Está en la página 1de 13

Le piège de l'ironie.

dans le système narratif de Madame Bovary


Author(s): Pierre Campion
Source: Revue d'Histoire littéraire de la France, 92e Année, No. 5 (Sep. - Oct., 1992), pp.
863-874
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/40531636
Accessed: 17-09-2018 22:01 UTC

JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide
range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and
facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org.

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at
https://about.jstor.org/terms

Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend
access to Revue d'Histoire littéraire de la France

This content downloaded from 181.46.160.58 on Mon, 17 Sep 2018 22:01:00 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
LE PIÈGE DE L'IRONIE
dans le système narratif de Madame Bovary

L'ironie est une arme dangereuse et difficile à manier : cela,


chacun le sait. Mais ce qu'il faut dire aussi, c'est que l'ironie
représente un danger pour l'ironiste lui-même, et que, par sa nature,
elle réserve à celui qui la manie des pièges subtils et difficilement
évitables. Précisément, nous voudrions tenter de montrer comment
le discours ironique produit des apories profondes et même insur-
montables dans la poétique du roman de Flaubert, Madame Bovary.
Parce que nous analysons ici la structure d'un discours narratif,
nous choisissons de définir l'ironie d'abord comme une figure et un
effet du discours : le discours ironique est complexe en ce sens qu'il
implique, constitutivement, un sujet et son énoncé dans renoncia-
tion d'un autre sujet, celui-ci étant (ou se voulant) le maître du
discours. L'intention et la situation définissent aussi l'ironie : ce
« maître du discours » exerce une critique, et cette intention criti-
que s'exerce de manière polémique, c'est-à-dire qu'elle entre dans
une sorte de guerre, aux modes et aux enjeux sourdement dissimu-
lés : dans Madame Bovary, le siège de l'appareil narratif, c'est-à-
dire le lieu imaginaire où se produit fictivement le discours roma-
nesque, est le terrain d'un combat douteux, que l'auteur lui-même
ne maîtrise pas nécessairement. Ce sont les termes de ce combat, et
son issue, que nous voudrions tenter d'analyser ici, en replaçant le
problème du récit de Haubert dans la perspective de certains autres
récits qui nous paraissent mettre en œuvre aussi le scheme narratif
de l'ironie.

La structure de V appareil narratif dans Madame Bovary

Comme discours supposé, tout récit implique nécessairement


l'élaboration d'une voix narrative. On dira qu'il y a structure ironi-
RHLF, 1992, n° 5, p. 863-874

This content downloaded from 181.46.160.58 on Mon, 17 Sep 2018 22:01:00 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
864 REVUE DTflSTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

que du discours narratif lorsque cette voix unique comprend deux


instances, articulées entre elles comme des « ennemis intimes ».
C'est le cas dans Madame Bovary : en effet, le point de vue adopté
est celui des personnages principaux, surtout celui d'Emma, mais,
en même temps, « quelqu'un » investit leur discours intérieur pour
le critiquer, sur un mode impliqué et distant, dissolvant. Ce
« quelqu'un » se signale de plusieurs manières : par le pronom de la
première phrase (« Nous étions à l'Étude, quand le Proviseur
entra... »), par des valeurs de ton indiquées à travers les italiques,
par l'apparition inopinée du présent de l'indicatif, exprimé ou
implicite (« aujourd'hui encore... », « depuis les événements que
l'on va raconter. . . », « à cette époque. . . »), par le style indirect sur-
tout, dont le principe dénonce la présence ironique de cette instance
dans l'instance de chaque personnage. Son statut est complexe, et
on identifie assez facilement, dans cette instance régulatrice, des
figures et des fonctions comme celle de témoin et garant des
événements de la fiction (ce « nous » le fonde et même l'accrédite,
collectivement), celle de narrateur proprement dit, que décèlent les
présents ci-dessus indiqués et celui de la fin du livre (les quatre
phrases qui font le point, dans le moment de la narration, sur la fille
d'Emma et de Charles et surtout sur Homais), celle d'un philosophe
moraliste, qui parfois se risque à la maxime et à l'image, non sans
lourdeur (« ... puisque personne, jamais, ne peut donner l'exacte
mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et
que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons
des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les
étoiles »0, celle de l'écrivain, si on entend par là le genre de
présence qu'impliquent, aux yeux du lecteur, le caractère laborieux
du style ou le caractère provocateur, littérairement, de certaines
descriptions comme celle de la casquette de Charles. Il y a aussi un
démiurge : c'est l'écrivain encore, mais en tant qu'il se présente,
implicitement, comme maître et souverain de ce monde imaginaire.
Son ubiquité, la puissance de sa Parole, puissance créatrice et
constamment maintenue dans le style, le mode de son objectivité,
tout cela constitue cette figure fondamentale2. Il y a encore une
personne privée, souvent fort peu divine et bien proche de celle de

1. Édition de C. Gothot-Mersch, Classiques Gamier, p. 196. Nous citerons le texte dans


cette édition.

2. « L auteur, dans son œuvre, doit être comme Dieu dans l'univers, présent partout et
visible nulle part. L'art étant une seconde nature, le créateur de cette nature-là doit agir par
des procédés analogues : que l'on sente dans tous les atomes, à tous les aspects, une
impassibilité cachée et infinie ». Lettre à Louise Colet, 9 déc. 1852, Corr.t La Pléiade éd.,
tome Π, p. 204.

This content downloaded from 181.46.160.58 on Mon, 17 Sep 2018 22:01:00 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
LE PIÈGE DE L'IRONIE 865

Gustave Flaubert (trop proche ?), qui profère


produit éventuellement des images quelque peu me
C'est cette figure complexe qui exerce son ironie
manières que lui permet sa complexité, contre l
des personnages et notamment contre celui d'Em
parfaitement conscient de la dimension critique
romanesque :

Je tourne beaucoup à la critique. Le roman que j'écris m'aiguise cette faculté. -


Car c'est une œuvre surtout de critique, ou plutôt d'anatomie. Le lecteur ne
s'apercevra pas (je l'espère) de tout le travail psychologique caché sous la Forme,
mais il en ressentira l'effet3.

Cette dimension critique est inhérente au style lui-même, tel que


Flaubert le conçoit, et à la vision du monde que suppose cette
conception du style. Certaines déclarations de la Correspondance
s'en expliquent, quoique de façon un peu allusive : « Le style étant
à lui tout seul une manière absolue de voir les choses »4, « pourquoi
accepter la vie quand on est créé par Dieu pour la juger, c'est-à-dire
pour la peindre »5 ? On voit quand même bien l'idée : en tant que je
suis artiste, Dieu me délègue comme nouveau démiurge ; il me
charge de la mission de « peindre la vie » et cela d'un point de vue
absolu, ce qui n'est autre chose que la « juger », puisque tout point
de vue absolu dévalorise sa création, de fait et nécessairement. En
un mot, parti d'une expérience de style, ou plutôt d'une exigence
telle qu'elle se forme dans cette expérience du style, Flaubert en
arriverait à une métaphysique leibnizienne : si je veux être le
démiurge de cette création, il faut qu'elle soit mauvaise, sans quoi
je me confondrais avec elle.
Mais, pour le moment, l'analogie s'arrête avant d'être complète-
ment formée, car, justement, selon toute apparence, le Dieu mathé-
maticien de Leibniz n'est pas ironique, il ignore la méchanceté, et
l'idée même de la critique : sa création n'est pas exactement
mauvaise, elle est « le meilleur des mondes possibles ». Pourquoi
donc cette critique, chez Flaubert, et pourquoi, formulée d'un point
de vue absolu comme celui du style, devrait-elle prendre la forme
de l'ironie ?
C'est que, d'abord, « la vie » n'est pas une réalité inerte, et sim-
plement imparfaite. Un principe actif d'imperfection l'habite, que
Flaubert appelle la bêtise, auquel le sujet absolu du style lui-même

3. À la même, 2 jan. 1854, id.t p. 497.


4. À la même, 16 jan. 1852, id.t p. 29.
5. À la même, à propos de Hugo, 21 mai 1853, id.t p. 331.

This content downloaded from 181.46.160.58 on Mon, 17 Sep 2018 22:01:00 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
866 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

sent bien qu'il est assujetti, puisque Dieu Ta créé. Ce principe


exprime simplement l'idée qu'il y a d'autres sujets que le sujet
absolu du style. Ces autres sujets sont certes dans l'erreur, illusion-
nés, bornés, stupides, bêtes nécessairement, puisqu'ils ne sont pas
absolus, mais ils existent. Nous voulons dire : ils sont bien des
sujets, têtus, autarciques, irréductibles, rebelles à toute grâce. Le
sujet du style découvre donc que tout sujet, à sa manière, a quelque
chose, si l'on peut dire, d'absolu, et de fondateur ; et que, inverse-
ment, il est atteint lui-même de ce quelque chose de fermé, de cette
mauvaise volonté qu'il y a en tout sujet
Mais il y a plus : en tant que consciences fondatrices de toute
réalité, et parce que précisément celle-ci ne se laisse donc pas
décrire, comprendre, ni critiquer sans que l'on passe par leur
médiation, ces sujets font, par leur seule existence, que la réalité
tout entière résiste elle-même à la critique.
Telle est donc la singulière difficulté que rencontre le démiurge
du style. D'une part, la réalité des choses n'est accessible au point
de vue critique qu'à travers celui des personnages et d'autre part ce
point de vue des personnages est lui-même fondamentalement
rebelle à la critique, inentamable. Mais c'est précisément cette
difficulté qui impose le recours à l'ironie, c'est-à-dire à un discours
narratif qui joigne deux instances dans la voix narrative elle-même,
l'instance que nous avons décrite plus haut comme celle d'un
« quelqu'un » (lui-même complexe, on y reviendra) qui représente
le principe souverain et critique du créateur et qui a donc tendance
à se confondre avec la personne de l'écrivain, et l'instance du
personnage qui se trouve au point de vue du discours narratif, à tel
moment. C'est cette articulation que nous avons appelée plus haut
celle des « ennemis intimes », puisqu'ils doivent nécessairement
coexister de manière hostile dans la voix narrative. Nous avons dit
aussi que le mode de la critique exercée par l'une des instances sur
l'autre ne pouvait être que dissolvant : c'est que, en effet, la
propriété essentielle de l'ironie consistera à « dissoudre » (ou à
tenter de le faire) les défenses du sujet critiqué en s'emparant de son
discours et en se l'assimilant, puisqu'il n'est pas possible de
l'attaquer autrement.
Voyons cela à travers le personnage privilégié d'Emma.

Le travail de l'ironie sur le personnage d'Emma

Dans la Première Partie, au chapitre dc, on lit une description du


repas des époux Bovary, et on s'aperçoit que

This content downloaded from 181.46.160.58 on Mon, 17 Sep 2018 22:01:00 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
LE PIÈGE DE L'IRONIE 867

cette petite salle du rez-de-chaussée, avec le poêle qui fumait


les murs qui suintaient, les pavés humides...6

est décrite et pensée dans la perspective d'Emm


paysage après l'amour et le geste de Rodolphe, au c
Deuxième Partie :

Les ombres du soir descendaient ; le soleil horizontal, passant entre les


branches, lui éblouissait les yeux... Rodolphe, le cigare aux dents, raccommodait
avec son canif une des deux brides cassée7.

Il en va ainsi partout où le style parvient à imposer à la description


des êtres et des choses la marque d'une présence, sans laquelle ils
ne sauraient apparaître, que ce soit au bal de la Vaubyessard, avec
le « Elle savait valser, celle-là »8 ! qui pose toute la description
dans le regard des spectateurs, ou dans la cour de la ferme quand
Charles regarde Emma :

... le grand air l'entourait, levant pêle-mêle les petits cheveux follets de sa nuque,
ou secouant sur sa hanche les cordons de son tablier, qui se tortillaient comme des
banderoles...9

On l'a vu plus haut : ce n'est pas seulement que le monde n'apparaî-


trait pas si ce n'était par la conscience des personnages, c'est qu'en
même temps Flaubert entend faire la critique de cette conscience
des choses : la cohérence profonde de sa pensée lui suggère que la
réalisation du style comme « manière absolue de voir les choses »
suppose l'abolition de toute autre conscience des choses que celle
du sujet absolu, mais cela grâce au travail du style, c'est-à-dire par
la description de la présence des choses à la conscience des person-
nages. Il y a déjà là un paradoxe, qui peut et doit recevoir une
formulation mallarméenne : ce que le style doit abolir en lui (mais
non pas détruire, non pas liquider), par la description qu'il produit
des choses, c'est cette conscience-là. Terrible concurrence, qui
oblige l'écrivain à subvertir la conscience de ses personnages (mais
non à l'affaiblir, ni à la réduire), pour réaliser son écriture. Les
personnages de Flaubert, et notamment Emma, sont donc nécessai-
rement, malgré les apparences, des personnages forts : dès les
premiers scénarios de l'œuvre, et encore dépourvu de nom, le
personnage principal manifeste un pouvoir de fascination sur
l'écrivain lui-même, pouvoir qu'il tire essentiellement d'une sorte

6. Éd. cit., p. 67. Voir l'étude de ce passage par Eric Auerbach dans Mimesis,
Gallimard, coll. Tel, p. 478-487.
7. Id., p. 165-166.
8. ta, p. 55.
9. id., p. 18.

This content downloaded from 181.46.160.58 on Mon, 17 Sep 2018 22:01:00 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
868 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

d'égoïsme qui confine à l'autarcie. Voilà une femme qui est absente
à tout, qui n'est chez elle nulle part, sauf fugitivement à la
Vaubyessard, qui a réussi à se donner la réalité vide et
indestructible d'une image : Emma a réalisé l'abolition de la réalité
et d'elle-même au seul profit de l'idée Oittéraire) qu'elle se fait de la
réalité et qu'elle se fait d'elle-même. D'où cette force et ce pouvoir
que nous indiquions, et qui n'échappent pas à un écrivain sensible
aux hautes énergies comme Gracq :

... tout ce qui touche de près à l'héroïne... est tiré un moment peu ou prou du
commun par le reflet d'un feu central intense... En relisant le roman, ce qui m'a
frappé, ce n'est pas le ratage misérable des amours et des fantasmes d'Emma, sur
lequel Flaubert s'appesantit, c'est l'intensité de flamme vive qui plante son héroïne,
au milieu du sommeil épais d'un trou de Normandie, comme une torche allumée10.

Avidité, sensualité, imagination, cela fait le tableau d'un être


capable de destruction, qui a puisé tout cela dans la lecture des
romans et sans doute aussi dans le tempérament d'un père qui
aimait prendre ses repas

seul, en face du feu, sur une petite table qu'on lui apportait toute servie, comme au
théâtre".

Aussi Emma est-elle un artiste manqué, qui dessine, qui aime écrire
à ses amants sitôt rentrée de ses escapades, et qui manque sa
vocation faute seulement de savoir retourner ses capacités de
négation en qualités créatrices, c'est-à-dire faute du travail
(flaubertien) du style.
L'esthétique de Flaubert veut donc que ce personnage irréducti-
ble soit au centre de son roman, mais elle veut aussi que la vision
de ce personnage, autrement dit son discours intime, soit intégrée
dans un point de vue et un discours qui la dépassent, au sein de
cette instance critique que nous décrivions. Or cette intégration ne
peut se réaliser sans créer des problèmes à cette instance elle-
même, et c'est ce qu'il nous faut examiner maintenant.

Les équivoques de l'instance « maître du récit »

Nous avons évoqué plus haut la complexité de l'instance qui


prétend exercer sa critique au sein de l'appareil narratif. Désormais
on peut mieux comprendre le fait et la nature de cette complexité.
En effet, en dehors des traits de sa fonction principale, qui est de
produire la narration de l'histoire, cette instance porte nécessaire-

10. J. Gracq, En lisant en écrivant, José Corti, 1982, p. 81-82.


11. Éd. citée, p. 25.

This content downloaded from 181.46.160.58 on Mon, 17 Sep 2018 22:01:00 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
LE PIÈGE DE L'IRONIE 869

ment les indices et marques de sa fonction c


fonction critique, comme on Ta déjà vu, ne
particulier, elle subit fortement la résistance e
des personnages. Cest pourquoi la voix d'une
mêle à celle de l'écrivain et à celle du démiu
jugements et maximes de la personne Gustave F
s'éliminer de cette voix, car une sorte de bêt
instance du maître du discours ironique : sujet
quoi qu'il en ait, l'écrivain ne peut s'abstraire d
particulier, limité et relatif qui est la sienne
condition et de cette situation, que tout lecteur
bien, c'est cette espèce de ressentiment, trop h
l'égard des personnages : à la mesure même d
qui impose la réalité de ses personnages, l'écriv
eux et s'irrite de leur bêtise et de l'autonomie qu
Mais il y a pis, et ceci est intrinsèque à la
style, qui devrait pourtant fonder une souve
pouvoir sans mélange d'un démiurge : fascin
des personnages, l'instance ironique subit aussi
sa propre ironie, à savoir l'identification au d
nages à laquelle l'oblige précisément le discou
mot, le démiurge flaubertien se lie à sa créat
telle manière qu'il se compromet avec elle et en
de cette instance relève donc des équivoques et
qui se créent inévitablement entre ses composa
chez Proust, par exemple, de l'unité organique d
dans lequel toutes les voix concourent à la résol
de la production du récit12.
Tel serait donc le nœud que l'esthétique de
toute rigueur, et dont le rapprochement avec de
monde et deux autres esthétiques devrait perm
encore mieux le caractère éminemment dang
évitable.

Le Candide de Voltaire (et le Κ de Kafka)

La Correspondance de Flaubert porte main


ses lectures de Candide et de l'admiration qu
Voltaire. Citons ceux-ci, par exemple :

12. Sur ce point précis concernant Proust, et sur l'usage que no


notions d'instance, de voix, de narration, d'histoire et de réci
désormais classique de Gérard Genette « Discours du récit », dan
1972.

This content downloaded from 181.46.160.58 on Mon, 17 Sep 2018 22:01:00 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
870 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

J'ai lu Candide vingt fois, je l'ai traduit en anglais et je l'ai encore relu de
temps à autre... Oui, c'est beau Candide ! fort beau ! Quelle justesse ! Y a-t-il
moyen d'être plus large, tout en restant aussi net ? Peut-être non. Le merveilleux
effet de ce livre tient sans doute à la nature des idées qu'il exprime. C'est aussi bien
que cela qu'il faut écrire, mais pas comme cela1*.

Pour de tout autres raisons que Flaubert, l'auteur de Candide a


besoin de présenter toute son histoire dans la perspective d'un
personnage non souverain et dont le discours soit constamment mis
à distance : il s'agit de proposer au lecteur une vision « déshabi-
tuée » des choses, de lui imposer un regard qui, ôtant à la réalité,
notamment politique et sociale, le caractère de ce qui va de soi, lui
fait perdre son sens. Comme les Persans de Montesquieu et comme
l'Ingénu, ou Micromégas, Candide vient d'ailleurs, et Sartre, dans
son analyse de L'Étranger de Camus, a décrit le phénomène :
Littérairement le procédé a fait ses preuves : c'est celui de L'Ingénu et de
Micromégas ; c'est celui de Gulliver. Car le xviif siècle a eu aussi ses étrangers, -
en général de « bons sauvages » qui, transportés dans une civilisation inconnue,
percevaient les faits avant d'en saisir le sens. L'effet de ce décalage n'était-il pas
précisément de provoquer chez le lecteur le sentiment de l'absurde14 ?

Mais, comme Flaubert, Voltaire doit critiquer ce point de vue : sa


passivité, ses erreurs, son manque de lucidité, c'est-à-dire la
candeur constituante de son personnage, doivent sans cesse être
dénoncés. C'est que la pure et simple naïveté ferait croire au sens, à
nouveau : il faut donc que le lecteur discerne comme telle cette
candeur, tout en en faisant son propre point de vue.
Dans le projet de chacun des deux récits, on retrouve donc la
nécessité de passer par la structure double de l'ironie. Dans
Candide, les facéties du langage, l'atomisation du récit, les
inventions et incongruités permanentes créent un commentaire
burlesque au sein d'une « deuxième voix » et empêchent à tout
instant que ne se forment une continuité dramatique et, à travers
elle, une pitié et une identification vis-à-vis du malheureux héros.
Ainsi l'idée de tragique est-elle soigneusement évitée, pour que ne
se reconstitue pas sournoisement une idéologie de la nature des
choses, d'une nature immuable, et donc non critiquable. Dans un
essai de 1958, intitulé Nature, humanisme, tragédie15, Alain Robbe-
Grillet, poursuivant une réflexion de Roland Barthes, a analysé les
effets de « retour » de la tragédie et montré comment, dans

13. À Louis de Cormenin, 7 juin 1844, Corr., éd. citée, tome I, p. 210, et à Louise
Colet, 16 septembre 1853, UL% tome Π, p. 432.
14. Sartre, Explication de « L'Étranger », dans Situations /, Gallimard, p. 1 16-1 17.
15. Alain Robbe -Grillet, Pour un nouveau roman, Idées/Gallimard, p. 55-84.

This content downloaded from 181.46.160.58 on Mon, 17 Sep 2018 22:01:00 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
LE PIÈGE DE L'IRONIE 87 1

L'Étranger, encore, la dénonciation de l'absurde s'a


d'une structure dramatique du récit. Mais déjà, d
1943 que nous citions à l'instant, Sartre avait re
incohérence dans le récit de Camus :

... peu à peu l'ouvrage s'organise de lui-même sous les yeux du lecteur, il révèle la
solide substructure qui le soutient. Ώ n'est pas un détail inutile, pas un qui ne soit
repris par la suite et versé au débat ; et, le livre fermé, nous comprenons qu'il ne
pouvait pas commencer autrement, qu'il ne pouvait pas avoir une autre fin : dans
ce monde qu'on veut nous donner comme absurde et dont on a soigneusement
extirpé la causalité, le plus petit incident a du poids ; il n'en est pas un qui ne
contribue à conduire le héros vers le crime et vers l'exécution capitale. L'Étranger
est une œuvre classique, une œuvre d'ordre, composée à propos de l'absurde et
contre l'absurde. Est-ce tout à fait ce que voulait l'auteur16 ?

Mais, précisément, ces traits du récit de Camus, contrairement à ce


qu'écrit Sartre aussitôt après, l'éloigneraient plutôt de celui de
Voltaire. En effet, Voltaire a su éluder le piège de la tragédie dans
Candide, alors que, précisément, il y traite le problème du mal et
que l'évocation de ce problème porte presque inévitablement au
tragique. En particulier, l'ironie voltairienne donne à la voix criti-
que une telle gaieté, une telle légèreté et une telle irresponsabilité
(y compris à l'égard de la simple vraisemblance des événements)
qu'aucune instance transcendante créatrice de sens ne peut se
constituer dans son récit. Car à quoi servirait-il de pourchasser
partout le démiurge de Leibniz, si l'ordre souverain de la narration
venait attester qu'il y a au moins un démiurge du récit. Le genre de
perfection des contes de Voltaire, c'est donc de débusquer aussi le
projet, la tentation, et jusqu'à l'idée du meilleur des récits possibles.
On ne peut en dire autant de Madame Bovary. En effet,
l'immense effort de style que Flaubert consent pour produire
constamment un « discours indirect » qui place la perspective de
ses personnages et surtout celle d'Emma sous le feu d'une intention
critique, cet effort s'épuise justement, d'abord, dans une volonté de
perfection. L'ennemi est bien celui que nous appelions ennemi inti-
me : ce que Flaubert veut critiquer dans Emma, c'est la poursuite
d'une image d'elle-même conçue comme la perfection d'un idéal,
mais il s'engage, pour cela, dans un système narratif qui exige à son
tour l'élaboration d'une voix « absolue », capable de conquérir, de
l'intérieur, la forteresse du personnage d'Emma. Pour équilibrer la
présence romanesque exceptionnelle de son personnage par un
discours qui le subvertisse, il doit déployer les ressources du style
indirect, avec la perfection qui frappait Proust. Et il est vrai que le

16. Texte cité, p. 120-121.

This content downloaded from 181.46.160.58 on Mon, 17 Sep 2018 22:01:00 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
872 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE ΙΛ FRANCE

travail des temps, des pronoms et de la moindre ponctuation lui


permet de construire le double commentaire, celui de son
personnage sur les choses et celui de la voix absolue sur ce premier
commentaire. Mais, ce faisant, Flaubert sacrifie nécessairement à
l'ambition d'une maîtrise absolue, à une esthétique du chef-d'œuvre
d'artisan ; il revient à l'idée leibnizienne, et fatale, du meilleur des
récits possibles : partout, son livre a la valeur démonstrative de la
maquette du maître-ouvrier. Ce syndrome de la perfection, Flaubert
l'a bien décelé, et des morceaux comme celui de la casquette de
Charles montrent qu'il a voulu et qu'il a su ironiser sur cette
ambition, mais cela toujours laborieusement. Pour opposer encore
son esprit à celui de la Recherche, nous voudrions souligner que le
travail de l'écriture, chez Proust, ne se donne pas l'utopie de la
perfection, au sens du perfectionnement vers un achèvement : chez
Proust, qui écrit et corrige sans cesse, mais pour développer
toujours une idée première, il n'y a pas l'idée, leibnizienne et
flaubertienne, du meilleur des textes possibles17. Flaubert est donc
amené à construire un modèle de l'écrivain, du style et de la
littérature qui implique une vision démiurgique : on est ici évidem-
ment aux antipodes de l'irresponsabilité voltairienne.
Et cela est d'autant plus clair qu'il envisage en même temps de
résoudre un autre problème, celui de la structure du récit, en des
termes qui le ramènent inévitablement à l'idée d'une maîtrise
absolue. En effet, à l'époque de la rédaction de son roman, Flaubert
analyse ainsi ses échecs de la première Éducation sentimentale et
de La Tentation de Saint Antoine :

Les causes sont montrées, les résultats aussi ; mais l'enchaînement de la cause
à l'effet ne l'est point... Je t'ai dit que l'Éducation avait été un essai. Saint Antoine
en est un autre... Comme je taillais avec cœur les perles de mon collier ! Je n'y ai
oublié que le fil. Seconde tentative et pis encore que la première18.

La volonté de dépasser la simple mise en place des événements et


d'exprimer la loi de transition entre eux témoigne de l'obsession de
rigueur et de l'ambition qui l'animent à ce moment. De manière
significative, ce passage précède immédiatement les déclarations
sur le style que nous avons évoquées. Tout cela manifeste
l'enfermement de Flaubert dans son projet et le conduit à chercher
un mode de récit qui, malgré des tendances à dialectiser les
événements, sacrifie encore largement à la dramatisation et présente
cette « solide substructure » que Sartre décèle dans L'Étranger :

17. Voir à ce sujet les travaux de Jean Mill y sur des brouillons de Proust dans Proust
dans le texte et V avant-texte % Flammarion, 1985.
18. A Louise Colet, 16 jan. 1852, Ed. c'a., tome Π, p. 30-31.

This content downloaded from 181.46.160.58 on Mon, 17 Sep 2018 22:01:00 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
LE PIÈGE DE L'IRONIE 873

système d'événements, péripéties, dénouemen


fatalité, personnage central qui se voit, vit et m
princesse de tragédie, tout est là pour que l
(romanesque) et de littérature que Flaubert ent
« reviennent » et que, tout compte fait, l'image d
soit accréditée aux yeux du lecteur. Il faudra d
deuxième Éducation sentimentale pour qu'un type
profondément ironique lui aussi mais conçu com
tique et autour d'un personnage absolument non h
mieux aux ambitions de Flaubert19.
Dans une certaine mesure, en effet, le récit de 1869 accomplira
les intuitions antérieures de l'écrivain : Flaubert avait pressenti au
temps de Madame Bovary le lien essentiel qu'il y a entre le sujet de
la foi et l'auteur ou le lecteur de la fiction, que la critique de la
croyance doit s'exercer à l'égard de l'un et de l'autre, et que c'est
l'affaire de l'ironie dans les deux cas. Voltaire l'avait en quelque
sorte précédé, sur les deux terrains, et avait expérimenté combien
ce travail de l'ironie est périlleux, dès que l'on veut mettre en cause
la manière que l'homme a de créer du sens. Simplement, l'exemple
de Voltaire, l'évolution de Flaubert, et ce qui s'est passé ensuite,
mettent l'accent sur la nécessité et la place essentielle d'une critique
de la littérature dans une critique plus générale de la formation du
sens et de l'idée même de sens. Comme Voltaire en est arrivé
parfois à une sorte de mysticisme théiste, Flaubert a cru
sérieusement à une mystique de l'art :

Soyons religieux. Moi, tout ce qui m'arrive de fâcheux, en grand ou en petit,


fait que je me resserre de plus en plus à mon éternel souci. Je m'y cramponne à
deux mains et je ferme les deux yeux. À force d'appeler la Grâce, elle vient... Je
tourne à une espèce de mysticisme esthétique (si les deux mots peuvent aller
ensemble), et je voudrais qu'il fût plus fort... Nous sommes, nous autres, venus un
peu trop tôt. Dans vingt-cinq ans, le point d'intersection sera superbe20.

Mais on lit aussi dans la Correspondance :


L'art, au bout du compte, n'est peut-être pas plus sérieux que le jeu de quilles ?
Tout n'est peut-être qu'une immense blague, j'en ai peur, et quand nous serons de
l'autre côté de la page, nous serons peut-être fort étonnés d'apprendre que le mot
du rébus était si simple21 .

19. Voir à ce sujet notre article sur « Histoire et roman dans L'Éducation sentimentale »,
dans la revue Poétique, n° 85, février 1991.
20. À Louise Colet, 4 sept. 1852, Ed. cit., tome Π, p. 151. Entendons : « le point
d'intersection » entre la littérature et la science.
21. À Louise Colet, 3 nov. 1851, id., p. 16.
Revue d'Histoire littéraire de la France (92e Ann.) xcii 29

This content downloaded from 181.46.160.58 on Mon, 17 Sep 2018 22:01:00 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
874 REVUE DTflSTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Flaubert a bien vu que la littérature peut être en même temps le lieu


où s'instaure et où se critique le sens. Mais il faudra attendre Kafka
pour que, à nouveau, dans un récit, l'exigence de sens soit à la fois
constamment critiquée et constamment maintenue, mais maintenue
en tant qu'exigence, et seulement ainsi.
Dans Le Château, en effet, une double critique s'exerce, mais
doublement ironique. À travers le personnage de K, nouveau
Candide, le sujet et le héros de la foi et du sens est visé, avec une
gaieté amère, comme le voulait l'auteur, à ce qu'il semble bien :
dans le combat dont il est le seul protagoniste actif, et même sans
doute le seul protagoniste, Κ imagine les autorités, la loi et sa
convocation (ou sa vocation). Mais, en même temps, l'ironie touche
le démiurge de la littérature, qui régnait sur le récit : celui de Kafka
est démembré en épisodes confus et répétitifs et en longs entretiens
aux enjeux obscurs ; les différents modes narratifs (roman policier,
roman d'action, roman de mœurs, geste médiévale, épopée antique)
y sont juxtaposés et exposés, comme l'a montré Marthe Robert22.
Tout point de vue souverain est refusé. Même plus d'images, car
elles constitueraient des relations de sens entre les ordres de la
réalité. L'aporie de Madame Bovary consistait à dénoncer la
recherche et la constitution du sens chez Emma, et à les pratiquer
au sein de la dénonciation elle-même. Candide et Le Château ne
tombent pas dans cette ambiguïté. Chacun de ces deux récits, à sa
manière, soumet le héros don quichottesque et se soumet lui-même
à l'ironie, mais chacun aussi lui laisse la dignité de maintenir son
exigence : l'un des « héros » meurt d'épuisement (dans l'un des
projets de Kafka), l'autre insiste, avec gravité, mais cette fois sans
faire rire : «... il faut cultiver notre jardin. »
Si l'on veut empêcher la littérature et le désir de sens de
« revenir » et de nuire, il vaut mieux, peut-être, comme Kafka et
Voltaire, les reconnaître.

Pierre Campion.

22. M. Robert, L'Ancien et le Nouveau, Petite Bibliothèque Payot, p. 202 et suiv.

This content downloaded from 181.46.160.58 on Mon, 17 Sep 2018 22:01:00 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms

También podría gustarte