Está en la página 1de 23

Koestler dans la pensée contemporaine

Alain de Benoist

L'ensemble formé, dans l'œuvre de Koestler, par Les Somnambules (959), Le Cri

d'Archimède (1964), Le Cheval dans la Locomotive (1968), suivis de Beyond

Reductionism et de ses plus récents essais, constitue une « déclaration de guerre» en

même temps qu'une sorte de manifeste.

Ce n'est pas ici le lieu d'en faire l'analyse. Je voudrais, plus simplement, souligner la

place occupée aujourd'hui, sur l'échiquier des discours épistémologiques, par les

courants antiréductionnistes; et y ajouter aussi quelques réflexions personnelles.


La position antiréductionniste s'articule autour de trois principes de base:

1) L'homme ne se met pas en équations. La «réalité» de l'homme s'appréhende à

quatre niveaux: le niveau microphysique (l'énergie), le niveau physique (la matière),

le niveau biologique (la vie), enfin un niveau spécifiquement humain, que

caractérisent notamment la culture et la conscience historique. L'homme partage

son appartenance aux trois premiers niveaux avec des «parties» de l'univers de plus

en plus restreintes et comme concentriques. Seul le dernier lui appartient en

propre. D'un niveau à l'autre, c'est-à-dire du niveau quantique à celui du psychisme

humain, en passant par celui des systèmes physiques et celui des systèmes vivants,

nous constatons une complexité et une différenciation croissantes. De ce fait, une

analyse purement quantitativiste rend compte de moins précisément de la réalité au

fur et à mesure qu'on s'élève dans l'ordre des niveaux: plus un ensemble est

complexe, moins il est analysable d'une façon qui permettrait l'élimination des

variables (des hétéromorphismes). «Un holon situé à un degré supérieur de la

hiérarchie, écrit Koestler, a plus de " degrés de liberté" qu'un hoIon situé à un

niveau inférieur. »

Dans le courant des années trente, les doctrines physicalistes affirmaient déjà

l'inexistence de tout ce qui ne pouvait se quantifier, à commencer par les états de

conscience. Le behaviorisme, qui a connu son plus grand développement depuis la

dernière guerre, a repris l'essentiel de cette proposition en promulguant «l'idée


naïve que l'on peut étudier la psychologie avec les méthodes et les concepts de la

physique classique» (Koestler). B.F. Skinner écrivait en 1953 : «Puisque les

événements mentaux ou psychiques ne se prêtent pas aux mesures de la phystque,

nous avons une raison de plus pour les rejeter» (Science and Ruman Behaviour).

La futurologie américaine repose sur la même croyance implicite. Interrogé sur les

travaux menés par Herman Kahn à la Rand Corporation, Georg Picht, conseiller

scientifique du gouvernement allemand, déclarait en 1971: « Kahn pense pouvoir

tout quantifier. Il pense accéder à un maximum d'emprise sur les choses par un

maximum de mathématisation. Il extrapole l'avenir des données scientifiques et

techniques actuelles, sans s'inquiéter le moins du monde des forces sociales,

politiques et morales qui peuvent entrer en jeu. En somme, il a selon une mode

récente, une confiance aveugle dans les données quantitatives qu'un ordinateur peut

avaler, sans s'interroger sur tous les préalables humains qui bouleversent sans cesse

nos prévisions. Or, les analyses semblent démontrer que les grandes mutations

politiques et économiques de l'avenir échappent à la mathématisation et ne peuvent

être mises en cartes perforées ... » Ce qui rejoint l'affirmation de Koestler:

«L'homme ne se réduit pas à des équations mathématiques.»

2) Le tout est plus que la somme des parties. La démarche réductionniste étant une

démarche purement analytique, il est évident qu'elle escamote, par le fait même,

toutes les propriétés des systèmes en tant que systèmes. Or, celles-ci sont d'une
importance considérable, puisqu'à certains égards, c'est en elles que résident les

explications finales.

Il suffit de se pencher un tant soit peu sur les doctrines structuralistes, par exemple,

pour s'apercevoir que loin de contribuer à une meilleure connaissance du sujet,

elles ont pour effet principal de faire disparaître ce sujet. D'une façon plus

générale,avec les «sciences humaines» (qui, comme l'a dit Roger Caillois, n'ont de

science que la vaniteuse prétention de le devenir), on se trouve devant le cas unique

d'une discipline qui s'emploie essentiellement à proclamer l'inexistence de son

objet. II faut voir la rage obsessionnelle avec laquelle les théoriciens structuralistes

affirment la «mort de l'homme ». «L'homme est en train de disparaître », écrit

Michel Foucault dans Les mots et les choses. Jacques Lacan, dans ses " Ecrits"

qualifie le sujet de «veau à trente-six pattes»; Lévi-Strauss,

'« insupportable enfant gâté ». Althusser, autre maître à penser de l'antihumanisme

théorique, déclare: «On ne peut connaître quelque chose des hommes qu'à la

condition absolue de réduire en cendres le mythe philosophique de l'homme.»

(Pour Marx.)

Le programme de base du réductionnisme a été défini (on serait tenté de dire «

avoué») par Lévi-Strauss, lequel ne se cache pas d'avoir entrepris « la résolution de

l'humain en non humain ». (La pensée sauvage.) «Nous croyons, écrit-il, que le but

dernier des sciences humaines n'est pas de constituer l'homme, mais de le dissoudre
[ ... ] Après avoir résorbé les humanités particulières dans une humanité générale, il

faudrait réintégrer la culture dans la nature et finalement la vie dans l'ensemble de

ses conditions physico-chimi,ques.» (Ibid.)

3) Les grandes alternatives théoriques doivent être dépassées. Matérialisme et

spiritualisme sont des termes caducs. «Ecris avec ton sang, et tu sauras que le sang

est esprit.» (Nietzsche.) Les métaphysiciens imaginent une âme sans corps (libérée

du corps). Les behavioristes imaginent un corps sans àme (libéré des «illusions» de

la conscience). Pour les premiers, Dieu a fait l'homme à son image. Pour les

seconds, nous sommes faits à l'image du rat: c'est le « ratomorphisme ». Il est temps

que l'homme soit à l'image de l'homme.

Comment s'articulent ces trois principes '?

On explique habituellement les phénomènes de conscience (plus exactement de

«double conscience» : l'homme n'est pas seulement conscient, il est aussi conscient

d'être conscient) par une simple complexification de la structure cérébrale. Passé un

certain seuil de l'évolution, cette complexification du jeu des neurones corticaux

aurait abouti au cortex humain, en même temps qu'elle aura ipso facto produit

l'hominisation, c'est-àdire l'apparition du premier être historique dans le monde

vivant. Cette explication me paraît très plausible, et je la considère comme fondée:

la « double conscience» est une propriété du système cérébral en tant que système.

Cependant, on aurait tort d'imaginer que le fait d'avoir «réduit» les phénomènes de
conscience en expliquant comment ils ont pu apparaître nous renseigne

complëtement à leur sujet. Nous savons l'origine. Nous ne connaissons pas la

nature. L'enfant vient des parents. Il n'est pas les parents: il est fous ses ancêtres, et

quelque chose en plus (qui provient d'une nouvelle «donne» à l'intérieur de son

stock génétique). Le cerveau de l'homme est vivant, il n'est pas seulement du

vivant. La vie elle-même provient du physico-chimique. Mais elle n'est pas

seulement du physico-chimique: sinon, en quoi ferait-elle problème '?

Les éléments de la physique et de la chimie ne se posent pas de questions. Nous

nous posons les questions éternelles: que sommes-nous, d'où venonsnous, où

allons-nous? Jusqu'ici, on s'est contenté de deux grands types de réponses: celles des

métaphysiciens, qui impliquent le recours à une divinité (le plus souvent un dieu

créateur), et celles des idéologues réductionnistes, qui se ramènent à une

quelconque forme de mécanisme, quand elles ne s'effondrent pas (marxisme,

freudisme) en simple unilatéralisme. Toutes ces explications n'en sont pas. Les

premières, outre qu'elles sont rigoureusement incontrôlables, posent plus de

problèmes qu'elles n'en résolvent: elles exigent, pour se justifier, toute une

théologie dogmatique. Les secondes escamotent le problème purement et

simplement. Elles nous montrent en quoi l'homme est un animal, en quoi l'animal

«provient» de cellules élémentaires, comment ces cellules «dérivent» du physico-

chimique, et comment ce dernier se relie aux ondes et aux corpuscules de la


microphysique; mais elles ne nous disent pas en quoi le physico-chimique se

distingue de l'atome élémentaire, la vie de la matière, le primate supérieur de la

microbactérie, et l'homme du reste des animaux. Elles mettent l'accent sur la

ressemblance, non sur la différence. Or, c'est la différence qui donne l'identité.

Carence d'autant plus grave que l'on monte dans J'échelle des êtres vivants, et que

l'on constate une complexification, donc une différenciation (et par là même une

inégalité) croissantes.

Où commence le réductionnisme? Il commence, et triomphe déjà, dans ce que Sir

.Julian Huxley a appelé le nothing-else-butism, c'est-à-dire le « rien-d'autre-qu'isme

». Konrad Lorenz, dans un entretien avec Nouvelle Ecole, l'a souligné: « Si vous

dites que tous les processus de la vie sont-en dernière analyse des proces'sus

physico-chimiques, vous dites une vérité. Mais dès l'instant où vous dites qu'ils ne

sont rien d'autre que ces processus physico-chimiques, vous tombez dans le

réductionnisme. C'est la même chose si l'on dit que l'homme est un mammifère, et

si l'on dit 'qu'il n'est qu'un mammifère. »

Ce que les théoriciens rédudionnistes ne parviennent pas à admettre (en général

parce qu'ils sont prisonniers de la logique traditionnelle et des conceptions

mécanistes du siècle dernier), c'est que la continuité dans l'ordre causal puisse aller

de pair avec une rupture- de «nature », c'est-à-dire que l'univers soit le théâtre de

sauts qualitatifs brusques, qui font qu'un niveau « transcende» (dépouillons le terme
de sa résonance métaphysique) le niveau d'où il est issu, en sorte que les lois qui

s'appliquaient en-deçà ne s'appliquent plus au-delà. Ils ne veulent pas admettre que

des parties identiques agencées différemment puissent donner des résultats

différents eux aussi, lesquels sont alors dus, non à une transformation de la « nature

» des parties, mais à une transformation de leurs positions respectives. Il y a là une

incompréhension fondamentale de ce qu'implique un système du fait qu'il est un

système, c'est-à-dire un ensemble où les effets s'exercent aussi bien rétroactivement

(feed back de la cybernétique) que dans le sens traditionnnel, où «la rétroaction du

milieu ne fait que guider, corriger ou stabiliser un système de comportement

préexistant» (Koestler), et où tous les éléments sont en interaction les uns avec les

autres, en sorte que, comme au jeu d'échecs, le déplacement d'un «pion» ne change

pas seulement la position de ce «pion », mais se répercute sur l'agencement et sur la

signification du système tout entier. Bref, le réductionnisme implique le refus

d'admettre qu'au sein d'un tel système, le tout soit plus que la somme des parties,

qu'il ait en tant que tout des propriétés qui ne se trouvent dans aucune de ses

parties prises isolément.

Soit un électropbone : un amateur peut bien en démonter toutes les pièces, il ne

parviendra pas à identifieî· celle où « se trouve» le son. Le son est une propriété

émergente, qui naît lorsque les pièces sont agencées de telle façon. De même la

saveur sucrée, qui ne se trouve ni dans le carbone, ni dans l'oxygène, ni dans


l'hydrogène, mais qui est présente dans le sucre, pourtant formé de ces seuls

éléments ; de même les propriétés du composé H20 (l'eau), qui ne se retrouvent ni

dans l'oxygène ni dans l'hydrogène, etc.

Que sont donc ces propriétés émergentes ? Elles ne sont pas, comme le soutiennent

les théoriciens rédudionnistes, le seul fait du hasard (on sait que pour Koestler,

l'évolution ne s'explique pas uniquement par des mutations fortuites: «l'évolution

se joue conformément à des règles ,qui en limitent la possibilité, tout en laissant

assez de champ pour un nombre infini de mutations»). Au contraire, elles

apparaissent nécessairement lorsque les différentes parties d'un système sont

agencées ou s'actualisent de telle ou telle façon. Il n'y a pas besoin non plus, pour

expliquer leur apparition, d'avoir recours à l'arsenal déréalisant des vieilles

scolastiques: elles ne sont pas «sous-jacentes» à la nature des éléments antécédents,

comme ces homuncules microscopiques qu'on croyait au Moyen Age « cachés»

dans les cellules germinales. Elles résultent, répétons-le, non seulement de la

présence d'un certain nombre d'éléments, mais encore de la disposition dans

laquelle ces éléments se trouvent. C'est ainsi que, contrairement au principe tant de

fois affirmé par les théologiens, le plus naît du moins.

L'immense mérite d'Arthur Koestler a été d'éviter le double piège qui aurait

consist.é à tomber dans l'une ou l'autre des solutions conventionnelles. Il a

entrepris de dépasser toutes les alternatives liées à l'ancienne logique du tiers-exclu:


matérialisme-spiritualisme, mécanisme-vitalisme, philosophies de la raison-

philosophies de la vie, etc. Il a tenté de dégager une tierce position, qui fasse

presque toujours la synthèse des deux autres et de ce fait les dépasse (au sens de

l'Aufhebung des Allemands). Les solutions qu'il propose lui-même ne sont pas

nécessairement les meilleures. Mais au moins a-t-il montré qu'on pouvait sortir du

cadre contraignant dans lequel s'était enfermée l'épistémologie moderne. Et en

donnant la parole aux savants qui s'emploient, eux aussi, dans le même sens, en

permettant à un large public de connaître les noms et les travaux de Paul MacLean,

d'Alister Hardy, de Ludwig von Bertalanffy surtout, il a puissamment aidé au

développement d'initiatives dans lesquelles résident les espoirs d'une discipline

depuis trop longtemps bloquée.

Je voudrais maintenant exprimer quelques réserves sur quelques-unes des positions

prises personnellement par Koestler, ce qui précède ne pouvant laisser de doute sur

l'esprit dans lequel ces critiques seront faitès. Je centrerai mon propos sur Le

Cheval dans la Locomotive, qui me paraît le lIvre le plus important de la «période

scientifique» de Koestler. Il n'y a rien à redire, à mon sens, quant à la théorie des

systèmes hiérarchiques ouverts (SHO), telle qu'elle figure en annexe de l'ouvrage,

après avoir été explicitée dans les deux premières parties. En revanche, il me semble

que certaines des propositions qui constituent la troisième partie, propositions

«sujettes à controverse »comme le dit lui-même Koestler (sans cacher pour autant
que c'est à elles qu'il attache le plus d'importance), méritent une «critique positive

». Dans cette dernière partie du Cheval dans la Locomotive, ,qui en est en réalité la

partie centrale, Koestler affirme que l'homme a été vidime d'une sorte d'« erreur»

ou d'« accident» au cours de son évolution. Cet «accident», responsable d'un défaut

de coordination entre les structures anciennes et les structures récentes du cerveau,

ferait de tout homme une manière de paranoïaque et hypothéquerait gravement

notre avenir. «L'équipement originel de l'homme, écrit Koestler, comporte quelque

erreur ou défectuosité innée qui le prédispose à l'autodestruction.» «L'apparition

du néo-cortex humain, ajoute-t-il, est le seul cas où l'évolution ait donné à une

espèce un organe dont cette espèce ne sait pas se servir. »

Cette double affirmation m'apparaît discutable.

Paul McLean et Papez ont montré que les différences que l'on constate entre le

comportement affectif et le comportement intelleduel reposent sur une base

physiologique, à savoir une dichotomie dans le fonctionnement et la relation du

paléo-cortex et du néo-cortex. Mais cette découverte (comme toutes les découvertes

scientifiques) est tout à fait neutre du point de vue moral. Elle s'énonce à l'indicatif,

non à l'impératif. Plus précisément, elle nous dévoile comment fonctionne le

cerveau humain. Elle ne nous dit nullement que ce fonctionnement est «mauvais »,

et qu'il faut regretter qu'il s'effectue de cette façon. Ce regret, c'est Koestler qui

l'introduit, à partir d'une opinion toute subjective. Koestler regrette qu'il n'y ait
pas de solution de continuité entre les deux cerveaux, que la relation paléo/néo-

cortex soit une relation dialectique, et que l'emprise du néo-cortex sur le paléo-

cortex ne soit pas plus forte ni plus durable. Il exprime ce regret en fonction de son

tempérament, de ses sentiments personnels, des valeurs qui sont les siennes, et aussi

des expériences historiques et politiques qui ont été les siennes et qui, sans aucun

doute, ont influé sur son développement intérieur. Personnellement, je pense que

Koestler a tout à fait raison d'exprimer ce qu'il croit. Mais je ne peux le suivre dès

l'instant où il laisse entendre que cette opinion découle nécessairement des

remarquables travaux scientifiques qu'il nous présente.

L'affirmation selon laquelle l'espèce humaine est une espèce « ratée» n'est pas

nouvelle. Au cours de l'histoire, nombreux sont les penseurs qui ont rêvé d'un

homme idéal, comme du «meilleur des mondes possibles ». Beaucoup ont donné

dans l'utopie, jusqu'à subir la sanction des faIts: qui veut faire l'ange ... Le

raisonnement de Koestler est d'une autre qualité. On a cependant l'impression (et

sa biographie confirme cette impression) qu'au lieu de passer de l'expérience à la

conclusion, il passe parfois de la conclusion à l'expérience. Profondément marqué

par le spectacle des pires totalitarismes, déçu par la persistance de certaines

tendances de l'humanité, il semble être arrivé à cette conclusion que dans l'human

achievement, les défauts l'emportaient sur les qualités, 'que cet état de fait doit avoir
une cause et 'qu'en agissant sur cette cause, on doit supprimer l'effet. Les travaux de

Mac Lean sur la physiologie du cortex lui ont alors paru fournir la cause

recherchée. Mais, comme je viens de le dire, ces travaux ne fournissent rien de tel.

Mieux, ils ne peuvent être vus comme tels qu'à la condition d'être auparavant

convainëu que l'histoire de l'humanité est celle d'un être «défectueux ». Il me paraît

très douteux que le moindre consensus puisse s'établir sur pareille appréciation. Je

vois au contraire d'excellentes raisons pour qu'il ne s'établisse pas.

Nous souhaitons que l'homme se conduise d'une façon réfléchie et raisonnée. Mais

la raison, précisément, dans l'instant où elle nous dit que l'homme est raisonnable,

nous dit aussi qu'il n'est pas (entièrement) rationnel. Son cerveau, comme le

montre MacLean, comprend divers «étages ». Un seul de ces étages lui est propre,

c'est le néo-cortex. Les deux autres lui viennent de son héritage animal. Le cerveau

humain est donc un tout composé, et je ne vois pas pourquoi on déciderait qu'une

partie de ce tout est plus «détestable» qu'une autre. Si l'homme n'était qu'un

animal, il n'aurait pas de néo-cortex. Si l'homme était entièrement rationnel, il

n'aurait que le néo-cortex. Si l'esprit humain apparaît, dans le secret des

laboratoires, comme un ensemble où le raisonnement et l'émotion, les décisions

réfléchies et les pulsions, jouent les uns et les autres un rôle, il me semble que la

logique de la démarche antiréductionniste veut 'que l'on ne réduise pas cet

ensemble à l'une seulement de ses parties. Koestler se réfère à la doctrine du péché


originel, pour en tirer la conclusion que « l'homme s'est toujours rendu compte de

sa déficience ». Cette affirmation n'est, à mon avis, pas plus satisfaisante que les

extrapolations qu'il nous invite à faire à partir de l'évolution des arthropodes et des

marsupiaux. Et, pour ma part, j'aurai beaucoup de mal à me convaincre, après avoir

répudié le «ratomorphisme », de tomber dans le « crustaçomorphisme » des

métazoaires et des invertébrés.

Le vieux cerveau, dominé par les pulsions, «ne verbalise pas, ne conceptualise pas. Il

pense, mais c'est une pensée préverbale, prérationnelle, prélogique ». Il ne s'ensuit

pas que le paléo-cortex a toujours tort. Grâce au nouveau cortex, l'homme peut

accéder au domaine supérieur des idées abstraites et de la pensée conceptuelle,

raisonner par exemple sur des expériences qu'il n'a pas vécues, ou apprendre des

coordinations motrices sans avoir lui-même pratiqué d'exerce. Mais il ne s'ensuit

pas non plus que le néo-cortex a toujours raison. Koestler reconnaît lui-même tout

ce que la création artistique et même non-artistique (on ne sépare pas le vrai du ..

beau, rappelle-t-il opportunément dans Le Cri d'Archimède) doit à 1'ancien

cerveau. Or, pour pouvoir souhaiter une meilleure emprise du néo-cortex sur le

paléo-cortex, il faudrait d'abord être sûr que le premier a toujours (ou presque

toujours) raison contre le second. Malheureusement, l'expérience quotidienne nous

apprend qu'il n'en est rien. Il peut arriver que la pulsion première, irraisonnée, soit

la meilleure et la plus juste (ces deux termes n'allant pas nécessairement de pair: la
désirabilité d'une idée n'est pas en rapport avec son exactitude !). Il peut arriver

aussi que le raisonnement s'égare: les exemples n'abondent que trop. Et quand

l'esprit se perd dans la voluptueuse vacuité des abstractions pures. n'est-ce pas

quelque pulsion fondamentale qui le remet sur la voie des réalités qui ne mentent

pas? Reconnaître la prééminence du néo-cortex est une chose. Lui faire aveuglément

confiance en est une autre. A supposer même que toutes les v-érités lui soient dues,

tout ce qu'il exprime n'en est pas pour autant vrai. Après tout, le r-éductionnisme

est, lui aussi, une «entreprise» du néo-cortex, comme le sont du reste toutes les

idéologies, même les plus néfastes. Dans ces conditions, la prudence s'impose.

MacLean a d'ailleurs montré combien il était parfois difficile de «rendre à chaque

cerveau» ce qui lui revient. Le néo-cortex ne cesse de chercher des alibis au paléo-

cortex. Le raisonnement, à mille reprises, ne vise qu'à donner aux instincts les plus

irraisonnés l'apparence la plus raisonnahle. Et lorsque Koestler dit que l'espèce

humaine est victime d'une «erreur », comment être certain qu'à ce moment précis,

chez lui, c'est bien le néocortex qui s'exprime? Ne déclarait-il pas lui-même, il y a

quatre ans: « En fin de compte, toutes nos déclarations sont basées sur des croyance

» (entretien avec L'Express, 13 juillet 1970) ?

Selon Koestler, l'homme est marqué au front d'une dimension de folie. C'est une

thèse qu'a soutenue récemment l'utopiste Edgar Morin (Le paradigme perdu: la

nature humaine). Cette «folie» se manifesterait par l'exagération. chez l'homme, de


la tendance au conflit, tendance née du paléo-cortex et que le néo-cortex

(soulignons-le) met en forme et même justifie. Dans cette disposition, Koestler voit

une véritable aliénation mentale. Pourtant, dans le même temps, Koestler reconnaît

aussi que cette « folie» est constitutive du genre humain. «L'homme a toujours été

fou. Dès le commencement de la civilisation, existe le sacrifice humain. Dans toutes

les cultures » (entretien cité).

Dans ces conditions, une question se pose: comment pourrait-on enlever à

l'homme un trait spécifique, constitutif de sa nature humaine, tout en espérant

,qu'après cela, il soit encore un homme?

Par ailleurs, nous commencons à bien connaître la nature et surtout le rôle de la

pulsion agressive: Grâce au développement de l'éthologie, nous savons que cette

pulsion, loin d'être un «mal» ou une «malédiction », est une nécessité vitale pour

tout organisme vivant. Non seulement, c'est l'agressivité que l'on retrouve à la base

des plus hautes réussites de l'esprit humain (volonté de s'affirmer par rapport au

milieu, dispositions « prométhéennes» manifestées dans les hautes cultures,

créations artistiques, découvertes scientifiques, etc.), mais encore, pour tout

organisme, elle est la condition même de la survie. Un système vivant est un

système qui lutte contre la seconde loi de la thermodynamique; ce en quoi il se

distingue des systèmes physiques, soumis à la loi de la déperdition d'énergie et de

l'entropie croissante. La vie est réaction, agression, combat. L'organisme qui ne


manifeste plus d'« agressivité» est un organisme mort ou qui s'apprête à mourir.

Que chez l'homme, l'agressivité ait pris la forme particulière que l'on connaît; que

les mécanismes d'inhibition qui, chez les animaux, fonctionnent automatiquement,

soient chez lui soumis à une volonté consciente; que l'homme, pour décider de ses

amitiés et de ses inimitiés, se voie constamment placé devant un choix; et qu'il

puisse, par ce choix, répondre aux défis et se dépasser lui-même ou prononcer sa

propre condamnation et se condamner au déclin, je ne vois dans tout cela rien de «

fou ». J'y vois, tout au contraire, ce qui fait la grandeur tragique de la condition

humaine.

A la limite, cette conception selon laquelle l'humanité tout entière est considérée

comme atteinte d'une affection mentale (Koestler écrit: «Ce que nous chercbons,

c'est un remède aux dispositions paranoïaques des gens que nous appelons

normaux») me paraît rejoindre, parodoxalement. le propos spécifique de la plus

extravagante antipsychiatrie. Ce n'est pas du fait de cet «orgueil hominiote» (Jean

Rostand) dont furent victimes Copernic et Darwin, que je marque ici la plus vive

réticence. Il me semble seulement que lorsque Koestler déclare: «Nous sommes une

race de malades mentaux », nous avons le droit de savoir au nom de quelle

normalité il porte ce diagnostic.

Il est vrai que chez l'homme, le jeu des affinités et des hostilités dépend d'un grand

nombre de critères: dans le système le plus complexe, c'est le contraire qui serait
étonnant. Mais pourquoi faudrait-il, avec Koestler, parler d'une «affreuse diversité

des critères» ? Pourquoi l'un des traits spécifiques de l'humanité (et reconnu comme

tel) devrait-il être qualifié de « Chute» (avec une majuscule) ? Que vient donc faire,

dans un discours scientifique, ce vocabulaire de la Bible?

Les pages du Cheval dans la Locomotive consacrées au langage ne sont pas moins

étonnantes. Dans le langage, Koestler voit «une des maladresses spécifiques de

l'homme ». Il déclare: «C'est la plus grande gloire de l'homme, le langage. Mais

c'est aussi une de ses plus grandes servitudes, puisqu'il élève des barrières entre les

différents groupes» (entretien cité.). Le langage, de par sa structure, serait

générateur de conflits: « Sans langage, il n'y a pas de guerre. On fait la guerre pour

des mots, pas pour l'espace vital» (ibid.). Indépendamment du fait que l'on a très

souvent fait la guerre pour l'« espace vital» (on continue encore aujourd'hui,

d'ailleurs), et que les espèces les plus notoirement dépourvues de langage sont loin

d'être les plus pacifiques, cette accusation portée contre le langage est très

surprenante. S'il y a, là encore, un trait spécifique de l'humanité, c'est bien celui qui

fait d'elle une espèce apte au langage abstrait. Et ce sont les «barrières linguistiques

»et les «forces séparatistes du langage», dénoncées par Koestler, qui en font

précisément la supériorité, C'est parce que, chez l'homme, le langage manifeste une

disposition «ségrégative» qu'il permet de donner des définitions adaptées aux

hétéromorphismes, et de s'adapter aux situations les plus variées. Noam Chomsky


semble avoir démontré que, dès l'origine, le langage était lié, non seulement aux

besoins de la communication, mais à l'élaboration d'une pensée conceptuelle. Sans

langage, pas de raisonnement abstrait, pas d'hominisation, pas d'êtres humains.

Dépourvu du langage que nous lui connaissons, l'homme serait ce que souhaitent

les idéologues réductionnistes: un être sans surprises, entièrement soumis aux

contraintes de son espèce, «agi» et «programmé» par ses instincts, dépourvu de

toute conscience historique, de toute possibilité de laisser une trace personnelle

dans l'histoire, de liberté, ek. En d'autres termes, il ne serait qu'un être infra-

humain.

On voit donc Koestler, d'une part, regretter la puissance que les émotions et les

pulsions issues du paléo-cortex conservent dans l'esprit de l'homme, en mettant

l'accent sur le néo-cortex, qui est effectivement la partie spécifiquement « humaine»

de notre cerveau; et, d'autre part, reconnaître que certains des traits qu'il déplore et

qu'il condamne sont, eux aussi, constitutifs de la nature humaine, en sorte qu'il est

très probable que l'on ne puisse les faire disparaître sans faire disparaître l'homme

du même coup. Il y a là, me semble-t-il, une contradiction fondamentale.

Koestler pense que l'on pourrait modifier l'esprit humain dans le sens souhaité par

lui, en ayant recours à des « harmonisateurs » chimiques. En faisant cette

proposition, il prend les précautions appropriées. Il dit aussi que les résistances qu'il

rencontrera viendront de ceux qui ne veulent pas «toucher à la nature ». Telle n'est
pas ma façon de voir. Personnellement, je ne suis nullement hostile à des mutations

provoquées ni à des interventions sur le stock généhque. Au moment où l'on

commence à mettre en œuvre certaines techniques de chirurgie et d'engineering

génétiques, je pense même qu'il est temps d'y songer plutôt que de pratiquer la

politique de l'autruche. Je pense aussi (au contraire de ce qu'affirment les

antipsychiatres) que la chimiothérapie donne d'excellents résultats en pratique

psychiatrique et qu'à beaucoup d'égards, elle est la solution de l'avenir. Enfin, il est

certain que l'homme, dès son apparition sur terre, n'a ,cessé de «toucher à la nature

». Dès que la main de l'homme se pose sur la «nature », cene-ci se transforme en

culture: la culture est la «nature» qu'entre d'autres possibles, l'homme s'est donné

et par laquelle il s'est constitué en tant qu'homme. Mais la question n'est pas là. La

question est de savoir si, oui ou non, la personne humaine est « défectueuse» au sens

où l'affirme Koestler; et en quoi l'homme de la rue serait «normalisé» par une

opération du psychôpharmacien qui le priverait de certains des traits dont Koestler

reconnaît lui-même qu'ils sont constitutifs de l'humanité.

Lorsque, sur les champs de bataille, la poudre a été employée pour la première fois,

en lieu et place des flèches et des projectiles de balistes, il a paru «évident» à

beaucoup d'observateurs que l'humanité allait bientôt disparaître. Aujourd'hui, un

quart de siècle après Hiroshima, d'autres observateurs dessinent les mêmes

perspectives d'apocalypse, sans voir que la même énergie nucléaire qui a donné la
bombe H aboutit aUSSI à des innovations techniques dont ,chacun, sans même le

savoir, perçoit les bienfaits; en sorte qu'une fois encore, l'homme est confronté à

une innovation qui, comme toutes les innovations, peut aussi bien le servir que le

perdre, et lui rappelle qu'il est un être de défi: il survivra aussi longtemps qu'il

«ramassera le gant », il mourra dès l'instant qu'effrayé de sa propre audace, il

voudra retourner en· arrière. Par conséquent, que l'homme soit aujourd'hui

menacé, c'est absolument certain. Mais on commettrait une grave erreur en

oubliant que sa plus grande fragilité. sa plus grande vulnérabilité lui viennent de sa

supériorité même, de sa complexité, de la liberté qui est la sienne, de sa néoténie

(c'est-à-dire de sa juvénilité persistante), qui le rend tout au long de son existence

aussi exposé aux périls que le crabe au moment de la mue, bref, de tout ce qui fait

qu'il est homme, et non pas dinosaure ou kangourou. Cela suffit pour n'accepter

que cum grano salis les schémas explicatifs impressionnants qui, sous une forme ou

une autre, religieuse ou laïque, partent éternellement du Péché originel et de la

Chute pour finir éternellement à l'Apocalypse et au Jugement dernier.

C'est vrai que, selon l'expression de Koestler, le chien de Pavlov, sur sa paillasse, est

devenu, par la faute des behavioristes, une sorte de « mythe antiprométhéen ». Mais

n'est-ce pas là reconnaître que l'homme se caractérise d'abord par sa dimension

«prométhéenne» ? Puisqu'à chaque nouveau défi, il peut répondre par l'affirmation

comme par la fuite, par le haut ou par le bas, et qu'il conserve, à tout moment, la
possibilité de choisir entre la surhumanité et le déclin.

En fin de compte, on s'aperçoit que Koestler voudrait arriver à conserver, dans la

condition humaine, tout ce qu'il considère comme «avantageux» et à supprimer

tout ce qu'il considère comme « affreux». L'homme, dit-il, « est condamné s'il reste

ce qu'il est». Il faudrait, ajoute-t-il, «stabili"ler les gens, les harmoniser sans

vraiment les châtrer, sans les stériliser mentalement ». C'est au sens propre la

quadrature du cercle: comment peut-on bien faire pour supprimer le revers des

médailles... en conservant les médailles?

A un journaliste qui lui déclarait: « On retrouve dans tous vos écrits la même

volonté de rechercher une explication globale, une clé qui ouvre tout... Vous l'avez

cherchée dans le communisme, vous ne l'avez pas trouvée, et maintenant vous la

cherchez dans vos travaux sur les deux cerveaux », Koestler a répondu: «Je suis

d'accord. Une clé qui ouvre toutes les portes. C'est naïf, mais au fond, c'est cela»

(entret. cit.). Malheureusement, la recherche d'une telle «clé» ne gît-elle pas à la base

de toutes les entreprises réductionnistes, de tous les grands unilatéralismes

théoriques ? Le réductionnisme ne consiste-t-il pas à tout interpréter au travers d'un

aspect des choses, de l'homme, de l'univers, auquel l'objet de l'analyse a été

préalablement réduit? Je crains fort qu'il ne faille se rendre à l'évidence: il n'y a pas

de clef explicative universelle. Il n'y a que des réalités plurielles, relatives,

contingentes, et c'est de cette diversité que l'univers tire sa richesse.


Il n'y a, à mes yeux, qu'une seule attitude antirédudionniste véritablement

conséquente et, par conséquent, susceptible de fonder une véritable science de

l'homme. Elle n'exige pas seulement qu'on présuppose «la réalité de l'homme, dont

le statut ne s'identifie pas avec celui de l'objet mathématique ou physique»

(Gusdorf). Elle demande aussi que l'homme soit accepté dans sa totalité, tel qu'il

est, non tel qu'il devrait être, sans rien lui enlever de ce qui fait son humanité, sans

introduire dans l'observation des faits une moralité toute subjective qui s'exprime

en «regrets» sur ce que nous sommes. A propos de la «découverte» ,que l'homme a

faite de la mort, Koestler écrit: «C'est le refus de croire au caractère définitif de la

mort qui a dressé sur le sable les pyramides et les tempIes; c'est lui qui a fourni

l'une des plus hautes inspirations de l'art, de la tragédie grecque aux peintures de la

Renaissance, à la musique de Bach, aux "Sonnets sacrés" de John Donne. Mais quel

prix à payer pour ces merveilles! » La 'question, cette fois-ci, est parfaitement posée.

Pour toutes ces merveilles, l'humanité a-t-elle trop cher payé? Beaucoup, je l'espère

verront dans ces merveilles ce qui fait la valeur du genre humain, et penseront que,

si le même prix devait être payé à nouveau, sous peine de les voir disparaître, il

vaudrait la peine de le payer encore. Deux fois plutôt qu'une.

Alain de Benoist

También podría gustarte