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Kierkegaard dans la tradition frangaise:

Les conditions de sa reception dans les


milieux philosophiques

P a r JACQUES LAFARGE

Je veux d'abord remercier le Centre de Recherche S0ren Kierke-


gaard et, plus personnellement, son Directeur, le Professeur Cap-
pel0rn, de m'avoir fait l'honneur de m'inviter ä prendre la parole de-
vant vous.
Dans Crainte et Tremblement, Kierkegaard felicite Lessing d'avoir
eu le don d'expliquer ce qu'il avait compris e t . . . de s'en etre tenu la!
Tandis que, poursuit-il, de nos jours, on va plus loin, et Ton explique
plus que Ton n'a compris.1
Je ne veux pas tomber dans ce travers qui, un siecle plus tard, me
parait encore assez repandu. Mais, j'en suis sür, ce que je ne saurai
pas dire sera dit par Madame le Professeur Sophia Scopetea, d'abord,
puis par tel ou tel d'entre vous au cours du debat qui s'engagera, et
particuli^rement par le Professeur Peter Kemp, que je remercie vive-
ment de s'etre joint ä nous.

Introduction

Au d£but de son dernier livre, dont je reparlerai, Lectures philosophi-


ques de S0ren Kierkegaard,2 mon collegue et ami, le Professeur Hen-
ri-Bernard Vergote, citait une phrase d'un commentateur avise de

1
(Euvres completes, vol. I-XX, 1966-1986, Paris, Editions de l'Orante, tome V 1972,
p. 177.
2
Paris, P.U.F. 1993 (coll. «Philosophie d'aujourd'hui»).

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Kierkegaard dans la tradition frangaise 275

Karl Marx, Michel Henry, selon qui «le marxisme pouvait bien n'etre
en somme que l'ensemble des contresens qui ont ete faits sur Marx».3
On pourrait etre tente de dire aussi que la reception frangaise de
Kierkegaard a ete longtemps l'ensemble des contresens qui ont ete
faits chez nous sur son ceuvre.
Rassurez-vous, je ne vais pas entreprendre l'historique de tous les
contresens auxquels a donne lieu une connaissance de seconde main
et trop longtemps incomplete de l'ceuvre de Kierkegaard, de surcroit
coupee, jusqu'ä une epoque recente, de son contexte danois. Plusieurs
l'ont fait - ou tente - dejä: un Pierre Mesnard, en 1955,4 un Peter
Kemp, en 1979,5 une Nelly Viallaneix, en 1981,6 moi-meme, en 1985,
dans une these inedite sur L'CEuvre de Kierkegaard au Danemark, en
Allemagne et en France de 1834 ά 1984,7 un Billeskov Jansen en 1987,8
enfin, en 1993, au debut d'une autre these egalement inedite, une He-
lene Politis.9
Cette derniere feint d'en vouloir finir avec des «commentaires»
qualifies de «navrants» et que l'on est «las de lire et de relire si sou-
vent», mais eile ne leur consacre pas moins de trois chapitres repre-
sentant 116 pages d'une ecriture serree, competes par 114 pages de
notes d'une ecriture plus serree encore!
Non, je ne me livrerai pas ä cet exercice quelque peu masochiste
qu'il serait sadique de vous infliger.

3
Michel Henry Marx, Paris, Gallimard (coli. «Bibliothfcque des Id6es»), 1976, tome I,
p. 9.
4
«Kierkegaard aux prises avec la conscience fran^aise» in Revue de litterature com-
parie, tome XXIX, n° 4 (oct-dec. 1955); repris in Pierre Mesnard. Images de
l'homme et de l'ceuvre, Paris, Vrin 1970, pp. 212-237.
5
«Le prdcurseur de Henrik Ibsen. Quelques aspects de la ddcouverte de Kierkegaard
en France» in Les fctudes philosophiques, n° 2, avril-juin 1979, pp. 139-150.
6
«Lectures fran<;aises» in The Legacy and Interpretation of Kierkegaard (Bibliotheca
kierkegaardiana, vol. 8), Copenhague, Reitzel 1981, pp. 102-120.
7
La Diffusion editoriale d'une aeuvre. L'ceuvre de Kierkegaard au Danemark, en Alle-
magne et en France (1834-1984). These soutenue pour le Doctorat en Sciences de
l'Information et de la Communication, Universiti de Bordeaux III, Bordeaux, 1985,
2 vol. (exemplaires dactylographies).
8
«The Study in France» in Kierkegaard Research (Bibliotheca kierkegaardiana, vol.
15), Copenhague, Reitzel 1987, pp. 134-159; voir aussi du m6me auteur: «Les 6tudes
kierkegaardiennes en France» in Kierkegaard. La dicouverte de Γexistence (Biblio-
thfcque «Le texte et l'Idie», vol. I), Nancy, Universitö de Nancy II 1990, pp. 215-227.
9
Le Discours philosophique selon Kierkegaard. Th£se soutenue pour le Doctorat £s-
Lettres et Sciences humaines de l'Universitd de Paris I, Paris, 1993,6 vol. (exemplai-
res dactylographids).

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276 Jacques Lafarge

Et pourtant, si je veux traiter le sujet annonce, il me faut bien con-


sacrer quelques minutes ä la maniere dont Kierkegaard a ete intro-
duit en France.
Cela, d'ailleurs, n'avait pas mal commence.

Les premiers echos

Je crois avoir ete le premier, en 1985, ä exhumer d'un supplement ä


la celebre Revue des deux mondes dont on n'avait que la reference
quelque peu noyee dans la vaste bibliographie internationale de Jens
Himmeistrup, un article necrologique publie en 1856, c'est-ä-dire
quelques mois apres la mort de Kierkegaard.10 L'auteur anonyme de
cet article, apres avoir evoque les consequences, sur la vie religieuse
danoise, des textes sur la liberte de conscience et la liberte des cultes
introduits dans la Loi fondamentale de 1849, parle des courants qui
agitent ce qu'il appelle «l'eglise du peuple» et cite Kierkegaard. Puis
il poursuit:
Nous avons nomm6 ... Kierkegaard. Cette vie agitee vient de se terminer. S. Kierke-
gaard, sans avoir jamais occupi aucun emploi public, a pris rang, depuis une quinzaine
d'annies, parmi les icrivains les plus fdconds et les plus remarquables, les plus singu-
liers aussi, du Danemark. Avec une imagination vive, un esprit perspicace, mordant et
railleur, un talent dialectique peu ordinaire, mais bizarre dans sa manifere d'6crire, il a
vis6 ä etre en meme temps un philosophe speculatif, un moraliste impitoyable, un τέ-
formateur religieux, sans mis6ricorde. D'abord sourdement, enfin ä ddcouvert, il a tout
min6 et ebranlö ... On ne peut juger ä quel point ce talent paradoxal a remui les
esprits.

Trente ans plus tard, en 1886, paraissait une traduction fransaise que
j'ai egalement exhumee, mais cette fois de la Bibliotheque Royale de
Copenhague. Elle est due ä un ancetre de Peter Kemp, Johannes
G0tzsche. II s'agit du second des Deux petits traitis ethico-religieux de
1849 intitule: En quoi l'homme de ginie diffire-t-il de l'apötre? Cette
traduction est prec6d6e d'une notice de Hans-Peter Kofoed-Hansen
qui, des les premieres lignes, presente l'auteur comme etant «sans
contredit un des plus remarquables ecrivains religieux et philosophi-
ques du siecle present».11 Assez surprenante parfois, cette notice a ce-

10
Cf. Jens Himmelstrup S0ren Kierkegaard. International Bibliografi, Copenhague,
Nyt Nordisk Forlag/Arnold Bush 1962: n° 6218. Dans les deux 6tudes cities ci-des-
sus note 8, F.J. Billeskov Jansen a eu l'heureuse id6e de transcrire int6gralement ce
texte de 1856 que je lui avais signali et communiqu6 en 1985.
11
Copenhague, Hagerup et Paris, Nilsson 1886 (cf. Himmelstrup op. cit. n° 1510).

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Kierkegaard dans la tradition fra^aise 111

pendant le merite de commencer avec Le Concept d'ironie et de


s'achever avec L'Instant. Ce petit livre, helas! semble etre passe in-
aper$u. Combien de temps faudra-t-il pour qu'une telle lecture glo-
bale soit enfin proposee et possible? Nous l'allons voir. II faudra en
tout cas quarante ans pour qu'un texte de Kierkegaard soit de nou-
veau traduit dans notre langue, tandis qu'en Allemagne, on le sait, les
traductions vont bon train et que parallelement, voire dialectique-
ment, la recherche s'y developpe. Je dis «dialectiquement», car une
etude diachronique attentive montre nettement que si la recherche a
besoin de textes fiables, en langue originale ou en traduction, elle
conduit, au fur et ä mesure de son developpement, ä de nouvelles
editions, ä de nouvelles traductions.

Une entree en scene inattendue

Curieusement, alors que dans cette meme Allemagne c'est le Kierke-


gaard critique, celui de Pour un examen de conscience, et le polemiste
de L'Instant qui est d'abord traduit,12 en France, c'est dans un mou-
vement «scandinaviste», plus litteraire et moraliste que religieux et a
fortiori philosophique, qu'autour de l'annee 1900 se glissa en quelque
sorte Kierkegaard. Plus precisement, dans le sillage d'Ibsen dont
l'ceuvre est largement traduite et representee, et pas n'importe oü,
mais sur ces jeunes scenes parisiennes qui renouvelaient alors l'art
dramatique: le Thiätre libre d'Antoine et le Theätre de l'CEuvre de
Lugne-Poe.13
Cet etrange detour engendra certes bien des malentendus. Mais
puisqu'il en fut ainsi, ne peut-on penser aujourd'hui que le S0ren Kier-
kegaard qui frequentait assidüment le Theatre Royal de Copenhague
et ecrivit tant d'articles pertinents de critique dramatique n'aurait pas
et£ mecontent de faire son entree sur la scene fransaise par les coulis-
ses des theatres plutöt que par les amphith6ätres des universitös?
Mais, helas! dans le miroir que lui tendait ainsi Paris, il ne se serait
pas reconnu, puisque l'image qui lui etait renvoyee par ceux qui par-
laient de lui sans le lire etait celle, tout ä la fois, d'un reactionnaire,
d'un adversaire de la science, d'un champion du liberalisme, de l'indi-
vidualisme, du subjectivisme, bref, une image fausse, deformee, carica-
turale et scandaleusement tronquee.

12
Respectivement en 1862 et 1861: cf. Himmelstrup op. cit. n 0 ' 765 et 769.
13
Fondas, le premier en 1887, le second en 1893.

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278 Jacques Lafarge

Un doute me saisit! Ne suis-je pas en train de tomber dans le pifcge


de cet exercice sado-masochiste que je voulais 6viter? Pardonnez-
moi! Un mot encore, cependant, ou deux, qui vont nous rapprocher
de la philosophie.

Kierkegaard et les milieux philosophiques

En effet, en juillet 1900, parait un article intitule «S0ren Kierkegaard.


Le christianisme absolu ä travers le paradoxe et le dösespoir». Je ne
partage pas l'avis de Pierre Mesnard - et je rejoins lä Peter Kemp -
selon qui cet article permit ä Kierkegaard de «passer la rampe» en
France14 (d6cid6ment les images th£atrales nous poursuivent). Mais il
est vrai que cet article eut un impact tres different de celui des 6tu-
des pr^cödentes que, faute de temps, je n'ai pu citer15 ici. Et ceci en
raison de son auteur - Henri Delacroix - et plus encore sans doute
du «lieu intellectuel» oü il fut publi6: la Revue de metaphysique et de
morale,16 Henri Delacroix avait alors vingt-sept ans. II avait etudie ä
Berlin, Heidelberg et Munich et obtenu l'agregation de philosophie
en 1894 ä vingt et un ans. Docteur es lettres la meme annee, il allait
devenir en 1903 Professeur ä la Sorbonne. Quant ä la Revue de mita-
physique et de morale, je voudrais gentiment taquiner Nelly Vialla-
neix qui, dans l'etude dejä £voquee, qualifie cette revue de «respecta-
ble», comme s'il s'agissait d'une vieille dame!17 Rassurez-vous, ce
n'etait pas une vieille dame ... indigne! Non, tout simplement ce
n'etait pas une vieille dame, puisqu'elle avait ete fondee cinq ans plus
tot! Et par qui? Par Xavier Leon (le futur specialiste de Fichte), qui
avait alors vingt-quatre ans, et quelques anciens condisciples du Ly-
A

c6e Condorcet parmi lesquels Leon Brunschvicg et Elie Halevy, ä


peine plus äges. II est interessant de noter que ces jeunes philosophes,
comme Pa ecrit en 1942 Louis Lavelle alors professeur au College de
France, voulaient faire de la nouvelle revue «un lieu de convergence
de la speculation proprement philosophique et de la critique scientifi-
que et religieuse, oü des liens se formeraient entre des penseurs

14
Op. cit., p. 213.
15
Teiles Celles de Bernard Jeannine et Thdophile Cart; cf. l'article de Peter Kemp d6jä
cit6.
16
En 1900, tome VIII, n° 4, pp. 459-484.
17
Op. cit., p.106.

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Kierkegaard dans la tradition frangaise 279

d'origine tres differente et oü la complexe unite de l'esprit humain


trouverait une sorte de figuration».18
A projet nouveau, public nouveau. Et le climat de cette revue nou-
velle, «vehicule, comme l'ecrit encore Lavelle, de la philosophie en
marche», ne pouvait qu'engendrer une relation de nature differente
entre les textes qu'elle publierait et la lecture qui en serait faite.
Voici done, et meme si ce n'est qu'ä travers un article de vingt-cinq
pages somme toute en soi peu novateur, que Kierkegaard prend
place ä bord du «v6hicule de la philosophie en marche» qui va le
conduire, füt-ce par des chemins tortueux et ä vitesse reduite, dans un
champ de pensee different et ouvert, oü les universitaires cötoient
d'autres intellectuels, appartenant au monde des lettres, des arts et de
la politique. Ainsi va peu ä peu s'elargir et s'ameliorer son image,
meme si cette image reste encore prisonnifcre de prejuges qui ne se
dissiperont que lentement et ne pourront etre «lev6s» qu'ä l'ere des
traductions. Car Ton parle toujours, en 1900, d'un auteur que Ton ne
peut pas lire en frangais et que, sauf de rares exceptions, Ton n'a pas
lu non plus en allemand oü les traductions - qui existent dejä en as-
sez grand nombre - n'ont pas encore une large diffusion.
Un mot ici, sur Victor Bäsch, Professeur en Sorbonne, qui joua un
role important dans le mouvement des idees pendant un demi-siecle.
Son article «Un individualiste religieux: S0ren Kierkegaard», publie
dans la Grande Revue en 1903, est le premier ecrit par un auteur fran-
gais ayant vraiment lu Kierkegaard - en allemand sürement, peut-etre
meme en danois - et ayant lu aussi une partie de la litterature le con-
cernant. D'emblee, Victor Bäsch reconnait la grandeur de Kierke-
gaard: il le situe au premier rang, parmi Hamann, Schleiermacher,
Schopenhauer, Emerson, Carlyle, et il voit en lui, ce qui est nouveau,
l'authentique precurseur de Nietzsche. Pour la premiere fois aussi, il
est parle avec precision de la reception allemande et les noms de Al-
bert Bärthold, Albert Dorner et Christoph Schrempf, qui sont parmi
les premiers traducteurs de Kierkegaard en allemand, sont cites.19
Meme s'il n'est pas possible de suivre Bäsch dans tous ses juge-
ments on peut estimer, comme Pierre Mesnard, que «par sa connais-
sance directe de l'ceuvre et par sa comprehension sympathique d'une

18
La philosophie frangaise entre les deux guerres, Paris, Aubier 1942, p. 231.
19
Grande Revue, n° 27 (aoQt 1903), pp. 281-320. Repris in Essais d'esthitique, de philo-
sophie et de littirature, Paris, Alcan 1934, pp. 268-315.

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280 Jacques Lafarge

attitude opposee ä la sienne, Victor Bäsch [a] introduit Kierkegaard


dans la conscience frangaise».20
II me faut passer sur les rares recensions du corpus kierkegaardien
danois, notamment sur Celles, affligeantes, que fait des Papirer un
Leon Pineau. Elles ne donnaient guere envie d'y aller voir de plus
pr£s.21
Passer aussi sur le role pourtant important du Danois Harald H0f-
fding, largement connu par de nombreuses traductions et qui donna
en 1913 - pour le centenaire de la naissance de son grand compa-
triote - ä la Revue de metaphysique et de morale, un article oü il s'at-
tache ä presenter en Kierkegaard le philosophe.22
Passer encore sur le röle, plutot litteraire et selon moi assez negatif,
d'un Andre Bellessort,23 et sur beaucoup d'autres.
Mais voici que nous approchons du moment oü, enfin, tout va com-
mencer ä changer.

Les annees trente

L'epoque, qui n'est plus tout ä fait celle de l'apres-guerre et va bien-


tot etre vecue comme celle de l'avant-guerre, marquee par la crise
economique et la montee des perils, temps de la crainte, temps du
mepris, temps du refus pour certains, cette epoque, dejä intriguee par
la personne et l'ceuvre de Kierkegaard, ne pouvait plus ignorer une
pensee ä laquelle tant d'Europeens, ecrivains, philosophes, theolo-
giens, se referaient desormais.
D'autant que, parmi ces Europeens, beaucoup, pour des raisons
souvent d'ordre politique, se trouvaient en France, constituant un
«cosmopolitisme parisien» dont il serait interessant d'etudier, plus
precis6ment que je n'ai pu le faire ailleurs, le role dans l'introduction
et la reception de Kierkegaard en France. Plusieurs, parmi ces «etran-
gers» etaient eux-memes, par leur origine ou leur formation, «cosmo-
polites». lis avaient pour la plupart connu Kierkegaard en Allemagne,
quand ils n'avaient pas appris le danois pour le lire dans le texte.

20
Op. cit., p. 216.
21
Cf. Revue critique d'histoire et de literature, ann6es 1910-1913 et 1920-1932 (Him-
melstrup op. cit. n° 528-537).
22
Tome XXI, n° 6 (1913), pp. 719-732.
23
«Le Cr6puscule d'Elseneur» in Revue des deux mondes (1914), n° 1, pp. 49-83. Re-
pris in Le Crepuscule d'Elseneur (A travers les pays et les livres), Paris, Perrin 1926,
pp. 1-60.

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Kierkegaard dans la tradition fran^aise 281

Bernard Groethuysen24 - «Groüte», comme on l'appelait familiere-


ment - etait ne ä Berlin d'une mere russe et d'un pere hollandais.
Marxiste convaincu mais d'une grande ouverture d'esprit, il tenait, Se-
lon un mot de Jean Paulhan, «que chaque pensee merite d'etre re-
pensee». II joua pendant de nombreuses annees un role important
aux Editions Gallimard et contribua ä faire connaitre en France des
auteurs tels que Kafka et Kierkegaard.
Rudolf Kassner, l'Autrichien ami de Rilke et de Hofmannsthal, 25
qui avait beaucoup ecrit sur Kierkegaard dans son pays, presentera
des textes traduits de Kierkegaard dans la revue Commerce en 1927.
Dans d'autres cercles, on trouve l'ukrainien Leon Chestov26 qui de-
couvrit Kierkegaard grace ä Husserl et le roumain Benjamin Fon-
dane27 qui le decouvrit ä travers Chestov. Voix attachante que celle
de Fondane, originale au point de sembler parfois «crier dans le de-
sert», qu'il aurait fallu pouvoir entendre plus longtemps, mais qui
s'est tue dans une chambre ä gaz du camp de Birkenau en 1944. L'un
comme l'autre ecrivirent et parlerent sur Kierkegaard et discuterent
entre eux ä travers lui. Cependant Rachel Bespaloff se faisait remar-
quer par deux etudes sur La Repitition et Crainte et Tremblement qui
venaient de paraitre traduits par Paul-Henri ΉβββΒυ, dont je vais par-
ier, et Nicolas Berdiaeff se situait par rapport ä Kierkegaard, notam-
ment dans ses Cinq meditations sur I'existence.
Dans un autre univers linguistique et culturel, on rencontre Miguel
de Unamuno, l'Espagnol exile qui eprouvait ä Paris ce «sentiment
tragique de la vie» sur lequel il avait ecrit en 1913 un beau livre tra-

24
Cf. notamment la Präsentation de Jean Paulhan au livre posthume de Groethuysen
Mythes et portraits, Paris, Gallimard 1947.
25
Cf. Denis de Rougemont «Rudolf Kassner et la grandeur» in Preuves, 100 (juin
1959), p. 63.
26
Auteur, entre autres, de Kierkegaard et la philosophic existentielle, trad, du russe par
Τ. Rageot et B. de Schloezer, Paris, Vrin 1936.
27
Auteur, notamment, de La conscience malheureuse, Paris, Denoel et Steele 1936;
re6d. Paris, Plasma 1979, et de l'ouvrage posthume Rencontres avec Leon Chestov,
oü Kierkegaard est omniprdsent, 6dit6 par Ν. Baranoff et M. Carassou, Paris, Plas-
ma 1982.
M
Les etudes de Rachel Bespaloff, d'abord publi6es en 1934 et 1935 dans la Revue
philosophique, ont etέ reprises dans Cheminements et Carrefours, Paris, Vrin 1938,
pp. 101-188. Le livre de Berdiaeff, trad, du russe par Irfene Vilde-Lot, est paru en
1936 chez Aubier dans la coli. «Philosophie de l'Esprit».

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282 Jacques Lafarge

duit en fran^ais d£s 1917 et souvent reedite. Son int6ret pour Kierke-
gaard l'avait pouss£ ä apprendre le danois.29
Certes, de «Groüte» ä Unamuno, il ne s'agit pas de Francis. Mais
la presence de ces hommes, et de cette femme, en France, leurs liens
nombreux avec les milieux culturels frangais et ces «lieux de publica-
tion» que sont les revues, les collections, les maisons d'edition, consti-
tuerent, comme on l'a dit, une «constellation» ou une «crystallisation
interpretative specifique».
Durant ces memes annees trente, le milieu philosophique frangais -
ou plutöt sa representation universitäre dominante, par le jeu des
«postes» et surtout des programmes - semblait evoluer dans un uni-
vers qui, ä distance, parait bien irreel. On a ete injustement meprisant
en ecrivant qu'ä l'epoque «oü la philosophic dans le monde c'est He-
gel, Kierkegaard, Marx et Nietzsche, nous avons, nous, un mouvement
de pensee qui jaillit avec Cousin et Comte, se developpe avec Carnot
et Renouvier, s'affirme avec Ravaisson et Boutroux, s'epanouit avec
Lachelier et Olle-Laprune».30 II n'en demeure pas moins que les qua-
tre premiers penseurs evoques ont bien du mal ä etre connus et etu-
dies. Meme Hegel - quoi qu'ait fait autrefois Victor Cousin - n'est pas
enseigne, malgre les efforts d'un Koyre, d'un Kojeve ou d'un Hyppo-
lite. Cela reste ä peu pres vrai aujourd'hui du seul Kierkegaard.
C'est done en marge des enceintes officielles que se creent revues
et collections, offrant, comme on dit, des structures d'accueil qui de-
viendront poles d'attraction ou foyers de rayonnement. Ainsi peut-on
citer les Recherches philosophiques, fondees en 1931, dont le deu-
xieme numero contiendra la grande etude de Jean Wahl sur «Heideg-
ger et Kierkegaard» et la collection «Philosophie de l'Esprit», creee
chez Aubier en 1934 par Louis Lavelle et Rene Le Senne, dont un
des premiers titres sera le Crainte et Tremblement de Kierkegaard,
traduit par Paul-Henri Tisseau et presente par Jean Wahl.
II convient de s'arreter sur le röle de ce dernier. Si son livre cele-
bre, Etudes kierkegaardiennes, parait en 1938, c'est, on le sait, pour
l'essentiel, une reprise de textes publies anterieurement.31

29
Cf. H.-B. Vergote «Miguel de Unamuno et S0ren Kierkegaard» in Rencontres avec
la philosophic espagnole (Strasbourg 25-26 mai 1987), Paris, Cerf/CERIT 1988,
pp. 53-70. Voir aussi Jean Cassou, Une vie pour la liberti, Paris, Robert Laffont 1981,
pp. 13 sv.
30
J.-F. Revel Pourquoi des philosophes? Paris, Julliard 1957, pp. 51-52.
31
La premifere 6dition parut chez Aubier en 1938 dans la collection «Philosophe de
l'Esprit» chez Aubier. Elle fut r66dit6e chez Vrin en 1949 dans la collection «Biblio-
thfeque d'histoire de la philosophie», mais amputde d'un certain nombre de pages.

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Kierkegaard dans la tradition frangaise 283

Ces travaux de Jean Wahl s'appuyaient non seulement sur les tra-
ductions allemandes de Kierkegaard mais aussi sur ce que l'Allema-
gne avait produit en fait d'etudes de toutes sortes. Laissons ici la pa-
role ä Henri-Bernard Vergote qui, en 1982, au debut de Sens et
repetition. Essai sur I'ironie kierkegaardienne, ecrivait:
L'auteur (Jean Wahl) pr6sentait (dans ces itudes kierkegaardiennes) un bilan d'une si
extraordinaire richesse de tout ce que la critique allemande avait d6jä 61abor6 concer-
nant Kierkegaard qu'il semble qu'on ait cru qu'il n'y aurait disormais plus rien d'au-
tre ä en dire. On savait ce qu'6tait Kierkegaard, puisqu'on savait ce qu'il 6tait pour les
Allemands. Et ce qui 6tait bon pour les Allemands devait etre bon pour les Fran?ais
puisqu'aussi bien ceux-ci ... n'6taient pas en 6tat de lire Kierkegaard. Du reste, ä quoi
bon le lire? Gräce ä la prodigieuse 6rudition de Jean Wahl ... on pouvait le situer
dans le vaste courant de la philosophie allemande, qui va de Kant ä Heidegger, et lui
trouver une place ä c6t6 de Κ. Jaspers et de quelques autres.32

Et voilä comment, d'un livre qui pouvait etre, et qui a ete en son
temps pour beaucoup un phare, on fait r6trospectivement ... un 6tei-
gnoir! II demeure que cet ouvrage fit sensation. D'autant plus qu'il se
dressait seul au milieu de ce qu'il faut bien appeler le d6sert fran$ais.

L'ere des traductions

Je ne vais evidemment pas presenter ici la vingtaine de traductions


qui parurent entre 1929 et 1943. Je ferai cependant trois remarques:
Les commencements ne furent pas des plus heureux: en effet, frag-
mentant le plus gros ouvrage de Kierkegaard, Enten - Eller, Jean-J.
Gateau traduisit, ä la demande de Lucien Maury, pour une collection
de litterature 6trangere («Le cabinet cosmopolite», chez Stock) - ce
«Journal du Seducteur» dont on peut penser avec Jean Wahl qu'il
s'agit sans doute du texte que Kierkegaard aurait le moins aime voir
traduit, separe de l'ensemble de l'ouvrage dont il n'est qu'un moment
dialectique.33
Ce meme Jean-J. Gateau devait donner ensuite chez Gallimard
plusieurs traductions et notamment le plus gros ensemble aujourd'hui
disponible d'extraits des Papirer. Traductions souvent contestees, et
d£s l'origine par Jean Wahl, qui se trouva ainsi exclu, tout comme son
ami Paul-Henri Tisseau, d'un travail de publication auquel il aurait

32
Paris, Cerf/Orante, 2 vol. Cf. tome I, p. 15.
33
Cf. le compte-rendu de cette traduction donn6 dans La Nouvelle Revue Franqaise,
18e ann6e, n° 204 ( l w septembre 1930), p. 424.

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284 Jacques Lafarge

apportS une indiscutable competence. Gateau d'ailleurs ne travaillait


pas seul, mais dans une collaboration etroite avec le Danois Knud
Ferlov, collaboration dont j'ai pu decouvrir les difficultes et les limites
dans des archives conservees ä Copenhague, ä travers une correspon-
dance ä la fois revelatrice et emouvante.
La seconde remarque concerne un autre traducteur, dont le nom a
dejä ete mentionne: Paul-Henri Tisseau. Son ceuvre marquera d'une
tout autre empreinte la diffusion de la pensee de Kierkegaard en
France. C'est ici meme, ä Copenhague oü habitait la famille de son
epouse danoise, Gerda Christensen, que Paul-Henri Tisseau «rencon-
tra», au sens le plus fort du mot, l'ceuvre de Kierkegaard qui ne cessa
d£s lors d'exercer sur lui une veritable «fascination», comme l'a 6crit
sa fille, Else-Marie Jacquet-Tisseau, par ailleurs continuatrice de l'ceu-
vre de son pere.34 Par le nombre de ses traductions, par leur qualite
qui sera reconnue d'emblee par les plus clairvoyants, en France, au
Danemark et ailleurs, par son travail aussi de petit editeur, palliant
extraordinairement, dans son village vendeen de Bazoges-en-Pareds,
les insuffisances des grands, le röle de P.-H. Tisseau est capital et Ton
comprend que Ton se soit tourne vers lui lorsque naitra, trente ans
plus tard, le projet editorial des (Euvres completes.
La troisieme remarque concerne un troisieme traducteur: Paul Pe-
tit. Des 1935, il avait eu le courage de s'attaquer au Post-scriptum aux
Miettes Philosophiques, qui parut en 1941 et fit grand bruit. La publi-
cation des Miettes devait suivre, mais l'arrestation de Paul Petit et son
execution par les nazis ä Cologne le 24 aoüt 1944 l'empecherent.
L'ceuvre parut, posthume, en 1947,35
Les nombreuses traductions ainsi publiees en moins de vingt ans
modifiaient considerablement le paysage kierkegaardien frangais,
meme s'il manquait encore un ensemble comparable ä celui des Ge-
sammelte Werke publie en Allemagne chez Eugen Diederichs de 1909
ä 1922 et dont on a pu dire qu'elle etait la «vulgate» de Kierkegaard.

34
Else-Marie Jacquet-Tisseau «Paul-Henri Tisseau, traducteur de Kierkegaard» in
(Euvres Completes de S0ren Kierkegaard, tome I, 6ditions de l'Orante 1984,
p. XXXIV.
35
Le Post-Scriptum parut chez Gallimard dans la collection «Classiques de la philoso-
phie»; les Miettes philosophiques en 1947 aux liditions E.L.F., reprises en 1967 aux
Editions du Seuil. A propos de ces ouvrages, la bibliographie de Himmelstrup con-
tient diverses inexactitudes, notamment de dates (cf. n°s 1589 et 1590).

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Kierkegaard dans la tradition frangaise 285

L'immediat apres-guerre

Comme la Premiere guerre mondiale avait sans aucun doute marqu6


la lecture allemande de Kierkegaard, les annees 1939-1945 marqud-
rent aussi la lecture frangaise. On s'en apergut rapidement. Les noms
de Regis Jolivet, des Facultes catholiques de Lyon, et de Pierre
Mesnard, professeur de philosophie ä la Faculte des lettres d'Alger,
s'imposent alors.36
De meme que j'ai cite Henri-Bernard Vergote ä propos des Etudes
kierkegaardiennes de Jean Wahl, je ne peux m'empecher de le citer
aussi ä propos de Mesnard et de son Vrai visage de Kierkegaard, livre
qui, ecrit Vergote, «devait donner son visage quasi definitif ä la re-
cherche kierkegaardienne en France». II poursuit,
Jean Wahl s'6tait occup6 du contenu de l'ceuvre en philosophe germanisant. P.
Mesnard s'occupa du <rapport de l'ceuvre avec la personnalitd de l'auteun en existen-
tialiste fran9ais doubld d'un caract6rologue d'origine nderlandaise ... Ironiste et bossu,
croyant et angoiss6, poldmiste et fruströ, selon les normes de la nouvelle caractirolo-
gie, Kierkegaard se rövelait brillant dans «I'6bauche d'une synthfese doctrinale» ...
tandis que sa rupture avec le systöme «eglisier» danois pouvait etre pass6e par profits
et pertes et imput6e au compte de la folie qui gagna sur la fin de ses jours un auteur
que Ton savait ddsormais ndvropathe.37

On l'aura compris: ä defaut de nous livrer le «vrai visage de Pierre


Mesnard» ce jugement revele combien pouvait etre acere le scalpel
d'Henri-Bernard Vergote, et cinglante son utilisation!
Mesnard - qui avait au moins le merite de consacrer prfcs d'une
centaine de pages au Concept d'ironie jusqu'alors neglige chez nous,
oil il n'etait pas traduit, alors que deux traductions allemandes
avaient ete publiees en 1929 - se voit done qualifie d'«existentialiste
frangais».
L'existentialisme fransais! Faut-il y voir «moins une parole philoso-
phique qu'un peu de bruit pour rien»? Ou bien «une maniere specifi-
quement moderne de ressentir et de dire des choses en leur fond
eternelles», comme l'a ecrit Jean Beaufret, dans son Introduction aux
philosophies de I'existence, en 1971? Notons que cet auteur distingue
bien l'«existentialisme», ainsi qualifie, des «philosophies de l'exis-
tence», et Ton doit ä Jacques Colette - qui cite Beaufret - de rappe-

36
R. Jolivet Introduction ä Kierkegaard, Saint-Wandrille, Editions de Fontenelle 1946.
Ρ Mesnard Le vrai visage de Kierkegaard, Paris, Beauchesne 1948 (coll. «Bibliothfc-
que des Archives de philosophie»).
37
Op. cit., tome I, pp. 16-17.

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286 Jacques Lafarge

ler egalement le mot de Karl Jaspers ecrivant ä Jean Wahl en 1937


d6jä: «L'existentialisme est la mort de la philosophic de l'existence.»38
C'est en tout cas l'immediat apres-guerre qui mit ä la mode en
France le mot «existentialisme». Et pour peu qu'on l'associe princi-
palement, parfois meme quasi-exclusivement, au nom de Jean-Paul
Sartre, pour peu encore qu'on enröle intempestivement au service
de sa cause un Kierkegaard dont on ira r6p6tant - et meme au-
jourd'hui - qu'il en est le p£re, on imaginera sans peine les amalga-
mes ambigus qui en resulteront, gen6rateurs d'engouements aussi
bien que de rejets.
II faut citer ici Paul Ricceur qui ecrivait en 1963:39
Kierkegaard, pfere de l'existentialisme? Avec le recul de quelques decades, cette classi-
fication n'est plus qu'un trompe-Fceil, peut-Stre la mantere la plus habile de Papprivoi-
ser en le cataloguant dans un genre connu. Nous sommes aujourd'hui mieux pr6par6s
ä convenir que cette famille de philosophies n'existe pas; du meme coup, nous som-
mes prets ä rendre sa libertd ä Kierkegaard de ce c6t6-lä. Nous voyions en lui l'ancä-
tre d'une famille ού Gabriel Marcel, Karl Jaspers, Heidegger et Sartre seraient cousins.
Aujourd'hui l'öclatement du groupe, si jamais il exista ailleurs que dans les manuels,
est 6vident: l'existentialisme, comme philosophie commune, n'existe pas, ni dans ses
theses principales, ni dans sa methode, ni meme dans ses problämes fondamentaux:
Gabriel Marcel pr6f£re se faire nommer ηέο-socratique et Jaspers souligne sa solidari-
te avec la philosophie classique; l'ontologie fondamentale de Heidegger a 6clat6 vers
une pensie möditante, archa'isante et podtique. Quant ä Sartre, il considfere son propre
existentialisme comme une iddologie qui doit etre r6interpr6t6e dans le cadre du mar-
xisme; ces deux cas extremes sont le signe qu'il est moins 6clairant, maintenant que
vingt ans plus töt, de prendre l'existentialisme comme une cl6 pour une interpr6tation
pinitrante de Kierkegaard.

Des annies soixante ά aujourd'hui

Je viens de citer Paul Ricceur et son article «Philosopher apres Kier-


kegaard» de 1963 qu'accompagnait un autre article tout aussi pene-
trant: «Kierkegaard et le mal.»40 C'est avec ce philosophe que com-
mence je crois un autre type de lecture de Kierkegaard. On peut ne

38
Le livre de J. Beaufret est paru chez Denoel-Gonthier (Paris, 1971); cf. respective-
ment p. 109 et p. 77. Cf. en outre J. Colette L'Existentialisme, Paris, P.U.F. 1996 (2e
6d.) (coll. «Que sais-je?») p. 13, qui cite aussi, p. 4, le mot de Jaspers.
39
Dans «Philosopher aprfcs Kierkegaard», paru en 1963 et repris dans Les Cahiers de
philosophie, Lille, n° 8-9, Kierkegaard, Vingt-cinq etudes (automne 1989); cf. p. 286.
Ce cahier avait 6t6 dtabli par Jacques Message, qui a collabord ä P6tablissement
matdriel du pr6sent article, ce dont je le remercie.
40
Repris aussi dans Les Cahiers de philosophie, pp. 271-283.

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Kierkegaard dans la tradition fran^aise 287

pas la partager, mais on ne peut non plus la passer sous silence, d'au-
tant qu'elle ne se traduira pas seulement dans les articles 6voques,
mais dans bien des ouvrages plus r6cents, tels le monumental Temps
et ricit41 ä propos duquel Francois Bousquet a ecrit une etude intitu-
lee: «Texte, mimesis, repetition. De Ricceur ä Kierkegaard et re-
tour.»42
A partir des annees soixante et jusqu'ä aujourd'hui on passe en
France ä des 6tudes solides, bashes sur une connaissance, sinon tou-
jours exhaustive, du moins plus large et diversifiee qu'auparavant, de
l'oeuvre ä la fois signee et Pseudonyme, fruits de lectures qui cher-
chent ä aller au fond du texte kierkegaardien, et, de ce fait, sont em-
preintes d'un «souffle» jusqu'alors inconnu. Quand, de surcroit, on se
met en mesure de situer Kierkegaard non plus dans sa biographie
seulement mais veritablement dans son temps et en particulier dans
son «temps danois», on comprend que l'on va enfin decouvrir ce que
Frangois Bousquet a heureusement appele «un principe d'interpreta-
tion le plus integrateur possible n'estimant aucun ecrit mineur ou ac-
cidentel»,43 celui-la meme d'ailleurs qui caracterise au Danemark
l'apport d'un Gregor Malantschuk.
Parmi les noms qui s'imposent ici je retiendrai ceux de Jacques Co-
lette, d'Andre Clair et de Henri-Bernard Vergote.
Auparavant je veux mentionner l'edition des (Euvres Completes
qui fut publiee en vingt volumes de 1966 ä 1987. J'y ai ete tellement
implique que m'y attarder pourrait paraitre immodeste. Cette publi-
cation a evidemment influx sur Involution que je viens de signaler,
comme plusieurs l'ont dit ou ecrit. Je me contenterai d'indiquer que
par les choix qui y ont presidö: les textes retenus, le plan de l'edition,
l'etablissement du texte, les appareils introductifs (düs ä Jean Brun)
et explicatifs (düs aux traducteurs et ä moi-meme), les diverses cles
d'utilisation, cette edition a voulu, dans la conjoncture frangaise oü
eile a 6te congue, en fonction des publics auxquels on la destinait,
permettre ou favoriser cette lecture nouvelle qu'exigeait l'epoque. Et
si un hommage doit etre rendu, c'est d'abord, bien sür, ä Paul-Henri
Tisseau et ä sa fille, Else-Marie Jacquet-Tisseau, les traducteurs, et
c'est ensuite ä ceux et Celles, personnes privees ou institutions, qui, au

41
Paris, Seuil 1983-85,3 vol.
42
Dans Le Texte comme objet philosophique, Paris, Beauchesne 1987 (coli. «Philoso-
phie - Institut catholique de Paris»), pp. 185-204.
43
Cf. «Kierkegaard. Iitudes fran^aises r6centes» in Recherches de Science Religieuse,
Paris, tome 72 (1984/2), pp. 243-264.

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288 Jacques Lafarge

Danemark et en France, ont soutenu et permis la realisation de cette


edition, tout particulierement Jean Brun et le Comite de Patronage:
F.J. Billeskov Jansen, Henri Gouhier, Mogens Hermannsen, Peter
Kemp, Paul Ricoeur, Jean Wahl.44
Cependant, la recherche frangaise se poursuivait. Avec Jacques Co-
lette, la competence philosophique s'allie ä la competence theologi-
que, auxquelles s'ajoute une large et precise connaissance de la litte-
rature kierkegaardienne sur laquelle il a donne de nombreuses
recensions. II a de surcroit publie quelques traductions de textes jus-
qu'alors inaccessibles en frangais - et comment peut-on mieux lire un
auteur qu'en le lisant pour le traduire?
Si son premier «essai» sur Kierkegaard publie en 1972 traite pour
l'essentiel de quatre ceuvres Pseudonymes: les Miettes philosophiques,
Le Concept d'angoisse, le Post-Scriptum et La Maladie ά la mort, le
thfcme central qui donne son titre ä l'ouvrage, Histoire et absolu,45 fait
de cette etude un veritable «commencement» dans le rapport frangais
ä Kierkegaard, qui a influence sur sa lecture ulterieure. Tout recem-
ment, en 1994, dans Kierkegaard et la non-philosophie 46 Jacques Co-
lette invite ä des «lectures» tres suggestives en vue de «faire saisir sur
le vif la germination de l'idee ä partir des situations, des experiences,
voire des sensations» et «d'explorer le complexe d'alteraatives diver-
ses, parmi lesquelles un penseur (Kierkegaard) oscille, eprouvant le
plus vif interet ä depeindre la situation intermediate qui fut la
sienne: entre deux mondes, dans tous les sens du terme».
Andre Clair, dans Pseudonymie et paradoxe. La pensie dialectique
de Kierkegaard, publie en 1976,47 «procede» comme il le declare
d'emblee, «ä une simple lecture de l'ensemble de l'ceuvre Pseudo-
nyme de Kierkegaard». Mais il y a lecture et lecture. Par la pröcision
et la rigueur de Γ analyse, Andre Clair, ä la fois, met en evidence le
caractere toujours singulier de chaque livre etudie et fait ressortir
l'unite et la totalite de l'ceuvre Pseudonyme. Diverses autres etudes,
dont plusieurs ont ete reprises recemment dans Kierkegaard: penser
le singulier 48 ont enrichi ce travail monumental.

44
Pour plus de details sur cette 6dition, on peut consulter J. Lafarge op. cit., tome 2,
pp. 307-375. Cf. aussi F.J. Billeskov Jansen «The Study in France», op. cit., pp. 157-
159.
45
Paris, Desctee et 0 , 1 9 7 2 .
46
Paris, Gallimard 1994 (collection «Tel»).
47
Paris, Vrin 1976 («Bibliothfcque d'Histoire de la philosophic»).
48
Paris, Cerf 1993 (coll. «La nuit etoilde»).

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Kierkegaard dans la tradition frangaise 289

J'evoquais la mise en valeur par Andre Clair de l'unite de l'oeuvre


Pseudonyme. C'est ä la prise en compte de l'unite de l'oeuvre enttere,
Pseudonyme ou signee, dans sa totalite organique, qui va du Concept
d'Ironie jusqu'ä L'Instant, que s'attache Henri-Bernard Vergote dans
Sens et repetition. Et le sous-titre (Essai sur I'ironie kierkegaardienne)
donne la c\6 «ironique et polemique», selon Kierkegaard lui-meme, la
cle d'interpretation de cet ensemble.49
Mais Henri-Bernard Vergote nous permet aussi d'entrer dans ce
que Pierre Fruchon50 a appele «l'atelier de Kierkegaard», que l'on
mette sous ce mot la «machinerie» des Papirer, ou les contemporains
danois de Kierkegaard qui sont constamment ses interlocuteurs. Con-
texte qui jamais jusqu'alors n'avait ete aussi bien mis en evidence et
auquel est donne le nom de «danite». Le Kierkegaard de Henri-Ber-
nard Vergote est aussi bien un Kierkegaard danois et c'est avec Mar-
tensen, Heiberg, Grundtvig, Clausen, M0ller, Beck ou Sibbern qu'il
debat, tout autant qu'avec Hegel ou Schelling.
C'est d'ailleurs ce contexte danois, auparavant fort mal connu des
Frangais, et en tout cas inaccessible ä travers les textes eux-memes,
qu'Henri-Bernard Vergote a voulu reveler dans son dernier ouvrage,
paru en 1993: Lectures philosophiques de Kierkegaard. Kierkegaard
chez ses contemporains danois51 oü il nous donne ä lire cinq textes
importants suivis d'une premiere traduction de sections «Philosophi-
ca» des Papirer. Le livre s'ouvre sur une magistrale introduction de
pres de cent pages: «Kierkegaard et la philosophie theocentrique.»
Enfin Henri-Bernard Vergote voulait menager, pour les lecteurs
francais desireux d'approfondir leur connaissance de Kierkegaard, un
acces aux travaux les plus importants de la recherche internationale ä
travers une Bibliotheque kierkegaardienne dont le premier volume dü
ä Johannes Sl0k: Kierkegaard, penseur de l'humanisme est sorti en
janvier 1996, preface par lui.52
Henri-Bernard Vergote poursuivait un travail rigoureux, profond et
personnel, que sa mort est venue interrompre en mars 1996.

49
Paris, Cerf/Orante, 2 vol., 1982.
50
Dans une longue recension donn£e aux Archives de philosophie, n° 186.
51
Paris, P.U.F. 1993 (coll. «Philosophie d'aujourd'hui»).
52
Paris, Editions de l'Orante, trad, de Else-Marie Jacquet-Tisseau.

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290 Jacques Lafarge

Conclusion

Le parcours qui s'achöve etait plus un survol qu'un periple. On peut


regretter ce qui n'a pas έίέ dit, ceux qui n'ont pas, ou ä peine, ete ci-
t£s, notamment une Nelly Viallaneix,53 ou un David Brezis54 dont la
lecture de Kierkegaard est profondement personnelle et de ce fait
originale.
Encore un mot: le dernier! Pour parier de Kierkegaard, peut-on
vraiment tracer une frontiere entre ce qui merite le qualificatif de
«philosophique» et le reste? Comme l'a ecrit Theodor Haecker, l'un
des traducteurs importants de Kierkegaard en langue allemande:
dans cette ceuvre «il s'agit ä la fois de poesie et de philosophie, de
Psychologie et de th6ologie ... et la complexite est portee ä son plus
haut point parce que la chose est fondue avec la personne, les parties
avec le tout, la pens6e avec l'existence». Beaucoup ne s'y sont pas
trompes. Iis ont trouve, chez nous, en Kierkegaard, non un maitre ä
penser qu'il ne voulait pas etre, puisqu'il etait «sans autorite», mais ce
«correctif» de l'6poque, ce Vigilius Haufniensis, d'abord, mais, au-delä
de Copenhague, un «veilleur» de notre modernite.
L'on peut mentionner enfin, dans le dösordre, Merleau-Ponty, Ba-
taille, Blanchot, Hyppolite, Camus, Deleuze, Sartre, Levinas, penseurs
determinants qui ont tous, ä des titres divers, croise notre atopotatos
danois dans un champ d'investigation oü il est question tout aussi
bien de choix, de decision, d'exigence ethique, de desespoir, de com-
munication, de langage, de temporalite, de discontinuite, d'instant, de
paradoxe, d'absolu.
Je vous remercie.

53
Ecoute, Kierkegaard. Essai sur la communication de la Parole, Paris, Cerf («Cogita-
tio Fidei»), 2 volumes, 1979.
54
Temps et Presence, Essai sur la conceptualite kierkegaardienne, Paris, Vrin 1991 (coli.
«Bibliothfeque d'histoire de la philosophie»).

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