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S é rie « Littérature»
UNIVERSIDAD AUTONOMA DE MADRID
1111111111111 5406073127
Pierre Jourde
Professeur à l'université de Haute-Alsace
Paolo Tortonese
Maître de conférences à l'université de Savoie
Visages du double
Un thème littéraire
® "
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TUE LE LIVRE
des auteurs et des éditeurs.
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ouvrage est interdite ».
Dualités
Un et deux
Le double et la conscience
En parlant de double, nous conviendrons d'admettre que ce dédoublement
concerne une conscience. La précision ne va pas autant de soi qu'il y paraît.
La notion de « conscience» exclut les objets ou les formes de vie végétative.
Pourtant, dans bien des récits, le dédoublement affecte également des choses,
des mots, des éléments du décor. Mais on peut considérer cette sorte de dédou-
blement comme un effet de contamination d'un virus qui affecte avant tout
une conscience.
Considéré objectivement, le dédoublement des choses n'offre pas de sens
particulier. Il ne constitue un scandale philosophique que dans son rapport
Le double: un thème dévorateur 5
avec la subjectivité humaine. Les vrais objets uniques sont le produit du tra-
vail fourni par un individu particulier. Certes, tout objet n'est que lui-même,
et cette différence se manifeste extérieurement de manière plus ou moins
visible. Mais pour les objets, la différence n'est qu'une question d'échelle:
elle nous semble évidente pour les montagnes, moins pour les grains de sable
ou les étoiles. Nous savons que les flocons de neige sont tous différents, mais
nous les considérons sans problèmes métaphysiques comme à peu près iden-
tiques. L'objet obéit à des lois qui l'inscrivent dans des ordres et des séries,
son individualité n'est qu'apparence, et masque son obéissance aux détermi-
nations auxquelles il se conforme aveuglément.
La notion de conscience implique tout autre chose en ce qui concerne
l'unité. En quoi un sujet double suscite-t-il un plus grand scandale qu'un objet
double? Ou encore, pourquoi la différence nous paraît-elle à ce point
constitutive de la notion même de sujet? Il n'est pas de sujet, pour
nous, qui ne se constitue comme absolument différent de tous les autres. C'est
peut-être que, du moins dans la pensée occidentale - et la tendance ne
fait que s'accentuer avec l'idéalisme allemand, contemporain de l'invention
du Doppelgiinger, la conscience reflète la divinité et fonde l'être. Dans le
christianisme, chaque âme est nécessairement unique parce qu'elle est
libre. Comment supposer deux âmes identiques? (On verra que cette hypo-
thèse est précisément au départ d'une nouvelle de Marcel Aymé qui traite
du thème du double.) Une telle possibilité ne peut avoir qu'une origine
diabolique. La notion de conscience suppose l'unité indéterminée de cette cons-
cience, face au monde des choses déterminées, soumises aux lois de la nature.
Une conscience autre suppose de quelque façon un autre univers. Il ne
peut donc y avoir deux consciences identiques dans un univers identique.
Tout l'effort de certains métaphysiciens, celui par exemple de Leibniz
avec ses monades, porte sur la manière de concilier cette unité et cette plura-
lité.
Différence et identité
Le double pose donc les deux questions fondamentales de l'identité et de la
différence, qui résonnent l'une sur l'autre. D'une part: comment peut-il y
avoir un « un » ? que signifie être unique? Et d'autre part: comment deux
sujets identiques sont-ils possibles? Mais pour qu'il y ait véritablement dou-
ble, il faut que l'accent soit mis sur l'identité entre les deux éléments en pré-
sence, que l'on sente avant tout une perturbation de la loi de différence. Du
moins, telle est la discrimination qu'il semble a priori nécessaire d'adopter
pour parler de double. Elle exclut certains types de dualité. Par exemple, Adam
et Ève illustrent bel et bien le problème de la dualité: Ève est formée de la
substance d'Adam, ils sont les deux premiers individus, et mettent en place
cette dualité fondamentale de la différence sexuelle. Mais dans leur cas, c'est
6 Visages du double
conceptions les plus archaïques de l'âme et du moi aux mythes et aux figures
de la littérature moderne. Il prend donc le parti de la continuité: pour lui,
le double littéraire demeure un double mythique. Ce lien apparaît nettement
dans Peter Schlem ihl*, conte placé à l'articulation du merveilleux et du fan-
tastique, de la tradition populaire des Miirchen germaniques et du question-
nement sur le sujet inauguré par le romantisme. On en arrive alors au paradoxe
suivant : le personnage qui se découvre un double, comme le William Wilson
de Poe, ou comme le Goliadkine de Dostoïevski, croit que cette aventure
extraordinaire n'arrive qu'à lui seul, et plus encore qu'elle constitue la mar-
que de sa différence. Le dédoublement tend à enfermer encore plus le sujet
en lui-même, à le séparer du reste du monde. Mais en même temps, ce que
le sujet ignore (et peut-être bien, dans de nombreux cas, l'auteur lui-même),
c'est que ce dédoublement le relie aussi à une tradition. Le scandale et
l'angoisse de l'excès d'identité, tel qu'il apparaît dans la littérature à partir
de la fin du XVIII' siècle, concerne aussi les mythes. Dans quelle mesure peut-
on établir une continuité entre les deux?
Gilgamesh
L'une des premières apparitions littéraires - mais en même temps mythi-
ques - du doubleappartient à la poésieépiqueassyro-babylonienne, qui offre
l'exempled'un héros dédoublé, ou plutôt accompagné par une répliquede lui-
même. L'Épopée de Gilgamesh, dont la rédaction la plus ancienne qui nous
soit parvenue est d'époque sumérienne, raconte les exploits d'un monarque
de la ville d'Uruk, Gilgamesh. Ce prince exerçait un pouvoir tyrannique sur
son peuple, qui se plaignit auprès des dieux. La déesseAruru pétrit alors une
image de Gilgamesh, destinée à contrecarrer son pouvoir. Cette réplique
humaine, nommée Enkidu, accompagnera Gilgamesh pendant toute sa vie:
il apparaît d'abord comme un homme primitif, que Gilgamesh dompte et
amène à se civiliser. Contrairement au desseindes dieux, les deux rivaux finis-
sent par devenirdes amis inséparables,et accomplissent ensemble des exploits
guerriers, comme la lutte victorieuse contre le monstre Khumbaba. Mais
Enkidu tombe malade et meurt ; Gilgamesh, de son côté, accomplit un voyage
en quête de l'immortalité, qu'il n'obtiendra pas. À la fin du récit, l'ombre
d'Enkidu revient sur terre, et répond aux questions que lui pose Gilgamesh
sur le royaume des morts 3.
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3. L'Épopée de Gilgamesh (entre 1700 et 1000 av. J.-C.), traduit de l'akkadien par Jean Bot-
téro, Paris, Gallimard, 1992.
Le double: un thème dévorateur 9
Reflets et Narcisses
En dehors de ces androgynes ou de ces monstres doubles qui peuplent les mon-
des fraîchement issus du chaos, on peut distinguer deux grandes figures tra-
ditionnelles dans lesquelles le dédoublement intervient : le reflet, dans lequel
on inclura le mythe de Narcisse, et l'ombre. Les sosies constituent un cas à
part que nous examinerons en traitant la « préhistoire du double »,
Miroirs et reflets peuplent les légendes, les histoires de magie et d'envoû-
tement, les traditions populaires. Otto Rank en fait une analyse proche de
celle qu'il consacre à l'ombre, et insiste sur le lien entre la crainte de la mort
et la crainte des miroirs. Quelle que soit la valeur que l'on accorde à son
analyse, qui fait du reflet l'âme (c'est pourquoi les morts et les vampires, qui
sont des morts-vivants, n'ont pas de reflet), il reste que le reflet projette un
destin, une fatalité: il peut dans certaines conditions annoncer la mort (Nar-
cisse, se perdant dans son image, se trouve par là même condamné), un mal-
heur, ou plus généralement l'avenir. L'utilisation du miroir en nécromancie,
le miroir magique, se rattache au thème de la manipulation du reflet, ou du
reflet prisonnier, tel que « Les aventures de la nuit de la Saint-Sylvestre* »
en fournit un exemple. Il s'agit là d'un renversement de situation: au lieu
de faire voir l'avenir, le reflet prisonnier représente un passé dont l'on ne par-
vient plus à se défaire. Bref, le miroir insinue un doute sur l'indépendance du
sujet. Il lui signale qu'il ne s'appartient pas autant qu'il se le figure, puisqu'il
peut porter les signes de ce qu'il ignore de lui-même, de ce qui pèse inéluctable-
ment sur lui, et puisqu'il peut même permettre à un tiers d'influer sur son sort.
Comme on l'a dit plus haut, le reflet montre la subjectivité mêlée au
monde des choses, inscrite dans la dureté polie des objets réfléchissants. Il
ne constitue pas seulement une découverte de soi mais, simultanément,
une expérience du monde et de l'altérité. Le sens des histoires de reflet se
jouera bien souvent entre le maintien d'une identité, d'une intégrité de l'image,
et l'évolution ou l'indépendance de celle-ci. Que signifie le changement?
Comment accepter cette perte de soi dans le reflet ? Ce conflit de la diffé-
rence et de la ressemblance, du « je »et de l'autre fait effectivement du reflet
une des plus anciennes formes du double, tel qu'on l'a délimité. On peut asso-
cier le reflet à l'ombre et au portrait (c'est ce que fait Hoffmann dans « Les
aventures de la nuit de la Saint-Sylvestre* »), car ces deux figures posent aussi
le problème des déformations liées à l'extériorisation du moi, de la possibi-
lité d'être ce qui m'échappe et se différencie dans le temps et l'espace.
l'objet de son amour. En se mirant dans une source, Narcisse se vit et tomba
amoureux de son reflet. Figé devant l'image impossible à saisir, il dépérit et
mourut, et son corps se métamorphosa en fleurs. Deux remarques s'impo-
sent: d'une part, même si Narcisse est victime de la malédiction, il reste qu'il
se piège lui-même; d'autre part, Narcisse ne voit pas son reflet se révolter
contre lui, ou rester prisonnier d'un ensorceleur qui s'en servira pour l'asser-
vir. Au lieu de s'en dégager, Narcisse s'avance vers la fusion. Il ne peut la
réaliser, mais il s'en approche si près qu'au-delà, il ne peut que mourir ou
se métamorphoser. Fausse métamorphose toutefois, qui consiste à devenir
soi, et enferme l'histoire dans une boucle: Narcisse devient la fleur, son
homonyme, qui aime à se mirer dans l'eau.
Le narcissisme hante toute histoire de reflet, et toute histoire de double,
dans la mesure où il pose le problème de l'autarcie sexuelle, puisque Narcisse
se détourne des nymphes pour diriger son désir vers lui-même, et dans la
mesure où il pose aussi le problème du piège que se tend à soi-même la cons-
cience, et celui de la non-reconnaissance de soi dans sa propre image. Ce thème
est surtout traité durant des périodes où la littérature se plaît à jouer avec
le vertige des reflets et des métamorphoses : le baroque et la fin du XIX' siècle.
Comme Narcisse, le texte se laisse fasciner par l'éclat de sa propre apparition,
et tend à se détourner de la réalité environnante, pour se rapprocher d'une
autonomie jamais totalement accomplie. Il reste que le mythe de Narcisse
ajoute au thème du dédoublement une série d'éléments qui l'excèdent large-
ment. En outre, l'histoire de Narcisse en demeure au stade de la simple illu-
sion. Nulle part l'excès d'identité ne peut y être considéré comme un problème
ontologique majeur. L'amour de soi constitue un élément du thème du double,
mais il ne suffit pas à le définir.
C'est la même universelle réalité du « double» que traduisent l'eidolon grec, qui
revient si souvent chez Homère, le ka égyptien, le genius romain, le rephaim
hébreu, lefrevoti ou fravashi perse, les fantômes et les spectres de nos folklores,
le « corps astral » des spirites et même parfois 1'« âme » chez certains Pères de
l'Église. Le double est le noyau de toute représentation archaïque concernant
les morts.
Mais ce double n'est pas tant la reproduction, la copie conforme post mortem
de l'individu décédé: il accompagne le vivant dans toute son existence, il le dou-
ble, et ce dernier le sent, le connaît, l'entend, le voit, selon une expérience quoti-
dienne et quotinocturne, dans ses rêves, son ombre, son reflet, son écho, son
souffle, son pénis et même ses gaz intestinaux 4.
Le ka
Le ka, évoqué ci-dessus par Edgar Morin, est parfois cité comme un exemple
archaïque de double. Dans certaines représentations de l'antique Égypte, l'on
voit un homme accompagné par une autre figure aux mêmes traits physiques
que lui. Ce sont des représentations du ka, un mot qui désigne les « énergies
vitales » de chaque individu, « autant dans sa fonction créative que dans sa
fonction conservatrice ». Comme l'explique Serge Sauneron, « les statues du
défunt qu'on enferme dans les tombeaux sont des statues de ka 5 ».
4. Edgar Morin, L'Homme et la mort (1951), nouvelle éd., Paris, Seuil, 1970, p. 150.
5. Serge Sauneron, article « Ka », dans Georges Posener, Dictionnaire de la civilisation égyp-
tienne, Paris, Hazan, 1992.
6. Edgar Morin, L 'Homme et la mort, op. cit., p. 153.
12 Visages du double
Le double fait partie de ces thèmes littéraires qui ont de profondes raci-
nes mythologiques, qu'il serait vain de vouloir ignorer. En même temps, il
est devenu inséparable de la question du sujet, de la conception moderne de
la personne. Il s'est « psychologisé », « individualisé ». Dans un monde où
la différence mesure le sens et la valeur, la répétition, la réplique, l'identité
perturbent d'autant plus fortement.
Pour Rank, le double littéraire atteint au maximum de son ambivalence
parce qu'il conserve sa valeur archaïque de garantie contre la mort (il est ce
double qui me survit) et en même temps incarne cette connaissance refoulée
de la mort. Rank tente ainsi, assez acrobatiquement, de maintenir une conti-
nuité, un lien cohérent entre des figures du double apparemment opposées.
C'est qu'il est sans doute abusif de faire tout simplement de la mort le signifié
du double. Dans la mythologie, dans les traditions, le double, il est vrai, est
associé à la mort, à ce moment où l'individu se défait pour devenir quelque
chose d'autre, mais il est aussi associé à l'origine, à la naissance des mondes
ou des êtres, au moment où ils deviennent ce qu'ils sont. Ces doubles-là sont
de toute façon inquiétants parce qu'ils témoignent d'une insuffisance de l'être,
dont la mort est un symptôme. Le problème de l'origine et de la fin tend à
s'effacer du double littéraire pour faire paraître à nu la question de la diffé-
rence, qui est aussi celle même de la littérature: à la fois toute valeur tient à la
7. Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs (1965), Paris, La Découverte, 1990-1994,
p.330.
Le double: un thème dévorateur 13
différence, à la fois le sujet paraît incapable de soutenir à lui seul cette diffé-
rence, de la fonder. D'où la difficulté, encore une fois, de délimiter le
double: d'un côté, excès d'identité perturbant la loi de la différence, il dési-
gne la scission et le manque au cœur même de l'être; mais, d'un autre côté,
pris sous un angle différent, il incarne cet autre toujours visé par le désir du
sujet. Ainsi, la multiplicité des formes littéraires du double correspond à
toutes sortes de rêveries sur le devenir-autre, la métamorphose, les états fron-
taliers.
L'âme déplacée
Une multitude de récits raconte l'invasion ou l'apparition d'une entité appa-
remment très différente du sujet, et qui entre en conflit ou en concurrence
avec lui. C'est le cas du« Horla* »de Maupassant, mais également de toutes
les histoires de possession ou de parasitisme spirituel de la part d'une person-
nalité différente, comme Le Retour, de Walter de La Mare, où l'esprit et les
traits d'un Français mort, peu recommandable, parasitent ceux d'un ordi-
naire bourgeois anglais. Il s'agit de deux personnalités en présence, dans le
même corps. Dans « Le Horla* » comme dans Le Retour, l'effet d'inquié-
tude, que l'on pourrait appeler 1'« angoisse du double », n'est pas fondamen-
talement suscité par le caractère exotique de ce qui surgit, mais plutôt par
les questions que l'on se pose quant à l'identité possible du sujet et de l'autre:
comment ce qui est si différent peut-il si intimement m'affecter? S'il ne s'agit
pas exactement d'histoires de doubles, on s'en rapproche beaucoup.
Aux frontières du thème se trouvent également les histoires d'échanges
d'esprit, comme « Feu Mr Elvesham », de H.G. Wells, ou de subsitution
d'une personne à une autre (Le Cavalier suédois*). S'agit-il de doubles? Tout
dépend de la manière dont le sujet est traité. Dans certains cas, les indices
se multiplient qui font naître le soupçon d'une identité possible entre l'étran-
ger et le sujet; dans d'autres, la cohabitation forcée engendrera une méta-
morphose de l'hôte qui reçoit le visiteur inconnu.
Les cas de personnalités multiples, en tant que situations pathologiques
prises en considération par la psychiatrie du XIX· siècle (individus chez qui
se produit une alternance de deux ou plusieurs personnalités bien distinctes,
et conscientes de leur distinction), sont manifestement proches des histoires
de possession, bien que l'accent ne soit pas mis sur l'invasion d'une entité
extérieure. La cohabitation dans un même individu de plusieurs personnes
différentes donne encore une physionomie particulière au dédoublement,
d'autant plus qu'on ne se limite pas forcément à deux personnalités: parfois,
il y a foule. L'importance que l'étude de ces cas a prise au XIX· siècle, et
l'influence qu'elle a exercée sur la théorie psychiatrique, impose de leur consa-
crer une étude particulière. Là encore, nous sommes à la frontière du double
proprement dit, et peut-être au-delà.
14 Visages du double
Le corps fragmenté
Quelques exemples d'abord pour illustrer cette question du corps fragmenté:
dans « La mort et la boussole* », de Borges, le personnage de Red Scharlach
est angoissé par la prise de conscience du fait que, physiologiquement,
l'homme est un monstre double: deux yeux, deux poumons, deux bras, etc.
Halo Calvino, de son côté, tire les conséquences de ce surplus en faisant vivre
les deux parties séparées d'un homme dans Le Vicomte pourfendu* (il passe
sous silence, il est vrai, le problème difficile à résoudre de certains morceaux
qui n'existent qu'en un seul exemplaire). En allant plus loin dans le morcelle-
ment, les innombrables histoires de mains indépendantes (on en trouve deux
chez Maupassant: « La main» et« La main d'écorché »), ou de têtes pour-
suivant leur vie après la séparation d'avec le corps (« La tête de M. Ramber-
ger », de Jean Ray), sans préjudice de tous les récits mettant en scène des
nez (Gogol), des bras, des cerveaux, des yeux, etc., pourraient appartenir
autant au thème du double que celles de corps coupés en deux, d'esprits scin-
dés, de séparation entre l'homme et son ombre.
Un homme est infiniment divisible: où se trouve alors le principe de sa
personnalité ? Dans son corps ou dans un fragment de ce corps ? dans sa
tête? dans son cœur? (Ce sont les questions que se pose le héros du Loca-
taire chimérique* de Topor.) Le morcellement physique joue de la contradic-
tion insoluble entre une qualité qui constitue la personne, et une quantité
physique infiniment divisible sans laquelle elle n'existe pas.
Préhistoire du double
Un mythe grec, racontant l'origine de l'un des plus grands héros de l'Anti-
quité, Héraclès, a fourni une intrigue qui suggère la possibilité d'une rencon-
tre entre deux personnages identiques, possibilité que le théâtre a plus tard
exploitée. Dans le mythe grec, Amphitryon, un héros argien, a épousé Alc-
mène, mais plusieurs obstacles ont empêché la consommation du mariage.
Parti à la guerre pour racheter une faute, Amphitryon revient voir Alcmène,
et celle-cise montre surprise de le revoir, affirmant qu'il lui a déjà rendu visite
la nuit précédente, où ils ont enfin pu consommer leur mariage. Ce mystère
est expliqué par le devin Tirésias: Zeus, ayant pris l'apparence d'Amphitryon,
l'a remplacé dans le lit conjugal pendant une nuit, prolongée par ses pouvoirs
divins; Alcmène a ainsi conçu un héros, Héraclès, fils de Zeus, qu'elle mettra
au monde en même temps qu'un enfant humain, Iphiclès, fils d'Amphitryon.
Le dramaturge latin Plaute a utilisé ce récit grec pour en faire une comé-
die. Amphitryon (214 av. J-C.) exploite le potentiel comique d'une mise en
présence, sur scène, de deux personnages identiques, tous les deux préten-
dant à une même identité. Cette mise en présence, qui n'appartient pas au
mythe, transforme le récit et fonde la scène capitale de toute histoire de dou-
ble : la rencontre avec un être identique à soi. Cette scène, il est vrai, appar-
tient chez Plaute à la comédie, et il faudra attendre quelques siècles avant
qu'elle se dégage de l'univers comique. Pour renchérir dans ce sens, Plaute
a placé, à côté du couple vrai Amphitryon-faux Amphitryon, deux autres per-
sonnages d'apparence identique: le vrai Sosie, esclave d'Amphitryon, et le
faux Sosie, qui n'est autre que le dieu Mercure, transformé en Sosie pour
seconder les amours de son père Zeus. Le personnage de Sosie, qui a donné
son nom à l'une des manières les plus connues de désigner deux hommes iden-
18 Visages du double
1. Acte 1, scène 1, trad. Pierre Grimal (Plaute, Théâtre complet, Paris, Gallimard, « Folio »,
1991).
Préhistoire du double 19
- Moi. - Toi, te battre? / - Oui, moi; non pas le moi d'ici, / Mais le
moi du logis, qui frappe comme quatre» (acte II, scène 1). Lorsque
Amphitryon insiste, et lui demande qui l'a empêché d'exécuter ses ordres,
le Sosie de Rotrou s'exclame: « Moi, que j'ai rencontré, moi qui suis sur
la porte, / Moi, qui me suis moi-même ajusté de la sorte, / Moi qui me suis
chargé d'une grêle de coups, / Ce moi, qui m'a parlé, ce moi qui suis chez
vous» (acte II, scène 1). Même chose chez le Sosie de Molière: « Faut-il le
répéter vingt fois de même sorte? / Moi, vous dis-je, ce moi plus robuste
que moi; / Ce moi qui s'est de force emparé de la porte; / Ce moi qui m'a
fait filer doux; / Ce moi qui le seul moi veut être; / Ce moi de moi-même
jaloux; / Ce moi vaillant dont le courroux / Au moi poltron s'est fait
connaître. / Enfin ce moi qui suis chez nous; / Ce moi qui s'est montré mon
maître; / Ce moi qui m'a roué de coups» (acte II, scène 1). Ainsi, à travers
un jeu de langage (remarquez l'expression: « ce moi qui suis »), une amorce
de dédoublement psychologique se fait jour: « moi vaillant », « moi pol-
tron ». Pareillement, chez Amphitryon, une dualité s'affirme à travers le dis-
cours ironique de Jupiter, jouant sur la distinction entre « l'époux» et
« l'amant» (acte II, scène 6).
Si l'horreur de la situation perce vaguement à travers le comique des ren-
contres entre Sosie et Mercure, elle éclate lors de la mise en présence des deux
Amphitryon. Chez Molière, le vrai mari d'Alcmène est frappé de stupeur à
la vue de sa propre figure, et ses paroles n'ont plus rien de comique: « Mon
âme demeure transie! / Hélas, je n'en puis plus, l'aventure est à bout; /
Ma destinée est éclaircie, / Et ce que je vois me dit tout» (acte III, scène
5). Il y a là confrontation avec l'extrême: c'est une expérience insupporta-
ble, directement liée dans l'esprit d'Amphitryon à une annonce de mort. C'est
pourquoi sa réaction immédiate est de frapper, de supprimer l'autre qui
menace sa vie par le fait même qu'il se montre. Amphitryon saisit son épée
et, s'il n'était pas retenu, il se jetterait sur son double pour le tuer. Rotrou
avait mieux développé la situation psychologique de l'homme qui veut frap-
per sa propre image: « Mais un combat où seul je fais les deux partis, / Une
guerre où pour vaincre il faut que je succombe, / Où pour me soutenir le
sort veut que je tombe; / Un prodige, un désordre, une confusion, / Où contre
Amphitryon combat Aphitryon. / Mais plutôt un duel que l'enfer me déclare,
/ En deux Amphitryon son pouvoir me sépare» (acte IV, scène 4).
Ici domine le goût baroque pour la circularité vertigineuse, et pour les
pièges de l'apparence. La spécularité insinue un doute (le doute des assistants
d'abord, du protagoniste ensuite) sur la réalité: qui est le vrai Amphitryon?
En effet, dans ces pièces, à la différence des histoires de doubles modernes,
on ne met pas tellement en scène une confrontation morale avec soi-même;
on montre plutôt la peur de la dépossession, l'horreur d'une déréalisation du
sujet. Le conflit entre les personnages identiques est essentiellement une lutte
pour posséder un nom et une identité: c'est moi qui suis Sosie, c'est moi qui
20 Visages du double
« On trouve l'aventure d'Amphitryon parmi les plus vieilles fables des brach-
manes. Il y a même, ce me semble, plus de sagacité dans le dénouement de
l'aventure indienne que dans celui de la grecque. Un Indou d'une force extra-
ordinaire avait une très belle femme; il en fut jaloux, la battit, et s'en alla.
Un égrillard de dieu, non pas un Brama ou un Vishnou, mais un dieu du
bas étage, et cependant fort puissant, fait passer son âme dans un corps entiè-
rement semblable à celui du mari fugitif, et se présente sous cette figure à
la dame délaissée. La doctrine de la métempsycose rendait cette supercherie
vraisemblable. Le dieu amoureux demande pardon à sa prétendue femme de
ses emportements, obtient sa grâce, couche avec elle, lui fait un enfant, et
reste le maître de la maison. Le mari, repentant et toujours amoureux de la
femme, revient se jeter à ses pieds : il trouve un autre lui-même établi chez
lui. Il est traité par cet autre d'imposteur et de sorcier. Cela forme un procès
tout semblable à celui de notre Martin Guerre. L'affaire se plaide devant le
parlement de Bénarès. Le premier président était un brachmane qui devina
tout d'un coup que l'un des deux maîtres de la maison était une dupe, et que
l'autre était un dieu. Voici comme il s'y prit pour faire connaître le véritable
mari. "Votre époux, madame, dit-il, est le plus robuste de l'Inde: couchez
avec les deux parties l'une après l'autre en présence de notre parlement indien;
celui des deux qui aura fait éclater les plus nombreuses marques de valeur
sera sans doute votre mari." Le mari en donna douze ; le fripon en donna
cinquante. Tout le parlement brame décida que l'homme aux cinquante était
le vrai possesseur de la dame. "Vous vous trompez tous, répondit le premier
président: l'homme aux douze est un héros, mais il n'a pas passé les forces
de la nature humaine; l'homme aux cinquante ne peut être qu'un dieu qui
s'est moqué de nous." Le dieu avoua tout, et s'en retourna au ciel en
riant 2. »
La tradition théâtrale des histoires de sosies a été parfois reprise par le cinéma.
On peut citer comme exemple d'exploitation comique du thème un film de
John Ford, Toute la ville en parle (1935), qui joue sur la ressemblance entre
un timide et modeste employé avec un dangereux criminel. D'où les échan-
ges, et les erreurs où tombent soit les policiers, soit les complices du bandit.
Un film comique français beaucoup plus récent, Grosse Fatigue, de Michel
Blanc, reprend l'argument en l'inversant; la vie d'une vedette est perturbuée
car on lui attribue les exactions commises par un pâle escroc qui lui ressem-
ble trait pour trait.
Cela s'inscrit dans la tradition ouverte par Plaute, alors qu'un autre film,
plus célèbre, renouvelle la tradition baroque du sosie remplaçant un monar-
que. C'est le chef-d'œuvre d'Akiro Kurosawa, Kagemusha, l'ombre du guer-
rier (1980). L'action se situe au XVI' siècle, au Japon, pendant des guerres
féodales. Le prince Shingen mène le siège du château de Noda. Il est blessé
à mort mais, avant d'expirer, il donne l'ordre de remettre l'attaque décisive,
et de prolonger le siège pendant trois ans, jusqu'à ce que l'héritier qu'il a
choisi atteigne l'âge requis pour lui succéder. Pendant ce temps, pour cacher
sa disparition, il sera remplacé par un sosie, un kagemusha (guerrier-ombre).
Celui-ci n'est qu'un voleur qui a évité la pendaison grâce à sa parfaite res-
semblance avec Shingen : on l'instruit suffisamment pour qu'il puisse trom-
per ses propres troupes et les adversaires. Or le kagemusha entre de plus en
plus dans son rôle, jusqu'à conduire courageusement et victorieusement les
siens à la bataille. Mais un incident le démasque, et il est chassé. Trop tard;
ayant désormais absorbé l'identité du prince défunt, le jour de l'affronte-
ment final, il assiste, plongé dans le désespoir, à la défaite de« son» armée.
« Le Frêne »
Dans un lai de Marie de France (fin du XIIe siècle), « Le Frêne », on trouve
une référence à la croyance selon laquelle deux jumeaux, comme Héraclès
et Iphiclès, ont toujours deux pères différents. C'est une dame qui l'exprime,
voulant médire d'une autre dame qui vient d'accoucher de deux jumeaux:
Nus savum bien qu'il i afiert : Car nous savons bien ce qu'il en est:
unques ne fu ne ja nen iert on n'a jamais vu
ne n'avendra cele aventure, et on ne verra jamais
qu'a une sule porteüre une femme accoucher
une femme dous enfanz ait de deux enfants à la fois,
si dui hume ne li unt fait. à moins que deux hommes ne les lui aient faits 6 !
La médisance est plus tard punie, lorsque celle qui s'en était rendue cou-
pable accouche elle aussi de deux jumelles. Craignant d'être déshonorée sur
la base de la croyance qu'elle a elle-même affichée, la dame fait disparaître
Frêne, une de ses deux filles, qui grandira éloignée d'elle et ignorant l'identité
4. Ami et Amile (XI'-XlI' siècles), éd. Francis Bar, Les Épîtres latines de Raoul le Tourtier,
Genève, Droz, 1937.
5. Cet épisode se trouve dans la « saga norroise », chapitres 94-95.
6. Lais de Marie de France, traduction de Laurence Harf-Lancner, Paris, Le Livre de Poche,
1990, p. 91.
24 Visages du double
de ses parents. Devenue jeune femme, Frêne a un amant, Goron, qui l'emmène
vivre avec lui; mais ses vassaux protestent, et l'obligent à prendre une femme
de son rang. Ils lui organisent un mariage avec la sœur de Frêne, Coudrier.
Bien sûr, les deux jeunes filles ne savent pas qu'elles sont jumelles (aucune réfé-
rence n'est faite à leur ressemblance physique). Frêne assiste à la fête de noces,
sans se départir de son amabilité habituelle : elle est très accueillante avec Cou-
drier et sa mère. Au moment de préparer le lit pour les époux, elle se sert d'un
tissu rare et précieux, avec lequel elle avait été abandonnée. La mère la recon-
naît grâce à cet objet, et à une bague; elle se repent, avoue sa faute et Goron
peut épouser Frêne. Coudrier se consolera plus tard avec un autre chevalier.
Galeran de Bretagne
Un roman intitulé Frêne et Galeran, ou Galeran de Bretagne 7 (XIII' siècle)
reprend le début de l'histoire du lai de Marie de France, mais lui donne une
suite plus intéressante pour notre thématique.
Deux jumelles, filles de Brundoré, ont été séparées dès la naissance, pour
la même raison que chez Marie de France. Frêne est abandonnée et élevée
dans un couvent, Fleurie reste dans sa famille. Galeran tombe amoureux de
Frêne, mais leurs amours sont contrariées; elle l'aime mais doit s'éloigner
de lui. Galeran rencontre alors Fleurie, et est entraîné vers elle par son appa-
rence physique, sa ressemblance avec Frêne. En même temps il se rend compte
de son infidélité: « Il n'aime en l'une que le reflet de l'autre» ; « celle-ci
n'est que l'ombre de mon amie ». Mécontent de lui-même, il s'apprête quand
même à l'épouser. Mais le jour du mariage, Frêne réapparaît et se fait recon-
naître par son amant et par sa mère. Galeran est heureux de retrouver le véri-
table objet de son amour, tandis que Fleurie, déçue, entre au couvent.
Le Lai de l'ombre
Une autre histoire d'amour médiévale propose l'alternative entre une femme
aimée et son double, mais, cette fois-ci, le double n'est plus en chair et en
os. Dans Le Lai de l'ombres, de Jean Renart (vers 1217), un chevalier, qui
jusqu'alors n'avait pas connu de véritable amour, tombe amoureux d'une très
belle dame. Il va la voir et lui déclare son amour. Elle lui affirme qu'il ne
doit pas croire que la politesse avec laquelle elle le reçoit soit une marque
d'amour, et se dit mariée. Lui insiste, manifestant le plus grand désespoir.
Puis, dans un moment où la dame est tombée « dans une profonde rêverie »,
il lui glisse une bague au doigt, et se retire.
7. Ce roman médiéval fut découvert en 1877 et attribué à Jean Renart; l'édition de référence
est de Julien Foulet, publiée par Champion en 1925.
8. Jean Renart, Le Lai de l'ombre, éd. Joseph Bédier, Paris, Société des anciens textes français,
1913.
Préhistoire du double 25
Double et romantisme
La philosophie idéaliste et le dédoublement du moi
dre ce qui n'est pas lui pour se saisir lui-même, donner un contenu à sa
liberté '.
Jean-Paul, dans 1'« Appendice comique» de Titan, insère une« Clavis
fichtiana seu leibgeiberiana »où il discute (et moque) les théories du philoso-
phe d'Iéna:
1. Le rapport entre l'idéalisme philosophique et le double a été étudié par Alain Montandon
dans « Hamlet et le fantôme du moi », Le Double dans le romantisme anglo-américain, Asso-
ciation des publications de la faculté des lettres et sciences humaines de Clermont-Ferrand, 1984,
pp. 31-56.
2. Jean-Paul, « Clavis », Titan (1800-1803), Lausanne, L'Âge d'homme, 1990, § 7, p. 891.
3. Ibid., § 15, p. 904.
Le double au XIXe siècle 29
Le sujet à l'épreuve
Le moi romantique devient une entité hypertrophiée et conflictuelle. En témoi-
gnent les personnages des histoires de double. Le Médard de Hoffmann, dans
Les Élixirs du diable* , est doté de quelques-uns des attributs caractéristiques
du héros romantique: orphelin, privé d'une origine bien claire, il en vient
vite à se poser en individualité d'exception. Peter Schlemihl, après la perte
de son ombre, entre en conflit avec l'ordre social établi, échoue dans ses entre-
prises amoureuses et finit en solitaire qui arpente le monde au moyen de bottes
de sept lieues, munies de pantoufles pour ralentir. Roquairol, l'un des per-
sonnages démesurés du Titan de lean-Paul, se tue en représentant théâtrale-
ment son suicide.
Le Moi ironique
crevés (chez Jean Lorrain) ; le fœtus flottant dans le bocal où ses chairs se
dissolvent donne, chez Huysmans 9, un portrait du narrateur en avorton qui
semble anticiper, en plus violent, 1'« Axolotl* » de Cortazar. Les doubles
errent aussi sous forme de masques dans les rites occultes ou les fêtes désen-
chantées; mais les masques - c'est une obsession de Lorrain - ne recou-
vrent que du vide. L'autre s'est absenté, on soupçonne toujours en lui une
peau vide animée d'une vie factice, une simple apparence habitée par une pré-
sence mystérieuse: Mme Chantelouve, dans Là-bas de Huysmans, est peut-
être un succube.
9. Dans un texte, « Le monstre pâle », que Huysmans a retiré du Drageoir aux épices et qui
figure dans les pièces manuscrites du Drageoir conservées à la Bibliothèque de l'Arsenal.
10. Jean Lorrain, « Le double », Sensations et souvenirs (1895), dans Histoires de masques,
Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, p. 203.
34 Visages du double
Double et fantastique
L'apparition du thème du double dans sa forme moderne coïncide avec la
naissance d'un genre littéraire nouveau, le fantastique. Les deux phéno-
mènes, l'un thématique, l'autre « générique », semblent liés: d'un côté, le
double acquiert de nouvelles significations grâce aux procédés du récit fan-
tastique ; d'un autre côté, il fournit au genre naissant l'un de ses thèmes
typiques et capitaux. Il paraît indispensable, pour bien comprendre le déve-
loppement du thème du double, de saisir les caractéristiques essentielles du
fantastique, en tant que dimension littéraire moderne, qui établit les conditions
de ce développement.
14. Charles Nodier, Contes, éd. Pierre-Georges Castex, Paris, Classiques Garnier, 1961, p. 331.
15. Article resté inédit jusqu'à 1887, publié par Charles de Spoelberch de Lovenjoul dans Histoire
des œuvres de Théophile Gautier, Paris, Charpentier, 1887, t. I, pp. 11-15.
16. Chronique de Paris, 14 août 1836.
17. Pierre-Georges Castex, Le Conte fantastique en France de Nodier à Maupassant, op. cit., p. 8.
Le double au XIX' siècle 39
cielle » qui distingue les êtres et les actes. Les êtres constituent une réserve
de matérielle plus souvent traditionnel, fantômes, vampires, doubles, auto-
mates, monstres. Les actes traduisent ce que Steinmetz appelle une « régres-
sion », une descente vers un « empire du dedans 19 ».
Si l'on conserve l'idée que tout récit fantastique instaure nécessairement
le soupçon d'une perturbation des relations entre l'esprit et le monde, on peut
tenter une synthèse entre le classement de Todorov et celui de Steinmetz. Le
monde peut se trouver affecté dans la perception que le sujet en a ou l'expé-
rience qu'il en fait, selon les catégories fondamentales de l'espace, du temps,
de la matière. Plus localement, l'apparition de certains êtres témoigne de cette
perturbation: voir un fantôme, est-ce percevoir une réalité normalement invi-
sible, ou est-ce manifester un trouble psychique? L'être fantastique témoi-
gne à la fois d'une structure perturbée de l'univers et d'une façon différente,
pour une conscience, de s'intégrer dans cette structure. Enfin, cette pertur-
bation peut être le résultat d'une activité maîtrisée (plus ou moins bien) de
l'esprit par le sujet. On pourrait ainsi essayer de distinguer trois séries de motifs
fantastiques, qui se combinent fréquemment entre eux dans les mêmes récits :
1. la perturbation qui affecte la nature des choses, la structure du monde :
l'espace (motifs des communications insolites, des pièces sans issue, des rues
à l'existence intermittente, etc.), le temps (chronologies perturbées, inversées,
mélanges d'époques, temps accélérés ou ralentis), la matière (objets-univers,
objets aux pouvoirs étranges, densités aberrantes, démultiplications, etc.) ;
2. la perturbation qui affecte les êtres vivants soit en brouillant la dis-
tinction entre animé et inanimé (automates, golems, membres vivants, fan-
tômes, vampires, etc.), soit en sapant la cohésion et l'unité du vivant (doubles,
monstres, métamorphoses, possession, démons) ;
3. la perturbation résultant directement de l'action surnaturelle d'un être
sur le monde (pactes diaboliques, vœux réalisés, magie, suresthésie, divi-
nation, etc.).
La deuxième série constitue le groupe de thèmes essentiel, et sans doute
le plus répandu, alors que la première et la troisième apparaissent bien sou-
vent à titre d'accessoires. Au sein de cette deuxième série, le double constitue
bien un premier pôle, essentiel, qui remet en cause la logique même et insinue
que un peut parfois égaler deux; un autre pôle étant constitué par l'appa-
rition d'un diable ou d'un démon, c'est-à-dire d'un être qui est à la fois humain
et non humain. Le premier pôle ébranle l'unité de la personne, le second l'unité
de l'humain, les deux se rencontrant dans certains cas de possession.
19. Jean-Luc Steinmetz, La Littérature fantastique, Paris, PUF, coll. « Que sais-je? », 1990,
p.30.
Chapitre 3
L'émergence de modèles
dualistes de l'esprit
Le mesmérisme
Henri F. Ellenberger, dans son ouvrage consacré à l' Histoire de la décou-
verte de l'inconscient l, met en évidence la lente émergence de la « psychia-
trie dynamique» tout au long du XIX' siècle, puis son éclosion et son
affirmation avec Charcot, Janet, Freud au tournant du xx' siècle. Il montre
la continuité entre une série de phénomènes rituels, parascientifiques et scien-
tifiques, qui s'enchaînent d'une manière singulière, et non sans heurts. Une
évolution existe, malgré les conflits et les contradictions, de l'exorcisme au
magnétisme, du magnétisme à l'hypnotisme, de l'hypnotisme à la psycho-
thérapie moderne. Nous suivrons le schéma tracé par Ellenberger pour mon-
trer les grandes lignes du lent processus de découverte qui commence à la fin
du XVIIIe siècle et va conduire vers une connaissance plus approfondie du
psychisme humain.
Ce processus a une importance capitale pour notre étude sur le double :
la connaissance de sa dynamique permet de comprendre à quel point ce thème
littéraire est imbriqué dans la culture du XIX' siècle. Comme la philosophie,
la psychiatrie se pose un problème de dualité. Elle aboutira à des conceptions
J ualistes de la psyché, mais elle le fera à travers de longs débats soulevés par
des pratiques qui se fondent sur des conceptions appartenant à d'autres dis-
ciplines, la physique notamment: toutes les découvertes et les inventions sur
l'électricité fourniront matière à réflexion pour les psychiatres autant que pour
les écrivains.
2. Ibid., p. 93.
L'émergence de modèles dualistes de l'esprit 45
Mesmérisme et romantisme
En Allemagne, le magnétisme est accepté par la science officielle, alors qu'en
France il en est rejeté. Dans les universités allemandes, on peut faire des étu-
des de magnétisme. C'est le monde intellectuel allemand dans son ensemble
qui est charmé par la doctrine de Mesmer et de ses disciples. On peut suppo-
ser que ce succès est dû au fait que l'idée de fluide universel fournit un argu-
ment à une conception organiciste de l'univers. Les romantiques allemands
adhèrent au mesmérisme à cause de cette caution scientifique qu'il semble
donner à l'idée d'un univers uni et cohérent, régi par un seul et unique prin-
cipe, et permettant la communication entre toutes ses parties et ses éléments.
C'est ainsi qu'une version philosophique du magnétisme se fait jour, à tra-
vers la Naturphilosophie de Franz von Baader, de Henrick Steffens et d'autres
théoriciens, mais aussi d'un poète comme Novalis.
Grâce au fluide mesmérique, l'homme peut rentrer en contact avec l'uni-
vers entier, et peut-être avec l'âme du monde, l'Être. La vie de l'individu n'est
qu'un morceau arraché à la vie universelle, à l'unité cosmique. La vie du cos-
mos est « un dialogue du Tout avec lui-même », selon Steffens, et ce dialo-
gue « se poursuit en chacun de nous 3 ». Du coup, toute pratique se fondant
sur la communication fluidique peut offrir, aux yeux des romantiques alle-
mands, une possibilité de contact avec les secrets les plus cachés de l'univers.
L'homme hypnotisé, ou le somnambule, avait peut-être accès à des révéla-
tions comparables à celles des mystiques. Cela explique l'intérêt qu'un écri-
vain comme Clemens Brentano portait au cas de Katharina Emmerich, une
femme qui, dans ses états cataleptiques, voyait se dérouler la passion du Christ
et souffrait avec lui. Brentano se fit le secrétaire de la sainte et rédigea deux
livres sur ses visions. À travers la philosophie de la nature, le magnétisme
(au départ matérialiste) glissait ainsi vers la mystique religieuse. Un autre cas,
3. Cité par Albert Béguin, L'Âme romantique et le rêve, Paris, José Corti, 1939, p. 72.
L'émergence de modèles dualistes de l'esprit 47
celui de la voyante Friedericke Hauffe, fut étudié par Justinus Kerner et sus-
cita l'intérêt de beaucoup de savants allemands. Dans ses états seconds, elle
prédisait l'avenir et s'exprimait dans une langue inconnue.
En France, le romantisme n'est pas aussi proche des tendances magnéti-
ques. La réflexion philosophique et scientifique est d'ailleurs beaucoup moins
influencée par ces conceptions. Mais il reste que la plupart des écrivains sont
attirés par l'idée centrale du mesmérisme: ils s'en servent pour bâtir des fic-
tions, mais aussi de véritables visions du monde. Tel est le cas de Balzac, qui
fait du fluide universel un soubassement de sa théorie sur l'unité de la matière
et de l'esprit, ou de l'identité entre pensée et énergie.
Le spiritisme
Le spiritisme est une croyance nouvelle, qui se manifeste soudainement aux
États-Unis, à partir de 1848, et se développe dans les années suivantes en
Europe. Tout commence avec un fait divers: la famille Fox, habitant un vil-
lage dans l'état de New York, entendait des bruits nocturnes dans la maison
où elle avait récemment emménagé. M. et Mme Fox, avec leurs deux filles,
arrivèrent à communiquer avec les esprits qui hantaient la maison par le moyen
d'une sorte d'alphabet de coups, et ces esprits leur permirent de découvrir
un meurtre commis autrefois dans la maison : un homme avait été enterré
dans la cave. Cette histoire, qui paraît empruntée à un roman gothique, eut
un énorme retentissement : les Fox firent connaître leur système, et tout le
monde voulut entrer en communication avec les esprits.
Une vague impressionnante de spiritisme, avec ses théoriciens et ses pra-
ticiens, déferla sur l'Europe: tout salon eut sa table tournante, les séances
étaient une curiosité mondaine, les techniques de communication se diversi-
fiaient. Le langage des coups fut remplacé par la parole du médium, ou par
l'écriture médiumnique. À Paris, un salon célèbre comme celui de Mme de
Girardin, nouvelle adepte, réunissait autour d'une table tournante les intel-
lectuels les plus distingués. On sait que Victor Hugo, qui venait de perdre
sa fille, fit de nombreuses expériences de communication avec elle. Le spiri-
tisme français trouva en Hippolyte Rivail, un enseignant de mathématiques
qui prit le nom d'Allan Kardec, son chef et son doctrinaire.
Tout cela a un intérêt plus qu'anecdotique. Non seulement parce que le
spiritisme a eu des échos littéraires, comme en témoigne le dernier roman de
Théophile Gautier, Spirite (1866), mais aussi parce qu'il a fourni l'occasion
de réaliser des observations phychologiques nouvelles. Par exemple, l'étude
de phénomènes inconscients, comme l'impulsion donnée à la table tournante
par des participants à la séance, ou bien de nouvelles expressions de l'incons-
cient, comme l'écriture automatique. Plus généralement, le médium, ce nou-
veau personnage créé par le spiritisme, s'est prêté à l'observation des états
seconds, comme l'état de transe.
48 Visages du double
Mary Reynolds
Le cas de personnalités multiples le plus célèbre est sans doute celui d'une
femme qui a été connue en France comme la « dame de Macnish », parce
que son histoire avait été racontée par Robert Macnish (1802-1837), un médecin
et écrivain écossais, dans Philosophy of Sleep 4 (1830). La « dame de Mac-
nish » était une Américaine qui s'appelait Mary Reynolds; sa pathologie fut
décrite plus tard - et plus amplement - par d'autres psychiatres.
À l'âge de 19 ans, Mary Reynolds commença à tomber régulièrement
dans un état de sommeil dont elle se réveillait avec une autre personnalité.
La première fois, elle avait perdu l'ouïe et la vue, qu'elle recouvra assez rapi-
dement. La deuxième fois, elle se retrouva dans l'état d'un nouveau-né: elle
avait perdu la mémoire et ne savait plus parler ; elle dut réapprendre (bien
plus rapidement qu'un enfant, cependant) tout ce qu'elle avait oublié. Au
4. Page 113 dans l'édition de 1859(Glasgow, W.R. M'Phun), la seule que nous avons pu consulter.
L'émergence de modèles dualistes de l'esprit 51
Estelle
Un cas semblable a été raconté par le docteur Antoine Despine 5 avec l'his-
toire d'Estelle, une jeune fille qu'il avait soignée à partir de 1836, à Aix-les-
Bains. Estelle, âgée de onze ans, se plaignait de très fortes douleurs qui l'empê-
chaient de marcher et elle était sujette à des hallucinations. Despine essaya
sur elle un traitement magnétique. Dans ses états de sommeil hypnotique,
Estelle montrait une personnalité tout à fait différente: elle ne ressentait pas
les mêmes souffrances qu'en état de veille et pouvait marcher; en revanche
elle manifestait de violentes phobies. Sa personnalité somnambulique prit pro-
gressivement le dessus : Estelle commença à la recouvrer sans que Despine
l'hypnotisât. Chaque jour, pendant une moitié de la journée, elle était l'autre.
Au bout de deux mois de cette double vie, la première personnalité manifesta
des signes de guérison : elle put lentement recommencer à marcher. Les deux
personnalités fusionnèrent : quelques mois plus tard, il n'y avait plus de dis-
tinction entre l'état de veille et l'état hypnotique. Estelle était libérée de ses
phobies et de ses souffrances physiques.
L'intuition qui dirigea le travail de Despine fut que la personnalité
« normale» ou saine d'Estelle n'était pas sa première personnalité, mais au
contraire celle qui apparaissait grâce à l'hypnose.
Ansel Bourne
Le cas d'Ansel Boume, un Américain né en 1826, fut raconté par le psychia-
tre William James 6. Ansel Boume était charpentier, mais également prédi-
5. Antoine Despine, De l'emploi du magnétisme animal et des eaux minérales dans le traitement
des maladies nerveuses, suivi d'une observation très curieuse de guérison de névropathie, Paris,
Baillière, 1840.
6. William James, The Principles of Psychology; New York, Holt, 1890. Ce cas a été récem-
ment étudié par Michael G. Kenny, dans The Passion of Ansel Boume. Multiple Personality
in American Culture, Washington, Smithsonian Institution Press, 1986.
52 Visages du double
Félida
Un médecin de Bordeaux, Eugène Azam (1822-1899), fit connaître le cas d'une
de ses patientes, Félida, qu'il suivit à partir de 1858 7 • Félida était une
ouvrière qui manifestait tous les jours les symptômes d'une crise violente, puis
tombait dans une sorte de sommeil, et se réveillait enfin avec une autre per-
sonnalité. Sa première personnalité était très introvertie et maussade, la
seconde plus joyeuse et même exaltée. Dans son premier état, elle souffrait
de nombreuses douleurs (maux de tête, etc.), alors qu'elle s'en débarrassait
complètement dans le second état. Lorsque Azam lui apprit qu'elle était
enceinte, Félida déclara que c'était impossible; mais la chose ne surprit pas
son autre personnalité qui, elle, savait parfaitement qui était le père de l'enfant.
Il est curieux de remarquer que cette circonstance (la femme tombée enceinte
qui se croit « innocente ») était également un sujet littéraire à l'époque: c'est
celui du roman de Barbey d'Aurevilly, Une histoire sans nom, publié en
1882 8 •
Les deux Félida restèrent toujours séparées : il n'y eut pas de fusion des
personnalités ; mais la seconde se fit plus fréquente que la première, dans
laquelle les troubles et les symptômes demeuraient nombreux. Il faut noter
que, chez Félida, la seconde personnalité connaissait la première, alors que
la première ignorait tout sur la seconde. C'est le cas le plus fréquent de per-
sonnalités multiples, qu'on appelle « amnésiques dans un seul sens », alors
qu'elles peuvent se montrer, en revanche, « mutuellement conscientes l'une
de l'autre », ou bien « mutuellement amnésiques ».
Dans tous ces cas - Mary Reynolds, Estelle, Ansel Boume, Félida -,
il s'agit de personnalités successives, c'est-à-dire qui se manifestent séparé-
ment, en des phases différentes. Il est beaucoup plus rare qu'elles se manifes-
tent simultanément, dans un sujet qui se croit parfois « habité» par une autre
conscience, sans perdre la sienne habituelle. Les personnalités multiples
peuvent dépasser le chiffre deux, puisque Christine Beauchamp, traitée par
Morton Prince sous hypnose au tournant du siècle, disposait de quatre per-
sonnalités : une timide et travailleuse, une fantaisiste, une farceuse et une
« idiote ». Enfin, la multiplicité des personnalités peut produire des symptômes
étonnants puisque, selon Henri F. Ellenberger, Marisa, dont le cas a été étudié
par Morselli en 1953, disposait d'un encéphalogramme différent pour chacune
de ses personnalités.
Le dipsychisme
Vers la fin du XIXe siècle, un nouveau modèle de l'esprit humain se fait jour.
À travers les très nombreuses expériences et observations accumulées, d'abord
grâce aux hypnotiseurs mesméristes, ensuite grâce aux recherches de la psychia-
trie officielle, qui intègre l'hypnotisme comme technique thérapeutique, l'idée
s'affirme d'une complexité de l'esprit, et plus particulièrement de sa dualité.
9. Théodule Ribot, Les Maladies de la personnalité, Paris, Alcan, 1885, pp. 2-3.
10. Ibid., p. 3.
Il. Ibid., p. 78.
12. Ibid., p. 33.
L'émergence de modèles dualistes de l'esprit 55
sous hypnose, dans une « reconstruction », organe par organe, de son corps,
jusqu'à ce qu'elle ait un aperçu global d'elle-même. La sensibilité revint alors.
Dans un deuxième temps, elle devint capable de passer à la sensation psychi-
que, morale d'elle-même et déclara qu'elle était redevenue elle-même. Avant,
elle n'était qu'une « machine ».
Chapitre 4
Le reflet
La deuxième forme de double que Rank étudie est le reflet et, pour ce faire,
il relève d'abord les innombrables superstitions qui s'attachent aux miroirs,
ainsi que les pratiques magiques qui les utilisent. Pour lui, à l'instar de l'ombre,
le reflet était considéré chez les peuples primitifs comme une manifestation
de l'âme. Tout comme pour l'ombre, ceux-ci croyaient au pouvoir fécondant
du reflet.
Ensuite, à partir du mythe de Narcisse et de quelques exemples littérai-
res, Le Portrait de Dorian Gray* principalement, Rank s'interroge sur la rela-
tion entre le narcissisme et la mort. Selon lui, l'amour de soi pousse à exclure
l'idée de la mort. Par conséquent, le narcissisme se fonde sur une euphémisa-
tion de l'idée de mort attachée au double, remplacée par le désir amoureux,
le désir de son propre corps, qui s'accompagne d'une exclusion de l'autre et
de l'amour sexuel.
Toutefois, l'amour de soi dans le narcissisme s'accompagne d'une révolte
contre cet attachement exclusif et stérilisant. La crainte du double, et la dis-
parition de celui-ci, constituent les symptômes de cette révolte. En même
temps, le double est une objectivation libératrice, une délivrance par rapport
au désir narcissique, mais cette délivrance s'accompagne d'une terreur de la
rencontre. La perte du double peut alors prendre la forme d'une persécution.
À l'instar de Freud, pour qui la paranoïa se fonde sur « une disposition au
narcissisme », Rank voit un lien étroit entre paranoïa et double, lien qui appa-
raît nettement dans Le Double* de Dostoïevski. Dans les histoires de double,
le persécuteur est l'être le plus aimé par le sujet. Mais il reste à répondre à
la question des causes de cette projection et de ce conflit.
Lesjumeaux
Rank tente de répondre à cette question dans une troisième partie de son
ouvrage, consacrée aux jumeaux. Là encore, il accumule les données anthro-
pologiques pour constater que le tabou originel qui frappait les jumeaux, et
s'accompagnait du sacrifice de l'un d'entre eux ou des deux, s'est transformé,
dans des aires plus civilisées, en un culte des jumeaux. Il relève les mythes
dans lesquels, après la mort de leur mère, l'un des jumeaux est tué, tandis
que l'autre accomplit une œuvre civilisatrice. Rank associe en effet le pou-
voir créateur à la séparation d'avec la mère, et à la croyance en une âme indi-
Les théories du double 61
Sigmund Freud
Le double et le retour du refoulé
Freud évoque l'étude de Rank dans « L'inquiétante étrangeté» et reprend
la thèse du narcissisme primaire, commun au primitif et à l'enfant, engen-
drant une figure censée garantir contre la mort, laquelle fait retour avec une
valeur négative qu'elle n'avait pas à l'origine. La notion même d'Unheimli-
che (<< ce qui n'appartient pas à la maison et pourtant y demeure »). d'étrange
familiarité, repose sur ce changement de valeur: il s'agit du retour, de la recon-
naissance d'un sentiment familier, rendu étranger par le refoulement. Freud
peut donc annexer les idées développées par Rank sur le double à sa propre
théorie de l'Unheimliche. Il distingue deux sortes d'origines à ce sentiment
d'étrangeté: d'une part, les cas où la réalité semble confirmer des croyances
primitives dépassées, mais que le sujet n'a pas complètement liquidées;
d'autre part, le retour de terreurs enfantines refoulées. Dans la seconde caté-
gorie entre, par exemple, l' Unheimliche des membres coupés vivants, symboles
de l'angoisse de castration. Dans la première catégorie, Freud range la toute-
puissance des pensées et la réalisation magique des souhaits, les fantômes et
les morts-vivants, le double.
Les analyses de « L'inquiétante étrangeté» reposent principalement sur
le commentaire que fait Freud de « L'homme au sable» de Hoffmann, conte
dans lequel apparaissent certains aspects du dédoublement. Mais en ce qui
concerne le double, Freud fait appel aux Élixirs du diable*, car dans ce roman :
5. Ibid., p. 238.
6. Ibid., p. 239.
64 Visages du double
Cette poupée automatique ne peut être rien d'autre que la matérialisation de l'atti-
tude féminine que Nathanaël avait à l'égard de son père dans sa prime enfance.
Ses pères - Spalanzani et Coppola - ne sont en effet que des rééditions, des
réincarnations du couple des pères de Nathanaël [... J. Olympia est pour ainsi dire
un complexe détaché de Nathanaël qui vient à sa rencontre sous les traits d'une
personne; la domination qu'exerce sur lui ce complexe trouve son expression
dans l'amour follement obsessionnel qu'il éprouve pour Olympia. Nous som-
mes autorisés à qualifier cet amour de narcissique et comprenons que celui qui
en est la proie devienne étranger à l'objet d'amour réel 9.
8. Jean Lorrain, « Narkiss », in Princesses d'ivoire et d'ivresse (1902), Paris, Séguier, 1993.
9. Sigmund Freud, L'Inquiétante Étrangeté et autres essais, op. cit., p. 233 (note).
66 Visages du double
Jacques Lacan
Après Freud, il a contribué à enrichir l'arsenal des notions analytiques sus-
ceptibles de s'appliquer au phénomène du double. Dans sa communication
célèbre, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du je », pro-
noncée en 1949 au XVIe Congrès international de psychanalyse, il fait de
l'identification de son image dans le miroir par le nourrisson une matrice
symbolique du moi. Toutefois, ce moi tel qu'il apparaît dans le miroir devance
en quelque sorte la maturation du sujet qui l'aperçoit. Il lui donne sa forme
idéale, et l'installe en même temps dans une « discordance d'avec sa propre
réalité 12 » :
André Green
Les recherches de Freud et de Rank ont engendré une postérité psychanalytique
encore vivanteet active, dont témoignent en particulier les travaux d'André Green
et la monographie de la Revue française de psychanalyse consacrée au double en
1995. Dans Narcissisme de vie, narcissisme de mort, où la crainte de la mort liée
au double devient aspiration à la mort, Green prolonge les travaux de Freud:
12. « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du je », Écrits (1966), Paris, Seuil,
« Points », 1970, tome 1, p. 91.
13. Ibid., pp. 93-94.
14. Ibid., p. 91.
15. André Green, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Éditions de Minuit, 1984 ;
cité par Catherine Couvreur, « Les "motifs" du double », Le Double, « Monographies de la
Revue française de psychanalyse », Paris, PUF, 1995, p. 22.
68 Visages du double
Tout écrivain est pris entre le double et l'absent: le double qu'il est en tant qu'écri-
vain, qui donne à voir une autre image de lui-même (auteur presque anagramme
d'autre), est dans un autre monde; il est l'absent, celui qui émerge du silence
et retourne au silence, aussi essentiel à la constitution de l'œuvre que le pré-
cédent 16.
16. André Green,« Le double et l'absent », La Dé/iaison, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 62.
Les théories du double 69
ble, le fait que le sujet se reconnaisse dans cette figure) se réduise à objectiver
l'idée que le sujet se fait de son moi, la cohésion et l'unité qu'il lui accorde
faussement, permettant ainsi de faire apparaître la question de la différence
(le double est semblable au sujet mais il en demeure séparé, il est autre) et
de ce qu'elle recouvre.
17. Carl Gustav Jung, Dialectique du Moi et de l'inconscient (1933), Paris, Gallimard, « Folio »,
1989, p. 180.
18. Ibid.
70 Visages du double
Plus encore, lorsque le sujet ne réalise pas les figures de son inconscient,
celles-ci tendent à se personnifier et peuvent agir sur lui à la manière d'une
véritable possession démoniaque. Il s'agit donc pour l'individu d'apprendre
à se différencier des éléments de sa psyché, afin de mieux les intégrer et de
réaliser leur assimilation, ce que Jung appelle la « réalisation du Soi », Le
refoulement des « démons familiers» appauvrit au contraire la personnalité:
Dire simplement de ceux-ci qu'ils sont dénués de sens ou qu'ils égarent, c'est
priver une personnalité de l'ombre qui lui appartient. Mais à vouloir nier sa par-
tie obscure, on détruit la forme de toute une personnalité. Toute« forme vivante»
nécessite une ombre dense pour pouvoir être plastique. Sans ombre une forme
n'est qu'un fantôme ou un mirage à deux dimensions, dans le meilleur des cas
un enfant plus ou moins bien élevé 20.
Double et renaissance
Le règlement du conflit entre le Moi et le Soi, de même que le déplacement
du centre de la personnalité passent donc d'abord par l'acceptation de la diver-
sité et de la multiplicité en soi, diversité des niveaux psychiques comme des
Ce moment est aussi celui d'un danger mortel, car la puissance de la révé-
lation renverse et menace de faire tomber dans l'abîme celui qui n'est pas
prêt à l'accueillir. La rencontre du double constitue une épreuve. Si la trans-
formation intérieure n'a pas lieu, ce sont des relations de dépendance et de
domination qui s'instaurent.
Dans une synthèse qu'il a faite de deux de ses conférences, intitulée « À
propos de la renaissance », Jung envisage les divers modes de « transformations
subjectives» de la personnalité: réduction (dépression, amnésie), accroisse-
ment, modification de la structure interne, identification à un groupe, identi-
fication culturelle au héros, procédures magiques, transformation technique
(yoga), transformation naturelle. Presque chacun de ces modes confronte le
sujet en cours de transformation à son double :
• Chez les primitifs, certains états de mélancolie sont attribués à une
« perte d'âme », ce que Jung range parmi les cas de « réduction de la per-
sonnalité ». Le sorcier doit alors aller rechercher l'âme fugitive du patient.
• L'accroissement de personnalité consiste au contraire en un « accès
à la conscience d'un afflux intérieur qui repousse les limites de la personna-
lité 23 ». Jung voit dans des rencontres décisives rapportées par certains
auteurs une confrontation avec le nouveau Moi qui naît de cet accroissement
de conscience: ainsi, Nietzsche rencontre Zarathoustra, Paul rencontre le
22. Carl Gustav Jung, « À propos de la renaissance» (1940-1950), L'Âme et le Soi, Paris, Albin
Michel, 1990, p. 27.
23. Ibid., p. 26.
72 Visages du double
Christ. Pour Jung, le Christ représente un symbole de cet « ami» qui loge
en l'homme. Les symboles qui représentent un être double, par exemple
les Dioscures, rendent compte de l'existence de cette part immortelle dans le
Moi:
L'homme est ce couple de Dioscures dont l'un est mortel et l'autre immortel,
qui sont toujours ensemble et ne peuvent pourtant jamais se constituer entière-
ment en unité. Les processus de transformation tendent à les rapprocher l'un
de l'autre, mais la conscience y éprouve des résistances parce que 1'« autre» lui
apparaît d'abord comme de nature différente et peu rassurant, et que nous ne
pouvons nous habituer à l'idée de ne pas être seuls maîtres chez nous. Nous aime-
rions être « moi », moi seul et rien d'autre. Mais nous sommes confrontés à l'ami
ou à l'ennemi intérieur, et il dépend de nous qu'il soit l'un ou l'autre 24.
La psyché n'étant en rien une unité, mais étant faite d'un assemblage de com-
plexes contradictoires, nous n'avons guère de peine à réaliser la dissociation néces-
saire à la confrontation dialectique avec l'anima. Tout l'art de ce dialogue intime
consiste à laisser parler, à laisser accéder à la « verbalisation » le partenaire invi-
sible, à mettre en quelque sorte à sa disposition momentanément les mécanismes
de l'expression, sans nous laisser accabler par le dégoût que l'on ressent naturel-
lement vis-à-vis de soi-même au cours de cette procédure qui semble un jeu d'une
absurdité sans limite, et sans non plus succomber aux doutes qui nous assaillent
à propos de 1'« authenticité» des paroles de l'interlocuteur intérieur 25.
L'autre est probablement tout aussi enfermé dans sa manière d'être que le moi
dans la sienne. Du conflit entre les deux peuvent sortir la vérité et le sens, mais
à condition que le moi soit disposé à accorder à l'autre la personnalité qui lui
est légitimement due. Il a certes une personnalité du fait même de son existence,
tout comme les voix du malade mental, mais un véritable entretien avec lui ne
devient possible que lorsque le moi admet l'existence d'un interlocuteur 26.
25. Carl Gustav Jung, Dialectique du Moi et de l'inconscient, op. cit., pp. 178-179.
26. Carl Gustav Jung, L'Âme et le Soi, op. cit., p. 39.
27. Julio Cortazar, « La lointaine », Les Armes secrètes, Paris, Gallimard, « Folio », 1973.
28. Dans sa préface à l'édition « Folio» du Double de Dostoïevski, Paris, Gallimard, 1980.
74 Visages du double
Le meilleur exemple d'un discoureur chez qui la multiplicité des voix s'accom-
pagne d'une intégration réussie, c'est peut-être l'intarissable bavard Pietro
Belcampo dans Les Élixirs du diable*, qui assume pleinement sa double
personnalité: Belcampo, 1'« Idée géniale », et Peter Schônfeld, le côté super-
ficiel et frivole de son métier de coiffeur. Il se démultiplie, s'autoparodie,
en une permanente mise en scène, tout en restant lui-même:
29. E.T.A. Hoffmann, Les Élixirs du diable (1815-1816), Paris, Phébus-Pocket, 1989, pp. 134-135.
Les théories du double 75
L'erreur commise par l'homme, c'est de ne pas suivre son ombre: celle-
ci va de l'avant, pendant qu'il reste assis à sa fenêtre, et il la coupe de
lui en lui disant « par plaisanterie» de continuer son chemin; et c'est
ce qu'elle fait: elle poursuit jusque dans la Maison de la poésie, source
de toute créativité, le laissant au-dehors, à la surface de la réalité. Aussi,
32. Ursula K. Le Guin, « The child and the shadow », Quarterly Journal of the Library of
Congress, n° 32, avril 1975, repris et traduit par George W. Barlour sous le titre « L'enfant et
l'ombre », dans « Frontières de l'ombre », Brèves, n° 33-34.
33. Ursula K. Le Guin, « L'enfant et l'ombre », op. cit., p. 109.
34. Ibid.
Les théories du double 77
pour bon et instruit qu'il soit, il ne peut faire de bien, il ne peut agir,
parce qu'il s'est coupé de ses racines. Et l'ombre est également impuis-
sante: elle ne peut s'avancer au-delà de l'antichambre ombreuse jusqu'à
la lumière 35.
René Girard
Violence et désir mimétique
La pensée de René Girard forme un système à bien des égards isolé. Sa lec-
ture des mythes et des religions n'admet ni l'Œdipe freudien, ni les figures
« à l'eau de rose» (selon lui) de Jung, ni le structuralisme de Lévi-Strauss;
ce qui occupe le cœur de ce système, c'est la théorie du double. On ne peut
dire que Girard aborde le problème du double de manière psychologique,
sociologique, anthropologique ou phénoménologique. Il utilise des données
de toutes sortes, puisées dans les mythes, la Bible, l'ethnologie, la tragédie
grecque, la littérature, pour construire une théorie où la violence constitue
à la fois l'origine de tout sens et l'obstacle épistémologique insurmontable,
puisque ce n'est qu'en l'ignorant qu'on parvient à se mettre à l'abri de ses
effets ravageurs. Dans une telle pensée, selon la formule d'Héraclite, que cite
Girard, « la violence est père et roi de tout ».
Pour comprendre le rôle du double dans ce système, il faut partir de la
nature du désir selon Girard. Le désir est mimétique: c'est le désir de l'autre
qui confère à un objet quelconque la dignité d'objet de désir. La possession
de l'objet équivaut à l'accès à la plénitude de l'être, dont l'autre paraît pourvu,
et le sujet dépourvu. Ce qui définit par-dessus tout l'objet de désir comme
tel, c'est la violence de l'interdit qui le défend. Dès lors, « la violence devient
le signifiant du désirable absolu, de l'autosuffisance divine, de la "belle tota-
lité" qui ne paraîtrait plus telle si elle cessait d'être impénétrable et inaccessi-
ble 37 ». La violence, puisqu'elle « signifie l'être et la divinité 38 », oriente le
désir et en même temps ne se laisse pas immobiliser, puisque ce qui est acquis
par la violence disparaît comme enjeu pour le vainqueur, et suscite immédia-
tement un autre désir en retour. Girard voit dans l'alternance tragique, les
revirements incessants, les retournements de fortune, le combat des frères enne-
mis, autant de manières de manifester ce lien entre le désir, la violence et l'être
absolu (la divinité).
Les « frères ennemis »
Autrement dit, dans un ordre culturel donné, la crise violente dont fait état
la tragédie peut se définir comme l'alternance incessante des différences, le
mécanisme infernal du revirement: « Dans le système instable qu'ils consti-
tuent, les frères ennemis n'occupent jamais la même position en même
temps 39. » Le problème est que l'ordre culturel se maintient comme système
de différences stables (valeurs et positions hiérarchiques), et que la crise vio-
lente gagne dans ce système comme une contagion qui n'épargne rien, bref,
qu'elle annihile les différences. Le double intervient, dans la pensée de Girard,
comme un signe de cette crise.
En réalité, les différences successives et les alternances de positions de
l'antagonisme violent masquent l'identité, l'in-différence du désir et de la vio-
lence, que les protagonistes sont incapables de voir. Ils se figurent que tout
les oppose, alors qu'en réalité ils sont les mêmes, sujets d'une même violence
suscitant un désir identique : on croit toujours désirer la différence désignée
par l'autre, et en même temps ce désir entraîne automatiquement dans l'engre-
nage du mimétisme, de l'identité condamnée à se fabriquer, l'illusion de
différence :
Après Dante, il n'y a guère que Dostoïevski pour révéler comme proprement infer-
nal non l'absence, la privation, l'impuissance à rejoindre son objet, mais le fait
de rester attaché et collé à ce double, de se modeler et de se calquer d'autant
plus invinciblement sur lui qu'on cherche plus à s'en détacher. Même là où toutes
les données positives semblent s'y opposer, le rapport de rivalité tend irrésisti-
blement à la réciprocité et à l'identité. [00'] Ce retour déconcertant de l'identique
là où chacun croit engendrer le différent définit le rapport des doubles 40.
le sacrifice : « La réalité entière est prise dans le jeu, produisant une entité
hallucinatoire qui n'est pas synthèse, mais mélange informe, difforme, mons-
trueux, d'êtres normalement séparés 41. »
Le double est ainsi le monstre par excellence, c'est-à-dire la forme en
laquelle apparaît le plus nettement l'essence de la monstruosité, parce qu'il
provoque la dissolution des différences, l'amalgame généralisé, et révèle la
vérité mimétique du désir : ceux qui désirent la même chose (et on désire
toujours ce que l'autre désire) sont des doubles. Girard explique ainsi le fait
que les jumeaux, dans de nombreuses sociétés traditionnelles, soient considé-
rés comme impurs et souvent exposés ou sacrifiés, pour éviter qu'une vio-
lence contre eux ne soit déjà le début de la contamination contre laquelle on
cherche à se garder: « Là où la différence fait défaut, c'est la violence qui
menace 42. » Inversement, il arrive que lorsqu'ils ne sont pas tués, ils soient
considérés comme sacrés : « Il n'y a pas de phénomène lié à la violence impure
qui ne soit susceptible de s'inverser et de devenir bénéfique, mais seulement
dans un cadre rituel immuable et rigoureusement déterminé 43. »
Par conséquent, pour Girard, le double fantastique ou l'autoscopie, que
les psychiatres traitent comme une maladie, ne constituent pas une expérience
hallucinatoire, mais correspondent à la révélation de la vérité du désir mimé-
tique. En revanche, cette révélation est aussitôt masquée par le psychiatre (ou
le psychanalyste) et par le malade; le dédoublement devient le symptôme d'une
différence pathologique, et le double symbolise une partie inconsciente dans
une psyché différenciée. En schématisant, on pourrait dire que si Freud ou
Jung, à partir de l'identité d'un sujet unique, font apparaître la différence
(la complexité de la psyché), inversement, la théorie de Girard se fonde entiè-
rement sur l'apparition du même à partir de la différence entre deux sujets,
ou entre l'humain et le divin, le divin et l'animal.
Ce n'est pas le double qui est hallucinatoire, c'est la différence, et c'est elle qu'il
faut tenir pour folle. La lecture hallucinatoire des doubles, c'est la dernière ruse
du désir pour ne pas reconnaître, dans l'identité des partenaires mimétiques,
l'échec ultime, ou plutôt la réussite lamentable, du désir mimétique lui-même.
Si le fou voit son double, c'est parce qu'il est trop proche de la vérité 44.
à l'extérieur, à qui il obéit, qu'il imite plus ou moins: il ne s'agit donc, dans
ce cas, que d'« une interprétation particulière du double monstrueux" ».
Quant au masque, il mélange des entités (hommes, dieux, bêtes, objets) nor-
malement séparées dans l'ordre culturel, il « juxtapose et mélange des êtres
et des objets que la différence sépare 46 ». Possession et masques, remarque
Girard, interviennent souvent avant un sacrifice collectif, comme la réitéra-
tion rituelle de l'indifférenciation avant l'institution d'un ordre rénové.
L'illusion moderne de la différence
Si l'on peut parler de rites et de crises sacrifielles dans une société tradition-
nelle, en quoi le double monstrueux, signe du déchaînement de l'indifférence
violente, peut-il également concerner le Doppelganger moderne? Pour Girard,
la modernité se caractérise par un effacement progressif des différences qui
constituaient l'ordre de la société traditionnelle. À cet ordre se sont sub-
stituées de fausses différences « romantiques », purement individuelles, et
dépourvues de contenu réel. À ce titre, la psychanalyse est un facteur essen-
tiel dans l'avènement de la modernité, à travers la théorie du « complexe
d'Œdipe» : pour que le père puisse devenir un obstacle et susciter un rap-
port violent créateur de désir, il faut qu'il commence à se rapprocher du fils,
il faut que son statut commence à se désagréger, bref, il faut que le père com-
mence à devenir le même que le fils. Le complexe d'Œdipe ne peut donc exis-
ter que dans la société occidentale, société patriarcale en voie de dissolution.
La théorie du complexe d'Œdipe ne fournit pas une clé pour expliquer la
psyché du fils, mais le mythe approprié à ce moment historique. Autrement
dit, Œdipe rend compte d'une fabrication de modèles, et de désir mimétique,
dans une société où ce n'est pas la loi qui pèse sur les hommes, mais bien
plutôt - et de plus en plus - l'absence de loi:
[... ] chaque subjectivité doit fonder l'être du réel dans sa totalité et affirmer je
suis celui qui suis [... ] Il s'agit de savoir, en effet, qui sera l'héritier, le fils uni-
que du Dieu mort. Les philosophes idéalistes croient qu'il suffit de répondre Moi
pour résoudre le problème. Mais le Moi n'est pas un objet contigu à d'autres
Moi objets; il est constitué par son rapport à l'Autre et on ne peut pas le
considérer en dehors de ce rapport. C'est ce rapport que vient forcément empoi-
sonner l'effort pour se substituer au Dieu de la Bible. La divinité ne peut échoir
ni au Moi, ni à l'Autre. Elle est perpétuellement débattue entre le Moi et
l'Autre 48.
48. René Girard, « Dostoïevski, du double à l'unité », Critique dans un souterrain, op. cit.,
p.94.
82 Visages du double
L'exemple de Kafka
René Girard cite « Le verdict » de Kafka, mais on pourrait tout aussi bien
évoquer Le Château comme aboutissement du double moderne. Dans le roman
de Kafka, ce n'est pas K, l'arpenteur, qui est confronté à son double, ce sont
les instances et les autorités qu'il rencontre qui ont tendance à se dédoubler
et à se brouiller. K cherche précisément à se confronter à une véritable auto-
rité, à quelque chose sur quoi son désir d'accéder au château ait prise mais,
à chaque fois, on lui fait remarquer que les questions qu'il pose n'ont pas
de sens, qu'elles se fondent sur des prémisses fausses, des identités qui ne
sont pas aussi clairement établies qu'Hie croit. Ce qui fait défaut à K, c'est
un obstacle véritable, et les doubles objectivés substituent à cet obstacle absent
le jeu infernal de leurs identités fuyantes. K échoue dans son désir sexuel
comme dans son désir d'être: le roman ne peut pas avoir de fin parce que
K ne peut cesser de chercher des modèles qui se défont, de construire des
structures mentales que le château ne cesse de détruire puisque, comme le
double, il est ici et il est partout.
Clément Rosset
La métaphysique de l'« autre monde»
L'analyse que fait Clément Rosset de la figure du double dans Le Réel et son
double s'inscrit dans une lecture plus générale de la pensée occidentale, pri-
sonnière, d'après lui, d'une métaphysique du double. Chez Platon, notre
monde n'est que le double et l'ombre de celui des Idées: on ne connaît pas,
on re-découvre, on se souvient. Kant, quant à lui, nous enferme dans le cer-
cle des phénomènes. La chose en soi, le noumène, nous demeure inaccessible
du fait même de la structure de notre esprit : nous vivons dans un monde
qui est comme le double du monde « en soi ». Hegel raffine encore sur Kant
et ruse avec le dédoublement. Chez lui en effet, il y a un « monde renversé»
qui est exactement le même que le monde sensible, mais tel qu'il se pense en
accédant à son essence. Ce monde coïncide avec l'autre monde tout en n'étant
pas le même : « Le monde suprasensible est l'exacte duplication du monde
sensible; il n'en diffère aucunement. Et c'est pourquoi on peine tant à l'aper-
cevoir : il sera toujours dissimulé par son double, c'est-à-dire par le monde
réel. On ne saurait rêver de meilleure cachette 49. »
Plus près de nous, la psychanalyse n'échappe pas à l'investigation critique
de Rosset. Il voit chez Lacan, par exemple, un « goût de la complication
exprimant d'abord un besoin de la duplication 50 », une incapacité à abor-
49. Clément Rosset, Le Réel et son double (1976), Paris, Gallimard, « Folio », 1993, p. 74.
50. Ibid., p. 78.
Les théories du double 83
der la réalité nue autrement que par des détours. Chez Lacan, le moi n'est
qu'une fausse évidence, une forme idéale, le sujet est ailleurs.
Le sujet comme double de son double
Dans ce cadre général d'une pensée occidentale qui semble être devenue inca-
pable d'aborder la présence même, et qui fait toujours du réel vécu ou perçu
le double, le reflet plus ou moins affaibli ou déformé de l'inabordable réa-
lité, le sujet double constitue un cas particulier. Rosset critique d'abord l'inter-
prétation que fait Rank du dédoublement de personnalité; il refuse l'idée que
le double représente une garantie contre la mort :
La superficialité du diagnostic provient ici de ce que Rank n'a pas saisi la hiérar-
chie réelle qui relie, dans le dédoublement de personnalité, l'unique à son « dou-
ble ». Il est vrai que le double est toujours intuitivement compris comme ayant
une « meilleure» réalité que le sujet lui-même - et il peut apparaître en ce sens
comme figurant une sorte d'instance immortelle par rapport à la mortalité du
sujet. Mais ce qui angoisse le sujet, beaucoup plus que sa prochaine mort, est
d'abord sa non-réalité, sa non-existence. Ce serait un moindre mal de mourir
si l'on pouvait tenir pour assuré qu'on a du moins vécu; or c'est de cette vie
même, si périssable qu'elle puisse être par ailleurs, dont vient à douter le sujet
dans le dédoublement de personnalité. Dans le couple maléfique qui unit le moi
à un autre fantomatique, le réel n'est pas du côté du moi, mais bien du côté du
fantôme: ce n'est pas l'autre qui me double, c'est moi qui suis le double de
l'autre 51.
l'absolu, les philosophes tels que Fichte et Schelling créent les conditions
culturelles d'une littérature qui dramatise la nouvelle situation du sujet, montre
ses espoirs et ses échecs.
Le caractère fondamental de l'esprit romantique étant, selon W. Kraus,
1'« élan vers l'infini» (Sehnsucht nach dem Unendlichen), l'homme roman-
tique se trouve continuellement confronté à la déception, dans son rapport
avec la réalité. En fait, 1'« élan» lui-même est infini, comme son but, alors
que la condition de l'homme est finie. D'où la contradiction entre la volonté
et les désirs humains, d'un côté, les limites et les contraintes factuelles, de
l'autre côté. Le double apparaît alors comme une forme particulière que donne
la littérature à ce conflit. La lutte du moi contre cet autre moi qu'est le dou-
ble montre les tentatives désespérées du sujet pour s'élancer au-delà de ses
limites mortelles. Le moi devient ainsi une figure de l'idéal, alors que le dou-
ble incarne le réel.
On voit que cette conception reprend les termes des thérories sur 1'« iro-
nie romantique », qui jaillit de la rencontre entre le sujet et le monde, et de
la déception qui en résulte. Le rire romantique serait le produit d'une chute
entraînant le moi de l'infini au néant par l'intermédiaire du fini.
Ralph Tymms
La thèse de Wilhelmine Kraus, qui fait du double un produit du romantisme
allemand, a été reprise par Ralph Tymms, dans Doubles in Literary Psycho-
logy (Cambridge, Bowes and Bowes, 1949). Ce travail, tout en élargissant
la perspective à d'autres littératures, attribue toujours une place centrale aux
écrivains allemands. Cependant, Ralph Tymms affine la lecture de sa devan-
cière en faisant une nouvelle distinction entre le « double psychologique»
et le « double allégorique ». Le premier serait lié au « réalisme psycholo-
gique », qui fait de toute production imaginaire quelque chose d'aussi frappant
qu'une réalité sensible. Le deuxième, en revanche, serait une mise en scène
rationnelle de l'opposition du bien et du mal dans l'âme humaine. Ainsi, il
existerait deux types de double littéraire: celui qui est le produit de l'incons-
cient et celui qui est créé par la conscience.
Masao Miyoshi
L'ouvrage de Masao Miyoshi, The Divided Self: A Perspective on the Literature
of the Victorians (New York University Press, 1969) déplace le centre d'inté-
rêt du romantisme allemand à la littérature anglaise. Il veut également limi-
ter et relativiser, dans une perspective historique, la recherche des causes
profondes de l'essor du thème. Cette fois-ci, le corpus et la culture nationale
n'étant plus les mêmes, les explications changent. Masao Miyoshi ne les recher-
che plus dans une tendance philosophique ; il les guette dans une mentalité
dominante et dans les déchirements qu'elle provoque chez les intellectuels qui
86 Visages du double
Robert Rogers
Dans A Psychoanalitic Study of the Double in Literature (Wayne State Uni-
versity Press, Detroit, 1970), Robert Rogers, à travers la distinction entre
« double latent» et « double manifeste », élargit énormément la notion de
double, et le corpus sur lequel se fonde sa démonstration. Sa thèse s'inscrit
dans la tradition freudienne et se présente davantage comme la confirmation,
à travers des exemples littéraires, d'une conception psychanalytique que comme
une étude littéraire se servant d'idées psychanalytiques. L'apparition du thème
du double dans une œuvre témoignerait toujours d'une scission dans la psyché
de l'auteur, provoquée par la présence de désirs refoulés de nature sexuelle,
et plus particulièrement œdipienne.
Karl Miller
Doubles, Studies in Literary History; de Karl Miller (Oxford University Press,
1985), est un essai qui porte sur un corpus très vaste, incluant à la fois les
textes traditionnellement rattachés au thème du double et des ouvrages qui,
plus généralement, instaurent une problématique de la dualité. Malgré
l'étendue de son corpus et l'apparente dispersion de ses références, le livre
de Miller est organisé autour d'une thèse nette et précise, qui concerne la situa-
tion du romantisme dans l'histoire littéraire.
Miller rejette l'idée que le modernisme est fondamentalement une démys-
tification du romantisme et voit plutôt une continuité entre l'idée moderne
d'impersonnalité de l'art (« le besoin de l'artiste d'être absent de ses créa-
tions », op. cit., p. 22), et les « hypothèses dualistes» du romantisme:
« [...] l'impersonnalité a été une conséquence, et un aspect des hypothèses
dualistes depuis les débuts du romantisme» (ibid.). Il veut ainsi relier la
« duplication et division psychique » et la destruction du moi qui se brise,
se multiplie, s'efface à travers toute conception de 1'« esprit ouvert ». Ces
perspectives psychologiques mènent à une nouvelle conception de l'art et de
l'artiste: « [... ] on peut croire qu'un auteur mène une double vie, ou réalise
un second moi, un alter ego, dans l'art qu'il crée, mais on peut croire aussi
qu'il y perd son moi» (ibid.).
Après avoir examiné, par des analyses ponctuelles, de très nombreuses
images du double et de la dualité, Miller résume dans une série d'antithèses
les sens que ces images ont pu assumer: « La dualité, c'est le départ et le
retour. C'est le vol et la restitution, la mégalomanie et la magnanimité. C'est
88 Visages du double
John Herdman
John Herdman, dans The Double in Nineteenth-Century Fiction (Basings-
toke, Macmillan, 1990), analyse l'évolution historique du thème: le dou-
ble serait d'abord (de la fin du XVIII' siècle à Dostoïevski) un « double sur-
naturel », et deviendrait ensuite soit un « double allégorique» (Stevenson,
Wilde), soit un « double psychologique» (de Maupassant aux écrivains du
xx' siècle).
Dans le « double surnaturel » se mélangent un problème psychologique
et un problème moral - dans une perspective chrétienne - de perte et de
salut. Ensuite le double, perdant son ambiguïté et sa transcendance, décline.
Sa problématique n'est plus littéraire, mais scientifique. Jung est le seul psycha-
nalyste qui laisse ouverte une perspective de complexité morale, à travers
l'archétype de l'ombre. Le double aurait un rapport étroit avec la morale et
la théologie chrétiennes, surtout dans leur version augustinienne. C'est en fait
saint Augustin qui pose le premier le problème de la dualité du moi. Certains
développements littéraires, comme ceux de Hogg et de Stevenson, sont
d'ailleurs directement marqués par le calvinisme écossais. De plus, John
Herdman insiste sur le rapport entre double et fatalité, qui est très étroit dans
tous les récits de « double surnaturel », Ceux-ci dramatisent l'opposition entre
espoir et désespoir dans le pardon divin. Les protagonistes des histoires de
Les théories du double 89
double seraient surtout des individus qui ne savent pas se repentir, parce qu'ils
désespèrent. Le double étant une représentation du mauvais moi, le chrétien
devrait accepter sa présence et croire au pardon ; si, au contraire, il le rejette
complètement, il commet un péché d'orgueil qui le perd, et voit réapparaître
d'une manière violente et incontrôlable la face cachée et sombre de sa per-
sonnalité.
Chapitre 5
Le double subjectif
La réification du sujet
Le personnage confronté à son double, ou qui éprouve le sentiment d'une scis-
sion intérieure, se trouve face à la question du principe d'union, ou de l'articu-
lation en lui de deux instances, le sujet et l'objet. Se voir à l'identique, c'est
aussi comprendre de manière saisissante que l'on existe en dehors de soi. C'est
un arrachement: comment puis-je à la fois exister sous le regard des autres,
dans le monde objectif, et être celui qui, conditionnant cette existence, ne sau-
rait s'y identifier pleinement? Mais si je ne suis pas l'objet des autres, qui suis-
je ? Où mon moi-sujet et mon moi-objet se relient-ils? Ainsi, les caractéristi-
ques qui définissent un individu cessent d'être soutenues et justifiées par une
instance absolue, que cette instance se nomme Dieu ou, à partir du roman-
tisme, le Moi. La découverte de la fragmentation correspond aussi à celle de
la contingence, à l'exil de l'absolu: me voici donc en face de moi-même, moi
qui ne suis pas moi, car j'aurais tout aussi bien pu être autre. Le sujet singulier
peut encore rester un dieu pour lui-même. La question de son être ne se pose
pas: il est lui parce qu'il est lui. Cette découverte de la contingence corres-
pond donc à une double perte: en tant qu'objet, le personnage ne se possède
plus, il appartient aux autres, à leur désir, aux lois de la morale ou de l'esthéti-
que; en tant que sujet, il perd tout contenu et toute identité.
Le double dans le récit 93
Donc, les autres voyaient en moi un être qui m'était inconnu, qu'eux seuls pou-
vaient connaître en me regardant du dehors, avec des yeux qui n'étaient pas les
miens; ils me prêtaient un aspect destiné à me demeurer toujours étranger, bien
qu'étant celui que je revêtais pour eux (par conséquent un « moi» qui m'échappait
complètement) ; ils m'attribuaient une vie qui me demeurait impénétrable. Cette
idée ne me laissa plus de répit. Comment tolérer en moi la présence de cet étranger ?
Cet étranger que j'étais moi-même pour moi? Comment renoncer à le voir?
À le connaître? Comment rester condamné à le porter avec moi, visible pour
les autres et cependant invisible pour moi 1 ?
Souvent, mes yeux avaient croisé, par hasard, dans une glace, ceux d'un autre
qui m'y regardait aussi. J'étais vu sans me voir, tout comme l'autre qui ne voyait
pas son visage mais apercevait le mien et surprenait mon regard posé sur lui.
En cherchant à me mirer dans cette glace, j'aurais peut-être continué d'être vu
par l'autre, mais toutefois sans la possibilité de le voir. On ne peut simultané-
ment fixer des yeux sa propre image et celle d'un autre qui nous regarde dans
ce même miroir 2.
1. Luigi Pirandello, Un, personneet cent mille (1927) Paris, Gallimard, « L'Imaginaire », 1982, p. 25.
2. Ibid., pp. 27-28.
94 Visages du double
[... ] qui était-ce? Moi? Mais tout aussi bien un autre... N'importe qui. Ces che-
veux roux, ces sourcils en accents circonflexes, et ce nez dévié, auraient pu appar-
tenir à un étranger tout aussi bien qu'à moi. [... ] Quel rapport entre mes pensées
et des cheveux de cette couleur-ci, que j'aurais pu tout aussi bien avoir blancs,
noirs ou blonds, ou même n'avoir plus du tout; [... ] et ce nez, qui aurait pu
être droit, ou camus 3.
[... ] j'aime les sabliers, les planisphères, la typographie du XVIII' siècle, le goût
du café et la prose de Stevenson; l'autre partage ces préférences, mais non sans
complaisance et d'une manière qui en fait des attributs d'acteur 4.
3. Ibid., p. 30.
4. Jorge Luis Borges, « Borges et moi », L'Auteur et autres textes, op. cit., p. 103.
Le double dans le récit 95
Qui est l'auteur? L'autre ou le même? Borges ou moi? Je cède tout à l'autre
pour rester le même [... J. Au moment même où s'achève le reniement de Borges
par Je, l'autre s'en empare et le signe 5.
de la chasse, pour qu'elle ait un sens; on sait que le gibier sera débusqué,
mais le moment ne vientjamais, parce que tomber sur son double,c'est accom-
plir la réification définitive. Ainsi, cette chasseau fantôme est aussi une fuite
et un contournementsans fin. En effet, lorsque Brydon, à l'improviste, décou-
vre son double qui lui barre la sortie de la maison, c'est le contraire qui se
réalise: dans le double, il ne voit plus que l'autre, l'étranger; quant à lui,
il s'évanouit comme s'il était lui-même le fantôme sans consistance. L'illu-
sion de l'accord, de la synthèse entre les deux ne pouvait tenir que dans ce
jeu de cache-cache et de poursuite sans fin.
Le Coin plaisant* adopte la forme assez subtile d'un dédoublement entre ce
que l'on est et ce que l'on aurait pu être, redoublé par le fait paradoxal que
c'est celui qui aurait pu être qui assure le rôle de l'objet, de l'accomplisse-
ment objectif, alors que c'est celui qui est réellementqui incarne le sujet sans
contenu, affecté d'irréalité.
Sous une forme plus restreinte, le sujet peut aussi découvrir un double
correspondant à un autre moment de sa vie. En général, il s'agit du passé,
comme dans « Deux visages dans une conque*» de Papini, ou dans
« L'autre* » de Borges. Plus rarement, le double donne au sujet une image
de ce qu'il deviendra au moment de sa mort. C'est le thème du récit de Borges
qui s'intitule « 25 août 1983* ». Chez Papini, l'adulte juge l'adolescent, et cons-
tate qu'il n'a plus rien à voir avec lui, qu'il le méprise, voire qu'il le hait. Mais
cette seule constatation l'anéantit lui-même, puisque lui aussi passera. Ce qui
se profile alors, c'est l'absence de toute instance définitive, l'impossibilité dans
le temps d'un moment où l'on serait ce que l'on est. Là encore, la découverte
du double subjectif a tendance à engendrer une subdivision sans fin.
En fait, ce genre de récit aboutit logiquement aux questions : Qui est
réel ? Qui est la vision ? Qui est le double de qui ? Pour celui qui voit son
double futur, il n'est lui-même qu'une vision du passé. Conclusion quasi iné-
luctable : il n'y a pas de présent, donc pas de réel. Existant dans le temps,
nous sommes tissés de la matière des songes. Comme le remarque Clément
Rosset, « privée d'immédiateté, la réalité humaine est, tout naturellement,
également privée de présent. Ce qui signifie que l'homme est privé de réalité
tout court 6. » Cependant, selon Rosset, cette irréalité constitue un refuge,
une « dénégation du présent », pour le sujet fasciné par la chose réelle et qui
cherche à s'en détourner: « [00'] un double, par pitié, semble chercher le sujet
que le présent étouffe: lequel double trouve sa place naturelle un peu avant
ou un peu après 7. » Ainsi le double subjectif aurait aussi pour fonction de
« mettre l'immédiateté à l'écart 8 ».
D'un côté, Médard; de l'autre, Victorin dans Les Élixirs du diable*. Ce qui
caractérise Médard, c'est le désir de domination, de reconnaissance par le pou-
voir exercé sur les autres. Le désir sexuel, chez Médard, apparaît comme un
aspect de l'orgueil et de la puissance : sa réussite comme prédicateur coïncide
avec la séduction d'Aurélie. Le désir que Médard a d'Aurélie, à mesure que
se développe le récit, prend de plus en plus des allures de désir de destruction,
sexe et sacrifice s'unissant dans l'image obsédante du couteau et de la messe
de mariage. C'est lors de la messe que le couteau doit s'enfoncer dans la chair
désirée, comme marque de l'absolu de la possession. Cependant, c'est le
double, Victorin, qui se charge de poignarder Aurélie. Médard en effet n'est
pas le sujet, mais l'objet de son désir, dans la mesure où la logique de celui-ci
(devenir le sujet absolu de l'autre implique sa consommation intégrale) dépasse
Médard lui-même, excède l'idéal d'union qu'il peut envisager. On peut donc
substituer, ou du moins ajouter, au couple inconscient/conscience, le couple
désir idéal/désir réel comme créateur de dédoublement. Avec l'apparition
du double, le rapport de force entre le sujet et l'objet de son désir se re-
double d'une lutte plus fondamentale entre le sujet et l'objet dans le même
individu.
identité. C'est de cette manière aussi que le Moscarda de Un, personne et cent
mille* parvient à résoudre son conflit intérieur: il ne cherche plus à persévé-
rer dans l'être mais, devenu simple oblat, ayant renoncé à sa fortune, il se
contente de « renaître d'instant en instant 9 »,
Le double objectif
Par rapport au double subjectif, le double objectif paraît quelque peu margi-
nal. Il peut même faire figure de simple projection de celui-là. Dans Les Élixirs
du diable*, les diverses incarnations d'Aurélie-sainte Rosalie paraissent cor-
respondre à la double face du désir du héros, l'amour idéal et sacré d'un côté,
la volonté de possession destructrice de l'autre. Le double objectif ne pose
pas, toutefois, la question du rapport du sujet avec lui-même, mais celle de
son rapport avec le monde.
Le complot
Dans le récit où ce type de double apparaît, le personnage confronté avec
lui finit par se demander si les lois ordinaires du monde ne se trouvent pas
perturbées, ou si ce n'est pas sa présence, sa conscience, son désir qui susci-
tent ces perturbations. Avec le double objectif naît le soupçon d'une loi, d'un
mécanisme secret produisant des objets identiques. 11 ne fait pas peur pour
les mêmes raisons que le double subjectif, qui confronte le personnage à sa
vacuité et à sa dispersion intérieure. 11 effraie parce qu'il semble toujours
qu'une intention précise préside à son apparition. Si la nature fabrique des
différences rassurantes, seul un artifice ou une déformation monstrueuse paraît
capable de faire apparaître l'identité. On sent dans le double objectif une inten-
tion ironique, qui répète et qui singe, qui égare dans la ressemblance et l'illu-
sion. La répétition a toujours quelque chose de diabolique. Satan imite et
parodie le créateur, et fabrique des simulacres dans la plupart des cas, reste
la cause inconnue qui perturbe la loi des différences. Le double objectif incarne
un rapport paranoïaque au monde. Rapport qui le lie encore au double sub-
jectif, puisque le paranoïaque voit des intentions partout, intentions dont il
est le centre. Le monde regarde le paranoïaque comme son double regarde
le sujet. S'il y a un complot dirigé contre lui, pourquoi ne pas croire que c'est
lui-même qui le dirige? Ce qui d'ailleurs est parfaitement exact.
Dans le double objectif, l'excès de sens se lie au non-sens. Excès de sens:
le formalisme du redoublement, avec ses parallélismes inattendus, ses répéti-
tions, ses ressemblances, paraît provenir, donc, d'une volonté ordonnatrice.
L'identité crée des réseaux de signes que le personnage va se mettre à déchif-
frer, suscite une lecture soupçonneuse de la réalité. Le double objectif s'accom-
mode bien de ces deux formes très différentes du récit que sont l'enquête
policière (type: Vertigo* de Hitchcock) ou la fantasmagorie administrative
(types: Le Château de Kafka et Diablerie* de Boulgakov). De même, la res-
semblance secrète ou apparente entre deux êtres suscite l'impression que le
monde réel est parcouru de réseaux occultes, animé par des forces puissantes
de liaison, la force de liaison par excellence étant bien sûr l'amour (<< Sylvie»
de Nerval, Bruges-la-morte de Rodenbach). Toutefois, ces signes et ces indi-
ces ne débouchent sur rien: l'excès de ressemblance paraît injustifié, il crée
Le double dans le récit 101
Le vide et le désir
Il serait difficile de trouver beaucoup de ressemblances entre le film d'Hitch-
cock et La Dame du Job, le récit de Vialatte; quelque chose les rapproche
pourtant. Lorsque Frédéric Lamourette, devenu soldat, s'égare sur un pla-
teau pour porter un message, il se retrouve dans les lieux semblables à ceux
de son enfance, et dans une auberge il rencontre Marie, la même femme que
celle dont il était amoureux autrefois, et cependant différente. Le flou du récit
ne permet pas de savoir si Lamourette est revenu par hasard sur les lieux de
son enfance, ou s'il ne s'agit que d'une ressemblance hallucinatoire favorisée
par les circonstances, la fatigue, l'irréalité de la guerre. La seconde Marie,
qui est encore la première, l'attend au terme d'une traversée du vide du pla-
teau désert, au bord d'un gouffre vertigineux. Pourquoi la femme-double dési-
rée se tient-elle si près du vide? En quoi le vide et le vertige (le mot est
obsessionnel chez Vialatte, et il donne son titre au film d'Hitchcock) sont-ils
liés au désir ?
Le rapport entre les doubles objectifs, la femme perdue et la femme
retrouvée, peut se définir comme une différence sans contenu, une différence
vide : la seconde est exactement la même que la première, à ceci près que ce
n'est pas la même. Ou encore, elle l'est sans l'être. Or, le désir, l'amour, vise
la totalité de l'autre. Cette totalité n'existe pas, du moins elle demeure hors
de portée. Elle n'est aucune des qualités de l'être aimé, ni leur addition,
mais elle est bien plutôt cette différence absolue qui constitue l'arrière-plan
de toutes ses qualités, cet écart par rapport à lui-même, ce charme indéfinis-
sable enfin, qui ne se formule pas. Par définition, l'objet du désir demeure
hors d'atteinte.
Le double dans le récit 103
La seconde femme - celle qui est la première sans l'être - paraît réaliser
les conditions d'accomplissement du désir, par une simple opération mathé-
matique, une inversion de signes: elle est le négatif de l'autre, la différence
devenue qualité tangible et forme concrète. Ce que l'on atteint en elle, ce n'est
pas la première, mais bien l'étrangeté de la première. Étrangeté fragile, entou-
rée de précipices et prête à y disparaître. À l'horizon du désir, le vide se pro-
file comme ce fond d'étrangeté absolue, ce rien qui habite la qualité spécifique
que l'on croit aimer.
Plus complexes, parce que moins immédiats et moins rigidifiés par la fantai-
sie pseudo-scientifique sont les cas de substitution de personnalité, dont Le
Cavaliersuédois* de Léo Perutz fournit un bon exemple. Les deux individus
concernés, le noble Tornefeld et le voleur, s'opposent en tout. Ils ne peuvent
être considérés comme doubles qu'au prix d'un imbroglio de situations, d'une
trame d'échanges entrelacée par le récit. Bref, ils ne sont doubles que par
le travail du temps. Le voleur est censé prendre la place de Tornefeld à l'armée,
tandis que ce dernier, par lâcheté, paie la dette du voleur en travaux forcés.
Finalement, le voleur prend la fiancée et le domaine de Tornefeld. En danger
d'être reconnu, il revient aux travaux forcés, tandis que Tornefeld part
réellement à la guerre, mais le voleur fait croire à sa famille que c'est lui qui
106 Visages du double
est parti à la guerre. Autrement dit, il finit par devoir assumer fictivement
une identitéfactice qu'il était censé d'abord endosser réellement! Enfin, ultime
rencontre, infiniment complexe en dépit de l'évidence avec laquelle Perutz
l'amène: Tornefeld est tué à la guerre, le voleur l'est dans la forge où il tra-
vaillait, et la fille du voleur, refusant de croire à la mort qu'on lui annonce
du vrai Tornefeld (censé être son père)et donc de prier pour lui, prie au hasard
pour le convoi funéraire d'un miséreux qui passe, celui de son vrai père, la
fausse identité rejoignant ainsi, au dernier moment, l'identité exacte par le
seul mécanisme du hasard (et de pas mal de nécessité tout de même).
L'intérêt de ce récit, c'est qu'il montre un type de double qui n'est pas vrai-
ment externe ni vraiment interne: le voleur n'est en rien le semblable de
Tornefeld, mais Tornefeld gagne à l'échange un peu du courage du voleur,
et le voleur un peu du raffinement de Tornefeld. Les événements, le point
de vue des autres personnages brassent leurs identités. Bref, Tornefeld et le
voleur sont ce que l'on pourrait appeler des doubles narratifs, ce qui n'exclut
pas tout contenu, et ne se résume pas à un tour de passe-passe de Perutz.
Si le voleur devient l'autre pour conquérir sa vie, il doit lutter aussi sans cesse
contre cet autre en lui qui dévore sa vie et ne laisse subsister que des parts
de vérité nocturnes, ou funèbres, jusqu'à se réduire à un souvenir incompré-
hensible dans d'obscures mémoires.
Le ruban de Moebius
Ce rôle de l'artifice narratif, on le retrouve dans des récits de doubles qui
parviennent à entrelacer de telle sorte l'intérieur et l'extérieur qu'ils peuvent
tendre à prendre la forme d'un ruban de Moebius, cet objet paradoxal que
chacun peut produire en retournant le bout d'une bande de papier vers l'autre
extrémité: la bande n'a plus alors qu'une face au lieu de deux. De même,
au terme de certains parcours textuels, ce que l'on croyait être l'intérieur revient
à l'extérieur, et vice versa.
• « Axolotl» : le narrateur amphibie. « Axolotl* », de Cortazar, pour-
rait n'être qu'une histoire d'échange de personnalités, non plus par des moyens
plus ou moins techniques, mais par un simple affrontement de regards et par
la fascination: un homme passe son temps devant les axolotls du jardin des
Plantes et devient l'un d'eux.
La transmission de la personnalité par le regard n'est pas un motif nou-
veau et, là encore, ne présente qu'un rapport indirect avec le double. Mais
le dispositif narratif change tout. Celui qui raconte est le personnage princi-
pal, l'homme après sa transformation. Autrement dit, l'histoire est racontée
par un axolotl. Cette étrangeté n'est guère sensible à cause du décalage entre
le moment de la narration et l'ordre des événements: l'histoire commence
avec la visite du personnage au vivarium du jardin des Plantes, et sa décou-
verte de ces bizarres amphibiens mexicains. La situation finale est donc à peu
près impossible: un axolotl avec un esprit humain raconte une histoire. Un
homme, de l'autre côté du vitrage de l'aquarium, repart dans le monde avec
Le double dans le récit 107
son esprit d'axolotl. Cet homme, bien sûr, n'est pas le narrateur, mais l'auteur,
celui qui écrira l'histoire et dont le nom figure sur la couverture.
L'histoire de Cortazar, telle qu'elle est racontée, renvoie à des hypothè-
ses infinies, à des cercles sans fin qui se perdent en une spirale où sans cesse
l'autre redevient le même, le il le je. Au départ, il s'agit d'un face-à-face, de
chaque côté d'un vitrage (qui à la fois reflète et laisse voir, sépare et unit en
superposant), entre deux formes de vie infiniment éloignées. À l'arrivée, s'est
produite une substitution qui est aussi un non-événement: si l'on suppose
un échange d'esprits que tout sépare, si réellement le il est devenu je et réci-
proquement, il reste que le il est toujours l'étranger. Nous demeurons du côté
du je, un je sans contenu, qu'il soit homme ou axolotl, une simple angoisse
existentielle.
L'autre, celui qui demeure l'étranger dans cette histoire, la bête étrange
que l'on regarde du dehors, c'est l'homme, puisque le narrateur est un axo-
lotl qui se souvient d'avoir regardé des axolotls jusqu'à en devenir un. Le
désir et la fascination portent toujours sur le corps de l'autre, sur cet objet
inaccessible qui se donne à voir, ou plutôt, le désir porte sur soi, tel que l'on
peut exister dans de tels yeux, dans l'esprit qui habite un corps aussi mons-
trueux. Cet autre inaccessible, à la fois absolument différent et identique, on
a l'impression qu'il incarne l'inverse exact de la fonction objet, une rêverie
sur une manière d'être où l'objectivité retournerait le vide du sujet en pléni-
tude d'existence. Bref, l'autre, c'est le sujet à l'envers.
Mais le récit a beau se contorsionner, ce que nous sommes dans ce regard
lointain demeure infiniment lointain. D'où une histoire de double dédouble-
ment, qui fait se croiser deux corps d'où quelque chose regarde, et deux regards
angoissés prisonniers d'un nulle part, n'existant que vers un dehors fermé.
L'union entre l'autre et le sujet, si elle existe, ne peut être réalisée que grâce
au dispositif du récit, qui fait communiquer les deux en ruban de Moebius :
l'envers est aussi l'endroit, et non seulement son contraire.
Devenir l'autre revient aussi, dans certaines histoires de substitution
d'identité, à devenir ce que l'on est déjà, comme dans Shining*, où la fin
renverse les suppositions du début: on croyait que le gardien de l'hôtel subis-
sait les influences néfastes de la présence fantomatique de l'ancien gardien,
et il s'avère qu'en réalité, il a toujours été le gardien. Il s'agit dans ce cas
d'une version assez retorse du dédoublement, ou d'une version inversée: le
double n'est plus cet être semblable en tout point qui pourtant apparaît comme
un étranger, mais au contraire cet individu profondément différent qui s'avère
le même. Là encore, tout réside dans la temporalité, le point de vue, donc
dans le récit: tout l'art du narrateur consiste à retomber sur l'identité en par-
tant de la différence.
occupe l'appartement d'une femme qui s'est suicidée, en vient à penser qu'on
le pousse à devenir cette femme et à recommencer son suicide. Le processus
intègre des phénomènes d'autoscopie alternée, comme on en trouve dans Le
Double* d'Édouard Schuré : Trelkowski voit la femme depuis son apparte-
ment, puis, depuis les lieux où il l'avait aperçue, il se voit la regardant. Là
encore, le dédoublement passe par le regard, et plus exactement par le point
de vue, comme si, dans la manifestation du double, il n'y avait pas seulement
scission, mais signe d'un travail d'unification dans l'acte circulaire qui consiste
à se voir se regarder. Résistant d'abord à cette identification, Trelkowski s'y
prête ensuite, jusqu'au suicide. Depuis son lit d'hôpital, où il sait qu'il va
mourir comme la locataire précédente, méconnaissable dans ses pansements,
Trelkowski se voit approcher vers lui-même, portant des oranges, comme au
début du roman.
Cette chute est doublement paradoxale dans son évidence. D'une part,
parce que l'on suppose au départ que Trelkowski s'identifie à une étrangère
(en se travestissant, par exemple), alors qu'en réalité (paradoxe inversé si l'on
veut) c'est bien lui-même qu'il redevient; d'autre part, parce que ce lui-même
ne cesse de circuler entre identité et différence. Le point où Trelkowski se
rejoint est un point aveugle: la mort, d'où il ne cesse de renaître pour à nou-
veau y revenir, sans autre passé. La locataire précédente n'a en fait jamais
existé. Le titre se justifie alors pleinement. Dans ce récit tout entier fondé
sur l'attirance de l'altérité, il n'y a pas d'autre. À la limite, ce vortex entraîne
avec lui l'univers environnant: si Trelkowski n'a pas d'autre passé que le
moment de sa mort (qui coïncide, dans l'éternité, avec le début de son dédou-
blement, Trelkowski se persuadant que c'est l'autre qui meurt devant lui),
alors les autres qui le fréquentent n'existent qu'en fonction de lui, comme
des éléments servant à l'illusion qui fait supposer qu'il y a un autre et qu'il
a existé avant ce moment.
On rejoint ici le point extrême du dédoublement considéré dans le rapport
intérieur-extérieur, physique-mental. Dans certains textes, le dédoublement
d'une conscience constitue une machine à absorber l'univers, de même que
les trous noirs, dans certaines zones de l'espace, absorbent la matière, la
lumière et le temps. Ce qui pourrait aussi se formuler de la manière suivante:
le double qui prend des dimensions métaphysiques sert l'impérialisme du texte
qui entend s'annexer la réalité. Cette idée que les livres sont plus puissants
que la réalité et peuvent la fabriquer est une de celles autour desquelles Borges
aime à effectuer quelques variations : idée de bibliothécaire. « Les ruines
circulaires* » raconte l'histoire d'un démiurge qui entend créer, par la seule
puissance de sa pensée, un être semblable à lui, imposer son rêve à la réalité.
La fin du récit inverse les données: le rêveur est lui-même la créature d'un
autre rêveur. Cet emboîtement illimité de doubles s'engendrant dans un instant
sans fin dissout toute réalité et instille le doute jusque dans l'esprit du lecteur :
qui le lit, lui? L'individu appartient à l'ordre des choses. Le double sème
Le double dans le récit 109
le désordre dans l'inclusion tranquille des éléments au sein des ensembles. Deux
pôles identiques court-circuitent la circulation du sens. Le double corrode la
notion de réalité, il tend à absorber le monde.
particulière: ne pas avoir d'ombre, courir après son reflet, c'est ne pouvoir
accepter de n'être platement que soi. Ainsi,
[... ] dans La Femme sans ombre, l'ombre ne représente pas le double mais en
constitue au contraire comme l'envers. L'ombre symbolise ici la matérialité,
l'incarnation de l'héroïne dans l'unicité d'un ici et d'un maintenant, et par voie
de conséquence l'aptitude à vivre et à reproduire la vie. En sorte que la femme
avec ombre, qu'elle redevient à la fin de l'opéra, est la femme délivrée du malé-
fice du double qui aboutit dans tous les cas à situer le réel d'une personne préci-
sément en dehors d'elle-même. La femme sans ombre est la femme avec double,
car être sans ombre signifie qu'on n'est qu'une ombre soi-même, qui ne vaut
que pour le réel sans double sans pouvoir y coïncider [... ]. Le passagede la femme
sans ombre à la femme sans double n'est autre que le retour de l'autre vers soi,
de l'ailleurs vers l'ici, qui marque la reconnaissance de l'unique et l'acceptation
de la vie 12.
[... ] ce n'est pas l'autre qui me double, c'est moi qui suis le double de l'autre.
À lui le réel, à moi l'ombre. « Je » est « un autre », la « vraie vie» est
« absente ». De même, dans Maupassant, Lui ou Le Horla* ne sont-ils pas des
ombres de l'écrivain, mais l'écrivain réel et véritable, que Maupassant ne fait
que singer de manière pitoyable: ce n'est pas Lui qui imite moi, c'est moi qui
imite Lui 13.
12. Clément Rosset, Le Réel et son double (1976), Paris, Gallimard, « Folio », 1993, pp. 89-90.
13. Ibid., pp. 91-92.
Le double dans le récit III
La manifestation du double
L'apparition d'un double donne prise sur le sujet, ce qui revient souvent à
réaliser l'inverse de ce qui était visé lorsque cette apparition a été produite
par une manipulation consciente et volontaire effectuée par le sujet. Pour
Nicole Fernandez-Bravo, « toute l'histoire du double révèle qu'il est dangereux
de concéder au mal une expression 14» - il n'est pas sûr d'ailleurs qu'il
s'agisse toujours exactement du « mal », ni que ce danger ne doive pas être
couru. Mais il est vrai que le double, une fois distingué du sujet, devient un fait,
au lieu de demeurer une potentialité, ou un contenu plus ou moins inconscient.
Comme tout fait, il acquiert sa puissance propre et il modifie la réalité.
Ce qui s'exprime, nous dit d'abord le double, se différencie de ce qui
demeurait inexprimé, et qui pourtant est identique; l'expression crée du sens.
Autrement dit, se voir double n'est déjà plus tout à fait la même chose que
l'être. En même temps, cette « expression» est bien souvent à double tran-
[... ] l'ombre, c'est l'égoïsme que l'homme n'a pas laissé s'épanouir [... ] et ce que
dit Andersen, c'est que ce monstre fait partie intégrante de l'homme et ne sau-
rait être désavoué - si l'homme veut entrer dans la Maison de la poésie. [... ]
Le double dans le récit 113
Aussi, pour bon et instruit qu'il soit, il ne peut faire de bien, il ne peut agir,
parce qu'il s'est coupé de ses racines. Et l'ombre est également impuissante: elle
ne peut s'avancer au-delà de l'antichambre ombreuse jusqu'à la lumière. Aucun
des deux, sans l'autre, ne peut s'approcher de la vérité. [... ]
Réduit au langage diurne, ce que dit le conte d'Andersen, c'est qu'un homme
qui ne veut pas affronter et accepter son ombre est perdu. Il dit aussi quelque
chose expressément à son propre sujet, au sujet de l'art: il dit que si vous voulez
entrer dans la Maison de la poésie, vous devez y entrer en chair et en os, avec
votre corps, ce corps massif, imparfait, balourd, qui attrape des cors et des rhu-
mes, qui a des appétits et des passions, qui projette une ombre. Il dit que si l'artiste
cherche à faire comme si le mal n'existait pas, il n'entrera pas dans la Maison
de la lumière 15.
L'ombre perdue de Peter Schlemihl n'est pas la même, certes, que celle
du savant d'Andersen. Schlemihl abandonne une ombre qui incarne sa forme
visible, sa projection dans le monde réel. L'ombre, c'est le double sans épais-
seur, la superficie qui convient à la reconnaissance sociale. Il serait abusif,
toutefois, d'opposer le désir à la loi ou à l'ordre social. Le désir s'accom-
mode très bien de la loi. Parce qu'il a sacrifié son image sociale, Schlemihl
se voit barrer aussi la réalisation de ses désirs sexuels et amoureux. Il faut
du désir, et il faut savoir le reconnaître en soi pour accéder à la réussite sociale,
ce que Goliadkine, obsédé par une franchise et une authenticité qu'il prend
pour une valeur morale - mais qui ne constituent qu'une manière défensive
de se revaloriser en dépit de sa médiocrité - , demeure incapable de faire.
L'ombre ne représente pas seulement, ou pas nécessairement, « le côté
sombre de l'âme », mais plus généralement ce qui contredit la prétention infan-
tile aux vérités sans mélanges. Ce n'est pas le « mal» qui est destructeur en
soi, le mal naît d'une séparation. Une fois cette fracture réalisée, le bien,
lorsqu'il ne demeure pas simplement inopérant, peut s'avérer aussi nocif que
le mal. C'est le sens de l'apologue d'Halo Calvino, Le Vicomte pourjendu* :
la bonne moitié du vicomte s'avère rapidement encore plus pénible que la mau-
vaise. Par conséquent, ce qui fait sens, ce n'est pas l'ombre en tant que symbole
fixe, ce sont ses relations avec le sujet et la nature de celles-ci, ainsi que leur
agencement dans un récit et une temporalité.
La force du choc en retour après la séparation ressemble à une espèce
de retour du refoulé, et plus encore à la non-intégration jungienne, qui donne
à l'ombre, à la part refusée, une puissance tyrannique sur le sujet. Pourtant,
le double n'est pas à proprement parler relégué dans l'inconscient, il est là ;
on ne sait pas nécessairement ce qu'il représente, mais il ne demande qu'à
parler. Il faudrait parvenir à concilier la visibilité obsédante du double pour
le sujet, et le fait qu'elle le conduit à un certain aveuglement sur lui-même.
Le double collant
Le double ne se contente pas toujours d'une apparition. Nombreux sont les
récits où le ressort de la narration se fonde tout entier sur une itération, une
réapparition obsédante du double: William Wilson est poursuivi par son alter
ego; le Médard des Élixirs du diable* retrouve sans cesse sur ses pas le moine
fou; Paul Marrias, dans Le Double* d'Édouard Schuré, est confronté toute
sa jeunesse aux apparitions de son double jusqu'à la crise finale; dans Les
Jumeaux du diable* de Marcel Aymé, Norbert file son double Louis et le pour-
suit de ses lettres; dans la Confession du pécheur justijié*, l'obsession est
à double détente: Robert harcèle son demi-frère George, et il est lui-même
harcelé par Gil Martin ; le golem revient tous les trente-trois ans dans le ghetto
de Prague. Bref, la réitération, équivalent chronologique de la ressemblance,
semble un penchant naturel des histoires de doubles.
Le double retient, il revient, et son acharnement correspond peut-être
à la nécessité de faire comprendre son message obscur. Dans « William
Wilson* »comme dans Les Élixirs du diable*, ce message se résume presque
à l'énoncé du nom, agrémenté dans le cas du moine fou d'un gargouillis
composé de bribes de phrases entrecoupées de « petit frère» : langage
visqueux, collant lui aussi, et dont on ne peut se désempâter qu'en échappant
à la malédiction répétitive de la lignée. Et le double colle d'autant plus qu'on
a cherché à s'en défaire: c'est en ressortant du gouffre où il est tombé que
Victorin devient l'obsédant moine fou, qui ne cesse plus dans le récit de surgir
du trou, là où on ne l'attend pas. Cette fraternité collante du double, presque
toujours teintée d'ironie ou de parodie (Robert s'amuse à imiter George dans
le roman de James Hogg) ou d'une sentimentalité liquéfiante (les congratula-
tions amoureuses de Goliadkine et de son double), constitue une épreuve:
refuser le tête-à-tête, fuir, c'est se condamner à voir revenir le double grandi
de cette pusillanimité. Se laisser aller à son charme, c'est s'enfoncer dans une
complaisance stérilisante. La solution réside parfois dans une lutte au corps
à corps.
[... ] je me jetais contre les souches d'arbres et les rochers afin de le tuer, ou du
moins Je blesser assez grièvement pour l'obliger à me lâcher. Mais il riait de plus
belle et c'est moi seul qui éprouvais les plus vives douleurs. J'essayais de desserrer
116 Visages du double
qui menace de proliférer pour elle-même et un contenu sans forme qui se défait
dans le vertige de l'inconsistance. Le corps à corps représente le passage au
cours duquel à la fois le formel (la symétrie) et l'informe (la mêlée indistincte)
arrivent à leur paroxysme.
Son moi était là en face de lui, dansant et bondissant tout comme lui;
et, exécutant les mêmes grimaces, de son large sabre de bois il décrivait
dans l'air des mouvements comme pour l'attaquer 17.
Le Golem de Meyrink
Dans le roman de Meyrink, le golem suscite la terreur, non pas essentielle-
ment parce que son apparition engendre des catastrophes, mais parce qu'il
se situe à la frontière de l'animé et de l'inanimé. Il incarne ce qui en l'homme
échappe à la volonté et à la conscience, la chose en marche, la parodie de vie.
Mais fuir le golem, c'est aussi se fuir. Si Pernath est différent des autres,
c'est qu'il a reconnu dans le golem son double. Double à la fois totalement
étranger, puisque Pernath ne parvient pas à se souvenir de ce à quoi il
ressemble, et totalement identique, puisque Pernath peut s'imaginer en lui,
se représenter dans son corps. Pour Hillel, l'archiviste de la synagogue, celui
qui peut rencontrer son double sans devenir fou est sauvé, et le golem repré-
sente la mémoire, le retour des choses cachées, c'est-à-dire la connais-
sance. Or Pernath passe pour fou, il a oublié sa vie antérieure, et personne
ne sait rien de son passé. Il éprouve l'impression d'être mené par ce passé
qu'il ignore. Sa folie lui fait peur, et en même temps constitue une défense.
Pour dépasser ce blocage, Pernath ne doit pas refuser sa folie: au contraire,
il entre pleinement en elle, dans la scène qui se déroule dans la pièce sans
issue. Là, il enfile des vieux vêtements qui y traînent et un flot de souvenirs
déferle sur lui. Il se montre à la fenêtre, on le prend pour le golem. Il trouve
un jeu de tarots ancien, et se reconnaît dans la figure du Fou: « Il est accroupi
dans le coin et il me regarde avec mon propre visage. » Il devient le Fou en
endossant sa défroque antique, c'est-à-dire qu'il devient complètement le
golem, il assume ses deux vies. La scène où Pernath se fond dans l'identité
du golem est un combat avec le Fou-double, dont Pernath sort vainqueur,
forçant le Fou à réintégrer le jeu de cartes dont il est sorti.
Ainsi, le double figé, la division intérieure débouche sur une renaissance à
un niveau supérieur de vie. Pernath est devenu lui-même en endossant la
défroque de la folie. En outre, le roman de Meyrink emboîte les doubles
puisque l'on s'aperçoit, à la fin du roman, que Pernath est un autre, dont
le narrateur a emprunté la mémoire. On peut comprendre que le narrateur
n'est que le passé de Pernath, l'enveloppe vide qui tombe avec la renaissance
et disparaît avec la fin du discours. Au-delà se tient ce qui ne peut se dire,
l'hermaphrodite, le double comme unité des contraires.
Le Double de Schuré
Quoique très différent, Le Double* de Schuré présente quelques similitudes
avec Le Golem* au point de vue des étapes de la relation avec le double.
Marrias, d'abord, a la possibilité d'entrer à volonté dans son double, ce qui
coïncide chez lui avec un orgueil démesuré et la certitude de la connaissance
absolue. La sanction de cette hypertrophie du moi, c'est, dans un second
temps, la séparation. Le double se réduit à l'Autre, l'ennemi, le tentateur
diabolique et ricaneur. Ce n'est qu'après une lutte véritable, du regard et au
couteau, comme chez Hoffmann, que Marrias parvient à se défaire de son
double fantastique, de même qu'il se libère de ses deux autres doubles-opposés
dans la réalité: Tenebra, qui représente l'intrigue, la réussite sociale (l'appa-
rence sans contenu), et Rosenbrouk, le peintre génial sans compromission,
qui incarne l'excès de rigueur, le bien destructeur. Mais il ne peut le faire
qu'après avoir accepté de lutter avec eux, sur le plan du désir, pour parvenir
enfin à dépasser ce stade.
considérer comme son bien le plus précieux, mais s'identifie à lui. Frodo le
hobbit est suivi dans cette quête par son double noir, l'ancien possesseur de
l'anneau, un ancien hobbit dégénéré en une créature visqueuse et inconsis-
tante pour avoir vécu trop longtemps dans l'obscurité d'un labyrinthe sou-
terrain avec l'anneau. Cet être est lui-même dédoublé: il ne cesse de se parler,
il porte deux noms (Gollum et Sméagol) et, devenu incapable de faire la dis-
tinction entre lui-même et l'anneau, ne s'appelle plus que « mon Trésor ».
Bref, Gollum représente le moi emprisonné dans un amour de soi défensif
et stérile. Comme tel, il joue le rôle du double poursuivant et dont on ne peut
se désengluer. Quant à Frodo, il demeure presque jusqu'au bout un de ces
héros purement altruistes et positifs qui conviennent aux épopées. C'est en
arrivant sur le volcan que les choses se compliquent. Au moment ultime,
l'anneau a acquis une telle emprise sur Frodo que celui-ci refuse de le détruire.
C'est Gollum, le double noir, qui mènera malgré lui la quête à son terme:
au cours d'une dernière lutte au bord du cratère, il tranche le doigt de Frodo
pour s'emparer de son « Trésor », trébuche et tombe avec lui dans l'abîme.
• Les Élixirs du diable. Sur un canevas identique, le récit de Hoffmann
présente un accomplissement inverse. Médard, de retour dans son couvent
(là aussi, il faut que les choses se réalisent en revenant à leur origine), croit
avoir renoncé pour toujours à ses erreurs, incarnées par le désir violent qu'il
éprouve pour Aurélie. Celle-ci prend le voile sous ses yeux. Au cours de la
cérémonie, le désir s'empare de Médard, plus fort que jamais, de faire de
ces noces avec le Christ des épousailles sanglantes avec lui :
L'enlacer avec toute l'ardeur d'un furieux désir. .. puis lui donner la mort... cette
pensée s'empara irrésistiblement de moi. L'Esprit du Mal se déchaînait en moi,
m'entraînait... j'étais sur le point de crier: « Arrêtez! fous aveuglés que vous
êtes! Ce n'est pas d'une vierge pure de tout élan terrestre que vous allez faire
la fiancée du Christ, mais de celle qui s'est promise au moine! » J'étais sur le
point de me précipiter au milieu des nonnes, de la leur arracher. .. je cherchai
dans mon froc ... je saisis mon couteau ... La cérémonie en était au moment où
Aurélie commençait à prononcer ses vœux 18.
C'est contre le « moine fou» que Médard entame alors une dernière lutte,
victorieuse: « Je sortis bientôt vainqueur de ce terrible combat 19. » Toute-
fois, au dernier moment, le double obsédant surgit encore une fois et accomplit
au beau milieu de la cérémonie le désir de Médard en proclamant Aurélie sa
« petite fiancée» et en la poignardant. C'est alors seulement que le peintre,
l'origine de la lignée maudite, rejoint Médard, le dernier maillon de celle-ci,
et que sa quête se termine : « [... ] je voyais se dénouer les énigmatiques entre-
Le double et l'origine
La reconquête de l'origine
La tendance du double à réapparaître obstinément semble dépendre de ce mou-
vement initial: quelque chose, enfoui dès l'origine, fait retour. En effet,
Il n'y avait réellement pas de fin à ses détours - à ses incompréhensibles subdi-
visions. Il était difficile, à n'importe quel moment donné, de dire avec certitude
si l'on se trouvait au premier ou au second étage. 1...) Puis les subdivisions laté-
rales étaient innombrables, inconcevables, tournaient et retournaient si bien sur
elles-mêmes, que nos idées les plus exactes relativement à l'ensemble du bâtiment
n'étaient pas très différentes de celles à travers lesquelles nous envisagions
l'infini 21.
21. Edgar Allan Poe, « William Wilson» (1839), Œuvres en prose, trad. Charles Baudelaire,
éd. Y.-G. Le Dantec, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 292.
22. Ibid., p. 299.
23. Fédor Dostoïevski, Le Double (1846), Paris, Gallimard, « Folio », 1980, p. 91.
24. Jorge Luis Borges, « Abenhacan el Bokhari mort dans son labyrinthe », L'Aleph (1949),
Paris, Gallimard, « L'Imaginaire », 1978.
124 Visages du double
Mais le recours à l'inconscient est très loin d'épuiser les vertus interpré-
tatives du labyrinthe appliqué au thème du double. En un sens, l'évidence
même de la lecture risque ici de se montrer stérilisante et d'empêcher l'exploi-
tation de tous les détails. Par exemple, le fait que le labyrinthe débouche par-
fois sur un point de vue sur soi, qu'il apprenne à voir autrement. On a vu
que tel était le cas de William Wilson. Le Locataire chimérique* présente une
curieuse ressemblance sur ce point particulier avec Le Go/em* : Trelkowski
croit voir dans les toilettes de l'immeuble le corps entouré de bandelettes de
l'ancienne locataire de son appartement, à laquelle il est irrésistiblement
entraîné à s'identifier. Ces toilettes sont situées au bout d'un parcours invrai-
semblablement compliqué. Un jour, lorsqu'il s'y rend, il se voit lui-même à
la fenêtre de son appartement. Cet épisode d'autoscopie constitue une étape
essentielle dans la confusion d'identité avec la précédente locataire. On a vu
que, dans Le Go/em*, l'apparition de Pernath revêtu d'anciens oripeaux le
faisait reconnaître comme étant le golem par ceux qui le voyaient de la rue
apparaître à la fenêtre de la chambre sans issue. L'intimité secrète et trouble
des toilettes, ou de la chambre vide, au bout du dédale, constitue un retour
à la part de soi-même qui nous demeure étrangère, pas nécessairement la part
inconsciente, mais celle que l'on ne peut pas voir, à laquelle on ne peut jamais
faire face. De même que le labyrinthe entrelace du vide et du plein, piège
l'espace extérieur dans les méandres de l'intériorité, le double figure le désir
perpétuel et impossible du sujet d'accéder à l'être, c'est-à-dire de ne plus se
résumer au vide du désir et de la conscience, de se piéger en quelque sorte
lui-même comme contenu. Le double apparaît ainsi comme l'Autre, cet être
qui n'existe désespérément que pour les autres et non pour le sujet lui-même,
et que le point de vue labyrinthique permet de se donner l'illusion de devenir.
Dans La Dame du Job d'Alexandre Vialatte, Lamourette retrouve
l'enfance perdue, l'amour perdu en s'égarant sur un plateau, dans un laby-
rinthe de brouillard : « Ce fut au bout de ce labyrinthe que Lamourette arriva
devant l'auberge comme on arrive au bout de sa vie. »Dans l'auberge se tient
Marie, qu'il n'a pas su aimer autrefois, la même, et aussi différente: « Cette
fois, il l'avait trouvée. [... ] Et d'ailleurs, l'avait-il trouvée? Quand on la
trouve, est-ce encore elle? [...] Et il s'aperçut tout à coup - et c'était bien
le dernier moment pour y penser - du romanesque de sa vie. » Ce « roma-
nesque » aperçu au bout du labyrinthe, c'est, dans le dédoublement, le rêve
de la fin du dédoublement, de la coïncidence enfin accomplie avec soi-même.
Il faut que les choses se reproduisent pour qu'elles soient, pour que nous les
devenions: le double est la chance du même - ou son rêve.
S'il est vrai que le double dans le labyrinthe s'associe presque toujours
à la folie et à la mort - paranoïa montante de Goliadkine, folie du gardien
de l'hôtel dans Shining*, etc. -, cette folie n'est pas nécessairement à mettre
en rapport avec le surgissement d'un inconscient. Le double labyrinthique
illustre plutôt, semble-t-il, une folie formaliste, superficielle. Cet objet man-
126 Visages du double
Christian, enfin le fantôme qui passe pour Christian, jouait avec les volets, en
faisant varier l'angle avec le fond fixe, l'angle prolongé des deux ailes entre elles,
et les images, c'est-à-dire non, les Christian réels des miroirs, se multipliaient
et se démultipliaient, dans la perspective à tout instant changeante, en de longues
files variables pliant comme les charnières, et qui alternaient, selon un ordre de
succession dont la loi m'échappait, les profils et les faces de l'homme virtuel en
des combinaisons, me semblait-il infinies, parce que le reflet de droite dans un
miroir de gauche revenait miré par une autre glace se placer à l'envers d'un pro-
fil de gauche, par exemple, et que ce double régiment de Christian et Cie, comme
un music-hall complexe, s'éclairait de toutes les possibilité de composition de
trois images cent fois répétées, semblables et dissemblables, à en avoir le
tournis 26.
25. Louis Aragon, La Mise à mort (1965), Paris, Gallimard, « Folio », 1973, p. 109.
26. Ibid., pp. 135-136.
Le double dans le récit 127
Dans un tel univers, le double devient aussi le signe d'un monde piégé,
où la différence n'est que le masque d'une identité générale, où l'identité cache
des différences subtiles capables d'égarer celui qui ne maîtrise pas les lois pro-
liférantes de ce monde. L'administration kafkaïenne produit des doubles (les
deux bourreaux du Procès; Sordini et Sortini dans Le Château) emblémati-
ques d'un univers où l'on est toujours pris pour un autre, où l'on ne s'adresse
jamais au bon bureau, où d'infimes nuances séparent toujours des choses que
K. croit être identiques, où la production délirante du langage s'affole et finit
par tourner pour elle-même, sans parvenir à définir son objet. Les récits de
Robbe-Grillet, directement influencés par Kafka, mêlent d'infinies variations,
sur un jeu subtil de ressemblances et de dédoublements entre objets, personna-
ges et situations, au thème du complot, de la société secrète et - en particulier
dans Djinn* - du simulacre. Dans cet univers d'illusions, tout est fabriqué
pour égarer le lecteur et les personnages, tout tourne au décor et au trompe-
l'œil, comme dans une parodie déchaînée de l'imagerie dévorante qui, dans
notre culture, engendre des différences qui se perdent dans l'indifférencié.
27. Alexandre Vialatte, Les Fruits du Congo (1951), Paris, Gallimard, « L'Imaginaire », 1991, p. 30\.
Le double dans le récit 129
découpés dans du carton, personnages doubles dont on ne sait plus très bien
s'ils appartiennent à l'hallucination ou à la réalité:
Au bout de la salle, et tout petits, comme par le petit bout d'une lunette,
on voyait deux hommes parallèles, en blouse blanche, devant deux tables
parallèles, sur lesquelles étaient étendues deux formes parallèles aussi.
C'étaient deux cadavres de femmes.
Ils étaient ouverts en longueur, parallèlement, des épaules jusqu'au ventre.
Je ne sais plus ce qu'était devenue la partie qui était enlevée, mais on
voyait à l'intérieur comme dans une coupe de corps humain sur une plan-
che d'anatomie. [... ] Toute la nuit, je revis les deux femmes parallèles,
ouvertes comme des placards. C'était d'une cruauté naïve, celle qu'on
voit aux dessins d'enfants 29.
Dora apparaissait tout au long du roman comme une sorte de Lorelei, d'insai-
sissable sylphide. Cette mort et cette autopsie détruisent le rêve qu'elle repré-
sentait. Au bout du parcours, on retombe sur l'irréalité de la mort, ou sur
l'irréalité de la vie devenue romanesque. Ce qui n'a pas été d'emblée perçu
comme nous appartenant finit par se présenter comme quelque chose d'étran-
ger. On devient la silhouette d'ombre: une fixation de l'identité qui n'a plus
rien à voir avec l'identité.
Scission et simulacre :
les thèmes apparentés
Scissions
Le magnétisme
De Mesmer au roman
H est difficile de comprendre toute l'importance historique du magnétisme,
sans tenir compte de sa situation stratégique, à un carrefour où se rencon-
trent des idées philosophiques, des aspirations religieuses, des exigences scien-
tifiques. L'idée au fond toute simple de Mesmer, celle du « fluide universel »,
a révélé une aptitude surprenante à être interprétée, utilisée et transformée:
elle a pu être à la fois matérialiste ou mystique, rationaliste ou irrationaliste,
philosophique ou romantique, strictement médicale ou vaguement sentimen-
tale. Son énorme succès est peut-être dû à ce qu'elle se prêtait à de si nom-
breuses et divergentes lectures.
Pénétrant si profondément la culture qui sort des Lumières et s'en déta-
che, le magnétisme ne pouvait que se transformer également en sujet litté-
raire. Il l'a fait tôt, durablement, et au moins de deux manières. Du côté de
la doctrine, beaucoup d'écrivains étant attirés ou convaincus par les thèses
des mesméristes, un narrateur ou un personnage se charge de faire l'exposé
de la doctrine mesmériste, qui parfois étaye la fiction. Du côté de l'événe-
ment social, de la mode, du phénomène de mœurs et de ses corollaires moraux
et juridiques, le magnétisme fournit à la production narrative des personnages
poignants (les magnétiseurs, les somnambules voyants) et des relations passion-
nantes (le pouvoir de l'hypnotiseur sur l'hypnotisé) qui furent largement
exploités, parfois naïvement et grossièrement par les « faiseurs de romans »,
parfois habilement par les grands écrivains.
Hoffmann et le magnétisme
Le premier « grand» qui perçoit toutes les potentialités narratives et émo-
tionnelles du magnétisme est Hoffmann. Plusieurs de ses romans et contes
évoquent de près ou de loin la doctrine de Mesmer et les pratiques de ses
adeptes. « Le magnétiseur» raconte l'histoire d'Albano l, un médecin magné-
tiseur aux allures diaboliques, qui s'insinue dans une famille et arrive à exercer
un pouvoir croissant sur Marie, une charmante jeune femme. Albano conçoit
le pouvoir magnétique non pas comme un simple instrument thérapeutique,
mais comme l'énergie des êtres supérieurs, destinés à dominer les autres. Son
magnétisme est moins physique que spirituel, fortement empreint de satanisme
parce qu'il se confond avec une sorte de délire de puissance:
N'est-il pas ridicule en effet de croire que la nature ne nous a confié le merveil-
leux talisman qui nous fait rois des esprits que pour nous guérir nos maux de
dents, nos migraines et que sais-je encore? Non! c'est la domination absolue
sur le principe spirituel de la vie que nous conquérons ici, en nous familiarisant
chaque jour davantage avec les fabuleux pouvoirs de ce talisman 2.
[...] Sans le savoir et sans le vouloir, j'ai pu être utilisé comme médium par une
force psychique inconnue pour exercer sur Bettina certaines influences. J'entends
par là que j'ai pour ainsi dire servi de conducteur, de même que dans une série
électrique un élément ébranle l'autre sans agir lui-même et sans que ce soit de
sa propre volonté 3.
2. E.T.A. Hoffmann, « Le magnétiseur », in Intégrale des contes et des récits, vol. II, Fantaisies
dans la manière de Callot, Paris, Phébus, 1979, p. 223.
3. E.T.A. Hoffmann, « Le sanctus », in Intégrale des contes et des récits, vol. III, Contes noc-
turnes, Paris, Phébus, 1979, p. 156.
134 Visages du double
Jusque-là, l'explication de Prémitz reste dans les limites d'un cas psycho-
logique curieux et d'une thérapeutique aux résultats étonnants. Mais les expé-
riences par lesquelles il veut éblouir son public vont dépasser ces bornes.
Mme Divon arrive à lire quelques lignes écrites sur un papier qu'elle ne peut
pas voir (il est placé sous son coude, et elle a les yeux bandés). Puis elle répond
à différentes questions exprimées dans des langues étrangères, que vraisem-
blablement elle ne connaît pas. Ces exploits, couronnés par une prophétie sur
la fin du règne des Bourbons, font apparaître les multiples pouvoirs qu'on
attribuait à l'époque aux « somnambules », ce mot désignant moins des per-
sonnes affectées d'automatisme ambulatoire que des sujets particulièrement
sensibles à l'influence d'un magnétiseur et capables de comportements extraor-
dinaires dans l'état de sommeil magnétique 9. Il n'était pas rare qu'un
magnétiseur ait « son » somnambule, avec lequel il organisait des séances plus
ou moins publiques pour convaincre les incrédules.
Ces merveilles dont les somnambules étaient capables dépassent large-
ment, dans les récits de certains magnétiseurs - et encore plus dans les fic-
tions des écrivains -, les limites d'une nouvelle pratique médicale. Le
somnambule devient un voyant, un prophète; mais ses facultés extraordi-
naires ne sont que des facultés humaines universelles qui, chez lui, se trou-
vent à un degré supérieur et sont particulièrement aiguisées. Le somnambule
a le don de lire la pensée des autres, de connaître leur passé, leur situation
psychologique ou leur condition physique. Pour lui, ni le temps ni l'espace
ne représentent plus un obstacle. Son esprit peut se déplacer à sa guise, avec
la vitesse de la pensée; il peut parfois mouvoir des objets à distance, influer
sur la pensée des autres sans qu'ils s'en aperçoivent ou bien communiquer
ouvertement avec eux. Il peut, on l'a vu, prévoir l'avenir.
La « somnambule » de Balzac
Ce type de somnambule fait son apparition la plus remarquable en littérature
dans un roman d'Honoré de Balzac, Ursule Mirouët (1842). Plus que tout
8. Ibid.
9. C'est pourquoi Charles Baudelaire ne se trompe qu'apparemment, lorsqu'il traduit, de l'anglais
d'Edgar Poe, le mot sleepwaker (et non sleepwalker) par « somnambule» (cf. E.A. Poe, Œuvres
en prose, op. cit., p. 211).
136 Visages du double
D'après les aveux et les manifestations de tous les somnambules, cet état consti-
tue une vie délicieusependant laquelle l'être intérieur, dégagé de toutes les entraves
apportées à l'exercice de ses facultés par la nature visible, se promène dans le
monde que nous nommons invisible à tort. La vue et l'ouïe s'exercent alors d'une
14. Henri Lacordaire, Conférences de Notre-Dame de Paris, Paris, Sagnier et Bray, 1847,1. II,
pp. 467-470.
15. Honoré de Balzac, Ursule Mirouët, op. cit., p. 827.
138 Visages du double
manière plus parfaite que dans l'état dit de veille, et peut-être sans le secours
des organes qui sont la gaine de ces épées lumineuses appelées la vue et l'ouïe!
Pour l'homme mis dans cet état les distanceset les obstaclesmatériels n'existent
pas, ou sont traversés par une vie qui est en nous, et pour laquelle notre corps
est un réservoir, un point d'appui nécessaire, une enveloppe 16.
Une forte muraille s'écroula pour ainsi dire en lui-même, car il vivait appuyé
sur deuxbases : son indifférence en matièrede religion et sa dénégation du magné-
tisme. En prouvant que les sens, construction purement physique, organes dont
tous les effets s'expliquaient, étaient terminés par quelques-uns des attributs de
l'infini, le magnétisme renversait, ou du moins lui paraissait renverser la puis-
sante argumentation de Spinoza: l'infini et le fini, deux éléments incompatibles
selon ce grand homme, se trouvaient l'un dans l'autre 18.
Dans un des manuscrits d'Ursule Mirouët, Balzac avait encore mieux exprimé
cette idée: « L'homme extérieur communique avec le monde visible, l'homme
intérieur avec le ciel. De là nos doubles sens et leurs phénomènes 19. » C'est
cet « homme intérieur» qui se dégage de toute contrainte pendant le som-
meil magnétique, et permet à la somnambule d'assister aux événements qui
se déroulent chez Minoret, tout en restant chez le magnétiseur. C'est encore
cet « être intérieur» qui quitte le corps d'Ursule, lorsqu'elle rêve de son oncle,
et le suit hors de sa maison :
Elle raconta dans les plus grands détails ses trois rêves en insistant sur la pro-
fonde vérité des faits, sur la liberté de ses mouvements, sur le somnambulisme
d'un être intérieur, qui, dit-elle, se déplaçait sous la conduite du spectre de son
oncle avec une excessive facilité 20.
Un autre moi, sans doute le vrai moi, mais surtout le moi puissant et
libre de l'homme affranchi de sa condition charnelle - et devant lequel
s'ouvrent des perspectives infinies -, s'entrevoit grâce aux pratiques du
magnétisme, aussi bien que dans un état mystérieusement liminal, comme le
sommeil. Les conceptions balzaciennes donnent à l'expérience magnétique un
sens particulièrment vaste. Effaçant la frontière intérieure qui coupe en deux
l'homme, le magnétisme permet de communiquer avec le moi infini et divin
qui se cache en tout être humain.
Les révélations métaphysiques d'Edgar Poe
Un autre écrivain, à la même époque, a voulu aller encore plus loin dans l'idée
d'une révélation transcendante que le magnétisme offrirait à l'humanité. Edgar
Allan Poe a consacré deux de ses contes au magnétisme. Dans « La vérité
sur le cas de M. Valdemar », il imagine un homme qui se fait magnétiser juste
au moment où il va mourir : ainsi, sa mort est comme suspendue pendant
sept mois par le sommeil magnétique, mais lorsque celui-ci est interrompu,
son corps se transforme immédiatement en une « abominable putréfaction »,
Dans « Révélation magnétique », conte plus intéressant de notre point de vue,
Poe rejoint Balzac en présentant un mécréant qui trouve dans le magnétisme
un démenti à ses convictions matérialistes. Mais chez Poe, la « révélation
magnétique» est encore plus explicite, plus directement philosophique que
chez Balzac.
D'un côté, Poe expose une théorie des sens semblable à celle que nous
avons présentée plus haut. Il affirme que, dans l'état magnétique, « [... j Ia
personne ainsi influencée n'emploie qu'avec effort, et conséquemment avec
peu d'aptitude, les organes extérieurs des sens, et que néanmoins elle perçoit,
Voilà que l'esprit caché, qui se révèle (et qui révèle) dans le sommeil
magnétique, possède également un corps: même si c'est un corps sublime
et d'une matière subtile, il est permis de croire qu'on pourrait le voir. (Quel-
ques années plus tard, le spiritisme reprendra à sa manière cette doctrine pour
expliquer les apparitions des défunts.) Tout en étant libéré des organes grossiers
de la sensation, qui sont des entraves à la véritable connaissance, ce corps
« inorganique» garde une sensibilité à lui, lui permettant d'accéder aux plus
hautes vérités :
Magnétisme et magie
Le roman de Huysmans, Là-bas, publié en 1891, témoigne bien de cette
ambiance de la fin du XIX· siècle, où le fluide électrique voisine avec le fluide
magnétique, où se mêlent, s'opposent et se rencontrent occultistes, magnéti-
seurs, hypnotiseurs, satanistes, psychiatres et toutes sortes de thérapeutes, entre
médecine et sorcellerie.
[...] les apparitions, les dédoublements de corps, les bilocations, pour parler ainsi
que les spirites, n'ont pas cessé d'exister depuis l'Antiquité qu'ils terrifièrent.
Il est, malgré tout, difficile d'admettre que les expériences poursuivies pendant
trois années et devant témoins, par le docteur Crookes soient mensongères. Et
alors, s'il a pu photographier de visibles et tangibles spectres, nous devons recon-
naître la véracité des thaumaturges du Moyen Âge. Tout cela demeure évidem-
ment incroyable - comme était incroyable, il y a seulement dix ans, l'hypnose,
la possession de l'âme d'un être par un autre qui le voue au crime 27 !
26. Huysmans, Là-bas (1891), Paris, Le Livre de Poche, 1988, pp. 237-238.
27. Ibid., pp. 238-239.
28. Ibid., p. 246.
Scission et simulacre: les thèmes apparentés 143
Le somnambulisme
Qu'est-ce qu'un somnambule?
Nous avons déjà évoqué le double sens du mot « somnambule» (cf. p. 135).
Après les somnambules magnétisés, nous prendrons ici en considération les
somnambules spontanés, ceux qui, pendant le sommeil, peuvent déambuler
automatiquement, et accomplir certains actes. Une même définition du mot
« somnambulisme » se retrouve dans plusieurs dictionnaires français du
XIX· siècle. Et d'abord dans le Dictionnaire de médecine de P .-H. Nysten
(1814) : « Névrose des fonctions cérébrales caractérisée par une sorte d'exci-
tation durant le sommeil, différente de l'état de veille, avec aptitude à répéter
les actions dont on a contracté l'habitude; mais, après le réveil, nul souvenir
de ce qui s'est passé. » Une réédition du même ouvrage (Baillière, 1845)
ajoute: « Le somnambulisme est peut-être un état physiologique; ce n'est
peut-être qu'un degré de plus des songes ordinaires, plutôt qu'une affection
nerveuse. » M.N. Bouillet, dans le Dictionnaire universel des sciences, des
lettres et des arts (Hachette, 1854), reprend, presque mot pour mot, cette défi-
nition. Littré fait la même chose dans son Dictionnaire (1863-1872).
Promenades sur les toits et dans les chambres à coucher
Il semble que le somnambulisme tel qu'il vient d'être défini fasse son appari-
tion dans la littérature gothique et fantastique avec Edgar Huntly (1799),
roman de Charles Brockden Brown (1771-1810), l'un des premiers narrateurs
américains. Ses deux personnages principaux, Edgar Huntly et Clithero Edny,
ignorent qu'ils sont somnambules. Le premier se réveille, une nuit, au fond
d'un puits creusé dans un mystérieux souterrain; la veille au soir, il s'était
normalement couché dans son lit. Il croit avoir été transporté pendant son
sommeil, alors qu'il s'est lui-même déplacé, sans en avoir conscience. De son
côté, Clithero rôde la nuit dans le lieu où un meurtre a été commis et finit
par attirer sur lui les soupçons. Dans l'état somnambulique, Edgar et Clithero
font disparaître des lettres dans des cachettes secrètes, dont ils ne se sou-
viennent pas à l'état de veille; ils les retrouvent dans des circonstances bizarres,
qui leur font croire à des interventions surnaturelles. Le thème fondamental
d'Edgar Huntly étant l'inconscience, l'impossibilité de connaître les ressorts
profonds de ses propres actes, le somnambulisme lui fournit une image
saisissante de cécité vis-à-vis de soi-même.
En France, le thème est attesté au moins dès 1819, avec La Somnam-
bule, un vaudeville de Scribe et Delavigne. Cécile doit épouser Frédéric, mais
elle est toujours amoureuse de Gustave, son ancien amant, avec qui elle s'est
brouillée. Les deux jeunes hommes sont amis, et Frédéric ignore l'amour qui
a lié Gustave à sa fiancée. Dans la nuit qui précède les noces, Gustave voit
apparaître Cécile dans sa chambre, dans une crise de somnambulisme : elle
lui révèlequ'elle l'aime toujours, et la pièce se termine par le mariage d'amour,
144 Visages du double
Le somnambulisme est cet état singulier dans lequel une personne endormie se
promène, marche, va, se meut, exécute des actes physiques visibles et extérieurs,
des mouvements volontaires semblables à ceux qu'on exécute pendant la veille.
Ces mouvements, plus précis, plus fermes, plus sûrs, témoignent d'une volonté,
d'une pensée présente. Tel parcourt endormi les rebords du toit, des passages
plus périlleux encore, qui, s'il était éveillé, lui donneraient le vertige; tel autre
lit, étudie, compose même.
29. Léon Gozlan, Le Médecin du Pecq, Paris, Werdet, 1839. Nous citerons ce roman d'après
l'édition Michel Lévy, Paris, 1858.
146 Visages du double
le médecin profite d'une séance du procès qui se prolonge dans la nuit pour
montrer aux juges et au public une crise somnambulique d'Abel. Celui-ci revit,
les yeux fermés, les événements de la nuit du crime : « Abel se redressa à demi
sur son fauteuil. Il était endormi; une sueur de rêve l'inondait. Il répéta:
Ouvrez-moi ! ouvrez-moi donc ! moi qui vous aime ! 30 » Cette scène achève
de convaincre le tribunal, déjà ébranlé par le témoignage passionné du méde-
cin : Abel est reconnu innocent. Le roman de Léon Gozlan reprend le schéma
de l'opéra de Bellini: mû par son désir, le (ou la) somnambule se dirige vers
l'aimé(e), mais des circonstances diverses le (la) mettent en présence d'une
autre personne. Grâce au changement de sexe du promeneur nocturne, il y
a ici, en prime, tentative de viol.
La tentative aboutit, au prix d'une autre inversion de rôles, dans un roman
de Jules Barbey d'Aurevilly, Une histoire sans nom 31, qui nous conte
l'étrange aventure d'une jeune femme, Lasthénie, fille d'une mère dont la
sévérité janséniste est dénoncée par Barbey, partisan des jésuites. Lasthénie,
malgré l'innocence absolue de ses mœurs, malgré la chasteté de ses actes autant
que de ses pensées (conscientes), apprend un jour, avec autant d'horreur que
d'étonnement, qu'elle attend un enfant 32. À partir de ce jour, sa vie sera un
calvaire, sous le joug d'une mère qui la croit coupable et qui veut lui infliger
les plus dures pénitences. Ce n'est qu'à la fin du roman, après la mort de
l'enfant et le lent suicide de Lasthénie, que le lecteur apprend l'infortune de
la pauvre innocente: elle est, bien sûr, somnambule et a été possédée nui-
tamment par un moine pervers que sa mère avait charitablement hébergé. Tou-
tes les hypothèses sont permises - et faciles - sur la manifestation nocturne
d'un désir qui ne perce pas à la lumière du jour. Il reste que cette histoire,
plus que toute autre, parce qu'elle est plus subtile et plus violente, met au
jour par le recours au somnambulisme une dualité intérieure liée à un drame
moral. Qu'en est-il de la responsabilité, devant les tribunaux des hommes,
et surtout devant le jugement de Dieu, lorsque l'innocence et la culpabilité
peuvent loger ensemble dans le cœur divisé de l'homme? Où est le péché?
Existe-t-il encore lorsque le sommeil, tout en brouillant les pistes de la
conscience, laisse cependant l'individu agir, penser, vouloir? Mais qui pense,
agit, veut, et pèche, lorsque je dors? On en revient à la question que se posait
saint Augustin dans le livre X des Confessions: « Je ne suis donc plus moi,
Seigneur mon Dieu ? Aussi bien, quelle différence entre moi-même et moi-
même, dans l'instant qui marque le passage de la veille au sommeil ou le retour
du sommeil à la veille ? »
L'hypnose
Des passes aux regards
Nous avons vu qu'à partir du magnétisme de Puységur, magnétisation et
hypnose se confondaient. Le premier terme, qui demeure, cache souvent la
réalité de l'hypnose, mais la distinction n'est pas claire. Vers la fin du siècle,
en revanche, on se réfère avec plus de précision à la pratique de l'hypnose,
ce qui est dû en grande partie à un simple changement lexical. Néan-
moins, ce qui change aussi c'est la mise en scène de la pratique: les passes
magnétiques, ces gestes de magicien que l'ancien magnétiseur employait, dis-
paraissent progressivement et laissent la place aux objets brillants placés sous
les yeux de la personne à hypnotiser, ou au seul regard perçant de l'hypno-
tiseur.
Le crime sous hypnose
De nombreux romans de la fin du siècle traitent de l'hypnotisme. Il suffit
d'en évoquer deux, qui mettent au premier plan la question de la responsabi-
lité de l'homme dans ses états seconds et celle de la domination qu'il est possible
d'exercer sur un être humain à travers l'hypnose 33.
En 1885 paraît le roman de Jules Clarétie, Jean Mornas. Son héros
éponyme est un jeune homme révolté et ambitieux, qui prêche un immora-
lisme dédaigneux, mais tombe amoureux d'une jeune femme simple et douce,
une grisette de Montmartre. Jean Mornas, qui a fait des études de médecine,
s'aperçoit que Lucie tombe parfois spontanément dans des états somnambu-
liques, après lesquels il peut l'hypnotiser facilement. En effet, s'étant inté-
ressé à l'hypnose pendant ses études, il l'avait déjà pratiquée:
33. Voir le chapitre « Crimes et viols inconscients », dans l'ouvrage de Jacqueline Carroy, Les
Personnalités doubles et multiples. Entre science et fiction, Paris, PUF, 1993, pp. 46-51.
Scission et simulacre: les thèmes apparentés 149
Oui, Jean avait spécialement étudié autrefois, avec fièvre, ces névroses étranges
qui changent en instrument passif l'être humain, fait de volonté et de conscience.
Il avait éprouvé des jouissances de négateur et de révolté à pétrir, en quelque
sorte moralement, à sa guise, le cerveau de ces créatures, qui, hypnotisées, ne
devenaient plus qu'un instrument qu'il dirigeait, alors, à son gré. C'était un plaisir
de raffiné pour ce sceptique de chercher ce que devenait le libre arbitre lorsqu'une
malheureuse hystérique obéissait à la volonté qu'il lui imposait, riait, pleurait,
priait, chantait selon qu'il le lui commandait. Et Mornas bien souvent s'était
demandé s'il n'y avait pas, dans ces maladies mêmes, une force cérébrale uti-
lisable et si quelque homme supérieur, un jour, n'asservirait pas à une entreprise
ces machines humaines 34.
S'il voulait, elle subirait, dans l'état hypnotique, l'idée qu'il lui suggérerait; elle
obéirait comme une esclave, elle accomplirait, à l'heure dite, l'ordre qu'il lui
donnerait. Cette suggestion, qui met la créature humaine désarmée, passive,
domptée, entre les mains de celui qui la domine, cette suggestion, qu'on pour-
rait employer dans le sens du bien en imposant à des âmes basses, à des esprits
farouches, des idées d'honneur et de pitié qui, peu à peu, resteraient là, enfoncées,
et modifieraient peut-être l'être morbide ou mauvais, de l'être humain - cette
suggestion, dont Mornas connaissait tous les inquiétants phénomènes, pourquoi
ne s'en servirait-ilpoint pour arriver à faire passer entre ses mains, à lui, les billets
enfouis dans les cachettes du vieillard 35 ?
34. Jules Clarétie, Jean Mornas, Paris, Dentu, 1885, pp. 59-60.
35. Ibid., pp. 65-66.
36. Jules Clarétie est également l'auteur d'un roman sur un cas de personnalité multiple:
L'Obsession. Moi et l'autre, Paris, Laffitte, 1908.
150 Visages du double
évoque les différentes thèses qui opposèrent à cette époque les deux principales
écoles psychiatriques faisant usage de l'hypnose. L'extrait suivant permet de
se rendre compte de l'actualité du débat:
37. Jules Charpignon, Rapports du magnétisme avec lajurisprudence et la médecine légale, Paris,
Baillière, 1860.
38. Henri F. Ellenberger, Histoire de la découverte de l'inconscient, op. cit., p. 198.
39. Jacqueline Carroy, Les Personnalités doubles et multiples, op. cit., p. 47.
Scission et simulacre: les thèmes apparentés 151
40. Guy de Maupassant, « Le Horla [seconde version, 1887] », in Le Horta et autres contes cruels
et fantastiques, éd. Marie-Claire Bancquart, Paris, Classiques Garnier, 1989, p. 431.
41. Ibid.
42. Ibid., pp. 431-432.
152 Visages du double
La métempsycose
D'un corps à un autre
Le thème de la transmigration des âmes est moins éloigné du thème du dou-
ble qu'on ne pourrait le croire. Il se situe, au contraire, dans cette vaste zone
thématique qui engendre un questionnement sur la nature humaine par une
dramatisation des rapports entre le corps et l'esprit. Ces mêmes rapports, nous
l'avons vu, sont au cœur du thème du double.
Par « métempsycose» il faut entendre ici non seulement la réincarna-
tion de l'âme immortelle qui passe du corps d'un homme mort dans celui d'un
autre homme, mais également la séparation de l'âme et du corps par des
44. Savinien Cyrano de Bergerac, L'Autre Monde, publié pour la première fois en 1657 par Lebret,
dans une édition expurgée, sous le titre Histoire comique.
45. Voir supra, p. 50, « La métempsycose» avait paru en mai 1826 dans la revue écossaise Black-
wood's Magazine, et reparaîtra ensuite dans le recueil de Robert Macnish, The Modern Pytha-
gorean, a Series of Tales, Essays and Sketches, Edinburgh, William Blackwood and Sons, Londres,
T. Cadell, 1838. Le Mercure de France au XIX' siècle le publia dans le vol. XXIX de 1830, en
cinq épisodes, signés « Un pythagoricien moderne ».
154 Visages du double
À travers les sifflets et les huées, nous avons compris pourtant qu'il était ques-
tion d'un savant magicien de l'Inde, qui, possédant le secret de la transmutation
des âmes, s'en servait pour faire passer la sienne dans le corps d'un imbécile
d'Anglais, aimé de la jeune Miaou, fille d'un magistrat de l'endroit. L'Anglais,
nommé Nigel, prenait, à son tour, possession du corps de l'Indien; mais, sous
cette nouvelle enveloppe, il se voyait dédaigné, repoussé par Miaou, qui, ne se
fiant qu'aux apparences, reportait son amour sur le sectateur de Bramah [sic].
De cette métempsycose en partie double, il résultait encore des quiproquos plus
ou moins divertissants, lorsqu'on parlait à l'un des deux rivaux de faits accom-
plis par l'autre, et antérieurs à la transformation. Enfin, après toutes sortes d'aven-
46. Cette histoire est racontée par Lucien dans le dialogue « De la mort de Peregrinus» (II' siè-
cle après J.-C.), et a été reprise par Christoph Martin Wieland dans ses Contes comiques, 1765.
47. L'Âne d'or, recueil satirique, Paris, Lavigne, 1842.
48. Voir Gérard de Nerval, Œuvres complètes, éd. J. Guillaume et C. Pichois, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », vol. III, 1993, p. 1391, note 2.
49. Ibid., pp. 771-775. Ce texte semble dater de 1851.
Scission et simulacre: les thèmes apparentés 155
tures burlesques que lui attirait sa défroque indoue, l'âme de Nigel parvenait à
se réintégrer dans son propre étui, avant que le magicien eût eu le temps d'épou-
ser Miaou.
L'âme de Bedloe était donc sortie de son corps, pour vivre pendant quel-
ques heures dans celui d'un officier anglais en train de se battre contre une
révolte des Indiens. Une fois l'Anglais mort, cette âme (dont on ne peut plus
dire à qui elle appartient vraiment, puisque c'est la même pour les deux hom-
mes) sort du cadavre, perçoit la réalité comme si elle avait une sorte de vue
à elle et réintègre le corps de Bedloe, qu'on doit supposer resté sans vie pen-
dant ce temps. La suite du conte révèle que cet Anglais était un certain Oldeb
(palindrome de Bedloe) et que cet épisode s'est réellement produit dans le passé,
à Bénarès: le médecin en a été le témoin et connaissait bien Oldeb. Il s'agit
donc d'une réincarnation en deux directions temporelles: Oldeb s'est réin-
carné en Bedloe, mais Bedloe est momentanément revenu en Oldeb, pour revi-
vre la bataille de Bénarès. Rejetant l'idée d'un simple rêve, le magnétiseur
commente le récit en disant: « Supposons que l'âme de l'homme moderne
est sur le bord de quelques prodigieuses découvertes psychiques 55. »
Un nouvel élément associe plus étroitement dédoublement et réincarna-
tion dans cette histoire. Le médecin possède un portrait d'Oldeb : celui-ci est
identique à Bedloe. Si l'on accepte qu'il existe un type particulier de double,
qu'on peut appeler, comme le fait C.F. Keppler, « double dans le temps»
parce que les deux êtres en question interviennent en des temps différents,
faut-il alors considérer que ce genre de double est toujours le fruit d'une
métempsycose? Et, symétriquement, que toute histoire de métempsycose
aboutit à une histoire de double? Nous croyons qu'il vaut mieux adopter
le critère suivant: il n'y a double que lorsque la transmigration de l'âme se
fait dans un corps identique, comme dans le cas d'Oldeb/Bedloe.
56. Repris dans le recueil Les Six Aventures, Paris, Librairie Nouvelle, 1857.
57. Dans le recueil de Paul de Molènes, Aventures du temps passé, Paris, Michel Lévy, 1853.
58. Le Moniteur universel, 28 janvier 1854.
59. « Avatar» a paru d'abord en onze feuilletons du Moniteur universel, du 29 février au 3 avril
1856, et ensuite en volume, chez Michel Lévy, Paris, 1857.
60. Théophile Gautier, « Avatar », in Œuvres. Choix de romans et de contes, Paris, Robert
Laffont, « Bouquins », 1995, p. 778.
158 Visages du double
[...1leur enveloppe humaine n'est plus qu'une chrysalide, que l'âme, papillon
immortel, peut quitter ou reprendre à volonté. Tandis que leur maigre dépouille
reste là, inerte, horrible à voir, comme une larve nocturne surprise par le jour,
leur esprit, libre de tous liens, s'élance, sur les ailes de l'hallucination, à des hau-
teurs incalculables, dans les mondes surnaturels; ils suivent d'extase en extase
les ondulations que font les âges disparus sur l'océan de l'éternité; ils parcou-
rent l'infini en tous sens, assistent à la création de l'univers, à la genèsedes dieux
et à leurs métamorphoses ; la mémoire leur revient des sciences englouties par
les cataclysmes plutoniens et diluviens, des rapports oubliés de l'homme et des
éléments 61.
J'essayai par le magnétismede relâcher les liens qui enchaînent l'esprit à son enve-
loppe : j'eus bientôt dépassé Mesmer, Deslon, Maxwel, Puységur, Deleuzeet les
plus habiles, dans des expériences vraiment prodigieuses, mais qui ne me
contentaient pas encore : catalepsie,somnambulisme, vue à distance, luciditéexta-
tique, je produisis à volonté tous ces effets inexplicables pour la foule, simples
et compréhensibles pour moi 62.
L'époux de Prascovie, quoique intrépide comme un Slave, c'est tout dire, res-
sentit un effroi indicible à l'approche de ce Ménechme, qui, plus terrible que
celui du théâtre, se mêlait à la vie positive et rendait son jumeau méconnaissable.
Une ancienne légende de famille lui revint en mémoire et augmenta encore sa
terreur. Chaque fois qu'un Labinski devait mourir, il en était averti par l'appa-
rition d'un fantôme absolument pareil à lui. Parmi les nations du Nord, voir
son double, même en rêve, a toujours passé pour un présage fatal, et l'intrépide
guerrier du Caucase, à l'aspect de cette vision extérieure de son moi, fut saisi
d'une insurmontable horreur superstitieuse [... )64.
En effet, chacun avait devant soi son propre corps, et devait enfoncer l'acier
dans une chair qui lui appartenait encore la veille. Le combat se compliquait d'une
sorte de suicide non prévu, et, quoique braves tous deux, Octave et le comte éprou-
vaient une instinctive horreur à se trouver l'épée à la main en face de leurs fantô-
mes et prêts à fondre sur eux-mêmes 66.
Le duel sera interrompu, parce que Octave, qui a constaté son échec
auprès de Prascovie, propose à Labinski de lui rendre son corps. Le docteur
Cherbonneau se prêtera à cet avatar à rebours mais, au dernier moment, l'âme
d'Octave s'échappera dans le ciel. Alors, c'est le vieux magnétiseur qui
s'empare du jeune corps d'Octave, pendant que Labinski retrouve le sien.
Dans ce roman, qui développe plus que tout autre le thème de la trans-
migration des âmes et de la possibilité magnétique de la maîtriser, le double
apparaît seulement comme conséquence de l'échange corporel, mais garde
toute sa force psychologique. C'est une intersection tout à fait originale des
deux thèmes, qui n'a rien de commun avec l'aventure d'Auguste Bedloe. Chez
Poe, l'identité physique, se greffant sur la métempsycose diachronique, pro-
duisait du double « dans le temps» ; chez Gautier, la différence physique
demeure, et ce n'est que le jeu des points de vue qui fait apparaître instanta-
nément la situation du double (plutôt que l' histoire de double).
Deux variantes étranges
On peut encore évoquer, pour conclure, deux textes étrangers: le premier,
un texte italien, offre la variante peut-être la plus curieuse du thème de la
transmigration de l'âme; le second, un texte anglais, montre que ce thème
prolonge son existence littéraire au moins jusqu'au début du xx- siècle.
L'écrivain italien Igino Ugo Tarchetti (1839-1869)est l'auteur d'un conte
intitulé « Un esprit dans une framboise », qui présente bien des traits com-
muns avec Le Retour de Walter de La Mare. L'histoire est celle du jeune baron
de B., qui mène une vie heureuse dans son fief de Calabre, où il se consacre
à trois passions: la chasse, les chevaux et l'amour. La mystérieuse dispari-
tion d'une jeune femme de chambre de son château produit à peine un nuage
dans sa sérénité. Un jour qu'il est parti seul à la chasse, il mange les framboi-
ses d'un buisson, dans la forêt. Il sent aussitôt son corps habité par deux per-
sonnalités : la sienne, et celle d'une femme. Toutes ses pensées, ses impulsions,
ses réactions sont doubles : il ne peut pas maîtriser cette dualité et adopte des
comportements qui ne lui appartiennent pas. Il commence par voir en double
les personnes qu'il rencontre: cette duplicité de vision est due au fait qu'en
lui coexistent deux points de vue différents: « [...] il les voyait doubles, mais
ils ne se ressemblaientpas complètement dans leur duplicité ; il les voyait comme
s'il y avait en lui deux personnes qui regardaient à travers les mêmes yeux 67. »
Et cette étrange duplicité commençait alors à s'étendre à tous ses sens: il voyait
double, entendait double, touchait double ; et - chose encore plus surprenante ! -
pensait double, c'est-à-dire qu'une même sensation produisait en lui deux idées,
et que ces deux idées étaient déroulées par deux forces rationnelles différentes, et
jugées par deux consciences différentes. Bref, il lui semblait qu'il y avait deux vies
dans sa vie, mais deux vies opposées, cloisonnées, de nature différente ; deux vies
qui ne pouvaient fusionner, et qui se battaient entre elles pour conquérir un pou-
voir exclusif sur ses sens - d'où la duplicité de ses sensations 68.
Un peu plus tard, cette nouvelle conscience qui s'est ajoutée à la sienne
commence à se tourner vers le passé ; se met alors à surgir toute une vie de
souvenirs, de sentiments inconnus, la mémoire d'un premier amour et d'une
« première faute », qui n'ont rien de commun avec les affections et les désirs
qu'a connus le jeune homme. En rentrant au château, le baron est entraîné
malgré lui dans des comportements qui n'appartiennent pas à son rang: il
embrasse des femmes de chambre, serre la main à ses domestiques. Puis il
monte dans sa chambre et, se jetant sur son lit, s'exclame: « Je viens cou-
cher avec vous, Monsieur le baron. » Alors, de nouveaux souvenirs se pres-
sent dans son esprit (ou plutôt dans ses esprits) : souvenirs de volupté, liés
à un même épisode vécu et considéré par ses deux différents acteurs. Simul-
tanément, il se remémore l'amour de l'homme et de la femme: « [...] il comprit
en ce moment ce qu'était la grande unité, l'immense complexité de l'amour,
qui, étant un sentiment coupé en deux d'après les lois inexorables de la vie,
ne peut être compris de chacun qu'à moitié 69. »Ainsi, le baron fait l'expé-
rience de la totalité amoureuse. Ensuite, le dédoublement de la conscience
commence à se répercuter sur l'apparence physique: le baron se regarde dans
le miroir et s'aperçoit que son visage est comme dédoublé: « Sous l'épiderme
diaphane de sa personne transparaissait une deuxième image aux traits vapo-
reux, instables, inconnus 70. » Cette figure étrangère, qui émerge vaguement
67. Ne connaissant aucune traduction française de ce récit, nous traduisons des passages de l'édi-
tion des Racconti fantastici d'Igino Ugo Tarchetti, Milan, Bornpiani, 1993 (p. 94).
68. Ibid., pp. 94-95.
69. Ibid., p. 98.
70. Ibid., p. 99.
r
162 Visages du double
à travers son visage habituel, ne lui est pas inconnue: il se souvient qu'un
portrait, qui se trouve au château, la représente. Le baron se précipite dans
le couloir où est accroché le tableau. Se déroule alors une scène qui constitue
le prolongement de celle du miroir: saisi par une crise qui évoque l'épilepsie,
le baron fixe de son regard le portrait, qui paraît l'attirer par une force sur-
naturelle. En même temps, les personnes accourues voient ses traits se trans-
former: comme dans le miroir, son visage, sans perdre sa physionomie
habituelle, en laisse apercevoir une deuxième, celle du tableau, qui représente
la femme de chambre récemment disparue du château. La personnalité de
celle-ci, s'emparant complètement du corps du baron, dénonce son assassin,
qui est contraint d'avouer: amoureux sans retour de la jeune femme, le garde-
chasse l'a tuée dans un accès de jalousie. Il n'est pas nécessaire d'insister sur
le fait que le baron, en revanche, avait eu plus de succès auprès de la belle.
Mais comment expliquer la singulière métempsycose? Le meurtrier avait
enterré sa victime dans la forêt, et un framboisier avait poussé sur la sépul-
ture. En mangeant les framboises, le baron avait ingéré l'âme de la défunte.
Un puissant émétique permettra de l'expulser.
Dans ce conte, l'expédient farfelu qui permet la métempsycose risque
de cacher l'intérêt du développement: en termes magiques, c'est une histoire
de possession ; en termes psychologiques, un cas de personnalité multiple
simultanée. Exemple rare dans la littérature, ici, la deuxième personnalité ne
se manifeste pas par intermittence, et la duplicité ne fonctionne pas grâce à
un jeu d'amnésie. Le protagoniste ne perd jamais son identité, mais en assume
simultanément une autre. D'où le tiraillement, la violence déchirante de la
duplicité, mais aussi, dans la scène du souvenir érotique, l'expérience éton-
nante de la complétude.
« L'histoire de feu M. Elvesham » de H.G. Wells présente une scène
comparable, même si la suite de l'intrigue constitue plutôt un cas d'échange
d'âmes. Comme dans Avatar, un personnage veut s'emparer du corps d'un
autre: le vieux et malade M. Elvesham veut entrer dans le corps du jeune
et sain M. Eden. Le premier est riche, le deuxième pauvre; l'argent est donc
l'appât par lequel le diabolique vieillard attire le jeune homme dans son piège.
Il lui fait ingérer une substance qui, on ne sait comment, produit l'échange
des âmes. Mais, dans une première phase, Eden sent en lui la présence d'un
autre être; il a des souvenirs et des pensées qui ne lui appartiennent pas, il
voit ou éprouve ce que l'autre est en train de voir ou éprouver. Une deuxième
substance magique accomplit la transmigration définitive : Eden se réveille
dans le lit, et dans le corps du vieillard et, en se regardant dans le miroir,
il fait l'expérience inverse de la rencontre du double, il voit un autre homme.
On passe donc, dans ce conte de Wells, de la personnalité multiple simultanée
à la personnalité multiple successive, ou encore de la possession à la métem-
psycose.
Scission et simulacre: les thèmes apparentés 163
Simulacres
Le simulacre humain est toujours troublant: dans certains romans gothiques,
un personnage se promenant dans un sombre château peut être effrayé par
la rencontre d'une vieillearmure et se demander s'il s'agit d'un homme. Quand
il s'aperçoit qu'aucun soldat n'habite cette peau de métal, le promeneur n'est
pas pour autant complètement rassuré. Cette carapace peut devenir plus
effrayante lorsqu'elle est vide que lorsqu'elle est habitée par la force mena-
çante d'un guerrier. Tout se passe comme si l'apparence humaine, lorsqu'elle
n'est pas soutenue par la réalité d'un homme en chair et en os, était porteuse
d'un trouble profond. Certes, l'incertitude et l'hésitation dérangent toujours
mais, dans le cas du simulacre, elles concernent, de plus, une distinction fon-
damentale, celle de l'humain et du non-humain. Tout ce qui imite les formes
du corps humain finit par acquérir un sens soit de révélation, soit de parodie
de l'humain. L'imitation peut se résoudre dans l'excès (multiplication des
corps, pouvoirs exceptionnels qui leur sont attribués) ou bien dans l'épuise-
ment (corps vidés, inertes, etc.).
Le simulacre est à l'homme ce que l'homme est à Dieu : étant à son image,
il renseigne sur l'original mais, en même temps, par son imperfection, il
constitue une dérision de cet original. La boutade de Voltaire : « Si Dieu nous
a faits à son image, nous le lui avons bien rendu 71 », pourrait être appliquée
au rapport entre l'homme et ses simulacres. En se représentant, l'homme veut
se connaître ; mais la représentation peut lui renvoyer un reflet soulignant
ses dons aussi bien qu'une image de ses limites, voire de sa monstruosité. Une
poupée peut signifier la beauté féminine, mais aussi la triste et banale maté-
rialité du corps, la mécanique de l'organisme: les articulations du manne-
quin rappellent à l'homme que lui aussi est fait de pièces.
Les mannequins
Un conte d'Achim von Arnim, « Mellück Maria Blainville» (1812), attribue
à un mannequin une fonction très particulière, fondée sur la ressemblance.
Mellück est une magicienne arabe qui débarque à Marseille, se fait baptiser
et entreprend une carrière d'actrice. Dans la bonne société, elle fait la ren-
contre de Saintrée, un noble éloigné de la cour. Elle le séduit après s'être empa-
rée de l'un de ses habits, auquel il est particulièrement attaché et dont elle
revêt un mannequin. Lorsque Saintrée la quitte, pour revenir à un précédent
amour, Mathilde, Mellück le fait tomber malade grâce à ses pouvoirs
magiques. Possédant chez elle un simulacre de son ancien amant, elle peut
s'emparer du cœur de celui-ci et, ainsi, le ronger de l'intérieur. Ce charme
sera rompu par l'intervention d'un autre personnage, Frenel, qui affronte la
magicienne et la contraint à rendre la vie à Saintrée mourant. En fait, Mel-
lück, qui est toujours amoureuse, est désespérée d'apprendre que sa vengeance
n'a été que trop efficace. Elle dévoile alors son secret à Frenel:
À ces mots, elle tira un rideau et Frenel aperçut avec surprise la poupée articulée
qui était devenue, grâce au talent artistique de Mellück, un reflet du comte, autant
par la forme que par le teint, tel qu'il lui était apparu au temps de son plus bel
éclat. Cette reproduction portait l'habit qui avait été trempé par les larmes de
Mathilde et avait gardé les bras solidement croisés. Une faible pression de Mellück
libéra les bras repliés de la statue. Elle enleva rapidement le vêtement, regarda
dans une cavité sombre, située à l'emplacement du cœur, prit une mine songeuse
et dit: « Allez vite, Frenel, car dans une heure il sera trop tard; il ne vit que
par les dernières fibres de son cœur [... ]72.
Les automates
Qu'est-ce qu'un automate?
Selon l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, l'automate est un « engin qui
se meut de lui-même », une « machine qui porte en elle le principe de son
72. Achim von Arnim, « Mellück Maria Blainville », in Les Romantiques allemands, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », vol. II, 1973, p. 599.
Scission et simulacre: les thèmes apparentés 165
73. Bernardino Baldi, « Discorso di chi traduce sopra le machine semoventi », in Di Herone
A/essandrino De g/i Automati, ovvero Machine Se Moventi, Venise, Girolamo Porro, 1589, p. Il.
74. Voir l'ouvrage classique d'Alfred Chapuis et Édouard Gélis, Le Monde des automates. Étude
historique et technique, Paris, chez les auteurs, 1928; et le livre plus récent de Mario
G. Losano, Storie di automi, Turin, Einaudi, 1990.
166 Visages du double
75. Ces « lettres» avaient d'abord été publiées par Le Mercure de France, à partir du 24 juillet
1770.
76. Carl Friedrich Hindenburg, Über den Schachspieler des Herm von Kempelen. Nebst einer
Abbildung und Beschreibung seiner Sprachmaschine, in der Johann Gottfried Müllerschen
Buchhandlung, Leipzig, 1784.
77. Joseph Friedrich zu Racknitz, Über den Schachspielervon Kempelen und dessen Nachbildung,
Johann Gottlieb Immanuel Breitkopf, Leipzig-Dresde, 1789.
78. E.T.A. Hoffmann, « Les automates », Intégrale des contes et des récits, vol. VII, t. II, Les
Frères de Saint-Sérapion, Paris, Phébus, 1981, p. 122.
Scission et simulacre.' les thèmes apparentés 167
Restant volontairement vague sur le fin mot de l'énigme, qu'il ne livre pas,
Hoffmann mélange dans ce conte une réflexion générale sur les automates
- notamment les automates-musiciens (très à la mode depuis le XVIIIe siè-
cle) - , avec des hypothèses sur les rapports subtils qui pourraient s'établir
entre le maître caché du Turc et l'homme qui lui pose des questions. Ainsi,
l'automate ne serait plus que le simple instrument d'une communication entiè-
rement psychique :
Il semble qu'il soit possible à l'auteur de la réponse d'exercer sur nous une
influence psychique par des moyens qui nous sont inconnus; il semble qu'il soit
capable de se mettre avec nous en relation d'esprit, de façon à s'assimiler notre
état d'âme et toute notre personnalité cachée. Ainsi, bien qu'il n'exprime pas
clairement le secret qui nous habite, il donne - comme dans une extase provo-
quée précisément par le rapport qui nous lierait à quelque principe spirituelétran-
ger - des indications sur tout ce qui se cache dans notre propre poitrine, sur
tout ce qui, convenablement éclairé, se révèle à l'œil de l'esprit. C'est une force
psychique qui fait résonner les cordes de notre être - lesquelles, autrement, ne
rendent qu'un bruit confus et incompréhensible -, et les voilà qui vibrent et
retentissent si fort que nous parvenons à la fin à en percevoir nettement l'har-
monie [... ]79.
La réponse n'est alors que l'écho de la question, qui rebondit vers l'inter-
rogateur. Ici, Hoffmann pousse son intuition très loin et, à travers l'idée d'une
influence vaguement magnétique, imagine un dialogue basé sur une dramati-
sation des voix intérieures, comme dans le rêve :
[... ] mais alors c'est nous-mêmes qui nous faisons les réponses, tandis que nous
saisissonsplus clairement, comme si elle était projetée hors de nous, la voix inté-
rieure qui s'est trouvée éveillée par un principe spirituel étranger. De la sorte,
de vagues pressentiments, prenant la forme et l'aspect de la pensée, se métamor-
phosent en sentences claires. C'est ainsi que souvent en rêve une voix étrangère
nous apprend des choses que nous ignorions ou que du moins nous ne savions
que d'une manière incertaine. Et cependant cette voix, qui paraît nous apporter
des renseignements fournis par quelqu'un d'extérieur à nous, ne fait que sortir
de notre personnalité et s'exprime en paroles parfaitement intelligibles 80.
[... ] on pourrait associer à ces automates des hommes vivants qui exécuteraient
avec eux des danses de toute sorte, où l'on verrait le danseur en chair et en os
saisir la danseuse de bois et tournoyer avec elle. Pourrais-je supporter une minute
ce spectacle sans être saisi d'horreur 82 ?
81. E.T.A. Hoffmann, « L'homme au sable », in Intégrale des contes et des récits, vol. III,
Contes nocturnes, Paris, Phébus, 1979, p. 42.
82. E.T.A. Hoffmann, « Les automates », in Intégrale des contes et des récits, vol. VII, t. II,
p. l l S.
83. Ibid.
Scission et simulacre: les thèmes apparentés 169
Les marionnettes
Aux antipodes - apparemment - de toute dépréciation du mécanique, telle
que Hoffmann l'exprime parfois, et tout près de la vision folle et lucide de
Nathanaël, Heinrich von Kleist développe une méditation sur la grâce, dans
Le Théâtre des marionnettes (1810). Ce court texte, très souvent commenté,
ouvre une perspective inédite en proposant une échelle de valeurs surprenante
entre l'humain et son simulacre. La marionnette, cette reproduction banale,
enfantine, approximative de l'homme et de son mouvement, dégage une
harmonie supérieure, atteint un degré idéal de cohérence et de continuité.
L'homme ne peut pas concurrencer la marionnette. Son infériorité est due,
paradoxalement, à ce qui devrait au contraire le rendre supérieur à la marion-
nette - la conscience, qui fait obstacle à sa cohérence: « J'avouai savoir
parfaitement, dit le narrateur de Kleist, quel grand désordre venait jeter la
conscience dans la grâce naturelle de l'homme 86. » Son interlocuteur renché-
rit ainsi : « [... ] dans le monde organique, dans la mesure où se fait plus obs-
cure ou plus faible la réflexion consciente, plus rayonnante et triomphante
s'avance la grâce 87. » Pour que la grâce coïncide avec la conscience, il fau-
84. E.T.A. Hoffmann, « L'homme au sable », in Intégrale des contes et des récits, vol. III,
op. cit., p. 51.
85. Ibid.
86. Heinrich von Kleist, « Sur le théâtre de marionnettes », in Les Romantiques allemands, Paris,
Desclée de Brouwer, 1962, p. 490.
87. Ibid., p. 493.
170 Visages du double
drait que cette dernière soit absolue, c'est-à-dire divine: « C'est ainsi qu'elle
[la grâce] apparaît la plus pure dans la forme corporelle de l'homme, ou bien
qui n'a aucune conscience, ou bien qui possède une conscience infinie: c'est-
à-dire, et tout aussi bien, chez la marionnette et chez le Dieu 88. » L'homme
se situe ainsi à une place intermédiaire entre deux états de grâce. C'est donc
par son défaut que le simulacre, encore une fois, se montre révélateur: non
pas de la divinité de l'homme, mais de son éloignement infini du divin, le
pire étant que cette distance même est ce qui constitue l'humanité de l'homme.
C'est cette grâce, à la fois opposée et identique à la grâce divine, qui rend
la marionnette si attirante. Le thème du marionnettiste manipulé par sa pou-
pée ou du ventriloque dirigé par son fantoche est un classique du fantasti-
que, que Cavalcanti a mis en scène de manière fascinante dans l'épisode « Le
mannequin du ventriloque» de son film Au cœur de la nuit (1945). S'il est
horrible de devenir la chose de sa chose, le double de son double, cette hor-
reur contient son charme, sans lequel rien sans doute ne serait possible. On
dirait qu'une pente irrésistible pousse l'homme vers ce qui le fait cesser d'être
homme et l'intègre à la manière brute. Ce sont la liberté et la conscience, si
totalement privées de grâce et de certitude, comme le dit Kleist, qui sont lourdes
à porter. Son texte nous dit quelque chose de fondamental pour tous les simu-
lacres : ce qui paraît une dégradation (l'imitation, la machine) donne en fait
l'image de l'absolu, d'un absolu à l'envers.
Les androïdes
À la fin du XIX' siècle, un roman français apporte le chaînon qui manquait
pour relier le thème de l'automate-androïde au thème du double: c'est L'Ève
future, de Villiers de l'Isle-Adam, paru en 1886. Thomas Alva Edison, l'inven-
teur américain, veut détourner du suicide son ami Lord Ewald, amoureux
d'une femme très belle et très sotte, la cantatrice Alicia Clary. Il projette alors
de construire une « andréide » (néologisme qui féminise étrangement le mot
« androïde» identique à Alicia, mais beaucoup plus intelligente: elle s'appel-
lera Hadaly). Ewald approuve ce projet et, lorsque Edison remplace, à son
insu, Alicia par Hadaly, il apprécie les qualités nettement supérieures de l'esprit
de l'andréide. Il découvre la vérité sur l'identité de sa nouvelle compagne,
qu'il préfère nettement à la première, et qui lui fait des révélations sur l'au-
delà. En fait, l'andréide n'est pas seulement le produit de la mécanique la
plus sophistiquée, alliée à l'électricité: elle est également en contact avec un
être surnaturel nommé Sowana, par l'entremise d'une médium. Sowana finit
par habiter de manière permanente le corps artificiel d'Hadaly. Mais l'histoire
se termine par une catastrophe : les deux femmes, la vraie et la fausse,
88. Ibid.
Scission et simulacre.' les thèmes apparentés 171
Les golems
Le golem est un simulacre d'homme qu'un rabbin polonais ou pragois (l'ori-
gine varie selon les récits) du XVI" siècle aurait façonné en se servant d'argile.
La chose s'anime lorsqu'on lui place dans la bouche un papier portant l'ins-
cription qui lui donne vie. Le verbe magique reproduit la toute-puissance du
verbe divin. La légende prend ses racines dans la tradition talmudique et
kabbalistique, et renaît au début du XIX" siècle en Allemagne : elle est utili-
sée par Jacob Grimm (Die Golemsage, 1808), Achim von Arnim (« Isabelle
d'Égypte », 1812), Berthold Auerbach (Spinoza, 1837), et apparaît indirec-
tement dans deux récits de Hoffmann, « Les secrets» (1820) et « Maître
Puce» (1822), où il est question de Téraphim, Au xx" siècle, cette étrange
figure réapparaît entre autres dans Le Golem* de Meyrink, qui l'intègre dans
une histoire de doubles.
Dans le long conte d'Achim von Arnim, « Isabelle d'Égypte» (1812),
le golem interfère déjà avec le double (objectif), puisque le récit oppose Bella,
princesse des Tziganes, et Golem-Bella, sa trompeuse réplique. Ici le golem
n'est pas seulement un homme créé par l'homme, mais la copie de quelqu'un.
Golem-Bella est créée d'une manière curieuse: le juif polonais qui doit lui
donner la vie façonne d'abord une statue d'argile mais, pour lui donner la
physionomie de Bella, il attire celle-ci dans son cabinet d'optique et, sous
prétexte de lui montrer des images merveilleuses, il la fait regarder dans un
miroir magique, où ses traits restent fixés. Ce miroir absorbe et retransmet
également tous les souvenirs de Bella, qui s'inscrivent dans l'être artificiel.
Néanmoins, Golem-Bella n'a pas toutes les qualités spirituelles de la jeune
fille : elle constitue un piège, une approximation décevante, une apparence
sans fond. Construite pour tromper le rival du futur empereur Charles Quint,
cette femme-piège finira par piéger Charles lui-même, qui couche avec
elle. Mais, dans une scène de véritable rencontre de doubles, l'original et
la copie sont mis en présence. Golem-Bella s'exclame: « Faut-il que je
172 Visages du double
te revoie, toi que Dieu a créée avant moi; faut-il que je frissonne, de ne pas
être vivante 89 ? » Charles comprend son erreur et accomplit le geste rituel
qui retransforme le golem en argile. Mais le rapport avec la fausse Bella l'a
troublé au point qu'il ne se sent plus attiré par la vraie Bella. De son côté,
le rival de Charles, qui est un homme-mandragore, recueille les restes du golem
et lui rend des formes féminines : « [... ] sous ses mains, tout devint si
ressemblant que, dans son ravissement, il préféra la possession de cette femme
créée par lui à celle de toute autre femme créée par Dieu [... ]90 » Son tra-
vail transforme encore une fois la matière en femme, lui restituant au moins
les apparences de Bella, à défaut de pouvoir l'animer. Charles la voit et,
charmé lui aussi, l'enlève.
Dans ce conte à l'intrigue complexe, nous avons isolé ce qui a trait au
golem: il s'en dégage une ambiguïté déroutante, entre le désir suscité par la
femme et l'attirance pour le simulacre. Ce dernier peut être vu comme une
réification de l'objet de ses désirs. Mais le rapport avec lui se présente à son
tour sous un double aspect : étape d'une formation, initiation à la vie adulte,
ou bien piège qui entraîne vers la perte.
Les mandragores
89. Achim von Arnim, « Isabelle d'Égypte », in Les Romantiques allemands, vol. II, op. cit.,
p. 558.
90. Ibid., p. 571.
Scission et simulacre: les thèmes apparentés 173
che à la représentation des êtres humains, elle met également en scène des
simulacres qui, loin de parodier l'homme, affichent cette fois-ci une sorte
d'accomplissement idéal de l'humain par le beau. Quand l'esthétique s'en mêle,
l'enjeu de la représentation semble encore plus important. Les tableaux, les
statues ne sont pas inquiétants par leur gauche approximation de l'humain
mais, bien au contraire, par leur perfection, dont la beauté se porte garante.
Plus que tout autre simulacre, un portrait peut avoir fonction de double par
rapport à un personnage. Ce qui lui manque en termes d'animation peut être
compensé par le charme persuasif (et, pour certains, trouble) propre à l'art.
Mais, pour qu'un portrait acquière, dans un récit, un rôle comparable à celui
d'un double, il faut qu'il ne se limite pas à une ressemblance réussie. Le lien
vital entre un être humain et son portrait doit s'extérioriser. Le portrait peut
alors remplacer son modèle, le concurrencer dans la vie, lui soustraire son
énergie vitale; il peut annoncer un destin, ou le réaliser. Pour que ce genre
de portrait-double s'impose comme thématique littéraire, il a fallu d'abord
que certaines situations typiques se répandent dans la production roma-
nesque. C'est dans le roman gothique qu'on retrouve, par exemple, des
tableaux chargés d'un message secret, des œuvres d'art prophétiques, qui
annoncent souvent (de manière plus ou moins cryptée) le dénouement de l'intri-
gue. Dans Le Château d'Otrante de Horace Walpole (1765), deux portraits
du vieux et bon prince, Alfonso, jouent un rôle essentiel: une statue qui
exprime de différentes manières sa volonté, un tableau dont l'image quitte
la toile pour accuser le nouveau et méchant prince, Manfred. D'autres situa-
tions typiques sont celles du tableau terrifiant, comme dans le conte de
Washington Irving, « Aventure du tableau mystérieux» (1824), ou bien du
tableau animé, qu'on retrouve par exemple dans le premier conte de Théophile
Gautier, « La cafetière» (1831), où des personnages peints sortent de leurs
cadres et se mettent à danser. À côté des tableaux animés, il faut situer la
très célèbre statue animée de « La Vénus d'Ille », de Prosper Mérimée (1837).
Le tableau prophétique
Nous avons déjà examiné le rôle capital du portrait de sainte Rosalie dans
Les Élixirs du diable" de Hoffmann, et son rapport avec le personnage d'Auré-
lie. Dans ce roman, la représentation constitue le point de départ de l'intri-
gue, parce qu'en elle se concentre l'ambiguïté fondamentale entre élévation
et abaissement, sainteté et péché. Le tableau est donc prophétique dans le
sens que tout est déjà inscrit en lui, et le récit n'est que la dramatisation de
sa problématique.
Le prophétisme de l'art est encore plus explicite - puisqu'il en constitue
la thématique même - dans un conte de Nathaniel Hawthorne, « Les pein-
tures prophétiques» (1837). Deux jeunes fiancés américains, Walter et
Elinor, décident de se faire faire leur portrait par un peintre venu d'Europe,
dont les tableaux semblent doués d'une extraordinaire puissance d'évocation.
174 Visages du double
91. Théophile Gautier, « La toison d'or », Œuvres. Choix de romans et de contes, Paris, Robert
Laffont, « Bouquins », 1995, p. 643.
92. Ibid., p. 644.
93. Ibid., p. 645.
94. Ibid., p. 652.
95. Edgar Poe, « Le portrait ovale », Œuvres en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de
la Pléiade », 1951.
96. Ibid.
176 Visages du double
Cheveux d'or, yeux d'azur, lèvres de rose, tout était là, intact. L'expression seule
s'était modifiée. Et c'était d'une cruauté atroce. Auprès de ce qu'il lisait là de
97. Ibid.
Scission et simulacre: les thèmes apparentés 177
Un jour, par gaminerie, jouant au Narcisse, il avait baisé, ou plutôt feint de bai-
ser, ces lèvres éclatantes qui maintenant lui souriaient d'un si amer sourire. Des
matinées entières, il s'était immobilisé devant ce portrait, s'émerveillant de sa
beauté, bien près, par moments, d'en tomber amoureux 99.
Art et simulacre
Dans sa biographie de Hoffmann, L'Ombre de soi-même, Pierre Péju écrit:
« L' hoffmannien est une stratégie faisant appel aux récits-reflets et aux per-
sonnages doubles dans le combat qui oppose un homme au diabolique 100. »
Le simulacre, et plus particulièrement l'automate, participe en première ligne
à ce combat analysé par Péju. Comme en toute imitation de la création, comme
en tout redoublement de l'œuvre divine, il y a dans les simulacres quelque
chose de diabolique. Le grand trompeur est aussi le grand maître des simula-
cres et des doubles: le règne du diable, c'est aussi celui de l'automatisme géné-
ralisé, c'est-à-dire la victoire de la matière, la caricature ricanante de la vie
animée par la mort manipulée (en ce sens, Raymond Roussel, dans Locus
solus, invente en quelque sorte le simulacre absolu, c'est-à-dire la vie se super-
posant à elle-même, se doublant, mais sans double : le savant Canterel anime
98. Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray (1891), trad. d'E. Jaloux et F. Frapereau, Paris,
Le Livre de Poche, 1975, p. 152.
99. Ibid., p. 153.
100. Pierre Péju, L'Ombre de soi-même, E. T.A. Hoffmann, une biographie, Paris, Phébus,
1992, p. 210.
178 Visages du double
1. Robert Musil, L 'Homme sans qualités (1930-1932), Paris, Seuil, « Points »,1. II, 1995, p. 285.
2. Ibid., p. 286.
3. Ibid.
Conclusion 183
silence, qui s'entend dans leur bavardage et leur bégaiement; en même temps,
dans cette redite, quelque chose d'autre finit par se profiler, le saut ontolo-
gique où la négativité accomplie deviendrait la matrice du positif. Ces figures
s'inscrivent avec une particulière netteté chez Kafka, Beckett et Robbe-Grillet.
Mais le double constitue aussi une épreuve à franchir, il invite au dépas-
sement de ce stade de suspension dans le vertige de l'être-non être. Le texte
permet de viser cet horizon ontologique où je deviens un autre, il emmène
l'écrivain, et avec lui le lecteur, vers ce point imaginaire d'une altérité radi-
cale en laquelle l'identité s'accomplirait. L'ironie, le jeu verbal, les égarements
dans lesquels nous plongent les artifices de la narration, les différences que
font apparaître les structures répétitives constituent autant de moyens d'en
approcher, de tenter de la réaliser. Bref, le texte littéraire, et singulièrement
- mais pas seulement - le texte moderne, met en jeu des stratégies de varia-
tions et de métamorphoses, toute une mise en scène de travestissement, toute
une machinerie rythmique qui constitue comme le théâtre de l'être et qui, en
même temps, tend à dépasser le stade de l'illusion, ou plutôt à faire comme
si l'illusion était aussi la réalisation. Si l'identité, comme Proust ne cesse de
le répéter tout au long de son œuvre, ne peut nous parvenir qu'à travers le
prisme de la différence (par un signe, une métaphore, une métamorphose),
il ne s'agit pas seulement de langage et de transcription, il ne s'agit pas seule-
ment de connaissance.
Clément Rosset reproche au double d'incarner l'asservissement de la per-
sonne à l'image, d'incarner le refus de la vie, la négation de tout ce qui est
au profit de l'autre. Au fond, sa démarche relève d'un anti-intellectualisme
radical: seule compte l'expérience, la chose lorsqu'elle apparaît; et alors il
n'y a plus qu'à se taire. Il stigmatise aussi l'attitude de ceux qui jouent à être
quelqu'un d'autre qu'eux-mêmes, se créent un double à usage public et ne
réussissent ainsi qu'à s'enfermer en eux-mêmes, ou plutôt - faudrait-il dire
- dans leur désir vide d'être un autre. La littérature selon Proust (et selon
Hoffmann) représente exactement ce que Rosset reproche au dédoublement,
mais pour ainsi dire retourné, mis à l'envers. La conception proustienne de
la création repose sur l'idée que la vie n'est pas la vie. Le vécu ne nous donne
pas l'expérience réelle, il affadit, disperse, dissimule la substance du réel.
Atteindre, non la chose même - ce qui n'a guère de sens - mais la vérité
pour soi du réel, implique, quoi qu'en dise Rosset, détours et dédoublements.
On vit toujours la deuxième fois, on vit lorsqu'on revit, c'est-à-dire lorsque
l'on crée les conditions de la synthèse entre l'objectif et le subjectif, lorsque
l'on parvient à digérer l'expérience, à en dégager le sens qui en est aussi la
pleine charge émotionnelle. Non par l'intellect, mais par la recréation. La
littérature devient chez Proust l'appropriation du monde dans son redou-
blement.
Ce ne sont pas seulement les choses qui exigent d'être doublées pour que
nous les rencontrions vraiment, c'est nous-mêmes. Rosset a raison de s'élever
184 Visages du double
contre ceux qui cherchent une identité factice, qui veulent faire l'ange et font
la bête. Mais il y a chez l'individu un détour du factice et de l'inauthentique
qui est aussi l'apprentissage de sa vérité. L'acteur qui veut être vrai doit faire
semblant. Cela signifie qu'il n'a pas à traduire une hypothétique vérité de
son personnage ou de sa personne ; il serait exécrable. Il lui faut détacher
de lui les significations toutes faites, les rendre disponibles, les placer en orbite
si l'on veut, de manière à pouvoir les faire jouer. Le double qu'il devient alors
n'est ni lui ni son personnage, mais un individu où les deux s'éclairent l'un
par l'autre et se complètent. Le sens, dans le théâtre, n'est pas transcrit, mais
dynamisé. Proust s'avance sous le masque de Marcel, qui n'est ni lui, ni un
autre, mais le corps scénique de leur double vérité. Hoffmann lie le travail
de l'acteur à celui de l'écrivain. Il ne s'agit pas de tromper, de faire croire
que l'on est ce que l'on n'est pas, mais bien, là encore, de suspendre croyances
et certitudes pour faire advenir quelque chose. Comme la fantaisie scénique,
la fantaisie littéraire détache de soi, de cette adhérence et de cette préservation
avare de soi qui est la mort de toute signification. Jouer ce que l'on est, c'est
le mettre enjeu, le soumettre au risque de la transformation, le dominer. Jouer
à l'autre, c'est déjà se l'approprier, comme en tournant autour, en en faisant
miroiter les diverses facettes et agir les divers mécanismes, sans en être
prisonnier. C'est aussi pourquoi il n'y a peut-être pas de véritable écrivain
tout à fait dépourvu d'humour. Il s'agit de laisser parler toutes les voix, dirait
Jung, d'apprendre à se parler, le se impliquant toutes sortes d'êtres et de
personnes.
Aragon raconte, au début de Je n'ai jamais appris à écrire, ou les inci-
pit, comment il s'est mis à écrire pour un autre lui-même, un « compagnon
imaginaire », qui le lirait: la projection individuelle correspond à la projec-
tion du sens, qui ne se situe pas avant, mais après la fantaisie littéraire; le
détenteur du secret, ce n'est pas moi, mais l'autre, le destinataire, ce que je
deviens, le lecteur :
Je jouais aux secrets, voilà ce que personne ne pouvait savoir. Et c'était un jeu
qui m'enflammait, d'abord parce qu'il me forçait à avoir des secrets. Puis à leur
donner forme, comme si j'avais un correspondant, un ami, qui seul pouvait les
comprendre, mes grifouillis. Qui, seul, aurait pu me répondre, par ce même
moyen. Enfin, c'est pour cet ami-là que je me mis à faire des progrès dans l'art
de tracer des signes, que je montrais aux miroirs, où un autre moi-même faisait
semblant de les lire. [... ] J'avais commencé d'écrire, et cela pour fixer les
« secrets» que j'aurais pu oublier. Et même plus que pour les fixer, pour les
susciter, pour provoquer des secrets à écrire 4.
4. Louis Aragon, Je n'ai jamais appris à écrire, ou les incipit, Genève-Paris, Skira, Flamma-
rion, 1969, pp. 8-9.
Conclusion 185
Ces notices n'ont pas pour objet de proposer une analyse détaillée des textes, mais
de présenter le cadre narratif dans lequel apparaissent les figures variées du double.
On y trouvera les récits le plus souvent cités dans les différents chapitres de ce livre
et d'autres œuvres d'importance. En ce qui concerne les textes déjà amplement résumés,
nous n'avons pas jugé nécessaire de leur consacrer une notice.
« L'âme double », Jean Richepin, in Le Coin des fous. Histoires horribles, Paris,
Flammarion, 1921 ; « L'héautophage », in Contes de la décadence romaine (1898),
Paris, Séguier, 1994.
Le double constitue un thème obsessionnel chez Richepin. On en trouve un exemple
dans les Contes de la décadence romaine, recueil où grouillent les monstres et les ano-
malies, chargés de distraire des Romains blasés, friands de spectacles nouveaux, de
bizarreries inédites. L'un de ces monstres est décrit dans le conte intitulé « L'héauto-
phage ». L'héautophage est un magicien, prétendument descendant des Atlantes. Au
cours d'une séance privée, il fait apparaître son double, lequel absorbe l'original, ne
laissant à sa place qu'un cadavre en putréfaction.
Mais c'est dans son dernier recueil, Le Coin des fous, que le double est le plus
présent. On y trouve l'histoire d'un homme obsédé par le souvenir du plaisir extraor-
dinaire que lui ont procuré les massages pratiqués par deux monstres simiesques ren-
contrés dans le Sahara, deux êtres mi-hommes mi-femmes, négroïdes, absolument
semblables (« Fezzan ») ; celle de deux vieilles bigotes quasiment identiques, un peu
effrayantes, dont la véritable identité n'est révélée que par leur épitaphe: elles
s'appellent Jules et Fernand, et ont vécu toute leur vie dans une « union parfaite»
(« Les sœurs Moche »), « L'âme double» se présente comme l'étude d'un cas psychia-
trique de personnalité dissociée. En effet, le personnage principal est doté d'une double
personnalité et a deux vies qui alternent tous les deux ans (dans cette nouvelle, Riche-
pin pousse jusqu'à la caricature la formalisation binaire) : une vie anglaise et une vie
française. L'Anglais en lui ignore totalement ce qu'a fait le Français, et réciproque-
ment; il emploie évidemment l'une ou l'autre langue dans ses différentes vies. Deux
188 Visages du double
Rentré en Allemagne, l'homme sans reflet se sent rejeté à cause de son anomalie,
et sa femme elle-même, lorsqu'elle s'en aperçoit, ne veut plus de lui. Dappertutto
réapparaît et propose un pacte à Erasmus : il lui livrera définitivement Giulietta à con-
dition qu'il se débarrasse de sa famille en empoisonnant sa femme et son enfant. Dans
la scène finale, Erasmus manque de céder à la tentation, mais il est sauvé par l'inter-
vention de sa femme. Giulietta montre alors son vrai visage, celui d'une créature dia-
bolique. Erasmus a évité le pire, mais ne peut plus vivre avec sa femme : il est condamné
à une vie d'errance.
« Borges et moi» et autres textes de Jorge Luis Borges: « Les ruines circulaires »,
« La forme de l'épée », « La mort et la boussole », in Fictions (Ficciones, 1944), Paris,
Gallimard, « Folio », 1986 (trad. P. Verdevoye, N. Ibarra, R. Caillois) ; « Abenhacan
el Bokhari mort dans son labyrinthe », in L'Aleph (El Aleph, 1949), Paris, Gallimard,
« L'Imaginaire », 1978 (trad. R. Caillois et R.L.F. Durand) ; « Borges et moi »,
« Everything and nothing », in L'Auteur et autres textes (El Hacedor, 1960), Paris,
Gallimard, « L'Imaginaire », 1982 (trad. R. Caillois) ; « L'autre », in Le Livre de
sable (El Libro de arena, 1975), Paris, Gallimard, « Du monde entier », 1978 (trad.
F.-M. Rosset) ; « 25 août 1983 » (1993), Le Double, monographie de la Revue fran-
çaise de psychanalyse, Paris, PUF, 1995 (trad. J.-P. Bernès).
On ne peut réduire à un seul texte l'un des thèmes les plus obsédants de l'œuvre
de Borges. Prenons « l'autre» comme titre générique du dédoublement dans son
œuvre; car tout est double chez lui, parfois d'une manière ostensible comme dans
« L'autre », parfois de façon plus allusive ou plus secrète.
Dans Fictions, par exemple, le double prend des formes extrêmement diverses:
celui que l'on croit être un héros de l'indépendance irlandaise est en fait un traître
qui accepte que son exécution soit déguisée en mort héroïque (« Thème du traître et
du héros »). Variante: un ancien combattant indépendantiste irlandais raconte au
narrateur l'histoire de Moon, un partisan insupportablement doctrinaire et lâche:
« [... ] cet homme apeuré me faisait honte comme si c'était moi le lâche et non Vincent
Moon. Ce que fait un homme, c'est comme si tous les hommes le faisaient» (p. 123),
dit-il. Moon finit par le vendre aux Anglais, et l'ancien combattant par avouer qu'il
est Moon. Un écrivain symboliste français entreprend de réécrire Don Quichotte mot
à mot (« Pierre Ménard, auteur du Quichotte »). Un mage rêve un être semblable à
lui et invoque le dieu du feu pour lui donner vie et réalité. Cet être est invulnérable
au feu. Un incendie se déclare et, indemne au milieu des flammes, le mage comprend
qu'il est le rêve de quelqu'un d'autre (« Les ruines circulaires »). Un théologien émet
l'idée que le véritable sauveur était Judas, et non le Christ, car Judas s'est sacrifié
jusqu'à endosser l'infamie (« Trois versions de Judas »). Il faudrait aussi évoquer la
maison double de Triste-Le-Roy dans « La mort et la boussole» et l'agonie de Red
Scharlach obsédé par les doubles: « [... ] j'en arrivai à prendre mon corps en abomi-
nation. J'en arrivai à sentir que deux yeux, deux mains, deux poumons sont aussi mons-
trueux que deux visages (p. 144). »
On pourrait faire un relevé semblable pour les autres recueils de Borges. Des récits
qui paraissent très différents, et ne concerner que de très loin le thème du double,
sont pourtant habités par la même idée obsédante : les choses a priori les plus oppo-
sées sont en réalité identiques: Judas est le sauveur, le créateur est le créé, le traître
est le héros, etc. Ce qui se profile à travers l'identité, morale, ontologique, de deux
opposés, de deux différences absolues, c'est celle de toute la série des différences inter-
médiaires : si l'un est l'autre, les deux sont aussi tout le monde.
Notices des œuvres 191
Dans le monde de Borges, il n'existe pas d'origine qui fonderait les différences:
dans « Les ruines circulaires », le fait que le rêveur soit rêvé suggère l'idée d'un regressus
ad infinitum, d'un univers fait d'un emboîtement sans fin de songes. Autrement dit,
chez Borges, le dédoublement serait une manière économique de suggérer une
identité généralisée que, par ailleurs, toute son œuvre affirme surabondamment:
un écrivain est tous les écrivains, un homme est tous les hommes, l'alphabet contient
tous les livres et toutes leurs significations, etc. Le paradoxe, ici, c'est que « L'autre»
ou « 25 août 1983 » semblent dire exactement le contraire, un peu à la manière de
« Deux visages dans une conque" » de Papini : le vieux Borges rencontre son double
plus jeune, et il constate qu'ils n'ont plus grand-chose à se dire. Comment, alors,
concilier l'idée que quelqu'un est tout le monde, et celle qu'on ne coïncide jamais avec
soi-même?
Le court texte intitulé « Borges et moi », dans L'Auteur et autres textes, déve-
loppe cette non-coïncidence non plus seulement sur le plan chronologique, mais dans
l'absolu, illustrant la formule de Iago dans Othello, qui pourrait résumer aussi l'onto-
logie de L'Être et le Néant: « Je ne suis pas ce que je suis. »Cette formule est d'ail-
leurs reprise dans un texte, « Everything and nothing », qui est à peu près l'équivalent
de « Borges et moi », mais où le il qui désigne Shakespeare se substitue au je qui fait
parler Borges. L'argument, donc, est le suivant: Borges, Shakespeare, sont l'autre
de je. Ils n'existent que pour les autres. « Il n'y avait personne en lui », « un peu
de froid », « un rêve que personne ne rêvait », tel était Shakespeare, qui s'entraîna
toute sa vie « à simuler qu'il était quelqu'un» (p. 89). « C'est à l'autre, à Borges,
que les choses arrivent », lui qui a la « manie perverse de tout falsifier et exagérer»
(p. 103), voilà pour les relations entre Borges et son double homonyme. D'une cer-
taine façon, cette différence intérieure entre soi et soi, que l'on pourrait formuler en
disant: « Ce qui nous constitue n'est que le double de ce que nous sommes, qui n'est
rien », rejoint l'identité extérieure entre toutes les formes et tous les degrés de l'être.
C'est parce que nous ne sommes rien que nous pouvons prendre toutes les formes,
endosser toutes les dépouilles, tenir tous les discours. Le dédoublement implique le
peu d'existence de la réalité: nous vivons de songes, de mots et de légendes. « L'autre
tigre », le vrai, est hors de notre portée. À chaque fois que nous en parlons, il nous
échappe, et c'est toujours l'autre tigre qui est le bon. Le regressus ad infinitum est
la structure métaphysique de notre irréalité. Nous construisons une infinité de dou-
bles parce que l'unique nous fait défaut.
A priori, un tel système a quelque chose de mélancolique. Il ressemble à la vision
du monde d'un vieux bibliothécaire pour qui l'infini bavardage du savoir, le bruisse-
ment des discours finissent par ne former qu'un bourdonnement étal, dépourvu de
consistance et de signification. Tout ressemble à tout, tout est le double de tout, tout
se dissout dans l'irréalité: « Moi non plus, je ne suis pas », dit la voix de Dieu à
Shakespeare mourant: « J'ai rêvé le monde comme tu as rêvé ton œuvre, William
Shakespeare, et parmi les apparences de mon rêve, il y a toi, qui, comme moi, es mul-
tiple et, comme moi, personne (p. 93). » Cependant, ultime paradoxe, borgésien, ce
rien qu'est un être, ce double vide qui nous fonde, ce froid et cette indifférence pro-
duisent une différence absolue, un univers unique composé de détails insignifiants,
mais d'une saveur semblable à nulle autre: « [... ] une infinité de choses meurent dans
chaque agonie [... ]. Qu'est-ce qui mourra avec moi, quand je mourrai? Quelle forme
pathétique ou insignifiante perdra le monde? La voix de Macedonio Fernandez, l'image
192 Visages du double
d'un cheval roux dans le terrain vague entre Serrano et Charcas, une barre de soufre
dans le tiroir d'un bureau d'acajou? » (p. 67.)
Le double, chez Borges, est la figure qui assure ce lien impossible entre la non-
différence des constructions métaphysiques, culturelles et morales qui se reflètent indé-
finiment les unes dans les autres, chaque individu contenant l'univers, et la face inversée
de ce miroir, l'univers entier en chaque individu, devenu différence absolue, comme
si le sens était l'autre figure, le double symétrique du non-sens. Le génie, le grand
écrivain redouble encore ce système paradoxal, puisqu'il affirme sa différence en deve-
nant tout le monde, et qu'il fait du sens avec le non-sens: « Shakespeare ressemblait
à tous les hommes, sauf pour le fait de ressembler à tous les hommes 1. »
Le Cas étrange du Dr. Jekyll et de M. Hyde (The Strange Case of Dr. Jekyll and
Mr. Hyde, 1885), Robert Louis Stevenson, UGE, « 10/18 », 1976 (trad. Théo Varlet),
et Flammarion, « GF », 1994 (nous citons d'après cette dernière édition).
Le notaire Utterson apprend que son vieil ami Henry Jekyll, un médecin célèbre
et estimé, a protégé un mystérieux et horrible personnage, Edward Hyde, lorsque celui-ci
s'est rendu coupable d'une inexplicable agression contre une fillette. Quelque temps
avant, Jekyll avait confié au notaire son testament, qui prévoyait que tous ses biens
appartiendraient à Hyde après sa mort ou sa disparition. Hyde possède la clé d'une
porte qui donne accès au laboratoire de Jekyll, dans un corps de logis qu'une cour
sépare de la maison du docteur. Utterson guette Hyde devant cette porte et finit par
le rencontrer : son visage lui donne l'impression d'une difformité indéfinissable et pro-
voque en lui une profonde répugnance. Hyde, devant témoins, commet un crime:
il tue un vieil homme, Sir Danvers Carew, qui l'avait simplement abordé dans la rue
pour lui demander un renseignement. Lorsque Utterson revoit Jekyll, celui-ci semble
malade et profondément bouleversé: il lui annonce que toute relation est brisée entre
lui et Hyde, qui a disparu à jamais. Le Dr Lanyon, un ami d'Utterson et de Jekyli,
apprend le secret de ce dernier ; il en est traumatisé au point de ne plus vouloir le
rencontrer, et de mourir peu de semaines après : il laisse au notaire une lettre, qui
ne doit être ouverte qu'après la mort de Jekyll.
Le Dr Jekyll s'enferme dans son laboratoire, refuse de voir qui que ce soit, comme si
lui aussi attendait la mort. Utterson ne peut que le voir une fois par la fenêtre, et il est
choqué par son visage et ses attitudes qui font apparaître le désespoir le plus total. Quelque
temps après, le domestique de Jekyll, Poole, vient prévenir Utterson : d'étranges choses
se passent chez lui. Depuis une semaine, le docteur ne se montre même plus aux domes-
tiques, ou plutôt se cache systématiquement. Sa voix, à travers la porte, paraît changée ;
entrevu une fois par le domestique, il lui est apparu beaucoup plus petit que de cou-
tume. Est-ce bien toujours lui qui hante le laboratoire, ou quelqu'un d'autre, qui l'aurait
tué et remplacé, dans un but qui reste obscur? Utterson et Poole forcent la porte et
trouvent M. Hyde mourant, qui vient d'avaler un poison. Convaincus que celui-ci est
l'assassin de Jekyll, ils cherchent en vain le cadavre et ne trouvent qu'une enveloppe,
contenant un nouveau testament qui laisse tous les biens de Jekyll à Utterson, et une
longue lettre, toujours adressée au notaire, qui contient la confession ultime du docteur.
1. Formule de Hazlitt citée par Borges dans « De quelqu'un à personne », Enquêtes (1952), Paris,
Gallimard, 1957, p. 214.
Notices des œuvres 193
Rentré chez lui, Utterson lit d'abord la lettre de Lanyon, puis celle de Jekyll qui,
constituant les deux derniers chapitres du roman, apportent l'explication du « cas
étrange ». Jekyll décrit son propre caractère, marqué depuis sa jeunesse par une double
aspiration aux jouissances et à la considération sociale. Ces tendances opposées le
poussaient à ne se livrer « au plaisir qu'en secret» (p. 113). Ainsi, il devint rapide-
ment un homme chez qui « une coupure plus tranchée que chez la majorité des
hommes» séparait « ces domaines du bien et du mal où se répartit et dont se compose
la double nature de l'homme» (ibid.). Ses recherches scientifiques (« orientées vers
un genre mystique et transcendant », p. 114) se tournent alors vers le problème de
la dualité humaine. Il se persuade « que l'homme n'est en réalité pas un, mais bien
deux », et, même au-delà de cette dualité: « [... ] j'ose avancer l'hypothèse que l'on
découvrira finalement que l'homme est formé d'une véritable confédération de citoyens
multiformes, hétérogènes et indépendants» (ibid.). De cette conviction naît l'hypo-
thèse d'une séparation des deux moi. Ayant constaté que son corps n'était que l'éma-
nation de certaines forces spirituelles en lui, Jekyll arrive à composer un produit « grâce
auquel ces forces [peuvent] être dépouillées de leur suprématie, pour faire place à une
seconde forme apparente» (p. 115), qui n'est pas moins représentative de son moi,
puisqu'elle est l'expression d'éléments inférieurs de son âme. Une fois ingéré ce pro-
duit, Jekyll se transforme en un homme tout différent: « plus petit, plus mince et
plus jeune », mais difforme. Ce nouvel homme, « plus intégral et plus un »(p. 117)
que l'ancien et composite Henry Jekyll, prend le nom de Edward Hyde. Le produit
agissant dans les deux sens, il permet également à Hyde de redevenir Jekyll.
Le docteur comprend que cette transformation réversible peut lui permettre
d'assouvir sous un autre nom et dans un autre corps ses désirs secrets. Il entame alors
une double vie, se livrant en tant que Hyde aux plaisirs « peu relevés» (p. 119) qui
l'attirent depuis toujours. Ces plaisirs ne sont jamais plus précisément décrits dans
le roman, et restent dans le vague. On apprend seulement que, « entre les mains
d'Edward Hyde », ces plaisirs « ne tardèrent pas à tourner au monstrueux» (p. 120).
En dehors de ces monstruosités d'ordre apparemment sexuel, Hyde se rend coupable
de deux autres crimes: l'agression de la fillette et le meurtre de Danvers Carew, tous
les deux commis sans préméditation, sous la simple impulsion d'une agressivité furieuse
et aveugle. Deux mois avant l'assassinat de Carew, Jekyll se réveille un matin trans-
formé en Hyde, sans avoir recouru à sa drogue. À partir de ce moment, il maîtrise
de moins en moins ses transformations et s'aperçoit que l'équilibre de ses deux per-
sonnalités change, la mauvaise l'emportant de plus en plus sur la bonne. Effrayé, Jekyll
décide d'abandonner sa double vie et de ne plus jamais se transformer, mais il ne résiste
à la tentation que pendant deux mois: le soir où il absorbe à nouveau la drogue, c'est
celui où il fait la fatale rencontre de Carew. Désormais les transformations ne sont
plus maîtrisables, et, pour comble de malheur, l'un des composants chimiques du pro-
duit vient à manquer. Barricadé dans son cabinet, Hyde ne peut plus redevenir Jekyll.
Il se donne la mort.
Le Cavalier suédois (Der Schwedische Reiter, 1936), Léo Perutz, Paris, UGE,
« 10/18 », 1988 (trad. Martine Keyser).
Le roman de Léo Perutz commence par l'évocation des mémoires de la quinqua-
génaire Maria Christine von Blohme. Une partie de ces mémoires concerne l'étrange
figure de son père, Christian von Tornefeld, qu'elle appelait « le cavalier suédois ».
194 Visages du double
It met him there [... ] very much as he might have been met by sorne strange figure, sorne
unexpected occupant, at a turn of one of the dim passages of an empty house. The quaint
analogy quite hauntigly remained with him, when he didn't indeed rather improve it by
a still intenser form : that of his opening a door behind which he would have made sure
of finding nothing, a door into a room shuttered and void, and yet so coming, with a great
suppressed start, on sorne quite erect confronting presence [... ] (p. 110).
« Elle l'avait frappé ici même [... ] il lui semblait avoir rencontré un étrange personnage,
un occupant des lieux, imprévu, au détour d'un des corridors de la maison vide, baignée
de clair-obscur. La bizarre analogie ne cessait de le hanter, et à certains moments, il lui
donnait une forme plus intense encore: en ouvrant une porte derrière laquelle il était assuré
de ne rien trouver, la porte d'une chambre vide aux volets clos, et tombant alors, avec un
sursaut réprimé, sur une présence, très droite [... ] » (p. Ill).
Le Compagnon secret (« The Secret Sharer », 1910, in Twixt Land and Sea, 1912),
de Joseph Conrad, Paris, Mille et une nuits, 1995 (trad. Bernard Hoepffner).
Dans « Le compagnon secret », un capitaine, qui narre sa propre histoire, prend
pour la première fois un commandement. Il doit ramener en Europe un navire dont
il ignore tout, depuis le fond du golfe du Siam: « Je sentais surtout à quel point j'étais
étranger au navire; et s'il faut dire toute la vérité, j'étais quelque peu étranger à moi-
même» (p. 11).
Une nuit, prenant la garde, il recueille un nageur nu. Il s'agit d'un jeune officier,
coupable de meurtre sur un navire ancré non loin de là. Le capitaine cache le jeune
homme dans sa cabine et le soustrait aux recherches des occupants de l'autre navire
aussi bien qu'à la connaissance de son équipage. L'étranger, secrètement, vit donc
plusieurs jours chez lui, ce qui implique quelques dangereuses manipulations dans
l'espace étroit d'un navire. Le capitaine, qui lui a donné ses vêtements, voit en lui
son double. Les deux hommes sont contraints de se parler en chuchotant, et la pré-
sence de ce double dans sa cabine provoque chez le capitaine des comportements que
l'équipage commence à juger bizarres. Ainsi, il se surprend à donner ses ordres en
chuchotant. Il se rend compte qu'il risque de devenir fou, obsédé par ce « moi secret»
et cette autosurveillance de tous les instants. Il n'est plus à son navire, qui ne trouve
pas de vent et se traîne. Pour permettre à son double de s'échapper avant d'être décou-
vert, le capitaine prend le risque d'approcher des îles au large des côtes cambodgien-
nes, en dépit des réticences de tout l'équipage qui redoute un échouage. Au moment
où la catastrophe va se produire, le double se jette à l'eau et nage vers l'île, le navire
trouve le vent de terre et, sortant de l'ombre sinistre de l'île, « masse noire démesurée
semblable à la porte même de l'Érèbe» (p. 84), avance enfin. Le capitaine communie
pour la première fois avec son bateau.
On éprouve le sentiment que, dans cette sorte d'épreuve initiatique que constitue
la rencontre de ce double sorti de la nuit et de la mer, deux moments sont nécessaires
et complémentaires dans leur opposition: le moment de l'intimité secrète, de la fasci-
nation, du langage introverti, et puis le moment où il faut que le double meure, dispa-
raisse, pour que le sujet reprenne pleinement pied dans le monde.
198 Visages du double
« Deux visages dans une conque» (« Due immagini in una vasca », in Il Tragico quo-
tidiano, 1906), Giovanni Papini, in Le Miroir qui fuit, Paris, Retz-Franco Maria Ricci,
« La bibliothèque de Babel », 1978 (trad. Nino Frank).
Dans le recueil Le Miroir qui fuit, la nouvelle intitulée « Deux images dans une
conque » raconte une histoire de double chronologique très proche de celle de
« L'autre» de Borges, dans Le Livre de sable, ou de son récit intitulé « 25 août 1983 ».
Borges était dans son enfance un lecteur de Papini, et l'influence directe d'une nouvelle
sur l'autre fait partie du probable: Borges lui-même reconnaît, dans son introduction
à l'édition Retz-Ricci du Miroir qui fuit, que revenant sur ces textes lus très jeune
et oubliés, il « y découvre, étonné et reconnaissant, des fables qu'fil] avait cru inventer
et qu'[i1] a élaborées à [sa] façon en d'autres circonstances de l'espace et du temps ».
Notices des œuvres 199
Le narrateur du récit de Papini revient, après sept ans, dans la petite ville endor-
mie où il a fait ses études. Il retrouve le vieux jardin où il aimait à rêver et à se regar-
der dans l'eau d'une conque entourée de rocaille. S'y contemplant à nouveau, il voit
deux visages dans l'eau: quelqu'un se tient à ses côtés, tout semblable à lui. Il recon-
naît son ancien moi, demeuré dans le jardin, à l'attendre, sans bouger. Les deux moi
décident ne plus se quitter pendant la durée du séjour du moi narrateur. Cependant,
assez vite, ce dernier est agacé par son ancien moi. Ses exaltations romantiques, ses
tirades pleines de pathos, son ingénuité lui paraissent ridicules et dépassées. À la longue,
l'agacement tourne à la haine: les deux moi n'ont plus rien de commun et ne se com-
prennent plus. Le moi actuel décide de se séparer de l'ancien moi, mais ce dernier
refuse, le poursuit et l'empêche de quitter la ville. Alors, comme ils se contemplent
à nouveau tous deux dans la conque, le moi actuel étouffe dans l'eau son ancien moi.
Il reste seul, avec le sentiment que quelque chose lui manquera toujours.
Si Papini met moins l'accent que Borges sur le paradoxe métaphysique, il par-
tage avec lui l'idée que l'identité ne se conserve pas dans le temps. Le double fait appa-
raître ici la multiplicité des personnalités incompatibles et sans continuité à l'intérieur
de l'être. Plus encore, le mépris que l'une porte à l'autre éveille l'idée que le moi actuel
ne vaut rien en lui-même, que rien ne fonde l'identité, de sorte que le dédoublement
devient l'image mélancolique de l'impossibilité d'être:
Me voilà méprisant ce moi qui méprisait... Et tous ces méprisants, tous ces méprisés ont
porté le même nom, ont habité le même corps, sont apparus aux autres gens comme un
être unique. Aussi, après mon moi actuel, il y en aura un autre qui jugera mon âme
d'aujourd'hui de la même manière que je juge aujourd'hui mon âme d'hier. .. Qui aura
donc pitié de moi si je n'en ai guère moi-même (p. 32).
Diablerie (Diavoliaâa, 1924), Mikhail Boulgakov, Paris, Mille et une nuits, 1994 (trad.
Wladimir Berelowitch).
Dans le récit de Boulgakov, le dédoublement s'inscrit dans une fantasmagorie
bureaucratique, comme chez Kafka ou Dostoïevski. Le titre complet de la nouvelle
est: Diablerie, ou comment des jumeaux causèrent la perte d'un secrétaire. Elle se
déroule en 1921.
Korotkov est secrétaire au « Dépôt central et principal des matières premières
des allumettes ». Payé en nature, il se blesse à l'œil en essayant de faire brûler les
allumettes rétives qui constituent son salaire. Un nouveau directeur débarque inopi-
nément au dépôt: une sorte de gnome monstrueux à tête d'œuf entièrement rasée,
nommé Caleçoner. Dès le lendemain, Korotkov est licencié par le tyrannique Caleço-
ner. Korotkov, pour obtenir de lui des explications, poursuit son directeur jusqu'à
la Direction centrale du ravitaillement. Là, il tombe sur un Caleçoner barbu, puis à
nouveau sur le Caleçoner glabre, apparaissant et disparaissant selon les détours
compliqués du labyrinthe administratif. Korotkov, qui a perdu ses papiers, est confondu
avec un certain Kolobkov, et engagé par le Caleçoner glabre dans son ancien service,
en tant que Kolobkov. Rendu furieux, il se remet à la poursuite du Caleçoner barbu,
poursuivi lui-même par le Caleçoner glabre. Suit un crescendo de folie carnavalesque:
poursuites évoquant le cinéma comique muet (le dernier chapitre s'intitule: « Cinéma
à courre et abysse »), métamorphoses de fonctionnaires inquiétants et saugrenus dans
un dédale de bureaux. Le tout culmine dans l'hystérie générale: mitraillé par ses
200 Visages du double
Le Double (Dvojnik, 1846), Fédor Dostoïevski, Paris, Gallimard, « Folio », 1980 (trad.
Gustave Aucouturier).
Goliadkine est un petit fonctionnaire de Saint-Pétersbourg, banal et sans charme,
mais satisfait de lui-même. Il commente les événements de sa vie en une logorrhée
Notices des œuvres 201
L'aspect bureaucratique est la face externe d'une structure dont la face interne est l'hallu-
cination du double. Le phénomène lui-même est double; il comporte une dimension sub-
jective et une dimension objective qui concourent au même résultat. Pour se convaincre
de ce fait, il faut d'abord reconnaître que Le Double et les Mémoires du souterrain sont
deux efforts pour exprimer la même vérité. Les scènes capitales des deux œuvres se dérou-
lent toutes par des soirées d'automne ou de fin d'hiver; il tombe une neige à demi fondue;
on a trop froid et trop chaud en même temps ; il fait un temps humide, malsain, ambigu,
double, pour tout dire [... j. Si les deux nouvelles n'en font qu'une, c'est de l'orgueil, en
définitive, que doit relever l'hallucination de Goliadkine. L'orgueilleux se croit un dans
le rêve solitaire mais il se divise dans l'échec en un être méprisable et un observateur mépri-
sant. Il devient Autre pour lui-même. L'échec le contraint à prendre, contre lui-même, le
parti de cet Autre qui lui révèle son propre néant 2.
2. René Girard, « Dostoïevski du double à l'unité », Critique dans un souterrain, op. cit.,
pp. 65-66.
202 Visages du double
Cet Autre est en même temps pris comme modèle du désir mimétique. C'est lui
qui détient l'être désiré, lui qui obtient les succès. Donc, logiquement, « à mesure que
la scission intérieure de la conscience se renforce, la distinction entre le Moi et l'Autre
s'atténue; les deux mouvements convergent l'un vers l'autre pour engendrer "l'hal-
lucination" du double 3 »,
3. Ibid., p. 66.
Notices des œuvres 203
Marrias, dans une soirée, écoute une femme en noir qui chante merveilleusement
le lied de Schubert intitulé « Le double », sur le poème de Heine. Fasciné, Marrias
lui raconte sa vie et ses rencontres avec « l'Autre ». Elle lui apprend qu'elle a elle
aussi vu son double lors de son adolescence; devant son miroir, elle a voulu se voir
telle qu'elle serait un jour dans toute sa beauté, et elle s'est vue. Marrias fait cadeau
à « Tenebra », comme il la surnomme, de son autoportrait, et la décide à poser pour
lui. Il entreprend de la représenter en Méduse terrifiante. Ils deviennent amants. Leur
relation, violente, est l'affrontement de deux volontés dominatrices, et Méduse tend
à prendre l'ascendant sur le torero. Marrias se demande si Tenebra n'est pas un piège
envoyé par son double. Il rêve d'un amour pur, et pense le trouver avec une jeune
fille simple et chaste, Marion, son modèle favori, fiancée à un peintre misérable, génial
et intègre, Rosenbrouk. Ce dernier, jaloux, chasse Marion qui se réfugie chez Mar-
rias, lequel la fait coucher dans la chambre de sa mère. Cette nuit-là, « l'Autre» fait
à nouveau son apparition et pousse Marrias à posséder Marion.
Le peintre résiste à son double, au cours d'un duel qui commence par une lutte
de regards et se termine par un combat au couteau au terme duquel Marrias finit par
poignarder son diabolique alter ego. Le peintre se réveille apaisé, rend Marion à Rosen-
brouk et les réconcilie. Il apprend par la suite que Tenebra délaissée a, de dépit, poi-
gnardé le portrait du torero.
Les Élixirs du diable (Die Elixiere des Teufels, 1815-1816), E.T.A. Hoffmann, Paris,
Presses Poeket, 1989 (trad. Madeleine Laval).
Hoffmann est à la fois le premier véritable « fantastiqueur » et l'écrivain sans
doute le plus obsédé par le motif du double, que l'on retrouve un peu partout dans
son œuvre, essentiellement dans Les Élixirs du diable, « Les aventures de la nuit de
la Saint-Sylvestre* », Princesse Brambilla, Le Chat Murr, L 'Homme au sable et « Les
sosies ». Dans la plupart des cas, il s'agit d'un individu confronté aux apparitions
d'un alter ego obsédant qui semble se substituer à lui, de sorte que le personnage se
demande s'il est bien lui-même.
Les Élixirs du diable que Hoffmann fit paraître en 1815 s'inspirent assez large-
ment du Moine de « Monk» Lewis, paru en 1795. Il adopte la même technique nar-
rative des récits enchâssés, en lui donnant plus d'extension encore; de plus, Hoffmann
a visiblement été impressionné par le cadre du roman de Lewis, typique du roman
noir, avec son monastère, ses souterrains, ses issues secrètes et ses cachots. Les deux
textes partent des mêmes prémices: le diable tente un moine, par l'orgueil et la luxure,
pour s'emparer de son âme; le piège se dissimule au cœur même de ce qui paraît per-
mettre de l'éviter: le désir de sainteté. L'équivoque désir amoureux/désir de sainteté
se manifeste en grande partie aussi dans la représentation picturale (la faute originelle
est liée à la peinture chez Hoffmann), où se superposent de manière troublante la beauté
pure, divine, et la beauté séductrice. Toutefois, les intentions de Lewis sont assez net-
tement anticléricales, alors que celles de Hoffmann, même s'il dresse un tableau sinis-
tre des intrigues de la cour pontificale, paraissent plus complexes. L'histoire
d'Ambrosio, le jacobin de Lewis, est narrée à la troisième personne, alors que le capucin
des Élixirs raconte ses aventures lui-même: la lutte qui se livre en lui, avec ses obses-
sions, ses repentirs, ses questions touchant le mystère de ses origines, en paraît plus
intériorisée, le combat contre un destin indépendant de sa volonté en prend une valeur
plus dramatique. Ensuite, Le Moine est l'histoire d'une damnation qui se déroule
204 Visages du double
dans une forêt où il est recueilli par un forestier. Chez ce dernier, il rencontre un capucin
à demi-fou dont le forestier lui raconte l'histoire. Elle est exactement identique à celle
de Médard. Médard se rend ensuite à la cour d'un prince allemand qui a épousé la
sœur de sa mère adoptive, l'abbesse. Il s'y fait passer pour le noble polonais Léonard
et y retrouve Aurélie devenue dame d'honneur de la princesse. Le médecin du prince
lui montre un jour un portrait exécuté par un peintre étranger. Ce portrait ressemble
trait pour trait à Médard. Il s'agit de celui d'un certain Francesco, ami du frère du
prince. Ce frère a épousé une princesse italienne qui, violée le soir de ses noces, a engen-
dré Victorin. Le frère du prince a été assassiné. Quant à Francesco, il s'est enfui au
moment où il allait épouser la sœur aînée de la princesse, chassé par l'apparition du
mystérieux peintre. Sa fiancée est entrée dans les ordres: il s'agit de l'abbesse, pro-
tectrice de Médard. Le récit du médecin constitue une sorte de miniature du récit prin-
cipal et présente en concentré des situations qui s'y répètent, L'usurpation d'identité
de Médard est finalement découverte et il est emprisonné. Un moine de son couvent,
le frère Cyrille, le reconnaît. On l'accuse du meurtre d'Hermogène et d'Euphémie.
Dans sa cellule, son double lui apparaît, puis le peintre. Finalement, Médard, est inno-
centé, Cyrille ayant reconnu Médard dans le moine fou emprisonné dans une cellule
voisine. Médard retrouve Aurélie et ils se fiancent. Le jour du supplice du moine fou,
Médard, qui va épouser Aurélie, la poignarde et s'enfuit. Il retrouve dans la forêt
son double qui est parvenu à s'échapper et lutte à mort avec lui.
Médard se réveille dans un couvent de capucins italiens, où il retrouve Belcampo
qui l'a recueilli et soigné. Le prieur lui révèle qu'il n'a pas tué Aurélie, mais qu'il s'est
poignardé lui-même. Il lui remet un parchemin laissé par un visiteur habituel du monas-
tère, qui n'est autre que le vieux peintre. Médard y lit l'histoire de sa famille depuis
plusieurs générations. Il comprend les liens familiaux qui le rattachent à tous les pro-
tagonistes de ses aventures, il apprend l'identité de son père, il voit que ce qui lui arrive
ne constitue que la répétition d'une même histoire, reprise depuis des décennies à cha-
que génération. Dans le couvent italien, Médard fait une pénitence sévère pour se rache-
ter de ses péchés, à tel point qu'on le tient pour un saint. Peu à peu, il retombe dans
le péché d'orgueil du début. Sa réputation est telle qu'il obtient la faveur du pape,
dont le cynisme diabolique se révèle au cours de l'audience qu'il lui accorde. Enlevé
par des dominicains jaloux de cette faveur, Médard assiste dans les souterrains où
ils le retiennent prisonnier à l'exécution de Cyrille. Empoisonné par eux, il échappe
à la mort de justesse et reste infirme du bras gauche.
En retournant en Allemagne, Médard repasse près du gouffre, au bord duquel
il s'endort. Au couvent, le père Léonard reprend son histoire avec les éléments qu'il
a pu rassembler et établit que le moine fou est bien Victorin, échappé au gouffre du
diable, et qui séjourne précisément au couvent, où il a été recueilli. Médard assiste
à la prise de voile d'Aurélie sous le nom de Rosalie. La tentation revient de la poi-
gnarder, pour la posséder avant qu'elle n'épouse le Christ. Au moment où il va suc-
comber, Médard voit son double apparaître et tuer Aurélie sur l'autel. Le roman se
termine sur le récit que le père Spiridon fait de la mort de Médard, survenue un an
exactement après celle de Rosalie, après qu'une voix ricanante s'est fait entendre dans
sa cellule, supplantée ensuite par un suave parfum de roses.
Il est presque impossible, dans un résumé, de faire apparaître les innombrables
répétitions de motifs, de situations ou de personnages, les dédoublements du récit de
Médard se trouvant amplifiés par les divers récits enchâssés, et par-dessus tout par
206 Visages du double
L'Énigme de Givreuse (1917), J.-H. Rosny aîné, Nouvelles Éditions Oswald, 1982.
Publié en 1917, le roman de Rosny aîné constitue un curieux mélange de fiction
patriotique, de réflexion plus ou moins spiritualiste sur la nature de l'identité person-
nelle, et de récit de science-fiction portant sur le dédoublement. Rosny y anticipe sur
le thème du clonage, si important dans la science-fiction à partir des années quarante
et encore très vivace aujourd'hui, mais il ne s'agit pas chez lui de clonage à propre-
ment parler, la génétique ne jouant aucun rôle dans cette histoire.
Celle-ci commence en 1914 : en pleine bataille de la Marne, deux brancardiers
français découvrent sur le front deux blessés rigoureusement identiques, plongés dans
un état de léthargie profonde. Leurs blessures sont exactement semblables, et ils por-
208 Visages du double
tent le même livret au nom de Pierre de Givreuse. Examinés par les médecins, il s'avère
qu'ils ont les mêmes souvenirs (mais ont oublié le moment de leur blessure). Sans mai-
greur excessive, ils pèsent tous deux trente-sept kilos. Une confrontation est organisée
entre les deux soldats qui manifestent alors une grande joie et reprennent vie. Lorsqu'on
les sépare, ils redeviennent ternes et fatigués. « Une part de moi-même est hors de moi»
(p. 43), conclut l'un d'eux. Une fois rétablis, ils rejoignent le château familial où les
attendent un vieil oncle catholique, une tendre mère et une poétique fiancée (Valentine),
tous trois effrayés par leur totale identité: « Mais alors, l'univers est effroyablement
différent de ce que j'imaginais» (p. 51), s'écrie l'oncle. Les deux Givreuse, pour sim-
plifier la situation, font croire à une banale histoire de sosies. L'un des deux assume
l'identité de Pierre de Givreuse, l'autre prétend se nommer Philippe Frémeuse. Cela ne
les empêche pas par la suite d'échanger leur identité, sans que personne s'en aperçoive.
Évidemment, la question de la fiancée se pose assez vite. Aucun des deux ne veut consentir
à ce que l'autre se sacrifie. Entre-temps, ils prennent progressivement du poids.
À nouveau le sort va régler la question. Philippe s'en va diriger une usine fabri-
quant des avions de combat et devient une sorte de héros basané. Pierre demeure au
château, gagne le cœur de la fiancée et évolue vers un personnage de rêveur au teint plus
pâle. La dissemblance prend corps. Philippe finit par laisser Valentine à Pierre. Celui-ci
(re)tombe amoureux de Thérèse, l'ancienne amante de Givreuse, d'où une situation
paradoxale: Thérèse trouve un charme à cet homme qui ressemble à un ancien amour,
et en même temps ce n'est que pour lui-même qu'elle l'aime. Philippe qui, lui, sait
qu'elle est la même Thérèse qu'autrefois, la trouve différente parce qu'à la fois il est
différent et lui paraît tel: « La Thérèse assise dans le lourd fauteuil gothique n'était plus
la Thérèse dont un jour il s'était séparé parce que la coupe mystérieuse était épuisée»
(p. 146). Bref, chacun est un autre pour son partenaire tout en restant le même: « En
somme, Thérèse avait un charme que jamais plus elle n'aurait pu avoir pour le Givreuse
d'antan» (p. 149). Rosny semble avoir inventé le marivaudage de science-fiction.
L'histoire s'achemine vers un happy end dans la différence progressivement affir-
mée des deux doubles. Le neurologue qui les soigne, Savarre, finit par résoudre l'énigme
de la dualité de Philippe et de Pierre: Givreuse s'est trouvé par hasard sur le lieu où
Antoine de Grantaigle, un savant méconnu, procédait à une expérience sur la bipar-
tition des atomes, dont il avait découvert le secret: le double Givreuse est le produit
d'une division atomique. La bataille a détruit le savant et le laboratoire, et c'est par
le préparateur de Grantaigle que Savarre a découvert la clé du mystère.
Mais il reste encore une énigme, la plus difficile à résoudre: comment peut-il
y avoir aussi deux identités dans ces deux corps? Rosny contourne la difficulté par
des considérations assez brumeuses sur la nature de la personne et, un peu comme
Villiers dans L'Ève future, contourne le scandale de la fabrication purement technique
d'un double par l'intervention d'une espèce de spiritisme fluidique: la partie incor-
ruptible de l'être serait constituée de fluide intergalactique descendant s'installer dans
les corps disponibles. Au moment de la partition de Givreuse, l'un des corps aurait
conservé l'être initial, tandis que l'autre aurait reçu un autre esprit sidéral. Bref, en
réalité, les deux Givreuse avec leurs souvenirs identiques étaient bel et bien différents.
Le caractère tarabiscoté de l'explication traduit bien la difficulté qu'il peut y avoir
à penser une double identité. Pour se sortir de la difficulté, Rosny est obligé d'inventer
hâtivement toute une cosmologie, donnant ainsi raison à l'oncle: c'est tout l'ordre
de l'univers que remet en cause l'apparition du double.
Notices des œuvres 209
Le Golem (Der Golem, 1915), Gustav Meyrink, Verviers, Marabout, 1985 (trad. Denise
Meunier).
L'œuvre de Meyrink est l'une des plus riches et des plus complexes en ce qui con-
cerne la figure du double. Les influences du freudisme et de la kabbale s'y font nette-
ment sentir, dans un mélange analytico-ésotérique d'allure assez jungienne, bien que
Jung n'ait encore acquis qu'une notoriété restreinte à l'époque de la publication du
Golem.
L'histoire du Golem se passe entièrement dans le vieux Prague, autour des trois
pivots que sont le Hradshin, la ruelle des alchimistes et le ghetto. Sa complexité est
délicate à interpréter, et pas seulement sur le plan symbolique : le récit même demeure
ambigu. En effet, il s'ouvre sur les questions et les rêves d'une conscience plongée
dans un état de demi-sommeil et qui ne parvient pas à trouver son identité. Elle cher-
che anxieusement une « pierre qui ressemble à un morceau de graisse », image de Boud-
dha dans une relation de sa vie. Puis le « je » qui parle s'identifie à Athanasius Pernath,
nom inscrit sur la doublure d'un chapeau inconnu. Pernath taille des pierres précieu-
ses dans le ghetto de Prague. Il reçoit la visite d'un mystérieux inconnu, porteur d'un
livre dont la lettrine d'or doit être réparée. Après le départ de l'inconnu, Pernath ne
parvient plus à se souvenir de lui. Il ne peut reconstituer son image qu'en imitant la
scène de son entrée chez lui; alors, il devient l'étranger, il se le représente de l'inté-
rieur: un être aux yeux bridés et à la démarche d'automate.
Cette description correspond au signalement du golem, l'être façonné autrefois
par un rabbin, animé par un mot magique glissé dans sa bouche, et censé revenir tous
les trente-trois ans dans le ghetto. Le golem ne pense pas, il marche comme un pantin
et ne dispose que d'une existence machinale, à l'image, selon Pernath, de la plupart
des habitants du ghetto, et peut-être des hommes en général, marionnettes animées
par des forces inconnues, comme celles de son ami le marionnettiste Zwakh. Ce der-
nier, d'ailleurs, semble autant manipulé par ses marionnettes qu'elles le sont par lui.
Plus encore, le golem est peut-être l'incarnation de la conscience onirique du ghetto:
ceux qui le rencontrent croient rencontrer leur propre âme sous les traits de l'Autre,
de l'étranger au visage mongol. On pense qu'il loge dans une ancienne maison où
soixante-six ans auparavant on a découvert une fenêtre qui ne correspondait à aucune
pièce connue. Un homme descendu du toit par une corde pour regarder dans la cham-
bre sans issue est tombé et s'est fracassé le crâne.
Au cours d'une conversation entre quelques-uns de ses amis qui le croient endormi,
Pernath apprend qu'il sort d'un asile de fous et qu'on ne sait trop d'où il vient. Les
ressorts de ses actes lui paraissent d'ailleurs dissimulés dans une autre personnalité
oubliée, comme dans une chambre murée, isolée du reste de sa conscience. Après un
malaise, Pernath est conduit chez Hillel, l'archiviste de la synagogue, qui le soigne
avec l'aide de sa fille Mirjam. Pour Hillel, le golem signifie l'éveil de ce qui est mort,
le retour d'une mémoire qui est aussi la connaissance. Après cette rencontre, Pernath
éprouve une impression d'extraordinaire lucidité, mais sa tentative d'anamnèse se heurte
toujours au même moment, l'éveil du « je » et le rêve de la pierre semblable au mor-
ceau de graisse.
Pernath se trouve mêlé indirectement à une histoire de vengeance : Aaron
Wassertrum, le vieux brocanteur juif propriétaire de l'immeuble où il habite, est l'objet
de la haine violente de l'étudiant Charousek, qui le soupçonne d'être son père.
210 Visages du double
Ayant repris le pouvoir, Hakem veut accomplir son dessein de mariage avec sa
sœur. Mais une nuit, rentrant dans son palais après avoir été consulter les astres, Hakem
le trouve éclairé par les feux de la fête et assiste au spectacle extraordinaire de son
propre mariage, ou mieux du mariage de son propre double avec Sétalmulc. À l'exté-
rieur, il rencontre Yousouf, s'aperçoit pour la première fois que celui-ci lui ressemble
étonnamment, et que c'est lui qui l'a remplacé aux côtés de sa sœur: Yousouf en
est depuis longtemps amoureux, puisque c'est elle qu'il rencontrait pendant l'extase
du haschisch. Le calife décide de seconder ces amours, mais le lendemain il est agressé
par trois assassins. Sétalmulc a armé la main de Yousouf contre son frère, mais lors-
que le jeune homme s'aperçoit qu'il est en train d'agresser son ami, il se révolte con-
tre les deux autres agresseurs: Hakem et Yousouf sont frappés ensemble, et tombent
ensemble, mais leur mort n'est pas certaine, puisque sur le lieu du crime on retrou-
vera une tunique ensanglantée, mais pas de cadavre.
Le thème du double revient chez Nerval dans un autre texte: Aurélia. L'un des
épisodes de ce récit poétique sur « le rêve et la vie» est constitué par l'apparition d'un
double qui, comme dans le cas de Hakem, est un imposteur qui veut remplacer le sujet.
Il apparaît d'abord lorsque le narrateur, recueilli par une ronde de nuit, entend la voix
d'un « inconnu» arrêté comme lui: « Par un singulier effet de vibration, il me sem-
blait que cette voix résonnait dans ma poitrine et que mon âme se dédoublait pour ainsi
dire - distinctement partagée entre la vision et la réalité. [...] Je frémis en me rappelant
une tradition bien connue en Allemagne, qui dit que chaque homme a un double, et
que lorsqu'il le voit, la mort est proche» (t. III, p. 701). Dans cette dernière phrase,
Nerval attribue à l'Allemagne une croyance que lui-même, dans l' « Histoire du
calife Hakem »(t. II, p. 557), attribue à l'Orient. Mais il paraît se souvenir du « Cheva-
lier double» de Gautier lorsqu'il fait référence à « l'histoire de ce chevalier qui combat-
tit toute une nuit dans une forêt contre un inconnu qui était lui-même. » (t. III, p. 717).
Le double se présente une deuxième fois, « vêtu en prince d'Orient» (t. III,
p. 716), et le narrateur craint qu'il ne le remplace auprès de la femme aimée: « Je
croyais entendre parler d'une cérémonie qui se passait ailleurs, et des apprêts d'un
mariage mystique qui était le mien, et où l'autre allait profiter de l'erreur de mes amis
et d'Aurélia elle-même. » Ce double usurpateur du mariage n'est pas sans rapport
avec l'histoire d'Amphitryon, ce dont Nerval est bien conscient: « Un instant même
cette pensée me sembla comique en songeant à Amphitryon et à Sosie. Mais si ce
symbole grotesque était autre chose - si, comme dans d'autres fables de l'Antiquité,
c'était la vérité fatale sous un masque de folie? » (t. III, p. 717).
née : le narrateur, dont la maison est au bord de la Seine, a vu passer un bateau brési-
lien et, sans savoir pourquoi, l'a salué avec enthousiasme. Les jours suivants, il sent
autour de lui des « influences mystérieuses» (p. 422), s'interroge sur « le mystère
de l'Invisible» (ibid.) et commence à se croire malade: une angoisse vague s'empare
progressivement de lui. Un mois plus tard, après une excursion au Mont-Saint-Michel,
le narrateur paraît rassuré. Il a pourtant eu une conversation troublante avec un moine,
qui lui a raconté des légendes du pays à propos de voix nocturnes et d'êtres extraordi-
naires, et qui, devant son incrédulité, a conclu son récit en disant : « Est-ce que nous
voyons la cent millième partie de ce qui existe? Tenez, voici le vent [... l, le vent qui
tue, qui siffle, qui gémit, l'avez-vous vu, et pouvez-vous le voir? Il existe, pourtant»
(p. 427).
Les troubles du narrateur recommencent le lendemain de son retour à la maison.
Il retrouve ses cauchemars: « Cette nuit, j'ai senti quelqu'un accroupi sur moi, et
qui, sa bouche sur la mienne, buvait ma vie entre mes lèvres» (p. 427). Quelques expé-
riences le persuadent qu'un être rôde autour de lui, entre dans sa chambre sans être
vu. Il se demande s'il n'est pas en train de devenir fou et décide de s'enfuir à Paris.
Là, il assiste à une démonstration de sommeil hypnotique : une de ses cousines, hypno-
tisée par un médecin, reçoit de celui-ci un ordre qu'elle exécute le lendemain, sans
se rendre compte de l'influence exercée sur elle. Rentré chez lui, le narrateur connaît
quelques jours de répit puis, soudainement, l'être se manifeste à nouveau. D'abord
extérieurement, lorsque, dans le jardin, une rose est cueillie par une main invisible;
ensuite intérieurement, quand le narrateur commence à se sentir envahi, dominé par
une force inconnue, qui gouverne tous ses actes. De plus, l'être donne des signes tan-
gibles de sa présence, en tournant les pages d'un livre ouvert.
Le narrateur annonce qu'il a trouvé la clé de l'énigme: la Revue du monde scien-
tifique fait état d'une « épidémie de folie» au Brésil, les gens atteints se disant « pour-
suivis, possédés, gouvernés comme un bétail humain par des êtres invisibles bien que
tangibles, des sortes de vampires qui se nourrissent de leur vie pendant leur sommeil »
(pp. 442-443). Il se souvient alors du beau bateau brésilien qui est passé sous ses fenê-
tres et se persuade qu'il lui a apporté l'être qui le hante, et auquel il attribue le nom
de Horla (généralement interprété comme« hors-là» : ce qui est ici, mais d'ailleurs).
Le Horla serait un être nouveau, venu remplacer les hommes sur terre : « Il est en
moi, il devient mon âme, je le tuerai! » (p. 445).
Une scène conforte définitivement le narrateur dans sa conviction: se trouvant
dans sa chambre, il sent que le Horla y est aussi. Se retournant du côté d'une glace,
il ne voit pas son reflet: quelqu'un est là, entre lui et le miroir, qui l'empêche de se
voir, mais qui est invisible. Quelques jours après, le narrateur fait une tentative
- désespérée - pour se débarrasser de l'intrus: croyant qu'il est à l'intérieur de la
maison, il l'y enferme et met le feu. L'incendie détruit tout, mais laisse la peur intacte:
Le Horla est-il mort? « Non ... non ... sans aucun doute, sans aucun doute ... il n'est
pas mort... Alors ... alors il va donc falloir que je me tue, moi L.. » (p. 449).
À côté de ce conte très célèbre, dont l'appartenance au thème du double a été
aussi souvent niée qu'affirmée, d'autres courts récits de Maupassant mettent en scène
des présences mystérieuses : dans « Lettre d'un fou » on trouvait déjà, presque à l'iden-
tique, la scène du miroir ; dans « Lui ? » est développé le rapport entre la solitude
et la peur. Le narrateur de ce dernier conte, en rentrant un soir chez lui, croit voir
assis dans un fauteuil un homme, qui disparaît tout de suite après. À partir de ce
214 Visages du double
Les Jumeaux du diable (1928), Marcel Aymé, in Œuvres romanesques complètes, éd.
Yves-Alain Favre, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1989.
Les Jumeaux du diable présente ce mélange de réalisme et de fantastique caracté-
ristique de Marcel Aymé. Le diable décide de créer deux êtres identiques, pour prou-
ver à saint Pierre que l'un peut être élu tandis que l'autre sera damné.
Deux naufragés apparaissent à la surface de la mer, identiques, portant le même
nom, ayant les mêmes souvenirs, disant en même temps les mêmes choses. L'un d'eux,
incommodé par le soleil auquel il fait face, fait un faux mouvement et avale une gor-
gée d'eau de mer. À partir de cette infime différence, les conséquences vont s'enchaî-
ner de manière irrémédiable et accroître les différences entre les jumeaux. Après
quelques tribulations, l'un, nommé Louis, vit une passion éthérée, coupée du monde,
avec une danseuse qui a fait de lui un poète poitrinaire, tandis que l'autre, Norbert,
est devenu un homme d'affaires gras et prospère. Mais les deux jumeaux continuent
à penser l'un à l'autre, et Norbert, celui qui a avalé l'eau de mer, éprouve depuis tou-
jours un sentiment d'infériorité vis-à-vis de Louis, sentiment qu'il s'efforce de com-
penser. Norbert retrouve Louis par hasard et apprend sa maladie. Convaincu d'être
lui aussi tuberculeux, il tombe malade, perd son travail, tandis que Louis se convertit
au sport et aux biftecks, et est recruté à la place de Norbert dans l'usine où ce dernier
était ingénieur. Furieux, Norbert traque Louis et le jette du haut d'une falaise, mais,
déséquilibré, il tombe avec lui et meurt damné.
Le double a, dans Les Jumeaux du diable, une valeur en grande partie satirique.
La similitude des deux clones aboutit, comme le prévoyait le diable, à une différence
telle que l'un des deux perd son âme, ce qui est une manière de démontrer la vanité
de la croyance en l'identité innée de l'individu, et la force des circonstances les plus
infimes sur la destinée des êtres, leurs choix, leurs opinions, leurs croyances, voire
leur physiologie. Le poète abscons qu'est devenu Louis n'a pas plus d'épaisseur ni
de nécessité que le Norbert qui pose au bourgeois sceptique. Marcel Aymé raille aussi
bien la prétention d'échapper au monde que celle de le maîtriser. La hantise pour l'autre
qu'éprouve chacun des deux frères rappelle à chacun son inconsistance secrète.
« Markheim » (1885, dans des miscellanées; puis dans le recueil The Merry Men and
Other Tales and Fables, 1887), Robert Louis Stevenson, in Le Cas étrange du Dr Jekyll
et de M. Hyde, Paris, UGE, « 10/18 », 1976 (trad. Théo Varlet).
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216 Visages du double
bolique. Lorsque Markheim lui demande s'il est le diable, il esquive la question, mais
plus tard il déclare qu'il vit pour le mal (« Le mal, pour lequel je vis », p. 346), et
que l'homme méchant lui est cher (« L'homme mauvais m'est cher », ibid.).
Le nouveau venu offre ses services à Markheim, qui les rejette. Il prétend connaître
à fond l'âme du voleur, mais celui-ci affirme qu'il ne voit que son masque, que sa
vraie personnalité reste cachée. Markheim dit être bien meilleur que ses actions ne
le font croire, et victime des circonstances; le crime qu'il vient de commettre est le
dernier, et lui donne le pouvoir et la résolution d'être enfin lui-même. Le « visiteur »
lui démontre alors l'impossibilité de ce plan de conversion au bien, voué à l'échec à
cause de son trop fort penchant au mal. Markheim est vaincu par les arguments de
son interlocuteur. À ce moment même, la serveuse qui s'était absentée revient dans
la boutique: le « visiteur» pousse Markheim à se débarrasser d'elle aussi, mais le
voleur décide de se livrer à la justice. S'il est condamné à ne commettre que des actions
mauvaises, il peut au moins « renoncer à agir », Une ultime transformation se pro-
duit dans le « visiteur» :« Les traits du visiteur subirent un merveilleux changement:
ils s'illuminèrent et s'adoucirent d'un tendre triomphe et, tout en s'illuminant, s'effa-
cèrent et disparurent» (p. 351) - mais Markheim n'a pas le temps de s'en apercevoir.
Félix une discussion sur le travail qu'il veut lui proposer. Il lui demande de se prêter
à une « action illégale» (p. 124), en lui fournissant un alibi par sa ressemblance: Félix
aura simplement à revêtir ses habits et à conduire sa voiture. Hermann raconte à Lydia
qu'il a un frère jumeau, dont il a été séparé depuis l'enfance. Il l'aurait rencontré
par hasard, et retrouvé dans un état de complète déchéance morale. Ce frère, Félix,
ayant décidé de se suicider, aurait proposé à Hermann de le faire à son profit: ils
s'arrangeront pour faire croire que c'est Hermann qui est mort et toucher la prime
d'assurance. Lydia n'aura qu'à se montrer affligée et à rejoindre plus tard son mari
en France.
Hermann donne ses habits à Félix et le tue ; puis il prend toutes les mesures néces-
saires pour effacer son existence et ne laisser qu'un faux lui-même à la disposition
de la police. Prenant le passeport du mort, Hermann trouve que, bizarrement, la photo
ne lui ressemble pas du tout. Il passe en France et s'installe dans un hôtel près de Per-
pignan. Peu de temps après, un journal lui apprend qu'il est recherché en Alle-
magne pour le meurtre d'un inconnu: aucune allusion n'est faite à leur ressemblance.
Après avoir vérifié que son plan a échoué, pour une raison qui demeure, à ses yeux,
mystérieuse, Hermann commence à écrire le récit qui constitue le roman, et qui se
clôt sur la scène de la police venant le chercher dans son hôtel.
dans une petite ville éloignée. L'or prodigué par Bendel fait naître la rumeur qu'un
très grand personnage, le roi de Prusse, doit séjourner dans la ville mais y demeurer
incognito : ainsi, Schemihl est accueillicomme un roi et, pendant la fête en son honneur,
remarque une jeune fille, Mina, dont il tombe immédiatement amoureux. La famille
de Mina est ravie de la perspective d'un mariage si avantageux, mais la jeune fille
comprend quel est le secret de son fiancé, qui évite la lumière du jour. Elle se tait
parce qu'elle en est amoureuse.
Un an a passé, et Schlemihl attend le retour de l'homme en gris, pour lui rendre sa
bourse et récupérer son ombre. Mais Rascal aussi a tout compris et a trahi son maître
en le dénonçant aux parents de Mina. Schlemihl s'éloigne alors de la ville, désespéré,
et rencontre l'homme en gris. Celui-ce se refuse à échanger son ombre contre de l'or
et propose un nouveau contrat, à signer avec du sang: il rendra l'ombre à Schlemihl
en échange de son âme. Schlemihl se refuse à signer et résiste à la tentation, même
lorsque l'homme en gris déploie devant ses yeux son ombre si regrettée. Débarrassé
de l'homme en gris, Schlemihl erre trois jours dans une lande, sans oser revenir parmi
les hommes. Il rencontre une ombre sans corps, essaie de l'attraper, mais découvre
qu'elle appartient à un homme rendu invisible par un nid d'oiseau qu'il tient dans
la main (il apprendra plus tard que c'est toujours l'homme en gris). Il s'empare de cet
objet magique et, invisible, se rend chez Mina, où il apprend qu'elle va épouser Rascal,
devenu riche avec l'argent qu'il lui a volé. C'est alors que l'homme en gris réapparaît
à ses côtés, et essaye de profiter de la nouvelle pour lui faire signer le pacte diaboli-
que. Schlemihl ne cède pas, mais le tentateur le poursuit. Rentré dans sa maison pillée
par la populace, Schlemihl retrouve Bendel, lui laisse ce qui reste de son or et décide
de s'éloigner définitivement. Sur son chemin, l'homme en gris se présente à nouveau
et lui prête momentanément son ombre pour mieux lui en faire sentir la nécessité:
mais cette dernière tentation aboutit à un dernier échec, parce que Schlemihl, pour
se libérer définitivement de son persécuteur, jette la bourse magique dans un abîme.
Il éprouve alors un soulagement profond: en rêve lui apparaissent Mina, Bendel et
Chamisso; ils sont tous les trois sans ombre, mais le spectacle n'a rien de choquant.
Schlemihl commence une nouvelle vie, en dehors de la société. Le jour il marche
dans les bois, la nuit il dort dans les villages. Ses bottes étant rapidement usées par
sa vie de pèlerin, il en achète une autre paire à un beau garçon à cheveux blonds. Il
s'aperçoit alors qu'il parcourt d'énormes trajets en peu de pas, se déplaçant de l'extrême
nord au sud de la planète en quelques minutes. Il comprend qu'il a aux pieds les bottes
de sept lieues, et il en est ravi: une nouvelle existence s'ouvre devant lui. « Mon ave-
nir se révélait clairement à moi. Banni pour une première faute de la société des hom-
mes, j'allais, en compensation, me réfugier dans le sein de la nature que j'ai toujours
aimée; la terre s'ouvrait devant moi comme un riche jardin, l'étude allait devenir la
force directrice de ma vie, et la science le but de celle-ci» (p. 1098). Schlemihl installe
sa demeure dans une grotte de la Thébaïde, mais il se met à parcourir les continents,
se consacrant à la géographie et à la botanique. Il revoit encore une fois les personna-
ges de son histoire : tombé malade, il est recueilli et se retrouve dans un hospice, appelé
le Schlemilium, fondé par Bendel en sa mémoire. Sans y être reconnu, Schlemihl y
revoit Bendel et Mina, qui ont trouvé un relatif apaisement, et, avant de les quitter,
il leur laisse un message où il les rassure sur son état actuel: « Oui, votre vieil ami
aussi se trouve mieux aujourd'hui qu'autrefois; et s'il expie, c'est une expiation salu-
taire» (p. 1103).
Notices des œuvres 219
« Monsieur du Miroir» (1837), in Mosses from an Old Manse (1846), Nathaniel Haw-
thorne, Paris, José Corti, 1992 (trad. Pierre Leyris).
Ce conte est constitué par le long monologue d'un narrateur qui affiche « les pen-
chants d'un observateur de la nature humaine» (p. 59). Il voudrait percer le mystère
qui s'attache à l'existence énigmatique d'un certain Monsieur du Miroir. Cet homme
- mais ce n'est sans doute pas un homme comme les autres - accompagne l'exis-
tence du narrateur de sa présence intermittente. Sans se départir d'une attitude cordiale,
Monsieur du Miroir n'entame jamais de conversation avec le narrateur: il semble muet.
Ce n'est pas la moindre bizarrerie du personnage, qui s'obstine à imiter le narrateur
en tout. Non content de lui ressembler comme un frère, il s'habille toujours exactement
comme lui: « Il a des doubles de tous mes gilets comme de toutes mes cravates»
(p. 63). Leur ressemblance physique rappelle au narrateur ces histoires de jumeaux,
220 Visages du double
lique en même temps, porte le trouble dans les sens et dans l'esprit de l'aspirant à
la prêtrise qui, dès lors, ne prononce ses vœux qu'à regret. Envoyé rejoindre sa cure,
Romuald est tourmenté par le désir de cette femme, dont il apprend qu'elle s'appelle
Clarimonde et qu'elle est une courtisane.
Un an plus tard, le prêtre est appelé au chevet d'une femme mourante, par un
page qui le conduit chez elle à travers une course fantastique sur des chevaux noirs,
au milieu de la nuit. Romuald se retrouve dans la chambre de Clarimonde, qui paraît
déjà morte, et il cède à la tentation d'un baiser. La courtisane semble se ranimer un
instant, lui déclare qu'elle l'aime et lui promet qu'il la reverra. Puis, Romuald, qui
s'est évanoui, se réveille chez lui, malade. Clarimonde lui réapparaît quelque temps
plus tard, une nuit. Elle lui propose de devenir sa maîtresse. La nuit suivante ce pro-
jet se réalise, et à partir de ce moment le curé est doublé d'un seigneur amoureux:
« À dater de cette nuit - dit Romuald -, ma nature s'est en quelque sorte dédou-
blée, et il y eut en moi deux hommes dont l'un ne connaissait pas l'autre» (p. 452).
La vie du Vénitien est brillante, insoucieuse, débauchée; l'amour de Clarimonde le
met au comble du bonheur. Celle du prêtre ne se détache pas des devoirs de sa mission.
Ces deux vies restent séparées, bien que liées entre elles: « Deux spirales enchevêtrées
l'une dans l'autre et confondues sans se toucher jamais représentent très bien cette
vie bicéphale qui fut la mienne» (p. 453). Dans le libertin et dans le prêtre existait
« le sentiment du même moi» (ibid.).
Clarimonde se révèle finalement être un vampire, qui suce le sang de son amant
pendant le sommeil: mais elle l'aime vraiment, puisqu'elle s'y prend de manière à
ne pas le tuer. Malgré cette découverte, Romuald voudrait continuer sa double vie,
mais l'intervention d'un autre prêtre, qui veut l'empêcher de compromettre
son salut, en brise définitivement l'équilibre. Dans une dernière scène, le cadavre de
Clarimonde est déterré: elle a une goutte de sang sur la bouche; au contact de l'eau
bénite, le corps tombe en poussière. Romuald est délivré de son dédoublement, son
existence nocturne disparaît. Dans une dernière apparition, Clarimonde lui adresse
d'ultimes reproches, le laissant en proie à des regrets ineffaçables.
Ainsi commence ce poème de Musset, où l'on trouve l'une des rares apparitions
du double en poésie. Le poème se présente comme une confession du Poète, qui relate
d'abord ses rencontres avec son double et qui lui adresse ensuite directement la parole.
Les trois dernières strophes constituent la réponse de la Vision.
Toute la vie du Poète a été ponctuée par les apparitions de 1'« enfant », puis du
«jeune homme », de 1'« étranger », du « convive », de 1'« orphelin », du « malheu-
reux » toujours « vêtu de noir », qui se manifeste régulièrement, dans certains instants
222 Visages du double
de solitude et de détresse. Lorsqu'il s'adresse à son double, le Poète fait des hypothè-
ses sur ce qu'il peut être, mais les écarte tout de suite après. Est-il son « mauvais
destin» ? ou bien son « bon ange» ? Représente-t-ill'« amitié» ? Est-ce Dieu qui
l'envoie? Et l'apparition se produit encore une fois:
Sur mon rideau j'ai vu passer une ombre;
Elle vient s'asseoir sur mon lit.
Qui donc es-tu, morne et pâle visage,
Sombre portrait vêtu de noir?
Que me veux-tu, triste oiseau de passage?
Est-ce un vain rêve? est-ce ma propre image
Que j'aperçois dans ce miroir?
Le poème se clôt sur la réponse de la Vision :
Ami, notre père est le tien.
Je ne suis ni l'ange gardien,
Ni le mauvais destin des hommes.
Ceux que j'aime, je ne sais pas
De quel côté s'en vont leurs pas
Sur ce peu de fange où nous sommes.
Je ne suis ni dieu ni démon,
Et tu m'as nommé par mon nom
Quand tu m'as appelé ton frère;
Où tu vas, j'y serai toujours,
Jusques au dernier de tes jours,
Où j'irai m'asseoir sur ta pierre.
Le ciel m'a confié ton cœur.
Quand tu seras dans la douleur,
Viens à moi sans inquiétude.
Jete suivrai sur le chemin;
Mais je ne puis toucher ta main,
Ami, je suis la Solitude.
dans la maison de la jeune fille, qui était la poésie. Elle s'est métamorphosée en un
homme riche. L'ombre devient le maître du savant, et l'engage comme ombre, car
elle n'en a évidemment pas. L'ombre épouse ensuite la fille d'un roi, et comme son
ancien maître menace de la dénoncer, elle le fait exécuter.
Le récit grinçant d'Andersen, qui se réfère à Peter Schlemihl, se présente comme
un conte de fées à l'envers, dépourvu de toute morale apparente. Le savant, qui se
consacre au Beau, au Bon, au Vrai, n'est récompensé que par la mort, alors que l'ombre
cynique réussit pleinement. Mais le conte a aussi de profondes résonances autobio-
graphiques, puisque Andersen est lui-même allé chercher l'inspiration en Italie. Derrière
le couple antagoniste formé par le maître et le valet se profilent d'autres doubles:
le désir et le devoir, la science et la poésie, l'intelligence et l'intuition.
Le Portrait de Dorian Gray (The Picture of Dorian Gray, 1891), Oscar Wilde, Paris,
Le Livre de Poche, 1975 (trad. Edmond Jaloux et Félix Frapereau).
Henri Wotton, un aristocrate anglais ne prisant que la beauté, le raffinement et
les paradoxes, fait la connaissance, dans l'atelier d'un ami peintre, Basil Hallward, d'un
jeune homme à la beauté extraordinaire, Dorian Gray. Dorian a posé pour un portrait,
que Basil est en train d'achever; le peintre, amoureux de son modèle, est profondé-
ment inspiré par lui, qui incarne son idéal de beauté. Basil essaye d'éviter que ses deux
amis fassent connaissance : il craint que le cynisme de Henri ne gâte l'innocence de
Dorian, qui transparaît dans la fraîcheur incomparable de son teint, dans l'exacte har-
monie de ses traits. De son côté, Henri est attiré par la beauté de Dorian et par la pers-
pective d'étudier la vie d'un homme devant lequel d'énormes possibilitéss'ouvrent, grâce
aux dons que la nature et la société lui ont prodigués. Ille pousse à ne se priver d'aucun
plaisir, à ne frustrer aucun désir. Regardant son portrait achevé, Dorian Gray prend
entièrement conscience de sa beauté et exprime le désir que ce soit le tableau qui vieil-
lisse, pendant que lui conservera pour toujours sa figure de jeune homme.
Quelque temps après, Dorian tombe amoureux d'une jeune et belle actrice, Sybil
Vane. Malgré le scepticisme de Henri vis-à-vis de ces sentiments, Dorian projette de
se marier. Mais une déception soudaine sur les capacités dramatiques de l'actrice pousse
Dorian à une brusque rupture et provoque le suicide de Sybil. Après cette première
faute, le jeune homme s'aperçoit que quelque chose a changé dans son portrait: le
regard a acquis une lueur de froide méchanceté. Il comprend alors que son vœu a
été exaucé: le portrait va subir toutes les transformations que lui infligent le temps
et son comportement. Le vice et l'âge épargneront ses traits immuables, mais ravage-
ront son image peinte. D'abord effrayé, puis exalté par cette chance d'éternelle jeu-
nesse, il cache le portrait, témoin embarrassant de sa dépravation.
Il commence alors une longue carrière dans la débauche, qui lui fait connaître
tous les plaisirs interdits, parallèlement à tous les raffinements du goût. Ses recher-
ches dans tous les domaines de l'esthétique côtoient ses mystérieuses expériences noc-
turnes dans les quartiers sordides. Dorian semble entraîner dans le vice et jeter dans
le désespoir, tous ceux qui deviennent ses proches: une renommée sulfureuse l'entoure
mais ne l'empêche pas de participer à la vie de la société la plus exclusive de Londres.
Jusqu'à ce que Basil Hallward, troublé par ces rumeurs, lui reproche son comporte-
ment et lui demande de changer. Excédé, Dorian lui montre le portrait qu'il a peint
dix-huit ans auparavant, et qui affiche désormais un visage dégoûtant, puis il tue le
peintre avec un poignard. Cet assassinat brise l'équilibre de la vie de Dorian Gray.
l '
En plus, le frère de Sybil, James Vane, revient de l'étranger, décidé à venger la mort
de sa sœur par un meurtre. Dorian échappe à cette vengeance, mais il est désormais
persécuté par la peur. Il fait une tentative infructueuse de conversion à la générosité
puis découvre, dans une dernière scène, que, malgré cela, le portrait ne cesse d'enlai-
dir. Il lève alors un poignard contre son simulacre horrible et détesté, comme pour
tuer cet autre moi. Mais ses serviteurs trouveront, devant le portrait transpercé de
Dorian Gray dans la splendeur de sa jeunesse, le corps sans vie d'un vieil homme à
la physionomie répugnante, avec un poignard planté dans le cœur.
Scandale (Skyandaru, 1986), Shûsaku Endô, Paris, Stock, 1988 (trad. Catherine
Ancelot).
Ce roman est l'œuvre de l'un des plus célèbres écrivains japonais d'aujourd'hui,
né à Tokyo en 1923 et converti au catholicisme.
Suguro, un romancier catholique de soixante-cinq ans, est le protagoniste de Scan-
dale. Lors de la remise d'un prix littéraire qui lui est attribué, Suguro est confronté
à deux événements troublants: il aperçoit parmi le public un visage identique au sien,
mais transformé par un rictus méprisant; puis il est abordé par une jeune femme ivre
qui prétend l'avoir connu dans des circonstances équivoques. Un journaliste, qui a
entendu les propos de la jeune femme, décide de démasquer l'hypocrisie de l'écrivain
à succès, à la fois auteur de romans inspirés du christianisme et protagoniste d'orgies
sado-masochistes dans les hôtels des quartiers malfamés de Tokyo. Suguro lui-même,
troublé, veut découvrir la vérité: est-ce qu'un être identique à lui hante les lieux de
débauche et se fait passer pour lui? La jeune femme qui prétend l'avoir rencontré,
Ishiguro Hina, est peintre; une de ses amies, Ito Motoko, qui aurait participé à la
même soirée, a peint un portrait de Suguro (ou de son double). L'écrivain va le voir,
dans une exposition collective de jeunes artistes qui se réclament d'une « esthétique
'le la laideur », Il commence par se reconnaître dans les traits de l'homme représenté
sur la toile: « Il était là, sur la toile. Émergeant d'un monde aux couleurs d'ombre,
son image le regardait avec un léger rictus » ; puis il perçoit une différence : « Ce
visage était bien le sien, mais l'expression avait quelque chose non de vulgaire [... J,
mais de veule et d'obscène» (p. 50) ; enfin, il retrouve l'expression de son double,
telle qu'il l'avait aperçue à la soirée du prix littéraire.
À partir de ce moment, Suguro est entraîné, par la peur et la curiosité, dans un
monde où le mal, la cruauté, l'abjection sont tenus comme les expériences les plus
aiguës de la jouissance. Toute son œuvre d'écrivain est alors mise en accusation: a-t-
il été incapable de montrer les aspects les plus secrets de l'âme humaine? S'est-il borné,
par lâcheté, à la surface du péché, sans savoir regarder au fond du mal? Puis Suguro
fait la connaissance d'une amie de Motoko, Mme Narusé. Personnage à la double
vie, elle travaille comme aide bénévole dans un hôpital où elle soigne amoureusement
des enfants; mais la nuit elle participe à des orgies, prenant du plaisir à faire souffrir
des partenaires masochistes, dont Motoko. L'enquête parallèle de Kobari - le jour-
naliste - et de Suguro s'enfonce dans un milieu clandestin; l'un y voit l'occasion
de faire éclater un scandale qui le rendrait célèbre, l'autre, voulant se défendre de ce
scandale, découvre tout un univers de perversité sexuelle qu'il avait jusqu'alors tenu
Notices des œuvres 225
Les Têtes interverties (Die vertauschen Kôpfe. Eine indische Legende, 1940), Paris,
Albin Michel, 1949 (trad. Louise Servicen).
Dans Les Têtes interverties, Thomas Mann reprend, sur un mode mi-comique,
mi-tragique, une histoire tirée de la mythologie indienne, laquelle est fertile en méta-
morphoses et échanges de corps. L'une des divinités les plus populaires de l'Inde,
Ganeça, est elle-même pourvue d'une tête d'éléphant de remplacement. On retrouve
d'ailleurs à la fin de ce roman une situation de combat paradoxal très proche de celle
que décrit Gautier dans son écrit au titre éminemment indien: A vatar*.
226 Visages du double
Le Vicomte pourfendu (Il visconte dimezzato, 1952), Italo Calvino, Paris, Le Livre
de poche, 1986 (trad. Juliette Bertrand).
Le roman de Calvino présente le cas unique d'un dédoublement par scission physi-
que. Son héros, Médard de Terralba (le prénom est peut-être un clin d'œil à Hoff-
mann) est en effet coupé en deux par un boulet de canon turc. C'est un demi-Médard
qui rentre chez lui en Italie, réduit à sa moitié droite. Le demi-Médard se montre cruel,
tyrannique, et coupe en deux tout ce qu'il rencontre, convaincu que la sagesse n'existe
que dans ce qui est mis en pièces. Mais l'autre moitié, la gauche, rentre à son tour.
Parfaitement bonne, elle s'efforce de réparer les torts commis par la moitié droite,
car sa mutilation lui fait comprendre la douleur du monde. Mais, par excès de bonté,
elle commet des erreurs aux conséquences funestes et fatigue les gens par ses sermons.
Les deux moitiés veulent épouser la même jeune fille et se battent en duel. Elles se
rouvrent mutuellement leur blessure, et l'on peut les recoller.
Le conte de Calvino se présente comme une parabole sur les dangers de la pureté
et de la séparation des deux principes du bien et du mal, ce qui le rapproche du Dr Jekyll
et Mr Hyde de Stevenson.
« William Wilson» (1839), Edgar Allan Poe, in Œuvres en prose, éd. Y.-G. Le Dantec,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951 (trad. Charles Baudelaire).
Le récit de Poe, qui figure dans les Nouvelles Histoires extraordinaires, a pour
cadre une antique et sombre maison anglaise, labyrinthe de couloirs et de recoins.
C'est l'école où William Wilson fait ses études. L'un de ses condisciples porte le même
nom que lui. Ils deviennent amis, mais le second William conserve une réserve un peu
narquoise par rapport au narrateur, et une certaine hostilité s'installe entre eux. Une
nuit, surprenant son double endormi dans sa chambre au fond du labyrinthe du col-
lège, Wilson a la révélation de leur identité. La nuit même, Wilson quitte la vieille
école. Il s'enfonce dans la débauche. Au collège d'Eton, pendant une orgie qu'il a
organisée, un inconnu entre dans la pièce et lui murmure son nom. Plus tard, à Oxford,
Wilson, en trichant au jeu, dépouille un jeune aristocrate. À nouveau, l'inconnu entre
dans la pièce et le dénonce. Chassé d'Oxford, Wilson erre à travers l'Europe, suivi
par l'étranger. Il finit par le provoquer en duel et par le tuer, mais il s'aperçoit alors que
c'est son double qui agonise devant lui, lui révélant ainsi qu'il s'est assassiné lui-même.
L'un des caractères marquants de la nouvelle de Poe, c'est que l'intervention du
double-conscience se limite la plupart du temps à l'affirmation du nom. Cela fait du
double-frère une figure également paternelle, celle qui assure la constance et l'inté-
grité de l'identité menacée. L'orgie, la tricherie et la perversion ont bien entendu valeur
morale chez Poe, et son diligent surmoi se charge de rappeler Wilson à l'ordre. Mais,
si l'on s'en tient à la lettre du texte de Poe, il est possible d'y voir autre chose qu'une
allégorie un peu desséchée de la conscience morale. Wilson est un être de génie, forte-
ment structuré, et qui affirme sa domination sur les autres. Le labyrinthe de l'école,
la sévérité des maîtres sont pour lui des sources de plaisir plus que de crainte. Les
souvenirs de sa petite enfance sont nets et parfaitement ordonnés. C'est la rencontre
avec le double qui va troubler Wilson et défaire cette certitude. Le second Wilson n'est
pas seulement celui qui rappelle à l'ordre le pécheur. En tant que double, il incarne
d'abord la spécularité perturbatrice, l'ironie dissolvante engendrée par la conscience
de soi. Wilson ne peut plus alors se lancer dans la débauche et la tricherie que comme
dans une manière négative et grinçante de s'affirmer.
FILMS
L'Étudiant de Prague (Der Student von Prag, 1913), réalisé par Stellan Rye; scénario:
Hanns Heinz Ewers.
Balduin, étudiant à Prague, s'ennuie après avoir épuisé sa fortune: il délaisse
ses amis et la belle danseuse Lyduschka. Il fait la rencontre de Scapinelli, un mysté-
rieux personnage, avec lequel il assiste à un accident dont est victime la jeune com-
tesse de Schwarzenberg, qu'il sauve et dont il tombe amoureux. Elle est fiancée à son
cousin Waldis, mais ne paraît pas insensible aux charmes de son sauveur. Scapinelli
va voir Balduin dans la pauvre chambre qu'il habite et lui propose de le rendre riche
s'il lui permet d'emporter de cette chambre ce qu'il lui plaira. Balduin plaisante sur
le dépouillement de ses murs et signe un contrat fatal. Scapinelli s'empare alors de
son reflet dans la glace: Balduin ne verra plus jamais son image reflétée.
L'étudiant pauvre s'est transformé en riche homme du monde et peut se déclarer
à la comtesse. Malgré l'hostilité de Waldis et de Lyduschka, qui l'épie et le poursuit,
228 Visages du double
Balduin arrive à obtenir des tête-à-tête avec son aimée mais, à chaque fois, le reflet
apparaît, comme un autre lui-même, et le jette dans la panique. Dénoncé par
Lyduschka, Balduin est provoqué en duel par son rival. Balduin, qui est un très bon
escrimeur, promet au père de Waldis qu'il ne le tuera pas. Mais, en se rendant au
lieu prévu pour le duel, il rencontre son reflet, une épée ensanglantée à la main, qui
a déjà blessé à mort l'adversaire.
Au désespoir, Balduin est hanté par son double : une scène nous les montre en
train de s'affronter au cours d'une partie de cartes. Mais il ne veut pas renoncer à
la comtesse, qu'on l'empêche de voir. Pendant la nuit, il se glisse chez elle, n'est pas
mal reçu, mais au moment où les deux amants sont sur le point de s'embrasser, la
jeune femme s'aperçoit qu'elle est seule dans le miroir placé à côté d'elle: Balduin
n'a pas de reflet. Elle est déjà assez désemparée par cette découverte, mais plonge
dans l'horreur lorsqu'elle voit le reflet manquant franchir la porte et se diriger vers
eux. Balduin, qui a fui, cherche encore à se libérer de son double, mais doit finir par
admettre que son seul refuge est dans la mort. Décidé à se suicider, il charge son pis-
tolet: le reflet apparaît une dernière fois, et Balduin tire soudainement sur lui. Mais
la balle destinée au double a percé le corps du jeune homme: on aperçoit du sang
sur sa chemise, et on le voit tomber mort. Une dernière séquence montre le reflet assis
sur la tombe de l'étudiant de Prague, puis défilent sur l'écran les vers de la « Nuit
de décembre» de Musset:
Nous avons choisi de signaler, à chaque fois que cela était possible, une édi-
tion facilement accessible des textes de notre corpus, ou bien une édition de
référence; à défaut, nous citons les éditions originales. Lorsque aucune tra-
duction française n'est disponible, nous renvoyons à une édition en langue
originale.
FICTION
Anthologies
Anthologie du fantastique, de Roger CAILLOIS, Paris, Gallimard, 1966.
(La Grande anthologie du fantastique de J. Goimard et R. Stragliati, vol. VI),
Paris, Presses Pocket, 1977-1981.
Stories of the Double, d'Albert J. Guérard, Philadelphia and New York, J .B.
Lippincott Company, 1967.
Thèmes apparentés
ARNIM Achim von, Isabella d'Égypte (« Isabella von Aegypten », Vier Novel-
len, 1812), in Romantiques allemands, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de
la Pléiade »,1. II, 1973 ; Mellück Maria Blainville (« Mellück Maria Blain-
ville », Vier Novellen, 1812), ibid.
AUERBACH Berthold, Spinoza (1837), in Gesammelte Schriften, Stuttgart,
J.G. Cotta, 1863-1864.
BALZAC Honoré de, Ursule Mirouët, in La Comédie humaine, Paris, Galli-
mard, « Bibliothèque de la Pléiade », vol. VIII, 1976.
BARBEY D'AUREVILLY Jules, Une histoire sans nom (1882), éd. Philippe Ber-
thier, Paris, Flammarion, « GF », 1990.
BELLETTO René, La Machine, Paris, POL, 1990.
236 Visages du double
BROWN Charles Brockden, Wieland (1897), Paris, José Corti, 1990 ; Edgar
Huntly (1799), Paris, J .-M. Place, 1980.
BYRON George Gordon, Le Difforme transformé (The Deformed Transfor-
med, 1824), in The Complete Poetical Works, éd. J.J. McGann, Oxford
University Press, vol. V, 1986.
CLARÉTIE Jules, Jean Mornas, Paris, Dentu, 1884 ; L'Obsession. Moi et
l'autre, Paris, Laffitte, 1908.
Du CAMP Maxime, « L'âme errante, souvenir des existences antérieures »,
in Les Six A ventures, Librairie Nouvelle, 1857.
DUMAS Alexandre, Mémoires d'un médecin, Joseph Balsamo (1846-1848),
éd. Claude Schopp, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1990.
GAUTIER Théophile, « La cafetière» (1831), in Œuvres. Choix de romans et
de contes, éd. Paolo Tortonese, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1995 ;
« La toison d'or» (1839), ibid. ; « Le club des hachichins» (1846), ibid. ;
Gemma (1854), in Théâtre, mystère, comédies et ballets, Charpentier, 1872 ;
« Avatar» (1856), in Œuvres. Choix de romans et de contes, éd. Paolo Tor-
tonese, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1995 ; Spirite (1866), ibid.
GOZLAN Léon, Le Médecin du Pecq (1839), Paris, Michel Lévy, 1858.
HAWTHORNE Nathaniel, « Les peintures prophétiques» (« The Prophetie Pic-
tures », in Twice Told Tales, 1837), in Le Manteau de Lady Éléonore et
autres contes, Flammarion, « GF », 1993.
HOFFMANN Ernst Theodor Amadeus, « Le magnétiseur» (« Der Magneti-
seur », in Fantasiestücke in Callot's Manier, 1813-1815), in Intégrale des
contes et des récits, vol. II, Fantaisies dans la manière de Callot, Paris,
Phébus, 1979; «L'homme au sable» (« Der Sandmann », 1816, in
Nachtstücke, 1817), Intégrale des contes et des récits, vol. III, Contes
nocturnes, Paris, Phébus, 1979; « Le Sanctus» (« Der Sanctus », in
Nachtstücke, 1817), in Intégrale des contes et des récits, vol. III, Contes
nocturnes, Paris, Phébus, 1979 ; « Les automates» (« Die Automate »,
1814, in Die Serapionsbrüder, 1819-1821), Intégrale des contes et des récits,
vol. VIII, Les Frères de Saint-Sérapion, Paris, Phébus, 1981.
HUYSMANS Joris-Karl, Là-bas (1891), Paris, Le Livre de Poche, 1988.
IRVING Washington, « Aventure du tableau mystérieux» (« The Adventure
of the Mysterious Picture », in Tales of a Traveller, Paris, Baudry, 1824),
in Contes d'un voyageur, Paris, Éditions Autrement, 1994.
KLEIST Heinrich von, La Marquise d'O. (Die Marquise von O., 1808), in
Romantiques allemands, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
vol. l, 1963 ; « Sur le théâtre des marionnettes» (« Über das Marionetten-
theater », 1810), in Les Romantiques allemands, Paris, Desclée de Brou-
wer, 1962.
LA MOTTE Fouous Friedrich, « La mandragore» (« Das Galgenmânnlein »,
1810), in Romantiques allemands, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », vol. l, 1963.
Bibliographie 237
ESSAIS
FILMOGRAPHIE
1931. Dr. Jekyll et Mr. Hyde, Rouben MAMOULIAN, scénario: Samuel Hof-
festein, d'après R.L. Stevenson (il existe plusieurs autres versions cinéma-
tographiques, souvent moins convaincantes, du roman de Stevenson, entre
autres celles de John Robertson en 1920, celle de Victor Fleming en 1941,
sans compter le Dr. Jerry et Mr. Love de Jerry Lewis en 1963).
1935. Toute la ville en parle, John FORD, scénario: Jo Swerling.
1939-1940. Le Dictateur, Charlie CHAPLIN, scénario du même.
1944. Le Portrait de Dorian Gray, Albert LEWIN, scénario du même, d'après
Oscar Wilde.
1945. « Le mannequin du ventriloque », Alberto CAVALCANTI, épisode d'Au
cœur de la nuit.
1946. La Double Énigme, Robert SIODMAK, scénario: N. Johnson et Ph.
Loughton, d'après Wladimir Pozner.
1952. La Vie d'un honnête homme, Sacha GUITRY, scénario du même.
1958. Sueurs froides, Alfred HITCHCOCK, scénario: A. Coppel et S. Taylor,
d'après Pierre Boileau et Thomas Narcejac.
1960. Psychose, Alfred HITCHCOCK, scénario: J. Stefano, d'après Robert
Bloch.
1968. «William Wilson », Louis MALLE, épisode d'Histoires extraordi-
naires (de L. Malle, F. Fellini, R. Vadim), scénario: Daniel Boulanger,
d'après Edgar Poe.
1972. L'Autre, Robert MULLIGAN, scénario: Richard Sherman, d'après
Bessie Brewer.
1976. Le Locataire, Roman POLANSKI, scénario d'après Le Locataire chimé-
rique de Roland Topor.
1976. Monsieur Klein, Joseph LOSEY, scénario: Franco Solinas, Fernando
Morandi.
1977. Despair, Rainer-Werner FASSBINDER, scénario d'après La Méprise de
Vladimir Nabokov.
1977. Cet obscur objet du désir, Luis BUNUEL, scénario du même avec Jean-
Claude Carrière, d'après La Femme et le pantin de Pierre Louys.
1980. Shining; Stanley KUBRICK, scénario du même avec D. Johnson, d'après
Stephen King.
1980. Kagemusha, Akira KUROSAWA, scénario du même avec Masato Ide.
244 Visages du double
Double et fantastique 34
Le sens d'un mot 34
Fantastique, merveilleux, science-fiction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35
Un scandale pour la raison 36
Théoriciens modernes et théories anciennes 38
Le thème fantastique par excellence 39
La place du double dans le fantastique 40
Robert Rogers . 86
Carl Francis Keppler . 86
Karl Miller . 87
John Herdman . 88
Chapitre 5 : Le double dans le récit . 91
Les types de doubles . 91
Le double subjectif . 92
Le double objectif . 100
Double interne et double externe . 103
Les aventures du double . 109
Rencontre, séparation . 109
Reconnaître son double . 110
La manifestation du double . 111
Le double collant . 114
La lutte avec le double . 114
L'accomplissement par le double . 118
Le double et l'origine . 120
Le double dans le labyrinthe . 122
La prolifération des doubles . 126
Chapitre 6 : Scission et simulacre: les thèmes apparentés . 131
Scissions . 132
Le magnétisme . 132
Le somnambulisme . 143
L'hypnose . 148
La métempsycose . 152
Simulacres . 163
Les mannequins . 163
Les automates . 164
Les marionnettes . 169
Les androïdes . 170
Les golems . 171
Les œuvres d'art . 172
Art et simulacre . 177
Conclusion 179
Notices des œuvres . 187
Bibliographie . 231
Index . 245