréquent de per-
sonnalités multiples, qu'on appelle « amnésiques dans un seul sens », alors
qu'elles peuvent se montrer, en revanche, « mutuellement conscientes l'une
de l'autre », ou bien « mutuellement amnésiques ».

7. Eugène Azam, Hypnotisme, double conscience et altération de la personnalité, préface de


J.-M. Charcot, Paris, Baillière, 1887. Sur ce cas, voir l'article de Jacqueline Carroy, « Entre
mémoire et oubli, les deux vies de Félida », Revue internationale de psychopathologie, 5, 1992.
8. Voir infra, p. 146.
L'émergence de modèles dualistes de l'esprit 53

Dans tous ces cas - Mary Reynolds, Estelle, Ansel Boume, Félida -,
il s'agit de personnalités successives, c'est-à-dire qui se manifestent séparé-
ment, en des phases différentes. Il est beaucoup plus rare qu'elles se manifes-
tent simultanément, dans un sujet qui se croit parfois « habité» par une autre
conscience, sans perdre la sienne habituelle. Les personnalités multiples
peuvent dépasser le chiffre deux, puisque Christine Beauchamp, traitée par
Morton Prince sous hypnose au tournant du siècle, disposait de quatre per-
sonnalités : une timide et travailleuse, une fantaisiste, une farceuse et une
« idiote ». Enfin, la multiplicité des personnalités peut produire des symptômes
étonnants puisque, selon Henri F. Ellenberger, Marisa, dont le cas a été étudié
par Morselli en 1953, disposait d'un encéphalogramme différent pour chacune
de ses personnalités.

Le dipsychisme
Vers la fin du XIXe siècle, un nouveau modèle de l'esprit humain se fait jour.
À travers les très nombreuses expériences et observations accumulées, d'abord
grâce aux hypnotiseurs mesméristes, ensuite grâce aux recherches de la psychia-
trie officielle, qui intègre l'hypnotisme comme technique thérapeutique, l'idée
s'affirme d'une complexité de l'esprit, et plus particulièrement de sa dualité.

Inconscient fermé, inconscient ouvert


En 1890, l'Allemand Max Dessoir publie Das Doppel-Ich, où il expose l'idée
qu'existent deux niveaux de l'esprit: la « conscience supérieure» et la « cons-
cience inférieure ». La conscience inférieure se manifeste dans les rêves, ainsi
que pendant le somnambulisme et l'hypnose. Les phénomènes de dédouble-
ment de la personnalité s'expliquent par un développement de la conscience
inférieure, qui devient assez forte pour s'imposer à l'autre. Chaque homme
ayant un double moi, le dédoublement n'est qu'une forme pathologique de
la dualité humaine.
L'idée d'inconscient perce à travers la « conscience inférieure» de
Dessoir. Edvard von Hartmann, dans sa Philosophie de l'inconscient (1869),
fait de ce dernier une force universelle et impersonnelle : personne ne peut
connaître le sujet inconscient de sa conscience. C'est l'insconscient qui me
constitue et me dirige sans que je le sache, et qui peut aussi me faire devenir
un autre. Mais cette idée naissante, qui sera formalisée par la psychanalyse
et s'imposera au point de devenir un concept clé de la pensée et des mentalités
au XXe siècle, pouvait, dans le cas d'un inconscient personnel, être conçue
de deux manières opposées :
• Pour Dessoir, comme pour Freud, l'inconscient, cet« esprit caché »,
est fermé, limité par l'expérience individuelle. Du coup, la psychanalyse freu-
dienne du XXe siècle se concentre sur le rapport entre inconscient et expérience
enfantine.
54 Visages du double

• Mais l'inconscient peut aussi être conçu comme un « esprit caché»


ouvert, en communication avec d'autres mondes, des vies antérieures, etc.
Toutes les interprétations mystiques, ou spirites, des états seconds se situent
dans cette perspective. Le jungisme, avec l'idée d'archétype collectif, conçoit
lui aussi l'inconscient comme un espace ouvert.
Toutefois, la notion d'inconscient, telle qu'elle émerge de plus en plus
nettement dans la seconde moitié du XIX' siècle, ne débouche pas seulement
sur la psychanalyse. La psychiatrie la plus positiviste parvient à l'intégrer.
Les phénomènes de dédoublement de la personnalité ont nourri la recherche
médicale à la fin du XIX' siècle. Il suffit de donner à « inconscient» le sens
de toute activité qui n'est pas maîtrisée par la conscience pour en faire une
activité de nature essentiellement physiologique. Dès lors, le conscient dépend
de l'inconscient comme l'esprit est une émanation du corps.

L'inconscient organique: Théodule Ribot


Cette position, qui fleure bon le matérialisme de la médecine Ille République,
est résolument adoptée par Théodule Ribot. Celui-ci se réclame de Edvard von
Hartmann pour étudier, dans Les Maladies de la personnalité (1885), le dédou-
blement comme une maladie d'origine somatique parmi d'autres.
D'emblée, Ribot annonce clairement ses positions en affirmant que
« l'individu psychique n'est que l'expression de l'organisme 9 ». Si en effet,
pour certains êtres animés, « on voit l'individu psychique se former par la fusion
plus ou moins complète d'individus simples 10 », ne pourrait-il en être de même
pour la personne humaine? N'est-elle pas un « tout de coalition» ? « "Deux
âmes, disait Goethe, habitent dans ma poitrine." Pas deux seulement li »
ajoute Ribot. On retrouve l'idée exactement semblable d'un homme « confé-
dération de citoyens» dans Dr Jeky// et Mr Hyde*, qui paraît la même année.
Il y a bien selon Ribot une vie inconsciente de l'esprit, que l'on peut décrire
en termes physiologiques, et qui influe directement sur la vie consciente,
laquelle lui est subordonnée. La personnalité de chacun repose sur un équili-
bre entre les tendances centripètes et centrifuges de cette multiplicité qui le
forme et grouille sous le niveau de sa conscience. Cette personnalité change
avec les variations de l'ensemble de l'organisme. Donc, « le moi n'existe qu'à
condition de varier continuellement, ce point est incontesté. Quant à son iden-
tité, ce n'est qu'une question de nombre: elle persiste tant que la somme des
états qui restent relativement fixes est supérieure à la somme des états qui
s'ajoutent à ce groupe stable ou s'en détachent 12 », Les perturbations de la

9. Théodule Ribot, Les Maladies de la personnalité, Paris, Alcan, 1885, pp. 2-3.
10. Ibid., p. 3.
Il. Ibid., p. 78.
12. Ibid., p. 33.
L'émergence de modèles dualistes de l'esprit 55

personnalité, parmi lesquelles le dédoublement, sont déterminées par une rup-


ture trop violente de cet équilibre, un changement brusque au sein d'un chan-
gement permanent: « C'est encore à des perturbations de la sensibilité générale
qu'il faut rapporter cette illusion de malades ou convalescents qui se croient
doubles I3. »
Pour illustrer son propos, Ribot rapporte une anecdote lue dans les Anna-
les médico-psychologiques de 1856 : un vieux soldat, nommé Lambert, se
croyait mort depuis la bataille d'Austerlitz. Quand on lui demandait de ses
nouvelles, il disait: « Le père Lambert? Il n'est plus. Ce que vous voyez
là n'est pas lui, c'est une mauvaise machine qu'ils ont faite à sa ressem-
blance 14. » Pour Ribot, l'affaire est claire: le bouleversement organique créé
par la blessure « a eu pour résultat de faire naître une autre conscience orga-
nique, celle d'une "mauvaise machine" »et« le sentiment de l'identité man-
que, parce que, pour les états organiques comme pour les autres, il ne peut
résulter que d'une assimilation lente, progressive et continue des états
nouveaux 15 »,
Mais le père Lambert n'est pas encore un véritable cas de double. Il s'agit
plutôt d'un effondrement de la personnalité, dans lequel le moi n'est plus
qu'un souvenir dans un organisme privé d'identité propre. Ribot examine des
cas de personnalités multiples, celui par exemple d'un aliéné de l'asile de
Vanves qui, tous les dix-huit mois, se laissait pousser la barbe et se croyait
lieutenant d'artillerie, pour redevenir ensuite, pendant un an et demi, un gla-
bre solitaire, lisant L'Imitation de Jésus-Christ. Quelle peut être la cause orga-
nique de ce type de pathologie mentale ?
Certaines théories médicales voient dans le dédoublement la conséquence
de la présence de deux hémisphères encéphaliques. Ces théories s'appuient
sur l'observation du changement entre côté droit et côté gauche, et des dissy-
métries entre les capacités et les comportements des malades sous hypnose.
Ribot écarte cette hypothèse parce que les personnalités multiples dépassent
fréquemment le chiffre deux. Il préfère envisager le dédoublement comme
la conséquence d'une perturbation, non seulement de l'encéphale, mais de
l'ensemble de l'organisme. Pour cela, il établit une distinction entre person-
nalités multiples successives, et dédoublement.
La personnalité n'est guère que l'état de conscience prépondérant au sein
de la diversité: « [... ] notre corps peut de même prendre, coup sur coup, deux
attitudes contraires, sans cesser d'être le même corps 16. » La multiplicité fait
donc partie de la structure même de la personne. Pourquoi, cependant, ces

13. Ibid., p. 39.


14. Ibid., p. 37.
15. Ibid., p. 38.
16. Ibid., p. 120.
56 Visages du double

changements violents de personnalité, qui sont de nature pathologique ? Parce


que « la personnalité résulte de deux facteurs fondamentaux, la constitution
du corps avec les tendances et sentiments qui la traduisent, et la
mémoire 17 ». Si les troubles sont assez profonds pour affecter les bases orga-
niques de la mémoire, alors un nouveau moi stable se forme qui ignore le pre-
mier. Lorsque deux personnalités coexistent dans la même période (comme ces
malades qui tentent de se suicider pour tuer « l'autre », ou dont la main gauche
se bat avec la main droite, ou qui sont simultanément couchés dans leur lit
et en train de se promener), il s'agit d'une sorte de superposition: le malade
se croit double durant la période de passage d'une personnalité à l'autre.

Autoscopie et vision cénesthésique: Paul Sollier


Dans le même esprit, qui mêle le positivisme scientiste et l'usage de l'hypnose,
le docteur Paul Sollier, dans un ouvrage de 1903, Les Phénomènes d'auto-
scopie, s'intéresse au cas particulier de l'autoscopie. Pour lui, il n'y a pas
une, mais deux autoscopies, qui relèvent d'une même réalité psychologique.
Tout le monde connaît l'autoscopie externe, le fait de se voir, mais l'autoscopie
interne est moins connue : certains malades parviennent à voir leurs organes
et leur fonctionnement. Sollier considère que l'autoscopie externe est une vision
« cénesthésique ». Cela signifie que la conscience, en général vague et d'ori-
gine sensorielle, que nous avons de notre unité corporelle peut s'extérioriser,
se traduire en termes uniquement visuels. L'identité confusément perçue
devient l'identité vue; l'autoscopie est une « sensation objectivée 18 », non
une hallucination.
Le XIX' siècle fournit un grand nombre de cas littéraires célèbres, et, après
avoir relevé une première mention de l'autoscopie dans le livre III, chapitre
quatre, des Météores d'Aristote, Sollier évoque quelques exemples fameux:
Shelley qui voyait parfois devant lui sa propre personne, l'anecdote connue
de Goethe voyant venir à sa rencontre un cavalier qui était lui-même (dans
Poésie et Vérité, 1811-1814 et 1831), « Le double* »de Heine, « La nuit de
décembre* » de Musset, et surtout Maupassant qui, alors qu'il travaillait un
soir dans son cabinet, vit son double venir s'asseoir devant lui et lui dicter
ce qu'il écrivait: « [... ] du reste, Le Horla de cet auteur n'est que l'ébauche
de l'hallucination cénesthésique que nous décrivons ici 19. »
Sollier rapproche ces témoignages littéraires d'un certain nombre d'obser-
vations de cas cliniques effectuées par lui. Il s'agit très souvent de femmes
ou d'adolescents « hystériques ». Dans de nombreux cas, le sujet se voit, ou

17. Ibid., p. 81.


18. Paul Sollier , Les Phénomènes d'autoscopie, Paris, Alcan, 1903, p. 40.
19. Ibid., p. Il.
L'émergence de modèles dualistes de l'esprit 57

sent un étranger invisible qui le contrecarre ou le tourne en dérision. Clau-


dine B., grande hystérique, se voit la nuit couchée à côté d'elle-même. Il lui
semble être en bois et que son double se moque d'elle, lui reprochant d'être
malade. Dinah M. déclare qu'elle « a toujours senti deux moi en elle» qui
se parlent au creux de l'épigastre et s'opposent. Elle voit un personnage vêtu
de noir qui lui parle d'amour. Dans ces moments, son épiderme est totale-
ment insensible (Ribot, comme Sollier, remarquent que dans l'hystérie, et dans
les cas de dédoublement, l'insensibilité du sujet est un symptôme fréquent).
« Elle m'explique qu'il y a quatre personnes en elle: d'abord les deux voix
qui discutent contradictoirement en elle; la troisième, qui assiste à leur débat,
c'est elle-même; et enfin le personnage extériorisé, objectivé, qui lui est à
la fois étranger et qui est cependant elle-même aussi, car il est moralement
identique à elle 20. »
L'autoscopie peut être « négative» : comme dans « Le Horla* », le sujet
ne se voit plus dans la glace et Sollier mentionne des exemples cliniques pro-
ches du récit de Maupassant. En dehors de l'autoscopie purement spéculaire,
on rencontre des cas d'« autoscopie dissemblable », où l'on se voit sous un
autre aspect. La forme fondamentale et la plus simple est celle où la présence
du double est sentie mais ne se manifeste pas visuellement. Sollier développe
ici un argument important de sa théorie du double comme extériorisation de
l'identité physiologique: comment celui qui voit son double pourrait-il avoir
cette certitude immédiate, indiscutable que c'est lui-même qui se tient en face
de lui, et non un autre qui lui ressemble, s'il ne le savait pas déjà en quelque
sorte intérieurement? C'est le « sentiment cénesthésique» qui lui donne cette
certitude.
Guérir l'autoscopie revient donc souvent à guérir de l'hystérie, qui n'est
plus considérée, au moment où écrit Sollier, comme une maladie d'origine
utérine, mais comme un engourdissement de l'écorce cérébrale (d'où l'insen-
sibilité). D'ailleurs, « les hystériques confirmés ne sont que des vigilambules,
dont l'état de sommeil est plus ou moins profond, plus ou moins étendu 21 »,
Par conséquent, l'hypnose peut permettre de les réveiller, et de les guérir. Sous
hypnose, Sollier ordonne à ses malades de reprendre conscience de leur corps
membre à membre, organe par organe.
Quant à l'autoscopie interne, c'est la même chose, mais à l'envers si l'on
peut dire: certains malades, très peu cultivés par ailleurs, s'avèrent capables
de décrire en détail la structure interne - même microscopique - de leur
corps, de voyager visuellement dans leurs intestins, leurs artères. Pour soi-
gner une jeune femme hystérique atteinte d'autoscopie interne, Sollier la guida,

20. Ibid., p. 24.


21. Sollier cite son propre ouvrage, Genèse et nature de l'hystérie, Paris, Alcan, 1897, p. 520
(par « vigilambule », Sollier entend « somnambule »),
58 Visages du double

sous hypnose, dans une « reconstruction », organe par organe, de son corps,
jusqu'à ce qu'elle ait un aperçu global d'elle-même. La sensibilité revint alors.
Dans un deuxième temps, elle devint capable de passer à la sensation psychi-
que, morale d'elle-même et déclara qu'elle était redevenue elle-même. Avant,
elle n'était qu'une « machine ».
Chapitre 4

Les théories du double

Les théories philosophiques et psychologiques


Otto Rank
Dans Le Double, qu'il rédige en 1914 après avoir assisté à la projection de
L'Étudiant de Prague* de Hanns Heinz Ewers, Otto Rank 1 utilise les
données multiples que lui fournissent le cinéma, la littérature, les mythes et
les coutumes populaires pour tenter d'interpréter la figure du double dont
le film de Ewers lui a fourni une image fascinante. En utilisant les hypothèses
d'une anthropologie aujourd'hui dépassée, celle de Frazer en particulier, Rank
se livre à un effort constant pour parvenir à concilier le double en tant que
produit d'une conception ancienne de l'âme immortelle, et le caractère le plus
souvent angoissant ou maléfique de l'apparition de ce double. Cela l'amène
à des manipulations conceptuelles stimulantes, mais pas toujours probantes.
L'ombre
Rank s'intéresse d'abord à l'ombre, comme à l'une des plus archaïques mani-
festations du double. Selon lui, pour les primitifs, l'ombre représente l'âme,
et par conséquent les morts sont des ombres. Il s'ensuit qu'eux-mêmes ne pro-
jettent pas d'ombre. L'ombre a une double valeur, à la fois rassurante et
inquiétante: manifestant l'immortalité de l'âme, elle signifie aussi la mort.
Dans une phase moins archaïque, l'apparition du double devient donc un pré-
sage de mort, alors qu'à l'origine le double constituait une sorte de garantie
contre elle. En outre, le double assure le passage entre une conception de
l'immortalité personnelle et une conception de l'immortalité dans la descen-
dance. Pour Rank, les peuples primitifs ignoraient le lien entre l'acte sexuel
et la conception. Pour certains d'entre eux, c'est l'ombre qui fécondait la

1. Otto Rank, Don Juan et le double, Paris, Payot, 1990.


60 Visages du double

femme et renaissait dans l'enfant. Ainsi, le double-ombre s'identifie à la puis-


sance sexuelle.
Rank conclut de cet examen d'une première forme de double que celui-ci,
correspondant d'abord à un Moi identique, représente ensuite un Moi anté-
rieur, conservant le passé de l'individu, puis devient un Moi opposé, repré-
sentant la partie mortelle de la personnalité qui la rejette, et à qui elle se
manifeste dès lors sous une forme diabolique.

Le reflet
La deuxième forme de double que Rank étudie est le reflet et, pour ce faire,
il relève d'abord les innombrables superstitions qui s'attachent aux miroirs,
ainsi que les pratiques magiques qui les utilisent. Pour lui, à l'instar de l'ombre,
le reflet était considéré chez les peuples primitifs comme une manifestation
de l'âme. Tout comme pour l'ombre, ceux-ci croyaient au pouvoir fécondant
du reflet.
Ensuite, à partir du mythe de Narcisse et de quelques exemples littérai-
res, Le Portrait de Dorian Gray* principalement, Rank s'interroge sur la rela-
tion entre le narcissisme et la mort. Selon lui, l'amour de soi pousse à exclure
l'idée de la mort. Par conséquent, le narcissisme se fonde sur une euphémisa-
tion de l'idée de mort attachée au double, remplacée par le désir amoureux,
le désir de son propre corps, qui s'accompagne d'une exclusion de l'autre et
de l'amour sexuel.
Toutefois, l'amour de soi dans le narcissisme s'accompagne d'une révolte
contre cet attachement exclusif et stérilisant. La crainte du double, et la dis-
parition de celui-ci, constituent les symptômes de cette révolte. En même
temps, le double est une objectivation libératrice, une délivrance par rapport
au désir narcissique, mais cette délivrance s'accompagne d'une terreur de la
rencontre. La perte du double peut alors prendre la forme d'une persécution.
À l'instar de Freud, pour qui la paranoïa se fonde sur « une disposition au
narcissisme », Rank voit un lien étroit entre paranoïa et double, lien qui appa-
raît nettement dans Le Double* de Dostoïevski. Dans les histoires de double,
le persécuteur est l'être le plus aimé par le sujet. Mais il reste à répondre à
la question des causes de cette projection et de ce conflit.
Lesjumeaux
Rank tente de répondre à cette question dans une troisième partie de son
ouvrage, consacrée aux jumeaux. Là encore, il accumule les données anthro-
pologiques pour constater que le tabou originel qui frappait les jumeaux, et
s'accompagnait du sacrifice de l'un d'entre eux ou des deux, s'est transformé,
dans des aires plus civilisées, en un culte des jumeaux. Il relève les mythes
dans lesquels, après la mort de leur mère, l'un des jumeaux est tué, tandis
que l'autre accomplit une œuvre civilisatrice. Rank associe en effet le pou-
voir créateur à la séparation d'avec la mère, et à la croyance en une âme indi-
Les théories du double 61

viduelle, un principe indépendant de la naissance charnelle, qu'il nomme


« principe autocréateur ». Ainsi, la naissance gémellaire devient une preuve
de l'immortalité personnelle. Les jumeaux correspondent à l'accomplissement
d'un individu qui a rendu son double visible et qui, par là même, dispose de
forces supranaturelles inquiétantes: « L'idée que les jumeaux se sont créés
eux-mêmes me paraît se manifester avec évidence dans la croyance très répan-
due d'après laquelle les jumeaux d'un sexe différent peuvent accomplir l'acte
sexuel déjà avant leur naissance, dans le corps de leur mère, et transgresser
ainsi le tabou de l'exogamie 2 ».
L'ambivalence du double
Le double, effet du désir d'immortalité personnelle, tire son ambivalence du
fait que le sujet retrouve en lui cette mort qu'il a voulu nier: « Dans les mêmes
phénomènes de défense revient aussi la menace contre laquelle l'individu a
voulu se défendre et se garder; ainsi s'explique que le double qui devrait per-
sonnifier l'amour narcissique devient précisément un rival dans l'amour sexuel
ou, créé au début dans le désir d'éloigner l'anéantissement éternel tant redouté,
revient dans la superstition comme un messager effrayant de la mort 3. »
La destruction du double, dans le cadre littéraire que Rank estime plus
nettement marqué par le narcissisme, équivaut à une sorte de suicide blanc,
provoqué par la peur de la mort, comme s'il s'agissait de tuer cette mort qui
habite en soi. Pour Rank, le diable du christianisme n'est qu'une manifesta-
tion de ce double opposé, identifié à la mort. Le sujet se punit en quelque
sorte lui-même de sa mortalité en suscitant un démon « ennemi de son âme»
et désireux de se l'approprier pour l'entraîner dans une mort éternelle. La
culpabilité n'est qu'un effet de cette tendance à l'autopunition. On touche
là le fond de l'analyse de Rank, ce qui l'oriente tout entière: le double opère
une espèce de retour du refoulé (mais le refoulé n'est ici que la mort), c'est
une défense qui rend manifeste ce contre quoi elle devait d'abord garantir
le sujet.
L'étude de Rank, écrite en 1914, et qui s'inscrit dans la lignée du Freud
de Totem et tabou, date évidemment. Il n'est pas certain qu'elle soit perti-
nente pour les nombreuses figures de doubles qui apparaissent dans la litté-
rature contemporaine. Ses fondements anthropologiques peuvent paraître
aujourd'hui fragiles. Certes, elle ouvre des perspectives intéressantes sur le
corpus qu'elle étudie: Dostoïevski, Wilde, Ewers, et plus encore le Hoffmann
de « Les aventures de la nuit de la Saint-Sylvestre* »et des Élixirs du diable*,
où elle pourrait permettre d'articuler de manière intéressante le thème du
double avec celui du pacte diabolique, mais sa construction conceptuelle repose

2. Ibid., pp. 97-98.


3. Ibid., p. 115.
62 Visages du double

sur le fondement unique de la crainte de la mort. Combinée avec les théories


de Jung, la vertu interprétative de l'étude de Rank pourrait s'avérer plus riche.
Son apport incontestable réside dans l'accent mis sur la valeur ambivalente
du double, à la fois craint et aimé.

Sigmund Freud
Le double et le retour du refoulé
Freud évoque l'étude de Rank dans « L'inquiétante étrangeté» et reprend
la thèse du narcissisme primaire, commun au primitif et à l'enfant, engen-
drant une figure censée garantir contre la mort, laquelle fait retour avec une
valeur négative qu'elle n'avait pas à l'origine. La notion même d'Unheimli-
che (<< ce qui n'appartient pas à la maison et pourtant y demeure »). d'étrange
familiarité, repose sur ce changement de valeur: il s'agit du retour, de la recon-
naissance d'un sentiment familier, rendu étranger par le refoulement. Freud
peut donc annexer les idées développées par Rank sur le double à sa propre
théorie de l'Unheimliche. Il distingue deux sortes d'origines à ce sentiment
d'étrangeté: d'une part, les cas où la réalité semble confirmer des croyances
primitives dépassées, mais que le sujet n'a pas complètement liquidées;
d'autre part, le retour de terreurs enfantines refoulées. Dans la seconde caté-
gorie entre, par exemple, l' Unheimliche des membres coupés vivants, symboles
de l'angoisse de castration. Dans la première catégorie, Freud range la toute-
puissance des pensées et la réalisation magique des souhaits, les fantômes et
les morts-vivants, le double.
Les analyses de « L'inquiétante étrangeté» reposent principalement sur
le commentaire que fait Freud de « L'homme au sable» de Hoffmann, conte
dans lequel apparaissent certains aspects du dédoublement. Mais en ce qui
concerne le double, Freud fait appel aux Élixirs du diable*, car dans ce roman :

Il s'agit du motif du double dans toutes ses gradations et spécifications, c'est-à-


dire de la mise en scène de personnages qui, du fait de leur apparence semblable,
sont forcément tenus pour identiques, de l'intensification de ce rapport par la
transmission immédiate de processus psychiques de l'un de ces personnages à
l'autre - ce que nous nommerions télépathie -, de sorte que l'un participe au
savoir, aux sentiments et aux expériences de l'autre, de l'identification à une autre
personne, de sorte qu'on ne sait plus à quoi s'en tenir quant au moi propre, ou
qu'on met le moi étranger à la place du moi propre - donc dédoublement du
moi, division du moi, permutation du moi -, et enfin retour permanent du même,
de la répétition des mêmes traits de visage, caractères, destins, actes criminels,
voire des noms à travers plusieurs générations successives 4.

4. Sigmund Freud, « L'inquiétante étrangeté» (1919), L'Inquiétante Étrangeté et autres essais,


Paris, Gallimard, « Folio », 1985, p. 236.
Les théories du double 63

Freud complète la théorie de Rank en faisant intervenir une évolution


du moi qui ajoute au double d'autres contenus, par rapport à ceux que lui
confèrent le narcissisme originaire et la crainte de la mort. Ainsi, l'instance
critique du moi, ou « conscience morale », capable de traiter le reste du moi
comme un objet, peut susciter un double porteur précisément de ce narcis-
sisme contre lequel s'élève l'instance critique. Cette division entre l'instance
critique et le reste du moi ne se confond pas avec l'opposition, plus profonde,
entre le moi et l'inconscient.
Le double peut également incarner les désirs inaboutis, les possibilités
irréalisées. Toutefois, « le degré extraordinairement élevé d'inquiétante étran-
geté 5 » qui s'attache au double ne peut en dernier ressort s'expliquer que par
l'appartenance du double aux stades archaïques de la vie psychique, où il revê-
tait une valeur positive. Ainsi, la multiplication des figures du double chez
Hoffmann, qui suscitent l'angoisse du narrateur, correspond à différents stades
de régression « à des époques où le moi ne s'était pas encore délimité par rap-
port au monde extérieur et à autrui 6 ».
La compulsion de répétition
Chez Freud, le double n'est en réalité qu'un aspect particulier d'une forme
plus fondamentale, un élément dans un ensemble beaucoup plus vaste, cons-
titué par la répétition du même. À un niveau relativement superficiel, la répé-
tition du même constitue une forme essentielle de l'inquiétante étrangeté
comme confirmation de croyances archaïques : le sujet est tenté de croire que
cette répétition n'est pas due au hasard, mais résulte d'une force ou d'une
intention cachée.
Plus profondément, le retour peut être interprété à l'aide du concept de
« compulsion de répétition» que Freud définit dans « Au-delà du principe
de plaisir », publié en 1920, un an après « L'inquiétante étrangeté », La com-
pulsion de répétition se rattache, selon Freud, au caractère le plus profond
d'une certaine catégorie de pulsions, caractère conservateur qui pousse au
retour à un état initial : ainsi tout organisme vivant est-il soumis à une ten-
sion vers le retour à l'inorganique, c'est-à-dire à des pulsions de mort, et à
une tension vers la reproduction, c'est-à-dire vers des pulsions sexuelles. La
compulsion de répétition, qui pousse à réitérer un événement traumatisant,
en dépit du principe de plaisir, se rattache à ce caractère régressif des pulsions
de mort. Mais Freud cherche également à établir quel caractère commun
pourrait relier ces deux types de pulsions : de mort et sexuelle.
La pulsion sexuelle projette sur un objet extérieur un amour qui se porte
à l'origine sur le moi, et cette pulsion du moi a un caractère régressif. D'autre

5. Ibid., p. 238.
6. Ibid., p. 239.
64 Visages du double

part, on retrouve dans les relations amoureuses une ambivalence (amour/


haine) qui peut résulter de la projection sur l'objet d'une pulsion de mort
concernant en premier lieu le sujet. Cherchant enfin la possibilité d'attribuer
le même caractère régressif aux pulsions sexuelles qu'aux pulsions de mort,
Freud évoque le mythe de l'androgyne platonicien, et sa conception de l'amour
comme recherche du retour à un état antérieur.
Dans « L'inquiétante étrangeté », Freud évoque le double à un moment
où sa théorie de la compulsion de répétition n'est pas encore pleinement déve-
loppée. Il n'est pas impossible toutefois de rattacher le résumé qu'il fait des
Élixirs du diable* à sa théorie des pulsions : le « retour permanent du même »
à travers les générations (c'est-à-dire la réitération de la même faute de père
en fils, les ressemblances physiques et l'identité de nom) traduit l'emprise de
la pulsion de mort, qui s'étend à une certaine forme de sexualité empreinte
de sadisme, dans laquelle la destruction de l'objet d'amour tend à se confon-
dre avec l'autodestruction (ainsi Médard croyant poignarder Aurélie se poi-
gnarde lui-même).
Les clés analytiques du double
Il est bien évident, cependant, que l'apport de Freud à l'interprétation du thème
du double ne se réduit pas à ce qu'il en dit explicitement dans « L'inquié-
tante étrangeté» ou aux théories développées dans « Au-delà du principe de
plaisir », Nous avons croisé au passage un certain nombre de concepts psycha-
nalytiques qui ont un rapport étroit avec ce thème. M. Brugière, dans « Les
apports de la psychanalyse au thème du double en littérature 7 », en distingue
quatre essentiels: l'ambivalence, la projection, le narcissisme, la castration.
• L'ambivalence. L'ambivalence désigne le fait que les sentiments qui
nous lient à certaines personnes très proches sont contradictoires: l'amour
contient la haine, l'attachement au père recouvre la crainte et le désir de meur-
tre du père, etc. Cette ambivalence apparaît nettement dans l'analyse que fait
Freud de « L'homme au sable» : l'inquiétant Coppélius, qui menace les yeux
de Nathanaël, est le double démoniaque et castrateur de son père avec qui il
se livre à de mystérieuses opérations. Dans « Une névrose diabolique au
XVIIe siècle », Freud propose une analyse semblable du cas du peintre Haitz-
mann, d'après un manuscrit retrouvé à la bibliothèque de Vienne, qui n'est
pas sans rappeler parfois certains éléments des Élixirs du diable*. Le diable,
en faveur duquel Haitzmann a signé un pacte faisant de lui son « fils », est
pour Freud un substitut du père, à la fois aimé et haï, que le peintre avait
perdu quelque temps auparavant.
• La projection. La projection consiste à attribuer à l'autre ce que l'on
désire, ou ce que l'on s'empêche de désirer, ce que l'on ne parvient pas à assu-

7. In Le Double dans le romantisme anglo-américain, op. cit., pp. 9-30.


Les théories du double 65

mer. Si l'ambivalence concerne essentiellement le double objectif lorsqu'il


incarne l'objet d'amour, la projection permet de rendre compte, au même
titre que le retour de la crainte de la mort chez Rank, de l'ambiguïté des sen-
timents à l'égard du double subjectif, et surtout de l'équivoque de l'identité:
le double est ressenti par le sujet comme lui-même et un autre en même temps.
Ce qu'il refuse en lui, ce qu'il ignore de lui-même, il le retrouve dans une
figure à la fois hostile, étrangère, et familière. En ce sens, le double peut repré-
senter à la fois la possibilité pour le sujet de se saisir sous une forme objec-
tive, et une manière de ne pas s'identifier à son désir.
• Le narcissisme. Le narcissisme - et Freud rejoint Rank sur ce point -,
correspond à une attitude de défense contre la mort. La libido est d'abord
narcissique, et le passage à l'amour d'objet, à l'investissement dans un objet
d'amour extérieur, se fait par l'identification à autrui. Le sujet se désire dans
l'autre. L'apparition du double peut ainsi manifester un narcissisme qui n'est
pas parvenu à s'investir dans l'amour d'un objet, un conflit non réglé entre
l'amour de soi et le monde extérieur, bref, un stade infantile de la vie affec-
tive. Alors, le double narcissique constitue à la fois un objet d'amour, un
obstacle et un danger pour le moi, incapable d'effectuer cet investissement
dans l'autre, comme dans le « Narkiss 8 » de Jean Lorrain, où un jeune
prince égyptien, attiré par une image dans le fleuve qu'il croit être celle d'Isis
et qui est la sienne, se noie dans le Nil. De manière moins évidente, c'est ce
qui se passe également pour la poupée Olympia, objet d'amour de Nathanaël
dans « L'homme au sable », mais aussi double qui présente avec lui plusieurs
points communs: Spalanzani prétend qu'elle a les yeux de Nathanaël, que
Coppola lui a volés. En outre, au cours de la scène fantasmatique qui a
traumatisé son enfance, Nathanaël s'est vu dévisser par Coppélius comme
une poupée. La poupée représente un obstacle pour l'amour que Nathanaël
éprouve pour une jeune fille. Freud, dans son analyse du récit, articule ici
narcissisme et castration.

Cette poupée automatique ne peut être rien d'autre que la matérialisation de l'atti-
tude féminine que Nathanaël avait à l'égard de son père dans sa prime enfance.
Ses pères - Spalanzani et Coppola - ne sont en effet que des rééditions, des
réincarnations du couple des pères de Nathanaël [... J. Olympia est pour ainsi dire
un complexe détaché de Nathanaël qui vient à sa rencontre sous les traits d'une
personne; la domination qu'exerce sur lui ce complexe trouve son expression
dans l'amour follement obsessionnel qu'il éprouve pour Olympia. Nous som-
mes autorisés à qualifier cet amour de narcissique et comprenons que celui qui
en est la proie devienne étranger à l'objet d'amour réel 9.

8. Jean Lorrain, « Narkiss », in Princesses d'ivoire et d'ivresse (1902), Paris, Séguier, 1993.
9. Sigmund Freud, L'Inquiétante Étrangeté et autres essais, op. cit., p. 233 (note).
66 Visages du double

Ainsi, l'objet d'amour narcissique, le double désiré, à la fois détourne


de l'amour extérieur, et se présente éventuellement comme non sexuel, ou lié
à une sexualité impossible. Dans « Le coin plaisant* » d'Henry James, par
exemple, la fascination que Spencer Brydon éprouve envers son double l'empê-
che de voir l'autre, l'objet d'amour extérieur, jusqu'au moment où Brydon,
comprenant que son double - qu'il rencontre -lui est complètement étran-
ger, se défait de l'attachement narcissique à son propre moi.
• La castration. De là, on glisse facilement à l'idée du double comme
substitut ou représentation du pénis. On peut rappeler d'abord la conception,
évoquée par Rank, selon laquelle une femme pouvait être fécondée par l'ombre
d'un homme. Le pénis lui-même représente un double du sujet en miniature.
La notion de castration peut devenir opératoire en ce qui concerne le double,
soit dans le cas, comme on l'a vu, où le double narcissique inhibe toute sexua-
lité extérieure; soit dans le cas où le double se sépare du sujet, le laisse impuis-
sant, en situation d'échec, et accomplit à sa place ce qu'il aurait voulu réaliser.
Il serait possible d'évoquer cette notion à propos du Double* de Dos-
toïevski, où l'échec amoureux de Goliadkine est aggravé par la réussite de
son double, et plus encore à propos de « L'ombre* » d'Andersen: dans ce
conte, l'ombre pénètre, à la place du savant, à l'intérieur de la demeure de
la jeune fille, puis épouse la princesse et se débarrasse de son propriétaire.
La quête du double perdu, ombre ou reflet, peut alors représenter le désir
de récupération de l'intégrité phallique menacée, par exemple, par la femme
castratrice qui retient le double, comme dans « Les aventures de la nuit de
la Saint-Sylvestre* » de Hoffmann.
On pourrait adjoindre à ces quatre notions centrales, et particulièrement
à la quatrième - la castration - celle de « clivage du moi », « mécanisme
de défense extrême du moi, sorte de sacrifice de son intégrité auquel le moi
est contraint 10 », face à la peur de l'absence de pénis en particulier. Cette
notion a été développée par Freud dans son article : « Le clivage du moi dans
le processus de défense Il ».

Jacques Lacan
Après Freud, il a contribué à enrichir l'arsenal des notions analytiques sus-
ceptibles de s'appliquer au phénomène du double. Dans sa communication
célèbre, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du je », pro-
noncée en 1949 au XVIe Congrès international de psychanalyse, il fait de
l'identification de son image dans le miroir par le nourrisson une matrice

10. Jean-José Baranes, « Double narcissique et clivage du moi », Le Double, « Monographies


de la Revue française de psychanalyse », Paris, PUF, 1995, p. 44.
11. Article de 1938, republié dans « Objets du fétichisme », Nouvelle Revue de psychanalyse,
n° 2, automne 1970.
Les théories du double 67

symbolique du moi. Toutefois, ce moi tel qu'il apparaît dans le miroir devance
en quelque sorte la maturation du sujet qui l'aperçoit. Il lui donne sa forme
idéale, et l'installe en même temps dans une « discordance d'avec sa propre
réalité 12 » :

Le stade du miroir est un drame dont la poussée interne se précipite de l'insuffi-


sance à l'anticipation - et qui pour le sujet, pris au leurre de l'identification
spatiale, machine les fantasmes qui se succèdent d'une image morcelée du corps
à une forme que nous appellerons orthopédique de sa totalité - et à l'armure
enfin assumée d'une identité aliénante, qui va marquer de sa structure rigide tout
son développement mental.':'.

Cette image figée, à la fois formatrice et aliénante, « est grosse encore


des correspondances qui unissent le je à la statue où l'homme se projette
comme aux fantômes qui le dominent, à l'automate enfin où dans un rap-
port ambigu tend à s'achever le monde de sa fabrication 14 »,
Ainsi, le double, comme image spéculaire, est en relation directe avec
le stade du miroir; il instaure également une relation formatrice et aliénante
entre le sujet et sa réalité.

André Green
Les recherches de Freud et de Rank ont engendré une postérité psychanalytique
encore vivanteet active, dont témoignent en particulier les travaux d'André Green
et la monographie de la Revue française de psychanalyse consacrée au double en
1995. Dans Narcissisme de vie, narcissisme de mort, où la crainte de la mort liée
au double devient aspiration à la mort, Green prolonge les travaux de Freud:

[...] c'est lorsque apparaît le désir d'anéantissement, au moment où le sujet aspire au


zéro, que le dédoublement salvateur s'opère: il devient deux. La fragilité de l'unité
menacée crée sa réplique comme un remède - fût-il empoisonné - au désespoir.
Mais, à d'autres moments, le double ne réussit pas à maintenir, par la création
d'une image spéculaire, la cohésion menacée du moi. Le double se multiplie en
une infinité de figures [... ]. C'est tout le caractère illusoire du concept d'identité,
que menacent à la fois la tentation du néant et l'infini de la fragmentation. Le
double affirme ainsi notre destin d'être divisé, entre l'image que nous souhaite-
rions avoir de nous-mêmes et celle que nous renvoie notre alter ego méconnu 15.

12. « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du je », Écrits (1966), Paris, Seuil,
« Points », 1970, tome 1, p. 91.
13. Ibid., pp. 93-94.
14. Ibid., p. 91.
15. André Green, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Éditions de Minuit, 1984 ;
cité par Catherine Couvreur, « Les "motifs" du double », Le Double, « Monographies de la
Revue française de psychanalyse », Paris, PUF, 1995, p. 22.
68 Visages du double

Dans La Déliaison, André Green tente de renouveler la psychanalyse


appliquée à la littérature; son analyse s'attache plus particulièrement au thème
du double (chez Dostoïevski et Borges), et fait du couple double/absent un
instrument essentiel dans son décorticage du texte littéraire. Comme tout
psychanalyste qui se respecte, Green voit du sexe partout (le sexe est érigé
- c'est le cas de le dire - en signifié universel), de l'homosexualité latente
dans les relations entre Goliadkine et son double, de la crainte du père dans
les tigres de Borges. Plus sérieusement, le couple double/absent est censé dési-
gner le statut de l'écrivain: l'absent, c'est le vide dans le miroir, le « narcis-
sisme négatif », l'absence du sujet à soi-même, 1'« appareil vide» dont parle
Proust dans Albertine disparue, pure forme sans réalité propre. Le double,
c'est l'autre, toutes les figures de soi qu'engendre l'écriture:

Tout écrivain est pris entre le double et l'absent: le double qu'il est en tant qu'écri-
vain, qui donne à voir une autre image de lui-même (auteur presque anagramme
d'autre), est dans un autre monde; il est l'absent, celui qui émerge du silence
et retourne au silence, aussi essentiel à la constitution de l'œuvre que le pré-
cédent 16.

La psychanalyse paraît bien atteindre là les limites de ses capacités à


renouveler l'interprétation des textes littéraires. Au pire, elle fournit la cau-
tion d'un système « scientifique» totalisant à l'édification de ponts aux ânes;
au mieux, elle n'ajoute qu'une glose psychologisante à Maurice Blanchot.

Si la psychanalyse s'est autant penchée sur le cas du double, ce n'est pas


seulement parce qu'elle hérite directement de la psychiatrie du XIX' siècle, des
recherches sur l'hystérie et les personnalités multiples. Le dédoublement offre
un champ d'application idéal au dualisme du système freudien qui, avec ses
différents couples d'instances opposées (il faut bien sûr réserver la part nota-
ble du ça-moi-surmoi), permet de construire des articulations entre le sujet
et son double. En outre, un certain nombre de concepts freudiens constituent
autant de passerelles, de transferts symboliques entre le même et l'autre.
La psychanalyse ne cesse de montrer l'identité au cœur de la différence,
de déceler des figures toujours semblables sous une multitude de formes. Elle
opère des permutations de valeurs apparemment opposées: l'amour est aussi
la haine, les dieux autrefois révérés deviennent des démons, etc. C'est à la
fois sa force et sa faiblesse en ce qui concerne le double. En montrant l'iden-
tité (l'ombre est le phallus, Olympia est Nathanaël, Victorin est l'inconscient
de Médard, etc.), elle permet de penser les différences, mais on peut se deman-
der si, parfois, ce n'est pas la fonction même de l'identité qui lui échappe.
À moins de supposer que l'identité (la ressemblance entre le sujet et son dou-

16. André Green,« Le double et l'absent », La Dé/iaison, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 62.
Les théories du double 69

ble, le fait que le sujet se reconnaisse dans cette figure) se réduise à objectiver
l'idée que le sujet se fait de son moi, la cohésion et l'unité qu'il lui accorde
faussement, permettant ainsi de faire apparaître la question de la différence
(le double est semblable au sujet mais il en demeure séparé, il est autre) et
de ce qu'elle recouvre.

Carl Gustav Jung


La réalisation du Soi
Le dualisme de la pensée de Freud se retrouve dans celle de son disciple le
plus brillant et le plus infidèle (son double ?) : Carl Gustav Jung, avec ses
couples de notions telles que persona-anima, Ego-Soi, Moi-inconscient, anima-
animus.
Pour Jung, le Moi n'est sujet que d'une partie de la vie psychique. Tout
en défendant sa prééminence, il a l'intuition de faire partie d'un ensemble
plus vaste. L'homme occidental a tendance à fuir l'appel de la vie intérieure
et à se tourner vers l'extérieur. Il a « peur de toutes ces choses qui incitent
tant d'êtres à éviter comme la peste de rester seuls avec eux-mêmes J7 », Dans
la culture occidentale en effet, « on dit qu'on est pour soi-même la plus mau-
vaise des sociétés 18 ».
Névroses et troubles psychiques proviennent de parties insuffisamment
assimilées de la psyché, qui ne se réduisent pas à l'inconscient personnel, mais
comportent une part importante d'inconscient collectif. Le refoulement freu-
dien ne suffit pas à expliquer cette absence d'assimilation. Des éléments
profonds de la psyché n'ont jamais atteint la conscience. Lorsque le travail
d'assimilation des éléments inconscients ne se fait pas, le sujet est en proie
à une dissociation de sa personnalité qui accroît sa sujétion aux forces psychi-
ques non identifiées en lui. Autrement dit, le « mal », par exemple, devient
effectivement tel, prend toute sa puissance lorsqu'il n'est pas reconnu et
accepté, ou lorsqu'il est projeté sur l'autre. Un homme qui s'identifie entiè-
rement à sa persona, c'est-à-dire à l'ensemble de qualités que réclame de lui
la société pour le reconnaître (et qui donc, consciemment, ne construit de lui
qu'une imagerie positive, valorisante), devient par contrecoup le jouet de son
anima, de sa part féminine qui tendra à le dominer et à l'infantiliser:

Dans la mesure où le monde sollicite insidieusement l'individu de s'identifier avec


son masque, et dans la mesure où l'individu succombe à ces séductions, celui-ci
sera livré aux influences qui émanent du monde intérieur, et il en sera le plus
souvent victime. « Le haut repose sur le bas », dit Laô- Tseu. Lorsque l'individu

17. Carl Gustav Jung, Dialectique du Moi et de l'inconscient (1933), Paris, Gallimard, « Folio »,
1989, p. 180.
18. Ibid.
70 Visages du double

s'identifie à son masque, la contradiction sourd de l'intérieur de lui-même et agit


sur le Moi. Tout se passe comme si l'inconscient opprimait le Moi avec une puis-
sance égale à celle avec laquelle la persona attire ce Moi, comme si la soumission
aux sollicitations extérieures et aux séductions de la persona signifiait une fai-
blesse analogue face aux forces intérieures et aux pouvoirs de l'inconscient. Tandis
que l'individu assume, dans son rapport au monde, le rôle d'une personnalité
forte et efficace, se développe au fond de lui une faiblesse efféminée en face de
toutes les influences qui émanent de l'inconscient: il est de plus en plus enclin
à des caprices, des humeurs, des accès de frayeur, il n'est pas jusqu'à sa sexua-
lité qui ne s'effémine (ce qui peut culminer dans une impuissance) 19.

Plus encore, lorsque le sujet ne réalise pas les figures de son inconscient,
celles-ci tendent à se personnifier et peuvent agir sur lui à la manière d'une
véritable possession démoniaque. Il s'agit donc pour l'individu d'apprendre
à se différencier des éléments de sa psyché, afin de mieux les intégrer et de
réaliser leur assimilation, ce que Jung appelle la « réalisation du Soi », Le
refoulement des « démons familiers» appauvrit au contraire la personnalité:
Dire simplement de ceux-ci qu'ils sont dénués de sens ou qu'ils égarent, c'est
priver une personnalité de l'ombre qui lui appartient. Mais à vouloir nier sa par-
tie obscure, on détruit la forme de toute une personnalité. Toute« forme vivante»
nécessite une ombre dense pour pouvoir être plastique. Sans ombre une forme
n'est qu'un fantôme ou un mirage à deux dimensions, dans le meilleur des cas
un enfant plus ou moins bien élevé 20.

Le Soi est au cœur de la pensée psychologique de Jung; si le Moi est


le centre de la conscience, le Soi constitue le sujet de l'ensemble de la psyché:
Ce quelque chose qui est tout nous-même, nous est à la fois si étranger et si pro-
che qu'il nous reste inconnaissable; tel un centre virtuel d'une complexion si
mystérieuse qu'il est en droit de revendiquer les exigences les plus contradic-
toires, la parenté avec les animaux comme avec les dieux, avec les minéraux comme
avec les étoiles, sans même provoquer notre étonnement ni notre réprobation.
Ce fameux quelque chose exige tout cela et nous n'avons rien en main qui nous
permettrait de nous opposer légitimement à ses exigences, dont il est même salu-
taire d'écouter la voix. J'ai appelé ce fameux centre de la personnalité, le Soi 21.

Double et renaissance
Le règlement du conflit entre le Moi et le Soi, de même que le déplacement
du centre de la personnalité passent donc d'abord par l'acceptation de la diver-
sité et de la multiplicité en soi, diversité des niveaux psychiques comme des

19. Ibid., p. 158.


20. Ibid., p. 256.
21. Ibid., pp. 254-255.
Les théories du double 71

figures de l'inconscient. Autrement dit, le paradoxe du travail psychologique


selon Jung peut s'énoncer de la manière suivante: il faut réaliser la dissocia-
tion pour devenir capable de la réduire. Cette réduction, cette réalisation du
Soi, c'est ce que Jung nomme le « processus d'individuation », travail d'union
des opposés dont le symbolisme alchimique, d'après lui, représente les gran-
des étapes. Ainsi, chez Jung, le double s'intègre toujours dans une dynami-
que: il ne représente pas seulement le passé, la part archaïque, la mémoire
refoulée du sujet, mais aussi et surtout l'avenir, celui que l'on doit devenir,
l' « ami de l'âme» :

Quand la vie atteint un sommet où le bourgeon s'ouvre, et que de ce qui était


petit sort ce qui est grand, alors « un devient deux », et la figure plus grande
qu'en fait on a toujours été, bien qu'elle soit restée jusqu'alors invisible, se pré-
sente à l'homme que l'on était, avec la puissance d'une révélation [... 1. L'ami
de l'âme longuement attendu, l'immortel, est maintenant venu en réalité, afin
d'« emmener prisonnière la prison », c'est-à-dire de s'emparer maintenant, lui-
même, de celui qui l'a depuis toujours porté en lui et tenu prisonnier, et de faire
déboucher la vie de celui-ci dans la sienne 22.

Ce moment est aussi celui d'un danger mortel, car la puissance de la révé-
lation renverse et menace de faire tomber dans l'abîme celui qui n'est pas
prêt à l'accueillir. La rencontre du double constitue une épreuve. Si la trans-
formation intérieure n'a pas lieu, ce sont des relations de dépendance et de
domination qui s'instaurent.
Dans une synthèse qu'il a faite de deux de ses conférences, intitulée « À
propos de la renaissance », Jung envisage les divers modes de « transformations
subjectives» de la personnalité: réduction (dépression, amnésie), accroisse-
ment, modification de la structure interne, identification à un groupe, identi-
fication culturelle au héros, procédures magiques, transformation technique
(yoga), transformation naturelle. Presque chacun de ces modes confronte le
sujet en cours de transformation à son double :
• Chez les primitifs, certains états de mélancolie sont attribués à une
« perte d'âme », ce que Jung range parmi les cas de « réduction de la per-
sonnalité ». Le sorcier doit alors aller rechercher l'âme fugitive du patient.
• L'accroissement de personnalité consiste au contraire en un « accès
à la conscience d'un afflux intérieur qui repousse les limites de la personna-
lité 23 ». Jung voit dans des rencontres décisives rapportées par certains
auteurs une confrontation avec le nouveau Moi qui naît de cet accroissement
de conscience: ainsi, Nietzsche rencontre Zarathoustra, Paul rencontre le

22. Carl Gustav Jung, « À propos de la renaissance» (1940-1950), L'Âme et le Soi, Paris, Albin
Michel, 1990, p. 27.
23. Ibid., p. 26.
72 Visages du double

Christ. Pour Jung, le Christ représente un symbole de cet « ami» qui loge
en l'homme. Les symboles qui représentent un être double, par exemple
les Dioscures, rendent compte de l'existence de cette part immortelle dans le
Moi:

L'homme est ce couple de Dioscures dont l'un est mortel et l'autre immortel,
qui sont toujours ensemble et ne peuvent pourtant jamais se constituer entière-
ment en unité. Les processus de transformation tendent à les rapprocher l'un
de l'autre, mais la conscience y éprouve des résistances parce que 1'« autre» lui
apparaît d'abord comme de nature différente et peu rassurant, et que nous ne
pouvons nous habituer à l'idée de ne pas être seuls maîtres chez nous. Nous aime-
rions être « moi », moi seul et rien d'autre. Mais nous sommes confrontés à l'ami
ou à l'ennemi intérieur, et il dépend de nous qu'il soit l'un ou l'autre 24.

• La modification de la structure interne consiste essentiellement en ce


qu'un élément de la psyché devient dominant et exerce son autorité sur l'ensem-
ble de la personnalité. Jung interprète ainsi les phénomènes de possession.
L'un des cas les plus fréquents est 1'« identification à la persona », notre indi-
vidu public, ce que nous sommes selon notre biographie. Mais 1'« ombre »,
1'« anima» ou 1'« animus »peuvent également devenir prédominantes. Jung
différencie 1'« état de possession », qui résulte de la non-intégration, et l'intro-
version. Dans l'introversion, ces diverses figures ouvrent l'accès à l'incons-
cient. Dans l'état de possession au contraire (et l'on peut, dans ce cas,
considérer la sujétion du double à l'extérieur, par exemple au diable, comme
une variante de l'état de possession), elles s'extériorisent et perdent par con-
séquent toutes leurs vertus initiatiques. Elles se rigidifient, engendrent des cari-
catures tyranniques d'elles-mêmes.
• La personnalité comporte également des éléments hérités des ancêtres:
dans certains cas, proches de la possession, l'individu s'identifie à cette « âme
de l'ancêtre ».
Le dialogue avec le double
La réduction de la dissociation passe par un certain nombre de techniques,
qui s'apparentent parfois au dédoublement; il s'agit de laisser parler d'autres
voix en soi:

La psyché n'étant en rien une unité, mais étant faite d'un assemblage de com-
plexes contradictoires, nous n'avons guère de peine à réaliser la dissociation néces-
saire à la confrontation dialectique avec l'anima. Tout l'art de ce dialogue intime
consiste à laisser parler, à laisser accéder à la « verbalisation » le partenaire invi-
sible, à mettre en quelque sorte à sa disposition momentanément les mécanismes
de l'expression, sans nous laisser accabler par le dégoût que l'on ressent naturel-

24. Ibid., p. 38.


Les théories du double 73

lement vis-à-vis de soi-même au cours de cette procédure qui semble un jeu d'une
absurdité sans limite, et sans non plus succomber aux doutes qui nous assaillent
à propos de 1'« authenticité» des paroles de l'interlocuteur intérieur 25.

Le « jeu» gratuit et inutile, le petit vide dans le mécanisme très au point


de la parole contrôlée laisse venir l'intrus et dispose la scène pour la représen-
tation du conflit: plusieurs personnages sont nécessaires pour que la pièce
se joue. Il faut souligner l'importance, pour l'étude du double en littérature,
de cette insistance de Jung sur le rôle de la parole. On trouve des remarques
approchantes dans les analyses de certains psychanalystes ou psychiatres
actuels sur le rôle du « compagnon imaginaire» dans les jeux enfantins ou
dans la création. Ces mots que l'on laisse survenir, remarque Jung, risquent
de paraître inauthentiques (c'est-à-dire vides de sens et purement formels),
ridicules, répugnants parce que inauthentiques. L'inauthenticité n'appartient
pas intrinsèquement à ce qui survient ainsi : elle tient au déplacement topi-
que de la personnalité. Dès lors qu'il y a déséquilibre, décentrement, le fon-
dement semble manquer, et avec lui le sens et l'authenticité. En tout cas:

L'autre est probablement tout aussi enfermé dans sa manière d'être que le moi
dans la sienne. Du conflit entre les deux peuvent sortir la vérité et le sens, mais
à condition que le moi soit disposé à accorder à l'autre la personnalité qui lui
est légitimement due. Il a certes une personnalité du fait même de son existence,
tout comme les voix du malade mental, mais un véritable entretien avec lui ne
devient possible que lorsque le moi admet l'existence d'un interlocuteur 26.

On pourrait dire aussi, en dépassant un peu la pensée de Jung, que la


scène de la parole dédoublée passe par le mensonge de la représentation pour
accéder à une vérité qui n'appartient en propre à aucun des acteurs. Cortazar
décrit quelque chose de semblable dans « La lointaine* »27 : c'est par la
parole, par le jeu gratuit avec les mots que 1'« autre », la lointaine, s'insinue
comme un manque et une nécessité dans la vie trop bien remplie et trop par-
faite d'Alina Reyes. Mais Alina Reyes ne dépasse pas le stade de la dissocia-
tion. Celle-ci demeure entière à la fin de la nouvelle. De même, Goliadkine,
qui ne cesse de s'adresser des discours ponctués d'un « ceci et cela» obses-
sionnel, comme le note André Green 28, ébauche la mise en scène d'une dis-
sociation qui se produit, mais qu'il refuse. Or, l'autre suscité puis refusé finit
par prendre le dessus, dans « La lointaine» comme dans Le Double* .

25. Carl Gustav Jung, Dialectique du Moi et de l'inconscient, op. cit., pp. 178-179.
26. Carl Gustav Jung, L'Âme et le Soi, op. cit., p. 39.
27. Julio Cortazar, « La lointaine », Les Armes secrètes, Paris, Gallimard, « Folio », 1973.
28. Dans sa préface à l'édition « Folio» du Double de Dostoïevski, Paris, Gallimard, 1980.
74 Visages du double

Hoffmann à la lumière de Jung

Le meilleur exemple d'un discoureur chez qui la multiplicité des voix s'accom-
pagne d'une intégration réussie, c'est peut-être l'intarissable bavard Pietro
Belcampo dans Les Élixirs du diable*, qui assume pleinement sa double
personnalité: Belcampo, 1'« Idée géniale », et Peter Schônfeld, le côté super-
ficiel et frivole de son métier de coiffeur. Il se démultiplie, s'autoparodie,
en une permanente mise en scène, tout en restant lui-même:

Belcampo changea tout d'un coup de ton et d'attitude. Il tira de sa poche


un petit mouchoir, fit semblant d'essuyer des larmes, s'inclina plusieurs
fois avec respect, baisa ma main et mon habit, et dit en suppliant:
- [... ] Ah ! révérend père! Il y a en moi un infâme pêcheur qui s'écrie:
« Peter Schônfeld, ne fais pas le singe! Ne crois pas que tu existes! C'est
moi qui suis toi-même! Je m'appelle Belcampo, je suis une Idée géniale,
et si tu ne veux pas me croire, je te tuerai avec une pensée acérée qui
ne manquera pas d'un cheveu son but! » Mon révérend! Cet ennemi,
nommé Belcampo, commet tous les excès possibles: c'est ainsi qu'il doute
souvent du présent, se bat, souille la virginité des belles pensées. Ce Bel-
campo m'a rendu, moi, Peter Schônfeld, tout honteux et confus de me
voir souvent gambader de manière indécente et souiller la couleur de
l'innocence lorsque je vais, en chantant in dulci jubila, mettre mes bas
de soie blancs en plein dans la m... ! Pardon pour tous deux, Pietro Bel-
campo et Peter Schônfeld 29.

Le jeu et la « folie» de Belcampo l'empêchent d'être pris dans les mêmes


mécanismes répétitifs que Médard. Pour ce dernier, Belcampo joue le rôle
de celui qui déguise, qui sauve. Bref, Belcampo représente le « jeu» dans
les mécanismes, lafantaisie libre contre la force répétitive dufantasme. Freud
avait d'ailleurs pris note des tirades de Belcampo sur les relations de la rai-
son et de la folie:

[... ] que tu le comprennes ou non, tu ne trouveras de salut que dans la


folie, car ta raison est une chose des plus misérables; elle ne peut même
pas se tenir droite; elle chancelle d'un côté sur l'autre comme un enfant
fragile; elle a grand besoin d'être soutenue par la folie, qui l'aide à rester
debout et sait retrouver le bon chemin, celui qui mène au bercail - je
veux dire à l'asile des fous [... ] ! Oui, mon petit frère Médard, reprit-il
en élevant la voix et en gesticulant avec véhémence, oui, cher petit frère,
la folie qui apparaît sur terre est la reine des esprits en personne. La rai-
son n'est qu'un vice-roi indolent qui ne se préoccupe jamais de ce qui
se passe hors des frontières de son royaume; il ne fait faire l'exercice
aux soldats, sur la Place d'Armes, que par ennui; si bien qu'ils sont
incapables de tirer un seul coup correct lorsque l'ennemi envahit le ter-
ritoire. Mais la folie, la véritable reine du peuple, fait son entrée avec

29. E.T.A. Hoffmann, Les Élixirs du diable (1815-1816), Paris, Phébus-Pocket, 1989, pp. 134-135.
Les théories du double 75

tambours et trompettes : hourra !... hourra !... et derrière elle toutes


les acclamations, les cris de joie ... Les vassaux se redressent, quittent
les lieux où la raison les retenait enfermés 30.

- Eh ! Mon révérend, reprit Schônfeld, à quoi cela vous avance-t-il !


Je veux dire, à quoi vous sert cette fonction particulière de l'esprit que
l'on appelle conscience et qui n'est autre chose que l'activité maudite
de ce damné receveur des douanes, ou employé d'octroi, ou sous-
contrôleur en chef, qui a installé son fatal bureau dans la petite chambre
du haut et qui s'écrie, chaque fois que quelque chose veut sortir: « He !
hé L.. Exportation interdite... au pays! Qu'elle reste au pays L.. 31 »

Les Élixirs du diable* pourraient aussi bien se prêter à l'analyse jungienne


que « L'homme au sable» à l'analyse freudienne: la « raison» de Belcampo
joue le rôle du Moi qui refuse sa multiplicité intérieure et tente de défendre
ses limites conscientes, se mettant ainsi en danger. Médard voit ses doubles
le poursuivre et l'obséder dans la mesure où il ne « réalise» pas cette multi-
plicité. Son excès d'affirmation individuelle (le péché d'orgueil) tente de com-
penser cette occultation, cet « oubli » des figures ancestrales qui l'habitent.
De même, le personnage d'Aurélie, au-delà de l'incarnation de l'amour spi-
rituel opposé à l'amour charnel, constitue lui aussi l'un des doubles de Médard
(elle appartient à la même famille, il se poignarde en voulant la poignarder).
On peut être tenté d'y voir la part féminine que sa lignée n'a jamais réussi
à intégrer pleinement, séparant les fonctions de la féminité « bonne» (non
sexuelle) et celles de la féminité diabolique, obsédante, dévoratrice. Cette part
féminine entre en conflit, non pas exactement avec Médard lui-même, mais
avec son double viril Victorin, l'homme au poignard.
On pourrait voir encore dans l'histoire du reflet perdu de « Les aventures
de la nuit de la Saint-Sylvestre* »une illustration de la « dissociation» jun-
gienne. Spikher est incapable d'accorder son image sociale, la fidélité envers sa
« bonne et pieuse femme» infantilisante qui prend soin de moucher le nez
de son fils-homonyme, et le désir violent qu'il éprouve envers la féminité idéale
de Giulietta, pour laquelle il commet un meurtre. Son dédoublement est la
conséquence de cette dissociation: à Giulietta il laisse son reflet, ce « rêve
de son moi », devenu indépendant de lui, et qui l'enchaîne plus sûrement
encore à elle. Dès lors, il est pris dans des contradictions insolubles: posséder
Giulietta implique de détruire sa femme et son fils-alter ego. Sa femme, à
laquelle il revient, exige qu'il récupère son reflet. Erasmus Spikher devient
un errant, un homme sans demeure, exclu de la société, en quête de son reflet
perdu, disparu avec Giulietta. Le concert de voix inquiétantes qui accompagne
les manifestations de Giulietta ou de son patron diabolique Dappertutto paraît
rappeler une multiplicité que Spikher a éveillée sans parvenir à l'assumer.

De manière générale, la théorie jungienne s'applique d'autant mieux


aux histoires de reflets ou d'ombres que 1'« ombre », comme on l'a vu,
appartient à la terminologie psychologique de Jung. En outre, là encore,

30. Ibid., p. 277.


31. Ibid., p. 282.
76 Visages du double

l'ambivalence du double rejoint le paradoxe de la psychologie jungienne: le


dédoublement doit être considéré d'un côté comme une menace, comme le
symptôme de la dissociation, de l'autre comme une révélation qu'il s'agit
d'interpréter et d'exploiter.

La figure d'ombre interprétée en termes jungiens

Ursula Le Guin, auteur de récits fantastiques et essayiste, a tenté dans


« L'enfant et l'ombre 32 » d'appliquer la théorie jungienne au merveilleux,
contes de fées ou Heroicfantasy. Pour trouver sa voie personnelle vers « là-
bas », où se tiennent les figures de l'inconscient collectif, il s'agit de « faire
demi-tour pour suivre sa propre ombre », laquelle correspond à « l'autre face
de notre psyché 33 ».

On la rencontre sous la forme du guide, de l'animal des contes populai-


res qui indique la voie et demande aussi parfois à être sacrifié: il s'agit
à la fois de se concilier l'ombre, et de s'en émanciper. Cette ombre, selon
Ursula Le Guin, c'est aussi « Mr Hyde; c'est Virgile qui guida Dante
à travers l'enfer, l'ami de Gilgamesh Enkidu, l'ennemi de Frodo Gollum.
C'est le Doppelgiinger. C'est le frère gris de Mowgli ; le loup-garou 34 ».

En revanche, l'ombre grandit à mesure que le Moi tente de s'affirmer indé-


pendamment d'elle, en refusant de la voir. Ursula Le Guin voit dans
« L'ombre* » d'Andersen un exemple typique d'échec dans la collaboration
entre l'homme et son ombre. Le récit d'Andersen est apparemment immo-
ral, comme beaucoup de contes, puisque le savant, homme bon et idéaliste
qui sacrifie toute sa vie à la recherche, non seulement n'en est nullement récom-
pensé, mais se trouve finalement inféodé à son ombre et finit par être liquidé
par celle-ci. Et ce, parce que le savant a laissé son ombre accomplir à sa place
une partie de son désir. Il l'a laissée pénétrer dans la « maison de la poésie»
alors qu'il rêvait d'y aller lui-même. H s'est réservé la raison et les disserta-
tions sur le Beau, le Bien et le Vrai. Son échec est logique: il s'est réduit
à la moitié de lui-même, la moitié impuissante si l'on en croit Belcampo :

L'erreur commise par l'homme, c'est de ne pas suivre son ombre: celle-
ci va de l'avant, pendant qu'il reste assis à sa fenêtre, et il la coupe de
lui en lui disant « par plaisanterie» de continuer son chemin; et c'est
ce qu'elle fait: elle poursuit jusque dans la Maison de la poésie, source
de toute créativité, le laissant au-dehors, à la surface de la réalité. Aussi,

32. Ursula K. Le Guin, « The child and the shadow », Quarterly Journal of the Library of
Congress, n° 32, avril 1975, repris et traduit par George W. Barlour sous le titre « L'enfant et
l'ombre », dans « Frontières de l'ombre », Brèves, n° 33-34.
33. Ursula K. Le Guin, « L'enfant et l'ombre », op. cit., p. 109.
34. Ibid.
Les théories du double 77

pour bon et instruit qu'il soit, il ne peut faire de bien, il ne peut agir,
parce qu'il s'est coupé de ses racines. Et l'ombre est également impuis-
sante: elle ne peut s'avancer au-delà de l'antichambre ombreuse jusqu'à
la lumière 35.

Il est logique, alors, que le rapport de forces se renverse lors du retour de


l'ombre, et que l'homme devienne l'ombre de celle-ci, alors qu'elle prend le
rôle du maître. La dissociation non réduite rend le Moi esclave de son ombre.
En même temps, pour Ursula Le Guin, si « L'ombre» raconte l'histoire d'un
échec, elle représente une réussite littéraire parce qu'Andersen, en l'écrivant,
a su faire parler son ombre, sa « veine sadique, dépressive 36 » et, par là, a
su la dépasser, se différencier d'elle tout en la reconnaissant.

René Girard
Violence et désir mimétique
La pensée de René Girard forme un système à bien des égards isolé. Sa lec-
ture des mythes et des religions n'admet ni l'Œdipe freudien, ni les figures
« à l'eau de rose» (selon lui) de Jung, ni le structuralisme de Lévi-Strauss;
ce qui occupe le cœur de ce système, c'est la théorie du double. On ne peut
dire que Girard aborde le problème du double de manière psychologique,
sociologique, anthropologique ou phénoménologique. Il utilise des données
de toutes sortes, puisées dans les mythes, la Bible, l'ethnologie, la tragédie
grecque, la littérature, pour construire une théorie où la violence constitue
à la fois l'origine de tout sens et l'obstacle épistémologique insurmontable,
puisque ce n'est qu'en l'ignorant qu'on parvient à se mettre à l'abri de ses
effets ravageurs. Dans une telle pensée, selon la formule d'Héraclite, que cite
Girard, « la violence est père et roi de tout ».
Pour comprendre le rôle du double dans ce système, il faut partir de la
nature du désir selon Girard. Le désir est mimétique: c'est le désir de l'autre
qui confère à un objet quelconque la dignité d'objet de désir. La possession
de l'objet équivaut à l'accès à la plénitude de l'être, dont l'autre paraît pourvu,
et le sujet dépourvu. Ce qui définit par-dessus tout l'objet de désir comme
tel, c'est la violence de l'interdit qui le défend. Dès lors, « la violence devient
le signifiant du désirable absolu, de l'autosuffisance divine, de la "belle tota-
lité" qui ne paraîtrait plus telle si elle cessait d'être impénétrable et inaccessi-
ble 37 ». La violence, puisqu'elle « signifie l'être et la divinité 38 », oriente le

35. Ibid., pp. 106-107.


36. Ibid., p. 107.
37. René Girard, La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972, p. 20S.
3S. Ibid., p. 211.
78 Visages du double

désir et en même temps ne se laisse pas immobiliser, puisque ce qui est acquis
par la violence disparaît comme enjeu pour le vainqueur, et suscite immédia-
tement un autre désir en retour. Girard voit dans l'alternance tragique, les
revirements incessants, les retournements de fortune, le combat des frères enne-
mis, autant de manières de manifester ce lien entre le désir, la violence et l'être
absolu (la divinité).
Les « frères ennemis »
Autrement dit, dans un ordre culturel donné, la crise violente dont fait état
la tragédie peut se définir comme l'alternance incessante des différences, le
mécanisme infernal du revirement: « Dans le système instable qu'ils consti-
tuent, les frères ennemis n'occupent jamais la même position en même
temps 39. » Le problème est que l'ordre culturel se maintient comme système
de différences stables (valeurs et positions hiérarchiques), et que la crise vio-
lente gagne dans ce système comme une contagion qui n'épargne rien, bref,
qu'elle annihile les différences. Le double intervient, dans la pensée de Girard,
comme un signe de cette crise.
En réalité, les différences successives et les alternances de positions de
l'antagonisme violent masquent l'identité, l'in-différence du désir et de la vio-
lence, que les protagonistes sont incapables de voir. Ils se figurent que tout
les oppose, alors qu'en réalité ils sont les mêmes, sujets d'une même violence
suscitant un désir identique : on croit toujours désirer la différence désignée
par l'autre, et en même temps ce désir entraîne automatiquement dans l'engre-
nage du mimétisme, de l'identité condamnée à se fabriquer, l'illusion de
différence :

Après Dante, il n'y a guère que Dostoïevski pour révéler comme proprement infer-
nal non l'absence, la privation, l'impuissance à rejoindre son objet, mais le fait
de rester attaché et collé à ce double, de se modeler et de se calquer d'autant
plus invinciblement sur lui qu'on cherche plus à s'en détacher. Même là où toutes
les données positives semblent s'y opposer, le rapport de rivalité tend irrésisti-
blement à la réciprocité et à l'identité. [00'] Ce retour déconcertant de l'identique
là où chacun croit engendrer le différent définit le rapport des doubles 40.

À un moment de crise où le sacrifice - c'est-à-dire la violence unanime


de la communauté dirigée contre une victime émissaire - ne remplit plus sa
fonction, la vision monstrueuse du double se manifeste au comble de la fré-
nésie violente. L'in-différence des protagonistes, doubles l'un de l'autre, n'est
en outre qu'un aspect d'une« frénésie dionysiaque» généralisée, d'un chaos
qui gagne l'ordre des valeurs dont la stabilité différenciée était assurée par

39. Ibid., p. 220.


40. René Girard, Critique dans un souterrain, Paris, Le Livre de Poche, 1976, p. 12.
Les théories du double 79

le sacrifice : « La réalité entière est prise dans le jeu, produisant une entité
hallucinatoire qui n'est pas synthèse, mais mélange informe, difforme, mons-
trueux, d'êtres normalement séparés 41. »
Le double est ainsi le monstre par excellence, c'est-à-dire la forme en
laquelle apparaît le plus nettement l'essence de la monstruosité, parce qu'il
provoque la dissolution des différences, l'amalgame généralisé, et révèle la
vérité mimétique du désir : ceux qui désirent la même chose (et on désire
toujours ce que l'autre désire) sont des doubles. Girard explique ainsi le fait
que les jumeaux, dans de nombreuses sociétés traditionnelles, soient considé-
rés comme impurs et souvent exposés ou sacrifiés, pour éviter qu'une vio-
lence contre eux ne soit déjà le début de la contamination contre laquelle on
cherche à se garder: « Là où la différence fait défaut, c'est la violence qui
menace 42. » Inversement, il arrive que lorsqu'ils ne sont pas tués, ils soient
considérés comme sacrés : « Il n'y a pas de phénomène lié à la violence impure
qui ne soit susceptible de s'inverser et de devenir bénéfique, mais seulement
dans un cadre rituel immuable et rigoureusement déterminé 43. »
Par conséquent, pour Girard, le double fantastique ou l'autoscopie, que
les psychiatres traitent comme une maladie, ne constituent pas une expérience
hallucinatoire, mais correspondent à la révélation de la vérité du désir mimé-
tique. En revanche, cette révélation est aussitôt masquée par le psychiatre (ou
le psychanalyste) et par le malade; le dédoublement devient le symptôme d'une
différence pathologique, et le double symbolise une partie inconsciente dans
une psyché différenciée. En schématisant, on pourrait dire que si Freud ou
Jung, à partir de l'identité d'un sujet unique, font apparaître la différence
(la complexité de la psyché), inversement, la théorie de Girard se fonde entiè-
rement sur l'apparition du même à partir de la différence entre deux sujets,
ou entre l'humain et le divin, le divin et l'animal.

Ce n'est pas le double qui est hallucinatoire, c'est la différence, et c'est elle qu'il
faut tenir pour folle. La lecture hallucinatoire des doubles, c'est la dernière ruse
du désir pour ne pas reconnaître, dans l'identité des partenaires mimétiques,
l'échec ultime, ou plutôt la réussite lamentable, du désir mimétique lui-même.
Si le fou voit son double, c'est parce qu'il est trop proche de la vérité 44.

Girard étend sa réflexion aux phénomènes de possession et à l'usage rituel


des masques, considérés comme des aspects du dédoublement. La possession
met aux prises le sujet avec quelqu'un qui à la fois est en lui, est lui, et se tient

41. Ibid., p. 223.


42. Ibid., p. 87.
43. Ibid., p. 89.
44. René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Le Livre de Poche,
1978, p. 426.
80 Visages du double

à l'extérieur, à qui il obéit, qu'il imite plus ou moins: il ne s'agit donc, dans
ce cas, que d'« une interprétation particulière du double monstrueux" ».
Quant au masque, il mélange des entités (hommes, dieux, bêtes, objets) nor-
malement séparées dans l'ordre culturel, il « juxtapose et mélange des êtres
et des objets que la différence sépare 46 ». Possession et masques, remarque
Girard, interviennent souvent avant un sacrifice collectif, comme la réitéra-
tion rituelle de l'indifférenciation avant l'institution d'un ordre rénové.
L'illusion moderne de la différence
Si l'on peut parler de rites et de crises sacrifielles dans une société tradition-
nelle, en quoi le double monstrueux, signe du déchaînement de l'indifférence
violente, peut-il également concerner le Doppelganger moderne? Pour Girard,
la modernité se caractérise par un effacement progressif des différences qui
constituaient l'ordre de la société traditionnelle. À cet ordre se sont sub-
stituées de fausses différences « romantiques », purement individuelles, et
dépourvues de contenu réel. À ce titre, la psychanalyse est un facteur essen-
tiel dans l'avènement de la modernité, à travers la théorie du « complexe
d'Œdipe» : pour que le père puisse devenir un obstacle et susciter un rap-
port violent créateur de désir, il faut qu'il commence à se rapprocher du fils,
il faut que son statut commence à se désagréger, bref, il faut que le père com-
mence à devenir le même que le fils. Le complexe d'Œdipe ne peut donc exis-
ter que dans la société occidentale, société patriarcale en voie de dissolution.
La théorie du complexe d'Œdipe ne fournit pas une clé pour expliquer la
psyché du fils, mais le mythe approprié à ce moment historique. Autrement
dit, Œdipe rend compte d'une fabrication de modèles, et de désir mimétique,
dans une société où ce n'est pas la loi qui pèse sur les hommes, mais bien
plutôt - et de plus en plus - l'absence de loi:

Dans le monde occidental et moderne [... 1, l'effacement des différences se pour-


suit, de façon graduelle et continue, pour être tant bien que mal absorbé et assi-
milé par une communauté qui s'étend peu à peu à la planète entière. Ce n'est pas
la « loi », sous aucune forme concevable, qu'on peut rendre responsable des ten-
sions et aliénations auxquelles l'homme moderne est exposé, c'est l'absence tou-
jours plus complète de toute loi. La dénonciation perpétuelle de la loi relève d'un
ressentiment typiquement moderne, c'est-à-dire d'un ressac du désir qui se heurte
non à la loi, comme il le prétend, mais au modèle-obstacle dont le sujet ne veut
pas reconnaître la position dominante. Plus la mimesis devient frénétique et déses-
pérée, dans le tourbillon des modes successives, plus les hommes se refusent à recon-
naître qu'ils font du modèle un obstacle et de l'obstacle un modèle. Le véritable
inconscient est là, et il est évident qu'il peut se moduler de bien des manières 47.

45. René Girard, La Violence et le sacré, op. cit., p. 230.


46. Ibid., p. 233.
47. Ibid., p. 260.
Les théories du double 81

On peut considérer que, selon Girard, la modernité dans son ensemble,


celle qui commence à la fin du XVIIIe siècle (ce qui coïncide avec le dévelop-
pement du genre fantastique et la multiplication des histoires de doubles),
correspond à une crise générale et à l'instauration du règne de la violence,
mais sans retour à l'ordre, dans une indifférenciation croissante ne suscitant
que des différences locales et momentanées, comme autant de paliers dans la
destructuration généralisée. La modernité, et plus particulièrement l'indivi-
dualisme occidental, en divinisant le sujet, l'enferme dans des contradic-
tions insolubles: il lui faut s'affirmer absolument, mais il ne peut le faire
sans recourir à l'autre. C'est ce que Girard appelle 1'« empoisonnement
métaphysique» :

[... ] chaque subjectivité doit fonder l'être du réel dans sa totalité et affirmer je
suis celui qui suis [... ] Il s'agit de savoir, en effet, qui sera l'héritier, le fils uni-
que du Dieu mort. Les philosophes idéalistes croient qu'il suffit de répondre Moi
pour résoudre le problème. Mais le Moi n'est pas un objet contigu à d'autres
Moi objets; il est constitué par son rapport à l'Autre et on ne peut pas le
considérer en dehors de ce rapport. C'est ce rapport que vient forcément empoi-
sonner l'effort pour se substituer au Dieu de la Bible. La divinité ne peut échoir
ni au Moi, ni à l'Autre. Elle est perpétuellement débattue entre le Moi et
l'Autre 48.

La prolifération des doubles, des semblables-ennemis, manifeste cette


impasse et le mimétisme obsessionnel du désir (le double désire toujours la
même femme, ou constitue un obstacle dans sa possession ; chez Dostoïevski,
le sujet amoureux se condamne à échouer face au double, puisque c'est cet
échec qui, en mettant l'enjeu hors de portée, lui donne sa valeur: seul un
objet de valeur illimitée convient au désir de divinisation du moi). Enfin, le
double désigne l'in-différence: je ne suis que l'autre, c'est-à-dire rien; le désir
qui me constitue est renvoyé par le double à son absence de contenu et d'objet
propre, puisqu'il se résume à l'illusion de différence qui le suscite. L'ambiva-
lence du double résume ces oscillations entre l'être et le néant, la divinité et
le rien. La théorie de René Girard fournit un modèle séduisant pour le phé-
nomène de la prolifération des doubles, dont on trouve des exemples dans
l'œuvre de Kafka, dans celle de son traducteur Alexandre Vialatte, et bien
sûr dans celle de Hoffmann: le double-rival, le double par lequel l'identité
du sujet et de son désir est mise en question, engendre une multitude de dou-
bles et, dans cet univers à la fois mécanique et clownesque, il semble que ce
soit la question même qui perde de son sens.

48. René Girard, « Dostoïevski, du double à l'unité », Critique dans un souterrain, op. cit.,
p.94.
82 Visages du double

L'exemple de Kafka

René Girard cite « Le verdict » de Kafka, mais on pourrait tout aussi bien
évoquer Le Château comme aboutissement du double moderne. Dans le roman
de Kafka, ce n'est pas K, l'arpenteur, qui est confronté à son double, ce sont
les instances et les autorités qu'il rencontre qui ont tendance à se dédoubler
et à se brouiller. K cherche précisément à se confronter à une véritable auto-
rité, à quelque chose sur quoi son désir d'accéder au château ait prise mais,
à chaque fois, on lui fait remarquer que les questions qu'il pose n'ont pas
de sens, qu'elles se fondent sur des prémisses fausses, des identités qui ne
sont pas aussi clairement établies qu'Hie croit. Ce qui fait défaut à K, c'est
un obstacle véritable, et les doubles objectivés substituent à cet obstacle absent
le jeu infernal de leurs identités fuyantes. K échoue dans son désir sexuel
comme dans son désir d'être: le roman ne peut pas avoir de fin parce que
K ne peut cesser de chercher des modèles qui se défont, de construire des
structures mentales que le château ne cesse de détruire puisque, comme le
double, il est ici et il est partout.

Clément Rosset
La métaphysique de l'« autre monde»
L'analyse que fait Clément Rosset de la figure du double dans Le Réel et son
double s'inscrit dans une lecture plus générale de la pensée occidentale, pri-
sonnière, d'après lui, d'une métaphysique du double. Chez Platon, notre
monde n'est que le double et l'ombre de celui des Idées: on ne connaît pas,
on re-découvre, on se souvient. Kant, quant à lui, nous enferme dans le cer-
cle des phénomènes. La chose en soi, le noumène, nous demeure inaccessible
du fait même de la structure de notre esprit : nous vivons dans un monde
qui est comme le double du monde « en soi ». Hegel raffine encore sur Kant
et ruse avec le dédoublement. Chez lui en effet, il y a un « monde renversé»
qui est exactement le même que le monde sensible, mais tel qu'il se pense en
accédant à son essence. Ce monde coïncide avec l'autre monde tout en n'étant
pas le même : « Le monde suprasensible est l'exacte duplication du monde
sensible; il n'en diffère aucunement. Et c'est pourquoi on peine tant à l'aper-
cevoir : il sera toujours dissimulé par son double, c'est-à-dire par le monde
réel. On ne saurait rêver de meilleure cachette 49. »
Plus près de nous, la psychanalyse n'échappe pas à l'investigation critique
de Rosset. Il voit chez Lacan, par exemple, un « goût de la complication
exprimant d'abord un besoin de la duplication 50 », une incapacité à abor-

49. Clément Rosset, Le Réel et son double (1976), Paris, Gallimard, « Folio », 1993, p. 74.
50. Ibid., p. 78.
Les théories du double 83

der la réalité nue autrement que par des détours. Chez Lacan, le moi n'est
qu'une fausse évidence, une forme idéale, le sujet est ailleurs.
Le sujet comme double de son double
Dans ce cadre général d'une pensée occidentale qui semble être devenue inca-
pable d'aborder la présence même, et qui fait toujours du réel vécu ou perçu
le double, le reflet plus ou moins affaibli ou déformé de l'inabordable réa-
lité, le sujet double constitue un cas particulier. Rosset critique d'abord l'inter-
prétation que fait Rank du dédoublement de personnalité; il refuse l'idée que
le double représente une garantie contre la mort :

La superficialité du diagnostic provient ici de ce que Rank n'a pas saisi la hiérar-
chie réelle qui relie, dans le dédoublement de personnalité, l'unique à son « dou-
ble ». Il est vrai que le double est toujours intuitivement compris comme ayant
une « meilleure» réalité que le sujet lui-même - et il peut apparaître en ce sens
comme figurant une sorte d'instance immortelle par rapport à la mortalité du
sujet. Mais ce qui angoisse le sujet, beaucoup plus que sa prochaine mort, est
d'abord sa non-réalité, sa non-existence. Ce serait un moindre mal de mourir
si l'on pouvait tenir pour assuré qu'on a du moins vécu; or c'est de cette vie
même, si périssable qu'elle puisse être par ailleurs, dont vient à douter le sujet
dans le dédoublement de personnalité. Dans le couple maléfique qui unit le moi
à un autre fantomatique, le réel n'est pas du côté du moi, mais bien du côté du
fantôme: ce n'est pas l'autre qui me double, c'est moi qui suis le double de
l'autre 51.

S'il y a bien ambivalence du double, ce n'est donc pas dû essentiellement


- comme le pensait Rank - à ce qu'il rend manifeste la mort contre laquelle
il est censé fournir une défense, mais au fait qu'en donnant au sujet la garan-
tie illusoire de son existence (le double est ce moi consistant, défini, gorgé
de réalité dont j'imagine qu'il doit être quelque part, ailleurs, caché, et qui
m'apparaît brusquement), il le détourne en même temps du réel. Mais le réel
revient toujours. Si le double constitue une esquive, sa malédiction est « de
renvoyer, par le détour d'une duplication fantasmatique, à l'indésirable point
de départ, le réel 52 ». Le détournement opéré par le double rend plus vul-
nérable à l'irruption du réel. Car la réalité est trop forte, ou trop faible. Com-
ment admettre que je ne sois que moi ? Comment admettre que tout ait lieu
ici et maintenant ? Le double exprime le sacrifice de ce qui existe pour ce qui
n'existe pas, le refus de la vie. La littérature romantique est obsédée par le
double parce que le romantique voit dans sa visibilité la garantie de son exis-
tence. Il lui faut un autre pour se réconcilier avec lui-même. Rosset prend
Erasmus Spikher (dans « Les aventures de la nuit de la Saint-Sylvestre* ») et

51. Ibid., p. 91.


52. Ibid., p. 125.
84 Visages du double

William Wilson comme modèles de ces héros romantiques perpétuellement


à la recherche de ce double qui fonde leur existence et dont la disparition
entraîne la mort.
Cela dit, pouvoir réellement se dédoubler constituerait comme une preuve
de réalité. Le moi, dit Rosset, est le seul objet unique qui ne peut se voir.
Il peut constater l'unicité des autres objets, mais justement pas la sienne. S'il
se dédoublait, il se connaîtrait. Mais les miroirs et les doubles fantomatiques
ne lui fournissent que des reflets inversés, des autres. La malédiction du
vampire qui ne peut se voir dans le miroir exprime ainsi le sort de tout sujet:
il n'est jamais unique pour lui-même, ses doubles insuffisants manifestent
l'impossibilité du vrai double. Par conséquent, « l'assomption du moi par
le moi a ainsi pour condition fondamentale le renoncement au double, l'aban-
don du projet de faire saisir moi par moi en une contradictoire duplication
de l'unique 53 ». Cependant, ce renoncement effectué, en quoi peut consis-
ter le retour à soi ? Rosset en voit une image dans la sereine plénitude qui
se dégage des tableaux de Vermeer; la jouissance de soi implique de ne plus
chercher à se voir, mais bien de plonger dans ce très peu de réalité des choses
quotidiennes, qui est aussi toute la réalité. On trouverait, chez Borges, dans
« Borges et moi* » en particulier, un écho de cette quête impossible de soi
qui ne laisse, comme définition de la personne, qu'une liste hétérogène de
goûts infimes, à la fois dérisoire et essentielle.
La critique de Rosset n'a qu'un défaut: ce « réel », qu'il pose comme
seule valeur indubitable, comme garantie solide face aux ruses infinies de
l'intellect, à ses duplications et détournements, il ne nous dit pas ce que c'est.
Curieusement, il ne s'en approche qu'à travers ce qui est encore un double,
une représentation: un tableau. Faudrait-il croire, comme le pensait Proust,
que la « vraie vie» n'est pas dans le réel? C'est alors tout un pan de réflexion
qui manquerait à la démonstration de Rosset.

Les études littéraires


Wilhelmine Kraus
Wilhelmine Kraus est la première à avoir élaboré une lecture historico-littéraire
du thème du double. Son étude Das Doppelgânger Motiv in der Romantik
(Studien zum Idealismus, Germanische Studien Heft 99, Berlin, Ebering, 1930)
est centrée sur les écrivains romantiques allemands, à partir de lean-Paul.
Elle considère que le thème prend naissance à cette époque et en Allemagne,
à cause du subjectivisme de la philosophie romantique allemande. Posant le
problème du moi, de sa projection vers le monde, et de son aspiration à

53. Ibid.• p. 94.


Les théories du double 85

l'absolu, les philosophes tels que Fichte et Schelling créent les conditions
culturelles d'une littérature qui dramatise la nouvelle situation du sujet, montre
ses espoirs et ses échecs.
Le caractère fondamental de l'esprit romantique étant, selon W. Kraus,
1'« élan vers l'infini» (Sehnsucht nach dem Unendlichen), l'homme roman-
tique se trouve continuellement confronté à la déception, dans son rapport
avec la réalité. En fait, 1'« élan» lui-même est infini, comme son but, alors
que la condition de l'homme est finie. D'où la contradiction entre la volonté
et les désirs humains, d'un côté, les limites et les contraintes factuelles, de
l'autre côté. Le double apparaît alors comme une forme particulière que donne
la littérature à ce conflit. La lutte du moi contre cet autre moi qu'est le dou-
ble montre les tentatives désespérées du sujet pour s'élancer au-delà de ses
limites mortelles. Le moi devient ainsi une figure de l'idéal, alors que le dou-
ble incarne le réel.
On voit que cette conception reprend les termes des thérories sur 1'« iro-
nie romantique », qui jaillit de la rencontre entre le sujet et le monde, et de
la déception qui en résulte. Le rire romantique serait le produit d'une chute
entraînant le moi de l'infini au néant par l'intermédiaire du fini.

Ralph Tymms
La thèse de Wilhelmine Kraus, qui fait du double un produit du romantisme
allemand, a été reprise par Ralph Tymms, dans Doubles in Literary Psycho-
logy (Cambridge, Bowes and Bowes, 1949). Ce travail, tout en élargissant
la perspective à d'autres littératures, attribue toujours une place centrale aux
écrivains allemands. Cependant, Ralph Tymms affine la lecture de sa devan-
cière en faisant une nouvelle distinction entre le « double psychologique»
et le « double allégorique ». Le premier serait lié au « réalisme psycholo-
gique », qui fait de toute production imaginaire quelque chose d'aussi frappant
qu'une réalité sensible. Le deuxième, en revanche, serait une mise en scène
rationnelle de l'opposition du bien et du mal dans l'âme humaine. Ainsi, il
existerait deux types de double littéraire: celui qui est le produit de l'incons-
cient et celui qui est créé par la conscience.

Masao Miyoshi
L'ouvrage de Masao Miyoshi, The Divided Self: A Perspective on the Literature
of the Victorians (New York University Press, 1969) déplace le centre d'inté-
rêt du romantisme allemand à la littérature anglaise. Il veut également limi-
ter et relativiser, dans une perspective historique, la recherche des causes
profondes de l'essor du thème. Cette fois-ci, le corpus et la culture nationale
n'étant plus les mêmes, les explications changent. Masao Miyoshi ne les recher-
che plus dans une tendance philosophique ; il les guette dans une mentalité
dominante et dans les déchirements qu'elle provoque chez les intellectuels qui
86 Visages du double

la subissent. La morale victorienne, avec les conflits qu'elle entraîne entre


passion et discipline, pulsion et rationalité, individualité et civilisation, éros
et raison, installe l'écrivain dans une situation de choix impossible, de sépa-
ration intérieure. Les histoires de double dans la littérature anglaise témoi-
gneraient de cette scission dramatiquement vécue.

Robert Rogers
Dans A Psychoanalitic Study of the Double in Literature (Wayne State Uni-
versity Press, Detroit, 1970), Robert Rogers, à travers la distinction entre
« double latent» et « double manifeste », élargit énormément la notion de
double, et le corpus sur lequel se fonde sa démonstration. Sa thèse s'inscrit
dans la tradition freudienne et se présente davantage comme la confirmation,
à travers des exemples littéraires, d'une conception psychanalytique que comme
une étude littéraire se servant d'idées psychanalytiques. L'apparition du thème
du double dans une œuvre témoignerait toujours d'une scission dans la psyché
de l'auteur, provoquée par la présence de désirs refoulés de nature sexuelle,
et plus particulièrement œdipienne.

Carl Francis Keppler


Carl Francis Keppler a essayé, dans The Literature of the Second Self (Uni-
versity of Arizona Press, 1972), de reconsidérer dans leur ensemble toutes
les explications du thème du double données jusqu'alors (qu'elles soient his-
toriques, philosophiques ou psychologiques), pour les dépasser en une
conception qui, d'un côté, tient compte de toutes les diverses facettes que le
double peut assumer et qui, d'un autre côté, propose une lecture synthétique
et universelle de sa signification.
Il classe d'abord les doubles littéraires en sept catégories: le poursui-
vant, les jumeaux, le (ou la) bien-aimé(e), le tentateur, la vision d'horreur,
le sauveur, le double dans le temps. Mais il insiste ensuite sur une ambiguïté
foncière du double, qu'on ne peut pas réduire à son côté démoniaque et mal-
faisant, puisqu'il suscite des réactions extrêmes et opposées: l'attirance et
la répulsion, la peur et la fascination.
Résumant les diverses significations attribuées au double par la critique,
il remarque qu'elle en fait toujours le représentant d'un côté sombre de la
personnalité, qui est par ailleurs expliqué différemment. Le double est alors :
le moi narcissique, mortel et primitif-irrationnel (Rank) ;
le moi fini, rationnel et relatif (Kraus) ;
le moi œdipien (Rogers) ;
le moi historiquement déchiré (Miyoshi).
Dans toutes ces lectures, selon Keppler, la critique se borne à attribuer
à l'auteur une forme de malaise pyschologique, qu'il déchargerait sur ce bouc
émissaire qu'est l'image du double.
Les théories du double 87

En revanche, malgré ses différentes facettes, le double se caractérise tou-


jours par l'interpénétration de son bon et de son mauvais côté. L'espoir se
cache toujours derrière la peur du« premier moi» qui regarde le« deuxième
moi », L'expérience provoquée par cette rencontre, même quand elle est ter-
rifiante, se résout toujours en un gain psychologique. Le double a son côté
constructif, même lorsqu'il paraît tout détruire, et toute histoire de double
est également un Bildungsroman (« roman de formation »). Se produisant
dans un moment de vulnérabilité du moi originel, la rencontre avec le double
représente l'occasion unique de combler la profonde insatisfaction liée, en
tout homme, au sentiment de son incomplétude.
Retrouvant une perspective jungienne, Keppler envisage le rapport entre
le sujet et son double comme une chance d'intégration de la personnalité. Du
coup, ce à quoi on fait face, en se confrontant au double, n'est pas seulement
ce qui a été refoulé dans l'inconscient, mais plutôt ce qui n'a jamais pu en
sortir, et appartient à 1'« âme universelle », La réconciliation ramène donc
dans cette vague région où le moi et le toi ne sont pas séparés, ni susceptibles
d'être distingués.

Karl Miller
Doubles, Studies in Literary History; de Karl Miller (Oxford University Press,
1985), est un essai qui porte sur un corpus très vaste, incluant à la fois les
textes traditionnellement rattachés au thème du double et des ouvrages qui,
plus généralement, instaurent une problématique de la dualité. Malgré
l'étendue de son corpus et l'apparente dispersion de ses références, le livre
de Miller est organisé autour d'une thèse nette et précise, qui concerne la situa-
tion du romantisme dans l'histoire littéraire.
Miller rejette l'idée que le modernisme est fondamentalement une démys-
tification du romantisme et voit plutôt une continuité entre l'idée moderne
d'impersonnalité de l'art (« le besoin de l'artiste d'être absent de ses créa-
tions », op. cit., p. 22), et les « hypothèses dualistes» du romantisme:
« [...] l'impersonnalité a été une conséquence, et un aspect des hypothèses
dualistes depuis les débuts du romantisme» (ibid.). Il veut ainsi relier la
« duplication et division psychique » et la destruction du moi qui se brise,
se multiplie, s'efface à travers toute conception de 1'« esprit ouvert ». Ces
perspectives psychologiques mènent à une nouvelle conception de l'art et de
l'artiste: « [... ] on peut croire qu'un auteur mène une double vie, ou réalise
un second moi, un alter ego, dans l'art qu'il crée, mais on peut croire aussi
qu'il y perd son moi» (ibid.).
Après avoir examiné, par des analyses ponctuelles, de très nombreuses
images du double et de la dualité, Miller résume dans une série d'antithèses
les sens que ces images ont pu assumer: « La dualité, c'est le départ et le
retour. C'est le vol et la restitution, la mégalomanie et la magnanimité. C'est
88 Visages du double

la faiblesse, la maladie et l'illusion, mais aussi les avantages qu'elles procu-


rent. C'est la division et la diffusion, l'hostilité et l'hospitalité. La dualité,
c'est le suicide et la masturbation, c'est la bisexualité et la double nationalité.
Elle sollicite et embrasse l'incertitude, le manque, le doute, le vertige et l'inter-
ruption. Elle est le comportement et le talent d'un auteur, mais aussi la théo-
rie qui l'explique» (ibid., pp. 416-417).
Ce jeu d'oppositions aboutit à une manière d'envisager la littérature et
sa signification comme lieu de l'incertitude, du renversement, de l'équivo-
que: « La littérature est conçue ici comme protéenne et étrange, comme le
lieu de l'altérité, de l'opposition de forces et de logiques» (ibid., p. 417). Miller
veut en fait montrer que la perspective critique inspirée par Jacques Derrida,
le déconstructionnisme, ne fait que reprendre un héritage romantique et que
cette filiation est particulièrement apparente si l'on considère attentivement
la littérature « dualiste» du XIX' siècle. Sous la terminologie rhétorique du
déconstructionnisme américain se cache donc une sensibilité moderne que le
romantisme a le premier mise en place: « Dans la Déconstruction, l'incerti-
tude est désignée par des termes de grammairien. Mais elle n'est pas diffé-
rente de l'incertitude que nous rencontrons dans la littérature du XIX' siècle.
On a le droit d'affirmer que le doute et la difficulté du passé sont aujourd'hui
renommés apories et vertiges, et que la Déconstruction est une manière d'entre-
tenir la dualité» (ibid.).

John Herdman
John Herdman, dans The Double in Nineteenth-Century Fiction (Basings-
toke, Macmillan, 1990), analyse l'évolution historique du thème: le dou-
ble serait d'abord (de la fin du XVIII' siècle à Dostoïevski) un « double sur-
naturel », et deviendrait ensuite soit un « double allégorique» (Stevenson,
Wilde), soit un « double psychologique» (de Maupassant aux écrivains du
xx' siècle).
Dans le « double surnaturel » se mélangent un problème psychologique
et un problème moral - dans une perspective chrétienne - de perte et de
salut. Ensuite le double, perdant son ambiguïté et sa transcendance, décline.
Sa problématique n'est plus littéraire, mais scientifique. Jung est le seul psycha-
nalyste qui laisse ouverte une perspective de complexité morale, à travers
l'archétype de l'ombre. Le double aurait un rapport étroit avec la morale et
la théologie chrétiennes, surtout dans leur version augustinienne. C'est en fait
saint Augustin qui pose le premier le problème de la dualité du moi. Certains
développements littéraires, comme ceux de Hogg et de Stevenson, sont
d'ailleurs directement marqués par le calvinisme écossais. De plus, John
Herdman insiste sur le rapport entre double et fatalité, qui est très étroit dans
tous les récits de « double surnaturel », Ceux-ci dramatisent l'opposition entre
espoir et désespoir dans le pardon divin. Les protagonistes des histoires de
Les théories du double 89

double seraient surtout des individus qui ne savent pas se repentir, parce qu'ils
désespèrent. Le double étant une représentation du mauvais moi, le chrétien
devrait accepter sa présence et croire au pardon ; si, au contraire, il le rejette
complètement, il commet un péché d'orgueil qui le perd, et voit réapparaître
d'une manière violente et incontrôlable la face cachée et sombre de sa per-
sonnalité.
Chapitre 5

Le double dans le récit

L'étude des thèmes littéraires amène fréquemment à les subdiviser en un cer-


tain nombre de motifs ou de sous-thèmes. En l'occurrence, le double, nous
l'avons vu, permet de dégager les figures annexes du reflet, de l'ombre, des
jumeaux, etc. Si l'on s'en tenait là, toutefois, on risquerait de tomber dans
un inconvénient : celui de figer en tableaux préfabriqués un thème qui se prête
à d'infinies et parfois à de très subtiles variations. Or un des intérêts du double
réside justement dans le fait que ce thème peut faire apparaître de manière
sensible les limites du thématisme. Il nous rappelle qu'un thème est plus un
moyen de classement, ou un cadre pour des variations créatrices, qu'une réa-
lité bien délimitée. En outre, si une subdivision thématique peut convenir à
des textes où l'influence des mythes ou des contes traditionnels s'avère encore
importante (c'est-à-dire, pour notre thème, jusqu'au romantisme), elle se prête
mal à l'analyse des œuvres plus tardives, où cette influence s'estompe et cède
la place à des reprises de moins en moins répétitives du thème.
On peut toujours faire des inventaires: tous présentent les mêmes défauts.
On finit fatalement par trouver le texte qui échappe au classement, le prin-
cipe même de ce classement se perdant dans l'accumulation des catégories.
Le double, on l'a vu, figure dans les inventaires des thèmes ou des personnages
fantastiques, avec les fantômes, les morts-vivants, les loups-garous, les mons-
tres et autres sorciers. Tzvetan Todorov et Jean-Luc Steinmetz ont montré
qu'on pouvait proposer des typologies plus dynamiques. En ce qui concerne
le double, des figures secondaires telles que le reflet ou l'ombre constituent
déjà des formations complexes, qui peuvent se présenter de manières très
diverses. Il faut essayer de dégager des éléments plus simples, se reliant direc-
tement à la notion même de double.

Les types de doubles


Le dédoublement, nous l'avons dit, implique la reconnaissance, par un sujet,
d'une perturbation dans la différence qui distingue normalement les êtres.
92 Visages du double

Il faut préciser à présent que cette perturbation peut affecter la différence


entre le moi et l'autre, ou entre deux autres individus. Le personnage princi-
pal du récit (éventuellement, et bien souvent, personnage-narrateur) est-il
confronté à son propre double, ou bien à un autre personnage dédoublé?
Dans le premier cas, nous proposons de parler de double subjectif, dans le
second de double objectif. Il faut donc définir le type de dédoublement auquel
on a affaire, en sachant que les diverses relations entre sujets et doubles influent
sur le récit, le point de vue, la narration en général. Que le dédoublement
apparaisse, dans le récit, comme vécu de l'intérieur ou observé de l'extérieur
ne suffit pas encore à cerner le mode de perturbation de la différence. L'autre,
celui qui est en trop, la douteuse compagnie, peut se manifester physique-
ment ou psychiquement (même si, dans la plupart des cas, il y a doute sur
la réalité de la manifestation physique). Dans la première catégorie on ran-
gera la gémellité, l'autoscopie, les sosies, etc. ; dans la seconde, les cas de
personnalités multiples ou de possession. Nous proposons d'appeler les pre-
miers doubles externes, les seconds doubles internes. D'autre part, la relation
avec le double évolue dans le temps narratif: elle a un début, éventuellement
une fin, elle se noue selon certaines modalités, elle produit un certain nombre
d'épisodes plus ou moins caractéristiques. Il faut donc distinguer les diffé-
rentes sortes d'évolution de cette relation, décrypter les aventures du double.
Là encore, par le temps, le récit se trouve directement concerné.

Le double subjectif
La réification du sujet
Le personnage confronté à son double, ou qui éprouve le sentiment d'une scis-
sion intérieure, se trouve face à la question du principe d'union, ou de l'articu-
lation en lui de deux instances, le sujet et l'objet. Se voir à l'identique, c'est
aussi comprendre de manière saisissante que l'on existe en dehors de soi. C'est
un arrachement: comment puis-je à la fois exister sous le regard des autres,
dans le monde objectif, et être celui qui, conditionnant cette existence, ne sau-
rait s'y identifier pleinement? Mais si je ne suis pas l'objet des autres, qui suis-
je ? Où mon moi-sujet et mon moi-objet se relient-ils? Ainsi, les caractéristi-
ques qui définissent un individu cessent d'être soutenues et justifiées par une
instance absolue, que cette instance se nomme Dieu ou, à partir du roman-
tisme, le Moi. La découverte de la fragmentation correspond aussi à celle de
la contingence, à l'exil de l'absolu: me voici donc en face de moi-même, moi
qui ne suis pas moi, car j'aurais tout aussi bien pu être autre. Le sujet singulier
peut encore rester un dieu pour lui-même. La question de son être ne se pose
pas: il est lui parce qu'il est lui. Cette découverte de la contingence corres-
pond donc à une double perte: en tant qu'objet, le personnage ne se possède
plus, il appartient aux autres, à leur désir, aux lois de la morale ou de l'esthéti-
que; en tant que sujet, il perd tout contenu et toute identité.
Le double dans le récit 93

De manière générale, ombres, reflets, portraits réifient le sujet, l'inscri-


vent dans le monde des choses. Le pacte diabolique, lorsqu'il intervient dans
les histoires de doubles, apparaît comme la sanction définitive de cette réifi-
cation : récupérer son ombre fugueuse en échange de son âme est évidem-
ment un marché de dupes. Perdre son âme, c'est devenir définitivement cette
chose dont l'ombre donne un aperçu et comme une menace. Nabokov, en
revanche, à partir du même principe, inverse les conséquences. Lorsqu'il le
découvre, Hermann, le « héros» de La Méprise*, voit en Félix, son double,
l'occasion de devenir pleinement lui-même en chargeant ce personnage de toute
la négativité, de tout le poids de l'objet. Manipuler le double, le détruire, dis-
paraître en devenant un autre, c'est devenir par rapport à ce « moi» factice
une sorte de divinité, c'est se dépasser soi-même. Mais là encore, la démar-
che aboutit à l'échec, le sujet est toujours rattrapé par l'objet. Par rapport
à celui qui existe dans le monde, et incarne ce que l'on pourrait appeler la
jonction objet, le sujet se résume donc à un simple écart, à une différence
sans contenu avec ce que le regard des autres fait de celui qui porte son nom.
L'éclatement du sujet
• Pirandello. Le personnage de Un, personne et cent mille de Luigi
Pirandello est surtout sensible à l'éclatement de son image en une multipli-
cité de reflets extérieurs, et au fait qu'il ne pourra jamais connaître exacte-
ment ce qu'ils sont. Le double initial se démultiplie à l'infini. Il y a double,
tout de même, parce que le personnage « intérieur» ne parvient pas à se saisir
de sa dimension objective:

Donc, les autres voyaient en moi un être qui m'était inconnu, qu'eux seuls pou-
vaient connaître en me regardant du dehors, avec des yeux qui n'étaient pas les
miens; ils me prêtaient un aspect destiné à me demeurer toujours étranger, bien
qu'étant celui que je revêtais pour eux (par conséquent un « moi» qui m'échappait
complètement) ; ils m'attribuaient une vie qui me demeurait impénétrable. Cette
idée ne me laissa plus de répit. Comment tolérer en moi la présence de cet étranger ?
Cet étranger que j'étais moi-même pour moi? Comment renoncer à le voir?
À le connaître? Comment rester condamné à le porter avec moi, visible pour
les autres et cependant invisible pour moi 1 ?
Souvent, mes yeux avaient croisé, par hasard, dans une glace, ceux d'un autre
qui m'y regardait aussi. J'étais vu sans me voir, tout comme l'autre qui ne voyait
pas son visage mais apercevait le mien et surprenait mon regard posé sur lui.
En cherchant à me mirer dans cette glace, j'aurais peut-être continué d'être vu
par l'autre, mais toutefois sans la possibilité de le voir. On ne peut simultané-
ment fixer des yeux sa propre image et celle d'un autre qui nous regarde dans
ce même miroir 2.

1. Luigi Pirandello, Un, personneet cent mille (1927) Paris, Gallimard, « L'Imaginaire », 1982, p. 25.
2. Ibid., pp. 27-28.
94 Visages du double

L'altérité, chez Pirandello, est d'abord liée au corps. C'est à partir de


la découverte d'un petit défaut physique, révélé par sa femme, que Moscarda
se rend compte qu'il ne s'appartient pas, que ses pensées, ses paroles, s'iden-
tifient pour les autres à ce visage et à ce corps en lesquels il ne peut se recon-
naître:

[... ] qui était-ce? Moi? Mais tout aussi bien un autre... N'importe qui. Ces che-
veux roux, ces sourcils en accents circonflexes, et ce nez dévié, auraient pu appar-
tenir à un étranger tout aussi bien qu'à moi. [... ] Quel rapport entre mes pensées
et des cheveux de cette couleur-ci, que j'aurais pu tout aussi bien avoir blancs,
noirs ou blonds, ou même n'avoir plus du tout; [... ] et ce nez, qui aurait pu
être droit, ou camus 3.

• Borges et l'écrivain. Chez Borges, le problème de la scission entre une


conscience sans contenu et un personnage condamné à demeurer l'autre de
cette conscience est compliqué par le fait qu'il se pose souvent en relation
avec l'écriture, comme dans « Borges et moi* ». Certes, l'écriture est d'abord
à considérer comme un acte, une manifestation du sujet dans le monde au
même titre que les autres actes. Mais comme acte, on la lie trop étroitement
au sujet. Les caractéristiques des ouvrages d'un écrivain deviennent comme
des attributs de sa personne, alors qu'en réalité, dans le cas de Borges, les
obsessions typiques de son œuvre, comme les labyrinthes, les tigres, et bien
sûr les doubles, n'ont pas ce caractère de nécessité personnelle. Ce sont des
possibles parmi une infinité d'autres possibles. L'autre, celui qu'on appelle
Borges, s'affirme de manière nette et close; alors que celui qui nous parle
et qui n'a pas de nom (le vrai Borges peut-être) demeure aussi étranger à ses
labyrinthes et à ses doubles que n'importe qui. Ce qui manquera toujours
à Borges, par rapport à « celui qui parle », c'est la conscience de n'être pas
complètement ce qu'il fait, ce qu'il dit, ce qu'il est, ce qu'il aime:

[... ] j'aime les sabliers, les planisphères, la typographie du XVIII' siècle, le goût
du café et la prose de Stevenson; l'autre partage ces préférences, mais non sans
complaisance et d'une manière qui en fait des attributs d'acteur 4.

Mais les deux écrivent. Or l'écriture se tient précisément au cœur du pro-


blème posé par le double: d'un côté, on l'a dit, comme tout acte elle se résume
à une affirmation; de l'autre, elle a ceci de particulier que l'affirmation en
elle se trouve entourée par un halo de négation. L'écriture, avec sa manière
de dire que son sens se tient toujours en deçà de ce qu'elle dit, est à attribuer
à « celui qui parle» plutôt qu'à Borges. D'où ce paradoxe, ce cercle vicieux:
un texte qui affirme « Je ne suis pas Borges» est à attribuer, en tant qu'affir-

3. Ibid., p. 30.
4. Jorge Luis Borges, « Borges et moi », L'Auteur et autres textes, op. cit., p. 103.
Le double dans le récit 95

mation, à Borges, mais Borges se définit toujours comme étant lui-même,


ce qui infirme le sens du texte. Inversement, puisque ce texte est littéraire,
il est à attribuer à celui qui n'est pas Borges, lequel ne peut affirmer pleine-
ment qu'il ne l'est pas, étant celui qui nie; d'où la chute logique de « Borges
et moi» : « Je ne sais pas lequel des deux écrit cette page. » Pierre BruneI
résume bien cette circularité négative :

Qui est l'auteur? L'autre ou le même? Borges ou moi? Je cède tout à l'autre
pour rester le même [... J. Au moment même où s'achève le reniement de Borges
par Je, l'autre s'en empare et le signe 5.

Le double dans le temps


De manière plus restreinte, cet autre en moi peut désigner le passé : passé
éloigné, par exemple celui de l'animalité ancienne, ou des ancêtres inconnus
qui continuent à vivre en moi, de la race tout entière qui me détermine. Ainsi,
dans Le Golem* de Gustav Meyrink, le golem incarne, au moins en partie,
ce qui dans la psyché tend à la réification et à l'automatisme. Il n'est qu'une
matière grossièrement animée, un simulacre, à la démarche de pantin. En deve-
nant pour un temps le golem, Pernath cesse d'être une simple conscience indé-
terminée, ouverte, il endosse le vêtement qui fait peser sur lui le passé, les
ancêtres, le désir. Il découvre qu'il ne dépend pas que de lui-même, que le
principe de son être se trouve hors de lui.

Le Coin plaisant: la chasse au double

Le double peut aussi être recherché comme l'incarnation, l'enracinement qui


fait défaut au sujet. C'est ce qui se passe dans Le Coin plaisant* d'Henry
James: Spencer Brydon, qui a vécu presque toute sa vie en rupture avec ses
racines, découvre un aspect de sa personnalité qu'il ignorait, un côté porté
vers les choses matérielles, l'argent, la terre, les bâtiments. En partant à la
recherche, dans sa vieille maison de New York, de celui qu'il aurait pu deve-
nir s'il était resté un Américain, Brydon revient sur tout ce qu'il a refusé ou
conjuré: le temps, la réussite matérielle, l'ascendance familiale et nationale.
Ainsi, le récit de James met en scène un double qui tient à la fois du passé
et du potentiel.
Mais, dans cette chasse, Brydon joue aussi un jeu un peu trop subtil. En pour-
chassant son double dans le labyrinthe de la vieille maison, en le localisant
sans aller jusqu'à mettre la main sur lui, Brydon veut encaisser le bénéfice
de l'Être sans renoncer à sa liberté souveraine. Trouver son double serait le
transformer en victime et, du même coup, peut-être, devenir sa propre vic-
time. La chasse interminable vaut en elle-même, comme mime de la réalisa-
tion parfaite de soi en un être pourvu de qualités spécifiques, et qui pourtant
ne serait pas figé dans cette définition accomplie de lui-même. Il y a une fin

5. Pierre Brunei, « Borges et l'autre », Corps écrit, n° 5, 1983, p. 158.


96 Visages du double

de la chasse, pour qu'elle ait un sens; on sait que le gibier sera débusqué,
mais le moment ne vientjamais, parce que tomber sur son double,c'est accom-
plir la réification définitive. Ainsi, cette chasseau fantôme est aussi une fuite
et un contournementsans fin. En effet, lorsque Brydon, à l'improviste, décou-
vre son double qui lui barre la sortie de la maison, c'est le contraire qui se
réalise: dans le double, il ne voit plus que l'autre, l'étranger; quant à lui,
il s'évanouit comme s'il était lui-même le fantôme sans consistance. L'illu-
sion de l'accord, de la synthèse entre les deux ne pouvait tenir que dans ce
jeu de cache-cache et de poursuite sans fin.
Le Coin plaisant* adopte la forme assez subtile d'un dédoublement entre ce
que l'on est et ce que l'on aurait pu être, redoublé par le fait paradoxal que
c'est celui qui aurait pu être qui assure le rôle de l'objet, de l'accomplisse-
ment objectif, alors que c'est celui qui est réellementqui incarne le sujet sans
contenu, affecté d'irréalité.

Sous une forme plus restreinte, le sujet peut aussi découvrir un double
correspondant à un autre moment de sa vie. En général, il s'agit du passé,
comme dans « Deux visages dans une conque*» de Papini, ou dans
« L'autre* » de Borges. Plus rarement, le double donne au sujet une image
de ce qu'il deviendra au moment de sa mort. C'est le thème du récit de Borges
qui s'intitule « 25 août 1983* ». Chez Papini, l'adulte juge l'adolescent, et cons-
tate qu'il n'a plus rien à voir avec lui, qu'il le méprise, voire qu'il le hait. Mais
cette seule constatation l'anéantit lui-même, puisque lui aussi passera. Ce qui
se profile alors, c'est l'absence de toute instance définitive, l'impossibilité dans
le temps d'un moment où l'on serait ce que l'on est. Là encore, la découverte
du double subjectif a tendance à engendrer une subdivision sans fin.
En fait, ce genre de récit aboutit logiquement aux questions : Qui est
réel ? Qui est la vision ? Qui est le double de qui ? Pour celui qui voit son
double futur, il n'est lui-même qu'une vision du passé. Conclusion quasi iné-
luctable : il n'y a pas de présent, donc pas de réel. Existant dans le temps,
nous sommes tissés de la matière des songes. Comme le remarque Clément
Rosset, « privée d'immédiateté, la réalité humaine est, tout naturellement,
également privée de présent. Ce qui signifie que l'homme est privé de réalité
tout court 6. » Cependant, selon Rosset, cette irréalité constitue un refuge,
une « dénégation du présent », pour le sujet fasciné par la chose réelle et qui
cherche à s'en détourner: « [00'] un double, par pitié, semble chercher le sujet
que le présent étouffe: lequel double trouve sa place naturelle un peu avant
ou un peu après 7. » Ainsi le double subjectif aurait aussi pour fonction de
« mettre l'immédiateté à l'écart 8 ».

6. Clément Rosset, Le Réel et son double, op. cit., p. 63.


7. Ibid., p. 67.
8. Ibid., p. 68.
Le double dans le récit 97

Le désir et son double


Le désir n'échappe pas à la fonction objet du double subjectif. A priori, il
pourrait sembler offrir une voie différente, une échappatoire à l'affrontement
du sujet avec lui-même en le dirigeant vers un objet extérieur. Le désir sexuel
oriente, du moins en principe, vers la différence, et permet d'échapper aux
impasses de l'identité.
En fait, sexualité et instinct constituent des aspects seconds du désir. Le
sens de celui-ci procède des contradictions et de l'absence d'unité du sujet.
Il est dirigé vers un autre, à la fois objet et sujet. De l'extérieur, l'autre désiré
apparaît toujours comme possédant cette unité, comme ayant réalisé cette
synthèse sujet/objet qui, précisément, fait défaut à celui qui désire. Il s'agit
de se faire reconnaître par lui. Dans cette recherche de la reconnaissance, celui
qui désire reproduit sa propre division: il va se poser comme objet d'un sujet
désiré, ou comme sujet d'un objet désiré. S'accomplir comme objet va exiger
de détruire en soi le sujet, et inversement s'accomplir comme sujet va exiger
de réduire l'autre à l'état d'objet, de se l'approprier. Appropriation impossible,
dans la mesure où le sujet demeure toujours en deçà de tous les processus
de réification. Par conséquent, la destruction et l'autodestruction, symbo-
liques ou réelles, apparaissent comme les horizons nécessaires d'un désir qui
poursuit jusqu'au bout la logique de sa consommation.
Mais, d'un autre côté, la destruction (et la consommation sexuelle, bien
plus qu'un instinct, constitue une forme de destruction symbolique, ce que
le langage populaire sait bien) entre en contradiction avec le projet initial,
qui vise une synthèse, une union réelle. La destruction accomplit et annihile
en même temps la possession. Ce qui signifie que le désir condamne à une
autre contradiction, cette fois au niveau de celui qui désire, et non au niveau
de ce qui est visé par le désir : son projet idéal constitue la négation de sa
logique réelle. Celui qui veut devenir objet de l'autre découvre dans ce désir
même son statut de sujet irréductible. Celui qui veut devenir sujet de l'autre
se découvre objet d'un mécanisme désirant qui le dépasse. Par le désir, on
vise la maîtrise, mais on n'est pas maître de son désir.
À ce point de fracture, le double peut apparaître comme celui qui incarne
l'autre face du désir, la domination exercée sur le sujet par cela même qui
le pousse à dominer l'autre. Ainsi, chez Andersen, le savant maître de l'ombre
devient-il, dès lors que celle-ci a endossé le désir, l'ombre de son ombre, son
objet. Il n'est pas nécessairement besoin d'inconscient et de loi pour rendre
compte des personnages dépassés par leur double dans leur désir. Nombreux
sont les textes dans lesquels le double accomplit ce que le personnage n'ose
pas faire, ou ce dont il ne se sentait pas capable. On pourrait alors, en effet,
se contenter de dire que le premier représente l'inconscient du second, les désirs
refoulés, etc. D'un côté, le respectable professeur de Scandale* de Shûsaku
Endô ; de l'autre, l'inquiétant personnage qui hante les bas-fonds de Tokyo.
98 Visages du double

D'un côté, Médard; de l'autre, Victorin dans Les Élixirs du diable*. Ce qui
caractérise Médard, c'est le désir de domination, de reconnaissance par le pou-
voir exercé sur les autres. Le désir sexuel, chez Médard, apparaît comme un
aspect de l'orgueil et de la puissance : sa réussite comme prédicateur coïncide
avec la séduction d'Aurélie. Le désir que Médard a d'Aurélie, à mesure que
se développe le récit, prend de plus en plus des allures de désir de destruction,
sexe et sacrifice s'unissant dans l'image obsédante du couteau et de la messe
de mariage. C'est lors de la messe que le couteau doit s'enfoncer dans la chair
désirée, comme marque de l'absolu de la possession. Cependant, c'est le
double, Victorin, qui se charge de poignarder Aurélie. Médard en effet n'est
pas le sujet, mais l'objet de son désir, dans la mesure où la logique de celui-ci
(devenir le sujet absolu de l'autre implique sa consommation intégrale) dépasse
Médard lui-même, excède l'idéal d'union qu'il peut envisager. On peut donc
substituer, ou du moins ajouter, au couple inconscient/conscience, le couple
désir idéal/désir réel comme créateur de dédoublement. Avec l'apparition
du double, le rapport de force entre le sujet et l'objet de son désir se re-
double d'une lutte plus fondamentale entre le sujet et l'objet dans le même
individu.

« William Wilson» : la domination contrariée

On rencontre un dispositif inverse dans « William Wilson* » : c'est le dou-


ble qui représenterait la loi, et le personnage-narrateur le désir et l'incons-
cient. Lecture parfaitement morale (qui correspond peut-être à celle
qu'envisageait Poe lui-même) : en tuant son double-conscience morale, comme
Pinocchio écraserait le criquet d'un coup de talon, William Wilson se tue lui-
même, il tue le désir en tuant la loi. Cependant, le double dont les interven-
tions rappellent à l'ordre le personnage homonyme ne tient pas de discours
moral. Il n'amende d'ailleurs en rien Wilson. Peut-être représente-t-il la
conscience morale, mais on en n'est pas moins fondé à avancer que cet indi-
vidu qui fait toujours échouer Wilson dans ses entreprises dominatrices et
ses manipulations des autres (la dernière étant une manipulation sexuelle)
représente, par-delà son masque de conscience morale, l'obstinée, l'indestruc-
tiblefonction objet, rappelant toujours le nom (ce qui par excellence nous
objective), poursuivant Wilson dans sa fuite en avant.

Ce qui s'oppose au double, et au désir d'être qui suscite le sujet, l'objet


et le conflit intérieur, c'est l'existence pure, sans projet, série d'objets frag-
mentaires, de sensations immédiates, dépourvus de sens et de temporalité
(c'est-à-dire de liaisons). Le contraire du monde, si l'on veut, considéré comme
espace de lutte, champ d'affrontement. Dans Les Élixirs du diable*, Médard
finit par renoncer au monde, en redevenant un simple moine, anonyme, sans
Le double dans le récit 99

identité. C'est de cette manière aussi que le Moscarda de Un, personne et cent
mille* parvient à résoudre son conflit intérieur: il ne cherche plus à persévé-
rer dans l'être mais, devenu simple oblat, ayant renoncé à sa fortune, il se
contente de « renaître d'instant en instant 9 »,

Plus de nom. Aujourd'hui, plus aucun souvenir du nom d'hier, ni demain, de


celui d'aujourd'hui, puisque le nom détermine la chose; puisque un nom est,
en nous, le concept de toute chose placée hors de nous. Sans appellation, toute
conception devient impossible, et la chose demeure en nous, comme aveugle,
imprécise et confuse; le nom que j'ai porté parmi les hommes, que chacun le
grave, épitaphe funéraire, sur l'image qu'il garde de moi, et qu'il la laisse en paix,
à jamais. Un nom n'est qu'une épigraphe funéraire, il convient aux morts. À
qui a conclu. Je suis vivant, et je ne conclus pas. La vie ne conclut pas. Et elle
ignore les noms. Cet arbre, respiration palpitante des feuilles nouvelles ... Je suis
cet arbre; l'arbre, le nuage. Demain, je serai le livre ou le vent. Le livre que
je lis, le vent que je bois. Extériorisé, vagabond 10.

La gémellité et l'apprentissage du monde

Dans le cadre du double subjectif, les jumeaux peuvent poser un problème


un peu particulier, puisqu'aucun d'eux ne se réduit au sujet ou à l'objet, et
qu'ils assument tous les deux la totalité des fonctions de l'individu. Plus qu'un
individu scindé, il s'agit d'un individu multiplié.
Dans Les Météores* de Michel Tournier, les jumeaux constituent un cosmos,
une entité à part, pourvue de son langage particulier, et a priori autosuffi-
sante. Le dédoublement permet une circulation incessante des fonctions sujet-
objet qui tient lieu de synthèse. Le jumeau peut être l'autre tout en restant
pleinement lui-même. Mais cette machine tourne à vide. Ce qui lui manque,
c'est le monde. Tournier reprend l'épisode mythique de la séparation des
jumeaux, du sacrifice de l'une des deux moitiés. Là encore, c'est à la fois
une nécessité vitale et un sacrifice douloureux, quasiment mortel, que de se
défaire de l'obsession du sujet absolu. Paul, séparé de son jumeau Jean, doit
encore se séparer de lui-même (il est amputé d'un côté) pour accéder à la
dimension cosmique, entrer en communication avec les météores par ce côté
invisible.
L'histoire de Jean-Paul est celle du passage difficile, angoissant (l'amputa-
tion de Paul résulte d'un éboulement dans l'angustia initiatique d'un souterrain
berlinois) d'un double accompli, quasiment parfait, à un état extatique où
c'est l'univers qui tient lieu de double au sujet enfin ouvert.

9. Luigi Pirandello, Un, personne et cent mille, op. cit., p. 228.


10. Ibid., pp. 227-228.
r 100 Visages du double

Le double objectif

Par rapport au double subjectif, le double objectif paraît quelque peu margi-
nal. Il peut même faire figure de simple projection de celui-là. Dans Les Élixirs
du diable*, les diverses incarnations d'Aurélie-sainte Rosalie paraissent cor-
respondre à la double face du désir du héros, l'amour idéal et sacré d'un côté,
la volonté de possession destructrice de l'autre. Le double objectif ne pose
pas, toutefois, la question du rapport du sujet avec lui-même, mais celle de
son rapport avec le monde.
Le complot
Dans le récit où ce type de double apparaît, le personnage confronté avec
lui finit par se demander si les lois ordinaires du monde ne se trouvent pas
perturbées, ou si ce n'est pas sa présence, sa conscience, son désir qui susci-
tent ces perturbations. Avec le double objectif naît le soupçon d'une loi, d'un
mécanisme secret produisant des objets identiques. 11 ne fait pas peur pour
les mêmes raisons que le double subjectif, qui confronte le personnage à sa
vacuité et à sa dispersion intérieure. 11 effraie parce qu'il semble toujours
qu'une intention précise préside à son apparition. Si la nature fabrique des
différences rassurantes, seul un artifice ou une déformation monstrueuse paraît
capable de faire apparaître l'identité. On sent dans le double objectif une inten-
tion ironique, qui répète et qui singe, qui égare dans la ressemblance et l'illu-
sion. La répétition a toujours quelque chose de diabolique. Satan imite et
parodie le créateur, et fabrique des simulacres dans la plupart des cas, reste
la cause inconnue qui perturbe la loi des différences. Le double objectif incarne
un rapport paranoïaque au monde. Rapport qui le lie encore au double sub-
jectif, puisque le paranoïaque voit des intentions partout, intentions dont il
est le centre. Le monde regarde le paranoïaque comme son double regarde
le sujet. S'il y a un complot dirigé contre lui, pourquoi ne pas croire que c'est
lui-même qui le dirige? Ce qui d'ailleurs est parfaitement exact.
Dans le double objectif, l'excès de sens se lie au non-sens. Excès de sens:
le formalisme du redoublement, avec ses parallélismes inattendus, ses répéti-
tions, ses ressemblances, paraît provenir, donc, d'une volonté ordonnatrice.
L'identité crée des réseaux de signes que le personnage va se mettre à déchif-
frer, suscite une lecture soupçonneuse de la réalité. Le double objectif s'accom-
mode bien de ces deux formes très différentes du récit que sont l'enquête
policière (type: Vertigo* de Hitchcock) ou la fantasmagorie administrative
(types: Le Château de Kafka et Diablerie* de Boulgakov). De même, la res-
semblance secrète ou apparente entre deux êtres suscite l'impression que le
monde réel est parcouru de réseaux occultes, animé par des forces puissantes
de liaison, la force de liaison par excellence étant bien sûr l'amour (<< Sylvie»
de Nerval, Bruges-la-morte de Rodenbach). Toutefois, ces signes et ces indi-
ces ne débouchent sur rien: l'excès de ressemblance paraît injustifié, il crée
Le double dans le récit 101

des confusions, des quiproquos, engendre des conséquences disproportion-


nées. Le monde qui produit deux êtres identiques commence à ressembler à
une machine prise de folie.
La différence crée le sentiment que chaque individu est pourvu de sa rai-
son d'être, a sa cause en lui-même (ce qui en fait l'image de Dieu) ; la ressem-
blance tend à le priver de substance (et le double objectif se rapproche alors
des simulacres, automates, marionnettes et clowns). Bref, le double objectif
suscite une équivoque troublante, puisqu'en lui le vide de la pure redite voi-
sine avec un débordement de signifiance. Il attire et fascine en raison même
de cette équivoque.
La seconde femme
Un des cas les plus fréquents de double objectif, c'est la réapparition de la
femme aimée que l'on croyait perdue, qui suscite l'hésitation sur ce qui la
lie à la précédente: est-ce elle-même qui réapparaît ou quelqu'un d'autre?
S'agit-il d'un simple sosie? D'une réincarnation? On rencontre par exemple
ce cas dans Vertigo* de Hitchcock, Bruges-la-morte de Rodenbach et La Dame
du Job de Vialatte.
A priori, même si la ressemblance est parfaite, la seconde femme n'est
jamais qu'un pis-aller, la copie plus ou moins décevante du modèle. Roden-
bach insiste sur cet échec fatal de la deuxième fois, comme si le rapport entre
l'individu et son double objectif reproduisait la relation entre l'objet réel du
désir (décevant, vulgaire, trop charnel) et quelque femme idéale habitant le
ciel des idées. L'échec de sa relation avec Jane, le double, vient confirmer
le héros de Rodenbach dans la seule valeur de son culte d'une femme morte,
d'un passé qui ressemble à l'éternité. Scott y, dans Vertigo *, s'évertue à dégui-
ser la femme qu'il rencontre par hasard dans la rue en celle qu'il a perdue,
l'oblige à porter les mêmes vêtements, la touche finale étant la confection
d'un chignon identique à celui de la prétendue morte. Mais, d'une certaine
façon, la copie décevante a aussi de quoi satisfaire plus pleinement le désir
de celui qui la rencontre et la fabrique. Le double objectif donne parfois des
arguments pour démontrer cette loi étrange du désir: il faut que la scène
d'amour advienne deux fois pour qu'elle soit réellement advenue.

Vertigo: le double et la spirale du désir

La seconde fois constitue la réappropriation de l'événement initial. La pre-


mière fois, Scott y est l'objet de son désir. Le vertige qu'il éprouve, et qui
met fin à sa carrière de policier après l'échec d'une poursuite sur les toits,
est isomorphe de la peur du désir, qui le condamne à ne pas pouvoir rejoin-
dre la femme désirée en haut de la tour au sommet de laquelle. elle se sui-
cide ; le vertige comme le désir font de lui un jouet, un objet emporté dans
une spirale (forme emblématique du film). Cette peur le condamne en même
temps à tomber amoureux d'une femme à l'existence problématique: appa-
102 Visages du double

raissant, disparaissant, censée être la réincarnation d'une morte, escamotée


finalement dans le vide.
La seconde fois permet à Scott y de s'emparer de l'objet de son désir en le
fétichisant. Lorsqu'il impose à la seconde femme de se refaire le chignon en
spirale de la première, il obéit à une sorte de compulsion de répétition qui
fixe dans une forme achevée, qui objective ce qui le dominait. En même temps,
la répétition le prend au piège. Il ramène la seconde femme jusqu'au clocher
d'où elle a fait semblant de se jeter, pour vaincre la peur qui lui a fait perdre
la première. Elle lui avoue qu'en réalité, elle est la première femme, et que
son faux suicide n'était qu'une machination pour déguiser le meurtre d'une
autre femme. C'est alors que, par accident, elle tombe du haut du clocher:
la première histoire s'est répétée jusqu'au bout, comme si la disparition dans
le vide était consubstantielle au désir fasciné qui poussa Scott y vers elle, et
devait s'accomplir deux fois pour paraître marquée du sceau de la nécessité,
comme si cette mort réelle après la mort factice lui révélait le sens réel de
ce qu'il voulait, de ce après quoi il courait depuis le début: non la femme,
mais ce qui l'entraîne, par la courbe nécessaire et répétitive de la spirale (figurée
encore par les escaliers en colimaçon du clocher), dans le vide.

Le vide et le désir
Il serait difficile de trouver beaucoup de ressemblances entre le film d'Hitch-
cock et La Dame du Job, le récit de Vialatte; quelque chose les rapproche
pourtant. Lorsque Frédéric Lamourette, devenu soldat, s'égare sur un pla-
teau pour porter un message, il se retrouve dans les lieux semblables à ceux
de son enfance, et dans une auberge il rencontre Marie, la même femme que
celle dont il était amoureux autrefois, et cependant différente. Le flou du récit
ne permet pas de savoir si Lamourette est revenu par hasard sur les lieux de
son enfance, ou s'il ne s'agit que d'une ressemblance hallucinatoire favorisée
par les circonstances, la fatigue, l'irréalité de la guerre. La seconde Marie,
qui est encore la première, l'attend au terme d'une traversée du vide du pla-
teau désert, au bord d'un gouffre vertigineux. Pourquoi la femme-double dési-
rée se tient-elle si près du vide? En quoi le vide et le vertige (le mot est
obsessionnel chez Vialatte, et il donne son titre au film d'Hitchcock) sont-ils
liés au désir ?
Le rapport entre les doubles objectifs, la femme perdue et la femme
retrouvée, peut se définir comme une différence sans contenu, une différence
vide : la seconde est exactement la même que la première, à ceci près que ce
n'est pas la même. Ou encore, elle l'est sans l'être. Or, le désir, l'amour, vise
la totalité de l'autre. Cette totalité n'existe pas, du moins elle demeure hors
de portée. Elle n'est aucune des qualités de l'être aimé, ni leur addition,
mais elle est bien plutôt cette différence absolue qui constitue l'arrière-plan
de toutes ses qualités, cet écart par rapport à lui-même, ce charme indéfinis-
sable enfin, qui ne se formule pas. Par définition, l'objet du désir demeure
hors d'atteinte.
Le double dans le récit 103

La seconde femme - celle qui est la première sans l'être - paraît réaliser
les conditions d'accomplissement du désir, par une simple opération mathé-
matique, une inversion de signes: elle est le négatif de l'autre, la différence
devenue qualité tangible et forme concrète. Ce que l'on atteint en elle, ce n'est
pas la première, mais bien l'étrangeté de la première. Étrangeté fragile, entou-
rée de précipices et prête à y disparaître. À l'horizon du désir, le vide se pro-
file comme ce fond d'étrangeté absolue, ce rien qui habite la qualité spécifique
que l'on croit aimer.

Double interne et double externe


Nous avons établi une distinction entre dédoublement externe (par exemple
le Doppelgdnger) et dédoublement interne (par exemple la possession). Mais
cette distinction est sans cesse remise en question par le double qui, en sapant
les catégories de l'intérieur et de l'extérieur, met en lumière leur relation. Les
cas intéressants, comme toujours, sont les cas limites, ou ceux qui jouent entre
les deux aspects.
Ainsi, on rencontre assez fréquemment la situation dans laquelle un per-
sonnage croit avoir commis, ou se voit attribuer certains actes. Il est conduit
à supposer un dédoublement de personnalité, alors que c'est bel et bien son
double qui a agi à sa place: ainsi, dans le roman de James Hogg, La
Confession du pécheur justifié", Robert, sous l'influence de l'étrange Gil
Martin, capable de prendre toutes les apparences, ne sait plus lequel des deux
fait quoi, comme si le diable, pour le damner, s'était contenté de prendre à
la lettre la théorie de sa secte et de détacher ses actes de sa personne. Le dédou-
blement, non plus tout à fait ontologique, mais moral du « je ne suis pas ce
que je fais », produit ce choc en retour: Robert ne sait plus qui il est, ni si
il est.
Certains textes parviennent à construire des doubles dans lesquels la face
externe est aussi la face interne. Le dédoublement dans « Borges et moi* »
demeure purement psychique. Il y a le Borges qui ne se sent pas être Borges,
mais personne et tout le monde, et le Borges des autres. Les deux entretien-
nent un dialogue, cherchent à se différencier ou à se rapprocher l'un de l'autre.
En réalité, les choses sont plus compliquées. Borges a une existence physique
et objective, le narrateur n'a qu'une existence psychique et verbale. Autre-
ment dit, Borges est le double externe du narrateur, tandis que le narrateur
est le double interne de Borges, l'esprit étranger qui l'habite.
Le cas est à peu près identique pour Un, personne et cent mille* de Piran-
dello. Il s'agit, comme on l'a vu, de ce qu'on pourrait appeler la scission onto-
logique qui affecte tout individu. C'est le récit qui, grammaticalement, donne
forme de double à ce sentiment de différence intérieure. Mais le paradoxe
est qu'il s'agit d'une différence vide: les deux sont les mêmes, tout en se sen-
tant étrangers l'un à l'autre.
104 Visages du double

Plusieurs personnes dans le même corps


Tout autre est le cas, non plus ontologique mais pathologique, des personna-
lités multiples, dont quelques cas ont été présentés plus haut. Dans la scission
ontologique, la base est nécessairement deux, entre le sujet et l'objet. Les per-
sonnalités multiples n'ont pas de limites. Elles peuvent aussi s'ignorer mutuel-
lement, alterner, etc. La différence entre elles n'est pas vide: elles peuvent
avoir, elles ont généralement des goûts différents, des voix dissemblables, par-
fois des langues et des nationalités différentes comme dans « L'âme double* »
de Jean Richepin. Ce dernier expose bien, sous une forme très schématisée,
l'un des problèmes qui peuvent se poser aux personnalités multiples : sur quelle
base s'articulent-elles?
La possession constitue également un cas limite. Selon René Girard,
l'apparition de figures doubles correspond à l'extériorisation d'une identité
entre le sujet et l'autre, entre deux entités qui s'opposent sans prendre
conscience de leur similitude. Dans les cas de possession, de même que l'oppo-
sition moi-l'autre tend à laisser affleurer l'identité, l'opposition extérieur-
intérieur tend à s'effacer:

Le sujet verra la monstruosité se manifester en lui et hors de lui en même temps. Il


doit interpréter tant bien que mal ce qui lui arrive et il va nécessairement situer l'ori-
gine du phénomène hors de lui-même. L'apparition est trop insolitepour ne pas être
rapportée à une causeextérieure, étrangèreau monde des hommes. L'expérience tout
entière est commandée par l'altérité radicale du monstre. Le sujet se sent pénétré,
envahi au plus intime de son être, par une créature surnaturelle qui l'assiège égale-
ment du dehors. Il assiste horrifié à un double assaut dont il est la victimeimpuis-
sante. Aucune défensen'est possible contre un adversaire qui se moque des barrières
entre le dedans et le dehors [... ] Le double monstrueux [... ] se substitue à tout ce
que chacun désire à la fois absorber et détruire, incarner et expulser Il.

La possession cependant ne suscite pas de dédoublement visible extérieu-


rement, sinon qu'elle peut altérer à tel point les traits du visage que l'autre,
l'envahisseur, y transparaît.
,------ - -- ----------

Retour: le visage double

Dans Le Retour, de Walter de La Mare, un terne et banal bourgeois anglais,


pris d'un malaise dans un cimetière, ne se reconnaît plus dans son miroir
lorsqu'il rentre chez lui. Il a pris les traits d'un certain Sabathier, un libertin
français enterré là deux siècles auparavant. Son esprit est également habité
par cette présence étrangère. Cependant, il est encore lui-même, reconnais-
sable dans la figure de l'autre. La lutte contre l'intrus sera pour lui l'occasion

Il. René Girard, La Violence el le sacré, op. cil.• p. 230.


Le double dans le récit 105

d'une redécouverte du monde dans lequel il avait jusqu'alors vécu sans se


poser de questions.
Là encore, le double pose le problème des relations intérieur/extérieur,
physique/psychique. L'originalité du Retour, comparée à un banal cas de
possession, consiste à en inverser presque les données. Le problème essentiel
n'est pas posé par la présence de l'esprit de Sabathier, dont la poussée interne
se traduirait par la métamorphose extérieure de son hôte. Sabathier reste une
ombre mentale assez lointaine, un fond vague de colère ou d'ironie. Tout
le récit tourne autour du problème du visage. C'est le visage qui influe sur
son hôte, qui modifie le comportement de son entourage et d'une société
obsédée par l'apparence. C'est la surface qui devient le champ des conflits
et le lieu du sens. On retrouve peut-être là un écho du Portrait de Dorian
Gray*, où le personnage de Wilde est doté d'une double apparence, la sienne
et celle de son portrait.

Les échanges de personnalité


Proches des cas de possession, ce qu'il faudrait appeler les « échanges
d'esprit» peuvent à peine être considérés comme des dédoublements, lorsqu'il
y a simplement passage d'un esprit dans une apparence physique, sans
ressemblance ou sans cohabitation mentale. Le modèle du genre est le récit
de H.G. Wells, « Feu Mr Elvesham » (1897), dans lequel un vieux savant
richissime parvient, grâce à un breuvage de sa composition, à échanger son
corps délabré contre celui d'un jeune étudiant robuste, dont il a pris soin de
faire son légataire universel. René Belletto en a donné une version délirante
et démultipliée avec La Machine.
Si de telles histoires se rapprochent des histoires de doubles, c'est dans
la mesure où il s'agit de décrire l'expérience d'un dépaysement intérieur, la
découverte non pas progressive, mais brutale de ce que c'est qu'être vieux
lorsqu'on ne l'est pas, par exemple, et dans quelles proportions, là encore,
ce qui n'est au départ qu'une simple enveloppe corporelle peut contaminer
l'esprit.

Le Cavalier suédois: le moi et le hasard

Plus complexes, parce que moins immédiats et moins rigidifiés par la fantai-
sie pseudo-scientifique sont les cas de substitution de personnalité, dont Le
Cavaliersuédois* de Léo Perutz fournit un bon exemple. Les deux individus
concernés, le noble Tornefeld et le voleur, s'opposent en tout. Ils ne peuvent
être considérés comme doubles qu'au prix d'un imbroglio de situations, d'une
trame d'échanges entrelacée par le récit. Bref, ils ne sont doubles que par
le travail du temps. Le voleur est censé prendre la place de Tornefeld à l'armée,
tandis que ce dernier, par lâcheté, paie la dette du voleur en travaux forcés.
Finalement, le voleur prend la fiancée et le domaine de Tornefeld. En danger
d'être reconnu, il revient aux travaux forcés, tandis que Tornefeld part
réellement à la guerre, mais le voleur fait croire à sa famille que c'est lui qui
106 Visages du double

est parti à la guerre. Autrement dit, il finit par devoir assumer fictivement
une identitéfactice qu'il était censé d'abord endosser réellement! Enfin, ultime
rencontre, infiniment complexe en dépit de l'évidence avec laquelle Perutz
l'amène: Tornefeld est tué à la guerre, le voleur l'est dans la forge où il tra-
vaillait, et la fille du voleur, refusant de croire à la mort qu'on lui annonce
du vrai Tornefeld (censé être son père)et donc de prier pour lui, prie au hasard
pour le convoi funéraire d'un miséreux qui passe, celui de son vrai père, la
fausse identité rejoignant ainsi, au dernier moment, l'identité exacte par le
seul mécanisme du hasard (et de pas mal de nécessité tout de même).
L'intérêt de ce récit, c'est qu'il montre un type de double qui n'est pas vrai-
ment externe ni vraiment interne: le voleur n'est en rien le semblable de
Tornefeld, mais Tornefeld gagne à l'échange un peu du courage du voleur,
et le voleur un peu du raffinement de Tornefeld. Les événements, le point
de vue des autres personnages brassent leurs identités. Bref, Tornefeld et le
voleur sont ce que l'on pourrait appeler des doubles narratifs, ce qui n'exclut
pas tout contenu, et ne se résume pas à un tour de passe-passe de Perutz.
Si le voleur devient l'autre pour conquérir sa vie, il doit lutter aussi sans cesse
contre cet autre en lui qui dévore sa vie et ne laisse subsister que des parts
de vérité nocturnes, ou funèbres, jusqu'à se réduire à un souvenir incompré-
hensible dans d'obscures mémoires.

Le ruban de Moebius
Ce rôle de l'artifice narratif, on le retrouve dans des récits de doubles qui
parviennent à entrelacer de telle sorte l'intérieur et l'extérieur qu'ils peuvent
tendre à prendre la forme d'un ruban de Moebius, cet objet paradoxal que
chacun peut produire en retournant le bout d'une bande de papier vers l'autre
extrémité: la bande n'a plus alors qu'une face au lieu de deux. De même,
au terme de certains parcours textuels, ce que l'on croyait être l'intérieur revient
à l'extérieur, et vice versa.
• « Axolotl» : le narrateur amphibie. « Axolotl* », de Cortazar, pour-
rait n'être qu'une histoire d'échange de personnalités, non plus par des moyens
plus ou moins techniques, mais par un simple affrontement de regards et par
la fascination: un homme passe son temps devant les axolotls du jardin des
Plantes et devient l'un d'eux.
La transmission de la personnalité par le regard n'est pas un motif nou-
veau et, là encore, ne présente qu'un rapport indirect avec le double. Mais
le dispositif narratif change tout. Celui qui raconte est le personnage princi-
pal, l'homme après sa transformation. Autrement dit, l'histoire est racontée
par un axolotl. Cette étrangeté n'est guère sensible à cause du décalage entre
le moment de la narration et l'ordre des événements: l'histoire commence
avec la visite du personnage au vivarium du jardin des Plantes, et sa décou-
verte de ces bizarres amphibiens mexicains. La situation finale est donc à peu
près impossible: un axolotl avec un esprit humain raconte une histoire. Un
homme, de l'autre côté du vitrage de l'aquarium, repart dans le monde avec
Le double dans le récit 107

son esprit d'axolotl. Cet homme, bien sûr, n'est pas le narrateur, mais l'auteur,
celui qui écrira l'histoire et dont le nom figure sur la couverture.
L'histoire de Cortazar, telle qu'elle est racontée, renvoie à des hypothè-
ses infinies, à des cercles sans fin qui se perdent en une spirale où sans cesse
l'autre redevient le même, le il le je. Au départ, il s'agit d'un face-à-face, de
chaque côté d'un vitrage (qui à la fois reflète et laisse voir, sépare et unit en
superposant), entre deux formes de vie infiniment éloignées. À l'arrivée, s'est
produite une substitution qui est aussi un non-événement: si l'on suppose
un échange d'esprits que tout sépare, si réellement le il est devenu je et réci-
proquement, il reste que le il est toujours l'étranger. Nous demeurons du côté
du je, un je sans contenu, qu'il soit homme ou axolotl, une simple angoisse
existentielle.
L'autre, celui qui demeure l'étranger dans cette histoire, la bête étrange
que l'on regarde du dehors, c'est l'homme, puisque le narrateur est un axo-
lotl qui se souvient d'avoir regardé des axolotls jusqu'à en devenir un. Le
désir et la fascination portent toujours sur le corps de l'autre, sur cet objet
inaccessible qui se donne à voir, ou plutôt, le désir porte sur soi, tel que l'on
peut exister dans de tels yeux, dans l'esprit qui habite un corps aussi mons-
trueux. Cet autre inaccessible, à la fois absolument différent et identique, on
a l'impression qu'il incarne l'inverse exact de la fonction objet, une rêverie
sur une manière d'être où l'objectivité retournerait le vide du sujet en pléni-
tude d'existence. Bref, l'autre, c'est le sujet à l'envers.
Mais le récit a beau se contorsionner, ce que nous sommes dans ce regard
lointain demeure infiniment lointain. D'où une histoire de double dédouble-
ment, qui fait se croiser deux corps d'où quelque chose regarde, et deux regards
angoissés prisonniers d'un nulle part, n'existant que vers un dehors fermé.
L'union entre l'autre et le sujet, si elle existe, ne peut être réalisée que grâce
au dispositif du récit, qui fait communiquer les deux en ruban de Moebius :
l'envers est aussi l'endroit, et non seulement son contraire.
Devenir l'autre revient aussi, dans certaines histoires de substitution
d'identité, à devenir ce que l'on est déjà, comme dans Shining*, où la fin
renverse les suppositions du début: on croyait que le gardien de l'hôtel subis-
sait les influences néfastes de la présence fantomatique de l'ancien gardien,
et il s'avère qu'en réalité, il a toujours été le gardien. Il s'agit dans ce cas
d'une version assez retorse du dédoublement, ou d'une version inversée: le
double n'est plus cet être semblable en tout point qui pourtant apparaît comme
un étranger, mais au contraire cet individu profondément différent qui s'avère
le même. Là encore, tout réside dans la temporalité, le point de vue, donc
dans le récit: tout l'art du narrateur consiste à retomber sur l'identité en par-
tant de la différence.

• Le Locataire chimérique: le double absorbe l'univers. Le récit de


Roland Topor est mené avec une adresse de prestidigitateur: Trelkowski, qui
11

108 Visages du double

occupe l'appartement d'une femme qui s'est suicidée, en vient à penser qu'on
le pousse à devenir cette femme et à recommencer son suicide. Le processus
intègre des phénomènes d'autoscopie alternée, comme on en trouve dans Le
Double* d'Édouard Schuré : Trelkowski voit la femme depuis son apparte-
ment, puis, depuis les lieux où il l'avait aperçue, il se voit la regardant. Là
encore, le dédoublement passe par le regard, et plus exactement par le point
de vue, comme si, dans la manifestation du double, il n'y avait pas seulement
scission, mais signe d'un travail d'unification dans l'acte circulaire qui consiste
à se voir se regarder. Résistant d'abord à cette identification, Trelkowski s'y
prête ensuite, jusqu'au suicide. Depuis son lit d'hôpital, où il sait qu'il va
mourir comme la locataire précédente, méconnaissable dans ses pansements,
Trelkowski se voit approcher vers lui-même, portant des oranges, comme au
début du roman.
Cette chute est doublement paradoxale dans son évidence. D'une part,
parce que l'on suppose au départ que Trelkowski s'identifie à une étrangère
(en se travestissant, par exemple), alors qu'en réalité (paradoxe inversé si l'on
veut) c'est bien lui-même qu'il redevient; d'autre part, parce que ce lui-même
ne cesse de circuler entre identité et différence. Le point où Trelkowski se
rejoint est un point aveugle: la mort, d'où il ne cesse de renaître pour à nou-
veau y revenir, sans autre passé. La locataire précédente n'a en fait jamais
existé. Le titre se justifie alors pleinement. Dans ce récit tout entier fondé
sur l'attirance de l'altérité, il n'y a pas d'autre. À la limite, ce vortex entraîne
avec lui l'univers environnant: si Trelkowski n'a pas d'autre passé que le
moment de sa mort (qui coïncide, dans l'éternité, avec le début de son dédou-
blement, Trelkowski se persuadant que c'est l'autre qui meurt devant lui),
alors les autres qui le fréquentent n'existent qu'en fonction de lui, comme
des éléments servant à l'illusion qui fait supposer qu'il y a un autre et qu'il
a existé avant ce moment.
On rejoint ici le point extrême du dédoublement considéré dans le rapport
intérieur-extérieur, physique-mental. Dans certains textes, le dédoublement
d'une conscience constitue une machine à absorber l'univers, de même que
les trous noirs, dans certaines zones de l'espace, absorbent la matière, la
lumière et le temps. Ce qui pourrait aussi se formuler de la manière suivante:
le double qui prend des dimensions métaphysiques sert l'impérialisme du texte
qui entend s'annexer la réalité. Cette idée que les livres sont plus puissants
que la réalité et peuvent la fabriquer est une de celles autour desquelles Borges
aime à effectuer quelques variations : idée de bibliothécaire. « Les ruines
circulaires* » raconte l'histoire d'un démiurge qui entend créer, par la seule
puissance de sa pensée, un être semblable à lui, imposer son rêve à la réalité.
La fin du récit inverse les données: le rêveur est lui-même la créature d'un
autre rêveur. Cet emboîtement illimité de doubles s'engendrant dans un instant
sans fin dissout toute réalité et instille le doute jusque dans l'esprit du lecteur :
qui le lit, lui? L'individu appartient à l'ordre des choses. Le double sème
Le double dans le récit 109

le désordre dans l'inclusion tranquille des éléments au sein des ensembles. Deux
pôles identiques court-circuitent la circulation du sens. Le double corrode la
notion de réalité, il tend à absorber le monde.

Les aventures du double


Rencontre, séparation
S'il Ya des doubles qui, bizarrement, ne se rencontrent jamais (comme dans
Monsieur Klein de Joseph Losey) ou se poursuivent sans fin, sans se savoir
doubles (comme dans Nocturne indien d'Antonio Tabucchi), la plupart des
histoires de doubles peuvent se ranger en deux catégories : celles dans les-
quelles le double se sépare du sujet, et celles dans lesquelles le sujet rencontre
son double, ou, ce qui revient au même, se rend compte qu'il est double. Il
faut ranger à part les récits dans lesquels deux personnages différents devien-
nent doubles, comme on l'a vu avec Shining*, Le Locataire chimérique*, ou
« Axolotl* ».
Les histoires de fabrication de doubles tiennent un peu des deux caté-
gories de la rencontre et de la séparation. Dans Dr Jekyll et Mr Hyde* de
R.L. Stevenson, la création de Hyde correspond à la fois à une scission, comme
si Jekyll se séparait de son ombre, et à l'apparition d'une entité qui n'était
pas là auparavant. En outre, le moment initial de cette scission se situe hors
du champ de la narration. Le lecteur ne réalise que progressivement que Hyde
est bien Jekyll. Ce mode de narration crée ainsi deux lignes superposées et
contraires: du côté de l'ordre narratif, la différence se résout en identité;
du côté de l'ordre chronologique, l'unité devient dualité. Une telle mise en
scène dramatise efficacement la fracture qui demeure l'événement central et
secret.
La séparation, comme moment narratif, coïncide avec le sens de la sépa-
ration comme constitution d'un double, d'un même-autre dont le sujet n'avait
jusqu'alors pas pleinement conscience. La rencontre ne s'y oppose que super-
ficiellement, sur le seul plan narratif, puisqu'elle aussi revient à la reconnais-
sance d'une division, d'un manque, d'un conflit. Dans tous les cas, rencontre
ou séparation, il y a manifestation d'un double. Dans la séparation, le même
accède à la différence; dans la rencontre, l'étranger, celui qui vient d'ailleurs,
apparaît comme le même.
Pour Clément Rosset, qui analyse le livret écrit par Hofmannstahl pour
La Femme sans ombre de Richard Strauss, le fait de la perte ou de l'absence
de l'ombre ne prend son sens véritable qu'à la lumière du désir éprouvé par le
sujet de la récupérer. Comme nous le disions en introduction, c'est lorsqu'elle
quitte le sujet que l'ombre devient le double. Clément Rosset (en sous-
entendant peut-être cette vieille croyance selon laquelle seuls les vivants ont
une ombre) donne toutefois à la séparation ou au manque cette acception
110 Visages du double

particulière: ne pas avoir d'ombre, courir après son reflet, c'est ne pouvoir
accepter de n'être platement que soi. Ainsi,

[... ] dans La Femme sans ombre, l'ombre ne représente pas le double mais en
constitue au contraire comme l'envers. L'ombre symbolise ici la matérialité,
l'incarnation de l'héroïne dans l'unicité d'un ici et d'un maintenant, et par voie
de conséquence l'aptitude à vivre et à reproduire la vie. En sorte que la femme
avec ombre, qu'elle redevient à la fin de l'opéra, est la femme délivrée du malé-
fice du double qui aboutit dans tous les cas à situer le réel d'une personne préci-
sément en dehors d'elle-même. La femme sans ombre est la femme avec double,
car être sans ombre signifie qu'on n'est qu'une ombre soi-même, qui ne vaut
que pour le réel sans double sans pouvoir y coïncider [... ]. Le passagede la femme
sans ombre à la femme sans double n'est autre que le retour de l'autre vers soi,
de l'ailleurs vers l'ici, qui marque la reconnaissance de l'unique et l'acceptation
de la vie 12.

Le maléfice du double, selon Rosset, consiste à dénier sa propre réalité


pour la reporter entièrement vers un autre. De là vient son ambivalence ; la
rencontre du double tout comme la séparation incarnent à la fois la dépos-
session de soi au profit de l'autre imaginaire, et la compensation fantasma-
tique du manque constitutif de toute réalité :

[... ] ce n'est pas l'autre qui me double, c'est moi qui suis le double de l'autre.
À lui le réel, à moi l'ombre. « Je » est « un autre », la « vraie vie» est
« absente ». De même, dans Maupassant, Lui ou Le Horla* ne sont-ils pas des
ombres de l'écrivain, mais l'écrivain réel et véritable, que Maupassant ne fait
que singer de manière pitoyable: ce n'est pas Lui qui imite moi, c'est moi qui
imite Lui 13.

Reconnaître son double


Soit la reconnaissance, par le sujet, de l'identité avec son double est immé-
diate (La Méprise*), soit elle est progressive (« William Wilson* »), soit elle
demeure à l'état de soupçon, de réalisation plus ou moins inconsciente.
Chez Maupassant, tout paraît fait pour amener, puis contourner la scène
classique de l'autoscopie. Dans « Lui », l'autre, celui qui peut-être est le dou-
ble, n'est aperçu que fugitivement et de manière fragmentaire. Dans « Le
Horla* », le dispositif est encore plus retors: l'étranger prend la place du
sujet sans jamais devenir réellement visible. Le narrateur, dans le miroir, voit
un rien, comme si l'autre l'avait escamoté. Les troubles dans la reconnais-
sance du double sont caractéristiques d'un certain type de relation avec celui-
ci. Chez Maupassant, non seulement le double n'est jamais vraiment rencon-

12. Clément Rosset, Le Réel et son double (1976), Paris, Gallimard, « Folio », 1993, pp. 89-90.
13. Ibid., pp. 91-92.
Le double dans le récit III

tré, jamais identifié comme tel, mais il empêche de se reconnaître, comme


si le dédoublement impliquait quelque chose de trop atroce pour pouvoir être
supporté. La subjectivité n'est pas confrontée à sa fracture intime, mais comme
attirée par le vide. Tout ce qu'elle demeure capable de voir, c'est sa propre
absence. Le double refusé, ou non reconnu, semble tirer son pouvoir d'attrac-
tion irrésistible de cette non-consistance qui paraît rencontrer une vérité intime
du sujet. Si le narrateur du « Horla* » doit se supprimer pour supprimer le
Horla, c'est bien qu'il est le Horia, mais cette évidence ne brille que dans
l'absence définitive. Si Trelkowski devient totalement Simone Choule, c'est
en sautant dans le vide, brisant au passage en mille morceaux la verrière qui
le lui cache.
Inversement, certaines rencontres suscitent un excès de reconnaissance.
Dans La Méprise*, Nabokov paraît parodier Le Doub/e* : comme Goliad-
kine, Hermann est frappé par sa ressemblance totale avec Félix, alors que
pour les autres cette ressemblance n'a rien d'évident. Dans les deux cas, les
personnages de Dostoïevski et de Nabokov se font piéger par cet écart entre
ce qu'ils voient et ce que les autres voient. Si chez Maupassant et Topor l'incon-
sistance du double fait écho à l'inconsistance du sujet, chez Dostoïevski et
Nabokov au contraire, l'excès - au moins superficiel- d'assurance, l'iden-
tité fabriquée et fortifiée contre l'extérieur produisent un double excessif qui
lui aussi attire et détruit, mais de manière différente. Ainsi, le double de
Goliadkine réalise exactement ce que Goliadkine voudrait accomplir mais que
sa construction artificielle et défensive de lui-même le contraint à refuser de
faire.

La manifestation du double
L'apparition d'un double donne prise sur le sujet, ce qui revient souvent à
réaliser l'inverse de ce qui était visé lorsque cette apparition a été produite
par une manipulation consciente et volontaire effectuée par le sujet. Pour
Nicole Fernandez-Bravo, « toute l'histoire du double révèle qu'il est dangereux
de concéder au mal une expression 14» - il n'est pas sûr d'ailleurs qu'il
s'agisse toujours exactement du « mal », ni que ce danger ne doive pas être
couru. Mais il est vrai que le double, une fois distingué du sujet, devient un fait,
au lieu de demeurer une potentialité, ou un contenu plus ou moins inconscient.
Comme tout fait, il acquiert sa puissance propre et il modifie la réalité.
Ce qui s'exprime, nous dit d'abord le double, se différencie de ce qui
demeurait inexprimé, et qui pourtant est identique; l'expression crée du sens.
Autrement dit, se voir double n'est déjà plus tout à fait la même chose que
l'être. En même temps, cette « expression» est bien souvent à double tran-

14. Nicole Fernandez-Bravo, « Double », op. cit., 1988, p. 511.


112 Visages du double

chant, puisqu'elle consiste à se séparer de quelque chose. Produire son double


ne revient pas à s'attribuer cette expression, et c'est dans cette différence que
réside exactement le danger. D'une part, il y a dans la manifestation du double
l'équivalent d'un refoulement et d'un refus: Jekyll se sépare de Hyde, le savant
d'Andersen laisse filer son ombre. Mais, d'autre part, la création du double
indique qu'on ne peut pas réduire cette séparation au simple refoulement
freudien. Quelque chose se constitue qui dispose de son autonomie, qui se diffé-
rencie du sujet, et cette différenciation contient aussi bien la possibilité de la
folie (pour Goliadkine) que le germe d'un dépassement. Certains doubles ne
sont pas assez manifestes et, dès lors, plus rien ne peut se passer, il n'existe
aucune possibilité d'évolution: c'est le cas du « Horla* ». D'autres sont
tellement différenciés que la fracture du sujet devient irrémédiable. Toute l'his-
toire du double devient alors celle de la possibilité de récupérer une moitié qui
appartient à quelqu'un d'autre (« Les aventures de la nuit de la Saint-
Sylvestre* », Peter Schlemihl*) ou qui est devenue folle (Dr Jekyll et Mr Hyde*).
Dans un premier temps, la manifestation du double, en particulier la sépa-
ration, correspond à une perte de pouvoir du sujet sur lui-même. Elle crée tou-
tes sortes de formes de dépendance. Le double devient une obsession, la présence
d'une ironie autodestructrice. Pire, il se retourne contre celui qui voulait s'en
débarrasser et peut aller jusqu'à le détruire: c'est le sort que doit subir le doc-
teur Jekyll. La prise de possession du double par le diable ou l'une de ses créa-
tures concrétise ce retournement. Le désir de libération se transforme en
dépendance. Le récit qui illustre de la manière la plus frappante ce renverse-
ment est peut-être « L'ombre* » d'Andersen. Le savant qui consacre sa vie
à la recherche austère du Beau, du Bien, du Vrai, lorgne parfois vers la fenêtre
mystérieuse et tentante où est apparue une jeune fille. Il laisse son ombre y
pénétrer à sa place. Plus tard, à son retour, l'ombre, qui est entrée dans l'anti-
chambre de la « Maison de la poésie », prend l'ascendant sur lui et le fait dis-
paraître. Faut-il voir dans cette histoire immorale une leçon de morale et penser
qu'il est dangereux de laisser une expression au « mal»? Mais l'ombre
représente-t-elle tout bonnement le mal? et si oui, quel mal? Les contes ne
se préoccupent pas de morale. En réalité, le savant fait preuve d'un peu trop
d'abnégation. Son dévouement le condamne à l'échec sur le plan social (il
n'arrive à aucune reconnaissance) et personnel. Ce qu'il se refuse, et qu'il laisse
aller, c'est la légèreté, la gratuité, la paresse, la sensualité, l'irrationnel, tout
ce qui ne peut pas s'intégrer dans une construction de soi qui prend tout à l'exté-
rieur, à l'objectif, à la généralité, mais tout ce qui pourrait alimenter aussi sa
réflexion sur le Vrai, le Beau, le Bien. Le savant a choisi la généralité anonyme
contre la particularité, qui est l'essence de la poésie:

[... ] l'ombre, c'est l'égoïsme que l'homme n'a pas laissé s'épanouir [... ] et ce que
dit Andersen, c'est que ce monstre fait partie intégrante de l'homme et ne sau-
rait être désavoué - si l'homme veut entrer dans la Maison de la poésie. [... ]
Le double dans le récit 113

Aussi, pour bon et instruit qu'il soit, il ne peut faire de bien, il ne peut agir,
parce qu'il s'est coupé de ses racines. Et l'ombre est également impuissante: elle
ne peut s'avancer au-delà de l'antichambre ombreuse jusqu'à la lumière. Aucun
des deux, sans l'autre, ne peut s'approcher de la vérité. [... ]
Réduit au langage diurne, ce que dit le conte d'Andersen, c'est qu'un homme
qui ne veut pas affronter et accepter son ombre est perdu. Il dit aussi quelque
chose expressément à son propre sujet, au sujet de l'art: il dit que si vous voulez
entrer dans la Maison de la poésie, vous devez y entrer en chair et en os, avec
votre corps, ce corps massif, imparfait, balourd, qui attrape des cors et des rhu-
mes, qui a des appétits et des passions, qui projette une ombre. Il dit que si l'artiste
cherche à faire comme si le mal n'existait pas, il n'entrera pas dans la Maison
de la lumière 15.

L'ombre perdue de Peter Schlemihl n'est pas la même, certes, que celle
du savant d'Andersen. Schlemihl abandonne une ombre qui incarne sa forme
visible, sa projection dans le monde réel. L'ombre, c'est le double sans épais-
seur, la superficie qui convient à la reconnaissance sociale. Il serait abusif,
toutefois, d'opposer le désir à la loi ou à l'ordre social. Le désir s'accom-
mode très bien de la loi. Parce qu'il a sacrifié son image sociale, Schlemihl
se voit barrer aussi la réalisation de ses désirs sexuels et amoureux. Il faut
du désir, et il faut savoir le reconnaître en soi pour accéder à la réussite sociale,
ce que Goliadkine, obsédé par une franchise et une authenticité qu'il prend
pour une valeur morale - mais qui ne constituent qu'une manière défensive
de se revaloriser en dépit de sa médiocrité - , demeure incapable de faire.
L'ombre ne représente pas seulement, ou pas nécessairement, « le côté
sombre de l'âme », mais plus généralement ce qui contredit la prétention infan-
tile aux vérités sans mélanges. Ce n'est pas le « mal» qui est destructeur en
soi, le mal naît d'une séparation. Une fois cette fracture réalisée, le bien,
lorsqu'il ne demeure pas simplement inopérant, peut s'avérer aussi nocif que
le mal. C'est le sens de l'apologue d'Halo Calvino, Le Vicomte pourjendu* :
la bonne moitié du vicomte s'avère rapidement encore plus pénible que la mau-
vaise. Par conséquent, ce qui fait sens, ce n'est pas l'ombre en tant que symbole
fixe, ce sont ses relations avec le sujet et la nature de celles-ci, ainsi que leur
agencement dans un récit et une temporalité.
La force du choc en retour après la séparation ressemble à une espèce
de retour du refoulé, et plus encore à la non-intégration jungienne, qui donne
à l'ombre, à la part refusée, une puissance tyrannique sur le sujet. Pourtant,
le double n'est pas à proprement parler relégué dans l'inconscient, il est là ;
on ne sait pas nécessairement ce qu'il représente, mais il ne demande qu'à
parler. Il faudrait parvenir à concilier la visibilité obsédante du double pour
le sujet, et le fait qu'elle le conduit à un certain aveuglement sur lui-même.

15. Ursula K. Le Guin, « L'enfant et l'ombre », op. cit., pp. 106-108.


114 Visages du double

Quoi qu'il en soit, ce type de double semble bien correspondre à un compar-


timentage de la psyché (conscient ou non-conscient) par lequel le sujet orga-
nise le moi et le non-moi, le bien et le mal, etc., compartimentage dont la
rigidité fragilise chaque cellule et lui donne en même temps une existence arti-
ficielle, formelle. Comme tout formalisme, la structuration excessive crée des
mécanismes de réitération et des pulsions expansionnistes.

Le double collant
Le double ne se contente pas toujours d'une apparition. Nombreux sont les
récits où le ressort de la narration se fonde tout entier sur une itération, une
réapparition obsédante du double: William Wilson est poursuivi par son alter
ego; le Médard des Élixirs du diable* retrouve sans cesse sur ses pas le moine
fou; Paul Marrias, dans Le Double* d'Édouard Schuré, est confronté toute
sa jeunesse aux apparitions de son double jusqu'à la crise finale; dans Les
Jumeaux du diable* de Marcel Aymé, Norbert file son double Louis et le pour-
suit de ses lettres; dans la Confession du pécheur justijié*, l'obsession est
à double détente: Robert harcèle son demi-frère George, et il est lui-même
harcelé par Gil Martin ; le golem revient tous les trente-trois ans dans le ghetto
de Prague. Bref, la réitération, équivalent chronologique de la ressemblance,
semble un penchant naturel des histoires de doubles.
Le double retient, il revient, et son acharnement correspond peut-être
à la nécessité de faire comprendre son message obscur. Dans « William
Wilson* »comme dans Les Élixirs du diable*, ce message se résume presque
à l'énoncé du nom, agrémenté dans le cas du moine fou d'un gargouillis
composé de bribes de phrases entrecoupées de « petit frère» : langage
visqueux, collant lui aussi, et dont on ne peut se désempâter qu'en échappant
à la malédiction répétitive de la lignée. Et le double colle d'autant plus qu'on
a cherché à s'en défaire: c'est en ressortant du gouffre où il est tombé que
Victorin devient l'obsédant moine fou, qui ne cesse plus dans le récit de surgir
du trou, là où on ne l'attend pas. Cette fraternité collante du double, presque
toujours teintée d'ironie ou de parodie (Robert s'amuse à imiter George dans
le roman de James Hogg) ou d'une sentimentalité liquéfiante (les congratula-
tions amoureuses de Goliadkine et de son double), constitue une épreuve:
refuser le tête-à-tête, fuir, c'est se condamner à voir revenir le double grandi
de cette pusillanimité. Se laisser aller à son charme, c'est s'enfoncer dans une
complaisance stérilisante. La solution réside parfois dans une lutte au corps
à corps.

La lutte avec le double


Celui qui, s'étant séparé de son double, le détruit, peut être sauvé de l'obses-
sion et de l'emprise diabolique, mais il peut aussi, comme William Wilson,
s'anéantir lui-même. Plus subtilement, il peut tuer son double pour faire croire
Le double dans le récit 115

à sa propre mort et devenir un autre, comme dans La Méprise*, en se don-


nant ainsi l'illusion d'être plus que lui-même.
Éliminer purement et simplement le double revient en fait à éviter le conflit,
l'épreuve que représente le double. Si l'on admet l'hypothèse que le double
représente dans le sujet la partie exclue, non réalisée, celui qui fait disparaître
le double veut se défaire à la fois de la vie et de la mort. En éliminant la vie,
le désir incarné par le double, il se figure qu'il ne peut plus mourir (puisqu'il
ne vit plus et ne désire plus, ne fait plus partie du monde). Comme le dit Otto
Rank, ce suicide symbolique représente une manière paradoxale de refuser la
mort, de rester un sujet absolu idéalisé. Le fait que William Wilson se défasse
de ce qui ressemble à la conscience morale qui s'oppose au désir effréné de
puissance et de jouissance n'est pas absolument incompatible avec cette
conception. Ce que le double William Wilson lui rappelle constamment, c'est,
effectivement, que le désir de jouissance doit avoir certaines limites. William
Wilson fait exactement l'inverse de refuser la mort avec la vie: il cherche la
mort à l'extrême de la jouissance et de la domination, il cherche à s'affirmer
comme sujet absolu en tuant les autres, réellement ou symboliquement, et lui-
même dans les autres. L'excès du désir est encore un désir de la mort, une fuite
de la relativité difficile de la vraie vie. Son double lui rappelle l'intégration néces-
saire du positif et du négatif, ainsi que la nécessité de l'ironie.
Lutter avec le double ne revient ni à le refuser, ni à se laisser prendre à
sa séduction gluante. Dans le combat, les deux adversaires s'opposent, et en
même temps ils entrent enfin directement en contact. Ce n'est plus la séduc-
tion purement visuelle, la distance fascinante qui caractérise souvent les rela-
tions du sujet et de son double, mais la définition même du double est mise
en cause dans la lutte, et qui tend à s'inverser: l'identité devient conflictuelle,
la différence se trouve compromise dans l'indifférenciation de la mêlée corpo-
relle. On ne sait plus qui est qui, l'opposition figée et la réitération obsession-
nelles tournent à l'échange, même si ce sont des coups qui sont échangés. C'est
le duel qui permet de résoudre la dualité maléfique dans Le Vicomte pourfendu"
d'Halo Calvino, Les Têtes interverties* de Thomas Mann, de même que, dans
« Le chevalier double* » de Gautier (et même dans Avatar). Gautier, qui a
fait du médiéval au second degré, a figé le combat du « chevalier double»
dans une netteté de vitrail. Mais la symétrie appuyée du texte de Gautier fait
ressortir un caractère important du combat avec le double : les blessures faites
à l'autre sont celles que l'on reçoit soi-même. C'est précisément de cette symé-
trie morbide que le combat délivre aussi, il devient le premier pas de la fusion.
Dans la forêt, après avoir (croit-il) poignardé Aurélie, Médard est attaqué
par son double qui se jette sur lui :

[... ] je me jetais contre les souches d'arbres et les rochers afin de le tuer, ou du
moins Je blesser assez grièvement pour l'obliger à me lâcher. Mais il riait de plus
belle et c'est moi seul qui éprouvais les plus vives douleurs. J'essayais de desserrer
116 Visages du double

l'étreintede sesmainsnouées sousmon menton, maisla force du monstre menaçait


de m'étouffer. Enfin, après que je me fus démenécomme un fou, il tomba sou-
dain. Mais à peine m'étais-je éloignéde quelques pas qu'il était de nouveau sur
mon dos, ricanant et riant et bégayant toutes ses affreuses paroles... De nou-
veau des efforts décuplés par la rage !... De nouveau libre!. .. De nouveau la
gorge étreinte par cet épouvantable spectre!
Il m'est impossible de dire avec précision combien de temps je pus fuir ainsi à
travers les forêts sinistres, poursuivi par mon sosie. Il me semble que cela dut
se prolonger pendant des mois, sans que je pusse rien manger ni boire 16.

Pour René Girard, ce formalisme prévisible du combat entre les doubles,


où chacun reçoit les coups qu'il donne à l'autre, fait du double le révélateur
de la symétrie et de l'indifférence qui caractérisent la crise violente. L'ennemi,
le concurrent, celui qui a le même désir (qui désire la même femme), est en
réalité le même. Le combat entre les doubles correspondrait ainsi à la redé-
couverte, en deçà des différences factices, de la vérité de la violence origi-
nelle. Toutefois, l'échange des corps et des coups ne trouve pas son
aboutissement dans la frénésie du combat. Le double n'est pas seulement le
signe d'un retour à l'indifférence, c'est aussi une épreuve qui doit être subie,
une étape dans le devenir, et le combat consiste aussi à ne pas reculer devant
cette épreuve.
Les choses pourraient être schématisées de la manière suivante : si le
double incarne une part de la psyché qui se réifie dans une figure extérieure,
visible, et agissant de manière autonome, il s'agit de la réintégrer, non pour
en revenir à un état antérieur d'unité illusoire, mais pour à la fois absorber
et dépasser le double. En ce sens, la lutte avec le double peut prendre la figure
d'une dialectique. Le dédoublement ne se résume pas au destin fatal de l'hyper-
trophie du moi, au tête-à-tête stérile et sans issue, c'est un moment nécessaire
- et qui doit être dépassé - pour accéder à la cohabitation des contraires.
! ! Le double constitue le moment ontologique du « je ne suis pas ce que je suis »,
pouvant déboucher aussi bien sur l'effondrement et l'inconsistance que sur
un dialogue ludique, un commerce entre les provinces, comme celui qu'a réussi
à instaurer le coiffeur Belcampo, le friseur d'idées des Élixirs du diable",
Il y a de faux devenirs, ceux qui se fondent sur un artifice purement for-
mel, un jeu vide qui constitue une façon d'assurer la maîtrise symbolique du
moi sur le monde: c'est le cas d'Hermann, le personnage de La Méprise*
de Nabokov, qui laisse au monde et aux autres son double comme une enve-
loppe vide. Le jeu formel est un piège aussi bien que l'effondrement formel,
l'écroulement des barrières qui permet à l'Autre d'engluer et d'absorber le
moi. Autrement dit, le double ne peut être un moment créateur qu'au prix
d'un équilibre difficile, toujours susceptible de se rompre, entre une forme

16. E.T.A. Hoffmann, Les Élixirs du diable, op. cit., p. 270.


Le double dans le récit 117

qui menace de proliférer pour elle-même et un contenu sans forme qui se défait
dans le vertige de l'inconsistance. Le corps à corps représente le passage au
cours duquel à la fois le formel (la symétrie) et l'informe (la mêlée indistincte)
arrivent à leur paroxysme.

Trois exemples de la lutte avec le double comme étape initiatique

Princesse Brambilla de Hoffmann


Le héros du récit de Hoffmann, le médiocre acteur tragique Giglio Fava, lutte
à deux reprises avec son double, le prince Cornelio Chiapperi. À chaque fois,
le combat se caractérise par l'exacte symétrie des gestes et des postures. Les
deux combattants sc confrontent comme dans un miroir et se parodient. Les
descriptions de Hoffmann paraissent anticiper parfois sur ces scènes des slap-
sticks américains où, pour se cacher d'un poursuivant, le poursuivi ne trouve
pas de meilleur refuge qu'un cadre où il se fait passer pour le reflet de son
ennemi en imitant tous ses gestes. Le combat en miroir va crescendo, comme
si à l'horizon de la violence croissante se profilait la fusion :

Son moi était là en face de lui, dansant et bondissant tout comme lui;
et, exécutant les mêmes grimaces, de son large sabre de bois il décrivait
dans l'air des mouvements comme pour l'attaquer 17.

Le second combat aboutit à la mort de Fava, occis en un combat de farce


par son double costumé, le capitaine Pantalon. Au terme du combat, Fava
a abandonné son ancienne défroque pour devenir enfin ce prince qu'il ne faisait
que singer au théâtre. Le prince est sa personnalité métamorphosée. Il a accès
au palais où il s'unira avec la princesse Brambilla. Le combat a représenté
la condition nécessaire de sa mort et de sa renaissance.

Le Golem de Meyrink
Dans le roman de Meyrink, le golem suscite la terreur, non pas essentielle-
ment parce que son apparition engendre des catastrophes, mais parce qu'il
se situe à la frontière de l'animé et de l'inanimé. Il incarne ce qui en l'homme
échappe à la volonté et à la conscience, la chose en marche, la parodie de vie.
Mais fuir le golem, c'est aussi se fuir. Si Pernath est différent des autres,
c'est qu'il a reconnu dans le golem son double. Double à la fois totalement
étranger, puisque Pernath ne parvient pas à se souvenir de ce à quoi il
ressemble, et totalement identique, puisque Pernath peut s'imaginer en lui,
se représenter dans son corps. Pour Hillel, l'archiviste de la synagogue, celui
qui peut rencontrer son double sans devenir fou est sauvé, et le golem repré-
sente la mémoire, le retour des choses cachées, c'est-à-dire la connais-
sance. Or Pernath passe pour fou, il a oublié sa vie antérieure, et personne
ne sait rien de son passé. Il éprouve l'impression d'être mené par ce passé
qu'il ignore. Sa folie lui fait peur, et en même temps constitue une défense.
Pour dépasser ce blocage, Pernath ne doit pas refuser sa folie: au contraire,

17. E.T.A. Hoffmann, Princesse Brambilla, op. cit., p. 126.


118 Visages du double

il entre pleinement en elle, dans la scène qui se déroule dans la pièce sans
issue. Là, il enfile des vieux vêtements qui y traînent et un flot de souvenirs
déferle sur lui. Il se montre à la fenêtre, on le prend pour le golem. Il trouve
un jeu de tarots ancien, et se reconnaît dans la figure du Fou: « Il est accroupi
dans le coin et il me regarde avec mon propre visage. » Il devient le Fou en
endossant sa défroque antique, c'est-à-dire qu'il devient complètement le
golem, il assume ses deux vies. La scène où Pernath se fond dans l'identité
du golem est un combat avec le Fou-double, dont Pernath sort vainqueur,
forçant le Fou à réintégrer le jeu de cartes dont il est sorti.
Ainsi, le double figé, la division intérieure débouche sur une renaissance à
un niveau supérieur de vie. Pernath est devenu lui-même en endossant la
défroque de la folie. En outre, le roman de Meyrink emboîte les doubles
puisque l'on s'aperçoit, à la fin du roman, que Pernath est un autre, dont
le narrateur a emprunté la mémoire. On peut comprendre que le narrateur
n'est que le passé de Pernath, l'enveloppe vide qui tombe avec la renaissance
et disparaît avec la fin du discours. Au-delà se tient ce qui ne peut se dire,
l'hermaphrodite, le double comme unité des contraires.

Le Double de Schuré
Quoique très différent, Le Double* de Schuré présente quelques similitudes
avec Le Golem* au point de vue des étapes de la relation avec le double.
Marrias, d'abord, a la possibilité d'entrer à volonté dans son double, ce qui
coïncide chez lui avec un orgueil démesuré et la certitude de la connaissance
absolue. La sanction de cette hypertrophie du moi, c'est, dans un second
temps, la séparation. Le double se réduit à l'Autre, l'ennemi, le tentateur
diabolique et ricaneur. Ce n'est qu'après une lutte véritable, du regard et au
couteau, comme chez Hoffmann, que Marrias parvient à se défaire de son
double fantastique, de même qu'il se libère de ses deux autres doubles-opposés
dans la réalité: Tenebra, qui représente l'intrigue, la réussite sociale (l'appa-
rence sans contenu), et Rosenbrouk, le peintre génial sans compromission,
qui incarne l'excès de rigueur, le bien destructeur. Mais il ne peut le faire
qu'après avoir accepté de lutter avec eux, sur le plan du désir, pour parvenir
enfin à dépasser ce stade.

L'accomplissement par le double


Le double contre lequel on ne lutte pas dépasse le sujet, il réalise tout ce que
ce dernier est incapable de faire et, par conséquent, le sujet n'a plus qu'à dis-
paraître. Mais lorsque l'affrontement se poursuit jusqu'au bout, une confi-
guration particulière peut se dessiner : au moment ultime, le double accomplit
l'acte essentiel à la place du sujet. Le Seigneur des anneaux de Tolkien et Les
Élixirs du diable* présentent des formes symétriques de cet accomplissement
par le double.
• Le Seigneur des anneaux. Le but de la quête de Frodo, le héros de Tol-
kien, consiste à détruire l'anneau magique là où il a été forgé, en le jetant
dans le cratère d'un volcan. Or, plus on se rapproche du but, plus le pouvoir
de l'anneau augmente sur son porteur qui non seulement commence à le
Le double dans le récit 119

considérer comme son bien le plus précieux, mais s'identifie à lui. Frodo le
hobbit est suivi dans cette quête par son double noir, l'ancien possesseur de
l'anneau, un ancien hobbit dégénéré en une créature visqueuse et inconsis-
tante pour avoir vécu trop longtemps dans l'obscurité d'un labyrinthe sou-
terrain avec l'anneau. Cet être est lui-même dédoublé: il ne cesse de se parler,
il porte deux noms (Gollum et Sméagol) et, devenu incapable de faire la dis-
tinction entre lui-même et l'anneau, ne s'appelle plus que « mon Trésor ».
Bref, Gollum représente le moi emprisonné dans un amour de soi défensif
et stérile. Comme tel, il joue le rôle du double poursuivant et dont on ne peut
se désengluer. Quant à Frodo, il demeure presque jusqu'au bout un de ces
héros purement altruistes et positifs qui conviennent aux épopées. C'est en
arrivant sur le volcan que les choses se compliquent. Au moment ultime,
l'anneau a acquis une telle emprise sur Frodo que celui-ci refuse de le détruire.
C'est Gollum, le double noir, qui mènera malgré lui la quête à son terme:
au cours d'une dernière lutte au bord du cratère, il tranche le doigt de Frodo
pour s'emparer de son « Trésor », trébuche et tombe avec lui dans l'abîme.
• Les Élixirs du diable. Sur un canevas identique, le récit de Hoffmann
présente un accomplissement inverse. Médard, de retour dans son couvent
(là aussi, il faut que les choses se réalisent en revenant à leur origine), croit
avoir renoncé pour toujours à ses erreurs, incarnées par le désir violent qu'il
éprouve pour Aurélie. Celle-ci prend le voile sous ses yeux. Au cours de la
cérémonie, le désir s'empare de Médard, plus fort que jamais, de faire de
ces noces avec le Christ des épousailles sanglantes avec lui :

L'enlacer avec toute l'ardeur d'un furieux désir. .. puis lui donner la mort... cette
pensée s'empara irrésistiblement de moi. L'Esprit du Mal se déchaînait en moi,
m'entraînait... j'étais sur le point de crier: « Arrêtez! fous aveuglés que vous
êtes! Ce n'est pas d'une vierge pure de tout élan terrestre que vous allez faire
la fiancée du Christ, mais de celle qui s'est promise au moine! » J'étais sur le
point de me précipiter au milieu des nonnes, de la leur arracher. .. je cherchai
dans mon froc ... je saisis mon couteau ... La cérémonie en était au moment où
Aurélie commençait à prononcer ses vœux 18.

C'est contre le « moine fou» que Médard entame alors une dernière lutte,
victorieuse: « Je sortis bientôt vainqueur de ce terrible combat 19. » Toute-
fois, au dernier moment, le double obsédant surgit encore une fois et accomplit
au beau milieu de la cérémonie le désir de Médard en proclamant Aurélie sa
« petite fiancée» et en la poignardant. C'est alors seulement que le peintre,
l'origine de la lignée maudite, rejoint Médard, le dernier maillon de celle-ci,
et que sa quête se termine : « [... ] je voyais se dénouer les énigmatiques entre-

18. E.T.A. Hoffmann, Les Élixirs du diable, op. cit., p. 366.


19. Ibid .. p. 367.
r
1

120 Visages du double

lacements qu'avait formés la puissance des ténèbres 20. » Et de même que


Frodo, sa quête accomplie, semble gagné par une sorte de renoncement et
quitte son monde, la terre du Milieu, Médard renonce au monde et rejoint
définitivement l'anonymat du couvent.
Il faut peut-être mettre en relation avec ce renoncement, avec le sacrifice
d'une partie de soi qui permet de s'accomplir, le fait que chacun des deux
héros est marqué par une mutilation symbolique: il manque un doigt à Frodo,
et Médard a eu le bras desséché par le poison des dominicains de Rome juste
avant de réintégrer son couvent.
• Le sens de l'accomplissement par le double. A priori, la signification
qu'on peut lui donner est inverse dans les deux histoires puisque, chez Tolkien,
il permet à Frodo de se défaire de son désir funeste, tandis que chez Hoffmann
il permet à Médard de l'accomplir malgré tout. L'ambiance chrétienne du
roman de Hoffmann commandait que Médard commençât par le renonce-
ment - avant que le sacrifice d'Aurélie soit effectué par un autre - et que
son désir pour elle apparût comme maléfique. Mais il aura fallu qu'Aurélie
meure pour que Médard voie clair. En réalité, cela revient à peu près au même:
dans les deux cas, le sacrifice effectué par le double coïncide avec un accom-
plissement en forme d'épousailles. L'anneau jeté dans le volcan évoque lui
aussi une idée d'union, et en tout cas de fusion. On est évidemment tenté de
conclure que le double réalise le désir inconscient du sujet à sa place, et que
la culpabilité associée à l'arrière-plan chrétien lie la destruction à la sexualité.
Il n'est pas interdit toutefois de considérer que, chez Hoffmann, le désir sexuel,
s'il vaut pour lui-même, est aussi symbolique d'autre chose. Médard est lié
à Aurélie comme Frodo est lié à l'anneau: par un désir névrotique de
possession qui correspond à la réitération obsédante personnifiée par le double.
Si Médard épouse Aurélile, il refait ce qu'ont fait ses ancêtres, il commet moins
un péché de luxure que d'orgueil, il préserve jalousement son « Trésor ».
Sacrifier l'anneau ou Aurélie, c'est échapper à la réitération stérile comme
à la division figée entre la part lumineuse et la part obscure. Le double dispa-
raît avec Aurélie et avec l'anneau, ou plutôt se fond dans un retour à l'ori-
gine qui est aussi un recommencement, une renaissance. Ainsi, l'accomplisse-
ment sacrificiel par le double constitue un moyen pour le sujet d'intégrer ce
qu'il refuse en lui, tout en renonçant à préserver intacte la représentation qu'il
se faisait de lui-même. Il sort de l'épreuve blessé, et autre.

Le double et l'origine
La reconquête de l'origine
La tendance du double à réapparaître obstinément semble dépendre de ce mou-
vement initial: quelque chose, enfoui dès l'origine, fait retour. En effet,

20. Ibid., p. 368.


Le double dans le récit 121

Gollum ressort de son souterrain et de l'oubli; Victorin s'extrait du gouffre


du diable après sa première rencontre avec Médard et revient rappeler à celui-ci
quelque chose qu'il ne veut pas entendre. Symétriquement, l'apparition du
double appelle le sujet à un mouvement de retour en arrière et d'anamnèse:
Marrias cherche dans son passé le secret que paraît lui indiquer son double;
Pernath tente de retrouver des images de sa vie précédente. Cette anamnèse,
c'est-à-dire cette récupération de ce qui nous appartient mais nous est devenu
en nous-mêmes étranger, ne se limite pas à un simple retour sur soi. Elle peut
correspondre aussi à une connaissance, une connaissance véritable et non pas
purement intellectuele, c'est-à-dire à un décentrement, un glissement topolo-
gique de la personnalité, dans laquelle le moi n'occupe plus la place essen-
tielle. C'est en tout cas ce qui se dégage de l'itinéraire de Pernath guidé par
les propos allusifs de Hillel. Cet itinéraire initiatique engendré par la rencontre
de certains doubles ressemble à la fois au travail de remémoration psychana-
lytique, et à l'anamnèse bouddhiste dans laquelle il s'agit, non pas de se récu-
pérer, mais bien de se libérer de ces autres soi-même qui pèsent sur le moi
et le poussent à se maintenir dans l'illusion de son existence (la fameuse pierre
du Golem* qui ressemble à un morceau de graisse - pierre d'achoppement
du récit puisqu'elle marque le moment enfoui dans la mémoire où Pernath
cesse d'être Pernath, c'est-à-dire l'articulation invisible du récit - est aussi
une image du Bouddha). L'être double, le double réconcilié marque donc par-
fois cette reconquête de l'origine perdue. L'hermaphrodite qui désigne la
maison de Pernath transfiguré est aussi, dans la tradition judaïque, l'être de
l'origine. De même, Médard ne parvient à se dégager de la loi de réitération
qui pèse sur sa famille que lorsqu'il a vu clairement le lien qui l'unissait au
péché originel de la lignée. Encore la connaissance de l'origine ne suffit-elle
pas. La lecture du manuscrit du peintre donne presque, mais pas tout à fait,
la clé de l'origine; il faut que cette connaissance prenne une dimension cor-
porelle avec le sacrifice sanglant d'Aurélie.
Le double surgit donc comme un rappel de la question métaphysique
essentielle des fondements de l'être: pour être, il faut disposer d'une assise,
il faut avoir une origine et la connaître, la contrôler. En même temps, celui
qui a une origine décelable ne s'appartient pas tout à fait, ne dispose que d'une
existence contingente. On aperçoit ainsi la similitude entre double et origine:
mon origine, comme le double, me place face à moi-même comme un autre.
Comme le double encore, elle me chasse de l'absolu et de l'unique, tout en
m'emprisonnant dans l'obsession de moi-même qui me tient lieu d'absolu.
Toucher cet autre moi-même qui me fait face engendre une peur équivalente
à celle que suscite l'idée de rejoindre ce point imaginaire où je commence et
où je cesse. Dieu seul, origine et cause de tout, n'a sa cause qu'en lui-même.
Cyrano trouvait absurde qu'il faille donner au monde un créateur doté de
l'éternité, alors qu'il suffisait, plus simplement, d'accorder l'éternité au monde.
On peut inversement, comme Borges, multiplier les créations et les origines:
122 Visages du double

l'univers alors ne serait plus qu'un enchaînement de doubles sans consistance.


C'est celui que décrivent « Les ruines circulaires* » : chaque démiurge crée
son double. Retrouver l'origine, c'est vouloir remonter un courant sans fin
d'engendrements identiques.
La double origine
De manière moins directement métaphysique, la manifestation du double
correspond souvent au problème d'une double origine. Borges, obsédé par
les doubles, est à la fois européen, sud-américain, et ni l'un ni l'autre. Les
histoires de doubles de Cortazar mettent presque toujours face à face une
part sud-américaine et une part européenne, ce dédoublement recoupant un
dédoublement entre archaïsme et modernité. C'est le cas dans « Axolotl* »,
« La nuit face au ciel* »ou« La lointaine* ». L'amphibien larvaire d'« Axo-
lotl » évoque à la fois le Mexique précolombien avec son « visage aztèque»
et les origines reculées, archaïques, de la vie. En le contemplant, le narrateur
se laisse fasciner par quelque chose qui lui est radicalement étranger, et en
même temps qui, lointainement, est lui, habitant son corps, sa mémoire, ses
réflexes.
C'est encore un écrivain tiraillé entre l'Ancien et le Nouveau Monde, entre
l'Amérique et l'Angleterre, Henry James, qui, à la fin de sa vie, place l'un
en face de l'autre les doubles du« Coin plaisant* », l'esthète qui a renié New
y ork et sa famille, a cru pouvoir mener une vie égotiste et déracinée, et
retrouve en lui le bâtisseur, l'homme d'argent, l'Américain fruste et matéria-
liste. Mais James parvient à faire de ce dialogue entre deux mondes une
confrontation plus générale: celle de l'homme qui veut se faire, trouver pour
ainsi dire sa cause et son fondement en lui-même, et celle de l'homme qui
obéit en lui à la tradition, à la continuité, à l'inertie profonde des choses.
De plus, chez James, le problème se trouve encore compliqué par le fait que,
paradoxalement, c'est l'Amérique changeante qui se trouve du côté de la tra-
dition et la vieille Europe du côté du moi autonome. L'ancienne demeure du
« Jolly Corner », avec ses carreaux blancs et noirs, incarne à elle seule la con-
tradiction : new-yorkaise et traditionnelle, antimoderne et rappelant l'égo-
tiste à ses racines. Ce n'est qu'en faisant retour à cette origine que Brydon
parvient à se sortir de ce dédoublement.

Le double dans le labyrinthe


Labyrinthe et double subjectif
Dans un certain nombre de récits, le dédoublement est lié à la figure du laby-
rinthe. Le double attend au cœur d'un réseau, sa rencontre au terme d'un
parcours dédaléen. On peut trouver le modèle du double-dans-Ie-Iabyrinthe
dans « William Wilson* », où le narrateur rencontre son double-homonyme
dans un vieux collège à la topographie inextricable:
Le double dans le récit 123

Il n'y avait réellement pas de fin à ses détours - à ses incompréhensibles subdi-
visions. Il était difficile, à n'importe quel moment donné, de dire avec certitude
si l'on se trouvait au premier ou au second étage. 1...) Puis les subdivisions laté-
rales étaient innombrables, inconcevables, tournaient et retournaient si bien sur
elles-mêmes, que nos idées les plus exactes relativement à l'ensemble du bâtiment
n'étaient pas très différentes de celles à travers lesquelles nous envisagions
l'infini 21.

Il se refuse à reconnaître son double en cet homonyme, jusqu'à ce qu'une


nuit il se glisse, «à travers un labyrinthe d'étroits passages 22 », de sa
chambre à celle de l'autre Wilson. Là, dans la contemplation du visage de
son rival endormi, la vérité nocturne de leur identité le saisit.
Les doubles du « Coin plaisant* » et du Golem* se tiennent eux aussi
au fond de labyrinthes: celui de la vieille maison new-yorkaise chez James,
le souterrain qui aboutit à la pièce sans issue chez Meyrink. C'est après avoir
erré au hasard dans les rues de Saint-Pétersbourg que Goliadkine tombe pour
la première fois sur son double. En le suivant jusqu'à l'escalier de son immeu-
ble, encombré d'obstacles qui obligent les étrangers à peiner pour trouver leur
chemin, il constate que cet étrange personnage « évite facilement tous les obs-
tacles, avec une parfaite connaissance des lieux 23 ».
Chez Borges, l'association entre double et labyrinthe intervient à plu-
sieurs reprises, et en particulier dans « Abenhacan el Bokhari mort dans son
labyrinthe 24* », où le dédale construit par Abenhacan, prétendument pour
se protéger de son ancien complice Saïd, devient le lieu de ces renversements
chers à Borges, dans lesquels la différence se renverse en identité : le refuge
était un piège, Abenhacan était Saïd.
Labyrinthe et double objectif
Cette relation du labyrinthe et du double subjectif peut fonctionner aussi avec
le double objectif. C'est le cas, par exemple, de ces récits où la femme que
le héros croit morte lui apparaît au cours de ses errances dans une ville
méandreuse, comme dans Bruges-la-morte. Dans Vertigo* de Hitchcock,
l'image du labyrinthe n'apparaît qu'en filigrane, mais de manière constante:
longues filatures dans les rues de San Francisco, promenade entre les troncs
monstrueux du Sequoia National Park, entrelacs piranésiens des escaliers du
clocher du haut duquel se jette l'héroïne et, par-dessus tout, images obsédantes

21. Edgar Allan Poe, « William Wilson» (1839), Œuvres en prose, trad. Charles Baudelaire,
éd. Y.-G. Le Dantec, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 292.
22. Ibid., p. 299.
23. Fédor Dostoïevski, Le Double (1846), Paris, Gallimard, « Folio », 1980, p. 91.
24. Jorge Luis Borges, « Abenhacan el Bokhari mort dans son labyrinthe », L'Aleph (1949),
Paris, Gallimard, « L'Imaginaire », 1978.
124 Visages du double

de la spirale (dont les méandres sont identiques à ceux du labyrinthe à voie


unique) - spirale du vertige, de la chute et du chignon de la femme.
Le film de Hitchcock, dans sa complexité, fournit une bonne illustration
des relations du double et du labyrinthe. Ce dernier constitue à la fois l'obs-
tacle insurmontable (il empêche le héros, Scotty, de rattraper la femme qu'il
aime avant qu'elle ne saute dans le vide) et la condition de manifestation du
double. Comme nous l'avons vu, le labyrinthe est lié au désir, à la puissance
taraudante de celui-ci. Comme le labyrinthe, le désir se répète, revient sur
lui-même, mais en même temps entraîne irrésistiblement celui dont il s'est
emparé au cœur d'un système incontrôlable. La spirale, le vertige, les figures
diverses du dédale représentent pour le personnage de Hitchcock la peur devant
son propre désir. C'est la raison pour laquelle les choses doivent se dédou-
bler. Le dédoublement objectif de la femme désirée n'est que la projection
extérieure d'un dédoublement du sujet accédant à la conscience de son désir
et tentant d'intérioriser, d'intégrer la spirale vertigineuse sous la forme féti-
chisée du chignon. C'est le désir en effet qui crée le sujet, l'identité, thèse
fondamentale de la Phénoménologie de l'esprit de Hegel.
Labyrinthe et accession à l'être
Évidemment, la tentation est grande de voir également dans l'intrication laby-
rinthique l'image de l'intériorité secrète au fond de laquelle le sujet doit se
rencontrer, affronter l'épreuve et la question de l'identité. Au fond du laby-
rinthe se tient l'être double, l'homme à tête de taureau, Asterion (qui dans
« La demeure d'Asterion » de Borges joue au « jeu de l'autre Asterion »).
Profondeur, obscurité, replis dessinent la figure d'une intimité organique à
l'intérieur de laquelle doit se dérouler l'initiation, la recherche d'une vérité
de soi. L'épreuve du labyrinthe devient alors, en quelque sorte, celle d'une
digestion, d'une intégration lente, difficile, de la dualité. 11 s'agit de se per-
dre pour se trouver. L'égarement est la condition nécessaire qui permet d'accé-
der à ce que l'on est, au risque de s'y perdre. Dans Shining*, le film de Stanley
Kubrick inspiré du roman de Stephen King, le labyrinthe de l'hôtel, et plus
encore le double maze (dédale de verdure), à la fois réel et représenté sous
forme de maquette, permet au personnage du gardien d'accéder à sa vérita-
ble nature : il est le double, la réincarnation du précédent gardien qui a massa-
cré toute sa famille. Il lui faut donc tout refaire; c'est à l'intérieur du maze
qu'il va tenter le sacrifice de son propre fils. Les choses paraissent claires:
la profondeur labyrinthique représente le sujet en proie à lui-même et à sa
folie. De la profondeur à l'inconscient, il n'y a qu'un pas. Comme l'incons-
cient, le labyrinthe englobe le sujet à l'intérieur d'un système qu'il demeure
incapable de dominer. Dans Les Élixirs du diable*, le double, sous les traits
du moine fou furieux, surgit là où Médard ne l'attend pas, au fond de la forêt,
ou par des espèces de raccourcis souterrains. Le débit saccadé de sa parole
répétitive parle comme l'obsession qui tourne sur elle-même.
Le double dans le récit 125

Mais le recours à l'inconscient est très loin d'épuiser les vertus interpré-
tatives du labyrinthe appliqué au thème du double. En un sens, l'évidence
même de la lecture risque ici de se montrer stérilisante et d'empêcher l'exploi-
tation de tous les détails. Par exemple, le fait que le labyrinthe débouche par-
fois sur un point de vue sur soi, qu'il apprenne à voir autrement. On a vu
que tel était le cas de William Wilson. Le Locataire chimérique* présente une
curieuse ressemblance sur ce point particulier avec Le Go/em* : Trelkowski
croit voir dans les toilettes de l'immeuble le corps entouré de bandelettes de
l'ancienne locataire de son appartement, à laquelle il est irrésistiblement
entraîné à s'identifier. Ces toilettes sont situées au bout d'un parcours invrai-
semblablement compliqué. Un jour, lorsqu'il s'y rend, il se voit lui-même à
la fenêtre de son appartement. Cet épisode d'autoscopie constitue une étape
essentielle dans la confusion d'identité avec la précédente locataire. On a vu
que, dans Le Go/em*, l'apparition de Pernath revêtu d'anciens oripeaux le
faisait reconnaître comme étant le golem par ceux qui le voyaient de la rue
apparaître à la fenêtre de la chambre sans issue. L'intimité secrète et trouble
des toilettes, ou de la chambre vide, au bout du dédale, constitue un retour
à la part de soi-même qui nous demeure étrangère, pas nécessairement la part
inconsciente, mais celle que l'on ne peut pas voir, à laquelle on ne peut jamais
faire face. De même que le labyrinthe entrelace du vide et du plein, piège
l'espace extérieur dans les méandres de l'intériorité, le double figure le désir
perpétuel et impossible du sujet d'accéder à l'être, c'est-à-dire de ne plus se
résumer au vide du désir et de la conscience, de se piéger en quelque sorte
lui-même comme contenu. Le double apparaît ainsi comme l'Autre, cet être
qui n'existe désespérément que pour les autres et non pour le sujet lui-même,
et que le point de vue labyrinthique permet de se donner l'illusion de devenir.
Dans La Dame du Job d'Alexandre Vialatte, Lamourette retrouve
l'enfance perdue, l'amour perdu en s'égarant sur un plateau, dans un laby-
rinthe de brouillard : « Ce fut au bout de ce labyrinthe que Lamourette arriva
devant l'auberge comme on arrive au bout de sa vie. »Dans l'auberge se tient
Marie, qu'il n'a pas su aimer autrefois, la même, et aussi différente: « Cette
fois, il l'avait trouvée. [... ] Et d'ailleurs, l'avait-il trouvée? Quand on la
trouve, est-ce encore elle? [...] Et il s'aperçut tout à coup - et c'était bien
le dernier moment pour y penser - du romanesque de sa vie. » Ce « roma-
nesque » aperçu au bout du labyrinthe, c'est, dans le dédoublement, le rêve
de la fin du dédoublement, de la coïncidence enfin accomplie avec soi-même.
Il faut que les choses se reproduisent pour qu'elles soient, pour que nous les
devenions: le double est la chance du même - ou son rêve.
S'il est vrai que le double dans le labyrinthe s'associe presque toujours
à la folie et à la mort - paranoïa montante de Goliadkine, folie du gardien
de l'hôtel dans Shining*, etc. -, cette folie n'est pas nécessairement à mettre
en rapport avec le surgissement d'un inconscient. Le double labyrinthique
illustre plutôt, semble-t-il, une folie formaliste, superficielle. Cet objet man-
126 Visages du double

quant, qui incarne le manque de substance du sujet, il s'agit de le piéger. Le


labyrinthe constitue ainsi une étrange stratégie où l'on se piège soi-même en
espérant s'attraper, jeu de qui perd gagne. Et le piège dédaléen se construit
lui-même sur un jeu de dédoublements : on se figure que ce qui est différent
(un autre embranchement) est la même chose, que ce qui est le même est
différent. Au bout, c'est la question de l'être qui se pose. Que signifie le fait
d'être unique lorsque tout se dédouble et se multiplie? Le vertige correspond
à cette fascination devant ce qui semble si plein de soi que l'on ne pourrait
que le redire infiniment. L'identité ne peut que se répéter. La folie du double
dédaléen n'est rien d'autre qu'un emballement de cette machine, qui produit
la compulsion de dédoublement.

La prolifération des doubles


La manifestation du double recèle le piège de la quantité. L'Autre n'est que
le premier pas vers la subdivision à l'infini. Si je ne suis pas moi-même, ni
l'autre, mais la conscience qui assiste à leur affrontement, c'est qu'il y a un
tiers parmi nous. Et ce tiers à son tour ne peut que se scinder. C'est l'idée
incarnée par le « miroir Brot », la glace à trois panneaux où se mire le per-
sonnage de Christian dans La Mise à mort d'Aragon. Contrairement à
Antoine, qui a perdu son reflet, Christian se présente d'abord comme triple.
Il accuse Stevenson d'avoir, dans l'opposition duelle Jekyll-Hyde, méconnu
le plus important, le troisième, l'Indifférent: « Il y a dans la somme d'un
et un quelque chose qui n'existe ni dans l'un ni dans l'autre, le plus sans doute,
et qui veut qu'un plus un fassent trois, de sorte que de l'opposition de Jekyll
et Hyde naît l'Indifférent 25. » Mais il démontre un jour au narrateur, dans
une « fantasmagorie» spéculaire, que cette triple identité engendre nécessai-
rement une infinie subdivision :

Christian, enfin le fantôme qui passe pour Christian, jouait avec les volets, en
faisant varier l'angle avec le fond fixe, l'angle prolongé des deux ailes entre elles,
et les images, c'est-à-dire non, les Christian réels des miroirs, se multipliaient
et se démultipliaient, dans la perspective à tout instant changeante, en de longues
files variables pliant comme les charnières, et qui alternaient, selon un ordre de
succession dont la loi m'échappait, les profils et les faces de l'homme virtuel en
des combinaisons, me semblait-il infinies, parce que le reflet de droite dans un
miroir de gauche revenait miré par une autre glace se placer à l'envers d'un pro-
fil de gauche, par exemple, et que ce double régiment de Christian et Cie, comme
un music-hall complexe, s'éclairait de toutes les possibilité de composition de
trois images cent fois répétées, semblables et dissemblables, à en avoir le
tournis 26.

25. Louis Aragon, La Mise à mort (1965), Paris, Gallimard, « Folio », 1973, p. 109.
26. Ibid., pp. 135-136.
Le double dans le récit 127

Combien y a-t-il en nous de niveaux psychiques? Combien de paliers


de conscience? Combien de chambres d'inconscience? Ne faudrait-il pas con-
sidérer le dédoublement comme l'expression rudimentaire d'un grouillement
infini ? Des milliers de doubles ne seraient-ils pas nécessaires pour incarner
la foule de nos ancêtres, la diversité de nos désirs, l'amas de nos possibilités
irréalisées, et aussi tous les regards portés sur nous, la variété de nos reflets
dans toutes les subjectivités? Le double, pour reprendre le titre du roman
de Pirandello, ne serait jamais alors qu'un intermédiaire entre un et cent mille.
Si un homme est tous les hommes, si chacun d'eux contient toute la forme
de l'humaine condition, c'est la multitude des individus présents et passés qu'il
faut voir dans le miroir.
Pourtant, la prolifération des doubles, loin de donner l'impression qu'elle
correspond à la vérité de l'homme multiple, engendre la plupart du temps
le malaise. Dans sa nouvelle « Les Sabines» (insérée dans le recueil Le Passe-
muraille), Marcel Aymé raconte la vie d'une femme banale qui possède la
faculté de se démultiplier sans limites. Au début, sa double vie, au sens plein
du terme, entre son mari et son amant ne dépasse guère le cadre convenu de
l'adultère bourgeois. Puis les vies superposées prolifèrent, jusqu'à devenir des
milliers. La cohabitation de tous ces destins en un seul produit surtout des
effets comiques, chacun des maris se trouvant simultanément cocufié des
milliers de fois. À aucun moment l'héroïne de Marcel Aymé ne semble gagner
quelque chose à être plusieurs, c'est plutôt le contraire qui se produit: aucun
de ces destins ne paraît nécessaire, ils perdent leur sens dans leur super-
position. La chance de vivre plusieurs vies s'accompagne d'une perte de valeur.
En réalité, la plupart du temps, la prolifération apparaît comme le signe
paradoxal d'une situation bloquée engendrant une fuite en avant. Lorsque
le stade du dédoublement ne peut être dépassé, il tend à engendrer une réité-
ration ad libitum. La lignée du peintre Francesco, dans Les Élixirs du diable",
produit sans fin des doubles et la répétition des mêmes situations, jusqu'à
ce que Médard se confronte enfin à son double Victorin. Au lieu de réaliser
la diversité des contenus, la prolifération des doubles serait en fait le signe
d'un vide, d'une obsession stérile, d'un formalisme dont l'énergie propre
s'impose à tout ce qui l'environne. Les apparences déchaînées se développent
au détriment de la substance et de la réalité. C'est pourquoi les doubles mul-
tiples ont aussi une vocation administrative. Dans cet univers à part, dépourvu
de fondement, et qui fonctionne selon des lois indépendantes de toute réa-
lité, aucun être n'a besoin de disposer d'un contenu et d'une individualité
propres. Si la différence manifeste extérieurement la nécessité particulière de
chaque personne, l'identité est la marque du règne de la forme: nul n'a de
sens en dehors de la fonction qu'il occupe dans le système; par conséquent
l'identité des fonctions s'accommode très bien de l'identité des êtres. Au bout
de cette logique, le clonage permet de créer indéfiniment le même individu
adapté à une fonction spécialisée, à une place prédéterminée dans la société.
128 Visages du double

Dans un tel univers, le double devient aussi le signe d'un monde piégé,
où la différence n'est que le masque d'une identité générale, où l'identité cache
des différences subtiles capables d'égarer celui qui ne maîtrise pas les lois pro-
liférantes de ce monde. L'administration kafkaïenne produit des doubles (les
deux bourreaux du Procès; Sordini et Sortini dans Le Château) emblémati-
ques d'un univers où l'on est toujours pris pour un autre, où l'on ne s'adresse
jamais au bon bureau, où d'infimes nuances séparent toujours des choses que
K. croit être identiques, où la production délirante du langage s'affole et finit
par tourner pour elle-même, sans parvenir à définir son objet. Les récits de
Robbe-Grillet, directement influencés par Kafka, mêlent d'infinies variations,
sur un jeu subtil de ressemblances et de dédoublements entre objets, personna-
ges et situations, au thème du complot, de la société secrète et - en particulier
dans Djinn* - du simulacre. Dans cet univers d'illusions, tout est fabriqué
pour égarer le lecteur et les personnages, tout tourne au décor et au trompe-
l'œil, comme dans une parodie déchaînée de l'imagerie dévorante qui, dans
notre culture, engendre des différences qui se perdent dans l'indifférencié.

Le double chez Vialatte: fantasmagorie et dépossession

Chez Alexandre Vialatte, autre héritier - dans un genre radicalement diffé-


rent - de Kafka, le double se manifeste aussi avec une certaine constance.
Il apparaît comme une tentation et un vertige au moment difficile où l'un
de ses personnages tente de préserver ce en quoi il croit, le caractère unique
de ce qui l'a fait, lui, avec sa foi, son monde, ses ancêtres, ce goût semblable
à nul autre de tel souvenir et de tel lieu. Le Fidèle Berger raconte l'histoire
d'un prisonnier de guerre enfermé seul, qui cherche quelque chose en quoi
croire, un lien avec sa vie passée. Il finit par tenter de se suicider. À l'hôpital
psychiatrique, il se trouve pris dans ce qu'il appelle « le jeu des ressem-
blances » : il croit apercevoir partout les doubles d'objets uniques, liés à sa
vie d'autrefois, et qui ne peuvent appartenir qu'à lui. Le double, qui repro-
duit ce qui ne peut se reproduire, incarne donc la dépossession intégrale.
Ironiquement, ce qui paraît le conforter dans son identité jette le soupçon
sur la nécessité de ce qui le fonde, sur sa consistance intérieure. Nous croyons
à la qualité, nous voulons nous persuader qu'une vie correspond à une qualité
particulière, et la prolifération des doubles y substitue la quantité.
La fin des Fruits du Congo raconte deux nuits au cours desquelles a lieu un
double crime, dans une petite ville placée alors sous le signe de la fantasma-
gorie optique et des ombres dédoublées. Dans son errance nocturne, Fred,
le héros, amoureux de l'une des deux victimes, croise les images de tout ce
qui constitue sa vie diurne. Ce que révèle de cette vie le secret de la nuit, ce
n'est pas la vérité, mais la platitude, le déchaînement des illusions. Tous les
habitants de la ville, au cours de ces deux nuits, deviennent des personnages
d'affiche ou de cirque. On y trouve « les deux garçons de café de l'affiche
du Saint-Raphaël, ou tout au moins leurs silhouettes 27 », déguisements

27. Alexandre Vialatte, Les Fruits du Congo (1951), Paris, Gallimard, « L'Imaginaire », 1991, p. 30\.
Le double dans le récit 129

découpés dans du carton, personnages doubles dont on ne sait plus très bien
s'ils appartiennent à l'hallucination ou à la réalité:

Il se promenait, désormais, dans un monde léger, brillant comme du


coton, dans un univers dilaté, suivi de chaque côté de la rue par ces deux
garçons plats 28.

Le dédoublement, qui semble donner plus d'importance aux choses dédou-


blées, en réalité les déréalise. Les événements, dans la fantasmagorie des dou-
bles et des ombres, ne sont plus perçus que comme spectacle. Le meurtre bien
réel de Dora et de sa mère se trouve comme avalé par son propre pittoresque,
il s'engloutit dans son image. Le narrateur assiste à l'autopsie des deux victimes
à l'hôpital:

Au bout de la salle, et tout petits, comme par le petit bout d'une lunette,
on voyait deux hommes parallèles, en blouse blanche, devant deux tables
parallèles, sur lesquelles étaient étendues deux formes parallèles aussi.
C'étaient deux cadavres de femmes.
Ils étaient ouverts en longueur, parallèlement, des épaules jusqu'au ventre.
Je ne sais plus ce qu'était devenue la partie qui était enlevée, mais on
voyait à l'intérieur comme dans une coupe de corps humain sur une plan-
che d'anatomie. [... ] Toute la nuit, je revis les deux femmes parallèles,
ouvertes comme des placards. C'était d'une cruauté naïve, celle qu'on
voit aux dessins d'enfants 29.

Dora apparaissait tout au long du roman comme une sorte de Lorelei, d'insai-
sissable sylphide. Cette mort et cette autopsie détruisent le rêve qu'elle repré-
sentait. Au bout du parcours, on retombe sur l'irréalité de la mort, ou sur
l'irréalité de la vie devenue romanesque. Ce qui n'a pas été d'emblée perçu
comme nous appartenant finit par se présenter comme quelque chose d'étran-
ger. On devient la silhouette d'ombre: une fixation de l'identité qui n'a plus
rien à voir avec l'identité.

La prolifération des doubles va de pair avec une carnavalisation du récit,


comme chez Vialatte (les nuits de folie dans la petite ville constituent un grand
carnaval) ou chez Boulgakov, même si le dédoublement demeure chez celui-
ci confiné dans certaines limites. La carnavalisation du récit ne se limite pas
au thème du carnaval : elle implique un jeu entre les identités des personnages,
qui se parodient et s'imitent, ou qui découvrent des identités insoupçonnées;
elle entraîne une narration utilisant la répétition et la variation, éventuelle-
ment orientée vers un crescendo du délire comme dans Diablerie" de
Boulgakov, où tous les personnages se rejoignent dans une poursuite échevelée
dans laquelle les grenades et les mitrailleuses finissent par se substituer aux
menaces et aux invectives.

28. Ibid., p. 320.


29. Ibid., pp. 349-350.
130 Visages du double

Comme dans le carnaval, la diversité la plus violemment appuyée des


apparences s'inscrit dans un ordre sériel, une réitération illimitée où toutes
les différences se fondent dans l'unité de l'ensemble, perdent leur secret pour
ne plus laisser place qu'à la violence tout entière visible, caricaturale, des
dissemblances de surface. La prolifération carnavalesque des doubles, victo-
rieuse de la lenteur du devenir profond, instaure l'agitation grimaçante du
règne des nombres.
Chapitre 6

Scission et simulacre :
les thèmes apparentés

Les études thématiques risquent souvent d'échouer sur l'écueil de la défini-


tion. L'attitude qui consiste à affirmer d'abord ce qui détermine l'apparte-
nance à un thème, pour circonscrire ainsi un corpus, et à se lancer ensuite
dans l'analyse a ses dangers évidents. Pourtant, comme il est difficile de s'y
soustraire, nous avons choisi de l'adopter avec prudence, en essayant d'évi-
ter de nous y emprisonner. Une deuxième attitude, qui nous paraît complé-
mentaire, doit cependant enrichir notre travail : elle sera moins théorique,
et plus phénoménique. Alors que la première démarche consiste à rechercher
les traits distinctifs permettant de sélectionner ce qui appartient à un thème
et d'exclure ce qui lui est étranger, la deuxième, plus humblement, consiste
en une description « géographique» des thèmes, en cernant leurs situations
réciproques, leurs voisinages, éloignements, intersections, différences. Les
thèmes sont souvent des archipels d'îles de tailles très différentes: autour d'une
île principale, des ensembles de thèmes mineurs, de variantes, se présentent.
En s'éloignant du centre, on s'approche d'autres archipels et si, parfois, on
ne sait plus dans lequel on se trouve, on peut dire à quelle distance on est
du centre de l'un et de l'autre. Parfois des séries d'îles se côtoient et, tout
en restant séparées, apparaissent très proches. Il est illusoire de pratiquer la
deuxième démarche en ignorant la première, et il est restrictif de faire l'inverse;
il nous semble possible, en revanche, de faire interagir utilement les deux.
L'idéal serait de pouvoir dessiner la carte thématique de toute la littérature
fantastique et de donner au double la place qui lui revient, le situant à la juste
distance de quelques autres thèmes.
Nous nous limiterons, ici, à cerner quelques-uns des thèmes qui s'en rap-
prochent et avec lesquels les intersections, les échanges de matériaux et de
procédés, les symétries, nous paraissent évidents. Nous les regrouperons en
deux ensembles distincts, que le lecteur dessinera, dans sa carte imaginaire
du fantastique, l'un à l'est, l'autre à l'ouest du double. Ce sont, d'un côté,
tous les thèmes tributaires de la pensée magnétique et de la réflexion psychia-
132 Visages du double

trique sur les états seconds : histoires de magnétisation, de somnambulisme,


d'hypnotisme, qui aboutissent toutes à un schéma dualiste de l'esprit, et aux-
quelles on peut associer les histoires de métempsycose. D'un autre côté, ce sont
les thèmes du simulacre humain : duplication magique, animation diabolique
et représentation artistique du corps humain. Le mannequin, le golem, la marion-
nette, la statue, le portrait, la mandragore, constituent autant de représentations
de l'homme que d'approches imparfaites de l'humanité. Là aussi, ce qui devrait
se distinguer de l'homme, tout en l'imitant, peut finir par le remplacer.

Scissions
Le magnétisme
De Mesmer au roman
H est difficile de comprendre toute l'importance historique du magnétisme,
sans tenir compte de sa situation stratégique, à un carrefour où se rencon-
trent des idées philosophiques, des aspirations religieuses, des exigences scien-
tifiques. L'idée au fond toute simple de Mesmer, celle du « fluide universel »,
a révélé une aptitude surprenante à être interprétée, utilisée et transformée:
elle a pu être à la fois matérialiste ou mystique, rationaliste ou irrationaliste,
philosophique ou romantique, strictement médicale ou vaguement sentimen-
tale. Son énorme succès est peut-être dû à ce qu'elle se prêtait à de si nom-
breuses et divergentes lectures.
Pénétrant si profondément la culture qui sort des Lumières et s'en déta-
che, le magnétisme ne pouvait que se transformer également en sujet litté-
raire. Il l'a fait tôt, durablement, et au moins de deux manières. Du côté de
la doctrine, beaucoup d'écrivains étant attirés ou convaincus par les thèses
des mesméristes, un narrateur ou un personnage se charge de faire l'exposé
de la doctrine mesmériste, qui parfois étaye la fiction. Du côté de l'événe-
ment social, de la mode, du phénomène de mœurs et de ses corollaires moraux
et juridiques, le magnétisme fournit à la production narrative des personnages
poignants (les magnétiseurs, les somnambules voyants) et des relations passion-
nantes (le pouvoir de l'hypnotiseur sur l'hypnotisé) qui furent largement
exploités, parfois naïvement et grossièrement par les « faiseurs de romans »,
parfois habilement par les grands écrivains.
Hoffmann et le magnétisme
Le premier « grand» qui perçoit toutes les potentialités narratives et émo-
tionnelles du magnétisme est Hoffmann. Plusieurs de ses romans et contes
évoquent de près ou de loin la doctrine de Mesmer et les pratiques de ses
adeptes. « Le magnétiseur» raconte l'histoire d'Albano l, un médecin magné-

1. Ce personnage emprunte son nom au protagoniste de Titan, de Jean-Paul.


Scission et simulacre,' les thèmes apparentés 133

tiseur aux allures diaboliques, qui s'insinue dans une famille et arrive à exercer
un pouvoir croissant sur Marie, une charmante jeune femme. Albano conçoit
le pouvoir magnétique non pas comme un simple instrument thérapeutique,
mais comme l'énergie des êtres supérieurs, destinés à dominer les autres. Son
magnétisme est moins physique que spirituel, fortement empreint de satanisme
parce qu'il se confond avec une sorte de délire de puissance:

N'est-il pas ridicule en effet de croire que la nature ne nous a confié le merveil-
leux talisman qui nous fait rois des esprits que pour nous guérir nos maux de
dents, nos migraines et que sais-je encore? Non! c'est la domination absolue
sur le principe spirituel de la vie que nous conquérons ici, en nous familiarisant
chaque jour davantage avec les fabuleux pouvoirs de ce talisman 2.

L'influence néfaste d'Albano subjugue d'abord Marie, qui le craint et


l'adore, puis l'entraîne vers la mort, et le malheur s'abattra alors sur tous
ceux qui entourent la jeune femme : Marie expire mystérieusement le jour
de son mariage, devant l'autel; son fiancé accuse son frère de l'avoir livrée
à Albano, et se fait tuer par lui en duel; le frère meurt à la guerre, le père
ne lui survit pas.
Dans un autre conte, «Le sanctus », Hoffmann présente un cas
d'influence de type magnétique, mais involontaire. Le personnage désigné
comme l'Enthousiaste provoque une sorte de blocage psychosomatique chez
Bettina, une cantatrice. L'ayant un jour, malgré lui, plongée dans un pro-
fond sentiment de culpabilité, il est responsable de l'aphasie particulière qui
la frappe: elle peut toujours parler, mais reste incapable de chanter.

[...] Sans le savoir et sans le vouloir, j'ai pu être utilisé comme médium par une
force psychique inconnue pour exercer sur Bettina certaines influences. J'entends
par là que j'ai pour ainsi dire servi de conducteur, de même que dans une série
électrique un élément ébranle l'autre sans agir lui-même et sans que ce soit de
sa propre volonté 3.

L'Enthousiaste parvient à guenr lui-même Bettina, en la rendant


consciente de la nature psychologique de son malaise.
Le Magnétiseur de Frédéric Soulié
En France, où le magnétisme, rejeté par la médecine officielle, s'impose bien
plus difficilement qu'en Allemagne, il faut attendre les années 1830 pour voir
apparaître des récits sur les magnétiseurs. Le plus connu (il fut un best-seller)

2. E.T.A. Hoffmann, « Le magnétiseur », in Intégrale des contes et des récits, vol. II, Fantaisies
dans la manière de Callot, Paris, Phébus, 1979, p. 223.
3. E.T.A. Hoffmann, « Le sanctus », in Intégrale des contes et des récits, vol. III, Contes noc-
turnes, Paris, Phébus, 1979, p. 156.
134 Visages du double

est celui de Frédéric Soulié, l'un des premiers auteurs de romans-feuilletons


populaires. Le Magnétiseur" raconte l'histoire d'une aristocrate, Mme
d'Avarenne, qui a un enfant d'un simple meunier, son amant. Après la Révo-
lution, le meunier est devenu général, et il cherche à retrouver son fils, dont
la dame prétend qu'il a disparu. Après des vicissitudes compliquées apparaît
un personnage de magnétiseur, Prémitz. Ambigu, pervers et ambitieux, celui-ci
se produit en spectacle pour persuader le public de ses pouvoirs et de la vérité
du magnétisme animal.
Dans le chapitre « Une somnambule », Prémitz magnétise une vieille
femme idiote, Mme Divon, qu'il a sortie de la Salpêtrière, et qui, dans le
sommeil magnétique, devient lucide :
Dans cet être perdu, dégradé, il y avait deux existences bien distinctes, celle de
la veille, abrutie, folle, éteinte, et celle du somnambulisme, lucide et forte. Dès
que cette femme était sous l'empire du magnétiseur, l'intelligence revenait; et
lesfacultésde l'esprit, exaltées à un degréextraordinaire, acquéraient même une
finesse de perception, une étendue de comparaisons prodigieuse 5.
Cette femme est en réalité l'ancienne servante de Mme d'Avarenne, Hono-
rine. Par ses souvenirs inconscients, qui ne se manifestent que dans le sommeil
magnétique, elle fera comprendre à Prémitz que le fils de Mme d'Avarenne,
c'est lui-même. Au cours d'une séance de magnétisme, à laquelle assistent les
principaux personnages du roman, Prémitz montre comment Honorine, non
seulement recouvre ses esprits et retrouve ses souvenirs effacés, mais acquiert
également des facultés extraordinaires lorsqu'elle est sous son influence. Il expli-
que cette transformation en termes mesméristes orthodoxes, affirmant que la
folie d'Honorine est due à une mauvaise répartition du fluide qui, à l'état de
veille, fuit le centre vital du corps et se concentre dans les extrémités. Ainsi,
éveillée, Mme Divon souffre d'une « excessive sensibilité physique qui lui rend
insupportables le moindre bruit ou la plus légère odeur» ; « le toucher d'une
pêche lui fait perdre connaissance, et l'odeur d'une rose lui est insupportable,
tandis que nulle intelligence ne vit en elle ni du passé ni du présent 6 » :

Ce déplacement, ce désordre du fluide magnétique qui a envahi les organes et


a porté leur irritation à un point extrême, n'a pu avoir lieu qu'aux dépens de
la sensibilité du cerveau, qui, perdant en nécessaire ce que les autres organes
gagnenten superflu, demeure inerte et insensible dans ce corps dont les sens sont
si actifs et si aiguisés 7 •

4. Frédéric Soulié, Le Magnétiseur, Paris, Dumont-Gosselin, en 1834. Nous citerons ce roman


d'après l'édition Librairie Nouvelle, Paris, 1857.
5. Ibid., p. 99.
6. Ibid., p. 104.
7. Ibid., p. 105.
Scission et simulacre: les thèmes apparentés 135

En revanche, dans l'état somnambulique, la situation s'inverse:


Mme Divon perd son hypersensibilité et retrouve son intelligence.

Un premier résultat du somnambulisme magnétique sera de rétablir l'équilibre,


de dégager les extrémités de ce superflu de fluide pour le rendre au cerveau, et
alors vous verrez à la fois la raison et l'intelligence revenir, la malade compren-
dre ce qu'on lui dira, y répondre clairement et simplement, comme une personne
éveillée 8.

Jusque-là, l'explication de Prémitz reste dans les limites d'un cas psycho-
logique curieux et d'une thérapeutique aux résultats étonnants. Mais les expé-
riences par lesquelles il veut éblouir son public vont dépasser ces bornes.
Mme Divon arrive à lire quelques lignes écrites sur un papier qu'elle ne peut
pas voir (il est placé sous son coude, et elle a les yeux bandés). Puis elle répond
à différentes questions exprimées dans des langues étrangères, que vraisem-
blablement elle ne connaît pas. Ces exploits, couronnés par une prophétie sur
la fin du règne des Bourbons, font apparaître les multiples pouvoirs qu'on
attribuait à l'époque aux « somnambules », ce mot désignant moins des per-
sonnes affectées d'automatisme ambulatoire que des sujets particulièrement
sensibles à l'influence d'un magnétiseur et capables de comportements extraor-
dinaires dans l'état de sommeil magnétique 9. Il n'était pas rare qu'un
magnétiseur ait « son » somnambule, avec lequel il organisait des séances plus
ou moins publiques pour convaincre les incrédules.
Ces merveilles dont les somnambules étaient capables dépassent large-
ment, dans les récits de certains magnétiseurs - et encore plus dans les fic-
tions des écrivains -, les limites d'une nouvelle pratique médicale. Le
somnambule devient un voyant, un prophète; mais ses facultés extraordi-
naires ne sont que des facultés humaines universelles qui, chez lui, se trou-
vent à un degré supérieur et sont particulièrement aiguisées. Le somnambule
a le don de lire la pensée des autres, de connaître leur passé, leur situation
psychologique ou leur condition physique. Pour lui, ni le temps ni l'espace
ne représentent plus un obstacle. Son esprit peut se déplacer à sa guise, avec
la vitesse de la pensée; il peut parfois mouvoir des objets à distance, influer
sur la pensée des autres sans qu'ils s'en aperçoivent ou bien communiquer
ouvertement avec eux. Il peut, on l'a vu, prévoir l'avenir.
La « somnambule » de Balzac
Ce type de somnambule fait son apparition la plus remarquable en littérature
dans un roman d'Honoré de Balzac, Ursule Mirouët (1842). Plus que tout

8. Ibid.
9. C'est pourquoi Charles Baudelaire ne se trompe qu'apparemment, lorsqu'il traduit, de l'anglais
d'Edgar Poe, le mot sleepwaker (et non sleepwalker) par « somnambule» (cf. E.A. Poe, Œuvres
en prose, op. cit., p. 211).
136 Visages du double

autre écrivain français, Balzac croyait au magnétisme : il connaissait les textes


des fondateurs du mouvement, il rendait visite à des somnambules, et croyait
avoir lui-même un « grand pouvoir magnétique 10 ». De plus, le magnétisme
était devenu un élément essentiel de sa pensée « unitaire », qui lui faisait tou-
jours considérer les différents aspects de la réalité et de l'existence comme
intimement liés, régis par une seule logique supérieure.
Dans Ursule Mirouët s'opposent deux médecins, Bouvard et Minoret,
l'un passionnément mesmériste, l'autre résolument antimesmériste. (Pour
expliquer leur rivalité, Balzac fait un historique du débat qui éclata en France
à l'époque de Mesmer, et qui se poursuivait encore: il retrace les phases et
l'évolution du mouvement mesmériste, remarquant que « les phénomènes du
somnambulisme, à peine soupçonnés par Mesmer, furent dus à MM. de Puy-
ségur et Deleuze 11 », et il insiste sur les persécutions de la science officielle
contre les médecins magnétiseurs.) Après avoir été amis, Bouvard et Minoret
se sont brouillés et combattus. Vers la fin de leurs vies, le mesmériste entraîne
son adversaire chez un magnétiseur à la puissance incomparable, pour « fou-
droyer [son] incrédulité par des preuves positives 12 », Ce magnétiseur de fic-
tion a été conçu par Balzac sur le modèle d'un magnétiseur réel, Louis
Chambellan, qu'il avait souvent rencontré. D'après ce qu'on peut lire dans
sa nécrologie, parue dans Le Journal du magnétisme le 30 juin 1852, et due
au baron Du Potet, Chambellan « avait saisi le magnétisme par son côté
mystique », « Il dédaigna les procédés vulgaires, ajoute Du Potet, et crut que
les facultés de l'âme suffisaient pour opérer les plus grandes œuvres. On le
vit en effet débuter par des faits miraculeux. On cite de lui des guérisons mer-
veilleuses et presque instantanées [...]. »
Ce « côté mystique » du magnétisme était justement celui qui attirait Bal-
zac, grand lecteur de Swedenborg 13. La contradiction entre un mouvement
d'idées tel que le mesmérisme, né sur des bases idéologiques matérialistes (Mes-
mer donnait une explication physique des phénomènes de possession et d'exor-
cisme, démentant l'interprétation religieuse), et la doctrine d'un théosophe
qui prétendait communiquer avec les anges, ne paraît pas gêner Balzac outre
mesure. Mais ces mélanges étonnants ne sont pas uniquement le fruit du génie
« unitariste » de Balzac. En effet, tout en ayant surgi comme un enfant des
Lumières, le mesmérisme s'était rapidement transformé et avait assumé, chez
quelques-uns de ses partisans, des allures irrationalistes, antiphilosophiques,

10. Honoré de Balzac, Lettre à Mme Hanska, 28 avril 1834.


II. Honoré de Balzac, Ursule Mirouët, La Comédie humaine, éd. Pierre-Georges Castex, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », vol. III, 1976, p. 822.
12. Ibid., p. 825.
13. Le mystique suédois Emmanuel Swedenborg (1688-1772), dont les théories avaient été exposées
par Balzac dans Séraphîta (1835).
Scission et simulacre.' les thèmes apparentés 137

renouant avec la culture ésotérique de la Renaissance, avec un certain illumi-


nisme du XVIII' siècle, et avec le nouveau mysticisme romantique. Hoffmann
cite, dans « Le magnétiseur », le « magnétisme de Barbarin » qui, s'étant
immédiatement démarqué de l'école de Mesmer, rejetait l'idée de fluide et
expliquait toute influence magnétique par des agents exclusivement psychi-
ques et spirituels. L'une des lectures qui ont le plus inspiré le magnétisme mysti-
que de Balzac fut d'ailleurs De la nouvelle Jérusalem (1835), ouvrage d'un
théosophe nantais, Édouard Richer, où swedenborgisme et mesmérisme font
bon ménage.
En lisant Balzac, on peut être surpris par la présence simultanée d'une
volonté de tout expliquer « naturellement» et d'une confiance affichée dans
l'orthodoxie catholique. Les prodiges des somnambules sont en même temps
des phénomènes que la science peut (ou pourra) élucider et des miracles par
lesquels la divinité se révèle à l'homme. Comme pour Balzac la matière et
l'esprit ne se distinguent pas, l'existence d'un fluide universel ne saurait
contredire celle d'un esprit universel : volonté, foi, énergie vitale ou électri-
cité sont synonymes pour l'auteur de La Comédie humaine. De son côté,
l'Église catholique était dans l'ensemble méfiante ou décidément opposée au
magnétisme. Il y eut pourtant de nombreux catholiques qui voyaient dans
le magnétisme une confirmation de la dimension spirituelle de l'homme. En
1846, s'exprimant devant les fidèles de Notre-Dame de Paris, le père Lacor-
daire parla du magnétisme en termes favorables, comme d'une « prépara-
tion divine contre l'orgueil du matérialisme 14 » ; par le magnétisme pouvait
donc être révélé ce qui échappe à la faible raison humaine, ce qui ne peut
pas être expliqué sans recours au surnaturel. Ainsi, lorsqu'il entre chez le
magnétiseur « swedenborgiste », le docteur Minoret l'aborde par la raillerie:
« Comment ! plus de baquets? »dit-il ; mais son interlocuteur réplique « gra-
vement » : « Rien que le pouvoir de Dieu », et ajoute: « Vous venez ici en
simple curieux, monsieur [... J. Je n'ai pas l'habitude de prostituer une puis-
sance qui, dans ma conviction, émane de Dieu: si j'en faisais un usage fri-
vole ou mauvais, elle pourrait m'être retirée 15. »
Comme tout magnétiseur, celui de Balzac a sa somnambule: une femme
qui, plongée par lui dans le sommeil magnétique, fait preuve d'une extraor-
dinaire clairvoyance. Il explique ainsi l'état somnambulique:

D'après les aveux et les manifestations de tous les somnambules, cet état consti-
tue une vie délicieusependant laquelle l'être intérieur, dégagé de toutes les entraves
apportées à l'exercice de ses facultés par la nature visible, se promène dans le
monde que nous nommons invisible à tort. La vue et l'ouïe s'exercent alors d'une

14. Henri Lacordaire, Conférences de Notre-Dame de Paris, Paris, Sagnier et Bray, 1847,1. II,
pp. 467-470.
15. Honoré de Balzac, Ursule Mirouët, op. cit., p. 827.
138 Visages du double

manière plus parfaite que dans l'état dit de veille, et peut-être sans le secours
des organes qui sont la gaine de ces épées lumineuses appelées la vue et l'ouïe!
Pour l'homme mis dans cet état les distanceset les obstaclesmatériels n'existent
pas, ou sont traversés par une vie qui est en nous, et pour laquelle notre corps
est un réservoir, un point d'appui nécessaire, une enveloppe 16.

On aura remarqué l'expression« être intérieur », qui implique une oppo-


sition à 1'« être extérieur» et ébauche une dualité. De même, la « vie qui est
en nous », et qui traverse les obstacles matériels, n'est évidemment pas notre
vie habituelle : se passant de corps, elle garde pourtant une sensibilité, et même
l'accroît merveilleusement. Les sens, en fait, sont doubles: il est des sens de
l'âme et des sens du corps. Lorsque les premiers s'émancipent des seconds,
la perception est parfaite. Plus loin dans le roman, Ursule a la vision de son
oncle défunt; c'est alors que cette dualité se manifeste en elle: « Ursule trem-
blait horriblement dans son enveloppe corporelle, sa chair était comme un
vêtement brûlant, et il y avait, dit-elle plus tard, comme une autre elle-même
qui s'agitait au-dedans 17. »
Minoret est un homme des Lumières, un voltairien agnostique, ou tout
au plus déiste. Son rejet du magnétisme s'inscrit dans ce manque de foi, mal-
gré le fait, paradoxal, que la vérité du magnétisme peut se démontrer. Lorsqu'il
sera obligé de reconnaître cette vérité, à cause des preuves définitives qu'on
apporte sous ses yeux, toute sa vie sera bouleversée, et ce bouleversement abou-
tira à sa conversion. En fait, la somnambule décrit exactement à Minoret ce
qui se passe dans sa maison au moment où il la consulte. Le soir même, il
peut vérifier l'exactitude de tous les détails de la description, et l'évidence
de la vérité du magnétisme le foudroie :

Une forte muraille s'écroula pour ainsi dire en lui-même, car il vivait appuyé
sur deuxbases : son indifférence en matièrede religion et sa dénégation du magné-
tisme. En prouvant que les sens, construction purement physique, organes dont
tous les effets s'expliquaient, étaient terminés par quelques-uns des attributs de
l'infini, le magnétisme renversait, ou du moins lui paraissait renverser la puis-
sante argumentation de Spinoza: l'infini et le fini, deux éléments incompatibles
selon ce grand homme, se trouvaient l'un dans l'autre 18.

On ne saurait mieux définir l'inconscient« ouvert» : l'homme, dont les


sens physiques sont doublés de sens spirituels, est un être situé à la frontière
entre le fini et l'infini. La duplicité de son système sensoriel prouve la dupli-
cité de sa nature et sa situation ambiguë, à cheval entre le relatif et l'absolu.

16. Ibid., p. 828.


17. Ibid., p. 970.
18. Ibid., p. 837.
Scission et simulacre: les thèmes apparentés 139

Dans un des manuscrits d'Ursule Mirouët, Balzac avait encore mieux exprimé
cette idée: « L'homme extérieur communique avec le monde visible, l'homme
intérieur avec le ciel. De là nos doubles sens et leurs phénomènes 19. » C'est
cet « homme intérieur» qui se dégage de toute contrainte pendant le som-
meil magnétique, et permet à la somnambule d'assister aux événements qui
se déroulent chez Minoret, tout en restant chez le magnétiseur. C'est encore
cet « être intérieur» qui quitte le corps d'Ursule, lorsqu'elle rêve de son oncle,
et le suit hors de sa maison :

Elle raconta dans les plus grands détails ses trois rêves en insistant sur la pro-
fonde vérité des faits, sur la liberté de ses mouvements, sur le somnambulisme
d'un être intérieur, qui, dit-elle, se déplaçait sous la conduite du spectre de son
oncle avec une excessive facilité 20.

Un autre moi, sans doute le vrai moi, mais surtout le moi puissant et
libre de l'homme affranchi de sa condition charnelle - et devant lequel
s'ouvrent des perspectives infinies -, s'entrevoit grâce aux pratiques du
magnétisme, aussi bien que dans un état mystérieusement liminal, comme le
sommeil. Les conceptions balzaciennes donnent à l'expérience magnétique un
sens particulièrment vaste. Effaçant la frontière intérieure qui coupe en deux
l'homme, le magnétisme permet de communiquer avec le moi infini et divin
qui se cache en tout être humain.
Les révélations métaphysiques d'Edgar Poe
Un autre écrivain, à la même époque, a voulu aller encore plus loin dans l'idée
d'une révélation transcendante que le magnétisme offrirait à l'humanité. Edgar
Allan Poe a consacré deux de ses contes au magnétisme. Dans « La vérité
sur le cas de M. Valdemar », il imagine un homme qui se fait magnétiser juste
au moment où il va mourir : ainsi, sa mort est comme suspendue pendant
sept mois par le sommeil magnétique, mais lorsque celui-ci est interrompu,
son corps se transforme immédiatement en une « abominable putréfaction »,
Dans « Révélation magnétique », conte plus intéressant de notre point de vue,
Poe rejoint Balzac en présentant un mécréant qui trouve dans le magnétisme
un démenti à ses convictions matérialistes. Mais chez Poe, la « révélation
magnétique» est encore plus explicite, plus directement philosophique que
chez Balzac.
D'un côté, Poe expose une théorie des sens semblable à celle que nous
avons présentée plus haut. Il affirme que, dans l'état magnétique, « [... j Ia
personne ainsi influencée n'emploie qu'avec effort, et conséquemment avec
peu d'aptitude, les organes extérieurs des sens, et que néanmoins elle perçoit,

19. Ibid., p. 1548.


20. Ibid., p. 961.
140 Visages du double

avec une perspicacité singulièrement subtile et par un canal mystérieux, des


objets situés au-delà de la portée des organes physiques [...] 21 ». D'un autre
côté, il attribue au sujet magnétisé la possibilité de recevoir une véritable révé-
lation divine, qui lui permet de connaître les vérités ultimes sur l'homme et
l'univers. Alors que Minoret avait été foudroyé par la preuve d'événements
extraordinaires, inexplicables sans le recours au surnaturel, et en avait tiré
des déductions sur l'existence de Dieu, le personnage de Poe, M. Vankirk,
en se soumettant à une expérience magnétique, peut puiser à la source même
de la vérité absolue.
Voulant sonder toutes les possibilités de connaissance offertes par le
magnétisme, M. Vankirk propose à son médecin (en l'occurrence, le narra-
teur du récit) de lui poser, pendant qu'il est en état somnambulique, des ques-
tions directes et précises sur la question qui le tracasse: l'immortalité de l'âme.
L'expérience est couronnée de succès: une fois magnétisé, Vankirk commence
à répondre aux questions du médecin avec une clairvoyance totale, comme
si rien dans l'univers n'était plus un mystère pour lui. Ainsi s'explique-t-il
avec aisance et certitude sur l'existence de Dieu et sur les rapports entre matière
et esprit. Rejoignant Balzac, là encore, il prône leur identité et évoque une
hiérarchie dans la matérialité: il existerait une infinité de degrés différents
entre les éléments les plus spirituels et les plus matériels de la réalité.
Dieu se situe au faîte de cette échelle; l'homme, au contraire, plus bas,
dans une matérialité plus grossière. Cela permet d'envisager, à côté du corps
humain tel que nous le connaissons, un autre corps, qui demeure après la
mort:

Il Y a deux corps: le rudimentaire et le complet, correspondantaux deuxcondi-


tions de la chenille et du papillon. Ce que nous appelons mort n'est que la méta-
morphose douloureuse : notre incarnationactuelle est progressive, préparatoire,
temporaire ; notre incarnation future est parfaite, finale, immortelle 22.

Voilà que l'esprit caché, qui se révèle (et qui révèle) dans le sommeil
magnétique, possède également un corps: même si c'est un corps sublime
et d'une matière subtile, il est permis de croire qu'on pourrait le voir. (Quel-
ques années plus tard, le spiritisme reprendra à sa manière cette doctrine pour
expliquer les apparitions des défunts.) Tout en étant libéré des organes grossiers
de la sensation, qui sont des entraves à la véritable connaissance, ce corps
« inorganique» garde une sensibilité à lui, lui permettant d'accéder aux plus
hautes vérités :

21. Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, op. cit., p. 211.


22. Ibid., p. 218.
Scission et simulacre: les thèmes apparentés 141

Les organes de l'homme sont appropriés à sa condition rudimentaire, et à elle


seule. Sa condition ultérieure, étant inorganique, est propre à une compréhen-
sion infinie de toutes choses, une seule exceptée - qui est la nature de la volonté
de Dieu [...]23.

C'est pourquoi, avec cette seule exception (énorme et infime en même


temps), l'esprit du somnambule peut tout expliquer, ce qu'il fait, dans le cas
de M. Vankirk, par des formulations philosophiques. Il témoigne, à la fin
du conte, d'un ineffable bonheur, propre à ceux qui vivent au contact de la
vérité suprême; mais, alors qu'un sourire illumine son visage, il expire: il
s'était trop éloigné du monde « rudimentaire », et la dernière partie de son
témoignage, affirme le narrateur, était peut-être donnée « du fond de la région
des ombres 24 »,
Le magnétisme pour effrayer et pour amuser
D'autres romans, d'autres contes, furent consacrés au magnétisme, mais aucun
ne propose, à partir des phénomènes décrits, des réflexions aussi vastes que
celles de Balzac et de Poe, qui illustrent la dualité de l'esprit humain et ses
liens avec le transcendant.
Sans insister sur une production vaste et parfois répétitive, on peut se
limiter à rappeler le célèbre roman d'Alexandre Dumas, Joseph Balsamo
(1846-1848), qui met en scène un personnage historique, le magicien Caglios-
tro, transformé abusivement en magnétiseur. Une jeune femme de l'aristo-
cratie, Andrée de Taverney, est magnétisée par Balsamo: pendant son
sommeil, elle est violée par Gilbert, un paysan-philosophe. Elle tombe enceinte,
sans s'être rendu compte de rien. Ainsi Dumas, mêlant le thème de l'influence
magnétique à celui du viol, introduit-il une problématique qui revient sou-
vent dans les récits sur les somnambules.
Au théâtre aussi, le personnage du magnétiseur eut son heure de gloire :
s'il apportait au mélodrame une curieuse variante de l'éternel méchant
séducteur, il fournissait au vaudeville un type de charlatan qu'il était facile
d'exploiter comiquement. Il y eut même un ballet à sujet magnétique: Gemma,
créé le 31 mai 1854 à l'Opéra de la rue Le Peletier. Le livret, de Théo-
phile Gautier, raconte la tentative du marquis Santa-Croce de contrain-
dre au mariage la jeune Gemma par les pouvoirs de l'influence
magnétique 25.

23. Ibid., p. 219.


24. Ibid., p. 222.
25. Le texte de Gemma a été imprimé dans le volume de Théophile Gautier, Théâtre, Mystère,
Comédies et Ballets, Paris, Charpentier, 1872.
142 Visages du double

Magnétisme et magie
Le roman de Huysmans, Là-bas, publié en 1891, témoigne bien de cette
ambiance de la fin du XIX· siècle, où le fluide électrique voisine avec le fluide
magnétique, où se mêlent, s'opposent et se rencontrent occultistes, magnéti-
seurs, hypnotiseurs, satanistes, psychiatres et toutes sortes de thérapeutes, entre
médecine et sorcellerie.

[...] quand on y réfléchit, ne retrouve-t-on pas, aujourd'hui inexpliqués et se sur-


vivant sous d'autres noms, les mystères que l'on attribua longtemps à la crédu-
lité du Moyen Âge? À l'hôpital de la Charité, le docteur Luys transfère d'une
femme hypnotisée à une autre des maladies. En quoi cela est-il moins surpre-
nant que les artifices de la goétie, que les sorts jetés par des magiciens ou des
bergers? Une larve, un esprit volant, n'est pas, en somme, plus extraordinaire
qu'un microbe venu de loin et qui vous empoisonne, sans qu'on s'en doute;
l'atmosphère peut tout aussi bien charrier des esprits que des bacilles. Il est bien
certain qu'elle véhicule sans les altérer, des émanations, des effluences, l'électri-
cité par exemple, ou les fluides d'un magnétiseur qui envoie à un sujet éloigné,
l'ordre de traverser tout Paris pour le rejoindre 26.

Pour Durtal, le personnage porte-parole de Huysmans, l'atmosphère est


peuplée d'esprits, traversée des décharges que s'envoient à distance nécro-
manciens et sorciers, et cette activité, continue depuis l'Antiquité, a pris à
l'époque moderne le masque de la science:

[...] les apparitions, les dédoublements de corps, les bilocations, pour parler ainsi
que les spirites, n'ont pas cessé d'exister depuis l'Antiquité qu'ils terrifièrent.
Il est, malgré tout, difficile d'admettre que les expériences poursuivies pendant
trois années et devant témoins, par le docteur Crookes soient mensongères. Et
alors, s'il a pu photographier de visibles et tangibles spectres, nous devons recon-
naître la véracité des thaumaturges du Moyen Âge. Tout cela demeure évidem-
ment incroyable - comme était incroyable, il y a seulement dix ans, l'hypnose,
la possession de l'âme d'un être par un autre qui le voue au crime 27 !

Durtal lui-même vit avec Mme Chantelouve une liaison amoureuse à la


fois directe et indirecte, par l'entremise de leurs doubles respectifs:

- Me trompez-vous toujours avec un faux moi-même?


Je ne comprends pas.
- Oui, recevez-vous, la nuit, la visite de l'incube qui me ressemble 28 ?

26. Huysmans, Là-bas (1891), Paris, Le Livre de Poche, 1988, pp. 237-238.
27. Ibid., pp. 238-239.
28. Ibid., p. 246.
Scission et simulacre: les thèmes apparentés 143

Le somnambulisme
Qu'est-ce qu'un somnambule?
Nous avons déjà évoqué le double sens du mot « somnambule» (cf. p. 135).
Après les somnambules magnétisés, nous prendrons ici en considération les
somnambules spontanés, ceux qui, pendant le sommeil, peuvent déambuler
automatiquement, et accomplir certains actes. Une même définition du mot
« somnambulisme » se retrouve dans plusieurs dictionnaires français du
XIX· siècle. Et d'abord dans le Dictionnaire de médecine de P .-H. Nysten
(1814) : « Névrose des fonctions cérébrales caractérisée par une sorte d'exci-
tation durant le sommeil, différente de l'état de veille, avec aptitude à répéter
les actions dont on a contracté l'habitude; mais, après le réveil, nul souvenir
de ce qui s'est passé. » Une réédition du même ouvrage (Baillière, 1845)
ajoute: « Le somnambulisme est peut-être un état physiologique; ce n'est
peut-être qu'un degré de plus des songes ordinaires, plutôt qu'une affection
nerveuse. » M.N. Bouillet, dans le Dictionnaire universel des sciences, des
lettres et des arts (Hachette, 1854), reprend, presque mot pour mot, cette défi-
nition. Littré fait la même chose dans son Dictionnaire (1863-1872).
Promenades sur les toits et dans les chambres à coucher
Il semble que le somnambulisme tel qu'il vient d'être défini fasse son appari-
tion dans la littérature gothique et fantastique avec Edgar Huntly (1799),
roman de Charles Brockden Brown (1771-1810), l'un des premiers narrateurs
américains. Ses deux personnages principaux, Edgar Huntly et Clithero Edny,
ignorent qu'ils sont somnambules. Le premier se réveille, une nuit, au fond
d'un puits creusé dans un mystérieux souterrain; la veille au soir, il s'était
normalement couché dans son lit. Il croit avoir été transporté pendant son
sommeil, alors qu'il s'est lui-même déplacé, sans en avoir conscience. De son
côté, Clithero rôde la nuit dans le lieu où un meurtre a été commis et finit
par attirer sur lui les soupçons. Dans l'état somnambulique, Edgar et Clithero
font disparaître des lettres dans des cachettes secrètes, dont ils ne se sou-
viennent pas à l'état de veille; ils les retrouvent dans des circonstances bizarres,
qui leur font croire à des interventions surnaturelles. Le thème fondamental
d'Edgar Huntly étant l'inconscience, l'impossibilité de connaître les ressorts
profonds de ses propres actes, le somnambulisme lui fournit une image
saisissante de cécité vis-à-vis de soi-même.
En France, le thème est attesté au moins dès 1819, avec La Somnam-
bule, un vaudeville de Scribe et Delavigne. Cécile doit épouser Frédéric, mais
elle est toujours amoureuse de Gustave, son ancien amant, avec qui elle s'est
brouillée. Les deux jeunes hommes sont amis, et Frédéric ignore l'amour qui
a lié Gustave à sa fiancée. Dans la nuit qui précède les noces, Gustave voit
apparaître Cécile dans sa chambre, dans une crise de somnambulisme : elle
lui révèlequ'elle l'aime toujours, et la pièce se termine par le mariage d'amour,
144 Visages du double

avec le consentement de Frédéric. Malgré l'exiguïté de l'intrigue, ce vaude-


ville, qui eut un grand succès, mérite quelque attention, car il présente deux
éléments thématiques appelés à un large développement: d'abord, le lien entre
somnambulisme et sexualité; ensuite, le lien entre somnambulisme et mani-
festations des désirs les plus profonds.
Une autre Somnambule, quelques années plus tard, recueillera un suc-
cès beaucoup plus vaste et durable, sur les scènes de l'Europe entière : il
s'agit de l'opéra de Bellini, sur un livret de Romani. Créée à Milan en
mars 1831, La Somnambule était déjà représentée à Paris en octobre
de la même année. La scène capitale de cet opéra inverse la situation du
vaudeville de Scribe. La paysanne Amina est amoureuse d'Elvino, qu'elle va
épouser. À la veille des noces, étant somnambule, elle rentre dans la
chambre d'un autre jeune homme, Rodolphe, et, devant lui, elle chante son
amour pour Elvino, s'agenouillant comme si elle était déjà devant l'autel.
Rodolphe est trop charmé pour profiter de l'erreur et de l'égarement
somnambulique d'Amina, et sort de la chambre. Mais une rivale, Lisa,
dénonce Amina, qui est surprise à son réveil dans cette chambre incon-
nue. Elvino accourt, et croyant à une trahison rejette dédaigneusement Amina.
Les choses s'arrangent dans l'acte suivant, lorsque Rodolphe peut raconter
les événements de la nuit, et surtout lorsque le village entier voit Amina
marchant sur les toits et chantant ses amours brisées. Avant même
qu'elle se réveille, Elvino lui a repassé au doigt la bague qu'il lui avait
reprise.
Si les déambulations nocturnes de toute jolie somnambule aboutissent
nécessairement à la chambre à coucher d'un jeune homme, cela pose un grave
problème moral. Les histoires de somnambules offrent la double prime de
l'aventure un peu leste servie sous le label de l'étude de cas pathologiques,
et de la question morale permettant de nourrir ad libitum les débats d'après
le spectacle. Dans l'état d'inconscience très particulier du somnambulisme,
l'individu reste tout de même actif, il dispose d'une motricité normale. C'est
cette présence simultanée de l'actif et du passif qui paraissait si fascinante
et si trouble dans le somnambulisme. Le somnambule est aussi inconscient
qu'un homme endormi, mais aussi entreprenant qu'un homme éveillé. Si le
dormeur n'est pas responsable de ses rêves, le somnambule ne l'est pas de
ses actes. Mais, entre les rêves et les actes, la différence ne laisse pas d'être
embarrassante.
Un détail de l'opéra de Bellini semble également avoir retenu l'attention
des contemporains, et pour longtemps: la déambulation sur les toits. Il est
surprenant de retrouver cet élément, d'abord dans la définition du somnam-
bulisme donnée par le dictionnaire de M.N. Bouillet que nous avons déjà
cité: « C'est un rêve en action pendant lequel on a vu des somnambules
accomplir les actes les plus difficiles ou les plus périlleux, comme de compo-
ser des vers, de marcher sur les toits », ensuite dans l'article « Somnambu-
Scission et simulacre: les thèmes apparentés 145

lisme » du Grand Dictionnaire universel du xtx- siècle de Pierre Larousse


(tome XIV, 1875) :

Le somnambulisme est cet état singulier dans lequel une personne endormie se
promène, marche, va, se meut, exécute des actes physiques visibles et extérieurs,
des mouvements volontaires semblables à ceux qu'on exécute pendant la veille.
Ces mouvements, plus précis, plus fermes, plus sûrs, témoignent d'une volonté,
d'une pensée présente. Tel parcourt endormi les rebords du toit, des passages
plus périlleux encore, qui, s'il était éveillé, lui donneraient le vertige; tel autre
lit, étudie, compose même.

Les questions que le très positiviste Grand Dictionnaire se pose sur la


sensorialité des somnambules, et qui sont d'une importance capitale - comme
nous le verrons - pour la définition d'un dualisme sensoriel, sont en grande
partie engendrées par l'énigme de la marche nocturne sur les toits:

Il semble que le somnambule voie, entende. Comment expliquer, en effet, la pré-


cision avec laquelle il se dirige? On suppose une merveilleuse mémoire, une repré-
sentation prodigieusement représentative, qui lui retrace avec la plus étonnante
clarté des objets déjà connus. Qu'un somnambule écrive, on l'expliquera peut-
être ainsi; mais qu'il lise, qu'il se promène, qu'il marche, qu'il aille d'un pas
assuré au milieu d'objets dont le hasard a déplacé un grand nombre! Mais qu'il
parcoure des toits que bien certainement il n'a connus qu'endormi 1...

Lafaute et la responsabilité du somnambule


Bien que dépourvu de promenades acrobatiques, un roman de Léon Gozlan,
Le Médecin du Pecq 29, a fourni le premier grand succès narratif du thème
dans la littérature française. L'intrigue en est assez compliquée, mais gravite
autour d'une scène centrale: la tentative de viol commise sur une jeune femme,
Mlle de Touralbe, dans une maison de santé du Pecq. La victime accuse Abel,
un jeune homme qui, comme elle, se fait soigner dans cette maison par le
docteur Calveyrac. Abel est arrêté et ne peut se disculper. Il n'a pas d'alibi:
il raconte s'être assoupi sur son divan, de minuit à trois heures et demie, juste
au moment où Mlle de Touralbe était agressée dans sa chambre. De plus,
il doit reconnaître que le cordon de cheveux arraché par la jeune femme au
cou de son agresseur lui appartient. Or, seul le docteur Calveyrac saisit la
vérité: Abel, qui est somnambule, a voulu revivre dans le sommeil une scène
d'amour vécue quelque temps auparavant, dans cette même chambre, avec
une autre femme. C'est bien lui qui s'est introduit chez Mlle de Touralbe
et qui a tenté de s'unir à elle contre sa volonté. Mais il en est parfaitement
inconscient. Dans la scène finale du roman, alors qu'Abel va être condamné,

29. Léon Gozlan, Le Médecin du Pecq, Paris, Werdet, 1839. Nous citerons ce roman d'après
l'édition Michel Lévy, Paris, 1858.
146 Visages du double

le médecin profite d'une séance du procès qui se prolonge dans la nuit pour
montrer aux juges et au public une crise somnambulique d'Abel. Celui-ci revit,
les yeux fermés, les événements de la nuit du crime : « Abel se redressa à demi
sur son fauteuil. Il était endormi; une sueur de rêve l'inondait. Il répéta:
Ouvrez-moi ! ouvrez-moi donc ! moi qui vous aime ! 30 » Cette scène achève
de convaincre le tribunal, déjà ébranlé par le témoignage passionné du méde-
cin : Abel est reconnu innocent. Le roman de Léon Gozlan reprend le schéma
de l'opéra de Bellini: mû par son désir, le (ou la) somnambule se dirige vers
l'aimé(e), mais des circonstances diverses le (la) mettent en présence d'une
autre personne. Grâce au changement de sexe du promeneur nocturne, il y
a ici, en prime, tentative de viol.
La tentative aboutit, au prix d'une autre inversion de rôles, dans un roman
de Jules Barbey d'Aurevilly, Une histoire sans nom 31, qui nous conte
l'étrange aventure d'une jeune femme, Lasthénie, fille d'une mère dont la
sévérité janséniste est dénoncée par Barbey, partisan des jésuites. Lasthénie,
malgré l'innocence absolue de ses mœurs, malgré la chasteté de ses actes autant
que de ses pensées (conscientes), apprend un jour, avec autant d'horreur que
d'étonnement, qu'elle attend un enfant 32. À partir de ce jour, sa vie sera un
calvaire, sous le joug d'une mère qui la croit coupable et qui veut lui infliger
les plus dures pénitences. Ce n'est qu'à la fin du roman, après la mort de
l'enfant et le lent suicide de Lasthénie, que le lecteur apprend l'infortune de
la pauvre innocente: elle est, bien sûr, somnambule et a été possédée nui-
tamment par un moine pervers que sa mère avait charitablement hébergé. Tou-
tes les hypothèses sont permises - et faciles - sur la manifestation nocturne
d'un désir qui ne perce pas à la lumière du jour. Il reste que cette histoire,
plus que toute autre, parce qu'elle est plus subtile et plus violente, met au
jour par le recours au somnambulisme une dualité intérieure liée à un drame
moral. Qu'en est-il de la responsabilité, devant les tribunaux des hommes,
et surtout devant le jugement de Dieu, lorsque l'innocence et la culpabilité
peuvent loger ensemble dans le cœur divisé de l'homme? Où est le péché?
Existe-t-il encore lorsque le sommeil, tout en brouillant les pistes de la
conscience, laisse cependant l'individu agir, penser, vouloir? Mais qui pense,
agit, veut, et pèche, lorsque je dors? On en revient à la question que se posait
saint Augustin dans le livre X des Confessions: « Je ne suis donc plus moi,
Seigneur mon Dieu ? Aussi bien, quelle différence entre moi-même et moi-
même, dans l'instant qui marque le passage de la veille au sommeil ou le retour
du sommeil à la veille ? »

30. Ibid., p. 337.


31. Jules Barbey d'Aurevilly, Une histoire sans nom, Paris, Lemerre (1882) ; éd. Philippe Berthier,
OF-Flammarion, 1990.
32. Il faut rappeler que ce roman fait écho à un célèbre récit de Heinrich von Kleist, « La Marquise
d'O » (1805).
Scission et simulacre: les thèmes apparentés 147

Les deux moi du somnambule


Un ouvrage qui ne peut être soupçonné d'irrationalisme, ni de complaisance
vis-à-vis des psychologies les plus spiritualistes, le Dictionnaire de Pierre
Larousse que nous avons déjà cité, montre à quel point le XIX· siècle s'est
penché sur ces phénomènes pour en tirer des réflexions sur les mécanismes
profonds de la psyché humaine. Il révèle en même temps le lien très étroit
qui existe entre l'observation des états seconds tels que le somnambulisme
et la formation d'un modèle dualiste de l'esprit. Après avoir discuté le pro-
blème de la sensorialité chez le somnambule, qui pourrait consister en un état
suraigu du sens du toucher, le Larousse rappelle et conteste l'hypothèse de
Maine de Biran, selon qui il faut supposer chez le somnambule « deux moi
réellement distincts », en y opposant le fait que « deux moi qui se souvien-
nent l'un de l'autre ne peuvent être qu'un seul moi» (parallèlement à l'idée
leibnizienne selon laquelle un être qui oublierait sa vie passée dans une seconde
vie ne serait plus le même individu). Mais des doutes subsistent:

Telle est la réponse de certains physiologistes à l'hypothèse de Maine de Biran ;


mais d'autres sont moins affirmatifs et ne pensent pas que la difficulté soit si
facile à éluder. Cette hypothèse, disent-il, n'est pas tout à fait gratuite. En effet,
chez le somnambule, il est constant que les sens, hors le sens du toucher, sont
inactifs. Encore faudrait-il savoir si l'existence d'un second moi ne correspon-
drait pas à des organes spéciaux, opérant de la même manière que le sens du
toucher, dont il n'y aurait pas moyen de les distinguer. Les défenseurs de cette
théorie des deux moi distincts et pourvus chacun d'un appareil sensitif compa-
rent le fait à l'existence simultanée de l'électricité et de la force magnétique. Les
deux forces ont une nature identique, ont un grand nombre de propriétés com-
munes, et néanmoins paraissent deux forces distinctes. De la même manière, il
pourrait y avoir chez l'homme deux forces spirituelles: l'une, le moi ordinaire,
ayant des fonctions diurnes et servies par un appareil organique compliqué ;
l'autre, le moi des somnambules, n'ayant chez le commun des hommes qu'une
existence latente et des organes nuls ou peu développés, mais pouvant acquérir,
dans des circonstances difficiles à préciser, une intensité qui se traduit par les
actes du somnambulisme. En ce cas, les organes sensitifs du second moi acquer-
raient un développement considérable.

Force est de constater que Pierre Larousse le positiviste rejoint sans le


vouloir les hypothèses de Balzac le mystique. L'idée d'une dualité du système
sensoriel semble conduire nécessairement à l'idée d'une dualité de l'esprit,
ce qui n'implique pas toujours une conception ouverte et transcendante du
second moi. On n'accepte pas le redoublement des sens, sans être entraîné
à admettre la présence de deux principes distincts qui régissent chacun l'un
des deux appareils sensoriels: « deux forces spirituelles », telle est l'expres-
sion choisie par Larousse, la plus vague possible, et néanmoins riche de réso-
nances. Il reste à comprendre comment, tout en étant séparées, ces deux forces
148 Visages du double

ont de si nombreuses facultés en commun. Là-dessus aussi, après avoir


cité le cas d'un séminariste qui écrivait ses sermons en état somnambu-
lique, Larousse s'interroge: « Le second moi, s'il existe, s'empare donc de
quelques-unes des facultés de l'autre, par exemple de l'intelligence, de la
volonté et de l'attention. La mémoire est aussi en jeu, ainsi que la faculté
d'écrire acquise auparavant, car on sait que cette faculté ne s'improvise
pas. »Le problème est donc désormais posé: l'hypothèse du second moi per-
met d'expliquer des phénomènes étonnants mais, une fois posée l'autonomie
de 1'« esprit caché », il faut encore comprendre quel rapport celui-ci entre-
tient avec l'esprit manifeste. Les deux esprits, les deux moi, sont renvoyés
dos à dos, ou plutôt face à face, comme dans la scène capitale des histoires
de double.

L'hypnose
Des passes aux regards
Nous avons vu qu'à partir du magnétisme de Puységur, magnétisation et
hypnose se confondaient. Le premier terme, qui demeure, cache souvent la
réalité de l'hypnose, mais la distinction n'est pas claire. Vers la fin du siècle,
en revanche, on se réfère avec plus de précision à la pratique de l'hypnose,
ce qui est dû en grande partie à un simple changement lexical. Néan-
moins, ce qui change aussi c'est la mise en scène de la pratique: les passes
magnétiques, ces gestes de magicien que l'ancien magnétiseur employait, dis-
paraissent progressivement et laissent la place aux objets brillants placés sous
les yeux de la personne à hypnotiser, ou au seul regard perçant de l'hypno-
tiseur.
Le crime sous hypnose
De nombreux romans de la fin du siècle traitent de l'hypnotisme. Il suffit
d'en évoquer deux, qui mettent au premier plan la question de la responsabi-
lité de l'homme dans ses états seconds et celle de la domination qu'il est possible
d'exercer sur un être humain à travers l'hypnose 33.
En 1885 paraît le roman de Jules Clarétie, Jean Mornas. Son héros
éponyme est un jeune homme révolté et ambitieux, qui prêche un immora-
lisme dédaigneux, mais tombe amoureux d'une jeune femme simple et douce,
une grisette de Montmartre. Jean Mornas, qui a fait des études de médecine,
s'aperçoit que Lucie tombe parfois spontanément dans des états somnambu-
liques, après lesquels il peut l'hypnotiser facilement. En effet, s'étant inté-
ressé à l'hypnose pendant ses études, il l'avait déjà pratiquée:

33. Voir le chapitre « Crimes et viols inconscients », dans l'ouvrage de Jacqueline Carroy, Les
Personnalités doubles et multiples. Entre science et fiction, Paris, PUF, 1993, pp. 46-51.
Scission et simulacre: les thèmes apparentés 149

Oui, Jean avait spécialement étudié autrefois, avec fièvre, ces névroses étranges
qui changent en instrument passif l'être humain, fait de volonté et de conscience.
Il avait éprouvé des jouissances de négateur et de révolté à pétrir, en quelque
sorte moralement, à sa guise, le cerveau de ces créatures, qui, hypnotisées, ne
devenaient plus qu'un instrument qu'il dirigeait, alors, à son gré. C'était un plaisir
de raffiné pour ce sceptique de chercher ce que devenait le libre arbitre lorsqu'une
malheureuse hystérique obéissait à la volonté qu'il lui imposait, riait, pleurait,
priait, chantait selon qu'il le lui commandait. Et Mornas bien souvent s'était
demandé s'il n'y avait pas, dans ces maladies mêmes, une force cérébrale uti-
lisable et si quelque homme supérieur, un jour, n'asservirait pas à une entreprise
ces machines humaines 34.

Jean Mornas, n'ayant pu entreprendre une carrière satisfaisante, en est


réduit à gagner sa vie comme « nègre» d'un vieil avare, M. de La Berthière,
qui veut publier une histoire de la médecine chez les Arabes. Il sait que celui-
ci, qui est paralysé, cache un trésor dans sa bibliothèque et il connaît l'endroit
précis de sa cachette. Mais il ne peut le voler sans courir de grands risques d'être
surpris ou soupçonné. Surgit alors dans l'esprit de Jean Mornas l'idée de se
servir de Lucie comme d'un intermédiaire neutre, d'un instrument irresponsable
et insoupçonnable. Il connaît le phénomène de la suggestion post-hypnotique:

S'il voulait, elle subirait, dans l'état hypnotique, l'idée qu'il lui suggérerait; elle
obéirait comme une esclave, elle accomplirait, à l'heure dite, l'ordre qu'il lui
donnerait. Cette suggestion, qui met la créature humaine désarmée, passive,
domptée, entre les mains de celui qui la domine, cette suggestion, qu'on pour-
rait employer dans le sens du bien en imposant à des âmes basses, à des esprits
farouches, des idées d'honneur et de pitié qui, peu à peu, resteraient là, enfoncées,
et modifieraient peut-être l'être morbide ou mauvais, de l'être humain - cette
suggestion, dont Mornas connaissait tous les inquiétants phénomènes, pourquoi
ne s'en servirait-ilpoint pour arriver à faire passer entre ses mains, à lui, les billets
enfouis dans les cachettes du vieillard 35 ?

Après avoir vérifié l'empire de ses ordres et la précision avec laquelle


ils étaient exécutés, Jean Mornas ordonne à Lucie, sous hypnose, d'aller déro-
ber son argent à M. de La Berthière, lui suggérant tout un plan détaillé de
conduite. Elle obéit et revient avec l'argent, mais elle provoque involontaire-
ment la mort du vieil avare. Le roman de Clarétie se déroule dans une atmo-
sphère qui n'a rien à voir avec le mesmérisme mystique: il s'agit ici d'un
phénomène scientifique, et de son corollaire moral 36. Henri F. Ellenberger

34. Jules Clarétie, Jean Mornas, Paris, Dentu, 1885, pp. 59-60.
35. Ibid., pp. 65-66.
36. Jules Clarétie est également l'auteur d'un roman sur un cas de personnalité multiple:
L'Obsession. Moi et l'autre, Paris, Laffitte, 1908.
150 Visages du double

évoque les différentes thèses qui opposèrent à cette époque les deux principales
écoles psychiatriques faisant usage de l'hypnose. L'extrait suivant permet de
se rendre compte de l'actualité du débat:

Le sujet qui passionnait le plus le public était celui de la séduction ou du crime


sous hypnose. Charpignon lui avait déjà consacré une étude sérieuse en 186037 •
Dans les années 1880, cette question suscita un intérêt considérable parce que
l'école de Nancy croyait unanimement à la possibilité de tels crimes, et ce fut
l'objet de discussions et de controversesdans les journaux, les revueset les romans.
L'école de la Salpêtrière, pour sa part, n'admettait pas la possibilité de tels cri-
mes, si bien que lorsqu'on invoquait l'hypnotisme pour expliquer un crime devant
les tribunaux, il s'ensuivait toujours des batailles d'experts entre les représen-
tants des deux écoles. Bernheim ne prétendait évidemment pas que n'importe
qui pouvait être poussé au crime sous hypnose, mais il pensait que cela pouvait
se produire dans certaines circonstances chez un sujet amoral n'offrant aucune
résistance à la suggestion criminelle ou chez un individu faible qui commettrait
le crime dans un mouvement impulsif, un épileptique par exemple, ou encore,
indirectement, chez un individu auquel on aurait inspiré des idées de persécution
qui pourraient l'amener à commettre un crime 38.

À propos de ces « crimes et viols inconscients », Jacqueline Carroy fait


remarquer qu'ils se situent à l'intersection du travail scientifique et du travail
littéraire, et qu'ils suscitent l'intérêt aussi bien des milieux populaires que du
monde savant :

Car autour de ces crimes inconscients se déchaîne un imaginaire d'époque. Des


crimes anciens passés inaperçus, les affaires de viol magnétique Castellan et Lévy,
sont réactivés, tandis qu'expérimentations et romans populaires répètent à satiété
de nouveaux crimes, et que l'invraisemblable semble devenir vrai dans de téné-
breuses affaires contemporaines. Emportés par ce maelstrom, les savants font
figure de manipulateurs inquiétants et de romanciers fantastiques ne se lassant
pas d'attiser le trouble. Les frontières entre la réalité et la fiction, la veille et le
cauchemar, se brouillent 39.

L'expropriation du moi: l'épisode hypnotique du « Horla »


Un an seulement après la publication de Jean Mornas, Guy de Maupassant
écrit « Le Horla* », La seconde version de ce conte contient un épisode
d'hypnotisme, qui jette une lumière significative sur l'ensemble du récit.
Le narrateur raconte avoir rencontré, à Paris, dans le salon de sa cousine
Mme Sablé, un médecin, le docteur Parent,« qui s'occupe beaucoup des mala-

37. Jules Charpignon, Rapports du magnétisme avec lajurisprudence et la médecine légale, Paris,
Baillière, 1860.
38. Henri F. Ellenberger, Histoire de la découverte de l'inconscient, op. cit., p. 198.
39. Jacqueline Carroy, Les Personnalités doubles et multiples, op. cit., p. 47.
Scission et simulacre: les thèmes apparentés 151

dies nerveuses et des manifestations extraordinaires auxquelles donnent lieu


en ce moment les expériences sur l'hypnotisme et la suggestion 40 ». Ce méde-
cin lui explique que l'humanité est « sur le point de découvrir un des plus
importants secrets de la nature », et vante les succès des « savants anglais»
et de « l'école de Nancy». Il s'agit de débarrasser l'homme de toutes les expli-
cations irrationnelles qu'il donne, depuis l'aube de la civilisation, du mystère
qui l'entoure. Ce mystère reste, dans les paroles du médecin, assez vague-
ment défini: « Depuis que l'homme pense, depuis qu'il sait dire et écrire sa
pensée, il se sent frôlé par un mystère impénétrable pour ses sens grossiers
et imparfaits, et il tâche de suppléer, par l'effort de son intelligence, à l'impuis-
sance de ses organes 41. » Le docteur Parent explique que religions et mythes
constituent des explications dépassées et que de nouvelles idées vont permet-
tre de dissiper le mystère: « Mesmer et quelques autres nous ont mis sur une
voie inattendue, et nous sommes arrivés vraiment, depuis quatre ou cinq ans
surtout, à des résultats surprenants 42. » C'est alors que le docteur Parent
propose à son auditoire d'assister immédiatement à une séance d'hypnotisme,
Mme Sablé consentant à être hypnotisée. Le médecin se livre à deux expé-
riences différentes: d'abord, il fait deviner à Mme Sablé, en état d'hypnose,
les attitudes et gestes de son cousin, qui se tient debout derrière elle, et qu'elle
ne peut voir; ensuite, il lui donne l'ordre d'aller emprunter, le lendemain,
cinq mille francs à son cousin. C'est ce qu'elle fait le lendemain matin, bien
qu'elle ne se souvienne pas, à l'état de veille, de l'ordre reçu. Le narrateur
est d'abord stupéfait, puis bouleversé: cette forme de possession d'un être
humain par la volonté d'un autre être humain l'effraie; il craint que l'entité
mystérieuse qui rôde autour de lui depuis quelque temps ne puisse en faire
autant et qu'elle ne s'empare de sa personne.
L'épisode n'est pas marginal dans l'économie du récit. En admettant que
la grande question critique autour de ce conte de Maupassant soit d'établir
si le Horla est ou n'est pas un double, la présence de l'épisode hypnotique
apporte des arguments à la première hypothèse. En fait, le docteur Parent,
sans l'affirmer explicitement, relie le « mystère» dont l'homme « se sent
frôlé» à l'expérience hypnotique; ce qui signifie que la présence inexplica-
ble aux côtés de l'homme est en réalité dans l'homme, est une partie de lui
dont lui-même ne connaît pas positivement la nature. C'est ce qui explique
le bouleversement du narrateur et le rapprochement qu'il fait avec son pro-
pre cas: le Horla est l'incarnation de ce « mystère ». Plus loin dans le récit,
il se sentira possédé par quelqu'un ou quelque chose qui le pousse à agir contre

40. Guy de Maupassant, « Le Horla [seconde version, 1887] », in Le Horta et autres contes cruels
et fantastiques, éd. Marie-Claire Bancquart, Paris, Classiques Garnier, 1989, p. 431.
41. Ibid.
42. Ibid., pp. 431-432.
152 Visages du double

sa volonté: mais alors on pourra croire que, comme la cousine hypnotisée,


il est en proie à une force émanant en même temps de l'extérieur (l'hypnoti-
seur) et de l'intérieur (l'esprit caché où ses ordres sont inscrits).

Paul Bourget et la « vie inconsciente»

On peut conclure ce rapide panorama de la littérature sur les états seconds


en évoquant les réflexions placées par Paul Bourget au début d'un de ses
romans, L'Irréparable. Le narrateur, dans un préambule, fait état de la doc-
trine psychologique de son maître, M.R. ***, auteur fictif d'un ouvrage inti-
tulé De la dissociation des Idées :

Par-dessus l'existence intellectuelle et sentimentale dont nous avons


conscience, et dont nous endossons la responsabilité, probablement illu-
soire, tout un domaine s'étend, obscur et changeant, qui est celui de notre
vie inconsciente. Il se cache en nous une créature que nous ne connais-
sons pas, et dont nous ne savons jamais si elle n'est pas précisément le
contraire de la créature que nous croyons être. De là dérivent ces volte-
face singulières de conduite qui ont fourni le prétexte à tant de déclama-
tions des moralistes 43 •••

Ce texte montre qu'à cette époque le dipsychisme est parfaitement affirmé.


La dualité de l'esprit, qui inspire et provoque une dualité de comportement,
est reconnue comme un fait incontestable. Nous sommes loin, ici, de la
doctrine des magnétiseurs de diverses observances, loin aussi de toute mys-
tique: on ne s'attend pas de la part de l'inconscient à une révélation métaphy-
sique quelconque, mais on croit pouvoir y déceler les ressorts profonds du
comportement individuel.

La métempsycose
D'un corps à un autre
Le thème de la transmigration des âmes est moins éloigné du thème du dou-
ble qu'on ne pourrait le croire. Il se situe, au contraire, dans cette vaste zone
thématique qui engendre un questionnement sur la nature humaine par une
dramatisation des rapports entre le corps et l'esprit. Ces mêmes rapports, nous
l'avons vu, sont au cœur du thème du double.
Par « métempsycose» il faut entendre ici non seulement la réincarna-
tion de l'âme immortelle qui passe du corps d'un homme mort dans celui d'un
autre homme, mais également la séparation de l'âme et du corps par des

43. Paul Bourget, L 'Irréparable, Paris, Lemerre, 1883, pp. 2-3.


Scission et simulacre: les thèmes apparentés 153

moyens magiques ou surnaturels, et l'intégration, par les mêmes moyens, de


cette âme dans un nouveau corps. Toute forme d'échange est permise à l'imagi-
nation, dès que le lien entre les deux moitiés - la matérielle et la spirituelle -
de l'homme est brisé.
Il est évident que tous les récits du XIX' siècle sur ce sujet s'alimentent
d'un côté de traditions anciennes, telles que la théorie pythagoricienne ou la
doctrine brahmanique, d'un autre côté des croyances nouvelles dont le mes-
mérisme a été le premier déclencheur. En fait, la théorie du magnétisme ani-
mal, tout en jouant sur un élément physique, le fluide universel, donnait à
l'esprit une énorme possibilité d'agir, sans le secours intermédiaire des orga-
nes du corps. Ainsi, l'âme se dégageait de son enveloppe corporelle, se mou-
vait, agissait à sa guise. On a vu que, pour certains, elle avait ses sens à elle,
qu'elle pouvait voir, entendre, toucher, et communiquer sa pensée. Dès lors,
pourquoi ne pas envisager, à partir de cette autonomie conquise par l'âme,
des déplacements encore plus hardis, tel le passage d'un corps à un autre
corps?
Transmigrations littéraires, plus ou moins sérieuses
On trouverait des exemples du thème un peu partout. Citons L'Autre Monde
de Cyrano de Bergerac 44, où un être d'origine solaire se glisse, depuis les
temps les plus reculés, dans des corps de remplacement, qu'il quitte dès qu'ils
sont un peu trop usés. Au début du XIX' siècle, un drame inachevé de Byron,
Le Difforme transformé (écrit en 1822 et publié en 1824, l'année de sa mort),
met en scène un horrible bossu tenté par le diable, qui lui propose de lui donner
le corps d'un magnifique héros de l'Antiquité. Conformément à son choix,
il est transformé en Achille, et le diable s'introduit lui-même dans son corps
difforme. Dans la seconde partie du drame, l'âme du bossu a subi une nou-
velle métempsycose héroïque : on le retrouve se battant pendant le sac de
Rome, en 1527. Mais le fragment s'interrompt là, et on ignore quelles autres
aventures attendaient le bossu.
En France, le thème de la transmigration de l'âme occupe une place assez
importante dans la littérature des années 1830 et 1840. Il y est peut-être intro-
duit par le récit d'un psychiatre-écrivain écossais, publié en 1830 par Le Mer-
cure de France au XIX' siècle: « La métempsycose », de Robert Macnish,
l'auteur de Philosophy of S/eep 45 (1830). C'est l'histoire d'un échange entre

44. Savinien Cyrano de Bergerac, L'Autre Monde, publié pour la première fois en 1657 par Lebret,
dans une édition expurgée, sous le titre Histoire comique.
45. Voir supra, p. 50, « La métempsycose» avait paru en mai 1826 dans la revue écossaise Black-
wood's Magazine, et reparaîtra ensuite dans le recueil de Robert Macnish, The Modern Pytha-
gorean, a Series of Tales, Essays and Sketches, Edinburgh, William Blackwood and Sons, Londres,
T. Cadell, 1838. Le Mercure de France au XIX' siècle le publia dans le vol. XXIX de 1830, en
cinq épisodes, signés « Un pythagoricien moderne ».
154 Visages du double

âme et corps: l'âme de Frédéric Stadt, étudiant de Goettingue, se retrouve


soudainement transportée, par un pouvoir diabolique, dans le corps d'Albert
Wolstang, l'un de ses camarades.
La métempsycose est un thème cher à Nerval, qui s'est intéressé à l'histoire
de Peregrinus, le philosophe pythagoricien qui s'immola sur un bûcher 46. Un
livre curieux, publié à Paris en 1842, intitulé L'Âne d'or 47, se présente
comme le récit de Peregrinus, qui serait à son tour la réincarnation de Lucius,
le personnage de L'Âne d'or d'Apulée. Le livre est dû à Edmond Texier, mais
comprend un chapitre - « Une âme sans corps» - attribué à Nerval 48, et
très semblable à un autre texte de l'auteur des Filles du feu, « Le comte de
Saint-Germain 49 » ; la situation et les noms des personnages sont identiques
dans les deux récits. Le marquis de Morangles vient d'assister à la mort de
son ami d'Almany. Or celui-ci ressuscite sous ses yeux, juste au moment où
l'embaumeur entre dans la chambre pour s'occuper du corps; en réalité, c'est
l'âme de Peregfinus qui est entrée dans son corps. Le texte, inachevé, prend
un ton plaisant: l'âme du philosophe se plaint, par exemple, que le vieillard
dont il emprunte le corps souffrait d'une sciatique.
Le côté comique du thème a été exploité surtout par le théâtre, où les
échanges d'âmes et de corps fournissaient une variante à un procédé tradi-
tionnel, le travestissement. Le 16 janvier 1844, au théâtre du Palais-Royal
fut créé un vaudeville intitulé Les Âmes en peine ou la métempsycose, de
Mélesville et Carmouche. Il ne fut pas imprimé, mais nous pouvons en
connaître l'intrigue par un compte rendu de Théophile Gautier, qui apprécia
le spectacle malgré son échec :

À travers les sifflets et les huées, nous avons compris pourtant qu'il était ques-
tion d'un savant magicien de l'Inde, qui, possédant le secret de la transmutation
des âmes, s'en servait pour faire passer la sienne dans le corps d'un imbécile
d'Anglais, aimé de la jeune Miaou, fille d'un magistrat de l'endroit. L'Anglais,
nommé Nigel, prenait, à son tour, possession du corps de l'Indien; mais, sous
cette nouvelle enveloppe, il se voyait dédaigné, repoussé par Miaou, qui, ne se
fiant qu'aux apparences, reportait son amour sur le sectateur de Bramah [sic].
De cette métempsycose en partie double, il résultait encore des quiproquos plus
ou moins divertissants, lorsqu'on parlait à l'un des deux rivaux de faits accom-
plis par l'autre, et antérieurs à la transformation. Enfin, après toutes sortes d'aven-

46. Cette histoire est racontée par Lucien dans le dialogue « De la mort de Peregrinus» (II' siè-
cle après J.-C.), et a été reprise par Christoph Martin Wieland dans ses Contes comiques, 1765.
47. L'Âne d'or, recueil satirique, Paris, Lavigne, 1842.
48. Voir Gérard de Nerval, Œuvres complètes, éd. J. Guillaume et C. Pichois, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », vol. III, 1993, p. 1391, note 2.
49. Ibid., pp. 771-775. Ce texte semble dater de 1851.
Scission et simulacre: les thèmes apparentés 155

tures burlesques que lui attirait sa défroque indoue, l'âme de Nigel parvenait à
se réintégrer dans son propre étui, avant que le magicien eût eu le temps d'épou-
ser Miaou.

Si Gautier prend au sérieux cette intrigue, c'est que le thème l'intéressait


profondément et méritait, à ses yeux, un traitement non exclusivement comique :
« Certes, nous voyons tous les jours dans les théâtres de vaudeville, réussir des
pièces qui, sous plus d'un rapport, ne valent pas celle-là. On ne peut nier que le
sujet en fût neuf et original ; seulement, il demandait, suivant nous, à être moins
légèrement traité, étant, au fond, beaucoup plus sérieux qu'on ne pense 50. »
Gautier se réservait d'ailleurs de le traiter « sérieusement» à sa manière.
L'homme inversé d'Edgar Poe
La même année, Edgar Poe publiait A Tale of the Ragged Mountains, qui
devint, dans la traduction de Baudelaire, d'abord « Une aventure dans les
montagnes rocheuses 51 » et plus tard « Les souvenirs de M. Auguste Bed-
loe 52 », Bedloe est un singulier personnage, au physique et au moral, son
aspect étant dû à « une longue série d'attaques névralgiques ». Consomma-
teur d'opium, il se fait soigner par un médecin mesmériste, qui le plonge régu-
lièrement dans le sommeil magnétique. Un jour, après être rentré de sa
promenade quotidienne dans les Ragged Mountains beaucoup plus tard que
d'habitude, Bedloe raconte l'extraordinaire aventure qui lui est arrivée. Sur-
pris par le brouillard, il s'est égaré dans la montagne. Lorsque le brouillard
s'est levé, il s'est retrouvé transporté aux approches d'une grande ville orien-
tale, dans un paysage tout à fait différent, par une chaleur étouffante. Il entre
dans la ville et se retrouve mêlé à une insurrection des Indiens contre les
Anglais : « Très soudainement, et sous je ne sais quelle pression inconceva-
ble, je me sentis profondément pénétré d'un intérêt personnel dans ce qui allait
arriver. Je croyais sentir que j'avais un rôle important à jouer, sans comprendre
exactement quel il était 53. » Ayant revêtu un uniforme d'officier anglais,
Bedloe s'engage donc dans la bataille. Contraint à se réfugier, avec d'autres
Anglais, dans un kiosque, il tente une sortie téméraire pendant laquelle il
est blessé à mort par une flèche empoisonnée. Alors, raconte-t-il, il a fait
l'expérience de la mort. Était-ce un rêve? Ille nie sans aucune hésitation.
Toutes ces sensations extraordinaires avaient la netteté de l'expérience réelle,
y compris la mort. Mais l'âme du mort ne meurt pas, elle accomplit même
un étonnant voyage, ce qui lui permet de faire à ses amis (le narrateur et le
médecin magnétiseur) le récit de son expérience :

50. La Presse, 22 janvier 1844.


51. L'Illustration. 11 décembre 1852.
52. Dans les Histoires extraordinaires, Paris, Michel Lévy, 1856.
53. Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, op. cit., p. 229.
156 Visages du double

Pendant quelques minutes, [... ) ma seule impression - ma seule sensation -


fut celle de la nuit et du non-être, avec la conscience de la mort. À la longue,
il me sembla qu'une secousse violente et soudaine comme l'électricité traversait
mon âme. Avec cette secousse vint le sens de l'élasticité et de la lumière. Quant
à cette dernière, je la sentis, je ne la vis pas. En un instant, il me sembla que
je m'élevais de terre; mais je ne possédais pas ma présence corporelle, visible,
audible ou palpable. [... ) Au-dessous de moi gisait mon corps, avec la flèche dans
ma tempe [... ). Mais toutes ces choses je les sentis, je ne les vis pas. [... ) Je n'avais
aucune volonté, mais il me sembla que j'étais mis en mouvement et que je m'envo-
lais légèrement hors de l'enceinte de la ville [...). Quand j'eus atteint, dans la
montagne, l'endroit du ravin où j'avais rencontré l'hyène, j'éprouvais de nou-
veau un choc comme celui d'une pile galvanique ; le sentiment de la pesanteur,
celui de la substance, rentrèrent en moi. Je redevins moi-même, mon propre indi-
vidu, et je dirigeais mes pas vers mon logis - mais le passé n'avait pas perdu
l'énergie vivante de la réalité [... )54.

L'âme de Bedloe était donc sortie de son corps, pour vivre pendant quel-
ques heures dans celui d'un officier anglais en train de se battre contre une
révolte des Indiens. Une fois l'Anglais mort, cette âme (dont on ne peut plus
dire à qui elle appartient vraiment, puisque c'est la même pour les deux hom-
mes) sort du cadavre, perçoit la réalité comme si elle avait une sorte de vue
à elle et réintègre le corps de Bedloe, qu'on doit supposer resté sans vie pen-
dant ce temps. La suite du conte révèle que cet Anglais était un certain Oldeb
(palindrome de Bedloe) et que cet épisode s'est réellement produit dans le passé,
à Bénarès: le médecin en a été le témoin et connaissait bien Oldeb. Il s'agit
donc d'une réincarnation en deux directions temporelles: Oldeb s'est réin-
carné en Bedloe, mais Bedloe est momentanément revenu en Oldeb, pour revi-
vre la bataille de Bénarès. Rejetant l'idée d'un simple rêve, le magnétiseur
commente le récit en disant: « Supposons que l'âme de l'homme moderne
est sur le bord de quelques prodigieuses découvertes psychiques 55. »
Un nouvel élément associe plus étroitement dédoublement et réincarna-
tion dans cette histoire. Le médecin possède un portrait d'Oldeb : celui-ci est
identique à Bedloe. Si l'on accepte qu'il existe un type particulier de double,
qu'on peut appeler, comme le fait C.F. Keppler, « double dans le temps»
parce que les deux êtres en question interviennent en des temps différents,
faut-il alors considérer que ce genre de double est toujours le fruit d'une
métempsycose? Et, symétriquement, que toute histoire de métempsycose
aboutit à une histoire de double? Nous croyons qu'il vaut mieux adopter
le critère suivant: il n'y a double que lorsque la transmigration de l'âme se
fait dans un corps identique, comme dans le cas d'Oldeb/Bedloe.

54. Ibid., p. 231.


55. Ibid., p. 232.
Scission et simulacre: les thèmes apparentés 157

Les avatars français du thème


Revenant en France, et avant d'aborder, dans l'ordre chronologique, le texte
le plus intéressant des années 1850, A vatar de Théophile Gautier, il faut encore
signaler deux récits peu connus. Le premier est un conte 56 que Maxime Du
Camp publia dans La Revue de Paris, en janvier 1852. « L'âme errante, sou-
venir des existences antérieures» est l'histoire d'un jeune homme qui apprend
à détacher son âme de son corps, finit par perdre ce dernier et demande à
Dieu de se réincarner dans l'enfant à naître de la femme qu'il aimait. Le
deuxième est un conte de Paul de Molènes: « Tréfleur 57 », qui narre l'his-
toire d'un corps à trois âmes: l'Allemand Blum, médecin magnétiseur, sépare
les deux âmes des corps mourants d'un usurier et d'un musicien, et les fait
habiter dans le corps d'un aristocrate français; l'aventure se termine avec
le suicide de l'une des trois, qui supprime le corps commun. Commentaire
de Théophile Gautier: « Tréfleur est l'histoire de trois âmes, réduites par la
malice d'un magnétiseur à n'avoir qu'un corps, qu'elles habitent à tour de
rôle, comme ces étudiants qui possèdent en communauté un habit noir et le
revêtent chacun un jour 58. »
Le thème se prête donc à de nombreuses variantes : échanges synchro-
niques entre deux corps et deux âmes, changement diachronique de corps (c'est
la métempsycose la plus traditionnelle), cohabitation de deux ou trois âmes
dans le même corps. Théophile Gautier reprend le premier des trois schémas
pour écrire Avatar 59, en 1856. On sait qu' « avatar» est un mot sanscrit qui
signifie « incarnation» et s'applique notamment aux différentes formes revê-
tues par le dieu Vishnu. A vatar est l'histoire d'un jeune homme, Octave, amou-
reux mélancolique d'une merveilleuse aristocrate polonaise, la comtesse
Prascovie Labinska. Octave sait que Prascovie forme avec son mari un cou-
ple extraordinairement heureux et que son amour ne peut se permettre aucun
espoir; il en languit et sent qu'il va en mourir. On l'envoie alors chez un sin-
gulier médecin, dans lequel Gautier a concentré tout ce qu'on pouvait imaginer
de plus ésotérique et de plus exotique en même temps : le docteur Cherbon-
neau est magnétiseur, mais il a longtemps vécu en Inde, d'où la tournure
métaphysique de sa médecine, qui doit autant aux découvertes sur l'électricité
qu'aux doctrines secrètes des yogis. Son aspect hétéroclite lui donne « l'air
d'une figure échappée d'un conte fantastique d'Hoffmann 60 ». Cet étrange

56. Repris dans le recueil Les Six Aventures, Paris, Librairie Nouvelle, 1857.
57. Dans le recueil de Paul de Molènes, Aventures du temps passé, Paris, Michel Lévy, 1853.
58. Le Moniteur universel, 28 janvier 1854.
59. « Avatar» a paru d'abord en onze feuilletons du Moniteur universel, du 29 février au 3 avril
1856, et ensuite en volume, chez Michel Lévy, Paris, 1857.
60. Théophile Gautier, « Avatar », in Œuvres. Choix de romans et de contes, Paris, Robert
Laffont, « Bouquins », 1995, p. 778.
158 Visages du double

personnage propose à Octave le seul remède possible à son malheur : puis-


que Prascovie n'aimera jamais que son mari, il faut que lui, Octave, s'empare
de l'aspect de l'heureux comte Labinski. La science mystérieuse de l'Inde peut
accomplir ce miracle : là-bas, des « pénitents» connaissent le secret qui lie
l'âme au corps et ils maîtrisent ce lien :

[...1leur enveloppe humaine n'est plus qu'une chrysalide, que l'âme, papillon
immortel, peut quitter ou reprendre à volonté. Tandis que leur maigre dépouille
reste là, inerte, horrible à voir, comme une larve nocturne surprise par le jour,
leur esprit, libre de tous liens, s'élance, sur les ailes de l'hallucination, à des hau-
teurs incalculables, dans les mondes surnaturels; ils suivent d'extase en extase
les ondulations que font les âges disparus sur l'océan de l'éternité; ils parcou-
rent l'infini en tous sens, assistent à la création de l'univers, à la genèsedes dieux
et à leurs métamorphoses ; la mémoire leur revient des sciences englouties par
les cataclysmes plutoniens et diluviens, des rapports oubliés de l'homme et des
éléments 61.

À la sauce indienne, voilà donc que reviennent la mobilité et la senso-


rialité de l'âme, chères à Balzac, et son rapport avec les vérités ultimes et
secrètes de l'univers, cher à Edgar Poe. Mais le but d'Octave n'est pas
métaphysique: il veut bien plus concrètement conquérir la femme de ses rêves.
S'il aspire à dégager son âme de son corps, ce n'est pas pour s'envoler vers
l'infini, mais pour s'introduire dans un autre corps, qui offre des avantages
pratiques. C'est ce que Cherbonneau peut obtenir pour lui, grâce à sa science
éclectique. Le docteur raconte quel a été son parcours « scientifique» :
d'abord la science « matérialiste », la médecine traditionnelle, ensuite le mes-
mérisme:

J'essayai par le magnétismede relâcher les liens qui enchaînent l'esprit à son enve-
loppe : j'eus bientôt dépassé Mesmer, Deslon, Maxwel, Puységur, Deleuzeet les
plus habiles, dans des expériences vraiment prodigieuses, mais qui ne me
contentaient pas encore : catalepsie,somnambulisme, vue à distance, luciditéexta-
tique, je produisis à volonté tous ces effets inexplicables pour la foule, simples
et compréhensibles pour moi 62.

La troisième étape de ce parcours fut l'occultisme de tradition européenne,


puis vint le savoir mystique de l'Inde, appris à la source, par la fréquentation
des yogis et des brahmes. L'un de ces derniers livra au docteur Cherbonneau
la formule magique de la réincarnation, « le mot mystérieux qui guide [l'âme]
dans ses Avatars à travers les formes différentes 63 ». Ayant magnétisé les

61. Ibid., p. 793.


62. Ibid., p. 794.
63. Ibid., p. 796.
Scission et simulacre: les thèmes apparentés 159

deux hommes, Cherbonneau procède à l'échange d'âmes: celle d'Octave


s'introduit dans le corps de Labinski, et vice versa. Mais le premier a consenti
à l'avatar, alors que le second l'a subi: ainsi, pendant que le jeune Français
se rend chez le mari de Prascovie pour le remplacer, le comte polonais vit
un horrible cauchemar : personne ne le reconnaît. Il cherche à pénétrer chez
lui et en est empêché par ses propres valets. C'est alors qu'une véritable scène
de double se produit. Labinski voit sortir de chez lui un autre lui-même:

L'époux de Prascovie, quoique intrépide comme un Slave, c'est tout dire, res-
sentit un effroi indicible à l'approche de ce Ménechme, qui, plus terrible que
celui du théâtre, se mêlait à la vie positive et rendait son jumeau méconnaissable.
Une ancienne légende de famille lui revint en mémoire et augmenta encore sa
terreur. Chaque fois qu'un Labinski devait mourir, il en était averti par l'appa-
rition d'un fantôme absolument pareil à lui. Parmi les nations du Nord, voir
son double, même en rêve, a toujours passé pour un présage fatal, et l'intrépide
guerrier du Caucase, à l'aspect de cette vision extérieure de son moi, fut saisi
d'une insurmontable horreur superstitieuse [... )64.

Gautier reprend ainsi, à côté de la référence littéraire classique, un élé-


ment connu des rencontres avec les doubles: l'annonce de la mort. Ce qu'il
prête ici aux croyances des « nations du Nord », son ami Nerval l'attribuait,
dans le Voyage en Orient, aux peuples orientaux. Labinski, évanoui, est
ramené chez Octave. Là, il fait une nouvelle expérience bouleversante: il se
regarde dans un miroir, et voit une figure inconnue. La scène du double est
inversée : le personnage est effrayé par la perte de sa propre image, rempla-
cée par un visage étranger. Il se demande si ce n'est pas un autre, qu'il voit
au-delà de la surface du miroir: en fait, est-ce un miroir, ou bien une fenêtre,
une ouverture dans le mur ? Toutes les vérifications qu'il effectue le ramènent
à l'horrible vérité: il a perdu son corps. Cette perte de soi qui affecte Labinski
rappelle, plus que les histoires de double, les histoires d'ombre et de reflet
perdu. Gautier lui-même y songe, et en fait faire la remarque à son person-
nage: « Les histoires fantastiques de Pierre Schlemihl et des Aventures de
la nuit de la Saint-Sylvestre lui revinrent en mémoire [...] » - mais les
personnages de Chamisso et de Hoffmann « n'avaient perdu, l'un que son
ombre, l'autre son reflet; et si cette privation bizarre d'une projection que
tout le monde possède inspirait des soupçons inquiétants, personne au moins
ne leur niait qu'ils fussent eux-mêmes 65 ». Scène de double inversée, a-t-on
dit, et scène de reflet aggravée, pourrait-on ajouter. L'absence de reflet peut,
elle, être située à mi-chemin entre le choc de l'identité imprévue (qui brise
la loi de la différence) et le choc de la différence imprévue (qui empêche le

64. Ibid., p. 811.


65. Ibid., p. 812.
160 Visages du double

retour rassurant de la copie à l'original). Cependant, malgré son stratagème,


Octave n'arrive pas à ses fins: par une intuition inexplicable, Prascovie devine
une profonde transformation intérieure chez son mari et lui ferme la porte
de sa chambre. Labinski décide de se venger et obtient qu'un duel ait lieu:
les deux hommes vont se battre à l'épée. Ce combat présente quelque compli-
cation psychologique :

En effet, chacun avait devant soi son propre corps, et devait enfoncer l'acier
dans une chair qui lui appartenait encore la veille. Le combat se compliquait d'une
sorte de suicide non prévu, et, quoique braves tous deux, Octave et le comte éprou-
vaient une instinctive horreur à se trouver l'épée à la main en face de leurs fantô-
mes et prêts à fondre sur eux-mêmes 66.

Le duel sera interrompu, parce que Octave, qui a constaté son échec
auprès de Prascovie, propose à Labinski de lui rendre son corps. Le docteur
Cherbonneau se prêtera à cet avatar à rebours mais, au dernier moment, l'âme
d'Octave s'échappera dans le ciel. Alors, c'est le vieux magnétiseur qui
s'empare du jeune corps d'Octave, pendant que Labinski retrouve le sien.
Dans ce roman, qui développe plus que tout autre le thème de la trans-
migration des âmes et de la possibilité magnétique de la maîtriser, le double
apparaît seulement comme conséquence de l'échange corporel, mais garde
toute sa force psychologique. C'est une intersection tout à fait originale des
deux thèmes, qui n'a rien de commun avec l'aventure d'Auguste Bedloe. Chez
Poe, l'identité physique, se greffant sur la métempsycose diachronique, pro-
duisait du double « dans le temps» ; chez Gautier, la différence physique
demeure, et ce n'est que le jeu des points de vue qui fait apparaître instanta-
nément la situation du double (plutôt que l' histoire de double).
Deux variantes étranges
On peut encore évoquer, pour conclure, deux textes étrangers: le premier,
un texte italien, offre la variante peut-être la plus curieuse du thème de la
transmigration de l'âme; le second, un texte anglais, montre que ce thème
prolonge son existence littéraire au moins jusqu'au début du xx- siècle.
L'écrivain italien Igino Ugo Tarchetti (1839-1869)est l'auteur d'un conte
intitulé « Un esprit dans une framboise », qui présente bien des traits com-
muns avec Le Retour de Walter de La Mare. L'histoire est celle du jeune baron
de B., qui mène une vie heureuse dans son fief de Calabre, où il se consacre
à trois passions: la chasse, les chevaux et l'amour. La mystérieuse dispari-
tion d'une jeune femme de chambre de son château produit à peine un nuage
dans sa sérénité. Un jour qu'il est parti seul à la chasse, il mange les framboi-
ses d'un buisson, dans la forêt. Il sent aussitôt son corps habité par deux per-

66. Ibid., p. 834.


Scission et simulacre: les thèmes apparentés 161

sonnalités : la sienne, et celle d'une femme. Toutes ses pensées, ses impulsions,
ses réactions sont doubles : il ne peut pas maîtriser cette dualité et adopte des
comportements qui ne lui appartiennent pas. Il commence par voir en double
les personnes qu'il rencontre: cette duplicité de vision est due au fait qu'en
lui coexistent deux points de vue différents: « [...] il les voyait doubles, mais
ils ne se ressemblaientpas complètement dans leur duplicité ; il les voyait comme
s'il y avait en lui deux personnes qui regardaient à travers les mêmes yeux 67. »

Et cette étrange duplicité commençait alors à s'étendre à tous ses sens: il voyait
double, entendait double, touchait double ; et - chose encore plus surprenante ! -
pensait double, c'est-à-dire qu'une même sensation produisait en lui deux idées,
et que ces deux idées étaient déroulées par deux forces rationnelles différentes, et
jugées par deux consciences différentes. Bref, il lui semblait qu'il y avait deux vies
dans sa vie, mais deux vies opposées, cloisonnées, de nature différente ; deux vies
qui ne pouvaient fusionner, et qui se battaient entre elles pour conquérir un pou-
voir exclusif sur ses sens - d'où la duplicité de ses sensations 68.

Un peu plus tard, cette nouvelle conscience qui s'est ajoutée à la sienne
commence à se tourner vers le passé ; se met alors à surgir toute une vie de
souvenirs, de sentiments inconnus, la mémoire d'un premier amour et d'une
« première faute », qui n'ont rien de commun avec les affections et les désirs
qu'a connus le jeune homme. En rentrant au château, le baron est entraîné
malgré lui dans des comportements qui n'appartiennent pas à son rang: il
embrasse des femmes de chambre, serre la main à ses domestiques. Puis il
monte dans sa chambre et, se jetant sur son lit, s'exclame: « Je viens cou-
cher avec vous, Monsieur le baron. » Alors, de nouveaux souvenirs se pres-
sent dans son esprit (ou plutôt dans ses esprits) : souvenirs de volupté, liés
à un même épisode vécu et considéré par ses deux différents acteurs. Simul-
tanément, il se remémore l'amour de l'homme et de la femme: « [...] il comprit
en ce moment ce qu'était la grande unité, l'immense complexité de l'amour,
qui, étant un sentiment coupé en deux d'après les lois inexorables de la vie,
ne peut être compris de chacun qu'à moitié 69. »Ainsi, le baron fait l'expé-
rience de la totalité amoureuse. Ensuite, le dédoublement de la conscience
commence à se répercuter sur l'apparence physique: le baron se regarde dans
le miroir et s'aperçoit que son visage est comme dédoublé: « Sous l'épiderme
diaphane de sa personne transparaissait une deuxième image aux traits vapo-
reux, instables, inconnus 70. » Cette figure étrangère, qui émerge vaguement

67. Ne connaissant aucune traduction française de ce récit, nous traduisons des passages de l'édi-
tion des Racconti fantastici d'Igino Ugo Tarchetti, Milan, Bornpiani, 1993 (p. 94).
68. Ibid., pp. 94-95.
69. Ibid., p. 98.
70. Ibid., p. 99.
r
162 Visages du double

à travers son visage habituel, ne lui est pas inconnue: il se souvient qu'un
portrait, qui se trouve au château, la représente. Le baron se précipite dans
le couloir où est accroché le tableau. Se déroule alors une scène qui constitue
le prolongement de celle du miroir: saisi par une crise qui évoque l'épilepsie,
le baron fixe de son regard le portrait, qui paraît l'attirer par une force sur-
naturelle. En même temps, les personnes accourues voient ses traits se trans-
former: comme dans le miroir, son visage, sans perdre sa physionomie
habituelle, en laisse apercevoir une deuxième, celle du tableau, qui représente
la femme de chambre récemment disparue du château. La personnalité de
celle-ci, s'emparant complètement du corps du baron, dénonce son assassin,
qui est contraint d'avouer: amoureux sans retour de la jeune femme, le garde-
chasse l'a tuée dans un accès de jalousie. Il n'est pas nécessaire d'insister sur
le fait que le baron, en revanche, avait eu plus de succès auprès de la belle.
Mais comment expliquer la singulière métempsycose? Le meurtrier avait
enterré sa victime dans la forêt, et un framboisier avait poussé sur la sépul-
ture. En mangeant les framboises, le baron avait ingéré l'âme de la défunte.
Un puissant émétique permettra de l'expulser.
Dans ce conte, l'expédient farfelu qui permet la métempsycose risque
de cacher l'intérêt du développement: en termes magiques, c'est une histoire
de possession ; en termes psychologiques, un cas de personnalité multiple
simultanée. Exemple rare dans la littérature, ici, la deuxième personnalité ne
se manifeste pas par intermittence, et la duplicité ne fonctionne pas grâce à
un jeu d'amnésie. Le protagoniste ne perd jamais son identité, mais en assume
simultanément une autre. D'où le tiraillement, la violence déchirante de la
duplicité, mais aussi, dans la scène du souvenir érotique, l'expérience éton-
nante de la complétude.
« L'histoire de feu M. Elvesham » de H.G. Wells présente une scène
comparable, même si la suite de l'intrigue constitue plutôt un cas d'échange
d'âmes. Comme dans Avatar, un personnage veut s'emparer du corps d'un
autre: le vieux et malade M. Elvesham veut entrer dans le corps du jeune
et sain M. Eden. Le premier est riche, le deuxième pauvre; l'argent est donc
l'appât par lequel le diabolique vieillard attire le jeune homme dans son piège.
Il lui fait ingérer une substance qui, on ne sait comment, produit l'échange
des âmes. Mais, dans une première phase, Eden sent en lui la présence d'un
autre être; il a des souvenirs et des pensées qui ne lui appartiennent pas, il
voit ou éprouve ce que l'autre est en train de voir ou éprouver. Une deuxième
substance magique accomplit la transmigration définitive : Eden se réveille
dans le lit, et dans le corps du vieillard et, en se regardant dans le miroir,
il fait l'expérience inverse de la rencontre du double, il voit un autre homme.
On passe donc, dans ce conte de Wells, de la personnalité multiple simultanée
à la personnalité multiple successive, ou encore de la possession à la métem-
psycose.
Scission et simulacre: les thèmes apparentés 163

Simulacres
Le simulacre humain est toujours troublant: dans certains romans gothiques,
un personnage se promenant dans un sombre château peut être effrayé par
la rencontre d'une vieillearmure et se demander s'il s'agit d'un homme. Quand
il s'aperçoit qu'aucun soldat n'habite cette peau de métal, le promeneur n'est
pas pour autant complètement rassuré. Cette carapace peut devenir plus
effrayante lorsqu'elle est vide que lorsqu'elle est habitée par la force mena-
çante d'un guerrier. Tout se passe comme si l'apparence humaine, lorsqu'elle
n'est pas soutenue par la réalité d'un homme en chair et en os, était porteuse
d'un trouble profond. Certes, l'incertitude et l'hésitation dérangent toujours
mais, dans le cas du simulacre, elles concernent, de plus, une distinction fon-
damentale, celle de l'humain et du non-humain. Tout ce qui imite les formes
du corps humain finit par acquérir un sens soit de révélation, soit de parodie
de l'humain. L'imitation peut se résoudre dans l'excès (multiplication des
corps, pouvoirs exceptionnels qui leur sont attribués) ou bien dans l'épuise-
ment (corps vidés, inertes, etc.).
Le simulacre est à l'homme ce que l'homme est à Dieu : étant à son image,
il renseigne sur l'original mais, en même temps, par son imperfection, il
constitue une dérision de cet original. La boutade de Voltaire : « Si Dieu nous
a faits à son image, nous le lui avons bien rendu 71 », pourrait être appliquée
au rapport entre l'homme et ses simulacres. En se représentant, l'homme veut
se connaître ; mais la représentation peut lui renvoyer un reflet soulignant
ses dons aussi bien qu'une image de ses limites, voire de sa monstruosité. Une
poupée peut signifier la beauté féminine, mais aussi la triste et banale maté-
rialité du corps, la mécanique de l'organisme: les articulations du manne-
quin rappellent à l'homme que lui aussi est fait de pièces.

Les mannequins
Un conte d'Achim von Arnim, « Mellück Maria Blainville» (1812), attribue
à un mannequin une fonction très particulière, fondée sur la ressemblance.
Mellück est une magicienne arabe qui débarque à Marseille, se fait baptiser
et entreprend une carrière d'actrice. Dans la bonne société, elle fait la ren-
contre de Saintrée, un noble éloigné de la cour. Elle le séduit après s'être empa-
rée de l'un de ses habits, auquel il est particulièrement attaché et dont elle
revêt un mannequin. Lorsque Saintrée la quitte, pour revenir à un précédent
amour, Mathilde, Mellück le fait tomber malade grâce à ses pouvoirs
magiques. Possédant chez elle un simulacre de son ancien amant, elle peut
s'emparer du cœur de celui-ci et, ainsi, le ronger de l'intérieur. Ce charme

71. Voltaire, Le Sottisier, « Faits détachés ».


164 Visages du double

sera rompu par l'intervention d'un autre personnage, Frenel, qui affronte la
magicienne et la contraint à rendre la vie à Saintrée mourant. En fait, Mel-
lück, qui est toujours amoureuse, est désespérée d'apprendre que sa vengeance
n'a été que trop efficace. Elle dévoile alors son secret à Frenel:

À ces mots, elle tira un rideau et Frenel aperçut avec surprise la poupée articulée
qui était devenue, grâce au talent artistique de Mellück, un reflet du comte, autant
par la forme que par le teint, tel qu'il lui était apparu au temps de son plus bel
éclat. Cette reproduction portait l'habit qui avait été trempé par les larmes de
Mathilde et avait gardé les bras solidement croisés. Une faible pression de Mellück
libéra les bras repliés de la statue. Elle enleva rapidement le vêtement, regarda
dans une cavité sombre, située à l'emplacement du cœur, prit une mine songeuse
et dit: « Allez vite, Frenel, car dans une heure il sera trop tard; il ne vit que
par les dernières fibres de son cœur [... ]72.

Cette scène conduit à une réconciliation entre Mathilde, Saintrée et


Mellück. Un deuxième épisode du récit, qui se déroule pendant la Révolution
française, fait encore intervenir le mannequin : pour sauver Mathilde de la
foule qui menace sa maison, Mellück la cache dans les bras du mannequin,
qui la protège comme l'aurait fait son mari.
L'idée centrale du premier épisode de ce conte est sans doute dérivée de
croyances anciennes. Elle peut se résumer ainsi: il est possible d'exercer un
pouvoir magique sur quelqu'un, dès lors qu'on dispose d'un objet à son image,
ce qui présuppose l'existence d'un lien mystérieux entre toute représentation
et son modèle. Si l'on songe que ce type de rapport magique peut parfois s'éta-
blir autrement, par la possession d'un fragment du corps humain (des che-
veux, par exemple), on comprend toute l'intensité du lien représentatif. Dès
qu'une portion de matière quelconque - argile, bois, papier, etc. - prend
la forme d'un homme, elle rentre dans une zone de proximité dangereuse avec
l'humanité; dès qu'elle ressemble à un homme en particulier, elle a une
influence sur sa vie. De notre point de vue, il faut rapprocher ce lien magique
entre réplique et original des scènes de duel avec le double (« William
Wilson* », « Le chevalier double* », L'Étudiant de Prague*) , où le person-
nage ressent la douleur des coups qu'il assène à son adversaire. De la même
manière, tout le mal qu'on fait au simulacre, on le fait à l'homme.

Les automates
Qu'est-ce qu'un automate?
Selon l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, l'automate est un « engin qui
se meut de lui-même », une « machine qui porte en elle le principe de son

72. Achim von Arnim, « Mellück Maria Blainville », in Les Romantiques allemands, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », vol. II, 1973, p. 599.
Scission et simulacre: les thèmes apparentés 165

mouvement» ; lorsque cette machine a une « figure humaine », l'Encyclo-


pédie propose de l'appeler « androïde », Voilà posés les deux principes fon-
damentaux de l'automate: anthropomorphisme et capacité de mouvement
autonome. Mais cette autonomie, en quoi consiste-t-elle ? Dans le fait que,
chez l'automate, ni le mécanisme ni l'élément qui lui donne l'impulsion (la
source d'énergie) ne sont visibles. C'est ce que faisait déjà remarquer, en 1589,
un abbé italien, Bernardino Baldi, dans sa préface à la traduction du livre
de Héron d'Alexandrie (Ile siècle av. J .-C.) sur les automates: « Dans le char
et dans le moulin, écrit-il, les moteurs sont manifestes, c'est-à-dire le cheval
et l'eau, et cela ne peut venir à l'esprit de ceux qui les voient, qu'ils se meu-
vent par eux-mêmes; ce qui n'arrive pas avec les automates, où le principe
du mouvement, qui est le contrepoids, se trouve caché, et n'est visible pour
personne 73. »
Le monde des automates a depuis longtemps trouvé ses historiens 74 : se
développant de la Grèce ancienne à la France du XVIIIe siècle, en passant par
les mécaniciens arabes du Moyen Âge et les Italiens de la Renaissance, leur
histoire s'élargit jusqu'à la Chine et au Japon.
Le Turc de Kempelen et ses doubles littéraires
L'un des plus célèbres automates du siècle des Lumières, le Turc joueur
d'échecs, a plus d'un rapport avec la littérature. Construit par le baron transyl-
vanien Wolfgang von Kempelen et présenté à la cour de Vienne en 1769, cet
automate déclencha d'interminables discussions sur le mystère de son fonc-
tionnement. C'était un androïde vêtu à l'ottomane, grandeur nature, accroupi
sur un tabouret à côté d'un coffre sur lequel on posait l'échiquier. Ce coffre
s'ouvrait de trois côtés, et le public pouvait voir, à l'intérieur, des méca-
nismes. Le Turc jouait habilement, en déplaçant les pièces de son bras droit,
alors que son bras gauche tenait une longue pipe.
L'étonnement et l'admiration pour ce prodige, qui fit le tour de l'Europe
de 1783 à 1785, ont duré longtemps, et plusieurs publications proposèrent
des solutions à l'énigme. On hésitait entre trois interprétations: soit l'auto-
mate était une simple mécanique, ce qui paraissait impossible au vu de ses
prestations ; soit il agissait grâce à un phénomène magnétique ou magique ;
soit encore il s'agissait d'une imposture, le coffre cachant un être humain.
La troisième solution devait, bien sûr, se révéler comme la seule acceptable,
mais elle ne s'imposa pas facilement. Le débat fut long. En France, Louis

73. Bernardino Baldi, « Discorso di chi traduce sopra le machine semoventi », in Di Herone
A/essandrino De g/i Automati, ovvero Machine Se Moventi, Venise, Girolamo Porro, 1589, p. Il.
74. Voir l'ouvrage classique d'Alfred Chapuis et Édouard Gélis, Le Monde des automates. Étude
historique et technique, Paris, chez les auteurs, 1928; et le livre plus récent de Mario
G. Losano, Storie di automi, Turin, Einaudi, 1990.
166 Visages du double

Dutens consacra au Turc de Kempelen la brochure Lettres sur un automate


qui joue aux échecs (1772) 75. En Allemagne, un mathématicien de l'univer-
sité de Leipzig, Carl Friedrich Hindenburg, soutint que l'automate avait
mémorisé un certain nombre de parties d'échecs grâce à la force « électrique
et magnétique 76 ». Mais le fin mot de l'énigme fut prononcé par Joseph
Friedrich zu Racknitz, qui vit le Turc à Dresde en 1784 et publia cinq ans
plus tard un opuscule pour montrer comment un homme pouvait se cacher
dans le fameux coffre et, de là, diriger le jeu de l'automate 77. La démons-
tration de Racknitz était juste mais n'effaça pas la légende du Turc et de son
coffre: à Paris, en 1801, elle était encore assez vivante pour qu'on lui consa-
cre un vaudeville, Le Joueur d'échecs, de Benoît-Joseph Marsollier ; d'autres
pièces le mettant en scène furent jouées en Allemagne.
Lorsque, bien plus tard, E.T.A. Hoffmann écrivit « Les automates»
(1814), il se souvint sans doute du mystérieux joueur d'échecs et des interpré-
tations qui avaient été données de son fonctionnement. On peut penser qu'il
se souvint également d'une prestation particulièrement extraordinaire de
l'automate: les parties d'échecs terminées, on remplaçait l'échiquier par un
tableau des lettres de l'alphabet; le Turc pouvait ainsi répondre, en indiquant
des lettres, aux questions qui lui étaient posées. L'histoire racontée par Hoff-
mann est celle d'un mystère sans solution: un automate parlant, habillé en
Turc, donne des réponses clairvoyantes à ceux qui l'interrogent. Il a été
construit par le professeur X, un étonnant mécanicien qui invente surtout des
automates musiciens. Ferdinand, le héros du conte, est bouleversé par la
réponse que le Turc donne à sa question concernant une femme (une canta-
trice) qui est apparue une nuit dans sa vie et dont il est tombé amoureux.
Il a l'impression que l'automate lit dans sa pensée, puisqu'il semble être au
courant de ses sentiments et des circonstances les plus secrètes de sa vie. Vers
la fin du conte, on comprend que le professeur X est lié à la cantatrice (est-il
son père? est-il son constructeur et elle un automate ?), ce qui expliquerait
la réponse du Turc, à travers lequel le professeur pourrait fort bien répondre
lui-même. Mais Ludwig, un ami de Ferdinand, donne à celui-ciune autre expli-
cation: « [...] le professeur exerce une action sur ta vie, ou plus exactement
sur la mystérieuse relation psychique qui te lie à cette femme inconnue 78. »

75. Ces « lettres» avaient d'abord été publiées par Le Mercure de France, à partir du 24 juillet
1770.
76. Carl Friedrich Hindenburg, Über den Schachspieler des Herm von Kempelen. Nebst einer
Abbildung und Beschreibung seiner Sprachmaschine, in der Johann Gottfried Müllerschen
Buchhandlung, Leipzig, 1784.
77. Joseph Friedrich zu Racknitz, Über den Schachspielervon Kempelen und dessen Nachbildung,
Johann Gottlieb Immanuel Breitkopf, Leipzig-Dresde, 1789.
78. E.T.A. Hoffmann, « Les automates », Intégrale des contes et des récits, vol. VII, t. II, Les
Frères de Saint-Sérapion, Paris, Phébus, 1981, p. 122.
Scission et simulacre.' les thèmes apparentés 167

Restant volontairement vague sur le fin mot de l'énigme, qu'il ne livre pas,
Hoffmann mélange dans ce conte une réflexion générale sur les automates
- notamment les automates-musiciens (très à la mode depuis le XVIIIe siè-
cle) - , avec des hypothèses sur les rapports subtils qui pourraient s'établir
entre le maître caché du Turc et l'homme qui lui pose des questions. Ainsi,
l'automate ne serait plus que le simple instrument d'une communication entiè-
rement psychique :

Il semble qu'il soit possible à l'auteur de la réponse d'exercer sur nous une
influence psychique par des moyens qui nous sont inconnus; il semble qu'il soit
capable de se mettre avec nous en relation d'esprit, de façon à s'assimiler notre
état d'âme et toute notre personnalité cachée. Ainsi, bien qu'il n'exprime pas
clairement le secret qui nous habite, il donne - comme dans une extase provo-
quée précisément par le rapport qui nous lierait à quelque principe spirituelétran-
ger - des indications sur tout ce qui se cache dans notre propre poitrine, sur
tout ce qui, convenablement éclairé, se révèle à l'œil de l'esprit. C'est une force
psychique qui fait résonner les cordes de notre être - lesquelles, autrement, ne
rendent qu'un bruit confus et incompréhensible -, et les voilà qui vibrent et
retentissent si fort que nous parvenons à la fin à en percevoir nettement l'har-
monie [... ]79.

La réponse n'est alors que l'écho de la question, qui rebondit vers l'inter-
rogateur. Ici, Hoffmann pousse son intuition très loin et, à travers l'idée d'une
influence vaguement magnétique, imagine un dialogue basé sur une dramati-
sation des voix intérieures, comme dans le rêve :

[... ] mais alors c'est nous-mêmes qui nous faisons les réponses, tandis que nous
saisissonsplus clairement, comme si elle était projetée hors de nous, la voix inté-
rieure qui s'est trouvée éveillée par un principe spirituel étranger. De la sorte,
de vagues pressentiments, prenant la forme et l'aspect de la pensée, se métamor-
phosent en sentences claires. C'est ainsi que souvent en rêve une voix étrangère
nous apprend des choses que nous ignorions ou que du moins nous ne savions
que d'une manière incertaine. Et cependant cette voix, qui paraît nous apporter
des renseignements fournis par quelqu'un d'extérieur à nous, ne fait que sortir
de notre personnalité et s'exprime en paroles parfaitement intelligibles 80.

On voit qu'à travers l'automate la perspective psychologique de Hoff-


mann se développe dans un sens précis : l'homme peut, inconsciemment, se
parler à lui-même en s'envoyant des messages qui sont acheminés par des voies
étranges, et reviennent à lui comme s'ils étaient élaborés et envoyés par d'autres
personnes. Il est clair qu'une duplicité s'esquisse, dès lors que le sujet est conçu

79. Ibid., p. 111.


80. Ibid., pp. 111-112.
168 Visages du double

comme étant simultanément l'émetteur (inconscient) et le receveur d'un même


message. En outre, là encore, les intuitions de Hoffmann l'amènent très près
de la psychanalyse, et surtout des théories jungiennes.
L'automate de Kempelen ne fut détruit qu'en 1854 ; en 1835, conduit
par M. Maelzel, il était encore montré aux États-Unis. Egdar Allan Poe, qui
certainement le vit, donna dans le « Le joueur d'échecs de Maelzel» (1836)
son explication au mystère : elle est tout à fait semblable à celle de Racknitz,
que Poe ne semblait pas connaître.
L'ambivalence de l'automate chez Hoffmann
Avant « Les automates », E.T.A. Hoffmann avait déjà consacré un conte
à une poupée mécanique: dans « L'homme au sable », Nathanaël tombe
amoureux d'Olympia, une automate construite par Spallanzani et Coppola.
La scène finale, où Olympia est démontée, morcelée, sous les yeux de son
amant, rend celui-ci définitivement fou. Le spectacle de sa bien-aimée réduite
à une chose inanimée, dépourvue de vie et de sentiments, l'emporte sur le
peu de raison qui restait dans l'esprit de Nathanaël. Ses amours avaient pour-
tant été marquées par l'attirance vers la raideur, les silences, la fixité de cette
femme-poupée. Attirance bizarre puisque, d'un côté, Nathanaël, invectivant
la froideur intellectuelle de sa fiancée, Clara, l'appelle « automate inanimé!
automate maudit 81 ! » et, de l'autre, considère la sécheresse d'Olympia
comme le signe d'une supériorité d'âme. Il y a là une profonde ambiguïté.
Hoffmann peut se livrer à des diatribes violentes contre la prétention de créer
des contrefaçons de l'humain. Dans « Les automates », il parle de la promis-
cuité entre l'homme et son simulacre comme de quelque chose d'horrible et,
repensant sans doute à Nathanaël, il écrit:

[... ] on pourrait associer à ces automates des hommes vivants qui exécuteraient
avec eux des danses de toute sorte, où l'on verrait le danseur en chair et en os
saisir la danseuse de bois et tournoyer avec elle. Pourrais-je supporter une minute
ce spectacle sans être saisi d'horreur 82 ?

L'automate est donc la négation sacrilège de la vie, l'anti-création, l'acte


divin renversé dans une farce blasphématoire. De même, la musique, langage
divin puisqu'elle transmet l'ineffable, ne peut être reproduite par des automates
qu'au prix d'une perte inestimable: elle se transforme en une forme vide:
« [...] la musique mécanique me paraît sacrilège, me paraît affreuse 83. »

81. E.T.A. Hoffmann, « L'homme au sable », in Intégrale des contes et des récits, vol. III,
Contes nocturnes, Paris, Phébus, 1979, p. 42.
82. E.T.A. Hoffmann, « Les automates », in Intégrale des contes et des récits, vol. VII, t. II,
p. l l S.
83. Ibid.
Scission et simulacre: les thèmes apparentés 169

Pourtant, en raison de sa perfection, l'automate exerce une séduction irrésis-


tible. Dans « L'homme au sable» il représente - au moins aux yeux du fou
Nathanaël - un dépassement positif de l'humain. Un ami de Nathanaël,
Sigmund, observe que le chant de l'automate a « la précision convenue, l'exac-
titude monotone et sans âme d'une machine à chanter 84 ». Nathanaël répond
alors qu'Olympia ne peut être comprise que par les esprits particulièrement
sensibles, par les âmes poétiques capables de déceler, derrière sa froideur, une
animation supérieure :

Il se peut qu'Olympia vous paraisse étrange inquiétante, à vous autres hommes


froids et prosaïques. Ce n'est qu'à l'âme poétique que se révèle l'âme poétique-
ment organisée. [... ] Elle dit peu de mots, il est vrai; mais ce peu de mots, tels
de vrais hiéroglyphes du langage intime de l'âme, déborde d'amour et de l'intelli-
gence suprême d'une vie spirituelle et contemplative des mystères de l'éternité 85.

Ici, le simulacre triomphe, mais son triomphe se résout en perte pour


la raison de Nathanaë1.

Les marionnettes
Aux antipodes - apparemment - de toute dépréciation du mécanique, telle
que Hoffmann l'exprime parfois, et tout près de la vision folle et lucide de
Nathanaël, Heinrich von Kleist développe une méditation sur la grâce, dans
Le Théâtre des marionnettes (1810). Ce court texte, très souvent commenté,
ouvre une perspective inédite en proposant une échelle de valeurs surprenante
entre l'humain et son simulacre. La marionnette, cette reproduction banale,
enfantine, approximative de l'homme et de son mouvement, dégage une
harmonie supérieure, atteint un degré idéal de cohérence et de continuité.
L'homme ne peut pas concurrencer la marionnette. Son infériorité est due,
paradoxalement, à ce qui devrait au contraire le rendre supérieur à la marion-
nette - la conscience, qui fait obstacle à sa cohérence: « J'avouai savoir
parfaitement, dit le narrateur de Kleist, quel grand désordre venait jeter la
conscience dans la grâce naturelle de l'homme 86. » Son interlocuteur renché-
rit ainsi : « [... ] dans le monde organique, dans la mesure où se fait plus obs-
cure ou plus faible la réflexion consciente, plus rayonnante et triomphante
s'avance la grâce 87. » Pour que la grâce coïncide avec la conscience, il fau-

84. E.T.A. Hoffmann, « L'homme au sable », in Intégrale des contes et des récits, vol. III,
op. cit., p. 51.
85. Ibid.
86. Heinrich von Kleist, « Sur le théâtre de marionnettes », in Les Romantiques allemands, Paris,
Desclée de Brouwer, 1962, p. 490.
87. Ibid., p. 493.
170 Visages du double

drait que cette dernière soit absolue, c'est-à-dire divine: « C'est ainsi qu'elle
[la grâce] apparaît la plus pure dans la forme corporelle de l'homme, ou bien
qui n'a aucune conscience, ou bien qui possède une conscience infinie: c'est-
à-dire, et tout aussi bien, chez la marionnette et chez le Dieu 88. » L'homme
se situe ainsi à une place intermédiaire entre deux états de grâce. C'est donc
par son défaut que le simulacre, encore une fois, se montre révélateur: non
pas de la divinité de l'homme, mais de son éloignement infini du divin, le
pire étant que cette distance même est ce qui constitue l'humanité de l'homme.
C'est cette grâce, à la fois opposée et identique à la grâce divine, qui rend
la marionnette si attirante. Le thème du marionnettiste manipulé par sa pou-
pée ou du ventriloque dirigé par son fantoche est un classique du fantasti-
que, que Cavalcanti a mis en scène de manière fascinante dans l'épisode « Le
mannequin du ventriloque» de son film Au cœur de la nuit (1945). S'il est
horrible de devenir la chose de sa chose, le double de son double, cette hor-
reur contient son charme, sans lequel rien sans doute ne serait possible. On
dirait qu'une pente irrésistible pousse l'homme vers ce qui le fait cesser d'être
homme et l'intègre à la manière brute. Ce sont la liberté et la conscience, si
totalement privées de grâce et de certitude, comme le dit Kleist, qui sont lourdes
à porter. Son texte nous dit quelque chose de fondamental pour tous les simu-
lacres : ce qui paraît une dégradation (l'imitation, la machine) donne en fait
l'image de l'absolu, d'un absolu à l'envers.

Les androïdes
À la fin du XIX' siècle, un roman français apporte le chaînon qui manquait
pour relier le thème de l'automate-androïde au thème du double: c'est L'Ève
future, de Villiers de l'Isle-Adam, paru en 1886. Thomas Alva Edison, l'inven-
teur américain, veut détourner du suicide son ami Lord Ewald, amoureux
d'une femme très belle et très sotte, la cantatrice Alicia Clary. Il projette alors
de construire une « andréide » (néologisme qui féminise étrangement le mot
« androïde» identique à Alicia, mais beaucoup plus intelligente: elle s'appel-
lera Hadaly). Ewald approuve ce projet et, lorsque Edison remplace, à son
insu, Alicia par Hadaly, il apprécie les qualités nettement supérieures de l'esprit
de l'andréide. Il découvre la vérité sur l'identité de sa nouvelle compagne,
qu'il préfère nettement à la première, et qui lui fait des révélations sur l'au-
delà. En fait, l'andréide n'est pas seulement le produit de la mécanique la
plus sophistiquée, alliée à l'électricité: elle est également en contact avec un
être surnaturel nommé Sowana, par l'entremise d'une médium. Sowana finit
par habiter de manière permanente le corps artificiel d'Hadaly. Mais l'histoire
se termine par une catastrophe : les deux femmes, la vraie et la fausse,

88. Ibid.
Scission et simulacre.' les thèmes apparentés 171

l'humaine et la surhumaine, périssent lors d'un naufrage. Ewald ne portera


le deuil que de l'andréide, et Edison comprendra que son entreprise a été bri-
sée par la volonté de Dieu, qui ne pouvait pas accepter qu'un homme se fasse
créateur.
L 'Ève future réunit tous les thèmes que nous avons abordés: simulacre,
électricité, spiritisme, double (et plus précisément, le double objectif, tel que
nous l'avons défini), qui s'y croisent de manière inédite pour aboutir à une
confrontation entre nature et artifice, vie et science, qui paraît toute favora-
ble à l'artifice de la science. Mais en même temps le recours à la technique,
qui devrait aplanir les difficultés de l'homme, éliminer les imperfections du
réel, aboutit à un échec sanglant, probablement à cause de sa nature blasphé-
matoire.

Les golems
Le golem est un simulacre d'homme qu'un rabbin polonais ou pragois (l'ori-
gine varie selon les récits) du XVI" siècle aurait façonné en se servant d'argile.
La chose s'anime lorsqu'on lui place dans la bouche un papier portant l'ins-
cription qui lui donne vie. Le verbe magique reproduit la toute-puissance du
verbe divin. La légende prend ses racines dans la tradition talmudique et
kabbalistique, et renaît au début du XIX" siècle en Allemagne : elle est utili-
sée par Jacob Grimm (Die Golemsage, 1808), Achim von Arnim (« Isabelle
d'Égypte », 1812), Berthold Auerbach (Spinoza, 1837), et apparaît indirec-
tement dans deux récits de Hoffmann, « Les secrets» (1820) et « Maître
Puce» (1822), où il est question de Téraphim, Au xx" siècle, cette étrange
figure réapparaît entre autres dans Le Golem* de Meyrink, qui l'intègre dans
une histoire de doubles.
Dans le long conte d'Achim von Arnim, « Isabelle d'Égypte» (1812),
le golem interfère déjà avec le double (objectif), puisque le récit oppose Bella,
princesse des Tziganes, et Golem-Bella, sa trompeuse réplique. Ici le golem
n'est pas seulement un homme créé par l'homme, mais la copie de quelqu'un.
Golem-Bella est créée d'une manière curieuse: le juif polonais qui doit lui
donner la vie façonne d'abord une statue d'argile mais, pour lui donner la
physionomie de Bella, il attire celle-ci dans son cabinet d'optique et, sous
prétexte de lui montrer des images merveilleuses, il la fait regarder dans un
miroir magique, où ses traits restent fixés. Ce miroir absorbe et retransmet
également tous les souvenirs de Bella, qui s'inscrivent dans l'être artificiel.
Néanmoins, Golem-Bella n'a pas toutes les qualités spirituelles de la jeune
fille : elle constitue un piège, une approximation décevante, une apparence
sans fond. Construite pour tromper le rival du futur empereur Charles Quint,
cette femme-piège finira par piéger Charles lui-même, qui couche avec
elle. Mais, dans une scène de véritable rencontre de doubles, l'original et
la copie sont mis en présence. Golem-Bella s'exclame: « Faut-il que je
172 Visages du double

te revoie, toi que Dieu a créée avant moi; faut-il que je frissonne, de ne pas
être vivante 89 ? » Charles comprend son erreur et accomplit le geste rituel
qui retransforme le golem en argile. Mais le rapport avec la fausse Bella l'a
troublé au point qu'il ne se sent plus attiré par la vraie Bella. De son côté,
le rival de Charles, qui est un homme-mandragore, recueille les restes du golem
et lui rend des formes féminines : « [... ] sous ses mains, tout devint si
ressemblant que, dans son ravissement, il préféra la possession de cette femme
créée par lui à celle de toute autre femme créée par Dieu [... ]90 » Son tra-
vail transforme encore une fois la matière en femme, lui restituant au moins
les apparences de Bella, à défaut de pouvoir l'animer. Charles la voit et,
charmé lui aussi, l'enlève.
Dans ce conte à l'intrigue complexe, nous avons isolé ce qui a trait au
golem: il s'en dégage une ambiguïté déroutante, entre le désir suscité par la
femme et l'attirance pour le simulacre. Ce dernier peut être vu comme une
réification de l'objet de ses désirs. Mais le rapport avec lui se présente à son
tour sous un double aspect : étape d'une formation, initiation à la vie adulte,
ou bien piège qui entraîne vers la perte.

Les mandragores

Le rival de Charles dans « Isabelle d'Égypte» n'est pas un homme véri-


table: c'est une mandragore, une racine humanisée par des pratiques de magie.
La mandragore, racine aux vertus médicinales ou magiques, a une longue
histoire littéraire. Théophraste et Pline en parlent; Machiavel et La Fontaine
l'ont mise au centre le premier d'une comédie, le second d'un conte. Mais
c'est à la fin du XVIII' et au début du XIX' que le thème a connu une vérita-
ble vogue: il a été repris par Ludwig Tieck (Le Runemberg, 1793), Ann
Radcliffe (Le Château d'Udolpha, 1794), Frédéric de La Motte Fouqué (« La
mandragore », 1810), Charles Nodier (La Fée aux miettes, 1832), Théophile
Gautier [« Le club des hachichins », 1846), Jean Lorrain (La Mandragore,
1899). La mandragore se situe elle aussi, à cette époque et à côté des diffé-
rents simulacres que nous venons d'étudier, comme une image déformée de
l'homme.

Les œuvres d'art


L'œuvre d'art témoigne de la prétention blasphématoire de l'homme créa-
teur et des dangers qui s'ensuivent pour son salut. Mais, lorsqu'elle s'atta-

89. Achim von Arnim, « Isabelle d'Égypte », in Les Romantiques allemands, vol. II, op. cit.,
p. 558.
90. Ibid., p. 571.
Scission et simulacre: les thèmes apparentés 173

che à la représentation des êtres humains, elle met également en scène des
simulacres qui, loin de parodier l'homme, affichent cette fois-ci une sorte
d'accomplissement idéal de l'humain par le beau. Quand l'esthétique s'en mêle,
l'enjeu de la représentation semble encore plus important. Les tableaux, les
statues ne sont pas inquiétants par leur gauche approximation de l'humain
mais, bien au contraire, par leur perfection, dont la beauté se porte garante.
Plus que tout autre simulacre, un portrait peut avoir fonction de double par
rapport à un personnage. Ce qui lui manque en termes d'animation peut être
compensé par le charme persuasif (et, pour certains, trouble) propre à l'art.
Mais, pour qu'un portrait acquière, dans un récit, un rôle comparable à celui
d'un double, il faut qu'il ne se limite pas à une ressemblance réussie. Le lien
vital entre un être humain et son portrait doit s'extérioriser. Le portrait peut
alors remplacer son modèle, le concurrencer dans la vie, lui soustraire son
énergie vitale; il peut annoncer un destin, ou le réaliser. Pour que ce genre
de portrait-double s'impose comme thématique littéraire, il a fallu d'abord
que certaines situations typiques se répandent dans la production roma-
nesque. C'est dans le roman gothique qu'on retrouve, par exemple, des
tableaux chargés d'un message secret, des œuvres d'art prophétiques, qui
annoncent souvent (de manière plus ou moins cryptée) le dénouement de l'intri-
gue. Dans Le Château d'Otrante de Horace Walpole (1765), deux portraits
du vieux et bon prince, Alfonso, jouent un rôle essentiel: une statue qui
exprime de différentes manières sa volonté, un tableau dont l'image quitte
la toile pour accuser le nouveau et méchant prince, Manfred. D'autres situa-
tions typiques sont celles du tableau terrifiant, comme dans le conte de
Washington Irving, « Aventure du tableau mystérieux» (1824), ou bien du
tableau animé, qu'on retrouve par exemple dans le premier conte de Théophile
Gautier, « La cafetière» (1831), où des personnages peints sortent de leurs
cadres et se mettent à danser. À côté des tableaux animés, il faut situer la
très célèbre statue animée de « La Vénus d'Ille », de Prosper Mérimée (1837).

Le tableau prophétique
Nous avons déjà examiné le rôle capital du portrait de sainte Rosalie dans
Les Élixirs du diable" de Hoffmann, et son rapport avec le personnage d'Auré-
lie. Dans ce roman, la représentation constitue le point de départ de l'intri-
gue, parce qu'en elle se concentre l'ambiguïté fondamentale entre élévation
et abaissement, sainteté et péché. Le tableau est donc prophétique dans le
sens que tout est déjà inscrit en lui, et le récit n'est que la dramatisation de
sa problématique.
Le prophétisme de l'art est encore plus explicite - puisqu'il en constitue
la thématique même - dans un conte de Nathaniel Hawthorne, « Les pein-
tures prophétiques» (1837). Deux jeunes fiancés américains, Walter et
Elinor, décident de se faire faire leur portrait par un peintre venu d'Europe,
dont les tableaux semblent doués d'une extraordinaire puissance d'évocation.
174 Visages du double

Lors d'une première visite, le peintre, en plaisantant, met en garde Elinor


sur l'influence prétendue de ses peintures, qui auraient le pouvoir de mar-
quer la destinée de la personne représentée. Elinor ne craignant pas cette
influence, le peintre exécute deux portraits séparés, en buste, mais il dessine
également une scène où les deux fiancés sont réunis, représentés en train
d'accomplir une action qui n'est pas révélée au lecteur. Elinor aperçoit par
hasard le dessin et en est profondément troublée. Les portraits achevés
suscitent l'admiration des modèles, mais les deux fiancés s'aperçoivent que
leurs visages dans les tableaux présentent une expression singulière : Elinor
paraît cacher une angoisse profonde et Walter une trouble exaltation. Après
le mariage, les tableaux sont exposés chez les époux et l'étrangeté de leurs
expressions n'échappe pas aux visiteurs, qui échafaudent des hypothèses sur
ce qu'elles peuvent signifier. Jusqu'à ce qu'Elinor couvre d'un rideau les pein-
tures, les cachant aux regards trop curieux. Revenu d'un long voyage, le peintre
veut revoir ses deux œuvres, les meilleures de sa carrière. Il a réfléchi à sa
puissance créatrice et presque divine ; il est conscient de ses pouvoirs prophé-
tiques. En rentrant chez ses anciens modèles, il aperçoit la scène qu'il avait
imaginée dans son dessin: Walter en proie à une furie meurtrière, en train
de lever un poignard sur sa femme, qui le regarde de ses yeux effrayés. Le
peintre a le temps de contempler la réalisation achevée de son esquisse, mais
aussi d'empêcher le meurtre qu'il avait lui-même préfiguré.
Ainsi, l'œuvre d'art devient une sorte de livre du destin, où sont inscrits
les événements à venir. Plus précisément, c'est d'un destin psychologique qu'il
s'agit: le tableau exprime d'ores et déjà les sentiments futurs du personnage.
L'artiste, comme un voyant, paraît saisir dans les apparences d'une physio-
nomie l'essence d'un destin ou la dynamique d'un devenir psychologique. Le
prophétisme de l'art ne s'arrête pas à la surface, qui ne livre que le présent,
il sonde les profondeurs correspondant à l'avenir. Il est néanmoins permis
de se demander si l'acte artistique consiste simplement en une mise en lumière
de ce qui est caché, ou bien s'il n'est pas plutôt une véritable production
de l'avenir, une création de la réalité future. Dans ce cas, le tableau prophé-
tique contraindrait la réalité à se développer dans le chemin qu'il a tracé pour
elle. Son rôle serait plus fort, plus actif, plus divin ou démoniaque que celui
de la réalité, laquelle, n'ayant pas le choix, devrait accepter la suprématie
de l'art.
Tableaux, femmes et amours
• « La toison d'or ». Dans ce conte qui date de 1839, Théophile Gautier
imagine un jeune homme, Tiburce, déchiré entre son amour absolu et absurde
pour un tableau, et son amour relatif et raisonnable pour une jeune femme
du nom de Gretchen. Le tableau, qui est de Rubens, représente une Madeleine,
à laquelle la jeune femme ressemble étonnamment. Une situation de concur-
rence s'établit entre la femme en chair et en os, et la femme imaginée par
Scission et simulacre: les thèmes apparentés 175

le peintre. Tiburce est d'abord subjugué par la beauté de la Madeleine, mais


rencontre en Gretchen un reflet de cette beauté. Bizarrement, ici, c'est la femme
qui apparaît comme double du tableau: elle en donne une copie amoindrie,
imparfaite. La Madeleine règne sur le cœur de Tiburce, parce qu'« elle a sur
les plus belles femmes vivantes l'avantage d'être impossible 91 », ce qui empê-
che Tiburce de vraiment aimer Gretchen, bien qu'il en apprécie toutes les
qualités; son attirance pour elle est marquée par le modèle qui l'a inspirée:
« [...] il ne l'aimait pas, mais du moins elle lui rappelait son rêve [...] 92 » Un
amour impossible est donc en même temps à l'origine d'une impossibilité
d'aimer et d'une consolation par la ressemblance. Cet amour pour une femme
imaginaire participe de la nature blasphématoire de l'acte artistique. S'adres-
sant à son personnage, le narrateur lui décrit les dangers de sa chimère:
« [...] tous vos peintres et vos poètes étaient malades du même mal que vous;
ils ont voulu faire une création à part dans la création de Dieu 93. »
Gretchen, qui aime Tiburce, croit qu'il ne se lasse pas de contempler la
Madeleine de Rubens parce qu'elle lui ressemble; lorsqu'elle comprend que
c'est l'inverse, et que c'est elle-même qui a un rôle de succédané, son cœur
en est brisé : « Moi qui avais cru un instant être aimée de vous, tandis que
je n'étais qu'une doublure, une contre-épreuve de votre passion 94 ! » Le
dénouement est imprévu : en se faisant peintre, et en faisant de Gretchen son
modèle, Tiburce arrive à se libérer de sa folle passion pour la Madeleine. La
femme se pose à nouveau en original, que l'amant-peintre reproduit sur la
toile. Grâce à ce renversement, l'amour redevient possible.
• «Le portrait ovale» (1842). Dans ce conte, Edgar Poe met en scène
une autre situation de concurrence entre modèle et représentation. Mais chez
lui la compétition est plus violente que chez Gautier et se termine par un assas-
sinat pictural: l'artiste crée un portrait vivant de sa femme, qui en languit
progressivement. S'isolant complètement dans sa tâche artistique, « devenu
fou par l'ardeur de son travail », le peintre ne détourne plus les yeux de sa
toile, « même pour regarder la figure de sa femme 95 ». Il est coupable d'une
cécité qui l'empêche de voir le rapport fatal qui s'établit entre réalité et repré-
sentation : « Et il ne voulait pas voir que les couleurs qu'il étalait sur la toile
étaient tirées des joues de celle qui était assise près de lui 96. »

91. Théophile Gautier, « La toison d'or », Œuvres. Choix de romans et de contes, Paris, Robert
Laffont, « Bouquins », 1995, p. 643.
92. Ibid., p. 644.
93. Ibid., p. 645.
94. Ibid., p. 652.
95. Edgar Poe, « Le portrait ovale », Œuvres en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de
la Pléiade », 1951.
96. Ibid.
176 Visages du double

[...] pendant un momentle peintre se tint en extasedevant le tableau qu'il avait


travaillé ; mais une minute après, comme il contemplait encore, il trembla, et
il devint très pâle - et il fut frappé d'effroi; et criant d'une voix éclatante:
« En vérité, c'est la Vie elle-même! », il se retourna brusquement pour regarder
sa bien-aimée: elle était morte 97 !

La comparaison avec « La toison d'or» s'impose: dans le conte de Gau-


tier, l'art représentait soit la perte (l'amour impossible), soit le salut (la fusion
de l'idéal et du réel à travers la maîtrise de l'artiste), alors que chez Poe il
ne correspond qu'au péché qui entraîne l'homme dans un délire de puissance,
lui fait oublier la réalité et ne voir que sa propre création. Le péché consiste
précisément dans le renversement de la hiérarchie entre modèle et portrait,
dans la tentative d'affranchir l'art de son lien avec la réalité.
Le portrait comme double
Une forme de renversement entre l'art et la vie est également au cœur du roman
le plus célèbre qui fait d'un portrait un véritable double de l'homme: Le Por-
trait de Dorian Gray* (1891), d'Oscar Wilde. L'inversion se produit d'abord
entre le périssable et l'immortel (le portrait vieillit tandis que l'homme reste
jeune), mais sans aucune perte de vie pour celui qui se fige dans sa forme
parfaite. Le tableau prend sur lui la charge du temps qui passe, il vieillit à
la place de son modèle, mais il reste son portrait, même si, extérieurement,
les deux images ne coïncident plus. C'est, au contraire, le corps de Dorian
qui ne représente plus son âme. Non pas parce que l'âme vieillit: le rapport
au temps, en fait, n'est pas le seul, ni le principal lien entre le jeune homme
et le tableau. Le vieillissement se complique d'une dimension morale, le por-
trait enlaidissant au fur et à mesure que Dorian s'enfonce dans la débauche.
Le tableau devient alors l'expression adéquate d'une vie intérieure qui sem-
ble devoir nécessairement s'extérioriser. Mais alors, le portrait est-il le repré-
sentant de l'âme, qui s'oppose à un corps vidé de toute valeur représentative?
la manifestation d'une partie de la personnalité, celle qui s'adonne au péché?
l'incarnation de la conscience, qui s'oppose à la dérive dans la débauche?
Au fond, est-il l'expression du mal ou la voix du bien? Sans doute, les deux
en même temps: la conscience rappelle à l'ordre en montrant les consé-
quences du mal, parce que l'horreur du portrait détérioré rappelle implicite-
ment les souffrances éternelles auxquelles est voué le pécheur. Quand le por-
trait commence à peine à changer d'expression, Dorian Gray craint
immédiatement son regard accusateur :

Cheveux d'or, yeux d'azur, lèvres de rose, tout était là, intact. L'expression seule
s'était modifiée. Et c'était d'une cruauté atroce. Auprès de ce qu'il lisait là de

97. Ibid.
Scission et simulacre: les thèmes apparentés 177

reproche et de blâme, combien les remontrances de Basil, à propos de Sybil Vane,


avaient été anodines, combien légères et de peu d'importance! Là, son âme même,
émergeant de la toile, le dévisageait et l'appelait à son tribunal 98.

Avant que la transformation ne commence à se produire, le tableau avait


été pour Dorian un parfait miroir, un miroir complaisant et complice, qui
lui permettait de vivre en harmonie avec lui-même, de se confiner dans le
confortable cercle vicieux de sa beauté :

Un jour, par gaminerie, jouant au Narcisse, il avait baisé, ou plutôt feint de bai-
ser, ces lèvres éclatantes qui maintenant lui souriaient d'un si amer sourire. Des
matinées entières, il s'était immobilisé devant ce portrait, s'émerveillant de sa
beauté, bien près, par moments, d'en tomber amoureux 99.

Se soustrayant à ce rôle rassurant, le portrait brise l'univers narcissique.


Se refusant à faire office de miroir, le tableau se rend autonome, et immédia-
tement devient un adversaire, un ennemi mortel. Comme dans les histoires
d'ombre ou de reflet, l'image peinte accède à une dimension fantastique
lorsqu'elle acquiert son autonomie. Elle se sépare de l'homme en s'émanci-
pant de la ressemblance; mais elle se rapproche de l'humain en se soumet-
tant au devenir et à la morale. Ainsi se présente, encore une fois, le glissement
de la différence à l'identité qui est le propre de l'expérience du double; mais,
cette fois-ci, c'est une œuvre d'art qui fait fonction de miroir indiscipliné.

Art et simulacre
Dans sa biographie de Hoffmann, L'Ombre de soi-même, Pierre Péju écrit:
« L' hoffmannien est une stratégie faisant appel aux récits-reflets et aux per-
sonnages doubles dans le combat qui oppose un homme au diabolique 100. »
Le simulacre, et plus particulièrement l'automate, participe en première ligne
à ce combat analysé par Péju. Comme en toute imitation de la création, comme
en tout redoublement de l'œuvre divine, il y a dans les simulacres quelque
chose de diabolique. Le grand trompeur est aussi le grand maître des simula-
cres et des doubles: le règne du diable, c'est aussi celui de l'automatisme géné-
ralisé, c'est-à-dire la victoire de la matière, la caricature ricanante de la vie
animée par la mort manipulée (en ce sens, Raymond Roussel, dans Locus
solus, invente en quelque sorte le simulacre absolu, c'est-à-dire la vie se super-
posant à elle-même, se doublant, mais sans double : le savant Canterel anime

98. Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray (1891), trad. d'E. Jaloux et F. Frapereau, Paris,
Le Livre de Poche, 1975, p. 152.
99. Ibid., p. 153.
100. Pierre Péju, L'Ombre de soi-même, E. T.A. Hoffmann, une biographie, Paris, Phébus,
1992, p. 210.
178 Visages du double

des cadavres par décharges électriques, et ces dépouilles, artificiellement


conservées, jouent une scène de leur existence passée, qui donne l'illusion par-
faite de la vie). La peur du double, et plus précisément du double fabriqué
par une puissance extérieure, s'identifie ainsi à la crainte de la réification:
l'automate, le golem, existent sans volonté et sans âme, sans liberté. Cette
réification se traduit intérieurement par la prééminence de tout ce qui tend
dans l'individu à obéir aveuglément à des déterminations incontrôlées, ou bien
à se calcifier, à se recroqueviller sur des habitudes ou sur des positions de
défense. L'artiste, lui, s'oppose en général à l'artisan mécanicien, fabricant
d'androïdes, et au savant (toujours proche du diabolique). Lorsqu'il est vrai-
ment conscient de son rôle, il tend à produire des formes vivantes, toujours
neuves, qui contiennent sa liberté et proposent cette liberté au spectateur. L'art,
dans une conception hoffmannienne, n'a pas à reproduire. Il se perd lorsqu'il
s'adonne à la pure idolâtrie de la reproduction fétichiste, de la captation et
de l'emprisonnement d'un réel fascinateur, il se sauve dans l'exercice de la
fantaisie.

En tenant compte, d'un côté, de la scission et du simulacre, les deux


grandes séries thématiques dont nous avons essayé d'esquisser les profils, et,
de l'autre, du thème du double dont nous avons fait remarquer les attaches
puissantes avec ces thèmes apparentés, soit en termes de perspectives idéolo-
giques, soit en termes de tradition thématique, il est possible de hasarder une
hypothèse plus précise sur ce qui constitue le double, sur sa formation et son
surgissement comme thème à part entière. On s'aperçoit qu'en réalité le dou-
ble est littéralement le produit d'une superposition entre les deux autres thé-
matiques, celle de la scission et celle du simulacre. Il se situe exactement au
carrefour, à l'intersection des deux schémas: la duplicité psychologique et
l'identité physique. D'un côté, une fracture, de l'autre, un redoublement:
en associant les deux, on obtient soit une réplique qui scinde, soit une scission
qui dédouble.
Conclusion

La plupart des théories du double se préoccupent moins de son caractère


littéraire que de sa signification psychologique ou sociale. On l'aura constaté,
le double attire les ethnologues, les psychiatres, les psychanalystes et les hypno-
tiseurs. Le problème est que ces disciplines scientifiques (ou désireuses de passer
pour telles) veulent de la vérité. Or, appliquer un système psychologique à
des textes littéraires revient toujours à plaquer sur eux une grille symbolique
valable en général. Ce qui complique encore les choses, c'est que les écrivains,
dont il arrive qu'ils se tiennent un peu au courant des recherches scientifiques
et - plus encore - des sciences occultes, finissent, pour certains, par faire
ce qu'on leur demande, c'est-à-dire du symbole préfabriqué. Tous les récits
de doubles n'échappent pas à ce défaut (voir Le Golem*). Pourtant, s'il y
a bien une chose que le double devait nous apprendre sur les thèmes littéraires,
c'est l'impossibilité d'y voir des symboles à valeur fixe. Les formes de doubles
sont si multiples qu'il apparaît vite illusoire de chercher à assigner un sens
déterminé à chacune d'entre elles. Celui qui perd son ombre, ou qui supprime
son double, se sépare-t-il d'une part essentielle de lui-même? Se libère-t-il
d'une obsession dangereuse? Le double est-il du côté du désir ou de la loi?
du conscient ou de l'inconscient? de l'apparence extérieure ou de la réalité
psychique? Toutes les configurations sont possibles.
Se figurer le double comme un moment dialectique, une épreuve, une
figure initiatique, et par conséquent comme un nœud de contradictions qui
doivent être affrontées et résolues au risque de l'intégrité psychique, permet
sans doute de réduire certaines de ces difficultés, mais en aucun cas de limiter
l'extension considérable des significations possibles du double. En outre, le
large développement de ce thème à partir du romantisme et sa persistance
au xx' siècle font qu'il appartient par excellence à la modernité. Or - même
si ce n'est ni partout, ni toujours -, la littérature moderne rompt avec le
symbolisme. Si l'on peut se permettre de faire une lecture symbolique à peu
près convaincante de l'ombre dans Peter Schlemihl* (et encore), une telle
180 Visages du double

interprétation devient nettement plus délicate avec les doubles kafkaïens. La


modernité nous a appris que le texte ne pouvait pas être tout bonnement
considéré comme un tableau, une représentation plus ou moins cryptée de
la réalité, mais qu'il obéissait, dans une certaine mesure, à des règles autonomes
de fonctionnement. Dès lors, il devient difficile d'admettre sans discussion
que des recherches anthropologiques (sur les jumeaux, les superstitions liées
au reflet, etc.), des interprétations mythologiques puissent se prolonger sans
transition par une lecture des textes modernes où apparaissent des doubles.
De ce point de vue, on ne peut placer sur le même pied un conte populaire
et une nouvelle de Henry James. D'ailleurs, quel type d'interprétation symbo-
lique pourrait-on bien faire de textes tels que Un, personne et cent mille de
Pirandello, où le commentaire philosophique est déjà abondamment fourni
par le personnage du roman ? Où est le symbole dans « Le thème du traître
et du héros » de Borges ?
Inversement, la tentation est grande, à propos du double, de verser dans
un certain formalisme, lequel a fait des ravages parmi les épigones de la cri-
tique contemporaine. Voilà la bonne vieille spécularité qui, brave fille, se prête
à peu près à tous les arrangements. « La littérature et son double» ferait un
titre passable pour conclure sur l'idée que le texte se reflète lui-même, et que
les doubles qui le hantent viennent lui redire qu'il ne se nourrit que de sa pro-
pre substance. Pourtant, là encore, les effets de miroir séduisent incontesta-
blement l'écrivain, à la fois comme jeu formel, manière de briller, à la façon
d'Aragon dans La Mise à mort (car le brio joue de la circularité, des effets
de ressemblance et de dédoublement), et comme instrument de domination:
plus le texte se dédouble, plus il gagne en autarcie, plus il se rapproche du
statut d'univers à part entière.
Tel est le problème : il semble abusif de nier tout à fait que les histoires
de doubles racontent une expérience intérieure fondamentale, laquelle engage
l'homme avec l'écrivain (et tous les hommes avec cet homme). Mais s'il est
très facile de les identifier, il est aussi très facile de les séparer: c'est la façon
dont ils se joignent qui s'avère délicate à établir. En même temps, on ne peut
se contenter de promener sur le corps du texte les lunettes du savant qui décèle
les symptômes de la maladie sans voir qu'il y a quelqu'un devant lui; problème
qui ressemble à celui même du double: « Je suis unique, dit l'apparition,
et pourtant je suis plusieurs, je m'appartiens et ne m'appartiens pas. » On
pourrait se contenter de résoudre la question en disant que le double renvoie
tout bonnement, à chaque fois, à son contexte. Non qu'une telle affirmation
soit fausse, mais elle ne nous avance à rien. On sent, intuitivement, qu'un
rapport essentiel lie le thème du double aux problèmes de la littérature
moderne, qu'il ne s'agit pas seulement en lui de la figure qui se tient aux
portes de l'épreuve initiatique et de la réalisation du Soi, pas seulement
non plus d'un simple portemanteau pour accrocher des réseaux de sens
contextuels.
Conclusion 181

Le double se présente comme une sorte de tautologie. En se manifes-


tant, il affirme l'identité du sujet, et en même temps, curieusement, cette affir-
mation paraît lui enlever tout contenu, comme si montrer l'être impliquait
qu'on le détruise en même temps. Celui qui voit son double voit se confirmer,
devant lui, son existence, et éprouve en même temps une sorte d'angoissant
sentiment de dépossession : le double est cet autre qui attire à lui l'identité
pour l'escamoter dans l'instant même de son apparition. C'est là son côté
satanique: il reprend ce qu'il donne au moment même où il le donne. On
retrouve là l'essentiel de l'analyse de Clément Rosset dans Le Réel et son dou-
ble. Disons alors que le double pourrait ainsi apparaître comme une sorte
de métaphore du langage. Nommer, c'est à la fois faire surgir un être et l'arra-
cher à lui-même, l'ouvrir à la multiplicité des sens et des figures. Le langage
peut tenter de s'enfermer dans la circularité de la tautologie et dire qu'un chat
est un chat, ce qui constitue une manière de faire apparaître un double, de
chaque côté du miroir de la copule. Mais Maurice Blanchot fait remarquer
dans La Part du feu que l'affirmation tautologique faisait surgir, comme une
ombre portée du langage, tout ce en quoi justement un chat n'est pas un chat.
Plus qu'il ne fait peur, le double attire, suscite une sorte de vertige (c'est-
à-dire de fascination angoissée), de même que l'affirmation de l'être, la tau-
tologie, la répétition fascine. Je reste figé devant le moi qui n'est pas moi,
collé devant le miroir, comme si mon immobilité pouvait me faire acquérir
la fixité et la consistance de l'être. Illusion: personne n'adhère complètement
à soi, sous peine de n'être qu'une chose, et donc « Je ne suis pas ce que je
suis ». Mais il y a autre chose, qui tient à cette alliance, dans l'étrange appa-
rition, d'être et de non-être, de positif et de négatif. Si tout ce que je suis,
pauvrement, partiellement, si tout ce petit bazar psychologique, qui me paraît
d'autant plus dérisoire que ce n'est pas moi, prenait force, nécessité au sein
même de la dépossession ? Si cet écart par rapport à moi-même, ce vide inté-
rieur qui m'empêche d'être devenait au contraire le principe, le creuset de
l'être?
Dans L 'Homme sans qualités de Robert Musil, Ulrich et sa sœur Agathe,
au cours de leurs conversations, envisagent la possibilité d'être à la fois deux
et un, et examinent la signification de l'être double à travers tous ses aspects.
Il ne s'agit d'abord que de dualité sexuelle. Le désir, pour Ulrich, se réduit
au désir de soi sous le masque de la différence :

Autant qu'au mythe de l'être partagé, nous pourrions penser à Pygmalion, à


l'Hermaphrodite, à Isis et Osiris: c'est la même chose sous des formes différentes.
Ce désir d'un double de l'autre sexe est aussi vieux que l'homme. Il cherche
l'amour d'un être qui nous ressemble absolument tout en étant un autre, d'une
créature magique qui soit nous tout en restant une créature magique possédant
l'avantage, sur toutes nos imaginations, d'une existence autonome. D'innom-
brables fois déjà, nourri du fluide de l'amour qui circule, insoucieux des limita-
182 Visages du double

tions du monde physique, entre deuxcréatures à la fois semblables et différentes,


ce rêveest monté, en une solitaire alchimie, de l'alambic du cerveau humain [...].
Lesgrandes, lesimplacables passions amoureuses sont toutes liées au fait qu'un
être s'imagine voir son moi le plus secretl'épier derrière le rideau des yeux d'un
autre 1.

Agathe étend l'idée au rêve:

[...] quand on dort, c'est aussi comme ça ! Quelquefois, on se voit changé en


autre chose. On se rencontresousla forme d'un homme, et on est meilleure pour
cet homme qu'on ne l'a jamais été pour soi. Tu me diras sans doute que ce sont
des rêves érotiques; il me semble que cela remonte plus haut 2.

L'image aussi se ressent de cette séduction, selon Ulrich, puisque « dans


toute métaphore même, subsiste un peu de la magie d'être à la fois semblable
et différent 3 ». Ce qu'évoquent Ulrich et Agathe, c'est l'inverse du double
tel que nous l'avons évoqué. Pour eux, l'effet « magique» vient de ce que
l'on se reconnaît à travers une enveloppe différente, alors que le double
correspond plutôt à l'effroi de voir un être en tous points semblable à soi
à l'extérieur de soi. Mais cet effroi ressemble à un désir, celui de s'absenter
de soi, d'être ce qui nous est étranger, comme si en nous, le plus gênant, le
plus destructeur, c'était notre propre présence. Le double, en incarnant d'un
coup l'angoisse de la dépossession, fait surgir aussi comme en un miroir la
double possibilité symétriquement inverse: d'une part celle d'un moi magni-
fié par son étrangeté à lui-même, exalté dans la néantisation si l'on peut dire,
et d'autre part celle de tout ce que je ne suis pas qui deviendrait moi, bref
d'un « Je suis ce que je ne suis pas ». Le double en me singeant me vide de
moi-même, m'emmène dans l'obscurité où je me perds, mais où je peux aussi
trouver la possibilité de devenir l'autre.
Cette possibilité, c'est précisément celle que la littérature s'attache à réa-
liser dans le langage. D'un côté, elle demeure fascinée par ce que l'on pourrait
appeler 1'« effet double », Comme le double affirme d'abord « Je suis ce que
je suis », une quantité de formes et de figures liées au redoublement - répé-
titions rythmiques, sonores, formules qui tournent en rond, histoires qui
n'avancent pas et reviennent sur elles-mêmes, ressemblances entre
personnages - témoignent de cette difficulté à s'arracher à la tautologie
primitive. Quelque chose pousse le texte à redire, le retient dans la gluante
similitude. En outre, comme le double dit aussi « Je ne suis pas ce que je
suis », ces textes paraissent toujours tirés en arrière par une nostalgie du

1. Robert Musil, L 'Homme sans qualités (1930-1932), Paris, Seuil, « Points »,1. II, 1995, p. 285.
2. Ibid., p. 286.
3. Ibid.
Conclusion 183

silence, qui s'entend dans leur bavardage et leur bégaiement; en même temps,
dans cette redite, quelque chose d'autre finit par se profiler, le saut ontolo-
gique où la négativité accomplie deviendrait la matrice du positif. Ces figures
s'inscrivent avec une particulière netteté chez Kafka, Beckett et Robbe-Grillet.
Mais le double constitue aussi une épreuve à franchir, il invite au dépas-
sement de ce stade de suspension dans le vertige de l'être-non être. Le texte
permet de viser cet horizon ontologique où je deviens un autre, il emmène
l'écrivain, et avec lui le lecteur, vers ce point imaginaire d'une altérité radi-
cale en laquelle l'identité s'accomplirait. L'ironie, le jeu verbal, les égarements
dans lesquels nous plongent les artifices de la narration, les différences que
font apparaître les structures répétitives constituent autant de moyens d'en
approcher, de tenter de la réaliser. Bref, le texte littéraire, et singulièrement
- mais pas seulement - le texte moderne, met en jeu des stratégies de varia-
tions et de métamorphoses, toute une mise en scène de travestissement, toute
une machinerie rythmique qui constitue comme le théâtre de l'être et qui, en
même temps, tend à dépasser le stade de l'illusion, ou plutôt à faire comme
si l'illusion était aussi la réalisation. Si l'identité, comme Proust ne cesse de
le répéter tout au long de son œuvre, ne peut nous parvenir qu'à travers le
prisme de la différence (par un signe, une métaphore, une métamorphose),
il ne s'agit pas seulement de langage et de transcription, il ne s'agit pas seule-
ment de connaissance.
Clément Rosset reproche au double d'incarner l'asservissement de la per-
sonne à l'image, d'incarner le refus de la vie, la négation de tout ce qui est
au profit de l'autre. Au fond, sa démarche relève d'un anti-intellectualisme
radical: seule compte l'expérience, la chose lorsqu'elle apparaît; et alors il
n'y a plus qu'à se taire. Il stigmatise aussi l'attitude de ceux qui jouent à être
quelqu'un d'autre qu'eux-mêmes, se créent un double à usage public et ne
réussissent ainsi qu'à s'enfermer en eux-mêmes, ou plutôt - faudrait-il dire
- dans leur désir vide d'être un autre. La littérature selon Proust (et selon
Hoffmann) représente exactement ce que Rosset reproche au dédoublement,
mais pour ainsi dire retourné, mis à l'envers. La conception proustienne de
la création repose sur l'idée que la vie n'est pas la vie. Le vécu ne nous donne
pas l'expérience réelle, il affadit, disperse, dissimule la substance du réel.
Atteindre, non la chose même - ce qui n'a guère de sens - mais la vérité
pour soi du réel, implique, quoi qu'en dise Rosset, détours et dédoublements.
On vit toujours la deuxième fois, on vit lorsqu'on revit, c'est-à-dire lorsque
l'on crée les conditions de la synthèse entre l'objectif et le subjectif, lorsque
l'on parvient à digérer l'expérience, à en dégager le sens qui en est aussi la
pleine charge émotionnelle. Non par l'intellect, mais par la recréation. La
littérature devient chez Proust l'appropriation du monde dans son redou-
blement.
Ce ne sont pas seulement les choses qui exigent d'être doublées pour que
nous les rencontrions vraiment, c'est nous-mêmes. Rosset a raison de s'élever
184 Visages du double

contre ceux qui cherchent une identité factice, qui veulent faire l'ange et font
la bête. Mais il y a chez l'individu un détour du factice et de l'inauthentique
qui est aussi l'apprentissage de sa vérité. L'acteur qui veut être vrai doit faire
semblant. Cela signifie qu'il n'a pas à traduire une hypothétique vérité de
son personnage ou de sa personne ; il serait exécrable. Il lui faut détacher
de lui les significations toutes faites, les rendre disponibles, les placer en orbite
si l'on veut, de manière à pouvoir les faire jouer. Le double qu'il devient alors
n'est ni lui ni son personnage, mais un individu où les deux s'éclairent l'un
par l'autre et se complètent. Le sens, dans le théâtre, n'est pas transcrit, mais
dynamisé. Proust s'avance sous le masque de Marcel, qui n'est ni lui, ni un
autre, mais le corps scénique de leur double vérité. Hoffmann lie le travail
de l'acteur à celui de l'écrivain. Il ne s'agit pas de tromper, de faire croire
que l'on est ce que l'on n'est pas, mais bien, là encore, de suspendre croyances
et certitudes pour faire advenir quelque chose. Comme la fantaisie scénique,
la fantaisie littéraire détache de soi, de cette adhérence et de cette préservation
avare de soi qui est la mort de toute signification. Jouer ce que l'on est, c'est
le mettre enjeu, le soumettre au risque de la transformation, le dominer. Jouer
à l'autre, c'est déjà se l'approprier, comme en tournant autour, en en faisant
miroiter les diverses facettes et agir les divers mécanismes, sans en être
prisonnier. C'est aussi pourquoi il n'y a peut-être pas de véritable écrivain
tout à fait dépourvu d'humour. Il s'agit de laisser parler toutes les voix, dirait
Jung, d'apprendre à se parler, le se impliquant toutes sortes d'êtres et de
personnes.
Aragon raconte, au début de Je n'ai jamais appris à écrire, ou les inci-
pit, comment il s'est mis à écrire pour un autre lui-même, un « compagnon
imaginaire », qui le lirait: la projection individuelle correspond à la projec-
tion du sens, qui ne se situe pas avant, mais après la fantaisie littéraire; le
détenteur du secret, ce n'est pas moi, mais l'autre, le destinataire, ce que je
deviens, le lecteur :

Je jouais aux secrets, voilà ce que personne ne pouvait savoir. Et c'était un jeu
qui m'enflammait, d'abord parce qu'il me forçait à avoir des secrets. Puis à leur
donner forme, comme si j'avais un correspondant, un ami, qui seul pouvait les
comprendre, mes grifouillis. Qui, seul, aurait pu me répondre, par ce même
moyen. Enfin, c'est pour cet ami-là que je me mis à faire des progrès dans l'art
de tracer des signes, que je montrais aux miroirs, où un autre moi-même faisait
semblant de les lire. [... ] J'avais commencé d'écrire, et cela pour fixer les
« secrets» que j'aurais pu oublier. Et même plus que pour les fixer, pour les
susciter, pour provoquer des secrets à écrire 4.

4. Louis Aragon, Je n'ai jamais appris à écrire, ou les incipit, Genève-Paris, Skira, Flamma-
rion, 1969, pp. 8-9.
Conclusion 185

Dans le texte littéraire, il s'agit bien de se détourner de la réalité et de


jouer à l'autre, mais pour faire retour. Le filtre de l'altérité est le plan sur
lequel se rencontrent la chose et ma conscience, il faut que le monde me
paraisse masqué pour que je puisse m'unir à lui. Le double est celui que le
texte me fait devenir, cet être imaginaire qui plonge et se mêle intimement
à la substance des choses, qui fait l'expérience de la profondeur, mais être
imaginaire dont la rencontre modifie aussi l'être réel. Il représente la dimen-
sion initiatique du travail esthétique, le lien entre le langage comme pure forme
et l'appropriation individuée, différenciée du sens.
-------------------------------------------,
Notices des œuvres

Ces notices n'ont pas pour objet de proposer une analyse détaillée des textes, mais
de présenter le cadre narratif dans lequel apparaissent les figures variées du double.
On y trouvera les récits le plus souvent cités dans les différents chapitres de ce livre
et d'autres œuvres d'importance. En ce qui concerne les textes déjà amplement résumés,
nous n'avons pas jugé nécessaire de leur consacrer une notice.

« Abenhacan el Bokhari mort dans son labyrinthe », voir « Borges et moi ».

« L'âme double », Jean Richepin, in Le Coin des fous. Histoires horribles, Paris,
Flammarion, 1921 ; « L'héautophage », in Contes de la décadence romaine (1898),
Paris, Séguier, 1994.
Le double constitue un thème obsessionnel chez Richepin. On en trouve un exemple
dans les Contes de la décadence romaine, recueil où grouillent les monstres et les ano-
malies, chargés de distraire des Romains blasés, friands de spectacles nouveaux, de
bizarreries inédites. L'un de ces monstres est décrit dans le conte intitulé « L'héauto-
phage ». L'héautophage est un magicien, prétendument descendant des Atlantes. Au
cours d'une séance privée, il fait apparaître son double, lequel absorbe l'original, ne
laissant à sa place qu'un cadavre en putréfaction.
Mais c'est dans son dernier recueil, Le Coin des fous, que le double est le plus
présent. On y trouve l'histoire d'un homme obsédé par le souvenir du plaisir extraor-
dinaire que lui ont procuré les massages pratiqués par deux monstres simiesques ren-
contrés dans le Sahara, deux êtres mi-hommes mi-femmes, négroïdes, absolument
semblables (« Fezzan ») ; celle de deux vieilles bigotes quasiment identiques, un peu
effrayantes, dont la véritable identité n'est révélée que par leur épitaphe: elles
s'appellent Jules et Fernand, et ont vécu toute leur vie dans une « union parfaite»
(« Les sœurs Moche »), « L'âme double» se présente comme l'étude d'un cas psychia-
trique de personnalité dissociée. En effet, le personnage principal est doté d'une double
personnalité et a deux vies qui alternent tous les deux ans (dans cette nouvelle, Riche-
pin pousse jusqu'à la caricature la formalisation binaire) : une vie anglaise et une vie
française. L'Anglais en lui ignore totalement ce qu'a fait le Français, et réciproque-
ment; il emploie évidemment l'une ou l'autre langue dans ses différentes vies. Deux
188 Visages du double

psychiatres le soignent, un Français et un Anglais, mais l'Anglais commet l'erreur


de lui révéler la vérité sur son état. Déchiré par ce dédoublement, le malheureux
ne sait plus qui il est et ne parvient plus à assumer vraiment ni l'une ni l'autre de
ses deux personnalités. Il se suicide au grand regret du médecin français qui, en bon
matérialiste, aurait bien voulu le disséquer pour voir s'il n'était pas pourvu de deux
cerveaux.
L'humour noir de Richepin joue de la caricature et de la physiologisation pous-
sée du problème du double. Cet humour n'est pas incompatible avec la fascination.
Le double incarne l'attirance pour l'impur, l'interlope, le mêlé, comme si Richepin
cherchait à représenter le mystère du même-autre, mystère qui résiste au traitement
violent auquel il le soumet.

« L'autre », voir « Borges et moi ».

« Les aventures de la nuit de la Saint-Sylvestre» (« Die Abenteuer der Sylvestemacht »,


in Fantasiestücke in Callot's Manier, 1813-1815), E.T.A. Hoffmann, in Intégrale des
contes et des récits, sous la direction d'Albert Béguin et Madeleine Laval, vol. II,
Fantaisies dans la manière de Callot, Paris, Phébus, 1979.
Le narrateur, appelé « le voyageur enthousiaste» par le « rédacteur» du recueil,
fait le récit de ce qu'il a vécu pendant une nuit de la Saint-Sylvestre. Invité chez un
conseiller à la cour de justice, il revoit Giulia, une femme qu'il a autrefois passionné-
ment aimée. Cette rencontre le bouleverse, non seulement parce qu'elle fait remonter
à la surface de son esprit des souvenirs et des sentiments non éteints, mais aussi
parce que Giulia lui paraît changée. Par moments, elle lui rappelle des figures
féminines vues dans des tableaux de maîtres, plus que la femme qu'il a connue.
Giulia fait boire une boisson enivrante au narrateur, qui se livre à des déclarations
d'amour accueillies favorablement. Mais la conversation est interrompue par l'arri-
vée d'un horrible mari, qui arrache la belle à son amant. Le narrateur quitte la soirée
et échoue dans un cabaret. Là, il fait la rencontre d'un homme de haute taille,
qui souffre parce qu'il n'a pas d'ombre (c'est le personnage de Chamisso, Peter
Schlemihl), et d'un petit homme, qui a honte de ne pas avoir de reflet dans les miroirs.
Ce dernier personnage arbore une physionomie changeante : tantôt jeune et beau, tantôt
vieux et hideux. Ne pouvant pas rentrer chez lui, le narrateur va coucher à l'hôtel.
On lui donne par mégarde la chambre où se trouve déjà l'homme sans reflet, qui
semble connaître une Giulia ou Giulietta, lui livre son secret et fait le récit de sa
mésaventure.
Erasmus Spikher - c'est son nom - a quitté l'Allemagne pour un séjour en Ita-
lie. À Florence, lors d'un banquet de jeunes Allemands avec des Italiennes, il est frappé
par la beauté de Giulietta, dont il tombe immédiatement amoureux. Or Erasmus a
femme et enfant en Allemagne. Douée d'un charme surnaturel, Giulietta subjugue
son amant, malgré les sentiments de culpabilité de celui-ci. Elle est mystérieusement
liée à un personnage diabolique, Dappertutto, qui obsède Erasmus. Par jalousie,
Erasmus tue un rival: il est alors contraint de quitter le pays et fait ses adieux à
Giulietta. Celle-ci, au désespoir, lui demande de lui laisser son reflet, qui le rempla-
cera en son absence. Dès qu'Erasmus exprime son consentement à ce désir, le reflet
se détache du miroir et se meut indépendamment de lui.
Notices des œuvres 189

Rentré en Allemagne, l'homme sans reflet se sent rejeté à cause de son anomalie,
et sa femme elle-même, lorsqu'elle s'en aperçoit, ne veut plus de lui. Dappertutto
réapparaît et propose un pacte à Erasmus : il lui livrera définitivement Giulietta à con-
dition qu'il se débarrasse de sa famille en empoisonnant sa femme et son enfant. Dans
la scène finale, Erasmus manque de céder à la tentation, mais il est sauvé par l'inter-
vention de sa femme. Giulietta montre alors son vrai visage, celui d'une créature dia-
bolique. Erasmus a évité le pire, mais ne peut plus vivre avec sa femme : il est condamné
à une vie d'errance.

« Axolotl », « La lointaine », « La nuit face au ciel », Julio Cortazar, in Les Armes


secrètes (Las Armas secretas, 1964), Paris, Gallimard, « Folio », 1977 (trad. Laure
Guille-Bataillon).
Trois récits des Armes secrètes concernent directement le thème du double: « Axo-
lotl », « La nuit face au ciel» et « La lointaine ». Ces trois nouvelles ont en commun
de partir du même principe paradoxal de dédoublement: les doubles y appartiennent
à chaque fois à des mondes extrêmement éloignés, et le récit exploite le paradoxe de
cette identité plus forte que la différence apparente. Les doubles sont: dans « Axo-
lotl », un être humain et une sorte de batracien; dans « La nuit face au ciel », un
motard du monde contemporain et une victime des anciens Aztèques ; dans « La loin-
taine », une jeune et riche bourgeoise sud-américaine et une misérable mendiante hon-
groise. Dans chacun de ces textes, Cortazar, l'écrivain argentin, met en scène son propre
dédoublement.
Ces trois nouvelles obéissent également au procédé qu'affectionne Cortazar et
que l'on pourrait appeler « principe du ruban de Moebius » : le récit nous fait aller
d'une face à la face opposée sans que la jointure soit sensible; chaque face se pour-
suit en l'autre et, en réalité, il n'yen a qu'une. Autrement dit, alors que tout semble
le préparer, le véritable renversement du récit ne consiste pas en ce que le personnage
auquel le lecteur s'identifie - celui qui est proche de lui - devient l'autre, le mons-
tre, l'étranger (l'axolotl, le prisonnier précolombien, la mendiante) ; au moment où
l'on croit que l'échange se produit, on s'aperçoit qu'il a déjà eu lieu.
La chute est un renversement de point de vue, une substitution de regard; on
réalise que c'est l'autre qui raconte, qui rêve, qui voit. Ainsi, dans « Axolotl », le
narrateur est l'axolotl qui se souvient, alors qu'il était un homme, d'avoir contemplé
des axolotls jusqu'à en devenir un lui-même. On croyait contempler des axolotls dans
l'aquarium, alors qu'on voit l'homme depuis l'aquarium. L'homme est celui qui écrira
l'histoire, conclut le batracien narrateur. L'écrivain est-il un batracien dans la peau
d'un homme? La nouvelle ouvre un vertige en spirale, où les identités paraissent
s'échanger sans fin.
Dans « La nuit face au ciel », le motard accidenté, qui se figure dans ses rêves
être une victime sacrifiée par les Aztèques, n'est en fait que le cauchemar de cette
victime. Dans « La lointaine », Alina Reyes rencontre son double sur un pont de Buda-
pest, et cette rencontre attendue comme un événement s'avère un non-événement:
celle qui repart est-elle la mendiante devenue Alina Reyes, et celle qui reste avec son
angoisse Alina dans la peau de la mendiante? La mendiante est-elle le désir de
souffrance d'Alina concrétisé et construit par elle, ou une réalité extérieure qui s'est
imposée? Si tout a changé d'un coup, c'est aussi comme si rien n'avait changé, et
les deux repartent dans leur monde.
190 Visages du double

Chez Cortazar, le double est d'abord à considérer comme un instrument d'optique


manipulé par le récit plutôt que comme une réalité en soi. Il permet d'ébranler
toute certitude quant à l'origine, toute assurance dans l'être. La seule réalité, au
terme de l'épreuve par le double, demeure cette attente angoissée au fond du jeu des
identités.

« Borges et moi» et autres textes de Jorge Luis Borges: « Les ruines circulaires »,
« La forme de l'épée », « La mort et la boussole », in Fictions (Ficciones, 1944), Paris,
Gallimard, « Folio », 1986 (trad. P. Verdevoye, N. Ibarra, R. Caillois) ; « Abenhacan
el Bokhari mort dans son labyrinthe », in L'Aleph (El Aleph, 1949), Paris, Gallimard,
« L'Imaginaire », 1978 (trad. R. Caillois et R.L.F. Durand) ; « Borges et moi »,
« Everything and nothing », in L'Auteur et autres textes (El Hacedor, 1960), Paris,
Gallimard, « L'Imaginaire », 1982 (trad. R. Caillois) ; « L'autre », in Le Livre de
sable (El Libro de arena, 1975), Paris, Gallimard, « Du monde entier », 1978 (trad.
F.-M. Rosset) ; « 25 août 1983 » (1993), Le Double, monographie de la Revue fran-
çaise de psychanalyse, Paris, PUF, 1995 (trad. J.-P. Bernès).

On ne peut réduire à un seul texte l'un des thèmes les plus obsédants de l'œuvre
de Borges. Prenons « l'autre» comme titre générique du dédoublement dans son
œuvre; car tout est double chez lui, parfois d'une manière ostensible comme dans
« L'autre », parfois de façon plus allusive ou plus secrète.
Dans Fictions, par exemple, le double prend des formes extrêmement diverses:
celui que l'on croit être un héros de l'indépendance irlandaise est en fait un traître
qui accepte que son exécution soit déguisée en mort héroïque (« Thème du traître et
du héros »). Variante: un ancien combattant indépendantiste irlandais raconte au
narrateur l'histoire de Moon, un partisan insupportablement doctrinaire et lâche:
« [... ] cet homme apeuré me faisait honte comme si c'était moi le lâche et non Vincent
Moon. Ce que fait un homme, c'est comme si tous les hommes le faisaient» (p. 123),
dit-il. Moon finit par le vendre aux Anglais, et l'ancien combattant par avouer qu'il
est Moon. Un écrivain symboliste français entreprend de réécrire Don Quichotte mot
à mot (« Pierre Ménard, auteur du Quichotte »). Un mage rêve un être semblable à
lui et invoque le dieu du feu pour lui donner vie et réalité. Cet être est invulnérable
au feu. Un incendie se déclare et, indemne au milieu des flammes, le mage comprend
qu'il est le rêve de quelqu'un d'autre (« Les ruines circulaires »). Un théologien émet
l'idée que le véritable sauveur était Judas, et non le Christ, car Judas s'est sacrifié
jusqu'à endosser l'infamie (« Trois versions de Judas »). Il faudrait aussi évoquer la
maison double de Triste-Le-Roy dans « La mort et la boussole» et l'agonie de Red
Scharlach obsédé par les doubles: « [... ] j'en arrivai à prendre mon corps en abomi-
nation. J'en arrivai à sentir que deux yeux, deux mains, deux poumons sont aussi mons-
trueux que deux visages (p. 144). »
On pourrait faire un relevé semblable pour les autres recueils de Borges. Des récits
qui paraissent très différents, et ne concerner que de très loin le thème du double,
sont pourtant habités par la même idée obsédante : les choses a priori les plus oppo-
sées sont en réalité identiques: Judas est le sauveur, le créateur est le créé, le traître
est le héros, etc. Ce qui se profile à travers l'identité, morale, ontologique, de deux
opposés, de deux différences absolues, c'est celle de toute la série des différences inter-
médiaires : si l'un est l'autre, les deux sont aussi tout le monde.
Notices des œuvres 191

Dans le monde de Borges, il n'existe pas d'origine qui fonderait les différences:
dans « Les ruines circulaires », le fait que le rêveur soit rêvé suggère l'idée d'un regressus
ad infinitum, d'un univers fait d'un emboîtement sans fin de songes. Autrement dit,
chez Borges, le dédoublement serait une manière économique de suggérer une
identité généralisée que, par ailleurs, toute son œuvre affirme surabondamment:
un écrivain est tous les écrivains, un homme est tous les hommes, l'alphabet contient
tous les livres et toutes leurs significations, etc. Le paradoxe, ici, c'est que « L'autre»
ou « 25 août 1983 » semblent dire exactement le contraire, un peu à la manière de
« Deux visages dans une conque" » de Papini : le vieux Borges rencontre son double
plus jeune, et il constate qu'ils n'ont plus grand-chose à se dire. Comment, alors,
concilier l'idée que quelqu'un est tout le monde, et celle qu'on ne coïncide jamais avec
soi-même?
Le court texte intitulé « Borges et moi », dans L'Auteur et autres textes, déve-
loppe cette non-coïncidence non plus seulement sur le plan chronologique, mais dans
l'absolu, illustrant la formule de Iago dans Othello, qui pourrait résumer aussi l'onto-
logie de L'Être et le Néant: « Je ne suis pas ce que je suis. »Cette formule est d'ail-
leurs reprise dans un texte, « Everything and nothing », qui est à peu près l'équivalent
de « Borges et moi », mais où le il qui désigne Shakespeare se substitue au je qui fait
parler Borges. L'argument, donc, est le suivant: Borges, Shakespeare, sont l'autre
de je. Ils n'existent que pour les autres. « Il n'y avait personne en lui », « un peu
de froid », « un rêve que personne ne rêvait », tel était Shakespeare, qui s'entraîna
toute sa vie « à simuler qu'il était quelqu'un» (p. 89). « C'est à l'autre, à Borges,
que les choses arrivent », lui qui a la « manie perverse de tout falsifier et exagérer»
(p. 103), voilà pour les relations entre Borges et son double homonyme. D'une cer-
taine façon, cette différence intérieure entre soi et soi, que l'on pourrait formuler en
disant: « Ce qui nous constitue n'est que le double de ce que nous sommes, qui n'est
rien », rejoint l'identité extérieure entre toutes les formes et tous les degrés de l'être.
C'est parce que nous ne sommes rien que nous pouvons prendre toutes les formes,
endosser toutes les dépouilles, tenir tous les discours. Le dédoublement implique le
peu d'existence de la réalité: nous vivons de songes, de mots et de légendes. « L'autre
tigre », le vrai, est hors de notre portée. À chaque fois que nous en parlons, il nous
échappe, et c'est toujours l'autre tigre qui est le bon. Le regressus ad infinitum est
la structure métaphysique de notre irréalité. Nous construisons une infinité de dou-
bles parce que l'unique nous fait défaut.
A priori, un tel système a quelque chose de mélancolique. Il ressemble à la vision
du monde d'un vieux bibliothécaire pour qui l'infini bavardage du savoir, le bruisse-
ment des discours finissent par ne former qu'un bourdonnement étal, dépourvu de
consistance et de signification. Tout ressemble à tout, tout est le double de tout, tout
se dissout dans l'irréalité: « Moi non plus, je ne suis pas », dit la voix de Dieu à
Shakespeare mourant: « J'ai rêvé le monde comme tu as rêvé ton œuvre, William
Shakespeare, et parmi les apparences de mon rêve, il y a toi, qui, comme moi, es mul-
tiple et, comme moi, personne (p. 93). » Cependant, ultime paradoxe, borgésien, ce
rien qu'est un être, ce double vide qui nous fonde, ce froid et cette indifférence pro-
duisent une différence absolue, un univers unique composé de détails insignifiants,
mais d'une saveur semblable à nulle autre: « [... ] une infinité de choses meurent dans
chaque agonie [... ]. Qu'est-ce qui mourra avec moi, quand je mourrai? Quelle forme
pathétique ou insignifiante perdra le monde? La voix de Macedonio Fernandez, l'image
192 Visages du double

d'un cheval roux dans le terrain vague entre Serrano et Charcas, une barre de soufre
dans le tiroir d'un bureau d'acajou? » (p. 67.)
Le double, chez Borges, est la figure qui assure ce lien impossible entre la non-
différence des constructions métaphysiques, culturelles et morales qui se reflètent indé-
finiment les unes dans les autres, chaque individu contenant l'univers, et la face inversée
de ce miroir, l'univers entier en chaque individu, devenu différence absolue, comme
si le sens était l'autre figure, le double symétrique du non-sens. Le génie, le grand
écrivain redouble encore ce système paradoxal, puisqu'il affirme sa différence en deve-
nant tout le monde, et qu'il fait du sens avec le non-sens: « Shakespeare ressemblait
à tous les hommes, sauf pour le fait de ressembler à tous les hommes 1. »

Le Cas étrange du Dr. Jekyll et de M. Hyde (The Strange Case of Dr. Jekyll and
Mr. Hyde, 1885), Robert Louis Stevenson, UGE, « 10/18 », 1976 (trad. Théo Varlet),
et Flammarion, « GF », 1994 (nous citons d'après cette dernière édition).
Le notaire Utterson apprend que son vieil ami Henry Jekyll, un médecin célèbre
et estimé, a protégé un mystérieux et horrible personnage, Edward Hyde, lorsque celui-ci
s'est rendu coupable d'une inexplicable agression contre une fillette. Quelque temps
avant, Jekyll avait confié au notaire son testament, qui prévoyait que tous ses biens
appartiendraient à Hyde après sa mort ou sa disparition. Hyde possède la clé d'une
porte qui donne accès au laboratoire de Jekyll, dans un corps de logis qu'une cour
sépare de la maison du docteur. Utterson guette Hyde devant cette porte et finit par
le rencontrer : son visage lui donne l'impression d'une difformité indéfinissable et pro-
voque en lui une profonde répugnance. Hyde, devant témoins, commet un crime:
il tue un vieil homme, Sir Danvers Carew, qui l'avait simplement abordé dans la rue
pour lui demander un renseignement. Lorsque Utterson revoit Jekyll, celui-ci semble
malade et profondément bouleversé: il lui annonce que toute relation est brisée entre
lui et Hyde, qui a disparu à jamais. Le Dr Lanyon, un ami d'Utterson et de Jekyli,
apprend le secret de ce dernier ; il en est traumatisé au point de ne plus vouloir le
rencontrer, et de mourir peu de semaines après : il laisse au notaire une lettre, qui
ne doit être ouverte qu'après la mort de Jekyll.
Le Dr Jekyll s'enferme dans son laboratoire, refuse de voir qui que ce soit, comme si
lui aussi attendait la mort. Utterson ne peut que le voir une fois par la fenêtre, et il est
choqué par son visage et ses attitudes qui font apparaître le désespoir le plus total. Quelque
temps après, le domestique de Jekyll, Poole, vient prévenir Utterson : d'étranges choses
se passent chez lui. Depuis une semaine, le docteur ne se montre même plus aux domes-
tiques, ou plutôt se cache systématiquement. Sa voix, à travers la porte, paraît changée ;
entrevu une fois par le domestique, il lui est apparu beaucoup plus petit que de cou-
tume. Est-ce bien toujours lui qui hante le laboratoire, ou quelqu'un d'autre, qui l'aurait
tué et remplacé, dans un but qui reste obscur? Utterson et Poole forcent la porte et
trouvent M. Hyde mourant, qui vient d'avaler un poison. Convaincus que celui-ci est
l'assassin de Jekyll, ils cherchent en vain le cadavre et ne trouvent qu'une enveloppe,
contenant un nouveau testament qui laisse tous les biens de Jekyll à Utterson, et une
longue lettre, toujours adressée au notaire, qui contient la confession ultime du docteur.

1. Formule de Hazlitt citée par Borges dans « De quelqu'un à personne », Enquêtes (1952), Paris,
Gallimard, 1957, p. 214.
Notices des œuvres 193

Rentré chez lui, Utterson lit d'abord la lettre de Lanyon, puis celle de Jekyll qui,
constituant les deux derniers chapitres du roman, apportent l'explication du « cas
étrange ». Jekyll décrit son propre caractère, marqué depuis sa jeunesse par une double
aspiration aux jouissances et à la considération sociale. Ces tendances opposées le
poussaient à ne se livrer « au plaisir qu'en secret» (p. 113). Ainsi, il devint rapide-
ment un homme chez qui « une coupure plus tranchée que chez la majorité des
hommes» séparait « ces domaines du bien et du mal où se répartit et dont se compose
la double nature de l'homme» (ibid.). Ses recherches scientifiques (« orientées vers
un genre mystique et transcendant », p. 114) se tournent alors vers le problème de
la dualité humaine. Il se persuade « que l'homme n'est en réalité pas un, mais bien
deux », et, même au-delà de cette dualité: « [... ] j'ose avancer l'hypothèse que l'on
découvrira finalement que l'homme est formé d'une véritable confédération de citoyens
multiformes, hétérogènes et indépendants» (ibid.). De cette conviction naît l'hypo-
thèse d'une séparation des deux moi. Ayant constaté que son corps n'était que l'éma-
nation de certaines forces spirituelles en lui, Jekyll arrive à composer un produit « grâce
auquel ces forces [peuvent] être dépouillées de leur suprématie, pour faire place à une
seconde forme apparente» (p. 115), qui n'est pas moins représentative de son moi,
puisqu'elle est l'expression d'éléments inférieurs de son âme. Une fois ingéré ce pro-
duit, Jekyll se transforme en un homme tout différent: « plus petit, plus mince et
plus jeune », mais difforme. Ce nouvel homme, « plus intégral et plus un »(p. 117)
que l'ancien et composite Henry Jekyll, prend le nom de Edward Hyde. Le produit
agissant dans les deux sens, il permet également à Hyde de redevenir Jekyll.
Le docteur comprend que cette transformation réversible peut lui permettre
d'assouvir sous un autre nom et dans un autre corps ses désirs secrets. Il entame alors
une double vie, se livrant en tant que Hyde aux plaisirs « peu relevés» (p. 119) qui
l'attirent depuis toujours. Ces plaisirs ne sont jamais plus précisément décrits dans
le roman, et restent dans le vague. On apprend seulement que, « entre les mains
d'Edward Hyde », ces plaisirs « ne tardèrent pas à tourner au monstrueux» (p. 120).
En dehors de ces monstruosités d'ordre apparemment sexuel, Hyde se rend coupable
de deux autres crimes: l'agression de la fillette et le meurtre de Danvers Carew, tous
les deux commis sans préméditation, sous la simple impulsion d'une agressivité furieuse
et aveugle. Deux mois avant l'assassinat de Carew, Jekyll se réveille un matin trans-
formé en Hyde, sans avoir recouru à sa drogue. À partir de ce moment, il maîtrise
de moins en moins ses transformations et s'aperçoit que l'équilibre de ses deux per-
sonnalités change, la mauvaise l'emportant de plus en plus sur la bonne. Effrayé, Jekyll
décide d'abandonner sa double vie et de ne plus jamais se transformer, mais il ne résiste
à la tentation que pendant deux mois: le soir où il absorbe à nouveau la drogue, c'est
celui où il fait la fatale rencontre de Carew. Désormais les transformations ne sont
plus maîtrisables, et, pour comble de malheur, l'un des composants chimiques du pro-
duit vient à manquer. Barricadé dans son cabinet, Hyde ne peut plus redevenir Jekyll.
Il se donne la mort.

Le Cavalier suédois (Der Schwedische Reiter, 1936), Léo Perutz, Paris, UGE,
« 10/18 », 1988 (trad. Martine Keyser).
Le roman de Léo Perutz commence par l'évocation des mémoires de la quinqua-
génaire Maria Christine von Blohme. Une partie de ces mémoires concerne l'étrange
figure de son père, Christian von Tornefeld, qu'elle appelait « le cavalier suédois ».
194 Visages du double

Toute la suite du roman va consister à éclaircir un mystère que Maria Christine ne


s'est jamais expliqué: comment son père, engagé dans les campagnes de Charles XII
de Suède contre les Russes, et mort à Poltava en Ukraine, a-t-il pu revenir, pendant
des mois, même après la date de la bataille, visiter sa fille la nuit, à l'insu de tous,
dans leur domaine silésien ?
Un voleur et un déserteur, Tornefeld, se rencontrent en Silésie et se réfugient dans
un moulin. Le voleur a une dette envers l'étrange propriétaire de ce moulin: il doit
aller travailler à la forge voisine, propriété de l'évêque. Il réussit à convaincre Tornefeld
d'y aller à sa place, et lui, le voleur, prendra la place de Tornefeld dans l'armée sué-
doise. En fait, le voleur devient le chef d'une redoutable bande de brigands. Il par-
vient ensuite à se faire passer pour Tornefeld et à épouser sa fiancée, Maria Agneta.
Ils ont une fille, Maria Christine, et le voleur devient un homme riche et respecté.
Mais une femme, membre de sa bande, menace de le dénoncer et, par jalousie, par-
vient avant qu'il ne la tue à le marquer au front de la marque des brigands. Il ne reste
plus au voleur, pour échapper à la justice, que l'esclavage dans la forge de l'évêque.
Le vrai Tornefeld en sort et rejoint l'armée suédoise. Le voleur parvient toutefois à
s'échapper la nuit pour aller visiter sa fille. Une de ces évasions lui est fatale. Lorsqu'on
lui annonce la mort de son père à Poltava trois semaines plus tôt, Maria Christine
refuse d'y croire. Au lieu de prier pour son âme, comme sa mère le lui ordonne, elle
dédie sa prière à l'âme de l'inconnu dont elle voit passer le cercueil, au même moment,
sur la grand-route. C'est celui du voleur.
Dans le roman de Perutz, le voleur est « l'homme sans nom », et ce sont les der-
niers mots qui servent à le désigner. Pour sa fille, il est resté quelqu'un d'autre toute
sa vie, et c'est par hasard qu'il reçoit sa prière funèbre. Il ne reste de lui qu'une petite
énigme dans les mémoires d'une femme comme une autre. Le dispositif narratif du
Cavalier suédois donne toute sa force émotionnelle au drame de l'oubli et de la mécon-
naissance. L'amour que l'homme sans nom porte à sa fille et à la femme qu'il a volée
demeure la seule vérité dans l'entrelacement complexe des mensonges et des dégui-
sements.
Le thème du double y prend surtout la forme de la substitution d'identité: Perutz,
en jouant avec dextérité des masques et des hasards, en inscrivant les destins de ses
imposteurs au cœur des nécessités violentes de l'histoire (comme dans Le Marquis de
Bolibar et Où rou/es-tu petite pomme ?) libère ses personnages de la fatalité psycho-
logique et historique qu'il fait si violemment peser sur eux. Le double, la défroque
de l'autre, constitue l'un des instruments de cette libération, comme s'il fallait en passer
par l'altérité et par le jeu pour se délivrer.

« Le chevalier double» (1840), de Théophile Gautier, L 'Œuvre fantastique, vol. l,


éd. Michel Crouzet, Bordas, « Classiques Garnier », 1992.

Ce conte constitue la première et l'une des rares apparitions du thème du double


dans la littérature française. Il se présente comme une légende médiévale et en mime
le ton. La blonde Edwige, l'épouse du comte Lodbrog, attend un enfant, mais elle
est triste: c'est qu'elle se sent coupable d'avoir subi le charme d'un maître chanteur
de Bohême, qui est resté quelque temps dans son château. On ne sait pas si elle lui
a cédé ou a été simplement envoûtée par lui. Le fait est que l'enfant dont elle accou-
che porte les signes d'une double paternité: il « est tout blanc et tout vermeil, mais
Notices des œuvres 195

il a le regard noir de l'étranger» (p. 125). On le nomme Oluf, et on demande au


« mire» de tirer son horoscope: il apparaît alors que l'enfant est né sous l'influence
d'« une étoile double, une verte et une rouge, verte comme l'espérance, rouge comme
l'enfer; l'une favorable, l'autre désastreuse» (p. 126). « Soumis à un double ascen-
dant » (ibid.), Oluf aura un caractère contradictoire: angélique et démoniaque. Il a
des comportements opposés, de brusques changements d'attitude, parfois « il paraît
converser avec un interlocuteur invisible» (p. 127).
À l'âge de quinze ans, ses bizarreries n'ont pas disparu. Sa physionomie est
toujours marquée par l'opposition entre le teint et les cheveux d'un homme du Nord,
et le regard brûlant d'un homme du Midi. À vingt ans, Oluf est devenu un vaillant
chevalier. Beaucoup de jeunes filles ont été amoureuses de lui, mais aucune n'a été
heureuse, parce que son caractère inégal « s'oppose à toute réalisation du bonheur
entre une femme et lui» (ibid.). L'amour et la haine se livrent toujours un combat
dans son cœur, ce sont ses deux étoiles qui l'emportent tour à tour.
Oluf fait sans succès la cour à Brenda. Elle lui demande: « Mais pourquoi êtes-
vous venu au rendez-vous d'amour avec un compagnon? »(p. 129). Oluf est étonné,
il croyait être seul, et lui demande à son tour de qui elle parle. Et Brenda lui expli-
que: « Du chevalier à l'étoile rouge que vous menez toujours avec vous. Celui qui
est né d'un regard du chanteur bohémien, l'esprit funeste qui vous possède; défaites-
vous du chevalier à l'étoile rouge, ou je n'écouterai jamais vos propos d'amour; je
ne puis être la femme de deux hommes à la fois» (p. 130). Ainsi, Brenda révèle à
Oluf sa situation et la duplicité de son caractère se concrétise alors dans la figure d'un
autre chevalier. Oluf d'abord ne comprend pas mais, rentrant chez lui à travers une
tempête de neige, il fait la rencontre du chevalier à l'étoile rouge: « Vous l'auriez
pris pour Oluf. Il était armé exactement de même, avec un surcot historié du même
blason; seulement il portait sur son casque une plume rouge au lieu d'une verte»
(ibid.). Les deux chevaliers engagent tout de suite un combat, extrêmement violent;
ils se blessent mutuellement et la douleur des blessures de l'autre est ressentie par Oluf
lui-même: « Singulier duel, où le vainqueur souffrait autant que le vaincu, où don-
ner et recevoir étaient une chose indifférente» (p. 131). Son adversaire perd son
heaume, et Oluf reconnaît son propre visage: « Un miroir eût été moins exact» (ibid.).
Mais le « spectre », vaincu, disparaît. Oluf ramène Brenda chez lui. La victoire sur
le double a aplani les contradictions du jeune chevalier et lui a ouvert les portes de
l'amour.

« Le coin plaisant» (« The Jolly Corner», 1908), Henry James, in Histoires de


jantômeslGhostly Tales, Paris, Aubier-Flammarion, 1970, et Flammarion, « GF »,
1992 (trad. Louise Servicen).

Dans cette nouvelle tardive d'Henry James, le personnage de Spencer Brydon


reflète la double culture de l'auteur, américain exilé en Angleterre et profondément
imprégné de culture britannique: Brydon a quitté New York à vingt-trois ans, il y
revient après trente-trois ans d'une vie de dilettante égoïste passés dans l'ancien monde.
Il est bien sûr frappé par les changements intervenus entre-temps, et d'abord par la
monstruosité architecturale de New York.
Le dédoublement de Brydon s'inscrit d'abord dans l'opposition entre ses deux
propriétés de famille: un immeuble de rapport en cours de rénovation, qui suit le
196 Visages du double

rythme rapide de croissance de la ville, et la vieille maison désuète de son enfance,


le « coin plaisant », vestige d'une époque révolue au cœur de New York. En dirigeant
les travaux de l'immeuble, Brydon s'aperçoit qu'il possède des potentialités qu'il ne
soupçonnait pas: il se révèle un homme d'affaires, il a le goût de l'activité et le sens
du concret. Il commence à être obsédé par l'idée qu'il a négligé ses dons. Il s'en ouvre
à sa vieille amie Alice Staverton : s'il était resté, ne serait-il pas devenu quelqu'un
d'autre, un richissime Américain?
Il faut regretter que la seule traduction couramment disponible en France de « The
Jolly Corner» ne rende pas justice à la subtile poésie de James. Sa langue complexe,
son style plein de nuances sont bien sûr difficiles à rendre, mais le texte français publié
en édition GF compromet la bonne compréhension de la nouvelle. Ainsi, James écrit,
au début du sixième paragraphe, à propos de la hantise qui s'est emparée de Brydon :

It met him there [... ] very much as he might have been met by sorne strange figure, sorne
unexpected occupant, at a turn of one of the dim passages of an empty house. The quaint
analogy quite hauntigly remained with him, when he didn't indeed rather improve it by
a still intenser form : that of his opening a door behind which he would have made sure
of finding nothing, a door into a room shuttered and void, and yet so coming, with a great
suppressed start, on sorne quite erect confronting presence [... ] (p. 110).

Ce qui donne en français :

« Elle l'avait frappé ici même [... ] il lui semblait avoir rencontré un étrange personnage,
un occupant des lieux, imprévu, au détour d'un des corridors de la maison vide, baignée
de clair-obscur. La bizarre analogie ne cessait de le hanter, et à certains moments, il lui
donnait une forme plus intense encore: en ouvrant une porte derrière laquelle il était assuré
de ne rien trouver, la porte d'une chambre vide aux volets clos, et tombant alors, avec un
sursaut réprimé, sur une présence, très droite [... ] » (p. Ill).

Le lecteur français comprend, puisqu'il s'agit de détours dans la maison, que


Brydon s'est réellement promené dans l'immeuble dont il est propriétaire, et qu'il a
cru y rencontrer son double. S'il donne une forme « plus intense encore» à son
obsession « en ouvrant une porte », c'est que la rencontre avec la « présence» s'est
réellement passée. Le texte anglais ne dit rien de tout cela, mais fait d'abord de cette
rencontre une simple comparaison: l'obsession de ce qu'il aurait pu devenir saisit brus-
quement Brydon comme si il avait rencontré quelqu'un dans une maison; après quoi
l'image du « quelqu'un» tend à se concrétiser, à se fixer dans son esprit. De manière
subtile, James prépare l'idée bizarre de la rencontre avec le moi potentiel dans la maison
réelle, en en faisant d'abord un simple effet de langage, une image que l'on commence
à prendre au pied de la lettre: la présence comme figure de l'obsession deviendra,
par glissement, l'obsession de la présence. La traduction, en utilisant cette image pour
une rencontre réelle, casse l'effet d'un événement qui n'interviendra qu'ultérieurement
dans le récit.
Tout à son obsession, Brydon ne voit plus qu'elle, ne parle plus que d'elle à Alice
Staverton devenue sa confidente. Il se met à errer la nuit dans les couloirs vides du
« coin plaisant », en quête de celui qu'il aurait pu être. La maison rassemble toutes
les contradictions qui travaillent Brydon. Comme témoin d'un monde disparu, elle
s'oppose à la modernité mais, en même temps, elle renvoie à l'enfance, et le dédale
de ses couloirs vides incarne les possibilités inexploitées du personnage: en les par-
Notices des œuvres 197

courant et reparcourant, Brydon circule en lui-même, tente d'épuiser symbolique-


ment un moi que le temps limite. Par là, la maison peut susciter l'autre Brydon.
En fait, c'est le Brydon réel, le fantaisiste détaché du concret qui apparaît
comme irréel par rapport au Brydon constructeur et manipulateur d'argent, demeuré
potentiel.
Le cœur de la nouvelle est occupé par le récit des plongées nocturnes de Brydon
dans la maison vide, paradoxale chasse aux fantômes, jusqu'au moment où le chasseur
se demande s'il n'est pas lui-même chassé. Alors, les subtiles nuances stratégiques du
récit (qui reprend l'image cynégétique de « La bête dans la jungle ») suggèrent le débat
intérieur de Brydon entre le plaisir éprouvé à parcourir le vide de ce qui n'est pas et
le désir de s'emparer d'une proie qui pourrait réaliser cette totalité tout autant qu'elle
pourrait l'anéantir, l'envie angoissée de se saisir de ce qu'il pourrait y avoir derrière
une porte fermée. La vision finale du double, effrayante, détourne Brydon de cette
fascination du vide.

Le Compagnon secret (« The Secret Sharer », 1910, in Twixt Land and Sea, 1912),
de Joseph Conrad, Paris, Mille et une nuits, 1995 (trad. Bernard Hoepffner).
Dans « Le compagnon secret », un capitaine, qui narre sa propre histoire, prend
pour la première fois un commandement. Il doit ramener en Europe un navire dont
il ignore tout, depuis le fond du golfe du Siam: « Je sentais surtout à quel point j'étais
étranger au navire; et s'il faut dire toute la vérité, j'étais quelque peu étranger à moi-
même» (p. 11).
Une nuit, prenant la garde, il recueille un nageur nu. Il s'agit d'un jeune officier,
coupable de meurtre sur un navire ancré non loin de là. Le capitaine cache le jeune
homme dans sa cabine et le soustrait aux recherches des occupants de l'autre navire
aussi bien qu'à la connaissance de son équipage. L'étranger, secrètement, vit donc
plusieurs jours chez lui, ce qui implique quelques dangereuses manipulations dans
l'espace étroit d'un navire. Le capitaine, qui lui a donné ses vêtements, voit en lui
son double. Les deux hommes sont contraints de se parler en chuchotant, et la pré-
sence de ce double dans sa cabine provoque chez le capitaine des comportements que
l'équipage commence à juger bizarres. Ainsi, il se surprend à donner ses ordres en
chuchotant. Il se rend compte qu'il risque de devenir fou, obsédé par ce « moi secret»
et cette autosurveillance de tous les instants. Il n'est plus à son navire, qui ne trouve
pas de vent et se traîne. Pour permettre à son double de s'échapper avant d'être décou-
vert, le capitaine prend le risque d'approcher des îles au large des côtes cambodgien-
nes, en dépit des réticences de tout l'équipage qui redoute un échouage. Au moment
où la catastrophe va se produire, le double se jette à l'eau et nage vers l'île, le navire
trouve le vent de terre et, sortant de l'ombre sinistre de l'île, « masse noire démesurée
semblable à la porte même de l'Érèbe» (p. 84), avance enfin. Le capitaine communie
pour la première fois avec son bateau.
On éprouve le sentiment que, dans cette sorte d'épreuve initiatique que constitue
la rencontre de ce double sorti de la nuit et de la mer, deux moments sont nécessaires
et complémentaires dans leur opposition: le moment de l'intimité secrète, de la fasci-
nation, du langage introverti, et puis le moment où il faut que le double meure, dispa-
raisse, pour que le sujet reprenne pleinement pied dans le monde.
198 Visages du double

La Confession du pécheur justifié, (The Private Memoirs and Confession of a Justi-


fied Sinner, 1824), James Hogg, Paris, Gallimard, « L'Imaginaire », 1987 (trad. Domi-
nique Aury).
Le roman de Hogg, qui date de 1824, est resté à peu près inconnu en France jusqu'à
ce qu'André Gide l'exhume au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il faut le
comprendre dans le cadre du puritanisme écossais, qui prend des formes extrêmes dans
certaines de ses tendances, dont celles des Antinomiens. Le « pécheur justifié» est
celui qui, ayant la grâce divine, ne peut perdre son salut, même s'il commet de mau-
vaises actions.
Le récit de Hogg se divise en deux parties, la première racontée par un « chroni-
queur » anonyme, la seconde par le « pécheur justifié» lui-même. Le Laird de Dal-
castle a eu deux enfants: George et Robert, qu'il a refusé de reconnaître et qui a été
adopté par le pasteur Wringhim, peut-être son vrai père. Robert est élevé dans le puri-
tanisme le plus rigoureux. Les deux frères se retrouvent à l'adolescence. Robert
provoque son frère, le harcèle, le suit partout. Peu de temps après, George est
assassiné, et Robert devient Laird de Dalcastle. Accusé d'être l'auteur du crime, il
disparaît.
La seconde partie du roman, « Mémoires intimes et confessions du pécheur jus-
tifié rédigés par lui-même », apporte quelques éclaircissements sur cette affaire. Robert
a été élevé de manière austère, dans la haine de son père et de son frère. Il est convaincu
de faire partie des élus. Il tombe bientôt sous l'influence d'un personnage diabolique,
Gil Martin, capable de changer de visage, qui l'encourage à commettre des crimes
en le confortant dans la certitude de la prédestination. Son ascendant sur Robert tourne
à la persécution. Après l'avoir favorisé, il l'abandonne aux conséquences de ses actes
et il finit par le pousser au suicide.
Le double, dans le texte de Hogg, joue sur deux plans: l'opposition des deux
frères, mais aussi le duo Gil Martin/Robert, qui s'assimilent progressivement l'un à
l'autre; Robert ne sait plus si c'est Gil Martin ou lui qui commet les actes dont on
l'accuse: « Nous sommes tous soumis à deux natures distinctes dans la même per-
sonne », dit Gil Martin à Robert qui se demande s'il n'a pas deux âmes, chacune « abso-
lument inconsciente de ce que fait l'autre» (p. 239). La double narration permet de
faire apparaître deux faces du « pécheur justifié », d'un côté figure absolument noire
dans le récit du chroniqueur, de l'autre misérable victime de son éducation, torturée
par l'angoisse dans ses « Mémoires ».

« Deux visages dans une conque» (« Due immagini in una vasca », in Il Tragico quo-
tidiano, 1906), Giovanni Papini, in Le Miroir qui fuit, Paris, Retz-Franco Maria Ricci,
« La bibliothèque de Babel », 1978 (trad. Nino Frank).
Dans le recueil Le Miroir qui fuit, la nouvelle intitulée « Deux images dans une
conque » raconte une histoire de double chronologique très proche de celle de
« L'autre» de Borges, dans Le Livre de sable, ou de son récit intitulé « 25 août 1983 ».
Borges était dans son enfance un lecteur de Papini, et l'influence directe d'une nouvelle
sur l'autre fait partie du probable: Borges lui-même reconnaît, dans son introduction
à l'édition Retz-Ricci du Miroir qui fuit, que revenant sur ces textes lus très jeune
et oubliés, il « y découvre, étonné et reconnaissant, des fables qu'fil] avait cru inventer
et qu'[i1] a élaborées à [sa] façon en d'autres circonstances de l'espace et du temps ».
Notices des œuvres 199

Le narrateur du récit de Papini revient, après sept ans, dans la petite ville endor-
mie où il a fait ses études. Il retrouve le vieux jardin où il aimait à rêver et à se regar-
der dans l'eau d'une conque entourée de rocaille. S'y contemplant à nouveau, il voit
deux visages dans l'eau: quelqu'un se tient à ses côtés, tout semblable à lui. Il recon-
naît son ancien moi, demeuré dans le jardin, à l'attendre, sans bouger. Les deux moi
décident ne plus se quitter pendant la durée du séjour du moi narrateur. Cependant,
assez vite, ce dernier est agacé par son ancien moi. Ses exaltations romantiques, ses
tirades pleines de pathos, son ingénuité lui paraissent ridicules et dépassées. À la longue,
l'agacement tourne à la haine: les deux moi n'ont plus rien de commun et ne se com-
prennent plus. Le moi actuel décide de se séparer de l'ancien moi, mais ce dernier
refuse, le poursuit et l'empêche de quitter la ville. Alors, comme ils se contemplent
à nouveau tous deux dans la conque, le moi actuel étouffe dans l'eau son ancien moi.
Il reste seul, avec le sentiment que quelque chose lui manquera toujours.
Si Papini met moins l'accent que Borges sur le paradoxe métaphysique, il par-
tage avec lui l'idée que l'identité ne se conserve pas dans le temps. Le double fait appa-
raître ici la multiplicité des personnalités incompatibles et sans continuité à l'intérieur
de l'être. Plus encore, le mépris que l'une porte à l'autre éveille l'idée que le moi actuel
ne vaut rien en lui-même, que rien ne fonde l'identité, de sorte que le dédoublement
devient l'image mélancolique de l'impossibilité d'être:

Me voilà méprisant ce moi qui méprisait... Et tous ces méprisants, tous ces méprisés ont
porté le même nom, ont habité le même corps, sont apparus aux autres gens comme un
être unique. Aussi, après mon moi actuel, il y en aura un autre qui jugera mon âme
d'aujourd'hui de la même manière que je juge aujourd'hui mon âme d'hier. .. Qui aura
donc pitié de moi si je n'en ai guère moi-même (p. 32).

Diablerie (Diavoliaâa, 1924), Mikhail Boulgakov, Paris, Mille et une nuits, 1994 (trad.
Wladimir Berelowitch).
Dans le récit de Boulgakov, le dédoublement s'inscrit dans une fantasmagorie
bureaucratique, comme chez Kafka ou Dostoïevski. Le titre complet de la nouvelle
est: Diablerie, ou comment des jumeaux causèrent la perte d'un secrétaire. Elle se
déroule en 1921.
Korotkov est secrétaire au « Dépôt central et principal des matières premières
des allumettes ». Payé en nature, il se blesse à l'œil en essayant de faire brûler les
allumettes rétives qui constituent son salaire. Un nouveau directeur débarque inopi-
nément au dépôt: une sorte de gnome monstrueux à tête d'œuf entièrement rasée,
nommé Caleçoner. Dès le lendemain, Korotkov est licencié par le tyrannique Caleço-
ner. Korotkov, pour obtenir de lui des explications, poursuit son directeur jusqu'à
la Direction centrale du ravitaillement. Là, il tombe sur un Caleçoner barbu, puis à
nouveau sur le Caleçoner glabre, apparaissant et disparaissant selon les détours
compliqués du labyrinthe administratif. Korotkov, qui a perdu ses papiers, est confondu
avec un certain Kolobkov, et engagé par le Caleçoner glabre dans son ancien service,
en tant que Kolobkov. Rendu furieux, il se remet à la poursuite du Caleçoner barbu,
poursuivi lui-même par le Caleçoner glabre. Suit un crescendo de folie carnavalesque:
poursuites évoquant le cinéma comique muet (le dernier chapitre s'intitule: « Cinéma
à courre et abysse »), métamorphoses de fonctionnaires inquiétants et saugrenus dans
un dédale de bureaux. Le tout culmine dans l'hystérie générale: mitraillé par ses
200 Visages du double

poursuivants, Korotkov réplique à coups de boules de billard et finit par sauter du


haut d'un immeuble de dix étages.
Le diable est présent par l'odeur de soufre qui s'insinue partout. Il incarne le gro-
tesque de la machinerie administrative soviétique, monde instable et sans épaisseur,
monde de la confusion et de la démultiplication infinie des apparences vides. Dès qu'il
a perdu son poste et ses papiers, Korotkov n'est plus personne dans ce système, il
n'a plus qu'à répliquer au délire machinique par la violence hystérique.

Djinn, Alain Robbe-Grillet, Paris, Éditions de Minuit, 1981-1985.


Djinn a une double nature: c'est à la fois un manuel de grammaire française
pour étudiants américains et un roman où se mêlent le fantastique, la science-fiction
et l'espionnage. Les réitérations de situations identiques, l'inextricable entremêlement
de rêve et de réalité, les contradictions mêlées aux interprétations diverses des mêmes
faits le rendent difficile à résumer.
On peut y distinguer au moins trois parties : dans la première, le narrateur, Simon
Lecœur, qui dispose d'ailleurs de plusieurs identités, est engagé par une jeune Améri-
caine, Djinn (transcription phonétique du prénom féminin américain Jean), dans une
organisation clandestine de lutte contre le machinisme. Mais Djinn est elle-même dou-
blée par une poupée équipée d'un magnétophone. Simon est déguisé en aveugle et
guidé par un petit garçon prénommé Jean. Il se retrouve dans une assemblée d'aveugles
tous identiques, écoutant les instructions de Djinn diffusées par un magnétophone.
Quelqu'un l'assomme.
Dans une deuxième partie, tout recommence. Simon, réveillé, se demande s'il a
rêvé, mais retombe sur les mêmes personnages et rencontre un nouveau mannequin-
double de Djinn, qui a été assassiné mais n'a aucune blessure apparente, et qui gît
dans une mare de sang synthétique. La Djinn réelle lui explique qu'ils sont tous deux
des rêves de Jean, le petit garçon dont la mémoire mélange des souvenirs et des antici-
pations : Djinn est morte et existe dans le passé, Simon existe dans le futur.
Enfin, dans une troisième partie, le récit de Simon fait parler Djinn, qui raconte
à nouveau les mêmes faits en les banalisant et en insistant sur le caractère fabulateur
de Simon. À la gare du Nord, Djinn va retrouver une jeune fille qui se trouve être son
sosie. L'arrivée d'un inquiétant aveugle guidé par un enfant redonne du poids à l'hypo-
thèse paranoïaque: Djinn se demande si elle n'est pas un robot dans un univers de robots.
Un épilogue émanant d'un « nous» mystérieux (1'« organisation» ?) fait état
de la disparition de Simon et de la découverte du cadavre d'une jeune inconnue dans
une flaque de sang artificiel, en précisant qu'elle est le sosie de Simon.
La prolifération des doubles, des poupées, des robots, lie curieusement ici le
Nouveau Roman au romantisme, de part et d'autre du réalisme. N'était 1'« écri-
ture blanche », on se croirait parfois dans un conte d'Hoffmann, d'autant que
Robbe-Grillet a réussi dans ce roman à mêler l'inquiétant à l'humour et à l'auto-
parodie.

Le Double (Dvojnik, 1846), Fédor Dostoïevski, Paris, Gallimard, « Folio », 1980 (trad.
Gustave Aucouturier).
Goliadkine est un petit fonctionnaire de Saint-Pétersbourg, banal et sans charme,
mais satisfait de lui-même. Il commente les événements de sa vie en une logorrhée
Notices des œuvres 201

autojustificatrice qui en brouille le sens. Goliadkine se félicite sans cesse de son


caractère franc et direct; cela ne l'empêche pas d'être traité par le Dr Rutenspitz
pour de petits problèmes mentaux. On apprend qu'il est fiancé à Clara Olsoufievna,
la fille de son protecteur dans la hiérarchie administrative. Il se rend donc à la soirée
d'anniversaire de celle-ci sans y être invité et son comportement extravagant fait
qu'il est expulsé par ses hôtes. Errant dans les rues de Saint-Pétersbourg, il rencontre
son double. Ce personnage devient vite familier de Goliadkine et une tendre
amitié naît entre eux. Mais très vite, Goliadkine s'aperçoit que ce double chéri
(il est le seul à être frappé par leur similitude) se substitue à lui dans son travail,
dans la faveur de ses supérieurs, et réalise tout ce que lui, Goliadkine, n'a jamais été
capable de faire. La haine de « Goliadkine aîné» envers ce cadet rival, beau parleur
habile qui le ridiculise et se moque ouvertement de lui, tourne à la phobie du complot,
au délire paranoïaque. On est finalement obligé d'interner Goliadkine aîné.
La force du roman de Dostoïevski tient d'abord à ce que la manifestation physique
et proprement fantastique du double ne fait que cristalliser un dédoublement généra-
lisé : dédoublement dans le langage répétitif, haché et parsemé de tics (« ceci et cela »)
de Goliadkine ; dédoublement du personnage, à la fois englué dans un narcissisme
satisfait et profondément inquiet, inconscient et conscient, stupide et subtil, hanté par
la réussite et animé par un évident comportement d'échec. Le double apparaît dès
lors comme l'incarnation logique, métaphysique plus encore que morbide, de
l'impossible identité. La paranoïa incarne parfaitement cette maladie du dédoublement,
l'imaginaire du complot instaure un doute sur la nature et la cause des faits, l'inno-
cence et la culpabilité, la réalité et le fantastique. À la question « À qui parler? À
qui est-ce que je parle? », Goliadkine ne trouve pas à répondre d'une manière autre
que celle qui le conduit directement à la folie. À la fin du roman, cette question reste
en suspens.
Dans la perspective de René Girard, qui a longuement étudié l'œuvre de Dos-
toïevski, le double est la figure centrale dans l'œuvre de l'écrivain russe. La « psycho-
logie souterraine» du personnage de Dostoïevski consiste à osciller entre l'orgueil
démesuré et le mépris de soi-même: orgueil de celui qui se croit unique; mépris de
celui qui se voit perdu dans une foule d'individus tous semblables. C'est pourquoi
Le Double est une histoire de petit fonctionnaire :

L'aspect bureaucratique est la face externe d'une structure dont la face interne est l'hallu-
cination du double. Le phénomène lui-même est double; il comporte une dimension sub-
jective et une dimension objective qui concourent au même résultat. Pour se convaincre
de ce fait, il faut d'abord reconnaître que Le Double et les Mémoires du souterrain sont
deux efforts pour exprimer la même vérité. Les scènes capitales des deux œuvres se dérou-
lent toutes par des soirées d'automne ou de fin d'hiver; il tombe une neige à demi fondue;
on a trop froid et trop chaud en même temps ; il fait un temps humide, malsain, ambigu,
double, pour tout dire [... j. Si les deux nouvelles n'en font qu'une, c'est de l'orgueil, en
définitive, que doit relever l'hallucination de Goliadkine. L'orgueilleux se croit un dans
le rêve solitaire mais il se divise dans l'échec en un être méprisable et un observateur mépri-
sant. Il devient Autre pour lui-même. L'échec le contraint à prendre, contre lui-même, le
parti de cet Autre qui lui révèle son propre néant 2.

2. René Girard, « Dostoïevski du double à l'unité », Critique dans un souterrain, op. cit.,
pp. 65-66.
202 Visages du double

Cet Autre est en même temps pris comme modèle du désir mimétique. C'est lui
qui détient l'être désiré, lui qui obtient les succès. Donc, logiquement, « à mesure que
la scission intérieure de la conscience se renforce, la distinction entre le Moi et l'Autre
s'atténue; les deux mouvements convergent l'un vers l'autre pour engendrer "l'hal-
lucination" du double 3 »,

« Le Double» (« Die Doppelgânger », in Die Heimkehr, XX· lied, 1823-1824),


Heinrich Heine. Ce poème a été mis en musique par Franz Schubert.
Still ist die Nacht, es ruhen die Gassen, La nuit est muette, les ruelles reposent,
ln diesem Hause wohnte mein Schatz ; En cette maison vivait mon amour;
Sie hat schon lângst die Stadt verlassen, Depuis longtemps cette femme est partie,
Doch steht noch das Haus auf demselben Platz. Mais la maison, elle, est toujours là.
Da stehtauch einMensch und starrt in dieHôhe, Là aussi est un homme, les yeux haut levés,
Und ringt die Hânde vor Schmerzensgewalt ; Tordantses mains sous l'emprise de la douleur ;
Mir graust es, wenn ich sein Antlitz sehe - Je frémis à l'aspect de son visage -
Der Mond zeigt mir meine eigne Gestalt. La lune me révèle mes propres traits.
Du Doppelgânger, du bleicher Geselle ! Ô toi, mon double, mon blême camarade!
Was âffst du nach mein Liebesleid, Qu'as-tu donc à singer ma peine d'amour,
Das mich gequâlt auf dieser Stelle Qui m'avait torturé sur ces mêmes lieux,
So manche Nacht, in alter Zeit ? Ô combiende nuits, dans lestemps anciens?

Le Double, Édouard Schuré, Paris, Perrin, 1899.


Ce roman très fin-de-siècle d'Édouard Schuré a pour héros un artiste, le peintre
Paul Marrias, déchiré entre deux femmes, une pure jeune fille et une séductrice diabo-
lique. Ce schéma - un peu usé en 1899 - est enjolivé par diverses figures du dédou-
blement, en premier lieu l'autoscopie. En effet, Marrias se voit lui-même depuis son
adolescence. Cette apparition se manifeste toujours au milieu de la nuit. Le double
s'assied au pied du lit de Marrias et le regarde ironiquement. Comme l'apparition pré-
lude toujours à quelque mésaventure, Marrias se demande si elle ne contient pas le
secret de sa vie.
Il se met à interroger son passé: Marrias est le produit d'un mélange de contrai-
res, un père français, froid et grave, une mère espagnole, violente et enflammée, pour
laquelle il a éprouvé une sorte de passion, et qui est morte jeune. La première mani-
festation du double a eu lieu à Milan. La particularité de cette expérience initiale, c'est
que Marrias a pu passer de l'une à l'autre de ses deux incarnations, se voir endormi,
et se voir assis et ricanant au pied de son lit (le récit de Schuré recoupe ici de nombreux
témoignages d'expériences vécues). Cet événement lui a donné une confiance exces-
sive en lui-même. Il a fait naître l'idée que s'il pouvait continuer à pénétrer son dou-
ble, il connaîtrait enfin le « grand secret ». Il refuse de rester tributaire des puissances
invisibles qui gouvernent le monde, et dont il a cru entendre la voix dans la cathédrale
de Milan. En retour, ces puissances le condamnent à devenir l'esclave de lui-même,
et Marrias cesse de pouvoir entrer dans son double, qui devient « l'Autre », l'ennemi.
Son succès comme peintre est également lié au dédoublement, puisqu'il repose entiè-
rement sur son autoportrait en torero.

3. Ibid., p. 66.
Notices des œuvres 203

Marrias, dans une soirée, écoute une femme en noir qui chante merveilleusement
le lied de Schubert intitulé « Le double », sur le poème de Heine. Fasciné, Marrias
lui raconte sa vie et ses rencontres avec « l'Autre ». Elle lui apprend qu'elle a elle
aussi vu son double lors de son adolescence; devant son miroir, elle a voulu se voir
telle qu'elle serait un jour dans toute sa beauté, et elle s'est vue. Marrias fait cadeau
à « Tenebra », comme il la surnomme, de son autoportrait, et la décide à poser pour
lui. Il entreprend de la représenter en Méduse terrifiante. Ils deviennent amants. Leur
relation, violente, est l'affrontement de deux volontés dominatrices, et Méduse tend
à prendre l'ascendant sur le torero. Marrias se demande si Tenebra n'est pas un piège
envoyé par son double. Il rêve d'un amour pur, et pense le trouver avec une jeune
fille simple et chaste, Marion, son modèle favori, fiancée à un peintre misérable, génial
et intègre, Rosenbrouk. Ce dernier, jaloux, chasse Marion qui se réfugie chez Mar-
rias, lequel la fait coucher dans la chambre de sa mère. Cette nuit-là, « l'Autre» fait
à nouveau son apparition et pousse Marrias à posséder Marion.
Le peintre résiste à son double, au cours d'un duel qui commence par une lutte
de regards et se termine par un combat au couteau au terme duquel Marrias finit par
poignarder son diabolique alter ego. Le peintre se réveille apaisé, rend Marion à Rosen-
brouk et les réconcilie. Il apprend par la suite que Tenebra délaissée a, de dépit, poi-
gnardé le portrait du torero.

Les Élixirs du diable (Die Elixiere des Teufels, 1815-1816), E.T.A. Hoffmann, Paris,
Presses Poeket, 1989 (trad. Madeleine Laval).
Hoffmann est à la fois le premier véritable « fantastiqueur » et l'écrivain sans
doute le plus obsédé par le motif du double, que l'on retrouve un peu partout dans
son œuvre, essentiellement dans Les Élixirs du diable, « Les aventures de la nuit de
la Saint-Sylvestre* », Princesse Brambilla, Le Chat Murr, L 'Homme au sable et « Les
sosies ». Dans la plupart des cas, il s'agit d'un individu confronté aux apparitions
d'un alter ego obsédant qui semble se substituer à lui, de sorte que le personnage se
demande s'il est bien lui-même.
Les Élixirs du diable que Hoffmann fit paraître en 1815 s'inspirent assez large-
ment du Moine de « Monk» Lewis, paru en 1795. Il adopte la même technique nar-
rative des récits enchâssés, en lui donnant plus d'extension encore; de plus, Hoffmann
a visiblement été impressionné par le cadre du roman de Lewis, typique du roman
noir, avec son monastère, ses souterrains, ses issues secrètes et ses cachots. Les deux
textes partent des mêmes prémices: le diable tente un moine, par l'orgueil et la luxure,
pour s'emparer de son âme; le piège se dissimule au cœur même de ce qui paraît per-
mettre de l'éviter: le désir de sainteté. L'équivoque désir amoureux/désir de sainteté
se manifeste en grande partie aussi dans la représentation picturale (la faute originelle
est liée à la peinture chez Hoffmann), où se superposent de manière troublante la beauté
pure, divine, et la beauté séductrice. Toutefois, les intentions de Lewis sont assez net-
tement anticléricales, alors que celles de Hoffmann, même s'il dresse un tableau sinis-
tre des intrigues de la cour pontificale, paraissent plus complexes. L'histoire
d'Ambrosio, le jacobin de Lewis, est narrée à la troisième personne, alors que le capucin
des Élixirs raconte ses aventures lui-même: la lutte qui se livre en lui, avec ses obses-
sions, ses repentirs, ses questions touchant le mystère de ses origines, en paraît plus
intériorisée, le combat contre un destin indépendant de sa volonté en prend une valeur
plus dramatique. Ensuite, Le Moine est l'histoire d'une damnation qui se déroule
204 Visages du double

comme une expérience de laboratoire, alors que le roman de Hoffmann a quelque


chose d'un récit de formation. À la fin, Ambrosio est emporté par le diable, alors
que Médard est sauvé in extremis, au moment même où il va définitivement succom-
ber. Chez Hoffmann, l'apogée du péché est toujours au plus près du salut, et récipro-
quement. Enfin et surtout, dédoublements et généalogie se tiennent au cœur des Élixirs
du diable: le double s'y multiplie sous toutes ses formes. On pourrait d'ailleurs rele-
ver d'autres analogies avec l'œuvre d'un autre « spécialiste» du double, le Titan de
Jean-Paul Richter, publié en 1803 : décors du roman noir, allers et retours Italie-
Allemagne, révélations de secrets de naissance, substitutions d'identité, satire des petites
cours princières allemandes.
Il est difficile de donner en quelques lignes une idée claire de l'histoire incroya-
blement enchevêtrée des Élixirs du diable, mais l'exercice est indispensable, dans la
mesure où la signification du récit tient à cette complication. Disons d'abord un mot
de ce qui constitue cette complexité: on retombe sans cesse, au cours du roman, sur
des situations identiques, sur des personnages semblables, dont on ne sait pas exacte-
ment s'ils sont les mêmes, d'autant que des personnages différents portent les mêmes
noms; le sens des événements est soumis, jusqu'à la fin, à d'incessantes réinterpréta-
tions, et il est nécessaire, pour le dégager, de remonter dans l'inextricable généalogie
de Médard. La confusion est parfois telle que Médard ne sait même plus qui il est
ni ce qu'il a fait, il croit avoir accompli des choses que son double pourrait bien avoir
faites à sa place. Cette ignorance de son identité par le personnage de Médard consti-
tue d'ailleurs le moteur du récit: il s'agit de l'histoire de la conquête d'un moi.
L'histoire commence dans un cloître allemand; le jeune Franz, dont le père est
mort à la naissance, y entre en religion sous le nom de Médard. Une abbesse d'un
couvent voisin l'a pris sous sa protection. Devenu un brillant prédicateur, il se laisse
aveugler par l'orgueil. Un jour, deux visiteurs le poussent à boire le contenu d'une
fiole censée contenir l'élixir avec lequel le diable aurait autrefois tenté saint Antoine.
Peu après, il éprouve un violent désir envers une jolie pénitente qui ressemble au por-
trait de sainte Rosalie. Son supérieur, le père Léonard, l'envoie à Rome pour tenter
de lui changer les idées. En cours de route, Médard rencontre au bord d'un précipice
appelé le « gouffre du diable» son double endormi. L'approche de Médard réveille
son double qui fait un faux mouvement et tombe au fond du gouffre. Une impulsion
irraisonnée pousse Médard à se substituer à ce personnage, nommé Victorin, qui devait
précisément se déguiser en moine pour s'introduire dans un château. Là, il entend
par hasard une conversation où le vieux Reinhold, intendant du château, écoute le
fils du baron, Hermogène, vêtu en prêtre, s'accuser d'avoir commis un crime affreux.
Reinhold reconnaît Médard: c'est lui le capucin que l'on attendait au château. Médard
se trouve alors dans la situation pour le moins délicate de Médard déguisé en Victorin
déguisé en Médard: « Je suis ce que je parais être, et je ne parais pas être ce que
je suis. Énigme à moi-même inexplicable! Mon moi est partagé en deux! » (p. 85)
Dans Aurélie, la fille d'un premier lit du baron, Médard reconnaît sa pénitente et en
tombe amoureux. Cela ne l'empêche pas de coucher avec Euphémie, l'étrange jeune
épouse du baron, qui le prend pour son amant Victorin déguisé en Médard. Comme
Médard refuse d'assassiner le baron, Euphémie tente de l'empoisonner, mais c'est lui
qui la tue, et poignarde Hermogène qui essaie de l'arrêter dans sa fuite. Dans la ville
voisine, Médard rencontre le coiffeur Belcampo, qui le déguise en civil, et un mysté-
rieux peintre qui semble tout connaître de lui. Reprenant la route, il s'égare ensuite
Notices des œuvres 205

dans une forêt où il est recueilli par un forestier. Chez ce dernier, il rencontre un capucin
à demi-fou dont le forestier lui raconte l'histoire. Elle est exactement identique à celle
de Médard. Médard se rend ensuite à la cour d'un prince allemand qui a épousé la
sœur de sa mère adoptive, l'abbesse. Il s'y fait passer pour le noble polonais Léonard
et y retrouve Aurélie devenue dame d'honneur de la princesse. Le médecin du prince
lui montre un jour un portrait exécuté par un peintre étranger. Ce portrait ressemble
trait pour trait à Médard. Il s'agit de celui d'un certain Francesco, ami du frère du
prince. Ce frère a épousé une princesse italienne qui, violée le soir de ses noces, a engen-
dré Victorin. Le frère du prince a été assassiné. Quant à Francesco, il s'est enfui au
moment où il allait épouser la sœur aînée de la princesse, chassé par l'apparition du
mystérieux peintre. Sa fiancée est entrée dans les ordres: il s'agit de l'abbesse, pro-
tectrice de Médard. Le récit du médecin constitue une sorte de miniature du récit prin-
cipal et présente en concentré des situations qui s'y répètent, L'usurpation d'identité
de Médard est finalement découverte et il est emprisonné. Un moine de son couvent,
le frère Cyrille, le reconnaît. On l'accuse du meurtre d'Hermogène et d'Euphémie.
Dans sa cellule, son double lui apparaît, puis le peintre. Finalement, Médard, est inno-
centé, Cyrille ayant reconnu Médard dans le moine fou emprisonné dans une cellule
voisine. Médard retrouve Aurélie et ils se fiancent. Le jour du supplice du moine fou,
Médard, qui va épouser Aurélie, la poignarde et s'enfuit. Il retrouve dans la forêt
son double qui est parvenu à s'échapper et lutte à mort avec lui.
Médard se réveille dans un couvent de capucins italiens, où il retrouve Belcampo
qui l'a recueilli et soigné. Le prieur lui révèle qu'il n'a pas tué Aurélie, mais qu'il s'est
poignardé lui-même. Il lui remet un parchemin laissé par un visiteur habituel du monas-
tère, qui n'est autre que le vieux peintre. Médard y lit l'histoire de sa famille depuis
plusieurs générations. Il comprend les liens familiaux qui le rattachent à tous les pro-
tagonistes de ses aventures, il apprend l'identité de son père, il voit que ce qui lui arrive
ne constitue que la répétition d'une même histoire, reprise depuis des décennies à cha-
que génération. Dans le couvent italien, Médard fait une pénitence sévère pour se rache-
ter de ses péchés, à tel point qu'on le tient pour un saint. Peu à peu, il retombe dans
le péché d'orgueil du début. Sa réputation est telle qu'il obtient la faveur du pape,
dont le cynisme diabolique se révèle au cours de l'audience qu'il lui accorde. Enlevé
par des dominicains jaloux de cette faveur, Médard assiste dans les souterrains où
ils le retiennent prisonnier à l'exécution de Cyrille. Empoisonné par eux, il échappe
à la mort de justesse et reste infirme du bras gauche.
En retournant en Allemagne, Médard repasse près du gouffre, au bord duquel
il s'endort. Au couvent, le père Léonard reprend son histoire avec les éléments qu'il
a pu rassembler et établit que le moine fou est bien Victorin, échappé au gouffre du
diable, et qui séjourne précisément au couvent, où il a été recueilli. Médard assiste
à la prise de voile d'Aurélie sous le nom de Rosalie. La tentation revient de la poi-
gnarder, pour la posséder avant qu'elle n'épouse le Christ. Au moment où il va suc-
comber, Médard voit son double apparaître et tuer Aurélie sur l'autel. Le roman se
termine sur le récit que le père Spiridon fait de la mort de Médard, survenue un an
exactement après celle de Rosalie, après qu'une voix ricanante s'est fait entendre dans
sa cellule, supplantée ensuite par un suave parfum de roses.
Il est presque impossible, dans un résumé, de faire apparaître les innombrables
répétitions de motifs, de situations ou de personnages, les dédoublements du récit de
Médard se trouvant amplifiés par les divers récits enchâssés, et par-dessus tout par
206 Visages du double

le manuscrit du peintre, où la complication (toujours maîtrisée par Hoffmann) tou-


che au délire. Dans aucun roman la figure du double n'est aussi exactement articulée
avec le dédoublement comme figure de la structure narrative. Avant d'analyser les
divers types de dédoublement des Élixirs du diable, il faut démêler, autant que faire
se peut, l'imbroglio du manuscrit du vieux peintre. Celui-ci se nomme Francesco, c'est
lui qui est l'ancêtre de la lignée, et le coupable du péché originel qui condamne tous
ses descendants à commettre à nouveau la même faute. Ce motif du péché originel
fait donc de l'histoire de Médard un simple rouage dans un mécanisme beaucoup plus
vaste, mais aussi un rouage déterminant puisqu'il semble bien que la malédiction prenne
fin avec Médard. En outre, le fait que Francesco, l'ancêtre, échappe au temps et suive
Médard pas à pas contribue à faire de la vie de ce dernier, non pas seulement une
répétition de l'origine, mais cette origine même, éternellement présente. Le manus-
crit, illisible, ne devient lisible qu'après la confession de Médard au père Léonard.
Le péché du peintre, cellule initiale qui va proliférer de manière cancéreuse, mêle
l'orgueil sacrilège et la luxure. Jeune artiste doué, se consacrant entièrement à son
art, il se déclare le prince des peintres. Des capucins lui commandent un portrait de
sainte Rosalie, et il l'exécute en donnant à la sainte les traits d'une Vénus sensuelle.
Peu après, une femme lui apparaît qui est l'original du portrait. Devenue l'amante
de Francesco, elle meurt en lui donnant un fils et la transformation hideuse de son
cadavre révèle que sa beauté n'était qu'une illusion diabolique.
Par la suite, l'engendrement maudit se renouvellera à chaque génération, doublé
par une descendance légitime: les fils et les petits-fils du peintre auront des enfants
par leur mariage ou par des relations coupables. Ces enfants, ignorant leur naissance,
se rencontreront à la génération suivante et recommenceront. Ainsi, le péché de luxure
est redoublé par l'inceste. Il s'avère que Victorin et Euphémie sont les deux enfants
adultérins de Franz, père de Médard. Quant à Aurélie, elle est la demi-sœur d'Euphémie,
puisque sa mère, la première femme du baron, a eu Euphémie du père de Médard
qui l'avait séduite. Par ailleurs, la mère d'Aurélie et le père de Médard ont le même
père, de sorte que Médard est à la fois le demi-frère de Victorin son double, le demi-
frère d'Euphémie son amante, le cousin issu de germains d'Aurélie, et, en outre, le
neveu de l'abbesse et du prince allemand qui l'a reçu. On n'en finirait pas d'analyser
l'imbroglio des liens de parenté de cette famille, compliqué encore par la répétition
régulière des prénoms, qui renforce l'impression qu'il s'agit à chaque fois de la même
histoire. Au sein d'une lignée qui tend à se reproduire en vase clos, les éléments exté-
rieurs fournissent les époux légitimes, et la possibilité de rédemption en engendrant
les éléments purs (par exemple le prince, l'abbesse, Aurélie).
Les doubles, dans Les Élixirs, sont de toutes sortes et contaminent tous les niveaux
romanesques, comme nous l'avons déjà dit: redoublements de situations, d'actions
(en particulier le meurtre au poignard), de lieux, de noms, de personnages. En ce qui
concerne les dédoublements de personnages, on peut les classer par genres : les doubles
par ressemblance (Médard et Victorin, par exemple) s'expliquent par les doubles généa-
logiques (les ascendants de Médard s'appellent tous Franz ou Francesco et commettent
le même péché) - d'ailleurs, pour Médard, le double est en réalité un triple, puisqu'on
peut se demander si le moine fou n'est pas en fait Hermogène, lui aussi cousin de
Médard et de Victorin. Ce dédoublement physique peut s'articuler avec le dédouble-
ment par déguisement ou substitution: Médard se fait passer pour Victorin, et vice
versa, ou pour le comte polonais Léonard. En outre, Médard se dédouble en ce sens
Notices des œuvres 207

qu'il se prend, de manière compulsive, pour différents personnages, saint Antoine ou


le diable. Le motif de la représentation picturale vient encore démultiplier ce jeu de
reflets, puisque certains personnages (le peintre, Aurélie, l'amante du peintre) sont
les doubles de portraits. Là encore, nouvelle subdivision: le portrait de sainte Rosalie
qui est à l'origine de l'histoire de Médard est double, les deux couvents de capucins,
l'italien et l'allemand, en possédant chacun un. Enfin, Médard a deux mères, sa mère
naturelle et sa mère adoptive, l'abbesse.
Le double, dans Les Élixirs du diable, peut être considéré comme un cas parti-
culier dans un mécanisme général qui tend à la réitération et à la démultiplication.
Le péché qui, dans le roman, engendre le mécanisme fatal est lié à la création, à la
genèse. Il est ainsi, doublement, péché de l'origine. La genèse de la lignée, assurée
par l'union du premier Francesco avec la Vénus diabolique, dépend de la création
artistique, laquelle, de la manière dont Francesco l'entend et la pratique, au lieu de
se soumettre à la création divine, lui fait concurrence. Le désir luxurieux qui lie le
peintre à sa propre création (forme seconde du sacrilège) peut être compris comme
l'effet, la traduction de l'amour que Francesco se porte à lui-même (forme initiale
du sacrilège: l'amour de soi qui ignore l'amour de Dieu). Ainsi, il se prend à son
propre piège. L'orgueil n'en finit pas de se créer des leurres dans lesquels il s'enferme.
Et cet amour de soi tend à se démultiplier dans la création de petits Francesco, reflets
fidèles de leur ancêtre. Le circuit infernal de la réitération apparaît dès lors comme
la traduction du circuit fermé de l'orgueil, alors que les éléments extérieurs qui inter-
viennent dans cette lignée portent la chance de salut précisément parce qu'ils portent
l'altérité (la consanguinité criminelle étant l'image de l'amour stérile de soi).
Ce n'est pas seulement la fatalité qui détermine la faute, ce sont aussi l'ignorance
et l'égarement. L'élixir diabolique a pour effet de brouiller le discernement. La repré-
sentation picturale permet la confusion entre désir pur et désir impur: Médard s'y
perd, il ne sait plus faire la distinction entre ce qui est bien et ce qui est mal, de même
qu'il ne sait plus qui est qui; les deux se tiennent. Les Élixirs du diable est un roman
de la confusion à débrouiller. Cette confusion enchaîne: c'est en distinguant, en sépa-
rant les êtres, en construisant les rapports que Médard parvient peu à peu à se libérer.
Sa libération passe donc nécessairement par une remontée à l'origine. Il lui faut recon-
quérir son identité, savoir exactement qui il est, qui est son père, etc. Le paradoxe
de cette reconquête de l'identité comme chemin du salut, c'est qu'elle permet à Médard
d'échapper à l'orgueil, à l'affirmation diabolique de soi. On pourrait formuler cela
en disant que c'est en prenant conscience de ce qu'il est que Médard parvient à s'en
délivrer, et à trouver la paix dans une identité mesurée.

L'Énigme de Givreuse (1917), J.-H. Rosny aîné, Nouvelles Éditions Oswald, 1982.
Publié en 1917, le roman de Rosny aîné constitue un curieux mélange de fiction
patriotique, de réflexion plus ou moins spiritualiste sur la nature de l'identité person-
nelle, et de récit de science-fiction portant sur le dédoublement. Rosny y anticipe sur
le thème du clonage, si important dans la science-fiction à partir des années quarante
et encore très vivace aujourd'hui, mais il ne s'agit pas chez lui de clonage à propre-
ment parler, la génétique ne jouant aucun rôle dans cette histoire.
Celle-ci commence en 1914 : en pleine bataille de la Marne, deux brancardiers
français découvrent sur le front deux blessés rigoureusement identiques, plongés dans
un état de léthargie profonde. Leurs blessures sont exactement semblables, et ils por-
208 Visages du double

tent le même livret au nom de Pierre de Givreuse. Examinés par les médecins, il s'avère
qu'ils ont les mêmes souvenirs (mais ont oublié le moment de leur blessure). Sans mai-
greur excessive, ils pèsent tous deux trente-sept kilos. Une confrontation est organisée
entre les deux soldats qui manifestent alors une grande joie et reprennent vie. Lorsqu'on
les sépare, ils redeviennent ternes et fatigués. « Une part de moi-même est hors de moi»
(p. 43), conclut l'un d'eux. Une fois rétablis, ils rejoignent le château familial où les
attendent un vieil oncle catholique, une tendre mère et une poétique fiancée (Valentine),
tous trois effrayés par leur totale identité: « Mais alors, l'univers est effroyablement
différent de ce que j'imaginais» (p. 51), s'écrie l'oncle. Les deux Givreuse, pour sim-
plifier la situation, font croire à une banale histoire de sosies. L'un des deux assume
l'identité de Pierre de Givreuse, l'autre prétend se nommer Philippe Frémeuse. Cela ne
les empêche pas par la suite d'échanger leur identité, sans que personne s'en aperçoive.
Évidemment, la question de la fiancée se pose assez vite. Aucun des deux ne veut consentir
à ce que l'autre se sacrifie. Entre-temps, ils prennent progressivement du poids.
À nouveau le sort va régler la question. Philippe s'en va diriger une usine fabri-
quant des avions de combat et devient une sorte de héros basané. Pierre demeure au
château, gagne le cœur de la fiancée et évolue vers un personnage de rêveur au teint plus
pâle. La dissemblance prend corps. Philippe finit par laisser Valentine à Pierre. Celui-ci
(re)tombe amoureux de Thérèse, l'ancienne amante de Givreuse, d'où une situation
paradoxale: Thérèse trouve un charme à cet homme qui ressemble à un ancien amour,
et en même temps ce n'est que pour lui-même qu'elle l'aime. Philippe qui, lui, sait
qu'elle est la même Thérèse qu'autrefois, la trouve différente parce qu'à la fois il est
différent et lui paraît tel: « La Thérèse assise dans le lourd fauteuil gothique n'était plus
la Thérèse dont un jour il s'était séparé parce que la coupe mystérieuse était épuisée»
(p. 146). Bref, chacun est un autre pour son partenaire tout en restant le même: « En
somme, Thérèse avait un charme que jamais plus elle n'aurait pu avoir pour le Givreuse
d'antan» (p. 149). Rosny semble avoir inventé le marivaudage de science-fiction.
L'histoire s'achemine vers un happy end dans la différence progressivement affir-
mée des deux doubles. Le neurologue qui les soigne, Savarre, finit par résoudre l'énigme
de la dualité de Philippe et de Pierre: Givreuse s'est trouvé par hasard sur le lieu où
Antoine de Grantaigle, un savant méconnu, procédait à une expérience sur la bipar-
tition des atomes, dont il avait découvert le secret: le double Givreuse est le produit
d'une division atomique. La bataille a détruit le savant et le laboratoire, et c'est par
le préparateur de Grantaigle que Savarre a découvert la clé du mystère.
Mais il reste encore une énigme, la plus difficile à résoudre: comment peut-il
y avoir aussi deux identités dans ces deux corps? Rosny contourne la difficulté par
des considérations assez brumeuses sur la nature de la personne et, un peu comme
Villiers dans L'Ève future, contourne le scandale de la fabrication purement technique
d'un double par l'intervention d'une espèce de spiritisme fluidique: la partie incor-
ruptible de l'être serait constituée de fluide intergalactique descendant s'installer dans
les corps disponibles. Au moment de la partition de Givreuse, l'un des corps aurait
conservé l'être initial, tandis que l'autre aurait reçu un autre esprit sidéral. Bref, en
réalité, les deux Givreuse avec leurs souvenirs identiques étaient bel et bien différents.
Le caractère tarabiscoté de l'explication traduit bien la difficulté qu'il peut y avoir
à penser une double identité. Pour se sortir de la difficulté, Rosny est obligé d'inventer
hâtivement toute une cosmologie, donnant ainsi raison à l'oncle: c'est tout l'ordre
de l'univers que remet en cause l'apparition du double.
Notices des œuvres 209

Le Golem (Der Golem, 1915), Gustav Meyrink, Verviers, Marabout, 1985 (trad. Denise
Meunier).

L'œuvre de Meyrink est l'une des plus riches et des plus complexes en ce qui con-
cerne la figure du double. Les influences du freudisme et de la kabbale s'y font nette-
ment sentir, dans un mélange analytico-ésotérique d'allure assez jungienne, bien que
Jung n'ait encore acquis qu'une notoriété restreinte à l'époque de la publication du
Golem.
L'histoire du Golem se passe entièrement dans le vieux Prague, autour des trois
pivots que sont le Hradshin, la ruelle des alchimistes et le ghetto. Sa complexité est
délicate à interpréter, et pas seulement sur le plan symbolique : le récit même demeure
ambigu. En effet, il s'ouvre sur les questions et les rêves d'une conscience plongée
dans un état de demi-sommeil et qui ne parvient pas à trouver son identité. Elle cher-
che anxieusement une « pierre qui ressemble à un morceau de graisse », image de Boud-
dha dans une relation de sa vie. Puis le « je » qui parle s'identifie à Athanasius Pernath,
nom inscrit sur la doublure d'un chapeau inconnu. Pernath taille des pierres précieu-
ses dans le ghetto de Prague. Il reçoit la visite d'un mystérieux inconnu, porteur d'un
livre dont la lettrine d'or doit être réparée. Après le départ de l'inconnu, Pernath ne
parvient plus à se souvenir de lui. Il ne peut reconstituer son image qu'en imitant la
scène de son entrée chez lui; alors, il devient l'étranger, il se le représente de l'inté-
rieur: un être aux yeux bridés et à la démarche d'automate.
Cette description correspond au signalement du golem, l'être façonné autrefois
par un rabbin, animé par un mot magique glissé dans sa bouche, et censé revenir tous
les trente-trois ans dans le ghetto. Le golem ne pense pas, il marche comme un pantin
et ne dispose que d'une existence machinale, à l'image, selon Pernath, de la plupart
des habitants du ghetto, et peut-être des hommes en général, marionnettes animées
par des forces inconnues, comme celles de son ami le marionnettiste Zwakh. Ce der-
nier, d'ailleurs, semble autant manipulé par ses marionnettes qu'elles le sont par lui.
Plus encore, le golem est peut-être l'incarnation de la conscience onirique du ghetto:
ceux qui le rencontrent croient rencontrer leur propre âme sous les traits de l'Autre,
de l'étranger au visage mongol. On pense qu'il loge dans une ancienne maison où
soixante-six ans auparavant on a découvert une fenêtre qui ne correspondait à aucune
pièce connue. Un homme descendu du toit par une corde pour regarder dans la cham-
bre sans issue est tombé et s'est fracassé le crâne.
Au cours d'une conversation entre quelques-uns de ses amis qui le croient endormi,
Pernath apprend qu'il sort d'un asile de fous et qu'on ne sait trop d'où il vient. Les
ressorts de ses actes lui paraissent d'ailleurs dissimulés dans une autre personnalité
oubliée, comme dans une chambre murée, isolée du reste de sa conscience. Après un
malaise, Pernath est conduit chez Hillel, l'archiviste de la synagogue, qui le soigne
avec l'aide de sa fille Mirjam. Pour Hillel, le golem signifie l'éveil de ce qui est mort,
le retour d'une mémoire qui est aussi la connaissance. Après cette rencontre, Pernath
éprouve une impression d'extraordinaire lucidité, mais sa tentative d'anamnèse se heurte
toujours au même moment, l'éveil du « je » et le rêve de la pierre semblable au mor-
ceau de graisse.
Pernath se trouve mêlé indirectement à une histoire de vengeance : Aaron
Wassertrum, le vieux brocanteur juif propriétaire de l'immeuble où il habite, est l'objet
de la haine violente de l'étudiant Charousek, qui le soupçonne d'être son père.
210 Visages du double

Charousek a déjà poussé au suicide un autre fils putatif de Wassertrum, le célèbre


ophtalmologiste Wassary. Ayant appris, grâce aux confidences du docteur Savioli,
comment Wassary opérait des yeux des patients qui n'en avaient nul besoin, Charousek
l'a menacé de tout révéler. Wassertrum pense que Savioli est le responsable de toute
l'affaire, et il cherche à le perdre. Or Savioli a des rendez-vous galants avec une femme
mariée dans l'immeuble où habite Pernath. Cette femme demande son aide à Pernath,
pour qui le voile du passé commence alors à se déchirer: il l'a aimée autrefois, d'un
amour excessif qui l'a rendu fou.
Ayant trouvé par hasard un passage secret dans son immeuble, Pernath le suit
et s'enfonce dans un labyrinthe souterrain qui serpente sous le ghetto, pour débou-
cher enfin dans une pièce sans issue. Il n'y a là qu'un jeu de cartes et un tas d'antiques
fripes, que Pernath, transi de froid, enfile. La carte visible est celle du Fou, qui se
matérialise en figure humaine et contemple Pernath avec son propre visage. Les deux
Pernath luttent par le regard, et le premier finit par dominer le Fou. En regardant
par la fenêtre, Pernath comprend qu'il se trouve dans la pièce sans issue de la maison
du golem. Il parvient à ressortir par le souterrain, mais les gens du ghetto, en le voyant
couvert de ses vieille fripes, le prennent pour le golem.
Au cours d'une conversation, Hillel, qui semble savoir plus de choses sur Pernath
que celui-ci ne lui en a dit, lui fournit allusivement certaines clés de son aventure dans
le labyrinthe: le Fou est la première carte de jeu de tarots (anagramme de Tora), de
même que l'homme est la première lettre de son propre livre, l'Aleph, « son propre
double ». Celui qui s'engage « dans de sombres chemins» peut en sortir sans devenir
fou, à condition qu'il se rencontre lui-même. Mais cette rencontre du double n'est
jamais celle du vrai double, le Habal Garmin, 1'« haleine des os », celui qui habite
dans une pièce sans porte avec une seule fenêtre. Celui qui parvient à le dompter, ajoute
Hillel, sera en paix avec lui-même. Par la suite, le Habal Garmin apparaît à Pernath,
et s'évanouit en prenant la forme de la lettre Aleph, puis celle d'une femme.
Pernath s'égare dans Prague un soir de brouillard et, au fond de la ruelle des
alchimistes, aperçoit une étrange maison. Ses amis lui expliquent ensuite qu'il a vu
une maison qui n'existe pas et n'apparaît que les jours de brouillard. Normalement
il n'y a là qu'une pierre, posée par les Frères asiatiques, fondateurs de Prague, pour
servir de fondation à une maison qui sera un jour habitée par un hermaphrodite.
À la suite d'une machination de Wassertrum, Pernath est arrêté et accusé de
meurtre. En prison, il rencontre un assassin médium, Laponder. Mirjam lui parle par
la voix de Laponder endormi. Ce dernier lui apporte aussi certaines explications sur
ses rêves, en particulier sur le « rêves des grains », où Pernath avait aperçu des grou-
pes de figures masquées : pour Laponder, ils représentent tous les « moi » hérités des
ancêtres. L'âme doit devenir une « entité à part» et se dégager de cette multiplicité.
Cet accomplissement est ce que l'on appelle l'éternité. L'accès à l'éternité exige que
deux vies soient « entées l'une sur l'autre », que l'on devienne un autre. C'est ce qui
est arrivé à Laponder et à Pernath. L'intronisation du moi correspond au couronne-
ment du Habal Garmin, comme l'éternité correspond au couronnement du Messie.
« La clef, c'est l'hermaphrodite », dit encore Laponder au moment où l'on vient le
chercher pour son exécution.
Après de longs mois passés en cellule, Pernath est innocenté et libéré. Il revient
dans un ghetto à moitié démoli, en pleine rénovation. Il ne retrouve plus personne
et apprend que Hillel et Mirjam ont disparu. Il ne parvient pas à les retrouver. Il va
Notices des œuvres 211

occuper un logement dans la maison du golem. Puis, un soir, Pernath a la vision de


son double couronné, et aussitôt un incendie se déclare dans la maison. Pernath essaie
de se sauver en descendant le long de la façade au moyen d'une corde. Il passe devant
la fenêtre d'une pièce violemment éclairée, à l'intérieur de laquelle il aperçoit Hille1
et Mirjam. Il lâche prise et tente de s'accrocher au rebord de la fenêtre, mais la pierre
est glissante « comme un morceau de graisse », et il tombe. Il se réveille couché dans
un hôtel. Il ne s'appelle pas Pernath, il a pris par erreur le chapeau de Pernath et
se demande s'il a rêvé ce qui lui est arrivé. En recherchant dans le ghetto les personnages
de l'histoire, il comprend que trente-trois ans se sont écoulés. Certains des protagonistes
sont devenus des vieillards. Il parvient à retrouver la maison de l'hermaphrodite, dont
les deux moitiés de corps sont représentées sur les deux vantaux du portail. Il rend
le chapeau à un vieux domestique qui l'emporte. Il aperçoit, dans la maison, Mirjam
et Pernath. Ce dernier se tourne vers lui et il a l'impression de se voir dans un miroir.
Le Golem est l'histoire d'un accomplissement intérieur, à travers un certain nombre
d'épreuves et de figures symboliques chargées de significations à la fois négatives et
positives, que les personnages, et Pernath en particulier, interprètent souvent à l'envers.
L'une des difficultés du récit tient à ce que la conscience du narrateur est souvent en
retard sur son inconscient: le travail qui a lieu en profondeur n'accède à la surface
qu'à travers un certain nombre de clés énigmatiques que des tiers se chargent de déchif-
frer pour le narrateur. Les différentes sortes de doubles incarnent ce jeu entre les moi
et entre les niveaux psychiques. L'accomplissement, c'est l'hermaphrodite, soit un dou-
ble intégré en une personne, et composé de deux moitiés différentes et complémentai-
res. L'hermaphrodite comme intégration de la part féminine et de la part masculine,
le « couronnement du roi » auquel fait référence Laponder se réfèrent directement
à la symbolique alchimique, au couronnement du rebis comme image de l'accomplis-
sement du grand œuvre.

« Histoire du calife Hakem », Gérard de Nerval, in Voyage en Orient (1851), Œuvres


complètes, éd. J. Guillaume et C. Pichois, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de
la Pléiade », 1984, pp. 525-565 ; Aurélia (1855), ibid., t. III, 1993, pp. 695-750.
Hakem, calife du Caire au XI' siècle, rentre un soir, incognito, dans un okkel
où l'on consomme des substances enivrantes. Il y connaît l'extase du haschisch, en
compagnie d'un jeune homme, Yousouf, qui lui avoue son amour pour une femme
merveilleuse, rencontrée peut-être en rêve. Le calife déguisé et le jeune homme se lient
d'amitié et ce dernier sauve Hakem lorsque, au faîte de l'ivresse, il déclare être Dieu
lui-même, risquant ainsi de se faire lyncher. Hakem, obsédé par sa divinité, veut épouser
sa sœur Sétalmulc, pour que la pureté de leur sang soit à l'abri de toute mésalliance.
À cause de cela il se brouille avec Argévan, son vizir, qui voudrait le garder sous tutelle
comme quand il était enfant. Au cours d'une deuxième débauche de haschisch, le calife
est arrêté et transporté dans une prison où l'on garde les fous dangereux. Personne
ne l'a reconnu, et ses déclarations sur son identité ne font que confirmer aux yeux
de tous son dérangement mental. Une visite de Sétalmulc et d'Argévan fait croire à
Hakem qu'il a été remplacé par un fantoche (ou un « fantôme », p. 551) à la tête
de l'État. Dans cet asile, qui jouxte une prison ordinaire, Hakem incite à la révolte
les prisonniers, qui se délivrent et lui rendent la liberté. Profitant de la famine, le calife
guide la révolte et fait piller et incendier la ville ; mais son vizir affirme que le vrai
calife se trouve ailleurs, à la tête d'une armée.
212 Visages du double

Ayant repris le pouvoir, Hakem veut accomplir son dessein de mariage avec sa
sœur. Mais une nuit, rentrant dans son palais après avoir été consulter les astres, Hakem
le trouve éclairé par les feux de la fête et assiste au spectacle extraordinaire de son
propre mariage, ou mieux du mariage de son propre double avec Sétalmulc. À l'exté-
rieur, il rencontre Yousouf, s'aperçoit pour la première fois que celui-ci lui ressemble
étonnamment, et que c'est lui qui l'a remplacé aux côtés de sa sœur: Yousouf en
est depuis longtemps amoureux, puisque c'est elle qu'il rencontrait pendant l'extase
du haschisch. Le calife décide de seconder ces amours, mais le lendemain il est agressé
par trois assassins. Sétalmulc a armé la main de Yousouf contre son frère, mais lors-
que le jeune homme s'aperçoit qu'il est en train d'agresser son ami, il se révolte con-
tre les deux autres agresseurs: Hakem et Yousouf sont frappés ensemble, et tombent
ensemble, mais leur mort n'est pas certaine, puisque sur le lieu du crime on retrou-
vera une tunique ensanglantée, mais pas de cadavre.
Le thème du double revient chez Nerval dans un autre texte: Aurélia. L'un des
épisodes de ce récit poétique sur « le rêve et la vie» est constitué par l'apparition d'un
double qui, comme dans le cas de Hakem, est un imposteur qui veut remplacer le sujet.
Il apparaît d'abord lorsque le narrateur, recueilli par une ronde de nuit, entend la voix
d'un « inconnu» arrêté comme lui: « Par un singulier effet de vibration, il me sem-
blait que cette voix résonnait dans ma poitrine et que mon âme se dédoublait pour ainsi
dire - distinctement partagée entre la vision et la réalité. [...] Je frémis en me rappelant
une tradition bien connue en Allemagne, qui dit que chaque homme a un double, et
que lorsqu'il le voit, la mort est proche» (t. III, p. 701). Dans cette dernière phrase,
Nerval attribue à l'Allemagne une croyance que lui-même, dans l' « Histoire du
calife Hakem »(t. II, p. 557), attribue à l'Orient. Mais il paraît se souvenir du « Cheva-
lier double» de Gautier lorsqu'il fait référence à « l'histoire de ce chevalier qui combat-
tit toute une nuit dans une forêt contre un inconnu qui était lui-même. » (t. III, p. 717).
Le double se présente une deuxième fois, « vêtu en prince d'Orient» (t. III,
p. 716), et le narrateur craint qu'il ne le remplace auprès de la femme aimée: « Je
croyais entendre parler d'une cérémonie qui se passait ailleurs, et des apprêts d'un
mariage mystique qui était le mien, et où l'autre allait profiter de l'erreur de mes amis
et d'Aurélia elle-même. » Ce double usurpateur du mariage n'est pas sans rapport
avec l'histoire d'Amphitryon, ce dont Nerval est bien conscient: « Un instant même
cette pensée me sembla comique en songeant à Amphitryon et à Sosie. Mais si ce
symbole grotesque était autre chose - si, comme dans d'autres fables de l'Antiquité,
c'était la vérité fatale sous un masque de folie? » (t. III, p. 717).

« Le Horla », Guy de Maupassant. Il existe deux versions de ce conte: la première


parut dans le Gif BIas du 26 octobre 1886, la seconde dans le recueil intitulé Le HorIa
chez Ollendorf (Paris, 1887). « Lettre d'un fou» (Gif Bias, 17 février 1885) ; « Lui? »
(Gif BIas, 3 juillet 1883, recueilli dans Les Sœurs Rondoli, Paris, Ollendorf, 1884).
Tous ces récits se trouvent actuellement dans Le HorIa et autres contes cruels et jan-
tastiques, éd. Marie-Claire Bancquart, Paris, Classiques Garnier, 1989.
Dans la première version, le récit est fait par un malade dans une maison de santé,
devant l'aliéniste qui le soigne et trois de ses confrères, appelés par lui pour qu'il leur
soumette un cas « bizarre» et « inquiétant» (p. 411). Dans la seconde version, nous
avons directement accès à un journal intime. Nous ferons essentiellement référence à
cette version-ci, plus riche et développée. Le journal s'ouvre par le récit d'une belle jour-
Notices des œuvres 213

née : le narrateur, dont la maison est au bord de la Seine, a vu passer un bateau brési-
lien et, sans savoir pourquoi, l'a salué avec enthousiasme. Les jours suivants, il sent
autour de lui des « influences mystérieuses» (p. 422), s'interroge sur « le mystère
de l'Invisible» (ibid.) et commence à se croire malade: une angoisse vague s'empare
progressivement de lui. Un mois plus tard, après une excursion au Mont-Saint-Michel,
le narrateur paraît rassuré. Il a pourtant eu une conversation troublante avec un moine,
qui lui a raconté des légendes du pays à propos de voix nocturnes et d'êtres extraordi-
naires, et qui, devant son incrédulité, a conclu son récit en disant : « Est-ce que nous
voyons la cent millième partie de ce qui existe? Tenez, voici le vent [... l, le vent qui
tue, qui siffle, qui gémit, l'avez-vous vu, et pouvez-vous le voir? Il existe, pourtant»
(p. 427).
Les troubles du narrateur recommencent le lendemain de son retour à la maison.
Il retrouve ses cauchemars: « Cette nuit, j'ai senti quelqu'un accroupi sur moi, et
qui, sa bouche sur la mienne, buvait ma vie entre mes lèvres» (p. 427). Quelques expé-
riences le persuadent qu'un être rôde autour de lui, entre dans sa chambre sans être
vu. Il se demande s'il n'est pas en train de devenir fou et décide de s'enfuir à Paris.
Là, il assiste à une démonstration de sommeil hypnotique : une de ses cousines, hypno-
tisée par un médecin, reçoit de celui-ci un ordre qu'elle exécute le lendemain, sans
se rendre compte de l'influence exercée sur elle. Rentré chez lui, le narrateur connaît
quelques jours de répit puis, soudainement, l'être se manifeste à nouveau. D'abord
extérieurement, lorsque, dans le jardin, une rose est cueillie par une main invisible;
ensuite intérieurement, quand le narrateur commence à se sentir envahi, dominé par
une force inconnue, qui gouverne tous ses actes. De plus, l'être donne des signes tan-
gibles de sa présence, en tournant les pages d'un livre ouvert.
Le narrateur annonce qu'il a trouvé la clé de l'énigme: la Revue du monde scien-
tifique fait état d'une « épidémie de folie» au Brésil, les gens atteints se disant « pour-
suivis, possédés, gouvernés comme un bétail humain par des êtres invisibles bien que
tangibles, des sortes de vampires qui se nourrissent de leur vie pendant leur sommeil »
(pp. 442-443). Il se souvient alors du beau bateau brésilien qui est passé sous ses fenê-
tres et se persuade qu'il lui a apporté l'être qui le hante, et auquel il attribue le nom
de Horla (généralement interprété comme« hors-là» : ce qui est ici, mais d'ailleurs).
Le Horla serait un être nouveau, venu remplacer les hommes sur terre : « Il est en
moi, il devient mon âme, je le tuerai! » (p. 445).
Une scène conforte définitivement le narrateur dans sa conviction: se trouvant
dans sa chambre, il sent que le Horla y est aussi. Se retournant du côté d'une glace,
il ne voit pas son reflet: quelqu'un est là, entre lui et le miroir, qui l'empêche de se
voir, mais qui est invisible. Quelques jours après, le narrateur fait une tentative
- désespérée - pour se débarrasser de l'intrus: croyant qu'il est à l'intérieur de la
maison, il l'y enferme et met le feu. L'incendie détruit tout, mais laisse la peur intacte:
Le Horla est-il mort? « Non ... non ... sans aucun doute, sans aucun doute ... il n'est
pas mort... Alors ... alors il va donc falloir que je me tue, moi L.. » (p. 449).
À côté de ce conte très célèbre, dont l'appartenance au thème du double a été
aussi souvent niée qu'affirmée, d'autres courts récits de Maupassant mettent en scène
des présences mystérieuses : dans « Lettre d'un fou » on trouvait déjà, presque à l'iden-
tique, la scène du miroir ; dans « Lui ? » est développé le rapport entre la solitude
et la peur. Le narrateur de ce dernier conte, en rentrant un soir chez lui, croit voir
assis dans un fauteuil un homme, qui disparaît tout de suite après. À partir de ce
214 Visages du double

moment, la peur le saisit et sa solitude devient insupportable, jusqu'à ce qu'il décide


de se marier pour se mettre à l'abri de sa hantise.

Les Jumeaux du diable (1928), Marcel Aymé, in Œuvres romanesques complètes, éd.
Yves-Alain Favre, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1989.
Les Jumeaux du diable présente ce mélange de réalisme et de fantastique caracté-
ristique de Marcel Aymé. Le diable décide de créer deux êtres identiques, pour prou-
ver à saint Pierre que l'un peut être élu tandis que l'autre sera damné.
Deux naufragés apparaissent à la surface de la mer, identiques, portant le même
nom, ayant les mêmes souvenirs, disant en même temps les mêmes choses. L'un d'eux,
incommodé par le soleil auquel il fait face, fait un faux mouvement et avale une gor-
gée d'eau de mer. À partir de cette infime différence, les conséquences vont s'enchaî-
ner de manière irrémédiable et accroître les différences entre les jumeaux. Après
quelques tribulations, l'un, nommé Louis, vit une passion éthérée, coupée du monde,
avec une danseuse qui a fait de lui un poète poitrinaire, tandis que l'autre, Norbert,
est devenu un homme d'affaires gras et prospère. Mais les deux jumeaux continuent
à penser l'un à l'autre, et Norbert, celui qui a avalé l'eau de mer, éprouve depuis tou-
jours un sentiment d'infériorité vis-à-vis de Louis, sentiment qu'il s'efforce de com-
penser. Norbert retrouve Louis par hasard et apprend sa maladie. Convaincu d'être
lui aussi tuberculeux, il tombe malade, perd son travail, tandis que Louis se convertit
au sport et aux biftecks, et est recruté à la place de Norbert dans l'usine où ce dernier
était ingénieur. Furieux, Norbert traque Louis et le jette du haut d'une falaise, mais,
déséquilibré, il tombe avec lui et meurt damné.
Le double a, dans Les Jumeaux du diable, une valeur en grande partie satirique.
La similitude des deux clones aboutit, comme le prévoyait le diable, à une différence
telle que l'un des deux perd son âme, ce qui est une manière de démontrer la vanité
de la croyance en l'identité innée de l'individu, et la force des circonstances les plus
infimes sur la destinée des êtres, leurs choix, leurs opinions, leurs croyances, voire
leur physiologie. Le poète abscons qu'est devenu Louis n'a pas plus d'épaisseur ni
de nécessité que le Norbert qui pose au bourgeois sceptique. Marcel Aymé raille aussi
bien la prétention d'échapper au monde que celle de le maîtriser. La hantise pour l'autre
qu'éprouve chacun des deux frères rappelle à chacun son inconsistance secrète.

Le Locataire chimérique, Roland Topor, Paris, Buchet-Chastel, 1976.


Trelkowsky est un personnage falot, un petit fonctionnaire sans caractère, à la
recherche d'un appartement. Il parvient à obtenir celui d'une certaine Simone Choule,
qui a tenté de se suicider et reste hospitalisée, méconnaissable tant elle est couverte
de pansements. Une visite de Trelkowsky à l'hôpital provoque une crise violente chez
la mourante. Peu à peu, Trelkowsky se met à éprouver l'impression étrange qu'on
se comporte avec lui comme s'il était l'ancienne locataire. Il se persuade que le pro-
priétaire et les autres occupants de l'immeuble se sont ligués contre lui, et qu'ils veu-
lent le faire devenir Simone Choule, laquelle est morte entre-temps. Dans les toilettes,
sur lesquelles donne sa fenêtre, il observe des personnages bizarres, figés dans la
contemplation. Lorsqu'il s'y rend à son tour, il se voit à la fenêtre de son apparte-
ment. Il trouve dans une fente du mur une dent arrachée. Un jour, Trelkowsky se
retrouve vêtu des vieilles robes de Simone Choule, maquillé, une dent arrachée. Il se
Notices des œuvres 215

jette comme elle par la fenêtre de l'appartement. À l'hôpital, couvert de pansements,


il voit venir à lui Trelkowsky.
La force du roman de Topor lui vient de ce que, dans une écriture très dépouil-
lée, sans effets appuyés, il se déroule comme un mécanisme implacablement logique
qui vise à transformer Trelkowsky en Choule. On ne peut pas savoir si Trelkowsky
est victime de sa paranoïa ou s'il est pris dans un piège. La fin du roman ajoute encore
à l'incertitude et au malaise suscité par le récit en fermant le cercle: Trelkowsky était
peut-être Choule dès le départ, le suicide de la fin a déjà eu lieu, tel quel, dès le début;
elle jette le soupçon sur toutes les interprétations psychologiques ou sociales qui per-
mettraient de se rassurer en faisant de Trelkowsky la victime de son inconsistance inté-
rieure. Si le récit inscrit le temps dans un cycle perpétuel, obéissant à ses lois immuables,
il n'y a plus un Trelkowsky phagocyté par une femme morte, mais cette femme, qui
n'a jamais existé et dont il n'y a que les traces, reste la seule et inaccessible vérité d'un
Trelkowsky perpétuellement occupé à devenir lui-même, à rejoindre une illusion. On
tombe alors dans ce paradoxe sans issue: Trelkowsky n'est pas le double de Choule,
mais le double de lui-même, ou, si l'on veut, un double sans original, fantôme dévo-
rant sans fin une hypothétique réalité comme dans « L'héautophage » de Richepin.

« La lointaine », voir « Axolotl ».

« Markheim » (1885, dans des miscellanées; puis dans le recueil The Merry Men and
Other Tales and Fables, 1887), Robert Louis Stevenson, in Le Cas étrange du Dr Jekyll
et de M. Hyde, Paris, UGE, « 10/18 », 1976 (trad. Théo Varlet).

Le jour de Noël, Markheim, un voleur, se rend dans la boutique d'un brocanteur


qui lui a déjà souvent acheté de la marchandise. Mais cette fois-ci, après avoir subi
les sarcasmes du vieil homme à propos de l'origine des objets qu'il lui a vendus,
Markheim déclare être venu pour acheter et non pas pour vendre: il lui faut un
présent pour une dame. Le brocanteur lui propose un petit miroir ancien, qu'il
rejette violemment, comme s'il s'agissait d'un objet diabolique. Sa réaction met expli-
citement en place le thème du conte. En effet, lorsque le brocanteur lui demande
pourquoi il ne veut pas de miroir, Markheim s'en explique, en affirmant que personne
n'aime regarder son propre visage et qu'un miroir est un « mémento d'années, de
péchés et de folies », qu'il est une « conscience à main» (p. 325). Puis Markheim
poignarde le brocanteur et se met à la recherche de son argent. Il sait que personne
d'autre ne se trouve dans la boutique, ni dans l'appartement au-dessus. Mais il entend
un bruit de pas à l'étage supérieur: son imagination surexcitée suit le mouvement de
cet inconnu qui se déplace et se le figure tour à tour comme « une chose sans visage »,
comme « l'image du marchand mort », ou bien comme « son propre fantôme»
(p. 332).
Après beaucoup d'hésitation, Markheim monte à l'étage. L'impression d'une pré-
sence le saisit. Un homme apparaît: sa figure a quelque chose de vague et de chan-
geant, difficile à fixer; mais Markheim a par moments l'impression de le connaître:
« Il lui trouvait une ressemblance avec lui-même» (p. 341). C'est la seule phrase, dans
tout le conte, qui fasse explicitement référence à l'identité physique et permette d'inclure
« Markheim » dans le corpus des histoires de double; mais elle est capitale. Pour
le reste, le personnage qui vient de faire son entrée sur scène est plutôt une figure dia-
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216 Visages du double

bolique. Lorsque Markheim lui demande s'il est le diable, il esquive la question, mais
plus tard il déclare qu'il vit pour le mal (« Le mal, pour lequel je vis », p. 346), et
que l'homme méchant lui est cher (« L'homme mauvais m'est cher », ibid.).
Le nouveau venu offre ses services à Markheim, qui les rejette. Il prétend connaître
à fond l'âme du voleur, mais celui-ci affirme qu'il ne voit que son masque, que sa
vraie personnalité reste cachée. Markheim dit être bien meilleur que ses actions ne
le font croire, et victime des circonstances; le crime qu'il vient de commettre est le
dernier, et lui donne le pouvoir et la résolution d'être enfin lui-même. Le « visiteur »
lui démontre alors l'impossibilité de ce plan de conversion au bien, voué à l'échec à
cause de son trop fort penchant au mal. Markheim est vaincu par les arguments de
son interlocuteur. À ce moment même, la serveuse qui s'était absentée revient dans
la boutique: le « visiteur» pousse Markheim à se débarrasser d'elle aussi, mais le
voleur décide de se livrer à la justice. S'il est condamné à ne commettre que des actions
mauvaises, il peut au moins « renoncer à agir », Une ultime transformation se pro-
duit dans le « visiteur» :« Les traits du visiteur subirent un merveilleux changement:
ils s'illuminèrent et s'adoucirent d'un tendre triomphe et, tout en s'illuminant, s'effa-
cèrent et disparurent» (p. 351) - mais Markheim n'a pas le temps de s'en apercevoir.

La Méprise (Otchayanie, 1936), Vladimir Nabokov, Paris, Gallimard, « Folio »,1991


(trad. Marcel Stora).
Ce roman se présente comme le récit de Hermann, un homme d'affaires russe vivant
à Berlin. Se trouvant un jour à Prague, Hermann fait la rencontre d'un clochard endormi
par terre. Ille trouve identique à lui-même, et cette découverte le plonge dans un ver-
tige d'étonnement: « Je contemplais une merveille et sa perfection, son manque de cause
et d'objet m'emplissaient d'une singulière horreur» (p. 26). Félix, le double, poussé
par Hermann, reconnaît leur ressemblance, puis profite du lien qu'elle semble établir
entre eux pour demander du secours à son riche sosie: pourrait-il lui trouver du tra-
vail ? L'homme d'affaires n'a rien à proposer au clochard, mais il se fait donner une
adresse, à laquelle il pourra éventuellement lui écrire, à l'automne suivant.
Hermann rentre chez lui et retourne à sa vie ordinaire avec sa femme, Lydia;
mais il est hanté par l'image de son double. S'attardant sur les détails de sa vie conju-
gale, le narrateur décrit le plaisir qu'il a longtemps éprouvé dans l'exercice de la « dis-
sociation » (p. 47) : étant couché avec sa femme, il imaginait d'être simultanément
assis dans un fauteuil à quelques mètres du lit, ou plus loin, et d'assister au spectacle
de ses propres ébats. Cette pratique prit fin le jour où Hermann, persuadé d'être au
lit et de s'imaginer debout, s'aperçut que c'était l'inverse. Pendant une partie de cam-
pagne, Ardalion, un peintre cousin de Lydia, essaye de dessiner le visage de Hermann,
mais il n'y arrive pas: « On dirait que tous vos traits glissent sous mon crayon, dit-il,
ils glissent et ils s'échappent» (p. 63). Ce portrait sera plus tard achevé, mais Hermann
n'y retrouvera « pas l'ombre d'une ressemblance» (p. 81).
Les affaires de Hermann se mettent à aller mal; c'est alors qu'un plan se dessine
dans son esprit. Il écrit à Félix, et lui donne rendez-vous dans la ville de Tarnitz. Au
moment où ils se rencontrent, Hermann a un instant de doute: « Un moment, j'eus
l'impression que tout cela n'avait été qu'une illusion, une hallucination ... qu'il n'avait
jamais pu être mon double [... ] » (p. 99). Mais tout de suite après, il revoit la « mer-
veille» qui 1'« avait retenu cinq mois plus tôt ». Pour détourner l'attention des autres
de leur ressemblance, Hermann s'est laissé pousser une moustache. Il entame avec
Notices des œuvres 217

Félix une discussion sur le travail qu'il veut lui proposer. Il lui demande de se prêter
à une « action illégale» (p. 124), en lui fournissant un alibi par sa ressemblance: Félix
aura simplement à revêtir ses habits et à conduire sa voiture. Hermann raconte à Lydia
qu'il a un frère jumeau, dont il a été séparé depuis l'enfance. Il l'aurait rencontré
par hasard, et retrouvé dans un état de complète déchéance morale. Ce frère, Félix,
ayant décidé de se suicider, aurait proposé à Hermann de le faire à son profit: ils
s'arrangeront pour faire croire que c'est Hermann qui est mort et toucher la prime
d'assurance. Lydia n'aura qu'à se montrer affligée et à rejoindre plus tard son mari
en France.
Hermann donne ses habits à Félix et le tue ; puis il prend toutes les mesures néces-
saires pour effacer son existence et ne laisser qu'un faux lui-même à la disposition
de la police. Prenant le passeport du mort, Hermann trouve que, bizarrement, la photo
ne lui ressemble pas du tout. Il passe en France et s'installe dans un hôtel près de Per-
pignan. Peu de temps après, un journal lui apprend qu'il est recherché en Alle-
magne pour le meurtre d'un inconnu: aucune allusion n'est faite à leur ressemblance.
Après avoir vérifié que son plan a échoué, pour une raison qui demeure, à ses yeux,
mystérieuse, Hermann commence à écrire le récit qui constitue le roman, et qui se
clôt sur la scène de la police venant le chercher dans son hôtel.

La Merveilleuse Histoire de Peter Schlemihl (Peter Schlemihls Wundersame Geschichte,


1814), Adelbert von Chamisso, in Romantiques allemands, Paris, Gallimard, « Biblio-
thèque de la Pléiade », t. II, 1973 (trad. Auguste Dietrich).
Le narrateur, Peter Schlemihl, fait le récit de sa vie à l'auteur, Chamisso, qui
est un de ses amis. Arrivé dans une ville avec une lettre de recommandation pour un
homme qui devait l'aider dans la réalisation de ses espérances, Schlemihl se retrouve
mêlé à une brillante société, dans le parc de l'inconnu. Un homme vêtu en gris attire
son attention et lui fait une impression désagréable: à plusieurs reprises, il tire de
sa poche des objets extrêmement volumineux, pourvoyant ainsi à tous les besoins et
caprices des invités. Personne ne semble remarquer le caractère extraordinaire de ses
actes, ni même s'apercevoir de sa présence. Schlemihl, troublé, essaye de s'esquiver;
mais l'homme en gris l'approche et lui propose de lui acheter son ombre, en échange
de la bourse de Fortunatus, source inépuisable de richesses. Ébloui, Schlemihl accepte;
mais immédiatement après, en sortant du parc, Schlemihl se rend compte qu'il attire
les remarques scandalisées et horrifiées des gens parce que son corps ne projette plus
aucune ombre. Il se réfugie dans un hôtel, où il fait sortir une énorme quantité d'or
de sa bourse magique et se rassasie du spectacle de sa richesse. Épuisé, il s'endort et
rêve de Chamisso: il le voit immobile dans son cabinet de travail et s'aperçoit qu'il
est mort. Le lendemain, Schlemihl voit se confirmer l'horreur qu'il inspire désormais
à son prochain. Ayant pris un loyal serviteur, Bendel, il l'envoie chercher l'homme
en gris. Bendelle rencontre, ne le reconnaît pas, et revient chez son maître pour trans-
mettre un message: l'homme en gris reviendra dans un an, pour lui proposer une nou-
velle affaire. Schlemihl avoue la vérité à Bendel, qui en est choqué, mais décide de
rester à son service et de le secourir dans son malheur.
Quelque temps après, Schlemihl, riche, fait son retour dans la société. Mais un soir,
alors qu'il se promène avec la belle Fanny, il est surpris par la lune, qui dévoile son
secret et provoque la terreur de la jeune femme. Schlemihl s'enfuit, quitte la ville avec
ses serviteurs, dont un nommé Rascal ; Bendelles devance et prépare leur installation
218 Visages du double

dans une petite ville éloignée. L'or prodigué par Bendel fait naître la rumeur qu'un
très grand personnage, le roi de Prusse, doit séjourner dans la ville mais y demeurer
incognito : ainsi, Schemihl est accueillicomme un roi et, pendant la fête en son honneur,
remarque une jeune fille, Mina, dont il tombe immédiatement amoureux. La famille
de Mina est ravie de la perspective d'un mariage si avantageux, mais la jeune fille
comprend quel est le secret de son fiancé, qui évite la lumière du jour. Elle se tait
parce qu'elle en est amoureuse.
Un an a passé, et Schlemihl attend le retour de l'homme en gris, pour lui rendre sa
bourse et récupérer son ombre. Mais Rascal aussi a tout compris et a trahi son maître
en le dénonçant aux parents de Mina. Schlemihl s'éloigne alors de la ville, désespéré,
et rencontre l'homme en gris. Celui-ce se refuse à échanger son ombre contre de l'or
et propose un nouveau contrat, à signer avec du sang: il rendra l'ombre à Schlemihl
en échange de son âme. Schlemihl se refuse à signer et résiste à la tentation, même
lorsque l'homme en gris déploie devant ses yeux son ombre si regrettée. Débarrassé
de l'homme en gris, Schlemihl erre trois jours dans une lande, sans oser revenir parmi
les hommes. Il rencontre une ombre sans corps, essaie de l'attraper, mais découvre
qu'elle appartient à un homme rendu invisible par un nid d'oiseau qu'il tient dans
la main (il apprendra plus tard que c'est toujours l'homme en gris). Il s'empare de cet
objet magique et, invisible, se rend chez Mina, où il apprend qu'elle va épouser Rascal,
devenu riche avec l'argent qu'il lui a volé. C'est alors que l'homme en gris réapparaît
à ses côtés, et essaye de profiter de la nouvelle pour lui faire signer le pacte diaboli-
que. Schlemihl ne cède pas, mais le tentateur le poursuit. Rentré dans sa maison pillée
par la populace, Schlemihl retrouve Bendel, lui laisse ce qui reste de son or et décide
de s'éloigner définitivement. Sur son chemin, l'homme en gris se présente à nouveau
et lui prête momentanément son ombre pour mieux lui en faire sentir la nécessité:
mais cette dernière tentation aboutit à un dernier échec, parce que Schlemihl, pour
se libérer définitivement de son persécuteur, jette la bourse magique dans un abîme.
Il éprouve alors un soulagement profond: en rêve lui apparaissent Mina, Bendel et
Chamisso; ils sont tous les trois sans ombre, mais le spectacle n'a rien de choquant.
Schlemihl commence une nouvelle vie, en dehors de la société. Le jour il marche
dans les bois, la nuit il dort dans les villages. Ses bottes étant rapidement usées par
sa vie de pèlerin, il en achète une autre paire à un beau garçon à cheveux blonds. Il
s'aperçoit alors qu'il parcourt d'énormes trajets en peu de pas, se déplaçant de l'extrême
nord au sud de la planète en quelques minutes. Il comprend qu'il a aux pieds les bottes
de sept lieues, et il en est ravi: une nouvelle existence s'ouvre devant lui. « Mon ave-
nir se révélait clairement à moi. Banni pour une première faute de la société des hom-
mes, j'allais, en compensation, me réfugier dans le sein de la nature que j'ai toujours
aimée; la terre s'ouvrait devant moi comme un riche jardin, l'étude allait devenir la
force directrice de ma vie, et la science le but de celle-ci» (p. 1098). Schlemihl installe
sa demeure dans une grotte de la Thébaïde, mais il se met à parcourir les continents,
se consacrant à la géographie et à la botanique. Il revoit encore une fois les personna-
ges de son histoire : tombé malade, il est recueilli et se retrouve dans un hospice, appelé
le Schlemilium, fondé par Bendel en sa mémoire. Sans y être reconnu, Schlemihl y
revoit Bendel et Mina, qui ont trouvé un relatif apaisement, et, avant de les quitter,
il leur laisse un message où il les rassure sur son état actuel: « Oui, votre vieil ami
aussi se trouve mieux aujourd'hui qu'autrefois; et s'il expie, c'est une expiation salu-
taire» (p. 1103).
Notices des œuvres 219

Les Météores (1975), Michel Tournier, Paris, Gallimard, « Folio », 1981.


À la suite de Vendredi et du Roi des Aulnes, Tournier poursuit dans ce copieux
roman son entreprise qui consiste à créer, par la littérature, des mythes adaptés au
monde moderne: après ceux de Robinson et du porteur d'enfants, celui de la gémellité.
Jean-Paul (allusion probable à Richter, Tournier étant un bon germaniste) est
le nom d'une cellule composée de deux entités; cette cellule dispose de son langage
particulier, inaccessible aux étrangers, et de ses rites. Elle fait partie d'une famille de
petits industriels bretons, les Surin, à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Peu
à peu cependant, Jean et Paul se dissocient. Jean désire prendre son indépendance,
mais ses projets de mariage sont brisés par son frère. Il part alors pour un long voyage
à travers le monde, poursuivi par Paul, qui découvre à son tour peu à peu l'univers
des « sans-pareil» et apprend à se passer de son jumeau. Après Venise, la Tunisie,
l'Islande, le Japon, le Canada, l'odyssée de Paul aboutit à Berlin, dans une Allema-
gne coupée en deux. En se glissant dans un boyau pour passer dans le secteur fran-
çais, Paul est pris dans un éboulement. Il se retrouve à l'hôpital, amputé du côté gauche,
impotent, et revient en Bretagne où sa métamorphose définitive s'accomplit: Paul,
doté d'un « corps barométrique », est désormais « en prise directe avec le ciel et les
intempéries », en sympathie avec le monde, avec lequel il communique grâce à sa moitié
gauche invisible. Il comprend que le voyage initiatique n'était que la parodie de l'ubi-
quité immobile qu'il découvre, que la perte de Jean et de sa propre moitié de corps
constituait le sacrifice nécessaire pour accéder à cette forme supérieure d'être, pour
passer du cosmopolite au cosmique.
Ce dénouement adapte le motif mythologique - relevé par Otto Rank - du
jumeau prenant figure de fondateur après le sacrifice de son frère. Mais Tournier étend
le thème de la gémellité à celui de la dualité en général. Le voyage initiatique à travers
le monde est l'occasion d'une prolifération des figures doubles, opposées, ou emblé-
matiques de la relation identité-différence : différence et in-différence sexuelle à tra-
vers l'homosexualité de l'oncle Alexandre, et divers personnages d'androgynes ou de
lesbiennes; exclusion politique avec le rideau de fer; saint Thomas, frère jumeau du
Christ; les miroirs; Venise, jumelle dépareillée de Constantinople; l'Islande subis-
sant une demi-année d'hiver et une demi-année d'été; le Yin et le Yang; le temps
des horloges et celui des météores, etc. Tournier a tenté d'accomplir, avec Les Météores,
une sorte d'épuisement du thème du dédoublement.

« Monsieur du Miroir» (1837), in Mosses from an Old Manse (1846), Nathaniel Haw-
thorne, Paris, José Corti, 1992 (trad. Pierre Leyris).

Ce conte est constitué par le long monologue d'un narrateur qui affiche « les pen-
chants d'un observateur de la nature humaine» (p. 59). Il voudrait percer le mystère
qui s'attache à l'existence énigmatique d'un certain Monsieur du Miroir. Cet homme
- mais ce n'est sans doute pas un homme comme les autres - accompagne l'exis-
tence du narrateur de sa présence intermittente. Sans se départir d'une attitude cordiale,
Monsieur du Miroir n'entame jamais de conversation avec le narrateur: il semble muet.
Ce n'est pas la moindre bizarrerie du personnage, qui s'obstine à imiter le narrateur
en tout. Non content de lui ressembler comme un frère, il s'habille toujours exactement
comme lui: « Il a des doubles de tous mes gilets comme de toutes mes cravates»
(p. 63). Leur ressemblance physique rappelle au narrateur ces histoires de jumeaux,
220 Visages du double

« qui vécurent, jouirent, souffrirent et moururent à l'unisson, chacun répétant fidè-


lement le moindre frémissement du souffle de l'autre, bien qu'ils fussent séparés par
de vastes étendues de terre et d'eau» (ibid.).
D'autres comportements jettent une ombre sur la personnalité de M. du Miroir:
il a une prédilection pour l'élément aquatique, au point que sa silhouette ne manque
jamais d'apparaître dans la moindre fontaine ou flaque d'eau. Il a également le don
de se déplacer avec une extrême rapidité et de deviner à l'avance tous les déplacements
du narrateur, pour le suivre invariablement. Est-ce de la sorcellerie? Il a même surgi,
une fois, sur la boule de cuivre luisante d'un chenet, et une autre fois dans l'œil bleu
d'une jeune femme.
Le narrateur ne sait que penser: est-ce un esprit qui lui apparaît ainsi, est-ce un
fantôme? Tout ce qu'il peut affirmer, c'est que ce personnage l'accompagne depuis
l'enfance et qu'ils sont liés pour la vie. Il commence alors à se demander si Monsieur
du Miroir n'est pas l'incarnation de son destin. « Est-il par trop extravagant de croire
que mon propre destin a pu assumer cette image de moi-même, et en conséquence
me hanter avec cette inexorable pertinence, déclenchant chacun des actes qu'il semble
imiter, cependant qu'il me leurre en feignant de partager les événements dont il est
simplement l'emblème et la prophétie? » (p. 77).
C'est à partir de ces réflexions que le narrateur change d'attitude vis-à-vis de son
mystérieux compagnon: il cesse de s'interroger sur ses inquiétantes bizarreries et l'envi-
sage comme le sympathique complice de sa vieillesse. Renonçant définitivement à le
fuir, il fait alors des hypothèses sur le sens qu'il pourrait attribuer à sa présence: « [...]
je comparerai toute tentative de lui échapper à la course sans espoir que les hommes
entament parfois avec leur mémoire du passé, ou avec leur cœur, ou avec leur moi
moral [00'] »(p. 79). Il décide d'utiliser Monsieur du Miroir comme une image de lui-
même, qui lui permettrait de se contempler, d'éviter de se perdre à la poursuite de
son « ombre» (ibid.). Mais, examinant encore une fois Monsieur du Miroir pendant
qu'il termine son récit, le narrateur s'interroge sur un dernier renversement de pers-
pective : « Il me contrefait de si inimitable manière que je pourrais presque me deman-
der lequel d'entre nous est une vision, ou si chacun n'est pas le mystère de l'autre,
et tous deux les frères jumeaux d'un seul destin, dans des sphères mutuellement reflé-
tées » (pp. 81-82).

« La mort et la boussole », voir « Borges et moi ».

« La morte amoureuse» (1836), Théophile Gautier, in Œuvres. Choix de romans et


de contes, éd. Paolo Tortonese, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1995.
Ce récit se présente comme la confession d'un prêtre, Romuald, qui raconte de
quelle manière extraordinaire il a trempé dans le péché. Pendant plus de trois ans,
il a mené une double vie: le jour il était un simple curé de village, la nuit un gentil-
homme vénitien, « fin connaisseur en femmes, en chiens et en chevaux, jouant aux
dés, buvant et blasphémant» (p. 435). Ces deux existences séparées lui paraissaient
aussi réelles l'une que l'autre: le prêtre croyait rêver d'être un seigneur, et vice versa.
Ce dédoublement a été provoqué par la rencontre d'une femme, le jour même de son
ordination comme prêtre. Pendant la cérémonie à l'église, cette femme fait une mysté-
rieuse apparition qui bouleverse le jeune Romuald: sa beauté, angélique et diabo-
Notices des œuvres 221

lique en même temps, porte le trouble dans les sens et dans l'esprit de l'aspirant à
la prêtrise qui, dès lors, ne prononce ses vœux qu'à regret. Envoyé rejoindre sa cure,
Romuald est tourmenté par le désir de cette femme, dont il apprend qu'elle s'appelle
Clarimonde et qu'elle est une courtisane.
Un an plus tard, le prêtre est appelé au chevet d'une femme mourante, par un
page qui le conduit chez elle à travers une course fantastique sur des chevaux noirs,
au milieu de la nuit. Romuald se retrouve dans la chambre de Clarimonde, qui paraît
déjà morte, et il cède à la tentation d'un baiser. La courtisane semble se ranimer un
instant, lui déclare qu'elle l'aime et lui promet qu'il la reverra. Puis, Romuald, qui
s'est évanoui, se réveille chez lui, malade. Clarimonde lui réapparaît quelque temps
plus tard, une nuit. Elle lui propose de devenir sa maîtresse. La nuit suivante ce pro-
jet se réalise, et à partir de ce moment le curé est doublé d'un seigneur amoureux:
« À dater de cette nuit - dit Romuald -, ma nature s'est en quelque sorte dédou-
blée, et il y eut en moi deux hommes dont l'un ne connaissait pas l'autre» (p. 452).
La vie du Vénitien est brillante, insoucieuse, débauchée; l'amour de Clarimonde le
met au comble du bonheur. Celle du prêtre ne se détache pas des devoirs de sa mission.
Ces deux vies restent séparées, bien que liées entre elles: « Deux spirales enchevêtrées
l'une dans l'autre et confondues sans se toucher jamais représentent très bien cette
vie bicéphale qui fut la mienne» (p. 453). Dans le libertin et dans le prêtre existait
« le sentiment du même moi» (ibid.).
Clarimonde se révèle finalement être un vampire, qui suce le sang de son amant
pendant le sommeil: mais elle l'aime vraiment, puisqu'elle s'y prend de manière à
ne pas le tuer. Malgré cette découverte, Romuald voudrait continuer sa double vie,
mais l'intervention d'un autre prêtre, qui veut l'empêcher de compromettre
son salut, en brise définitivement l'équilibre. Dans une dernière scène, le cadavre de
Clarimonde est déterré: elle a une goutte de sang sur la bouche; au contact de l'eau
bénite, le corps tombe en poussière. Romuald est délivré de son dédoublement, son
existence nocturne disparaît. Dans une dernière apparition, Clarimonde lui adresse
d'ultimes reproches, le laissant en proie à des regrets ineffaçables.

« La nuit de décembre », Alfred de Musset (poème composé en 1835 et recueilli dans


Poésies nouvelles, 1850), in Premières Poésies. Poésies nouvelles, Paris, Gallimard,
« Poésie », 1976.

Du temps que j'étais écolier,


Je restais le soir à veiller
Dans notre salle solitaire.
Devant ma table vint s'asseoir
Un pauvre enfant vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Ainsi commence ce poème de Musset, où l'on trouve l'une des rares apparitions
du double en poésie. Le poème se présente comme une confession du Poète, qui relate
d'abord ses rencontres avec son double et qui lui adresse ensuite directement la parole.
Les trois dernières strophes constituent la réponse de la Vision.
Toute la vie du Poète a été ponctuée par les apparitions de 1'« enfant », puis du
«jeune homme », de 1'« étranger », du « convive », de 1'« orphelin », du « malheu-
reux » toujours « vêtu de noir », qui se manifeste régulièrement, dans certains instants
222 Visages du double

de solitude et de détresse. Lorsqu'il s'adresse à son double, le Poète fait des hypothè-
ses sur ce qu'il peut être, mais les écarte tout de suite après. Est-il son « mauvais
destin» ? ou bien son « bon ange» ? Représente-t-ill'« amitié» ? Est-ce Dieu qui
l'envoie? Et l'apparition se produit encore une fois:
Sur mon rideau j'ai vu passer une ombre;
Elle vient s'asseoir sur mon lit.
Qui donc es-tu, morne et pâle visage,
Sombre portrait vêtu de noir?
Que me veux-tu, triste oiseau de passage?
Est-ce un vain rêve? est-ce ma propre image
Que j'aperçois dans ce miroir?
Le poème se clôt sur la réponse de la Vision :
Ami, notre père est le tien.
Je ne suis ni l'ange gardien,
Ni le mauvais destin des hommes.
Ceux que j'aime, je ne sais pas
De quel côté s'en vont leurs pas
Sur ce peu de fange où nous sommes.
Je ne suis ni dieu ni démon,
Et tu m'as nommé par mon nom
Quand tu m'as appelé ton frère;
Où tu vas, j'y serai toujours,
Jusques au dernier de tes jours,
Où j'irai m'asseoir sur ta pierre.
Le ciel m'a confié ton cœur.
Quand tu seras dans la douleur,
Viens à moi sans inquiétude.
Jete suivrai sur le chemin;
Mais je ne puis toucher ta main,
Ami, je suis la Solitude.

L'autoscopie revient à plusieurs reprises dans l'œuvre de Musset: dans l'épisode


de l'apparition du spectre de Lorenzo à sa mère tLorenzaccio, acte II, scène 3), et dans
La Coupe et les Lèvres, lorsque Frank dit à Belcolore : « Quelquefois la nuit mon spec-
tre m'apparaît », George Sand parle de l'autoscopie chez Musset dans Elle et lui (1859).

« La nuit face au ciel », voir « Borges et moi ».

« L'ombre» (1847), Hans Christian Andersen, in Œuvres, Paris, Gallimard, « Biblio-


thèque de la Pléiade », vol. I, 1994.
Le héros de « L'ombre» est un savant austère qui s'est entièrement consacré à
la science. Il séjourne dans les pays chauds. De sa fenêtre il aperçoit une mystérieuse
maison d'où lui parviennent des échos de musique. Un jour, au balcon, il voit appa-
raître, précédée par une lueur, une merveilleuse jeune fille qui regagne ensuite l'inté-
rieur de la maison. L'ombre du savant suit la jeune fille et quitte son propriétaire.
Revenu dans son pays, le savant continue à se consacrer à l'étude, sans guère de
succès. Un jour, son ombre revient le voir. Elle a pris de l'épaisseur. Elle a séjourné
Notices des œuvres 223

dans la maison de la jeune fille, qui était la poésie. Elle s'est métamorphosée en un
homme riche. L'ombre devient le maître du savant, et l'engage comme ombre, car
elle n'en a évidemment pas. L'ombre épouse ensuite la fille d'un roi, et comme son
ancien maître menace de la dénoncer, elle le fait exécuter.
Le récit grinçant d'Andersen, qui se réfère à Peter Schlemihl, se présente comme
un conte de fées à l'envers, dépourvu de toute morale apparente. Le savant, qui se
consacre au Beau, au Bon, au Vrai, n'est récompensé que par la mort, alors que l'ombre
cynique réussit pleinement. Mais le conte a aussi de profondes résonances autobio-
graphiques, puisque Andersen est lui-même allé chercher l'inspiration en Italie. Derrière
le couple antagoniste formé par le maître et le valet se profilent d'autres doubles:
le désir et le devoir, la science et la poésie, l'intelligence et l'intuition.

Le Portrait de Dorian Gray (The Picture of Dorian Gray, 1891), Oscar Wilde, Paris,
Le Livre de Poche, 1975 (trad. Edmond Jaloux et Félix Frapereau).
Henri Wotton, un aristocrate anglais ne prisant que la beauté, le raffinement et
les paradoxes, fait la connaissance, dans l'atelier d'un ami peintre, Basil Hallward, d'un
jeune homme à la beauté extraordinaire, Dorian Gray. Dorian a posé pour un portrait,
que Basil est en train d'achever; le peintre, amoureux de son modèle, est profondé-
ment inspiré par lui, qui incarne son idéal de beauté. Basil essaye d'éviter que ses deux
amis fassent connaissance : il craint que le cynisme de Henri ne gâte l'innocence de
Dorian, qui transparaît dans la fraîcheur incomparable de son teint, dans l'exacte har-
monie de ses traits. De son côté, Henri est attiré par la beauté de Dorian et par la pers-
pective d'étudier la vie d'un homme devant lequel d'énormes possibilitéss'ouvrent, grâce
aux dons que la nature et la société lui ont prodigués. Ille pousse à ne se priver d'aucun
plaisir, à ne frustrer aucun désir. Regardant son portrait achevé, Dorian Gray prend
entièrement conscience de sa beauté et exprime le désir que ce soit le tableau qui vieil-
lisse, pendant que lui conservera pour toujours sa figure de jeune homme.
Quelque temps après, Dorian tombe amoureux d'une jeune et belle actrice, Sybil
Vane. Malgré le scepticisme de Henri vis-à-vis de ces sentiments, Dorian projette de
se marier. Mais une déception soudaine sur les capacités dramatiques de l'actrice pousse
Dorian à une brusque rupture et provoque le suicide de Sybil. Après cette première
faute, le jeune homme s'aperçoit que quelque chose a changé dans son portrait: le
regard a acquis une lueur de froide méchanceté. Il comprend alors que son vœu a
été exaucé: le portrait va subir toutes les transformations que lui infligent le temps
et son comportement. Le vice et l'âge épargneront ses traits immuables, mais ravage-
ront son image peinte. D'abord effrayé, puis exalté par cette chance d'éternelle jeu-
nesse, il cache le portrait, témoin embarrassant de sa dépravation.
Il commence alors une longue carrière dans la débauche, qui lui fait connaître
tous les plaisirs interdits, parallèlement à tous les raffinements du goût. Ses recher-
ches dans tous les domaines de l'esthétique côtoient ses mystérieuses expériences noc-
turnes dans les quartiers sordides. Dorian semble entraîner dans le vice et jeter dans
le désespoir, tous ceux qui deviennent ses proches: une renommée sulfureuse l'entoure
mais ne l'empêche pas de participer à la vie de la société la plus exclusive de Londres.
Jusqu'à ce que Basil Hallward, troublé par ces rumeurs, lui reproche son comporte-
ment et lui demande de changer. Excédé, Dorian lui montre le portrait qu'il a peint
dix-huit ans auparavant, et qui affiche désormais un visage dégoûtant, puis il tue le
peintre avec un poignard. Cet assassinat brise l'équilibre de la vie de Dorian Gray.
l '

224 Visages du double

En plus, le frère de Sybil, James Vane, revient de l'étranger, décidé à venger la mort
de sa sœur par un meurtre. Dorian échappe à cette vengeance, mais il est désormais
persécuté par la peur. Il fait une tentative infructueuse de conversion à la générosité
puis découvre, dans une dernière scène, que, malgré cela, le portrait ne cesse d'enlai-
dir. Il lève alors un poignard contre son simulacre horrible et détesté, comme pour
tuer cet autre moi. Mais ses serviteurs trouveront, devant le portrait transpercé de
Dorian Gray dans la splendeur de sa jeunesse, le corps sans vie d'un vieil homme à
la physionomie répugnante, avec un poignard planté dans le cœur.

« Les ruines circulaires », voir « Borges et moi ».

Scandale (Skyandaru, 1986), Shûsaku Endô, Paris, Stock, 1988 (trad. Catherine
Ancelot).

Ce roman est l'œuvre de l'un des plus célèbres écrivains japonais d'aujourd'hui,
né à Tokyo en 1923 et converti au catholicisme.
Suguro, un romancier catholique de soixante-cinq ans, est le protagoniste de Scan-
dale. Lors de la remise d'un prix littéraire qui lui est attribué, Suguro est confronté
à deux événements troublants: il aperçoit parmi le public un visage identique au sien,
mais transformé par un rictus méprisant; puis il est abordé par une jeune femme ivre
qui prétend l'avoir connu dans des circonstances équivoques. Un journaliste, qui a
entendu les propos de la jeune femme, décide de démasquer l'hypocrisie de l'écrivain
à succès, à la fois auteur de romans inspirés du christianisme et protagoniste d'orgies
sado-masochistes dans les hôtels des quartiers malfamés de Tokyo. Suguro lui-même,
troublé, veut découvrir la vérité: est-ce qu'un être identique à lui hante les lieux de
débauche et se fait passer pour lui? La jeune femme qui prétend l'avoir rencontré,
Ishiguro Hina, est peintre; une de ses amies, Ito Motoko, qui aurait participé à la
même soirée, a peint un portrait de Suguro (ou de son double). L'écrivain va le voir,
dans une exposition collective de jeunes artistes qui se réclament d'une « esthétique
'le la laideur », Il commence par se reconnaître dans les traits de l'homme représenté
sur la toile: « Il était là, sur la toile. Émergeant d'un monde aux couleurs d'ombre,
son image le regardait avec un léger rictus » ; puis il perçoit une différence : « Ce
visage était bien le sien, mais l'expression avait quelque chose non de vulgaire [... J,
mais de veule et d'obscène» (p. 50) ; enfin, il retrouve l'expression de son double,
telle qu'il l'avait aperçue à la soirée du prix littéraire.
À partir de ce moment, Suguro est entraîné, par la peur et la curiosité, dans un
monde où le mal, la cruauté, l'abjection sont tenus comme les expériences les plus
aiguës de la jouissance. Toute son œuvre d'écrivain est alors mise en accusation: a-t-
il été incapable de montrer les aspects les plus secrets de l'âme humaine? S'est-il borné,
par lâcheté, à la surface du péché, sans savoir regarder au fond du mal? Puis Suguro
fait la connaissance d'une amie de Motoko, Mme Narusé. Personnage à la double
vie, elle travaille comme aide bénévole dans un hôpital où elle soigne amoureusement
des enfants; mais la nuit elle participe à des orgies, prenant du plaisir à faire souffrir
des partenaires masochistes, dont Motoko. L'enquête parallèle de Kobari - le jour-
naliste - et de Suguro s'enfonce dans un milieu clandestin; l'un y voit l'occasion
de faire éclater un scandale qui le rendrait célèbre, l'autre, voulant se défendre de ce
scandale, découvre tout un univers de perversité sexuelle qu'il avait jusqu'alors tenu
Notices des œuvres 225

à l'écart de sa vie et de son activité de romancier. Pendant une nuit de brouillard,


Kobari voit Suguro (ou son double) dans le quartier malfamé: il le suit, mais l'autre
lui échappe. Dans le chapitre suivant, Suguro vient de rentrer chez lui, au milieu de
la nuit; en rêve, il s'aperçoit en train d'échapper à la poursuite de Kobari.
Tourmenté par les doutes des autres et par les siens, Suguro veut trouver son dou-
ble. Mme Narusé finit par lui proposer de le lui faire rencontrer; il accepte. Le rendez-
vous est donné dans un hôtel louche. Là, Mme Narusé, après lui avoir fait boire une
boisson enivrante, installe Suguro dans une chambre d'où il peut voir, à travers un
trou pratiqué dans le mur, la pièce d'à côté. Une jeune fille de sa connaissance, Mitsu,
s'y trouve couchée. Au bout de quelque temps, Suguro voit apparaître son double,
qui s'acharne sur ce jeune corps de la manière la plus révoltante; Suguro prend part
à ses plaisirs, ressent tout ce que l'autre est en train d'éprouver. Lorsqu'il rentre dans
la deuxième pièce, Suguro ne voit plus son double, et la jeune fille, endormie, ne paraît
se souvenir de rien. A-t-il eu une hallucination? Il comprend alors que son double
n'est qu'une partie de lui, dont il n'a jamais été conscient: tous ses désirs inavoua-
bles sont concentrés dans cet être mystérieux.
En sortant de l'hôtel avec Mitsu, le romancier est photographié par Kobari. Mais
le scandale annoncé n'éclate pas: Kobari se contente d'extorquer de l'argent à la maison
d'édition de Suguro. L'écrivain a évité l'écroulement de son image publique, mais son
équilibre intérieur est définitivement compromis: il connaît désormais son visage le
plus secret et le plus répugnant.

Siebenkiis (1796), Jean-Paul Richter, Paris, Aubier-Montaigne, 1963 (trad. P. Jalabert).

Le copieux roman de Jean-Paul, qui comporte de nombreux éléments autobio-


graphiques, débute dans une petite principauté allemande de Souabe à la fin du règne
de Frédéric Il. La médiocrité et l'ennui pèsent sur la petite ville de Kuhschnappel où
habite Siebenkâs, comme elles ont pesé sur la vie provinciale de Jean-Paul. Le récit
ne comporte pas d'éléments fantastiques. Il s'agit en fait d'une histoire de substitu-
tion. L'avocat Siebenkâs, fraîchement marié avec la charmante Lénette, commence
à s'ennuyer. Sa femme le comprend mal. Il tombe amoureux de Natalie. Afin de modi-
fier sa vie, il se fait passer pour mort, prend l'identité de son sosie et alter ego Leibge-
ber, et mène une existence errante à travers le monde.
Le roman de Jean-Paul, à la fois humoristique et pathétique, est obsédé par le
problème de l'unité du moi et de la nature de l'identité. Siebenkâs assume difficile-
ment ses diverses aspirations, la multiplicité de ses désirs, la scission entre le corps
et l'esprit. Il ne surpasse cet éclatement du moi que par l'humour, anticipant en cela
sur le personnage de Schoppe dans Titan.

Les Têtes interverties (Die vertauschen Kôpfe. Eine indische Legende, 1940), Paris,
Albin Michel, 1949 (trad. Louise Servicen).
Dans Les Têtes interverties, Thomas Mann reprend, sur un mode mi-comique,
mi-tragique, une histoire tirée de la mythologie indienne, laquelle est fertile en méta-
morphoses et échanges de corps. L'une des divinités les plus populaires de l'Inde,
Ganeça, est elle-même pourvue d'une tête d'éléphant de remplacement. On retrouve
d'ailleurs à la fin de ce roman une situation de combat paradoxal très proche de celle
que décrit Gautier dans son écrit au titre éminemment indien: A vatar*.
226 Visages du double

Deux amis inséparables, Shridaman, un noble brahmane et Nanda, un robuste


mais très plébéien forgeron, convoitent la même beauté, Sita aux belles hanches. Cette
rivalité n'entame pas d'abord leur amitié. Leur différence même (conséquence de toute
incarnation) les attire l'un vers l'autre, suscite en eux « le désir d'échange et d'union »,
car « Etad vai tad. Ceci est cela. Affirmation qui vaut singulièrement pour la jeu-
nesse, quand l'accent n'est pas encore tendre et la conscience du "je" et du "moi"
point encore durcie dans le morcellement de l'unité primordiale» (p. 9). Sita épouse
finalement Shridaman, mais ce dernier s'avère vite insuffisant aux jeux de l'amour.
Sita lorgne alors vers le corps robuste de Nanda, qui ne quitte pas le couple. Le malaise,
puis la tristesse s'installent dans le trio.
En passant un jour devant un temple de la redoutable déesse Kali, Shridaman,
saisi d'une brusque inspiration divine, se tranche la tête lui-même. Nanda, parti à sa
recherche, découvre son corps et l'imite. Kali accorde à Sita la faveur de recoller les
têtes sur les corps. Dans l'affolement (et peut-être pour de moins avouables motifs)
Sita recolle sur le corps musculeux de Nanda la belle tête intellectuelle de Shridaman,
et vice versa. Les deux ressuscités se disputent aussitôt la possession de Sita. Un vieil
ermite consulté accorde la prééminence à la tête de l'époux. Dépitée, la tête de Nanda
part en exil sur les jambes maigres de Shridaman.
Sita est d'abord comblée. Mais bien vite, le corps robuste de Nanda s'amollit,
engraisse, bref prend « un caractère conjugal» (p. 176). Symétriquement, la belle tête
de Shridaman tend à acquérir des traits plus grossiers. Sita prend pitié de l'autre et
court le rejoindre dans la jungle. La tête de Nanda s'est anoblie dans la méditation
tandis que les épreuves ont musclé le corps de Shridaman. Les deux amis différents
se sont presque transformés en doubles. Le mari retrouve Sita. Comme les doubles
ne peuvent plus endurer la situation, ils décident de se suicider mutuellement dans
un combat au sabre: « Il nous faut tomber tous deux, frappés au cœur, chacun par
le glaive de l'autre - car seul le glaive sera celui de l'''autre'', non le cœur» (p. 207).
Sita, en veuve indienne convenable, monte sur leur bûcher funéraire.

Le Vicomte pourfendu (Il visconte dimezzato, 1952), Italo Calvino, Paris, Le Livre
de poche, 1986 (trad. Juliette Bertrand).
Le roman de Calvino présente le cas unique d'un dédoublement par scission physi-
que. Son héros, Médard de Terralba (le prénom est peut-être un clin d'œil à Hoff-
mann) est en effet coupé en deux par un boulet de canon turc. C'est un demi-Médard
qui rentre chez lui en Italie, réduit à sa moitié droite. Le demi-Médard se montre cruel,
tyrannique, et coupe en deux tout ce qu'il rencontre, convaincu que la sagesse n'existe
que dans ce qui est mis en pièces. Mais l'autre moitié, la gauche, rentre à son tour.
Parfaitement bonne, elle s'efforce de réparer les torts commis par la moitié droite,
car sa mutilation lui fait comprendre la douleur du monde. Mais, par excès de bonté,
elle commet des erreurs aux conséquences funestes et fatigue les gens par ses sermons.
Les deux moitiés veulent épouser la même jeune fille et se battent en duel. Elles se
rouvrent mutuellement leur blessure, et l'on peut les recoller.
Le conte de Calvino se présente comme une parabole sur les dangers de la pureté
et de la séparation des deux principes du bien et du mal, ce qui le rapproche du Dr Jekyll
et Mr Hyde de Stevenson.

« 25 août 1983 », voir « Borges et moi ».


Notices des œuvres 227

« William Wilson» (1839), Edgar Allan Poe, in Œuvres en prose, éd. Y.-G. Le Dantec,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951 (trad. Charles Baudelaire).
Le récit de Poe, qui figure dans les Nouvelles Histoires extraordinaires, a pour
cadre une antique et sombre maison anglaise, labyrinthe de couloirs et de recoins.
C'est l'école où William Wilson fait ses études. L'un de ses condisciples porte le même
nom que lui. Ils deviennent amis, mais le second William conserve une réserve un peu
narquoise par rapport au narrateur, et une certaine hostilité s'installe entre eux. Une
nuit, surprenant son double endormi dans sa chambre au fond du labyrinthe du col-
lège, Wilson a la révélation de leur identité. La nuit même, Wilson quitte la vieille
école. Il s'enfonce dans la débauche. Au collège d'Eton, pendant une orgie qu'il a
organisée, un inconnu entre dans la pièce et lui murmure son nom. Plus tard, à Oxford,
Wilson, en trichant au jeu, dépouille un jeune aristocrate. À nouveau, l'inconnu entre
dans la pièce et le dénonce. Chassé d'Oxford, Wilson erre à travers l'Europe, suivi
par l'étranger. Il finit par le provoquer en duel et par le tuer, mais il s'aperçoit alors que
c'est son double qui agonise devant lui, lui révélant ainsi qu'il s'est assassiné lui-même.
L'un des caractères marquants de la nouvelle de Poe, c'est que l'intervention du
double-conscience se limite la plupart du temps à l'affirmation du nom. Cela fait du
double-frère une figure également paternelle, celle qui assure la constance et l'inté-
grité de l'identité menacée. L'orgie, la tricherie et la perversion ont bien entendu valeur
morale chez Poe, et son diligent surmoi se charge de rappeler Wilson à l'ordre. Mais,
si l'on s'en tient à la lettre du texte de Poe, il est possible d'y voir autre chose qu'une
allégorie un peu desséchée de la conscience morale. Wilson est un être de génie, forte-
ment structuré, et qui affirme sa domination sur les autres. Le labyrinthe de l'école,
la sévérité des maîtres sont pour lui des sources de plaisir plus que de crainte. Les
souvenirs de sa petite enfance sont nets et parfaitement ordonnés. C'est la rencontre
avec le double qui va troubler Wilson et défaire cette certitude. Le second Wilson n'est
pas seulement celui qui rappelle à l'ordre le pécheur. En tant que double, il incarne
d'abord la spécularité perturbatrice, l'ironie dissolvante engendrée par la conscience
de soi. Wilson ne peut plus alors se lancer dans la débauche et la tricherie que comme
dans une manière négative et grinçante de s'affirmer.

FILMS
L'Étudiant de Prague (Der Student von Prag, 1913), réalisé par Stellan Rye; scénario:
Hanns Heinz Ewers.
Balduin, étudiant à Prague, s'ennuie après avoir épuisé sa fortune: il délaisse
ses amis et la belle danseuse Lyduschka. Il fait la rencontre de Scapinelli, un mysté-
rieux personnage, avec lequel il assiste à un accident dont est victime la jeune com-
tesse de Schwarzenberg, qu'il sauve et dont il tombe amoureux. Elle est fiancée à son
cousin Waldis, mais ne paraît pas insensible aux charmes de son sauveur. Scapinelli
va voir Balduin dans la pauvre chambre qu'il habite et lui propose de le rendre riche
s'il lui permet d'emporter de cette chambre ce qu'il lui plaira. Balduin plaisante sur
le dépouillement de ses murs et signe un contrat fatal. Scapinelli s'empare alors de
son reflet dans la glace: Balduin ne verra plus jamais son image reflétée.
L'étudiant pauvre s'est transformé en riche homme du monde et peut se déclarer
à la comtesse. Malgré l'hostilité de Waldis et de Lyduschka, qui l'épie et le poursuit,
228 Visages du double

Balduin arrive à obtenir des tête-à-tête avec son aimée mais, à chaque fois, le reflet
apparaît, comme un autre lui-même, et le jette dans la panique. Dénoncé par
Lyduschka, Balduin est provoqué en duel par son rival. Balduin, qui est un très bon
escrimeur, promet au père de Waldis qu'il ne le tuera pas. Mais, en se rendant au
lieu prévu pour le duel, il rencontre son reflet, une épée ensanglantée à la main, qui
a déjà blessé à mort l'adversaire.
Au désespoir, Balduin est hanté par son double : une scène nous les montre en
train de s'affronter au cours d'une partie de cartes. Mais il ne veut pas renoncer à
la comtesse, qu'on l'empêche de voir. Pendant la nuit, il se glisse chez elle, n'est pas
mal reçu, mais au moment où les deux amants sont sur le point de s'embrasser, la
jeune femme s'aperçoit qu'elle est seule dans le miroir placé à côté d'elle: Balduin
n'a pas de reflet. Elle est déjà assez désemparée par cette découverte, mais plonge
dans l'horreur lorsqu'elle voit le reflet manquant franchir la porte et se diriger vers
eux. Balduin, qui a fui, cherche encore à se libérer de son double, mais doit finir par
admettre que son seul refuge est dans la mort. Décidé à se suicider, il charge son pis-
tolet: le reflet apparaît une dernière fois, et Balduin tire soudainement sur lui. Mais
la balle destinée au double a percé le corps du jeune homme: on aperçoit du sang
sur sa chemise, et on le voit tomber mort. Une dernière séquence montre le reflet assis
sur la tombe de l'étudiant de Prague, puis défilent sur l'écran les vers de la « Nuit
de décembre» de Musset:

Où tu vas, j 'y serai toujours,


Jusques au dernier de tes jours,
Où j'irai m'asseoir sur ta pierre.

Shining (1980), réalisé par Stanley Kubrick; scénario: S. Kubrick et D. Johnson.


Kubrick a adapté un roman de Stephen King, grand pourvoyeur de thèmes fan-
tastiques pour le cinéma, mais le film que le réalisateur en a tiré mérite d'être consi-
déré comme une œuvre à part entière.
Un écrivain est engagé pour garder un gigantesque hôtel isolé dans les Rocheuses
pendant les mois d'hiver. Il décide d'en profiter pour travailler à un roman en cours,
et s'y installe avec sa femme et son fils. Avant de les laisser seuls, la direction les aver-
tit que l'ancien gardien s'est suicidé dans l'hôtel après avoir massacré toute sa famille.
Pendant que l'écrivain travaille, son jeune fils parcourt le dédale de couloirs de l'hôtel.
Il s'avère que l'enfant est doté d'une sorte de don de double vue, le shining, qui lui
permet de percevoir des présences disparues dans l'hôtel. Il rencontre un jour deux
petites filles, des jumelles, qui l'invitent à les rejoindre. On comprend que ce sont les
deux fillettes que le précédent gardien a massacrées à la hache.
Progressivement, le caractère de l'écrivain s'altère. Sa femme découvre un jour
que le monceau de feuillets qu'elle croyait être le roman en cours est couvert par la
même phrase, répétée des milliers de fois. Ilia surprend et tente de la brutaliser. Lui
aussi fait d'étranges rencontres dans certaines pièces de l'hôtel, parmi lesquelles des
gens qui paraissent appartenir au passé de l'édifice. Un barman satanique le convainc
qu'il est l'ancien gardien, qu'il l'a toujours été, et qu'il doit punir sa femme et son
fils qui tentent de le détourner du droit chemin. Il s'empare d'une hache et essaie de
les tuer, mais ils se réfugient dans le maze, le labyrinthe de verdure aménagé à l'exté-
rieur de l'hôtel, et parviennent à l'y égarer. Il y meurt de froid.
Notices des œuvres 229

Ce n'est qu'au moment du générique que le dédoublement s'avère donner la struc-


ture profonde de l'histoire: la caméra glisse le long de photographies affichées dans
l'hôtel et qui retracent son passé. Certaines d'entre elles montrent l'écrivain.

Sueurs/roides (Vertigo, 1958), d'Alfred Hitchcock; scénario: A. Coppel et S. Taylor,


d'après Boileau et Narcejac.
Le film d'Hitchcock est une adaptation d'un roman policier de Boileau et Narce-
jac, intitulé D'entre les morts. Un officier de police et un agent en uniforme poursui-
vent un malfaiteur sur les toits de San Francisco. L'agent glisse et se retient au bord
du toit, suspendu dans le vide. Sujet au vertige, l'officier n'a pas le courage de le sai-
sir et de le hisser, et son subordonné s'écrase dans la rue. L'officier, Scotty, quitte
la police. Il est recruté par un industriel, un vieil ami depuis longtemps perdu de vue,
pour filer sa femme, Madeleine, sujette, d'après lui, à des troubles mentaux. Elle se
prend pour une Espagnole morte depuis longtemps, Carlotta Valdez, et passe des heures
à contempler le portrait de cette dernière au musée, ou se rend sur sa tombe. Au cours
de sa filature, Scotty sauve la jeune femme d'un suicide par noyade, et tombe, bien
entendu, amoureux d'elle. Elle lui raconte qu'elle est sujette à un cauchemar de mort
récurrent qui se déroule toujours dans le même bâtiment, au sommet d'une tour. Scotty
parvient à identifier ce bâtiment, qui existe réellement: il s'agit d'un ancien couvent
espagnol, non loin de San Francisco. Persuadé qu'il s'agit du lieu où elle a subi un
traumatisme psychique, Scott y décide, en psychanalyste amateur, d'y emmener Made-
leine afin de la libérer de ses obsessions en la poussant à se remémorer ce qui lui est
arrivé là. Mais, comme saisie par une impérieuse nécessité, elle lui échappe et se préci-
pite en haut du clocher du couvent. Scott y tente de la rattraper, mais, pris par le ver-
tige, il n'y parvient pas et voit par une fenêtre Madeleine s'écraser en bas du clocher,
devenant ainsi définitivement Carlotta Valdez. Le procès conclut au suicide et libère
Scott y de toute responsabilité.
Scott y ne parvient cependant pas à se libérer du souvenir de Madeleine. Il revient
sur les lieux où il l'a rencontrée, et croit voir des Madeleine partout, comme si elle
devait, comme Carlotta Valdez, revenir d'entre les morts. Et de fait, un jour, il tombe
par hasard sur le sosie de Madeleine. Il fait sa connaissance et s'emploie à la méta-
morphoser en Madeleine en l'obligeant à porter les mêmes vêtements et la même coif-
fure. Or, il s'agit bien de la même femme, complice d'une machination destinée à se
débarrasser de la véritable épouse de l'industriel, précipitée par lui du haut de la tour,
vêtue comme Madeleine, tout en obtenant, grâce au témoignage de Scotty, que l'enquête
conclue au suicide. Amoureuse de Scotty, la pseudo-Madeleine est déchirée entre le
désir et la crainte de tout lui révéler, d'autant qu'à son grand désespoir, c'est Made-
leine que Scott y s'obstine à aimer en elle. Pour que les deux images coïncident parfai-
tement, Scott y oblige la jeune femme à remonter en haut de la tour du couvent, afin
lui aussi d'exorciser son échec passé et de surmonter son vertige. Il y parvient enfin.
Mais il a remarqué que la jeune femme porte le même pendentif que la Madeleine
prétendument suicidée. Il comprend qu'il s'agit en réalité de la même femme, et il
la force, au sommet de la tour, à tout avouer. Comme elle lui confesse son amour,
il lui pardonne et l'embrasse. Mais, effrayée par l'irruption brutale d'une religieuse
dans la pénombre du clocher, elle fait un faux mouvement, bascule dans le vide et
se tue, cette fois pour de bon.
Bibliographie

Nous avons choisi de signaler, à chaque fois que cela était possible, une édi-
tion facilement accessible des textes de notre corpus, ou bien une édition de
référence; à défaut, nous citons les éditions originales. Lorsque aucune tra-
duction française n'est disponible, nous renvoyons à une édition en langue
originale.

FICTION

Histoires de sosies, de doubles et de différentes formes de dédoublement


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FILMOGRAPHIE

1913. L'Étudiant de Prague, Stellan RYE, scénario: Hans Heinz Ewers.


1926. L'Étudiant de Prague, Henrick GALEEN, scénario du même, d'après
Hans Heinz Ewers.
1935. L'Étudiant de Prague, Arthur ROBINSON, scénario d'après Hans Heinz
Ewers.
Bibliographie 243

1931. Dr. Jekyll et Mr. Hyde, Rouben MAMOULIAN, scénario: Samuel Hof-
festein, d'après R.L. Stevenson (il existe plusieurs autres versions cinéma-
tographiques, souvent moins convaincantes, du roman de Stevenson, entre
autres celles de John Robertson en 1920, celle de Victor Fleming en 1941,
sans compter le Dr. Jerry et Mr. Love de Jerry Lewis en 1963).
1935. Toute la ville en parle, John FORD, scénario: Jo Swerling.
1939-1940. Le Dictateur, Charlie CHAPLIN, scénario du même.
1944. Le Portrait de Dorian Gray, Albert LEWIN, scénario du même, d'après
Oscar Wilde.
1945. « Le mannequin du ventriloque », Alberto CAVALCANTI, épisode d'Au
cœur de la nuit.
1946. La Double Énigme, Robert SIODMAK, scénario: N. Johnson et Ph.
Loughton, d'après Wladimir Pozner.
1952. La Vie d'un honnête homme, Sacha GUITRY, scénario du même.
1958. Sueurs froides, Alfred HITCHCOCK, scénario: A. Coppel et S. Taylor,
d'après Pierre Boileau et Thomas Narcejac.
1960. Psychose, Alfred HITCHCOCK, scénario: J. Stefano, d'après Robert
Bloch.
1968. «William Wilson », Louis MALLE, épisode d'Histoires extraordi-
naires (de L. Malle, F. Fellini, R. Vadim), scénario: Daniel Boulanger,
d'après Edgar Poe.
1972. L'Autre, Robert MULLIGAN, scénario: Richard Sherman, d'après
Bessie Brewer.
1976. Le Locataire, Roman POLANSKI, scénario d'après Le Locataire chimé-
rique de Roland Topor.
1976. Monsieur Klein, Joseph LOSEY, scénario: Franco Solinas, Fernando
Morandi.
1977. Despair, Rainer-Werner FASSBINDER, scénario d'après La Méprise de
Vladimir Nabokov.
1977. Cet obscur objet du désir, Luis BUNUEL, scénario du même avec Jean-
Claude Carrière, d'après La Femme et le pantin de Pierre Louys.
1980. Shining; Stanley KUBRICK, scénario du même avec D. Johnson, d'après
Stephen King.
1980. Kagemusha, Akira KUROSAWA, scénario du même avec Masato Ide.
244 Visages du double

1988. Faux-semblants, David CRONENBERG, scénario: D. Cronenberg et Nor-


man Snyder, d'après Bari Wood et Jack Geasland.
1989. Nocturne indien, Alain CORNEAU, scénario du même avec L. Gardel,
d'après Antonio Tabucchi.
1990. La Double Vie de Véronique, Krzysztof KIESLOWSKI, scénario du même
avec Krzysztof Piesiewicz.
1992. iF cherche appartement, Barbet SCHROEDER, scénario: Don Roos,
d'après John Lutz.
1992. Le Double maléfique. Doppelgiinger, Avi NESCHER, scénario du même.
1993. Grosse Fatigue, Michel BLANC, scénario du même.
1994. La Cité des enfants perdus, Jean-Pierre JEUNET et Marc CARO, scé-
nario des mêmes avec Gilles Adrien.
Index

Alembert d', 164 Boulgakov M., 100, 129, 199


Alexandrie H. d', 165 Bourget P., 152
Andersen H.C., 66, 76-77, 97, 112-113, Braid J., 45
222 Brentano Cl., 46
Apulée, 154 Briquet P., 48
Aragon L., 126, 180, 184 Brockden Brown C., 143
Aristote, 56 Brugière M., 64
Arnim A. von, 27, 163-164, 171 Byron, 153
Auerbach B., 171
Augustin saint, 146 Caillois R., 36-37
Aurevilly Barbey J.-A. d', 52,146 Calvacanti, 170
Aymé M., 5, 114, 127,214 Calvino 1., 14, 113, 115, 226
Azam E., 52 Carmouche, 154
Caro M., 15
Baader F. von, 46 Carroy J., 150
Baldi B., 165 Castex P.-G., 37-38
Balzac H. de, 47,135-137,139-141,147,158 Chambellan L., 136
Bar F., 23 Chamisso A. von, 27, 159, 217
Baudelaire C., 31 Charcot L-M., 43, 48
Beckett S., 183 Clarétie J., 148-149
Bédier J., 24 Conrad J., 197
Belletto R., 105 Cortazar J., 33, 73, 106, 122, 189
Bellini V., 144, 146 Cyrano de Bergerac S., 121, 153
Bergson H., 21
Bernard T., 21 Dante, 78
Bernheim H., 48 Delavigne C., 143
Bertrand A., 46 Deleuze G., 46, 136, 158
Binet A., 49 Derrida J., 88
Biran Maine de, 147 Descartes R., 27, 39
Blanc M., 22 Deslon, 158
Blanchot M., 68, 181 Despine A., 51
Boileau P., 229 Dessoir M., 53
Borges J.-L., 7,14,68,84,94-96,103,108, Diderot D., 164
121-124, 180, 190 Dostoïevski F., 7, 60-61, 66, 68, 78, 81, 88, III,
Bouillet M.N., 143-144 123, 200
246 Visages du double

Dryden J., 20 Hugo V., 47


Du Camp M., 157 Huysmans J.K., 33, 142
Du Potet, 136
Dumas A., 141
Dutens L., 166 Irving W., 173
Isle-Adam Villiers de l', 170

Eliade M., 7 James H., 66, 95, 122, 180, 195


Ellenberger H.F., 43-44, 49, 53, 149-150 James W., 51-52
Endô S., 97, 224 Jean-Paul, 27-30, 132
Ewers H.H., 59, 61 Jeunet, 15
Jung c.o., 62, 69-75, 88

Fernandez-Bravo N., 22, III


Fichte J., 27, 29, 32, 85 Kafka F., 81-82, 100, 128, 183
Ford J., 22 Kant E., 27, 82
Foucault M., 15 Kardec A., 47
Foulet J., 24 Kempelen W. von, 165, 168
France Marie de, 23-24 Keppler C.F., 86-87, 156
Freud S., 34, 43, 53, 60-61, 63-67, 69 Kerner 1., 47
King S., 124, 228
Kleist H. von, 20, 146, 169-170
Gassner J.J., 44, 45 Kraus W., 84-86
Gautier T., 38, 47, 115, 141, 154-155, 157, Kubrick S., 124, 228
159-160, 172-176, 194, 220 Kurosawa A., 22
Girard R., 77-81, 104, 116, 201
Girardin Mme de, 47
La Fontaine J. de, 172
Giraudoux J., 20
La Mare W. de, 13, 104, 160
Goethe W., 54
La Motte Fouqué F., 172
Gogol N., 14
Lacan J., 66, 82-83
Goldoni C., 21
Lacordaire, 137
Gonzaga C., 21
Larousse P., 145, 147-148
Gozlan L., 145-146
Le Guin U.K., 76-77,113
Green A., 67-68, 73
Léon Moïse de, 7
Grimm 1., 35, 171
Lewis, 203
Guitry S., 21
Lichtenberg, 31
Liébault A.A., 48
Littré É., 34, 143
Hartmann E. von, 53-54 Lorrain J., 33, 65, 172
Hawthorne N., 173, 219 Losey J., 109
Hegel F., 82, 124 Lovenjoul Ch., 38
Heine H., 30, 56, 202
Herdman J., 88
Hindenburg C.F., 166 Machiavel, 172
Hitchcock A., lOO-lOI, 123-124, 229 Macnish R., 50
Hoffmann E.T.A., 9, 27, 29, 31, 34, 38, 61-63, Macnish R., 153
66,74,81,116-120,132-133,137,157,159, Maelzel M., 168
166-169,171,173,177,183,184,188,203, Mann T., 115,225
222 Marsollier B.-l., 166
Hofmannstahl H. von, 109 Maupassant G. de, 13-14, 49, 56-57, 88,
Hogg J., 88, 103, 114, 198 llO-Ill, 150-151, 212
Homère, II Mérimée P., 173
Index 247

Mesmer F.A., 44-46, 132, 136-137, 151, 158 Rivai! H., 47


Meyrink G., 95, 117-118, 123, 171, 209 Robbe-Grillet A., 128, 183, 200
Miller K., 87 Rodenbach G., 100-101
Miyoshi M., 85-86 Rogers R., 86
Molènes P. de, 157 Rosny J.-H. (aîné), 15, 207
Molière, 18-19 Rosny J.H., 36
Molina Tirso de, 21 Rosset Cl., 82-84,96, 109-110, 181, 183
Montandon A., 28 Rotrou J. de, 18-19
Morin E., 10-11 Roussel R., 177
Musil R., 181-182 Rye S., 227
Musset A. de, 56, 221
Sablé Mme de, 151
Nabokov V., 93,111,116,216 Sauneron S., 11
Narcejac T., 229 Schelling F., 85
Nerval G. de, 100, 154, 159,211 Schuré É., 108, 114, 118, 202
Nodier C., 34, 38, 172 Scott R., 15
Novalis, 46 Scribe E., 143-144
Nysten P.-H., 143 Shakespeare W., 21
Shelley P.B., 56
Ovide, 9 Siebenkâs J.-P., 27
Sollier P., 56-57
Papini, G., 96, 198 Soulié F., 133-134
Pascal B., 8 Spinoza B., 138
Péju P., 177 Steffens H., 46
Perrault C., 35 Steinmetz J.-L., 40-41, 91
Perutz L., 105, 193 Stevenson R.L., 88, 109, 126, 192, 215
Pirandello L., 93-94, 99, 103, 180 Swedenborg E., 136
Platon, 4, 8, 82
Plaute, 17-18, 20-22
Tabucchi A., 109
Pline, 172
Tarchetti LU., 160-161
Poe E.A., 7, 98,123,139-141,155,158,160,
Texier E., 154
168, 175-176, 227
Théophraste, 172
Polanski R., 16
Tieck L., 172
Proust M., 68, 84, 183
Todorov T., 37, 40-41, 91
Puységur A., 45-46, 136, 148, 158
Tolkien, 118, 120
Topor R., 14, 16, 107, 111,214
Racknitz J.F., 166
Tournier M., 99, 219
Radcliffe A., 172
Tymms R., 85
Rank O., 6, 8-9, 12,30,59-63,65-67,83,86,
115
Ray J., 14 Vega Lope de, 21-22
Regnard J.-F., 21 Vernant J.-P., 12
Rémusat A., 25 Verne J., 36
Renart J., 24 Vialatte A., 10, 81, 125, 128, 163
Ribot T., 54-55, 57
Richepin J., 32, 104, 187 Walpole H., 173
Richer É., 137 Wells H.G., 13, 36, 105, 162
Richter J .-P., 3, 225 Wilde 0.,33,61,88,176-177,223
Table des matières

Introduction: Le double, un thème dévorateur 3


Dualités 3
Un et deux 3
Le double et la conscience . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4
Différence et identité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
Des mythes à la littérature 7
Création et dédoublement 7
Reflets et Narcisses 9
Le double entre âme et corps 10
Le mort, le double 10
L'âme déplacée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
Le corps fragmenté 14
Le corps en série: les clones 14
Débordements d'un thème et limites d'une définition 15

Chapitre 1 : Préhistoire du double 17


Le double au théâtre, de l'Antiquité aux baroques . . . . . . . . . . . . 17
Amphitryon : le thème du sosie 17
Ménechmes : le thème des jumeaux 20
Quelques apparitions du thème au Moyen Âge .. . . . . . . . . . . . . . 23
« Le Frêne» 23
Gakran de Bretagne 24
Le Lai de ['ombre 24

Chapitre 2 : Le double au XIX' siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27


Double et romantisme 27
La philosophie idéaliste et le dédoublement du moi 27
Le sujet à l'épreuve 29
Le Moi ironique 30
Identité nationale et identité individuelle 32
Les doubles décadents 32
250 Visages du double

Double et fantastique 34
Le sens d'un mot 34
Fantastique, merveilleux, science-fiction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35
Un scandale pour la raison 36
Théoriciens modernes et théories anciennes 38
Le thème fantastique par excellence 39
La place du double dans le fantastique 40

Chapitre 3 : L'émergence de modèles dualistes de l'esprit ... . . . . . 43


Le mesmérisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43
Mesmer et le magnétisme animal 44
Les disciples de Mesmer et l'hypnotisme 45
Mesmérisme et romantisme 46
Le spiritisme ........ 47
Crise et revanche de l'hypnotisme 48
Les cas de personnalités multiples
considérés par la psychiatrie du XIX' siècle 50
Mary Reynolds 50
Estelle 51
Ansel Boume 51
Félida 52
Le dipsychisme 53
Inconscient fermé, inconscient ouvert 53
L'inconscient organique: Théodule Ribot 54
Autoscopie et vision cénesthésique : Paul Sollier . . . . . . . . . . . . 56

Chapitre 4 : Les théories du double 59


Les théories philosophiques et psychologiques 59
Otto Rank 59
Sigmund Freud ......................... ... 62
Jacques Lacan 66
André Green . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... 67
Carl Gustav Jung. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... 69
René Girard 77
Clément Rosset .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... 82
Les études littéraires 84
Wilhelmine Kraus 84
Ralph Tymms 85
Masao Miyoshi 85
Table des matières 251

Robert Rogers . 86
Carl Francis Keppler . 86
Karl Miller . 87
John Herdman . 88
Chapitre 5 : Le double dans le récit . 91
Les types de doubles . 91
Le double subjectif . 92
Le double objectif . 100
Double interne et double externe . 103
Les aventures du double . 109
Rencontre, séparation . 109
Reconnaître son double . 110
La manifestation du double . 111
Le double collant . 114
La lutte avec le double . 114
L'accomplissement par le double . 118
Le double et l'origine . 120
Le double dans le labyrinthe . 122
La prolifération des doubles . 126
Chapitre 6 : Scission et simulacre: les thèmes apparentés . 131
Scissions . 132
Le magnétisme . 132
Le somnambulisme . 143
L'hypnose . 148
La métempsycose . 152
Simulacres . 163
Les mannequins . 163
Les automates . 164
Les marionnettes . 169
Les androïdes . 170
Les golems . 171
Les œuvres d'art . 172
Art et simulacre . 177
Conclusion 179
Notices des œuvres . 187
Bibliographie . 231
Index . 245

Édition : Luce Camus, Bertrand Dreyfuss.


Couverture: Noémi Adda.

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