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- Aurélien Marion - 2009-2011 - - Mémoire - Poésie du Désastre -

Poésie du Désastre
« Danger que le désastre prenne sens au lieu de prendre corps. »
Maurice Blanchot, L’Écriture du Désastre, p. 71

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merci à
Bérénice H.
mon frère Anaël
Thomas & Charles

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Sommaire

Situation poétique. - p. 5
a. Lyrisme vs. Kénotisme. - p. 5
b. Aléthisme et Désastre. - p. 9
c. Poésie et survie. - p. 11

I - Pensée agonique et poésie aléthique. - p. 15

1 - Corps et pensée. Mort en pesées. - p. 16


a. La pensée dérobée au corps. - p. 17
b. Va-et-vient de la pensée. - p. 19
c. Le corps mort s’en sort. - p. 21
d. Faire avec la mort : dé-penses agoniques.- p. 25

2 - Flux et figés. Sociétés trouées. - p. 27


a. Flux de silences, présences, et bruits fixés. - p. 29
b. Trouées publiques et flous vocaliques. - p. 30
c. Rage et joie poétiques contre systèmes “philosoflics”. - p. 36

3 - Vérité du souffle. Aléthismes. - p. 42


a. La “part putain” du souffle poétique. - p. 42
b. Vérité aléthique et poésie détournante. - p. 44
c. Pennequin et les aléthismes putains. - p. 46

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II - Libération équivoque, guerre civile. - p. 52

1 - Effets neutres et multiplicités tâtonnantes. - p. 58


a. La scène du rien : mutations fantomatiques. - p. 58
b. L’impasse du sens : silhouettes confuses et excessives. - p. 60
c. Squats de la pénombre et clowns inter-loqués. - p. 63

2 - Coagulations, localisations, opacifications. - p. 66


a. Ça tâte, ça tape et ça tapote : “hantouches” fantoches. - p. 67
b. “Overwriting” et guerre civile : coalescence, déliquescence. - p. 69
c. Complicités pornographiques locales et coagulées. - p. 75

3 - L’Armée noire : sa violence, sa stratégie. - p. 79


a. Les “pornolettristes” (lettristes désastraux) explosent. - p. 79
b. Du tracas au fracas, désastres de l’amitié. - p. 82
c. Surgir, surprendre, sursauter. - p. 85

Conclusion désastrale. - p. 93

Corpus - p. 96

Bibliographie - p. 98

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Situation poétique

« La poésie se dit dans un souffle, c’est-à-dire dans ce qui souffle devant nous
les figures du monde : les pulvérise, en défait les contours codés, les remet en
jeu et en vie comme mouvement d’apparition […]
Le souffle est une sorte de produit anticoagulant. »
Christian Prigent, L’Incontenable, P. 38-39

« […] il faut sentir le danger de la mort proche, et pour ça il nous faut


étrangler les mots, il faut qu’on soit dans l’étranglement, qu’on puisse sentir
qu’on parle comme on voudrait s’échapper, que les paroles s’échappent du
dernier trou, c’est le dernier trou de la parole et tous les trous s’en échappent,
ils s'échappent de chacun des mots, les mots qui voudraient dire des choses
alors que les mots ne veulent rien dire, ils sont cris, ils sont étranglements, ils
sont gosier sorti pour voir la vie hors du corps, ils sont la pression du gosier et
la rétention du larynx, ils sont le cognement de la langue, ils sont les
affrontement de générations de larynx et de gosiers, ils sont les luttes inscrites
dans le corps pour en sortir définitivement, ils sont la trace d’avoir voulu un
jour débarrasser le chant de la physique, ils sont l’hésitation entre la langue
sortie et celle rentrée, celle qui chante clairement, celle qui n’a pas eu à hésiter
entre son corps et sa voix […] »
Charles Pennequin, La Ville est un trou, P. 152

a. Lyrisme vs. Kénotisme.

Pour de nombreux poètes, la principale difficulté à passer d’une pensée


“inspirée”1 imaginairement à la nécessité de la matérialiser symboliquement se situe
dans la trace “respirée” du visible au lisible, via le dicible. A cette problématique de
l’épiphanie des choses (“réalisées pleinement”), de leur apparition en poésie2, s’ajoute

1 Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, éd. Gallimard, 1988, p. 228 : « Regarder Eurydice, sans souci du
chant, dans l’impatience et l’imprudence du désir qui oublie la loi, c’est cela même, l’inspiration. » Par
un “saut” “insouciant” et “impatient”, le désir de la pensée métonymise les restes de réel, pour les tracer.
2 Christian Prigent, L’Incontenable, éd. P.O.L., 2004, p. 9-27, pour ce que nous entendons comme

“poésie” avant sa problématique désastrale. Par ex. : p. 10 : « Ce que j’appelle “poésie”, c’est une sorte de
radicalisation de la question de la littérature. Non que la poésie soit le mieux de la littérature. C’est plutôt
qu’elle écrit la littérature au pire. […] »; p. 17 : « J’appelle poésie la symbolisation d’un trou. »; p. 18 :
« La poésie vise le réel en tant qu’absent de tout bouquin. »

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celle d’un vide que le poète tente d’exprimer ou d’oublier, un vide avec lequel il faudra
toujours composer. Plénitude et vacuité nous paraissent, ainsi, les deux faces d’un
même rapport -celui du poète aux corps3 (et donc au monde)- perpétuellement redéfini,
éternellement différent. L’enjeu poétique du XXème siècle, entre lyrisme (lier sons et
sens, les imager en vers, par tropes)4 et kénotisme (couper, trouer, évider les vers en
rythme, jusqu’à libération de toute contrainte), pourrait donc se formuler ainsi :
comment le poète peut-il saisir, maintenir et/ou dévoiler son affection par le monde (à
même son corps), malgré les fluctuations de son imaginaire semblant irrémédiablement
reconduire l’inadéquation des langues au réel 5 ? Il s’agira pour les poètes, au XXème
siècle, de mettre les choses en poésie par trois voies parcourant ce questionnement :
d’abord par un certain style de lien aux corps et au monde (le lyrisme); ensuite en
appréhendant le vide comme ouverture dans les images et libération du réel au risque de
l’illisibilité (le kénotisme); enfin en accueillant l’apparition des choses (et des images)
dans le vide, par un dévoilement (“aléthisme” où jouera le commencement de la mise en
mots du sens : souci de lisibilité du réel au risque de l’incompréhensibilité). C’est cette
voie alternative qui s’avérera la plus fructueuse pour une poésie cherchant à sortir d’une
pensée “binaire”, pensée du choix, que la problématique vingtiémiste perpétue (ne
serait-ce que malgré elle) : le lyrisme et le kénotisme supposent tous deux une
séparation entre le langage et les choses réelles (le lyrisme cherche à les lier par
tropismes -métaphores, métonymies-; le kénotisme cherche à trouer le langage par le
réel pour que les images se créent en creux). L’aléthisme cherche, pour sa part, à
inventer les conditions sonores pour la sortie des images de l’oubli (a-léthé) kénotique
(son illisibilité) : comprendre que les signifiants (et les mots) touchent toujours déjà au
réel, et que c’est cela même la réalité des choses (cette touche, ce souffle poétique) à
dévoiler (à rendre lisible).

3 Christian Prigent, L’Incontenable, éd. P.O.L., 2004, p. 29-40. Par ex. p. 31 : « Ce que les poètes
appellent “corps”, c’est le nom de la figure que l’art donne au surgissement du réel comme saturation de
signes imprenables –et donc comme défaillance des langues instituées : comme écartèlement du
symbolique. »
4 Jean-Michel Maulpoix, La poésie comme l’amour, éd. Mercure de France, 1998, p. 21 : la poésie lyrique

« […] n’est autre peut-être que de la confusion orientée, des fils tissés autour de rien, ou la robe invisible
d’un corps absent. » C’est-à-dire une littérature éprise de lisibilité donnant de l’émotion à comprendre.
5 Par “réel”, nous entendons, avec Prigent et après Lacan : ce qui est impossible pour la conscience, et

donc, ce qui rend possible toute réalité des choses. Le réel est le vide de l’inconscient, sa trouée vitale.

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En ce sens, au XXème siècle en tout cas, les tentatives lyriques pour lier le
monde aux mots, pour dire le réel des corps, pour mettre en poésie la réalité en sa
densité, semblent avoir échouées : du suspens impressionniste (style haïkaï) aux
mouvements cosmologiques (Saint-John Perse), de l’air ténu (Philippe Jacottet) au
devenir expressionniste (René Char), de la voix synthétisante (Paul Valéry) à l’“objeu”
quotidien (Francis Ponge), des débords de l’image (Pierre Reverdy) à l’abandon
hallucinatoire (les Surréalistes), de la liberté “rigoureuse” (Louis Aragon) aux
contraintes d’écriture (OuLiPo), le réel s’est toujours dérobé en pensée car le problème
de l’image n’y trouve pas de solution adéquate : les lyriques ne s’en passent pas, elle
fait retour toujours, comme médian, donc séparant le réel des langues constituées.
C’est face à cette impasse contraignant la présence du réel, et en écho aux
brèches nouvelles ouvertes par Francis Ponge6 , et avant lui par Arthur Rimbaud7, que la
poésie kénotique cherche à comprendre le vide, à le creuser, à créer par lui, à en faire
dépendre les images. Ainsi, les poètes kénotiques instaurent une distinction
fondamentale : les choses qu’ils tentent de saisir -comme monde- sont considérées
comme possibles (réalité délimitée en langues : lisibilité) ou impossibles (réel
indélimitable : illisibilité). Les kénotiques parviennent, par le rythme8 apparitionnel des
images dans les trous creusés langagièrement, à faire résonner les possibles (vers libres)
ou à rimbaldiennement “trouver une langue” pour l’impossible (sans vers). Stéphane
Mallarmé (et avec lui les symbolistes) nous rapporte ses angoisses explosives et a
proposé -comme conjuration- la création néologique du son par le signifiant et la

6 Christian Prigent, Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas (Entretiens avec H. Castanet), éd. Cadex,
2004, p. 21-23, à propos du passage de Ponge du Parti pris des choses à La rage de l’expression, comme
tentative kénotique aporétique : des focales liantes aux trous déliant l’image, une équivoque se fait jour.
7 Les poésies de Ponge et Rimbaud sont peut-être les principales influences “modernes” de Denis Roche

et Christian Prigent, premiers théoriciens de ce que j’appelle “kénotisme”. Par exemple, dans la Lettre du
Voyant à Paul Demeny (15 mai 1871) : « il s’agit de faire l’âme monstrueuse (…) Ineffable torture où il a
besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand
criminel, le grand maudit, -et le suprême Savant- Car il arrive à l’inconnu ! (…) la Poésie ne rhythmera
plus l’action, elle sera en avant. » - consultable ici : http://fr.wikisource.org/wiki/Arthur_Rimbaud -
consultée le 22/08/2009. Notamment illustrée dans ses Derniers vers, cette fameuse lettre de Rimbaud
n’est pas à confondre avec le lyrisme romantique d’un Baudelaire (par ex.) où la monstruosité/la maladie
sont là pour lier davantage (extension) de connu (fusse-t-il scandaleux), pour mieux exprimer l’émotion.
8 Christian Prigent, L’Incontenable, éd. P.O.L., 2004, p. 21 et p. 55, par ex. : « Un rythme (qu’on puisse

ou non le décrire en terme de structure mesurée) est une onde de motilité négative qui emporte les figures
(expressives, narratives, descriptives) dans une vitesse qui à la fois les fait et les défait –et ce mouvement
bégayant de fiction et de défection est toujours ce qui construit un poème. »

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partition du vide en puzzle d’images; Eugène Guillevic nous confronte à la force de


résistance du mur symbolique (vide sonore) comme butée d’images; Henri Michaux
nous propose les diverses vitesses de déplacements (dans le vide) et les modes de court-
circuit des images; Denis Roche nous dissémine les possibles en un rythme pulsionnel
d’apparition imageante, banalisant les coupes gratuites -au sein même des mots- et la
disparition des majuscules -en début de ligne-; William Burroughs (puis le dernier
Beckett) nous découpe (cut-up) les images pour les coller-monter en un nouvel
ensemble saturé d’impossibles toujours insaisissables (en dehors, donc, de la réalité des
choses); Bernard Heidsieck (avant lui, les Dadaïstes et peut-être Guillaume Apollinaire;
avec lui toute la tradition de poésie dite “sonore”) nous silhouette l’action et
l’improvisation d’une poésie n’existant que par la rencontre des présences réelles (en
voulant les impacter et non les saisir/les maintenir); Yves Bonnefoy nous trace la
dynamique du vide par le rythme épiphanique de l’image, en une ressaisie (la saisie
elle-même étant impossible) des restes de présence réelle (constellations d’impossibles
sur ciel de possibles); Christian Prigent, enfin, nous montre comment traverser le mur
de la discursivité (des possibles) et comment le transformer (par son, rythme et souffle)
en travail de l’impossible. Si tous donnent ainsi des pistes quant à la saisie et au
maintien de la réalité des choses en langues -que ce soit en comprenant la présence
“réale” par le vide ou en évidant le sens des possibles pour y installer la présence
“réelle” impossible comme image-, seuls Bonnefoy et Prigent nous semblent soulever
l’hypothèse d’une mise en poésie de la présence réelle des choses -comme impossible-,
(d’une possibilité aléthique d’en rendre lisible le dévoilement) tout en déclarant/
montrant que le réel n’est alors touché qu’en tant qu’intouchable (donc médiatement),
car la sortie de la discursivité n’est pas ici sortie de la pensée. La libération n’est pas
“vécue” : entre lisibilité et illisibilité, la pensée se dérobe à la présence du réel, en
compréhension imageante, en répétition des distinctions.

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b. Aléthisme et Désastre.

Pour que la présence réelle fasse passer son vide d’images par le sens d’une
image de la chose réelle, il faut que les choses sortent l’inspiration de l’oubli par un
rythme mettant en mot la respiration de cette chose même (apparition sonore), sans
l’altérer (sans la rendre intouchable, sans réduire l’impossible au possible, sans oblitérer
le réel par la réalité). Mais respecter le réel des choses en langues oblige à neutraliser
l’instance d’altération, celle qui fait fluctuer notre imaginaire : la pensée. Les poètes
aléthiques cherchent ainsi à suspendre la pensée (éviter qu’elle se dérobe) pour mieux
surprendre, par la venue du réel dans la réalité (donc du sens de l’image dans son vide) :
la présence y dévoile son sens comme désastre9 de la pensée. Mais nous verrons que du
dévoilement d’une présence réelle (aléthisme) à la sortie d’une pensée neutralisée, il y a
un pas “désastral” et périlleux, celui de l’effraction performative, du geste qui dé-lit
autant qu’il délie (par l’impact du rien 10 sur les restes de réel). Sortir du binaire
“langues-réel”, c’est d’abord possible par l’équivoque créée : les voix11 toujours autres
permettent de ne pas choisir, ce sont les libres jeux de la “poéphanie” (poésie de
l’apparaître non phénoménal : éclairs événementiels ou clartés naissantes, aubes ou
aurores). Ainsi, palinodies et oxymores, périssologies et épanorthoses sont emportées en
une diction paronomastique libérant tous les éclats de voix (en autant de restes de
présences réelles) : l’aléthisme du sens joue sur l’interférence des images pour

9 Anaël Marion, L'Expérience de la pensée chez Maurice Blanchot, La ruine de l'écriture comme
traversée du neutre, mémoire M2 LAPC, soutenu en 2009 à Paris VII, inédit, dans la conclusion :
“Ruine - désir ; désastre - révolution”, p. 132 : « Le désastre est ouverture et fermeture du cercle de la
pensée, dynamique du seuil. » - « Le désastre est en même temps ruine de la pensée, la rendant humaine,
et révolution de la pensée, par l'écriture. Ainsi, ruinant l'écriture par la palinodie, l'homme se maintient en
vie tout en expulsant une pensée comme désastre. » Cette pensée désastrale deviendra pour nous poésie
désastrale lorsqu’elle sera discipline de l’événement, conduite de la “connerie” et dynamique de la survie.
10 Maurice Blanchot, L’Écriture du Désastre, éd. Gallimard, 1980, p. 117 : « […] le ciel, le même ciel,

soudain ouvert, noir absolument et vide absolument, révélant (comme par la vitre brisée) une telle
absence que tout s’y est depuis toujours et à jamais perdu, au point que s’y affirme et s’y dissipe le savoir
vertigineux que rien est ce qu’il y a, et d’abord rien au-delà […] » - point de créativité absolue, le rien
comme positivité de la trouée, comme point désastral, comme “Big Bang” (sa métaphore scientifique).
11 Christian Prigent, “La-voix-de-l’écrit (notes sur la lecture publique et la "performance vocale")”, in

Poésie Action, 1984, point 6 : « Réifiée et éclatée par le texte sur lequel elle s’appuie et par le corps
anatomique qu’elle traverse, la voix se définit par la résistance de ces deux instances. Elle ne dit pas la
vérité du langage, ni celle du corps. Elle joue l’action de leur affrontement. Elle se constitue des échos de
ce choc. Elle ne libère rien, ne révèle pas. Elle agit. Elle concrétise un moment de mobilisation
énergétique. Concentration et diffusion, dans le même instant. Et en pure perte. »

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neutraliser la pensée et sur les rythmes kénotiques pour saisir en langues le réel.
L’équivoque poétique se déploie à coups de “figures impossibles” (atropie),
prosopophanies inattendues venant d’une pensée changée en “porte” (ou pose) poétique
-pensée neutre-, en une expérience de “main-tien” répétant l’énergie questionnante
(différence dans la répétition), appelant la vocalité de toute parole : murmures ou
rumeurs, bruissements ou brouhaha. C’est lisible mais incompréhensible. L’écho du
vide conditionne ainsi la puissance du rien : fuite du sens, pas au-delà, force de vie.
Multiplicité fantomatique éclipsant le poète dans le geste aléthique, la poéphanie
accueille le désastre comme une contingence désirée mais toujours bouleversante.
L’empreinte du quotidien, inertie de cette foule insondable que la pensée du désastre
nous dévoile en poésie, ne cesse ainsi de s’ouvrir par les corps habités : écrivant, disant,
lisant, écoutant -en un même mouvement violent-.
C’est dans la traversée de la pensée neutralisée et équivoque que s’éprouve la
difficulté à vivre, poétiquement affectée en difficulté à comprendre, entre les
ahanements d’une banalité revenante et les cris de déchaînements soudains, sans que le
réel puisse être séparé des langues vocalisées. La survie nécessaire au seuil où la pensée
sort du/en corps se joue ainsi dans le passage phrastique du trésor de langues au
surgissement de ce qui défaille, la “trou-vaille” (ce qui du trou se tient, vaillance du
sens). De la voix (reste de la présence réelle : le vivant) aux gestes et cris (forces du
rien : le désastre) souffle une pensée sortante, respiration nous jetant hors du trou, celui
qui nous pousse à exister, malgré le poids de la mort… Ici, la poésie ne serait plus de la
littérature (ni posture “musicale” -lyrisme-, ni posture “radicale” -kénotisme-), elle
deviendrait un art particulier et une forme de vie12 à part entière, ce qui nous oblige à
reposer l’enjeu problématique : « par quels moyens stylistiques peut-on prouver la
spécificité et la nécessité de la poésie -en mettant la poésie en crise et en lui réinventant
autant que faire se peut sa langue ? »13 Cette “mise en crise” est pour Prigent l’indice de

12 TIQQUN, Introduction à la guerre civile, point 3 (p. 11) : « Chaque corps est affecté par sa forme-de-
vie comme par un clinamen, un penchant, une attraction, un goût. Ce vers quoi penche un corps penche
aussi bien vers lui. Cela vaut dans chaque situation à nouveau. Toutes les inclinations sont réciproques. »,
version PDF, 2006 (2001).
13 Christian Prigent, Le Sens du toucher, éd. Cadex, 2008, p. 37, je souligne.

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la “modernité”, mais c’est aussi l’engagement révolutionnaire14 comme appel au


désastre. Pour Blanchot, « […] le désastre est l'inconnu, le nom inconnu pour ce qui
dans la pensée même nous dissuade d'être pensé, nous éloignant par la proximité […]
l’imminence qui gratifie, l’attente du non-pouvoir […] »15 : cette sortie si proche semble
l’appel d’une “tâche” poétique : « Ecris pour ne pas seulement détruire, pour ne pas
seulement conserver, pour ne pas transmettre, écris sous l'attrait de l'impossible réel,
cette part de désastre où sombre, sauve et intacte, toute réalité. »16 Il ne s’agit plus
simplement de s’extraire de la réalité mais de la combattre : c’est une “guerre civile”17,
un moyen de sortir du binaire, de fuir la pensée qui pèse, de s’extirper des trous, ceux
du corps d’abord (art), ceux de la ville ensuite (politique), ceux du monde enfin
(éthique). Ruiner la langue instituée, normalisée, fixée, figée, obligée par le spectacle et
l’étatisme. Pour Pennequin, la « poésie c’est le risque » pris pour « dégager le terrain » :
“décapit(alis)er” par des « gestes quasi guerriers ces nettoyages de zones qu’on doit
faire pour la tête »18 et pour que cela arrive par la force du rien, au-delà de la
compréhensibilité, dans le propre même des trous vivants que nous sommes.

c. Poésie et Survie.

C’est donc principalement sous les feux croisés des critiques de Maurice
Blanchot et Christian Prigent que notre mémoire abordera les deux œuvres que nous
considérons comme les plus spécifiques de la Poésie du Désastre19 (nous aurions ainsi

14 La révolution (revolvere) vient des mots latins volvo, "rouler", et du préfixe "re" qui indique le "retour".
Donc la révolution est une action “cyclique” : en se dé-roulant, elle advient comme repère, pour l’arrivée
du désastre. C’est la différence dans la répétition, une dynamique close mais éruptive.
15 Maurice Blanchot, L’Écriture du Désastre, éd. Gallimard, 1980, p. 14 et 24

16 Ibidem, p. 65, je souligne.

17 TIQQUN, Introduction à la guerre civile, point 10 (p. 25) : « La guerre civile est le libre jeu des

formes-de-vie, le principe de leur co-existence. », version PDF, 2006 (2001).


18 Charles Pennequin, “Charles Pennequin ou la Langue du Dedans” (Entretien avec Sylvain Courtoux),

2003, réponse 14, consultable ici : http://homepage.mac.com/philemon1/trameouest/textelibrecritik/


1_livrerecu/entretien/courtoux_pennequin.html - consulté le 01/08/2009.
19 Expression inspirée par Maurice Blanchot mais esquissée pour la première fois dans un contexte

d’histoire de la poésie par Pierre Brunel, dans son essai Où va la littérature française aujourd'hui ?, éd.
Vuibert, 2002 (1997), p. 165-167 - Nous avons conceptualisé le désastre et la poésie pour montrer à quel
point notre notion de Poésie du Désastre diffère de celle de Brunel, cette dernière étant encore -dans
l’héritage direct de Blanchot- une Littérature du Désastre (car elle ne passe pas par l’équivoque
nécessaire à la spécificité de la poésie “aléthique” -comme force de pensée et forme de vie).

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pu étudier les œuvres de Christophe Tarkos, Vincent Tholomé, Antoine Boute, Virginie
Lalucq, Nathalie Quintane ou encore Ryoko Sekiguchi, qui contribuent aussi à former
cette nouvelle approche de la poésie) : celles de Charles Pennequin et Tomas Sidoli. Il
nous est même possible de préciser (symboliquement) les “bornes” de la décennie où
l’enjeu a pris une consistance digne de celle des mouvements lyriques et kénotiques
(même si l’œuvre de Danielle Collobert -années 70- en esquisse déjà certaines
caractéristiques, notamment celles du “désastre” et de la “survie”) : 1999 (Le Professeur
de Prigent et Dedans de Pennequin) à 2008 (quelques-un de Sidoli et pas de tombeau
pour mesrine de Pennequin). Le Professeur détonne et étonne, dans l’œuvre prigentine :
« J’ai longtemps hésité à considérer cet écrit comme une œuvre littéraire. » 20 En effet,
nous pouvons dire que cet écrit est avant tout poétique, et nous le considérerons même
comme plus poétique que les poèmes (kénotiques) les plus radicaux de l’écrivain en
question. D’abord parce que la mise en contact des paroles du professeur avec les gestes
de l’élève transforment la performativité programmatique en équivoque fantasmatique
(neutralisation métaphysique de la pornographie); ensuite parce que la précipitation du
phrasé joue la difficulté de l’arrachement aux trous, par la vitesse érotique du souffle.
Enfin parce que la « fuite en avant vers l’excès »21 de ce désastre consiste en une mise à
l’abri de la vie hors de portée du poids temporel, et ce, à perdre haleine. « À partir du
motif du trou, et du vécu de sens de la trouée s’esquisse une différence fondamentale
entre Prigent et Pennequin. Chez Prigent, […] le trou attise Eros, la libido, et il se
dévoile comme le vide où se joue ça. Chez Pennequin, c’est davantage Thanatos qui
s’exprime, qui s’impose dans la trouée qui perce en soi. La langue est le contre-effet de
vie face à cette incise en soi de la finitude. »22 Si la mort est si présente chez Pennequin,
c’est autant par la “dépropriation” que par la difficulté à vivre : « ce qu’il met en avant,
c’est une économie de l’individu qui s’introduit sournoisement à l’intérieur, au-dedans,
rendant impossible toute forme d’intimité. Cette hégémonie de l’économie conduit le

20 Christian Prigent, Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas (Entretiens avec H. Castanet),
éd. Cadex, 2004, p. 127
21 Ibidem, p. 141

22 Philippe Boisnard, “Une limite du principe d’économie : le corps poétique (à propos de Charles

Pennequin)”, 2006, note 39, p. 11, consultable ici : http://www.t-pas-net.com/libr-critique/?p=125


- consulté le 01/08/2009.

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sujet à ressentir une claustrophobie, car il est encerclé continuellement par les multiples
réseaux de la diffusion officielle de la logique économique. »23 Ici, le politique se noue
à l’artistique. Cette différence fondamentale que note Boisnard en amène une autre :
chez Pennequin, l’équivoque “anonymise” et hante la vie poétique par le poids mort.
Ainsi, la posture politique est-elle une nécessité de survie par-delà la neutralisation
économique de l’équivoque.
Ainsi, le capitalisme (économie institutionnalisant la dépropriation de l’homme
par l’évidement -kénose- de sa vie) “thanatise” et nous aspire aux abysses, c’est une
sorte de “trou noir” : « le symbole que Pennequin choisit pour représenter cet
enfermement, voire cet internement dans le monde, n’est autre que la télévision. »24
Symbole de la spectacularisation et du vampirisme des flux tourbillonnants d’images, la
télé est aussi le symptôme, pour Pennequin, de la nécessité à faire jouer l’équivoque
pour s’en sortir : sa résistance s’organise par la pluralité des lieux d’écriture (blogs,
réseaux virtuels, revues, livres, ateliers d’écritures, performances, magnétophone,
téléphone portable, partout dans la rue…) et la multiplicité des techniques, des modes et
des styles de voix (des poèmes de ses débuts aux réactions “à vif” sur internet, de la
juxtaposition infinie dans bibi ou Mon Binôme aux incessants changements de rythme
de La ville est un trou, du thématique Les doigts au manifeste pas de tombeau pour
mesrine). Mais l’équivoque se trouve aussi au sein même de ses textes : pensées
explosées, fragments qui se ressemblent sans faire ensemble, puzzles en souffrance. De
cette équivoque foisonnante et torturée jaillit -par entrechoquements d’idées- des gestes,
des cris et des chants qui font déborder la force du trou, par les doigts et la bouche,
avant tout. C’est en usant du corps que le pas du tracas au fracas invoque un désastre,
par ce qui touche à l’immédiat. Ici, c’est le travail de la trouvaille qui agite la sortie : «
on reconnaît un travail par sa force, son intelligence, sa légèreté, le trouble qu’il
provoque » pour atteindre l’inconnu, car « c’est l’autre qu’on doit bousculer. » 25

23 Philippe Boisnard, “Une limite du principe d’économie : le corps poétique (à propos de Charles
Pennequin)”, 2006, p. 4, consultable ici : http://www.t-pas-net.com/libr-critique/?p=125
- consulté le 01/08/2009.
24 Idem.

25 Charles Pennequin, “Charles Pennequin ou la Langue du Dedans” (Entretien avec Sylvain Courtoux),

2003, réponse 9, consultable ici : http://homepage.mac.com/philemon1/trameouest/textelibrecritik/


1_livrerecu/entretien/courtoux_pennequin.html - consulté le 01/08/2009.

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Ce désastre qui bouscule, survie survenante, contient donc aussi le risque du


ratage : ce qui du jeu de l’équivoque va sortir (le désastre) peut ne pas être poétique,
peut ne pas toucher, comme un coup d’épée dans l’eau… La Poésie du Désastre refuse
d’identifier la poésie.

Chez Sidoli, l’équivoque intervient d’abord par la quelconcité (dans presque


tous les textes de quelques-un), ensuite par la confusion des focales (surtout dans les
deux version de “l’instinct de suite”, né du “SKK/mesrine editions/POLAR” d’Antoine
Boute). Dans tous les cas, l’aléthisme d’un réel quotidien (dévoilement dans
l’équivoque) ouvre sur la chute des prosopophanies, hors de l’espace kénotique, sans
savoir où ça touche : « quelqu'un tombe. c'est comme ça que ça commence. ç'aurait très
bien pu commencer autrement, mais quelqu’un tombe et ça a déjà commencé. »26 Mais
c’est surtout le sens qui chute du son, l’image étant éjectée par les trous. Entre
équivoque et désastre, le souffle maintient la circulation de la vie en langues, vie
poétique lorsqu’elle sort la pensée du corps, conduisant l’intimité, vie politique
lorsqu’elle sort le public de son inertie. Chez Sidoli, le souffle est opérateur de
transparence : plus le sens respire (plus ça sort), plus l’imaginaire s’opacifie, par mise
en abyme palimpseste. Ainsi, ce qui tombe semble dénué de point d’appui -de
commencement- et ne finit jamais : présence sans présent, inattendue, mais tellement
ancrée dans la vie qu’elle en devient le sens même (au-delà de toute signification) du
réel ici pensé.

Ainsi, la poésie ne serait plus à comprendre (comme poésie) mais à vivre,


comme survie dans la sortie du mort qui pèse en nous, dans le désastre du temps et du
pouvoir. Au final, nous comprendrons que la Poésie du Désastre s’éprouve comme le
trésor artistique -sans cesse actualisé au sein de l’Armée Noire, commune de
survivants (et poètes à contretemps)- de ce que nous nommerons des “gissements” : que
sont ces glissements de gisements de vie ? sont-ce des phanies de sur-gissements et d’a-
gissements ?

26 Tomas Sidoli, quelques-un, publication PDF, 2008, p. 51

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I - Pensée agonique et poésie aléthique.

« Écrire n’est peut-être que ce travail de la chose impensée


dans le corps des pensées pour que surgisse en elles la pensée
qu’il y a de l’impensable. »
Christian Prigent, Salut les modernes, P. 76

« un moyen - un compromis - pour continuer à vivre - pour


s’apparaître peut-être encore de temps en temps - sans image -
sans reflet - seulement s’entendre - le souffle - le cri - les mots -
quelquefois - avant de disparaître - tracer quelque chose -
quelque part - pour rien - sans nécessité sûrement - être là -
pourtant - encore - à essayer »
Danielle Collobert, Dire II, Œuvres I, P. 232

Pour le rapport de sa poésie aux corps (puis à la pensée), Charles Pennequin (et
avec lui, Tomas Sidoli) s’assoit -littéralement- sur les traditions littéraires et
philosophiques de la seconde moitié du XXème siècle : il s’y maintient tout en risquant
de les écraser de son poids poétique, faisant peser sur elles (consciemment ou non) la
mort et sa dépropriation. Ainsi, la pensée est soumise au risque d’un corps qui pèse,
mais aussi à la vampirisation des flux du Spectacle de la réalité, évidement de la pensée
(et de la vie) qui nécessitera un souffle érotique (désirs de vivre) particulièrement fort,
pouvant sortir des vérités comme dévoilements d’images faisant sens. Si la pensée
éprouve l’agonie de la vie à travers une dé-pense rythmique inhabituelle, les poésies
pennequinienne et sidolienne y jetteront les conditions de la survie quotidienne, en
révélant l’équivoque de ce qui n’est pas littérature -à cause des normes nous pensant et
des dispositifs nous “corporant”- et le quiproquo de ce qui de la pensée peut se vivre (ou
non) -poétiquement et politiquement-. Cette expérience “aléthique” de la pensée est
indispensable à l’accueil du Désastre et à sa conduite poétique.

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1 - Corps et pensée. Mort en pesées.

Philosophiquement, ce sont les appréhensions de Jean-Luc Nancy -


littérairement, ce sont celles de Christian Prigent- qui nous aident à comprendre
comment se lient corps et pensée dans la poésie ici étudiée. Avec la philosophie
émergeant au XXème siècle, en écho aux phénoménologies et surtout à la psychanalyse
(« Psyche ist ausgedehnt »27 - « la définition même d'un corps, c'est que ce soit une
substance jouissante »28), la pensée du corps rejoint les expériences faites par les artistes
-et en particulier par les performeurs, c’est-à-dire ceux qui traversent les formes de par
leur force imageante, ici poétique- : « Un corps est le lieu qui ouvre, qui écarte, qui
espace phalle et céphale : leur donnant lieu de faire événement (jouir, souffrir, penser,
naître, mourir, faire sexe, rire, éternuer, trembler, pleurer, oublier…) »29 Ce serait donc
le corps qui, seul, peut être substance, et l’âme (s’il y en a une) ne penserait qu’en
s’étendant corporellement 30, dans l’écartement propre au corps même. Le sacrifice du
corps signifierait ainsi le sacrifice de la pensée.
C‘est ce que les artistes montrent : sans corps, pas d’images; c’est ce que les
scientifiques expliquent : sans corps, ni neurones ni cellules. Le corps parle, pense,
trace, touche et vit. C’est pourquoi le corps n’est pas une simple somme biologique
mesurable et délimitable, c’est « un faisceau de marques » propre à l’humain, « l’œuf de
sa mémoire des traces (des douleurs et des plaisirs) »31, c’est-à-dire le lieu d’où naissent
nos émotions. Le corps est ainsi une énigme vivante qui, approprié, devient un secret
vécu (propre à chacun). L’énigme, c’est d’abord ce que nous appellerons avec Jacques
Lacan, le corps “réel” de la jouissance (noté R)32, corps qui s’éprouve comme présent à
soi sans écart, se tenant sous (sub-stare) l’imaginaire (noté I), qui lui, rend le corps
analysable par la science et présentable pour les artistes.

27 Sigmund Freud, Note inédite du 22 août 1938, citée par Jean-Luc Nancy, dans Corpus,
éd. Métailié, 2006, p. 22, traduite en “La pensée est étendue.”
28 Jacques Lacan, Séminaire XXI, Les Non-dupes errent, éd. AFI, publication libre non commerciale,

p. 146 (dans la séance du 12/03/1974).


29 Jean-Luc Nancy, Corpus, éd. Métailié, 2006, p. 18

30 Jean-Luc Nancy, Corpus, éd. Métailié, 2006, p. 97 : « Un corps est l’in-fini d’une pensée. »

31 Christian Prigent, L’Incontenable, éd. P.O.L, 2004, p. 30

32 Cf. note 5.

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Ainsi, « pour qu’un organisme fasse corps, il faut qu’il se scie de l’indifférencié.
Le symbolique est cette force qui nous arrache à l’innommé, nous individue et nous
retire à la familiarité du monde (…) corps est le nom du lieu où nous accueillons le
monde et simultanément lui donnons congé »33 : jeu entre corps “propre” (réel) et corps
“étranger” (imaginaire). Le symbolique, c’est donc cette coupe langagière (notée S),
celle qui fait de nous des “parlêtres” (comme disait Lacan) : c’est d’abord la castration
(notre finitude), limite ajointant la jouissance au désir, par des restes de réel, soutenant
l’imaginaire, ce sont ensuite les langues que les poètes trouvent, inventent et font jouer
à travers leurs corps comme à travers les nôtres. Ce que tend à écrire Christian Prigent,
dans Le Professeur tout particulièrement, c’est -simultanément- l’impact du Symbolique
sur notre corps et la pensée qui s’y dérobe imaginairement (dérobant l’imaginaire
même). Cela nous amènera à voir que la poésie pennequinienne détourne ce dérobé par
la sortie thanatique de la pensée, en un corpus débordant par un sens différentiel.

a. La pensée dérobée au corps.

Dans la seconde édition du Professeur, Christian Prigent a ajouté une postface


avertissant a posteriori le lecteur de l’horizon de sens qu’il y avait à saisir : « Le
Professeur est un livre noir, un livre où ça a brûlé -et qui voulait brûler ce qui fut
brûlure. Écrire ça, qui fut amour, jouissance et douleur, vérifie l’impossible de la
figuration et consume l’expérience. L’emportement du phrasé cherche un dégagement
apathique. Le Professeur est un traité de l’âme. Pas un défilé de corps et débats. / Les
corps et les ébats défilent, cependant. Il s’agit d’un texte pornographique. »34 L’échec ici
ressenti par le poète (ce réel pornographique impossible à re-vivre car
“consumé”/”brûlé”) se donne comme une pensée dérobée aux expériences du corps,
écrite dans “l’emportement” (chaque chapitre est écrit d’une traite, sans la moindre
ponctuation, mais plus à l’énergie réminiscente qu’en “écriture automatique”).
Néanmoins, l’échec revendiqué se donne lui même comme un échec de cette
revendication (Prigent confie d’ailleurs qu’il a longtemps hésité à qualifier ce livre de

33 Christian Prigent, L’Incontenable, éd. P.O.L, 2004, p. 32, et plus globalement : p. 29-40
34 Christian Prigent, Le Professeur, éd. Al Dante, 2001, p. 117

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“littéraire”35 ) : les envolées métaphysiques ne sont pas apathiques -et pas seulement
parce que le matériau sémique est pornographique- mais étrangement accrochées au
corps réel, comme si le dérobé de la pensée en précipité poétique ne pouvait qu’être
l’impact symbolique de la langue nécessaire à la fictionnalisation de l’expérience.
Ainsi, par exemple :
« [...] Le professeur dit je te regarde je pense je regarde ma pensée le professeur dit je
regarde ma pensée penser à ta robe qui tombe quand ta robe tombe je pense le
professeur dit la chute de ta robe est comme ma pensée ma pensée tombe avec ta robe la
chute de ma pensée est ce à quoi je pense quand je pense au moment où ta robe tombe
le professeur dit ma pensée est une tombe où penser se dérobe ma pensée se dérobe
dans l'envie de toucher ce que ta robe tombée enrobe de pensée le professeur dit ma
pensée touche au dérobé de la pensée il faudrait toucher ça dans la nudité de la pensée
tombée dans le dérobé de la pensée il faudrait penser dans la pensée déshabillée de toute
pensée le professeur dit la pensée se touche dans le dérobé de toute pensée la pensée se
touche dans le zéro nu de la pensée déshabillée de toute pensée l'excès c'est toucher la
pensée touchée par zéro pensée dans la nudité le professeur dit toucher est l'excès que
pense la pensée quand elle se dérobe à toute pensée l'excès est la tombe où tombe la
pensée quand elle se dépense devant ce qui tombe comme tombe ta robe [...] »36

Envolée métaphysique au sein même de l’emportement poétique (jouant sur


l’équivoque), cette citation du Professeur se situe au début du chapitre nommé “l’excès”
et fait varier les termes de la phrase de Georges Bataille “Je pense comme une fille
enlève sa robe” jusqu’à en bouleverser leur assise : la pensée est emportée par le
mouvement du corps. Pour Jean-Luc Nancy, il s’agit ici de “capter l’élan de la pensée”
comme force du désir, c’est-à-dire comme “geste”, “expérience” et “conduite” du corps
se dénudant en pensée se dérobant : nudité toujours en excès, corps expulsant sa pensée
comme sur-plus de sa nudité, sur-venue du sens silhouettant la présence nue du corps
dé-pensé.37 Christian Prigent oblige le lecteur à en éprouver la portée poétique (la
pensée du professeur en rapport au corps de la jeune fille) en précipitant le rythme au
gré d’une juxtaposition palimpseste dont la puissance réside d’abord dans la subtilité

35 Christian Prigent, Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas (Entretiens avec H. Castanet),
éd. Cadex, 2004, p. 127
36 Christian Prigent, Le Professeur, éd. Al Dante, 2001, p. 29-30

37 Jean-Luc Nancy, La Pensée dérobée, éd. Galilée, 2001, p. 11-20

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des déplacements de sens selon les jeux de sons et selon le souffle du lecteur. Cela
induit une double difficulté identificatoire pour le lecteur : effort de pensée pour
accueillir le surgissement de la présence d’un corps et effort de corps pour accueillir le
surgissement de la présence d’une pensée. C’est exactement ce qu’entend Prigent par : «
Ce que les poètes appellent “corps”, c’est le nom de la figure que l’art donne au
surgissement du réel comme saturation de signes imprenables -et donc comme
défaillance des langues instituées : comme écartèlement du symbolique. Pour la poésie,
“corps est le nom d’une silhouette que le fait d’écrire dessine.” »38 Ce qui survient donc
dans l’excès du corps déshabillé (de son imaginaire), c’est la pensée comme dérobade
réelle du corps en un lieu virtuel39, celui de la lecture. La pensée pèse tant dans la
présence du corps “virtualisé” qu’elle dérobe son sens à notre corps lisant pour nouer
chaque venue d’image en un corpus 40 d’ex-corporation propre à notre nudité.

b. Va-et-vient de la pensée.

Dans le vertige du virtuel, la poésie risque d’épuiser l’excès de nudité du corps


en une pensée de la mort, expérience-limite où le corpus devient simple spectre du sens
revenant au gré des mots-fantômes. C’est cette impression angoissante qui saisit le
lecteur qui a, pour la première fois, un texte pennequinien à expérimenter : se sentir
hanté par la pesée de présences impropres, sentir notre pensée “s’insenser” au gré de
l’égrènement d’images apparaissant sans faire événement. Notre pensée se dérobe ainsi
plus ou moins amplement selon le poids thanatique qu’une œuvre comme bibi contient,
poids seulement contre-balancé par les restes érotiques tendant à faire retrouver
fantasmatiquement à nos pensées une présence réelle. Ce balancement d’une pensée -en
et hors du corps- peut s’éprouver ici :

38 Christian Prigent, L’Incontenable, éd. P.O.L., 2004, p. 31


39 Nous comprendrons le “virtuel” comme des potentialités du réel, via la mise à nu de la réalité.
40 Jean-Luc Nancy, Corpus, éd. Métailié, 2006, p. 49 : « Corpus serait la topographie du cimetière d’où

nous venons. » - Propriation impossible d’un réseau spectral, énonciation inter-jetant les lieux, tissage de
la parole à l’écrit, le corpus est aussi le corps espaçant les données, l’écart entre l’ouverture symbolique et
l’aréalité imaginaire, la matière virtuelle du spéculaire.

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« [...] Il y a toujours un mort qui parle dans son crâne. Le mort nous sort. Il sort de
l’intérieur du trou. Pour nous vider de lui-même. Avec le trou du mort. C’est le mort qui
veut nous vider de nous. Parce qu’on est de trop. On est toujours en trop quand on
n’habite qu’un trou. Un trou où y a déjà un mort. Il nous faudrait un chez-soi plus
commode. Avec un petit trou seulement pour nous. [...] Pour voir le mort par tous les
bouts. Pour se revoir en trous. En trous bien morts. Et faire des trous dedans comme
dans la pâte. Creuser dedans comme dans du pain. Pour que ça lève. Mais le mort ne se
lève pas. La pâte est cuite. Le pain est plein. Il faut creuser vers le dedans. Pour enlever
toute la mie. Sentir les petits trous de nous en dedans. Les petits trous qui continuent
toujours en moi de creuser. Ça fait sa petite vie. [...] La pâte est prête. On peut
maintenant la mordre. On laisse de l’air passer dedans. Dans la pensée. C’est la pensée
qui passe dans l’air. [...] Il faut que ça pousse. Il faut attendre un peu. Que ça nous
revienne. Que revienne l’envie d’en être. D’être avec nous-mêmes. Et avec la pensée.
Alors je me remets à penser. [...] Je me vois revenir en moi. C’est important de se voir
en soi. Et de voir une pensée qui sort. [...] Ça sort de rien. C’est pour remplir. Le trou
nous sort de nous. C’est nous qui voulions sortir. On veut sortir de n’importe où. On
sortirait de nous. Car nous c’est n’importe où. C’est partout où on ne peut pas être. Où
on ne peut pas nous y mettre. La pensée seule nous remet. Elle a remis le nous dans le
trou. [...] Ça faisait des allées et venues. Comme ça on pensait être. On était dans sa
tête. Et on pensait en nombre dedans. Quand on y était. Quand on pensait y être. Où
quand on n’y était pas. On y était en nombre. À penser ne pas y être. Alors qu’on y était
en pensée. On était pensé de l’intérieur. C’est là qu’on nous voyait. Qu’on voyait
l’arrivée. Et qu’on devinait le départ. On n’avait pas le temps de gamberger. Il fallait de
sitôt être parti. Pour laisser place à l’autre. [...] » 41

Le “je” prigentin du Professeur (au regard d’elle -la jeune fille) se trouve ici dissout en
un jeu “dépropriant” le sens des mots et la pensée du corps, l’excès où se situe la pensée
n’étant même plus identifiable à un corps singulier : Pennequin radicalise ainsi le
mouvement de dérobade proposé par Prigent. En effet, bibi se construit sur la répétition
d’une équivoque (2x bi, i.e. 2x le-même-et-l’autre, répétition de la différence) pour
silhouetter un corps pensé comme “bibi” ou une pensée dérobée au corps de “bibi” :
“bibi” est pluriel, multipliant les variations de pesées propres à chaque pensée, au risque
de nous perdre dans ses va-et-vient. Bibi est l’oxymore inidentifiable -figure impossible-
de la pensée : mort-vivant, seul-à-plusieurs, sortant-à-l’intérieur.

41 Charles Pennequin, bibi, éd. P.O.L., 2002, p. 46-47 & 49-52

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Ainsi « saturée de sens imposé » (par le dehors du corps vers le dedans), notre
réalité se fait “spectacle-de-la-réalité” (mort du dedans du corps) et la vie se trouve alors
devenir « l’ensemble des forces qui résistent à la mort », c’est-à-dire ce que Prigent
nomme le “dedans du dehors du dedans”42 . Bibi, ce sont ces forces de pensée qui
forment un “monologue extérieur” -pour reprendre, avec prigent, l’expression du poète
Philippe Beck-, un monologue pluriel, intime à l’extérieur de l’intrinsèque du sens,
c’est-à-dire “extime” -pour reprendre le néologisme lacanien-. Cette extimité de la
pensée, lieu de la virtualité du corps déproprié, peut être figuré comme une “bouteille de
Klein”43 se tordant au rythme des kénoses44 répétitives (et différentes), entre mort et vie.
Pennequin nous fait donc éprouver la topologie équivoque de notre pensée en
débarrassant le sens des habituels repères corporels et langagiers, c’est pourquoi
l’oscillation évoquée se traduit pour nous -lecteurs- en une dépsychologisation complète
et une “détropie” absolue (plus de tropes -ni métaphore ni métonymie-, contrairement à
ce qu’une lecture superficielle pourrait nous faire croire) : ce que le corps subi en
pensée, ce sont des forces encore ailleurs par rapport à toute poésie mais qui passant,
virtuellement, par divers lieux et objets (mots en “pâte”), forment un corps poétique.

c. Le corps mort s’en sort.

De ces forces de pensée traversant nos corps (poussées kénotiques), la mort


trace un corps poétique en sortant du trou extime où sont précipitées les images, au
rythme d’une intensité sémantique tendue entre érotisme et “thanatisme”. Selon le
critique et poète Philippe Boisnard, c’est justement ce poids thanatique qui différencie
les trouées poétiques de Pennequin de celles de Prigent : « Faire ainsi intervenir sa mort,
c’est poser irrémédiablement ce qui ne saurait être tenu par un autre, et par une autre

42 Christian Prigent, Salut les modernes, P.O.L., 2000, p. 69-70 (pour toutes les citations de la phrase).
43 Espace topologique oxymorique et extime (mettant la “bande de Möbius” en volume) : cf. http://
fr.wikipedia.org/wiki/Bouteille_de_Klein - consulté le 11/10/2009.
44 La kénose est un terme technique du langage théologique ayant pour origine le verbe grec kénoô

(kenosis : vide, dépouillé), utilisé par Saint Paul (Ph 2, 6-7) dans le Nouveau Testament, pour signifier
l’évidement du Christ dans son Incarnation, afin de pouvoir vivre en tant qu’humain. Mais nous parlons
ici de kénoses “secondes” (mises en abyme) : non plus seulement évidement de la pensée dans le corps
mais aussi évidement du corps pensant-et-vivant, par la mort. Incarnation et décarnation du corps.

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écriture. La mort rend impossible la pensée de l’autre, elle est toujours l’horizon propre
d’une existence. Pennequin, plaçant comme horizon même de l’écriture, cette trace de
sa mort qui s’écri(t/e) à même sa pensée, celle-ci hantée constamment par cette
imminence, interdit par avance toute sorte de mainmise de sa singularité. »45 La pesée
de la mort sur la singularité fait pendre une différence kénotique dans le corps poétique,
et c’est justement cet excès différentiel dans la répétition de pensée qui donne sens aux
images apparaissantes au gré du désir d’écrire un “je” réel, c’est-à-dire pris dans sa
difficulté à vivre une réalité : « [...] Je ne suis pas celui qui colle à la peau de la réalité.
Je suis celui qui sort. On m’a sorti comme un pendu. Comme celui qui pend son être en
voix. Quel est cet être à nœud. Quel est ce mort qui vient de naître en moi. Que vient
faire je. Ce cœur. Que fais ce je en cœur. Ce noeud coulant où s’égorge ma pensée. [...]
Au fond de chacun il y a une cave avec plein de morts dedans. Et ça nous remonte. Ça
nous remonte de par-dedans. Et ça nous sort. Ça nous ressort de nous. On ne sait pas
combien de temps on va rester ici. À creuser. On creuse encore un peu. Histoire de faire
un trou. Ou bien c’est pour sortir. On creuse un trou pour en sortir. On fait des trous tant
qu’il nous plaît. Tant qu’il nous plaît de sortir. Mais un jour on se retrouvera dedans. On
se retrouvera en nous-mêmes. On fera partie des disparus. Des disparus en nous. Ou
bien en trou. [...] »46 Le “je” réel sort ainsi du “nous” virtuel, il apparaît par une trouée,
là où justement ça risque de disparaître dans la répétition d’un sens faisant histoire.
C’est pourquoi le corps poétique pennequinien devient une langue qui, résistant
à la mort dépropriante et dénudante, résiste à la lecture, à l’élan logique du sens, à
l’horizon normatif d’une société, et plus fondamentalement encore, au monde : « Le
corps, retrouvé en sa présence dans l’écriture, se donne alors comme une résistance face
à toute identité économique, il n’est pas monnaie, valeur, représentation, mais
chavirement, énigme, lieu (oïkos) où toute articulation est dans son enfantement (infans)
et point encore tombée dans une convention (nomos) à savoir les règles d’une

45 Philippe Boisnard, “Une limite du principe d’économie : le corps poétique (à propos de Charles
Pennequin)”, 2006, p. 11, version PDF, consultable ici : http://www.t-pas-net.com/libr-critique/?p=125
- consulté le 16/10/2009.
46 Charles Pennequin, bibi, éd. P.O.L., 2002, p. 94-95 & 97

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économie. Le corps : oïkos vide du sens en devenir. »47 C’est un corpus (au sens
nancéen) échappant à la fixation d’un corps jouissant (réel) dans la répétition imposée
par la société (et les normes littéraires), un lieu d’évidement de sens où la pensée se
forme comme excès de forces du corps imaginaire, pensant fantasmatiquement, par des
restes érotiques (lambeaux de réalité) : « [...] je n’ai pas le droit de penser dans la
société, la pensée qui sort de moi est mauvaise, la société ne peut se servir du mauvais,
elle peut que me dire de m’éloigner de moi, c’est-à-dire de rentrer dans la société, la
société veut que je rejette mon identité, mon être, mon identique dehors, que je me
crache la tête avec toute pensée dehors, que tout ça soit dehors comme éjecté, comme
une merde, que mon moi-merde soit recraché de la société qui pense moi, ma pensée est
comme de la merde, il ne faut pas toucher, toucher à ma pensée équivaudrait à
embrasser la merde, la société me dit de me suicider [...] je ne veux pas penser à elle, je
veux penser mais sans elle, je ne veux pas mourir me dit la société [...] la télé me pense,
je suis pensé par les images, il y a un être à l’intérieur, c’est l’intérieur de la télé, et je ne
suis pas dedans, je ne me reconnais pas dans les images [...] je ne sais pas comment ça
procède, comment penser en procédant, avec cette procédure, comment procédurer dans
la pensée, il faudrait discuter la procédure, et éteindre la télé [...] »48 Ce qui peut ici
“éteindre” les flux d’images pensant le corps en continu, c’est ce poids de mort sortant
le corps en dedans, cette bascule extime (par le corpus virtuel) qui détourne toute
identité en une langue poétisée à l’aune de ce qui de la mort déborde en pensée. Dans
Mon binôme cité ci-dessus, il s’agit de faire du “binôme” non plus seulement une
différence en soi mais aussi, et surtout, de penser l’autre (au-delà du constat de Boisnard
sur bibi) -malgré ce que notre corps subi de pensée autre- c’est-à-dire de penser un
binôme de “bibi”, dans la différence maintenue toujours excessive, entre sa présence
(réelle) au corps écrit et la présence (virtuelle) d’un autre invoqué par ce que trace de
sens -dévoilé kénotiquement en images- ce même corpus.

47 Philippe Boisnard, “Une limite du principe d’économie : le corps poétique (à propos de Charles
Pennequin)”, 2006, p. 12, version PDF, consultable ici : http://www.t-pas-net.com/libr-critique/?p=125
- consulté le 16/10/2009.
48 Charles Pennequin, Mon binôme, éd. P.O.L, 2004, p. 46-47 & 49

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La principale manière de former ce “binôme” nous paraît périssologique49 :


d’abord considérée comme “défaut” (de par son surplus) 50, la périssologie devient une
nécessité dans le corps poétique pennequinien car elle permet la sortie -par le poids
mort de l’excès- d’une pensée déjà donnée/d’un corps déjà formé, c’est-à-dire la sortie
thanatique d’une mort au travail dans ce qui s’écrit de la présence désirée (la nôtre, et
par elle, l’autre, qui n’est donc jamais dérobée, comme chez Prigent). Cet excès
redondant a pour effet de ralentir (par kénoses) le dévoilement du sens d’un corpus
poétique, en retardant les rimes, dépendantes du rythme “prosopophane”51 des images :

« [...] on pense, ce n’est pas l’action qui pense, c’est l’être humain à l’intérieur, c’est un
être en action dans l’intérieur, c’est l’intérieur humain qui pense, car c’est lui qui pense
l’action, l’action est son produit, c’est le produit fini de la procédure, la procédure n’a
pas de pensée non plus, c’est comme les écritures, les écritures veulent penser à notre
place, elles pensent à embêter l’humain dans l’action, l’action d’un humain c’est son
écriture, sa seule réalité, on est confronté à elle, c’est l’écriture qui nous confronte à la
réalité, elle nous travaille, c’est comme la mort, la mort travaille dans l’écriture, car un
humain s’est confronté à elle, elle vient pour affirmer l’action des écritures, mais ce
n’est pas elle qui pense, seule la pensée nous pense, et dans l’action on ne pense pas, on
est dehors, hors de la mort des écritures, car longtemps on reste embêté par les morts,
ou bien c’était les écritures, avec des mots dedans, c’était les mots des morts, et ça
venait par l’écriture, on savait plus d’ailleurs d’où ça nous venait, mais on savait que ça
nous arriverait, que tôt où tard on serait conscient des écritures, car il y aura des mots
comme des trous, et il nous faudra tomber dedans, depuis qu’on est tout petit, tout petit
déjà on nous bassinait avec les écritures, on tombait d’âge en âge, dans la bassine des
mots, et ça faisait des trous par la pensée, ça posait les problèmes, c’est nous qui les
posions, on posait les mots dans les problèmes, et les problèmes nous faisaient poser
des questions, car c’est nous qui posons les questions ici, avec de la parole autour, car

49 « Répétition d’une même idée dans des termes différents », la périssologie (du grec ancien
περισσολογία -“excès de subtilité”-, dérivé de l’adjectif περισσός -“qui dépasse la mesure”- et du
substantif λόγος -“discours rationnel”-) ne fait naître du sens que dans l’excès différentiel du répétitif de
la pensée. Cf. Olivier Reboul, Introduction à la rhétorique, éd. PUF, 1991, p. 134 & 236
50 Le Gradus (par Bernard Dupriez, éd. 10/18, 1984, p. 341-342) souligne néanmoins que ce “défaut” a

plusieurs fonctions littéraires comme l’“effet comique”, la description ou le “remplissage”, fonctions


reprises dans la poésie pennequinienne, mais seulement en tant que modes d’expression d’une nécessité
plus fondamentale : l’excès de mort hantant le corps vécu en des sens donnés.
51 Du grec prosôpon (“visage, personne visible”) et phaïnò (“se manifester, apparaître, être évident”), la

prosopophanie consiste en l’apparaître personnifié d’un objet ou d’un concept, c’est-à-dire en une
manière de “donner sens” à ce qui n’existe que virtuellement, comme corpus.

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la parole est le premier contact humain, c’est aussi le contact avec l’inconnu, mais
l’humain ne nous est pas inconnu, c’est la parole qui l’est, c’est elle qui sort de
n’importe qui, et avec n’importe quel inconnu, et c’est lui qui vous tombe sur le nez,
avec toutes ses questions qui viennent, elles viennent chez nous se manifester, ce n’est
pas lui le manifestant, c’est nous, c’est nous qui avons du nez, et qui manifestons dans
l’inconnu, pour que jaillisse enfin la vérité, avec son inconnu à lui, et puis avec son nez,
ça y est, on voit jaillir le vrai, ça va enfin causer, ça parlera pas dans le vide, on nous
plongera dedans, comme à pieds joints dans le vide, pourquoi je tente pas d’être vivant
[...] »52

Les parties soulignées manifestent (prosopophaniquement) le sens d’un binôme


finalement compris comme co-présence inidentifiable (“contact avec l’inconnu”),
différence jaillissant dans l’excès et faisant de cet excès la “vérité” périssologique de la
pensée de corps sortant comme morts soutenant le désir imageant, malgré la difficulté à
vivre dépropriés, dans nos réalités virtualisées par les autres.

d. Faire avec la mort : dé-penses agoniques.

Il s’agit alors de faire avec la mort qui sort comme corps pesant au dedans du
dehors, corpus en lutte avec les normes, en chute, énorme, nœud virtuel de la pensée
périssologique d’avec l’autre, en son excès de différence (qui dénoue, qui dénue). Les
présences trouant l’écriture poétique dépensent (comme détour kénotique du sens de la
pensée) l’agonie du corps réel en corps virtuel (corpus) par le rythme symbolique
(périssologique, puis équivoque) soufflant de l’image. Cette agonie53 est l’“effort
d’exsudation” du corps expérimentant le mourir de nos réalités en suintant de la mort au
passage de nos désirs en restes (de réel), par un “moi” : c’est « l’effort de nommer
l’innommable lien entre les langues qui forment le monde pour moi et la langue
(poétique) qui forme moi dans ma résistance à la pesée du monde sur et en moi. »54 Le
train-train quotidien appelle à cette fusion avec sa mort que le poète refuse dans son

52 Charles Pennequin, Mon binôme, éd. P.O.L, 2004, p. 50-52, nous soulignons.
53 Du latin agonia « combat, concours » emprunté au grec ancien ἀγωνία (agônía) « lutte, exercice »,
dérivé de ἄγω (agô) « agir, lutter », l’agonie figure une lutte-limite du corps avec la mort. Cf. http://
fr.wiktionary.org/wiki/agonie - consulté le 18/10/2009.
54 Christian Prigent, Salut les modernes, P.O.L., 2000, p. 73-74 (pour toutes les citations de la phrase).

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effort agonique de dépense, il lutte pour ces présences différentes que la répétition tend
à étouffer ou emporter dans son flot, il s’acharne, le souffle court, à vivre sa poésie dans
une mort jouée à contretemps, survie des désirs, débords que le lecteur réalise en son
corps imaginaire, potentialités qu’il déploie par ses propres forces, pour y maintenir ses
désirs malgré le vertige kénotique que la langue poétique lui insuffle; il doit à son tour
s’efforcer de déjouer les pièges de nos réalités de morts et de nos précipités de nudités :

« [...] il n’y a plus que des trains, et tu veux pas remonter, tu dors par terre, tu ne
manges pas, tu te soignes plus, tu vis très mal, tu meurs très rapidement, c’est très
facile, comme ça tu te rejoins, tu as enfin rejoint la mort, car tu n’as plus de nouvelles
d’elle non plus, je n’ai plus de nouvelles de ma mort depuis ma naissance, la mort et
moi on s’est séparé, et ce depuis que je suis né, on a été chacun de son côté, on s’est
quitté d’un commun accord, tous les deux on n’était plus sur la même longueur d’onde,
ça devenait délicat, depuis que je suis né je suis en désaccord avec ma propre mort,
pourquoi t’as divorcé d’avec ta mort, tout jeune déjà je me le demandais, alors qu’elle
est en toi, tous les jeunes ont un très-mort à l’intérieur, c’est un jour un jeune qui me l’a
dit, il m’a dit je garde le trésor de très-très-mort, très-mort c’est moi [...] c’est moi qui
pense dedans, je pense dedans ma tête il dit, c’est le très-mort qui pense, c’est lui qui le
lui dit, il dit je sens ma tête vouloir, que veut la tête à moi, elle voit le moi vouloir, elle
est pesante, elle pèse dedans le moi de mort, de très-très-mort en moi, les jeunes sont
comme des morts, ils ont la tête qui pèse en eux [...] » 55

Le “je” se joue de la mort depuis sa naissance en “moi” mais garde en lui le


“trésor” des signifiants de nos réalités quotidiennes, elles hantent le “moi”, ce dernier
n’étant que l’émoi des présences de “nous” (toi lecteur mais aussi moi poète et moi
vivant en dehors de ma langue poétique et toi vivant différemment de toi lecteur)…
L’agonie du vouloir de nos “moi” se voie désirer “je” dans l’excès même de l’effort à
penser nos corps morts hors du monde : le corpus du poète pèse dans ma tête et ma tête
s’efforce agoniquement à la dépense de nos présences… Ainsi, le “ce-qui-cherche-sa-
voix”, trace du désir singulier porté par notre “je” (virtualisé) excédant l’effort
agonique, se dévoile comme sens philosophique ayant survécu à « une traversée
d’échos, une chambre bombardée d’appels à la cantonade, un mixte d’apartés, de

55 Charles Pennequin, Mon binôme, éd. P.O.L, 2004, p. 139-141, nous soulignons.

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digressions parasitaires, de paroles à la fois coupées et capables d’intégrer à leur flux les
éclats d’une polyphonie sauvage. »56 Ce sens s’entend dans les sons différenciés des
présences réelles, pensée sentant son corps mort nous sortir toi vivant moi survivant je.

2 - Flux et figés. Sociétés trouées.

Faire avec les dépenses agoniques, c’est un effort à se frotter aux flux qui nous
déproprient, annihilant la vie de nos corps, par kénoses de nos pensées -c’est donc y
survivre, avec un autre, virtuellement-; mais c’est aussi -dès lors et simultanément-, un
jeu anonyme où l’excès particulier de la différence d’un “quelconque” déborde des figés
identitaires -et de toute unité- par le souffle émulsif de corps trouants -c’est donc y vivre
réellement-. Ainsi le poète -en s’insurgeant 57- prend le risque de la répétition (retour et
révolution des normes -de ce qui a déjà été dit/écrit/fait) pour rendre impossible la saisie
d’une focale : ce qui semblait assuré à l’aurée d’un texte se trouve emporté par celui-ci,
dans l’équivoque des sens possibles (kaléidoscope d’images apparaissantes). Là où la
poésie pennequinienne surgit dans la dé-pense agonique d’une présence cherchant à
réaliser un corps imaginaire -avec l’autre- malgré les pesées d’un corpus thanatique, la
poésie sidolienne se lève dans le flot anodin d’un quotidien silencieux qui, chutant dans
un corps imaginaire aux sorties aléatoires et infinies, devient une présence posée en
pensée -avec l’autre-, hors de tout système, arrimée à quelques images, flottantes.
Pourtant, l’archipel poétique ainsi esquissé -dans la mer du ratage (de ce qui est
écriture ordinaire, banale)- troue politiquement une société donnée, celle où s’ancre
toujours la survie du poète -notre société étatique, celle de la publicité58- :

56 Christian Prigent, Salut les modernes, P.O.L., 2000, p. 78 & 75 (pour toutes les citations de la phrase).
57 Emprunté au latin insurgere “se lever (pour attaquer)”, dérivé de surgere, “surgir”, et pour plus de
précision : http://www.cnrtl.fr/definition/insurger - consulté le 21/12/2009.
58 « La police et la publicité seront les moyens rien moins que fictifs que l’État moderne mettra au service

de la survie artificielle de la fiction de l’Un. Toute sa réalité se condensera dans ces moyens, par quoi il
veillera au maintien de l’Ordre, mais d’un ordre extérieur, public à présent. Aussi tous les arguments qu’il
fera valoir en sa faveur se ramèneront-ils finalement à celui-ci : “Hors de moi, le désordre.” Mais hors de
lui non le désordre, hors de lui une multiplicité d’ordres. » - TIQQUN, Contributions à la guerre en
cours, éd. La Fabrique, 2009 (2001), p. 36, extrait du point 37 du texte Introduction à la guerre civile.

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« il me semble qu'il y a trop de sujets énoncant dans le monde, qui plus est qui énoncent
des énoncés con[s]ensuels, conventio[n]nels, pré-énoncés, pré-digérés par ceux qui les
re[ç]oivent. sous couvert que ça tourne, ça tourne à vide. écrire 'évanescentes effigies'
ou 'je contemple' 'ta main râle à pourrir le canal', 'sombre salive pétrie par le hasard', je
trouve que ce n'est/n'a plus d'actualité. au contraire, ça nourrit cette grosse machine qui
tourne à vide qu'on appelle notre monde. ça rajoute de la métaphore dans un monde
plein de métaphores vides (c'est la publicité qui s'est emparé de la métaphore, tant
mieux pour les publicitaires, laissons leur les métaphores!). c'est quoi la pub? c'est dire
à un sujet 'tu peux être comme ça si t'achètes'. ça fait longtemps qu'ils ne vendent plus
d'objet, ils vendent un simulacre de tran[s]formation, c'est à dire une métaphore vide.
car on sait tous (ou on devrait) qu'une fois le produit acheté on sera pas comme ça, tout
comme une orange n'est pas bleu[e]. elle pourrait l'être, mais elle ne l'est pas. c'est ce
que je disais dans un préc[é]dent mail, on est trop bombardé de signes à recevoir et on
n'arrive plus à trier. tout le monde parle, tout le monde a son opinion, tout le monde
vend quelque chose qui dit nous changer comme telle autre chose. face à tout ça, c'est
pas les métaphores qui vont nous sauver, au contraire, elles nous noient en appuyant sur
la tête bien fort. »59

Echapper à l’Ordre normatif de l’Unité socio-étatique, du système dans


lesquelles les textes -y compris poétiques- devraient s’inscrire dans l’empire des “moi”
virtualisés : refuser les tropes -et la métaphore avant tout (car elle semble comme un
trou noir spectaculaire)-, récuser la publicité forcée du flux perpétuellement intrusif,
choir dans l’anonymat de la quelconcité pour mieux se lever en présence pensée,
lorsque cela est possible, souhaitable ou nécessaire. Tomas Sidoli publie peu mais lit et
écrit beaucoup. Seulement, lorsqu’il publie, sur le réseau infiniment incontrôlable de
l’internet, cela troue les flux habituels d’écriture métaphorique et les figés rituels des
normes identitaires… Les textes sidoliens s’immiscent dans la matrice60 , bruitent le
“bla-bla“ quotidien, et, viralisent le “bon” fonctionnement du vide systématique et

59 Fragment de mail envoyé par Tomas Sidoli à Ch. Edziré Déquesnes, publié dans la revue Passages,
n°15, avec les fautes de frappes et d’orthographes restituées telles quelles.
60 Du mot latin matrix (matricis), lui-même dérivé de mater, signifiant “mère”, la matrice est “un élément

qui fournit un appui ou une structure, et qui sert à entourer, à reproduire ou à construire.” De manière plus
précise, cela peut désigner “en science-fiction, un espace virtuel en trois dimensions offrant une
immersion totale, comparable en de moindres proportions au réseau Internet.” - Cf. http://
fr.wikipedia.org/wiki/Matrice - consulté le 22/12/2009. Mais nous nous référons aussi à la trilogie
cinématographique des frères Wachowski (1999-2003) où “Neo” sort de la matrice (système fait de
simulacres), puis s’y immisce, afin de pouvoir découvrir ce qu’est la vie réelle...

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gestionnaire (par-delà donc, aussi, les poésies simplement kénotiques et survivantes).


C’est d’abord par du “silence” (dans la parole) que ça a réellement lieu.

a. Flux de silences, présences et bruits fixés.

C’est donc sur Internet (compris ici -topologiquement, d’où la majuscule-


comme infinie mise en réseau des présences virtuelles) que Tomas Sidoli a publié (sous
format PDF), gratuitement, son premier “recueil” poétique : quelques-un. Le refus (des
majuscules) est là dès le titre et nous apparaît symptomatique d’un désir d’éviter les
normes (tant graphiques que sémantiques). Les mots utilisés sont simples et souvent
banals, proche du quotidien de chacun. Les normes poétiques sont effacées par
anonymation et quelconcité : des pronoms anodins sont décrits en situation et changent
au gré des chutes prosopophaniques 61 qui donnent un sens particulier aux images
flottant en nous. De ce corps imaginaire et équivoque, esquissé/silhouetté, jaillira du réel
dévoilé comme différent et particulier à la forme de vie des présences posées en
pensées. Mais cela n’est rendu possible que par une asphyxie des normes, développée
grâce aux épiphores 62 et anaphores : répétition contre tropes (métaphores, métonymies).
Cette nécessité de la répétition pour créer de la différence, et, avec cette dernière de la
présence et de la vie (par influences), Tomas Sidoli l’explicite ainsi :
« j'aimais cette répétition diff[é]rante qu'il y a chez tarkos. et j'aimais la répétition dans
les textes de pennequin. et ça m'agaçait car à l'époque il y avait des gens pour dire que
pennequin faisait son tarkos. mais c'est des idiots borgnes qui disent des choses aussi
effarantes. car la diff[é]rence dans la répétition est différente dans leurs textes
respectifs. c'est ce que j'ai tenté de dire à ma manière dans un texte que j'ai r[é]cemment
mis en ligne 'quelques-un d'autres'. en plus, ce dont ils traitent tous les deux c'est pas du
tout pareil. en quelque sorte, je dirais que tarkos, il reste à la surface, c'est un peu pour
la tête, c'est de la logique, une logique des choses si l'on veut. mais quelque part ça reste
plutôt une expérience de lecture que de vie (bien qu'il y arrive souvent). dans les textes

61Cf. note 23.


62“Placer le même mot ou groupe à la fin de deux ou plusieurs membres de phrase ou
phrases” (définition donnée par le Gradus de Bernard Dupriez, éd. 10/18, 1984) : répétition du même
signifiant à la fin d’une proposition sémique, l’épiphore s’oppose à l’anaphore, répétition du même
signifiant au début. Les deux procédés sont mixés en une même figure globale de la répétition, très
présente dans quelques-un : l’épanalepse. Les procédés répétitifs sont ici employés pour faire glisser les
images, pour leur donner une plasticité “présentifiante”.

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de pennequin, ça pénètre, ça ne reste pas à la surface, avec les risques qu'une telle
pénétration implique. je ne les compare pas, car j'aime pas les comparaisons, mais lire
les textes de pennequin, pour moi, ça m'affecte autant sinon plus que quand je lis
beckett. c'est la vie même qui est en jeu. on sait plus ce qu'on pense quand on les lit. on
sait plus comment on vit, ce qu'est de vivre. ou on se dit que la vie ça peut être des
puissances bien plus fortes que la petite vie quotidienne de chacun, du petit moi que les
gens se font chier à brider et entretenir alors qu'il faudrait lâcher tout ça. un lâcher de
vie, il n'y a rien de meilleur. la ville est un trou c'est un lâcher de vie effarant. et
mesrine, je dirais que c'est plutôt un relâcher d'une vie au départ, et ça devient un lâcher
de vie en soi. je répète beaucoup ce mot, lâcher, mais c'est vraiment ça. et les lâchés
c'est toujours dangereux. on ne sait jamais où cette pénétration va nous mener. c'est par
là que tarkos il reste souvent à la surface je trouve, comme s'il se protégeait, et peut-être
avait-il besoin de se protéger. on ne peut pas tous supporter de telles choses, ce n'est pas
un déshonneur de ne pouvoir supporter, c'est comme ça des fois. » 63

C’est pourquoi Tomas Sidoli prend le risque -que ce soit dans les textes de
quelques-un ou dans “quelques-un d’autres”- de “lâcher” de la vie dans les présences
différantes64 et pourtant réelles qui s’ébauchent et se découvrent à la fin de chaque texte
et à chaque lecture vécue (“expérience de vie”). Dès lors, laissons place à ces voix si
particulières qui changent/bouleversent notre manière d’appréhender la pensée, la vie, et
ici le silence, différent à chaque répétition, et si bruyant à la fin, si lâché, si présent :

« il y a un silence, et il y a un tram
et de la circulation et des gens
qui marchent et il y a un silence,
et il y a des voitures qui circulent
et des trams qui passent et des gens
qui parlent et du vent qui vente

63 Tomas Sidoli, fragment d’un mail du 09/08/09 (envoyé à 21:15), correspondance “privée”. Il n’est pas
pour nous pertinent de revenir sur l’œuvre de Christophe Tarkos -quoique ce poète ait été proche de
Pennequin- car cela nous obligerai à une importante digression conceptuelle.
64 Tomas Sidoli entend -comme nous- ce terme au sens derridien : “La différance est l'un des concepts les

plus connus de l'oeuvre de Derrida. Le mot avec son orthographe différante a été inventé au plus tard en
1963 et utilisé jusqu'à la fin (…) Elle n'est qu'une trace, mais aussi un mouvement actif, productif et
conflictuel qui ouvre l'histoire, avec ses différenciations, ses codes, ses séries, son écriture./ Il n'y a pas
d'origine, et pourtant, la différance, qui n'existe pas, est originaire. Elle l'est même absolument. Elle
précède l'être. (…)” La différance ouvre aux présences (en les suspendant dans la répétition). Pour
davantage de précisions (et pour la suite de ce que nous avons cité), cf. http://www.idixa.net/Pixa/
pagixa-0508281130.html - consulté le 22/12/2009.

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et du soleil qui brille et du ciel


qui bleute et des yeux qui regardent
et des bouches qui bruitent
et des oreilles qui entendent
et il y a un silence, et il y a deux téléphones
et deux voix et deux corps et deux oreilles
et il y a un silence,

il y a ton silence, et il y a mon silence,


et il y a un silence, avec du temps dedans
avec de la durée dedans avec de l'espace dedans
il y a un silence, et il dure et il est espacé

et ton silence émeut


ton silence émeut mon silence
mon silence émeut ton silence
et nos silences s'émeuvent

et il y a une voix aimée,


et un silence,
et il y a une voix aimante
et un silence,

et dans un silence il y a un sourire


et dans un silence il y a deux sourires
et un silence dure et un silence n'est pas vide
et un silence est plein de joie
et un silence est plein d'amour

et il y a une voix
et il y a un silence qui finit
et il y a une autre voix
et un silence est terminé

et de nouveau il y a un tram
et de la circulation et des gens
qui marchent et des voitures

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qui circulent et des trams


qui passent et des gens
qui parlent et du vent
qui vente et du soleil
qui brille et du ciel
qui bleute et des yeux
qui regardent et des bouches
qui bruitent et des oreilles
qui entendent
et il y a un silence. »65

Les flux de pensées descriptifs, constatant un milieu normé -un système qui
tourne à vide- se trouvent peu à peu fixés par les épanalepses, convergeant vers le
silence… Ce qui vient nous annihiler -la publicité des sociétés précipitées- se voile.
Surgissent alors “mon” et “ton”, des pronoms corporant imaginairement, par un silence
nouveau, chargé de temps et d’espace : figés du quotidien et chute des prosopophanies.
Émotions, voix et sourires marquent le dévoilement des présences, emplies de vie.
Quand les flux bruyants du quotidiens sont re-lâchés, lorsque les voix se sont tues, le
système a changé, notre pensée a changé, car des présences se sont levées. Ont eu lieu.
Du coup, le dernier “silence” est extrêmement différent du premier, et ce même si la
situation semble la même (avec le même nombre de lignes -treize) : « Le silence est
peut-être un mot, un mot paradoxal, le mutisme du mot (conformément au jeu de
l’étymologie), mais nous sentons bien qu’il passe par le cri, le cri sans voix, qui tranche
sur toute parole, qui ne s’adresse à personne et que personne ne recueille, le cri qui
tombe en décri. Le cri, comme l’écriture (de même que le vif aurait toujours déjà excédé
la vie), tend à excéder le langage […] »66 Nous pourrions en tirer trois phases
poétiques : le silence nous saisit d’abord comme cri, nous excède (public); il se brise
ensuite en voix présentes (en vies); il tombe enfin en décri, se perd et nous perd
(équivoque). Ainsi, quoique la pensée ait pu se lever, quoiqu’elle ait pu se corporer

65 Tomas Sidoli, quelques-un, publication PDF, 2008, p. 7-8


66 Maurice Blanchot, L’Écriture du Désastre, éd. Gallimard, 1980, p. 86

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imaginairement, se faire présente réellement, elle n’en demeure pas moins toujours déjà
excédée par les silences, et par la société :
« je ne pense pas, je parle. je ne pense pas car je suis en train de parler. ou je ne pense
pas car je suis en train de lire. ou alors je parle et je ne suis pas en train de penser alors
ça parle ou alors ça lit. peut-être penses-tu que je pense mais je parle ou je lis et je lis ou
je dis que peut-être penses-tu que je pense mais je parle ou je lis c’est selon. moi je
parle et toi aussi tu parles avec moi ou nous lisons, et nous ne pensons pas car nous
parlons nous lisons, nous sommes parlant ou lisant et non pensant. je suis parlant; je
suis lisant, moi je suis parlant et lisant et je parle et je lis et ça parle là et ça lit là, là ça
parle parce que nous sommes parlant là ça lit car nous sommes lisant et non pensant en
ce moment là. ici ça pourrait penser ici. mais ça continue de parler ou de lire quand
même. »67

b. Trouées publiques et flous vocaliques.

Dans La ville est un trou, Charles Pennequin globalise politiquement (i.e.


ressortant de la pólis -cité, communauté de citoyens) ce que nous appelions
philosophiquement “bascule extime”68 : les flux nous traversant en continu sont
transpirés -discontinûment- par la mort naissant, en notre corps, le sortant de lui-même,
en diverses trouées publiques. Ainsi, l’effort d’affrontement (agonie) à ce qui est public
est poétisé (formé vivant) comme présences complexes et artificielles69 : “bidouilles” et
parasites, “trucs” et bruits, flous et montages vocalisés de présences pensées. La
technique (et avec elle la virtualité) peut nous asservir à un système où les métaphores
tourneraient à vide mais elle peut aussi se trouvées court-circuitée poético-
politiquement par la naissance de pensées sortantes en corps débordant :

« L’homme est né, oui, il l’a décidé, c’est-à-dire que sa naissance fut bidouillée par des
micros. Et moi je dis que la voix nue, c’est comme si j’avais pas le droit de m’emmener

67 Tomas Sidoli, quelques-un, publication PDF, 2008, p. 57 - c’est le “quand même” final qui explicite ici
le mieux cet excès d’équivoque sur la présence réelle de la vie.
68 Cf. notre I.1.

69 Emprunté au latin artificialis au sens de “fait avec art, fait selon l'art”, c’est-à-dire aussi “contrefaisant”

aux naissances “naturelles” et contingentes. Davantage de précisions étymologiques disponibles ici :


http://www.cnrtl.fr/etymologie/artificiel - consulté le 27/12/2009.

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en plusieurs. C’est comme si les bagnoles et moi on ne faisait pas une caisse. C’est
comme si le portable et moi on avait divisé nos présences. Alors qu’on fait ça : on
divise. On divise pour mieux présenter. Car on a la présence mise bout à bout pour
montrer un truc qui a à voir avec soi. Soi en souris sans fil. Soi enfilé par le trou sans fil
de la lorgnette. Soi en différentes lorgnettes. Car l’homme n’a jamais eu les yeux en
face des trous. Et tout est trou. C’est-à-dire un ensemble voix + pensée + choses en l’air
= bidouilles. Tout est bidouille d’être. Tout est affaire de techniques et de gars dépassés.
Dépassés par leurs événements techniques. Tout est affaire de Je n’existe pas. Je
n’existe que par petits bouts et petits trucs qui rallongent le plaisir d’en finir. En finir
avec soi, et avec la nudité.

Une nudité vraie est une caisse, une chambre d’écho.

On est tous dans la caisse et on ballotte dedans. » 70

Il y a, dans ce texte, un désir singulier de présences trouantes flouant les flux et


truquant les nus. Un désir de réaliser un corps imaginaire par un montage (“bidouilles”)
public. Par “petits bouts” (comme Pennequin hache le sens et divise les images, en
courtes phrases juxtaposées), les présences apparaissent trouant tout système, pour en
“finir avec soi, et avec la nudité”, c’est-à-dire avec l’emprise “conti-nue” de flux
tendant à nous saisir et à nous identifier en un corps figé, une “caisse” de résonance où
nous n’entendrions plus que les murmures de notre propre vide nous dérobant à nous-
mêmes. Or, la voix poétique -qui se fait politique par ce qu’elle détourne publiquement-
n’est pas nue, elle est pleine de pensées étrangères et de souffle singulier, elle fait
danser les “échos” (elle joue avec le vide qui bouge en chaque trou), là où la nudité71
suspend infiniment pensée et présence en un même dérobé vertigineux. Ainsi, la pensée
agonique de la voix poétique publique s’oppose à la pensée nue :

70 Charles Pennequin, La ville est un trou, éd. P.O.L., 2007, p. 32


71 « La nudité n’est pas le simple dépouillement : elle est à vif et tremblante d’appeler le toucher et de s’y
dérober. La robe qui la couvrait une fois tombée, la nudité est ce qui sans fin se dérobe […] La nudité est
ce qui se rapporte essentiellement à l’atteinte d’un autre qui ne saurait l’atteindre et qui de cette manière
la connaît pour ce qu’elle est, pour la nudité. La présence nue se pense et se pense nue à son corps
défendant. » - Jean-Luc Nancy, La Pensée dérobée, éd. Galilée, 2001, p. 18. Ce dénuement de la réalité
dans la virtualité contrainte et interminable d’un corps dépossédé de ses pensées est, dans le texte de
Pennequin, non seulement dé-pensé en un excès de forces fantasmatiques, mais aussi présentifié en
pensées bidouillées et donc pensé érotiquement, c’est-à-dire en désirs différants dans leurs trouées.

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« Pourquoi ne pas aller valser plus loin, plus loin que n’importe quel endroit où valser
encore. Pourquoi toujours éviter la valse, les gens qui tombent sur vous quand vous
dansez, ou quand simplement vous marchez, les gens qui valseraient autour de vous, qui
tourneraient, les gens en vrille ou comme des obus, des machins qui tournent sans cesse,
et des fenêtres qui explosent, les trains qui déraillent, les bombes et les gaz. On est tous
du gaz et on n’explose pas. On est tous des liquides et on s’empoisonne pas. On est tous
les mélanges et on se mélange pas. Pas de danger. Jamais être qu’un truc qui fait
semblant de valser, c’est-à-dire d’être, alors que rempli de trous et de loupages en
formules. Seulement, la pensée veille. Ouf. La pensée perdure. La pensée couvre. La
pensée colmate. Seulement la pensée intensifie. Calcule. La pensée pense. Seulement la
pensée a des choses à fournir. La pensée a des preuves, des formules. La pensée a des
directions, des vents contraires. La pensée dirige les vents contraires. La pensée
contrarie dans le bon sens. La pensée ordonne les trous. La pensée seulement la pensée.
La pensée pense, elle fait des bonds, arrange une occasion, une fuite, indique la belle
journée. Belle journée pour penser. Belle journée. Belle journée pour marcher et penser,
belle journée. Belle journée pour se voir, marchander, être, vivre, penser. Belle journée
pour valser, et rien de mieux que penser. Car penser fait tout valser. Ça ferait valser tout
ce qui nous tient, nous retient, avale. Belle journée pour se faire avaler. Belle journée
toujours, malgré les monstruosités, malgré les gros tas d’oubliés quelque part, malgré
les monceaux de vermine qui sommeillent. Car les monceaux sommeillent. Tous les
trous et les monceaux et monticules. Vastes champs de vermine et d’horreur en nous.
Tout ça qui danse pas. Tout ça qui fait tas. Tout ça qui sommeille dans la tête à nous,
avant de prendre sa revanche sur la pensée. Mais la pensée rayonne. » 72

Le dénuement systémique tend continûment à nous entasser : corps juxtaposés


et dérobés, pensées isolées, présences neutralisées. Mais la pensée agoniquement dé-
pensée du poète “veille”, elle active et fait déborder les trous, elle fait “valser” et
exploser les “monstruosités” du monde nous excédant, l’horreur pesante de la mort qui
s’accumule. Les trouées publiques de ces flous vocaliques “rayonnent” et irradient, à
corps perdu. Le sens du monde, d’une société excédante mais trouée, se trouve dévoilé
en ces flous débordant, ces images instables qui présentifient imaginairement un “nous”

72 Charles Pennequin, La ville est un trou, éd. P.O.L., 2007, p. 36-37

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pensant. Épanorthoses 73 formant anaphoriquement (“la pensée”…) des trouées


poétiques, en un jeu discontinu de retours et de détours.

c. Rage et joie poétiques contre systèmes “philosoflics”.

Lorsque Maurice Blanchot écrit : « La philosophie qui met tout en question,


achoppe à la poésie qui est la question qui lui échappe »74 , cela peut signifier que la
pensée conceptuelle, si elle est invoquée par la poésie -comme dans notre mémoire et
comme dans certains propos métatextuels des poètes-, ne peut toutefois que se laisser
déborder par les voix questionnantes de la vie poétique l’excédant toujours déjà. La
pensée poétique (vivante) nourrit la pensée conceptuelle (mourante) mais échappe à la
tentative systémique de cette dernière. Cette échappée, ce flux parfois violent, il nous
faut nécessairement le laisser être (l’accueillir et le conduire) pour le comprendre. C’est
pourquoi nous citons à présent un long texte (dédié au poète belge Antoine Boute) -très
important- que Charles Pennequin a publié sur Internet (via plusieurs blogs), comme si
la matérialité livresque ne pouvait pas respecter la “rage”75 d’une trouée fissurant toute
norme conceptuelle (une trouée indivisible, qu’il faut donner telle quelle) :

« L’art sert aux parties fines


Organiser des parties fines, c’est finalement faire de l’art
Car : l’expérience ne résoud rien
Elle ne résoud rien pour nous
Ni pour l’autre.

L’art peut servir à créer un moment de compréhension entre deux êtres


Un moment où deux individus se reconnaissent par de fines références

74 Cf. L’Écriture du Désastre, éd. Gallimard, 1980, p. 104


75 Du latin populaire rabia, altération du latin classique rabies, “rage (maladie)”, et au figuré “transport
furieux, fureur.” Davantage de précisions étymologiques disponibles ici : http://www.cnrtl.fr/etymologie/
artificiel - consulté le 27/12/2009.

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Alors que l’art ce n’est peut-être pas son but de favoriser les rapprochements entre
individus ?
Est-ce que cela favorise les rapprochements ?
L’art devrait avoir cette fonction
Il l’a toujours eu cependant
Et l’a toujours maintenant
Mais pour une tribu autre
Faite d’individus qui s’y reconnaissent et passent finalement de bons moments
Comme des retrouvailles
Autour de références communes

Le paradoxe est là
De faire croire en l’individu qui crée son emprunte
Alors que toutes les empruntes finiront par se valoir
Du moment qu’on les reconnaît (c’est une partouze où chacun s’y retrouve)
Le désir dans l’art d’échapper malgré tout à la tribu
Est plus fort que jamais
Ou a-t-il été plus fort avec les avant-gardes ?
Maintenant l’élève des beaux-arts se désole qu’un autre avant lui
Ait épuisé le sujet qu’il vient juste d’ébaucher

La crise est dans l’individu


Comme un ver qui le ronge
Comment soigner l’individu ?
En le replaçant dans sa grotte
Sa tribu contemporaine ?

Toutes les jeunesses s’inventent, et elles s’inventent grâce à la guerre, c’est la guerre qui
invente la jeunesse, la jeunesse avant mettait du temps, pas moyen de s’inventer une
jeunesse, il lui faut la guerre, une bonne guerre est une jeunesse qui s’invente, toutes les
jeunesses s’inventent, elles ont leur guerre, chacun invente sa guerre, chacun a sa guerre
dans la jeunesse, il y a beaucoup de guerriers différends, il faut des gros guerriers au
début d’une guerre, il faut des guerriers lourds pour détruire lourdement, puis après il
faut faire dans la finesse guerrière, chacun doit inventer sa guerre, les guerriers
s’inventent, il y en a qui poussent, il y en a qu’on n’a pas vu, il y en a qui compteront
bien après, bien après la fin de la guerre on les comptera, on n’imagine pas une guerre
comme certains la font, certains inventent pourtant une nouvelle guerre, tout le monde
invente la guerre, mais certains vont plus loin, ils donnent l’impression d’inventer
toutes les guerres, et plus on creuse et plus on s’apperçoit du désastre de la jeunesse,
plus on creuse plus la jeunesse est dévastée, et c’est la bérézina, la bérézina qui avance
seule son long nez ici, dans cette sombre époque.

Le jeune homme, après avoir lâché ces quelques phrases, se tourna dans un tournant
puis fut pris d’un tournis, à défaut d’un fou rire (pourtant bien mérité).

La jeunesse est volubile

Point s’en faut

Il nous faudra en découdre avec la vie.

Cette phrase-ci ne lui appartient déjà plus :


Un jour, vous ne serez plus chez Mémé-les-Beaux-arts et il faudra bien vous démerder
L’art ne s’apprend pas à l’école
A l’école c’est la revue des pratiques
La revue des paquetages théoriques

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Des histoires belges de l’art qui ne vous font plus rire


Qui ne vous ont jamais fait rire
L’art ne fait pas rire à l’école
L’art ne fait pas vivre à l’école
L’art n’existe réellement pas à l’école
Les écoles d’art sont un empêchement à se saisir plus tôt, à se voir plus tôt, ça rallonge
les années d’étude où tu dois tout de même obéir aux règles de l’abstinence et au
respect des anciens

Heil Hitler ! lance le jeune homme à cette assemblée d’hommes sages et repus, venus
constater de visu sa méprise de la vie. Le jeune homme est pourtant un artiste des plus
redoutés de la place. On dit de lui qu’il crée selon ses propres impulsions. Sa copine
s’appelle Solange. Lui aime à se faire appeler, dans certains milieux autorisés,
Overdrive Charlo.

Est-ce que je pense avec mon cul, se demande le Charlo. Est-ce que mon cul est le seul
à penser dans toute ma personne. Le seul être de toute ma personne qui pense est-ce le
cul, se dit-il. Toute ma personne qui pense est occultée par l’individu cul. C’est
l’individu cul qui pense. Le cul indivisible occultant ma pensée et ainsi donc ma
personne. Ma personne pourrait penser grâce au cul. Mais ma personne ne peut penser
grâce au cul. Car ma personne pense par son cul, dit Overdrive Charlo. L’individu de
ma personne est son cul. Et que finalement c’est l’idée d’un cul occultant. Et que
finalement c’est le cul occultant qui occupe toute ma personne pensante. Toute la
pensée de la personne pensante qui voudrait bien démarrer un sujet à partir de n’importe
quoi. Et pourquoi pas le cul se demande ma personne pensante. Pourquoi ne pas
démarrer par une histoire de cul. Mais en fait le pourquoi pas est de trop pour l’individu
cul. Le pourquoi pas n’existe pas dans l’être cul qui est dans ma personne pensante
occultée. Le pourquoi pas un cul et démarrer avec ça n’a pas lieu d’être. Et pourquoi
donc. Tiens tiens tiens, se demande Charli Overdrive. Et pourquoi pas tiens donc que ça
serait une histoire. Une histoire qui démarrait sur ma personne et par le biais d’un cul.
Parce que c’est juste le cul et rien d’autre qui démarre ma personne. Le cul démarre
tout. Le cul est la présence même. Est la pensée même. Est la personne même. Et donc
il n’y a pas d’alternative possible. Pas d’alternative au cul pour ma personne. Il y a le
cul et rien d’autre. Rien d’autre ne viendra boucher mon histoire. Rien ne viendra
raconter des salades autrement. Rien d’autre qu’un individu en forme de cul si possible.
Si possible un cul et rien d’autre. Et arrêtez vos salamalèques, dit le jeune homme face à
l’assemblée des vieux cons avachis. Car c’est tout ce qu’on peut commander ici. Il faut
pas croire au Père Noël ni à l’Enfant-Jésus. On ne crèchera que dans l’histoire de cul de
son individu. Il n’y a rien qui viendra boucher l’histoire de la vie d’un homme
autrement qu’une histoire de cul. Une histoire comme un bouchon. Un vieux bouchon
qui pèse sur ma personne. Et plus la personne occultée et plus le bouchon prend de
l’âge. Plus le bouchon est âgé et plus il ressemble à cette vieille histoire promise. La
promesse d’un cul sans fond. Un cul sans possibles qui est devenu le bouchon pour
toute la personne habitée. C’est comme une chose avariée. L’histoire est invariablement
habitée par le virus du cul. C’est comme si il y avait là-dedans depuis la naissance la
volonté qui pousse comme une fraise. Une sorte de fruit au fond du moi qui est avarié.
Pourri. Qui est un cul. Le cul c’est l’avarie de la machine de moi. Toute la machine est
avariée par cette histoire de cul qui est née au même moment que nous-mêmes. Et
pourquoi ça naît au même moment qu’un nous. Un nous-mêmes qui pousserait au
même moment qu’un lui. Un lui qui serait la volonté indépassable du cul. La volonté du
cul qui dépasse tout. Toutes les vies invariablement foutues. Et toutes les bouches
cousues dans ces vies foutues. Les bouches cousues au bout d’un bon moment par la
seule et triste histoire de cul qui pousse en travers nous. C’est-à-dire en travers
l’individu. Car l’individu c’est le cul. A ne pas confondre avec ma personne. Ma
personne est une sorte d’entendement mal débouché. Une volonté constante que
viendrait toujours rasseoir l’individu. C’est-à-dire son idée de cul toute bouchonnée.

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Mais la boucle est bouclée comme on dit. la boucle est dans la forme humaine. La
forme rassise et bouchonnée qui a raison de ma personne. Et il n’y a rien à y faire. Ne
rien faire d’autre que terminer en eau de boudin. Toute son histoire humaine finie. Toute
sa personne historique dans l’eau de son boudin. C’est-à-dire dans une vilaine histoire
avec les mouches autour. Comme une histoire d’amour. Une histoire à la tue-mouche.
Ou à la va que j’te pousse. Que j’t’épouse et te pousse. C’est du tue-mouches qui pousse
dans toute histoire d’amour. L’histoire à tuer les mouches c’est une histoire à dormir
debout. Histoire à dormir avec les mouches mortes autour. Car c’est l’individu même
qui est un tue l’amour. C’est l’individu même qui fait bander mou la vie. L’histoire de
cul de l’individu dans les feux croisés de l’amour. Les feux de détresse de la rencontre
amoureuse. La rencontre fortuite et amoureuse de l’autre. L’autre supposé. L’autre et
son suppositoire à suppositions. L’autre qui n’est que la même forme de suppositoire
que la personne dans laquelle nous stationnons. Un certain laps de temps à stationner. Et
le stationnement n’est jamais payant. Il faudra de multiples histoires. Des histoires de
cul en nombre pour venir bouchonner la vie. Toute la vie sera bouchonnée par nos
histoires de cul et de suppositoires. C’est-à-dire de tremblement. C’est-à-dire de
pulsation cardio vasculaires et de pluviométrie positive. Car tout est positif dans
l’homme. Tout est bon comme la tripe et l’andouillette. Alors que ça finit toujours par
un forfait. Mais on veut pas voir la chute de l’histoire. On veut juste les bons débuts.
Les bons morceaux. On veut juste le croupion. Le croupion du bon début. Car le
croupion c’est toujours la meilleure partie de notre histoire de cul.

Le problème

c'est que nous ne nous voyons jamais en jeune fille

tout pousse à ne pas être jeune fille

mais à crever de dégoût

chacun dans sa crasse morte.

LES GUERRES S'INSPIRENT DES GRANDES PENSEES / PLUS LA PENSEE EST


PROFONDE / PLUS LA GUERRE SERA LONGUE ET COUTEUSE / IL EN COUTE
BEAUCOUP DE PENSER / PENSER PROVOQUE LA GUERRE / IL Y A DES
TOUTES PETITES GUERRES / PARCE QU'IL A DES PETITES PENSEES QUI
CIRCULENT / DES PENSEES QUI PEUVENT AUSSI SE MELER AUX
GRANDES / CAR AU DEBUT LES GRANDES PENSEES TRAVERSENT SOUS LE
MANTEAU / MAIS ELLES TRAVERSENT TOUT LE MONDE / ET AU BOUT
D'UN MOMENT TOUT LE MONDE VEUT LA GUERRE / TOUT UN PEUPLE
PEUT ETRE OBSEDE PAR LA GUERRE / IL LUI FAUT UNE BONNE GUERRE /
POUR ETRE ENFIN DEBARRASSE DE SA PENSEE

Tout se serait donc bien terminé si ce Charlo s’était levé un peu avant. Tout se serait
donc bien terminé si l’Overdrive Charlo, empêché par son rêve, ne s’était enfoncé trop
profondément dedans alors qu’on l’appelait au dehors. Une voix l’appelait. Une voix
qui criait fort. Tout se serait soldé par un happy end si cet Overdrive Charlo s’était levé
de suite et aurait fuit l’endroit où il se trouvait. Tout se serait bien terminé en effet, si cet
homme, Overdrive Charlo, ne s’était pas couché sur cette chair rose, cette grosse chair
rose qui ressemblait à des lèvres. Tout se serait bien terminé si ce Charlo overdrivé avait
pu constaté, grâce aux cris de la femme, qu’il était en train d’être coincé par cette chair
rose, cette immense chair rose qui allait se pétrifier d’un moment à l’autre. Tout ne se
serait pas soldé par un échec, échec cuisant de l’Overdrive Charlo qui rêvait à la femme,
alors que la vraie femme se trouvait en face de lui, elle le regardait impuissante, et lui
dans son rêve avec cette forme rose qui se rétractait, devenait dure et finalement

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l’emprisonnait. L’Overdrive Charlo allait se transformer en cristal ! Ce Charlo qui rêve


et pendant ce temps, moi je vois cette chair rose qui durcit et transforme mon Overdrive
Charlo en même temps, l’Overdrive Charlo durci, il devient tout dur et il crie, mais ses
cris se perdent. Car cette chair rose est une machine. Oui, une machine rose et qui se
tranforme. Tout se serait bien terminé si l’Overdrive Charlo ne restait pas coincé dans
cette machine rose et qui allait l’engloutir, alors que lui rêvait ! l’Overdrive Charlo
rêve ! que faire, se dit la femme. La femme a fini par ne plus savoir quoi sortir comme
mot. Plus aucun mot, plus un son même. Plus rien ne sortira de cette femme, à part la
mort. Que pouvait-il sortir de cette femme, alors qu’en fait elle faisait partie du
programme qui avait confectionné cette chair rose, une chair désirable pour le Charlo.
Tout se serait encore une fois bien terminé si cette Overdrive Charlo n’avait pas coincé
sa veste dans la machine, mais cet Overdrive Charlo a pris une veste avec l’amour.
Comme tous les Overdrive Charlos d’ailleurs. Depuis la nuit des temps ça se passe mal
avec l’Overdrive Charlo. Chaque rigolo d’Overdrive Charlo pris par la machine ne peut
plus sortir, il veut dormir sur cette chair et rien ne se termine bien. Jamais rien ne s’est
bien terminé. Cette chair rose a eu la peau de tous les Overdrive Charlos qui se sont
allongés dessus. Pas un seul n’a pu échapper à ses rêves. « Allez, remportons notre
musique / Et r’tournons en enfer !» (Dixit Charlo Trenet.)

Le problème, pense Overdrive Charlo, c’est que les philosophes s’imaginent que la
pensée peut sortir. Tout a été fait, tout, depuis des millions d’années, a été fabriqué pour
que la pensée circule dans l’homme en circuit de fermeture. Tout le circuit fermé de la
pensée s’agite dans la mort du corps. Rien ne sort. Tout ce qui sort est du chant ou du
geste lié au chant. Le chant est un jeu fait avec le corps, une monnaie d’échange, un truc
pour monnayer la possibilité de sortir des bribes de pensées. Mais la pensée n’est pas
sortie pour autant. La langue ou les mains, et même les pieds pensent par eux-mêmes et
c’est eux qui fabriquent ce qu’on appelle communément la pensée. Les philosophes sont
des communicants naïfs et des ex-communieurs, des commutateurs de la pensée. Un
jour oui, un jour non. Et ils sont très sérieux. Le chanteur, lui, sait bien que ça pense
pas. Rien ne pense, et surtout pas la pensée. La philosophie est la langue sèche qui
finalement se débarrasse le plus de la pensée. La langue des philosophes c’est la
solution finale de la pensée. Il n’y a rien de plus tragique que de lire un livre de
philosophie, c’est comme si on traversait le désert de tout ce qui aurait pu se penser, si
au moins la pensée avait pu s’ouvrir. Mais la pensée n’existe que pour soi et ne reste
qu’à l’intérieur du mort à venir. La pensée ne sort pas, la pensée a été mise dans les
corps pour empêcher toute sortie et surtout la sortie par un quelconque langage, et des
phrases bien faites. Tout est sec dans la philosophie. La philosophie a le goût des
gâteaux secs qui sont durs comme des pierres. Il faut des millénaires pour avaler les
gâteaux secs de la philosophie, et à ce moment-là tout le monde avale, aussi bien les
bons que les mauvais avalent. Tout le monde peut à ce moment-là interpréter ce qu’ils
veulent de la pensée des philosophes. Les politiques les plus désastreuses de tous les
temps ne se sont pas inspirées de paroles obtuses et des langages incompréhensibles, de
la glossolalie ou des fatrasies, mais des philosophes, même les plus difficiles. On ne
peut gouverner qu’à partir d’une bonne philosophie. C’est pour cela que la philosophie
n’a rien à voir avec la pensée qui circule à l’intérieur et dans la nuit continuelle de
l’homme. Ceux qui hurlent continuellement, ceux qui sont comme tordus par la douleur
et qui hurlent jour et nuit sont les seuls qui montrent ce que c’est que souffrir de la
pensée qui nous traverse et qui ne sortira pas. Et jamais un seul philosophe ne
s’autoriserait une journée à gémir comme une bête. Jamais un seul philosophe ne s’est
permis de sortir de sa belle construction des phrases pour sa pensée pour aller crier plus
fort qu’un animal dans la forêt. Pourquoi ne trouve-t-on pas de philosophes dans les
terrains vagues et les forêts noires ? parce qu’ils ont peur qu’on les voie en train de

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penser réellement, c’est-à-dire penser monstrueusement et donc baver et grogner pire


que des bêtes. » 76

Il ne nous paraît ni possible ni pertinent d’en extraire une analyse linéaire et/ou
détaillée. Cependant, essayons de faire ressortir l’impact poétique sur la pensée
corporée -et ainsi sur la société-. Le texte organise sa perforation autour de trois kénoses
différantes : une pensée réflexive (philosophante) - écrite en simili-vers-libres; une
pensée agonique (sortant la mort) - écrite rageusement, cynique; la pensée singulière
d’Overdrive Charlo (vivante) - écrite avec joie, épanorthotique. Les paragraphes
questionnant l’universalité de l’art (et son rôle social) sont placés exprès en porte-à-
faux77 des supports agoniques de la pensée rageuse et cynique développant sur les flux
guerriers de la jeunesse : “tout le monde invente la guerre, mais certains vont plus loin,
ils donnent l’impression d’inventer toutes les guerres, et plus on creuse et plus on
s'aperçoit du désastre de la jeunesse”. La pensée philosophante achoppe donc à la
violence de la jeunesse, cette dernière révélant le vide des normes systémiques.
L’agonie équivoque des inventions guerrières de chaque jeune, flux de pensées
épiphoriques, éclats de voix débordant du corps, forces imageantes, tendent à soutenir la
pensée mortifère du philosophe, pour en montrer la vacuité : installation d’un monde de
pensées tantôt agonique tantôt systémique, mais toujours surveillant le vide rythmique
du désir singulier d’Overdrive Charlo. Ce dernier est “quelqu’un”, un anonyme joyeux
et imprévisible, une présence vivante car excessive (Over-drive), excédant toute
installation, tout système et toute surveillance. Si Pennequin associe la pensée
philosophante (et avec elle la littérature) à la destruction mortifère (manifestée -et
soutenue- ici par la pensée agonique), c’est que la philosophie apparaît comme une

76 Charles Pennequin, “Overdrive Charlo” (Texte pour Antoine Boute), consultable (par ex.) ici :
http://pennequin.rstin.com/node/218 - consulté le 27/12/2009. Nous conservons les “fautes” graphiques.
77 Cf. la définition éclairante de Wikipedia : “Une installation est dite en porte-à-faux lorsqu'un élément

est supporté par une partie qui est elle-même au-dessus du vide, c'est-à-dire sans support immédiatement
en dessous de l'élément en « porte-à-faux ». Une installation en porte-à-faux comporte un risque de
déséquilibre ou de rupture en cas de surcharge car elle repose sur la solidité des supports.” - disponible
ici : http://fr.wikipedia.org/wiki/Porte-à-faux - consulté le 28/12/2009.

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instance de gestion des flux (comme les flics et les normes), une surveillance propre à
un système de pouvoirs, ou à un dispositif que certains appellent un “Biopouvoir”78.
L’effort agonique de dé-pense cynique (et épanaleptique) fait partie du dispositif
dont la poésie vivante tend à sortir car il n’en est que la survie nécessaire, la traversée
des restes d’un désir échappant au système normatif tout en le soutenant. Force de vie
épanorthotique et forme de vie prosopophanique, la poésie présentifiée par les pensées
d’Overdrive Charlo (sa présence corporée -par le cul, ce virus- pense et naît comme un
“nous” -débouchant nos vies- hurlant monstrueusement) transforment le vide par leur
souffle fantasmatique en un lieu où la richesse des images viralise le système d’une joie
sortie de l’oubli. La jubilation poétique ainsi précipitée se trouve -non plus surveillée
par un dispositif mais- veillée par des pensées vivantes qui en dévoile le sens corporel.
Ce sens trouant et équivoque noie le sens survivant et philosophique de la pensée
agonique car la virtualité n’est plus évidante mais “viralisante”. Cependant, la difficulté
à maintenir l’exaltation ici jaillie (la conduire), et plus encore la difficulté à la
comprendre (la transmettre), ne trouveront leur “résolution” que par les souffles
prostitutionnels (et “anticratiques”) du dévoilement aléthique.

3 - Vérité du souffle. Aléthismes.

a. La “part putain” du souffle poétique.

Le geste excessif du Professeur -dans le précipité du dérobé d’un corps virtualisé


en pensée- asphyxie le sens par un poids métaphysique que l’expiration poétique

78« Le pouvoir a toujours circulé dans des dispositifs matériels et linguistiques, quotidiens, familiers,
microphysiques, il a toujours traversé la vie et le corps des sujets. Mais le Biopouvoir, et en cela il y a une
réelle nouveauté, c’est qu’il n’y ait plus que cela. Le Biopouvoir, c’est que le pouvoir ne se dresse plus en
face de la “société civile” comme une hypostase souveraine, comme un Grand Sujet Extérieur, c’est qu’il
ne soit plus isolable de la société. Le Biopouvoir veut seulement dire ceci : le pouvoir adhère à la vie et la
vie au pouvoir. On assiste donc ici, au regard de sa forme classique, à un changement d’état radical du
pouvoir, à son passage de l’état solide à l’état gazeux, moléculaire. Pour faire une formule : le Biopouvoir,
c’est la SUBLIMATION du pouvoir. » - TIQQUN, Contributions à la guerre en cours, éd. La Fabrique,
2009 (2001), p. 64, extrait du point 49 (in Glose γ) du texte Introduction à la guerre civile.

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tendrait à excorporer en images. Cette agonie -quoique encore singularisée en un “je”


chez Prigent- permet de mettre au jour un secret décisif quant à la sortie du dispositif
“artistico-philosoflic” dans lequel la poésie vivante étouffe : la “part putain”. Cette
notion, inspirant toute la poésie aléthique -et Pennequin en particulier- est aussi le titre
d’un chapitre du Professeur où nous pouvons lire, juste après un passage sur l’amour :
« […] ce qui me fait bander c’est qu’il y ait en elle que j’aime quelque chose qui me
dépossède d’elle quelque chose qui fasse trou dans la possession dans l’accouplement
dans l’assentiment dans le beurre du bonheur dans l’anesthésie du crépitement en moi
de l’angoisse ce qui me fait bander c’est d’appeler ce quelque chose la part putain la
part de sa jouissance putain à elle que j’aime qui se dit à moi à qui je suis voué le
professeur regarde la jeune fille le professeur murmure pour elle seule tu es ma putain ta
part putain fait bander en moi la maladie du monde ta part putain me fait bander la
jeune élève sourit la jeune élève est grave soudain attentive silencieuse ombrée la jeune
élève est droite et tendue dans une nudité d’âme plus que de chair le professeur dit la
part putain d’elle est la part dont j’ai besoin pour vivre la maladie d’être mais cette part
putain est précisément celle dont je ne peux jouir dont je ne peux être celui qui en jouit
c’est cet impouvoir qui me fait bander sous la table la main de la jeune fille serre à
travers le pantalon la queue bandée du professeur la jeune fille dit à l’oreille du
professeur parle encore tes mots ouvrent en moi le trou putain je suis ta putain je
m’appartiens toute si je t’appartiens si mon trou putain te fait bander si les autres queues
qu’attend mon trou putain dressent en toi pour moi ce que je tiens là dans ma main je
suis dans ta main. » 79

La notion est développée dans les deux chapitres suivants -aux titres explicitement
philosophiques : “la métaphysique” et “l’autre”- :
« Le professeur dit les hommes disent les hommes inquiets les hommes étonnés les
hommes opaques disent volontiers les hommes futiles les hommes distraits les hommes
disent dans un rire muré par la peur qu’en chaque une est une part putain […] la jeune
fille écrase ses fesses sur la chaise la jeune fille est lourde de sa part putain la jeune
élève ouvre dans la pensée putain son cul lourd et frais à la pesée du monde le
professeur dit quelque chose là est au delà du sexe le professeur dit c’est comme une
esquisse du drame de la vie d’une ombre estompée du tragique des vies […] et la part
putain est la part en nous du métaphysique la jeune élève sort de sa rêverie la jeune
élève dit allez et répandez cette vérité […] la jeune fille crie le professeur dit entre ses
dents oui crie tu es ma putain la part putain en toi est le cri incarné de la pensée pincée
par la métaphysique. […] le professeur dit ce qui me fait bander c’est ce trou de vie
informe sans nom dans les pensées dans les paroles et dans les corps nommés ce qui me
fait bander c’est que les trous d’elle en sa part putain s’ouvrent à ce trou ce qui me fait
bander c’est que l’autre l’emplisse dans un temps cursif dans une précipitation
éphémère du temps dans un court-circuit de nulle durée ce qui me fait bander c’est que
par le trou fulgure un éclat dont l’onde me revient heureuse douloureuse comme vérité
de vie violente ce qui me fait bander c’est que l’autre jouisse d’elle identifiée pour ce
temps nu bref à sa part putain […] le professeur sait le garçon ému par la part putain
mais putain gratuite putain plus gourmande putain plus jouissante que toute putain […]
quand la jeune fille raconte la scène le professeur bande le professeur embrasse la
bouche de la jeune élève la bouche qui raconte la bouche humide et claire la bouche de

79 Christian Prigent, Le Professeur, éd. Al Dante, 2001, p. 50-51

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la part putain la bouche où fut l’autre queue la bouche et la langue où l’autre sperme fut
la bouche putain la bouche d’amour. » 80

L’autre, ici la “jeune fille” désirable, a toujours une part-putain, c’est-à-dire une part
prostituée (de prostituere, exposer au public) par ce qui échappe à toute poésie -dans
toute poésie-, une part évidante et évidente, une part d’où vient le souffle poétique, une
part -enfin- sans laquelle la poésie ne pourrait respirer. La part-putain est la gravité du
dévoilement poétique dans la pesée thanatique des dispositif “philosoflics”, elle met du
jeu dans le rapport des présences. C’est la vérité de ce qui sort comme poésie, de ce qui
se présente prostitué et vivant, malgré la mort. “Cri incarné de la pensée pincée par la
métaphysique”, c’est aussi l’effet violent et ultime d’une pensée agonique sur un corps,
une sorte de “mi-jouir” des présences, tantôt dans le dispositif, tantôt dans sa sortie
destructrice. La part-putain est ce qui, de la pensée agonique, hante la poésie aléthique.
Trou de vie creusé par la poésie pour accueillir l’autre, mort clignotante, la part-putain
du souffle poétique -qui emporte avec lui toute identité- fait sens… et amour.

b. Vérité aléthique et poésie détournante.

Ce que nous avons nommé “vérité” de la poésie aléthique, c’est déjà ce que
Heidegger appelait, s’appuyant sur la philosophie grecque, “alèthéia” :
« […] Le monde ouvert cherche à captiver la terre dans un ajointement mondain; la
terre attire en retour le monde en soi et l’entraîne vers son fond obscur. Dans cet
disjonction conjoignante du litige s’ouvre un ouvert. Nous l’appelons le Là. Il est
l’espace de jeu éclairci où, pour la première fois, s’engage et apparaît l’étant singulier
en tant qu’ainsi ou ainsi manifeste. Cet être-ouvert du Là est l’essence de la vérité. Les
Grecs la nommèrent a-lèthéia (hors-retrait). C’est là seulement où l’être-ouvert du Là se
produit que la terre peut se presser, en tant que celle qui se referme, vers un ouvert;
c’est là seulement où l’être-ouvert du Là — la vérité — advient que le monde peut être
ouvert comme l’injonction signifiante de ce qui est enjoint. […]
Tandis que l’œuvre soutient le litige entre le monde terrestrement ouvert et la terre se
refermant mondainement rien d’autre n’est en œuvre, en elle comme œuvre, que
l’advenir d’une ouverture du Là — c’est-à-dire de la vérité. Dans l’œuvre, un advenir
de la vérité est mis en œuvre. Et cette mise-en-œuvre de la vérité est l’essence de l’art.
L’art, ainsi, est une guise en laquelle la vérité advient, l’ouvrir du Là dans l’œuvre. »81

80
Christian Prigent, Le Professeur, éd. Al Dante, 2001, p. 53-59
81
Martin Heidegger, De lʼorigine de lʼœuvre dʼart (conférence de 1935), éd. bilingue numérique, trad.
Emmanuel Martineau, 1986, p. 39

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Chez Heidegger, le monde symbolise ce dispositif prostitutionnel “artistico-


philosoflic” que la poésie ouvre dans l’expérience réelle d’un Là, présence corporelle
dévoilée par la tangence de la pesée thanatique terrestre. L’effort agonique (ou “litige”)
qui situe le Là dans un jeu respiratoire où la poésie se meut est “l’essence de la vérité”,
en tant qu’aléthisme, c’est-à-dire sortie soufflée de tout dispositif, fin du retrait
philosoflic, et même, dévoilement de la part-putain. Aléthique, la poésie met donc en
œuvre un putain de souffle, de l’air fantasmatique oxygénant le sens artistique. Mais il
convient, du coup, ici, de redistinguer, avec Lacoue-Labarthe commentant Celan, l’art
(poussé hors des dispositifs) de la poésie (comme souffle de vie) : “Un poème n’a rien à
raconter, ni rien à dire : ce qu’il raconte et dit est ce à quoi il s’arrache comme poème”82
alors que l’art ne peut cesser de tout raconter et tout dire, il reste toujours en puissance,
force de vie parlante, montrante, prostituante. La poésie est le “souffle coupé”83 de l’art.
En effet, le souffle artistique finit toujours par se perdre si la poésie ne le coupe, pour
mieux en dévoiler la vérité, dans la césure de la part-putain. “Poésie : soit, d’aventure,
détour du souffle.”84 Ou : aventure du souffle poétique détournant aléthiquement le
souffle artistique, en un dévoilement singulièrement haletant. Ce que Heidegger
esquissait déjà dans sa propre conceptualisation de la poésie :
« Tout art est en son essence poésie, c’est-à-dire une irruption de cet être ouvert où tout
est autrement qu’autrement. De par le projet poétique, le reste de l’étant, l’étant
jusqu’ici de mise devient non-étant. […]
En fait, l’art de la langue (la « poésie ») lui-même n’est qu’une guise du projeter, du
dire poétique au sens déterminé, mais plus vaste qu’on a indiqué. Ce qui n’empêche que
l’œuvre de langue — la poésie au sens plus strict — a une position insigne dans le tout
des arts. […] Le dire projetant est poésie […] ce dire qui, dans la formation du dicible,
met en même temps au monde l’in-dicible en tant que tel. C’est en un tel dire que ses
concepts majeurs, pour un peuple, reçoivent leur empreinte primitive. [...]
Si le projet poétique vient du rien, c’est dans la mesure précise où il n’emprunte point
son offrande à l’habituel, au traditionnel; cependant, il ne provient en aucun cas de rien
dans la mesure où ce qui est ad-jeté par lui n’est autre que la destination, tenue en dépôt,
du Dasein historial.
L’art comme poésie est fondation au double sens de la dispensation et de la re-position.
[…] Le fondement de la nécessité de l’œuvre se trouve dans l’essence de l’art comme
poésie. Celle-ci est fondation comme instauration du litige — comme commencement.
Ainsi pouvons-nous apercevoir ceci : l’art est poésie et comme tel, fondation en un
triple sens : comme dispensation, comme re-fondation, comme commencement. »85

82 Philippe Lacoue-Labarthe, La poésie comme expérience, éd. Christian Bourgeois, 1986, p. 33


83 Ibidem, p. 65
84 Paul Celan, Le Méridien, éd. Fata Morgana, 2008, p. 28

85 Martin Heidegger, De lʼorigine de lʼœuvre dʼart (conférence de 1935), éd. bilingue numérique, trad.

Emmanuel Martineau, 1986, p. 43-45

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Donc, la poésie projette l’art hors des dispositifs de par son dire donnant du rien au
souffle, et par là, le détourne pour le marquer de son “empreinte primitive”, avènement
de présences vivantes traçant fantasmatiquement du sens (dispensation et re-position).
Cette situation aléthique puise en sa part-putain les avènements d’événements
(“Ereignis” chez Heidegger) singulièrement poétiques et fortuitement artistiques. La
poésie commence et finit l’art. Naître et mourir de la respiration artistique, et donc,
débord de langue hors de l’art : “la poésie est le spasme ou la syncope du langage.”86
Expiration du sens, transpiration de l’art, vaporisation des images. Aléthismes.

c. Pennequin et les aléthismes putains.

Les aléthismes putains sont des appels d’air, ils ouvrent l’art, poreusement, il le
trans-forme, le per-forme, et même, le perfore : “Elle respire, elle est ouverte. Elle est
dégagée, elle est perdue, mais elle est ouverte. […] Comme s’il y avait, sous la
composition fragmentaire de Blanchot, la présence d’une trame invisible, invisible mais
agissante, qui apporte moins un soutien qu’un ferment. Une trame poreuse au passage
d’un souffle ascensionnel qui révèle à travers les mots l’injonction d’une mise en
question, d’une mise à nu de chaque impulsion-inscription.”87 C’est ici que le souffle
détournant de la poésie dévoile du sens, sous la “composition fragmentaire” d’un
Blanchot, il y a des aléthismes putains. Il y a du poétique à la Pennequin. Il y a de la
vérité qui met en question tout art et tout dispositif. Elle travaille violemment la forme
de l’art, à grand coup de rien, à grand renfort de langues qui fantasment :
« On nous dit, tout ça est violent. La violence est une forme de lucidité. Être violent,
c’est être en forme. Insultes, cris, cognages, coup de pied dans les couilles, sont les
formes ultimes de la théorie. Car la théorie, c’est en éprouver gravement avec soi. Soi
dans le monde. Marre de soi et marre du monde. La vie moi, je m’en bats les couilles.
Pourquoi je vis ? Pour m’en battre les couilles.

Parlons anglais maintenant. Plus ou moins. Mettons des mots comme ça. Plus ou moins
anglais. On s’en fout. La langue est notre forme la plus accomplie. C’est-à-dire une
putain. » 88

86 Philippe Lacoue-Labarthe, La poésie comme expérience, éd. Christian Bourgeois, 1986, p. 74


87 Jacques Dupin, M’introduire dans ton histoire, éd. P.O.L., 2007, p. 124-125, nous soulignons.
88 Charles Pennequin, La ville est un trou, éd. P.O.L., 2007, p. 69

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Cet extrait sort très précisément la part-putain de l’oubli. Avec ses effets de sens
sur la langue, ses transpirations et ses spasmes. La forme de l’art -a fortiori sa théorie- y
est mise en question, à l’épreuve de présences vivantes (soi, on, nous), à l’épreuve de la
vivacité poreuse du souffle détournant, c’est-à-dire enfin à l’épreuve d’une vérité (en)
décousant (avec) la mort : “Le combat est sans issue, est incessant, ni vainqueur ni
vaincu, un combat mortel intégrant la mort, déjouant la mort, la marquant
d’impossibilité en se portant à l’inconnu, à l’inconnu du monde, à l’inconnu de l’autre.
Car il y a toujours, dès le premier élan, un comparse inconnu, un lecteur inespéré, qui
donne créance à l’attente du mot, à l’oubli du mot.”89 Là, le souffle poétique d’un
Pennequin, de par ses aléthismes putains, scande L’Attente l’Oubli, ou plutôt, déjà, la
“désattente” et le “désoubli” (traduction la plus juste, peut-être, d’alèthéia) :

« l’oubli, ni négatif ni positif, serait l’exigence passive qui n’accueille ni ne retire le


passé, mais, y désignant ce qui n’a jamais eu lieu (comme dans l’à venir ce qui ne saura
trouver son lieu dans un présent), renvoie à des formes non historiques du temps, à
l’autre du temps, à leur indécision éternelle ou éternellement provisoire, sans destin,
sans présence.
L’oubli effacerait ce qui ne fut jamais inscrit : rature par laquelle le non-écrit semble
avoir laissé une trace qu’il faudrait oblitérer, glissement qui en vient à se construire un
opérateur par où le il sans sujet, lisse et vain, s’englue, s’enduit dans l’abîme dédoublé
du je évanescent, simulé, imitation de rien, qui se figera dans le Moi certain duquel tout
ordre revient.
[…]
L’oubli inopérant, à jamais désœuvré, qui n’est rien et ne fait rien (et que même le
mourir ne rejoindrait pas), voilà ce qui, se dérobant à la connaissance comme à
l’inconnaissance, ne nous laisse pas tranquilles, ne nous inquiétant pas, puisque nous
l’avons recouvert avec l’inconscience-conscience »90

L’art s’oublie dans le dispositif artistico-philosoflic. Il s’oublie en Moi. Artiste,


j’oublie. Seule la poésie nous en sort, par tous les pores : “peauésie” qui transpire, qui
pisse :

89 Jacques Dupin, M’introduire dans ton histoire, éd. P.O.L., 2007, p. 125-126
90 Maurice Blanchot, L’Écriture du Désastre, éd. Gallimard, 1980, p. 134-135

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La graphie utilisée est un dispositif artistique. Mais la poésie fait tomber ce


dispositif dans “un trou”, en un aléthisme putain qui, matérialisé par les points de
suspension, dans la partie droite du dispositif, pisse la vérité artistique, en la détournant
par un souffle poétique. Cette langue syncopée (de droite à gauche et inversement) ne
donne sens que par les fantasmes d’un lecteur, cet inconnu, présence singulière, qui sort
la vie de l’oubli, faisant de l’art une force de vie formée en poésie. C’est pourquoi
Pennequin cherche tant à écrire à partir de et à propos de sa “part-putain”, comme ici :
« poèmes à mes petites putains, tous les poèmes sont pour les petites putains, tous les
poèmes sont formés, ils se forment pour prendre forme, prendre la forme des putains, ce
sont des putains en forme, elles lisent les poèmes, ça les met en forme, les poèmes sont
faits pour elles, alors elles les lisent, et elles lisent le mot putain dedans, dans chaque
mot elles lisent, c’est dans chaque mot de chaque poème que les putains lisent le mot
putain dedans, et elles comprennent pas pourquoi il a mis des mots avec putain toujours,
putain dedans toujours, pourquoi il a collé ça dans tous les mots, il faudrait leur
répondre, faudrait qu’on réponde à toutes les putains, on n’a pas que ça à faire, mais
faudrait leur dire que c’est des mots qu’on a fait spécial pour elles, pour les petites
putes, et les putains toutes petites, on a mis des mots et en tout petit dedans on trouvera
le mot putain, dans chacun des mots on trouvera la putain, et on s’interrogera, nous les
putains filles et les putains gars, car il y a des putains garçons aussi qui lisent, et qui
peuvent s’interroger, il y a des putains de gars qui disent faut faire péter le texte, faut
péter dans le cul des mots, mais en même temps ils s’interrogent, tout comme les filles,
les filles petites putes ont bien des interrogations, et c’est légitime, car elles
s’interrogent sur tous les poèmes, et pourquoi t’as collé dans le cul des mots, et
pourquoi tu m’écris des poèmes où chaque mot ressemble à une espèce de pute, où
chaque mot est ramené à ça, comme jusqu’au cul de lui-même, jusqu’au cul je fous la
merde dit le poème, jusqu’au cul je racle, je racle au cul des mots de moi-même, et c’est
la merde dit le poème, car je viens vous chercher, je viens chercher toutes les putains
pour leur faire lire, pour faire lire le mot pute à toutes les sauces, pour faire lire que
dans chaque mot il y a comme une putain qui sommeille, parce que les mots n’ont pas
le destin qu’ils méritent, les mots n’ont pas le destin d’être une putain, les mots sont des
putains qui s’ignorent, les mots s’ignorent et quand on lit on peut pas voir que ça
transpire la pute, quand on lit on peut pas voir qu’une pute ça sait lire, c’est-à-dire ça
vit, ça croit pouvoir vivre, car une pute ça voudrait la vie, ça la voudrait bien hein, hein
ça voudrait bien faire la putain, hein, rendre putain toute sa vie, que toute sa vie soit
dédiée au mot pute, et qu’on puisse lire que ça, qu’on lise que sa vie n’est qu’une putain
qui s’ignore, une pute qui s’ignore la vie, parce que c’est délicat, c’est pas une vie de
vivre, ou d’exister, c’est pas une vie d’exister, ou alors faudrait pas être délicat, faut pas
vouloir planquer ses miches sinon, faut pas planquer son cul dans la vie, faut pas
vouloir planquer ses miches et son cul dans la vie pute, faut pas dans la vie pute
planquer ses moignons non, ses moi et ses gnons, ses tout petits gnons, ses rognons de
moi en vie ça non, ses rognons putasse de dedans la vie, la vie putasse de moi en pute
de vie, faut pas être délicat si on veut être une putain, c’est-à-dire se faire enfler,
gonfler, se faire carrer dans le cul des chapelets de phrases, parce que c’est chaud, c’est
chaud de vivre aujourd’hui, c’est chaud de vivre avec tous les mots putes qui nous
entourent, qui nous plaquent, qui nous roulent, qui nous pètent, nous foutent, et puis qui
nous rendent chèvres, qui rendent chèvres toutes les petites putes et les putains petits
que vous êtes à lire, putains du livre à lire, putains du livre à vendre et putains du livre à
s’enfiler des phrases, putains du livre à se faire enfler, et enfiler, par-devant comme par
derrière, et depuis la naissance, c’est dès la naissance qu’on s’est fait enfler, c’est dès la
naissance qu’on se fait enfiler par les mots, dès la naissance la conscience nous enfile,

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dès la naissance on a choisi d’être une putain, c’est-à-dire de pas savoir lire, dès la
naissance on s’est fait prendre par derrière l’envie, et par devant l’envie nous a pris
d’être une putain, une putain dans la vie plus pute que moi tu meurs. » 91

Justement, tu meurs lorsque la part-putain du mot transpire, pisse du vivant, fait


suinter l’art dans chaque souffle détournant tout dispositif. D’abord, la part-putain
donne du vent (in-vente), ensuite, la poésie aléthise (désoublie). La matière langagière
(et ses images figées) se vaporise prostitutionnellement 92 dans un souffle singulier, puis
se liquéfie dans nos fantasmes de lecteurs véritables car inconnus et réellement présents,
vivants. Ainsi “la poésie contemporaine a tiré de l’œuvre de Maurice Blanchot la
confirmation, la vérification vertigineuse de son trouble, de son écart désastreux, de son
‘jeu insensé d’écrire’ […] Le texte et la pensée de Maurice Blanchot frappent d’inanité
tout poème pour le contraindre à resurgir dans un autre corps. Ils donnent à la poésie le
désir, le désastre, la naissance.”93 La vaporisation neutralise singulièrement les normes
oublieuses des dispositifs de pensée pour laisser la liquéfaction du geste aléthique se
corporer toujours autrement, en une incompréhensible et imprévisible équivoque
fantasmatique. Appel politique et accueil poétique du désastre dans “[…] l’extinction du
souffle : seules marques de poésie.”94 Pour que cette “pauvreté” respiratoire de la
pensée agonique ne ramène pas systématiquement le vif du vivant à la survie, le geste
corporant de la poésie aléthique se fait “littéralisation” de la catastrophe95 , révolte,
abîmant l’art et ses dispositifs pensifs. Les corps désastraux ont “pris” la “société” (ses
normes, ses dispositifs) à la lettre, mais à une lettre mortelle (incompréhensible et
insensée), une lettre s’incarnant en mots débordant d’énergies équivoques, des mots
fracassants, des mots en-corps putains :
« […] certains [mots] sont bien plombants pour la société médusée, la société fatiguée
de son progrès, la société de contrôle, la société bloquée, de consommation ou du
spectacle, certains font jour dans cette société abusée, grand jour même, ils opèrent au
grand jour, et ça pète, comme un rien, sans mot dire, au nez et à la barbe de la société, à

91 Charles Pennequin, “Poème à mes petites putains”, publié sur Internet, le “ven, 20/02/2009 - 12:05”,
consultable ici : http://pennequin.rstin.com/node/254 - dernière consultation le 07/04/2010. Ce “poème”
est repris par la suite dans Comprendre la vie, éd. P.O.L., 2010, p. 93-98
92 Charles Baudelaire, déjà, dans Fusées, basait la “vaporisation du moi” (un des principes fondamentaux

de la poésie) sur cet aphorisme (I) : “Qu’est-ce que l’art ? Prostitution.”


93 Jacques Dupin, M’introduire dans ton histoire, éd. P.O.L., 2007, p. 127, nous soulignons.

94 Maurice Blanchot, L’Écriture du Désastre, éd. Gallimard, 1980, p. 144

95 Philippe Lacoue-Labarthe, La poésie comme expérience, éd. Christian Bourgeois, 1986, p. 77

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la gueule de la police, des pétards qui brûlaient la moustache du pandore, des mots qui
pétaradaient, ou des mots qui flatulaient, des mots comme des pets gras sur la face du
système outragé, les systèmes policier et étatique excédés par les bravades de l’ennemi
public numéro un, ces systèmes qui ont fini par faire cette grosse boulette en assassinant
Mesrine tellement ils en avaient peur, ces systèmes qui impunément, mais jusqu’à
quand les systèmes policier et étatique agiront ainsi impunément, ont pris la décision
d’abattre un homme sans lui laisser aucune chance, comme si ces systèmes étaient d’un
coup devenus isolés, retirés de cette société qui les fondaient, comme déconnectés
d’une réalité […] derrière le premier des derniers de tout il y avait qui, derrière le
premier de la classe morte de ceux qui ont l’instinct de vivre, il y avait qui sinon
personne, il n’y avait que l’individu Mesrine face à cinquante millions de
consommateurs, il y avait le Un de Mesrine face à tous ces numéros, et le numéro du
président de la République, le président qui fait son numéro, tous des comiques pensait
Mesrine, tous des comiques consommateurs de numéros pensait Mesrine, et face aux
tenants de la République, face aux gouvernants qui tiennent ferme avec vos envies, les
envies vraies, nos envies de pleine vie sont tenues fermement, verrouillées par les
gouvernements, nos envies qui vraiment vont dans la vie, nos vraiment vies qui
instamment s’ouvrent vers nous, comme des envies, […] et donc face à cet
attroupement d’hommes de pouvoir, cette meute, cet ameutement, face au
rassemblement de l’assemblée, aux représentants des gouvernés avec un bon gros tas de
ment dedans, face aux ministres, et aux remaniements de ministrés et de ministères
sinistrants, face à tous ces mouvements impassibles, mouvements sans mouve,
mouvements dans les sables mouvants, mouvements impossibles, face à cette société
munie d’un couvercle à toute épreuve il y avait le Un tout seul de Mesrine, face à la
force, à toutes les forces, forces décisionnelles, forces législatives, forces applicatives et
forces éducatives, toutes ces forces venues en force pour prêter main-forte à la société
de force, société de contrôle, toutes sortes de forces devenues, à cause d’un seul homme
muni de deux ou trois grenades, un ou deux pistolets, des femmelettes, oui, forces en
omelette de femmelettes, il fallait donc une force policière pour les omelettes de
femmelettes, et qui pourrait agir en commando en pleine ville, au risque de tuer des
passants, il leur fallait donc une force de l’ombre, une police armée jusqu’aux dents et
ressemblant à une tribu de mercenaires en cavale, pour protéger l’omelette de
femmelettes, pour l’honorer, lui redonner ses lettres de noblesse, la remettre sur le
podium de la démocratie, belle démocratie en effet, démocratie de faibles au pouvoir, et
on le voit encore aujourd’hui, et on se demande comment pourrait se dépatouiller un
Mesrine d’aujourd’hui, un Mesrine moderne, ou plutôt post-moderne, le Un tout seul du
Mesrine face à cette omelette de femmelettes à la dérive, mauvaise dérive populiste et
cocardière, Mesrine dérivait lui, mais pas comme une femmelette populiste et
cocardière, il dérivait dans les villes, il dérivait dans les pays, il dérivait entre les droits
des peuples, il dérivait dans la vie des peuples qui ne veulent plus vivre, lui Mesrine
voulait la vie, il la voulait à perdre haleine, c’est c’est ce que je me disais en marchant
dans les allées du cimetière, il voulait cette vie et la traverser en courant, foncer à mort
tel un tombereau dans la vie des vivants, ou des morts vivants, des vivants en train de
pourrir sur place dans leurs villes, en train de s’asphyxier dans leurs boulots, des vivants
qu’on étouffe dès le plus jeune âge [...] »96

Mesrine, mot-fantôme, nous hante comme “personne”, nous rappelant que nos envies
présentes nous maintiennent en vie : Mesrine, geste aléthique dévoilant notre part-
putain à grand renfort de mots-putains qui pètent. Des corps qui déconnent, comme
Mesrine. Des trou-vailles de sens, des Mesrine en puissance, des dérives d’expériences.

96 Charles Pennequin, pas de tombeau pour mesrine, éd. Al Dante (refusé par P.O.L.), 2008, p. 26-28

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II - Libération équivoque, guerre civile.

« […] les mots ça semble toujours inoffensif, alors qu’il faut


les manipuler avec précaution, certains sont comme des
pétards, certains ont la mèche courte mais la mémoire ouverte,
certains s’enflamment rien qu’en les prononçant, certains font
claquer la conscience […] »
Charles Pennequin, pas de tombeau pour mesrine, p. 25

« La vie est une explosion. La vie est une pensée qui ne peut
naître sans violemment atteindre tout ce qui l'entoure. Tout ce
qui est autour d'une pensée meurt d'un coup. La pensée tue tout
ce qui bouge dans un certain rayon. La pensée est une bombe. »
Charles Pennequin, Comprendre la vie, p. 92

Aborder les poésies de Pennequin et Sidoli revient à aborder la communauté -sa


mise en question- par la violence d’une pensée dynamique faite de mots dynamites. Il
s’agit -pour une bande de poètes- de faire éprouver à une communauté de lecteurs ce
que la langue peut donner (et recevoir) de libération -insensée ?- à (de) la vie. Il s’agit
de s’abandonner à la lecture comme à des corps aimés ou amis. Abandons et dons dans
et par l’action partagée -complice et confiante- : libérations du temps, de l’espace, des
langues. Multiplicités de voix libérées en nous, par eux : les mots, les poèmes, les
poètes. Cette violence libératrice de multiplicités vient de l’affrontement à un
impossible : "mais l'impossible ne peut se faire qu'à condition de s'exposer au possible,
c'est-à-dire au dialogue amical au cours duquel la mort est partagée."97 L'amour ne peut
se faire qu'à condition de s'exposer à l'amitié et au sens commun (le mourir) : partage
(métamorphoses) et passage (transformabilités). Donner corps au partage de la mort,

97 Aïcha Liviana Messina & Andrea Potesta, Le partage du désir, p. 64

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c'est sexer et ses excès. Donner corps au partage du désir, c'est créer et ses secrets.
Donner corps au partage de la vie, c'est s'aimer et ses émeutes98. Nos lectures font partie
de ces expériences vitales qui donnent corps à nos présences complices. Temps du don,
laps de la donation, abandon exorbitant du sens. Croyance en l’impossible partage -
infinie finitude du sensible- et confiance en nos possibles complices -dé-finition du
corps donné à la vie- : communauté du désastre99, sans appartenance et sans savoir,
partage du secret inavouable du désir en corps vivants -vibrants- débordants de création
et de sexe. Insensés. Inventés. Impuretés de nos complicités désœuvrant nos présences
communes : "s'il y a un sens au désœuvrement il est bel et bien dans son impureté, dans
la démesure d'un partage impossible." 100 Détour de la question de l’Un de par son
mouvement désœuvrant et équivoque, le neutre (ne-uter, ni l’un ni l’autre) situe
l’impossibilité du rapport sensé (à soi, à l’autre) :
« […] Neutre serait lʼacte littéraire qui nʼest ni dʼaffirmation ni de négation et (en un
premier temps), libère le sens comme fantôme, hantise, simulacre de sens, comme si le
propre de la littérature était dʼêtre spectrale, non pas hantée dʼelle-même, mais parce
quʼelle porterait ce préalable de tout sens qui serait sa hantise, ou plus facilement parce
quʼelle se réduirait à ne sʼoccuper de rien dʼautre quʼà simuler la réduction de la
réduction. […] le neutre : cela qui porte la différence jusque dans l'indifférence à son
égalité définitive. Le neutre […] reste le surplus inidentifiable. » 101

Acte désœuvrant le sens commun de nos présences par le partage impossible :


chaque lecteur toujours déjà hanté par ce qui donne corps au partage, communauté
spectrale de mots où la vie ne réside d’abord que dans la spectralité inidentifiable de la
langue. Action équivoque où ce qui gît de sens peut encore aller n’importe où :
simulacres de vie, en un spectacle tautologique ou présences vivantes, en une complicité
libératrice. C’est pourquoi, dans le neutre, la différence équivoque fait de nous des
singularités quelconques102 : « Cette différence trace l'épreuve qui n'est pas celle d'une
dissolution, mais d'une indifférenciation. Je ne suis plus qu'indifférence, un homme

98 Formé sur la même base que le verbe émouvoir, l’émeute est une é-motion vive partagée, un
mouvement éclatant violemment, en communauté. Émeutes de corps, de mots, de pensées.
99 Avant d’y revenir plus longuement, citations à l’appui, entendons ce mot explosif, mystérieux et

dangereux comme un désir (même étymologie) détruisant son origine, c’est-à-dire un événement si
violent (une catastrophe) que notre désir de vivre change à jamais nos désirs et notre vie.
100 Aïcha Liviana Messina & Andrea Potesta, Le partage du désir, p. 78

101 Maurice Blanchot, L’ Entretien Infini, p. 448-450

102 Pour plus de détails : Giorgio Agamben, La communauté qui vient, éd. du Seuil, 1990 : les singularités

quelconques y sont décrites comme des singularités pures, c’est-à-dire aimables comme telles.

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quelconque […] Le neutre n'est ainsi pas un état, mais une complète instabilité, celle
d'une foule en fuite, mouvement de transition, épreuve du seuil. »103
Aborder les poésies de Pennequin et Sidoli revient à passer par l’épreuve du
neutre pour arriver à une -utopique ?- complicité désastrale, à un partage impossible de
vies communes, à travers la violence des mots et l’explosivité de la pensée : nuages de
visages, nouages d’un nous, nuées de communautés. Ciels -pages ou écrans- blancs,
bleus, gris ou noirs, mais ciels toujours vides 104 donc opaques ou opalescents, entre
brume ombrée et pénombre brune; terres -corps et pensées- où les présences,
singularités quelconques, se silhouettent plus qu’elles n’apparaissent, la vision étant
compromise par une lumière au mieux blafarde, donnant au jour l’équivoque de la nuit
et rendant le quiproquo entre l’aube et le crépuscule propice à une communauté
tâtonnante de fantômes et à une guerre civile éclatante où la libération devient un
partage toujours nécessaire car impossible... :
« C’est la pénombre et l’équivoque. La poésie éloigne en même temps de la nuit et du
jour. Elle ne peut ni mettre en question ni mettre en action ce monde qui me lie […] La
poésie ouvre la nuit à l’excès du désir […] La poésie révèle un pouvoir de l’inconnu […] »105

« [...] il n’y a rien bien sûr où que le ciel soit quoi que le ciel soit je ne cesse pourtant de
vouloir qu’il y ait encore assez de ciel pour que ma cruauté offense les fantômes qui s’y
tiendraient [...] les vitrines entre lesquelles nous passons en silence sont tout ce qui reste
du ciel à cet instant où la nuit elle-même passe [...] son corps lui-même est tout ce qu’il
reste du ciel perdu [...] » 106

« […] des êtres qui marcheraient dans des rues avec pour visages des trous noirs béants.
béants des visages noir de trou avec une petite rigole de lumière, de part derrière,
comme au cinéma. comme au cinéma des visages en écran à recevoir la lumière d'une
rigole des visages des autres […] maintenant il veut des corps car des visages il n'en
peut plus. partout des visages tous les jours et un écran de terminal. un écran noir de
terminal avec des pixels blancs […] » 107

« […] porte pèse sur ses parois vives ma langue sur le pas de son ciel noir […]» 108

103 Anaël Marion, L'Expérience de la pensée chez Maurice Blanchot,


La ruine de l'écriture comme traversée du neutre, p. 126
104 « […] le ciel, le même ciel, soudain ouvert, noir absolument et vide absolument, révélant […] que rien

est ce qu’il y a, et d’abord rien au-delà. […] » - Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, p. 117 : ce
célèbre extrait d’un fragment titré “(Une scène primitive ?)” sera cité dans son intégralité plus loin, afin
d’y revenir de manière plus longue et précise car il marque le passage critique entre neutre et désastre.
105 Georges Bataille, L’impossible, p. 181, 186, 188

106 Michel Surya, L’impasse, p. 30, 51

107 Tomas Sidoli, TERMINAL, p. 43

108 Michel Surya, Exit, p. 34

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« - - c'était un ciel noir de terminal | un noir transpercé de quelques points lumineux


d'un blanc-gris d'avril | que derridovtich observait de derrière une fenêtre | une fenêtre
qui pour toute transparente qu'elle fût n'en ressemblait pas moins à cet autre écran qu'il
avait devant lui […] » 109

Communauté de citations, pour mieux saisir ce que sera la libération -se défaire
de, dénouer, désœuvrer- équivoque des pensées neutres : pouvoir ne pas faire, choisir
l’impossible pour le partager, refuser le sens pour donner corps au ciel. L’équivoque est
la répétition de l’événement signifiant -événement symbolisé en langue- engendrant une
liberté comme pouvoir d’indifférence (neutre) détournant du réel. L’extrincéité (dehors)
de la consistance imaginaire équivoque du corps peut libérer des présences vivantes.
Multiplicités d’interprétations, en nous : « […] c’est uniquement par l’équivoque que
l’interprétation opère. Il faut qu’il y ait quelque chose dans le signifiant qui résonne.
»110 Autant dire : des mots qui sortent l’impossible partage de la nuit, de l’oubli; des
mots soufflés, exposés publiquement (prostitués) à la violence équivoque du neutre.
Désertions fantasmatiques -complicités- par la part-putain -l’impossible- de nos mots :
« […] on a mis des mots et en tout petit dedans on trouvera le mot putain, dans chacun
des mots on trouvera la putain, et on s’interrogera, nous les putains filles et les putains
gars, car il y a des putains garçons aussi qui lisent, et qui peuvent s’interroger, il y a des
putains de gars qui disent faut faire péter le texte, faut péter dans le cul des mots, mais
en même temps ils s’interrogent, tout comme les filles […] c’est chaud de vivre avec
tous les mots putes qui nous entourent, qui nous plaquent, qui nous roulent, qui nous
pètent, nous foutent, et puis qui nous rendent chèvres, qui rendent chèvres toutes les
petites putes et les putains petits que vous êtes à lire, putains du livre à lire, putains du
livre à vendre et putains du livre à s’enfiler des phrases, putains du livre à se faire
enfler, et enfiler, par-devant comme par derrière, et depuis la naissance, c’est dès la
naissance qu’on s’est fait enfler, c’est dès la naissance qu’on se fait enfiler par les mots,
dès la naissance la conscience nous enfile, dès la naissance on a choisi d’être une
putain, c’est-à-dire de pas savoir lire, dès la naissance on s’est fait prendre par derrière
l’envie, et par devant l’envie nous a pris d’être une putain, une putain dans la vie plus
pute que moi tu meurs. » 111

Justement, tu meurs lorsque la part-putain du mot transpire, souffle du vivant,


fait suinter l’impossible partage. D’abord, la part-putain donne du vent (in-vente : ciel
fantomatique), ensuite, la poésie “désoublie”, libère -équivoque- nos présences
singulières (en corps complices). La matière langagière (et ses images figées) se

109 Tomas Sidoli, rose | neutre, “terminal-|-fiction”


110 Jacques Lacan, Séminaire XXIII, Le Sinthome, éd. AFI, publication libre, p. 11 (séance du 18/11/1975)
111 Charles Pennequin, “Poème à mes petites putains”, publié sur Internet, le “ven, 20/02/2009 - 12:05”,

consultable ici : http://pennequin.rstin.com/node/254 - dernière consultation le 07/04/2010. Ce “poème”


est repris par la suite dans Comprendre la vie, p. 93-98

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vaporise prostitutionnellement 112 dans un souffle singulier, puis se liquéfie dans nos
fantasmes de lecteurs véritables car inconnus et réellement présents, vivants en un
commun désastre. Ainsi “la poésie contemporaine a tiré de l’œuvre de Maurice
Blanchot la confirmation, la vérification vertigineuse de son trouble, de son écart
désastreux, de son ‘jeu insensé d’écrire’ […] Le texte et la pensée de Maurice Blanchot
frappent d’inanité tout poème pour le contraindre à resurgir dans un autre corps. Ils
donnent à la poésie le désir, le désastre, la naissance.”113 La vaporisation neutralise
singulièrement les normes oublieuses des dispositifs (simulacres) de pensée pour laisser
la liquéfaction du geste complice (partages) se corporer toujours autrement, en une
incompréhensible et imprévisible équivoque fantasmatique. Appel politique et accueil
poétique du désastre dans “[…] l’extinction du souffle : seules marques de poésie.”114
Pour que cette “pauvreté” respiratoire de la pensée agonique ne ramène pas
systématiquement le vif du vivant à la survie fantomatique, le geste corporant de la
poésie “aléthique”115 se fait “littéralisation” de la catastrophe116 , révolte, abîmant l’art et
ses dispositifs pensifs. Les corps désastraux ont “pris” la “société” (ses normes, ses
dispositifs) à la lettre, mais à une lettre mortelle (incompréhensible et insensée), une
lettre s’incarnant en mots débordant d’énergies équivoques, des mots fracassants, des
mots en-corps putains, des mots qui pensent en commun :
« […] certains [mots] sont bien plombants pour la société médusée, la société fatiguée
de son progrès, la société de contrôle, la société bloquée, de consommation ou du
spectacle, certains font jour dans cette société abusée, grand jour même, ils opèrent au
grand jour, et ça pète, comme un rien, sans mot dire, au nez et à la barbe de la société, à
la gueule de la police, des pétards qui brûlaient la moustache du pandore, des mots qui
pétaradaient, ou des mots qui flatulaient, des mots comme des pets gras sur la face du
système outragé […] » 117

Libérations équivoques d’une violence complice : mots-fantômes partagés en


corps singuliers, présences vivant la littéralisation désastrale de la pensée, liquéfiant nos

112 Charles Baudelaire, déjà, dans Fusées, basait, notamment, la “vaporisation du moi” (un des principes
fondamentaux de la poésie) sur cet aphorisme (I) : “Qu’est-ce que l’art ? Prostitution.”
113 Jacques Dupin, M’introduire dans ton histoire, p. 127, nous soulignons.

114 Maurice Blanchot, L’Écriture du Désastre, p. 144

115 Rappelons ce que nous comprenons par “poésie aléthique” : sortie soufflée de toute norme, vérité de

l’art comme dévoilement de la vie et désoubli de nos singularités. Langues haletantes.


116 Philippe Lacoue-Labarthe, La poésie comme expérience, p. 77

117 Charles Pennequin, pas de tombeau pour mesrine, éd. Al Dante (refusé par P.O.L.), p. 26-28

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souffles pour une guerre contre l’oubli et les simulacres, contre l’indifférence érigée en
dispositifs. Libérations guerrières : « la guerre civile est le libre jeu des formes-de-
vie118 , le principe de leur coexistence », c’est-à-dire l’en-jeu infini de la répétition
d’événements communs marquant nos présences singulières et réelles, la pénombre
équivoque où les désastres veillent aux rencontres de corps tâtonnants. « La rencontre
d'un corps affecté par la même forme de vie que moi, la communauté, me met en
contact avec ma propre puissance. »119 La guerre civile, c’est le lieu politique par
excellence, c’est la communauté de la violence, c’est la sortie politique du neutre
poétique. L’Armée noire120 y prend part, stratégiquement, en un pas violent (libérations
équivoques). Cette part est celle qui métamorphose la communauté fantomatique
(souffles, voix, citations) de la poésie “aléthique”, en communes complicités, faisant de
nous des corps “désastraux.” En voici un manifeste :
« Nous sommes des chiens.
Nous sommes des chiens. Nous valons rien. Combien le prix du chien. Un chien
vaurien. […] Combien l’ensemble de chiens. Dites un chiffre. Un prix. Même un
nombre. Dites et on verra bien. On fera le tri. Entre les phrases. Le tri des chiens. Entre
les mots dites-nous combien. Combien encore à cracher ici ou ailleurs. Combien
l’animal battu. Combien de chiens en rut. Combien de putes. Combien les putains au
rabais. Dites nous. Comment vous nous comptez. Comment vous faites pour compter la
petite bière. La petite mitraille des peuples. La mauvaise graine. La qui sent pas bon. La
qui pue. La qui se lave rarement. Lave pas ses mots. Ses sentiments. Dégage une sale
odeur. Dans les rues. Les couloirs. Les ascenseurs. Les familles. Toute une portée dis-je.
Toute une sale misère qui nous porte au nez. Le porte-monnaie combien. Combien
donner encore à cette sale engeance. Combien encore dites-nous. Les chiens de basse-
fosse. La misère noire. L’armée. Une armée noire. Des sales gens. Des puants. Des
qu’on voit bien qu’ils ont de mauvaises intentions. Des pauvres rien. […] Il faudrait un
bon coup dans la gueule. Un coup de grisou dans l’âme. Un bon éteignoir dans sa
pensée à cette sale graine. Il lui faudrait un bon coup porté. Et hop. La voilà sur les
chemins. La voilà arpentant la lutte. La voilà dans la déroute. La dérive. Et vive la
dérive. Vive la colère noire. Vive la rage. La rage seule fait la vie. L’impossible
respiration. Car ici on étouffe. Vos lois nous étouffent. Vos lendemains nous étouffent.
Vos pensées et vos actes. Vos saloperies en somme.

118 Introduites comme “unité humaine élémentaire” et “polarisation intime” d’un corps affecté, la “forme-
de-vie” est surtout, pour le TIQQUN (Contributions à la guerre en cours, points 1, 2 et 3, p. 15), dans “le
comment singulier de sa présence, dans l’irréductible événement de son être-en-situation.” (Glose du
point 5, p. 17). Pour le dire en notre langue : la force de pensée qui émeut notre corps, lui donnant vie, est
l’effet d’un excès imaginaire -contact- pour l’humain; symbolisé poétiquement, cet excès nous présente
du vivant en forme. La forme de vie, c’est donc d’abord ce qui altère notre présence, ce qui nous touche.
119 Tiqqun, Introduction à la guerre civile, point 16

120 “Armée noire est une expression du Nord de la France et plus particulièrement du Cambrésis,

signifiant un groupe d'individus louches, des familles de chapardeurs, des gens pas lavés, des reclus de la
société, des pauvres gens qu'on rejette de plus en plus hors de France et d'Europe. La poésie de l'armée
noire parle à ceux-là, mais aussi aux animaux, aux plantes, aux mauvais élèves, aux ignorants... Elle
cause au type de base en général, car tout ce qui se croit au dessus de lui est son ennemi.” - http://
fr.wikipedia.org/wiki/Armée_noire - dernière consultation le 05/01/2011.

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La somme de vos possibilités nous étouffe. »121

L’Armée noire : des guerriers rigolos, de joyeux drilles, chiens de la casse ou de


basse fosse, des putes au rabais, des miséreux, des poètes ratés, des souffreteux…
Métamorphoses des “déchets” de la société normée, mais déchets qui ne veulent pas
étouffer. Déchets voulant respirer, à coup de libérations violentes. L’Armée noire
provoque ainsi des insurrections imaginaires et des guérillas équivoques. Effervescence
des pensées (jouant sur les sons des langues) et incandescence des corps (partageant nos
impossibles). Sens en déliquescences.

1 - Effets neutres et multiplicités tâtonnantes.

Le neutre (son excès fantomatique) a des effets directs sur le corps (indirects sur
le sens) : métamorphoses de ce qui nous hante, silhouettes se dessinant dans le
brouillard du sens, tâtonnements équivoques auprès d’autres corps, quiproquos jouant
de nos communs secrets… Multiplicités d’effets de seuil, passant nos singularités
quelconques de l’impasse du sens aux dépassements corporés. Partage violent de nos
impossibilités en lieux équivoques et utopiques, ciels événementiels nous tombant
dessus comme précipités en émeutes : corps déchus en déchets.

a. La scène du rien : mutations fantomatiques.

Maurice Blanchot a écrit -en 1976- un court texte, à la demande de Philippe


Lacoue-Labarthe. Ce texte qui s’intitulait “Une scène primitive” fut repris dans
L’écriture du désastre -1980- avec un infime changement de titre : “(Une scène
primitive ?)” et une omission d’un mot du texte original : “primitive”. D’après l’analyse
de cette modification minime que Lacoue-Labarthe lui-même a présentée, Blanchot, en
mettant le titre initial entre parenthèses, aurait “mis en parenthèse” son texte entier,

121 Charles Pennequin, Comprendre la vie, p. 39-42

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lequel a été engendré pour mettre en question ce qu’on appelle “scène primitive”. Scène
neutralisée et scène même du neutre mais aussi scène détruisant/désœuvrant sa
primitivité, désir détruisant son origine pulsionnelle, pas désastral (ob-scène) :
« (Une scène primitive ?) Vous qui vivez plus tard, proches d’un cœur qui ne bat plus,
supposez, supposez-le : l’enfant - a-t-il sept ans, huit ans peut-être ? - debout, écartant
le rideau et, à travers la vitre, regardant. Ce qu’il voit, le jardin, les arbres d’hiver, le
mur d’une maison : tandis qu’il voit, sans doute à la manière d’un enfant, son espace de
jeu, il se lasse et lentement regarde en haut vers le ciel ordinaire, avec les nuages, la
lumière grise, le jour terne et sans lointain.
Ce qui se passe ensuite : le ciel, le même ciel, soudain ouvert, noir absolument et vide
absolument, révélant (comme par la vitre brisée) une telle absence que tout s’y est
depuis toujours et à jamais perdu, au point que s’y affirme et s’y dissipe le savoir
vertigineux que rien est ce qu’il y a, et d’abord rien au-delà. L’inattendu de cette scène
(son trait interminable), c’est le sentiment de bonheur qui aussitôt submerge l’enfant, la
joie ravageante dont il ne pourra témoigner que par les larmes, un ruissellement sans
fin de larmes. On croit à un chagrin d’enfant, on cherche à le consoler. Il ne dit rien. Il
vivra désormais dans le secret. Il ne pleurera plus. » 122

Nous, lecteurs, vivons plus tard, auprès de ce qui fut vif. Mais ce “plus
tard” (présent désœuvré) nous permet encore de supposer, d’imaginer, car nous sommes
toujours déjà hanté par ce jeu d’enfant qui, subitement, dans sa fatigue, laisse place à
l’événement poétique, à l’ouverture du ciel (la page) où les identifications se perdent
dans le “rien” insensé (notre impossible nécessaire, i.e. nécessairement partagé).
Fascinés (aux risques du fétiche comme du fascisme) par nos fantômes, nous n’en
faisons consister fantasmatiquement en événements poétiques que par la révélation
(arrivant par le neutre, ici illustré par l’emploi de l’italique) de la puissance maximale
de mutation se trouvant en nous : riens. Destructions des normes et des origines de nos
désirs, pas secret au-delà du seuil de nos ciels. Vitre “brisée” métamorphosant nos
fantômes comme la lettre transforme la page blanche : excès de nos riens tombant,
ruisselant en nos corps. Pluies de fantômes : “larmes” d’enfants, nuages communs
donnant lieu à nos précipités poétiques. Hantés par nos “enfantômes”123 , nous sommes
corporellement submergés par l’impasse secrète du sens. C’est la “condition

122 Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, p. 117


123 Ce néologisme désigne l’enfance comme paradigme de nos fantômes : ceux-ci viennent surtout de là.

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d’impossibilité”124 du désastre. Ce sont aussi les actions politiques (primitives ?) de


sortie du neutre : se lever (“debout”), écarter, regarder, s’émouvoir (“les larmes”). Ce
sont ces actions qui font accéder nos corps à leurs événements poétiques :
insurrections125 imaginaires.

b. L’impasse du sens : silhouettes confuses et excessives.

Publié en 2010 par Michel Surya, L’impasse a pourtant été écrit dans les années
1980, dans un style poétique proche de celui du Professeur de Christian Prigent. Ces
deux textes sont pornographiques et l’un comme l’autre semblent décliner et emporter
frénétiquement une phrase de Georges Bataille : “Je pense comme une fille enlève sa
robe”126 (par Prigent) et “La poésie ouvre la nuit à l’excès du désir”127 (par Surya). Pour
mieux analyser la singularité aléthique du texte de Surya, il nous paraît donc ici
opportun de rappeler nos propositions quant au texte prigentin : envolée philosophique
au sein même de l’emportement poétique, dans Le professeur, la pensée est dérobée par
le mouvement même du corps. ll s’agit ici de saisir l’élan de la pensée comme force du
désir, c’est-à-dire comme “geste”, “expérience” et “conduite” du corps se dénudant en
pensée se dérobant : nudité toujours en excès, corps expulsant sa pensée comme sur-
plus de sa nudité, sur-venue du sens silhouettant la présence nue du corps dé-pensé. La
poésie ouvre ici le corps à l'excès de la pensée touchant au corps, c'est-à-dire au désir.
Mais ce désir ne s'excède pas lui-même. En outre, le “je” prigentin du Professeur, au

124 Expression utilisée notamment par Jacques Derrida, dans Spectres de Marx pour qualifier le mode
d’apparition -de ce qu’il nomme- “hantologique”, s’opposant au transcendantal (condition de possibilité a
priori) de l’ontologique (et du phénoménologique) : venue qui est toujours déjà revenance donc condition
d’impossibilité de son origine, secret partagé : “ce qui nous hante, ce ne sont pas les morts, mais les
gouffres laissés en nous par les secrets des autres” (Derrida, ibid.)
125 D’après le TLFi : le verbe “insurger” est “emprunté au latin insurgere, se lever (pour attaquer); dérivé

de surgere, surgir.” Fondamentalement, l’insurrection consiste donc à se lever contre (quelque chose qui
serait là), se mettre debout -par l’écartement de ce qui bloque, par l’é-motion du corps-.
126 Georges Bataille, Méthode de Méditation, in Œuvres complètes, tome V, Gallimard, 1973.

127 Georges Bataille, L’impossible, p. 186 - Citons en écho : “(...) B. elle-même est la nuit (...)”; “la nuit

comme simple expérience du vide de la poésie”; “La poésie ouvre le vide à l'excès du désir.” (dans
Romans et récits, p. 551, 579, 587 et 590). Pour Bataille, la différence entre nuit et vide, c'est le corps
(expérimentant sa destruction). La nuit est pour lui le corps du vide, et peut-être même le vide incarné. La
poésie ouvre ainsi le corps à son vide : ciel à terre, "ventre ouvert", impossible partagé. L'excès du désir,
c'est le désir se détruisant en s'excédant, autant dire : le désastre. Ainsi, la "violence de la
révolte" (ibidem, p. 491), volte du vide fantomatique, s'incarne poétiquement.

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regard d’"elle" -la jeune fille- identifie deux corps liés par le schème sado-masochiste
du pouvoir sexuel : les corps s'excèdent l'un l'autre dans une pensée philosophique, et
ainsi dans un dispositif de pouvoir prenant la forme du désir. Cela ne fait pas
communauté. L'impossible vide des corps ne peut se partager. Au contraire, dans
L'impasse de Surya, l'ouverture de la nuit à l'excès du désir, c'est-à-dire la sortie du
neutre en désastre, est un secret partagé. La pensée-désir prigentine, elle, passe par le
pouvoir, hantée par les fantômes de la philosophie (le sens). Le Professeur, au final,
nous dérobe l'excès du désir par la neutralisation du pornographique (ce serait un neutre
sans désastre). Le ciel ne peut donc pas tomber à terre (s'incarner). Chez Surya, ce qu'il
reste du ciel, ce sont les corps ouverts à leur vide, c’est-à-dire à leur impuissance, à leur
impasse (de sens) :
« [...] je regarderai alors le désastre que sera ton corps dès lors que je n'en veux plus et
je serai moi-même le désastre d'un corps dont nul ne peut plus vouloir on ne devrait
jamais se toucher ne serait-ce que pour que n'arrive jamais le moment où cesser de se
toucher rend chacun à celui qu'il a l'y abandonne tu m'as dit nous ne sommes que des
bêtes qui craignons le ciel tout en nous n'est que cette crainte mon ventre qui s'ouvre
c'est le ciel qui s'ouvre par en bas les ventres des femmes sont comme autant de ciels
que les hommes voudraient ouvrir pour y disparaître et les queues des hommes sont
comme autant de poings qu'ils dressent absurdement vers les ciels des femmes pour
protester d'une justice qu'elles ne leur rendront pourtant pas [...] il n’y a rien bien sûr où
que le ciel soit quoi que le ciel soit je ne cesse pourtant de vouloir qu’il y ait encore
assez de ciel pour que ma cruauté offense les fantômes qui s’y tiendraient [...] les
vitrines entre lesquelles nous passons en silence sont tout ce qui reste du ciel à cet
instant où la nuit elle-même passe [...] son corps lui-même est tout ce qu’il reste du ciel
perdu devant lequel je me suis agenouillé en mémoire de l'ancien du ciel perdu il n'y a
plus même assez d'anciens ciels perdus pour que s'agenouiller devant quelque corps que
ce fût ne soit pas vain ne soit pas impuissant soit sans pouvoir rien [...] »128

Impasse du sens et impouvoir face à la puissance désœuvrante du ciel (la page,


l'écran) : nous, abandonnés à nos fantômes; et pourtant, par les corps se touchant,
mettant en contact leur nuit respective, l'excès du désir donne vie à une communauté du
désastre. Les poses de ces corps touchant leur vide comme -celui des autres-
silhouettent des actions et des situations : "toi debout moi à genoux" (p. 5). Insurrection
du ventre ouvert appelant à celle du sexe de l'homme, en prière. Silhouettes s'excédant,
comme le texte déborde de chaque page en nous, comme les points de suspension
finaux (aussi chers à Bataille) achoppent à nos secrets (il en va aussi ainsi de la neige

128 Michel Surya, L’impasse, p. 28-30, 51-52

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sur les écrans -ou fenêtres- et des boutons sur nos corps -ou claviers-). Mais l'impasse
du sens, ce sont aussi des silhouettes plus confuses, se chassant l'une l'autre en une valse
spectrale, communauté fantomatique nous hantant. Chez Charles Pennequin, dans Mon
Binôme par exemple, cela se presse et agit, s'agite et se tasse, à corps perdus :
« j’ai bien connu annabel, tu l’as même pas connue, annabel mogette elle habitait pas
loin, et son mari aussi, elle avait pas de mari, t’as rien connu, [...] j’ai rien connu que
cette femme, et son mari, tous les maris d’annabel, elle avait pas de mari, son mec il
faisait des balades, il en fait encore, n’importe quoi, on le voit revenir de la plage, ou
c’est la grève, il déambule tout le long, il est marchand de poisson, ha ha ha, t’as rien
connu, tu ne sais rien du mari d’annabel mogette, sa mère aussi je l’ai connue, tu l’as
même pas connue, je l’ai juste vu à la télé, quand elle est morte, ha ha ha, elle est même
pas morte, elle parlait des morts dans la télé, mais elle elle est juste vieille, elle est
même pas si vieille, tu dis que des conneries, quel âge elle a, elle parle qu’à des vieux,
fais pas le malin, c’est toi qui fais le malin, [...] on parle des morts, et c’est elle qu’on
accuse, et on l’accuse à tort, et moi je dis qu’on a raison, on a raison de l’accuser à tort,
moi je dis pas pareil, on a raison d’avoir tort, ça nous regarde pas, les gens ont toujours
envie d’enterrer le voisin, c’est dans la france, en france on enterre le voisin, on le
dénonce à tour de bras, c’est connu, le goût français, moi j’ai bien connu cette femme,
et sa maman, et son papa, n’importe quoi, elle avait pas de papa, elle parlait tout le
temps de son papa, même que le dimanche elle attendait après sa soeur, laquelle de
soeur, elle en avait au moins deux connues, l’une d’elles l’emmenait voir son vieux
père, tu ne sais rien des soeurs et du vieux père, et j’ai bien connu aussi ses maris, et
tous ses chats, quand je couchais avec elle, je respirais tous les poils, elle en avait plein
la bouche aussi, des chats puis des maris, t’as respiré aucun poil, elle parlait tout le
temps de son sexe, tu connais rien du sexe, je la mangeais doucement, elle t’a bouffé
tout cru, je tétais ses seins blancs, elle utilisait le mot goûtu, t’as pas connu annabel
mogette, tu confonds tout, goûtu c’était pas elle, c’est pas dans son jargon, ni dans celui
de sa mère, sa mère c’est plutôt tremblements, et toi c’est alzheimer, [...] » 129

Le livre de Pennequin commence ainsi : par une conversation particulièrement


équivoque. La contradiction se trouve ici l'opérateur de conversation désoeuvrante,
entre deux présences se corporant par la mémoire et s'évidant par l'oubli. Ainsi, parmi
tous les fantômes que "mon binôme" convoque, seuls certains prennent corps, les autres
restant à l'état de simples silhouettes, aperçues dans la pénombre de l'image et dans
l'équivoque de la phrase... En outre, au sein des fantômes tombés en corps, seuls ceux
qui sont -par l'oubli et sa contradiction- confrontés à leur vide font de la communauté.
Cela nous amène à distinguer dans cet extrait trois sortes d'apparitions : les silhouettes
spectrales, les fantômes corporés en fantasmes, et, la communauté des corps en actions,
sortant du neutre. D’abord, un triptyque : les vieux, les morts, les gens (dont le "voisin",
type même du citoyen), silhouettes hantant tout lecteur des textes de Pennequin,

129 Charles Pennequin, Mon binôme, p. 9-12

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silhouettes confuses tendant à systématiquement boucher le vide des trous que font les
mots. Ensuite : les présences de la famille (la mère qui parle à la télé -écran : ciel-, les
soeurs et le vieux père) font corps, s'agitent en fantasmes, mais sans pour autant s'ouvrir
au vide par l'excès du désir. Ces fantômes-là ne s'excèdent que rarement. Enfin : annabel
mogette, ses chats et ses maris, communauté agissante. Annabel jetant des mots avec
elle (mogette = mot-jette), jetant sa contra-diction; corps de femme parlant, habitant,
baisant; mais corps ouvert à l'incohérence de ses paroles, corps béant par sa bouche,
bouche pleine de son vide s'excédant en désirs : mec, maris, chats, poils, paroles, et
finalement le mot jeté, au-delà du neutre contradictoire. Le mot "goûtu" à entendre
comme "goût-tu", goût de l'autre, goût commun, goût qui résiste à la neutralisation par
l'oubli ("toi c'est alzheimer"). Les chats amènent le sexuel (les poils, la chatte) et les
maris (le "mec" par exemple, un mari parmi d'autres) amènent le politique (balades,
grève, vente de poisson). C'est ainsi qu'annabel ses chats et ses maris font (et fondent)
une impasse commune.

c. Squats de la pénombre et clowns inter-loqués.

Dans Mon binôme, beaucoup plus loin dans le livre que l’extrait précédent, nous
trouvons explicité le rapport entre communauté fantomatique, politique des corps et
multiplicités désastrales. La sortie politique du neutre se joue ici par le rire et la fuite :
deux modes d’ouverture du dire au taire, du spectacle (et ses normes) à l’obscène (et ses
déchets), des clowns clônés aux loques interloquées :
« [...] c’est quoi ce cirque elle dit, qui m’a foutu un bazar pareil, tu fais comment ta vie
là-dedans, ta vie c’est le cirque ambulant, c’est l’ambulant qui se fout de la charité
qu’elle dit, elle mélange tout, c’est l’ambulant qui mélange tout, car il est pas loyal, il
ressemble pas à un monsieur loyal, il veut s’enfuir du cirque, sinon monsieur loyal
sortira les pieds devant, va donc te trouver un autre clown elle dit, et va donc faire ta vie
avec, va donc te refaire me dit le clown, t’as misé le mauvais cheval, va voir son
numéro à l’autre, c’est un autre clown, va donc voir là-bas si le clown y est pas, [...] elle
veut que je monte sur son cheval, que je lui grimpe dessus, je travaille mon grimper, je
lui fais à dada, à dada sur le cheval, mais clown me dit de me taire, car il est fatigué, il
ne faut plus parler, faut regarder son numéro, [...] et plus de à dada qu’il dit, et que le
clown soit comme la loque, s’il vient à moi, il faudra écouter la loque me dire de me
taire, si je viens à lui, et à la loque, et si je me tais pas, si je pose mille questions, clown
sera comme la loque, puis il rira, il dira si tu viens t’acceptes de voir la loque, je lui dit
que j’accepte, ça me fait très plaisir de voir une loque, et je suis très content je dis,
clown lui n’est pas content, il s’interroge, mais moi ne pose pas de questions, parce que

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c’est le spectacle, il faut parler dans le spectacle, alors que moi je pose que des
questions, clown demande qui veut de la loque, mais moi je n’ai pas le droit de parler,
c’est clown qui parle, je veux bien voir la loque je dis, je touche le clown, ses mains
sont devant la loque, il la protège, il veut interdire sa loque à mes doigts, clown me dit
je n’ai de désir que pour la loque, pas pour celui qui a le désir de clown, c’est du désir
de loque dit clown, clown parle, clown rit, il rit quand je lui parle, je lui dis que je veux
bien vivre, je veux bien rester auprès d’une loque, ça le fait rire, moi aussi je ris, je dis
que je veux bien faire ma vie avec la loque, clown rit encore plus fort, il dit qu’il va
partir très loin, [...] car clown n’a plus de désir, il est comme la loque, et il se demande
comment feraient les autres sans loque, ils se réfugient tous dedans, mais moi je suis pas
un réfugié, je suis pas dans sa bande de réfugiés qui partent le jour de mon anniversaire,
clown sait de quoi il parle, comment ça se passe dans la politique, il faut que je signe
ses papiers, il faut que les papiers politiques parcourent le monde avec la bande de
réfugiés qui partent le jour de mon anniversaire, clown a bien des désirs, mais c’est des
désirs de politique, c’est bon pour le spectacle, pour faire parler ceux qui font toujours
la même chose, [...] les gens qui font de la politique ne posent pas de problèmes, clown
dit qu’on serait mal si on était dans la question, et il embrasse tout le monde, c’est des
embrassades avec les réfugiés, et ceux qui pourraient signer les papiers politiques, moi
je n’embrasse pas un clown, [...] car je suis ni un réfugié et ni un clown, et ni un
politique, je suis une loque, mais je ne fais pas rire comme le clown, c’est clown qui
doit faire rire aux dépens de la loque, clown met son doigt devant ma bouche, on ne doit
pas parler en présence de la loque, même si j’en suis une, car ce que j’ai à dire n’existe
pas, [...] »130

S’enfuir du cirque, ce “dedans” spectaculaire : voilà ce qu’elle -la loque- veut.


La loque rit et fuit les gens, les clowns, les réfugiés insérés. La loque désire déserter. La
loque s’excède. A l’opposé, les clowns cherchent le pouvoir, dans le spectacle. Le clown
n’existe que par le regard, mais il nous hante comme ce qui nous fait voir le rire. Les
clowns clônés sont les fantômes de nos rires. Parfois, nos rires s’y réfugient. Les clowns
nous font rire mais d’un rire répétitif, d’un rire qui ne peut pas s’excéder. Les clowns
empêchent la fuite du rire, la désertion par le désir destructif. Les clowns sont lourds,
pèsent en nous, ils ont le poids humoristique du neutre : ni vivants ni morts. Les clowns,
c’est aussi la parole incessante. Mais, quand nous faisons entrer en contact les clowns
avec nos corps, nous ouvrons ces derniers en tant que loques : nous interloquons les
clowns. Il faut toucher aux clowns pour devenir les présences vivantes de nos corps
désastraux, c’est-à-dire une communauté de loques. Pour devenir en nos loques
communes, il nous faut en passer par le rire des clowns, il nous faut passer par, traverser
du clown. Il nous faut tâter du clown. Dit autrement : performer du clown, faire excéder
le rire par le désir, sortir du cirque. Déchirer les “papiers politiques”. Nous pouvons

130 Charles Pennequin, Mon binôme, p. 113-117

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imaginer plusieurs figures, plusieurs aspects à nos loques : larrons (bandits, voleurs),
lurons (hardis, gais, délurés), clampins (paresseux, fainéants)… En effet, les loques, en
tant que corps abîmés, présences usées, désirs épuisés par leur excès, sont un peu de
tout ça à la fois. Des déchets aussi, des ratés du rire, des poètes du pire.
La poésie de Pennequin oscille entre ce rire clownesque (jouant sur les mots et
leurs sons, jouant sur la répétition à travers les expressions connues, jouant sur la bêtise
apparente de l’équivoque) et le rire de la loque, rire excessif des présences en fuites :
vitesse impressionnante dans les sorties des impasses communes du sens (des
juxtapositions jaillissent de joyeuses trouvailles), phrases piégeant la lecture dans la
liquéfaction du souffle (ce qui nous hante ne nous donne vie que par coulées),
destruction des langues politiques par une langue équivoque (libération par rapport au
pouvoir). Communauté de loques, l’Armée noire creuse la pénombre géographique à la
recherche de lieux de vie : elle troue le cirque sociétal, elle troue la ville, elle troue la
politique (ce qui organise la polis). Les loques vivent d’interstices, elles donnent corps
vivants aux fantômes, mais seulement dans les “limbes” des Etats, dans les “banlieues”
des cités, à travers les déserts de la civilisation. Il s’agirait d’“habiter le rien”131 :
« La ville est un trou, et les habitants n’ont pas d’avis. Mais ça respire toujours. Et les
habitants pensent quoi. Et tout le monde pense aussi quoi. Quoi pense dans tout le
monde. Tout le monde s’agite. Tout le monde s’éparpille [...] La ville est un trou, et ses
pensées avec. Ses petites pensées de mirliton. Ses petites pensées qui vont dedans et
avec un couvercle. Il faut toujours être démoli. Toujours sembler être le démoli terrien.
Le démoli de toute terre. Tous les jours il semble qu’on a son équivalent de terreau dans
la main, ou dans l’os. C’est dans l’os de la main qu’on a son équivalent en mort, en
mort terrien de terreau, et de tais-toi donc. Va donc te taire en toi. Tu es terrier et tu te
terres dans un trou. [...] Hier déjà le voisin détruisait tout [...] Et on nous a dit de vivre
en plein milieu. Et le voisin a dit : allez vous faire foutre. Oui monsieur. Mon existence
est un squat. Oui monsieur. Défense d’entrer veut dire : je m’enterre. Oui monsieur. Je
suis entré veut dire : j’enterre. C’est tout. Je m’enterre dans tout. Et c’est pas une vie.
C’est pas une vie de s’enterrer dans tout. Une vie à entériner l’existence. C’est ça que
tout voisin devrait dire. Il dit : je m’entérine ici. J’existe. Je suis propriétaire. Propriété
égale je prie pour exister. Propriété j’enterre. Je prie pour être. Propriété égale la ville
est un trou et ses habitants foncent dedans. [...] Nous avons les moyens de vous faire
exister. // La vie est un trou du cul et vous mourrez à prix coûtant. Et le voisin lit Cioran
à sa voisine. Et Cioran dit quoi. Il dit je suis un tas avec du rien dedans. [...] La vie est
un trou et nous avons les moyens de vous faire exister. » 132

131 Cette fameuse formule est le titre d’un article de Jean-Paul Dollé, philosophe de l’espace, en écho à un
livre révélant à quel point les logiques géographiques des états capitalistes créent de l’inhabitable : Le
Territoire du rien. L’article est consultable sur Internet ici : http://www.lemonde.fr/idees/article/
2005/12/13/habiter-le-rien-par-jean-paul-dolle_720651_3232.html - dernière consultation le 26/02/2011
132 Charles Pennequin, La ville est un trou, p. 14-18

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La ville, espace du corps organisé par le politique (l’artistique), dispositifs


d’habitats où certains s’agitent en dedans, se terrent, s’enterrent dans leur mêmeté, hanté
par la propriété et la civilité. D’autres, heureusement, font respirer les trous, ce sont des
corps qui, se vidant (loques), coulent en démolition terrestre (du kénotique à
l’aléthique), des corps qui taisent leurs têtes de déterrés. Sortant à tâtons de la pénombre
de leurs terriers (neutre), les loques squattent leur existence en vies communes
(désastre). Alors que les gens passent leur existence à entériner leur être, leur propriété,
leur société, les loques habitent le rien sorti de la trouée vide qu’est leur corps : terrien,
t’es rien ! Les larrons, les lurons, les clampins de l’Armée noire ne se pressent pas,
comme les gens qui s’entassent à la va-vite, dans la ville, sans la vie. Ces poètes-loques
(comme Cioran en son temps) tâtonnent dans les interstices, désertent et dérivent,
jusqu’à ce qu’enfin, peut-être, ils trouvent des trous obscènes (comme un “trou du cul”)
où vivre, tranquillement, vivre en riens tombant hors. de nous.

2 - Coagulations, localisations, opacifications.

Le neutre s’affecte effectivement -par les excès de ce qui nous hante- en


fantasmes débordants corporellement. Mais le rapport des coulées de vides (trouées) au
neutre indifférenciant (désœuvrements), espèce de guerre d’espace entre les effets de
seuil et les épreuves utopiques, crée des coagulations de sens, des localisations de
communautés, des opacifications de ciels. L’Armée noire brouille la poésie avec elle-
même, avec l’art, avec la pensée. Mais elle embrouille avant tout les langues politiques.
Insurrections des mots. “Polièmes”133 de loques libres. Équivoques explosives.

133Néologisme forgé par Michel Surya, dans le titre de son livre consacré à la poésie de Bernard Noël -
poète de l’espace, du corps, du vide- : contraction de la polis et de la poiesis : poèmes politiques.

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a. Ca tâte, ça tape et ça tapote : “hantouches”134 fantoches.

Le papier est surtout, pour Tomas Sidoli, un support de lecture : il lit beaucoup
de livres. En revanche, il écrit peu au stylo et ne publie que sur l’internet. Il y a ainsi un
rapport à la page qui, du papier lu, passe par le corps pour aboutir, par les mains qui
tâte, tape, tapote des claviers, à l’écran. Ces écrans qu’il appelle “terminaux”, ce sont
ses ciels, là où s’inscrivent ses fantômes, là où ce qu’il a lu et vécu se trouve transformé
à fleurs de peau, en écritures. Les rapports du virtuel au réel y sont donc étroits, rapides,
incessants. C’est ce rapport au virtuel qui change les débords poétiques car ce qui s’écrit
se fait plus coulant, emportant plus facilement le neutre dans des corps de lecteurs, par
les excès fantasmatiques. Ainsi, nos ciels s’opacifient, nos fantômes s’agglutinent -
coalescents- plus facilement, le sens étant -déliquescent- noyé puis “insularisé” (localisé
par les sorties politiques de nos corps désastraux). À ce propos, Régine Detambel
écrit 135 : “J’écris à l’écran, je n’ai plus besoin de toucher pour sentir, j’effleure
seulement. Mon écrit est de la graine de traces. Il est eau. L’écriture aujourd’hui,
moderne poétique de la peau, n’écorche plus le papier […] Elle dit qu’il n’est plus
nécessaire de faire saigner la peau pour que l’écriture suinte vive, elle procède
virtuellement, elle s’inscrit à l’écran liquide. / L’écriture est bain.” Dans quelques-un, il
y a un texte qui parle explicitement de ça tout en le faisant sentir corporellement au
lecteur, ce dernier comprenant ainsi -complice- les débords de ses désirs par
l’opacification des images poétiques, comme si se créait ici une communauté fluide :

« à présent nous sommes dans un café. on est dans un café à accès wi-fi et ça tape. ça
tape du clavier de tous les côtés, et les gens qui tapent du clavier le font de la même
manière que naguère d'autres tapaient le carton, qui n'était bien sûr pas du carton à la
lettre, mais bien littéralement des cartes. certains diraient qu'il serait plus judicieux de
dire jadis, mais peut-être se trompent-ils a priori.

donc ça tape du clavier


dans ce café comme on
tapait les cartes et ça
boit tout en tapant aussi
mais plus du rouge, non,
ça doit boire du café

134 Quand ce qui hante nous touche, quand les fantômes se coulent en corps de loques, quand les poètes
fantoches entrent en communes politiques, nous parlons de “hantouches” aléthiques.
135 Régine detambel, Petit éloge de la peau, p. 105

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un peu follet aux noms


farfelus de tall latte to go
etc...

donc à présent nous sommes dans un café et les gens tapent du clavier et leurs visages,
de leurs écrans illuminés, pourraient se faire prendre pour des créations caravagesques
si ce n'était pour leurs bouches bien fermées et non bées. mais encore une fois, tout cela
n'importe guère à ce racontage journalier à partir de demain. ça n'a que peu
d'importance les visages, au fond. ce qui est important c'est qu'on est dans un café, et
que quelques personnes sont dans des endroits différents, dans des cuisines peut-être,
dans des lits, dans des bureaux, dans des trains, dans des chiottes, et que ça tape quand
même tout ensemble. là aussi, que des gens tapent du clavier est une bonne indication
d'où nous ne sommes pas et on ne saurait dire quelle saison héberge tous ces
clapotements.

mais un peu plus loin


sur la place où mène
la rue où le café est
situé deux vieilles
dans un camion et
l'odeur de marrons
grillés »136

Sidoli opacifie poétiquement les situations politiques (lieu public, nouveau jeu
commun, solitudes complices) d’écriture : autour du “ça tape” énigmatique et
fantomatique (cette manière d’écrire nous hante), il fait varier les équivoques
fantasmatiques jusqu’à faire déborder le désir et nous toucher. Changements incessants
de sujets (grammaticaux et philosophiques), d’instances narratives (et syntaxiques);
jeux de mots plurilingues et refus de majuscules; mise en page kénotique (hachant le
sens) et écoulements des fantasmes l’un dans l’autre (du café où ça tape-joue-boit aux
visages virtualisés par les écrans-ciels). Ces “hantouches” (“ça tape” nous hante
poétiquement et nous touche politiquement) silhouettent -dessinent- des communautés
fantoches, c’est-à-dire localisées par opacifications et non par constructions.
Complicités fantoches car complicités menées par l’excès du désir : nous sommes
touchés par cette poésie politique comme des marionnettes manipulées par une peau
invisible. Le “ça” fantomatique (inconscient) et violent nous fait traverser le neutre par
des conduits où nos fluides communs -opacifiant les images- forment des mares de
corps ouverts en des lieux politiques. En outre, cette localisation permet de situer là où -
ne nous y trouvant pas- la réserve d’excès, le trésor de débords, peut nous remettre en

136 Tomas Sidoli, quelques-un, p. 62

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déliquescence chaotique. Dans le texte de Sidoli, c’est “un peu plus loin/sur la place”,
une odeur précise, c’est-à-dire quelque chose qui se répand autrement que par
écoulement… Cet ailleurs utopique (pour notre communauté fantoche) permet de rendre
vivace le devenir de nos formes de vie d’ici.

b. “Overwriting” et guerre civile : coalescence, déliquescence.

La conduite coalescente des corps ouverts à l’excès de leur désir porte un nom,
ironiquement “tendance” : l’overwriting. Cette conduite de la communauté de fantômes
à une communauté complice de fantasmes en corps désastraux est un “protocole”, c’est-
à-dire un collage premier, un montage principiel, un registre à suivre. L’overwriting -
littéralement “surécriture”- se tient donc comme la coalescence originelle de l’excès en
nous : ce que les langues créées peuvent délimiter (border) comme poésie commune et
fluidifier (déborder) en corps complices. Coalescences poétiques de l’excès érotique
(opacifiant) et déliquescences politiques du débord guerrier (localisant) :

« Protocole
Brugger & Antoine Boute
aka Comité de la fête de la grande explosion pornolettriste

Pour les éditions Brugger, Bertrand Pérignon et Jérôme Poloczek ont proposé un thème
théorique de base : l’overwriting.

L’overwriting est
une surécriture narrative qui se révèle par le débordement et l’excès appliqués à un ou
tous les signes constitutifs d’un texte : la ponctuation, le blanc, la lettre, le mot, la
phrase, la ligne, le style, la typographie, etc.

Les stratégies de l’overwriting peuvent être


le recouvrement, l’effacement, la permutation, la citation, la répétition, la rupture, etc.

L’overwriting se déploie dans la sphère narrative


mais sa finalité première est de tendre à produire un effet sur le corps du lecteur, pour
que chaque lecture par chaque lecteur devienne un accomplissement

[…] » 137

137 Revue Overwriting, n°1, p. 5

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La sphère narrative, ce sont nos fantasmes. L’accomplissement, c’est la


libération équivoque des formes de vie. C’est la poésie du désastre. Quant au “comité de
la fête de la grande explosion pornolettriste”, c’est une communauté fantoche visant à
une violence langagière sortant politiquement la poésie du neutre narratif. Les stratégies
de l’overwriting se déploient en dérive politique du lieu poétique (langues excessives
dérivant en corps fluides). Antoine Boute, poète belge se trouvant parmi les initiateurs
du projet d’overwriting et parmi les principaux animateurs de l’Armée noire, use
d’images violentes (opacifiantes) et d’une syntaxe explosée par la sphère narrative des
mots (localisés en simultanéité), en diverses utopies libératrices (guerrières). En voici
une illustration, conservée dans son intégralité, pour en garder le rythme coagulant :

« Dans mon nouveau film, le tout nouveau film que je suis occupé à tourner juste là
maintenant au moment où j'écris, t'as un mec qui est assis à une table sur une terrasse
dans un jardin au soleil, et là ça devient très intello parce que le mec se dit : « je vais
écrire de la philosophie ». Le mec se met à faire de la philosophie, et là, c'est là que ça
devient vachement intello parce que le mec se dit, après ça : « il faut bien que je
philosophe sur quelque chose, je vais philosopher sur l'écriture. » Et hop là on voit le
mec se dire : « je vais essayer de déterminer par quelles techniques l'écriture touche aux
corps ». Et là ce qui se passe c'est qu'on se rend compte que un peu plus loin sur la
terrasse il y a une fille qui dormait, et qui se réveille pile un peu après cet événement-là
et qui dit : « bon ça y est on se suicide ? ». Le mec répond : « OK, mais d'abord faut
encore qu'on fucke et qu'on écrive un truc sur par quelles techniques l'écriture touche
aux corps » - « on n'a qu'à faire tout en même temps » répond la fille, et hop sans
transition, là maintenant ici au moment où j'écris t'as le mec et la fille qui sont en train
de baiser sur la terrasse, et ce que j'ai pas dit à l'équipe technique du film, c'est qu'en fait
les deux acteurs qui jouent au mec et à la fille en train de baiser sur une terrasse ce sont
de dangereux kamikazes du groupuscule nommé « Mesrine éditions », et ce qu'il y a
c'est que pendant que cette scène sera projetée dans la salle de cinéma, il y aura
toujours, à chaque représentation, une personne, placée par moi dans la salle, qui dira :
« mais je connais ce type et cette fille, ce sont des membres du groupuscule éditions
Mesrine, ce sont de dangereux kamikazes ! » … Mais soit, retournons au film, puisque
pile là maintenant à ce moment-ci blam dans le film on voit (et en fait c'est ce qui est en
train de se passer en vrai là juste devant moi) les deux acteurs qui étaient occupés à
fucker et de en même temps réfléchir sur la question du rapport technique de l’écriture
au corps, arrêter de fucker, et se diriger tranquillement, comme ça, en plein tournage du
film, alors que c'était pas du tout prévu et complètement à poil, vers leurs sacs posés un
peu plus loin, en tirer des mitraillettes et hop gueuler sur l'équipe technique : « nous
sommes de dangereux kamikazes, nous sommes des membres du groupuscule Mesrine
éditions, restez où vous êtes, continuez à tourner le film et suivez nos instructions ».

Alors là ce qui se passe c'est que tout à coup les deux se tournent (toujours
complètement à poil) vers la caméra et s'adressent, à travers la caméra, au public de la
salle de cinéma où ledit film sera projeté en lui disant : « attention, à l'heure qu'il est des
membres de notre groupuscule sont dans la salle de cinéma dans laquelle est projeté ce
film en ce moment, suivez leurs instructions si vous tenez à votre hygiène corporelle ».
Brrr !

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- Aurélien Marion - 2009-2011 - - Mémoire - Poésie du Désastre -

Bon en ce moment ce qui se passe c'est que ça devient en fait vachement plausible que
les choses se passent vraiment comme ça, qu'il y ait vraiment des membres de ce
groupuscule qui prennent le pouvoir sur la fabrication de ce film, puisque pour du tout
tout vrai là en ce moment ils sont vraiment en train de prendre le pouvoir sur l'équipe du
film, et sur moi aussi d'ailleurs puisque là en ce moment j'écris mais en fait j'ai été
bâillonné par la fille en question, et là elle m'explique qu'à partir de maintenant c'est elle
qui décide ce que j'écris dans mon cahier de directeur du film en question. Et donc ce
qui se passe c'est que ces dangereux kamikazes nous expliquent que ce qu'ils veulent
c'est fournir ce film à Mesrine éditions (qui est en fait un groupuscule de kamikazes très
très dangereux), que Mesrine éditions s'occupera après ça de diffuser ce film dans les
salles de cinéma pendant que eux, les kamikazes en question, infiltreraient la salle dans
laquelle le film se jouera, et prendraient en otage les gens du public. Et donc là ce qu'ils
expliquent c'est que ce qui devrait se passer c'est que dans la salle de cinéma hop les
lumières s'allumeraient et t'as des kamikazes qui rentreraient dans la salle, qui
prendraient le pouvoir grâce aux armes qu'ils auraient sur eux et qui diraient : « haut les
mains, vous êtes tombés entre les mains du groupuscule Mesrine éditions, nous allons
vous obliger, par la force, à écrire un livre sur cette grande question philosophique
qu'est le rapport technique que l'écriture entretient avec le corps ».

Bon maintenant ça se corse encore plus, puisqu’il y a un truc qui se passe ici, qui est
que en ce moment on est obligés de fermer tous les guillemets et d’arrêter le tournage
du film, parce que t’as le big big boss, le big chef de guerre du groupuscule Mesrine
éditions qui vient d’arriver, (entre parenthèses il a l’air mort défoncé), et qui m’explique
que je dois noter que ce qui se passe, c’est que mon film et toute son équipe ont été
détournés par ce groupuscule terroriste en question pour servir de terrain expérimental
pour l’utilisation de superbes machines terroristes-lettristes qu’il vient de se procurer
sur le marché noir pour résoudre magistralement cette grande question philosophique
qu’est le rapport technique que l’écriture entretient avec le corps. Et en fait là
maintenant t’as ce grand chef (qui a en fait l’air d’un dangereux kamikaze lettriste mort
défoncé) qui explique qu’il vient d’avoir eu une bonne idée (et d’ailleurs là on voit qu’il
a un truc noir dans la bouche) : « j’ai une bonne idée pour transformer une politique de
la peur en une politique de la jouissance musclée » dit-il, et donc (et là il me dit de
marquer ici un grand DONC au goudron), DONC il faut absolument que les gens de la
salle où sera projeté le film en question soient chacun pris en charge par une machine, et
la spécificité de cette machine ce serait qu’on serait assis dessus comme sur une moto,
les bras portés de façon à pouvoir faire du lettrisme sur un clavier, lettrisme qui sera
injecté dans une autre partie de la machine, laquelle transformera instantanément ce
lettrisme en stimulus pour toutes les parties érogènes du corps installé sur la machine.
Le mec est mort défoncé mais là je finis par comprendre le principe, qui est qu’il
s’agirait en somme d’écrire à même les zones érogènes de son propre corps, mais par le
biais d’un dispositif qui transformera le lettrisme produit au clavier en stimuli
provoqués par la machine.

Le chef continue encore d’expliquer ça dans les détails, et là je dois dire que ça a l’air
d’être vachement bien, vachement performant comme machine, puis les autres membres
du groupuscule lui demandent (très justement) : oui mais comment vont-ils tenir le coup
sur la longueur, s’ils se font exciter sexuellement parlant par leur propre écriture
pendant tout ce long temps ? – le chef répond : « nous allons les booster
scientifiquement pour que leur extase lettriste dure plus ou moins 36 heures d’affilée. »
- « 36 heures ?! mais c’est de la folie ! Ca ne marchera jamais ! » - « 36 heures ?!!, mais
nos derniers kamikazes lettristes ont explosé après seulement 3 heures de fucking
lettrisme international, et il y avait déjà de la viande à 50 mètres à la ronde, alors quel
sera la violence de l’impact après 36 heures !? »

Hop là le chef répond que ça c’était l’ancien modèle de machine-bomb-typing, que

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- Aurélien Marion - 2009-2011 - - Mémoire - Poésie du Désastre -

maintenant les bombes lettristes sont devenues beaucoup plus performantes, puisqu’en
démultipliant la qualité de contact des stimuli érotiques et la justesse de leur interaction
avec le lettrisme, hé bien on obtient plus d’énergie corporelle et donc plus de puissance
pour la bombe en question. Et donc là ce qui se passe c’est que tout le monde est
sommé de se mettre au boulot, (et donc moi aussi), pour monter et faire circuler le plus
rapidement possible dans les salles de cinéma ce petit morceau de film qu’on a eu le
temps de tourner avant que le groupuscule kamikaze ne prenne le contrôle de
l’opération.

Alors ce qui se passe c’est que moi, ici, donc celui qui a été pris en otage par ce
dangereux groupuscule, hé bien on me somme de m’occuper aussi de gérer le boostage
scientifique qui devra permettre que les corps des futurs otages de la salle de cinéma
tiennent le coup. Bien sûr je leur parle du « fucking rail international » découvert à
l’occasion d’un film précédent, et qui est un mélange de cocaïne, de sperme séché de
jeune beau adolescent et de sablé hyper-iodé, et là ça m’étonne je dois dire parce qu’ils
ne connaissaient pas, mais en tout cas ils ont l’air pas mal enthousiastes, et je les
comprends.

Hop hop hop les mois passent et le film est ficelé, bouclé, produit, distribué, et hop là
on m’a emmené (toujours complètement bâillonné et ligoté dans la salle d’un des
cinémas où le film est projeté en ce moment et on me demande de noter que, si je tiens
à ma vie et à réaliser encore d’autres films dans le futur il faut que je reste discret, que
les gens dans la salle ne remarquent pas que je suis en fait ligoté sur mon siège et
bâillonné. Et donc je reste discret et je note que l’équipe du film s’installe également
dans la salle, et commence à filmer les gens dans la salle, qui se demandent évidemment
pourquoi ils sont filmés. Paf le film commence, on voit le mec en question assis à sa
table au soleil sur une terrasse occupé à philosopher sur la question du rapport
technique qu’entretient l’écriture avec le corps, puis la fille en question se réveille,
propose de se suicider, hop ils fuckent en philosophant puis prennent le pouvoir comme
prévu, hop le film devient noir, les lumières de la salle s’allument et les kamikazes de
Mesrine éditions font leur entrée dans la salle.

Bon là je dois dire qu’en ce moment c’est un peu chaotique, puisque ce qui se passe
c’est qu’on a tous été transférés dans un grand hangar, comme dans les films, et que les
membres du groupuscule kamikaze lettriste s’occupent de piéger des voitures
préalablement volées en y installant ces bombes humaines que sont ces machines-
bombes-lettristes auxquelles se trouvent greffés chaque fois un spectateur ou une
spectatrice de la salle du film en question. Bon maintenant ça y est le chef de Mesrine
éditions arrive, toujours complètement défoncé, soutenu du coup par une canne et par la
fille kamikaze du début de l’histoire, et le tout est filmé par mon équipe de tournage.
Hop le mec arrive, les gens du public sont installés, nus, chacun dans une voiture sur
leurs machines lettristes, et là le chef du groupuscule s’adresse à eux et il dit : « nous
sommes des chiens, mais nous avons conscience d’être des chiens, nous sommes des
chiens conscients (…) » etc etc, il tourne encore quelques temps autour de ce problème-
là puis la fille kamikaze lui dit : « allez allez, va t’asseoir, ça ira mieux plus tard », elle
assied le mec sur une chaise et explique aux gens du public, installés nus sur les «
motos lettristes » dans les voitures, qu’en fait ce que le chef voulait dire c’est qu’ils ont
été pris en otage par un groupuscule d’éditions de lettrisme terroriste, et qu’ils vont être
contraints d’écrire chacun un livre d’au moins mille quatre cent pages de lettrisme en 36
heures, qu’ils vont pour ce faire être boosté avec du « fucking rail international », et que
le tout se passera dans la voiture dans laquelle ils sont installés en ce moment, qui sera
garée quelque part dans la ville. Elle explique aussi que bien sûr tout ceci se fera sous
peine de torture horrible avec mort en bout de course s’ils n’obéissent pas. Et hop là
c’est vraiment vraiment atroce je dois dire, parce que sous nos yeux ils prennent
quelqu’un au hasard, le torturent devant tout le monde pendant très très longtemps, de
façon vraiment atroce, atroce, atroce (et pendant ce temps-là on entend le chef hurler

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- Aurélien Marion - 2009-2011 - - Mémoire - Poésie du Désastre -

sur l’équipe de tournage du film : « filmez-le !, filmez-le d’encore plus près !, encore
plus dans le détail ! » etc), puis la fille continue en disant, pendant que les autres
explosent définitivement la tronche de la pauvre victime : « voilà ce qui vous attend
comme mort si vous ne pratiquez pas 36 heures d’affilée une écriture lettriste qui
stimulera sexuellement et très très précisément votre corps en fonction du lettrisme
pondu. Et attention ! Attention car sachez que ce lettrisme sera après coup édité aux
éditions Mesrine, et que vos familles respectives mais également une très large part du
grand grand public se bousculera pour acheter ce lettrisme en question, donc faites
quelque chose de grand, de cosmique ! ». Et là elle poursuit son discours en expliquant
pourquoi tout le monde se bousculera pour acheter ce lettrisme : « en effet, étant donné
que nous allons odieusement vous sacrifier pour la cause du fucking lettrisme
international, hé bien ce lettrisme constituera votre ultime relique, puisque l’énergie
sexuelle qui sera accumulée pendant les 36 heures de votre performance sera utilisée
pour faire exploser votre corps, grâce à un moyen technologique spécialement mis au
point par une équipe scientifique de pointe précédemment prise en otage. Conseil :
veillez à accumuler suffisamment d’énergie sexuelle, sinon la déflagration ne sera pas
assez forte et elle risque de ne pas vous tuer sur le coup, vous risquez de devoir attendre
plusieurs heures avant de mourir dans d’atroces souffrances ! » Hop là elle demande à
tout le monde s’il y en a qui préfèrent la mort par torture lente et atroce pendant 36
heures à la place de la mort par déflagration de jouissance lettriste sexuelle. Bien sûr
cinq-six illuminés se lèvent et répondent présent à l’appel de la torture, mais tous les
autres se concentrent déjà sur leurs machines, de façon à travailler au plus juste la
déflagration lettriste qui provoquera leur mort sexuelle.

A ce moment-là hop fin de l’histoire puisqu’on se rend compte juste à temps qu’en fait
tout ceci n’était qu’un rêve, le rêve du mec du début du film, celui qui philosophait à
table au soleil, et qui s’était en fait endormi en philosophant et en écrivant ce qu’il
philosophait. Le mec se réveille, relit ce qu’il a écrit pendant son rêve et se dit : pfff ce
mémoire de fin d’études de philosophie qui porte sur le rapport technique qu’entretient
l’écriture avec le corps me fout vraiment dans un sérieux bad trip ! Et là ce qui se passe
à ce moment-là du film c’est que t’as la fille de l’histoire qui se réveille un peu plus
loin, et on se rend compte que c’est comme dans le rêve du mec : elle se réveille et elle
dit : « bon on y va, on se suicide ? » - le mec répond : « ok ! D’ailleurs tu sais que je
viens de rêver qu’on était des dangereux kamikazes lettristes ?! » - « ah bon !? » - et là
t’as le mec qui raconte son rêve, puis du coup la fille dit : « ok bon ce qu’on fait c’est
qu’on se met en route, on écrit un livre durant ce voyage, on envoie le livre à notre
éditeur puis on se suicide, ok ? » - « ok mais alors on appelle le livre « technique de
pointe » - « ok, mais on rajoute derrière « tirez à vue » entre parenthèses, comme ça si
les gens nous voient après que le livre soit sorti c’est qu’on aura pas eu l’occasion de
s’exploser la tronche, et du coup ils pourront le faire à notre place ». – « ça roule ma
poule » répond le mec en question, hop ils volent une barque au bord d’une rivière,
mettent des provisions dedans et partent se suicider en chantant. »138

Ariane Bart et Antoine Boute ont écrit ensemble Technique de pointe (tirez à
vue) (publié chez Quartanier -Quebec-, en 2007) : les kamikazes pornolettristes mis en
scène, ce sont - ironiquement- eux. De fait, en quatrième de couverture de ses
publications et sur son blog, Ariane Bart (artiste poète belge) se présente comme étant

138 Antoine Boute, “SKK/mesrine editions/POLAR”, publié sur le blog des “Nuls”, consultable à
l’adresse suivante : http://nuls.20six.fr/nuls/art/25382247/SKK-mesrine-editions-POLAR, consulté le
19/03/2011.

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- Aurélien Marion - 2009-2011 - - Mémoire - Poésie du Désastre -

dans le “bizness du pornolettrisme” et Antoine Boute a effectivement écrit des textes


philosophiques sur les rapports de l’écriture au corps (par exemple, son essai Du
toucher, à partir de l’écriture de Guyotat). Les fantasmes des corps vivants de ces poètes
passent par la violence commune (politique), le suicide gai (philosophique), pour
finalement s’accomplir en utopie poétique (lieu du rien, équivoque et excessif) où le
cinéma coagule les déversements insensés des images. Récit sur-écrit, où elle et lui font
“tout en même temps” (écrire, filmer, baiser, parler, regarder, rêver, …vivre), ce texte
incarne les principes de l’overwriting, il les met en abyme de manière vertigineuse
(écrivant sur le film qui montre ceux qui écrivent là où ça touche au corps écrit/filmé).
Le “groupuscule Mesrine éditions” -ou la communauté fantoche de la violence
poétique- est un clin d’oeil au livre sur Mesrine écrit par Pennequin (qu’il a eu du mal à
publié, justement)139 mais aussi à la “déconne” excessive liée à la figure du bandit, son
imprévisibilité. Si, même s’il est le sigle ISO de la monnaie slovaque, le terme “SKK”
n’est pas explicitement développé, il suffit de le faire sonner pour en entendre la
connotation rebutante du déchet (est-ce caca ?) : la communauté violente ébauche ainsi
un “polar” de la souillure. C’est là que se coagulent, en une impossible simultanéité, les
fantasmes des poètes de l’overwriting.
L’équivoque est telle qu’il semble très difficile de savoir qui fait quoi quand et
où : des événements font couler du sens, hantés par la trace corporelle, se coagulant
dans la répétition des situations. C’est pourquoi la “guerre civile” (ici en insurrection
pornolettriste -ou terrorisme ironique- des images) se trouve nécessaire à la libération
équivoque des formes de vie désastrales. Le “rapport technique” expérimental sans
cesse évoqué entre écriture et corps, c’est d’abord l’overwriting et ses ciels (pages,
écrans). Ensuite, c’est le rapport qui -par la question de la communauté- oblige à lier
politique (guerre civile) et poétique (désastre). Ni séparation ni système, simplement des
traces excessives de corps ouverts, désirants et débordants. C’est ici qu’intervient la
notion fantasmatique de “pornolettrisme”, développée un peu plus tard dans notre texte,
afin de mieux préparer à la complexité des liens entre l’overwriting et la pornographie.
Néanmoins, retenons déjà qu’il s’agit de contact (et d’interaction) entre l’excès des

139 Charles Pennequin, pas de tombeau pour mesrine.

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- Aurélien Marion - 2009-2011 - - Mémoire - Poésie du Désastre -

traces écrites et l’excès du pornographique. La vérité140 de ce contact étant une


“explosion.” Autrement dit : de la poésie désastrale.

c. Complicités pornographiques locales et coagulées.

Touché, à la lecture du texte de Boute, en son corps, Tomas Sidoli écrit alors.
Comme s’il devenait lui-même un “otage” de cette violence commune, mais un otage
consentant, plus exactement un otage de ce contact entre excès d’écriture et excès
porno. D’abord, il écrit en commentaires, plusieurs, longs, suivant “SKK/mesrine
editions/POLAR”, sur le blog des Nuls (les poètes-loques) comme autant de suites
possibles. Puis, repris et complétés, ces commentaires (ces fragments) devinrent un long
texte-réponse, titré “au bout en toine”141, jouant sur le nom de son poète de compagnon
et sur l’expression “boute en train”, comme si l’overwriting du texte de Boute avait
effectivement “bouté” la poésie de Tomas hors de son corps, l’avait faite débordée de
par sa “mise en train” (dérive… jusqu’au “hangar” -en gare-) violente et opacifiante.
Sidoli écrit ainsi au lieu de la communauté de la violence, c’est-à-dire dans la pénombre
de la guerre civile. Là où ça déborde politiquement se jouent des complicités
pornographiques coagulant des fantasmes de poètes ratés, de “branleurs” écrivant, de
loques excessives : scènes pornographiques déliquescentes. Re-titré “instinct de suite”
pour mieux souligner la commune localisation poético-politique (et faire un clin d’oeil à
Freud), “au bout en toine” aura, enfin, sa version “courte”, intensifiée pour la nécessité
d’un numéro de revue qui ne parut jamais. La version longue étant difficile à citer en
entier, en voici l’abrégé complet, inédit qui pousse encore plus loin la multiplication
excessive des langues et l’utopie poétique ouvrant à l’équivoque désastrale :

« ( _________ )Right, so now things are getting even worse, c'est trop long, pas assez ef
ficace, ça fait trop film d'auteur, avec des long plan-sequence chiants, alors qu'il
faudrait du hollywood, avec des plans et des cuts toutes les 20 secondes, pour que ça
retienne l'attention, que ce soit plus efficace, plus court. du coup, va falloir faire son be
ckett, (silence.) avec de la διδασκαλια rédigé par
nos soins à votre attention, quelques bribes d'underwriting dans un script overwritten.

140
À entendre au sens où nous l’entendions dans notre I. 3. b. : du “Là” localisant un “souffle coupé.”
141
Texte consultable sur Internet (http://pennequin.rstin.com/node/197) et sur papier (Overwriting, p.
180).

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(dans un terrain vague un hangar. se projette et se tourne un film de terroristes porno-


lettristes faction J.QleeZ, leader Richard HAHAHAHAHA. à ton cul, Richard qui te
dicte ce que je lis.)
je tourne en rond dans la salle tout en tapant l'adaptation anglaise d'un film, toutes les 5
mins32 je vois un mec ligoté au centre de la salle qui tape sur son clavier, et on dirait
qu'il a peur à chaque fois, c'est peut-être pas le même mec, j'ai toujours des problèmes
avec les visages, surtout les visages bâillonnés. et là Richard
HAHAHAHA il me dit que ce qu'il est en train de faire c'est hyper intello,
tellement intello que même les intellos vont rien y comprendre, parce que là il fait des fi
lms dans le
film d'un autre, et que du coup il y a des groupuscules multiples et des film crews différ
entes et des publics et que tout ça ça s'interpénètre dans son script de génie et que voilà,
il en est presque sûr, il va faire les marches en mai et tout et tout, et que si je tape pas
plus vite ça va chauffer, alors ça
continue et le film commence à m'ennuyer un peu, il n'y a pas d'action, trop de longs pla
n-séquences en travelling, mais il dit que la durée c'est du nouveau alors faut que les
travellings durent, et ça devient un peu chiant parce que j'ai la DV dans la gueule et
j'écris en même temps et je marche et j'ai Richard HAHAHAHA qui me parle
tellement qu'en fait j'écris ce que je veux depuis quelque
temps. (au centre, un homme ligoté au bâillon troué. ce film manque de références, n'est
pas intello. tu sors la dv de ta bouche et commences à filmer, en vrai pro Dvman,
ce que je vais v o i r. ) et
je fais un gros plan sur le trou du bâillon du mec ligoté tout rouge de sang et ses dents s
ont rouges aussi et on sait plus trop où commencent et finissent les dents les lèvres le
bâillon, je me mets à susurrer,
Not I, pas moi, Not I, pas moi, Not I, pas moi, tout ça en temps rhytmés réguliers, pour q
u’il y ait un peu de cadence, pour bien signifier que la durée c’est du nouveau, puis là,
pendant que je filme en gros plan sa bouche et que je susurre Not I, pas moi, etc,
le mec ligoté au bâillon rouge-sang troué
commence à parler, et il parle en même temps que je susurre, et ça fait deux voix superp
o s é e s , p o u r
que les intellos ils aiment, et là on voit une matière spongieuse qui commence à remuer
dans le trou du bâillon filmé en gros plan, et qui dit gros plan dit une image-
mouvement, une émotion, une pulsion etc, et le mec il dit (se murmure une intrigue
sans narration un critique de cinéma) il continue de parler et moi je tape que c’est
quand même super intello le film que je suis en train de faire là, car c’est un film dans
les films du film, avec en plus des références et de l’image-mouvement et du méta-
cinéma, c'est-à-dire une critique du film en même temps que le film, et avec des voix
superposées, et la cadence Not I, pas moi, etc, et le mec parle toujours, et puis
maintenant c’est plus un critique, ou il en est un tout en étant acteur de mon film, et
puis tout d’un coup il devient réalisateur en plus, il est un réalisateur virtuel, l’actuel
c’est qu’il est là à parler avec son bâillon troué rouge-
sang et le virtuel c’est ce qui va se passer si ça s’actualise, et ça s’actualise [puissance
n-1].142

142 n-1
(en gros, parce que c’est plus compliqué que ça, mais pour les intellos qui viennent voir le film, qui le reg
arde depuis le hangar ou en streaming sur internet, et oui, parce que pendant que je
filme de la main gauche en vrai DVman, j’ai
branché la DV dans mon macbook et fait en sorte que le film il est maintenant en streaming live sur justin
tv.com, donc
en gros, parce que c’est plus compliqué que ça, pour que les intellos qui regardent le film ils comprennent
, et les intellos lambda ça comprend qu’en binaire, ça supporte pas le multiple ou la multiplicité
substantive, et bien le mec ligoté au bâillon troué rouge-sang, il est actuellement critique-
acteur et réalisateur virtuel) [note de Tomas Sidoli].

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- Aurélien Marion - 2009-2011 - - Mémoire - Poésie du Désastre -

(une route à la campagne, avec hangar. soir.) et puis là le virtuel s’actualise parce que
le mec, il a une idée de film super révolutionnaire d’overfilming porno-lettriste (se
jacasse une voix off d'un mec), et là je me dis que voilà, dans ce film overfilming
révolutionnaire que je suis en train de
diffuser et filmer en même temps, j’ai de l’image-
mouvement, de l’overfilming, de l'underwriting et que quand même, pour que les
intellos ils comprennent, il me faut de l’image-temps pour faire la jonction image-
mouvement (flèche) overfilming révolutionnaire, alors là, preuve que je suis quand
même un pro de l’overfilming porno-
lettriste révolutionnaire, de ma main droite j’ouvre final cut sur
mon macbook et je fais le montage du film en direct, et maintenant je filme la bouche d
u mec ligoté avec la caméra de mon macbook, et avec la DV je filme les scènes
que je monte en direct dans le film, et là donc, je fais un zoom arrière et
on voit maintenant la bouche bâillonnée et les deux yeux
du mec ligoté, et là je travaille mon plan et je fais un fondu enchaîné et les yeux du mec
d e v i e n n e n t
deux trous blancs, donc il y a un champs en profondeur noir avec deux plans trous blanc
s et un plan
la bouche encastrés dans mon champs en profondeur noir, et en fait j’ai fait du surmonta
ge, gardé le gros plan de la bouche qui était mon champs précédent et ajouté les yeux et
dans les yeux blancs, dans celui de gauche j’ai un plan de zoom arrière/
avant de ma bouche qui dit Not I, pas moi, etc, que j’ai filmé à l’instant avec la DV, et
je laisse ça en boucle, et dans l’oeil droit devenu trou blanc, et
bien je monte les images en direct du plan que je suis en train de filmer avec la DV. (scè
ne dite de la
clocharde) [une vieille clocharde, nue, aux seins pendant aux genoux, laide, au gros cul
couvert de merde et PQ entremellés, à la touffe garnie, à la chatte croutée (là il y a un
gros plan sur sa chatte dans le trou blanc droit qui n’est plus un trou blanc car il y a
de l’image-temps montée en direct en plan par mes soins) se met à sucer les gens
d u h a n g a r. e l l e s e d i t q u ’ e n s u ç a n t t o u t e s c e s q u e u e s ,
qu’elle s’appropriera les hommes qui les détiennent. elle les suce et au début elle avale.
au bout de trente queues elle se dit que même en suçant toutes ces queues, elle reste
emprisonnée par sa condition de femme.
elle se libère vraiment au bout de 45 queues car elle décide de ne plus avaler. elle va
cracher. elle va garder le sperme dans sa bouche, le faire tourner un peu, se mettre face
à l ' h o m m e q u i l ' a re m p l i e e t ( e t l à , c ' e s t l e m i l i e u d u p l a n -
séquence, c'est le climax du plan-séquence de l’oeil droit que je suis en train de monter
en direct et où on voit tout ce que je suis
en train de raconter ici en même temps que je filme et monte et tout et tout,) on la
voit cracher le sperme à la figure du dernier mec qu’elle vient de suçer. elle dit 'je
t'éjacule à la gueule', encore dix fois. bientôt, il n’y aura plus de queues. le hangar
n'est pas grand. un dernier homme. elle le suce et garde tout dans
la bouche pendant qu'elle met un gode. elle dit un strap-on, parce que c'est anglais. on
la voit pénétrer le dernier homme, Richard HAHAHAHA. au bout de 2 minutes, ses
joues gonflent, elle n'en peut plus tellement c'est orgasmique. elle essaye de retenir
le sperme, que cela
puisse durer. mais au bout de 2 minutes donc, elle dégueule le sperme de Richard HAH
AHAHA sur son dos. lui, putain c'est tout ce que tu as? elle,
je m'en fous, je t'ai giclé sur le dos, en bon chemin dans mon devenir-homme à moi.]
et pendant que tout cela se passait, les zooms arrière/
avant de ta bouche défillaient, une bouche était baîllonnée, on entendait
Not I, pas moi, et le synopsis d'un film d’auteur pourri à la française. et de ces
multiples disjonctions voir-parler il en résultat - qu'en plus de l’image-mouvement,
de l’image-temps, du champ en profondeur très profond de tous ces plans que tu
montais en direct et des
cristaux de temps qui en résultèrent - que nous avions du cinéma.

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- Aurélien Marion - 2009-2011 - - Mémoire - Poésie du Désastre -

(une route de terrain vague, avec hangar. sortent trois clodos de polar expérimental.)
» 143

Opacifications des focales narratives (des images fantasmatiques) et loques


localisées en complicités pornographiques, palimpseste des langues (étrangère,
cinématographique, féministe, onomastique, poétique et politique enfin) : Tomas Sidoli
radicalise l’équivoque du texte de Boute en insistant sur la complexité du dispositif
artistico-philosophique pour mieux le déborder (le suicider) par l’interaction vive qu’il
développe entre l’excès pornographique des images (sur-)montées -dans la partie du
texte où les références à Samuel Beckett (Not I, pas moi)144 et à Gilles Deleuze (image-
mouvement, image-temps, cristaux de temps, virtuel et actuel)145 laissent place à du
détournement expérimental des images pornos (overfilming révolutionnaire)- et l’excès
poético-politique des lieux (et donc des utopies) où se jouent les coagulations des corps
ouverts aux sens.146 Les débordements de sperme symbolisent les débords communs de
nos corps de “poètes-cinéastes-critiques-spectateurs-lecteurs-etc.”, climax où la mise en
contact de nos différents rôles vivants (nos différentes présences réelles) actualise la
communauté violente et fantoche des poètes-loques (la clocharde et les clodos), via la
pénombre opacifiante du hangar.
Dans Fortino Sámano (Les débordements du poème), la poète Virginie Lalucq
écrit : “[…] Nonchalance du déhanché. Pression des humeurs. Et que ça gicle, déborde
partout. / Est-ce que je peux est-ce que je vais photographier cela, les débordements du
poème ? […]” Jean-Luc Nancy commente : “[…] Le mot, le déhanché, la giclée et le
débordement du poème font une même chose. Une chose qui est au centre et qui en
déborde, un excès central du noir physique (l’encre, le déroulé du mot) sur le poème
mental (l’idée, l’image, pas encore le mot). Le mot est physique : le mot est nature et
matière, ordre des places, déplacements et forces. Le mot fait pression. Il ne va pas
seulement droit devant dans le sens, mais il appuie sur ses flancs : il se déhanche. Le

143 Mise en page modifiée (dé-montée, re-montée) par le passage du .pdf au .pages mais singularités de
l’overwriting conservées en l’état (orthographe parfois fantaisiste -lapsus- et syntaxe détruite comprises).
144 Samuel Beckett, Not I (traduit en français par Pas moi), courte pièce écrite en 1972.

145 Gilles Deleuze expose notamment ces concepts dans Cinéma I et II (1983 et 1985).

146 Nous souhaitons ici insister sur l’équivoque propre au mot “sens.”

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poème est un déhanchement des mots.”147 Mots spermatiques débordant


pornographiquement l’image, contact excessif libérant la poésie du sens et le politique
du philosophique, danse violente des corps ouverts à leur équivoque et éjaculation de
nos communes paroles désastrales. Bâillon béant : sang giclant en “spermots”148 (du
rouge à l’opalescent opacifiant) mais coagulant en danses localement complices. Le
montage (overwriting/overfilming) se trouve ainsi toujours déjà débordé par la pression
du tournage (débords utopiques) : tournures de mots détournant de l’image, mots -
montés- en tours de bouche, mots crachés, “mots-lards.” L’excès de montage, technique
commune à la poésie et au cinéma nous paraît donc surtout là pour montrer ce qui, des
“ciels” sombres, c’est-à-dire des images opacifiées par coagulations complices
d’utopies violemment pornographiques, se trouve précipité (giclé, craché) hors de
l’image (fantômes, fantasmes), en lieux “poiélitiques”149 . Coulées vides opacifiant
(brouillant) des violences communes à la venue vive (giclante) de nos mots débordant
poétiquement, les équivoques localisations du désastre coagulent (embrouillent) nos
complicités politiques en utopies pornographiques.

3 - L’Armée noire : sa violence, sa stratégie.

a. Les “pornolettristes” (lettristes désastraux) explosent.

Nous entendons le “lettrisme” au sens où son fondateur -en tant que manifeste
poétique-, Isidore Isou, l’a défini : “Art qui accepte la matière des lettres réduites et
devenues simplement elles-mêmes (s'ajoutant ou remplaçant totalement les éléments
poétiques et musicaux) et qui les dépasse pour mouler dans leur bloc des œuvres

147 Virginie Lalucq et Jean-Luc Nancy, elle poète et lui philosophe, Fortino Sámano (Les débordements
du poème), p. 65 (Nancy commente en italique, directement en-dessous des fragments poétiques de
Lalucq).
148 Mots spermatiques : giclant hors de l’image. Mots désastraux (détruisant leur origine).

149 Adjectif dérivé de “polièmes” : ce qui ressort du poético-politique.

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cohérentes.”150 Nous entendons la pornographie au sens où ce qui, des corps prostitués -


ouverts publiquement à l’excès de leur désir-, crée des traces mythiques suffisamment
émouvantes pour inciter à l’action sexuelle (masturbation, baise, partouze) et inviter à
l’orgasme. Le pornolettrisme, pris à la lettre, serait dès lors l’art poétique qui initierait
des traces mythiques de corps prostitués à partir de la matière même des lettres, donnant
ainsi lieu à des fantasmes lettristes émouvant sexuellement le corps des lecteurs/
regardeurs. Mais, comme nous l’avons mentionné plus haut, l’ironie manifeste de la
notion complexifie les rapports entre l’excès lettriste des traces écrites (l’overwriting
étant une dimension poétique comprenant le lettrisme, entre autres) et l’excès haptique
du pornographique. Précipités virulents, bruyants, brouillants et brûlants nés du contact
explosif entre la radicalité poétique et la radicalité politique. Antoine Boute l’explicite
ainsi :
« Le jour de la fête c’est vraiment chouette, vraiment funny puisque t’as les invités qui
sont là, chacun à l’endroit où il a décidé de se faire exploser -qui dans une forêt, qui
dans un bar, etc.- à cheval sur sa moto pornolettriste, et paf, ça commence. Ça
commence au moment où ils se mettent à actionner les touches du clavier qui fait office
de guidon puisque, grâce à un dispositif technologique complexe, hé bien le cavalier ou
la cavalière pornolettriste se met à avoir, par hypnose, des émotions sexuelles hyper
précises, en fonction de la touche qu’il enfonce sur son clavier. Donc si vous me suivez,
enfoncer un “j” ne provoque pas la même sensation qu’enfoncer un “k” ni qu’un “l”, et
par exemple enfoncer la suite “jkl” n’a rien à voir avec les sensations provoquées par
“strlj” par exemple… Voilà. Ils se mettent à faire du pornolettrisme -c’est ça la fête en
fait, ils sont tous reliés entre eux via ce dispositif incroyable qu’est internet et c’est là
que la fête se passe : sur internet- ils se mettent à faire du pornolettrisme et celui-ci met
en branle tout le dispositif d’accumulation d’énergie lettriste et sexuelle, jusqu’à ce que,
bang, l’explosion finale s’ensuive. »151

D’abord, il n’y a pornolettrisme que s’il y a fête, c’est-à-dire rencontre joyeuse


de présences, communauté du plaisir et de l’excès. Ensuite, il n’y a pornolettrisme que
s’il y a contact lettriste (symbolique : matière chaotique des langues) via l’enfoncement
de touches (imaginaire : fantasmes coagulant des fantômes) créant des émotions pornos
(réel : mise en branle des actions sexuelles). Enfin, il n’y a pornolettrisme que si les
complicités politiques localisées (Internet, une forêt, un bar, etc.) intensifient l’énergie
sexuelle jusqu’à explosion utopique de chacun et donc de la communauté du désastre ici
décrit. Cette explosion pornolettriste, seul “suicide vital”, c’est l’orgasme (textuel/

150 Isidore isou, Introduction à une Nouvelle Poésie et une Nouvelle Musique, éd. Gallimard, 1947
151 Antoine Boute, “Invitation”, Revue Overwriting, n°1, p. 14-15, nous soulignons.

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sexuel), c’est-à-dire un voyage dans les spasmes, un événement éclaboussant. Il est


néanmoins possible d’encore préciser davantage; Anne-Claire Hello152 concentre le
pornolettrisme sur le geste qui lui serait le plus propre : “Au fond, il s’agit de
s’enfoncer. Voilà ce qu’est le pornolettrisme. S’enfoncer.”153 Insistant sur le mot pour
mieux le faire résonner (s’enfoncer, sans foncer; sans fond c’est sang foncé; sens, fond,
sais; etc.), AC Hello joue aussi de l’équivoque : s’enfoncer dans la matière lettriste,
s’enfoncer dans l’image, s’enfoncer dans les corps… mais aussi, “s’enfoncer” au sens
où on se perd dans son erreur… Les poètes pornolettristes font donc la fête en
s’enfonçant dans la vivacité énergétique des rapports entre lettres et explosion
orgasmique. Ariane Bart, pornolettriste montrant ce qu’elle vit, définit ce passage de
l’enfoncement (toucher interactif) à l’orgasme ainsi : “le Pronolsitrme est la crépait
criopit j crépati,ion crêpai crpé créapitation crépitation élémentaire […]”154 S’enfoncer
crée des libérations équivoques dans la matière lettriste, cela touche à la communauté
liquide et fluide des complices politiques en guerre civile, pour, via la violence des
corps ouverts excessivement, coaguler une énergie telle que le contact entre la langue
poétique et l’utopie pornographique fasse exploser orgasmiquement : “crépitation
élémentaire” du plaisir poétique.
Les pornolettristes sont des lettristes désastraux car ils libèrent des formes de vie
grâce à l’excès même de leur désir ouvert à l’équivoque, détruisant ainsi leur origine
lettriste : dans l’aboutissement orgasmique, les poètes explosent, noyant toute lettre
dans le réel. Pour un pornolettriste, la poésie ne doit faire trace que pour en finir -
momentanément- avec la trace. Politiquement, la guerre civile libère des équivoques
pour détruire dispositifs et normes mais aussi pour détruire la nécessité politique de la
poésie vivante. Ajoutons enfin que les poètes pornolettristes (les pornolettristes étant
toujours poètes, l’inverse n’étant presque jamais valable -les pornolettristes sont le
“rien” du tout des poètes) se trouvent faire “Armée noire” de la manière la plus

152 Poète et dessinatrice, AC Hello performe, écrit et expose régulièrement en des lieux hétéroclites, son
actualité et certaines de ses oeuvres sont disponibles ici : http://www.anneclairehello.com/
153 Anne-Claire Hello, “J’ai rencontré deux profonds sales types”, Revue Overwriting, n°1, p. 19

154 Ariane Bart, “le prnoliettrisme el lpronolrtrism e c?”, Revue Overwriting, n°1, p. 188

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exemplaire car le rapport de la lettre à l’orgasme incarne exactement le passage de la


communauté fantomatique à la communauté du désastre.

b. Du tracas au fracas, désastres de l’amitié.

Mais la stratégie de l’Armée noire ne peut pas exclusivement en passer par le


pornolettrisme : c’est beaucoup trop fatiguant, intense, violent. L’Armée noire use aussi
d’une violence plus douce, de libérations équivoques plus faciles à faire jouer dans le
tracas quotidien. Le tracas, c’est, selon le Trésor de la langue française155, un bruit, une
agitation, une effervescence, un dérangement, et enfin, une inquiétude. Le tracas, c’est
le désordre de la traque, quelque chose qui secoue l’ordre des choses. Le tracas, c’est
l’indice le plus infime du désastre. Pour l’Armée noire, il s’agit, non seulement de faire
avec les tracas quotidiens, mais aussi d’en créer de nouveaux, d’excéder les tracas en
présentant poétiquement ses potentialités vivantes. Fondamentalement, un tracas
excessif, c’est un tracas commun, un tracas dont on cause comme un “nous” tracassant :
« Ça ne ressemblait pas à un cadavre habituel. C’était un autre mort. On ne savait pas de
quoi il se chauffait celui-là de mort. Comment il avait pu sortir un tracas pareil. Alors
qu’on lui avait fait une bobine sur mesure. Une trombine comme les leurs. Mais j’avais
une autre trombine à l’intérieur. Une trombine sans trombine. Qu’est-ce qui avait pu me
foutre dans cet état-là. Qu’est-ce qui avait pu me causer autant de tracas. […] Tout le
monde avait son petit tracas. Personne n’en causait. Qu’est-ce qui faisait que je causait
comme ça. D’un tracas que tout le monde taisait. Pourquoi tout le monde porte un tracas
qu’il tait. Qu’est-ce qui fait qu’on naît avec autant de tracas. Et des tracas qui ne sont
même pas à nous. Qui ne tiennent pas de nous-mêmes. Et que nous-mêmes on en
rajoute. […] » 156

D’“Il” et “je” sortent un tracas commun, un tracas différent, un tracas excessif


dont jaillit “nous”. Nous : un tracas imprévisible créé rencontrant un autre tracas créé,
chacun étant libérateur par rapport au tracas de “tout le monde” -celui qu’il faut se
coltiner comme un monde de normes tracassantes-. “Causer du tracas” : libération
équivoque d’une violence par le désordre au sein même du tracas subi universellement,
nous causons (parlons, originons) du tracas dans “on”. L’Armée noire embrouille les

155 Lexicographie disponible ici : http://www.cnrtl.fr/definition/tracas


156 Charles Pennequin, bibi, p. 117

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tracas quotidiens du monde normé par du tracas excessif et libératoire. Mais, comment
mieux qualifier ce tracas singulier ? Pourquoi est-il si utile vis-à-vis du désastre ?
« […] c’est le tracas en moins, c’est moi qui suis en moins dans mon tracas, car je suis
mieux dans le sien, on fait maintenant tracas commun, c’est pour son bien, ça va la tuer,
c’est comme ça qu’on finit, ça finira de la tuer, comment on va s’y prendre, on s’y
prendra comme on pourra, on pourra pas s’y prendre, on s’y reprendra, on nous y
reprendra plus, ça commence à bien faire, comment tu t’y prendrais, tu t’y prends
comme un manche, on n’est pas prêt de s’en sortir de ce pétrin-là, on s’en sort pas, c’est
justement la question, c’est pourquoi on sort, et quand on sort pourquoi ça la tue pas,
c’est parce que ça nous tue de nous, et qu’on n’a plus la force de finir le boulot, c’est
elle qui nous finit, en nous mettant là-dedans, hors du pétrin, mais dans un vrai pétrin ce
coup-ci, elle finissait de nous taire, encore un dernier coup de pelle, et j’arrivai à elle,
c’est elle qui nous arrive, et elle nous tombe dessus, c’est qu’elle veut nous appeler, elle
tombe à point pour nous nommer, c’est moi qui le pense, je pense que ça me
commence, comment c’est qu’on s’y met qu’elle dit, c’est moi qui la mettrai je dis, je
mettrai mon mieux d’elle en moi qu’elle pense, ou bien c’est moi, c’est moi qui suis
mieux qu’elle, elle ne connaît que le bout de mes phrases, moi je connais ses débuts, et
ils sont prometteurs, c’est quand elle parle toute seule, elle dit je n’ai pas l’impression
de parler dans le désert, je te pose des questions, il est question du désert, je ne sais pas
pourquoi je te parle, tu es mon petit désert, ma petite plaine où je viens m’arroser, c’est
moi que j’arrose en posant des questions, c’est toi qui me réponds, tu me dis de me
taire, qu’il ne faut pas m’arroser de questions, qu’il faut parler dans le désert, alors je
vais dedans, je dors dans le désert, je me pense, je me promène dedans, comme si c’était
en toi, c’est comme un grand désert de toi, une petite plaine que j’arrose doucement de
pensées, des petites pensées comme des larmes, des petites larmes de temps qui
viennent mourir à la bordure de toi […] »157

Il s’agit donc de causer du tracas commun, de ce tracas où on nous tue, où on tue


nous, où nous est au trou d’on, et “en sortir”, à grand fracas. mais, pour que le tracas
commun sorte en une communauté fracassante, il faut qu’il y ait elle, qu’il y ait cette
rencontre imprévisible de l’autre présence (“elle” arrive dans le texte d’on ne sait où, le
pronom tombant, littéralement; et, dans sa chute, “tuant” le “la” qui jusqu’alors
présentait seul du féminin) qui peut, en jouant sur les expressions, nommer ce qui, des
libérations équivoques, va faire déserter le tracas en fracas, par le détour du commun.
Elle devient en effet un “tu” qui permet au “nous” du tracas commun de sortir dans un
désert où le fracas de la sortie libératoire consisterait à “arroser”, c’est-à-dire à faire
déserter des présences, toutes issues du “nous” ayant résisté au tracas de tout le monde,
par le don commun de questions équivoques. Abandonnées à l’arrosage, ces questions
deviennent des pensées liquides, des “larmes de temps” s’échappant du tracas commun
avec le fracas émouvant de l’amitié (ou de l’amour) : la fin du texte cité fait

157 Charles Pennequin, Mon binôme, p. 67-69

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explicitement référence à des présences débordant affectueusement l’une sur/dans


l’autre.
Désertion et résistance à la dispersion. Potlatch158 de l'aimance159 et gratuité de
la commune. Dons et abandons. "Désastre de l'amitié"160 ou -pire- de l’amour, et
surtout, complicité. Effectivement, lors de tout désastre, le chaos161 s'altère en forme
(organisme - vide puis vie) par le désir (toucher - affection puis action). Le désir corpore
des présences lorsque l’événement (la rencontre) métamorphose (le tracas en fracas).
Sinon, c’est la peur qui s’en charge et les corps n’aboutissent pas en présences vivantes
mais en morts-vivants (tracassés, comme “tout le monde”). Désert du nous et désertion
de l’amitié, tracas commun fracassé en oasis, source vive désastrale. Les pensées
liquides auxquelles les amis, complices d’un même tracas métamorphosé en fracas,
s’abreuvent, ce sont d’abord les mots, matière fluide, mouvante et dangereuse, glissante
et intarissable (ce sont eux qui vont faire passer les complices de l’affection à l’action,
par le toucher, incarnation de ce désir excessif organisant le chaos) :
« […] l’homme attablé avec ses fables et ses bons mots, l’homme et sur la table pas de
pétards sauf des mots, des mots qui auraient pu paraître inoffensifs, parce que les mots
ça semble toujours inoffensif, alors qu’il faut les manipuler avec précaution, certains
sont comme des pétards, certains ont la mèche courte mais la mémoire ouverte, certains
s’enflamment rien qu’en les prononçant, certains font claquer la conscience, certains
font péter les couvercles de la conscience, certains dévissent, déplombent, ou plombent,
c’est selon, certains sont bien plombants pour la société médusée, la société fatiguée de
son progrès, la société de contrôle, la société bloquée, de consommation ou du
spectacle, certains font jour dans cette société abusée, grand jour même, ils opèrent au
grand jour, et ça pète comme un rien, sans mot dire, au nez et à la barbe de la société, à
la gueule de la police, des pétards qui brûlaient la moustache du pandore, des mots qui
pétaradaient, ou des mots qui flatulaient, des mots comme des pets gras sur la face du
système outragé, […] dans ses deux mains, comme des poings, poings dans les mains la
pensée, poings levés sa pensée disait, si j’avais une pensée ma pensée poings levés
dirait et braverait tout, et pourtant elle tiendrait en peu de mots : vivre libre ou mourir,
ou vivre libre et mourir, car vivre libre c’est forcément mourir, à un moment donné, […]
la violence désespérée de la vie, la vie de ceux qui combattent, pas de la vie naturelle de
vivre, la vie du poussin qui pousse dans son œuf, la vie violente du poussin qui va briser
l’œuf, mais la vie violente de ceux qui laissent leur vie contre la brutalité des systèmes,
[…] » 162

158 Nous l’entendons au sens où Georges Bataille le comprend chez Marcel Mauss : dépense excessive.
159 Selon le joli mot remis au goût du jour par Jacques Derrida, notamment.
160 Jacques Derrida, Politiques de l'amitié, p. 329

161 Nous l’entendons au sens d’un désordre originel et indéfini, d’un tohu-bohu hasardeux et vivace.

162 Charles Pennequin, pas de tombeau pour mesrine, p. 25-30

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Les pensées liquides des complices sont donc mises en actions grâce à une matière
liquide très instable, mots imprévisibles qu’il s’agit d’utiliser comme arme anti-système
(c’est-à-dire anti-normes et anti-dispositifs), tout en ayant conscience du risque
d’explosion fracassante. Les mots sont des bombes artisanales ou des “cocktails
molotov” à condition qu’ils touchent à la conscience des lecteurs, et ainsi qu’ils
incarnent l’excès débordant du désir. Les mots “opèrent” si les complices partagent un
“rien” fracassant et libératoire, ils explosent et brûlent toute autorité, métamorphosant
des pensées-actions en “manifestes” (poings levés). Manifestes163 de la communauté du
désastre, où se trouvent, un jour ou l’autre, l’Armée noire. “Vivre libre et mourir”,
violemment, par le désastre amical de la poésie débordante : “[…] en effet le poème -et
voici en quoi il déborde- fait plus parler qu’il ne parle lui-même. Un poème est ce qui se
glisse dans la gorge et dans la langue de son lecteur/auditeur et qui le fait parler, qui lui
prend les mâchoires, les lèvres et le larynx pour le manger du dedans.”164
Dans son commentaire, Jean-Luc Nancy insiste sur la force maladive (comme un
cancer) ou médicale (comme une greffe) de la poésie, cette violence débordante et
contaminante. Ce serait une viralité vitale, une vive insurrection des corps ouverts au
désastre, évidant (mangeant) le tracas pour libérer les flux d’énergies nécessaires à la
santé complice des amis, des amants.

d. Surgir, surprendre, sursauter.

Citant Stéphane Mallarmé -sans le nommer-, Maurice Blanchot va au-delà de la


perspective du mot pour lier, et de manière nécessaire quant au souci du désastre,
l’explosion à la notion de “livre”, ce débordement le plus massif et dilaté de la poésie,
portée allant très au-delà de la simple publication : “« Il n’est d’explosion qu’un livre. »
Un livre : un livre parmi d’autres, ou un livre renvoyant au Liber unique, dernier et
essentiel, ou plus justement le Livre majuscule qui est toujours n’importe quel livre,
déjà sans importance ou au-delà de l’important. « Explosion », un livre; ce qui veut dire
que le livre n’est pas le rassemblement laborieux d’une totalité enfin obtenue, mais a

163 Manifestes : textes levant les mains, activant le corps, débordant violemment.
164 Virginie Lalucq et Jean-Luc Nancy, Fortino Sámano (Les débordements du poème), p. 77

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pour être l’éclatement bruyant, silencieux, qui sans lui ne se produirait (ne s’affirmerait
pas), tandis qu’appartenant lui-même à l’être éclaté, violemment débordé, mis hors
d’être, il s’indique comme sa propre violence d’exclusion, le refus fulgurant du
plausible : le dehors en son devenir d’éclat.”165 L’explosion des mots, c’est un “livre”,
de la poésie qui, éclatante, fracassante, déborde l’être, refusant le prévisible, le
“plausible”, l’établi. Un livre, c’est le surgissement explosif d’une imprévisible
communauté du désastre, car il n’y a de livres que s’il y a des complices faisant
violemment débordé les mots. Devenir surprenant du désastre, poétique-et-politique,
nous donnant vie (donnant vie à du “nous”), par des sabotages à base de mots dé-pensés
en livres. Livre, organisation de la guerre civile, guérilla des poètes-loques, bandits
insurgés :
« […] il lui fallait dépasser sa vie en propre pour prouver qu’on peut vivre hors de la vie
qui nous est donnée, vivre dans une vie qui nous serait due, tandis que là le flicannat et
le patronat nous prêtaient vie, tandis que là la religion et les promoteurs immobiliers
nous prêtaient vie, tandis que là les gouvernements et la télé nous prêtaient vie, ils se
prêtaient tous main-forte pour falsifier notre vie, et pendant ce temps, le temps passé à
être falsifiés, le temps passé à être sans vie, ou sans la vraie vie, nous les jeunes, nous
encore jeunes, nous sur les bancs de l’école, nous tous les jeunes à attendre notre vie,
notre dû, notre vie due sur les bancs de notre pension, de notre école, à attendre attendre
attendre, pendant tout ce long temps, pendant ce temps interminable, oui : nous
pensions. // Nous étions pensionnaires et nous pensions, et c’était durant la pension, en
effet, que nous sont venues toutes ces pensées, et d’abord la pensée d’en finir, […] » 166

En finir avec tout système, par les pensées dé-livrées, pensées complices
scandant des livres, à l’aune des mots-saboteurs opérant, à corps ouvert, dans l’excès de
la nuit; en finir avec les normes et les dispositifs, avec les surgissements du feu liquide
de la poésie du désastre, explosivité “néantissant” l’ordre, le prévu et le prévisible
(concepts foutus au trou, jetés avec les restes, pourritures de la vie, ordures et lies);
livres, émeutes de mots poétiques :
« […] poubelle la vie, parce que c’est une poubelle, une poubelle avec des mots de
nanti dedans, pas néanti mais nanti de concepts, conceptés tous les mots, tous les mots
de la société concépétés quelque part, et donc il faudrait tout anéantir, il faudrait
anéantir cette histoire déjà écrite pour nous, […] notre place sera dans le vide-ordures,
notre vie vide dans le vide-ordure historiciste, c’est ça qui nous pend au nez, de naître
dans des histoires déjà vécues, nous n’allons donc pas nous payer de mots, car ce sont
les mots qui vont s’en payer une bonne, se payer bien de notre fiole de néantis, et les
bagnoles qui brûlent ne se payent pas de mots, les bagnoles qui brûlent veulent la ville,

165 Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, p. 190-191


166 Charles Pennequin, pas de tombeau pour mesrine, p. 62-63

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les bagnoles qui brûlent veulent la misère des villes, les bagnoles qui brûlent veulent le
feu découpe la ville, le feu silencieux dans la ville et les sirènes qui parlent, les sirènes
qui sifflent et qui parlent, les sirènes qui hurlent et les bagnoles qui brûlent, les bagnoles
qui brûlent et le feu silencieux et les sirènes qui hurlent ou qui parlent, la nudité de nous
découpée dans le feu des bagnoles, dans le feu le silence de nous et des bagnoles, le
silence de la bagnole nous la voulons, nous voulons la bagnole, nous voulons la ville,
nous voulons hurler, nous voulons la sirène et le silence, le silence hurlé du son de la
bagnole, la bagnole qui brûle et les esprits qui s’enflamment, et nous voulons traverser
ça, nous voulons la perte, nous voulons l’égarement et le silence et le feu, et la brûlure,
et les sirènes, et que ça hurle quelque part, quelque part des hurlements de toute part,
quelque part une toute grande part, quelque part une part toute à nous, à nous qui
voulons, à nous qui découpons, à nous qui brûlons du silence, à nous dans du silence et
du feu, dans la chaleur du feu et de la douleur, la douleur immaîtrisable, la douleur
immatérielle, la beauté immatérielle de la douleur mais sans les mots, sans les mots les
mots dans le feu, la grisaille des mots dans le feu bleu, dans le feu rouge et bleu, dans le
feu bleu et blanc, dans le feu incandescent, dans le feu brûlant et blanc, dans la colère
silencieuse du feu. […] »167

Ainsi, silence, cris et bruits donnent son (équivoque) à la brûlure et à la perte des
mots, car au final, l’explosion liquide des mots en éclatements livresques délivrent les
complices de l’inhabitable, localisant avec fracas les utopies du tracas. Les volontés
hurlées, ici en divers échos politiques, découpent les chairs dans la nudité excessive de
leurs corps désastraux : douleurs d’une guerre civile angoissante (par l’évidement du
sens et l’inflammation des mots) mais plaisirs incandescents du surgissement commun.
Cependant, parfois, la surprise surgit dans la solitude. Elle est, dès lors, un appel
à la complicité. Ce surgissement réactive la “scène du rien”168 sans s’incarner en
rencontre désastrale, il reste donc un sursaut, c’est-à-dire une communauté restant
virtuelle. La différence entre l’expérience d’un désastre partagé et conduit en complices
libérés “livresquement” (dans le texte de Pennequin) et l’épreuve d’un désastre affronté
à travers les mutations fantomatiques des événements secrets (dans le texte qui suit, de
Sidoli) pourrait se concentrer dans le point politique du sursaut : soit l’excès du désir
conduit les rencontres hors de la stupeur (saisissement du sursaut par le désastre), soit
l’excès du désir se perd dans la nuit, laissant le sursaut revenir et puis tomber (dans la
stupeur, dans l’oubli) :
« un individu pleure. un individu se réveille et il pleure. avant de se réveiller un
individu rêvait et il pleure. un individu qui rêvait se réveille et il est surpris. un individu
se réveille surpris quelques secondes et il pleure. un individu rêvait, parlait dans son
sommeil et souriait. et il est quatre heures du matin et un individu est dans son lit et il

167 Charles Pennequin, pas de tombeau pour mesrine, p. 71-72


168 Cf. notre partie II. 1. a., à partir du texte de Blanchot sur la (scène primitive ?).

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pleure. un individu qui pleurait voudrait se rendormir. un individu qui pleurait s'est
recouché, et un individu tourne sur son flanc gauche puis sur son droit puis sur le ventre
puis sur le dos en passant par le flanc gauche. et un individu lève la tête en avant par les
muscles de son cou et prend un oreiller entre ses mains et le retourne. un individu
retourne un oreiller mouillé. et après un individu fixe le plafond. et après un individu se
met les deux mains sous la tête pour que ses bras fassent deux triangles. un individu ne
pleure plus. un individu ne dort plus. un individu vit cela depuis quelques temps. depuis
quelques temps un individu dort, rêve, se réveille, est surpris et pleure et toujours à la
même heure. et un individu ne dit rien. un individu ne dit pas qu'il pleure. ou qu'il se
réveille et ne dort pas. ou qu'il est surpris en se réveillant. et un individu ne dit pas qu'il
rêve. et un individu se tait.

une personne ne se doute de rien. une personne vit loin d'un individu qui pleure.
pendant qu'il est presque l'aube pour un individu qui pleure il est l'autre crépuscule pour
une personne qui ne se doute de rien. et comment le pourrait-elle? une personne ne se
doute de rien et la nuit tombe. »169

Dans ce texte, la poésie déborde mais ne fait pas livre, ne fait pas vivre : il hante
la nuit, surprend au réveil, surgit comme l’événement, mais finit par s’immobiliser. La
répétition des mots (même s’ils explosent) doit conduire du commun à travers le
désastre des corps, pour que la violence du sursaut permanent que devient toute guerre
civile se métamorphose en présences vivant la poésie du désastre, par-delà l’équivoque
des libérations métamorphosantes. Il en va ainsi pour les pornolettristes, mais peut-être
en va-t-il aussi ainsi pour les quelques uns ici s’entre-touchant, au gré des contacts et
des découvertes surprenantes. Sursaut des surgissements sexuels, dans leur ouverture la
plus évidente à l’excès du plaisir :

« il y a une lèvre
et une autre
et ce sont des lèvres
ce sont des lèvres de quelqu'un

et il y a une autre lèvre


et encore une autre
et ce sont d'autres lèvres
ce sont des lèvres de quelqu'un d'autre

et il y a deux quelqu'un
et deux paires de lèvres
ou trois si on est marrant
ou quatre c'est selon

il y a deux quelqu'un

169 Tomas Sidoli, quelques-un, p. 15

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et quelqu'un touche quelqu'un


quelqu'un touche quelqu'un de ses lèvres
de ses lèvres quelqu'un touche les lèvres
de quelqu'un et c'est un baiser
et les lèvres de deux quelqu'un se touchent
un nombre de fois et ce sont des baisers

et il y a une main et une autre


et une autre encore et une autre
et un corps avec un pénis et un corps
avec un vagin et des seins ou deux corps
avec un pénis ou deux corps avec un vagin
et des seins c'est selon
et un pied aussi et un autre
et un autre encore et un autre
ou moins que ça c'est possible
c'est possible que le nombre
de pieds et de mains soit moindre
que quatre et possible aussi
quoique cela semble moins probable
qu'il soit plus grand que quatre

mais il est sûr qu'il y a deux quelqu'un


avec des corps et que des mains touchent
des corps et des lèvres et des pénis peut-être
et des vagins peut-être et des seins peut-être
aussi et des lèvres touchent des corps et
des mains et des pieds et des pénis peut-être
et des vagins peut-être et des seins peut-être
aussi et des pieds touchent des corps et
des mains et des lèvres et des pénis peut-être
et des vagins peut-être et des seins peut-être
aussi et des corps et éléments de corps se touchent

et sans doute y a-t-il des langues aussi qui lèchent


et des anus qui se laissent lécher et aux bouts
des mains des doigts qui peut-être doigtent
une bouche ou un anus ou un vagin ou
une bouche et un vagin ou une bouche
et un anus ou un vagin et un anus

et bientôt un pénis touchera des lèvres


ou une bouche ou un pénis
ou un vagin ou un anus et bientôt
sans doute aussi un vagin touchera
un vagin ou un pénis ou une bouche
ou un anus et un pénis pénétrera
une bouche ou un vagin ou un anus
ou les trois ou ne pénétrera pas et
des doigts pénétreront une bouche
ou un vagin ou un anus ou
les trois ou ne pénétreront pas

et il y aura du souffle il y aura


des souffles et de l'air sortira
des bouches et des tissus

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spongieux obstrueront l'air


peut-être et il y aura des cris
ou des gémissements ou des
grognements ou du silence
cela dépendra de l'obstruction
par les tissus spongieux
de l'air expédié et de la quantité
et fréquence de l'air expédié

et il y aura des liquides


il y aura de la salive
et de la transpiration
et du liquide séminal
ou vaginal
ou il n'y en aura pas
ou beaucoup ou pas
beaucoup cela dépendra

et à la fin il y aura eu un rapport


et des corps ensalivés, enséminés
envaginés, entranspirés, et des
pores bouchés ou pas

et s'il n'y a qu'un quelqu'un


qui se touche il y aura eu
rapport quand même » 170

La “chute” du texte comme la ritournelle du “ou” font différer cette


pornographie poétique de celle des pornolettristes, ne serait-ce que parce que, ici, le
surgissement, la surprise et le sursaut sont privilégiés par rapport à l’orgasme. Il ne
s’agit même pas réellement d’overwriting, il s’agit plutôt de la violence “pure” (sans
saturation ou contamination) des rencontres et de la concupiscence poétique. Pourtant, il
y a là aussi une stratégie viable pour l’Armée noire, quant à la conduite complice du
désastre en corps ouverts à l’excès, c’est une stratégie poétique restant à distance des
explosions politiques tout en accédant quand même à l’éclatement du “livre”. Peut-être
pourrions-nous trouver la meilleure explication de ce toucher éclatant en poésie du
désastre, sans se localiser politiquement, dans la notion (justement) politique
d’“errorisme.”171 Précisons : “L'errorisme est un mouvement regroupant des personnes
ne souhaitant pas intégrer le système. Errorisme vient du mot erreur; le système

170Tomas Sidoli, quelques-un, p. 22-23


171Nous nous référons ici aux manifestes (d’abord argentins) diffusés -souvent en éclats disséminés- sur
divers sites internet, et notamment repris et développé par Pennequin ici : http://armee-noire.20six.fr/
armee-noire/art/1991446/L-ERREUR-esT-ERRORISTE

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considérant que toute personne ne le respectant pas où ne rentrant pas dans le moule est
une erreur, les ...militant[s] erroristes acceptent et revendique[nt] ce rejet de leur
comportement par le système. […] Les erroristes pratiquent l’égarement délibéré, et
inventent sans cesse de plus belles et de plus fatales erreurs. / Comme autrefois les
Chevaliers de la Désœuvrance, les erroristes travaillent à votre perte, à votre perdition :
mais au lieu de changer le nom des rues, ils changent les rues de place. / L’errorisme
n’existe pas.” Dit autrement : l’utopie erroriste des surgissements sexuels n’est politique
qu’après-coup, comme l’acte manqué ne réussit que dans le sursaut de la conscience.
Souvent, comme le lapsus, le texte erroriste fait rire, excessivement. Le rire secoue les
complices erroristes comme l’orgasme secoue les complices pornolettristes. Dans les
deux cas, l’Armée noire fait exploser le système par la présence vivante du désastre.
Il reste, dès lors, à nous demander comment l’imaginaire des complices
conduisant le désastre en corps ouverts à l’excès débordant fait revenir du sens. Le sens
serait, pour la poésie du désastre, image du livre éclatant, mémoire de la violence :

« apparaît une image. apparaissent des images. apparaît des images à quelqu'un. à
quelqu'un des images apparaissent. une image apparaît. une image de quelqu'un. de
quelqu'un une image apparaît. une image de quelqu'un apparaît à quelqu'un. à quelqu'un
de quelqu'un apparaît une image. de quelqu'un à quelqu'un une image apparaît.
apparaissent des images de quelques-uns à quelques autres. quelques autres images à
quelques-uns apparaissent. viennent des images. vient une image à une image. une
image vient d'une image à une image. des images viennent entre elles. viennent entre
elles des images apparues à d'autres images quelconques. quelqu'un est une image
quelconque. une quelconque image est quelque chose de quelqu'un. à quelque chose est
une image quelqu'un quelconque. une image quelconque vient à quelque chose de
quelqu'un. viennent des bruits. des bruits viennent et sont images. sont images des bruits
qui viennent de quelqu'un à quelqu'un. de quelqu'un à quelque chose vient un bruit. un
bruit vient de quelque chose à quelqu'un. un bruit traverse. traverse quelqu'un un bruit.
une image traverse une image. des images traversent des images. se traversent des
images. des bruits, quelques choses, quelques-uns, se traversent, viennent, apparaissent,
s'entendent, ou pas. des images traversent sans être perçues. sans être entendues des
images viennent. quelqu'un est traversé d'images. d'images traversé quelqu'un ne les
perçoit pas toutes, ne le peut. quelqu'un sélectionne. des images viennent, traversent,
sélectionnent. des images sélectionnent des images. se sélectionnent des images et se
perçoivent. des images se sélectionnent et s'entendent. s'actionnent des images. une
image traverse une image en s'actionnant. une image se souvient d'une image traversant
une image. des images se traversent. un pont. se souvint une image d'un pont. un pont
souvenue d'une image. sous un pont de l'eau. une eau de rivière. une eau de rivière en
crue vient, passe sous un pont. et un train. un train traverse un pont sur une rivière en
crue. quelqu'un traverse un train. traverse quelqu'un un train traverse un pont traverse
une eau en crue. et des images viennent. viennent des bruits qui traversent une image.
viennent des cris de mouettes. des cris de mouettes traversent quelqu'un. et des canards
aux abords du pont. du pont aux abords caquètent des canards que quelqu'un n'entend

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pas. une image sélectionne des images. viennent des images de caquètement non
entendues. et un pont. et une route en dessous. une route à autos en six voies. six voies
d'une autoroute et par dessus un pont. dessus un pont des voitures et dessous des
voitures et dans des voitures des personnes, et des bruits, et des choses vues de fenêtres,
et des images qui voient des images de fenêtres de voitures sur et sous un pont.
traversent un pont des voitures traverse une autoroute un pont traversent des bruits de
klaxons des personnes. et au bout d'une route une gare de péage. une gare de péage
traversée par des milliers de voitures, des milliers de personnes payant des milliers
d'euro pour traverser une barrière, des milliers de personnes passant des milliers de
cartes bancaires dans des machines pour que des barrières se lèvent. se lèvent des
barrières que des personnes en voitures traversent, et après des kilomètres d'autres
barrières, ou des villes, ou des quartiers, et des habitants, et des voitures qui traversent
des lieux sans être perçues, des images habitantes ne percevant pas toutes les voitures,
bien qu'elles fussent passées. une image ne perçoit pas tout, toutes pleines d'images non
perçues, non perçues par des images non perçues, ni entendues elles non plus. et une
image parle. parlent des images et entendent, ou pas. des mots et des choses, des
images. des signes, des images. (n)s>n-1. une image est faite. voilà, dit une image, une
image est faite. est faite d'images une image. d'autres images par d'autres images faites.
une image vient à une image. une image d'une image vient à une image. viennent à des
images des images d'images. un ordinateur, un écran d'ordinateur, et un clavier, et des
mains, et un autre écran d'ordinateur, et des yeux, et des images, des images traversent
des images, une image d'images vous vient d'une image d'ici, là-bas une image se fait,
ici une image faite se perçoit, ou pas. s'entend une image faite par une image, c'est
selon. une image se finit-elle. se finit-elle une image que viennent d'autres images. sans
fins d'images en images faites se font des images. un pont, quelqu'un, un mot, un tag, un
post, un train, un caquètement, une image; un ordinateur, un écran, des mains, un
clavier, des yeux, des images, d'images, une image. »172

172 Tomas Sidoli, TERMINAL, “/tsidoli/home/textes/terminal/terminalimage”

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Conclusion désastrale

« - il fut des poètes métatroniques qui infligèrent aux corps


lacérés du poeïn des meurtrissures terminales |
- je l'entends, dis-tu-je, cet amuïssement du retour, ce versus
qui se ploie dans l'abat pourri d'une matière grise ; il se marque
en moi, semence de tout ce qu'il nous faudra détruire | contre et
aussi cette destruction même | révolution du chaos :
le poeïn terminal du désastre - » 173

Ce désastre qui bouscule poétiquement, désir détruisant son origine par les mots,
survie survenante à même le vif de la vie, maintient le risque du ratage : ce qui du jeu
libératoire de l’équivoque va sortir peut ne pas être poétique, peut ne pas toucher, ne pas
faire sens… La poésie du désastre refuse donc d’identifier la poésie. Elle donne corps
aux “ratés” de la poésie.
Détour de la question de l’Un et de la problématique du système, de par son
mouvement désœuvrant et équivoque, le neutre (ne-uter, ni l’un ni l’autre) situe
l’impossibilité du rapport sensé (à soi, à l’autre) et ses mutations fantomatiques
(indéfinissables). Acte désœuvrant le sens commun de nos présences par le partage
impossible de nos corps : communauté spectrale de mots où la vie ne réside d’abord que
dans la hantise inidentifiable de la langue. C’est dans la traversée de la pensée
neutralisée et équivoque que s’éprouve la difficulté à vivre, poétiquement affectée en
difficulté à comprendre, entre les ahanements d’une banalité revenante (répétition) et les
cris de déchaînements soudains (différence), sans jamais que le réel puisse être séparé
du symbolique. La survie nécessaire au seuil où la pensée, s’excédant, sort en corps (se
corpore) se joue ainsi dans le passage phrastique (fantasmatique) du trésor
(fantomatique) de langues au surgissement de ce qui défaille, la “trouvaille” (ce qui du

173Tomas Sidoli, rose | neutre, “- péguy | berry -”


(“métatroniques” s’entend ici en un sens plus proche de la mystique science-fictionnelle que de la kabbale
juive : voix donnant plaisir et souffrance, voix du désastre).

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trou se tient, vaillance du vide en forme). La poésie ne serait donc plus de la littérature
(ni posture “musicale” -lyrisme-, ni posture “radicale” -kénotisme-), mais deviendrait
une forme de vie.
Il s’agit pour une bande de poètes de faire éprouver à une communauté de
lecteurs ce que la langue peut donner de libération équivoque. Il s’agit de s’abandonner
à la lecture comme à des corps aimés ou amis. Abandons et dons dans et par l’action
partagée -complice et confiante- : libérations du temps, de l’espace, des langues. Cette
violence libératrice de multiplicités vient de l’affrontement à un impossible : donner
corps au partage de la mort (neutralisante), du désir (excessif), de la vie (ouverte). Nos
lectures font ainsi partie de ces expériences vitales qui donnent corps à nos présences
complices. Croyance en l’impossible partage du “rien”, potentialité pure d’un chaos
organisé : communauté du désastre, sans appartenance et sans savoir, partage du secret
inavouable du désir en corps vivants, vibrants, débordants de création fluide, à fleur de
peau (celle de la page, celle de l’écran).
Guerre “civile” localisant la poésie du désastre, lieu politique par excellence, la
communauté de la violence poétique sort les pensées vivantes des corps complices
d’une utopie liquide et explosive. L’Armée noire y prend part, stratégiquement,
métamorphosant la communauté fantomatique (souffles, voix, citations), de la poésie
“aléthique”, en communes complicités, faisant de nous des corps “désastraux.” L’Armée
noire : guerriers rigolos, joyeux drilles, chiens de la casse ou de basse fosse, putes au
rabais ou potes en loques, miséreux, poètes ratés, souffreteux… Métamorphoses des
“rebuts” de la société normée en déchets ne voulant pas étouffer. L’Armée noire
provoque ainsi des émeutes imaginaires, des guérillas équivoques, et, à travers
l’éclatement livresque du fracas commun des insurrections de mots conduisant notre
désastre quotidien par le “pornolettrisme” et par l’“errorisme.”

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Il reste, dès lors, à nous demander comment l’imaginaire des complices


conduisant le désastre en corps ouverts à l’excès débordant fait revenir du sens. Le sens
serait, pour la poésie du désastre, image du livre éclatant, et donc, mémoire de la
violence. De là, la découverte, impensable, des “gissements”, ces glissements de
gisements vivaces qui n’émergent que lors de la conduite complice du désastre : sur-
gissements poétiques et a-gissements politiques. Ces traces “énergisantes” font de la
poésie du désastre la langue adolescente par excellence, celle des métamorphoses
urgentes de la violence textuelle et sexuelle, celle du “poeïn terminal du désastre.”

désastraces. big bang band. bande en trop en trous de vers entr’


tr r tt t raté. tas giclant cl clous coulants. gissements m’ouvrant
à nous anus nus nouveaux rares rats r r vies v v ass sauve
voraces vivaces. limaces m’astique stick hors wargasms spasms
miasmes pisses and love. l’ado les sangs des sans des d’ latent
viol en dits la la la dilatant.
lavant l’avant la larve an an an en l l’elle olé olé osé os casse
et qu’à… chaos.

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Bibliographie principale

Corpus poétique

PENNEQUIN, Charles
- bibi, éd. P.O.L., 2002
- Mon binôme, éd. P.O.L., 2004
- Les doigts, éd. Ragage, 2006
- La ville est un trou, éd. P.O.L., 2007
- pas de tombeau pour mesrine, éd. Al dante, 2008
- Comprendre la vie, éd. P.O.L., 2010

- écrits et vidéos consultables sur ses blogs (2005-2010) :


http://20six.fr/charles_pennequin
http://pennequin.rstin.com/ (Armée Noire)
http://www.vefblog.net/charlespennequin/ etc.

PRIGENT, Christian
- Le Professeur, éd. Al dante, 2001

SIDOLI, Tomas
- quelques-un, publication PDF (sur son blog), 2008
- TERMINAL, publication PDF (sur son blog), 2009

- écrits consultables sur son blog (2006-2010) :


http://lignesdefuites.blogspot.com

SURYA, Michel
- L’impasse, éd. Al dante, 2010

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Corpus critique

BLANCHOT, Maurice
- L’Espace littéraire, éd. Gallimard, 1988 (1955)
- Le Livre à venir, éd. Gallimard, 1986 (1959)
- L’Entretien infini, éd. Gallimard, 1969
- L’Écriture du désastre, éd. Gallimard, 1980

NANCY, Jean-Luc
- Corpus, éd. Métailié, 2006 (1992)
- La Pensée dérobée, éd. Galilée, 2001
- Fortino Samano : Les débordements du poème, éd. Galilée, 2004
(avec les poèmes de Virginie Lalucq)

PRIGENT, Christian
- Salut les anciens / Salut les modernes, P.O.L., 2000
- L’Incontenable, éd. P.O.L., 2004
- Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas
(Entretiens avec H. Castanet), éd. Cadex, 2004
- Ce qui fait tenir, éd. P.O.L., 2005
- Le Sens du toucher, éd. Cadex, 2008

***

BOISNARD, Philippe, “Une limite du principe d’économie : le corps poétique (à


propos de Charles Pennequin)”, http://www.t-pas-net.com/libr-critique/?p=125, 2006
COURTOUX, Sylvain, “Charles Pennequin ou la Langue du Dedans” (entretien avec
Charles Pennequin), http://homepage.mac.com/philemon1/trameouest/textelibrecritik/
1_livrerecu/entretien/courtoux_pennequin.html, 2003

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Bibliographie générale

Poésie

Revue FUSÉES, n°10, “Charles Pennequin” (P. 3-68), éd. Carte Blanche, 2006
Revue ARMEE NOIRE, n°1, “Collection printemps de merde”, éd. Al dante, 2010
Revue des gens bien et pas bien du tout, n°1 & n°2, éd. libre & gratuite, 2010
Revue Overwriting, n°1, éd. Brugger, 2010

***

BAUDELAIRE, Charles, Fusées, éd. libre et gratuite, 2003 (1887)


BECKETT, Samuel, Poèmes suivi de Mirlitonnades, éd. de Minuit, 1999 (1978)
BOUTE, Antoine, “SKK/mesrine editions/POLAR”, http://nuls.20six.fr/nuls/art/
25382247/SKK-mesrine-editions-POLAR, Internet, 2008
COLLOBERT, Danielle
- Œuvres I, éd. P.O.L., 2004
- Œuvres II, éd. P.O.L., 2005
MALLARMÉ, Stéphane, Poésies et autres textes, éd. Livre de Poche, 2005
PENNEQUIN, Charles
- Dedans, éd. Al Dante, 1999
- Aoum & Miam, éd. Dernier Télégramme, Limoges, 2006
- Lambiner, éd. Dernier Télégramme, Limoges, 2007
- La Fin des poux, éd. L’Âne qui butine, 2011
PRIGENT, Christian, L’Âme, éd. P.O.L., 2000
RIMBAUD, Arthur, Les Illuminations suivi de Une saison en enfer, éd. Librio, 2000
SIDOLI, Tomas, rose | neutre, publication en cours (sur son blog), 2011
SURYA, Michel, Exit suivi de Les Noyés, éd. Leo Scheer, 2001
THOLOMÉ, Vincent, KIRKJUBAEJARKLAUSTUR, éd. Le clou dans le fer, 2009

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Critique & Récits

BATAILLE, Georges
- L’expérience intérieure, éd. Gallimard, 1978 (1943)
- L’Impossible, éd. de Minuit, 2006 (1962)
- Œuvres complètes, tomes V & X, éd. Gallimard, 1973 & 1987
- Romans et récits, éd. Gallimard, 2004
BRUNEL, Pierre
- Arthur Rimbaud ou l’éclatant désastre, éd. Champ Vallon, 1991 (1983)
- Où va la littérature française aujourd'hui ?, éd. Vuibert, 2002 (1997)
CELAN, Paul, Le méridien, éd. Fata Morgana, 2008
CLARO, Cosmoz, éd. Actes Sud, 2010
COLLECTIF
- (sous la direction de C. Bident), Maurice Blanchot, Récits critiques, éd. Farrago, 2003
- (sous la direction d’E. Hoppenot), Emmanuel Levinas / Maurice Blanchot, penser la
différence, éd. PU Paris X, 2007
- (association des amis de Maurice Blanchot), Blanchot dans son siècle,
éd. Parangon/Vs, 2009
DUPIN, Jacques, M’introduire dans ton histoire, éd. P.O.L., 2007
KRISTEVA, Julia, La révolution du langage poétique, éd. Seuil, 1974
MAULPOIX, Jean-Michel, La poésie comme l’amour, éd. Mercure de France, 1998

Philosophie

AGAMBEN, Giorgio
- La communauté qui vient, éd. du Seuil, 1990
- La Fin du poème, traduit par Carole Walter, Saulxures, éd. Circé, 2002
- Profanations, traduit par Martin Rueff, éd. Rivages, 2005
- Nudités, traduit par Martin Rueff, éd. Rivages, 2009
COLLECTIF, “Que faire de la communauté ?”, Les Cahiers philosophiques de

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Strasbourg, n°24, second semestre 2008


DERRIDA, Jacques
- Spectres de Marx, éd. Galilée, 1993
- Politiques de l’amitié, éd. Galilée, 1994
HEIDEGGER, Martin
- De l’origine de l’oeuvre d’art, trad. Emmanuel Martineau, éd. bilingue num., 1986
- Être et Temps, trad. Emmanuel Martineau, éd. hors commerce, 1985
KACEM, Mehdi Belhaj, L’affect, éd. Tristram, 2004
LACOUE-LABARTHE, Philippe, La poésie comme expérience,
éd. Christian Bourgeois, 1986
MANCHEV, Boyan, La métamorphose et lʼinstant, éd. de La Phocide, 2007
MARION, Anaël, L'Expérience de la pensée chez Maurice Blanchot, La ruine de
l'écriture comme traversée du neutre, mémoire M2 LAPC, soutenu en 2009 à Paris VII
TIQQUN
- Contributions à la guerre en cours, éd. La Fabrique, 2009 (2001)
- Tout a failli, vive le communisme !, éd. La Fabrique, 2009 (2002)

Psychanalyse

CHABOUDEZ, Gisèle, Rapport sexuel et rapport des sexes, éd. Denoël, 2004
FREUD, Sigmund
- Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, éd. Gallimard, 1989 (1936)
- Abrégé de Psychanalyse, éd. PUF, 2001 (1938)
LACAN, Jacques
- Écrits, éd. Seuil, 1966
- Autres écrits, éd. Seuil, 2001
- Séminaire, I à XXVII, éd. AFI et/ou Seuil et/ou ELP, 1951-1980
MASSAT, Guy, Séminaire, publié sur internet ici :
http://www.psychanalyse-paris.com/_Guy-MASSAT_.html, 2003-2009
SAURET, Marie-Jean, L’effet révolutionnaire du symptôme, éd. Erès, 2009

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