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Pp: 203- Zag)
LA FORMATION INTELLECTUELLE DE TABARI *
(224/5-310/839-923)
mae G. 3.49.
CLAUDE GILLIOT
En juillet 855 (Rabr 1 241 H.) ou dans le mois qui suivent, un jeune
homme, Muhammad b. Garir b. Ziyad, qui a tout au plus dix-huit ans,
arrive 4 Bagdad dans l’espoir de suivre les legons en hadit et en droit
musulman de Ahmad ibn Hanbal; mais dés son entrée dans la cité
califale, il apprend que le maitre vient de mourir. L’Imam Ahmad avait
dailleurs cessé son enseignement quelque temps avant sa mort. Cet
épisode de la vie de Tabari est caractéristique de la formation des clercs
de Pépoque classique. Ils n’hésitaient pas 4 entreprendre un long voyage
pour se mettre a I’école d’un maitre renommé. Les longues années de
formation de Tabari sont faites de ces déplacements et de ces séjours
pour «la quéte de la science». On aimerait pouvoir reconstituer avec
exactitude les périples de Abi Ga‘far qui ont conduit de sa ville natale
du Tabaristan, Amul, au ‘Iraq, puis en Egypte, en passant par le Sam,
avec plusieurs allers et retours dans ces régions*.
* Le présent article est la version modifiée du premier chapitre de notre thése pour le
doctorat d’Etat: Aspects de Vimaginaire islamique commun dans le commentaire de Tabari,
Université Paris-I1, septembre 1987, pp. 21-48 avec les notes, pp. 521-534 [= Gilliot].
Nous y avons ajouté, notamment, vingt-six noms de maitres de Abi Ga'far et nous
avons complété par deux index.
Le sigle [= ...] avec un nom d'auteur ou un titre abrégé indique une abréviation utilisée
pour les références. Le sigle -Tr, suivi d’un chiffre désigne un numéro d’ordre de traditions
consignées dans le Commentaire de Tabari, éd. Sakir, ou dans son Tahdib al-dt
Dans le texte, le sigle «M», suivi d’un numéro d'ordre, introduit le nom d'un des
maitres de Tabari
Notre auteur est orthographié «Tabari» dans le texte
Cette étude sera complétée par un article sur les oeuvres de Tabari qui-permftrertians
MIDEO 19 (1989). 7» G 4-9 0
‘= Yaqit}, éd. A.F. ar-Rifa’i, Le Caire, Dar al-Ma’min,
' Yaqit, Mu’gam al-udaba’204 ANNEE 1988
Ces voyages sont intimement liés a la constitution de sa personnalité
intellectuelle; c’est pourquoi il est nécessaire de suivre les principales
étapes, au sens premier du terme, de son instruction dans les diverses
branches du savoir. Ce qui a été écrit de mieux a ce sujet, en arabe et
dans les langues européennes, demeure encore jusqu’a nos jours étude
en latin de Michael Jan De Goeje, parue en 1901 dans l’introduction @
édition des Annales dont il fut l’artisan et le maitre d’ocuvre. Toute-
fois certains points importants de [’itinéraire intellectuel de Tabari
peuvent étre éclaircis par l’examen ou le réexamen des notices bio-
bibliographiques que lui ont consacrées les sources anciennes. Plus
d'une fois aussi, les chaines de garants les plus fréequemment citées dans
son Commentaire, dans ses Annales, dans son ouvrage sur les Diver-
gences des Savants (/htilaf al-‘ulama’Jal-fuqaha’) et dans les parties
éditées de son livre intitulé ’'Emondement des Traditions (Tahdib al-
Gitar) pourront étre un précieux indicateur des influences intellectuelles
qu’il a subies, le premier maillon de ces chaines étant représenté par
Tun ou l'autre de ses maitres.
Outre des informations sur ses voyages et sur ses maitres, les notices
biographiques évoquent des épisodes ou il apparait au contact d’autres
savants de ’époque qui ne lui ont pas dispensé un enseignement dans la
science des traditions, en exégése ou en jurisprudence, mais avec
lesquels il a cu des entretiens, particuliérement en Irak et en Egypte, tels
Abi Hatim as-Sigistani et Abi |-Farag al-Isfahani qui a suivi de ses
cours. Enfin il vécut aussi parfois dans l’entourage des califes et des
grands commis de la dynastie abbasside.
Néanmoins ces notices ne suffisent pas 4 elles seules pour dresser le
portrait intellectuel de notre auteur. En effet, elles se soucient avant
tout du mode de transmission orale et insistent sur le hadit, les lectures
coraniques et l’exégése. Ainsi, bien qu’excellent grammairien, Tabari ne
figure pas dans les classes de philologues et de grammairiens, si l’on met
a part le Inbah ar-ruwat d’al-Qifti. Qu’en est-il de sa formation philolo-
gique, de son instruction littéraire et poétique? Nous avons fourni
1936-38, XVIII, p. 50. Contrairement a ce qu’écrit F. Segzin, Tabari n’a jamais as
legons de Ibn Hanbal, GAS, I, p. 323; al-Bagdadi, ar-Rihla fi talab al-hadit, éd. Niraddin
‘Itr, Beyrouth, 1975, p. 186ss., donne les noms de quelques traditionnistes qui, étant partis
suivre les legons d’un maitre, apprennent qu’il est mort.
LA FORMATION INTELLECTUELLE DE TABARI 205
ailleurs des éléments de réponse sur ces questions*. C’est ainsi qu’en
grammaire, par exemple, Tabari cite des passages entiers des Ma ‘ani I-
Qur'an d’al-Ahfa8 ou d’al-Farra’, ou encore du Magaz al-Qur’an de
Abi ‘Ubayda.
Enfin les listes d’autorités données par les ouvrages d’onomastique
qui consacrent une notice 4 notre auteur ne font pas la différence entre
les maitres dont il a transmis beaucoup de traditions et ceux desquels il
n’en a recu que quelques-unes; nous compléterons en partie cette
lacune, autant que faire se peut’.
I. La formation de Tabari dans sa région natale
Au dire de Abi Ga‘far lui-méme, sa formation a commencé tout
jeune dans sa ville natale, Amul. Dés ge de sept ans, il savait le Coran
par coeur; a neuf ans, il «écrivait» du hadit, c’est-a-dire qu’il le notait
durant les legons d’un maitre qui vérifiait ensuite la correction de ce
qu'il avait consigné*. De ses maitres 4 cette _poque de sa vie, les notices
ne nous ont conservé qu'un seul nom:
M1 — al-Mutanna b. Ibrahim al-Amuli, ce personnage, dont Tabari
rapporte des traditions exégétiques dans son commentaire des sourates
un a seize‘, ne figure pas dans les recueils d’onomastique; ce qui est
certain, c’est que notre exégéte a suivi son enseignement, soit au
Tabaristan, 4 Amul, soit dans le Gibal, a Rayy.
Tabari se rendit ensuite 4 Rayy pour parfaire sa formation initiale.
2 Cf, Gilliot, chap. VII, surtout, pp. 297 sqq.
3 CE. a ce sujet les remarques suggestives de G. Lecomte, Ibn Quiayba. L’homme, son
oeuvre et ses idées, Damas, PIFD, 1965, pp. 45-49.
* Yaqat, XVIII, p.49.
5 Cf. Cl. Gilliot, La sourate al-Bagara dans le Commentaire de Tabari, thése de 38me
cycle, Université Paris-II, 1982, p. 135 [= Gilliot, Bagara]; H. Horst, «Zur Uberlieferung
im Korankommentar at-Tabaris», in ZDMG, 103 (1953), p.293 [= Horst]; ID., Die
Gewdhrsménner des Tabari. Ein Beitrag zur Kenntnis des exegetischen Uberlieferung im
Islam, (Inaugural-Dissertation), Bonn, 1951, pp. 42-43 [= Gewdhrsmdnner]. Notre édi
trés fautive de Yaqiit, donne: al-Ubulli au liew d’al-Amuli, XVIII, p.49.206 ANNEE 1988
Nous disposons déja de plus d’informations pour cette deuxiéme étape.
On cite parmi ses enseignants pour cette époque:
M2 — Muhammad b. Humayd ar-Razi (m. 4 Bagdad en 248/862) qui
fut son maitre en hadit et en commentaire coranique. Tabari a transmis
de lui les Magazi de Ibn Ishaq dans la recension de Salama b. al-Fadl
ar-Razi (m. 191/806). Celui-ci n’avait pas une bonne réputation auprés
des critiques des traditions; il lui était reproché de transformer les
chaines de garants et d’attribuer a des traditionnistes de Rayy des
traditions venues, en fait, de Kufa et de Basra, ou méme d’intervertir
des lettres ou des termes (magliibat)®.
Avec quelques-uns de ses condisciples, Tabari faisait la navette entre
Rayy, ou il assistait aux legons de Ibn Humayd, et un village proche de
cette ville (peut-étre était-ce le village de Dilab) of il recevait enseigne-
ment de:
M3 — Ahmad b. Hammad ad-Dalabi. Ce que rapporte Yaqit de Ibn
Kamil (=Ahmad, disciple de Tabari, m. 350/960), a propos de ce
traditionniste et historiographe, pose un probléme. En effet, selon Ibn
Kamil, Tabari aurait regu l’enseignement d’ad-Dilabi sur le Kitab al-
Mubtada’ wa I-Magazi de Ibn Ishaq dans la recension de Salama b. al-
Fadl, sous le mode de l’écriture (kataba ‘an) et c'est sur ce kitab qu’il a
construit son Histoire. Or, d'une part, ’Histoire de Tabari, sauf erreur
de notre part, ne comporte qu’une seule tradition qui remonte 4 ad-
Dilabi. D’autre part, les recueils bio-bibliographiques qui mentionnent
la recension de Salama b. al-Fadl, transmise par Ibn Humayd, ne disent
tien de semblable d’ad-Dilabi. Il doit done y avoir une déduction
arbitraire, soit d’Ibn Kamil, soit de Yaqiit. Dans le passage qui précéde
immédiatement, Ibn Kamil donne la parole a Tabari qui dit, aprés
¢ Yagit, XVII, 49-50; TT [=Ibn Hagar, Tahdib al-tahdib), IX, pp. 127-131; Tbn
Hibbiin, Kitab al-Magrithin min al-muhadditin wa d -matriikin, éd. Mahmird
Ibrahim Zayid, Alep, 1976, Il, pp. 303-304 [= Magriihin; al-Ugayli (a. Ga'far M. b
“Amr), K. ad-Du‘afa’’ al-kabir, éd. ‘Abdalmu’ti Amin al-Qal'agi, Beyrouth, Dar al-kutub
al-ilmiyya, 1984*, IV, p.61, n° 1612; ad-Dahabi, al-Mugni fi d-du'afa’, éd, Nuraddin ‘Itr,
Alep, 1971, p. 573, n° 5449.
LA FORMATION INTELLECTUELLE DE TABARI 207
avoir mentionné son maitre de Rayy, Ibn Humayd: «Nous nous
rendions ensuite chez Ahmad b. Hammad ad-Dilabi qui habitait un
village situé a quelque distance de Rayy. Puis nous courions comme des
fous pour revenir auprés de Ibn Humayd et nous joindre a son cercle».
Ensuite cest Ibn Kamil ou Yaqiit qui parle 4 nouveau: «II (i.e. Tabari)
écrivit auprés de Ahmad b. Hammad le Kitab al-Mubtada‘ wa I-Ma 5
qui le tenait de Salama b. al-Fadl, lequel le tenait de Muhammad b.
Ishaq, et c'est sur lui (=le Kitab) qu'il a construit son Histoire», Ce qui
est assuré, c’est que Tabari doit beaucoup a l’ouvrage de Ibn Ishaq
dans la recension de Salama, mais rien ne nous permet de dire qu’il ait
regu un enseignement a ce sujet de Ibn Hammad. II y a trés certaine-
ment une confusion avec Ibn Humayd’.
C’est également 4 Rayy que Tabari assista a des legons qui furent
déterminantes pour lui, ainsi, celles de:
M4 — Abii Zur'a ar-Razi (200-264/815-878)*. En effet, celui-ci est né
4 Rayy, il fit, entre autres, deux séjours 4 Bagdad, l'un en 227 et l’autre
en 230, ou il entendit les cours de Ibn Hanbal. Il était de retour a Rayy
en 232, ot il demeura jusqu’a sa mort. Or, c’était, avec son ami Abii
Hatim ar-Razi (195-277/811-890), l'un des plus prestigieux critiques
du hadit, et Tabari a done di acquérir la technique de la critique des
traditions trés t6t; cela explique, en partie, qu’il s’y montre expert, en
particulier, dans le Tahdib al-atar.
* Yaqit, XVIII, pp. 49-50, p.50, il faut lire: al-Fadl, et non: al-Mufaddal; ‘Alt
Gawad, «Mawarid ta'tih at-Tabari» in MMI, I (1950), p.202.
® Abi Zur'a est cité parmi les maitres de Tabari par Ibn ‘Asakir, in De Goeje, Annales
quos scripsit Abu Djafar Mohammed Ibn Diarir at-Tabari, cum aliis edidit M.J. De Goeje,
introductio, glossarium, addenda et emendanda, Lugduno Batavorum, E.J, Brill, 1901
[= Introductio), p. LXIX; sur Abii Zur‘a: TT, VIL, pp. 30-34; GAS, I, p. 145; ar-Razi (Ibn
a. Hatim), Kitab al-Garh wa t-ta‘dil, Hyderabad, 1952; réi Beyrouth, I, p. 340
|= Garh, méme pagination, mais tomaison différente de celle de originale]; ;
Tahdib al-atar. Musnad ‘Alt, éd. Mahmud M. Sakir, Le Caire, Matba’at al-Madani,
diffusion al-Hanji, 1982 [= TA/A]; ID., Tahdtb al-atar. Musnad Ibn ‘Abbas, V-Il, Le
Caire, 1982 [= TA/IA]; ID., Tahdib al-atar. Musnad ‘Umar b. al-Hattab, 1-1, Le Caire,
1983 [= TA/U].