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SOMMAIRE

Philippe Hellebois Editorial

Clinique
Anne Lysy-Stevens L'énigme du corps
Anne Béraud Objet a, jouissance et désir
Lieve Billiet Traitement du regard et construction d'un corps
Patricia Bosquin-Caroz Nature morte
Gil Caroz Corps et objets sur la scène
Jorge Forbes Maktoub, l'influence de la psychanalyse sur l'expression des gènes
Geert Hoornaert Le petit Hans et la construction de l'objet hors corps
Sergio Laia Modulation du silence de l'objet a
Eric Laurent Métamorphoses et extraction de l'objet a
Vicente Palomera L'oeuvre de l'analyste
Vlassis Skolidis Une mise en jeu de l'objet anal
Luc Vander Vennet Ce qui fait courir un corps

CPCT Centre psychanalytique de consultation et de traitement


Paula Klafus Parlez-moi de ça!
Antoni Vicens Un cas ordinaire

Politique
Philippe La Sagna La politique de la psychanalyse à l'époque du zénith de l'objet a
Samuel Basz Une politique de la psychanalyse

Le rapport sexuel au XXIè siècle


Hervé Castanet L'échange du bien inéchangeable

L'orientation lacanienne
Jacques-Alain Miller Le rossignol de Lacan
La logique de la cure du petit Hans
Les prisons de la jouissance
Semblants et sinthomes

Entretien
Francesca Biagi-Chai Les criminels en série

Le champ freudien entre dans le XXIè siècle


Conversation à Milan 2è partie
Etudes lacaniennes
Dalila Arpin Figures de l'incroyance
René Fiori La sixième analyse de Freud
François Regnault Le sentiment de l'infini

Document
Antoine Mooij Deux rencontres avec Lacan

Table ronde
La terreur dans les lettres: autour de Proust et de Céline avec Laurent Nunez, Philippe
Roussin, Jacques Aubert

Instantanés
Gérard Wajcman Louise Bourgeois, l'issue comique de la psychanalyse
Philippe De Georges Smoking gun
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Éditorial
Philippe Hellebois

Le corps est manifestement chose fort obscure et on s’égare à écouter les discours qui en parlent. Les
cognitivistes en font une machine, le sens commun le confond volontiers avec l’organisme pendant que
certains psys, lisant Lacan de fort loin et sans lunettes, n’en font qu’une entité imaginaire complétée,
quand ils font un effort, d’une rallonge symbolique.
Lacan ne s’en est pourtant pas contenté puisqu’il y a rajouté un corps réel dont il a donné une défi-
nition au fonctionnalisme roboratif : « Un corps est quelque chose qui est fait pour jouir, pour jouir

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de soi-même »1. Cette définition saisit le corps dans sa vie même soit ce à quoi il sert pour celui qui
l’habite, sa valeur d’usage. Elle permet de situer de nombreux traits cliniques, comme en témoignent
les textes recueillis dans ce numéro. Remarquons notamment que ce corps ne se résume pas à une évi-
dence inaugurale et observable. Il est aussi et surtout ce que l’analysant a de plus énigmatique puisque
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de tout ce qu’il va construire, sa jouissance est ce qu’il mettra le plus de temps à cerner. Comme tel, ce
corps réel ne parle pas et son abord tempéré est l’un des résultats de l’analyse.
Cette jouissance dont il est l’instrument peut faire abondamment parler ceux que la médecine quali-
fie de malades mais sans que la signification de ces discours soit pour autant immédiate. Les demandes
possibles en rapport avec ce réel sont aussi diverses que les sujets en cause et les ramener à une seule,
celle de guérison, relève de l’absurde. En outre, que veut dire cette même guérison au regard de la
jouissance ? En être débarrassé ? Mais alors qu’est-ce qu’une vie sans jouissance ? N’est-ce pas plutôt
au sujet de changer sa position ?
Le médecin traditionnel aurait entendu tout cela plus facilement que son confrère contemporain. En
effet, ce dernier, délogé de sa position par le discours de la science, ne voit plus dans le corps qu’un
objet soumis aux exigences du discours mondialisé sur la santé, qui est un objet de commerce comme
un autre. L’on assiste donc à une modification radicale de la valeur attribuée au corps, sa valeur
d’usage étant remplacée par sa valeur d’échange. Autrement dit, si les formes des corps varient comme
le montre la simple succession chronologique de leurs représentations, c’est moins par l’effet de la mode,
qui du reste n’a pas toujours existé avec la force qu’on lui connaît, que par ce changement de discours.
Lacan put ainsi lancer, devant un parterre de médecins scandalisés, cette remarque prémonitoire pour nos
temps de trafic d’organes et de chirurgie esthétique galopante : « Qu’avez-vous à dire, médecins, sur le plus
scandaleux de ce qui va suivre ? Car s’il était exceptionnel, le cas où l’homme jusqu’ici proférait “Si ton
œil te scandalise, arrache-le”, que direz-vous du slogan “si ton œil se vend bien, donne-le” ? au nom de
quoi, aurez-vous à parler, sinon précisément de cette dimension de la jouissance de son corps et de ce qu’elle
commande de participation à tout ce qu’il en est dans le monde ? »2
Ceci peut donc mener aux outrances les plus folles, que n’aurait pas désavouées un Sade, sans une limite
éthique qui ne se trouvera jamais que sur le terrain des rapports du sujet avec son désir et sa jouissance.
Comme tout discours, celui de la science produit son propre plus-de-jouir qui, à notre époque décorative,
prend volontiers valeur esthétique. Christian Boltanski, l’un des représentants majeurs de l’art conceptuel,
l’a bien compris et remarque ainsi que « Tout ce qui perd sa valeur d’usage devient beau ».3

1. Lacan, J. « Psychanalyse et médecine », Lettres de l’École freudienne de Paris,1967, n° 1, p. 42.


2. Ibid., p.50-51.
3. Boltanski, Ch., Grenier, C. La vie possible de Christian Boltanski, Paris, Seuil 2007, p. 99.

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L’énigme du corps
Anne Lysy-Stevens*

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Nous voici donc au seuil de ces deux journées de travail, tant attendues et préparées avec soin.
Ce rendez-vous annuel du Congrès est pour beaucoup de membres de la NLS et de ses groupes,
venant de divers pays, le carrefour vers lequel le travail des mois qui précèdent converge. Cette
année, nous avons même proposé une bibliographie restreinte, qui puisse servir d’orientation
commune à l’élaboration. Pour présenter le thème du Congrès, je vais reprendre succinctement
aujourd’hui quelques éléments de ce point de départ, rappeler quelques balises qui ont guidé
notre travail.
Gil Caroz vient de nous parler de l’actualité brûlante du thème, en particulier dans les effets du
discours de la science, auxquels le psychanalyste est confronté chaque jour dans sa pratique.
L’abord psychanalytique du corps n’est pas celui de la médecine, ce sont deux discours différents.
Il faudra que le travail de ces journées nous permette de bien en cerner les spécificités. Mais je
ne voudrais pas commencer ce congrès sans convoquer les artistes et le traitement du corps par
l’art. Il se pourrait bien que l’artiste, une fois de plus, selon l’adage freudien, nous fraie la voie.
L’art sera présent à ce congrès, de différentes façons. J’évoque ici plus particulièrement les artistes
néerlandophones, puisque nous sommes réunis à Gand.
Nous nous trouvons dans un Conservatoire de musique, et les grandes orgues qui dominent
cette scène imposent la présence de l’objet. Maintenant, c’est le silence, mais ce soir on les enten-
dra résonner, dans le spectacle « Milk » que la compagnie « In Vitro » et l’ensemble de musique
contemporaine « Hermesensemble » ont spécialement construit pour nous, sur le thème du
Congrès. Ce n’était pas un thème qui leur était étranger, même si notre vocabulaire pouvait leur
paraître ésotérique. Ils interrogent eux aussi ce qu’est le corps dans notre société actuelle, ils cher-
chent les règles de rhétorique qui régissent les images et les sons et prennent une position cri-

* Anne Lysy-Stevens est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.


Ce texte est l’ouverture du VIe Congrès de la New Lacanian School : « Le corps et ses objets dans la clinique psychana-
lytique », Gand, Conservatoire de Musique, 15-16 mars 2008. Directrice du Congrès : Anne Lysy-Stevens. Comité
scientifique : Comité exécutif de la NLS (Gil Caroz, Pierre-Gilles Guéguen, Daniel Roy, Lieve Billiet). Commission d’or-
ganisation : membres du Kring voor Psychoanalyse van de NLS.

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Anne Lysy-Stevens

tique par rapport aux stratégies par lesquelles ces objets visuels et sonores sont aujourd’hui
dominés par les exigences du marché et de ce qu’ils appellent la Disneyfication – ce qui leur fait
perdre toute valeur. L’événement artistique de ce soir sera à la fois une recherche et une réponse
qu’ils inventent par rapport à cela. C’est réellement un « événement » – un « événement corporel »,
comme Lacan dit du symptôme.
Les sculptures sonores de Stefaan Smagghe, que vous pouvez voir au rez-de-chaussée dans le hall
et la cour intérieure, sont également des « bricolages » poétiques, où l’artiste transforme des
« objets trouvés » en un nouveau rapport du son et de l’image.
Le peintre flamand, de réputation internationale, Luc Tuymans, travaille à sa façon sur et avec
les objets du corps. Regardez l’affiche de notre congrès. Comme notre collègue Joost

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Demuynck, qui l’a réalisée, l’expliquera cet après-midi, le travail du peintre vise, par des moyens
très particuliers, à rendre présent par l’image ce qui échappe à l’image.
L’expérience d’une unité ou d’un sens brisés ou inexistants est le moteur du processus de créa-
tion. Que cette unité de l’homme avec lui-même n’existe pas, que le corps est un système com-
plexe et énigmatique, c’est ce dont le poète hollandais Leo Vroman, qui est aussi un biologiste
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réputé, témoigne souvent sur un ton ludique :


« Au plus je vis, au plus je me reconnais/comme un système incompréhensible/dont extérieure-
ment je suis le chauffeur/mais je prends des décisions incompréhensibles. En attendant de savoir
ce que j’attends/et à défaut de meilleurs défauts/je dis des mots que je ne dirais pas/si j’avais
quelque chose à dire. »1
Je laisse le dernier mot dans cette galerie d’artistes néerlandophones au poète flamand Roland
Jooris, qui, avec des moyens poétiques économes, donne forme à la mise en jeu du corps et de ce
qui lui échappe dans la sculpture et l’écriture poétique, dans le travail avec le bois et avec la langue :
« Drapée. Enveloppée/dans les idées. L’oreille est/un voyant dans le crépuscule/qui peine.
Blessures. Infiltrations/pansées. Des impressions/ravalent leur expression/cherchent une
issue/une fissure ou une/coupure. On fore et on écrit/un trou sonore dans/le bois. »2
Les artistes interrogent le corps sous plusieurs faces : l’imaginaire, les mots – qui disent le corps
ou manquent à le dire – non sans tenter de cerner un réel, entre le voile de l’esthétique et l’obs-
cénité. En cela, ils précèdent ou accompagnent le psychanalyste. Pour nous aussi, avec Lacan, le
corps se situe à partir de ces trois registres.
Arrêtons-nous donc maintenant à la psychanalyse, demandons-nous comment l’enseignement de
Lacan nous permet d’aborder le corps, quels outils nous y trouvons pour élaborer notre clinique.
Partons de ceci, que le corps est une énigme. Le corps n’est pas une donnée de départ, une évi-
dence première, qu’on le pense comme un instrument, un ensemble d’organes, comme le siège
de l’être, ou comme couplé à l’esprit. Avoir un corps pose un problème. L’homme s’embrouille
avec son corps. Et en même temps, ce corps exerce une « captivation ». « Le parlêtre adore son
corps, dit Lacan, parce qu’il croit qu’il l’a. En réalité, il ne l’a pas, mais son corps est sa seule
consistance – consistance mentale, bien entendu, car son corps fout le camp à tout instant. Il
est déjà assez miraculeux qu’il subsiste durant le temps de sa consumation […]3. »

1. Vroman Leo, extrait du poème « Ik joods ? », du recueil Psalmen (Psaumes), Querido, Amsterdam, 1996, p. 33.
(Traduction libre A.Lysy)
2. Jooris Roland., poème extrait du recueil Gekras (Grattement), Querido, Amsterdam, 2001, p. 45. (traduction libre
A.Lysy)
3. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p. 66.

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L’énigme du corps

« Le corps fout le camp », dit Lacan en 1975, dans son Séminaire Le sinthome. Il faut donc tou-
jours quelque chose pour le faire tenir. C’est pourquoi il dit là aussi que « [ce] corps n’a de sta-
tut respectable, au sens commun du mot, que [du] nœud4 ». Il faut donc un principe d’articu-
lation. Dans le parcours de son enseignement, Lacan l’a formalisé de différentes façons. Il est
parti de l’imaginaire, avec son stade du miroir, qui est comme un principe de consistance – il
confère une unité au sujet infans incoordonné et organise le rapport au monde et aux objets.
L’image du corps est un objet, sur lequel se modèlent tous les objets, dans un rapport spéculaire,
que Lacan écrit a-a’. Mais déjà là, il y a quelque chose qui échappe, il y a un reste, il y a du
« moins » : le corps comme image couvre un manque, un (-), présenté ici en termes d’immatu-
ration physiologique. Lacan évoque la « Discordance primordiale » d’Héraclite.

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Ensuite, avec l’introduction du symbolique, tout un pan de son enseignement est fondé sur la
fonction de capiton du Nom-du-Père ; le Nom-du-Père, c’est ce qui fait tenir. Mais là aussi, il
y a du « moins », il y a une perte – la métaphore paternelle écrit les prémisses de l’abord du corps
en psychanalyse : l’homme étant défini comme être parlant, il s’ensuit que l’immersion dans le
langage (A) provoque une perte de jouissance J, irrécupérable, mais cette perte de jouissance est
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en même temps constitutive du corps, un corps à jamais marqué par cette perte, et elle est
constitutive aussi d’un objet défini comme objet perdu (a). Je reprends ici l’écriture structurale
de la métaphore paternelle proposée par Jacques-Alain Miller :

A
a
J

Ajoutons que lorsque l’objet est marqué par le manque, « vidé » de jouissance par l’opération
elle-même, on peut l’écrire a sur moins phi :
a
-f

Cette prise du langage sur le corps se déclinera encore autrement dans le dernier enseignement
de Lacan, à partir du Séminaire Encore, qui introduit ce que J.-A. Miller a appelé l’axiomatique
de la jouissance, en l’opposant à l’axiomatique du langage. « Là où ça parle, ça jouit5». L’homme
est alors défini comme un « composé trinitaire »6, un bricolage, dirions-nous, des dimensions
R, S et I – réel, symbolique et imaginaire. Les trois dimensions étant au départ dénouées – c’est
là le (-1) de base, le principe du ratage généralisé – il faut un quatrième pour les faire tenir : c’est
la fonction du sinthome, qui généralise et « coiffe7 » le Nom-du-Père ; il n’y a pas que le Nom-
du-Père standard qui peut servir au nouage, d’autres éléments peuvent avoir cette fonction de
sinthome.

{R, S, I}

4. Ibid., p. 37.
5. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Le Seuil, 1975, p. 104.
6. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 146.
7. Lacan. J., « Joyce le symptôme », conférence du 16 juin 1975, ibid., p. 167.

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Anne Lysy-Stevens

Le corps est ici situé en I, et la question sera donc de comment il se noue ou non aux autres
dimensions – rappelez-vous le « lâcher du corps propre » que Lacan repère chez Joyce – et com-
ment bricoler ou inventer un autre nouage. Le rapport du langage au corps est ici aussi consi-
déré d’une tout autre manière. Le langage est un parasite qui affecte le corps, le marque de traces
qui sont des noyaux de jouissance, des « lettres ». Le symptôme est aussi cet « événement de
corps8 » ; il est ce point d’ombilic du parlêtre et du langage.
Le corps et ses objets : voilà un sujet bien large, me direz-vous, c’est tout Lacan ! Après avoir
posé ces larges balises, il me faut maintenant resserrer mon propos sur les dits objets du corps.
L’argument l’indique, nous prenons notre départ dans le Séminaire X, L’angoisse, comme J.-A.
Miller nous y invite pour le Congrès de l’AMP, qui a lieu dans un mois, sur « Les objets a dans
l’expérience analytique »9. Ce Séminaire est une coupure dans l’enseignement de Lacan en ce

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qui concerne l’objet, et donc aussi le corps. Lacan se démarque là notamment de l’abord phé-
noménologique, de Merleau-Ponty. « Ce qui nous intéresse, dit-il, ce n’est pas le corps partici-
pant dans sa totalité […] mais l’engagement de l’homme qui parle dans la chaîne du signifiant,
avec toutes ses conséquences », à savoir qu’« il y a toujours dans le corps, du fait de cet engage-
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ment dans la chaîne signifiante, quelque chose de séparé, quelque chose de sacrifié, quelque
chose d’inerte, qui est la livre de chair »10. Il fait équivaloir cette « livre de chair » à l’objet petit
a « en tant qu’il est séparé ». C’est un « morceau de corps », « un morceau charnel », une « part
de nous-mêmes prise dans la machine formelle (du signifiant) et qui est à jamais irrécupérable » ;
cette part « corporelle » est « l’objet perdu, […] support de la fonction de la cause »11.
Lacan invente donc une nouvelle sorte d’objet, qu’il indique avec la lettre a. Il en donne ici cinq
formes : l’objet oral, anal, le phallus, le regard et la voix. Ce nouveau statut de l’objet détermi-
ne un tout autre corps que celui du stade du miroir ou que le corps signifiantisé du Séminaire
IV. Ce n’est plus le corps « visuel » du miroir, mais le corps libidinal, le corps des zones érogènes.
Le corps de la bonne forme fait place au corps de l’informe12.
L’objet a est dans ce séminaire particulièrement corporel. Pour l’aborder, Lacan part de descriptions
réalistes et anatomiques du corps. Cela donne une description inédite des objets partiels, très diffé-
rente du Séminaire sur La relation d’objet. Prenons le sein, par exemple. Là, il était objet du besoin,
qui peut assouvir la faim. Lacan décrivait comment cet objet « réel » devient un objet symbolique,
l’objet de satisfaction devient un objet de don – un signe d’amour ; donc un signifiant13. Tandis
que dans L’angoisse, le sein est un objet de l’enfant, non de la mère ; la ligne de séparation passe entre
l’organisme de la mère et le sein. C’est un objet séparé de l’enfant, qui va se coller sur la mère14.
D’où cette topologie étrange du corps, qui ne se suffit plus d’un schéma à deux dimensions, qui
n’est plus structurée comme le dedans/dehors ou le face à face du miroir, car « ce qui est le plus
moi-même est à l’extérieur, non pas parce qu’il a été projeté, mais parce qu’il est de moi coupé »15.

8. Lacan J., « Joyce le symptôme », Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 569.
9. Miller J.-A., « AMP 2008. Les objets a dans l’expérience analytique », Lettre Mensuelle n° 252, novembre 2006, p. 9-10.
10. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 254.
11. Ibid., p. 249.
12. Comme le dit J.-A. Miller dans ses cours d’introduction au Séminaire L’angoisse, parus dans La Cause freudienne
n° 58 et 59, qui sont l’un des points d’appui de cette « Ouverture », de même que de l’ensemble du travail de pré-
paration au Congrès.
13. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, Paris, Le Seuil, 1998, p. 101.
14. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, op. cit., p. 269-271.
15. Ibid., p. 258.

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L’énigme du corps

Lacan allonge la liste des objets partiels déjà repérés par S. Freud, Karl Abraham, Mélanie Klein.
Plusieurs choses lui ont permis cela16, et entre autres son expérience de la psychose, où le regard
et la voix sont spécialement présents dans le réel. Là ils apparaissent. Prenez la patiente de
Bobon, qui dessine un arbre avec des yeux et trace la phrase « io sono sempre vista » – l’illustra-
tion est reproduite dans le Séminaire X. Elle n’échappe pas au regard, elle ne peut se cacher, le
regard est partout17. Ou alors, pensez aux hallucinations verbales, où la voix, normalement
aphone, surgit pour le sujet. Ce qui se passe dans ces cas, c’est que l’objet n’est pas soustrait. Il
manque ce (-), dont je parlais au début. « Le psychotique a l’objet dans sa poche », dira Lacan
plus tard. Le regard comme objet perdu est en principe invisible – Lacan articulera cela très pré-
cisément dans le Séminaire XI : la vision, le voir, le champ perceptif, suppose une opération préa-
lable d’extraction du regard18.

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Vision
Regard
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« L’objet n’est pas extrait », « la jouissance n’est pas localisée », disons-nous souvent à propos de
cas de psychose. Extraction de l’objet, localisation de la jouissance, retour de la pulsion dans le
réel : autant de notions que nous utilisons fréquemment dans la construction des cas ; de même
que d’autres, plus proches du dernier enseignement de Lacan : bricolage, invention, arrange-
ments… Comme le fait J.-A. Miller dans le volume Psychose ordinaire, on peut généraliser la
fonction « localisation » – elle vaut dans les deux axiomatiques : « Le corps comme chair, sub-
stance jouissante, se trouve affecté par le langage, et il est par là vidé de libido. La libido doit se
trouver localisée, sinon elle se déplace à la dérive. Là, on échappe au clivage qui sépare, d’un
côté, les troubles du langage, et de l’autre côté, les troubles du corps. Cette thèse est la base
même de la clinique borroméenne. »19
Peut-être, parlons-nous plus fréquemment des « phénomènes corporels » à propos des psychoses.
Et il est vrai que ces notions permettent de lire et de traiter les manifestations psychotiques, le
mal et son remède, avec beaucoup de pertinence. Si la jouissance n’est pas localisée, il faut trou-
ver des moyens de le faire. Il y a alors les modalités d’extraction « sauvage » de l’objet, par
exemple dans la mutilation, dans le passage à l’acte. Ou les tentatives de créer un objet extrait,
de localiser la jouissance : cela va des enfants qui se « branchent » sur des objets ou des machines,
aux douleurs bizarres inexpliquées, les PPS, les addictions, qui peuvent être – à voir au cas par
cas – des modes de localisation. Ou bien sûr, l’usage ou la fabrication d’objets : l’objet lui-même
(cahiers, tableaux, vêtement…) ou le fait de le fabriquer (coudre, peindre ou même chanter)
peuvent servir à extraire l’objet. Mais, n’oublions pas que, comme le rappelle Éric Laurent dans
le même volume, conformément à la clinique borroméenne, « la névrose n’est pas un rapport
normal au corps » – ce qui est normal, c’est plutôt que le corps ne tient pas20.

16. Cf., Miller J.-A., « Jacques Lacan et la voix », Quarto, n° 54, 1994, p. 47-52.
17. J.-A.Miller évoque ce cas comme exemple de non-extraction de l’objet a, dans l’article « Montré à Prémontré »,
Analytica, n° 37, 1984, p. 27-31.
18. Voir le texte de Monique Kusnierek, « La théorie de la perception de Jacques Lacan », dans le Bulletin de la NLS,
n° 3, mars 2008, p. 22-35.
19. Miller J.-A., La psychose ordinaire, la convention d’Antibes, Agalma-Le Seuil, 1999, p. 314.
20. Laurent É., La psychose ordinaire, la convention d’Antibes, op.cit., p. 294-295.

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Anne Lysy-Stevens

C’est une invitation à relire avec un regard neuf la clinique différentielle classique et étudier le
corps et ses objets aujourd’hui, aussi bien dans l’hystérie, l’obsession, la phobie, que dans les
diverses formes de psychoses, et de rendre compte du traitement que permet la psychanalyse des
nouveaux symptômes contemporains. Ce Congrès de la NLS à Gand s’y emploiera. Il sera
clinique. Une grande diversité de cas sera présentée par une grande diversité de praticiens, venus
de pays d’Europe et d’ailleurs, la traduction simultanée sera assurée – les travaux seront
présentés en français, anglais ou néerlandais. Je vous invite maintenant à participer à ce travail
d’élaboration.

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Corps et objets sur la scène


Gil Caroz*

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Le corps et ses objets1

Les phénomènes cliniques que nous voulons étudier à partir de ce binaire doivent être situés par
rapport à quelques transformations dans le discours de la science. Plus précisément, ces dernières
décennies, nous sommes témoins d’un changement de vitesse éthique dans certains domaines
de la médecine. Aux côtés de la chirurgie traditionnelle qui soigne le corps souffrant et
défaillant, ou qui restaure un corps défiguré par tel ou tel accident, on trouve celle qui s’applique
à améliorer certaines performances et apparences du corps, sans que celui-ci soit atteint2.
L’enjeu économique de cette nouvelle éthique médicale est important. Les produits, les organes
et l’acte chirurgical sont mis sur le marché comme tout autre objet. Du coup, on constate une
certaine prudence en matière de réglementation de la médecine esthétique. Ainsi, en Grande-
Bretagne par exemple, autant la réglementation étatique des psychothérapies par la parole bat
son plein, autant l’usage de la médecine à des fins de perfectionnement du corps est très peu
réglementée. Cet usage de la chirurgie esthétique est considéré comme un droit du consomma-
teur, ce qui fait écho à la prophétie de Lacan selon laquelle à partir de l’adage « ton corps est à
toi » et à l’aide de la science, « on va venir en droit, ce corps, à le détailler pour l’échange »3.

* Gil caroz est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.


1. Texte d’ouverture du VIème Congrès de la NLS : « Le corps et ses objets dans la clinique psychanalytique », Gand,
le 15 et le 16 mars 2008.
2. Cf. En témoigne un numéro spécial et récent du Courrier International (du 31 janvier au 6 février).
3. Lacan J., « Allocution sur la psychose de l’enfant », Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 369.

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Corps et objets sur la scène

Le corps et son image

Le premier objet à améliorer est l’image narcissique en tant que celle-ci précède la série des inves-
tissements libidinaux des objets du monde. Dans ce domaine de l’image, la médecine excelle
particulièrement depuis de longues années. Aux côtés de l’épilation au laser, l’implantation de
cheveux, le remplissage des rides dues au vieillissement, évoquons l’usage du Botox. Cette sub-
stance toxique paralyse les muscles du visage responsables des rides dues aux manifestations de
jouissances, qu’on nomme « colère », « inquiétude » ou « joie ». D’autres interventions, chirur-
gicales, sont plus agressives. On y compte les augmentations mammaires, la plastie abdominale
et les liposuccions.

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Ces phénomènes sont devenus des phénomènes de masse qui témoignent de ce que l’image du
corps est passée à un nouveau registre. Là où le Nom-du-Père était son soutien, ce sont les icônes
de nos consommations qui donnent le ton. Selon une publication récente, soixante pour cent
des stars hollywoodiennes ont subi l’une ou l’autre de ces interventions. De fait, ces pratiques
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qui visent à effacer les traits subjectifs qui s’inscrivent sur le corps, font passer au réel et momi-
fient une image qui n’était jusque-là qu’un idéal non réalisé, une anticipation parfaite d’un corps
qui se savait fragmenté et manquant.
Or, nous constatons dans la clinique, que l’intervention médicale ne modifie pas la structure.
Elle n’abolit pas nécessairement l’écart entre « l’image spéculaire » et « l’être encore plongé dans
l’impuissance »4 comme dit Lacan. La position du sujet prime en quelque sorte sur l’interven-
tion chirurgicale. Pour certains sujets, la chirurgie plastique reste un voile mis sur un manque,
comme une sorte de maquillage. Pour d’autres, cette opération qui agrafe un masque figé à l’être
du sujet, produit une grimace crispée du réel à l’endroit où elle devait justement le couvrir.

L’objet séparé du corps

Le fait de couper dans le corps, d’en soustraire des organes, d’en greffer d’autres, d’ajouter l’un
ou l’autre produit industriel, que ce soit pour soigner ou à des fins esthétiques, nous met sur la
piste d’un autre rapport du corps à ses objets. Ici, ce n’est pas l’image du corps qui est mise en
avant, mais, d’une part la coupure et la séparation de l’objet, et d’autre part son incorporation.
Pour la psychanalyse, la coupure entre le corps et l’objet est de structure. Elle est opérée par la
castration, et elle marque le rapport du corps à l’objet d’une nostalgie à l’objet perdu, dont la
jouissance localisée dans les zones érogènes est le mémorial. Ceci, sur deux versants que
Jacques-Alain Miller nous a appris à repérer5. Si chez Freud, cette coupure de la castration est
insérée dans toute une construction mythique, Lacan, lui, nous épargne le mythe. Pour lui, la
coupure est une opération signifiante immergée dans les organes du corps, sans passer par un
Autre mythique. La castration, le sacrifice et l’objet perdu qui impliquent l’Autre comme agent,
cèdent ici leurs places respectives à la coupure, la « sépartition »6 et l’objet cessible.
Mais là où dans la psychanalyse le rapport du corps à l’objet s’est défini à partir d’une soustrac-
tion qui obéit d’une façon ou d’une autre aux lois du signifiant, nous sommes confrontés

4. Lacan J., « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 94.
5. Cf. Miller J.-A., « Introduction à la lecture du Séminaire de L’angoisse », La Cause freudienne, n° 58 et 59.
6. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 273.

la Cause freudienne n° 69 23
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Gil Caroz

aujourd’hui à ce que nous pouvons considérer comme une montée de la coupure sur la scène de
la réalité culturelle. Les manifestations de cette montée sur la scène diffèrent selon qu’elles sont
perçues dans le domaine de l’art, de la religion, du marché ou de la science. À partir du moment
où la science permet de considérer le corps comme un bien chiffrable, on ne fait plus toujours
la différence entre une pratique légitime de soin, et la transformation du corps en objet d’échange
vendu au détail. C’est déjà le cas pour le trafic d’organes, poussé en Chine à un cynisme d’un
business dont les objets sont les organes des condamnés à mort.
Mais il n’y pas que la coupure du corps qui monte sur la scène de la réalité. C’est le cas aussi
pour les récupérations de la jouissance perdue par l’effet de la castration. Ainsi par exemple, cer-
tains chercheurs prétendent pouvoir mettre au pas de la science, la jouissance féminine. On

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apprend que le fameux « point G », responsable de l’orgasme vaginal, a été enfin localisé. On
pense déjà aux interventions qui permettront de gonfler cette nouvelle zone érogène afin d’am-
plifier la puissance de ses effets. Voilà qu’on veut greffer non seulement des organes, mais aussi
la jouissance même.
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Deux réels

Cette montée sur la scène de la réalité, n’est pas sans lien avec le discours dominant de la quan-
tification tel que Jacques-Alain Miller l’a déployé récemment. L’imagerie par résonance magné-
tique du cerveau, identifie et traduit la vie psychique en image incarnée. D’ailleurs, ce que
Jacques-Alain Miller a appelé « les promesses du cognitivisme », participe aussi de l’amélioration
du corps. L’immersion du savoir dans le réel du corps fait rêver. On parle déjà de produits qui
vont améliorer les performances intellectuelles. Le New Scientist à Londres a déjà évoqué la pos-
sibilité que dans l’avenir on pourra augmenter ses chances de rentrer à Harvard en s’adminis-
trant quelques substances.
Le passage de la structure à un réel n’est pas seulement une démarche neurocognitiviste. Elle est
présente également dans la psychanalyse. Nous, nous faisons passer dans le réel des éléments
comme l’inconscient ou le symptôme qui, au départ, sont conçus plutôt comme appartenant au
registre symbolique. Sauf qu’il ne s’agit pas du même réel. J.-A. Miller nous a décrit le passage
au réel de l’amour dans les idéologies « neuro » : l’amour est l’effet d’une baisse de sérotonine
dans le cerveau. Du côté de la psychanalyse, Lacan souligne aussi une présence de l’amour dans
le réel comme une des dimensions du transfert. Mais là où le réel de la science implique un
savoir dans le réel, pour nous, au bout du compte, tout savoir ne reste qu’une métaphore, car
notre réel est cerné mais ne s’atteint pas par le symbolique. À partir de là, nous pouvons conclu-
re que le phénomène que nous repérons dans le discours médical, le passage à l’acte de la cou-
pure, n’est qu’une manifestation de ce que le réel de la science a pris le dessus par rapport à celui
de la psychanalyse.

Résistances

Fort heureusement, la parole n’est pas si vulnérable. C’est ce que m’a appris un homme que j’ai
été appelé à rencontrer à l’hôpital juste après une greffe dans un moment de vacillement, et qui
m’a demandé, désespéré : « Comment est-ce que je pourrai continuer à aimer ma femme avec
mon nouveau cœur ? » Cet homme nous indique que tout au plus, la coupure et l’incorpora-

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Corps et objets sur la scène

tion de l’organe lui a fait toucher du doigt ce que dit Lacan de la cause du désir, à savoir qu’elle
est « déjà logée dans la tripe »7.
On voit bien donc que la structure résiste d’elle-même à son rabat sur le réel du corps. Il y aussi
des discours, comme le discours religieux, qui y résistent. En Malaisie par exemple, les autorités
musulmanes ont lancé une fatwa interdisant l’usage du Botox à des fins esthétiques. Pour notre
part, nous n’essayons pas d’arrêter « l’inarrêtable ». Plutôt, nous adaptons notre acte à l’état de
l’Autre de la science. Face à ces phénomènes, nous nous orientons à partir de la dimension de
la présence réelle dans le transfert que nous avons évoquée plus haut. Le transfert n’est pas
qu’une erreur d’adresse, ni simplement une répétition symbolique d’une situation du passé.
C’est un amour présent dans le réel, auquel il faut répondre par un mode de présence qui ne

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laisse pas tomber le sujet.
C’est là que se trouve notre façon d’accompagner les phénomènes que nous avons décrits. En
faisant monter sur la scène un autre réel, le réel de la relation transférentielle, nous nous don-
nons les moyens de greffer le symbolique là où il est devenu précaire. C’est ainsi que nous com-
prenons le mouvement qui, ces dernières années, fait monter l’analyste du Champ freudien et
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des Écoles de l’AMP sur la scène du monde de diverses façons. Par cette sortie de sa clandestinité,
l’analyste joue sa partie comme corps et objet particuliers, qui ne sont pas sans effets sur les
autres discours présents dans la cité.
Lors de ce congrès, et à partir d’une série de cas cliniques, nous allons tenter de cerner de plus
près comment le psychanalyste traite du corps et des ses objets par un acte qui se distingue de
celui de la science.

7. Ibid., p. 250.

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Maktoub ?
L´influence de la psychanalyse
sur l´expression des gènes
Jorge Forbes*

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La confrontation actuelle de la psychanalyse aux liens discursifs du XXIe siècle fait naître chez les
psychanalystes deux courants : l´un privilégie les alertes du danger de la dénaturation de la psy-
chanalyse, l´autre privilégie les nouvelles ouvertures qui s´offrent à la psychanalyse, à partir jus-
tement de ces changements. Ces courants ne s´excluent pas, et ce sont eux qui motivent notre
recherche.

Maktoub1 est un vieux et confortable rêve de l´humanité : mon destin est écrit quelque part, et
donc il ne me reste plus qu´à le connaître, qu´à l´accomplir. Maktoub retire la responsabilité du
sujet sur son destin. L´humain a toujours cherché à savoir le lieu où était inscrite son histoire,
de tout temps. Il l´a mis, hier dans les étoiles, ce qui l´a amené, et l´amène encore aujourd´hui
à consulter des astrologues; c´est aujourd´hui dans le génome, dans le séquençage des gènes
humains, qu´il cherche le confort du Maktoub.
Curieusement, dans une interview récente, du 13 avril 2008, accordée au quotidien O Estado de
São Paulo, Craig Venter, l´un des plus importants pionniers de la génomique, va à l´encontre de
l´idéologie scientiste en affirmant : « Oui, les êtres humains sont des animaux hautement
influençables par la génétique, mais ils sont aussi l´espèce la plus plastique de la planète dans
leur capacité à s´adapter à l´environnement. Il y a des influences génétiques, oui, mais je crois
que les personnes sont responsables de leur comportement ». Cette déclaration de C. Venter
coïncide avec la position de la plus grande partie des généticiens et les rapproche des psychana-

* Jorge Forbes est psychanalyste, membre de l’École brésilienne de psychanalyse (EBP).


Texte présenté lors du VIe Congrès de l´Association Mondiale de Psychanalyse à Buenos Aires, le 22 avril 2008.
1. Maktoub : mot arabe pour désigner le destin, « ce qui est écrit », sur lequel on ne peut intervenir et que l’on ne peut
changer. On l’utilise souvent dans la langue parlée au Brésil.

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Maktoub ? L´influence de la psychanalyse sur l´expression des gènes

lystes sur un point fondamental pour le développement des recherches, à savoir : il n´y a pas de
relation biunivoque entre le génotype et le phénotype, entre la carte génétique et son expression,
connue comme « expression génique ». Il existe un écart qui ne peut être comblé que singuliè-
rement, non pas universellement – dans notre jargon – par des objets petit a. Nous avons ici un
champ commun aux scientifiques, aux psychanalystes, et je le rappelle au passage, aux philo-
sophes aussi, comme Hans Jonas et son Principe Responsabilité, principe nécessaire à la pensée
éthique actuelle, en raison exactement des changements du lien social dans la mondialisation.
L´éclatement des standards de la verticalité des identifications, dans cette nouvelle société de
réseau, plane ou horizontale – comme on voudra – correspond, dans cette exacte mesure, à
l´augmentation de la responsabilité subjective face à la rencontre et à la surprise, que doit rendre

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possible la clinique psychanalytique d´orientation lacanienne.
Les avancées des recherches scientifiques en génétique importent au psychanalyste
d´aujourd´hui, comme importaient les progrès de la physique au psychanalyste d´il y a cent ans ;
la génétique représente, dans notre temps, pour la science, ce que la physique a pu représenter :
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le lieu de pointe de l´avancée scientifique.


Je reprends dans cette brève communication – et parce qu´il me l´a été demandé – ce que j´ai
présenté aux collègues européens réunis à Paris, à l´occasion des XXXVIe Journées d´Études de la
Cause freudienne, il y a quelques mois seulement, le 6 octobre 2007. J´ai de nouveaux résultats,
mais l´essence de la recherche est la même.
Les faits cliniques que je rapporte ici ont pour cadre l´Université de São Paulo, plus précisément
son Centre d´Études du Génome Humain, un centre qui est une référence scientifique mon-
diale. Sa directrice, Mayana Zatz, est également la présidente scientifique de l´Université et a
reçu le prix de l´UNESCO conféré à la meilleure scientifique d´Amérique latine.
À l’origine de cette collaboration presque surréaliste d’un parapluie et d’une machine à coudre,
ou, pour être plus précis, de la psychanalyse et de la génétique, il y a une question que j’avais
posée à la professeure Mayana Zatz, lors de notre première rencontre de travail, question qui
repose sur ce que j´ai exposé ci-dessus : Pensez-vous qu’il existe une relation biunivoque entre le
génotype et le phénotype ?
Ce que je visais, bien sûr, en termes psychanalytiques, c’était comprendre la consistance, pour
elle, de son sujet supposé savoir. À mon agréable surprise, sa réponse fut immédiate : « Bien sûr
que non. Qui vous a dit une telle bêtise ? »
Comme dans un flash, je me suis rappelé les forums réalisés à la Mutualité, à l’initiative de Jacques-
Alain Miller, l’amendement Accoyer, les collègues demandant asile à une prétendue science des
localisations cérébrales, bref, toutes ces avancées notables de la société de contrôle auxquelles nous
avons dû nous confronter. Beaucoup croient à cette « bêtise », ainsi que l’a qualifiée M. Zatz.
Nous avons créé un service de psychanalyse au Centre d’Études du Génome Humain, activité,
apparemment pionnière dans le monde. En raison des résultats que nous avons commencé à
publier, nous avons été sollicités à les reproduire.
La première recherche entreprise a été formalisée à partir d´un diagnostic que nous avons porté
face à la souffrance relatée par les patients et par les généticiens. Nous avons détecté un véritable
virus du lien social que nous avons dénommé RC, initiales de « Résignation et Compassion ».
Résignation des patients, compassion des familles.
Nous avons été habitués à aller voir un médecin quand nous souffrons de quelque chose et non
pas quand nous nous sentons très bien. Cependant, a surgi un nouveau phénomène, typique de

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Jorge Forbes

notre temps : la communication au malade d’un pronostic scientifique lui annonçant une maladie
future dont il n’est pas encore atteint, et qui porte souvent un nom étrange, presque terrorisant. Passé
un premier moment de rage, le sujet choisit très souvent de s’aliéner dans le sujet supposé savoir de
l’imaginaire social, ou, en d’autres termes, dans une souffrance prête à porter. Nous savons bien com-
ment la société est capable de produire des souffrances et des joies en modèles prêts à porter.

En adoptant une telle attitude, le sujet laisse la porte ouverte à deux problèmes. D’abord, en se
résignant, il anticipe la souffrance et facilite par cette anticipation la progression de la maladie
annoncée. Par ailleurs, du côté de la famille, en juxtaposition à la résignation, surgit la compas-
sion qui, sous sa face de vertu, cache le vice de l’accommodation indifférente, congelant la situa-

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tion dans un duo douleur-pitié. C’est pourquoi nous avons donné comme titre à notre
recherche : « Désautoriser la souffrance », entendons, la souffrance prête à porter.
Nous avons réussi à vérifier qu’une action psychanalytique était possible avec ces patients, en
leur retirant la sécurité d´une solution prête à l´emploi et en leur rendant la surprise de la ren-
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contre qu’ils avaient eue dans leur vie avec ce terrible verdict. Nous entendions que notre sujet
supposé savoir, créatif et responsable, apporterait des bénéfices aux deux aspects critiques : le
moment immédiat et la progression de la maladie.
Nous avons pu noter dans la pratique clinique ce que J.-A. Miller énonçait en proposant le
thème de ces Journées, citons-le : « Quand elle donne sa pleine puissance, la psychanalyse fait,
pour un sujet, vaciller tous les semblants.[…] (et, ajoutons, y compris ceux de la douleur ) […]
Ce qui libère un signe d’ouverture, peut-être d’inventivité ou de créativité, qui est à rebours de
la sentence du festin de Balthazar. Ce qui émerge au mieux, c’est un signe qui dit : « Tout n’est
pas écrit ». Une objection au maître contemporain.
Tout n’est pas écrit, voilà. Et même quand c’est écrit dans le code génétique, il y a un gap, un
écart entre l’écrit, le génotype, que nous citions, et son expression, le phénotype. Nous l’appe-
lons : « l´expression génique ». Expliquons cette expression. Le génome humain, ou le génome
d´une personne, est l´ensemble de tous les gènes qu´il a hérités de ses parents. Les gènes sont
des séquences d’ADN, responsables de la codification des protéines. Si l’on analyse l’ ADN d´une
personne, il sera le même dans tous les tissus. Mais les protéines sont différentes dans chaque
tissu. Par exemple, dans les cellules du foie, on trouvera les protéines ou produits qui sont essen-
tiels pour maintenir les fonctions hépatiques. On dit ainsi que les gènes « s´expriment » de
manière différente dans chaque tissu.
L´expression des gènes dépend aussi de l’ambiance. Par exemple, les gènes d´un cerveau qui a
été exposé à l´éducation auront une expression différente des gènes qui n´y ont pas été soumis.
Ce changement d´expression est « épigénétique », car il ne sera pas transmis aux descendants.

On sait aussi que les neurotransmetteurs sont influencés par ce que l’on appelle « l´ambiance ».
Rita Levi Montalcini, qui a reçu le prix Nobel de médecine, a démontré que les neurotrans-
metteurs peuvent influencer le système immunologique, ce qui joue un rôle important dans le
développement de certaines maladies.
Une des hypothèses de travail est donc que la psychanalyse pourrait influencer l´expression des
gènes qui modulent les neurotransmetteurs, et jouer un rôle pas banal sur la vitesse de progres-
sion d´une maladie neuromusculaire, par exemple.
Pendant un an, nous avons suivi dix-neuf patients, parmi ceux qui ont demandé à être reçus par

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Maktoub ? L´influence de la psychanalyse sur l´expression des gènes

un psychanalyste au Centre d’Études du Génome Humain. Leurs maladies étaient les plus
variables : dystrophie musculaire progressive type Duchenne, dystrophie myotonique de
Steinert ; dystrophie musculaire du type facio-scapulo-humérale ; ataxie spino-cérébelleuse.
La première, et parfois aussi la seconde séance d’entrevues, sont assurées par moi – j’utilise le
présent en raison de la continuité de ces travaux, que nous étendons aujourd´hui aux familles –
en présence de la professeure M. Zatz. Ces entrevues sont retransmises directement à une équi-
pe de psychanalystes de l’Institut de Psychanalyse Lacanienne, de São Paulo, associé à l’Institut
du Champ freudien. Elles ont pour objectif de déterminer le plan d’incidence de la séparation
entre le S1 et le S2. Citons le même texte de J.-A. Miller : « Cela définit la condition de possi-
bilité même de l’exercice psychanalytique. Pour qu’il y ait psychanalyse, il faut qu’il soit licite,

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permis et c’est ce qui heurte les pouvoirs établis d’autres discours, de porter atteinte au signi-
fiant-maître, de le faire déchoir, de révéler sa prétention à l’absolu, comme un semblant, et lui
substituer à sa place ce qui résulte de l’embrayage du sujet de l’inconscient sur le corps, à savoir
ce que nous appelons avec Lacan l’objet petit a. »
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À la suite de ces entrevues préliminaires, qui sont discutées avec toute l’équipe, l´un des
membres assure la direction de la cure dans des séances hebdomadaires. Nous revoyons, M. Zatz
et moi, tous les patients tous les trois mois.
L’adhésion au traitement a été totale. Il n’y a pas eu une seule absence à une consultation, en
l’espace d’un an, et il est bon ici de rappeler la difficulté de locomotions de ces personnes. Leur
changement de position face à la jouissance a été évident, comme l’a été également le change-
ment de position des familles par rapport au sentiment de pitié. Nous n’avons pas encore la pos-
sibilité d’en savoir les effets précis sur la progression de l’expression de la maladie.
Cette pratique clinique, peu standardisée, nous enseigne beaucoup de choses – entre autres :
1- qu´il existe la possibilité d’une pratique de la psychanalyse à plusieurs, comme celle qui a été
décrite par les collègues du R.I.3.
2- qu´il existe la possibilité de transmettre, par la clinique, le savoir-faire inspiré de la seconde
clinique de Jacques Lacan, celle que l’on appelle la clinique du Réel.
3- en particulier, qu’il existe une ouverture à une collaboration avec les scientifiques qui ne se
limite pas à dire que Freud lui aussi était neurologue. Cela confirme la nécessité de respecter les
différences entre les discours pour les faire collaborer.

Pour terminer, je mentionnerai le témoignage spontané d’un patient, écrit et autorisé par lui,
docteur en odontologie, atteint d’une dystrophie du type ceintures. Écoutons-le :
« Je veux relater l’importance du projet analyse en ce moment de ma vie. Au moment où com-
mençait ce projet, la rapide progression de la dystrophie était inhérente et visible et cette situa-
tion était pénible et triste. À une époque encore pas très lointaine, je jouais au foot, je faisais du
vélo, je nageais, et à trente-trois ans passés, j’ai commencé à sentir des difficultés pour monter
les escaliers, pour courir, pour taper dans le ballon. Les chutes sont devenues de plus en plus fré-
quentes et en tombant je ne me faisais pas seulement mal aux genoux, aux coudes, au nez, à la
tête, je me faisais surtout mal à mon état émotionnel, à l’âme.
Ces chutes fréquentes faisaient en sorte que je perdais la motivation pour réaliser mes activités
personnelles et professionnelles et j´étais hanté par une projection, celle d’être à chaque fois plus
près de la dépendance d’une chaise roulante. J’étais d’une certaine façon en train d’anticiper la
souffrance. Je ne savais plus quoi penser.

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Jorge Forbes

C’est après une de ces chutes que je me suis rendu à São Paulo. J’ai raconté mon manque de
motivation en conséquence des chutes. Tomber pour moi était décourageant. Gentiment, le
docteur Mayana Zatz m’a invité à participer au projet analyse.
Je sais que la progression de la dystrophie est concrète, et que ses conséquences sont bien proches
pour mon corps, marqué surtout par la modification de la force, de la tonicité et du contour des
muscles et, en conséquence, par les limitations des mouvements. J’ai appris que la réalité de la
dystrophie n’est pas fixe, qu´elle peut être mutable, plastique, flexible, et modelable, j´ai appris
à chercher à faire d´elle un détail avec tout le détachement qu’il se doit. Une analogie intéres-
sante est de penser que la dystrophie est comme un filet dans l’océan... si le poisson s´y prend,
il mourra.

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Pourtant, avec ce travail dans le projet analyse, j´ai appris qu´après l´horreur du diagnostic, le
filet bloque réellement, mais la mer est très grande et le travail est de ne pas rester dans le filet !
Tout comme dans la vie, la mer permet de créer des chemins différents, pour passer au-delà du
filet. La dystrophie est seulement un détail dans la multiplicité des corps et la traiter ainsi est
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formidable. Les chutes aujourd´hui ne font plus peur – comment se relever, il semble qu´il y ait
plusieurs alternatives – l´objectif majeur est de “désautoriser la souffrance”. »

Nous concluons ainsi : la clinique des objets petit a dans l´expérience psychanalytique permet à
l´homme du XXIe siècle de se libérer des nouveaux Maktoub, et en conséquence, de se respon-
sabiliser sur l´os de son existence d´une façon rénovée et inventive.

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Le Petit Hans et la construction


de l’objet hors corps
Geert Hoornaert*

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Quel est cet objet dont la localisation varie avec la structure, et dont la cessibilité détermine la
nature du lien au corps et à l’Autre ? Quelle étoffe a-t-il, quel est son mode d’existence ? En
posant la question avec le cas du Petit Hans, abordé par Lacan en 1956-1957, relu par lui en
1969 et en 1975, je vous soumets deux hypothèses ; un, cet objet n’est pas une donnée a prio-
ri, mais doit être construit par le sujet. Deux, l’extraction n’est en quelque sorte rien d’autre que
cette construction même.
Partons du Séminaire IV en privilégiant un bout de réel que Lacan met au principe du cas du Petit Hans,
avant que ce bout soit pris dans cette articulation langagière et ce lien à l’Autre qu’est sa névrose.
1. Ce bout, traumatique, maintenu dans les différentes relectures, est « l’entrée en jeu de la jouis-
sance réelle avec son pénis réel »1. De cette « intrusion de la fonction sexuelle dans son champ
subjectif »2, « il ne comprend exactement rien »3. Résultat : angoisse.
2. Angoisse, parce que cette jouissance fait de lui l’objet de la pulsion et le captif des significa-
tions de l’Autre4.
3. Ce qui oblige le Petit Hans – c’est une urgence subjective – à construire une réponse – un
complexe de castration, dit Lacan5, qui consiste à mettre le pénis réel hors du coup6.

Sa réponse est en deux parties :


La première partie, ce sera la phobie. Son action, réduite à son minimum opératoire, est la mise
en place d’« une série de seuils » qui « instaurent un nouvel ordre de l’intérieur et de l’extérieur ».
Son « sens », dit Lacan, est de « dessiner un champ, un domaine, une aire »7. Notons que la

* Geert Hoornaert est psychanalyste, membre de la New Lacanian School.


1. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet (1956-1957), Paris, Le Seuil, 1994, p. 241.
2. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre (1968-1969), Paris, Le Seuil, 2006, p. 322.
3. Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », Le Bloc-Notes de la psychanalyse, n° 5, Genève, 1985, p. 13.
4. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, op. cit., p. 227.
5. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, op. cit., p. 222.
6. Lacan J., Le séminaire, livre IV, La relation d’objet, op. cit., p. 227.
7. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, op. cit., p. 246.

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Geert Hoornaert

question du topos et du seuil corporel est centrale. La problématique du « faiseur de pipi »


concerne en effet l’ensemble du corps ; par son état angewachen, enraciné, Hans risque d’être
réduit au pur support passivé de ce bout qui se met à remuer tout seul. Avec cette « positiva-
tion » de la jouissance érotique se produit corrélativement la positivation du sujet en tant que
dépendance du désir de l’Autre8 ; la paranoïa est à l’horizon9. Ce qui est à obtenir, c’est une
séparation d’avec le « trop-de-vie » de cette organe, et de rejoindre un état du fait-pipi comme
séparé du corps, pour qu’il puisse, dès lors, circuler et s’investir d’une valeur de symbole. C’est
dans ce passage au symbolique que réside l’efficace de la phobie du Petit Hans10.
Le pivot de la phobie est le cheval, « dont la fonction est celle d’un cristal dans une solution sur-
saturée : autour de lui vient s’épanouir, en une immense arborescence, le développement
mythique en quoi consiste l’histoire du petit Hans »11. Mais avant d’être le symbole-clé d’où

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l’articulation signifiante va s’irradier, il est un lieu où quelque chose, qui chute du corps, devra
se loger.
Lacan insiste, en effet, sur le fait que « le cheval n’est pas le pénis réel ». « Il est la place où doit,
non sans provoquer crainte et angoisse, venir se loger le pénis réel »12. Il est donc un lieu avant
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d’être un symbole. Il participe d’un caractère de cession, et son objectalité est le corrélat d’un
« pathos de coupure »13. Et cette coupure se produit dans une extraction sur le corps. Notons
qu’en effet pour Lacan, le cheval est « un objet tout à fait différent des objets au sens achevé.
C’est un objet qui est à un stade fondateur et formateur des objets, très différent des objets réels,
puisqu’il est extrait du malaise »14. Autrement dit, l’étoffe de cet objet réside dans un élément
jouissif extrait du corps se nouant à un élément de lalangue. Le cheval ne fait pas seulement par-
tie de ce qui circule autour de Hans, il est aussi une « cristallisation matérielle »15 qui porte la
marque de la particularité de son milieu parental, des soins et désirs et carences qui particulari-
sent ses parents, tout en étant, là où il piaffe, rue, se renverse, tombe, glisse, « incarnation » de
« tout ce qu’il y a de plus exemplaire pour lui de ce à quoi il a affaire (rencontre avec l’érection),
et auquel il ne comprend exactement rien, grâce au fait, bien sûr, qu’il a un certain type de mère
et un certain type de père »16.
La nomination « cheval », lieu de la « coalescence de la réalité sexuelle et du langage »17, intro-
duit, certes, une tempérance au niveau du corps. Lacan considère néanmoins que la solution
phobique est limitée : l’objet reste trop pris dans le champ de rétorsion entre la mère et Hans,
englué dans la signification naturelle de la morsure. Il faut que le phallus entre dans un système
où il est mobilisable au-delà de la mère.
Comment Hans l’obtient-il ?
La réponse de Lacan est extrêmement précieuse. Il l’obtient par voie logique. Hans mobilise
trois notions logiques : l’enraciné, le perforé et l’amovible, et, en plus, un « instrument logique »

8. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op.cit., p. 322.
9. Lacan J., Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, op. cit., p. 227 & 259.
10. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op.cit., p. 323.
11. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, op. cit., p. 337.
12. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, op. cit., p. 281.
13. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 248.
14. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, op. cit., p. 395. C’est nous qui le soulignons.
15. Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines, entretien du 24 novembre 75 »,
Scilicet 6/7, Paris, Le Seuil, 1976, p. 16.
16. Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », op. cit., p. 13.
17. Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », op. cit., p. 14.

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Le Petit Hans et la construction de l’objet hors corps

qui va, dit Lacan, « amener la véritable résolution du problème »18 : la vis. Résolution, parce que
c’est dans et par la mise en jeu de ces catégories logiques que l’objet va se construire en tant que
détachable. L’issue trouvée au problème du pénis réel ancré dans le corps se trouve dans la mobi-
lisation d’un petit corpus logique qui rend pensable la notion du cessible et de l’échangeable. La
construction de l’objet détachable, qui permet le « passage de l’objet enraciné à sa maniabilité
dans le sens des objets communs, des ustensiles »19 « finira par rendre inutile cet élément de seuil
qu’était sa phobie »20.
Notons que cette construction, cette articulation logique est moins un langage sur l’objet que
ce qui frappe l’objet, comme on frappe de la monnaie. C’est l’articulation même qui mord sur
le réel par un prélèvement. L’objet n’est pas, n’existe pas, ne surgit pas avant d’être, selon la belle
formule de Lacan, « extrait du malaise ». Et, il s’extrait avec la mise en jeu d’un certain nombre

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d’éléments qui imprègnent son histoire : cheval, baignoire, attelage, père, mère, pince, perçoir…
Ces éléments de sa lalangue sont la matière primaire d’un bricolage logique. La question du
corps est par le Petit Hans construite avec et dans ces éléments-là, et la construction est en elle-
même un hors-corps ! L’ordonnance logique des signifiants « extraits du malaise » est en quelque
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sorte l’objet même ; c’est lui qui « frappe les fonctions sexuelles »21.

Ainsi, est obtenu ce qui était à obtenir, au risque de la paranoïa : la mise hors jeu de l’organe
réel par son passage au symbolique, via la construction d’un objet détachable. Mais quel est le
destin de l’objet ainsi chu ? Un trait de l’observation du Petit Hans a frappé Lacan dès le début :
l’objet prélevé sur le substrat corporel est tout de suite saisi dans une « machine formelle »22.
Dans Le Séminaire IV, il se dit « saisi par la façon dont cet enfant se sert comme d’instruments
logiques d’éléments très élaborés dans l’adaptation humaine »23. Hans met en forme sa question
en faisant jouer les « fonctions logiques » de certains « instruments fabriqués »24 par la tech-
nique. Dans le Séminaire X, il s’intéressera davantage au destin logique de la part de la chair
extraite ; elle se met à « circuler dans le formalisme logique » pour y fonctionner comme « le
substrat et le support de toute fonction de la cause »25. Là, « quelques organes du corps, diver-
sement ambigus et malaisés à saisir, puisque certains n’en sont que des déchets, se trouvent pla-
cés dans une fonction de support instrumental »26 du fonctionnement d’un organon. Cet orga-
non est un véritable appareil logique, qui inclut la notion de cause et des lois qui s’en dégagent.
Le « wegen dem Pferd », l’« à cause du cheval » du Petit Hans, en donne un exemple. On y voit,
en un raccourci extraordinaire, et le passage de l’organe dans un organon, et le passage d’une
lettre de jouissance dans « la coordination grammaticale du signifiant »27, et le moment où Hans
se fait le sujet d’une cause qui préside à sa pulsion désormais si intellectuelle.

18. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, op. cit., p. 266.
19. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, op. cit., p. 107.
20. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, op. cit., p. 284.
21. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, op. cit., p. 397.
22. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, op. cit., p. 249.
23. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, op. cit., p. 284.
24. Ibid.
25. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, op. cit., p. 249.
26. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op.cit., p. 206.
27. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, op. cit., p. 317.

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Métamorphose et extraction
de l’objet a
Éric Laurent*

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Nous nous sommes donné rendez-vous à Gand de toute l’Europe, des États-Unis et d’Israël pour
traiter du corps et de ses objets. Peu de lieux étaient sans doute aussi propices pour examiner ce
sujet.
Capitale intellectuelle de la Flandre, Gand est aussi la dépositaire de quelques merveilles, gages
de la tradition réaliste de l’esthétique des pays du Nord. Cette tradition se méfie des prestiges de
la « bonne forme » et tient à affirmer que le caractère trompeur de l’idéal gagne à être dérouté
par quelque trait qui rappelle l’effet du vivant sur le corps.
Erwin Panofsky savait en parler de façon inimitable. Un texte a une place spéciale à cet égard
dans son œuvre. C’est une conférence à laquelle il avait donné un statut particulier, puisqu’il a
décliné toutes les offres de publication qui lui en ont été faites.
D’une érudition folle comme tous ses écrits, elle avait de plus l’ambition de s’adresser à toutes
sortes de public, pour pouvoir répondre en toutes circonstances aux invitations les plus inopi-
nées qui lui étaient faites. Elle a finalement été publiée après la mort de son auteur sous le titre
suivant : « Les antécédents idéologiques de la calandre Rolls-Royce »1. Panofsky part des jardins
anglais, de l’adaptation de l’architecture de Palladio par Robert Adams et des premiers évangé-
liaires ou psautiers anglo-saxons au sens propre du terme et il observe qu’y prolifère, dans les
marges du texte classique, toute une population de personnages étranges qui n’obéissent pas
vraiment aux lois de composition du texte. Puis, il décline les particularités du gothique anglais,
* Éric Laurent est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne et délégué général de l’AMP.
Exposé fait à la fin du VIe Congrès de la NLS à Gand, les 15 et 16 mars 2008, sur « Le corps et ses objets dans la cli-
nique psychanalytique ».
Tous les textes évoqués ici ne sont pas publiés dans la Revue. Le lecteur en trouvera dans les Bulletins 3 et 4 de la New
Lacanian School.
1. Panofsky E., « The ideological antecedents of the Rolls-Royce radiator », in Three essays on style, MIT Press, 1997.

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Éric Laurent

et en arrive alors à l’objet de luxe par excellence, mais néanmoins industriel, qu’est la calandre
Rolls-Royce. Il y retrouve l’opposition entre les lignes droites et classiques de l’avant de la
calandre et la forme tourbillonnante, « Art déco », qui la surmontait. Dans tous ces objets, si
anglais, Panofsky discerne les racines du goût pour ce que le génie de la langue anglaise appelle
odd : le bizarre et l’impair. L’anglais se défie du pair.
Cet ajout (ce « plus de réalisme ») peut se trouver à l’intérieur du cadre du tableau, ou venir
interroger l’idéal de la forme par le souci du détail. Par exemple, dans le retable des frères Van
Eyck que Gand a su conserver dans sa cathédrale Saint-Jean, devenue Saint-Bavon, il n’y a pas
moins de quarante-huit espèces végétales parfaitement identifiables qui viennent rappeler que
les prairies célestes sont parsemées des merveilles les plus terrestres.
Il peut aussi se produire sur scène, comme en témoigne le mouvement ou la mouvance du

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théâtre flamand dont nous avons eu hier témoignage par la compagnie In Vitro accompagnée
par l’excellent ensemble musical Hermesensemble et l’organiste Marc Maes. Ce théâtre veut mon-
trer des corps dont l’usage s’est émancipé des « bons usages » de la civilisation, lesquels ont com-
mencé à s’établir, dans le Moyen Âge tardif à partir de la Société de Cour, comme l’historien et
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sociologue Norbert Elias l’a bien montré. Il s’agit de retrouver un corps d’avant la cour de
Bourgogne. Étant donné le contentieux qui lie Gand et Charles Quint, c’est une entreprise bien
légitime.

Ce mouvement de retour à un état du corps d’avant la cour de Bourgogne, si je puis dire, trou-
ve un nom propre ici à Gand avec Jan Fabre. Celui-ci a eu son heure de gloire lorsqu’il a été
invité à Avignon. Son mouvement, d’ailleurs, avait gagné la salle elle-même où se battaient les
pour et les contre, pendant que sur scène, corps et liquides corporels confondus structuraient
l’espace de façon éminemment réaliste.

Nous avons pu percevoir ici un écho de cette mouvance, mais il n’y a eu aucun pugilat dans la
salle, peut-être parce que ce à quoi nous avons assisté hier conservait tout de même un voile, le
voile de la bonne forme. Certes, les Métamorphoses d’Ovide, qui soutenaient l’argument de la
pièce Milk, ont déjà perdu la sérénité grecque. Les corps dont nous parle Ovide ne cessent de se
transformer pour continuer à rendre compte de la jeunesse du monde, spécialement dans le livre
premier des Métamorphoses, qu’on a pu rapprocher de la Genèse. Sur le site de l’Université de
Louvain vous pouvez trouver une édition d’une érudition toute louvaniste concernant les diffé-
rences et les rapprochements possibles entre la Genèse et le livre I des Métamorphoses. Le spec-
tacle que nous avons vu avait pour livret un mixte des Livre I et IX, puisque, c’est au livre IX
qu’Ovide s’intéresse à l’enfance d’Hercule. Hercule est le fils d’Alcmène, séduisante mortelle,
maîtresse de Zeus et enceinte de lui. Zeus a joui de l’objet de ses vœux, déguisé en son mari,
Amphitryon. Hercule devait téter le sein d’Héra pour être immortel. Or, Héra est, bien enten-
du, la pire ennemie, d’Alcmène. Pour franchir l’obstacle, Hermès trompe la vigilance d’Héra,
endormie, mais dont le sein est abondant. Hermès pose Hercule sur ce sein, il prend quelques
gouttes de lait précieux qui vont le rendre à son destin. Le reste gicle sur le monde et devient la
Voie lactée.
On trouve un tableau de Rubens au Prado, qui prend précisément ce sujet : « La naissance de
la Voie lactée. » Je pense d’ailleurs que le metteur en scène d’hier a vu ce tableau où figure
Hermès, présent dans la scène sous la forme de l’« ensemble Hermès ».

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Métamorphose et extraction de l’objet a

Nous avions le lait, le lait liquide, mais nous avions un excédent de contenants pour ce lait.
Nous avions la noce de Zeus et d’Héra, le couple un peu endormi qui était en bout de table, et
puis les bouteilles vides qui montraient le décalage entre l’objet et ses contenants. Les bouteilles
balayées de la table à la fin de la représentation, par leurs éclats de verre, indiquaient les étoiles
scintillantes de la Voie lactée.
Il faut saluer la contingence du fait que l’actrice soit enceinte, ce qui permettait de souligner
l’ambiguïté du cri qui affecte le corps, cri de naissance, cri de mort, cri d’accouchement. La
représentation, centrée sur le corps, ne se contentait pas de l’image, elle visait la chair. On voyait
à un moment un boucher préparant sa viande à partir d’un abat de bovin.
La représentation de l’opération du couteau de boucher s’enfonçant dans la chair était très par-
ticulière. Ce n’était pas du tout le couteau du boucher de Tchouang-Tseu, qui ne passe que par

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les délicates articulations et qui au long de sa vie de boucher a toujours le fil du couteau impec-
cable puisque toujours passé dans le vide. Là, le découpage de la viande tel qu’il était filmé, ren-
trait dans le plein de la chair, nous rappelant que nous sommes nés inter fæces et urinas.
Ces incisions dans la chair font penser à leur contraire, que l’on peut voir actuellement sur You
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Tube, l’annonce de la prochaine saison de la série « Nip/Tuck », série dans laquelle les héros sont
deux chirurgiens plasticiens qui ne cessent pas d’inciser des seins et des fesses. Là, l’idéal de la
bonne forme est très présent, c’est la « dysneyïfication » du corps, contre quoi s’élevait le texte
de présentation de la pièce.
La présentation de la série commence par mettre en valeur le galbe d’une jambe, d’un sein et
juste au moment où l’on va s’en approcher de plus près surgit la cicatrice, une énorme cicatri-
ce, condition de possibilité de production des formes exposées.
Pendant le spectacle, nous étions confrontés, à travers ces coupures sur la chair, à une interro-
gation sur la place des organes dans le corps. La mise en parallèle de la coupure de ses cheveux
par l’actrice a provoqué un frémissement dans la salle. On était inquiet. Est-ce la chevelure
authentique qui était coupée ?
Évidemment, la chevelure fait partie des organes fétiches. La nouvelle de Maupassant « La che-
velure2 » a été écrite à peu près en même temps que la psychiatrie décrivait la perversion des
coupeurs de nattes – ce furent fréquemment des serial coupeurs – qui agissaient au moment où
les dames mettaient en valeur de superbes nattes pour attirer le regard des messieurs3.
Nous avons vu aussi comment le corps peine à s’articuler aux organes qui ne cessent de s’en sépa-
rer, les bras toujours trop tôt retombent, et la transformation du corps de l’actrice en Daphné, en
branche de laurier accrochée à ses balais, était très saisissante. Elle rejoignait un choix du metteur
en scène qui connectait ces transformations des Métamorphoses à la crucifixion chrétienne en fai-
sant porter un panneau « Judas » au corps féminin ainsi représenté comme quasi-supplicié.

La représentation se terminait sur la figure impressionnante d’une sorte de Minotaure. La marche


titubante de cet animal homme, métamorphose figée, semblait passer entre les taureaux de Picasso
et la gravure de Masson. C’était une sorte de parade folle et l’on se demandait où elle portait sa
victime, dont nulle Ariane n’interromprait l’errance immobile et pesante dans le labyrinthe, por-
tée par une musique de Philip Glass et Arvo Pärt jouée à l’orgue par poussées haletantes.

2. De Maupassant G., nouvelle écrite en 1884, elle se présente comme une sorte de journal intime d’un aliéné.
3. Voisin, Souquet, Motet, les coupeurs de nattes, Annales d’hygiène, avril 1890. Cité in Kraft-Ebbing, Psychopathia
Sexualis.

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Éric Laurent

La pièce que nous avons vue rejoint, par certains points, l’installation dont nous parlait, en début
de matinée, notre collègue israélienne, Shirley Sharon-Zisser. Dans cette installation, on voyait
une artiste partir de papiers mâchés et les transformer en objets comestibles, kebab, etc., en pas-
sant par une référence à John Donne et ses rags of time, déchets du temps. Elle déployait toute
une invention qui présente une connexion entre la jouissance qui affecte le corps (la dévoration
du papier) et les objets qui nous sont offerts in fine, dans les objets culturels de la cuisine.

Le cas de Lieve Billiet, que vous allez entendre après mon exposé, sera sur ce point spécialement
intéressant puisqu’il fait valoir comment, dans la pratique analytique, le secret du comédien se
connecte avec l’extraction de son corps de l’objet a, puisque le sujet en analyse dont elle parle
est comédien.

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Nous voyons grâce à sa présentation comment les deux secrets, celui du théâtre et celui de l’opé-
ration analytique entrent en résonance. La question se pose en effet : sommes-nous venus à
Gand pour recevoir notre message sous une forme inversée ? La pratique de la psychanalyse ne
serait-elle pas l’envers, l’ombre de la pratique réaliste du théâtre ou de l’installation ou de l’œuvre
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d’art ? Venir à Gand pour recevoir un message sous forme inversée serait très bien venu puisqu’il
y a dans le « retable de l’agneau mystique » une annonciation célèbre, où la réponse de la Vierge
à l’ange Gabriel présente cette particularité d’être inversée, si bien que seul peut la lire un pro-
phète qui, étant au-dessus du cadre, il la voit, lui, dans le bon sens.
En fait, la dernière séquence du matin, où Luc Vander Vennet et Vlassis Skolidis ont présenté
leur travail nous a permis, à nous, de voir comment l’opération psychanalytique est cet envers
de l’opération artistique réaliste. Comme Jacques-Alain Miller le notait dans sa présentation, la
substance des objets du corps, en l’occurrence la substance anale de l’objet, connaît dans l’ex-
périence de la cure un étrange destin. Elle passe par son évaporation, sa sublimation, son « allu-
sivisation ». Dans le tracé du circuit pulsionnel, il y a comme un mouvement de « désubstanti-
fication ». Si les deux pratiques se répondent, elles ne sont pas les mêmes, bien qu’elles conver-
gent sur un point, celui de la dysfonction du sujet et du moi. Le poète hollandais Leo Vroman,
cité par Anne Lysy, disait très justement :

Au plus je vis, au plus je me reconnais


comme un système incompréhensible
dont extérieurement je suis le chauffeur
mais je prends des décisions incompréhensibles.

Bien plus que l’auteur du poème, il se sent l’habitant d’un texte, d’une série incompréhensible
de décisions.

Entre ces deux opérations qui se répondent et s’articulent, nous pouvons voir comment se glis-
sent toutes les façons dont métamorphoses et extractions de l’objet a viennent marquer la prag-
matique de la cure dans les différents cas qui nous ont été présentés.
Partons du cas du lapin, le lapin du petit enfant dont Christiane Ruffieux s’occupait. Ce cas
nous a enchantés puisque nous pouvions suivre dans le détail les diverses métamorphoses de la
peluche lapin, offerte à ce petit garçon à l’issue d’une opération de coupure du prépuce. Le lapin
rouge devient un substitut imaginaire de celui-ci. Au lapin rouge, appelé rougeole, s’ajoute bien-

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Métamorphose et extraction de l’objet a

tôt un compagnon, un lapin blanc, nommé rougeole blanc. Les deux lapins sont alors comme
deux signifiants qui se renvoient l’un à l’autre. Un lapin laisse ensuite une place vide en passant
à la poubelle. L’enfant entoure alors celui qui reste d’une chaîne métonymique d’autres peluches
qui vont du lapin au pingouin, de Rougeole blanc, à Blanc Bec, puis, Pingu et Igloo, établissant
le règne de la connexion signifiante où nous étions pris. L’objet semblait alors s’articuler parfai-
tement aux citations du Séminaire IV La relation d’objet que Geert Hoornaert a mises en valeur.
Nous avions affaire à la face de l’objet a qui peut s’accrocher à la grammaire comme telle.

Mais en même temps, l’exposé de Geert Hoornaert et celui de Christiane Ruffieux se répon-
daient dans la mesure où ils ont aussi dégagé justement ce qui, dans l’objet, résiste à la
connexion, à la grammaire. Geert Hoornaert a su faire se répondre les Séminaires IV et XVI pour

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faire apparaître les deux aspects de l’objet a, métonymique d’une part, consistance corporelle de
l’autre. Christiane Ruffieux, quant à elle, a souligné que le lapin avait, d’entrée de jeu, une valeur
contra phobique, aussi complexe au début que l’était la phobie multiforme. Elle incluait les
crèmes qui pouvaient toucher le corps, les odeurs et toute demande faite par les parents. Le
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signifiant « à tout faire » de la phobie révèle alors son autre face, c’est-à-dire la dimension de
l’objet en tant qu’elle n’est pas soumise à la loi du signifiant et à son empire logique. Nous
sommes ainsi passés de l’objet extrait du corps, la crème, l’odeur, à l’objet d’échange, à quelque
chose qui va pouvoir se détacher et revenir tout en étant articulé au corps, à tout ce qui se
sépare du corps et peut être instrumentalisé dans la circulation des demandes et l’économie de
l’échange.

Ce que nous propose la civilisation de l’objet, ce sont de faux fétiches, (Lacan disait les voitures
sont de fausses femmes), ces objets qui sont proposés font semblant de transporter dans le féti-
chisme de la marchandise la même libido qui en a été extraite par le travail nécessaire pour les
produire ou les acheter. Le mensonge sur la jouissance consiste à nous faire oublier que les cir-
constances particulières de l’extraction ne se retrouvent jamais dans ces objets qui viendront
accompagner le sujet à la place du lapin ou du pingouin. De même, le travailleur selon Marx ne
retrouve jamais la valeur extraite de son travail dans ce qui lui est proposé comme rémunération.
Le mensonge de la civilisation se situe dans cet échange entre la singularité de l’extraction et ce
qui est proposé industriellement.

Nous avons aussi entendu ce qui se passe lorsque l’objet n’entre pas dans l’échange. Natalie
Wulfing nous présentait le cas d’un sujet qui souffrait d’un « trouble de l’attachement ». Il s’agis-
sait de l’attachement inséparable d’une mère avec son enfant comme objet a autiste. L’enfant,
dans ce cas, n’entre dans aucun circuit d’échange. L’intensité quasi hallucinatoire de l’exigence
de l’enfant chez le sujet dont elle parlait, fait penser aux cas d’Amentia, de psychose hallucina-
toire de Meynert et de W. Griesinger dont Freud parle en 18944. « La mère qui, tombée mala-
de par la perte de son enfant, berce maintenant inlassablement dans ses bras un morceau de
bois. » Freud y voyait la dimension absolue de l’objet qui sépare névrose et psychose.
Jennifer dont nous parlait Natalie Wulfing est incapable de s’occuper de ses enfants mais elle en
veut absolument. Elle ne veut même que ça. Ils ne se distinguent en rien d’elle, ce qui fait qu’el-

4. Freud S., « Les névropsychoses-de-défense », Œuvres complètes, Presses Universitaires de France, 1989, vol. III, p. 17.

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le ne peut en aucun cas s’en occuper, comme de quelque chose qui serait séparée et liée avec elle.
Elle ne peut même pas rentrer dans cet état qualifié de dépression post-partum. L’enfant se trou-
ve dans le champ de ce que Lacan appelle dans le Séminaire IV la zone de malaise5.
L’enfant n’est pour elle pas vraiment extrait. Il reste dans son corps comme un objet d’une étran-
geté totale. Il faut donc lui retirer ses enfants, ce qui a été fait avec une certaine brutalité, puisque
l’un d’eux a été donné en adoption. Une fois ce retrait effectué, Jennifer ne pense qu’à les récu-
pérer. Elle les retrouve partout dans le monde, il suffit qu’elle se déplace dans un supermarché
et qu’il y ait un enfant dans une poussette pour qu’elle se demande si ce n’est pas l’un des siens.
Elle est admise à l’hôpital et c’est là que Natalie Wulfing l’a rencontrée. Elle peut alors ressortir
bientôt, mais une fausse couche va provoquer un effondrement. Le mari offre un lapin à sa
femme. Mais le lapin ne fonctionne pas comme le lapin du petit garçon, il ne rentre dans aucu-

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ne substitution, là le lapin est l’enfant. Comme elle est incapable de s’en occuper, le lapin est
dévoré par le chien de la maison. C’est à peu près le sort que subiraient ses enfants si on ne s’oc-
cupait pas d’eux. Nous voyons ce qui se passe lorsque le corps n’arrive pas à fabriquer des organes
qui pourraient prendre la valeur de signifiants.
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Dans sa présentation du thème des Journées de l’École de la Cause freudienne, Jacques-Alain


Miller notait que c’est par le signifiant, mais plus exactement par « la pratique de la langue » que
les organes viennent à être mis au jour. Il faut distinguer les signifiants et la pragmatique de ce
qui est le fonctionnement de la langue pour un sujet6. Jennifer est capable d’utiliser les signi-
fiants de la langue comme enfant et lapin, mais en aucun cas les enfants ou le lapin ne sont pour
elle des signifiants qui peuvent entrer dans une chaîne de substitution qui les séparerait de son
corps. Elle se trouve face à eux sans le support d’aucun discours établi. Le fonctionnement du
signifiant n’engendre pas une machine idéale, sans reste, il implique toujours une prise sur le
corps qui renferme tout le parlêtre. « Ce n’est pas sa guenille, c’est l’être même de l’homme qui
vient à prendre rang parmi les déchets où ses premiers ébats ont trouvé leur cortège, pour autant
que la loi de la symbolisation où doit s’engager son désir, le prend dans son filet par la position
d’objet partiel où il s’offre en arrivant au monde. »7
Lacan reprend ce point dans le Séminaire X et précise : « Il y a toujours dans le corps du fait de
cet engagement dans la dialectique signifiante, quelque chose de séparé, quelque chose de sacri-
fié, quelque chose d’inerte, qui est la livre de chair. »8
L’extraction des objets du corps suppose des passages entre l’intérieur et l’extérieur du corps,
admirablement illustrés par le choix de la gravure d’Escher pour la couverture de ce Séminaire.
Ces rapports entre intérieur et extérieur sont interrogés par la clinique, par l’art et par la scien-

5. « (Ce sont) des objets, qui sont à un stade original, fondateur, et même formateur des objets, [ ] tout à fait diffé-
rents des objets au sens achevé. Ils sont en tous les cas fort différents des objets réels, puisqu’ils sont extraits de la
psychopathologie, c’est-à-dire du malaise. » Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, Paris, Le Seuil, 1994,
p. 395.
6. « Chez le parlêtre, le rapport sexuel est conditionné par le langage, ou, plus précisément, par la pratique de lalangue.
Il s’ensuit qu’il distingue, dans son corps, des organes qui prennent valeur de signifiant. […] Ces objets ont valeur
de signifiants imaginaires. » Miller J.-A., « L’avenir de Mycoplasma laboratorium », Lettre Mensuelle, avril 2008,
n° 267, p. 14.
7. Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966,
p. 582.
8. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 254.

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Métamorphose et extraction de l’objet a

ce. Gil Caroz dans son exposé introductif a évoqué comment le corps tel que la science le
conçoit et l’appréhende vient a être « détaillé pour l’échange » et supplémenté par morceaux.
C’est aussi le cas lorsque la science se réalise dans un objet aussi complexe que le médicament.
Le médicament, François Dagognet le notait, est un intérieur du corps qui passe à l’extérieur.
« C’est la corporéité transférée au-dehors et qu’on utilise ensuite pour aider un dedans pertur-
bé »9. Le fonctionnement du médicament mime un fonctionnement du corps. Il le dépose à
l’extérieur dans ce qui peut faire retour. Il est réintégration à l’intérieur du corps d’un objet qui
feint le fonctionnement du vivant. Le corps va le chercher au-dehors pour en faire un instru-
ment qui lui permet de se jouir. En ce sens, le médicament se présente comme un objet par
excellence, c’est-à-dire un objet qui a la structure d’instrument de jouissance qui est celle de l’ob-
jet a. « […] Il y a un savoir de la psychanalyse. Elle a bien découvert quelque chose, quelque

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mythique qu’en soit la formule. […] des moyens de production […] d’une satisfaction […] des
montages. » « […] un sujet […] n’est là que le sujet d’un instrument en fonctionnement, d’un
organon. » « […] de ce fait, quelques organes du corps, d’ailleurs diversement ambigus et mal-
aisés à saisir, puisqu’il est trop évident que certains n’en sont que les déchets, se trouvent placés
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dans une fonction de support instrumental. »10


Dans cette perspective d’organes du corps ambigus et malaisés à saisir dans leur fonction d’ins-
truments de jouissance, les deux cas présentés par Lieven Jonckheere et Despina Andropoulou
sont exemplaires. Ces deux sujets ont un recours particulier à la toxicomanie. Dès leur venue au
monde et leur inscription dans l’Autre, il y eut un reste. Ce reste se nomme, pour l’un « le goût
dans la bouche », pour l’autre c’est une sensation dans le corps, une gut feeling. L’un et l’autre
cherchent à la récupérer ensuite à l’extérieur de leur corps dans des mises en scène, des mises en
acte diverses, où dans les deux cas il y a recours à la substance toxique.
Pour l’un de ces sujets, la mise en danger par l’alcool provoque un recours incessant aux urgences
hospitalières où le sujet ne cesse de faire recoudre le corps qui le fuit. Il ne cesse de se recoudre
lui-même. Pour l’autre, le recours à l’héroïne et la cocaïne provoque des nuits interminables
durant lesquelles le sujet écrit. Cette écriture ne s’adresse à personne. Elle s’écrit. C’est une écri-
ture devenue « autiste », détachée de toute communication, une écriture comme un fil d’arai-
gnée qui ne cesserait de sortir d’elle-même. L’analyse arrive à la remettre non pas dans un dis-
positif de communication, mais au moins dans un dispositif d’adresse. Elle a permis de trouver
une fonction à l’organe issu du corps, aussi bien chez celle qui se faisait recoudre sous anesthé-
sie pour retrouver l’organe perdu que chez l’autre, qui trouvait une fonction au langage à travers
une écriture sans fin. C’était leur façon d’inventer, entre corps et organes, un montage.

Tout au long de ces deux journées, notre Congrès nous a vraiment fait passer « d’un Autre à
l’autre », jusqu’à toucher au point du dernier enseignement de Lacan où la consistance logique
de l’objet a est interrogée. C’est un point qui a été mis en exergue par Anne Lysy au début de
ce congrès et que je voudrais reprendre. Elle donnait tout son poids à la formule de Lacan com-
mentée par Jacques-Alain Miller, selon laquelle « Le parlêtre adore son corps, parce qu’il croit
qu’il l’a. En réalité, il ne l’a pas, mais son corps est la seule consistance – consistance mentale,
bien entendu, car son corps fout le camp à tout instant. »
9. « Entretien avec François Dagognet, un philosophe du médicament », Mental, Revue Internationale de Santé
Mentale et Psychanalyse Appliquée, n° 19, Mai 2007, p. 24.
10. Lacan J., Le séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Le Seuil, 2006, p. 206.

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Éric Laurent

L’équivalence entre consistance logique et organon corporel bascule du côté de la consistance du


corps sous les deux espèces : celle de la guenille, de la forme, et celle de l’objet. Confronté au
corps qui fuit, comme le sens, le parlêtre devient idolâtre de la forme, il essaie d’y loger l’objet
perdu. Il y a l’adoration ou selon Lacan, l’« adorption » (adoration et adoption) du corps d’un
côté et le système de Joyce qui n’a aucune adoration de son corps puisqu’il l’a perdu, ce qui se
manifeste lors de la célèbre volée qu’il a reçue. La perte de la guenille lui a donné un autre rap-
port au corps, le corps comme idée de soi.11 La situation du « parl’être » fait que celui-ci n’a
d’autre voie que d’instaurer un rapport avec le corps qui fuit. Il y a la voie névrotique, qui fait
du corps un piège à désir pour le sujet hystérique, ou un instrument de réponse à la demande
pour le sujet obsessionnel, il y a l’« adorption » plus narcissique, et il y a la voie joycienne. Nous
pourrions dire que le discours de l’analyse vise à obtenir un rapport au corps qui soit nouveau.

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Ce n’est ni celui de l’idolâtrie, ni celui de Joyce. Elle passe par le dégagement de la place de l’ob-
jet comme ce qui fait obstacle à la loi du signifiant. C’est pour cela que dans l’expérience de
l’analyse, il importe, comme Pierre-Gilles Guéguen le souligne, que l’analyste, dans son acte,
fasse la distinction entre l’inconscient et sa place comme objet. « Agis de telle sorte que la maxi-
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me de ton acte soit de ne pas se mettre à la place de l’inconscient. » C’est par là qu’il pourra
incarner l’instrument adéquat aux différents modes d’extraction de l’objet a.

11. Miller J.-A., L’orientation lacanienne, « Le tout dernier Lacan » (2006-2007), enseignement prononcé dans le cadre
du Département de psychanalyse de Paris VIII, leçon du 17 janvier 2007, inédit.

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L’œuvre de l’analyste
Vicente Palomera*

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Ce titre s’inspire clairement des derniers mots prononcés par Jacques-Alain Miller dans le dis-
cours de clôture du Vème Congrès de l’AMP, à Rome. « L’objet a a comme tel la priorité dans le
champ de la réalisation subjective, et le premier des objets à céder, concernant l’acte, c’est ce qui
de toujours, note Lacan, dans la théologie morale s’est appelé les œuvres. Eh bien, […] pour un
analyste, ses analysants, même couronnés du titre d’Analyste de l’École, ne sont pas ses œuvres.
L’œuvre, s’il y en a une, l’opus, l’opus est au-delà. ». Ces quelques lignes suscitèrent mon intérêt.
Ensuite, je m’engageai à faire une courte digression.

« L’œuvre, s’il y en avait une, elle serait au-delà ». D’un côté, ce mot « au-delà » nous introduit
immédiatement dans la répétition telle que Lacan l’exprime en 1973 dans le Séminaire Encore.
« Encore » ou « encore plus », Lacan énonce par exemple que « s’il y en avait une, il faudrait que
ce ne soit pas celle-là ». Nous pourrions donc dire que s’il y avait une œuvre réalisée, ce n’est
jamais celle qui devrait l’être. Les mots de J.-A. Miller font résonner ce que Lacan indique dans
Encore : quand on obtient la satisfaction, ce n’est jamais celle qu’on attend.1 Autrement dit, l’ex-
pression « serait au-delà » nous invite à réfléchir sur le réel comme « ce qui revient toujours à la
même place » mais que nous ne rencontrons jamais. Depuis Freud, la répétition est toujours
reliée à un objet perdu et elle tente toujours de retrouver cet objet. Mais ici, il y a un paradoxe :
quand nous essayons de retrouver l’objet, nous le perdons. Dire que « l’œuvre s’il y en a une,
elle est toujours au-delà », suppose donc une approximation au réel en jeu dans la psychanaly-
se, à son insistance et à sa rencontre impossible.

* Vicente Palomera est psychanalyste, membre de l’École lacanienne de psychanalyse du champ freudien (ELP) en
Espagne et de l’École d’orientation lacanienne (EOL) en Argentine.
1. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Le Seuil, 1975, ch. V, « Aristote et Freud : l’autre satisfaction ».

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Vicente Palomera

Tout cela entraîne un effet d’interprétation sur notre réalité d’analystes dans l’École. Lacan l’a
résumé dans l’image du doigt levé de Saint Jean de Léonard, montrant « l’horizon déshabité de
l’être ».2

Le terme « horizon » apparaît aussi à la fin du texte « Fonction et champ de la parole et du lan-
gage en psychanalyse ». Lacan note : « Qu’y renonce donc plutôt celui qui ne peut rejoindre à
son horizon la subjectivité de son époque. Car, comment pourrait-il faire de son être l’axe de
tant de vies, celui qui ne saurait rien de la dialectique qui l’engage avec ces vies dans un mou-
vement symbolique ? Qu’il connaisse bien la spire où son époque l’entraîne dans l’œuvre conti-
nuée de Babel, et qu’il sache sa fonction d’interprète dans la discorde des langages. »3 Lacan spé-
cifie : « discorde des langages », « œuvre continuée de Babel ». En effet, face au langage qui ne

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fait que produire une abondance de significations, le sujet est à la quête de leur nouage à un type
de sens qui convienne au sentiment de « faire partie » de son monde. Pour« se faire l’axe de tant
de vies », l’analyste doit avoir su unir à son être le plus singulier cet horizon universel « où la
satisfaction du sujet trouve à se réaliser dans la satisfaction de chacun »4. La manière dont Lacan
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présente ce qui constitue une anticipation de la passe est remarquable. Il s’agit de capter le plus
intime de l’expérience pour en faire un bien commun. Cette expression très hégélienne suppo-
se de transformer ce qui est particulier en quelque chose d’universel. C’est précisément dans ce
contexte que Lacan se réfère à « l’œuvre psychanalytique » dans la citation suivante : « De toutes
celles qui se proposent dans le siècle, l’œuvre du psychanalyste est peut-être la plus haute parce
qu’elle y opère comme médiatrice entre l’homme du souci et le sujet du savoir absolu »5.

À la fin de son enseignement, Lacan ne pense pas qu’une passe s’universalise. J.-A. Miller a poin-
té ça dans son cours des dernières années. Si la passe suppose bien un effort pour faire passer à
l’École le savoir transférentiel qui s’obtient grâce aux instants d’ouverture de l’inconscient, il
existe toujours une tension entre la passe transférentielle (liée au savoir) et la passe réelle (liée au
corps et à la pulsion). De cette opposition de structure entre le savoir inconscient et l’objet a,
on obtient, en isolant des bouts de réel, des trous qui répondent à la nomination du symptôme
– dans le savoir et dans le corps. C’est, par exemple le « raclement de voix »6 du témoignage de
Céline Menghi que nous avons écouté à Buenos Aires.

D’après cette perspective de l’inconscient transférentiel, Lacan, en 1964, inscrivait l’« au-delà »
de l’œuvre de l’analyste dans ce qu’il détache comme le « désir de l’analyste ». Il le définissait
comme un désir d’obtenir la différence absolue. Si, d’un côté, au nom de l’amour de transfert,
l’analysant demande à l’Autre de lui donner le modèle qui le réconcilierait avec la pulsion et avec
la jouissance, le désir de l’analyste vise à contrarier cette demande. Lacan l’énonce et il insiste :
si le transfert sépare la demande et la raccorde avec les identifications, alors « la fonction du désir
de l’analyste est de la ramener à la pulsion ». La démarche de l’analyse n’est pas de renforcer le
2. Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 641.
3. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 321.
4. Ibid.
5. Ibid.
6. « Un raclement de voix au ras de l’os », est le titre du témoignage de Céline Menghi lors du Congrès de l’AMP en
avril 2008, « Les objets a dans l’expérience analytique ». À paraître prochainement dans la Revue de la Cause
freudienne.

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L’œuvre de l’analyste

S1 qui unifierait toutes les représentations mais de faire apparaître S(A/ ) qui révèle le trou dans
l’Autre.

À cette étape de son enseignement, la traversée des identifications soutenant l’histoire du sujet
pourra s’effectuer une fois que l’analysant se sera confronté, dans son analyse, à l’horreur du
savoir sur son être de jouissance – et cela, jusqu’aux restes de la jouissance. Si nous paraphrasons
Le second Faust de Goethe, ces restes sont « le lien terrestre de l’ancienne enveloppe », un vête-
ment dont « ressurgit la première force juvénile ». Quelle œuvre provient de ces « restes de la
terre », de ces lambeaux de réel qui nous enveloppent, auquel chaque être humain est accroché
en naissant en tant qu’être de langage ? – nous en avons une illustration remarquable dans le
témoignage de Carmelo Licitra Rosa « Inter feces et …vocem natus ».7

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En 1973, Lacan indiqua que l’inconscient, fait de la lalangue, apparaissait constitué par des
signifiants isolés S1(S1(S1(S1))). Ceux-ci fixent des pointes de jouissance qui ne produisent pas
de signification. Ils restent incompréhensibles pour le sujet lui-même. Alors, ce savoir incons-
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cient qui a fini par se déposer dans lalangue, comme trace, comme écriture, apparaît comme un
savoir dont on peut dire qu’il n’y a pas « aucun sujet qui ne le sache ». Il s’agit d’un savoir indé-
lébile qui concerne le sujet dans ce qu’il a de plus intime, mais on ne peut rien dire sur lui. C’est
un savoir en attente, en souffrance.8

Si ce que nous appelons l’inconscient réel n’est que cette opacité irréductible de la relation de
chaque sujet à lalangue, que va autoriser à l’analysant l’interprétation de ce savoir en attente ?
Seul le transfert peut servir de moteur pour le passage énergique de cet essaim de S1 à la chaî-
ne signifiante de façon à produire du sens.

Or, voici que Lacan nous surprend quand il nous signale que l’imputation de l’inconscient était
un « fait de charité » de la part de Freud. Serait-ce grâce à une « vertu caritative » que l’analyste
suppose que, pour ce qu’il dit, l’analysant est un sujet ? Lacan en parle ainsi : « Je voudrais vous
dire une idée qui me vient là, à quoi j’ai un tout petit peu réfléchi. […] L’imputation de l’in-
conscient est un fait de charité incroyable. »9 Il introduit ladite citation ainsi : « Si vous voulez
bien me pardonner d’emprunter à un tout autre registre, celui des vertus inaugurées par la reli-
gion chrétienne, il y a là une sorte d’effet tardif, de surgeon de la charité. N’est-ce pas, chez
Freud, charité que d’avoir permis à la misère des êtres parlants de se dire qu’il y a – puisqu’il y
a l’inconscient – quelque chose qui transcende vraiment, et qui n’est rien d’autre que ce qu’elle
habite, cette espèce à savoir le langage ? N’est-ce pas, oui, charité que de lui annoncer cette nou-
velle que dans ce qui est sa vie quotidienne, elle a avec le langage un support de plus de raison
qu’il n’en pouvait paraître, et que, de la sagesse, objet inatteignable d’une poursuite vaine, il y
en a déjà là. »10

7. Cf. Licitra Rosa C., « inter feces et…vocem natus (II) », Quarto, novembre 2007, n° 91.
8. En français dans le texte.
9. Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, op.cit., p. 90.
10. Ibid., p. 88.

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Vicente Palomera

En d’autres termes, il est charitable de supposer qu’il y a un sujet dans ce que dit l’analysant, et
de supposer que ce sujet a un être. C’est la raison pour laquelle Lacan se verra amené à intro-
duire un type d’amour qui ne se soutient pas dans l’hypothèse du sujet. Dans la « Préface à l’édi-
tion anglaise du Séminaire XI », Lacan reprend ce point : « […] interrogeons comment quelqu’un
peut se vouer à satisfaire ces cas d’urgence. Voilà un aspect singulier de cet amour du prochain
mis en exergue par la tradition judaïque. Même à l’interpréter chrétiennement, c’est à dire
comme jean-f…trerie héllénique, ce qui se présente à l’analyste est autre chose que le prochain :
c’est le tout-venant d’une demande qui n’a rien à voir avec la rencontre d’une personne de
Samarie propre à dicter le devoir christique. L’offre est antérieure à la requête d’une urgence
qu’on n’est pas sûr de satisfaire, sauf à l’avoir pesée. »11

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Il s’agit alors d’une toute autre version de la position samaritaine. La charité n’est pas amour
(bien que parfois l’interprétation chrétienne les confonde). La charité dont parle Lacan à partir
du Séminaire Encore, est un dépôt : ce sont les signes matériels que le symptôme envoie. Quel
est le point de départ de l’amour de transfert ? Dans ce Séminaire, l’amour de transfert surgit
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comme un effet qui survient quand l’analyste se constitue trace matérielle de l’absence d’une
Autre jouissance. Ce qui attire chez l’autre, ce qui le rend aimable, c’est ce qui fait signe de l’ab-
sence d’une Autre jouissance. Voilà pourquoi l’analyste pourrait aller à la place du vide de l’ob-
jet, et, plus proche, se faire cause matérielle de l’objet toujours perdu. À cause de cela, l’ultime
cause, l’opus serait au-delà. Ce n’est pas par amour de la chaîne signifiante que le sujet va s’ins-
crire dans l’Autre. Il s’inscrit dans l’Autre par l’en-forme de l’objet, dans la mesure où l’analyste
consent à se faire partenaire-symptôme du sujet. La manœuvre du sujet analysant consiste à
s’adresser à l’analyste pour essayer de récupérer cet objet perdu, tout en manœuvrant le transfert
analytique.

On comprend que, pour Lacan, à cause de tout cela, le modèle ne soit pas tant l’amour sur son
versant d’agalma que le sicut palea de Saint Thomas. Lacan termine en comparant l’analyste à
ce rebut de jouissance qu’est le saint. Il le dit dans Télévision. Il rajoute : « Un saint, pour me
faire comprendre, ne fait pas la charité. Plutôt se met-il à faire le déchet : il décharite ».12

Dire que l’analyste « décharite » n’est pas la même chose que de dire « il fait œuvre de charité »
ou de parler de cause matérielle. Quand l’analyste « décharite », cela signifie qu’il incarne l’ob-
jet a. Ce n’est ni de l’abnégation ni de la charité. Il « décharite » pour réaliser ce que la structu-
re du sujet impose, à savoir « permettre au sujet, au sujet de l’inconscient, de le prendre pour
cause de son désir ».13 Pourtant, l’objet cause de son désir est silencieux car il fait trou dans
l’Autre du savoir. En ce sens, plus qu’une œuvre, le discours analytique pousserait à devenir, si
je peux m’exprimer ainsi, « ouvrier d’un savoir nouveau ».

En conséquence, si Lacan recourt au néologisme « décharite », c’est parce que le statut même du
savoir dans son enseignement a changé quand il a placé le savoir comme cause de jouissance des
corps. Avec cette perspective, comment imaginer un désir de savoir chez un être, le parlêtre qui

11. Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 572-573.
12. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op.cit., p. 519-520.
13. Ibid., p. 519.

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L’œuvre de l’analyste

sait déjà tout, ou qui, plutôt, est habité (bien qu’il ne le sache pas) par un savoir qui lui suffit
pour atteindre ses modes de satisfaction ?

Il s’agit alors d’un savoir-symptôme dirigé vers la jouissance dans son sens le plus corporel. C’est
pour cela que le symptôme, finalement, est une façon de nommer ce « savoir pour la jouissan-
ce », essaim ou assemblage de S1 qui résiste à être mis en chaîne. Comme nous l’a indiqué
J.-A. Miller dans son enseignement portant sur le dernier Lacan, la présence de ce savoir met,
dans une certaine mesure, la psychanalyse elle-même en question. Ici, nous parvenons à quelque
chose de plus extraordinaire : il y a un savoir inconscient et, dans ce savoir, il y a aussi un trou
qu’on ne peut pas éliminer.

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L’acte analytique, la condition du processus de l’analyse, suppose la mise en jeu d’un savoir.
Celui-ci est la cause d’une élaboration permettant que le « savoir-symptôme » se révèle à un
sujet. Lacan ajoutait que le savoir du psychanalyste est un savoir mais un savoir impuissant,
auquel le pouvoir manque : ce savoir ne réussit jamais à se déplacer jusqu’au pouvoir. C’est pour
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cela que Lacan notait que le désir d’être le maître est incompatible avec le désir du psychana-
lyste. En 1914, Freud l’avait anticipé lorsqu’il parlait aux analystes de l’amour du transfert. Il
leur donne le conseil de ne pas faire du transfert un usage de jouissance.

La phrase suivante – « pour l’analyste, ses analysants, même couronnés du titre d’AE, ne sont pas
ses œuvres » – nous avise qu’au terme de l’expérience analytique, lorsque l’analysant laisse tom-
ber l’analyste et que le processus est terminé, c’est le moment où on réalise et où il devient clair
que l’analyste ne fait pas de cet objet lâché, rejeté, un objet de sa jouissance.
Ceci sous-entend que l’analyste pourrait, pour le pire, faire de cet objet, lâché, mis au rebut, un
mode de jouir.
C’est une façon de comprendre la nécessité pour un analyste que l’œuvre doive se situer au-delà,
c’est-à-dire que l’analyste ne jouisse pas du transfert et ne se satisfasse pas d’une position d’ob-
jet de rejet, au moment où l’analysant le lâche pour sortir de l’expérience analytique.

C’est aussi, je crois, la raison pour laquelle Lacan a maintenu le désir de l’analyste en opposi-
tion, d’abord à la demande, et ensuite à la jouissance. Dans les deux cas, le désir de l’analyste est
ce qui fait obstacle à faire de l’analysant son œuvre et c’est aussi ce qui rend possible de sup-
porter sa position d’analyste, c’est-à-dire de soutenir le rendez-vous de l’analysant avec ce qui ne
vient jamais à l’heure convenue. L’analyste, en définitive, pourra soutenir le transfert s’il sait que
l’œuvre est toujours au-delà – s’il y en a une.

Ceci dit, je pense qu’il conviendrait de prolonger cette réflexion encore au-delà.

Traduction : Marie-Christine Jannot

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La politique de la psychanalyse
à l’époque du zénith de l’objet a
hier aujourd’hui et demain
Philippe La Sagna*

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Il y a déjà presque dix ans Jacques-Alain Miller nous montrait dans son cours comment l’objet
a avait gagné à la main sur l’idéal. À Commandatuba nous avons appris que pour ce sujet
déboussolé du siècle la seule boussole devenait le même objet a.
L’objet a que Lacan situe dans « Radiophonie »1 comme en pleine ascension vers le zénith social
était un objet évidé. Un objet, donc, qui perdait déjà de son évidence car il lui manquait un
caractère essentiel de l’objet du XXe siècle : celui d’être un objet issu de la production. Dans les
années soixante, règne l’objet de consommation, produit en série, qui prend la place de l’objet
fabriqué à la main. En consommant cet objet, le sujet absorbe aussi le lien social et la société de
consommation qu’il suppose2. L’objet a n’est pas, lui, un objet produit, au sens de la produc-
tion de masse, par le discours analytique. Ce discours manque à produire aussi l’objet logique-
ment, c’est-à-dire à le faire figurer dans le savoir du réel de la science, autrement que comme
trou. L’objet a ne tient donc qu’à la singularité de chaque analyse et contrarie ainsi par son
« vide » le « plein » social de l’objet consommable. Il garde donc par là une dose « d’objectali-
té » en ne se réduisant pas à l’objet du marché commun et de la communication généralisée qui
perd cette objectalité.
Dans une conférence faite à Bordeaux à la même époque, Lacan lance : « la civilisation […] c’est
l’égout »3. La communication généralisée permet que tout communique pour être ramené au
grand circuit commun du déchet. Le problème contemporain devient donc la difficulté pour le
sujet de se séparer de ses déchets ; voire aujourd’hui, de son être de déchet. Le sujet est devenu,
en effet, lui aussi, une chose jetable, délocalisée qui déplace notre idée de l’objet.

* Philippe La Sagna est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.


1. Cf. Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001.
2. Cf. Baudrillard Jean., Le système des objets, tel Gallimard, 2007 et La société de consommation, folio essais, 2006.
3. Lacan J., « Lituratère », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 11.

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La politique de la psychanalyse à l’époque du zénith de l’objet a hier aujourd’hui et demain

La psychanalyse a toujours fait valoir la différence de l’objectal et de l’objectif. Aujourd’hui, c’est


l’art contemporain qui reprend cette opposition. Quarante ans après la remarque de Lacan sur
la montée au zénith social de l’objet a, beaucoup de signes nous indiquent l’évidence de la chute,
déjà amorcée, de l’objet en général. Chute liée à celle de l’objectalité dans le social. C’est une
chute qui emporte avec elle le sujet classique, voire, avec Google, celui que nous supposons au
savoir. Aujourd’hui, même le plus-de-jouir, sous la guise de l’objet consommable, perd du ter-
rain. Du CD au DVD et à la machine, il se dé-substantialise, s’éloigne de l’objectalité. Les nou-
velles technologies de l’information et de la communication (NTIC) tendent à la dématérialisa-
tion des biens culturels d’abord, de tous les biens ensuite, inaugurant à terme ce que certains
appellent un capitalisme cognitif qui met en cause l’objectalité elle-même. Ce capitalisme ne
remplacera pas l’ancien mais existera de plus en plus à ses côtés.

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Le XXe siècle a été le siècle de l’information, de son transfert (radio, TV) et de son acquisi-
tion/conservation (informatique/réseau). Le XXIe siècle sera celui de l’appropriation capitaliste, de
l’usage et de la diffusion de cette information immatérielle et du savoir. Cet usage nouveau est au
cœur des débats contemporains sur le capitalisme cognitif, défini comme ce qui « se fonde sur l’ac-
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cumulation du capital immatériel, la diffusion du savoir et le rôle moteur de l’économie de la connais-


sance ». Le terme de cognitif, qualifiant ce nouveau capitalisme, est éminemment politique.
Il s’agit de restaurer l’idée, la possibilité fictive, d’un nouveau sujet de la connaissance. Un sujet
« cognitif » qui ne se réfère plus à un objet ou à un monde, toutes choses dont les limites sont
devenues improbables, mais à la réalisation de la communication généralisée elle-même, à
laquelle ce sujet contribue. Le sujet correspond alors à une certaine quantité d’informations et
produits du savoir dont on peut user et surtout que l’on peut s’approprier.
Le sujet individuel censé avoir l’usage, voire la maîtrise de ce savoir est une illusion. Le savoir
informatique que nous produisons chaque jour, rien qu’en existant (Face Book et U-Tube), par
la mise en commun généralisée de nos traces, peut être accaparé aujourd’hui comme un plus de
jouir vendable, sans le sujet. C’est le secret de Google, mais aussi de tous ceux qui souhaitent
recueillir les dossiers de nos vies, depuis la photo de famille jusqu’à la constante biologique ou
la coche.
Cette dématérialisation généralisée n’est rendue possible que par une hypermatérialisation opé-
rée à travers la constitution de cette nouvelle machine qu’est le grand réseau (web 1 et 2) et le
fait que nous devenions ainsi une pièce détachée de la machine en lui fournissant un temps de
cerveau, équivalent moderne de la force de travail. L’hypermatériel invisible c’est le réseau des
machines et des corps. L’appareillage de la jouissance des corps par la machine et le réseau réa-
lisera un discours terriblement sans parole. Dans cette perspective le wetware (cerveau et corps)
rejoint le hardware et le software. La « cérébralité » est supposée chasser alors le sujet humain
dans le même temps où disparaît la dimension de l’objet réduit à une simple quantité de don-
nées précaires et fugaces sans matière objectivable. Cette « traversée mécanique » et sauvage du
lien fantasmatique, opérée par le réseau des NTIC, n’assure certes pas le désir.
Mais elle nécessite aussi que les corps et le cerveau, séparés du support de l’objet, soient re-pro-
duits, restitués, par un usage cosmétique de la biochimie. Usage où le dopage et le traitement
médicamenteux, comme le conditionnement, seront de plus en plus indistincts. Faute de se res-
sentir comme un corps ou comme ensemble d’affects lisibles le sujet se produira/donnera un
autre corps supporté par des affects artificiellement produits et maîtrisés. La jouissance devient
l’objet de la production sociale et le corps est alors le lieu électif d’une adoration qui a pour seuls

la Cause freudienne n° 69 65
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Philippe La Sagna

supports les performances et les expériences de jouissances fabriquées et non plus seulement
l’image du corps, voire même un autre corps.
Lacan, dans « Télévision », avait déjà rendu problématique la possibilité de l’objet en montrant
l’identité de la jouissance et des défilés du signifiant. La jouissance, en effet, devient plus diffi-
cilement saisissable à travers un objet au moment même où la course au jouir s’accélère dans une
vie toujours plus liquide4. Même le « plus », l’excès, deviennent des stases impossibles à objec-
tiver dans le monde liquide où plus rien n’est stable. Et la routine supposée suppléer aux Noms-
du-Père ne trouvera même plus le temps de s’établir.
L’évaluation qui tente de fixer les choses n’ira jamais aussi vite que le marché. La fonction de
l’évaluation est de nous faire croire au sujet cognitif en produisant un monde évalué artificiel et
une fausse « objectivité » qui est toujours déjà, comme le monde, une réalité d’hier.

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Dans son Séminaire Le transfert5, Lacan remarque que l’objet est « ob-jet ». Il se trouve à travers
les objections faites au désir, les obstacles. En supprimant les objections on rend l’existence
même de l’objet problématique et la position du sujet difficile, faute de corrélat stable.
Face aux défis de ce siècle on pourrait être tenté par modernisme, de faire coller la psychanaly-
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se au capitalisme cognitif en se lançant à corps perdu dans la neuropsychanalyse. L’objet de la


neuropsy devient, là encore, identique au sujet et improbable, instable. Les deux se réduisent à
un cerveau toujours déjà matériellement lésé.
Nous pourrions aussi, a contrario, faire valoir l’intérêt qu’il y aurait à sauver, protéger, le sujet et
ses objets, en participant à la transformation du vieux monde en musée/bibliothèque dont les
objets témoigneraient de l’existence du sujet « historique ». Nous n’avons pas forcément à négli-
ger ce combat qui n’est pas toujours d’arrière-garde. Et surtout nous devons marquer le prix de
la chair là où l’objet cause du désir s’incarne. C’est-à-dire montrer en quoi la psychanalyse n’est
pas une psychothérapie dynamique humaniste.
Longtemps le symptôme analytique a eu le poids du story-telling issu de son déchiffrage. C’est
ce qui fait une part de notre clinique et de notre littérature. Mais les succès du discours analy-
tique, ses nouvelles formes, où l’inconscient se fait plus discret, vont certainement minorer les
charmes freudiens des romans du sujet avec la vérité.
Le grand mouvement de la dématérialisation tend, de plus en plus, à renforcer la confusion du
réel et du semblant au détriment du réel. La psychanalyse est là pour faire valoir que le réel,
comme le semblant, ne peuvent valoir que dans un nouage singulier et contingent qui est celui
du symptôme. Faire valoir le symptôme comme usage de RSI sera la réponse aux entreprises qui
visent au règne sans partage du sujet du capitalisme cognitif. Dans un monde où l’événement
est tué par l’événement permanent, il nous faudra montrer que nous pouvons identifier d’abord
et produire ensuite des événements singuliers de discours à la hauteur des événements de jouis-
sance où le sujet résiste à sa dissolution. L’identification du sujet au symptôme est l’occasion de
montrer qu’un individu analysé sait nouer sans les confondre RSI aussi bien que le faisait sans
le savoir son symptôme. Ce sujet analysé montrera son savoir-faire non seulement dans la soli-
tude de son cabinet mais dans le social pour bien montrer que l’inconscient c’est la politique.
Le psychanalyste du XXIe siècle sera donc un homme d’action, d’action lacanienne, « sint-

4. Cf. Bauman Zygmunt, La vie liquide, Le Rouergue/Chambon, 2006 et Miller J.-A., L’orientation lacanienne, ensei-
gnement prononcé dans le cadre du Département de psychanalyse de Paris VIII, leçon du 12 mars 2008, inédit.
5. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, Paris, Le Seuil, 1991.

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La politique de la psychanalyse à l’époque du zénith de l’objet a hier aujourd’hui et demain

homme », qui a su et sait activement se séparer de l’objet a, (déchariter), autrement que par la
dématérialisation hypermatérielle généralisée. L’art aussi, comme l’a montré Jacques-Alain
Miller récemment, de garder le sens de la feinte dans sa pratique.
Pour cela, nous devrons reconnaître pleinement la nouvelle diversité de nos pratiques. Mais aussi
renoncer à nous rassurer dans le maintien précaire d’une clinique structurale héritée du XIXe
siècle médical. Ceci pour mieux inventer une clinique souple qui produise du neuf et surtout
un inventaire mobile, une base propre à la psychanalyse, des symptômes et de leurs groupements
plastiques.
Cette variété des pratiques analytiques, cette varité des symptômes, supposent d’accueillir une
variété de formations du psychanalyste, plus que nous ne l’avons fait auparavant.
Lacan a voulu contrebalancer par sa passe, très liée à la question de l’objet, la transmission de la

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psychanalyse par le biais, parfois opaque, du contrôleur. La pratique des CPCT est une autre
expérience qui vient en tiers entre la passe et le contrôle. Cette pratique n’est pas sans effet sur
la formation. Je crois qu’à court terme, la question est de mieux définir ce qui avait été posé à
Bruxelles : Que sera le contrôle de l’École dans ce siècle et comment pourra-t-il s’appliquer à des
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réalités et des pratiques qui vont bien au-delà de la cure ?


D’un point de vue pragmatique, il reste à faire valoir la coupure qui est ce que porte l’objet dans
la pratique. La psychanalyse doit pouvoir continuer à produire les coupures qui comptent dans
la confusion des flux de communications. Ceci suppose que les analystes interviennent pour
produire l’événement de la coupure dans le social, qu’ils sachent donc aussi trancher avec ou sans
l’appui de l’objet. Il ne s’agit pas pour la psychanalyse d’exister à coté de l’égout de la civilisa-
tion et de la communication mais de faire valoir les sinthomes qui feront obstacle au comme-un
pour faire exister de nouvelles institutions dont nous n’avons même pas aujourd’hui l’idée.
Pour cela, il faut penser que c’est la gaieté que nous trouvons dans notre pratique qui sera le
point de départ, l’origine, de notre nouveau savoir ce qui n’est pas la même chose que de trou-
ver de la gaieté dans le savoir.

Bibliographie
Barbara Cassin, Google-moi, Albin Michel, 2007.
Heath Joseph et Andrew Potter, Révolte consommée, Naive.
Lacan Jacques, Mon enseignement, Le Seuil, 2006.
Laurent Éric, Pourquoi des psychanalystes dans la cité, (présentation), Mental, Revue, n° 20.
Goodman Nelson, Manières de faire des mondes, Folio, 2006.
Moulier-Boutang Yann, Le capitalisme cognitif, Amsterdam 2007.
Stiegler Bernard, Economie de l’hypermatériel et psychopouvoir, Mille et une nuits, 2008.

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Une politique de
la psychanalyse
Samuel Basz*

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Une politique de la psychanalyse à même d’opérer effectivement dans les domaines où celle-ci
s’est exercée jusqu’à aujourd’hui – que ce soit en tant que pratique thérapeutique, en tant que
référence dans le cadre judiciaire, ou encore en tant qu’enseignement à l’Université – implique
que l’AMP actualise ses principes et calcule les effets de sa mise en acte comme discours.

Nous approprier l’histoire

En février 1992, au moment de la signature du pacte fondateur de l’AMP1, nous avons pu dire,
en recourant à une formule poétique de Buenos Aires, que ce jour-là, le monopole de la repré-
sentation internationale de la psychanalyse, détenu jusqu’alors par l’IPA2, était entré dans le
passé. Nous vérifions aujourd’hui qu’au niveau institutionnel la responsabilité de l’AMP en
matière de politique de la psychanalyse est décisive pour notre époque.
Parallèlement, de manière plus ou moins discrète, une bonne partie de l’IPA dérive en cherchant
à rendre ses ressources épistémiques compatibles avec la perspective cognitiviste ; c’est aussi à
partir de l’IPA qu’on expérimente des structures universitaires contrôlées par l’État et incluant
l’analyse didactique dans leur cursus – autrement dit, c’est dans ce cadre qu’est logée la forma-
tion des analystes. Tandis que l’AMP, elle, peut fonder son intervention sur une anticipation stra-
tégique et sur des réponses tactiques conclusives – rendues possibles par une orientation théo-
rique qui anime depuis plus d’un quart de siècle ce véritable mouvement de masse critique
qu’est le Champ freudien.

* Psychanalyste à Buenos Aires, membre de l’EOL (Escuela de la Orientación lacaniana).


1. Cf. le « Pacte de Paris » signé le 1er février 1992, disponible sur le site de l’AMP (wapol.org).
2. IPA : International Psychoanalytical Association.

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Une politique de la psychanalyse

En résonance avec notre époque, celle de la multiplication des objets a promus au zénith de la
civilisation, les avancées du Champ freudien concernant l’extension et la responsabilité de l’AMP
concernant l’intension s’entrecroisent de manière exponentielle. Ceci a un très grand impact sur
la qualité d’intervention des jeunes générations dans tous les lieux où se déploient la clinique et
l’enseignement de la psychanalyse. Formées et contrôlées par le nœud Champ freu-
dien - Instituts - AMP, les nouvelles générations sont des protagonistes actifs de cette politique.
Et c’est ce qui est plus difficile à saisir de prime abord : les nouvelles générations sont des agents
qui influencent cette politique, car ils permettent le repérage des obstacles dans la pratique, et
de ses avatars, au-delà des contextes traditionnels.
Le défi qui est le nôtre est d’assurer le principe des vases communicants entre la rigueur de la for-
mation de l’École, le sérieux de la psychanalyse appliquée à la thérapeutique et les contenus des pro-

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grammes d’enseignement. Lors des dernières journées de l’EOL, nous avons travaillé sur la notion
d’analyste-sinthome, celui qui, par sa pratique, incarne ainsi l’un de ces vases communicants.
L’une des principales conséquences de l’existence de cet analyste-sinthome est de déplacer la
limite de l’offre signifiante en indiquant que, dans ce lien social particulier, c’est l’hypothèse de
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la singularité qui opère comme principe clinique. Ce principe de la singularité rend triviale la
question des indications et contre-indications en psychanalyse, puisque cette perspective s’ap-
puie sur l’usage que l’on fait d’un analyste. Par conséquent, il n’existe pas de contre-indications
pour la psychanalyse appliquée à la thérapeutique, de même qu’il n’existe pas d’indications pour
la psychanalyse pure.

Dépasser la perspective de l’inertie transférentielle

Une doctrine s’est effectivement constituée pour dire cette politique – témoins l’allocution de
Jacques-Alain Miller à Comandatuba3 et le développement d’Éric Laurent concernant « Les
enjeux du congrès de 2008 »4 qui sont exemplaires de ce point de vue.
Il s’agit donc d’essayer de préciser les variables logistiques qui conditionnent la mise en acte de
cette politique. Pour nous, la dimension logistique se réduit pratiquement aux analystes sur les-
quels nous pouvons compter, en considérant bien sûr, non seulement leur nombre, mais aussi
et fondamentalement le lien qui les unit à la cause analytique. Nous ne disposons pas des capi-
taux des laboratoires pharmaceutiques, et nous n’avons le contrôle d’aucun appareil d’État dont
nous puissions nous servir.
Toutefois, si la réalisation logistique, ce sont les psychanalystes, plusieurs obstacles se présentent :
d’une part, nous portons en nous une tradition de professionnels indépendants ; d’autre part, cer-
taines limitations sont dues au fait que la formation des analystes et l’incidence sociale de leur
pratique sont conçues à partir d’une fausse perspective produite par l’inertie transférentielle –
c’est notamment le cas aux États-Unis où le succès de la psychanalyse n’a pas excédé deux géné-
rations. Avertis de la débilité de ce réductionnisme transférentiel, nous devons nous attacher, non
seulement à produire des analystes, mais aussi à maintenir vive leur référence à la cause analy-
tique, qui assure l’opérativité d’une « communauté épistémique ». C’est cette communauté « épis-
témique » qui permet la modalisation de la consistance d’une communauté transférentielle.

3. Cf. Miller J.-A., « Une fantaisie », Mental, n° 15, février 2005, p. 9-27.
4. Cf. Laurent É., « Les enjeux du congrès de 2008 », disponible sur le site du VIe congrès de l’AMP (amp2008.com).

la Cause freudienne n° 69 69
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Samuel Basz

Rappelons les traits qui définissent notre communauté en tant qu’« épistémique » : I) elle per-
met une reconstruction rationnelle, permanente et consensuelle des principes qui justifient la
pratique de la psychanalyse à partir du dispositif freudien ; II) elle permet une procédure, la
passe, qu’elle considère adéquate pour rendre compte de la validité des effets de savoir qui se
décantent par la mise en pratique du dispositif freudien ; III) elle permet le maintien de la dis-
jonction entre ce qui fonde l’autorité épistémique et ce qui légitime l’autorité déontologique5 –
selon la conceptualisation du logicien et mathématicien J. M. Bochenski –, tout en soutenant
la valeur effective des porteurs de cette autorité ; IV) elle permet la solidarité nécessaire à la
constitution d’un « monde épistémique », transgroupal, multilingue, qualifié pour s’exercer à la
logique de la disputatio6 et habilité à conclure sur le plan conceptuel.
Dès lors, admettre l’importance d’une communauté épistémique comme base logistique d’une

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politique de la psychanalyse, implique de tenir compte du fait que ladite base logistique est sou-
mise à des remaniements profonds, rythmés par les avancées et les torsions du savoir en cours
d’élaboration.
D’un côté, il y a des remaniements qui relèvent de la logification de l’enseignement de Lacan,
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logification qui, jusque dans ses virages et son évolution, démontre sa cohérence. Et, d’un autre
côté, il y a la prise en compte des modulations qui se situent au niveau de l’interprétation – et
non plus cette fois au niveau de la logification. Ce moment interprétatif est la condition pour
de nouvelles articulations. Dans le même temps, nous voyons s’émouvoir à la fois les doxas sub-
jectives avec lesquelles chacun imagine son lien particulier à la cause, et les théories partagées qui
permettent une politique.
Reprenons par exemple l’articulation de Jacques-Alain Miller dans son cours du 26 mars 20087 :
« d’une certaine façon, nous dit-il, l’enseignement de Lacan [est habité par] une oscillation entre
deux moments ».
D’une part, le moment où les « deux niveaux du signifiant et de la satisfaction sont corrélés par un
mécanisme, par un automatisme, par une logique, par un algorithme, de telle sorte que, de l’un à
l’autre, la conséquence est bonne[. On va] du début à la fin comme on va des prémisses aux consé-
quences, par une [sorte] de déduction nécessaire – même si on peut dire qu’elle achoppe sur l’im-
possible, etc., c’est une déduction nécessaire. Ça, c’est un des moments de l’oscillation ».
D’autre part, l’autre « moment de l’oscillation [consiste à souligner qu’il y a au contraire] une
fracture, un hiatus, une inadéquation, […] une incompatibilité de la jouissance avec le sens ».
Dans la détermination d’une politique, il est plus naturel de prendre pied sur le pôle de ce qui
a déjà été suffisamment déplié et fondé en raison, que de construire un dire rendant compte des
usages de la psychanalyse au moment où s’expérimente l’élaboration d’une nouvelle décision
épistémique. Pendant ce temps, il faut pouvoir tolérer ces tremblements avec le souci d’un affec-
tio societatis, qui ne dépend pas des nécessités contingentes d’affronter un ennemi externe, mais

5. [NDT] À l’autorité épistémique – soit « l’autorité du savoir » –, Józef Maria Bochenski oppose « l’autorité déontique »
– soit l’autorité « dont le domaine est fait d’injonctions ». L’autorité épistémique et l’autorité déontique dans un domai-
ne donné ne coïncident pas nécessairement. Cf. Bochenski J. M., Qu’est-ce que l’autorité ? Introduction à la logique
de l’autorité, Fribourg, Éditions universitaires / Paris, Éd. du Cerf, 1979, p. 62 & 105-106 notamment.
6. [NDT] Disputatio : lat. dispute, discussion. Au Moyen Âge, la disputatio est à la fois une méthode d’enseignement et
de recherche, une technique d’examen et un exercice majeur dans les mœurs intellectuelles et universitaires. Elle se
déroule selon la dialectique aristotélicienne, sous la forme d’un débat oral entre deux ou plusieurs interlocuteurs sur
un sujet choisi au préalable, et elle se tient devant un auditoire.
7. Miller J.-A., « À vau l’eau. De la défense au déchiffrage », L’orientation lacanienne, enseignement prononcé dans le
cadre du Département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 26 mars 2008 (disponible sur le site de l’AMP).

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Une politique de la psychanalyse

bien plutôt d’une conversation qui stimule l’élaboration collective de points essentiels quant à
leurs conséquences cliniques, épistémiques et politiques – et ce, en nous servant des moyens
techniques qui nous permettent de le faire pratiquement en temps réel.
Il y a une urgence permanente et une hâte soutenue à construire, dans les lacunes du déjà fondé,
les réponses les plus appropriées face aux secousses provoquées par un mouvement d’élaboration
en acte.
Ce mouvement pourrait sembler régressif, mais il ne l’est pas, si nous admettons que, pour
l’heure, il n’y a pas d’au-delà de l’enseignement de Lacan. Évidemment, le moins qu’on puisse
en attendre est une autre lecture, et – pourquoi pas ? – une reconfiguration de ce qui a été sup-
posément acquis comme savoir.
Ainsi, la communauté épistémique psychanalytique doit, comme telle, pouvoir découvrir, pré-

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ciser et faire valoir les topoi privilégiés où sont déposés les ciments permettant d’absorber les
chocs du nouveau. Un travail constant d’élaboration collective sur le mode de la conversation
est donc ce qui peut permettre d’anticiper les réponses conceptuelles politiquement opératoires,
responsables, pertinentes et opportunes.
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Moyennant quoi, nous ne nous limiterons pas à exiger une place de plein droit parmi d’autres
pratiques. La conversation est un instrument pour la construction d’une « épistémologie com-
parative », corrélative d’un effort d’élucidation desdites autres pratiques.
De cette élucidation, de cette « épistémologie comparative », surgissent immanquablement de
nouvelles options éthiques. Ces choix éthiques deviendront politiques s’ils trouvent la manière
d’interpeller le sujet contemporain en termes de choix forcé : il s’agit de lui faire sentir que, par
les temps qui courent, il ne peut pas ne pas choisir la pleine actualité de la psychanalyse, puisque,
s’il opte pour l’illusion de l’hédonisme, le prix à payer est l’asphyxie par la pulsion de mort.

Traduction de Marie-Christine Jannot et Colette Richard

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L’échange du bien
inéchangeable
Variations sur une utopie de
Pierre Klossowski
Hervé Castanet*

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Pierre Klossowski (1905-2001) publie, en décembre 1970, La Monnaie vivante,1 Il y développe


les principales thèses présentées, dans son article de Topique, « Sade et Fourier ». Écrite après
Nietzsche et le cercle vicieux, elle considère comme acquis les nombreux commentaires sur la
« sémiotique pulsionnelle » mise en œuvre, jusque dans sa vie physique et mentale, par le phi-
losophe fou. Outre cet aspect théorique, on y trouve la construction d’une contre-utopie dont
le titre est devenu celui du livre. La Monnaie vivante est le nom de cette société inventée (et idéa-
le) où l’économie actuelle des besoins serait remplacée par la circulation brownienne des impul-
sions émotionnelles dégagées du carcan qui les entrave et les ordonne en des unités diverses : le
moi, le langage logique rationnel, les structures marchandes, etc. La Monnaie vivante est une
parodie du texte utopique classique où priment l’ironie, le semblant, le comme si, la provocation.
Elle n’est pas pour autant un texte vain à ranger au rang des amusements d’un auteur.
Dès sa parution, ce texte fit effet à ses lecteurs. Michel Foucault, qui n’avait pas le compliment
facile, écrit : « Cher Pierre […] bien sûr j’avais déjà le souffle coupé. […] Maintenant pour
l’avoir relu plusieurs fois, je sais que c’est le plus haut livre de notre époque. On a l’impression
que tout ce qui compte d’une façon ou d’une autre […] y conduisait insidieusement : mais voilà,
c’est dit maintenant, et de si haut que je recule et ne compte plus qu’à demi. C’était cela qu’il
fallait penser. […] Vous avez dit et volatilisé notre fatalité. On ne sait plus où elle est, mais on
sait qu’elle est là où vous avez dit. Ce que vous avez fait pour nous tous est au-delà des remer-
ciements et de la reconnaissance.2 » Si La Monnaie vivante peut provoquer ce type d’effets, c’est
qu’elle fait mouche : elle annonce notre monde demain.

* Hervé Castanet est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.


1. La Monnaie vivante sera citée dans son édition originale parue chez Éric Losfeld. Cette édition n’est pas paginée et,
au regard du texte, sont publiées des photos de Pierre Zucca non titrées, qui, sans légende ni titre, sont incompré-
hensibles. Ce chiasme entre texte écrit et images présentées côte à côte fait de cette édition un ouvrage particulier.
2. Foucault M., « Lettre à Pierre Klossowski », (1970), Klossowski P., La Monnaie vivante, Éditions Joëlle Losfeld, Paris,
1994, (édition sans les photos de Pierre Zucca), p. 7.

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L’échange du bien inéchangeable. Variations sur une utopie de Pierre Klossowski

Ustensile et phantasme

Klossowski pointe un état des lieux : la civilisation industrielle a fait des ravages dont la « vie
affective » a subi les conséquences. Comment se fait-il que la production des « objets ustensi-
laires » a modifié la production des « objets d’usage » – « ceux que produit l’art, “inutiles” à la
subsistance » ? La logique économique et marchande est saisie, à sa racine, par le biais des objets
produits – ceux dont artificiellement les individus, devenus consommateurs, ont « besoin ». Le
créateur – écrivain, peintre – est aussi un producteur d’objets. D’où cet enjeu rivalitaire entre la
logique industrielle et celle de l’art. Quel peut être l’effet de la production d’objets qui ne servent
à rien : les œuvres de l’art, à l’époque historique de la production généralisée d’objets qui ne ser-
vent qu’au titre d’ustensiles ? Klossowski lâche le mot : quel rapport entre l’ustensile réduit à son

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usage purement fonctionnel et le simulacre qu’est, par définition, l’objet inutile – l’œuvre d’art ?
Pour répondre à ces questions, Klossowski se livre à une théorie de la genèse de la valeur et de
l’usage des objets produits. Même si ses références peuvent surprendre – elles sont toujours affir-
mées avec force, parfois sans démonstration vraiment suivie –, elles sont à lire attentivement.
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« Le bien d’usage est originairement inséparable de l’usage au sens coutumier. » La coutume est
toujours un rituel, un agencement où se répètent les mêmes gestes : le sens qui s’y inscrit est
« immuable » et relève d’une théologie dogmatique, même si elle ne dit pas son nom. La messe
– et le mystère eucharistique – en étant le paradigme. Le bien, dans ce cas, est inéchangeable ;
il est intrinsèquement lié au rituel qui le réalise sous le regard de cet Autre éternisé garant de
l’immuable. Le propre de Klossowski est d’introduire le « corps propre » dans cette logique théo-
logique – non point le corps du Christ, mais le corps vivant travaillé et intensifié par l’émotion
voluptueuse – par la « vie affective ». Quelle coutume est possible pour la rencontre des corps et
surtout pour cette « manière d’en disposer à l’égard du corps propre d’autrui […] » ? Le corps
a-t-il un caractère aliénable ou inaliénable ? Tout dépend de la coutume répond Klossowski. La
référence à Sade et à Nietzsche est présente. Oui, le corps peut être aliéné par l’autre, le parte-
naire, si la coutume l’exige. Poser du reste qu’il est inaliénable est une mascarade. Il n’y a pas de
bien vivant inaliénable puisque le corps propre s’est constitué par un combat où dans le rapport
des forces en présence, des impulsions ont été dûment aliénées. Toute coutume est révocable,
transformable par qui a le courage, la force, le génie de s’y atteler.
« L’objet fabriqué […] perd ce caractère à mesure que l’acte de fabriquer se complique et se diversi-
fie. Diversifié selon sa complexité progressive, l’acte de fabriquer substitue à l’usage des biens […]
l’utilisation efficace des objets. » Pris dans une économie du profit mesurable, quantifiable, qui
devient la référence généralisée, l’usage coutumier des biens « se révèle stérile ». C’est-à-dire que
« l’usage, […] la jouissance en est stérile pour autant que ces biens sont jugés improductifs dans le
circuit de l’efficacité fabricale ». Le résultat pour le corps se dévoile en bout de course de cette
logique productive : « À l’époque industrielle, la fabrication ustensilaire rompt définitivement avec
le monde des usages stériles et installe le monde de l’efficacité fabricale en fonction de laquelle tout
bien naturel ou cultivé – le corps humain autant que la terre – est à son tour évaluable. » Klossowski
essaye de saisir que dans le rituel coutumier, le bien impliqué vaut pour ce qui est inéchangeable,
pour ce qui est hors prix : le phantasme ; dans la fabrication ustensilaire, par contre, l’objet est coupé
de toute racine coutumière : tout doit pouvoir passer à la comptabilité marchande et ce d’autant
plus que l’objet produit est abstractisé dans une logique du profit quantifiable. Le bien, comme la
coutume qui lui donne son sens immuable, est qualité ; l’objet ustensile est pure quantité.

la Cause freudienne n° 69 73
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Hervé Castanet

C’est pourquoi, Klossowski n’a pas de mots assez durs pour s’opposer à une conception de l’art
gratuit ou de l’art pur. À rebours, il affirme la « capacité comptable » du pathos pulsionnel. La
preuve imparable ? « […] c’est dans les domaines censés les mieux affranchis à son égard, telles
les applications économiques de la science, que cette force a développé sa plus astucieuse inven-
tion, parce que la dernière qu’on songerait à lui imputer : le régime industriel. » Si le régime
industriel est la plus « astucieuse invention » de cette force, c’est bien parce que cette force est
déjà en tant que telle comptable. Certes la comptabilité dont il est question n’a rien à voir avec
la comptabilité ustensilaire, mais c’est une comptabilité en ceci que les forces ne se saisissent
comme telles – voilà la leçon de Nietzsche – que dans leur combat, leur hiérarchie, leurs mou-
vements limités et relatifs.

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Impulsionnel en dernière instance

Voici la thèse fondamentale de Klossowski dans La Monnaie vivante : « Les normes économiques
ne forment-elles à leur tour qu’une substructure des affects et non pas l’infrastructure dernière,
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et s’il est une infrastructure dernière, est-elle constituée par le comportement des affects et des
impulsions ? Répondre affirmativement revient à dire que les normes économiques sont un
mode d’expression et de représentation des forces impulsionnelles. La manière dont elles s’ex-
priment dans l’économie et finalement dans notre monde industriel répond à la manière dont
elles ont été traitées par l’économie des institutions régnantes. Que cette infrastructure premiè-
re et dernière se trouve à chaque fois déterminée par ses propres réactions aux substructures anté-
rieures existantes, cela est indéniable ; mais les forces en présence sont celles qui poursuivent le
même combat d’infrastructures en substructures. » Ces formulations constituent une boussole
pour s’orienter dans l’économie de notre monde – en l’occurrence une économie inséparable
d’une théologie3 et d’une visée utopique négative (= contre-utopie). Cette économie fait le
pathos de l’être – là d’abord se jouent une production et une consommation, opérations pre-
mières d’une « économie », des flux énergétiques.
Klossowski actualise ces remarques en posant une question : comment considérer « le rapport
possible entre l’élaboration perverse du phantasme d’une part et la fabrication de l’objet d’usa-
ge, d’autre part » ? Pareille question permettant de nouer les remarques passées – via Sade et
Nietzsche – sur le chiffrage des impulsions par le phantasme et les considérations sur le fonc-
tionnement du monde industriel. À nouveau se retrouve la référence à l’unité – artificielle – du
suppôt vivant. Le « phantasme », parce que lié intrinsèquement aux impulsions dont il est un
« produit », est une menace pour l’unité du moi qui s’est constitué par la stricte censure de ces
impulsions. Par contre, l’objet ustensilaire, lui, « présuppose la stabilité de l’individu ».
Klossowski résume cette différence : « Le phantasme veut durer aux dépens de l’unité indivi-
duelle ; l’objet fabriqué doit servir à cette unité ; sa fabrication et son usage impliquent l’exté-
riorité, la délimitation à l’égard du milieu, donc aussi à l’égard d’autres unités. » La logique
ustensilaire exclut l’échange des impulsions puisqu’elle isole et partage : chaque unité à sa place !
– ainsi le sujet économique.
La visée de Klossowski n’est pas seulement de montrer l’existence de deux circuits hétérogènes.
Son but est de répertorier les passages de l’un dans l’autre et de repérer les effets obtenus. Il n’y
3. Voir Arnaud A., Pierre Klossowski, Les contemporains, Le Seuil, Paris, 1990. Notamment chapitre III : « L’économie
du pathos ».

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L’échange du bien inéchangeable. Variations sur une utopie de Pierre Klossowski

a aucune coïncidence ni analogie « entre l’acte de fabriquer un ustensile et l’acte de divulguer


quelque phantasme par un simulacre ». Avancer dans l’analyse conduit à une nouvelle question :
le simulacre ne dévoile-t-il que la présence d’un « phantasme » impulsionnel désormais dégagé,
partiellement, de sa censure ? Non, il divulgue aussi la logique de ce que censure la logique pro-
ductive. À ce titre, le simulacre de l’art donne la raison de la logique industrielle. C’est-à-dire
que l’affect, à être dégagé, donne l’explication causale de ce qui agence notre monde moderne.
« Le monde ustensilaire ne pouvant compenser par aucun signe le renversement de l’état impul-
sionnel en activité fabricatrice, puisque cette activité même tient déjà lieu de compensation –
seul le simulacre de l’art est censé rendre compte de ce renversement et, parce que simulateur,
ses produits ne sauraient être assimilés aux objets d’usage productif. »
Klossowski résume son analyse du prix et de la gratuité : « Rien dans la vie impulsionnelle ne

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semble proprement gratuit. » Voilà la thèse réduite à sa trame. « Dès qu’une interprétation y diri-
ge le processus même (le combat de l’émotion pour se maintenir contre l’instinct de propaga-
tion), l’évaluation, donc le prix intervient. » Le prix est le nom que prend l’évaluation des dif-
férences énergétiques entre la puissance des forces en présence. Le prix est le nom d’une diffé-
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rence énergétique inaugurale entre l’émotion et l’instance de survivance qui préserve l’espèce et
l’unité individuelle. Le prix inscrit la comparaison. À partir de là, il y a trafic, négoce et négo-
ciation, compromis… D’où ce dilemme pour le sujet : « Ou bien la perversion interne – disso-
lution de l’unité – ; ou bien affirmation interne de l’unité – perversion externe. » C’est assuré-
ment dans ce texte de 1970 que la perversion est dégagée le plus radicalement de son approche
médico-légale. La perversion devient le nom de l’émotion voluptueuse dégagée de l’instinct de
procréation qui la canalise. La perversion n’est pas seulement interne, elle est aussi externe. Il y
a une utilisation des affects par l’économie ustensilaire. L’hypertrophie des besoins économiques
constitue une perversion – certes inverse à la perversion interne. C’est à ce titre que la perver-
sion est la raison de l’économie. Il faudrait savoir substituer à la perversion des besoins, la per-
version des affects. En ce lieu se retrouve le prix : « Qui refuse de payer le prix de l’émotion
voluptueuse et revendique la gratuité de l’instinct de propagation, donc de son unité propre,
paiera au centuple cette gratuité par la perversion externe des conditions dans lesquelles l’unité
individuelle est appelée à s’affirmer. » S’il en était autrement, qu’adviendrait-il pour le sujet ? Les
termes de la visée utopique commencent à se pointer : « Le jour où l’être humain aura surmonté,
donc réduit la perversion externe, soit la monstruosité de l’hypertrophie des “besoins”, et
consentira en revanche à sa perversion interne, soit à la dissolution de son unité fictive, une
concordance s’organisera entre le désir et la production de ses objets dans une économie ration-
nellement établie en fonction de ses impulsions. » Cette réalisation concilierait et Fourier (à
chaque passion, son objet) et Sade (posséder l’objet pour le détruire inlassablement), concilie-
rait l’inconciliable. L’effort deviendrait gratuit – il sera dégagé du travail producteur – pour
répondre au « prix de l’irrationnel » soit au prix de l’affect hors norme et raison. Payer le prix de
ce qui n’a pas de prix, se ruiner pour posséder ce qui est impossédable. « Voilà le “solde débi-
teur” de l’unité individuelle. »

Ce qui n’a pas de prix

Dans un chapitre intitulé « La gratuité et le prix », notre auteur systématise ses remarques qui
ne sont pas sans faire réponse à La Part maudite de Georges Bataille.

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Hervé Castanet

- La gratuité « […] revient à jouir de ce qui est hors de prix ou en accorder la jouissance sans
compensation ». Une telle définition de base peut-elle être appliquée à l’émotion voluptueuse ?
On sait déjà que Klossowski répond par la négative mais, dans ce chapitre, il pousse plus loin la
raison structurale qui en rend compte.
- Le propriétaire absolu – soit « la “divinité” ou la “vie inépuisable” » – n’est pas pris dans une
logique de l’échange. Ainsi, le soleil dispensateur qui donne sans recevoir (cette référence étant
déjà chez Bataille).
- S’il en est ainsi pour chacun, alors il n’y a pas de prix. Tout se donne et s’échange gratuitement
à partir d’un inépuisable de départ.
- Klossowski insiste sur la conséquence de ce « Si […] » : exclusion de la possibilité de la valeur
et donc du prix à payer. « La “vie” hors de prix, sans prix, gratuitement accordée, reçue, subie,

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n’a en soi aucun prix. Elle ne vaut rien sans la volupté. Mais la volupté, la faculté de l’éprouver,
à son tour est donnée gratuitement à chacun : elle non plus n’a aucun prix. »
À ce point, une incompréhension surgit. Klossowski se proposait de démontrer que précisément
« rien dans la vie impulsionnelle ne semble proprement gratuit » ; or, les remarques précédentes
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affirment désormais le contraire : la gratuité déduite de l’inépuisable originel. C’est oublier que
le propriétaire absolu n’est pas un suppôt vivant, une unité séparée. C’est Dieu ou la vie elle-
même. Qu’en est-il pour le suppôt individué ? Une dissymétrie s’introduit, un « plus » émerge
irréductible à la quantité sans fin. Où se retrouve la place de cette « part maudite » chère à
Bataille. Cependant, l’approche de Klossowski se base sur d’autres principes : « […] chacun ne
reçoit que selon sa capacité de recevoir (première restriction). » La capacité de recevoir varie d’un
suppôt à l’autre. Si un suppôt est ce qu’il a effectivement pu recevoir, la possibilité de la valeur
nécessite qu’il donne ce qu’il n’a pas reçu – qu’il donne un « plus de ce qu’il est ». « C’est pour-
quoi nul ne supporte de recevoir plus qu’il n’est capable de rendre. »
- Mais donnant plus qu’il n’a reçu, comment se débrouille le suppôt pour effectuer cette opéra-
tion ? Voilà un paradoxe : « S’il donne, il s’augmente ; mais comment peut-il s’augmenter à don-
ner, au lieu de diminuer ? » La réponse n’est pas sans évoquer les travaux anciens de Marcel
Mauss sur les échanges somptuaires et que Claude Lévi-Strauss préfaça. « Il donne pour ne pas
recevoir et parce qu’il en est capable, il s’augmente […]. Il ne vaut qu’aux yeux de qui, n’étant
pas plus qu’il n’a reçu, reste en deçà. Ainsi, le prix que celui-là acquiert à l’égard de qui reçoit
sans pouvoir rendre s’exprime par un droit de reprendre plus encore que ce qui a été donné. »
Autrement dit, le ressort de cette affaire se trouve dans une logique intersubjective duelle où l’un
des deux partenaires se trouve réduit à « l’impuissance à rendre, malgré la capacité de recevoir
[…] ». La logique est reprise aussitôt dans une visée sadienne-sadique : « Qui donne pour ne pas
recevoir prend à chaque fois possession de qui, ayant reçu pour être, ne peut rendre ; d’avance ce
dernier s’est tout entier donné à la puissance qui s’augmente, au lieu de diminuer, en donnant
sans recevoir pour reprendre davantage qu’elle n’a donné. » Donner pour ne pas recevoir afin
d’obliger l’autre est incompréhensible hors la logique (subjective) perverse. À ce moment, le sup-
pôt qui s’augmenterait serait aussitôt mis hors de lui : extériorisation de ce plus qui l’exproprie de
lui-même, et le partenaire soumis, devenu son obligé (il est impuissant à rendre), se trouve aus-
sitôt, lui aussi, mis hors de lui puisqu’il devient à la merci de son rival désormais vainqueur.
Klossowski interrompt à ce point son analyse mais comment ne pas voir que c’est Sade assuré-
ment qui donne de cette logique son illustration (perverse) la plus vive. Ainsi, la prostitution
voulue universelle. Lisons-la à l’aune de cette démonstration de l’impuissance à rendre qui aug-

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L’échange du bien inéchangeable. Variations sur une utopie de Pierre Klossowski

mente celui qui donne pour ne pas recevoir. Nous obtenons explicitement la position du liber-
tin. Dans la logique de la prostitution universelle, « chacun et chacune sont appelés à se vendre,
ou proposés à l’achat ; pour que chacun et chacune soient vendables, il faut que chacun garde
sa propriété morale qui constitue la valeur de l’individu mis en vente […] c’est de la rupture de
cette intégrité, par cette prostitution volontaire ou forcée, que découle l’émotion érotique
sadienne ». Arriver à ce point où le partenaire – désormais ayant statut de victime – ne peut plus
rendre mais seulement recevoir, il se décompose en tant qu’unité. « Prostitution dont la “quali-
té” tient à la surenchère du prix que le sujet s’attribue à proportion de sa dégradation morale ;
plus il est “corrompu” plus il augmente son prix – tel le personnage de Juliette. C’est la posses-
sion qui oriente vers le vol, c’est la pratique libertine qui oblige aux forfaits sexuels réitérés. Telle
est la logique sadienne. »

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Le monde sadien illustre à merveille cette absence de gratuité, c’est-à-dire aussi l’absence de réver-
sibilité. Cette loi n’est pas un cas particulier, c’est la règle générale que seule la perversion réalise
explicitement. Autrement dit, il y a toujours dans l’intersubjectivité un « irréversible » qui ins-
taure une dissymétrie, une différence créant valeur et estimation, soit prix. C’est pourquoi, mal-
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gré son admiration pour l’utopie fouriériste qui prône la réciprocité dans le jeu libre des passions,
Klossowski est beaucoup plus proche de la contre-utopie sadienne fondée sur la non-gratuité.

Corps et échange monétaire

Les repères clefs ayant été posés et élaborés, Klossowski introduit son utopie : La Monnaie vivan-
te. Cette fable est inséparable, dans son style, d’une ruse d’écrivain. Notre auteur présente cette
contre-utopie, travaillée par cette absence de tout contenu positif, à la manière d’un conte de la
félicité future écrit par Fourier. Klossowski écrit à la manière de Fourier un projet inséparable
de la visée sadienne : antériorité absolue du mal. De quoi s’agit-il ? Il faut imaginer une société
qui ferait retour pour réactualiser un échange basé sur une coutume : ce serait le règne des biens
ayant seulement une valeur d’usage. D’emblée, nous sommes prévenus : une telle « régression
[est] apparemment impossible ». L’intérêt de cette fable n’est pas de nous montrer une société
d’avant la révolution industrielle. La Monnaie vivante n’est pas une pastorale champêtre et agres-
te. Au contraire : partons en imagination, nous propose Klossowski, de notre propre société
industrielle avec son développement prodigieux de savoir-faire et d’objets perfectionnés et
sophistiqués et posons en son cœur ce que pourtant elle ne peut qu’exclure : le règne de l’usage
coutumier. La Monnaie vivante, c’est le rituel de la coutume dans la société moderne indus-
trielle. Pour réaliser ce projet « impossible », notre auteur fait une hypothèse : « soit une phase
industrielle où les producteurs ont le moyen d’exiger, à titre de paiement, des objets de sensa-
tion de la part des consommateurs. Ces objets sont des êtres vivants ». Voilà ce qui aujourd’hui
apparaît comme impossible réalisé comme généralité du fonctionnement de cette société idéa-
le. Le paiement n’est plus effectué au moyen du numéraire en tant qu’équivalent général abstrait
des échanges marchands, mais grâce à des « êtres vivants ». C’est le « corps propre » qui se trou-
ve impliqué en tant que tel dans ce moyen de paiement instauré comme le seul moyen désor-
mais pour effectuer des achats. Ce qui sert au paiement s’inscrit comme troc – c’est en cela qu’il
y a régression historique. Cet objet échangé n’est pas le « corps propre » en tant qu’unité isolée,
c’est le corps propre en tant qu’il est agité par son fond impulsionnel et qu’il peut produire –
pour son suppôt aussi bien que pour celui qui s’en accapare – du plaisir, de l’émotion, des sen-

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Hervé Castanet

sations. Klossowski insiste sur les données qui feraient la base de cette nouvelle phase indus-
trielle : « Comment la “personne” humaine peut-elle remplir la fonction de monnaie ?
Comment les producteurs, au lieu de “se payer” des femmes, se feraient-ils jamais payer “en
femmes” ? Comment les entrepreneurs, les industriels, paieront-ils leurs ingénieurs, leurs
ouvriers ? » L’inverse est également possible : « Des femmes exerçant un métier se feront payer
“en garçon”. » Une première contradiction interne est à noter : la monnaie féminine sera entre-
tenue par d’autres femmes et la monnaie virile par les possesseurs de la monnaie féminine, soit
les hommes. Hommes et femmes se trouvent donc tout à la fois être possesseurs de la monnaie
constituée de ces richesses en nature que sont les corps propres vivants et être la monnaie qui est
utilisée dans l’échange du troc. Virtuellement, chaque homme et chaque femme sont tout à la
fois le possesseur et le bien possédé. Dans ce raisonnement, le possesseur ne se possède pas soi-

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même, il constitue des « collections de “personnes” » à troquer. Cette contradiction, la fable klos-
sowskienne ne la résout pas, au contraire elle est posée ainsi comme base de tout le développe-
ment qui suit. La base de La Monnaie vivante est construite comme une impossibilité logique.
La question qui se pose à partir de telles affirmations est celle de la comparabilité entre ces deux
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hétérogènes que sont le corps propre, vivant et source d’émotions, et le travail mesuré par son
temps dans une logique quantitative. Autrement dit, comment concilier ce qui a un prix : le
temps de travail, et ce qui est sans prix : l’émotion ? Cette question constamment présente dans
les analyses théoriques de La Monnaie vivante se retrouve, inchangée, au cœur de cette réalisa-
tion utopique. Il faut pour que ce dispositif économique fonctionne que l’émotion soit quanti-
fiable – ce qui est impossible. Comment résoudre ce paradoxe qui ferait échouer cette utopie de
par les moyens adoptés ? La seule solution serait d’attribuer arbitrairement une valeur à l’émo-
tion puisque les conditions de sa production ne peuvent être trouvées ni déduites. Cette solu-
tion est incompatible avec l’hypothèse de départ : faire de l’émotion une monnaie. La monnaie
suppose une équivalence généralisée valable pour tous et pour chacun. Or, l’attribution d’une
valeur à l’émotion si elle est arbitraire ne peut être effectuée qu’au cas par cas. L’émotion devien-
drait élément d’un troc mais variable d’un individu à l’autre. Perdant l’universalité de son équi-
valence, l’émotion ne serait plus une monnaie.
Si la monnaie vivante est prise comme équivalent, le corps en tant qu’il éprouve l’émotion
voluptueuse est réifié dans une logique des échanges. Il prend une valeur relative déterminée
dans un jeu de différences codées. Le corps est annulé comme vivant, il est vidé de jouissance (=
l’émotion, l’impulsion) au profit seul de l’inexistant qu’il recèle : Le possible, selon la définition
de Sade. Le corps vivant disparaît au profit de ce qui le représente dans les équivalences abs-
traites. Corps mortifié, « désert de jouissance, place nette, rond brûlé », comme dit Lacan4.
Par contre, si le corps vivant est pris comme la richesse, comme substance seulement de ce qui
se jouit, alors toute économie commerciale disparaît. La communication des êtres par l’échange
de leurs corps devient réalisable, mais c’est une communication sans mot, sans distance, sans
médiation – dans le réel. Le corps vivant, en tant qu’il supporterait l’être comme tel et la jouis-
sance, au-delà du symbolique, associée, introduirait dans les échanges marchands l’inévaluable,
l’insaisissable, l’inutile et l’arbitraire. Bref, la jouissance ne peut être échangée – elle ne peut fon-
der aucune économie marchande et sociale. La réalisation du vivant comme monnaie est impos-
sible : ou le vivant est mortifié en devenant un équivalent (le paradigme dans la logique pro-

4. Lacan J., Le séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Le Seuil, 2006, p. 252.

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L’échange du bien inéchangeable. Variations sur une utopie de Pierre Klossowski

ductiviste étant la main-d’œuvre) et la jouissance est évacuée, perdue ; ou le vivant en tant que
tel est introduit dans les échanges, mais alors tout équivalent, toute médiation symbolique sont
annulés : le rapport sexuel deviendrait possible mais dans le réel. Autrement dit : ou signifiant
ou jouissance, ou monnaie ou vivant.

Voilà précisément ce que dans la lignée de Sade (et de Charles Fourier), La Monnaie vivante a
voulu proclamer en une fiction. Le projet de faire des impulsions une valeur monétaire signant
ce passage du singulier d’une pratique privée (= les pervers) à la contre généralité, légitimée dans
le raisonnement rationnel, de la perversion comme principe de société. La monnaie, faite des
impulsions, veut établir une monstruosité économique intégrale, soit une perversion intégrale.
Klossowski – comme Sade – ne parvient pas à donner une formulation positive de la perversion.

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C’est de façon toujours négative qu’elle se saisit puisque ce qu’elle démontre, c’est que sa visée :
la jouissance du corps vivant, est inatteignable. Le négatif qui œuvre dans la perversion, c’est
cette instance négativée de la jouissance, supposée au-delà de la logique du Un phallique. Cette
impossibilité d’une formulation positive de la perversion n’est donc pas contingente mais struc-
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turale. La monstruosité intégrale, La Monnaie vivante, effectivement ne peuvent être que des
contre-utopies.

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Le rossignol de Lacan
Jacques-Alain Miller*

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Une partie de l’enseignement est répétition. Il ne faut ni écarter ni déprécier cette partie de l’en-
seignement : répéter ce qui a déjà été dit, ce qui a été accumulé par ceux qui vinrent avant nous.
Établir des bibliographies est important, nous le savons. C’est aujourd’hui devenu très facile
grâce à l’informatique. Il y a par exemple une disquette – que j’ai trouvée au congrès de l’IPA –
comprenant toute la littérature psychanalytique nord-américaine ; elle contient tous les numé-
ros de l’International Journal of Psychoanalysis de l’American Psychoanalytical Association. Il fau-
drait une pièce entière pour ranger ces volumes, qui tiennent en une seule disquette. De plus,
avec cette disquette, ou sur tel site Internet, on peut faire une recherche à partir d’un terme, d’un
concept analytique, et on reçoit en sept secondes la liste entière des références nécessaires.
Autrement dit, le travail pratique de compilation bibliographique sera de plus en plus facile,
mais aussi de moins en moins spécifique.

Cependant, cet aspect de l’enseignement (les références, l’accumulation, l’érudition) est à


prendre en considération là où il s’agit d’être complet, bien informé. Nous n’écartons pas non
plus le rôle de la sélection dans ce qu’il y a à répéter. Mais il y a un autre versant, parce qu’avec
la seule répétition, nous ne pouvons soutenir aucun enseignement. Cet autre versant est ce que
nous appelons investigation – selon ce qui figure sur la couverture du cahier de l’Institut –
laquelle signifie recherche, attente du nouveau. Pour considérer quelque chose comme nouveau,
en effet, il faut connaître ce qui s’est accumulé auparavant. Il y a une dialectique entre ces deux
versants. Attente du nouveau, bonne rencontre, trouvaille, obéissent à un autre régime que celui
de la répétition enseignante. Nous nous situons là sur le versant de la contingence, nous nous
tenons dans l’insécurité (la répétition, c’est bien sûr la sécurité). On pourrait cependant se

* Conférence d’ouverture de la Section clinique de Buenos-Aires, le 3 novembre 1998. Texte publié dans Œdipe et sexua-
tion, collection ICBA dans El Caldero n°66. Traduction Jean-François Lebrun. Non revue par l’auteur.

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Le rossignol de Lacan

ménager des lieux, comme il se fait dans les sciences dures, des lieux où l’on pourrait susciter
des rencontres, des lieux où croiser les idées et les personnes, ce qui permettrait au hasard de se
manifester. Tout cela est aussi important que ce qui relève du savoir systématique.

Comme j’ai choisi ce soir de me consacrer à ce versant, je laisserai de côté le versant du savoir
systématique, fondamental, qui soutient l’activité, mais qui ne nous intéresse que dans la mesu-
re où il donne lieu au non systématique, au singulier. Alors, je vais évoquer une singularité, la
recherche que Lacan a menée sous la forme du séminaire, qui était son appareil à enseigner. Il
n’en a pas connu d’autre avant qu’il ait son École, mais il ne l’a jamais écarté comme appareil.
Ensuite, je ferai quelques réflexions sur le singulier comme tel. D’ailleurs, pour rester dans cette
veine je donnerai à l’exposé de ce soir un titre borgésien : « Le rossignol de Lacan ». (J’évoquerai

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un texte de Borges, « Le rossignol de Keats », sur le poète John Keats.)

En réalité, Lacan a eu un seul appareil à enseigner, son séminaire. L’existence durant trente ans
du séminaire de Lacan, a contribué assurément à fixer, au moins en langue française, le sens de
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ce mot. En latin classique, un séminaire était exactement un jardin potager ; séminaire vient de
semen. Le sens moderne du mot séminaire est attesté depuis la Contre-Réforme, à savoir : « ins-
titution où les jeunes se préparent à recevoir les ordres religieux ». Le séminaire au sens moder-
ne est une création de la Contre-Réforme, du concile de Trente, lorsque l’Église catholique cher-
chait à se donner les moyens de reconquérir la chrétienté. Par extension, et à partir de ce sens
d’origine, ou en tout cas moderne, il prit le sens général de « lieu où on dispense une formation
aux jeunes gens ». C’est ce sens que j’ai trouvé dans le dictionnaire de la langue française, qui
s’arrête sur ce point. Mais nous pouvons continuer un peu l’histoire du mot « séminaire » au
sens moderne.

À l’université, un séminaire se distingue d’un cours magistral en tant que c’est un lieu d’étude
où les élèves présentent des travaux et le maître, le professeur, les oriente, les corrige et discute
publiquement avec eux. Ce que nous nommons séminaire dans le milieu universitaire, ce sont
donc des travaux dirigés, mais d’un ordre supérieur. Cette forme d’enseignement vient
d’Allemagne. Selon ce que je crois avoir lu dans les mémoires d’un historien, elle s’introduisit
en français après la guerre de 1870. La France perdit contre l’Allemagne, elle s’empressa de lui
voler ses idées pour renforcer sa structure, et les méthodes allemandes s’imposèrent dans bien
des secteurs de l’enseignement. Ernest Renan le conseillait à la France : se mettre à l’école des
Allemands, ce qui perdura longtemps dans différents champs intellectuels.

Considérons à présent le séminaire comme forme propre d’enseignement. On ne peut pas dire
que les interventions des élèves tiennent une grande place dans le séminaire de Lacan. Bien au
contraire, elles se présentent de façon plutôt résiduelle. Bien que Lacan tente régulièrement d’in-
citer à poser des questions ou à présenter des rapports, au séminaire de Lacan, pour l’essentiel,
c’est le maître qui parle. En France, il en résulta presque un changement de sens, ou tout au
moins cela fit bouger les limites de ce qu’est un séminaire.

Il faut reconnaître que le séminaire de Lacan est bien nommé parce qu’il fut un vivier de psy-
chanalystes, un lieu de formation à la psychanalyse et aux formations de l’inconscient. Nous

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Jacques-Alain Miller

pouvons dire un lieu de formation de l’inconscient et de traitement de l’inconscient par la psy-


chanalyse. Avec de grands résultats d’ailleurs, puisque, des psychanalystes formés au séminaire
de Lacan, beaucoup se retrouvent aujourd’hui dans toutes les sociétés psychanalytiques de
France, ce qui démontre la réussite de cette formation intellectuelle et pratique. Il est donc bien
justifié de regarder de près, de quoi est fait ce merveilleux appareil de Lacan. S’agissait-il d’un
procédé ? D’une méthode ? Il ne me semble pas. Je pense qu’il eut un tel succès précisément
parce qu’il ne s’agissait en rien d’un procédé ni d’une méthode. Un procédé, on peut le choisir
comme tel, pour en évaluer ensuite les résultats comme une simple technique.

Mais le séminaire n’était pas une technique de Lacan. Il commença comme un séminaire de lec-
ture, de lecture de l’œuvre de Freud – les dix premiers séminaires ont toujours comme référen-

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ce un ou deux livres de Freud. Le point d’inflexion se situe au Séminaire XI, lorsque Lacan intro-
duit de façon novatrice les quatre grands concepts fondamentaux de Freud. Par la suite, le sémi-
naire s’allège un peu de sa dimension de lecture. Lacan a eu un modèle. Il n’est pas complète-
ment original. Le modèle fut le séminaire de lecture de Hegel tenu par Kojève dans les années
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trente, et qui était, en effet, une nouvelle création de Hegel. Il s’agissait d’une lecture créative,
d’une scansion, d’une ponctuation de la Phénoménologie de l’Esprit à partir de la dialectique du
maître et de l’esclave. Cette lecture créative s’est imposée à un point tel que les commentateurs
de Hegel essayent de se déprendre de la puissance de l’interprétation de Kojève.

De même, la lecture de Lacan, de Freud par Lacan, fut une lecture créative à partir du champ
du langage et de la fonction de la parole, c’est-à-dire, à partir de ce qui représentait une science
pilote pour ce qu’on appelait les sciences humaines dans les années cinquante : la linguistique
structurale. Son point de départ fut la lecture de Freud par un Saussure réédité, revisité par
Jakobson, selon une formule inventée, non par Lacan, mais par Lévi-Strauss. Il est bien vrai que
le séminaire de Lacan fut un séminaire de lecture, qu’il eut Kojève comme modèle, et qu’il fonc-
tionna comme lecture créative basée sur la linguistique structurale.

Mais dans le séminaire de Lacan il y avait encore autre chose que ces ingrédients. C’était le dis-
cours de quelqu’un qui jour après jour – ou semaine après semaine – s’agitait autour de l’in-
conscient, et manifestait que la psychanalyse était à la fois sa pratique quotidienne, sa difficulté
et sa préoccupation. C’était le discours de quelqu’un qui exposait de quelle manière il essayait
de faire avec cette discipline et avec cet objet, comment il s’embrouillait et tentait de se désem-
brouiller tout à la fois, et ce fut effectivement ce mouvement d’embrouille et de désembrouille
que l’on attrapa. (Nous voilà très éloignés du débat sur les méthodes d’enseignement.) En fin de
compte, à partir des textes de Freud et d’autres, il racontait sa façon d’opérer, laquelle se modi-
fiait manifestement à mesure que passait le temps. Il réussissait à transmettre la psychanalyse
comme discipline, mais du même coup, il la réinventait à sa manière.

Il est vrai que je ne l’ai pas toujours présenté de cette façon. Dans les premiers temps de son
enseignement, il assénait, de façon structuraliste, un « C’est ainsi ! » À présent que nous dispo-
sons d’un panorama d’ensemble sur la totalité de son parcours, nous pouvons apprécier, dans
l’évolution même de son propos, tout l’aspect de réinvention d’une manière particulière d’opé-
rer. Il serait très commode, à partir de là, de présenter son cheminement comme une scientifi-

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Le rossignol de Lacan

sation de la psychanalyse – et l’effort de Lacan en représentait d’ailleurs quelque chose.

Lacan a réussi à créer un effet extraordinaire de formation, de dissémination, de fécondation de


la psychanalyse. Il se montrait lui-même en lutte avec un objet, avec une dimension qu’il n’ar-
rivait pas à dominer, et qui avait sa consistance, sa résistance propre. À première vue, nous pen-
sons que Lacan démontre sa maîtrise de la question, mais si l’on envisage sa trajectoire dans la
continuité, nous voyons qu’il n’avait pas honte de montrer la résistance d’un savoir, ni un cer-
tain échec dans la maîtrise d’un réel. Cet échec, la démonstration de l’échec dans la maîtrise,
devient manifeste en ceci que Lacan ne s’arrête pas, change sans cesse, change de modèle, se tient
en alerte, se mobilise, et ne déclare sur aucun point : « C’est terminé ». Et lorsqu’il le dit, il ne
tarde pas à le démentir en partie.

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Ainsi, il s’efforce de préserver la dimension de l’insatisfaction. Bien que ce serait justifié, nous
ne faisons pas de l’insatisfaction une catégorie spéciale. Il s’agirait du secteur où l’on dit que rien
n’est satisfaisant dans le programme, dans les procédés, dans les succès. Nous ne faisons pas de
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l’insatisfaction un secteur, parce qu’elle doit être partout, c’est le secteur où jamais l’on ne dit :
« Terminé ».

Nous pouvons encore aller au-delà de ce point, même s’il s’agit du séminaire de Lacan, qui
n’était pas un procédé. Je pense que ce séminaire était tenu par quelqu’un qui se justifiait et qui
peut-être aurait voulu qu’on lui pardonne d’exercer la psychanalyse – ce que les psychanalystes
perdent quelquefois après leur cure. Mais il y avait pour Lacan un danger de péché dans l’exer-
cice même de la psychanalyse, dans la prétention du praticien à maîtriser un réel qui ne se lais-
se pas dominer. De sorte que l’affirmation de Lacan à la fin de sa vie – la psychanalyse comme
imposture – le conduisit à se présenter chaque semaine devant l’auditoire, pour défendre sa
cause devant le grand Autre – n’oublions pas que Lacan est l’inventeur de ce concept. Lacan
avait sans aucun doute un rapport avec celui qui n’est pas le semblable, celui à qui l’on s’adres-
se, et qui est le lieu de l’adresse du message, et qui d’une certaine façon est l’auteur même du
message.

D’autre part, cet Autre est à double face : il est distinct du petit autre, c’est une fonction ano-
nyme, universelle, abstraite, mais en même temps – et Lacan le souligne dans Les formations de
l’inconscient à propos du mot d’esprit – cet Autre ne fonctionne pas sans une limitation de son
espace, sans une limitation de son champ à la paroisse. Et il me semble que le séminaire de Lacan
constitua la paroisse dont il avait besoin pour prendre la parole. Cette paroisse, il la créa, il la
forma en parlant, c’est-à-dire qu’il créa l’Autre de cette paroisse. Il s’adressa ensuite aux analystes,
il les forma, et le discours qu’il leur tenait a constitué l’Autre, par le fait même de s’adresser au
grand Autre constitué par la communauté analytique. Le discours de Lacan a été recueilli et est
devenu pour nous cet Autre auquel lui-même s’adressait.

Si, pour Freud, le rêve est le chemin, la voie royale pour accéder à l’inconscient, c’est, pour des
générations entières, le séminaire de Lacan qui représenta la voie royale pour accéder à la psy-
chanalyse, dans la mesure où il n’était ni une procédure, ni une méthode mais il y avait plutôt
en jeu dans sa production quelque chose du désir et de la faute. En même temps, Lacan a inven-

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Jacques-Alain Miller

té une langue spéciale pour parler de l’inconscient en psychanalyse, et à chaque fois, cette langue
s’imposa bien au-delà de ses élèves directs. Il créa une langue spécialement adaptée pour capter,
circonscrire les phénomènes de la psychanalyse. Il la construisit à partir d’éléments pris dans le
discours scientifique tout en les adaptant à l’objet dont il s’agissait.

Assurément, Lacan avait l’idée d’une transcription de l’œuvre de Freud capable de ranimer le
champ de la psychanalyse et de lui procurer la langue la plus adéquate. Ce fut peut-être un rêve de
Lacan, cette langue quasi mathématique. Le séminaire aussi fut un rêve de Lacan, mais si le maître
n’est pas à son tour animé par un rêve, ni l’enseignement ni la recherche ne seront effectifs.

Je voudrais à présent apporter quelques idées générales sur le singulier. J’ai abordé l’enseigne-

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ment à partir d’un cas très singulier, celui de Lacan. Cette perspective s’impose également dans
notre clinique. Dans sa transmission, nous avons à donner la priorité au singulier, devant le
général ou l’universel. C’est pourquoi, loin de formuler des considérations générales sur l’ensei-
gnement, j’ai apporté le cas particulier d’un maître qui fut important pour beaucoup, du moins
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ici. Il en va de même par rapport à la clinique. Peut-être sommes-nous à cet égard des cliniciens
postmodernes. Si nous privilégions le cas particulier, le détail, le non généralisable, c’est parce
que nous ne croyons pas aux classes – je ne me réfère pas aux classes sociales mais à celles des
systèmes de classification.

On peut considérer Lacan comme un élément d’une classe et dire qu’il a fait comme Kojève,
comme Lévi-Strauss, et ainsi de suite. Mais ce faisant, il me semble que nous ne rendons pas
compte du phénomène. De même, aujourd’hui, à la fin de ce siècle, nous savons que nos classes,
que nos systèmes de classification sont mortels, nous savons que les classes que nous utilisons
sont historiques, les classes de notre système de classification des maladies mentales par
exemple : psychose, névrose, perversion. Nous savons que nos classifications ont quelque chose
de relatif, d’artificiel, d’artificieux, qu’elles ne sont que des semblants, c’est-à-dire qu’elles ne
sont fondées ni sur la nature, ni sur la structure, ni sur le réel.

Seules les classes apparaissent aujourd’hui fondées sur la vérité, laquelle varie, présente des vérités
ce que Lacan exprima par son néologisme « varité », pour dire ensemble « vérité » et « variété ».
Nos classes produisent des effets de vérité, mais se fonder sur la vérité n’est pas se fonder sur le
réel. Pascal illustrait par les variétés de la vérité ses arguments pour exalter la vérité divine, éter-
nelle. Il y a aujourd’hui un argument très répandu : la vérité n’est rien d’autre qu’un effet, qui
est toujours effet d’un lieu, d’un temps et d’un projet particulier.

Lorsque nous avions encore confiance en la sémiologie psychiatrique, les constructions de


Philippe Chaslin, par exemple, étaient fréquentes. Ce psychiatre français, sémiologue par excel-
lence donnait des illustrations confuses et chaotiques dans le premier chapitre de son traité1. Il
commençait par des exemples, par des cas comportant une description, un diagnostic, et il don-
nait au second chapitre de son traité le cadre général de sa classification nosographique.

1. Chaslin, P., Éléments de Sémiologie et Clinique Mentales, Paris, Asselin & Houzeau, 1912, réédition, Toulouse, Privat,
1999.

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Le rossignol de Lacan

Il est très intéressant de penser cette juxtaposition d’exemples dans le désordre. Au second cha-
pitre vient le cadre parfaitement ordonné de la nosographie, qui fait voir les signes d’un côté et
les classes de l’autre, et qui permet grâce au diagnostic de passer des signes à la classe. À partir
des signes pathologiques on peut localiser dans ce cadre nosographique la classe à laquelle ils se
réfèrent. De la sorte, il paraît inhérent à toute pratique du diagnostic que l’individu devienne
un exemplaire, que l’on transforme en exemplaire d’une classe.

La pratique du diagnostic répugne, pour cette raison, à notre individualisme contemporain,


lequel résiste à la transformation en exemplaire. Chaque fois que nous proposons une classifi-
cation, la réponse est : « je suis moi », et non pas : « je suis un numéro », « je suis un exemplai-
re ». Aujourd’hui, tout concourt à accentuer la méfiance envers les classes. Nous voici immergés

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dans une culture de l’historicisme : elle nous enseigne que chaque catégorie utilisée quotidien-
nement a une histoire – tout comme j’ai historisé la notion de séminaire – et elle nous présen-
te continuellement le caractère historique de ces catégories. La continuité de l’œuvre de Michel
Foucault, par exemple, est à saisir dans le déplacement même des thèmes qui sont les siens. C’est
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la continuité, ce sont les manières de penser qui ont une histoire et qui ne furent pas toujours
ainsi. Il y a lieu de déterminer les forces, les événements qui produisirent pareille transforma-
tion. Ainsi donc, tout ce que nous pensons n’est rien d’autre que le résultat d’un procès anté-
rieur, historique.

Il y a une industrie de l’historicisme qui s’applique à tous les niveaux de la vie. Nous avons ainsi
l’historicisme de la vie privée, dont on nous enseigne qu’elle a son histoire particulière. En
d’autres termes, chaque objet possède également son historien. Enfin, je me moque un peu de
tout cela mais je suis tout de même fasciné. J’ai acheté un livre – je ne l’ai pas encore lu, je n’ai
fait que regarder les images – sur une histoire du packaging. C’est l’histoire magnifique de la
façon dont on met en paquet les choses qui s’achètent, du premier Américain qui eut l’idée de
mettre du texte sur ces paquets. On ne le faisait pas auparavant et un jour quelqu’un s’est dit :
« Mettons du texte sur les paquets pour que les gens les achètent. » Ainsi, notre monde est un
monde pulvérisé par l’historicisme, et d’une certaine façon, les classes sont également du packa-
ging intellectuel.

Pour nous faire douter des classes, pour ridiculiser l’induction, il y a aussi le logicisme ou les para-
doxes logiques. J’ai consacré un cours jadis à étudier le fameux paradoxe de Hempel, si impor-
tant pour notre clinique. Je vous le rappelle : rencontrer un corbeau noir confirme la proposition
tout corbeau est noir. Si nous en rencontrons dix, c’est que nous sommes dans Hitchcock et que
nous avons peur. Mais lorsque nous rencontrons un corbeau noir, on peut dire que se trouve
confirmée la proposition selon laquelle tout corbeau est noir. Hempel démontre corrélativement –
la chose aurait enchanté Borges – que tout objet qui est « non noir » et à la fois « non corbeau »
confirme la proposition selon laquelle tout objet « non noir » est « non corbeau ».

Cela dit, on peut obtenir logiquement la même proposition chaque fois que l’on rencontre un
objet qui « n’est pas noir » et qui « n’est pas corbeau », et on démontre par l’écriture logique qu’il
n’est pas possible d’en sortir. De sorte que la proposition universelle tout corbeau est noir se
confirme également si l’on rencontre le vert d’une plante, une chaussure blanche, une chemise

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bleue, du sang rouge, un cardinal pourpre, une glace aux fruits de la passion. Ce paradoxe qui
fait rire fut un thème très important de la logique, il y a là un argument à prendre très au sérieux !

J’ai commenté également dans mon cours le paradoxe d’un prédicat de classe qui remonte à
Hempel mais que le logicien Nelson Goodman a forgé. Il a créé un prédicat de classe intégrant
le facteur temps, à savoir : que s’est-il passé depuis que l’on a arrêté l’observation des exem-
plaires ? Goodman démontre que si l’on intègre au prédicat le facteur temps, rien n’interdit que
demain les émeraudes soient bleues, ni que les poules aient des dents. Rien n’empêche dans
l’univers de Goodman que cela soit vrai.

Ce que montrent ces paradoxes me permet de répondre à la question de savoir pourquoi nous

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utilisons certains prédicats de classe et non pas d’autres. Pourquoi n’utilisons-nous pas un pré-
dicat comme celui de Goodman, qui ouvre à cette possibilité ? Comment procédons-nous à nos
classifications ? Goodman répond que nous utilisons, en fin de compte, les prédicats qui fonc-
tionnent – c’est-à-dire, ceux qui ne nous réservent pas trop de surprises – par la réflexion sur ces
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paradoxes limites. Nous ne fonctionnons pas avec un prédicat ouvrant la possibilité que demain
les émeraudes soient bleues. Nous n’utilisons pas ces prédicats (il faut un logicien pour les inven-
ter) mais plutôt ceux qui fonctionnent sur la base de ce qui a déjà été établi et qui est pris dans
une pratique. Autrement dit, ceci n’a aucun fondement à un niveau purement théorique.

Les classifications ne se construisent pas à un niveau purement théorique, à un niveau contem-


platif, c’est la porte ouverte à tous ces paradoxes. Elles doivent plutôt se référer à une pratique
effective, une pratique existante. Ensuite, nous nous fions à des prédicats ayant déjà permis de
faire des prédictions : les émeraudes resteront vertes. Nous nous fions aux prédicats qui se sont
déjà trouvés vérifiés à ce jour. De la sorte, la démonstration construite sur le paradoxe illustre le
fait que nous choisissons toujours nos théories de classification non pas en fonction des données
mais en fonction de notre pratique linguistique, de notre manière de nous parler les uns avec les
autres. Surtout, nous nous fions aux termes et aux catégories récurrentes, déjà utilisées pour for-
muler des inductions à partir de données toujours incomplètes ; et le passé nous garantit le
caractère que Goodman appelle « projectible ».Nous avons dans ce cas une sorte de trajet qui va
de données incomplètes jusqu’au tout. Ce n’est pas une garantie absolue, elle est strictement
pragmatique.

Pourquoi en passer par ces considérations ? Parce que chaque diagnostic se réfère à une classe,
et parce que nos classes diagnostiques ont un passé impressionnant que l’on peut suivre à tra-
vers les siècles. Cependant, les classes ne tiennent leur fondement ni de la nature ni de l’obser-
vation. Nos catégories ne sont pas des espèces naturelles (la psychose n’en est pas une, la névro-
se pas davantage) et nous le savons bien, c’est ce qui est propre à notre époque.

Nous n’ignorons pas l’artifice de nos catégories, elles reposent sur la pratique linguistique de
ceux qui sont concernés : les classes reposent sur la conversation entre les praticiens. Voilà pour-
quoi nous organisons des conférences avec des questions et des réponses, des journées de travail,
des colloques, etc. Tout cela se transforme à notre époque en une industrie internationale du
parler-les-uns-avec-les-autres. Voilà ce qui surgit à notre époque : nous savons désormais que nos

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Le rossignol de Lacan

catégories les plus établies procèdent de l’artifice, elles procèdent de la conversation. Si nos
classes correspondaient à des espèces naturelles, il ne serait pas nécessaire d’organiser des jour-
nées de travail, des colloques…Chacun pourrait rester chez soi et regarder la télévision !

C’est pourquoi Lacan énonce « […] qu’il y a des types de symptômes, qu’il y a une clinique ».2
Mais il laisse entendre que cela ne va pas très loin. En français, ressemblance n’est pas science.
Quine, le logicien, ne dit pas autre chose lorsqu’il pointe le caractère contestable et quasi impos-
sible à définir scientifiquement d’une notion générale de la similarité. Il indique par là que rien
n’est plus essentiel, pour la pensée comme pour le langage, que notre sens de la similarité (our
sense of similarity). L’important est qu’il dit « sens de la similarité » ; c’est une notion limite et
on ne peut la construire facilement.

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Quine montre que nous utilisons des termes généraux, des noms communs, le verbe, l’adjectif.
Nous pouvons dire « homme », « table », « poissons », sur la base des ressemblances entre les
choses dont nous parlons. Nous ne pouvons considérer deux choses, quelles qu’elles soient,
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comme des exemplaires d’une espèce plus étendue, que si l’espèce naturelle forme un ensemble,
au sens de la théorie des ensembles. Par exemple, il existe des hommes, des animaux, des plantes,
et il est possible de construire la catégorie des êtres vivants de telle sorte que nous pouvons tou-
jours étendre une espèce quelconque pour former un ensemble plus étendu, ce que les surréa-
listes vont exploiter à leur façon.

Il y avait ainsi un jeu surréaliste qui consistait à choisir quelque chose, un substantif, puis un
autre quelconque et à définir l’un à partir de l’autre. Par exemple, on tirait au hasard le mot
« œuf », ensuite « jeu de cartes », et on essayait de définir l’un à partir de l’autre. Si je ne me
trompe, on pouvait soutenir qu’un œuf est un jeu de cartes qui ne comporte que le jaune et le
blanc. Battre les cartes, c’était donc faire une omelette ! Le jeu démontrait qu’il n’y avait pas de
meilleure façon de définir un œuf, ce qui prouve le caractère artificiel de la ressemblance et
contraint toute discipline à prétention scientifique à expliciter ses standards de similarité. Selon
le critère choisi, on peut ranger d’un côté ou de l’autre telle ou telle forme naturelle.

Ainsi, nous pouvons suivre à travers l’œuvre de Foucault le mouvement qui part d’un statut
intuitif, imaginaire de la ressemblance et qui aboutit aux ressemblances artificieuses, purement
opératoires, propres à l’ordre symbolique, propres à l’ordre du semblant. On peut jouer à
construire des classes de ressemblance en fonction de critères choisis. Ici, le nominalisme va avec
le pragmatisme. L’alliance du nominalisme – il affirme que seul existe l’individu singulier et que
tous les noms sont des artifices – et du pragmatisme définit, si l’on veut, l’esprit postmoderne.
Il me semble que tel est l’esprit du DSM, dans lequel la nosographie évolue en fonction de nos
moyens d’action ; c’est-à-dire que la synchronie du cadre nosographique dépend en réalité de la
diachronie de l’action et de l’invention des moyens d’action. Par exemple, l’invention d’une
nouvelle molécule, l’identification d’un nouveau neurotransmetteur se répercute immédiate-
ment sur la constitution des classes diagnostiques. C’est aujourd’hui un désastre : tous nos appa-

2. Lacan J., « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits », Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001,
p. 556.

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reils se réduisent au semblant, à un semblant qui fait rire. Nous sommes en présence d’un arti-
ficialisme absolu et d’un pragmatisme constant.

Quelles sont pour nous les conséquences intéressantes de ce nominalisme, de ce pragmatisme,


de cet artificialisme, de cette réduction des classes au semblant, auquel nous n’échappons pas ?
Ne cherchons pas d’échappatoire, parce qu’il y va de la culture, de l’actuel malaise dans la cul-
ture. Je crois en tout cas qu’il y a là une conséquence intéressante : c’est précisément parce que
les classes ont ce caractère d’artifice que l’individu se présente privé de la maîtrise de ce jeu de
classes artificielles. Le jeu artificiel, nominaliste, pragmatique se poursuit sans cesse, il est irré-
sistible. C’est le résultat d’un grand mouvement historique qui se poursuivra. L’individu se
retrouve néanmoins disjoint de ce jeu de classes, et il joue sa partie, et il vaque à ses occupations

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en marge de ce chaos artificiel.

En fin de compte, l’universel de la classe, de n’importe quelle classe, n’est jamais complètement
représenté par un individu. En tant qu’individu réel, il peut être l’exemple d’une classe, mais cet
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exemple comporte toujours une lacune. Ce manque, propre à toute classe universelle représen-
tée par un individu, est précisément le trait faisant de lui un sujet, en tant qu’il n’est jamais un
exemplaire parfait. De la sorte, après avoir parlé de la classe, nous pouvons à présent prendre
comme perspective le sujet. Il y a sujet chaque fois que l’individu se sépare de l’espèce, du genre,
du général, de l’universel. Voilà ce dont il convient de se souvenir dans la clinique, lorsque nous
utilisons nos catégories et nos classes – non pour les écarter mais pour les manier en tenant
compte de leur caractère pragmatique, artificiel. Il s’agit de ne pas écraser le sujet par les classes
que nous utilisons.

Quel meilleur exemple que celui offert par Borges dans son texte des Enquêtes3 qui s’intitule « Le
rossignol de Keats ». J’ai relu plusieurs fois ce texte de trois pages comme s’il y avait là un mys-
tère, et je me suis enfin décidé à l’utiliser. C’est une utilisation parmi d’autres possibles, parce
que ce texte est aussi un petit apologue de l’appareil signifiant, comme en font les logiciens.

« Le rossignol de Keats » se réfère au rossignol écouté une fois par Keats dans le jardin de
Hampstead en 1819 et qui – selon le poète Keats – n’est autre que celui qu’avaient écouté Ovide
et Shakespeare. Voici comment Borges le présente : il provient de l’« Ode à un rossignol » que
John Keats composa dans un jardin de Hampstead à l’âge de vingt-trois ans, une nuit du mois
d’avril 1819. « Keats dans ce jardin de banlieue entendit l’éternel rossignol d’Ovide et de
Shakespeare et il eut le sentiment de sa propre mortalité, par contraste avec la frêle voix, impé-
rissable, de l’invisible oiseau. »4

Certains critiques anglais y voient une erreur de Keats puisqu’il est clair que le rossignol qu’il
entendit dans notre Hampstead en 1819, n’est pas celui d’Ovide et de Shakespeare. C’est une
erreur et une confusion entre l’individu et la classe. Borges cite alors les commentaires de Sydney
Colvin : « Je transcris ici, dit-il, sa curieuse déclaration : Keats commet une erreur de logique

3. Borges J.-L., « Le rossignol de Keats », Enquêtes, Paris, Folio, Gallimard, 1967, p. 155-157.
4. Ibid.

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Le rossignol de Lacan

qui est aussi, selon moi, une faute poétique lorsqu’il oppose au caractère éphémère de la vie
humaine (la vie de l’individu s’entend) la permanence de la vie de l’oiseau (dans ce cas, la vie de
l’espèce). »5 C’est encore Amy Lowell qui écrivit : « Le lecteur qui possède une étincelle d’ima-
gination ou de sens poétique saisira immédiatement que Keats ne fait pas allusion au rossignol
qui chantait à cet instant, mais à l’espèce. »6

Borges s’oppose au commentaire des Anglais, il indique que là n’est pas ce que dit Keats :
« […] Je n’admets pas l’opposition de principe qu’elle (Amy Lowell) postule entre l’éphémère
rossignol cette nuit-là et le rossignol générique. »7 Et, il indique qu’il a enfin trouvé la clé de la
strophe dans un texte postérieur de Schopenhauer. Mort bien avant sa publication, Keats ne
pouvait le connaître. Il trouve ensuite le sens véritable du rossignol de Keats dans un paragraphe

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du Monde comme volonté et comme représentation : « Demandons-nous avec sincérité si l’hiron-
delle de cet été est autre que celle de l’été originel et si réellement de l’une à l’autre, le miracle
de la création à partir du néant a eu lieu des millions de fois, pour être un million de fois déjoué
par l’anéantissement absolu. Celui qui m’entendra assurer que ce chat qui se trouve là, en train
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de jouer, est le même qui bondissait et gambadait à cet endroit il y a trois cents ans peut penser
de moi ce qu’il lui plaira ; mais c’est une folie plus étrange encore d’imaginer qu’il en est fon-
damentalement différent. »8 Et il ajoute ce commentaire : « Ce qui signifie qu’en un certain sens
l’individu est l’espèce et que le rossignol de Keats est également le rossignol de Ruth. »9

En fin de compte, Borges explique dans ce texte que tout comme Keats, il est platonicien, ce
qui signifie que les classes, les ordres, les genres sont pour eux des réalités dans un cosmos dans
lequel chaque chose a sa place. Borges explique très bien que c’est précisément parce que Keats
est platonicien qu’il n’est pas compris des Anglais. Pour eux, en effet, le réel n’est pas fait de
concepts abstraits mais d’individus, le langage n’est autre qu’un jeu approximatif de symboles et
l’ordre du monde ne peut être qu’une fiction. « L’Anglais, explique Borges, repousse le général
parce qu’il sent que ce qui est individuel est irréductible, inassimilable et unique. »10

Curieusement, Borges, absolument anglophile, était également platonicien. Pour lui, chacun est
rossignol – il le dit dans ce texte. Il y a des traces d’hommes qui reviennent à l’identique à tra-
vers les siècles. Les platoniciens reviennent indéfiniment – ils ont nom Parménide, Platon,
Spinoza, Kant, Francis Bradley – comme si toujours revenait le même rossignol. Mais il y a
l’autre rossignol, l’aristotélicien, celui qui ne croit pas aux classes, aux genres. Ajoutons que ce
platonisme est central dans l’œuvre de Borges, c’est ce qui lui a permis de donner à ses phrases
un écho infini, comme l’écho d’un éternel retour.

Mais pour nous, qui a raison ? C’est Keats qui a raison, lui que le chant du rossignol divise en
tant que sujet, qui lui fait sentir sa mortalité, qui le renvoie à son manque à être, parce que l’ani-
mal est bel et bien l’espèce. En d’autres termes, la vérité du platonisme est vérité au niveau de

5. Ibid.
6. Ibid.
7. Ibid.
8. Ibid.
9. Ibid.
10. Ibid.

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l’animal. Effectivement, un animal réalise totalement l’espèce. C’est ce que je propose comme
perspective lacanienne : l’animal justifie effectivement le platonisme parce qu’il réalise totale-
ment l’espèce, et on peut dire qu’il le fait de manière exhaustive, en tant qu’exemplaire. Mais
l’être parlant, le sujet, l’être de langage, jamais ne réalise aucune classe de manière exhaustive. Il
ne peut s’imaginer confondu avec l’espèce humaine que lorsqu’il se pense mortel, comme Keats
dans ce cas.

La logique peut contribuer à effacer la volonté de mort qui appartient à l’être humain, elle peut
contribuer à l’éteindre dans le syllogisme tous les hommes sont mortels, Socrate est un homme, donc
il est mortel. Dans ce syllogisme, Socrate paraît mourir en raison de son appartenance à l’espèce
humaine. Autrement dit, dans cette proposition universelle, la logique éteint le particulier. Tout

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se passe comme si on ne parlait que d’espèces naturelles, alors que justement Socrate avait avec
la mort une autre relation que celle de mourir uniquement parce qu’il était de l’espèce naturel-
le homme. Il a eu, il a été, il a désiré la mort. D’une certaine façon, c’est au péril de sa vie qu’il
s’adressait à l’Autre.
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Pour le dire autrement, nous appelons sujet, l’effet qui sans cesse déplace l’individu, l’effet qui
distingue l’individu de l’espèce, qui sépare le particulier de l’universel, qui sépare le cas particu-
lier de la règle. Par suite, nous appelons sujet cette disjonction qui fait que Keats n’était ni Ovide
ni Shakespeare. Le rossignol de Keats est effectivement le même que celui d’Ovide ou de
Shakespeare. Mais justement, Keats n’est ni Ovide, ni Shakespeare.

Dans notre pratique, telle que nous essayons de l’élaborer et de la transmettre dans nos appa-
reils d’enseignement, nous soulignons le point sujet de l’individu, et ce faisant, nous nous éloi-
gnons autant de la dimension de la nature que de la dimension des opérations de la science.
Nous introduisons la contingence, et avec elle, un monde qui n’est ni un cosmos, ni un univers,
un monde qui ne constitue pas un tout, et qui est sujet à ce qui va arriver, qui est sujet à l’évé-
nement. Nous voici aujourd’hui dans un monde où les brebis se clonent, dans un monde où il
n’est pas impossible que les poules aient des dents. Dans un monde susceptible d’expérimenta-
tions, c’est alors la clinique de notre époque qui se rend à la contingence et à ses surprises. Dans
ce monde, un cas particulier ne se rapporte jamais à une règle ni à une classe. Il n’y a que des
exceptions à la règle : je tiens ainsi la formule universelle – paradoxale sans doute – que je crois
pouvoir formuler.

Nous pouvons à ce niveau évoquer le diagnostic tel que je l’envisage. Il s’agit de l’élaborer et de
le pratiquer dans le nouvel Institut Clinique. Je comprends le diagnostic comme un art, exacte-
ment comme un art de juger d’un cas sans règle et sans classe préétablie, ce qui se distingue abso-
lument d’un diagnostic automatique venant rapporter chaque individu à une classe pathologique.
Telle est l’utopie du DSM qui se profile à l’horizon. L’ambition du diagnostic automatique appar-
tient à notre époque. Ce diagnostic, on pourrait le formuler sans qu’il soit nécessaire de penser et
donc, noter quelques traits, serait suffisant. Nous tiendrions ainsi une machine à diagnostiquer.

Aujourd’hui, nous en sommes très près. Nous en sommes à la recherche du programme qui réa-
lisera le diagnostic automatique, une fois introduites quelques données informatisées.

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Le rossignol de Lacan

Il s’agirait d’une machine digne du Père Ubu qui serait en même temps une utopie, puisqu’elle
réaliserait la suture du moment logiquement nécessaire du jugement au sens kantien. Il s’agit du
jugement au sens de toute pratique, qui n’est pas un mode de connaissance, qui n’est pas une
théorie, parce que c’est un art. Dans cette dimension, la pratique n’est pas l’application de la
théorie.

Il y a lieu évidemment de faire la théorie de cette béance, et je crois que le séminaire de Lacan
se situait à ce niveau : faire la théorie de la béance entre la théorie et la pratique. La pratique
n’est pas l’application de la théorie, et c’est sa dimension la plus intéressante. Lorsqu’elle fonc-
tionne à part elle requiert la théorie, mais il y a une dimension où la pratique fonctionne à côté
de la théorie. Nous l’apprenons tous les jours. Et c’est la pratique en tant qu’elle découvre où

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doit redécouvrir ici et maintenant, dans chaque cas qui se présente, les principes qui pourraient
la maîtriser. Il s’agit donc de redécouvrir dans chaque cas les principes du cas.

Kant le décrit très bien. Ce qu’il dit me paraît jusqu’à présent indépassable, lorsqu’il affirme
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qu’entre la théorie et la pratique un intermédiaire s’impose, qui permette la connexion de l’un


avec l’autre – et ceci, bien que la théorie soit complète. D’après lui en effet, il faut toujours
adjoindre au concept qui contient la règle un acte de jugement qui permette aux praticiens de
décider si le cas rentre sous la règle (ou la classe, ou l’universel).

Je ne vois pas comment dépasser cet argument, ainsi résumé. (Bien évidemment, Hegel le criti-
querait, mais il dirait qu’en fin de compte c’est à la pratique de résoudre le problème chaque
jour. Et c’est vrai). Ceci, on ne le résoudra pas du côté du concept pur, mais sur le versant de ce
que l’on fait, et c’est cela que nous essayons de transmettre, à travers le contrôle par exemple.
En définitive, l’expérience venant, c’est le tact envers le cas qui s’élabore. Si dans les premiers
temps nous attendions davantage de données pour conclure, et si l’expérience venant, nous
avons été conduits à conclure quelquefois, dans l’orientation toujours hypothétique du traite-
ment, nous en venons maintenant à conclure avec moins de données.

Ainsi donc, entre l’universel et le cas particulier, il est toujours nécessaire d’insérer l’acte de juge-
ment, lequel n’est pas universalisable. En termes kantiens, si la logique cherche à montrer com-
ment subsumer un cas sous une règle – c’est-à-dire, si un élément entre ou non dans une classe
– on peut seulement le faire moyennant une règle. Pour dire que tel cas correspond à telle règle,
il faut la règle qui le prescrit. Juger, soit utiliser des catégories universelles dans un cas particu-
lier, n’est pas appliquer une règle mais décider si la règle s’applique, et cette décision, ou cet acte,
n’est pas automatisable. Vouloir l’automatiser serait une régression à l’infini. C’est exactement
ce que Lewis Carroll11 démontre dans son apologue « Achille et la tortue », lorsque la tortue,
devant Achille, fait la démonstration d’une régression à l’infini. C’est également ce que
Wittgenstein redécouvrit, et c’est encore le thème que Kripke souligna dans son commentaire.
Cet intermédiaire est une nécessité. Il faut admettre qu’il y a une dimension qui sort de la règle,
une dimension différente, qui est celle de la décision, en tant qu’elle se distingue de la concep-
tualisation, dans la pratique comme telle.
11. Carroll L., « Ce que dirent Achille et la tortue », Logique sans peine, Paris, Hermann, 1988, p. 241-246. Cf., Borges
J.-L., « Avatars de la tortue ».

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L’utopie du DSM consiste à faire l’impasse sur ce moment logiquement nécessaire, qui conduit à
fonder la pérennité de la clinique du diagnostic et de la pratique qui en résulte. Cette clinique
n’est ni subsidiaire, ni secondaire, c’est une dimension de plein exercice logique. C’est dire que
la clinique du DSM jamais ne fera disparaître cette dimension de la clinique du jugement, de la
clinique du tact, cette clinique que nous nous efforçons de transmettre.

Pourquoi tout ceci ? Dans l’univers des règles et des classes, il y a un trou que Lacan appelle
S (A/). Il signifie l’univers de discours désigné au point même où il se défait, où il se fonde. Et
c’est ce point précis qui requiert l’invention de la règle, et de la classe. Mais quelles sont les
règles, les classes, les universels que l’on invente dans le champ de la psychanalyse ? Nous pou-
vons le demander aux théoriciens de la psychanalyse. Mais en réalité il faut se tourner vers le

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sujet analysant. En ce lieu de S (A/ ) le sujet analysant invente la manière selon laquelle il subsu-
me son propre cas sous la règle universelle qui s’applique à l’espèce supposée des sujets. Quelle
est cette règle ? Il s’agit d’un universel très particulier : l’absence d’une règle. On a ici l’univer-
sel, un universel négatif, il n’est rien d’autre qu’un trou ; c’est une formule non écrite et que l’on
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ne peut écrire ; c’est l’absence même d’un programme, d’une programmation au sens des ordi-
nateurs, c’est l’absence d’une programmation sexuelle. Lacan l’a appelé le non-rapport sexuel.

Cet universel unique qui vaut pour les sujets est négatif ; il signifie l’absence d’une règle. Par un
passage à la limite, il traduit le fait, que contrairement aux autres espèces animales, le mode de
relation entre les membres de l’espèce humaine est spécialement ouvert à la variation. Il est
ouvert à la vérité comme au mensonge, à la variation, à la contingence et à l’invention. Voilà ce
qui nous sépare des rossignols. Voilà ce qui sépare les messieurs et les dames des rossignols. On
peut également le déduire des données accumulées par l’expérience freudienne. Toujours le sujet
est contraint d’inventer son mode de relation avec le sexe, sans qu’aucune programmation natu-
relle ne vienne le guider. Ce mode de relation inventé, toujours particulier, toujours spécifique,
toujours boiteux, c’est le symptôme. Il vient au lieu même de cette programmation naturelle
qu’il n’y a pas.

Aussi, le sujet humain, l’être parlant, ne peut jamais se trouver simplement subsumé comme un
cas venant se ranger sous la règle de l’espèce humaine. Le sujet se constitue toujours comme
exception à la règle. Et cette invention, cette réinvention de la règle qui manque, il la fait sous
la forme du symptôme. Il y a bien sûr des symptômes typiques mais, tout en ayant la même
forme, chacun est particulier parce que le sens du symptôme, comme Lacan le souligne, est à
chaque fois distinct. En termes kantiens, le sujet se donne sa propre loi dans son symptôme,
grâce à son symptôme. En ce sens, le symptôme serait la règle propre au sujet, la règle selon
laquelle sa libido se distribue.

Dès le commencement de l’expérience analytique et tout au long de son parcours, le symptôme


se purifie et s’éclaire jusqu’à se trouver finalement désinvesti. Que se passe-t-il alors ? Disparaît-
il ? Non, il ne disparaît pas. Il reste toujours du symptôme un résidu investi, ce que Lacan appe-
lait l’objet petit a. Mais au-delà – je me tiens à la limite de ce que je peux formuler à ce propos
– subsiste la forme, l’articulation signifiante du symptôme. Le quantum d’investissement – ou
de surinvestissement, comme dit Freud – se retire du symptôme, mais la forme reste. Autrement

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Le rossignol de Lacan

dit, bien que la finalité du symptôme, si nous prenons cette formule kantienne, se soit évanouie,
il se produit presque nécessairement (je dis « presque » parce que je dois encore y travailler) une
esthétisation du symptôme. Par suite, il devient quelque chose comme une finalité sans fin – ce
qui correspond à la définition kantienne de l’art. Freud l’avait déjà anticipé dans sa XXIIIe confé-
rence « Les modes de formation du symptôme », qui s’achève sur le recours au fantasme comme
composante du symptôme aux fins de l’art.

Un collègue pensait récemment que j’étais si logique que je ne pourrais m’accommoder à l’idée
de la psychanalyse comme art. Je crois lui avoir répondu ce soir.

Leonardo Gorostiza — Nous avons quelques minutes pour une intervention, une question.

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German L.Garcia — Je voudrais que vous fassiez un commentaire sur la relation entre la pers-
pective que vous avez déployée aujourd’hui et une définition que j’imagine pour l’après- analy-
se, comme ce que Wittgenstein appelle la forme de vie (Lebensform). Wittgenstein considère que
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la seule façon de sortir du doute subjectif est une sorte de certitude objective, qui n’est pas pro-
duite par la vérité, mais par la forme de vie (Tenons compte que pour parler un langage il faut
partager une forme de vie). Il me semble apercevoir une relation entre ces deux questions.

Jacques-Alain Miller — Effectivement, la forme de vie, telle que Wittgenstein en parle, se ren-
contre également chez Nietzsche. En fin de compte, il s’agit de savoir – c’est la vérité de l’utili-
tarisme – à quoi sert ceci. Cela sert à se maintenir en vie, dans sa manière propre de vivre. La
subversion de la métaphysique chez Nietzsche vient de la question : à quoi sert la vérité ? C’est-
à-dire qu’il questionne les absolus, la vérité par la vérité, à partir de l’utile, qui est un concept
extrêmement subversif au regard des transcendances, au regard de tout ce qui est supposé s’im-
poser par soi-même : la vérité par elle-même, Dieu par lui-même, etc. Nous avons perdu tout
cela aujourd’hui depuis que nous avons pris, comme maître, l’utile. Face à ce qui survient, on
se demande à quoi cela sert.

Il faut retrouver le caractère subversif du thème de l’utilité, qui était au Siècle des lumières une
question libératrice : à quoi sert le roi ? À quoi sert le parlement ? À quoi servent ces dépenses ?
Et la démocratie s’imposa, prétendument soucieuse de son argent, et nous avons à présent, en
lieu et place des dépenses excessives de la monarchie, la corruption de la démocratie.

Mais à quoi correspond la forme de vie, à quoi correspond ce qui s’expérimente depuis
Nietzsche et Wittgenstein comme forme de vie dans la cuisine du postmodernisme ? Nous
essayons de nous en saisir avec le concept de mode de jouissance, que l’on peut entendre à un
niveau collectif, au niveau des discours qui valent pour le discours du maître, comme dit Lacan.
Le discours du maître prescrit un mode de jouir spécifique valable également au niveau indivi-
duel, comme Lacan le dit dans « Le mythe individuel du névrosé ».

Le mode de jouissance individuel existe, et avec lui nous tenons un concept partiellement éla-
boré. Ce que nous appelons mode de jouissance correspond à une approche différente de l’ap-
proche par le signifiant, parce qu’il n’argumente pas en termes de béance ou de supplément,

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Jacques-Alain Miller

mais en termes de fonctionnement, c’est-à-dire en positif, là où la libido se distribue. Prenant


pour axiome la libido, comme quantité constante, la question se pose alors de sa distribution.
Dire « quantité constante » revient à indiquer qu’il n’y a pas de manque. Le manque se situe au
niveau du signifiant du phallus, au niveau du A barré, au niveau de toutes ces fictions et ces jeux
de mots, si nous adoptons la perspective anglaise. La libido comme quantité constante implique
qu’il n’y a pas de béance. De la sorte, s’il nous manque une partie de la libido, il y a lieu de sup-
poser que la libido du patient est passée d’un autre côté que nous ne connaissons pas. C’est donc
une perspective où il n’y a aucun manque, où il n’y a que de la distribution. Et Lacan combine
ces deux aspects, le signifiant qui fonctionne à partir d’une béance et la perspective de la libido
où il n’y a pas de béance.

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Ernesto Sinatra — Pendant que vous acheviez votre intervention, Jacques-Alain Miller, je pen-
sais à un autre concept de Wittgenstein : celui, pluralisé, des jeux de langage (Sprachspiele). Je
crois qu’on peut le mettre en tension avec celui de forme de vie mentionné par German Garcia.
Dans ce cas, nous avons l’invention à laquelle Wittgenstein nous invite, liée à un jeu de langa-
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ge pour chacun. En d’autres termes, c’est un mode de jouissance qui peut en même temps se
mettre en balance avec les formes de vie des autres. Il s’agit de savoir comment vivre en com-
munauté, selon une forme de vie partagée, tout en préservant la singularité du mode de jouis-
sance, c’est-à-dire le jeu de langage inventé par chacun comme produit de son analyse.

Jacques-Alain Miller — Voilà pourquoi la question est de maintenir un lieu où nous utilisons
un langage commun, un lieu qui répondrait à ce qu’il y a de commun dans notre forme de vie.
C’est à la fois postmoderne et en même temps très antique. Cela revient à concevoir également
l’École comme une forme de vie, mais qui supporte cependant la différence. Nous n’allons pas
nous habiller tous de jaune et de vert !
Ce que notre forme de vie a d’homogène ne nous apparaît pas très clairement, c’est pourquoi
nous voulons conceptualiser l’après-analyse. Il nous faut faire un effort pour apercevoir ce qu’il
y a de commun entre nous, bien au-delà d’un syndicalisme ou de la défense d’intérêts communs.
Cette vie est parasitée par les énoncés de souffrance. Quelque chose comme cela. Ce qui n’est
pas pour nous sans conséquence – généralement désastreuses – à long terme, à moyen terme.

Leonardo Gorosztiza — Sur ce point précis, et en référence à l’après-analyse et à ce que vous


avez apporté au sujet de Lacan, qui payait ses fautes à travers son activité d’enseignement, vous
avez indiqué à un certain moment qu’il se plaignait de l’exigence de son surmoi. Ma question
porte alors sur ce qu’il advient du surmoi dans l’après-analyse et après la passe, et comment l’ar-
ticuler avec l’activité d’enseignement.

Jacques-Alain Miller — Je pense que Lacan n’était pas un sujet « post-coupable », selon la for-
mule d’Éric Laurent. L’expérience analytique libère parfois trop de honte, en quelque sorte. Les
analystes se retrouvent sans honte dans différents domaines. Il est pourtant souhaitable, pour la
continuation de la psychanalyse, qu’ils continuent avec honte de faire fonctionner la pratique
avec les leviers de la pratique. Il est possible de le faire, quelque chose le permet en psychanaly-
se. Lacan écrivait que Marx s’était fait une vie infernale, et qu’elle était partie intégrante du
marxisme.

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Le rossignol de Lacan

La vie de Lacan n’était pas une vie infernale au sens de Marx. Mais n’oublions pas tout de même,
à lire chaque séminaire, qu’ils sont le fait de quelqu’un qui, d’une semaine à l’autre, élaborait,
sans aucune répétition, et que ce travail, le travail de sa semaine, nous le lisons quarante ans
après. Voilà qui dit quelque chose de l’intensité de son effort. Il est difficile de cerner sa posi-
tion de sujet mais il avait quelque chose à se faire pardonner. Il me semble que l’on peut en per-
cevoir peut-être quelque chose dans la pratique analytique, et d’autant plus qu’il n’y a pas de
standards. Ceux qui ont des standards ne sont jamais coupables, étant donné qu’ils font ce qu’on
leur dit. Le standard est une méthode pour ne pas se sentir coupable. Mais si l’on n’a pas de stan-
dards, comment savoir si on a bien agi ou mal agi ? Il nous faut l’évaluer dans chaque cas. Mais
je pense aussi que celui-là est impardonnable qui manœuvre avec quelque chose qu’il ne maî-
trise pas, un réel qui échappe à chaque instant. Songez à un pilote d’avion qui dirait : « C’est

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vrai, le réel de ma pratique m’échappe. » Il serait un grand coupable.

Heureusement, pour un analyste il y a la routine, le mode de jouissance de l’analysant. Cela pro-


tège. Je crois cependant que le devoir d’élaboration n’est pas simplement un devoir d’élabora-
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tion. Il consiste à payer à l’Autre qui n’existe pas pour continuer à pratiquer. Ceci s’impose fina-
lement à tous. Alors il reste, tout au moins dans notre milieu, le soin que chacun prend de sa
formation. C’est incroyable, nous n’arrêtons pas de nous former, de lire, d’écrire, d’écouter, de
parler, et pourtant le sentiment que le réel échappe ne nous quitte pas. Il n’y a aucune commu-
nauté qui se maintienne autant en alerte que la communauté analytique. Je pense que nous le
devons précisément à la fuite du réel, nous expérimentons sans cesse notre impuissance à le
dominer, ce qui nous maintient en alerte.

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La logique de la cure
du Petit Hans selon Lacan
Jacques-Alain Miller*

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J’ai consacré le mois dernier à terminer la rédaction, en français, du Séminaire IV de Lacan, La


relation d’objet. Et pour conclure ce travail que j’ai terminé juste avant d’arriver à Buenos Aires,
je compte vous offrir aujourd’hui une introduction à la lecture et à l’étude de ce Séminaire.
Cela tombe bien. Aucun thème, à ce qu’il me semble, ne convient mieux comme ouverture de
nos Journées sur La logique de la cure. Revenir au Séminaire donné par Jacques Lacan en 1956
et 1957 signifie revenir à la naissance même de la notion d’une logique de la cure. En effet, la
moitié de ce Séminaire élabore la cure du petit Hans et cette élaboration se fait à partir d’une
perspective logique, à tel point qu’il se termine par les premiers essais de ce que Lacan appelle
une logique en caoutchouc ; on rencontre cette expression dans le Séminaire et il m’a semblé
qu’elle méritait d’être le titre d’un des derniers chapitres1. Une logique élastique comme la topo-
logie, une logique qui serait suffisamment flexible pour accompagner les productions fantasma-
tiques du sujet, du petit Hans, et formaliser les différentes étapes de son investigation. Et je crois
que cette perspective élabore, effectivement, une logique suffisamment flexible pour accompa-
gner les productions fantasmatiques. Il constitue l’essentiel du problème que nous allons envi-
sager lors de ces Journées.
Essayons ici de parler avec précision. Que signifie « logique de la cure » ? Pour élaborer un peu
plus ce signifiant, il est utile, comme toujours, de l’opposer. Je propose l’opposition suivante pour
situer le signifiant logique de la cure : logique de la cure dit quelque chose de différent de structu-

* Conférence d’ouverture aux IIe Journées annuelles de l’EOL « la Logique de la cure » 27, 28 et 29 aôut 1993. Publié
dans « la Logique de la cure », Collection de l’Orientation lacanienne, décembre 1993. Texte établi par Diana Etinger.
Traduction : Colette Richard, relue par Nathalie Georges ; version non corrigée par l’auteur.
1. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, Paris, Le Seuil, 1994, p. 371.

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La logique de la cure du Petit Hans selon Lacan

re du discours. Je propose que nous réfléchissions à l’opposition, à l’articulation de la logique de


la cure et de la structure du discours. Ce sera le premier des trois thèmes que je vais aborder.

La structure du discours, pour reprendre le signifiant introduit par Lacan dans L’Envers de la psy-
chanalyse, se réfère aux coordonnées fondamentales qui rendent possible la cure analytique elle-
même. La structure du discours analytique que Lacan a donnée dans ce Séminaire est, en réali-
té, assez connue. En résumé, c’est une formule que nous utilisons dans notre travail, c’est une
façon d’écrire la structure du discours analytique.
La première forme proposée par Lacan de la structure du discours se trouve dans le schéma L,
construit au cours des trois premières années du Séminaire et que Lacan rappelle en commen-
çant son Séminaire, livre IV, La relation d’objet. C’est le schéma en forme de Z, vous vous rap-

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pelez les quatre termes qui y figurent. C’est une autre forme que Lacan a donnée à la structure
du discours, qui figure sous une forme plus complète dans son écrit « La lettre volée », publié
pendant l’année de son Séminaire IV ; Lacan le commente à cette occasion. Ces deux schémas
très populaires (très connus ?), très utiles (nous le constatons avec le recul du temps) nous don-
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nent une formalisation synchronique de la situation analytique, une formalisation que l’on
pourrait appeler statique.
La tentative de Lacan dans le Séminaire IV est différente. Notons que c’est une tentative inache-
vée. C’est une tentative, une ébauche dirais-je, de formalisation dynamique, de formalisation
diachronique, c’est-à-dire, une tentative non seulement d’écrire les coordonnées permanentes,
fondamentales de la cure mais aussi de formaliser ce qui est dit dans la cure, le transitoire de ce
qui est dit, de formaliser ce qui se passe et pas seulement de formaliser la structure. Formaliser
d’une certaine façon les événements du dit dans la cure, cela veut dire que la notion centrale que
Lacan travaille est celle de la structure avec ses transformations, de la structure, oui, mais avec
ses transformations.
Nous connaissons cette notion sous la forme de la structure permutable, par exemple dans Le
Séminaire, L’envers de la psychanalyse. Nous savons que ces termes peuvent permuter quant à leur
emplacement, mais que cette permutation ne permet pas de formaliser le décours de la cure ana-
lytique étant donné que ce sont – selon Lacan lui-même – des permutations qui nous font sor-
tir du discours analytique et qui permettent de situer les autres discours. C’est une structure avec
ses transformations et permutable mais dont les permutations font sortir du domaine analy-
tique. Au contraire, nous rencontrons dans le Séminaire IV de Lacan – et je ne crois pas qu’elle
se rencontre ainsi ailleurs – une tentative, dirais-je, de dynamiser le schéma L, c’est-à-dire d’uti-
liser le schéma L au moins pour formaliser le changement de position subjective d’un point de
vue clinique.
Lacan le fait dans ce Séminaire à propos, tout d’abord, de la jeune homosexuelle de Freud, qui
occupe trois leçons de Lacan et qui est un nœud de ce Séminaire. Il y a différentes raisons qui
justifient sa présence. Lacan formalise l’histoire clinique de la patiente relatée par Freud à partir
de transformations permutables sur le schéma L, c’est-à-dire que, selon Freud lui-même, on
observe dans l’histoire clinique antérieure à l’analyse un changement de position subjective, un
changement de choix d’objet après la naissance d’un frère. De telle sorte que, selon Freud, cela
accentue un avant et un après du cas. Auparavant, son objet est un fils imaginaire, reçu du père,
incarné dans le fils de la voisine, c’est-à-dire qu’à la place de l’objet, dans cet angle supérieur du
schéma Z, on trouve ce fils, cet enfant imaginaire, et ensuite, l’objet change et on voit apparaître

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Jacques-Alain Miller

différentes femmes de type maternel et, finalement, une femme, objet d’un amour sublimé,
sacrifié. De telle sorte qu’en ce même endroit, on peut écrire d’abord enfant imaginaire et ensui-
te femme réelle, comme le dit Lacan. C’est l’utilisation, la tentative de formaliser non seulement
une structure statique mais aussi des étapes, c’est-à-dire obtenir la formalisation de l’histoire cli-
nique d’un cas à partir de ce dessin formalisé. Ce n’est pas la seule occasion où cela se rencontre
dans ce Séminaire IV, Lacan la redouble avec un autre texte de Freud qui se prête aussi à cette
idée de structure avec transformations. Il prend le texte de Freud « On bat un enfant » où Freud
lui-même présente ce fantasme comme le résultat de transformations. « Mon père bat un enfant
que je hais », « je suis battu(e) par le père » et, troisième forme, « un enfant est battu ».
Ici, on peut réellement écrire une flèche de transformation qui fait passer d’une formule à
l’autre, sans arriver, peut-être, à formaliser ces trois étapes avec ce schéma. Lacan n’essaye pas,

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mais cela nous montre une deuxième tentative de suivre les transformations d’une formation de
l’inconscient. Il faut articuler le fait que quelque chose reste constant et qu’en même temps,
quelque chose change. Qu’est-ce qui reste constant ? Ce sont les places, les relations et les rela-
tions entre les places. Ce qui change, ce sont les termes qui occupent ces places. Et comme je
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l’ai déjà mentionné, cette inspiration mise en avant dans Le Séminaire, L’envers de la psychanaly-
se, inspire déjà le Séminaire IV de Lacan. Toute idée qu’il y eût une révolution logique chez Lacan
dans les années soixante n’est qu’une mauvaise lecture de Lacan. Toute cette inspiration logique
et structuraliste avec transformations est déjà présente ici.
C’est ce qui nous permet de dire que, justement dans la structure, la transformation est une per-
mutation, que parler de permutation est la tentative, la façon de dynamiser la structure, et
dirais-je, une certaine solution structurale de l’articulation du un et du multiple ; les places sont
fixes et, avec la permutation des termes, nous obtenons des variantes. Comment cela se termi-
ne-t-il s’il y a des places et des termes qui permutent dans ces places ? Le problème, c’est qu’on
a l’impression que cela ne se termine jamais. Si le vocabulaire est limité, si les termes sont en
quantité limitée – dans ce cas, ils sont limités à quatre termes – il y a une circularité : nous pou-
vons continuer à faire tourner les termes sur les places et la circularité est infinie. Il n’y a pas de
principe d’arrêt dans une structure d’une telle permutabilité. Si le vocabulaire est potentielle-
ment illimité, s’il n’y a pas seulement quatre termes et les lettres de l’alphabet, si le vocabulaire
s’étend, par exemple, comme la chaîne des nombres, alors la permutation ne s’arrête jamais.
Nous avons un exemple de cela dans les Mythologiques de Lévi-Strauss. Il étudie la structure avec
ses transformations des mythes américains, d’une petite partie de l’Amérique du Nord et un peu
d’Amérique du Sud et il a besoin de quatre volumes pour étudier mille mythes, et ce n’est qu’une
petite sélection dans l’ensemble des mythes et de leurs variantes possibles.
Nous avons un autre exemple lorsque Lacan, dans Le séminaire sur « La Lettre volée », construit
une structure avec permutations des plus et des moins : il nous présente un fonctionnement cir-
culaire dans lequel il n’y a aucune raison de s’arrêter et justement, il le présente pour illustrer
l’infini de la répétition et d’une répétition indestructible. Cela constitue un problème initial
lorsque nous essayons de penser la logique de la cure à partir d’une structure avec transforma-
tions. Pourquoi ? D’où viendra le début d’un terme, et une fin qui ne soit pas accidentelle ou
liée à la fatigue ?
Pour pouvoir penser une logique de la cure en ces termes, il faut penser tout d’abord que pour
un sujet, il y a un nombre limité de signifiants qui permutent, ou du moins, un nombre limité
de signifiants essentiels qui permutent. Deuxièmement, il faut penser dans cette perspective, que

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La logique de la cure du Petit Hans selon Lacan

lorsque toutes les permutations ont été réalisées, il y a un changement qualitatif. De sorte que
l’on peut dire : « il n’y en a pas plus, c’est tout ». Il faut supposer un effet de la somme et, en
plus, un effet de somme subjectivée. C’est dans ce sens que l’on pourra dire en toute légitimi-
té : « conclusion ».
Référer la logique de la cure à une structure avec transformations, c’est très différent que de la
référer à une déduction linéaire, comme une ligne depuis les prémisses jusqu’à la conclusion, où
l’on peut arriver à un moment donné, comme à la conclusion d’un argument. Ceci n’est pas une
référence à un argument, il suppose un processus où le quod erat demonstrandum ne peut arri-
ver si ce n’est pour fixer l’absurde. Cela veut dire que si cela se passe dans une structure avec
transformations, c’est nécessairement une démonstration par l’absurde, c’est-à-dire par un « et
il n’y a pas », il ne s’agit pas d’une démonstration positive.

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C’est exactement ce que dit le résumé de la recherche sur Hans qu’écrivit Lacan dans son texte
« L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », la même année que le
Séminaire du petit Hans. Il y a là deux paragraphes importants que, je pense, tout le monde doit
connaître ici car c’est dans ces deux paragraphes que j’ai pêché l’expression de « résolution cura-
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tive »2 qui a été utilisée comme thème du condensé argentin pour la Rencontre Internationale
sur « La Conclusion de la Cure ». Lacan dit là que « le petit Hans […] développe, […] sous une
forme mythique, toutes les permutations possibles d’un nombre limité de signifiants »3. Ce que
l’on obtient est la solution de l’impossible, à savoir que la démonstration qu’apporte la cure
conçue à partir de la logique de la cure relève de la démonstration par l’absurde ; elle se conclut
par un « il n’y a pas », par un « ce n’est pas le cas posé dans l’hypothèse ».
Telle est l’orientation fondamentale de Lacan depuis son étude de la cure du petit Hans. La
transformation de l’impuissance en impossibilité, comme il le formulera dans les années soixan-
te-dix4, est déjà présente dans ce Séminaire IV. On y trouve aussi inscrite la formulation de la fin
de l’analyse comme perception, subjectivation du « il n’y a pas de rapport sexuel ». Et aussi la
traversée du fantasme, car dans le petit Hans, nous suivons les permutations fantasmatiques,
bien qu’on ne puisse pas situer une traversée du fantasme.
Le problème dans cette perspective de la cure que nous appelons la logique de la cure, est
encore la répétition. Comment se termine la répétition ? Comment se termine le fait que l’in-
conscient comme tel répète ? Dans quelle mesure s’arrête la répétition, c’est la question de la
conclusion de la cure, si nous prenons le terme de conclusion au sérieux. La question de la
conclusion de la cure, de mon point de vue actuel, doit se situer en lien à la répétition. Dans
quelle mesure s’arrête la répétition, dans quelle mesure la cure permet-elle d’en finir avec la répé-
tition ? Dans quelle mesure la conclusion de la cure a-t-elle une incidence sur la répétition du
signifiant comme répétition de jouissance ? Il y a quelque chose d’inachevé dans le Séminaire IV.
Il n’y a qu’une ébauche de la logique, d’une logique de la cure.
C’est une question pour nous de savoir si c’est une voie à reprendre, ou s’il y a des obstacles fon-
damentaux qui empêchent d’aller dans la direction d’une logique de la cure distincte de la struc-
ture du discours. Lacan ébauche une logique de la cure, et nous pouvons dire que c’est l’unique
ébauche de logique de la cure proprement dite qu’il y eut chez Lacan. Il y en eut deux rejetons

2. Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », (1957), Écrits, Paris, Le Seuil, 1966,
p. 520.
3. Ibid., p. 519.
4. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1991, p. 205.

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Jacques-Alain Miller

l’année suivante. Premièrement, la métaphore paternelle, la formule de la métaphore paternelle


telle qu’elle figure dans le fameux écrit, « D’une question préliminaire à tout traitement possible
de la psychose »5, qui est la mise par écrit des résultats obtenus par Lacan à partir de la cure du
petit Hans qu’il écrivit l’année suivante, en décembre 1957 et janvier 1958. Bien sûr, cet écrit
traite du thème du Séminaire III sur la psychose. Le cas du président Schreber tire toute sa for-
malisation du cas du petit Hans. Lacan utilise aussi le schéma L de la structure du discours pour
lui donner le statut de structure clinique, et quand il transforme son schéma L en schéma R, il
passe d’un schéma de structure du discours à un schéma de structure clinique. Et en plus, il for-
mule la métaphore paternelle proprement dite, qui écrit la relation du sujet à la mère, transfor-
mée par l’inclusion du signifiant du père.
Nous pouvons dire que l’année suivante, dans Le Séminaire V, Les formations de l’inconscient,

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qu’il a déjà annoncé l’année du petit Hans, la construction de Lacan sur le Witz surgit aussi des
Witz du petit Hans. L’année suivante il élabore le graphe du désir, qui est aussi une structure
avec transformations, et qui donne quelque chose – bien qu’à distance de l’expérience – d’une
logique de la cure. En tout cas, il distingue un niveau 1 de la cure et un niveau 2, et nous pou-
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vons dire que le niveau 1 se conclut avec le signifiant de l’identification I(A), et que le niveau 2
se conclut avec le signifiant de l’inconsistance de l’Autre, S(A) barré [S(A/ )].
D’une certaine façon, ce graphe du désir est une transformation du schéma L de Lacan, c’est-à-
dire qu’il articule la structure de l’intersubjectivité – l’intersubjectivité complexe, imaginaire et
symbolique qu’il y a dans ce schéma – avec la structure du signifié et du signifiant et il combi-
ne, si l’on peut dire, les deux.
De telle sorte que, si l’on devait résumer la logique de la cure que présente Lacan à travers le
graphe du désir, ce serait avec cette formule : la cure est, fondamentalement, la transformation
de A en A barré, ou aussi le passage de l’imaginaire au symbolique.
C’est ainsi que l’on pourrait résumer la cure du petit Hans, comme un processus de symbolisa-
tion. Cela vaut la peine de prendre un moment pour y penser car c’est presque le seul exemple
que nous avons chez Lacan d’une logique de la cure qui ne soit pas seulement une belle expres-
sion, mais bien un travail sur une cure. Il s’agit d’un processus de symbolisation, et sur un élé-
ment essentiel : le phallus. On pourrait, par conséquent, résumer la cure du petit Hans de la
sorte : du phallus imaginaire au phallus symbolique, et l’on pourrait situer le moment de la
maladie elle-même du petit Hans, ou de son symptôme, dans l’apparition du phallus comme
réel, soit dans la jouissance phallique du petit Hans, soit dans l’apparition de la petite sœur, qui
sont les deux éléments déstabilisateurs de sa position. On pourrait dire aussi, bien que Lacan
n’emploie pas ce terme dans le Séminaire, que la formule de la logique de la cure est aussi, du
phallus imaginaire au phallus symbolique. C’est seulement après Le Séminaire sur Le transfert
que Lacan utilisera ce symbole f.
Le privilège de la cure du petit Hans, c’est qu’elle est presque une cure par excellence. Il y a un
symptôme parfaitement manifeste et ce symptôme disparaît. Il y a cure. Le symptôme phobique
disparaît. Il y a résolution curative. La cure du petit Hans, bien qu’elle ait son intérêt pour nous
comme exemple unique, a cependant une limite au niveau de ce que nous pouvons en retirer,
car dans ce cas, la logique de la cure se confond avec l’élaboration de la métaphore paternelle ;

5. Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » (1957-1958), Écrits, Paris, Le
Seuil, 1966, p. 531.

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c’est dire que dans ce cas, le cas d’une analyse infantile, la logique de la cure est identique à la
métaphore paternelle. Il s’agit dans cette cure, pour soigner le symptôme phobique, que le pou-
voir symbolique du signifiant père se substitue au pouvoir imaginaire de la mère. On peut dire
aussi, c’est l’opinion de Lacan, que dans le cas du petit Hans, la métaphore paternelle ne se
constitue pas de façon pleine mais de façon oblique, déviée. Mais on pourrait dire que, s’il s’agis-
sait d’une cure analytique proprement dite, elle aurait dû commencer après – après la résolution
curative obtenue dans ce cas, pour rétablir l’équilibre – l’orientation de cette métaphore pater-
nelle déviée du petit Hans. Et, bien sûr, lorsque nous disons que nous allons, dans la pratique
analytique, au-delà de l’Œdipe, ce que nous disons c’est justement que nous pouvons prendre
la logique de la cure du petit Hans comme modèle de la logique de la cure proprement dite.
L’importance du Séminaire IV s’observe dans le fait que dans ce Séminaire, à la suite de Freud

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dans Inhibition, symptôme et angoisse, Lacan dit que le symptôme phobique a le rôle du Nom-
du-Père, et c’est seulement un temps pour comprendre, pour arriver à formuler que le Nom-du-
Père n’est pas plus qu’un symptôme. Quinze années furent nécessaires pour arriver à le formu-
ler ainsi, mais déjà dans ce Séminaire IV, nous avons les éléments pour le déduire. Le Nom-du-
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Père et le symptôme ont quelque chose à voir l’un avec l’autre dans la mesure où l’un peut rem-
placer l’autre. Et nous supposons que, si le Nom-du-Père est un symptôme, c’est un symptôme
qui doit être qualifié d’une certaine façon pour être distingué, mais cela n’empêche pas qu’il
puisse être aussi pathologique. La position de Lacan, dans ce Séminaire, est que le petit Hans
élabore un petit Nom-du-Père.

Avec cela, je passe au second thème. Le second thème, qui n’est pas de logique proprement dite,
aborde le thème de la mère. La mère est le personnage central du Séminaire IV. Il existe un pré-
jugé selon lequel Lacan ne dirait rien de la mère et que le lacanisme se serait employé à rétablir
la fonction du père. Non ! Le Séminaire IV, du début à la fin, est une théorie de la mère. Et je
dois dire que cette conviction m’a orienté, par exemple dans le choix de l’illustration de la cou-
verture de l’édition française, qui n’est pas le cheval, bien sûr. Le cheval est présent comme signi-
fiant. De plus, Lacan, c’est un excursus, se réfère dans Le Séminaire au cheval qui figure dans un
tableau du Titien, de Vénus et Vulcain. Pour ce que j’en connais, il n’existe pas de tableau du
Titien de Vénus et Vulcain avec un cheval. J’ai vérifié dans tous les catalogues du Titien et je
pense qu’il s’agit, en réalité, d’un tableau de Véronèse qui s’appelle Vénus et Mars liés par Éros.
Dans ce tableau il y a bien, au fond, un cheval et, en plus, un petit ange, un petit Éros qui essaie
de se mettre debout sur le cheval, symbole phallique codé. Cela aurait fait une très belle cou-
verture, le tableau est doux, mais il ne me semblait pas qu’il fallait illustrer le cheval en premier
lieu et, en plus ce Séminaire est tout sauf doux. Je ne vais pas vous dire quelle est la couverture
que j’ai choisie car ce n’est pas encore fait. Nous verrons.
C’est le thème de la mère qui donne l’unité de la recherche cette année-là. Et ce n’est pas si faci-
le de voir la trajectoire logique de Lacan, non pas la logique de la cure mais la logique du
Séminaire lui-même. S’il fallait dire quel est le fil qui court tout le long de ce Séminaire, depuis
le début, et qui conditionne tout ce que Lacan choisit comme exemple, je dirais qu’il s’agit des
conséquences cliniques de la sexualité féminine pour tout sujet ; des conséquences cliniques ter-
ribles de la sexualité féminine pour tout sujet en tant que chaque sujet est fils d’une mère. Au
centre de ce Séminaire, il y a ce que, dans la métaphore paternelle, Lacan écrit DM, désir de la
mère, et comme je l’ai souligné fréquemment, ce Désir de la mère, avec un D majuscule, n’est

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pas le désir de la mère que nous connaissons depuis Les formations de l’inconscient que Lacan va
élaborer l’année suivante, il ne s’agit pas de ce désir corrélatif de la demande, qui est essentielle-
ment le décalage entre le signifiant et le signifié. Dans Le Séminaire IV, je peux dire que l’on voit
le moment où surgit, peut-être, le terme demande chez Lacan, lorsqu’il note qu’en anglais l’exi-
gence se dit demand et qu’il s’utilise aussi pour l’appétit.
Le désir dans Les formations de l’inconscient est la partie qui toujours reste à interpréter de telle
sorte que Lacan peut en conclure que le désir, c’est son interprétation, ce n’est pas le DM, le
désir de la mère, c’est autre chose. Il se réfère au désir de la mère en tant que femme. Ça veut
dire qu’il se réfère à la castration féminine, soit à la mère en tant que sujet corrélatif d’un
manque, non pas un manque-à-être mais bien un manque d’objet. Et cela, c’est la première par-
tie du Séminaire que j’ai intitulée « Théorie du manque d’objet », que Lacan oppose à l’ensemble

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des théoriciens de la relation d’objet. Il l’élabore avec les différents modes de ce manque : la cas-
tration, la frustration, la privation. Je crois que l’on connaît assez bien ce mécanisme, la
construction de ce tableau.
Mais quelle est sa finalité dans ce Séminaire ? Il s’agit de développer la thèse selon laquelle est
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déterminante pour un sujet la relation de la femme à son manque, qui pourrait s’écrire ainsi :
S ◊ (-f), en lien au manque et pas n’importe quel manque, le manque qui s’écrit (-f). La ques-
tion que travaille Lacan dans ce Séminaire, la question fondamentale de la psychanalyse de l’en-
fant, est de savoir comment l’enfant s’inscrit dans cette relation. Pourquoi ne pourrions-nous
pas écrire, pour cette fois, le sujet enfant en l’articulant avec l’articulation du sujet féminin à son
manque : Se ◊ (Sf ◊ (-f)) ? C’est pour cela que l’élaboration théorique fondamentale de la pre-
mière partie est celle de la frustration. Bien sûr, il s’agit de la frustration de l’enfant par rapport
à sa mère et Lacan donne une nouvelle élaboration du Fort ! Da !, car le fort-da que Lacan uti-
lisait dans Le Séminaire II pour démontrer la répétition, il le réutilise dans Le Séminaire IV pour
montrer que sous la répétition, il y a la frustration du sujet. Mais, au-delà de la frustration du
sujet enfant, la frustration de la mère en tant que femme parcourt tout ce Séminaire.
Nous sommes habitués à l’autre face de la sexualité féminine qui est le supplément, le plus-de-
jouir. Mais dans Le Séminaire IV, l’autre face c’est l’insatisfaction, selon Lacan, l’insatisfaction
constitutive du sujet femme. C’est dans ce sens que le chapitre central de ce Séminaire, le cha-
pitre XI, je l’ai appelé : « le phallus et la mère inassouvie »6.
La mère lacanienne correspond à la formule quaerens quem devoret7, elle cherche quelqu’un à
dévorer, et Lacan la présente ensuite comme le crocodile, le sujet à la gueule ouverte. De sorte
que sous l’ensemble du mécanisme du tableau et de ses permutations, l’élément central est la
dévoration, la relation orale à la mère en tant que dévoration, dévorer la mère et être dévoré par
elle. Dans le complexe du cheval ou le complexe des chevaux, l’élément qui paraît, à Lacan,
mériter un mathème, c’est la morsure, à tel point que Lacan l’indique avec un mathème « m ».
Celui-ci est également présent dans tout ce qui concerne le sabot du cheval et Lacan montre que
le mot « sabot »8 désigne en même temps la pince ou les tenailles9.

6. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, Paris, Le Seuil, 1994, p. 179.
7. Ndlr : expression de saint Pierre (lettres 1, 5, 8) pour caractériser le démon.
8. Ndlr : ce terme en français signifie pinces, tenailles et doigts.
9. Lacan J., op. cit., p. 335.

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La logique de la cure du Petit Hans selon Lacan

En conséquence, la question infantile, telle que Lacan la situe, (on peut presque dire la question
infantile comme on parle de la question hystérique ou de la question de l’obsessionnel) est de
savoir comment rassasier le désir de la mère lié à son manque. Il y a beaucoup de transforma-
tions que Lacan situe dans ce Séminaire, mais la transformation qui me paraît centrale, très
éclairante, c’est celle de la morsure de la mère dans le dévissage de la baignoire10. Comment le
dit Lacan ? Il dit que le démontage, le bain du petit Hans qui est dévissé en un instant, c’est
presque ce qui incarne le passage de l’imaginaire au symbolique. Ainsi que le dit Lacan – ce sera
l’unique citation que je ferai – « ce n’est pas pareil que de mordre goulûment la mère, appré-
hension de sa signification naturelle, voire de craindre en retour cette fameuse morsure qu’in-
carne le cheval – ou de dévisser la mère, de la déboulonner, de la mobiliser dans cette affaire, de
faire qu’elle entre elle aussi dans l’ensemble du système, et, pour la première fois, comme un élé-

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ment mobile et, du même coup, équivalent aux autres. »11
On peut dire que le point le plus avancé qu’a réussi à atteindre le petit Hans c’est – il faut
admettre cette formule ainsi – la transformation de la morsure en un dévissage de la baignoire.
Cela veut dire que la mère, à la puissance opaque, menaçante, qui s’en va, qui va et vient (et avec
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elle s’en va toute la maison, c’est la peur du petit Hans), ce départ menaçant de la mère, se trans-
forme en un démontage d’un appareil qui n’est pas toute la maison, qui est cette baignoire qui
lui donne sa place car, comme le note le petit Hans, c’est le lieu où, dans une baignoire qu’il
aime, son cul peut prendre place exactement12. Ainsi, Le Séminaire IV est-il un séminaire sur la
sexualité féminine. Pour avoir commencé à le rédiger, j’ai perçu que, pour Lacan, la question
essentielle de la psychanalyse avec les enfants était la sexualité féminine. Il ne s’agit pas de la
femme dans sa relation à la jouissance, il s’agit de la femme dans son lien au phallus, c’est-à-dire
au signifiant phallique qui fait d’elle un être de manque. Et il y a évidemment une relation entre
cette faute phallique et le supplément de jouissance que Lacan épinglera de nombreuses années
plus tard.
Ce Séminaire est aussi un séminaire sur l’enfant dans la mesure où l’enfant est une solution à ce
manque féminin. Lacan se réfère, bien sûr, à l’équivalence, à l’équation, à la Gleichung formulée
par Freud, enfant = phallus. Mais ce n’est rien de plus qu’une substitution. Freud lui-même n’in-
troduit l’enfant que comme un substitut du phallus qui manque. Et un substitut justement qui
ne suffit pas, de telle sorte qu’à côté de la métaphore paternelle, nous pouvons écrire la méta-
phore infantile de la femme, qui est une autre forme de l’équivalence freudienne enfant/-f et
qui correspond au statut que Lacan donnera, longtemps après, à l’enfant comme objet petit a.
Cela se voit peut-être mieux quand cela est écrit : l’enfant comme substitut du manque phal-
lique : E/-f. La question est de savoir comment l’enfant découvre qu’il ne suffit pas à colmater
le trou, comment il découvre que le partenaire de la mère comme femme est son manque, c’est-
à-dire, le manque de phallus. C’est cela qui ordonne la recherche de Lacan. Il se demande, dans
le détail, comment un enfant peut découvrir la relation de la mère avec le phallus et avec son
propre manque. Il n’existe donc pas de primary love dans l’amour réciproque.
D’une façon similaire, Lacan convoque le cas de la phobie de la petite Anglaise, cas de phobie
qui se déclenche lorsque se manifeste la mère diminuée dans sa puissance, où ce qui a l’air d’être
le moteur en cause est l’apparition de son manque. C’est aussi ce qui justifie le choix du cas de

10. Ibid., p. 331, 339 et 341.


11. Ibid., p. 405.
12. Ibid., p. 333.

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la jeune homosexuelle où l’on voit que lorsqu’elle est confrontée au fait que l’enfant imaginaire
du père, incarné pour elle dans l’enfant réel de la voisine dont elle s’occupe, est donné à la mère,
un changement clinique se produit qui s’éclaircit avec l’équivalence freudienne entre l’enfant et
le phallus.
C’est aussi ce qui justifie les chapitres que Lacan consacre à la perversion, aux voies perverses du
désir et à l’objet fétiche, à une clinique où l’on voit le sujet s’identifier au phallus de la mère ou
s’identifiant à la mère, sur l’axe imaginaire, de telle sorte que Lacan présente le fétichisme
comme une solution possible pour l’enfant qui découvre la relation de sa mère au manque. Pour
cette raison, il situe la prévalence de l’imaginaire dans les perversions. À tel point que je me suis
permis, dans le dernier chapitre, de mettre en évidence, similaire à la formule de Joyce le symp-
tôme, la formule de Hans le fétiche. Hans le fétiche mais pas Hans le fétichiste. Au contraire, et

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Lacan le situe de façon très précise, il y a tout une partie de l’étude du petit Hans qui se réfère
aux culottes de la mère, qui ont une valeur dans une opposition signifiante et qui sont diffé-
rentes selon qu’elles se trouvent sur la mère ou non. Quand elles ne sont pas portées par la mère,
le petit Hans les rejette. Et comme le dit Lacan, on trouve déjà là présente, l’orientation fonda-
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mentale de ce que cet enfant ne sera pas un fétichiste ou alors un fétichiste normal, c’est-à-dire
que, pour lui, le phallus sera celui de l’équivalence girl = phallus, située par Fenichel dans un
article cité par Lacan.
Le titre du dernier chapitre « Hans le fétiche », je l’ai intitulé exactement « De Hans-le- fétiche
à Léonard-en-miroir ». Lacan termine ce Séminaire avec ce cas de Léonard de Vinci, de Freud,
et il donne sa version de l’inversion de Léonard, laissant en suspens la question de son inversion
sexuelle, et utilisant ce terme pour mettre en évidence le caractère prévalant de la relation ima-
ginaire pour Léonard. C’est un fait qu’il avait l’habitude de s’adresser à lui-même, se disant
« tu », et écrivant des pages où il se réfère à lui-même comme « tu ». Lacan évoque que de la
nature, il faisait aussi non pas un grand Autre mais bien un autre imaginaire et symétrique de
telle sorte qu’il situe Léonard dans son schéma Z.
C’est dans le cas de Léonard de Vinci, en accord avec Freud, que nous rencontrons les figures
de la « double mère », la Vierge et sainte Anne, et cette double mère s’articule avec la double
mère du petit Hans. C’est comme cela que Lacan situe la déviation de la métaphore paternelle
chez Hans qui, à la place d’accéder de façon pleine au Nom-du-Père, dédouble la mère entre sa
mère et la mère de son père, la grand-mère qui a l’autorité. Il l’écrit MM, avec un double M
majuscule, cette grand-mère, la mère du père, lieu de l’autorité qui fait la loi au père. Tous les
dimanches, le père et le petit Hans vont lui rendre visite, et c’est dans ce trait que Lacan situe la
force, l’autorité de cette dame. Nous avons la double mère de Léonard, la double mère de Hans
et, bien sûr, la double mère d’André Gide. Lorsque Lacan lit André Gide, il reconstruit sa double
mère au travers de sa mère biologique et de sa tante. Il y a une triple série : Hans-Léonard-André
Gide. Et avec ces considérations, je complète un peu ce que je n’ai pas eu le temps de dire dans
mon séminaire sur André Gide qui a été publié il y a quelques années dans la revue
Malentendido. Cette double mère, c’est la formule de la métaphore paternelle déviée, formule
indiquée lorsqu’il n’y a pas forclusion proprement dite du Nom-du-Père, et quand la transmis-
sion du Nom-du-Père ne semble pas passer par le père réel, dans le sens du réel que Lacan uti-
lise à cette époque. Je dois dire que cela me surprend. Il y a des années que l’on a situé l’apport
de Lacan sur l’autre mère dans l’hystérie, mais on n’a pas donné une importance équivalente à
la mère dédoublée, à la fonction de la double mère. La double mère ne répond pas à un délire

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La logique de la cure du Petit Hans selon Lacan

de l’enfant, mais bien à une invention qui lui permet d’obtenir une espèce de dérivation fémi-
nine du Nom-du-Père. Évidemment les conséquences ne sont pas les mêmes, mais nous pou-
vons voir dans le cas du petit Hans ce que Lacan n’hésite pas à appeler une carence du père réel.
Chez le petit Hans, il y a un appel constant au Nom-du-Père, un appel constant à vouloir un
père terrible, plus terrible que ce père tendre qui, dès qu’on lui dit quelque chose, cherche à s’en
référer au professeur Freud.
Dans le cas d’André Gide, nous voyons aussi que le père est présent, mais c’est un compagnon
de jeu. C’est la figure maternelle qui a soutenu les impératifs de la loi, l’autorité symbolique. Et
les conséquences ne sont pas les mêmes, Hans va aimer les femmes et André Gide les petits gar-
çons. Mais, comme le note Lacan, est-ce pour le sexe de l’objet élu ? Non ! L’hétérosexualité du
petit Hans ne l’empêche pas d’être fondamentalement dans une position féminine, à tel point

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qu’il le situe comme la fille des deux mères. Et Gide démontre qu’il jouit de son pénis comme
une femme, débordant de jouissance. Cela nous permet de dire que nous rencontrons la double
mère chaque fois que la métaphore paternelle se réalise avec les éléments féminins de l’histoire
du sujet. Le petit Hans, d’après Lacan, ne sort pas de la domination, de l’emprise de la mère,
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c’est dire que le fil qui parcourt la recherche de la relation d’objet est aussi celui du pouvoir de
la mère qu’une fois Lacan a qualifiée de maître, le maître-mère.
C’est ce qui reste dans sa théorie comme la mère réelle, c’est dire qu’il y a une mère inassouvie
mais aussi toute-puissante. Et le terrifiant de cette figure de la mère lacanienne est qu’elle est à
la fois toute-puissante et inassouvie. Évidemment, sous cette figure, nous trouvons la figure klei-
nienne de la mère, et en un certain sens, dans Le Séminaire IV, nous rencontrons la réélabora-
tion de Lacan de la doctrine de Mélanie Klein. Cela ne se perçoit pas très bien lorsqu’elle est
exposée dans les Écrits sous la forme de la dialectique besoin, demande et désir. Mais dans Le
Séminaire IV, nous avons l’échafaudage. Rien ne montre mieux cet effort de liaison avec Klein
que ce bref moment où Lacan essaie de rendre compatible son stade du miroir avec la position
dépressive. C’en est presque comique. Car l’enfant lacanien du miroir, du stade du miroir, est
tout le contraire de l’enfant kleinien. L’enfant kleinien est dépressif, alors que l’expérience fon-
damentale de l’enfant lacanien est la jubilation, le triomphe lorsqu’il expérimente la complétu-
de de son image et sa maîtrise sur l’image.
Mais on ne comprend pas comment une mère dévorante pourrait avoir un enfant triomphant,
au point que Lacan dit que lorsque l’enfant rencontre son image complète dans le miroir, c’est
bien le triomphe. Mais lorsqu’il rencontre l’image complète sous la forme du corps maternel, il
constate que cette image ne lui obéit pas, de telle sorte que le tout pouvoir maternel se reflète
comme sa position dépressive. Face à sa propre image, le sujet peut expérimenter un triomphe,
mais face à l’image de la mère, il est fondamentalement dépressif. Le petit Hans est beaucoup
plus du côté de l’enfant lacanien en cela qu’il se défend assez bien, mais bien sûr, c’est un enfant
sous une menace qu’incarne le cheval. On peut donc dire que ceci est une correction kleinien-
ne du stade du miroir et je n’ai pas eu vent qu’elle ait été utilisée jusqu’à présent. Lacan corrige
aussi le commentaire du fort-da. Autant dans « Le discours de Rome », dans Le Séminaire II, que
dans Le séminaire sur « La Lettre volée », le fort-da semble être l’exemple freudien de l’introduc-
tion du sujet dans l’ordre symbolique et il nous présente le binaire signifiant minimum, c’est-à-
dire le fort-da, comme une répétition.
Dans ce Séminaire, Lacan élabore le fort-da comme frustration et ce qui change c’est qu’il ne
s’agit pas d’un fonctionnement aveugle, automatique, logique, d’un algorithme acéphale, ce

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fonctionnement symbolique passe, au contraire, par un être, par une maîtrise.


Le fort-da peut ressembler à un fonctionnement uniquement symbolique, où l’enfant reproduit
dans le semblant le départ et le retour de la mère, et dans un jeu dans lequel, utilisant un objet
quelconque, il accompagne le rapprochement et la disparition de l’objet d’une vocalisation
binaire. C’est en cela seulement que le fort-da constitue une symbolisation de la mère.
Lacan a besoin d’un changement de statut de la mère. Lorsque la mère ne répond pas, il dit
qu’elle se transforme en réel, c’est-à-dire en puissance. De sorte qu’il y a comme un croisement
entre la satisfaction et la mère ; lorsque la satisfaction est réelle, la mère est symbolique et lorsque
la mère devient réelle, la satisfaction devient symbolique. Une satisfaction symbolique, qu’est-ce
que c’est ? La mère n’est pas seulement maître, elle est amour. Et la thèse de Lacan dans ce
Séminaire, c’est que la satisfaction essentielle est la satisfaction de l’amour. L’exigence de l’amour

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est l’exigence symbolique, l’exigence du signe de l’amour. L’exigence du signe de l’amour peut
se conserver dans toute son intensité chez un sujet.
Dans Le Séminaire IV, nous avons une clinique centrée sur l’amour, à tel point que Lacan situe
la satisfaction réelle, lorsqu’elle s’obtient, comme un substitut de la satisfaction symbolique.
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Cela veut dire que nous pourrions l’écrire : satisfaction réelle / satisfaction symbolique. Cela est
très important, Lacan le dit dans une phrase, il dit que toute frustration de la satisfaction sym-
bolique, toute frustration d’amour chez l’enfant est compensée par une satisfaction réelle mais
c’est un « pis-aller », c’est un recours, un moindre mal. Nous n’avons pas à être fascinés par la
satisfaction réelle de l’enfant au sein, puisque la thèse de Lacan est que cette satisfaction réelle
est une substitution, une compensation de la frustration de l’amour. L’intensité de la satisfaction
réelle vient du fait que c’est un substitut de la satisfaction symbolique. C’est pour cette raison
que s’érotisent les activités de l’être. L’oralité par exemple, ce n’est pas seulement manger pour
vivre, l’oralité s’érotise dans la mesure où la satisfaction orale vient en compensation de la satis-
faction symbolique.
Dire cela, c’est déjà dire que la pulsion n’est pas une pure nécessité. Ce qui surprend dans ce
Séminaire, c’est que la pulsion paraît être la conséquence de l’exigence d’amour, c’est la façon
pour Lacan de dire que, déjà le lieu du grand Autre est présent dans la pulsion. De plus, lorsque
le pulsionnel apparaît, il a toujours sa fonction en lien avec le développement d’une relation
symbolique. Évidemment, quand Lacan dit « amour » dans ce Séminaire, il s’agit de l’Éros freu-
dien. Ce thème est important dans la logique de la cure. C’est un peu un excursus, mais il y a
l’exemple que prend Lacan, un cas d’exhibitionnisme que présente Melitta Schmideberg et que
Lacan traite comme un exhibitionnisme réactionnel, avec l’apparition ou le déplacement d’une
zone érogène. En fait, lorsque dans cette cure apparaît le pulsionnel, à un moment donné, le
sujet tombe dans la boulimie, et, à un autre moment, le sujet, après avoir réalisé avec une cer-
taine difficulté l’acte sexuel, va exposer son organe face à un train international qui passe dans
la région. Lacan, au lieu de dire qu’il y a régression, dit que toutes ces émergences sont à situer
en lien à la relation symbolique à laquelle elles se réduisent. C’est un thème que je ne peux déve-
lopper maintenant. Il me semble que dans la logique de la cure, on doit situer ces phénomènes
de réduction symbolique, c’est quelque chose de récurrent dans ce Séminaire de Lacan, par
exemple dans le fantasme, même dans le fantasme présenté par Freud.
La logique du fantasme mène à un appauvrissement de la structure du fantasme. Comme Lacan
le montre, il y a, dans la première forme du fantasme, une relation intersubjective riche qui se
transforme en une formule sans sujet : « On bat un enfant », où il n’y a plus d’intersubjectivité.

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La logique de la cure du Petit Hans selon Lacan

Cela veut dire que dans le fantasme, il y a toute la complexité du symbolique et une réduction
ponctuelle de cette complexité. La même chose a lieu lorsque surgit, à la place de toute une com-
plexité symbolique, un acting out, un passage à l’acte ou la régression pulsionnelle, ou quand,
dans la perversion, Lacan présente l’image comme le moule de la perversion, la réduction de
toute une histoire symbolique, qui se maintient comme un reste. Ainsi, il déduit et accentue la
prévalence du mode imaginaire dans la perversion.
À un autre moment, à propos de la jeune homosexuelle, il parle de la projection sur l’axe imagi-
naire du symbolique. Je ne vais pas pouvoir le développer, mais c’est comme s’il y avait des
moments où nous pourrions situer et condenser ce phénomène, des moments où la relation sym-
bolique se plie sur l’imaginaire ou sur le pulsionnel, mais à chaque fois il s’agit d’une réduction
symbolique. Et bien que cela puisse être du semblant, bien que ce soient des points de densité

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maximum, il s’agit de quelque chose qui semble réel et qui, en même temps, est du semblant.

Je vais m’arrêter ici. Je n’ai pas consacré à cela mon séminaire de cette année, de sorte que j’ai
trop à dire et je n’ai pas bien calculé le temps, mais je voulais donner une ouverture pour la lec-
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ture du Séminaire. Je vais seulement rajouter ceci. Leonardo Gorostiza a parlé de la difficulté du
thème de la logique, ou de l’étude de la logique. Donc, je conclus en disant qu’avant Le
Séminaire IV, il y a un seul cas de Freud que Lacan semble aborder dans l’inspiration de la
logique de la cure. C’est sa petite « Intervention sur le transfert » à propos du cas Dora. Et dans
cette petite « Intervention sur le transfert», on peut dire qu’il lit le cas Dora avec la
Phénoménologie de l’esprit de Hegel, c’est-à-dire qu’il repère les inversions dialectiques.
Dans Le Séminaire IV, et pour développer l’unique exemple que nous avons de logique de la
cure, on peut dire que Lacan lit Freud avec Lévi-Strauss, plus exactement avec un article qui
s’appelle « La structure des mythes » et qui date de 1955. Je recommande l’étude de cet article
où l’on voit la tentative de Lévi-Strauss, dont Lacan s’est inspiré dans la question de la permu-
tation, d’écrire une formule du mythe, avec l’idée que tout mythe est réductible à une formule.
Je n’ai pas le temps de montrer que cette formule inspire la formule de la métaphore paternelle
chez Lacan, que c’est une formule d’équivalence. Armé de Lévi-Strauss, Lacan essaie d’ordonner
la structure des mythes élaborés par Hans13, et de suivre les essais de solutions du petit Hans,
concluant avec une formule qui est aussi la métaphore paternelle.
Dans la logique de la cure, il s’agit de savoir si nous pouvons reprendre le thème laissé par Lacan,
sachant que pour nous la logique de la cure n’est pas une élaboration de la métaphore paternel-
le, que la métaphore paternelle n’est pas la conclusion de la cure. Mais nous devons savoir si la
méthode vaut, c’est-à-dire si, au-delà de la structure du discours, il y a une logique formalisable
de la cure. Un écho du cas du petit Hans se fait entendre dans l’enseignement de Lacan jusqu’à
la logique du fantasme, jusqu’à son Séminaire de 1966-67. Le cas du petit Hans est déjà une
logique du fantasme et vous connaissez l’importance de cette logique du fantasme puisque c’est
en concluant ce Séminaire que Lacan a proposé la passe, de telle sorte que l’on peut étudier
ensemble Le Séminaire IV, « La logique du fantasme » et le texte sur la passe. D’une certaine façon,
dans « La logique du fantasme », à distance de la cure, à travers le groupe de Klein, Lacan élabo-
re un certain type de structure avec ses transformations mais à distance des événements de la cure.

13. Ibid., p. 329.

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Jacques-Alain Miller

Ce qui est passionnant dans ce Séminaire IV, c’est que Lacan ne se tient pas à distance de l’ex-
périence et qu’il formalise les éléments même de la cure, allant jusqu’à prendre ce petit « m »
pour la morsure du cheval. C’est un fait que Lacan a abandonné cette perspective d’exposer la
logique de la cure de cette façon et qu’il s’en est tenu à l’élaboration de la logique du discours.

Ma question, en ouverture de ces Journées, mais pas seulement de ces Journées car la logique de
la cure va être le thème des Journées de toutes les Écoles appartenant à l’Association Mondiale
de Psychanalyse, la question, la véritable question ouverte que je propose pour ces Journées est
de savoir s’il y a possibilité, nécessité, devoir ou s’il y a impossibilité de reprendre l’inspiration
de Lacan dans Le Séminaire IV pour élaborer la logique de la cure.

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Questions
Jacques-Alain Miller — Merci à German de proposer une question car si l’Autre ne répond pas,
il se transforme en une puissance dévorante, donc, merci.
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Germán García — Ma question est en lien avec la logique modale et le temps. Lacan, lorsqu’il
introduit les quatre modes – le possible, l’impossible, le nécessaire et le contingent –, ne propo-
se-t-il pas le développement d’une temporalité, d’une logique temporelle, sous la forme de ce
qui cesse, et de ce qui ne cesse pas ? C’est tout.

J.-A. Miller — Oui, mais ce qui est à noter, c’est que dans cette construction, Lacan reste très
éloigné des détails de la cure. Peut-être devons-nous en conclure que c’est, par exemple, pour la
supervision, pour une autre dimension.
Dans le cas du petit Hans, entre le 1er janvier et le 1er mai, nous avons beaucoup d’éléments et
nous avons intérêt à rendre compte de tout cela, de chaque détail dit et mis en relation. Je crois
qu’on ne peut pas – je l’ai lu et relu de nombreuses fois, en français et en référence à l’allemand
pour rédiger le Séminaire de Lacan – je dois dire qu’on ne peut le lire sans étonnement, sans
désirer faire la même chose dans une cure. On se sentirait indigne de ne pas élaborer une cure
de cette façon. Il faudrait voir s’il s’agit d’un fantasme, ou si cette orientation qui consiste à
rendre compte de tout n’a de valeur que dans un contexte aussi spécial que celui-ci, c’est-à-dire
les débuts de l’analyse, où le premier enfant génial inventa l’analyse avec les enfants.
Il est vrai que l’on peut dire que cela est possible pour une cure d’enfant et non pour une cure
d’adulte. Mais pourquoi ? Quelle serait la raison qui le rendrait impossible ? Je dois dire à ce
propos que je suis très loin de la question des modalités… Il s’agit d’une logique, une logique
du détail, il s’agit d’assumer ces détails. Lévi-Strauss le disait déjà, longtemps après, que c’était
la supériorité du structuralisme sur le formalisme, il le disait dans une introduction à Vladimir
Propp qui avait proposé une formalisation des contes de fées. Il dit bien : pour le formaliste il y
a une forme, et les détails sont comme une matière amorphe qui ne compte pas ; pour un struc-
turaliste, au contraire, il n’y a pas cette distinction entre matière et forme et la structure se trou-
ve dans les choses elles-mêmes, c’est-à-dire que tout compte ; on ne peut pas se contenter d’une
formule abstraite.
C’est une orientation admirable. C’est la question que je me pose, je ne sais ce que vous en pen-
sez, si nous ne devons pas retrouver l’inspiration de présenter une cure ou une séquence de cure,

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La logique de la cure du Petit Hans selon Lacan

faire cet effort de la présenter en inventant au moins le vocabulaire propre à chaque cas, en
essayant de symboliser et de mathématiser à partir d’un détail du cas. C’est fastidieux de rouvrir
la porte d’un cas, et de rencontrer à chaque fois l’objet petit a, le sujet barré, c’est-à-dire que c’est
fondamental de se référer à la structure du discours, mais ce serait plus léger si nous pouvions
élaborer la logique d’une cure particulière, en situant les signifiants-maîtres, comme la morsure
qui est, si on peut dire, un signifiant-maître.
Ceci, pour moi, c’est l’inspiration de la logique de la cure. Bien sûr, il y a d’autres manières de
l’aborder et toutes sont les bienvenues. Qu’en pensez-vous ?

G. García — Je vais faire demain un exposé sur le terme « resón » (resonar = résonner), que
Lacan prend à Francis Ponge, en pointant justement que Lacan se trompe en le traduisant par

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la « raison » ; Francis Ponge fait un jeu de mot entre la raison et la réson. Dans nombre de ses
derniers Séminaires, Lacan revient sur la question de savoir comment rencontrer la résonance,
car ce que vous pouvez dire du détail est corrélatif de l’interprétation, c’est seulement en enten-
dant le « m » de la morsure que l’on peut dire quelque chose ou interpréter quelque chose. Il
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me semble donc que ce chemin dont vous pointiez la présence dans l’étude du petit Hans va
dans le sens de la question de Lacan sur la manière de rencontrer la résonance, au moyen de
laquelle quelque chose qui s’est noué dans le langage peut s’y dénouer.

Mirta Vásquez — La question touche à quelque chose que vous avez pointé, qui m’a surprise
dans la lecture du Séminaire, concernant la mère comme personnage central. Ce n’est pas exac-
tement cela qui m’a surprise, en tout cas dans la version en espagnol. Il y a un endroit où Lacan
dit, dans le Séminaire, que la notion centrale du Séminaire est le manque, n’est-ce pas ? Le
manque comme objet, le manque d’objet.

J.-A. Miller — De quel manque s’agit-il exactement ?

M. Vázquez — Il se réfère au manque phallique, comme je le comprends. Vous dites qu’il faut
envisager la conséquence clinique de la sexualité féminine chez chaque sujet. J’avais compris jus-
qu’à maintenant qu’il fallait envisager la conséquence clinique de la castration de la mère pour
chaque sujet. Je vous demanderai donc si, pour vous, la castration de la mère est équivalente à
la sexualité féminine.

J.-A. Miller — Non. Dans la suite, Lacan dira la même chose de façon plus dramatisée. Il dira :
tout sujet qui parle perd un peu de jouissance, c’est cela la castration. Par le seul fait de parler,
nous sommes castrés. Dans cette perspective, quelque chose se perd et quelque chose se gagne,
bien sûr. Mais le dramatisme qu’il y a par exemple dans ce Séminaire disparaît. Je dois dire que,
dans ce Séminaire, la fonction du père apparaît comme devant sauver l’enfant du désastre et de
la voie sans issue de la relation avec la mère. C’est-à-dire que ce que Lacan présentera ensuite
comme le manque produit par le signifiant comme tel est en lien très direct, dans ce Séminaire,
avec les conséquences pathologiques de la relation à la mère. De telle sorte qu’il apparaît, et c’est
l’inspiration de la métaphore paternelle, que la seule façon pour la mère d’éviter à l’enfant les
conséquences pathologiques, c’est de faire valoir le Nom-du-Père.

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Jacques-Alain Miller

Bien sûr, il faut réélaborer tout le Séminaire qui est lui-même une réélaboration de Mélanie
Klein. Je pense que d’une certaine façon grâce à Lacan, nous sommes au-delà de certaines
choses. Mais il n’y a pas seulement des progrès, nous avons perdu les intuitions qui se trouvent
dans ce Séminaire. Par exemple, le dramatisme de la position de la mère par rapport à l’enfant,
qui, d’une certaine façon, est très proche de la clinique quotidienne. Et si nous pensons qu’il y
a un danger à utiliser de façon abstraite des catégories qui pour Lacan sont très proches de l’ex-
périence, revenir à ces détails et à cette inspiration, spécialement dans ce Séminaire, me semble
valoir la peine.
Quant à la castration de la mère, la question est de savoir s’il y a une figure de la mère, de la
mère qui a des enfants, qui possède le nécessaire pour les alimenter, la mère suffisamment
bonne, qui est une mère qui a. Ce que rappelle Lacan, c’est que la mère est une femme et que

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derrière la mère, il y a toujours une Médée, c’est toujours dans l’ordre du possible. Et même si
la mère est exemplaire, l’enfant n’est jamais qu’un substitut à tel point qu’il faut assumer la ques-
tion qui se présente ici : la maternité est-elle la voie unique ou la voie privilégiée de réalisation
de la féminité ?
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Il est évident que Lacan a été surpris par cette orientation : « elles veulent toutes vêler », en fran-
çais c’est un peu grossier, elles veulent avoir, et je le disais presque avec regret, car cela influen-
ce la féminité qui peut tirer son authenticité du fait de ne pas avoir ; le désir peut être une dévas-
tation. Pourquoi veulent-elles tant masquer le manque ? Et il est certain que Lacan avait l’idée
que la maternité n’est pas la voie, c’est une voie métaphorique pour la femme. Au point que je
pense que l’éthique de la psychanalyse ne peut réellement imposer cet idéal qui est plus du côté
de la substitution, pour Freud lui-même.

J.-A. Miller — On peut dire que chaque fois que l’on change de discours et de signifiant-maître,
chaque fois que l’on pose autre chose à la place du signifiant-maître, il y a un nouveau transfert.

Néstor Rozemberg — Si le concept de frustration apparaît comme central, celle de la mère en


plus, il y a aussi à l’intérieur de la modélisation que fait Lacan dans ce Séminaire, la modélisa-
tion de la castration en frustration, privation, castration. Peut-être que ce qu’il faudrait le plus
accentuer, c’est la privation, position de la femme en tant que privée, et celle qui donne lieu à
ce que quelqu’un, comme agent, ait opéré cette privation, un agent imaginaire dans ce cas.
Je pense que c’est le point autour duquel pivote tout le cas du petit Hans.

J.-A. Miller — Vous avez tout à fait raison à ce propos. Le terrible de la relation – d’après ce
qu’en dit Lacan –, le terrible de la relation à la mère comme femme, c’est justement sa privation
qui empêche sa castration, précisément parce que c’est déjà fait. Ce fait, du côté féminin, donne
une audace qui va bien au-delà du petit courage, de la timidité masculine. Ce sont les grandes
terribles qui n’ont rien à perdre, mais, comme nous le disions, limitent aussi l’opération de l’en-
fant car leur pouvoir ne peut être menacé. À ce propos, Lacan dit, sans le développer, qu’au-delà
de la castration du côté du père, il y a la castration du côté de la mère, et c’est une castration,
dirais-je, sans issue, car sans dialectique. Le père, on peut le voler, on peut le tuer ; du côté de
la mère, il y a quelque chose qui ne peut se situer ailleurs qu’entre dévorer ou être dévoré. Si bien
que nous avons à la fois l’admirable sujet vide féminin et son au-delà quand l’homme est limi-
té, l’autre face étant qu’elle n’offre pas la dialectique qu’il y a du côté paternel, c’est en tout cas

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La logique de la cure du Petit Hans selon Lacan

ce que Lacan développe dans ce Séminaire et je ne vais pas l’assumer totalement.

Diana Wolodarsky — Je voudrais reprendre la référence que vous faites lorsque vous dites que,
quand la mère ne répond pas à cette satisfaction symbolique d’amour, elle se transforme en réel.
La satisfaction essentielle, disiez-vous, est celle de l’amour, une exigence symbolique. La satis-
faction réelle occuperait donc le lieu de l’absence de cette satisfaction symbolique, une forme de
compensation, on pourrait dire réelle au lieu de symbolique. Et vous disiez sur ce point que la
pulsion, ici, ne répond pas par nécessité mais en réponse justement à ce manque de satisfaction
symbolique.
Je pensais que de cette substitution, de cette compensation, on pourrait dire : mieux vaut du réel
que pas de symbolique, ce serait pire s’il n’y avait rien ; et je pensais situer la pulsion non pas en

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relation à la nécessité mais en réponse à cette absence de satisfaction en terme symbolique de
l’amour. Je me demandais si on pouvait penser alors les réponses du corps comme réponses à ce
manque de satisfaction symbolique. Je pensais, par exemple, à ce que nous rencontrons dans la
clinique des boulimies, des anorexies comme réponses du corps sur ce point.
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J.-A. Miller — Du corps, oui, c’est le thème de la frustration jointe à la privation, qui a été rap-
pelé. Avant que Lacan ne le reprenne, cela voulait dire : l’enfant veut, il a besoin de certaines
choses, il veut le sein. S’il n’obtient pas ces choses-là, ces objets, il est frustré. Il est malheureux
car il est frustré. Lacan dit : en aucune façon ! L’enfant vit d’amour et ce n’est que comme
recours qu’il se lance sur le sein, seulement à la place du signe d’amour. Je l’ai dit rapidement
car c’est souvent rappelé dans les Écrits. La mère du fort-da est la mère domestiquée ; c’est un
exercice de maîtrise – on peut le prendre ainsi – c’est un exercice de maîtrise de l’enfant qui met
en scène son propre abandon et le retour de la mère. Il fait semblant. En cela la mère est un sym-
bole, il utilise n’importe quel objet qui va et vient, c’est comme le symbole de la mère. Ce que
Lacan essaie de faire surgir de cela, c’est un autre statut de la mère. Que se passe-t-il si la mère
échappe à son rôle de symbole qui répond, qui entre dans ce calcul ? Dès le moment où elle sort
du symbole, où elle ne répond pas à cet appareil, à cette régularité (à cette fiction, cette construc-
tion conceptuelle), dès qu’elle en sort, elle n’a plus de statut symbolique et on ne sait pas ce
qu’elle va faire. C’est différent quand on sait parfaitement que l’objet va revenir et qu’au fort va
succéder le da. Mais si on ne le sait pas, elle se transforme en une puissance mystérieuse qui peut
donner ou ne pas donner, qui peut venir ou ne pas venir, de telle sorte que ses objets acquièrent
une autre valeur, ils ne valent pas pour eux-mêmes mais en tant que signes d’amour.
Pour Lacan, cette attente des signes d’amour, cette satisfaction symbolique fondamentale, sont
capables d’érotiser toutes les activités de l’oralité, de l’analité. Elles érotisent tout ce qui se pense,
dirons-nous, en relation à l’amour.
La place qu’occupe l’amour dans ce Séminaire est intéressante, dans le cas de la jeune homo-
sexuelle, car la façon de Lacan de faire voir le manque d’objet au travers de l’amour montre que
ce qui compte pour le sujet est au-delà de l’objet, que ce qui l’intéresse ce n’est pas l’objet mais
bien, dans ce cas, l’agent qui le donne comme signe d’amour, de sorte que c’est à travers l’amour
qu’il fait comprendre que le plus important dans l’objet est son au-delà. Finalement, cet au-delà
de l’objet n’est rien, mais ce rien est le -f14 qui fait de l’amour l’opérateur qui introduit le

14. Ou s (petit sigma) que Lacan utilise p. 346.

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Jacques-Alain Miller

manque alors que, dans la relation d’objet, tout est plein. L’amour est fondamental, dit Lacan ;
tous les objets existent en lien à l’amour. Il situe au centre de l’objet le rien, il fait même un sché-
ma intéressant dans lequel il trace une ligne entre, d’un côté l’objet et de l’autre, le rien.
Et donc, nous voyons à quoi répond la création, l’invention de l’objet petit a. Avec l’objet petit
a, le plus proche de ce « rien », Lacan a réussi à écrire ensemble l’objet et le rien, et c’est pour
cela qu’il dit – bien des années plus tard – qu’au centre de l’objet petit a se trouve le -f. Et on
peut le dire, ce ne sont pas seulement l’objet et le rien, c’est aussi le voile. En cela, l’objet petit
a, bien que l’on puisse dire qu’il est réel, est un semblant, c’est un semblant comme le fétiche.

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Les prisons de la jouissance


Jacques-Alain Miller*

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Nous parlions hier à l’École de l’Orientation lacanienne, des Juifs. Je commencerai donc par les
juifs et l’interdiction absolue des images que l’on trouve dans la Torah. C’est une interdiction
formulée par le Dieu même des juifs. On connaît la formule : tu ne feras aucune image, aucu-
ne reproduction de ce qui est en haut dans le ciel, ici-bas sur la Terre, etc. Je ne peux garantir la
traduction, je cite de mémoire : rejette toute adoration des images, toute adoration des images
des dieux. Survint, peu après, la transgression de cet interdit. Aaron s’employa à créer le veau
d’or et le peuple juif reconnut son Dieu sous cette forme : on déclara, on cria, on chanta : Israël,
voici ton Dieu. Un échec donc pour cette interdiction divine. Cela s’appelle idolâtrie. Eidolon,
latreia : culte des idoles. Précisément, latreia est le mot grec pour culte, le service des dieux.
Eidolon, ce n’est pas seulement l’image, ce n’est pas seulement l’apparence, c’est précisément
l’image, la statue, le symbole d’une fausse divinité à laquelle se voue le service dû au Dieu véri-
table. Dans l’histoire que raconte la Bible, les transgressions furent nombreuses comme si l’at-
traction exercée par les images avait été plus forte que l’interdit d’un Dieu jaloux et terrible. Les
prophètes dénonceront souvent ces transgressions. Quand Dieu se manifeste au prophète, le
prophète se voile la face, de peur que son regard ne reste fixé sur Dieu. Ce Dieu a une maison,
oui, un temple mais dans le saint des saints, le plus sacré, qu’est sa maison, il y a seulement
l’arche. Quand elle fut perdue ne resta que le vide. Comme il est dit dans le livre d’Isaïe : « Dieu
d’Israël, tu es vraiment un Dieu qui se cache. » Dans les cathédrales chrétiennes, on représente
la synagogue aveugle, quand l’Église a les yeux ouverts. Aveugle la synagogue, parce qu’elle n’a
pas reconnu le Christ, mais aveugle également parce que les images ne se regardent pas.
Récemment, un érudit a noté que l’intimité des juifs avec Dieu ne passe pas par la vision mais
par le son : « Écoute Israël ». À la différence de cette relation de rejet, de cette répudiation des
images, il y a dans la Bible une chance de dialogue constant avec Dieu qui répond, c’est un Dieu
assez bavard, il faut bien le dire, il parle. L’écrit tient également un rôle fondamental dans la rela-
tion des Juifs avec Dieu : la loi est un écrit constamment écouté et la relation avec la divinité

* Conférence inaugurale des IIIe Journées « Images et regards » des 3 et 4 septembre 1994. Texte publié dans Images et regards,
éd. EOL, décembre 1994. Version établie par Silvia Geller.Traduction Philippe Bouillot. Texte non revu par l’auteur.

la Cause freudienne n° 69 113


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Jacques-Alain Miller

s’articule entre l’ouïe, l’écriture, la lecture et le commentaire. De telle manière qu’il y a un pro-
blème de l’art dans la culture juive. Avec quelques arguments subtils, on autorise la pratique de
l’art mais aucune idolâtrie et ainsi, l’art proprement juif n’est autorisé en aucune façon à repré-
senter le divin. Nous prenons ce rapide parcours du rejet juif des images comme une illustration
de l’antipathie entre le symbolique et l’imaginaire. Le nom propre de Dieu ne peut pas se pro-
noncer en tant que le nom de Dieu serait le signifiant du grand Autre que redoublerait sa pré-
sence, de manière telle qu’on peut imaginer qu’il y ait une connexion entre l’interdiction de pro-
noncer le nom et celle de le représenter en image. Ainsi, les images apparaissent comme une
dégradation de la majesté du divin. Cela n’est pas absent des temps modernes. Dans le christia-
nisme, avec la Réforme, il y eut également une difficulté, un rejet, un malaise avec les images.
On trouve cela de manière remarquable dans l’œuvre de Calvin qui admet les images à condi-

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tion qu’elles ne prétendent pas représenter la divinité, c’est-à-dire, si on conserve la pureté de
l’art. Il critique l’art des papistes comme déguisement de Dieu. En même temps, un peu après,
la Contre-Réforme, à partir du concile de Trente, accentue au contraire, le pari catholique du
côté des images en multipliant la représentation des corps, comme une pluie de corps à laquel-
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le Lacan fait allusion dans le chapitre du Séminaire XX consacré au baroque.


Pascal, janséniste, disait que l’image authentique de Dieu est la parole. Il semble que l’auteur de
« Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » s’inscrit dans cette tradition
iconoclaste. On peut penser que cela convient à la psychanalyse en tant que, dans la disposition
classique de la cure analytique, on ne regarde pas plus l’analyste que le Dieu des juifs. L’ouïe
semble avoir une prévalence dans la pratique analytique ainsi que l’écrit et le commentaire de
l’écrit. Comme l’a noté Jorge Garcia dans son introduction – que je viens d’entendre comme
vous –, « imaginaire », est un mot dépréciatif dans notre champ et quand on mentionne dans
les débats l’imaginaire, c’est pour fuir, pour s’échapper. Le Lacan classique – il y a un Lacan clas-
sique – est caractérisé par l’affirmation que l’imaginaire est dominé par le symbolique. Nous
pouvons penser que le texte qui ouvre les Écrits, « La Lettre volée », est consacré à illustrer la pré-
éminence du symbolique, sa fonction primordiale et déterminante pour le sujet. Naturellement,
dès la première page, Lacan reconnaît l’importance des imprégnations imaginaires mais il asso-
cie l’imaginaire à l’inertie. En comparaison avec le pouvoir du signifiant, avec le dynamisme du
déplacement des symboles, les facteurs imaginaires n’apparaissent comme rien de plus
qu’ombres et reflets et le texte d’Edgar Poe est choisi comme illustration du fait que le sujet est
déterminé par le parcours d’un signifiant. De telle manière que Lacan rappelle d’abord qu’il est
essentiel dans la théorie analytique pour ordonner les phénomènes qui se produisent dans l’ex-
périence et dans la clinique, de ne pas confondre le symbolique et l’imaginaire. Ensuite, que le
symbolique est maître, l’imaginaire, esclave. Ça s’ordonne en une relation qui paraît s’inscrire
dans le discours du maître où le symbolique est le maître et l’imaginaire, l’esclave. Mais, et Jorge
Garcia l’a également noté, il y a des objections à ce qui paraît le plus assuré, le plus classique de
l’enseignement de Lacan. Premièrement, le dernier enseignement rend sa dignité à l’imaginaire
et en fait l’égal du symbolique et du réel. Le nœud borroméen, qui commence avec trois ronds
de ficelle, illustre qu’à un certain niveau les trois registres sont pairs. Le second point – cela se
trouve à la fin de l’enseignement de Lacan mais au début également – c’est que Lacan a com-
mencé avec l’imaginaire, qu’il a repensé et reformulé le moi freudien à partir de la relation du
sujet à l’image spéculaire, mais le sujet est ici un individu, c’est un sujet dans un corps. De
manière telle que dans les mains de Lacan, le stade du miroir illustre les pouvoirs de l’image,

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Les prisons de la jouissance

tantôt de l’image de soi, tantôt de l’image de l’autre. Comme on sait, sa première théorie de la
psychanalyse a eu comme pivot l’identification freudienne conçue cependant comme identifi-
cation à l’image. Dans le cours de son enseignement, s’il a bien resitué cette référence, il ne l’a
jamais abandonnée. La lettre petit a avant de se référer à l’objet petit a comme réel, désigna dans
son élaboration, l’objet imaginaire. De telle manière que le moment semble venu de repenser le
statut de l’imaginaire chez Lacan dans notre élaboration de la clinique et de la pratique analy-
tique. Il semble que le moment soit venu de penser le statut de l’imaginaire entre l’étude que
nous avons faite de la conclusion de la cure et l’étude qui va se développer sur l’interprétation.
La conclusion de la cure a essayé de cerner la possibilité ou l’effectivité selon les cas d’une autre
relation du sujet au réel, une autre relation du sujet avec ce qui revient toujours à la même place
et que le sujet ne peut éviter, et on suppose qu’avec la psychanalyse, avec l’expérience analytique,

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il peut cesser d’éviter ce réel. Ainsi, dans notre travail sur « La conclusion de la cure », le thème
du réel a été central. Et censément, notre travail sur l’interprétation semble mettre l’accent sur
le symbolique. Mais entre les deux – c’est la situation de cette année – l’imaginaire reste oublié,
laissé tomber, comme un reste de notre élaboration.
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De telle sorte qu’il semble opportun, précisément en ce moment, d’interroger à nouveau l’ima-
ginaire. Voilà le motif d’un travail qui va se développer une année durant dans différents pays,
dans différentes Écoles, dans différentes langues et dans cette causerie qui inaugure ces Journées
qui sont les premières à aborder ce thème dans l’Association Mondiale. Je ne souhaite pas fer-
mer la recherche mais l’ouvrir avec quelques ponctuations.
La théorie que donne Lacan du stade du miroir se fonde sur une thèse concernant la transfor-
mation du sujet. Une thèse sur ce que d’autres nomment changement psychique. Cette thèse
formule que ce qui transforme le sujet, c’est fondamentalement l’assomption d’une image.
Quand à ce niveau on parle d’image, il ne s’agit pas de n’importe quel type d’image sinon d’un
type bien précis. Pour cette raison, on utilise le mot allemand, parce que ce sont les psychologues
allemands qui ont développé la fonction et les pouvoirs de ce type d’image, il s’agit de la Gestalt,
c’est-à-dire d’une forme qui a sa prégnance. La Gestalt en jeu dans le supposé stade du miroir
est la forme du corps. Dans notre considération théorique, à partir de Lacan, le corps est essen-
tiellement une forme. Il s’agit non seulement de la forme du corps mais du corps comme dis-
tinct de l’organisme en tant qu’il n’est pas un réel biologique mais bien une forme. De telle sorte
que cela impliquerait, depuis le début de l’enseignement de Lacan, que le corps est imaginaire.
Finalement, au moment de son dernier enseignement, Lacan viendra à formuler que l’imagi-
naire c’est le corps. Mais cela est déjà préparé dès le stade du miroir. Peut-être pourrions nous
prendre un raccourci pour vous réveiller un peu sur ce thème déjà bien connu.
Dire que le corps est une forme, que le corps est imaginaire, que l’imaginaire est le corps, a de
l’importance, une importance que vous allez capter immédiatement, en tant que la jouissance –
catégorie populaire, catégorie stimulante – est impensable sans corps. Comme le dit Lacan, il
appartient au corps seulement de jouir ou de ne pas jouir. Si nous cherchons cette jouissance
dans la partie classique de l’enseignement de Lacan, dans la partie médiane, où la rencontrons-
nous ? Dans la dernière partie de son enseignement nous trouvons tant et plus ce mot de jouis-
sance. Mais dans la partie classique où la trouver, où la situer ? Il est peu fait mention de ce terme
dans les Écrits de Lacan, mais pensez par exemple au commentaire de Lacan sur le cas Schreber.
On le trouve précisément au moment où Lacan parle de la jouissance narcissique que tire
Schreber de son image, et avant, dans le texte même de sa thèse du stade du miroir, en 1948,

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on trouve cette notion de jouissance un peu dissimulée quand Lacan parle de la « jubilation du
sujet », c’est-à-dire que le sujet se réjouit de sa relation à l’image spéculaire. J’ai pris deux
exemples mais il y en a beaucoup dans les Écrits. Ainsi, la jouissance en tant qu’associée au corps
est liée à l’imaginaire. Et qui peut oublier que le fantasme a été découvert en premier par Freud
dans sa dimension imaginaire ! On peut quasiment dire dans la dimension de l’imagination.
Nous trouvons dans l’expérience analytique ces images inoubliables qui ne peuvent s’effacer –
ce sera le thème des Journées de l’École de la Cause freudienne – ces images qui paraissent conte-
nir la jouissance, qui la retiennent, qui emprisonnent la jouissance du sujet. Nous voyons ainsi
que c’est un thème – et je crois qu’il n’a pas été beaucoup abordé jusqu’ici – l’imaginaire et la
jouissance, la jouissance dans l’imaginaire.
Pour prendre une référence connue, allons à la troisième partie des Écrits de Lacan sur la

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« Causalité psychique », partie qui s’intitule « Les effets psychiques du monde imaginaire ». Dans
ce texte qui conclut la première partie de l’élaboration de Lacan sur le thème de l’imaginaire,
l’imago freudienne située comme l’objet psychique par excellence, l’imago freudienne est conçue
à partir de la Gestalt et ceci pourrait apparaître comme une monstruosité. Mais finalement
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imago et Gestalt c’est la même chose. Au même moment où Lacan développe le thème de la
liberté du psychotique, sur un ton assez existentialiste – c’est un texte de 1946 – au moment
même où il développe donc ce thème assez à la mode à l’époque, il se réfère à l’éthologie, à l’ani-
mal. Vous vous souvenez qu’il fait monter sur scène des pigeons et des insectes et démontre que
l’image d’un autre exemplaire de la même espèce a une influence fondamentale sur le dévelop-
pement de l’organisme lui-même. Il n’est pas question ici d’images qui s’imaginent, mais
d’images qui se voient et Lacan se réfère aux non-humains, aux animaux comme preuve de l’ob-
jectivité des images et de leur pouvoir. Ensuite, on ne peut nier qu’il y a une rupture avec l’en-
trée en scène de la parole et du langage. C’est quand nous pouvons dire que l’objet psychique
n’est plus l’imago, n’est plus l’Imago-Gestalt mais le signifiant. Cela nous éloigne décidément de
l’imaginaire en tant qu’avec le signifiant, sortent de scène les pigeons et les insectes et y mon-
tent des éléments discrets, séparés les uns des autres. Mais au bal, la combinatoire de ces élé-
ments qui viennent enchaînés – les phonèmes ressemblent un peu à des insectes – ne connaît
seulement que deux figures, la substitution et la connexion. Ils ne savent danser que la méta-
phore et la métonymie. C’est une dimension séparée, distincte conceptuellement de l’imaginai-
re. Il y a beaucoup de manière de le montrer. Je vais en prendre une seule, mais radicale, en tant
que le symbolique introduit le vide, le manque. Il introduit le manque et opère avec le manque.
Le vide ne peut se percevoir, il n’est pas visible, il n’existe qu’en référence à l’exigence symbo-
lique. On ne pense pas que le pigeon et l’insecte puissent s’intéresser au vide, qu’ils se disent
« ici, il n’y a rien à voir », ils ne se disent rien parce que s’ils parlaient, ils pourraient faire quelque
chose avec le vide. C’est ainsi que le symbolique donne existence à ce qui ne se présente et ne
se représente pas, c’est-à-dire le manque. Je dis ceci dans un premier temps.
Quand Lacan parlait du registre imaginaire, il parlait d’images qui pouvaient se voir. Le pigeon
ne s’intéresse pas au vide, s’il y a du vide à la place de l’image, le pigeon ne se développe pas,
l’insecte ne se reproduit pas. Mais c’est un fait que Lacan ne renonce pas à parler de l’imaginai-
re une fois qu’il introduit le symbolique. Il va même encore parler beaucoup de l’imaginaire,
mais c’est un imaginaire qui a changé complètement de définition. L’imaginaire postsymbolique
est très différent de l’imaginaire présymbolique d’avant l’introduction de ce registre. Comment
se transforme le concept de l’imaginaire une fois introduit celui du symbolique ? En quelque

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chose de très précis. Le plus important de l’imaginaire c’est ce qui ne peut pas se voir. En parti-
culier, pour prendre le pivot de cette clinique qui par exemple se développe dans Le Séminaire
IV, La relation d’objet, c’est le phallus féminin, le phallus maternel. C’est un paradoxe d’appeler
ça le phallus imaginaire quand précisément on ne peut pas le voir, c’est presque comme s’il était
question d’imagination. C’est dire qu’avant, dans les célébrissimes observations et théorisations
de Lacan sur le stade du miroir, le registre imaginaire de Lacan était essentiellement lié à la per-
ception. Alors que maintenant, une fois introduit le symbolique, il y a une disjonction entre
l’imaginaire et la perception et d’une certaine façon, cet imaginaire de Lacan se lie avec l’imagi-
nation. Le texte « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » auquel
je faisais allusion un peu plus tôt, le montre bien. Il parle du phallus imaginaire comme d’un
signifiant imaginaire, ce qui consiste réellement à l’arracher du champ de la perception et pour

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utiliser un mot latin que Lacan utilise, ce n’est pas un perceptum. C’est dans ce Séminaire de La
relation d’objet que Lacan vient à repenser le registre de l’imaginaire et il reprendra ce thème dans
Le Séminaire XIII, « L’objet de la psychanalyse ». Pour le dire encore une fois, le registre imagi-
naire de Lacan soulignait le pouvoir de ce qui peut se voir. Cela implique déjà cette connexion
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de l’imaginaire et du symbolique et donc une thèse qui se sépare de toute la perception : l’ima-
ge fait écran à ce qui ne peut pas se voir.
Ici, il faut être plus précis. D’abord, l’image cache, l’image qui montre est à la fois une image
qui cache, qui montre pour cacher. Tous les commentaires de Lacan sur les images à partir de
ce moment-là tournent autour de cela. Quand, dans Le Séminaire XIII, il retourne le commen-
taire du tableau de Vélasquez, qui dans l’opinion de l’époque avait été produit par le livre de
Michel Foucault Les Mots et les Choses, il veut montrer que tout ce tableau vaut non seulement
par ce qu’il montre mais aussi par ce qu’il cache et, invente Lacan, qu’il vaut comme allégorie,
que l’essentiel du tableau est ce qui se cache sous la robe de la petite Infante, comme si Vélasquez
avait été une sorte de Lewis Carroll, ce dont nous n’avons pas de preuve absolue. Jusqu’au point
de commenter son mathème i (a), disant qu’il a considéré depuis toujours que dans l’image se
cachait le petit (a). De telle sorte que l’image qui est quelque chose qui se présente, et a fortiori
quand il s’agit de l’image d’un tableau, que l’image qui se donne à voir, est une tromperie parce
qu’elle voile ce qui se trouve derrière. En cela, il reprend toute une rhétorique classique qui invi-
te les hommes à se méfier, à rejeter les images comme trompeuses. Mais en même temps – j’ai
dit que d’abord l’image cache, j’ai commenté cela – le voile qui cache fait exister ce qui ne peut
se voir. C’est cela le schéma que Lacan présente dans Le Séminaire IV, La relation d’objet :

Sujet Objet Rien

Voile

Ici, le sujet, un point ; le voile ; et de l’autre côté, un autre point, le rien. S’il n’y a pas de voile,
on constate qu’il n’y a rien. Si entre le sujet et le rien il y a un voile, tout est possible. On peut
jouer avec le voile, imaginer des choses, un peu de simulacre peut également aider. Là où il n’y
avait rien avant le voile, il y a, peut-être, quelque chose et au moins il y a l’au-delà du voile, et
dans cette mesure, par ce « peut-être », le voile crée quelque chose ex nihilo.

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Le voile est un Dieu. Quand Leibniz demande gentiment pourquoi les choses sont plutôt que
de n’être pas – je dis « gentiment » parce que c’est un peu tard, il y a déjà quelque chose, il aurait
mieux valu y penser un peu avant, avant de créer ce monde…je m’adresse à la personne dont je
parlais au début, le Dieu qui crée ex nihilo – mais le voile, on peut répondre à Leibniz, c’est : s’il
y a quelque chose et non pas rien, c’est parce qu’il y a un voile quelque part. Déjà, avec cette
fonction du voile, s’introduit l’écran, cet écran qui convertit le rien en être. Cela a son impor-
tance pour nous tous en tant que nous sommes venus habillés. On peut cacher ce qu’il y a et en
même temps et de la même manière, ce qu’il n’y a pas, cacher l’objet et cacher tout à la fois et
avec la même facilité, le manque de l’objet. Le vêtement lui-même est dans ce mouvement de
montrer et de cacher. Le travesti montre quelque chose et à la fois le cache. C’est dire qu’il donne
à voir autre chose que ce qu’il montre. Grâce au voile, le manque d’objet se transforme en objet,

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et l’au-delà fait son entrée dans le monde de telle manière qu’avec le voile, dit Lacan, il y a déjà
dans l’imaginaire le rythme symbolique du sujet, l’objet et l’au-delà.
Ceci pourrait se résumer – mais c’est un inconvénient – d’une manière assez simple, le visible
cache l’invisible. Ceci est un thème déjà introduit dans la philosophie moderne parce que c’est
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la philosophie qui s’est développée depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à la moitié du nôtre, c’est-
à-dire la phénoménologie, pas celle de Hegel mais celle de Husserl, et Merleau-Ponty en a été
en France l’avocat et le « développeur » qui a poussé cela assez loin. Je ne vais pas exposer tout
ceci dans le détail mais d’une manière très simple. Nous pouvons admettre que nous vivons dans
un monde à trois dimensions et non à deux dimensions. Il y a une fiction d’un auteur anglais
qui imagine un monde en deux dimensions, mais ce n’est pas le nôtre, cela s’appelle le Flatland.
Mais si nous admettons que nous vivons dans un monde à trois dimensions, le problème est
qu’il y a toujours une partie des objets qui échappe au regard. Moi par exemple, comme objet
de la perception, comme perceptum, vous ne pouvez me voir que sous une face : vous pouvez
voir ma cravate, etc., mais je ne sais pas si vous savez que j’ai d’autres faces. C’est une propriété
de la perception de l’objet analysée par Husserl, une propriété du perceptum, c’est-à-dire qu’il y
a toujours dans l’objet quelque chose qu’on ne peut pas voir. Vous allez me parler d’objets trans-
lucides, mais nous ne vivons pas dans un monde transparent, nous ne vivons pas dans le monde
de Descartes, nous ne vivons pas dans l’étendue de Descartes où tout est plane. Comme dit
Descartes : c’est « Partes extra partes », il n’y a pas d’objets qui se cachent les uns les autres. Nous
vivons dans un monde plein de cachettes. Cela a été excellemment exposé par Husserl dans
Ideen, où il démontre et commente le fait que l’objet de la perception se donne toujours comme
ce qu’il appelle des silhouettes, Abschattungen.
Ce thème de la phénoménologie constitue une rupture dans la théorie classique de la percep-
tion, en tant qu’à partir de Husserl et Merleau-Ponty, le sujet de la perception ne s’imagine pas
comme surplombant le monde mais comme toujours localisé dans le monde. Ceci est fonda-
mental pour la perception, celle qui existe, celle qui correspond à la vie ou à l’expérience humai-
ne la plus fondamentale au-delà de toutes les élaborations langagières selon Husserl, dans ce qu’il
appelle Lebenswelt, le monde de la vie. C’est fondamental que le sujet de la perception prenne
toujours une perspective : il ne voit pas les choses d’en haut. On voit toujours les choses dans
une perspective et voir les choses depuis une perspective implique qu’il y a des choses qui en
cachent d’autres. Le sujet occupe une place dans le monde et la théorie de la perception doit
l’inclure dans le monde et non pas construire une théorie de la perception dans laquelle le sujet
serait en quelque sorte extérieur et maître de ses représentations. Ce thème a également été déve-

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Les prisons de la jouissance

loppé par les existentialistes quand ils soutiennent que le sujet est toujours en situation et que
cela a des conséquences politiques. Quand Sartre fait la compilation de ses articles sous le titre
« Situations », faisant référence à la théorie de la perception de Husserl, c’est pour dire que le
sujet est toujours en situation, qu’il n’est pas de nulle part. De telle sorte que dans la
« Phénoménologie de la perception », Merleau-Ponty critique de façon argumentée Descartes
qui pense l’espace à partir de la géométrie, qui pense l’espace sans cachette, qui pense le monde
tel que Dieu le voit, comme si la vérité de la perception avait été la géométrie, à partir d’un sujet
non situé extérieur au perçu. Ceci nécessite un autre schéma très simple :

Perceptum

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Percipiens

Nous allons mettre le sujet au dehors et le monde ici et dire que tout le perçu du monde, tout
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le perceptum est comme en face du percipiens. Lacan, sans faire ce schéma trop simple, constate
que finalement on a toujours pensé ainsi. Cela est déjà présent dans le mot « objet » lui-même
qui signifie « lancé devant ». L’objet lui-même implique déjà que c’est « devant ». Pour le terme
« sujet », on mettra le point en dessous.

Le sujet soutient tout ceci, il est lancé en dessous de tout ceci. À partir de Descartes, effective-
ment, on croit que « moi » représente le monde et cela conduit éventuellement à la thèse de
Schopenhauer, « Le monde comme représentation » ce qui est aussi la visée de sa thèse. Mais pré-
cisément, mon monde est ma représentation. Bien, c’est un schéma très ouvert, mais comme dit
Lacan, nous n’allons pas faire les différences. On peut faire toutes sortes de théories à partir de
cela. Il introduit également la suspicion sur la réalité du monde extérieur, parce que si le monde
est ma représentation peut-être est-il aussi mon rêve. Descartes souligne bien que la certitude de
mon existence comme sujet est très différente de l’existence du monde extérieur, et comme expé-
rience mentale, dirions nous, je peux imaginer que le monde n’existe pas, que tout le perceptum
est une tromperie d’un Dieu méchant, mais de mon existence hors de tout cela, oui, je peux être
sûr. La démonstration du Cogito dépend de quelque chose comme ceci. Je peux me séparer au
niveau de la certitude, je suis séparé comme sujet de tout le monde sensément extérieur.
Nous pouvons effectivement écrire également ce qu’introduit Kant, le caractère subjectif de la
représentation. Lacan le signale dans Le Séminaire XI : à partir du moment où je pense que mes
représentations sont miennes, le monde tombe sous le coup d’une suspicion d’idéalisation. C’est
pour cela que sur le chemin de Husserl, Heidegger pour nier ce schéma, a inventé ce qu’il a
appelé le Dasein. Peu à peu, à partir de ce Dasein, il a effacé toutes les catégories psychologiques
pour ne garder seulement que l’ouverture du Dasein au monde en harmonie.
Quand Lacan se tourne vers l’imaginaire, même s’il ne le dit pas explicitement, il est clairement
proche de la critique phénoménologique husserlienne de la représentation classique. Mais il cri-

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tique également la critique phénoménologique. Qu’introduit-il exactement ? Il accentue d’une


manière conforme à cette orientation que le percipiens n’est pas extérieur au perceptum mais qu’il
est inclus, qu’il y a comme un être dans le perceptum lui-même qui ne lui est pas extérieur, qu’il
ne faut pas partir de l’idée d’une représentation dans laquelle le monde extérieur serait convoqué
face au sujet sûr de son existence, mais qu’il faut penser l’inclusion du sujet de la perception dans
le perçu. À propos des hallucinations par exemple, thème que je ne vais pas développer – je crois
que Leonardo Gorostiza le fera un peu plus tard et c’est aussi le thème de travail de la Section cli-
nique cette année – il ne suffit pas de dire que le sujet perçoit ce qui ne se trouve pas dans le per-
ceptum ni de se demander seulement si le sujet y croit, et de penser que cela n’a pas de consis-
tance. Pourquoi personne d’autre que le sujet ne peut l’expérimenter ? Comme le dit Lacan, la
douleur de l’autre ne peut pas non plus s’expérimenter sauf peut-être si quelqu’un est électrocu-

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té et que par sympathie, on le touche, alors oui on peut l’expérimenter. La douleur, ce n’est pas
parce que on ne peut pas l’expérimenter directement qu’elle n’a aucune consistance et le fait que
les autres ne peuvent la percevoir n’est pas un critère. Ce que Lacan souligne dans les hallucina-
tions verbales c’est qu’elles ont une structure linguistique propre et qu’il ne faut pas les penser à
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partir d’une erreur ou d’une maladie du sujet mais comme exploitation de la structure même du
langage. Le sujet n’unifie pas le perçu, il n’est pas un pouvoir de synthèse extérieur au perçu mais
il est inclus et vous savez que Lacan va développer la théorie du sujet comme effet de la structu-
re et non comme unifiant la structure comme le veux la théorie de la Gestalt.
De telle sorte que depuis la « Question préliminaire … » il peut parler du sujet comme d’un patient
parce qu’il souffre de ce que lui impose la structure. Ce thème est constant chez Lacan des années
durant. Quand il est question de la perception et plus précisément de la perception visuelle, de la
relation avec le scopique, il s’agit de rétablir le percipiens dans le perceptum, d’assurer et de fonder
la présence du percipiens dans le perceptum. Une présence en plus, un « en plus » oublié de la théo-
rie classique. Mais il y a également une absence. Il faut se référer au concept de réalité chez Freud.
L’objectivité de la réalité suppose, selon Freud – pour moi, c’est un court-circuit, mais pas pour un
psychologue ou un philosophe classique – que la libido n’envahisse pas le champ perceptif. C’est
dire que pour Freud, la condition de l’objectivité de la réalité est un désinvestissement libidinal. Sa
traduction ingénue est l’éthique du scientifique sensé s’appliquer méticuleusement à ne pas mettre
en jeu ses passions personnelles et à effacer toute libido, ou tout au moins la libido sciendi pour
décrire ou investiguer la réalité. Mais cette supposée éthique du scientifique traduit cette exigence
de délibidinalisation de la perception que Lacan traduit dans son code comme extraction de l’ob-
jet petit a et en ça, la condition de « l’objectivité de la réalité » – entre guillemets, parce que le sujet
est toujours inclus, comme dit Lacan le perceptum est toujours impur – est que la réalité soit un
désert de jouissance. Cette jouissance se condense dans l’objet petit a de manière telle que la pré-
sence du percipiens dans le perceptum est corrélative de ce qui apparaît comme une absence de plus-
de-jouir. Quand on étudie la vision, qu’on l’étudie en psychologie, en médecine, en ophtalmolo-
gie, elle est une relation à la réalité sans jouissance. C’est pour cela que Lacan distingue le champ
de la vision de ce qu’il appelle le champ scopique. Ce qu’il appelle champ scopique c’est la réalité
et la jouissance. Lacan a développé une théorie du champ scopique en étudiant comment la pul-
sion se présentifie dans ce champ. Cela, la clinique nous l’enseigne également. Elle nous donne les
phénomènes dont nous devons tenir compte comme l’exhibitionnisme, le voyeurisme. Un exhibi-
tionniste, un voyeur, ce n’est pas un pur percipiens, cela démontre une implication du sujet très dif-
férente de celle du sujet de la représentation.

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Les prisons de la jouissance

Donc, la thèse fondamentale de Lacan sur le champ scopique et sur sa prévalence, est que dans
ce champ on ne perçoit pas, on ne sent pas, on ne voit pas, on n’expérimente pas la perte de
l’objet petit a. C’est le champ qui pourrait permettre l’oubli de la castration et c’est également
un champ désangoissant, pacificateur. Quand on parle de ce thème passionnant, il semble que
nous avons appris ce qui était le plus étudié, l’objet regard. Cet objet regard imperceptible,
Lacan l’identifie – comme une illustration – à la fenêtre en tant que nous appelons fenêtre ce
qui permet de voir, à travers quoi on voit, mais qu’on ne voit pas : la fente. Lacan dit par
exemple dans Le Séminaire XIII : « La fenêtre qu’on appelle un regard ». En cela, ce qu’il appel-
le regard est un vide corrélatif d’un moins-un. Quand l’œil est un organe, le regard est un vide
et c’est ce qui permet à Lacan de substituer à la paire de Merleau-Ponty, visible-invisible, celle
de l’œil et du regard. Nous pouvons, dès lors, appeler objet le regard en tant qu’il n’est pas cet

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objet en face, c’est l’objet qui ne peut se voir lui-même parce que c’est la condition même de la
vision. Appeler cela objet nécessite une construction différente de celle des objets freudiens. Les
objets freudiens sont au nombre de deux : l’objet oral et l’objet excrémentiel. Ce sont des objets
qui ont l’avantage, si je puis dire, d’être les prototypes du perceptum. Ils sont chez Freud lui-
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même, corrélatifs d’une demande. L’objet oral se demande à l’Autre. L’objet excrémentiel, déjà
chez Freud, est l’objet que l’Autre demande. Comme dit Lacan : demande à l’Autre, demande
de l’Autre. Les objets lacaniens, au contraire, se situent comme répondant au désir. Désir de
l’Autre, la voix ; désir à l’Autre. Lacan le construit par homologie, ce désir à l’Autre n’est pas
totalement évident sinon pour désigner comme une aspiration du sujet de la part de l’Autre. Ce
que Lacan désigne là comme objets, nous ne les percevons pas. Ce qu’il appelle regard ou voix
sont des objets dont la substance, la substantialité ne peuvent se capturer. Ce qu’il appelle voix,
ce n’est pas le ton, ce n’est pas le souffle, moins encore le sens, la voix est ce qui est déjà présent
dans chaque chaîne signifiante et ce qu’il appelle regard n’est pas quelque chose qui se trouve
dans l’œil ou qui sort de l’œil. C’est dire qu’il donne de ces objets regard et voix, une définition
extérieure à la perception et que nous pouvons tous approcher ces deux termes à partir du perçu
mais qu’ils ne se constituent réellement que lorsque la perception n’est pas possible. Qu’est ce que
ça veut dire, éclairons un peu les choses. Les objets freudiens viennent essentiellement de l’expé-
rience de la névrose. Pour le névrosé, les objets de la demande sont bien présents. Le désir névro-
tique se lie à la demande de l’Autre, il vise la demande de l’Autre et Lacan disait que la demande
de l’Autre est finalement l’objet fondamental. À l’inverse, les objets lacaniens viennent de l’expé-
rience de la psychose et il est regrettable à mon sens, que nous n’ayons qu’une seule salle consa-
crée à ce thème de la psychose alors que c’est là que se fondent pour Lacan, le regard et la voix.
S’il n’y avait pas eu la psychose, sa thèse ne tiendrait pas. C’est dans l’expérience du psychotique
que la voix que personne ne peut entendre, que le regard que personne ne peut voir, trouvent leur
existence. C’est dans le psychotique que Lacan finalement introduit la théorie de la perception
pour la faire exploser, pour ne pas réduire l’expérience du psychotique à l’expérience supposée
normale. Mais il s’agit de penser l’expérience supposée normale à partir de celle du psychotique
qui complète notre expérience du monde. De la même manière que le graphe à deux étages de
Lacan est comme révélé par l’expérience psychotique et qu’ensuite nous pouvons nous demander
dans quelle mesure nous pouvons nous penser comme auteurs de ce que nous disons.
Ainsi, dans Lacan, le champ scopique comme le champ vocal, s’appuient sur l’expérience psy-
chotique parce que dans cette expérience précisément, il n’y a pas la délibidinalisation de la réa-
lité, il n’y a pas l’extraction de l’objet petit a. Dans l’expérience psychotique, voix et regard ne

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Jacques-Alain Miller

s’élident pas. C’est le privilège du psychotique de percevoir les objets lacaniens, voix et regard.
Il perçoit la voix présente dans chaque chaîne signifiante. Il suffit qu’il y ait chaîne signifiante
pour qu’il y ait voix et il suffit d’une pensée articulée pour faire percevoir la présence d’une voix.
Le regard qui vient du monde, le psychotique l’éprouve en lui-même douloureusement mais ce
sont « les choses qui le regardent », quelque chose « se » montre. D’où le fameux exemple de la
boîte à sardines, la petite anecdote célèbre de Lacan qu’on a rappelée aujourd’hui qui vient pré-
cisément pour donner un simulacre d’une expérience psychotique. Cet objet là me regarde moi
et je suis, moi, dans le perceptum de cet objet. Lacan dit que le cadre est dans mon œil, et cela
est la vérité de la théorie de la représentation mais moi je suis dans le cadre.
Il y a également la référence au mimétisme qui est le thème de l’exposé de Vera Gorali. L’appui pris
par Lacan sur le mimétisme, tient à ce qu’il montre le sujet animal de la perception immergé dans

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son Umwelt non pas comme étranger à son Umwelt mais comme soumis à ce qui s’y passe. De telle
sorte que le mimétisme sert à Lacan pour critiquer la théorie classique de la perception, c’est-à-dire
pour critiquer la position d’extériorité du sujet parce que dans le mimétisme, nous voyons le sujet
de la perception patient et souffrant du perceptum. Si bien qu’un mot revient quatre ou cinq fois
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quand Lacan parle dans son œuvre du champ scopique : « l’immanence », manere, en latin, c’est
« rester », « demeurer dans ». L’immanence, soit de l’objet comme il le dit parfois, soit du sujet,
veut dire, en opposition avec transcendantal, qu’il est hors de, qu’il est à l’extérieur. Le mimétisme
introduit aussi une petite variation sur la fonction du voile, c’est-à-dire que le mimétisme intro-
duit au lieu du voile, le masque, ou transforme le voile en masque de soi-même.

Objet Sujet

C’est-à-dire que nous devons poser le sujet de ce côté, il se masque pour l’autre qui le regarde
depuis là, c’est lui qui interpose, face à l’œil de l’autre, le masque dont il peut jouer en tant qu’il
donne à voir quelque chose, distinct de son être caché. Lacan signale, c’est son opinion, que c’est
par l’intermédiaire des masques que le masculin et le féminin se rencontrent de la manière la
plus ardente. C’est une thèse vénitienne mais cela justifie totalement l’affiche qui préside à ces
Journées. Autre variation également possible à partir de ce schéma, nous pouvons mettre de ce
côté-ci l’œil et ce côté-là le regard caché derrière le masque.

Œil Regard

Autre Sujet

Masque

À propos de la fameuse thèse selon laquelle le tableau pacifie, selon laquelle nous déposons le
regard, peut-être faut-il distinguer deux positions. Premièrement, il faut distinguer la position

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Les prisons de la jouissance

de l’artiste et celle du spectateur. L’artiste pose le regard dans le tableau et Lacan – sans le déve-
lopper, mais c’est ainsi que je le lis – considère le coup de pinceau comme le dépôt de regards
dans le tableau de la part de l’artiste, comme s’il y avait une pluie de regards sur le tableau de la
même manière dit-il, qu’un oiseau perdrait ses plumes. On sait que classiquement, on théorisait
la pratique de l’artiste, du peintre, à partir de l’objet anal, c’est-à-dire que c’est comme si le
peintre se défaisait du regard dans le tableau où s’accumulent ainsi, dirons nous, ces regards
excrémentiels. Au contraire, le tableau donne du plaisir au spectateur qui trouve dans la réalité
quelque chose de beau et cela apaise en lui l’angoisse de castration parce que rien ne manque.
Le spectateur peut voir le regard dans le tableau mais un regard incarcéré, le regard matérialisé
sous forme de coups de pinceau. Ainsi le tableau, tel que le commente Lacan selon moi, est
comme une prison pour le regard. Lacan fait une exception pour la peinture expressionniste

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mais en tant que la peinture expressionniste essaie d’activer le regard qu’il y a dans le tableau et
en tant que le spectateur se sent regardé et capturé par le spectacle. Bien, j’avais préparé une sim-
plification rapide de toute la construction de Lacan dans Le Séminaire XIII quand il réduit le
nombre de dimensions mais je crois que ce serait trop pour le programme.
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Conclusions

Premier point. L’art moderne, contemporain, a appris peut-être un peu trop, dans l’histoire de
l’art lui-même, la leçon de Lacan. C’est-à-dire, qu’il exploite le fait que ce qui est fondamental
dans le tableau, c’est le cadre. C’est Duchamp qui a le premier, découvert et exploité cela, sachant
qu’il est suffisant de prendre un socle, l’étiqueter, y poser un objet de la réalité. Si c’est un artiste
qui le fait, cela se transforme en œuvre d’art. Il l’a découvert et exploité très discrètement.
Naturellement, ceci se fonde sur une reconnaissance préalable de l’artiste et suppose ce qui repré-
sente un artiste auprès des autres artistes. Nous pouvons peut-être constater que malgré le méri-
te des artistes contemporains, la vie de l’esprit, comme disait Hegel, ne passe pas par l’art. Il n’y
a pas aujourd’hui, je pense et le regrette, de controverses comme il y en avait à l’époque des
impressionnistes lorsque toucher au tableau provoquait auprès des connaisseurs une véritable
insurrection. De la même manière que nous ne nous occupons pas tellement des questions reli-
gieuses qui, avant, soulevaient les passions, il semble que la libido s’est retirée du champ de l’art.
Deuxième point. Nous savons que le symbolique est pour partie ou tout entier imaginaire.
Quand nous disons que le symbolique est un semblant, nous voulons souligner l’appartenance
du symbolique à l’imaginaire.
Troisième point. L’imaginaire n’est pas la Gestalt, il est enveloppe de la jouissance. La capture de
la jouissance passe par l’imaginaire.
Quatrième point. Le regard reste du côté de l’Autre même si l’Autre n’existe pas et je considère
le débat d’hier comme une parenthèse qui prouve que le regard de l’Autre reste, même si l’Autre
a cessé d’exister.
Je conclurai avec une référence de Lacan dans Le Séminaire XIII. Il a illustré par l’intermédiaire
du champ scopique la division du sujet et il dit de la position de l’analyste que la formation de
celui-ci a comme objectif que viennent au monde des sujets pour lesquels la division subjective
serait quelque chose, une dimension dans laquelle ils pensent. Ce qui devrait être l’effet pour
chacun, de cette expérience unique qu’est l’analyse, serait un effet séparateur d’avec l’ensemble
du troupeau, selon les mots de Lacan.

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Semblants et sinthomes
Présentation du thème
du VIIe congrès de l’AMP
Jacques-Alain Miller*

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Je demande aux collègues français de m’excuser, je vais parler en castillan, pour le plaisir de par-
ler en castillan et sans doute aussi pour établir un contact plus direct avec l’assistance, car c’est
la langue de la plupart de ceux qui sont ici. Peut-être y a-t-il un peu de démagogie en cela, mais
je l’assume, puisque ça me fait plaisir.
Ma seconde excuse est de ne pas avoir participé à cette conversation générale, du fait que j’ai
tenté de faire un pas de plus, d’aller un petit peu au-delà du point où j’étais arrivé jusqu’alors.
Et ce, pour commencer à thématiser quelque chose qui est difficile à formuler, avec l’idée que
le prochain Congrès permettra d’avancer sur ce qui pour moi-même reste énigmatique. Un pas
un tout petit peu au-delà, parce que nous savons chaque fois davantage de choses, de Freud, de
Lacan, de notre sujet supposé savoir…, ce qui rend chaque fois plus difficile, plus probléma-
tique, d’obtenir un effet qui puisse être quelque chose de différent, d’inédit. Je ne dis pas que
j’y suis arrivé, mais au moins j’ai essayé.

Inspiration ou calcul

Dans l’histoire romaine ancienne – c’est un hommage aux Romains, à trois des AE et à Antonio
Di Ciaccia ici présent –, dans l’histoire mythique, celle de Tite-Live, et je crois qu’on trouve ça
chez Ovide aussi, on raconte que, pour ses décisions institutionnelles, le roi Numa Pompilius
consultait une nymphe, Égérie, déesse des sources et de l’enfantement. Je ne crois pas qu’Éric
Laurent, délégué général, fasse la même chose. Le nom propre de la déesse est entré dans la

* Cette intervention a été prononcée le 24 avril dernier à Buenos Aires.


Établissement du texte : Silvia Baudini. Traduction et notes : Pascale Fari, Marie-Christine Jannot et Beatriz Premazzi.
Texte non relu par l’auteur.

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Semblants et sinthomes. Présentation du thème du VIIe congrès de l’AMP

langue commune : il désigne un agent supposé féminin de l’inspiration, une inspiratrice. Le


Champ freudien n’a pas d’égérie et le choix des thèmes de nos congrès tous les deux ans ne
répond pas à une inspiration mais à un calcul. Si le délégué général et le Conseil de l’AMP me
confient le choix du thème, ce n’est pas tant parce qu’ils se fient à mon inspiration, mais parce
qu’ils doivent penser que je suis un calculateur rigoureux. Je les remercie de leur confiance. Cette
fois, je ne souhaite pas seulement vous communiquer et vous présenter le thème du prochain
congrès de 2010, mais vous faire partager le calcul lui-même.
Chers camarades, en 2010, cela fera trente ans que, tous les deux ans, nous nous rencontrons
autour d’un thème qui oriente, vectorise, comme on dit, le travail, la réflexion de notre com-
munauté. Ce thème témoigne de ce que nous avons en commun à travers nos langues, nos pays,
et en même temps il le cristallise. Ces scansions bisannuelles restent comme les traces d’une his-

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toire, une histoire continue depuis 1980, une histoire qui a changé le cours de la psychanalyse
dans le monde.
On a perdu la mémoire de ces traces – quatorze déjà ! – et je ne crois pas qu’il y ait quelqu’un
pour se rappeler cette liste par cœur. Pourtant, elles ne sont encore pas si nombreuses et, pour
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beaucoup – ceux qui étaient à Caracas au début, ceux qui nous ont rejoints quelques années plus
tard –, je ne doute pas qu’en rappelant cette liste, reviennent les souvenirs des pas qui ont été
faits pour arriver jusqu’à aujourd’hui.
Le choix – telle est la formulation du problème – du quinzième thème de travail suppose d’avoir
en mémoire les quatorze thèmes précédents. Ils ne constituent pas une liste aléatoire, mais une
chaîne signifiante requise par un algorithme ou un quasi-algorithme. Je voudrais mettre en évi-
dence le fil d’Ariane qui parcourt cette liste thématique, comme la logique qui soutient depuis
près de trente ans l’avancée du Champ freudien.

La machine à écrire et le parapluie

Lorsqu’elle a eu lieu, la première fois n’était pas la première, elle était unique. Surgie ex nihilo,
elle était aussi surprenante que la célèbre rencontre surréaliste de la machine à coudre et du para-
pluie sur une table de dissection1. Ici, je parlerais plutôt d’une machine à écrire. Il y a aussi une
autre différence : la machine à écrire était le parapluie. Tel était le rôle tenu par Lacan lui-même,
vivant, en personne, qui avait transporté son corps vieux et malade vers l’Amérique latine pour
rencontrer ses lecteurs inconnus. La machine à écrire était comme le symbole de son œuvre, qui
nous servait précisément de parapluie, c’est-à-dire d’abri, de protection pour pratiquer la psy-
chanalyse dans une culture, une civilisation sombrant sous une pluie, un déluge d’objets de
consommation de masse mais aussi bien de concepts de consommation de masse, qui rendait
impossible une pratique correcte de la psychanalyse. La table de dissection, c’était nous, réunis
pour disserter sur cette œuvre et la disséquer.
Et nous voilà encore ici presque trente ans plus tard. Le Champ freudien continue d’être pour
nous l’attraction de cette œuvre qui interprète Freud et, à travers lui, la psychanalyse elle-même,
et qui, chaque fois, nous donne le souffle pour continuer à interpréter la psychanalyse d’au-
jourd’hui – un aujourd’hui qui se déplace avec la course du temps.

1. Cf. Lautréamont, « Les chants de Maldoror. Chant sixième », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. La pléiade,
1970, p. 224-225.

la Cause freudienne n° 69 125


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Jacques-Alain Miller

Lacan était un original, il ne pensait pas comme les autres. Il argumentait, mais aujourd’hui
encore ses arguments ont toujours quelque chose de singulier, de retors, qui, à mon sens, ne per-
met pas qu’on s’identifie à lui, qu’on le prenne pour un semblable. Voilà ce que signifie dissec-
tion : le contraire d’identification. Ce qui ne permet pas l’identification avec Lacan, c’est aussi
le fait qu’il se déplace toujours dans son enseignement ; il reconsidère, reconfigure ce qui pré-
cède à partir du hic et nunc, à partir du présent, et par rapport à ce qui peut arriver demain.

Ternaires

Le thème de la Rencontre de Caracas fut donc, logiquement, L’enseignement de Jacques Lacan.


Pour ce qui est du hic, du lieu, s’y ajouta, si je me souviens bien, et la psychanalyse en Amérique

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latine. L’enseignement de Jacques Lacan continue d’être notre thème permanent, il s’y ajoute
toujours la prise en compte du moment, du lieu, et une perspective qui part du futur pour
considérer le présent. La rencontre initiale fut aussi une sorte d’instant de voir pour beaucoup
de Latino-Américains, de voir Lacan pour la première et unique fois, et aussi de nous voir les
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uns les autres pour la première fois d’une longue série. Pour marquer la fonction de cette ren-
contre, je rappellerai les vers avec lesquels Dante salue Virgile dans La Divine Comédie et où,
comme le dit Jorge Luis Borges, il fait foi de sa confiance en Virgile : « E io : “Maestro, i tuoi
ragionamenti / mi son sì certi e prendon sì mia fede, / che li altri mi sarien carboni spenti” »2.
La deuxième fois a constitué la Rencontre de Caracas comme étant la première. Elle eut lieu par
la volonté et le vœu de Lacan, qui nous donnait rendez-vous à Paris en 1982. Le thème de la
deuxième rencontre s’est imposé en fonction du premier : après l’enseignement de l’Un, la cli-
nique des autres. Pour la Rencontre à Paris, on demanda donc des cas cliniques et ce fut comme
un temps pour comprendre ce que nous faisions dans nos cabinets avec cet enseignement.
Avec la troisième fois, s’instaura la répétition en tant que distincte du dédoublement. À Buenos
Aires, il fut décidé de confronter la clinique effective avec l’enseignement qui était supposé l’or-
donner, et ce fut comme un moment de conclure cette première époque du Champ freudien. Il
s’agissait cette fois de notre propre volonté. L’automaton actuel s’est constitué à partir de là : cette
décision qui a été la nôtre fut notre pari en faveur d’un automaton qui reste toujours actif. Le
thème était Comment analyse-t-on aujourd’hui ? Je vois que cela vous rappelle des souvenirs.
Ces trois scansions initiales, qui évoquent les fameuses scansions du temps logique, ont conti-
nué à supporter chacune de nos rencontres. Dans chacune, l’enseignement de Jacques Lacan est
central, des cas cliniques s’exposent, et la question « Comment analyse-t-on aujourd’hui ? »
appelle de nouvelles réponses. Ce ternaire initial fonctionne comme l’algorithme secret du
Champ freudien – secret, c’est trop dire, je crois qu’il s’est révélé à plusieurs reprises – : depuis
le début nos thèmes de travail se regroupent par trois.
De plus, ces trois scansions ordonnent chaque ternaire comme tel : le premier, 1980-82-84, fut
dominé par l’enseignement ; le deuxième, 1986-88-90, par la clinique ; le troisième, 1992-94-
96, par la pratique.
Le deuxième ternaire – après cela, vous vous rappellerez des quatorze, vous ne les oublierez pas,
puisque vous aurez le mode de composition de la liste – fut celui de la clinique : Paris 1986,

2. « Tes raisonnements, Maître, sont si certains / et s’emparent si bien de ma foi, lui dis-je, / que les autres seraient pour
moi charbons éteints. » [Dante Alighieri, « Chant XX », La divine comédie. L’enfer, éd. bilingue, Paris, Flammarion,
coll. GF-Flammarion, 1992, p. 184-185.]

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Semblants et sinthomes. Présentation du thème du VIIe congrès de l’AMP

Hystérie et obsession ; Buenos Aires 1988, Clinique des psychoses ; Paris 1990, Traits de perversion.
Ensuite, 7, 8, 9. Ce ternaire fut celui de la pratique. Caracas 1992 : nous avons commencé par
le terme majeur de la pratique, Le transfert, qui s’établit au début de la cure. Paris 1994 : nous
nous sommes déplacés à l’autre extrême, Fins d’analyse. Buenos Aires 1996 : nous avons essayé
de conclure ce ternaire en visant une certaine généralisation sur Les pouvoirs de la parole – nous
avons traité des pouvoirs et aussi des limites des pouvoirs de la parole.
Puis, 10, 11, 12 : nous n’en avions pas encore terminé avec l’accent mis sur la pratique. Dans le
ternaire précédent, nous avions considéré ce qu’il y a de plus classique dans les coordonnées de
la pratique, mais on sentait qu’une actualisation en fonction de l’évolution même de la pratique
était nécessaire. Ainsi le ternaire 10-11-12 fut-il celui de la pratique actualisée.
Pour Barcelone 1998, il y a dix ans, alors que ma place dans l’élaboration était, selon moi, mise

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en question, j’ai choisi comme thème une expression que j’avais travaillée dans mon cours3 à
partir d’une indication de Lacan, Le partenaire-symptôme, qui fut le dixième thème. C’est pour
moi l’occasion de remercier Silvia Tendlarz de l’établissement du Séminaire du même nom,
Graciela Brodsky, de la supervision de l’édition et Dora Saroka, la traductrice, de son excellent
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travail.
Pour Buenos Aires 2000, au moment où, si vous vous souvenez, se multipliaient, tout spéciale-
ment en Argentine, les échanges avec divers courants de l’IPA, j’ai choisi un thème qui pointait
la division entre le lacanisme et, si je puis dire, l’officialisme psychanalytique : la séance courte.
Le titre fut La séance analytique. Si je ne me trompe pas, parce que moi-même je reconstruis cela
de mémoire, ce fut l’occasion d’entendre pour la première fois en Amérique latine les témoi-
gnages des AE dans une Rencontre.
Bruxelles 2002, troisième congrès de l’AMP : venant comme une réflexion a posteriori sur la pro-
duction des AE, le douzième thème fut Les effets de formation en psychanalyse, ses lieux, ses causes,
ses paradoxes. Et il opéra comme le moment de conclure le ternaire de la pratique actualisée.
Nous en venons au dernier ternaire : le treizième thème, pour Rome il y a deux ans, Le Nom-
du-Père. S’en passer, s’en servir ; le quatorzième, à Buenos Aires aujourd’hui, Les objets a dans l’ex-
périence analytique ; reste à choisir le quinzième.
Un participant — Il manque Comandatuba.
Jacques-Alain Miller — Qu’ai-je oublié ?
Un participant — Le Brésil.
Jacques-Alain Miller — Alors mes calculs sont complètement faux, ça, c’est la meilleure ! 2004,
à Comandatuba… il semble que la pratique actualisée ait eu quatre congrès au lieu de trois, ça
a été une adaptation. Il appartient néanmoins à la série précédente, puisque c’est : La pratique
lacanienne, sans standard mais pas sans principes.
J’ai la liste ici : comment appelle-t-on cela ? un lapsus ? Ce n’est pas un lapsus calami parce que
j’en avais écrit quatre et que je n’ai pas vu celui-ci. C’est l’exception à la règle.
Et maintenant, le dernier ternaire : Le Nom-du-Père, Les objets a dans l’expérience analytique et le
prochain thème qui reste à choisir.
Quel est le principe de ce ternaire ? C’est un retour direct sur l’enseignement de Lacan. Mais
cette fois à partir de catégories de notre usage commun, que nous n’avions auparavant jamais

3. Cf. Miller J.-A., « Le partenaire-symptôme » (1997-98), enseignement prononcé dans le cadre du Département de
psychanalyse de Paris VIII, inédit.

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Jacques-Alain Miller

thématisées comme telles. C’était des moyens pour parler d’autre chose, nous ne les avions pas
prises comme thème proprement dit. De plus, il s’agit de termes propres à la langue de Lacan,
alors qu’on avait jusque-là toujours retenu des termes de la langue commune. Ce choix de
termes quasi chiffrés traduit plusieurs choses. Il traduit d’abord, je pense, la pénétration de la
langue de Lacan chez les analystes, qui en font usage qu’ils soient lacaniens ou non. Je ne crois
pas qu’il y ait aujourd’hui dans le monde des psychanalystes qui ne connaissent pas le Nom-du-
Père et l’objet a. Ce choix traduit également notre affirmation du discours analytique comme
lien social de plein droit, avec ses signifiants propres, valides parmi les analystes. Enfin, il tra-
duit aussi un déplacement vers le dernier enseignement de Lacan.
Bien sûr, l’objet a, comme vous le savez bien, est une invention des premiers temps de l’ensei-
gnement de Lacan, et si je devais donner une référence, ce serait : La relation d’objet, Les forma-

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tions de l’inconscient. Depuis lors – et peut-être même antérieurement – l’objet a est présent tout
au long de son enseignement. Ce choix traduit cependant un déplacement vers le dernier ensei-
gnement de Lacan dans la mesure où ce thème a été placé après le précédent, le Nom-du-Père.
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Semblants

Le Nom-du-Père nous renvoie évidemment à la première scansion de l’enseignement de Lacan.


L’expression figure déjà sans traits d’union ni majuscules dans sa conférence de 1953 sur le sym-
bolique, l’imaginaire et le réel4, et elle a pris sa forme classique dans l’article « D’une question
préliminaire… ». Mais il y a deux ans, s’y est ajoutée une référence qui se rapporte au Séminaire
Le sinthome : s’en passer, s’en servir5. Cette référence souligne le caractère de semblant du Nom-
du-Père. Elle le dévalorise, le faisant pur instrument de l’analyste dans la cure, lui enlevant sa
place dans l’inconscient réel et le situant dans l’inconscient transférentiel.
Cette semblantisation, si je peux employer ce mot – en français, ce n’est pas très beau, en cas-
tillan non plus, mais on le comprend –, cette semblantisation du Nom-du-Père évoque déjà la
formule « tout le monde est fou »6. Cette formule provocatrice, cet aphorisme lacanien ne fait
que généraliser et radicaliser les indications de Freud – c’est ce qui m’est apparu cet après-midi.
Par exemple, lorsque, dans son article de 1937 sur l’analyse avec fin et l’analyse sans fin, Freud
dit que chez chaque « personne normale », « moyennement normale », l’ego, le « moi se rap-
proche de celui du psychotique dans telle ou telle partie, dans une plus ou moins grande mesu-
re »7. Ceci a été forclos dans le lacanisme classique mais, avec la semblantisation du Nom-du-
Père, nous en avons récupéré quelque chose – Lacan lui-même en témoigne avec la formule pro-
vocatrice « tout le monde est fou ».
En fait, cette semblantisation était déjà lisible dans ce que Lacan a appelé la métaphore pater-
nelle. Telle qu’il la conçoit, la métaphore est une topique, une distribution des places occupées
par des éléments ; virtuellement, la métaphore est déjà une combinatoire. Ou alors c’est que,
même si Dieu est mort, l’idéal n’est pas encore mort dans la psychanalyse. Disons simplement
que, dans la perspective que je propose pour notre prochain congrès, l’idéal de l’évanouissement

4. Cf. Lacan J., « Le symbolique, l’imaginaire et le réel », in Des Noms-du-Père, Paris, Le Seuil, 2005, p. 55 & Lacan J.,
« D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 553.
5. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p. 136.
6. Lacan J., « Lacan à Vincennes ! », Ornicar ?, n° 17-18, 1979, p. 278.
7. Freud S., « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », Résultats, idées, problèmes, tome II, Paris, PUF, 1985, p. 250.

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Semblants et sinthomes. Présentation du thème du VIIe congrès de l’AMP

symptomatique total n’a pas de sens. C’est ce qui distingue la fin de l’analyse telle que Lacan l’a
posée en 1967, de la passe effective telle qu’elle nous apparaît au travers des témoignages que
nous recueillons : la narration de l’algorithme du transfert – qu’est-ce qui se raconte ? qu’est-ce
qui se dit ? – ; l’émergence d’un semblant, le sujet supposé savoir, et sa transformation en un
autre semblant, l’objet a, d’égale substance, au travers du détachement de quelques signifiants-
maîtres. Dans les témoignages par exemple, l’articulation de ces signifiants-maîtres ne va pas
sans la part de choix propre à l’auteur – c’est perceptible. Ce choix répond à des tentatives d’ex-
position qui s’imposent par ce qu’elles donnent comme satisfaction dans la mise en ordre de
l’Autre. Vous reconnaissez ici le terme qui m’a enchanté dans l’exposé de Carmelo Licitra Rosa :
« une sorte de toilette de l’Autre »8. Un témoignage de passe, c’est ça, c’est une sorte de toilette
de l’Autre.

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Si nous suivons le Lacan de 1967, tout le parcours d’une analyse se situe dans le registre du fan-
tasme. C’est-à-dire que la doctrine de la fin d’analyse qui correspond à la logique du fantasme
ne se développe pas dans la perspective du réel : telle qu’elle se présente à partir de ce texte, la
fin s’obtient par la rupture des éléments qui constituent le fantasme, S/ et a. À ce niveau, oui,
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on observe l’évanouissement : d’abord, une déflation du désir comme effet symbolique dont la
vérité est le - f de la castration ; ensuite, la mise en évidence de l’objet qui le comble et qui a la
même structure, comme Lacan le répète plus d’une fois. Après quoi, on peut se passer de croi-
re en la castration, on peut se passer de la boucher avec l’objet, et on peut aussi les utiliser, de
même que le Nom-du-Père. On se sert en particulier de l’objet a dans la cure des autres, on l’uti-
lise clairement comme un semblant, en tant qu’agalma, dit Lacan déjà en 1967. Le psychana-
lyste, énonce-t-il précisément, va utiliser l’objet a comme « agalma de l’essence du désir »9.
Mais attention ! dans ce texte, aussi bien l’objet a que - f sont deux noms à travers lesquels
Lacan nomme le désir de l’analyste. Ce sont les deux versants du désir du psychanalyste, ce sont
les deux valeurs qu’il prend10. C’est incroyable, combien de fois ai-je lu ce texte sans voir qu’il
disait que c’étaient des valeurs du désir de l’analyste ! Dans ce contexte, elles dépendent de la
nature de semblant de l’expérience même, cette expérience qu’on mène à bien grâce à des
paroles, seulement des paroles, disait Lacan. Dans « La direction de la cure… », il y a une phra-
se un peu scandaleuse – « faire oublier au patient qu’il s’agit seulement de paroles »11 –, mais
qui comporte déjà cette valeur de semblantisation de l’expérience.

Disjonction du réel et du vrai

La suite de mon propos suffirait déjà à faire douter du caractère réel de la fin telle qu’elle est
ainsi tracée. La passe en 1967 a l’air totale, c’est la description de la fin de l’analyse comme
mariage du désir et du savoir, en tant qu’ils sont une même chose, une seule surface moebienne
dont le bord soutient la brillance de l’agalma caché. Évidemment, en tant que termes de l’ordre
symbolique, désir et savoir, c’est la même chose. Nous voyons Lacan, nous le suivons dans ses
tentatives de forcer le binaire désir / savoir pour accommoder la jouissance, pour remplacer
l’agalma par le plus-de-jouir.
8. Cf. le témoignage de Carmelo Licitra Rosa, « Vivre… après la passe », à paraître dans le prochain numéro de la Cause
freudienne.
9. Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, op. cit., p. 254.
10. Cf. ibid., p. 251-252 notamment.
11. Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, op. cit., p. 586.

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Jacques-Alain Miller

Or en fait, prendre en compte la jouissance fait sauter ce binaire, ça le relativise, ça le renvoie


précisément au registre de ce que Lacan, dans son dernier écrit, appelle « la vérité menteuse »12.
C’est ainsi que Lacan relativise la passe : le mieux, dit-il, que puissent faire les AE est de se ris-
quer à témoigner de la vérité menteuse, c’est-à-dire de cet évanouissement de - f et de l’objet a,
et, dès lors, de la manière dont ils peuvent en faire usage. Ce qu’il y a de meilleur dans un témoi-
gnage suppose d’assumer le mensonge de la vérité.
C’est pour cela que Lacan définit le témoignage de passe comme l’hystorisation13, l’hystérisation
de l’analyse. Dans la psychanalyse, depuis toujours l’hystérie est le type clinique où le symptô-
me se fait semblant, se montre ductile au désir de l’Autre. Peut-on douter du fait que ce spec-
tacle des témoignages vient répondre au désir de notre communauté ? Traduire cela comme une
dévalorisation de la passe serait une mauvaise lecture. Le mensonge de la vérité est structurel,

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puisque le vrai et le réel sont distincts, et que le réel ne peut que mentir au partenaire14, nous
dit Lacan dans « Télévision ».
Avec la passe, Lacan avait annoncé qu’il irait au-delà de Freud. Pourquoi ? Parce qu’il pensait
avoir résolu le problème que Freud pose à la fin de son article sur l’analyse avec fin et l’analyse
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sans fin, à savoir, le « refus de la féminité »15. Lacan pensait avoir résolu ce problème en révé-
lant le phallus et le - f comme des semblants susceptibles de s’évanouir en tant qu’ils se sépa-
rent de l’objet prégénital. Se penchant sur la dernière partie de l’article de Freud, Lacan avance :
« Je vois comment aller au-delà ». Dans la mesure où le phallus est un signifiant, on peut aller
au-delà. Mais cela supposait une grande confiance dans la logique : tout le texte de 1967 repo-
se sur une croyance extrême dans la logique – algorithme, solution d’équation…16 C’est l’ana-
lyse considérée comme le développement d’une démonstration.
L’axiome, ou le préjugé, qui est au fondement de cette perspective, est que la logique est la scien-
ce du réel17 – Lacan le mettra en relief, des années plus tard, précisément pour l’abandonner.
Durant toute cette période de son enseignement, il pensait que la logique était la science du réel,
comme il pensait que la linguistique était celle du langage. C’est lorsqu’il a saisi tout ce qui dans
son enseignement se soutenait de ladite croyance, qu’il a renoncé à la linguistique en tant que
science du langage et à la logique en tant que science du réel.
Allant au-delà de cette formule que nous trouvons dans « L’étourdit », le dernier enseignement
de Lacan s’avance vers : il n’y a pas de science du réel. Comme dans une analyse précisément,
Lacan formule que la logique est la science du réel, puis peu après le nie18.

Opacité

Dès lors qu’il apparaît en toute clarté que la logique est une combinatoire de semblants, nous
pouvons nous en passer à condition de nous en servir. Mais nous ne pouvons utiliser la logique
que si nous nous passons d’elle et de notre croyance en elle.
12. Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, op. cit., p. 573.
13. Cf. ibid., p. 571-573. Cf. aussi Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, op. cit., p. 568.
14. Cf. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op. cit., p. 516.
15. Cf. Freud S., « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », op. cit., p. 266-268.
16. Cf. notamment l’emploi de ces termes in « Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967… », op. cit., p. 247-251.
17. Cf. Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 449 & Lacan J., « Peut-être à Vincennes… », Ornicar ?, n° 1,
janvier 1975, p. 4.
18. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçons des 12 février, 19 février & 9 avril 1974 notam-
ment, inédit.

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Semblants et sinthomes. Présentation du thème du VIIe congrès de l’AMP

De sorte que les témoignages de passe sont par excellence des témoignages de l’incurable. Ces
témoignages eux-mêmes sont des productions symptomatiques évoquant une opacité et ils
valent en tant qu’évocation de cette opacité. Je pense que c’est ainsi que Lacan l’articule, et je
crois que cette formule, nous pouvons la prendre comme guide pour notre travail dans cette
zone obscure. Dans son texte « Joyce le Symptôme », Lacan parle de la jouissance « propre au
symptôme », qui est « opaque » parce qu’elle exclut le sens19.
Cela va dans la direction opposée au concept de sens joui20 dont Lacan a tenté le forçage, et ren-
voie à une opposition entre sens et jouissance. Bien sûr, l’analyse réduit cette opposition, elle
l’affine ; comme l’énonce Lacan, elle recourt au sens pour résoudre la jouissance, mais elle ne
peut « y parvenir qu’à se faire la dupe… du père »21. C’est-à-dire que l’analyse se sert du père,
d’un signifiant Un qui permet la lecture de cette opacité ; elle tente d’en élucider une partie,

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mais en utilisant le semblant d’un signifiant Un.
Ceci peut, je pense, nous donner le souffle pour reconfigurer notre clinique à partir de ce point.
Le symptôme comme message signifié par l’Autre est un effet de l’analyse : contrairement à ce
que formule « L’instance de la lettre… », il n’est pas une métaphore22, et le sens ne nous permet
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que de circonscrire l’inintelligible. Tel est le pari qui s’ouvre pour notre clinique : renoncer à la
transparence, toujours illusoire. Ne pas considérer les restes symptomatiques comme des menus
détails mais, au contraire, renoncer à la transparence sans céder sur l’élucidation, accepter que
la passe ne soit pas de l’ordre du tout, mais de celui du pas-tout. Lacan dit, de toutes les manières
possibles, que chaque analyste, et chaque AE bien entendu, est produit par une voie qui lui est
propre, pas par le même. Les analystes ne sont pas semblables. Je propose ainsi d’articuler une
dialectique du sens et de la jouissance dans l’expérience analytique et de mettre en évidence dans
nos travaux le bord de semblant qui situe le noyau de jouissance. Non pas gommer le semblant,
mais le récupérer.
Je n’ai rien dit des nœuds. Pour l’instant, je dis seulement qu’on ne peut s’en passer, mais uni-
quement à condition de ne pas s’en servir. Ils resteront comme métaphore – c’est une proposi-
tion – de l’absence d’une science du réel, qu’ils ne remplacent pas. Si la pratique de la psycha-
nalyse existe, c’est en tant qu’il n’y a pas de science du réel.
Merci.

19. Cf. Lacan J., « Joyce le Symptôme », op. cit., p. 570.


20. Cf. notamment Lacan J., « Télévision », op. cit., p. 520.
21. Lacan J., « Joyce le Symptôme », ibid.
22. Cf. Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », Écrits, op. cit., p. 528.

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Les crimes en série


Entretien avec Francesca Biagi-Chai *

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La Cause freudienne – Ton livre connaît un grand succès et touche manifestement l’opinion. Tu
es passée hier sur FR3 …

Francesca Biagi-Chai – Oui, j’ai eu droit à sept minutes à FR3 Toulouse à propos du procès
Fourniret1, c’était le jour du verdict. Une journaliste a été sensible à une formulation que j’avais
eue : « Fourniret avant Fourniret ». Cela m’a permis quand même de dire des choses très pré-
cises. Je leur ai dit notamment que Fourniret était, compte tenu de ce qu’il avait fait, au-delà de
tout. Il sera très bien en prison et il ne réclame pas d’ailleurs la révision du jugement.

lCf – Il ne fera pas appel ?

F B.-C. – Non ! Comme Landru d’ailleurs s’était présenté à la guillotine. Par contre, si la peine
de mort existait encore aujourd’hui, c’est sûr que je serais intervenue, et je n’aurais pas été la
seule, parce que la peine de mort, c’est autre chose que la prison à vie ou l’hôpital. La prison,
finalement, pour quelqu’un qui est allé aussi loin, cela ne change pas grand-chose. Le problème
c’est qu’il soit allé aussi loin.
La première fois qu’il avait eu affaire à la justice, c’était il y a plus de vingt ans, en 1987. Les
experts l’avaient identifié alors comme un névrosé obsessionnel, obsédé par sa femme, et ils lui

* Entretien autour de son livre Le cas Landru à la lumière de la psychanalyse. Préface de J.-A. Miller Paris, Imago, 2007
avec Nathalie Georges Lambrichs, Yves Depelsenaire et Philippe Hellebois
1. Je me trouvais à Toulouse la veille au soir, invitée par Christiane Alberti,à la librairie « Ombres Blanches » où j’ai
présenté mon livre, suivi d’un dialogue avec maître Pierre Alfort, avocat de Patrice Alègre, auteur de l’ouvrage J’ai
défendu Patrice Alègre, aux éditions du Seuil.

la Cause freudienne n° 69 133


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Entretien avec Francesca Biagi-Chai

avaient proposé de demander à faire une psychothérapie à sa sortie de prison. Or, on voit bien,
rétrospectivement, qu’une brèche métonymique s’était ouverte à partir d’un point délirant, et la
question brûlante est bien sûr : aurait-on pu saisir cela sur-le-champ ? J’ai souligné à la télévi-
sion hier que cette brèche n’était pas du registre de l’obsession, et que Fourniret réclamait justi-
ce du fait de la non-virginité de son épouse : « Moi, resté pur le soir de mes noces ! J’ai pris ça
comme une injustice. J’ai rien compris. »
Ce que ces vingt années (et plus…) de travail intense en psychiatrie nous ont appris, c’est que
dans un tel cas, on n’est pas du tout du côté du sujet de la jouissance, mais du côté d’un pur
sujet de droit. C’est donc à partir de ce droit que Fourniret (mais bien d’autres aussi) a estimé
avoir subi lui-même un préjudice et c’est à partir de ce préjudice qu’il doit faire se rejoindre
nature et culture sans qu’il y ait plus de faille. Il lui faut retrouver en bonne logique le point où

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finalement cela lui a fait défaut pour être un homme dans la vie. C’est un point de béance, de
trou dans le symbolique, parce que l’hymen pour lui, ce n’est pas la métaphore de la virginité,
la question n’est pas que sa femme ait appartenu à quelqu’un d’autre. La question porte sur ce
qu’il en est de l’hymen que la nature a mis là, parce que la nature a ses raisons et que quand la
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nature fait quelque chose elle le fait bien. « Si elle a créé l’hymen, c’est bien qu’elle avait ses rai-
sons. » Donc, c’est à partir du fait qu’il ne peut pas savoir quel est le secret de la vie qui se loge
à cet endroit précis que pour continuer à vivre il est absolument obligé de le savoir : ça n’a rien
à voir avec une obsession !
C’est le début d’une descente aux enfers. Quand il est arrêté, en 87, on ne lui demande pas
grand-chose car il est arrêté pour tentatives d’agressions sexuelles sur des jeunes filles. Pourtant
il fait déjà alors, et de lui-même, l’aveu spontané d’un grand nombre de tentatives qu’il a faites
pour retrouver ce point-là. Il écrit alors une lettre au procureur, une lettre complètement
déstructurée sur le plan de la grammaire, où une phrase impersonnelle retient l’attention. Il écrit
en effet ceci : « Il doit se former le projet qu’une aventure, ou liaison peut racheter cela, peut-
être. Mais ce type d’événement implique une disponibilité que je n’ai pas… »

lCf – Il parle de lui à la troisième personne, c’est ça ?

F.B.-C. – Oui, mais c’est plus que ça : « il doit se former le projet d’une réparation possible ».
Avec ce « il » là, on a la structure d’un énoncé hors chaîne, un énoncé qui est en lui sans que
lui-même le sache. C’est la question que Lacan formule : « Comment le sujet peut-il reconnaître
quelque chose de lui sans pour autant s’y reconnaître ? ». La phrase est écrite, elle est dite, et elle
présentifie le degré zéro de la subjectivité. Dans ce « il » se formule exactement le programme
de l’inconscient. On peut appeler cela comme ça, le programme de l’impératif de la forclusion
du signifiant-maître qui réclame « la pureté », le sans accroc. C’est son signifiant-maître : « la
pureté », et en même temps, il ne s’y reconnaît pas, c’est-à-dire que cela ne fait pas pour lui
symptôme, mais seulement nécessité, c’est tout, car cette nécessité ne dépend pas de lui.

lCf – Cela nous ramène à Landru. Ton livre commence par une question posée par J.-A. Miller
dans l’introduction : crime de jouissance ou crime d’utilité ? La réponse est dans ce livre…

F.B.-C – Dites…

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Les crimes en série

lCf – Eh bien nous, on a justement une idée d’un crime sans jouissance, d’un crime tout à fait
utile.

F.B.-C. – Oui.

lCF – Et très harmonique à son monde ! Toute l’Europe s’entre-tue entre 1914 et 1918 et
Landru passe en même temps de l’escroquerie au meurtre. C’est assez surprenant. En tout cas
ça n’a rien à voir avec Sade. Ne pourrait-on ici évoquer le fait social total, selon l’expression de
Mauss ? Parlerait-on de crime social ? De crime social total ?

F. B-C. – Je retiens volontiers l’expression de « crime social total » car c’est bien cela : le sujet dis-

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paraît dans les signifiants-maîtres de son époque. C’est ce qui m’a conduite à évoquer aussi les cas
de Bilancia et Rivière. Celui-ci « tue », pour le père, pour sauver le père, le père qui est alors un
signifiant-maître dans l’air du temps, où l’on passe du roi de droit divin au « roi bourgeois ». Le
roi bourgeois, c’est le roi paternaliste, qui annonce le père de la nation. Avant, c’était le repré-
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sentant de Dieu et le droit divin faisait coupure entre le monarque et ses sujets. Avec la monar-
chie parlementaire qui abandonne le droit divin, nous sommes passés dans le registre d’une filia-
tion, disons une filiation symbolique. L’air du temps porte Pierre Rivière, tient ce qui est son idéal
à lui selon lequel un fils doit « sauver son père ». C’est une phrase qui ressemble à un fantasme
mais qui est un réel, puisque le sujet en est l’instrument et qu’il doit l’accomplir dans la réalité.
Il faut bien faire la différence entre le fantasme et une phrase qui est structurée comme un fan-
tasme, mais qui n’a pas la même fonction par rapport à la jouissance. On a une distinction sub-
tile entre le tenant lieu du fantasme dans la psychose et le fantasme proprement dit. Dans le cas
du fantasme, la phrase inclut l’objet, dans l’autre, elle ne l’inclut pas, et, dans ce cas, le signifiant-
maître (ici « sauver le père ») programme l’action, et non pas la jouissance. « Sauver le père » est
pour Pierre Rivière un impératif qui a force de loi, il lui faut le suivre à tout prix. Alors, on voit
bien évidemment que c’est un idéal qui n’en est pas un. C’est un signifiant-maître tout seul,
déconnecté des autres signifiants. Il n’a même pas l’habillage du sens commun de l’idéal, c’est-à-
dire d’un idéal qui porte inclus en lui de l’Un, de la communication, du langage, la fonction de
la limite et la sublimation que tout le monde peut identifier et comprendre comme métaphore.
On ne peut pas dire qu’il n’y a pas d’idéal dans la psychose, mais à condition d’entendre ce mot
« idéal » comme porteur d’une signification réelle, c’est-à-dire hors sens. Chez Pierre Rivière,
« sauver le père » a le statut d’un tenant lieu d’idéal qui porte en lui, non pas la valeur commune
de l’idéal, mais la valeur privée et celle-ci consiste jusqu’au bout en une mission. « Mission », tel
est pour moi le nom et la place néologisée du désir dans la psychose.
On dira alors que la psychose est et reste « ordinaire » parce qu’elle est conforme à l’état du discours
qui lui est contemporain, actuel. Pourquoi ? Parce qu’à défaut de pouvoir être le fils de son père, de
ses parents, symboliquement, à défaut d’avoir pris les parents comme sujets supposés savoir sur la
vie et sur le monde, le sujet se branche sur les signifiants-maîtres de son temps. Pour Landru, ces
signifiants sont la famille, l’ingénieur. Le monde est en pleine révolution industrielle, il y a des ingé-
nieurs partout. Il se fait être, il est le fils de son époque, enfin, le « fils », un fils sans généalogie, avec
un accrochage symbolique réel et précaire, un ancrage de fortune dans son époque.

lCf. – C’est un homme de son temps…

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Entretien avec Francesca Biagi-Chai

F.B.-C – Oui et la période où il a affaire aux banques le démontre aussi bien. Les banques se
développent et Landru n’a aucune inhibition à s’en servir immédiatement. Il se loge dans la figu-
re du marchand et là encore, nous avons cette immanence, cette continuité entre le sujet et l’ob-
jet : il troque les mots comme les choses. Alors ce qui est important à mon avis, c’est de voir
que, quand il s’est agi du signifiant-maître, « la mort », celui-ci a pris sa place dans la suite des
signifiants du champ social, à l’égal de n’importe quel autre et sans la valeur exceptionnelle et
tragique de la guerre. Quand le signifiant de la mort s’actualise avec l’entrée en guerre, il entre
comme signifiant-maître dans la vie « privée » de Landru.

lCf. – Est-ce le moment où il a recours à un pseudonyme, et non à son nom « Landru » ?

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F.B-C. – Il a utilisé de nombreux pseudonymes...

lCf. – Est-ce que c’est significatif ? Est-ce qu’il y a quelque chose d’une mort subjective qui cor-
respond à ce choix d’un autre nom ?
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F.B.-C. – C’est possible. C’est utilitaire au départ, bien sûr, puisque pour lui tout est utilitaire,
y compris lui-même. Le changement de nom ne correspond pas au début des assassinats, il a
commencé avant au moment des escroqueries. Il prend des noms différents. M. Diard, c’est le
premier, pour séduire des femmes, parce que, autre opportunité, on est à une période où les
femmes se libèrent, elles choisissent leur mari. Donc, il les séduit, leur propose fiançailles et
mariage et récupère tous les biens. Il ne se présente pas le jour des fiançailles annoncées et entre-
temps il a vidé tous les comptes. Donc, les noms pour lui, c’est une nécessité commerciale, si je
puis dire, pour ses escroqueries. Mais effectivement, pour répondre à votre question concernant
le sujet, parmi tous les noms, il y en a un qui a un statut particulier. Landru a corrigé le livret
de famille d’une femme qu’il a assassinée, Mme Guillin. A priori, il n’y avait pas vraiment de
raison qu’il le fasse. Il aurait pu s’appeler M. Guillin, car il se servait souvent des papiers de ses
victimes et de leur nom mais là, il fait un faux dans le faux et corrige le nom de Guillin en
Guillet, dont il va se servir comme faux. Devant qui ? Pourquoi ? Cette correction est hors dis-
cours, doublement. En effet, il en rajoute mettant ce hors discours en abyme. On ne comprend
que si l’on sait qu’« ingénieur » est son signifiant-maître et qu’il a inventé un vélo à moteur. Il
se dit « rationnel », sa bicyclette s’appelle « la bicyclette rationnelle » et il existe en France un
ingénieur qui est qualifié « d’ingénieur de la rationalisation » et qui s’appelle… Léon Guillet. À
ce moment- là, Guillet représente pour lui, à la fois, la dérision d’un idéal, et sa destruction,
dans lequel le sujet disparaît. La mort subjective est là.

lCf. – Le diagnostic de personnalités multiples, diagnostic souvent évoqué à propos d’un certain
nombre de cas, n’éclaire rien d’un tel processus. Tu démontres à merveille qu’en réalité la plas-
ticité de Landru n’a rien à voir avec des personnalités dites multiples, mais qu’elles sont toutes
au service d’une idée délirante.

F B.-C. – Oui, avec Guillet on le voit très bien, de même que l’indifférenciation entre le sym-
bolique et le réel et la disparition de l’imaginaire et du corps. Le tout se réduit à une rature.

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Les crimes en série

Cf. – On parle tantôt de personnalités multiples, tantôt de perversion narcissique, pour définir
une soi disant personnalité type du criminel…

F.B.-C. – Cela me fait revenir sur ce qui m’a été demandé hier à la télévision. Il m’a été posé
comme question ceci : puisque vous dites qu’on aurait pu diagnostiquer la folie de Fourniret dès
le début, aurait-on pu faire quelque chose pour éviter tous ces crimes ? J’ai répondu à ça que
l’on pourrait dire que quelqu’un, un psychiatre expert n’a pas bien fait son travail, mais ce n’est
pas ça que je dis. Le problème c’est la façon actuelle dont se font les expertises. La règle, c’est
que tout le monde est diagnostiqué pervers narcissique et surtout ce qui m’est apparu, et que j’ai
tenu à répercuter, c’est que le monde actuel est divisé en deux. Il y a la dépression pour tous à
la place de la névrose ou de la psychose du sujet. C’est une véritable abrasion. Et quand il y a

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passage à l’acte, à la dépression correspond alors la perversion, et à ce moment-là on retombe
sur cette quantification actuelle où perversion entraine prison et non soins. Mais la folie dans
tout ce qu’elle a de singulier, dans tout ce qui fait qu’elle n’est pas déficitaire, dans tout ce qui
fait que pour les psychanalystes il s’agit de quelqu’un, quelqu’un qui entretient avec son époque
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un lien de discours qui nous enseigne sur l’époque elle-même, disparaît totalement. On va donc
vers une société qui veut nier la folie complètement, et donc se renier elle-même, sans le savoir.
La logique fera que les passages à l’acte seront de plus en plus nombreux et viendront rompre
cette homogénéisation fallacieuse.

lCF – Comment le psychanalyste peut-il agir dans ce contexte ?

F.B.-C. – J’ai des patients à l’hôpital, qui m’évoquent ce qu’était Fourniret en 1986. Ils sont sui-
vis en habitant chez eux et eux-mêmes connaissent finalement les signes avant-coureurs de la
rupture. Ils connaissent ce qui les met en situation de danger. Par exemple, il y a là un homme
qui est venu dire que sa femme commence à en avoir assez de lui qu’elle voudrait bien divorcer.
Il dit : « Cela va me mettre en fragilisation ». Il a tout à fait raison d’ailleurs, et on voit bien
comment sa femme fait soutien, appui, bouche la faille, joue le rôle du secrétaire de l’aliéné. Ce
sont des choses que l’on voit aussi au niveau des enfants qui vont très mal. On voit très bien
comment parfois la famille peut constituer un appui qui permet au sujet d’aller vers le meilleur
de lui-même et il ne sera jamais psychotique, bien qu’il le soit entre guillemets, pour nous au
niveau de quelque chose que l’on a entrevu, dans ses dires, dans le signifiant qui a lâché à un
moment donné. Il y a un savoir des familles qui permet parfois d’habiller la faille. C’est extrê-
mement précieux parce que, à l’inverse, on a des familles qui, par leur économie interne si je
puis dire, peuvent être, au contraire, extrêmement pousse-au-crime, sans le vouloir nécessaire-
ment mais parce qu’elles ouvrent la faille. Il y a là, un espace pour une clinique du discours ana-
lytique élargie aux proches, à l’entourage.

lCF – Tu poses le criminel comme révélateur d’une vérité intéressant l’humanité tout entière… ?

F.B.-C. – On peut l’illustrer de deux façons. La première, en considérant que le psychanalyste


ne s’excepte pas du symptôme. Il n’est pas hors symptôme et ce serait d’ailleurs en l’étant qu’il
atteindrait une pureté des plus dangereuses. Tout ce qui va vers la pureté est éminemment sus-
pect de folie et donc de rupture. Cela va vers ça casse et non pas vers on plie, pour reprendre la

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Entretien avec Francesca Biagi-Chai

métaphore du chêne et du roseau. Évidemment c’est un peu fictionnel, parce que l’analyste sait
d’expérience qu’il n’est pas pur. C’est la conclusion du Séminaire XI Les quatre concepts fonda-
mentaux de la psychanlayse de Lacan : le désir de l’analyste n’est pas un désir pur. Pensons aussi
à la forclusion généralisée. Cela veut dire qu’il y a le signifiant, la parole pour communiquer et
puis la parole qui ne communique pas, comme dans l’hallucination etc. Jusque-là, il y avait au
fond entre ces deux modalités de la parole une séparation étanche, coupant le monde en deux :
d’un côté ceux qui communiquent dans le langage avec la métaphore, les névrosés, et de l’autre,
les psychotiques. Quand J.-A. Miller a formulé la forclusion généralisée, cela m’a ramenée à
ceci : tout être humain venant au monde est aux prises avec la parole et le corps. Il doit faire
quelque chose de son corps, c’est à dire l’habiter, y être, faire de l’être avec son corps, soit un peu
plus que du sujet. Pour les sujets névrosés, une part de ce nouage est préexistant, transmis par

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les parents. Il y a un petit peu moins à faire parce qu’on prend cette interprétation en acceptant
finalement la signification du mystère comme étant un point aveugle, mais aussi une donnée. Il
y a là comme une sorte d’allusion, d’interprétation qui ne dit pas le fin mot de l’histoire, mais
on sait que ne pas dire le fin mot de l’histoire est constitutif de l’humain. Donc, finalement le
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trou est bien, c’est le cas de le dire, métaphorisé, fût-ce par le mystère, c’est-à-dire par quelque
chose qu’on ignore.

lCf. – Par une lettre ?

F.B.-C. – Absolument, par une lettre, qu’on accepte comme pouvant ne pas délivrer une vérité
ultime. Par contre, pour le sujet psychotique, entre son corps, la jouissance et le sujet il a tout à
inventer, et c’est ce qui m’a beaucoup éclairée sur le rapport nécessaire et non pas subalterne du
sujet psychotique avec la création. C’est un rapport immédiat, ce n’est pas un rapport médiat ;
c’est-à-dire que la seule possibilité de se faire représenter dans le monde, c’est par un objet de sa
création, au moyen duquel il se crée un corps à chaque fois. Il y est obligé, il n’y a pas d’autre
possibilité et donc j’ai beaucoup appris sur la nécessaire invention et la nécessaire création pour
le sujet psychotique. Il ne peut donc y avoir de Mal absolu que l’on ne puisse interroger, en
exclusion interne à la langue chez l’homme.

lCf. – Ce n’est pas le crime inventif, ce sont des crimes comme invention ?

F.B.-C. – Non, parce que, pour Landru, le crime est l’échec d’une invention, l’invention pré-
existait au crime : c’était la bicyclette à moteur. Et la réussite. Le crime, ce n’est pas un pont sur
l’abîme, ce n’est pas un lien, c’est la plongée dans la séparation sauvage. Le sujet psychotique est
matérialiste. Landru crée sa bicyclette, certes pour un idéal, celui de faire vivre sa famille, mais
à « tout » prix. Tout est là. Il est obligé d’être à cette place et de boucher le trou. Alors, pour
gagner de l’argent évidemment, il avait un petit peu de mal car il passait son temps dans l’in-
stabilité, à aller d’un endroit à un autre, le symbolique étant déjà très déstructuré chez lui. Donc,
il a ce talent et il le met en œuvre, dessinant deux vélomoteurs qui sont exposés au Salon des
Tuileries. Ce n’est pas rien car même si le monde fourmillait d’ingénieurs, rares étaient ceux qui
étaient exposés au Salon des Tuileries ! Là, on a l’invention comme jouissance hors corps pour
se loger dans l’autre, pour sa femme et ses enfants. Pour que tout ça tienne ensemble, il faut de
l’argent pour la famille, ce qui est impossible parce qu’il n’a pas de répondant, comme on dit,

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Les crimes en série

et aussi parce qu’il est seul. Il lui aurait fallu une famille pouvant le soutenir dans son invention,
un frère comme fut Théo pour Van Gogh, l’aidant à commercialiser, à faire la basse besogne qu’il
ne pouvait pas faire puisque c’est sa vie même qu’il inventait. À ce moment-là, il ne peut pas
être, si je puis dire, au four et au moulin. C’est donc l’impossible commercialisation qui fait tout
chuter. Le crime, c’est la récupération hors invention de ce que l’invention n’a pas permis de
tenir, c’est l’échec de la suppléance.

lCf. – Sans vengeance pour autant ?

F.B.-C. – En effet, c’est un crime sans fantasme, sans haine ni vengeance, un crime de pure utilité.

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lCf. – Il n’y a pas de jouissance ? À aucun moment ?

F B.-C. – Je répondrai que cela dépend de ce que l’on entend par jouissance. Chez Landru, l’uti-
litaire est néo-signifié et devient l’équivalent total de la jouissance. Il y a la jouissance de la récu-
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pération, c’est-à-dire la jouissance de faire comme les autres du travail. Une jouissance utile,
comme le reste, donc amputée de sa valeur d’excès propre à qualifier la jouissance. Elle est elle-
même pure, aucun plaisir ne s’en extrait.

lCf. – Est-ce une satisfaction ?

F.B-C. – Non, comme je viens de le dire. Ce n’est pas tout à fait pareil, peut-être y a-t-il la satis-
faction d’un étrange et tragique devoir accompli. Un devoir qui ne satisfait pas plus qu’on ne
s’en plaint. Ce qui éclaire cela, c’est le rapport entre le crime et le récit qu’il fait à Fernande
Segret, sa maîtresse, alors qu’il vient de tuer sa dernière victime, mademoiselle Marchadier.
Après avoir passé la journée à faire disparaître le corps, il rentre auprès de Fernande Segret, pour
passer la soirée. Elle l’attend. Il est même un peu en retard. Elle le décrit comme éreinté, fati-
gué. Enfin on voit qu’il a fait un sale boulot, je crois que ça ne fait pas de doute. Il est visible-
ment physiquement éprouvé. Ce dernier crime nous apprend beaucoup sur le lien entre le signi-
fiant-maître de l’époque et le sujet. La guerre venait de se terminer et Landru semble avoir résis-
té à commettre ce crime. Pourquoi ? Parce que la guerre finie, l’on revient à une économie nor-
male. Il reprend donc ses activités d’escroquerie et de cautionnement et puis d’entreprise. Il veut
monter une usine de radiateurs automobile, mais l’argent continuant de manquer cruellement,
il a cette phrase : « Je ne voulais pas me servir de ce moyen, mais puisque j’y suis obligé », et
c’est là-dessus qu’il va séduire puis tuer Mademoiselle Marchadier, en dehors de l’alibi délirant
de la guerre.

lCf. – Il a avoué le crime de Mademoiselle Marchadier ?

F.B.-C. – Non. Landru n’a jamais avoué aucun crime. La phrase que je viens de citer est rap-
portée par une autre femme, Mme Falque, dans son témoignage. Une femme, assez riche, qu’il
rencontre après la guerre et à qui il ne demande qu’une chose, investir dans ses usines puisque
l’économie industrielle reprend. À ce moment-là, on est dans un réel qui n’aura plus de fin,
parce qu’il n’est même pas bordé par un signifiant de l’Autre.

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Entretien avec Francesca Biagi-Chai

lCF. – Il a aussi eu une pente au suicide…

F.B-C. – Oui, c’est une question qui s’est déjà posée pour Landru. Il avait tenté de se pendre lors
de sa première incarcération pour escroquerie, dix ans avant le premier assassinat. La corde, la
pendaison, traversent toute son histoire ; son père s’était pendu dans le bois de Boulogne. Et
puis, il y a le témoignage d’une femme qui, aux dires des enquêteurs, est digne d’intérêt, une
femme qui dit qu’elle avait trouvé une corde avec un nœud coulant sous l’oreiller, dans la mai-
son de Gambais, et qu’elle s’était enfuie. Landru lui-même avouera avoir étranglé chiens et chats
des femmes disparues, en précisant qu’il s’agit là de « la plus douce des morts ».

lCf. – Il étranglait donc ses victimes ? Il n’a rien avoué, mais il n’a rien dissimulé. En outre, il

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reproche souvent à l’autre de ne pas lui poser les bonnes questions…

F.B-C. – Compte tenu de ce que je viens de vous dire, on a pensé qu’il les étranglait en effet.
L’aveu c’est particulier, c’est autre chose. Enfin, je pense que l’aveu, c’est lié à la signification,
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c’est-à-dire qu’il n’est pas sûr que lui considère avoir tué. Tuer est pris dans son délire là où tout
le monde tue, lui tue, il fait comme tout le monde et la question même disparaît comme ques-
tion portant sur sa différence. Il a fait comme les autres, alors il n’a rien fait de spécial. Qu’est-
ce qu’on lui veut ? Tuer cela aurait peut-être voulu dire qu’il avait « l’intention de nuire ». Or,
l’intention de nuire, n’y est pas. C’est une histoire d’abnégation complète.

lCf. – Il aurait pu tuer et dire « voilà, j’ai tué pour ma famille » ?

F.B-C. – Non ! Ça suppose un idéal commun, qui implique, par exemple : « je suis allé jusque
là, pour eux, j’ai dépassé des limites », ça suppose un assentiment à cette limite, un sacrifice,
mais je précise qu’un sacrifice n’est pas une abnégation. L’abnégation, c’est la disparition du sujet
dans le sacrifice.

lCf. – C’est quand même une référence à la loi, à un idéal qui sont pour lui comme tu dis…

F.B-C. – Des mots inexistants. Une référence de Lacan me revient à l’esprit concernant le réel,
quand il définit le crime réel, dans son texte de 1948, « Introduction théorique aux fonctions
de la psychanalyse en criminologie ». Il s’agit de crimes commis en temps de guerre sur des
populations civiles et qui consistent à violer les femmes en présence d’un « mâle de préférence
âgé et préalablement réduit à l’impuissance » sans que ceux qui le commettent ne se distinguent
avant comme après, comme fils ou comme époux, comme père ou citoyen de la moralité nor-
male. À l’époque, il ne dispose pas de la catégorie du réel , mais il saisit déjà combien ces actes
amalgament imaginaire, symbolique et réel.

lCf. – Les deux références de Lacan à l’affaire Landru ne citent pas Landru mais Monsieur
Verdoux de Chaplin. Pourquoi ce détour ?

F.B-C. – Ah ! oui, j’ai une idée là-dessus. Je pense que Lacan ne voulait absolument pas mettre
à l’époque, surtout les psychanalystes, sur la piste trop rapide de Landru, sans que cela fasse l’ob-

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Les crimes en série

jet d’une monographie très travaillée. Il n’avait pas du tout envie qu’on se serve de Landru pour
faire une sorte de typologie du crime et du criminel. On ne peut vraiment travailler sur Landru,
je crois, qu’après Joyce, après avoir bien saisi la nécessité pour un sujet psychotique d’inventer.
C’est l’échec de cette nécessité qui pousse Landru au crime.

lCf. – Il n’y a pas de passage à l’acte alors ? Quel serait le statut de ses crimes ?

F.B-C. – Ce sont des actes pris dans un contexte délirant, obéissant à un délire, à un signifiant-
maitre isolé.

lCf. – Tu as une formule parfaite, pour les situer : toute l’histoire de Landru, dis-tu, c’est « une

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très étrange psychopathologie de la vie quotidienne »…

F.B-C. – …dans laquelle il a rencontré la guerre.


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lCf. – Est-ce qu’il n’y a pas quand même maintenant une différence de style ? Ce n’est plus la
même société, ni la même vie quotidienne. Sans dire qu’il y a un type de criminel, est-ce qu’il
n’y a pas un style de passage à l’acte criminel aujourd’hui qui est différent, est-ce qu’on peut ima-
giner un Landru aujourd’hui ?

F.B-C. – Oui ! D’ailleurs, des collègues de Nantes m’ont dit : Fourniret fait son Landru. Il ne
faut pas se laisser aveugler par notre propre imaginaire. Le fait que Fourniret avoue ses crimes,
que Landru n’ait pas avoué, le fait que Fourniret ait tué avec quelqu’un qui l’a accompagné là-
dedans et que Landru ait été solitaire, ce sont des points qui les différencient, sans doute, mais
le point sur le terrain sur lequel ils se rencontrent, c’est celui de la pureté. C’est-à-dire que
Landru voulait inventer pour faire vivre sa famille à tout prix, et c’est ce que dit Lacan dans
« Kant avec Sade » : « […] erreur mérite sévérité puisqu’un peu de graine de Critique, qui ne
coûte pas cher, la lui eût évitée. Personne ne doute que la pratique de la Raison eût été plus éco-
nomique en même temps que plus légale, les siens eussent-ils dû la sauter un peu » (Écrits
p. 780). C’est-à-dire quitte à ce que les enfants aient un peu faim, quelle que soit la misère socia-
le, le père ne redevient pas le père d’une horde, qui serait obligé d’aller chasser et tuer les autres
pour récupérer à manger pour les siens. Ce que l’on donne à l’enfant, c’est au-delà de la nour-
riture. Pour Landru, c’est la nourriture, tout est nourriture. Tout le symbolique est réel…
Fourniret montre aussi cette pureté délirante. C’est-à-dire qu’il se garde vierge pour le mariage.
Il écrit un livre à l’âge de vingt-quatre ans qui s’appelle « Ouvrier, mon ami », dans lequel il essaie
de retrouver toute la pureté du travail de son père, où il écrit une phrase limpide : « La pureté
de la condition humaine m’attire comme un aimant. » L’absence de l’hymen de sa femme a été
cet accroc qui a défait tout le semblant, toute la construction, tout l’imaginaire du sujet. La
membrane soustraite au réel fait passer de l’idéal à l’ordure.

lCf. – La logique de tout ceci échappe évidemment à tout le monde, comme pour Landru…

F B.-C. – Il y a certaines personnes qui saisissent ces néo-significations. Le commissaire Belin,


l’homme qui arrêta Landru, par exemple. Le commissaire Belin se rend compte que Landru est

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Entretien avec Francesca Biagi-Chai

fou. Il le dit : on dirait qu’il y a deux Landru, un côté Docteur Jekyll et Mister Hyde. Il ne le dit
pas exactement comme ça mais il affirme qu’il y aurait là de quoi intéresser un psychologue et
regrette que les psychologues ne s’y intéressent pas. Il se trouve qu’à Toulouse, j’ai parlé de
Landru à la librairie « Ombres Blanches » en présence de Maître Pierre Alfort qui a donc écrit
ce livre J’ai défendu Patrice Alègre. Ce fut, je crois, important et très intéressant. Pierre Alfort
était l’avocat commis d’office dans l’affaire Alègre. C’était un jeune avocat, un jeune homme qui
est arrivé devant Patrice Alègre et qui a été d’emblée frappé par son sourire, un sourire humain.
Il ne s’attendait pas à ça. C’est lui-même qui le raconte. Il dit même qu’ils se ressemblaient. Il
m’a dit : « On a tous des fantasmes, il avait les mêmes goûts que moi, théâtre, cinéma, musique,
sport. On pourrait se laisser entraîner très facilement. Vous savez c’a été difficile pour moi. » Je
lui ai répondu : « Je pense que vous avez écrit ce livre pour vous séparer de quelque chose. » Il

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m’a dit oui et il a ajouté « c’est parce que votre livre me touche que j’accepte d’en reparler sinon
je n’en reparlais pas. Parce que vous savez, il y en a qui ont émis des hypothèses, enfin il y a eu
des bruits, des gens qui ont dit que peut-être je suis allé trop loin ».
Je sentais là, j’avais en face de moi quelqu’un qui ne savait que faire de ce malaise bien qu’ayant
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franchi déjà beaucoup de choses. Et alors je lui ai dit : « écoutez, vous deviez le défendre, qu’est
ce que vous pouviez faire d’autre que de parler “sa” langue ». Soudainement, son visage s’est
détendu et il m’a répondu : « mais ça me soulage énormément ce que vous dites ». Il venait de
se déprendre de l’effet de miroir. Jusque-là, il entrevoyait l’effort qu’il avait dû faire pour ne pas
finalement partir dans une empathie qui aurait été extrêmement dangereuse, parce que Alègre
est un tueur. Mais, quand je lui ai dit vous avez parlé sa langue, il n’était plus dans le miroir,
autrement dit, il y avait deux langues.
Certes, tout le monde a des fantasmes, mais la langue de Patrice Alègre, ce n’était pas la même
chose. Il y avait peut-être des points communs mais qui n’avaient rien à voir. C’est toute la ques-
tion de ce qui est commun et pourtant n’a rien à voir. Ça l’a soulagé énormément. Nous avions
eu ce court échange lorsque nous nous sommes rencontrés au café dans l’après-midi. Le soir, à
la librairie, il a dit des choses formidables : « le procès, moi, je l’ai traversé avec lui en ayant l’idée
que le problème n’était pas celui de la peine. Finalement, la peine, arrivé à ce stade-là, il n’y a
rien à dire, il est en prison et puis c’est tout. Mais je voulais un procès qui soit celui d’un être
humain et j’essayais simplement de l’humaniser pendant le procès, d’assurer cette dignité-là. »

lCf. – Le commissaire Belin supportait quand même difficilement l’absence d’aveu de Landru.

F B.-C. – Il la supporte mal mais en même temps il la supporte mieux que son avocat, précisé-
ment parce qu’il s’est rendu compte qu’il est fou, et qu’il le maintient, il l’écrit dans ses
mémoires. Et par contre, l’absence d’aveu a rendu très nerveux et avide de savoir l’avocat Maître
de Moro-Giafferri, qui veut arracher le secret de Landru en le suppliant de le lui livrer mais sans
essayer pour autant d’entamer un dialogue avec lui. Ce qui n’est pas le cas de Maître Navières
du Treuil, jeune avocat stagiaire, qui par sa présence et son silence laissera à Landru une sorte
d’espace dans lequel viendra prendre place un dessin légendé que l’on a qualifié d’aveu posthu-
me. Ne nous y trompons pas, cet aveu a la caractéristique étrange de ne pas inclure le sujet.

lCf. – Peut-être une question sur l’expertise pour conclure. Peut-on dire expertise versus cli-
nique ? Est-ce qu’on ne fait pas de l’expertise lorsqu’on ne peut pas faire de la clinique ?

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Les crimes en série

F B.-C. – Alors ça c’est très compliqué. Pour moi on ne peut pas répondre comme ça à cette
question, il faut la contextualiser. À la limite, un détracteur pourra me dire : vous alors, vous faites
la maligne mais vous n’avez pas fait d’expertise. Il se trouve que depuis j’en ai fait, puisqu’il y a
un magistrat qui m’a sollicitée après avoir lu Le cas Landru. Jusqu’alors, je n’en avais pas fait,
pourquoi ? Dans les années 70-80, le sujet était au cœur de la psychiatrie française et donc les
experts étaient finalement quelques collègues qui étaient intéressés par le crime et qui avaient
envie dans leur clinique, dans leur pratique, d’avoir cette expérience supplémentaire et au fond,
clinique, prise en charge, comme on disait, politico-sociale et expertise, tout ça allait ensemble.
Maintenant, cela se disjoint. On est dans une période schizophrénique. Donc moi à l’époque,
je n’ai pas fait d’expertise parce que ce qui m’intéressait c’était le suivi au long cours de patients
criminels, que je recevais très facilement à l’hôpital car il y avait de nombreux non-lieux qui

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étaient prononcés, devant des états qui ne faisaient pas de doute, pas nécessairement aigus mais
qui du point de vue du discours ne faisaient pas de doute , et que tout bon psychiatre savait
reconnaître. Donc un sujet psychotique et criminel à la suite d’un non-lieu passait à l’UMD. En
sortant de l’UMD, il était transféré à l’hôpital psychiatrique et pour moi c’était là que ça com-
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mençait. C’était là que se situait l’avenir de la non-récidive, en milieu ouvert, en prise directe
sur le lien social. À partir d’un service de psychiatrie de secteur, orienté bien évidemment par la
psychanalyse, mais à cette époque là presque tous les services étaient orientés par la psychanalyse.
C’est ça qu’il faut savoir. Donc à ce moment-là, on avait devant nous un boulevard pour jouer
notre rôle de secrétaires d’aliénés. Un suivi médico-psychiatrico-social permettait de faire un lien
en même temps que le sujet vivait sa vie en milieu ouvert. Le patient dont je parlais tout à l’heu-
re par exemple, est suivi de cette manière, actuellement il est en appartement thérapeutique et
ça fait vingt ans qu’il n’a agressé personne. Il vient toujours nous prévenir de ce qui le menace
et qui est le premier temps de la disparition du sujet. Dans le contexte dont je viens de vous par-
ler, il n’y avait pas de raison de promouvoir l’expertise psychiatrique.
Le contexte est important car c’est plus du tout comme ça maintenant. Le nombre des lits d’hô-
pitaux ferment. Les psychiatres ne s’intéressent plus à la psychanalyse, ils ne sont pas prêts à
payer le prix du travail personnel, pour en même temps aborder la question de la folie, or il faut
avoir une idée du réel pour avoir une idée de la folie quand on l’écoute. Et finalement je dirais,
l’expertise pourrait devenir le dernier bastion où il y aurait encore une clinique, une clinique
opposable aux chiffres et au DSMIII. C’est là où on va demander à quelqu’un, un psychiatre, de
rendre compte d’une clinique du sujet. C’est là, où il y a je crois une bataille à mener, puisque
ce dernier bastion est trahi par quelques uns qui plaquent systématiquement des concepts for-
gés pour émousser la clinique au profit de la pénalisation systématique, tel par exemple, le per-
vers narcissique, qui permet dans un premier temps de juger le patient comme tout le monde,
pire encore, avec des circonstances aggravantes, celles de la perversion et dans un deuxième
temps, lorsqu’il sortira de l’enfermer au nom de la folie narcissique.

lCf. – Ça tu l’articules très bien à la question de la façon dont la loi est formulée en France et
au choix forcé entre responsabilité ou irresponsabilité au moment de l’acte et le deuxième temps
où en fonction de ce qui a été décidé dans ce premier temps qui est non-rétroactif, il y a un type
de conséquence absolue.

F B.-C. – C’est ça.

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Entretien avec Francesca Biagi-Chai

lCf. – Penses-tu que cette loi reste un moindre mal ?

F B.-C. – La loi est bien faite. L’alinéa1 de l’article122-1 concerne la non-responsabilité pour
abolition du discernement, mais il existe un deuxième alinéa qui concerne l’altération du dis-
cernement, qui ouvre le champ à une clinique plus fine, plus nuancée, pour peu que l’on s’en
serve de cet alinéa. Parce qu’en réalité, ce sont les experts qui ne font que répondre par une loi
du tout ou rien, plus exactement du « tout » responsable, et négligent ce second versant prévu
par la loi. C’est pourquoi je fais des expertises, maintenant c’est un enjeu clinique parce que
sinon, tout le monde va en prison.
Il y a quand même une démission de la psychiatrie absolument épouvantable qui nie la folie et
se saborde elle-même. D’un autre côté les lois sont bien faites, on a par exemple la possibilité de

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faire un péril imminent si quelqu’un est en danger et de l’hospitaliser, ou bien en hospitalisation
d’office, ou enfin, à la demande d’un tiers, avec des garde-fous. On n’est plus hospitalisé main-
tenant comme à l’époque de Camille Claudel où c’était la famille qui décidait. Ce n’est plus la
famille qui décide, la famille décide de l’hospitalisation, le maintien c’est le psychiatre. C’est-à-
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dire est-ce justifié ou non ? Nos argumentations, il faut qu’on les travaille de plus en plus et c’est
d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai écrit ce livre « une argumentation, une biographie éclairée
par le réel » pour que chacun puisse se faire critique de l’argumentation et, en quelque sorte,
expert à son tour, s’il y a eu transmission. Que quelque chose de son intime conviction soit tou-
ché. Je crois aujourd’hui que la politique c’est la clinique. Nous pouvons sensibiliser l’autre
social à la langue de l’autre de la psychose, qu’il sache l’entendre, entendre au bon moment, les
bons signes, au delà de la sclérose de certaines expertises. Ceci n’a rien à voir bien entendu avec
des signes que l’on irait chercher chez l’autre comme le veut ce qu’on appelle le dépistage, qui
ne dépiste que ce qu’il met lui-même dans l’autre.

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Le Champ freudien
entre dans le XXIe siècle
Conversation à Milan (2 e partie)

Le précédent numéro de la Cause freudienne a publié une partie du débat préliminaire à la


Conversazione1 qui s’est tenue à Milan le 28 octobre dernier. Le lecteur trouvera ici un aperçu de la

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Conversation elle-même, avec des extraits des interventions qui y ont été prononcées et du débat
conclusif. Là aussi, pour la publication en français, des contributions importantes ont dû être laissées
de côté.
Outre la vitalité maintenue des échanges, on appréciera comment cette Conversation a permis un
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véritable « traitement dialectique des opinions ». Cette ouverture a été permise et orientée par la néces-
sité d’un renouveau du Champ freudien pour défendre et réinventer la psychanalyse dans notre
XXIe siècle.
La présente traduction a été réalisée avec l’aide d’Adele Succetti et d’Alfredo Zenoni. Nous remercions
vivement chacun des auteurs que nous avons sollicités pour leur remarquable coopération.
Pascale Fari

Les interventions2

Jacques-Alain Miller – Ouverture


Je commencerai avec le Communiqué du 19 octobre diffusé par SLP-Corriere3, dans lequel je
disais :
« J’informe la communauté italienne du Champ freudien que je serai à Milan le dimanche
28 octobre prochain. Je présiderai, le matin et l’après-midi, une Conversation où les contradictions
qui embarrassent l’avancée du Champ freudien en Italie seront explicitées et traitées dans un esprit

1. Cf. « Conversation à Milan (1re partie) », la Cause freudienne, n° 68, février 2008, p. 148-178.
Le texte intégral de la Conversazione di Milano, rédigé par Adele Succetti en collaboration avec Luisella Brusa et
Olivia Causse d’Agraives, et sous la direction de Jacques-Alain Miller, est consultable sur le site du Forum des psys
et du Nouvel Âne (forumpsy.blogspot.com) et sur celui de l’AMP, l’Association mondiale de psychanalyse (wapol.org).
Cette conversation a été publiée sous le titre Il segreto dei lacaniani. Conversazione a cielo aperto. Milano 28 octobre
2007, Torino, Antigone Edizioni, 2008.
2. Sont intervenus : Virginio Baio, Pietro Enrico Bossola, Gelindo Castellarin, Emilia Cece, Domenico Cosenza,
Antonio Di Ciaccia, Martin Egge, Marco Focchi, Paola Francesconi, Fabio Galimberti, Carmelo Licitra Rosa,
Franco Lolli, Chiara Mangiarotti, Maurizio Mazzotti, Céline Menghi, Adriana Monselesan, Laura Porta, Isabella
Ramaioli, Massimo Recalcati, Carlo Viganò, Uberto Zuccardi Merli.
3. Liste de diffusion électronique de la Scuola lacaniana di psicoanalisi del Campo freudiano [SLP], l’École italienne de
l’AMP.

la Cause freudienne n° 69 145


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Conversation à Milan (2e partie)

dialectique. L’entrée sera libre pour toute personne intéressée. Les fondateurs du nouvel institut de
psychanalyse appliquée récemment reconnu (loi Ossicini) y exprimeront sans censure d’aucune
sorte leurs raisons et intentions, ainsi que leurs critiques concernant la SLP et l’Istituto freudiano4
[IF]. J’invite les responsables de ces deux institutions à s’exprimer de même en toute liberté. L’après-
midi sera consacré au débat général, qui ne durera pas moins de trois heures. »
J’ai reçu vingt et une interventions, je les ai regroupées en quatre séquences, qui suivent l’ordre
alphabétique, avec une seule modification qui se place dans la première séquence.
Virginio Baio, Piero Enrico Bossola, Gelindo Castellarin, c’est l’ordre alphabétique pur. Ce sont
trois interventions qui vont dans un sens comparable, et celle de Gelindo Castellarin est la plus
longue. Donc, j’ai pensé que, pour faire un équilibre, il était intéressant de placer là l’interven-
tion d’Adriana Monselesan, qui est la plus courte de toutes les interventions. C’est-à-dire que

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Castellarin a besoin d’environ dix fois plus de temps que Monselesan pour dire ce qu’il veut dire.
Donc, ça fait une moyenne.
Étant donné qu’un sujet fort important dans les interventions précédentes, et même leur pivot,
c’est la position de Massimo Recalcati [MR], j’ai pensé que nous n’allions pas attendre l’ordre
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alphabétique pour l’écouter, donc je l’ai remonté après Monselesan. Et comme, dans son inter-
vention, MR souligne la contribution de Carmelo Licitra Rosa [CLR] dans les Scambi, j’ai aussi
remonté CLR. Voilà. Donc, ça nous fait une première séquence de six personnes, ensuite nous
avons l’ordre alphabétique pur.
Je ne vous dirai qu’un mot de la manière dont je vais écouter cette Conversation et y participer.
Ce qui m’intéresse, ce ne sont pas les règlements de compte – du type, comme on dit dans les
westerns, rendez-vous à OK Corral. La vraie nature de la Conversation pour moi, c’est d’être un
laboratoire. Un laboratoire du Champ freudien [CF] en Italie et au-delà de l’Italie.
La question initiale vient bien sûr de l’initiative du groupe des six, mais, à partir de là, il est ques-
tion de bien autre chose. Il est question de ce que, dans son intervention – que j’ai lue –, CLR
formule en ces termes : il s’agit pour le CF « d’assumer une nouvelle identification ». Eh bien
pour moi, cette Conversation, c’est le laboratoire de la recherche d’une nouvelle identification
du CF.

Virginio Baio
1. Cette Conversation a ceci de particulier, différent des précédentes : la « dramatisation » n’est
pas tant de dénouer la tendance à l’installation d’une faction dans notre École – fait incompa-
tible avec l’École de la passe – ; elle tient au pari que cette Conversation, qui advient en pré-
sence d’un double « reste » – c’est-à-dire la naissance d’un nouveau sujet institutionnel, l’IRPA,
et l’exclusion de la SLP et de l’IF – nous permette de faire un pas de côté pour faire un pas en
avant.
2. Un pas en avant en disant « oui ». Dire « oui » au fait de vouloir l’École de Jacques Lacan et
de Jacques-Alain Miller [JAM], de la vouloir à tout prix, et de nous battre pour qu’elle existe. De
nous battre pour qu’elle soit l’École de la « Note italienne »5 et de la passe.

4. Istituto freudiano per la clinica, la terapia e la scienza : Institut freudien pour la clinique, la thérapie et la science.
5. Cf. Lacan J., « Note italienne », Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 307-311.

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Le Champ freudien entre dans le XXIe siècle

3. Faire un pas en avant peut souvent être l’effet d’un pas de côté, ou d’un pas en arrière. On
peut avancer y compris en reculant. Mais en faisant place à la dimension subjective de qui-
conque, sans cependant l’interroger, sans la critiquer. En pariant que la cause analytique nous
réunit pour pouvoir parler, rendre compte, nous confronter, nous critiquer, chacun assumant ses
propres responsabilités, en faisant des choix, en risquant de se tromper, sans faillir à sa propre
présence, sans laisser sa chaise vide. Sans se cacher derrière les autres. Aller jusqu’à risquer de se
tromper. L’« erreur », dit JAM, « est la matrice même du progrès ».
4. Un pas en avant vers l’agalma de l’École (dont l’Istituto a toujours fait, et continue à faire, son
horizon) pour faire de l’impasse, de la culpa, une felix culpa. Un pas en arrière ? Certainement,
chacun d’entre nous acceptant la critique, la critique dure parfois, celle qui fait mal, la critique
même si elle est parfois méchante.

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5. Un pas en arrière pour mettre au travail – pas sans les autres –, les erreurs, les faux pas pour
les transformer en opportunités d’avancer.
6. La leçon que j’en tire, c’est l’importance de la série, du fait de maintenir ouverts des lieux et
des temps « sérieux » d’inter-locution – comme JAM est en train de le faire –, à même de répondre
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à l’invitation de Lacan à la sobriété et à la vigilance, parce que le démon, c’est l’Autre, oui, mais
notre autre.
7. L’orientation de l’Istituto de promouvoir la « révolution » pour les enseignants italiens et
étrangers, et pour les élèves qui peuvent s’inscrire à l’Antenne de leur choix, n’est-elle pas déjà
une politique du transfert ?
8. Le choix et la préoccupation de l’École de publier de manière serrée et sérieuse les Séminaires
de Lacan établis par JAM ne sont-ils pas une nouvelle « révolution » ?
9. Enfin, la « Note italienne » a déjà trouvé des lecteurs, après le silence du tripode. CLR et
Massimo Termini s’en sont faits destinataires « suivant Lacan dans cette affaire » de la passe. Leur
détermination nous soutient quant à vouloir nous battre pour que l’École ait la passe pour pier-
re d’angle.

Pietro Enrico Bossola


[…] Une chose est de créer les conditions, y compris institutionnelles, pour que la psychanaly-
se puisse avoir de l’« audience » et susciter l’intérêt, une autre est de maintenir ouverte la porte
à travers laquelle passe le véritable enjeu analytique, parce qu’elle peut toujours se refermer.
[Comme le rappelle Éric Laurent, il s’agit du lieu de l’inconscient, du désir de l’analyste, tels
qu’ils se transmettent dans la passe.]
Je crois que, par la suite, il faudra repenser aussi la fonction de l’IF : s’il est vrai qu’il peut être
une porte d’entrée pour rencontrer la psychanalyse, il n’est pas à l’abri de devenir un terrain dans
lequel l’enseignement universitaire pourrait boucher le surgissement d’une interrogation sub-
jective sur la position analytique de tel ou tel élève.
Ce qui y fait limite dépend des enseignants qui maintiennent ouvert l’écart entre le savoir et ce
que le savoir ne réussit pas à dire dans le champ analytique, et surtout en indiquant qu’il existe
une École qui a précisément cela pour finalité.
[Mais] on ne peut condamner en bloc toute l’expérience, sans distinction, en affirmant que l’É-
cole a une pensée unique, en oubliant qu’on entre un par un dans la psychanalyse, et que cha-
cun a de toute façon sa propre position.
Je demande donc à MR d’y penser, parce que, j’en suis sûr, il soulèvera chez certains de ses élèves

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Conversation à Milan (2e partie)

des interrogations d’ordre analytique. Y fera-t-on face au sein de l’IRPA6 ? Le CF étant une ins-
tance avec des visées plus générales, comment serait possible en pratique de promouvoir le tra-
vail dont MR parlait (un cartel, par exemple) sans instance symbolique sous laquelle l’inscrire ?
[…] Faute de cela, il manque la possibilité d’offrir un lieu précisément aux sujets qui veulent s’y
impliquer. Il manquerait surtout le lieu de la prise de parole subjective quant à la question ana-
lytique de chacun.

Adriana Monselesan
La répétition est toujours aux aguets, mais c’est le questionnement concernant la psychanalyse
qui nous intéresse le plus. J’espérais que le brio de l’intelligence et de la formation de MR puis-
se travailler au sein de la SLP, et que la passion créatrice contribue aux institutions déjà existantes,

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en sachant bien que l’institution parfaite n’est pas de ce monde. Le réel nous surprend toujours
et corrode, mais n’est-ce pas avec cela qu’il faut essayer de savoir y faire ?
J’espère que cette Conversation nous apprenne que cela peut se faire, qu’il existe une médiation
possible pour que MR refusionne avec la SLP : autrement, nous saurons le perdre.
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Massimo Recalcati – Dégrader l’Un ?


Je prends la parole ici, encore parmi vous, parce que JAM nous a convoqués à cette Conversation.
Dans le débat préparatoire, quelqu’un, pas un quelconque mais CLR, c’est-à-dire un AE de la SLP,
a considéré que ma question concernant le rapport de l’Un et du multiple était « battue et rebat-
tue », voire qu’elle était un « prétexte ». À mon avis, il se trompe. Cette question […] reste cen-
trale, et sa scabrosité non surmontée. Donc je la propose à nouveau, dans la perspective d’une
possible politique de la psychanalyse dans la contemporanéité : comment rendre l’expérience de
l’Un adéquate à notre temps qui a érodé toute tenue essentialiste de l’Un ? Comment préserver
la possibilité du nouveau ? Comment éviter que l’Un uniformise ? Comment préserver l’espace
singulier de l’énonciation ? Ces questions, je me les pose sérieusement, sans quoi je ne soutien-
drais pas personnellement, en chair et en os, en étant ici avec vous, le prix qu’implique le fait de
les poser.
[L’existence de l’IRPA] est une réalité qui nous a d’abord surpris nous-mêmes. [Ses] programmes
ne calquent aucunement ceux de l’IF, mais personne n’a jamais affirmé naïvement, contraire-
ment à ce que laisse encore entendre l’AE de la SLP, que cela n’engendrera pas entre les deux ins-
tituts une inévitable logique de compétition. La question n’est pas qu’il n’y ait pas compétition,
mais qu’il y ait une compétition vertueuse au profit de la cause analytique.
Dans cette décision d’envisager l’IRPA de manière indépendante, nous avons volontairement
forcé une barrière, nous avons franchi un seuil, comme cela se produit dans chaque acte créa-
teur, dans chaque acte, qui se porte nécessairement en dehors de la garantie de l’Autre. De cet
acte, les fondateurs de l’IRPA sont disposés à assumer toutes les conséquences.
Je n’ai informé JAM qu’au moment de la reconnaissance officielle de l’IRPA. Cela me semblait
nécessaire et juste de le faire. Je n’ai jamais, par style personnel, tiré JAM par la manche, ni dans
cette circonstance, ni dans d’autres, contrairement à ce qu’a insinué quelqu’un, un ancien AE en
l’occurrence. Simplement, aucun de nous ne pensait que ladite communication aurait ouvert
une nouvelle dialectique. S’il existait en revanche – comme JAM l’a laissé entrevoir – une possi-

6. Istituto di Ricerca di Psicoanalisi Applicata : Institut de recherche en psychanalyse appliquée.

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Le Champ freudien entre dans le XXIe siècle

bilité d’inclure l’IRPA dans le CF, notre désir aurait été de soutenir cela de manière décidée. Avec
un problème additionnel cependant : la dissension non résorbable avec la SLP. Le débat prépa-
ratoire à la Conversation a été éloquent sur les raisons de cette impossibilité. J’ai exposé mes cri-
tiques avec franchise. Les interventions qui ont suivi les ont résolument repoussées. Bien. C’est
un fait. La SLP plaît telle qu’elle est à ses membres. Idem pour l’Istituto.
Quelque chose m’a frappé plus radicalement. Le dispositif du débat et celui de la Conversation
fonctionnent si l’on s’écoute vraiment. C’est-à-dire si la réponse n’anticipe pas préalablement le
message. J’ai au contraire l’impression que c’est précisément ce qui est arrivé. […] La réponse
anticipée sur le message révèle un court-circuit autoritaire de la communication. Disons-le plus
simplement : « je t’ai déjà lu avant de te lire ». C’est seulement ainsi qu’on peut comprendre de
gigantesques énormités, telles celles qui, par exemple, m’attribuent ainsi qu’aux collègues de l’IR-

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PA une démission de la SLP que nous n’avons jamais donnée. Ou bien, et il s’agit toujours de l’AE
de la SLP, CLR qui m’impute de vouloir contraindre les élèves de l’Istituto à inventer on ne sait
quoi, quand je m’étais limité à dire que tout processus de formation doit préserver une subjec-
tivation critique des contenus, sans laquelle l’assimilation donne inévitablement lieu à une répé-
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tition inerte. Quels instruments pouvons-nous donc aménager pour valoriser et non frustrer ce
temps de subjectivation critique ?
Autre chose encore, et je me réfère toujours à CLR, AE de la SLP : la série de contrevérités offen-
sives qu’il avance concernant le travail de Jonas7, dont il n’a aucune connaissance. Jonas serait
un lieu à risque pénal, où le président lancerait des jeunes irresponsables à l’assaut de la cité […].
Dans ce cas, l’AE ne donne aucune preuve de la mesure à laquelle devrait s’en tenir la parole ana-
lytique. Il offre une version caricaturale de notre institution, laquelle, dans la seule ville de
Milan, accueille une centaine de patients à des tarifs sociaux, garantit un service gratuit pour le
traitement de l’hyperactivité infantile, collabore directement avec un ministère de la
République, organise des cours de formation dans des structures sanitaires prestigieuses, etc.
Bien autre chose que des gamins lâchés dans la cité !
Je constate que quelque chose s’est rompu de manière irréversible dans mon rapport avec la SLP.
Recoller les morceaux serait un effort inutile. Constater cette irréversibilité est avant tout un
échec personnel. Combien de fois me suis-je demandé ces dernières années si j’avais vraiment
fait tout ce qui était possible pour éviter cette issue ! Partagé entre l’indignation et la responsa-
bilité des fonctions institutionnelles que j’ai occupées, je n’ai peut-être pas été en mesure de
contribuer efficacement à la croissance de la SLP. J’ai fait ce que j’ai pu et aujourd’hui je ren-
contre ma limite. C’est devenu trop pour moi. Le chapitre SLP est un chapitre clos pour moi.
Mais je veux rassurer tous les collègues de la SLP qui travaillent à Jonas, offensés par CLR, leur AE,
que ceci ne changera rien à notre solidarité de travail. Les portes de Jonas leur resteront, comme
elles l’ont toujours été, ouvertes.
Reste encore cependant sur le tapis le rapport ave le CF. Mais je n’ai aucune prétention – contrai-
rement à ce qu’on m’impute – à indiquer au CF quelle serait la juste politique, sinon souhaiter
qu’elle puisse être « laïque et éclairée ». Et c’est ici qu’intervient encore le rapport entre l’Un et
le multiple. Faire place à l’IRPA, à sa particularité, serait une dégradation de l’Un ? Ce serait intro-
duire un principe de dissolution de l’Un ? Ce serait désorienter le Champ ? Ou bien y intro-

7. Jonas est une institution de psychanalyse appliquée qui se propose en particulier de travailler sur les nouveaux symp-
tômes du malaise contemporain.

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Conversation à Milan (2e partie)

duire une nouvelle dialectique, une nouvelle option, une articulation plus complexe et avec
davantage de facettes ? Le CF pourra-t-il ou voudra-t-il héberger une initiative qui s’est dressée
de manière si radicalement indépendante ? L’IRPA pourrait-il être un instrument futur de son
expansion ? Tel était pour nous l’enjeu. JAM aurait-il pu inventer un nouveau cadre institution-
nel capable de dépasser ces contradictions ?

Commentaire de Jacques-Alain Miller


J’ai demandé à CLR de prendre la parole ensuite parce qu’il était interpellé dans le texte de MR.
Mais je voudrais d’abord, comme je le ferai dans le reste de la matinée, faire quelques ponctua-
tions sur ce qui m’a intéressé dans les textes que nous avons entendus.
Dans le texte de Baio, j’ai été content d’apprendre que j’avais dit – parce que ça me paraît très

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juste – : « l’erreur est la matrice même du progrès ». Une des conditions pour la tenue de la
Conversation, c’est de reconnaître ses erreurs, non pas dans un esprit de contrition, mais au
contraire de contribution à l’avancement des choses. Moi, je reconnais volontiers mes erreurs en
l’occurrence : j’ai laissé aller trop longtemps. Puisque je suis, disais-je, un père de semblant, bien
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nécessaire en Italie, je voudrais dire que j’absous tout le monde. Le seul coupable, c’est moi. Je
me propose comme bouc émissaire. Si j’avais été plus attentif aux choses italiennes depuis cinq
ans, on n’aurait pas besoin de faire cette Conversation. Mais en même temps, je ne peux pas être
partout tout le temps. Et après tout, sans moi, les choses ont aussi beaucoup progressé en Italie.
Et j’ai également beaucoup avancé dans la préparation des Séminaires de Lacan. Bon, quelques
difficultés se sont accumulées, ce qui oblige à faire une Conversation. Ce n’est pas la fin du
monde. Il me revient une phrase célèbre de l’un des maîtres de ma jeunesse, un philosophe chi-
nois, qui était parvenu à certaines responsabilités politiques à Pékin entre les années cinquante
et soixante-quinze environ. Il avait une grande expérience du pouvoir et il avait formulé ce prin-
cipe que je n’ai jamais oublié : « Là où le balai ne passe pas, la poussière s’accumule ». Eh bien,
c’est très vrai. Donc là, nous faisons un nettoyage en retard. Nous nettoyons nos idées anciennes.
Dans le texte de Bossola, le passage qui m’a touché est le suivant : « on ne peut condamner en bloc
toute l’expérience, sans distinction, en affirmant que l’École a une pensée unique, en oubliant
qu’on entre un par un dans la psychanalyse, et que chacun a de toute façon sa propre position. Je
demande donc à MR d’y penser, parce que, j’en suis sûr, il soulèvera chez certains de ses élèves des
interrogations d’ordre analytique. Y fera-t-on face au sein de l’IRPA ? » C’est intéressant.
Chez Castellarin, tout est intéressant, mais c’est très long, vous l’avez déjà entendu, donc je n’es-
saie pas de le résumer.
Si je résume l’intervention de Mme Monselesan, il ne reste pas grand-chose. Elle salue d’abord
le brio de l’intelligence de MR, elle espère qu’il puisse continuer de travailler à l’intérieur de la
SLP, c’est pourquoi elle souhaite une médiation qui permette à MR de refusionner avec la SLP.
C’est une prévision mythologique. Et, dans sa dernière phrase, Monselesan a été rapide mais très
précise. Elle espère la refusion de MR dans la SLP – ça, c’est une vision digne des Métamorphoses
d’Ovide – et, à la fin, elle nous propose une phrase digne de Staline : « autrement, nous saurons le
perdre ». Ça, c’est une femme. Elle me fait penser à Cécilia Sarkozy. C’est exactement ce qu’elle avait
dit au président de la République : ou on refusionne tous les deux, ou bien je saurai te perdre.
Maintenant, MR, très attendu dans son intervention, évidemment. Il explique que cette semai-
ne a été dure, mais en même temps il a été la vedette, ce qui est quand même une satisfaction.

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Le Champ freudien entre dans le XXIe siècle

Je connais cela aussi. MR parle de la communication à l’intérieur de cette Conversation de l’É-


cole. Il a ajouté à son texte quelque chose à la fin, que je n’ai pas tout à fait compris, mais c’est
autour du thème : « la conversation est finie avant d’avoir commencé ». Ça n’est pas vrai du tout.
Ce n’est pas mon opinion. […]
Voilà ce que j’ai retenu de l’exposé de MR.
Premièrement : « nous avons volontairement forcé une barrière, nous avons franchi un seuil,
comme cela se produit dans chaque acte créateur, dans chaque acte, qui se porte nécessairement
en dehors de la garantie de l’Autre. De cet acte, les fondateurs de l’IRPA sont disposés à assumer
toutes les conséquences ». Ça, c’est parfaitement clair et beaucoup plus clair qu’il y a une semaine.
Deuxième chose parfaitement claire, que MR appelle « un problème additionnel » : « la dissen-
sion non résorbable avec la SLP ». Les critiques qu’il a exposées, ajoute-t-il, « les interventions qui

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ont suivi les ont résolument repoussées. Bien. C’est un fait. La SLP plaît telle qu’elle est à ses
membres. Idem pour l’Istituto. » Donc, reconnaissance d’un fait : la SLP plaît telle qu’elle est à
ses membres, l’Istituto aussi.
Troisièmement, MR met en question ce qu’il appelle – c’est une très jolie formule – « un court-
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circuit autoritaire de la communication. […] “Je t’ai déjà lu avant de te lire” ». Je voudrais dire
que ce n’est pas du tout mon cas et que ce n’est pas du tout ainsi que les Scambi ont avancé. Au
contraire, nous avons attendu et vu se produire un processus de clarification dont témoigne le
texte de MR lui-même.
J’ai ouvert cet espace pour que s’écrive ce qui n’était pas déjà écrit ; donc, je n’ai pas repéré, en
tout cas de ma place, « un court-circuit autoritaire de la communication ». En revanche, j’ai
repéré autre chose que nous pourrions nommer « une inconsistance méthodique de la commu-
nication ».
Dans le texte de MR, nous trouvons : 1) « la dissension non résorbable avec la SLP » ; 2) une mise
en question de ceux qui, dit-il, « m’attribuent ainsi qu’aux collègues de l’IRPA une démission de
la SLP que nous n’avons jamais donnée » ; 3) « quelque chose s’est rompu de manière irréversible
dans mon rapport avec la SLP » : 4) « C’est devenu trop pour moi. Le chapitre SLP est un cha-
pitre clos ». Je peux aussi citer la lettre que les fondateurs de l’IRPA m’ont envoyée et qui m’a déci-
dé à convoquer cette Conversation : « Nous réaffirmons notre volonté décidée de couper tout
rapport avec la SLP ».
Il y a donc à la fois : « la dissension non résorbable » – mais nous n’avons jamais donné notre
démission de la SLP – mais est rompu de manière irréversible tout rapport avec la SLP.
À la fin de son intervention, MR pose la question : « Faire place à l’IRPA, à sa particularité, serait
une dégradation de l’Un ? […] Ce serait désorienter le Champ ? » Voudrait-il désorienter le
Champ avec une inconsistance méthodique ? « Les rapports sont rompus, MAIS je ne donne pas
ma démission ». C’est une inconsistance logique. Elle a produit une désorientation du Champ.
Et je m’en félicite.
Je passe ma vie à orienter le CF, mais après je le laisse filer dans sa direction. Comme le dit ADC,
je fixe la politique, ensuite la stratégie et la tactique, ce sont les autres qui la font. Quand on est
dans le désert de l’Arizona, la locomotive, ça va tout droit, on peut laisser filer ça pendant cinq
jours, on n’est pas encore au bout. Mais quand on est en Europe, il faut manœuvrer la locomo-
tive de près. Alors je considère que MR, en effet, a tiré la sonnette d’alarme en désorientant le CF
par l’inconsistance logique de ses énoncés sur la SLP. Je dis que c’est très bien, parce que nous
avons besoin d’un moment de désorientation. C’est ce qui nous permet aujourd’hui d’élaborer

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Conversation à Milan (2e partie)

une orientation rénovée concernant ce que MR appelle, à la fin de son texte, « un nouveau cadre
institutionnel », et que CLR – qu’il critique – appelle, lui, « une nouvelle identification ». C’est
quand même amusant : MR critique CLR, puis CLR critique MR, puis MR critique CLR – qui va
bientôt prendre la parole – mais, sur la question du nouveau, il y a le même genre d’appel. Ça,
ce n’est pas un court-circuit autoritaire de la communication. Et ça, personne ne pouvait le
savoir, et moi non plus, avant de lire les textes, que j’ai lus à six heures ce matin.

Carmelo Licitra Rosa – Entre engagement et désenchantement


Premier point.
L’Un et le multiple : binôme insidieux et difficile à articuler, les deux termes étant en apparen-
ce antinomiques. Qu’est-ce que l’Un ? C’est le vide – ou le réel, si l’on veut – sur lequel est fon-

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dée l’École de Lacan. Qu’est-ce que le multiple ? C’est le savoir qui tourne autour de ce vide, le
savoir qui s’élabore dans cette École. Le binôme qui semblait d’abord être une aporie insoluble
peut donc s’appréhender ainsi : réel versus savoir ; a versus S(A/ ). L’Un n’est donc pas primitif
mais dérivé, ce qui est propre à la structure où un S1 peut se prêter à nommer a.
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Conséquence : si le vide, qui est Un, est l’unique fondement de l’École, il ne peut alors y avoir
qu’une seule École, l’AMP. Évoquons à ce propos une mise au point, une rectification faite par
JAM [lors de] la création de l’École italienne, à savoir que la SLP serait l’École de l’AMP en Italie et
non l’École italienne affiliée à l’AMP – auquel cas il […] pourrait y en avoir d’autres. L’École,
dont l’unité n’apparaît en aucune façon négociable, est la maison du multiple, un multiple
orienté par sa gravitation autour de ce vide dont elle est le pivot. Bienvenue donc à quiconque
sachant se faire fournisseur et promoteur d’un tel savoir, et, le cas échéant, inventant et construi-
sant de nouveaux contenants et dispositifs, pourvu que leur structuration soit minimale – à l’ins-
tar du cartel qui est la matrice originaire de ces appareils présumés pouvoir favoriser et catalyser
cette élaboration […].
L’Istituto aussi ne peut être qu’Un. L’Istituto n’est certes pas l’École, mais il lui est étroitement
articulé, dans la mesure où il lui est demandé d’assurer une partie, basale ou propédeutique –
c’est selon –, de la formation analytique, dont la responsabilité ultime appartient à l’École.
L’Istituto est donc Un, parce que l’École est Une, et qu’elle lui confie une partie de son mandat
formatif, qui relève de sa prérogative exclusive. Ces prémisses sauves, l’Istituto peut, lui aussi,
héberger le multiple.
Second point.
Mettre indûment en exergue un multiple désarrimé de l’Un est une aberration. D’où dérive-t-
elle ? À mon avis, de l’élan forcené de la modernité, avec ses inévitables retombées en termes
d’aveuglement et d’occultation.
Soyez fortement contemporains8, nous a laissé Lacan en héritage. D’accord, mais il n’a pas voulu,
ou n’a pas pu, nous dire quelle stratégie suivre. Problème ouvert, donc.
On pourrait penser, à tort selon moi, que pour être contemporains jusqu’au bout il faudrait s’en-
gager dans la polémique, en se taillant un petit coin dans le grand champ de bataille du débat
médiatique, qui certes ne nous aime pas, mais qui à l’occasion ne nous dédaigne pas : de la figu-
re de l’analyste critique, à contre-courant, qui élève sa voix depuis les tribunes modernes, jus-

8. Lacan J., intervention au Congrès de l’École freudienne de Paris (1973), Lettres de l’École freudienne, n° 15, juin 1975,
p. 237.

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Le Champ freudien entre dans le XXIe siècle

qu’à celle de la pathétique vox clamantis in deserto… Je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire, mais
à condition d’être conscients que c’est parfaitement inutile. Les rangs des désappointés – et de
quel calibre ! – sont serrés… Pasolini, Montanelli, l’Anglais Auden, Lacan lui-même – pour ne
citer qu’eux. Oui, Lacan précisément, qui, après avoir affiché ses incomparables talents de polé-
miste au début de son enseignement, affirmait dans « Télévision »9 que dénoncer produit l’ef-
fet paradoxal de… renforcer ce qu’on dénonce.
Il n’est pas si sûr que le monde veuille entendre le discours de la psychanalyse, qui – comme le
souligne JAM […] – fait trou dans le discours universel. Si bien qu’à nous obstiner à vouloir le
proclamer à tout prix, ou bien on le condamne à l’oubli, [ou bien on risque de soulever la plus
redoutable hostilité à son encontre].
Si la polémique n’est pas prometteuse, pour intervenir dans le présent, il ne reste alors que le

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renouveau. […] JAM opposait Jean XXIII à Pie IX, l’audace du Concile aux craintes du Syllabus.
C’est vrai. L’Église catholique fait un effort louable pour être de son temps. [Cependant, le]
catholicisme recule visiblement, de sorte que, si Lacan a pu professer le triomphe de la religion,
il s’agirait plutôt du triomphe d’une religion inédite, curieux mélange de nouveau et de tradi-
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tion, aux contours peut-être un peu New Age. Devant ce constat, les hiérarchies ecclésiastiques
ont cherché à modérer un peu l’impétuosité, la fougue initiale de cette étreinte avec le présent,
non sans provoquer grogne et ressentiment chez les progressistes.
Et nous ? S’il est sûr – et c’est sûr – que nous devons repousser la tentation de nous enterrer dans
les salles rassurantes d’un musée, autant nous devons être prudents à l’égard des voraces, insa-
tiables sirènes du nouveau ! Un nouveau qui, loin d’être pénétré par nous, menace au contraire
de nous enserrer dans ses anneaux, en nous faisant perdre notre boussole.
Lacan disait dans « Radiophonie »10 que les véritables transformations ne pouvaient provenir
que des lents effets de propagation induits par les déplacements du discours – et non pas des
violentes secousses d’une révolution. L’efflorescence de la Scolastique et le miracle de la
Renaissance en Europe en sont deux exemples […], puisqu’ils ont en particulier été provoqués
par la rencontre de deux discours – le discours aristotélicien et le discours platonicien –, [en fai-
sant] jaillir alors l’étincelle d’un nouveau véritablement fécond. Je ne suis pas ici pour inviter
notre communauté à assumer une nouvelle identification […]. Certes non ! Mais peut-être
aimerais-je inviter à redimensionner ces ardeurs un peu trop exubérantes, à tempérer ces élans
passionnés mais un peu acritiques, parce qu’ils risquent fort d’être captifs du mirage ridicule de
vouloir influer sur le cours de la civilisation, alors que l’intercepter au un par un serait déjà un
succès dont on pourrait être fiers. Comme dans l’hellénisme tardif, époque cultivée et raffinée,
mais fatalement en route vers un déclin inévitable – et que toute la somme de son splendide
savoir n’aurait pu servir à arrêter –, peut-être devons-nous alors nous penser plus modestement,
plus humblement, comme une petite poignée de stoïques ou de sceptiques cultivant dans l’oa-
sis de l’École une éthique à même de contrecarrer le malaise de la civilisation : hier le caprice du
tyran, aujourd’hui la cécité de la science.
Tout cela ne peut pas, ne doit pas résonner comme un pis-aller, ni comme un recul pour une
communauté qui, sans se ménager, sait accourir vers l’urgence du présent avec des initiatives
généreuses et désintéressées. Non ! C’est seulement la nécessaire conscience, ou le désenchante-

9. Cf. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op. cit., p. 518.


10. Cf. Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, op. cit., p. 403-447.

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Conversation à Milan (2e partie)

ment si l’on veut, qui doit accompagner notre action, en nous soustrayant à l’appel anesthésiant
des grands effets de masse (tant d’élèves, tant de patients, la réputation, la notoriété…). Et ce,
jusqu’à nous amener à penser qu’une nouvelle époque est peut-être vraiment arrivée, ou qu’elle
serait du moins imminente : celle dans laquelle le psychanalyste n’est plus une figure respectée
et prestigieuse mais marginale et toujours plus rejetée, celle dans laquelle le psychanalyste n’est
plus un bourgeois bedonnant et prospère mais un modeste prolétaire. De là peut-être recom-
mencera à croître un nouveau succès.

Domenico Cosenza
[…] Un premier fait émerge de ce débat, un élément objectivement inéludable, qui, à mon avis,
ne peut pas ne pas être entendu comme une orientation nette du désir de la communauté ita-

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lienne du CF : le refus de dissocier l’existence d’un institut du CF en Italie de son rapport structurel
avec la SLP. […] L’École dans son ensemble, faite de la singularité de chacun de ses membres
[trouve] un point de convergence extraordinaire qui révèle la force de son lien et qui la rend
sujet. […] Un contraste est frappant : d’un côté, les voix plurielles et différenciées des collègues
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de l’École qui, tenant ferme sur le principe d’Archimède de la centralité de la SLP, s’ouvrent à
des positions diverses concernant la reconnaissance d’un institut qui accepte de se plier à un tel
principe ; de l’autre, la seule voix de MR pour défendre les raisons de son institut antitotalitaire.
Je souhaiterais qu’aujourd’hui les autres collègues qui ont partagé le projet IRPA se prononcent
un par un et nous fassent savoir de quelle manière la SLP est devenue pour chacun d’eux une réa-
lité tellement insupportable qu’elle doive être rejetée. Je veux espérer que la voix de MR n’est pas
la seule à animer l’avenir de cet institut qui se veut programmatiquement antitotalitaire et plu-
riel, par opposition au monolithisme dogmatique de l’IF et de la SLP.
Ceci dit, il faut selon moi faire de cette conjoncture critique l’occasion d’une véritable relance
pour l’avenir du CF en Italie : une relance ayant pour centre la SLP en tant que sujet prenant en
charge les contradictions qui embarrassent l’avancée du CF, et en premier lieu ses propres contra-
dictions. […]
La mise en marche de l’IF puis celle de la SLP ont constitué une avancée indubitable en rivant le
destin du lacanisme en Italie à l’orientation du CF sous la direction de JAM. [Le témoignage
récent le plus avancé de la progression de la SLP est la nomination de deux AE italiens.]
Reste, à mon avis, à repenser et à relancer de manière courageuse et inventive le rapport de la
SLP avec la société italienne et ses institutions, cliniques, culturelles, universitaires, politiques et
administratives. Et ce, afin de constituer dans les prochaines années une présence repérable et
influente, capable d’offrir à l’Autre social une interlocution et des lieux de réponse orientés par
la psychanalyse, et dont celui-ci puisse, avec son propre langage, reconnaître l’efficacité.
L’ouverture des Centri clinici di psicoterapia e di psicoanalisi applicata11 [CECLI] de Rome et de
Milan, qui s’orientent dans le sillage des CPCT12, se situe dans cette perspective.
En outre, comme l’a souligné Adele Succetti [dans les Scambi, les élèves de l’Istituto rencontrent
parfois] au terme de leur parcours une difficulté pour aller vers l’École, difficulté qu’il ne me
semble pas opportun d’imputer exclusivement à la défaillance de leur désir envers la psychana-

11. Centres cliniques de psychothérapie et de psychanalyse appliquée.


12. Centres psychanalytiques de consultations et de traitement.

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Le Champ freudien entre dans le XXIe siècle

lyse. […] C’est aussi à nous d’offrir les conditions d’une relance du désir, afin que l’irréductible
décision du sujet trouve un arrimage plus accessible et reconnaissable.
[Enfin, la] SLP doit fournir à tous ceux qui opèrent dans les institutions de soin à partir d’un
transfert envers l’orientation lacanienne, un point d’ancrage clair [– comme cela a du reste été
décidé ces dernières années. L’exemple paradigmatique à cet égard est le RIPA13.] Chaque inter-
venant qui s’oriente dans le CF et dans la SLP doit être assuré de rencontrer un respect absolu de
sa position au-delà des institutions dans lesquelles il intervient.

Antonio Di Ciaccia – L’École et le groupe14


La situation actuelle a été pour moi un ressort pour reprendre un passage de Lacan sur l’École
et le groupe. À mon avis, c’est le fond du problème, pour préciser la fonction de l’École – Une,

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bien que multiple dans sa présence géographique – et le rôle que des ensembles peuvent avoir
dans ce champ de travail que nous appelons le CF.
Le passage auquel je fais référence se trouve dans « L’étourdit ».
Lacan écrit : « J’ai la tâche de frayer le statut d’un discours, là où je situe qu’il y a… du discours :
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et je le situe du lien social à quoi se soumettent les corps qui, ce discours, labitent »15.
Labitent, du verbe labiter, en un seul mot. C’est un terme inventé par Lacan : le verbe habiter
fait condensation avec le terme labile. Pour une oreille française, il y a aussi une touche de réfé-
rence phallique.
Lacan ici n’utilise pas le mot discours comme dénominateur commun des quatre discours, mais
il le met en évidence comme ce discours qui émerge de ce lien social particulier auquel se sou-
mettent les corps. C’est un discours qui est habité par les corps – les corps donc, et non pas les
mots –, corps inscrits dans cette différence qui se soutient de la référence phallique, bien que ces
corps habitent ce discours d’une manière labile.
Mais Lacan, de quel discours parle-t-il ?
Le texte continue.
« Mon entreprise paraît désespérée (l’est du même fait, c’est là le fait du désespoir) parce qu’il
est impossible que les psychanalystes forment un groupe ».
Étrange affirmation ! On a donc à faire avec un discours qui, différemment des autres, ne per-
met pas le groupe. Il fait lien social mais pas groupe. Tous les autres discours font lien social et
groupe. Par exemple, c’est ce que fait éminemment le discours du maître qui est le lien social
par excellence et sous lequel les humains s’assemblent. C’est ce que fait, comme tout le monde
sait, le discours de l’université, qui regroupe les étudiants, mais aussi tous ceux qui se trouvent
pris dans la bureaucratie. C’est ce que fait aussi le discours de l’hystérique, où l’on fait groupe
autour d’un leader ou d’un gourou. À un seul discours, il est impossible de faire groupe.
Mais pourquoi est-ce une entreprise désespérée ? Pourquoi les psychanalystes ne peuvent-ils pas
former un groupe ? Lacan ici, sur ce point précis, ne le dit pas. Sous une modalité que nous
retrouvons souvent, Lacan d’abord dit une chose et seulement après il l’argumente, mais, quand
il la dit, il la dit comme s’il l’avait déjà argumentée. Ou bien parfois il parle de quelque chose,
et c’est seulement dans un deuxième temps que nous arrivons à savoir de quoi il parle. Ici, à mon
sens, il met sur la voie en reprenant comme clé le verbe frayer dans le substantif frayage.

13. RIPA : Réseau des institutions de psychanalyse appliquée.


14. Cette intervention a été traduite par Antonio Di Ciaccia.
15. Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 474.

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Conversation à Milan (2e partie)

Lacan continue :
« Néanmoins le discours psychanalytique (c’est mon frayage) est justement celui qui peut fon-
der un lien social nettoyé d’aucune nécessité de groupe ».
Donc, le discours psychanalytique est un lien social. Seulement, ce discours est un discours qui
lie deux corps par leur présence. Il les lie d’une manière étrange, étrange comme l’est une ana-
lyse, qui est composée par la présence des corps d’un analysant et d’un analyste.
Or, en passant de la phrase où il parle, non pas de l’analysant et de l’analyste, mais des analystes
– « il est impossible que les psychanalystes forment un groupe » –, à la phrase suivante, où il
parle du discours psychanalytique – « nettoyé d’aucune nécessité de groupe » –, Lacan applique
le discours analytique aux psychanalystes en tant que tels, aux psychanalystes au pluriel. Et non
seulement donc au rapport analysant-analyste. C’est comme s’il disait qu’entre les psychana-

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lystes est possible un lien social, mais qu’il est exclu que ce lien social constitue un groupe.
Cela m’a frappé parce que j’y ai trouvé, à mon sens, la traduction lacanienne d’une phrase de
Freud (que je n’ai pas eu le temps de retrouver), phrase qui éclaire l’attitude que Freud avait
envers ses collègues. Je cite de mémoire : je traite mes collègues comme je traite mes patients.
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Cela se prête à plus d’une équivoque. Par exemple, cela pourrait être compris dans le sens que
le psychanalyste doit se placer, par rapport à ses collègues, comme un hautain, voire un oracle,
ou un analyste en service permanent. Ou bien, encore dans d’autres sens bizarres.
Il me semble par contre que le sens à donner à cette phrase serait celui-ci : le psychanalyste doit
se servir de la parole avec ses collègues exactement de la même manière qu’il le fait avec ses
patients. Non pas donc parler avec sagesse, mais manier la parole avec fronhsiV [phrónèsis],
qui veut dire intelligence pour Platon et prudence pour Aristote.
Je crois donc que, en référant le discours de l’analyste au rapport des analystes entre eux, Lacan
veut souligner que la parole envers le collègue doit se tenir aux modalités que l’analyste a dans
la cure – d’attention, de réserve, d’intelligence, de prudence, du mi-dire typique de la vérité en
jeu dans le discours analytique. Mais je crois qu’il veut dire plus.
Qu’est-ce à dire ? Qu’est-ce que veut dire que ce discours exclut le groupe ? Qu’est-ce qu’im-
plique le fait de faire groupe ? Cela implique le fait que dans les autres discours les protagonistes
peuvent s’associer d’une façon stable, l’un symétrique à l’autre. Alors que dans le cas de l’analy-
sant-analyste, et dans le cas des analystes entre eux, cela veut dire que le fait de s’associer reste
labile, et leur rapport toujours dissymétrique.
Le discours analytique est donc un lien social qui ne fait pas groupe et qui se fonde sur le désespoir
même de jamais pouvoir fonder un groupe. Au fond, le discours analytique se fonde, paradoxale-
ment, sur l’envers de ce qui fait le fondement des autres discours. Dans ceux-ci, c’est le discours qui
fait le groupe. Dans le discours analytique par contre, le groupe endommage le discours.
Lacan écrit : « je mesure l’effet de groupe à ce qu’il rajoute d’obscénité imaginaire à l’effet de discours ».
À l’effet du discours, qui est d’ordre symbolique, l’effet de groupe ajoute une obscénité d’ordre
imaginaire. L’obscène, l’ob scenam, ce qui est mis en scène, sur la place publique : voilà ce que
l’on peut voir quand à l’effet du discours analytique se rajoute l’effet de groupe.
« La remarque présente de l’impossible du groupe psychanalytique est aussi bien ce qui en fonde,
comme toujours, le réel. Ce réel, c’est cette obscénité même : aussi bien en “vit-il” (entre guille-
mets) comme groupe »16.

16. Ibid., p. 475.

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Le Champ freudien entre dans le XXIe siècle

Cette obscénité, que Lacan avait qualifiée d’imaginaire, est le réel qui fait vivre le groupe analy-
tique – dit-il, en le mettant en italique –, comme groupe. Elle ne le fait pas vivre que comme
groupe. C’est cette obscénité de groupe qui préserve l’internationale, rappelle Lacan. Qui la pré-
serve donc du discours analytique même. C’est cette obscénité de groupe que Lacan dit vouloir
proscrire de son École.
Je crois qu’avec ce texte Lacan nous démontre pourquoi les analystes peuvent et doivent se sou-
tenir de ce lien social qu’est le discours analytique.
L’École doit se baser sur le discours analytique qui n’est pas et ne peut pas être la base d’un grou-
pe, peu importe lequel.
Lacan parle ensuite de l’amour et de la haine. L’analyste de tout bord, dit-il, en connaît un bout
de cet amour-haine qui se présente comme ambivalence et où il faut reconnaître la face unique

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de la bande de Moebius. Or, ce qui est comique, c’est que l’analyste, « dans la “vie” de groupe,
il n’en dénomme jamais que la haine »17.
Pourtant, peut-être, s’il se tient plutôt au discours qui lui est propre, le psychanalyste pourrait
dénommer aussi l’amour. Le simple rappel à la topologie nous le permet, avec les termes de
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Lacan lui-même : si « la haine suit comme son ombre tout amour »18, l’amour prend son res-
sort de cette place béante, pareille pour tout un chacun, d’où « le rien nous interroge »19.

Marco Focchi
En 1964, l’École de Lacan s’est constituée comme antidote à la cristallisation hiérarchique, à la
cooptation, au fonctionnement régi par le signifiant-maître.
Dans notre époque antiautoritaire, le signifiant-maître, qui est a priori la cible naturelle de toute
injure, n’est cependant pas un fait purement arbitraire : S1 unifie, stabilise, permet de stratifier,
rend possible la perpétuation d’une tradition, accueille en son sein des groupes différents, et les
fait vivre ensemble. Dans l’IPA, le kleinisme a pu institutionnellement vivre avec la psychologie
du Moi grâce à la cage bureaucratique des standards qui fonctionnaient comme S1.
Si nous dégrafons le S1, toutes les forces centrifuges se déchaînent, et la communauté entre dans
un tourbillon autodestructeur. On ne peut pas ôter le S1 en laissant simplement le vide.
Lacan n’a pas procédé ainsi, effectivement, parce qu’en ôtant le S1, il a constitué une École
autour d’un élément agalmatique à même de produire du transfert. L’École de Lacan a été, de
toujours, l’École d’une cause, l’École incluant dans sa composition un ingrédient hétérogène, un
objet cause avec lequel chacun pouvait avoir un rapport singulier.
Les institutions se gouvernent à partir du fait que chacun doit avoir une place à lui, […] défi-
nie par des coordonnées précises : chacun a sa place et doit savoir y rester. Cela a un côté confor-
table : on sait où on est et qui on est, on se reconnaît.
Dans une École au sens où l’entend Lacan, personne en revanche n’a une place ainsi définie
[…] : ce qui anime vraiment les choses, c’est la force du transfert, que personne ne détient
comme un titre nobiliaire acquis. Ce n’est pas le fait qu’il y a des places à occuper ou à attribuer
qui fait tenir l’École. Si on ne la voit que comme un appareil bureaucratique, hiérarchique et

17. Ibid., p. 476.


18. Lacan J., « Discours aux catholiques », in Le Triomphe de la religion précédé de Discours aux catholiques, Paris, Le
Seuil, 2005, p. 62.
19. Ibid., p. 61.

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Conversation à Milan (2e partie)

vertical, c’est parce qu’on a devant les yeux le voile d’un préjugé difficile à dissiper ou qu’on est
paralysé par l’incapacité de trouver sa voie propre sans suivre des quadrillages plus traditionnels.
[…] Pour le dire de manière littéraire, l’École tient parce qu’il y a une « volonté de bien en quoi
se fond / toujours l’amour qui respire droit »20. Si cette volonté est entendue comme la grosse
voix du maître, c’est qu’on a perdu de vue la cause qui meut et oriente le désir.
Nous pouvons l’illustrer par une image simple : l’institution traditionnelle est comme les
mariages d’autrefois, qui tiennent pour des raisons légales et économiques, ou bien par l’image
d’Épinal de l’épouse et des enfants tendrement assoupis dans une maison heureuse ; l’École de
Lacan est au contraire comme les mariages modernes, qui tiennent par l’amour et le désir, et
donc franchement plus instables.
Voilà pourquoi, de temps à autre, nous avons été contraints de soumettre à vérification la vali-

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dité de notre lien. [Nous pouvons être souples, flexibles,] mais il y a des points d’ancrage qui,
de manière essentielle, font partie de notre expérience. Le principe de l’École Une est l’un d’eux.
Il consiste à construire notre espace commun de sorte à ce qu’il ne donne pas lieu à des cou-
rants, et qu’il ne se cristallise pas en groupes.
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Revenons à l’histoire du CF en Italie. [Le CF est initialement intervenu en reconnaissant des


groupes qui se référaient à l’enseignement de Lacan, et qui étaient la réalité, la seule réalité], mais
pour créer une dynamique qui allait vers la création d’une École, [où l’on entre un par un].
Les groupes étaient des mouvements transférentiels autour d’un leader, tandis que l’École est l’É-
cole d’une cause, avec des permutations, et qu’elle a vocation à animer le transfert envers la psy-
chanalyse, sans le congeler dans une figure qui l’incarne.
[La création de la SLP en 2002 est] le résultat de vingt ans d’histoire, une histoire pas toujours
facile pour ceux qui y ont participé. Dans les configurations qu’a prises le CF en Italie, intercar-
tels, groupes, GISEP21, SISEP22, et enfin SLP, certains se sont d’abord retrouvés au centre et ensui-
te aux marges. Puis les choses changeaient, qui était aux marges était investi d’attentes nouvelles
et qui était au centre s’est parfois éloigné. Il y a eu la lassitude de dépasser des appartenances
enracinées dans l’expérience, la difficulté de vivre avec des personnes vis-à-vis desquelles on ne
pouvait pas éprouver d’affinités, ainsi que des moments où l’on pouvait se sentir trahi, ou aban-
donné, ou incompris. Une minime inclination personnelle à la victimisation suffisait dès lors à
alimenter les revendications les plus crues et les rancœurs les plus sourdes.
[Cette époque est derrière nous, mais aucune] situation n’est cependant parfaite, témoin les ten-
sions qui ont surgi à propos de la psychanalyse appliquée entre 2004 et 2006, où beaucoup se
sont alors trouvés en difficulté.
Demandons-nous néanmoins : un malaise personnel à un moment donné doit-il être le para-
mètre permettant de juger l’École ? Si nous prenions la période 2004-2006 comme référent figé
de notre point de vue sur l’École, et sur lequel faire pleuvoir nos critiques, nous adopterions une
vision très réductrice, […] nous comprimerions vingt ans d’histoire en trois, nous ferions de
notre malaise personnel un étalon universel de mesure et de jugement. Une telle opération ren-
verse l’ordre de priorité entre la position de la cause et la position personnelle, ce renversement
dont Kennedy, s’appuyant sur l’ordre de rationalité qui était le sien, disait : « Ne vous deman-
20. Dante Alighieri, « Chant XV », La divine comédie. Le Paradis, éd. bilingue, Paris, Flammarion, coll. GF-Flammarion,
1992, p. 143.
21. GISEP : Gruppo italiano della Scuola europea di psicoanalisi [Groupe italien de l’École européenne de psychanaly-
se (EEP)].
22. SISEP : Sezione italiana della Scuola europea di psicoanalisi [Section italienne de l’EEP].

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Le Champ freudien entre dans le XXIe siècle

dez pas ce que [l’Amérique] peut faire pour vous… » Traduisons : à partir de quelle position
parle-t-on de l’École ? D’une position à partir de laquelle on veut promouvoir l’École ou bien
d’une position de victime ?
Le risque majeur de la situation actuelle est de sombrer à nouveau dans la cristallisation de
groupes. Ce serait un chemin régressif, qui, d’un mouvement d’épaule, démolirait une construc-
tion qui a demandé vingt ans. Je ne sais pas dans quelle mesure les membres de l’École sont dis-
posés à cela, je crois et j’espère que non.

Paola Francesconi – HCE


Mon expérience du CF a commencé, il y a bien des années, de cet emblème des tout premiers
numéros de La Lettre mensuelle de l’ECF : here comes everybody.

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L’École n’a jamais dévié de ce principe […]. Tel était le principe de refondation théorique et cli-
nique que JAM a promu depuis 1981, l’année du premier Forum de l’ECF. Je me souviens de l’at-
mosphère palpitante d’attente, de projets [ :] je pensais effectivement que chacun pouvait trou-
ver un espace, son propre espace, dans ce champ fleuri de différences mais traversé par un trans-
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fert partagé. La passion théorique et clinique y a toujours eu une place, transformant en débat
clinique les tentations de censure et d’exclusion, tout d’abord grâce à la logique du signifiant et
ce qu’elle implique d’inconsistance de l’Autre, […] ensuite grâce à la topologisation progressive
du Champ comme pas-tout : la barre était sur l’Autre et pas sur le dire de quelqu’un, d’anybody.
[Je soulignerai] la constance et la tenue de ce principe [dans] mon expérience, y compris [depuis
la naissance de] la SLP. Chacun trouvait sa place, entrer dans le CF induisait des changements
subjectifs : certains changeaient du fait de leur fonction institutionnelle, qui les rendait autres,
différents, d’autres changeaient du fait de leur propre recherche. [Le transfert de travail était
cette singulière aventure qui engendrait des transformations, des styles différents.]
J’ai rencontré l’everybody, sous la forme de la contingence, dans le Conseil de la SLP, dans le tra-
vail accompli pour le Comité d’action de l’École Une, aussi bien que dans le groupe de travail
sur la féminité qui a désormais rejoint un groupe de recherche […] du Département d’études
sociales de l’IF. HCE ne relativise pas l’affectio societatis, il n’en rend pas le contenant plus labile,
ni ce qu’il y a « dedans », mais il véhicule la possibilité donnée à chacun de jouer sa partie avec
le savoir, [au-delà de] celle qui se joue dans l’analyse, terrain privilégié de la partie que le sujet
joue avec son grand Autre.
L’École est une opportunité, donnée à tous, de se confronter au savoir, d’en faire usage, de man-
ger évangéliquement son savoir. La contribution individuelle n’y consiste pas à trouver une nou-
velle théorie – mirage narcissique –, mais dans l’invention d’une nouvelle articulation de ce qui
est déjà là, afin d’y contribuer avec sa propre différence de style. Everybody a pris la forme du
pas-tout [;] quiconque, un par un, peut trouver à s’exprimer, il suffit que son désir soit décidé,
qu’il veuille faire quelque chose… il peut proposer everything. [C’est le registre par lequel le
savoir se rénove : dans cette adjonction du everything au everybody.]
L’accent actuellement mis sur l’everything, sur les sollicitations que la psychanalyse reçoit pour
sa nouvelle position en prise sur le social, [est lié à la] précarité des idéaux, à la montée au zéni-
th [de l’objet a], qui prédispose à la nécessité d’accueillir « n’importe quelle chose ». Ainsi l’É-
cole est-elle un lieu d’élucubration de savoir sur le lien social, sur ce qui lie [chacun] à la pas-
sion pour la psychanalyse. La place dans l’École n’est ni donnée, ni niée, quiconque la veut peut
se la construire, à condition que l’everything qui l’y porte ait l’étoffe du désir de savoir. […]

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Conversation à Milan (2e partie)

Franco Lolli
Cette rencontre est le résultat d’une opposition [qui] jusqu’à présent n’a pas trouvé un lieu sym-
bolique d’élaboration, une possibilité de se dialectiser[,] situation paradoxale où l’analyste laca-
nien, tenace partisan [de la rectification subjective, a cédé au délicieux appel de la position de la
belle âme.]
J’en viens alors au point [que] j’estime crucial pour moi d’affronter.
Oui, c’est vrai : Jonas n’est pas « sans faute ». [Dans] ce qui est arrivé, Jonas – et, en tant que
fondateur, j’en assume toute la charge – a une grande responsabilité. Sa lancée, ses premiers
débuts, son parcours initial se sont effectués dans la vague d’un enthousiasme que les fondateurs
eux-mêmes n’ont pas pu contrôler. Un climat d’euphorie lié à ce projet d’une institution entiè-
rement inspirée par les principes de la psychanalyse, pensée en synergie avec les potentialités de

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la SLP et du CF, nous a emportés, nous rendant à l’occasion peu attentifs à certains phénomènes
internes. […]
Cela ne nous a pas permis de prendre immédiatement acte du fait que certaines personnes qui
demandaient à faire partie de notre association, le faisaient en pensant s’adresser à une sorte
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d’agence de placement pour psychologues au chômage[, – et, bien qu’elles fussent toutes enga-
gées dans un parcours analytique, avec des] intentions à faible valeur éthique. […] Autrement
dit, la concentration des énergies dans un processus de création tellement important pour nous,
a parfois agi au détriment d’une attention rigoureuse à [certaines limites de notre travail, et ce,
avec] des conséquences prévisibles :
D’un coté, s’est produit une hémorragie interne de membres [qui] ont quitté Jonas avec des sen-
timents plus ou moins hostiles.
De l’autre, nous avons commencé à recevoir divers types de messages émanant de collègues de
la SLP – des messages de couloir malheureusement, mais pas moins clairs pour autant – qui poin-
taient [ce] que nous pourrions appelons le « péché originel » de Jonas. [Ces] critiques étaient
justes. Si on nous avait aidés à les comprendre, l’histoire serait peut-être aujourd’hui tout autre.
[Telle est notre responsabilité.
Mais mon] transfert d’alors vers la SLP, l’IF et l’AMP, ma position subjective dans le CF, ma capa-
cité à me démarquer des dynamiques d’infatuation imaginaire, mon attitude respectueuse et res-
ponsable à l’égard des élèves de l’IF (appartenant ou non à Jonas), mon engagement à soutenir
– dans les limites de mes possibilités – la cause analytique, ne sont pas des questions dont je dois
me justifier d’une quelconque façon. […]
Si tout cela est mis en discussion dans ce lieu – comme le débat, me semble-t-il, le démontre de
manière incontestable – alors cela n’est plus mon lieu. Et peut-être dois-je en prendre acte.

Maurizio Mazzotti – La cohérence d’une politique


Dans mon rapport pour la dernière Assemblée générale de la SLP, je regrettais que certaines
choses n’aient pas été faites : « une parmi toutes [était] l’organisation d’une Conversation cli-
nique comme celles qui se déroulèrent sous la coordination de JAM, à Rome d’abord, à Bologne
ensuite, il y a six ans. Elles furent un moment fécond de travail et de rassemblement formateur
autour du réel de notre expérience de psychanalystes. Elles transmirent un style, je crois qu’il est
absolument nécessaire d’en reprendre le fil »23. […]

23. Mazzotti M., rapport du président à l’Assemblée générale de la SLP, Bologne, 26 mai 2007.

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Le Champ freudien entre dans le XXIe siècle

Contingence ou retour du refoulé, c’est avec satisfaction que nous prenons acte de ce que le
mouvement de la Conversation s’est remis en marche.
Nous nous ne retrouvons pas, ici, dans le cadre de la clinique, stricto sensu. Aujourd’hui, quelque
chose se produit à l’enseigne de l’avancée du CF en Italie. […]
Avancer dans le social est une nécessité que nous vérifions aujourd’hui, confrontés à des diffi-
cultés et des dangers croissants pour le discours analytique. JAM vient encore de le confirmer
dans son éditorial sur la « Campagne dépression »24, initiée par les mêmes forces hostiles de tou-
jours, qui visent à rayer la psychanalyse des pratiques thérapeutiques […]. Ce signal d’alarme
tiré par JAM nous démontre une fois de plus que, freudiennement, la psychanalyse n’avance pas
en se défendant en tant que Weltanschauung, en tant que vision du monde. Nous sommes radi-
caux : ou bien on avance avec notre clinique et notre pratique ; ou bien on subsistera comme

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l’un de ces savoirs vis-à-vis duquel le psychanalyste « demeure celui qui exhume les ossements
royaux »25 – selon l’expression de Karl Reinhardt à propos du savant que Platon aurait voulu
réveiller par la forme vivante de ses dialogues. Pour la psychanalyse, avancer avec le réel de sa cli-
nique, c’est la possibilité même que son discours ne soit pas seulement du semblant, pure par-
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ticipation formelle à l’ère du vide, à la pire imposture.


Partout dans le CF, l’avancée de la psychanalyse dans le social coïncide avec la politique de déve-
loppement des programmes de psychanalyse appliquée, par rapport à quoi l’ensemble institu-
tionnel du CF en Italie entre maintenant dans une phase productive, instituante […].
L’ouverture de cette politique présuppose une solidité certaine de notre clinique. C’est pour-
quoi, aujourd’hui comme hier, je reste convaincu qu’il faut privilégier, pas tant la pluralité des
initiatives individuelles sur ce terrain […], mais le cadre de référence le plus explicite possible,
et surtout effectif, pour l’institution psychanalytique qui assure et garantit la formation. [Ainsi
ai-je fait valoir que :] 1) la clinique n’acquiert une solidité qu’à l’intérieur de l’École en tant que
cheville du transfert de travail ; 2) la clinique n’appartient pas à quelqu’un, elle est partagée, elle
est le résultat de traversées [au sein d’une] large communauté qui discute, vérifie et élabore ; 3)
être seul avec sa clinique est l’une des expressions majeures de l’infatuation psychanalytique ou
des « simagrées » du psychanalyste « ensemblantisé »26.
Ces dernières années, l’instance de direction de l’École […] s’est employée à faire avancer une
politique de l’École sujet. La SLP a réussi à créer en son sein les conditions « environnementales »,
comme on dit dans un langage qui n’est pas le nôtre, permettant de témoigner du résultat
majeur d’une École de psychanalyse lacanienne, à savoir la nomination d’AE […]. Ce résultat ne
se produit pas facilement si des turbulences gouvernent l’association, si la confiance de l’en-
semble s’amoindrit, si le transfert envers l’École sujet se précarise.
Des turbulences, il y en a eu certes. Présentes depuis le début. Elles se traduisaient, dans le Conseil
par exemple, en passions, en différends, en discussions. Était-ce signe de vitalité ou bien de con-
flits qui résistaient à leur sublimation ? Pour nous psychanalystes, l’acte – qui a décidé et décide de
la politique – est ce qui répond à cette interrogation. Tant mieux s’il conduit à une clarification des
termes qui contribuent à articuler l’ensemble de référence. La clarification des pouvoirs entre l’IF
et la SLP en a été un exemple : elle a permis d’améliorer, et pas qu’un peu, le fonctionnement de ce
binaire, avec des retombées positives sur le développement du transfert de travail. […]

24. Miller J.-A., « Du bon usage de la “Campagne dépression” », ECF-Débats, 10 octobre 2007.
25. Reinhardt K., Les mythes de Platon, Paris, Gallimard, 2007, p. 22.
26. Miller J.-A., « Réponses à La lettre en ligne », La lettre en ligne, n° 41, octobre 2007.

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Conversation à Milan (2e partie)

Commentaire de Jacques-Alain Miller


Il y a maintenant un moment très important, celui du déjeuner. Il s’agit de manger, mais sur-
tout de discuter avec ses camarades, de soupeser ce qui a réellement eu lieu. C’est vraiment dans
cet intervalle que la combustion chimique va être à son comble. Ensuite, nous reviendrons ici.
L’intervention de Cosenza est tout en humour allusif quand il dit que seule la voix de MR est là
pour « animer l’avenir de cet institut qui se veut programmatiquement antitotalitaire ». C’est
amusant, parce que ça laisse entendre que MR est antitotalitaire et que, pourtant, il est le seul à
parler pour défendre son propre institut. Ce sont de petites piques amicales. Personne ici n’est
totalitaire. Le totalitarisme est une chose très sérieuse ; ici, c’est du théâtre. C’est un peu comme
chez Brecht, on lève la pancarte « totalitarisme ». Chaque personnage a un panneau « totalita-
risme », et un panneau « liberté » dans l’autre main. On combat comme ça. C’est normal, il faut

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ça dans le discours, il y a toujours des formes stéréotypées. C’est ce qui donne parfois le senti-
ment que c’est déjà écrit, parce qu’on s’aperçoit bien qu’il y a des stéréotypes qui fonctionnent.
Mais, justement, à l’intérieur de ces stéréotypes, il faut aller chercher l’agalma, la chose vraiment
nouvelle et significative, et il y a chaque fois quelque chose comme ça.
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L’intervention de Cosenza rejoint donc l’équipe MR-CLR – c’est un groupe transversal –, puis-
qu’il dit : « il faut selon moi faire de cette conjoncture critique l’occasion d’une véritable relan-
ce pour l’avenir du CF en Italie ». Et il ajoute, de façon très précise : il faut « repenser [et] relan-
cer […] le rapport de la SLP avec la société italienne et ses institutions, cliniques, culturelles, uni-
versitaires, politiques et administratives » – il manque religieuses – « afin de constituer dans les
prochaines années une présence repérable et influente, capable d’offrir à l’Autre social une inter-
locution et des lieux de réponse orientés par la psychanalyse, et dont celui-ci puisse, avec son
propre langage, reconnaître l’efficacité ». Bien. C’est un programme formidable de « relance ».
C’est un programme formidable pour « un nouveau cadre institutionnel » nécessaire pour faire
ça, et c’est le programme de la « nouvelle identification » avancée par CLR. Ce n’est pas seule-
ment quelque chose que nous sommes obligés de faire, mais c’est vital pour le CF, et pour la rai-
son suivante : nous sommes déjà trop nombreux et trop forts pour pouvoir continuer à vivre
dans l’ombre de la société italienne. Nous sommes trop nombreux pour jouer les taupes. Si nous
continuons d’être dans l’ombre comme nous le sommes actuellement, avec des manèges, des
rumeurs, des bruits de couloir, tout cela va produire des miasmes dans notre atmosphère. Il faut
ouvrir les fenêtres dans le CF. Moi, je pense à ça. Si vous voulez bien, on se retrouve pour
reprendre à 15 h 15.

Céline Menghi
[La SLP se lie aux Écoles de l’AMP selon la dynamique de la « Déclaration »27 de l’École Une :]
« compagnons d’une même cause, [qui] déclarent se constituer en École Une […]. Une, en sens
contraire de la tendance naturelle à l’éloignement, à la divergence, à l’émiettement. Une, mais
sans l’ennui qui s’attache à l’homogénéité du Un, car plurielle et non standard ».
Où conduit une telle dynamique ? D’un côté, elle nous différencie de l’IPA, de son éclectisme
confondant, qui dilue la psychanalyse et rend toujours plus ardu, sinon impossible, à ses
membres d’affronter certains aspects de la clinique contemporaine, celle desdits « cas graves ».
De l’autre, elle mène à la pluralité des styles qui caractérise les membres de l’École sujet, une

27. « Déclaration » de l’École Une, disponible sur le site de l’AMP (wapol.org).

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Le Champ freudien entre dans le XXIe siècle

École qui, comme vous l’avez dit à Turin en 2000, ne se soutient pas de la pure logique de
l’Œdipe – où « l’Un-qui-n’est-pas-comme-tous-les-autres » est surmoïque et solitaire –, mais de
l’« au-moins-un qui donne le témoignage de sa différence, et qui ne ménage pas sa peine pour
qu’il y en ait d’autres à le faire. La place d’énonciation qu’occupe [l’au-moins-un] ne comporte
pas l’exclusivité »28. Mais comme l’écrit ADC […] en reprenant cette intervention : « Savoir occu-
per [cette place] veut dire en logique quelque chose qui rend compte de cette perte provoquée
par l’articulation signifiante dont chacun est un effet. Certes pas pour s’en plaindre ou s’en van-
ter […] mais pour témoigner de quelle manière la perte – perte qui est à situer dans le nœud ima-
ginaire-symbolique-réel sans faire l’économie d’aucun des trois – est la marque de martyre à l’ori-
gine de sa position créatrice […] au niveau de ce qui le singularise comme style pour traiter ce
réel en jeu dans la Chose analytique et qui le convoque comme analyste. Style qui comporte

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qu’aucun n’est symétrique à un autre, mais qu’il est unique, bien que n’étant pas l’unique »29.
[Dans l’enseignement aussi, il s’agit de style :] styles d’enseignement, de modes d’expression qui
se soutiennent de l’invention symptomatique, de la marque plus ou moins belle ou séduisante
de chacun et, plus encore, du trajet qui y a mené. […] Des styles tellement uniques, mais pas
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trop obsédés par la mesure unique, un peu seuls par rapport à l’idéal, tous exposés au trou dans
le savoir. C’est pour cela que je ne m’ennuie pas.

Carlo Viganò – Pourquoi tant de souffrance ?


[…] Nous discutons des modalités du multiple, mais, comme le roi nu, nous ne voyons pas que
nous le faisons seulement parce que l’Un est mis en jeu ; il en est le fondement. À l’heure où
l’Autre n’existe pas, il résulte du choix de chacun, c’est une manière se servir du Nom-du-Père,
le style avec lequel, jour après jour, l’École, avec son transfert de travail, crée le vide où l’Un con-
siste. […]
Quand le jeune « néophyte » commence à s’autoriser de la clinique, il a toujours tendance à
mettre en jeu le S1 du maître, mais, bien vite, il se rend compte que cela ne suffit pas et c’est ici
que surgit l’alternative : soit il y a un lieu où peut s’opérer le vidage de ce signifiant-maître afin
d’oser un désir de l’analyste, soit, à défaut de cet instrument qu’est précisément l’École, le néo-
phyte se fabrique son propre S1, proclame sa propre compétence et dit au revoir à tout le monde
avec plus ou moins de gratitude.
Cette prolifération de tant de petits maîtres est, pour moi du moins, la cause [d’une certaine
souffrance que j’ai éprouvée en lisant les Scambi]. Quand le symbolique de l’École est forclos, le
désir fait retour dans le réel sous les espèces d’une galerie de maîtres à penser.
[Si Jonas, comme d’autres organisations, continue de se référer au RIPA, on doit alors pouvoir en
discuter les méthodes et la clinique.]
Entre l’Istituto (ou les Istituti) et l’École, il manque un contenant – pour le dire à la Bion, ins-
pirateur du cartel – qui soit un réel lieu de travail, en prise directe sur le social. J’imagerais ce
lieu ainsi : que des analystes expérimentés puissent encadrer l’apprentissage de jeunes analystes,
non seulement pour ce qui est de la clinique, mais pour tout ce qu’ils font à cause de la psy-
chanalyse. Ceci impliquerait bien sûr d’aménager et d’ouvrir des échoppes ou des ateliers. La
référence, ce sont donc les CPCT.

28. Miller J.-A., « Théorie de Turin sur le sujet de l’École », in Aperçus du congrès de l’AMP à Buenos Aires (juillet 2000),
Paris, ECF, coll. rue Huysmans, 2001, p. 57-76.
29. Di Ciaccia A., « Qualche nota sulla Scuola soggetto », Appunti, n° 79, déc. 2000, p. 5.

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Conversation à Milan (2e partie)

Uberto Zuccardi Merli


Avant la pause déjeuner, je pensais que ce que j’avais à lire était terrible. [Après avoir déjeuné
avec JAM, mes amis de Jonas et mes collègues, c’est un autre message que je vous lirai pour
conclure cette série d’interventions.]
Nous devons ne pas regarder fixement le passé, ne pas ruminer la haine, mais nous orienter vers
une nouvelle stratégie du CF en Italie [afin de] nous placer avec une tout autre importance sur
la scène publique.
Il peut exister dans le CF italien un lien qui inclue toutes nos potentialités institutionnelles, sans
que nous nous fréquentions nécessairement de manière assidue, parce qu’on a des caractères, des
styles de travail et d’action très différents. Mais au nom, sinon de l’amitié, du respect entre ins-
titutions, il s’agit d’accueillir l’élan que JAM nous indique comme prioritaire pour nous. Non pas

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le far west, mais préserver le chemin de l’inconscient dans la société, la culture, l’action politique,
la science, en tant que dispositif éthique pour la sauvegarde de la subjectivité. Offrir l’adminis-
tration sociale de l’analyste pour contrecarrer la dérive scientiste et antihumaine de notre civili-
sation, en opposant publiquement des protocoles de vérification de l’efficacité des cures analy-
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tiques face à la médicalisation massive du symptôme.

Débat conclusif

Jacques-Alain Miller – Bien. Nous avons environ trois heures, sans programme établi, pour par-
ler comme nous voulons. Qui veut prendre la parole ?

Luisella Brusa – En ouverture, JAM nous présentait cette Conversation comme un laboratoire
pour le CF, pas seulement pour l’Italie, a-t-il précisé. […] Peut-être cela peut-il se lire ainsi : nous
sommes en train de vivre un moment de l’École Une, celle que nous avons fondée à Buenos
Aires en 2000. L’École Une ne coïncide pas avec la structure organisée de l’AMP : elle est ce qui
recèle l’agalma de l’AMP. À partir de là, s’inventent les cadres institutionnels qui servent la cause
analytique. L’École Une, disait-on alors, est pas-toute, elle se refonde chaque année du désir
renouvelé de ses membres. On soulignait que c’est une École au féminin. Ce féminin, je ne l’en-
tendrais pas au sens évoqué ce matin, celui de l’exclusion à la Cécilia Sarkozy. On sait que le
féminin a de multiples acceptions, puisque chacune est femme de manière différente. Il s’agit
aujourd’hui de saisir l’occasion d’étendre le désir pour la psychanalyse à un champ plus vaste,
celui des batailles culturelles qui nous attendent, celui que JAM a désigné ce matin et que nous
connaissons bien en Italie aussi.
Les signifiants proposés par JAM dans son Communiqué n° 6 me semblent justes : les « régu-
liers » et les « irréguliers » de l’École. Pour la tâche qui nous attend, notre armée régulière
convient tout à fait, et, pour ma part – disais-je en plaisantant il y a peu –, je me reconnais
davantage dans les réguliers que dans les irréguliers, mais pas-toute. Certes, pour la portée de la
bataille qui attend la psychanalyse, l’utilité des irréguliers est considérable et, pour ce qui me
concerne, les frères irréguliers y sont les bienvenus.
Je vous propose un scénario, une fantaisie pour le futur proche du CF. Il y a deux instituts, ils

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Le Champ freudien entre dans le XXIe siècle

existent, c’est un fait. Ce sont deux instruments qui peuvent fonctionner dans une compétition
vertueuse. Potentialiser leur altérité me semblerait vraiment une bonne idée. L’institut fondé par
MR se présente comme spécialisé dans lesdits nouveaux symptômes (anorexie, attaques de
panique, dépression, etc.) et les analyses sociales ; dans l’IF, il y a des collègues qui ont une pra-
tique et une théorie sans égales sur l’autisme, le traitement des enfants, la maltraitance et les
abus. Je vous fais remarquer que nous couvrons ainsi les principaux points sensibles de la bataille
actuelle dans le champ psy. L’enseignement que nous pouvons offrir dans ces deux instituts
pourrait être le même, du point de vue de la formation, à savoir, l’orientation lacanienne. Mais
nous pourrions aussi accentuer les signifiants d’excellence de chacun pour élargir notre offre,
couvrir un champ plus vaste de signifiants spécialisés, ceux qui circulent et qui ont prise dans le
monde social et culturel. Il convient pour cela de faire un effort d’invention et d’imagination.

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Ce qui compte, c’est que l’agalma soit reconnu au niveau de l’École Une, qui peut même être
légère, un point de rassemblement de ce qui anime les voies différentes, particulières à chacun,
pour servir la cause analytique. C’est pourquoi j’apprécie l’intervention conclusive de
U. Zuccardi Merli qui s’est exprimé clairement sur son rapport à l’École.
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Panayotis Kantzas – Je ne comprends pas bien. Il me semble que tout aille dans la direction d’un
« aimons-nous les uns les autres », mais j’ai un problème personnel que je pose dans les termes
suivants. Ce n’est pas un problème politique. Moi qui suis le plus politique de tous, je le pose
comme une question personnelle. MR, qui est un garçon honnête, dit que la maison où je suis
depuis vingt ans le dégoûte, qu’elle n’est pas éthique, qu’il ne peut plus y rester. Bien. Si c’est
vrai, et j’aimerais le vérifier, je ne peux plus y rester moi non plus : ou il se trompe, ou je me
trompe. Si les choses sont ainsi, je dois m’en aller et faire la comptabilité de ma vie. JAM, tu avais
les cheveux noirs et moi aussi, nous étions ensemble sur une photo il y a vingt ans…

Jacques-Alain Miller – Je n’ai plus les cheveux noirs ?

Panayotis Kantzas – Non, et moi non plus.

Jacques-Alain Miller – Je ne me regarde jamais dans une glace, mais les gens qui me parlent me
disent que j’ai les cheveux noirs…

Panayotis Kantzas – […] J’en ai vu des enfants grandir ici et des colères nous en avons eu plus
d’une… Et envers A. Di Ciaccia [ADC], bien sûr ! Quand il nous clouait le bec en disant « Miller
a dit… ! » – et nous, tous silencieux. Et tu sais les imprécations qu’on t’envoyait quand on était
sortis de la salle ! Mais je me rappelais ensuite qu’ADC avait transformé sa cuisine en lieu d’édi-
tion pour la revue La psicoanalisi et, pour ça, chapeau ! Je l’aimais bien à cause de ça. Il était
casse-pieds pour autre chose, mais pour cela je l’aimais bien. De même que M. Focchi, de même
que tous les autres. Mais si MR, qui est un honnête homme, dit que tout cela le dégoûte, je dois
m’en aller, je dois faire mes comptes. Il me reste dix, quinze années. Je suis déjà vieux, mais je
pourrai quand même faire quelque chose. Merci.

Roberto Pozzetti – Je remercie JAM d’être venu ici. […] La méthode que vous avez utilisée me
semble très claire : au travers des mails, c’est la dimension plus imaginaire qui a émergé, attei-

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Conversation à Milan (2e partie)

gnant parfois une âpreté notable, bien que civile, tandis qu’il y a maintenant une élaboration
symbolique patente. En particulier, depuis le Communiqué n° 6, où vous parlez de deux mai-
sons dans le Champ, une qui est déjà là et l’autre qui est de fait en construction, en aménage-
ment. […]
Je donnerai un bref témoignage de mon expérience à Jonas et dans la SLP, à laquelle je me réfè-
re depuis des années. Je lis Freud depuis que j’ai quinze ans, Lacan depuis vingt ans […] J’ai été
adhérent de la SISEP [avant de demander à être membre de la SLP. Je suis à Jonas depuis ses pré-
mices, en 2002. Je suis actuellement président du siège de Côme, en attendant que d’autres
prennent ma suite.] Tous mes stagiaires, tous ceux qui ont travaillé ou travaillent à Jonas ont été
ou sont des élèves de l’IF ou de la Section clinique de Milan. Tous. C’est un point important qui
va dans le sens d’une connexion à l’École, [de même que les contrôles individuels que nous

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effectuons auprès de membres de la SLP]. Bien d’autres éléments vont dans la direction d’une
collaboration.
[L’élément nouveau, c’est l’IRPA.] De fait, il y a une seconde maison, une nouvelle maison enco-
re à aménager, à compléter, à restructurer. J’espère que l’articulation entre ces deux maisons sera
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celle du « vel », plutôt que celle du « aut-aut » – pour faire référence au Séminaire XI. Si c’est la
position du « aut-aut » – ou bien l’un, ou bien l’autre – qui prévaut, alors je suis un peu inquiet
par rapport au destin de la psychanalyse lacanienne, à laquelle je tiens beaucoup.

Vicente Palomera30 – […] Comme vous le savez, depuis le mois de juillet, je représente l’École
européenne de psychanalyse. Je suis actuellement dans un temps pour comprendre la situation
actuelle de ces différentes Écoles. Vous êtes manifestement conscients de l’importance que la SLP
a actuellement en Europe. […] Je crois que les Espagnols et les Français sont aujourd’hui en
déficit, pourrions-nous dire, par rapport à l’École italienne et au débat qui s’est déroulé cette
semaine, qui démontre une vivacité qui n’existe pas, me semble-t-il, en Espagne – bien qu’on
travaille beaucoup en Espagne – ni en France. C’est une situation ouverte ; nous avons enten-
du aujourd’hui les collègues de l’École avec une détermination et des arguments remarquables
eu égard à ce que l’on peut attendre d’une École de psychanalyse. En ce sens, vous êtes une École
très avancée parmi les Écoles européennes, pas seulement en tant qu’École mais aussi au niveau
personnel. […]
Qu’il y ait une crise dans tout ce contexte d’avancée est pour moi une surprise. Au moment où
l’École italienne est si forte, en tant qu’École, pour ce qui est de la diffusion de la psychanalyse
et pour ce qui est des publications à tous les niveaux, se produit cette crise. Comme nous y invi-
te JAM, nous devons avoir un temps de réflexion sur ce qui se passe, surtout après les nouvelles
qui nous arrivent de France où se profile un combat pour la psychanalyse au niveau de l’État…

Jacques-Alain Miller – De l’opinion publique. Attaquer l’État n’est pas légalement possible.

Vicente Palomera – Ai-je dit cela ? Ce serait une réminiscence de jeunesse ! Ce que je veux dire,
[…] c’est qu’il y a Jonas et puis la création d’un nouvel institut, mais au niveau de la SLP, je ne
vois pas pourquoi MR devrait décider de tout mélanger, pourquoi il opère une collusion entre
l’Istituto et l’École. Je demanderais donc à MR de réfléchir sur ce point.

30. Vicente Palomera est le président de la Fédération des Écoles européennes de psychanalyse.

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Le Champ freudien entre dans le XXIe siècle

Jacques-Alain Miller – C’est pour donner des émotions aux autres. On doit reconnaître cela à
MR : il sait donner des émotions aux autres. Le problème en Espagne, c’est l’absence d’un MR,
d’un personnage capable de mettre en mouvement une libido extraordinaire, une énergie que
l’on peut utiliser pour l’intérêt public du CF.

Vicente Palomera – Il n’y a pas besoin d’un MR en Espagne. Lui-même y suffit, lui-même susci-
te du transfert en Espagne et il pourrait créer un autre Istituto à Barcelone, une École en
Espagne. Je me réjouis vraiment de cette Conversation qu’a voulue JAM, pour le niveau des
échanges que j’ai pu entendre aujourd’hui et pour la suite de ce débat, qui est un départ, et non
un point d’arrivée, un début qui doit continuer au-delà de l’Italie et de l’Espagne.

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Jacques-Alain Miller – Le gouvernement espagnol organisera certainement bientôt une cam-
pagne sur la dépression. En France, nous avons organisé une riposte en quinze jours. En Espagne
et en Italie, nous avons un peu plus de temps, mais il faut dès maintenant commencer à créer,
je créerai pour ce combat un nouveau cadre institutionnel – comme disait MR.
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Vicente Palomera – Je finis donc en disant que je suis pour ce nouvel élan de MR.

Francesco Giglio – Je suis membre de la SLP et je fais partie de Jonas depuis sa fondation […].
Je voudrais d’abord remercier JAM parce qu’au moins le climat n’est pas celui d’une autre époque,
dont je craignais aujourd’hui la répétition : [au-delà même de la scission qui s’était produite,]
elle reste encore douloureuse pour la communauté milanaise [et l’un de ses effets majeurs] avait
été de renvoyer dans leur foyer un grand nombre de collègues qui ne sont plus avec nous. [Pour
ma part, je suis impliqué en tant que « régulier », puisque je ne ressens pas une appartenance
distincte.]
Cependant, même s’il semble désormais qu’on prenne la voie d’éviter l’affrontement, de toute
évidence, il y a un conflit, dont je n’ai pas saisi la source. Une institution parfaite n’existe pas et,
en tant qu’analystes, nous ne pouvons pas nous leurrer quant à l’existence d’une telle institution.
[Jonas n’est pas une institution parfaite. La SLP non plus.]
Quant à ce qui a provoqué tout cela, je crois qu’il y a aussi des questions personnelles. Je vois
beaucoup d’anciens amis qui sont devenus ennemis, ce qui alimente certains affrontements, que
je tempérerais tout d’abord à partir du fait que beaucoup de choses sont vraies. Il peut y avoir
de la déloyauté, de la malhonnêteté même dans certains cas, un manque de reconnaissance…
mais pour l’homme [non plus, il n’y a pas de perfection]. Beaucoup de choses doivent être atté-
nuées, faute de quoi, nous confirmerions quelque chose qui existe depuis l’origine du CF : la rup-
ture continuelle, des scissions conduisant à une grande fragmentation. […]
Je conclus sur une invitation à l’unité : une rupture n’a, me semble-t-il, pas de sens en l’absen-
ce de motifs substantiels qui la déterminent. […]

Jacques-Alain Miller – Je voudrais faire un bref commentaire sur la proposition que vous avez
déjà entendue cet après-midi : « Il n’y a pas d’institution parfaite. » C’est un exemple du pro-
verbe : « La perfection n’est pas de ce monde. » Mais ce ne serait pas une raison pour accepter
une institution dégénérée. On peut accepter une institution imparfaite, mais si l’on pense que
l’IF et la SLP sont des institutions dégénérées ou pourries jusqu’à l’os, indignes du point de vue

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Conversation à Milan (2e partie)

éthique et scientifique, alors il faut les dénoncer. Mais alors il ne faut pas déjeuner gentiment
avec la directrice de l’IF à Milan. J’ai été déjeuner avec les fondateurs de l’IRPA, et MR était ravi
de me dire : « Luisella Brusa vient déjeuner avec nous. » Brusa dirige l’IF à Milan. Si c’est une
institution dégénérée du point de vue éthique et scientifique, on ne déjeune pas avec elle, ou
bien, si l’on déjeune avec elle, c’est pour l’empoisonner. Donc, je dis « c’est du théâtre », cette
accusation de dégénérescence éthique et scientifique d’un institut dont moi-même je suis le
directeur scientifique. Et quand j’écoute MR et les autres qui disent « la perfection n’est pas de
ce monde, sauf JAM », alors vraiment je dis : « c’est du théâtre ». J’aime beaucoup le théâtre, donc
je suis très content, mais à un moment donné, il faut parler de choses sérieuses : l’IF n’est pas
dégénéré, la SLP n’est pas dégénérée, l’IRPA n’est pas dégénéré – il n’a pas encore eu le temps de
dégénérer parce qu’il n’a que quinze jours… Donc, on continue : qui veut prendre la parole ?

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Antonella Del Monaco – […] Ce qui m’intéresse n’est pas le personnage qui s’appelle A, B, C ou
D, mais la position qu’il occupe et qu’il tient. Quel que soit son nom, je me demande si cette
position est au service de la cause analytique, ou, exactement à l’opposé, si c’est une position qui
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utilise la psychanalyse pour servir son propre fantasme. Avoir accompli l’acte de création d’un
nouvel institut, est-ce se mettre au service de la cause analytique ? […]
En 1999, vous nous avez mis face à une demande, une question : ou l’École, ou la continuité –
parce qu’il se disait alors que l’École n’était possible que dans la discontinuité. D’une certaine
manière, nous, les membres de la SLP disons aujourd’hui dans notre débat : ou la jouissance de
Cassandre – étant donné qu’on est passé de Lucrèce à Cassandre –, autrement dit, la pulsion de
mort de Cassandre, ou démontrer que nous savons y faire avec cette pulsion de mort.

Jacques-Alain Miller – Vous l’avez vue, la pulsion de mort, aujourd’hui ?

Antonella Del Monaco – Eh bien ! Dire, comme je l’ai entendu dire, que l’on ne reviendrait pas
en arrière concernant la rupture avec la SLP, ne ressortit certainement pas à la vie, ce n’est pas
quelque chose qui va dans cette direction.

Jacques-Alain Miller – Vous l’avez vue parce que vous désiriez la voir. Moi, j’ai vu autre chose,
et je crois que ce que j’ai vu est plus vrai que ce que, vous, vous avez vu. Vous avez vu quelque
chose de triste, j’ai au contraire vu quelque chose de gai. Faites attention à ne pas vous laisser
influencer par la campagne sur la dépression. On ne doit pas faire ainsi le dépistage de la dépres-
sion chez les autres. Je préfère faire le dépistage de la manie chez les autres. C’est plus tonique.
Je m’excuse, c’est une plaisanterie, mais pourtant…

Antonella Del Monaco – J’en conviens.

Massimo Termini – […] Comme vous le disiez, une chose est de considérer une institution
comme imparfaite, une autre est de la considérer comme dégénérée. [Il faut donc faire la clarté
sur ce point.
Ce matin, vous nous avez donné un point de relance :] entrer dans le débat, dans la bataille, cha-
cun avec ses propres temps et modes, vis-à-vis de l’extérieur et de tout ce que les politiques
sociales de l’État nous présentent. [Par rapport à tout ce qui nous attend, nous devons êtres

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Le Champ freudien entre dans le XXIe siècle

unis.] Cependant, comment ? [Comme le proposait L. Brusa], en divisant les instituts, l’un qui
s’occuperait des nouveaux symptômes, l’autre de l’autisme, en séparant les deux ? En séparant,
en divisant le champ de ce dont on devrait s’occuper le plus ? Je ne sais pas… C’est vraiment
une question. […]
Nous avons beaucoup travaillé pour créer la SLP, chacun à sa manière. Pour créer et soutenir l’IF,
de même que le CECLI de Rome, puis celui de Milan maintenant – et nous espérons en ouvrir
d’autres. Il y a les centres de consultation, le RIPA. Je souhaite beaucoup préserver cette situation,
et, à partir de là, répondre aux mises en cause face auxquelles nous placent le social et les poli-
tiques sanitaires. À partir de cette situation, néanmoins.
Enfin, vous nous avez parlé de chimie. Cela a beaucoup résonné pour moi, mais il y a aussi la
question de la quantité : quelles sont les énergies dont nous disposons ? En mobilisant nos éner-

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gies à l’articulation entre ces deux maisons, ne risquons-nous pas […] de gaspiller nos énergies
limitées – nous ne sommes pas si nombreux, nous sommes peu –, celles que nous devrons vrai-
ment mobiliser pour l’objectif que vous nous avez donné. […]
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Massimo Recalcati – Je ne parlais pas d’une institution dégénérée, j’ai parlé de dégénérations au
pluriel, c’est-à-dire de tendances – que je ne juge pas sur un plan éthique –, et qui, à mon avis,
investissent la politique de l’Istituto et celle de la SLP. Ce n’est donc pas un jugement sur l’être
de l’institution, mais sur des tendances. C’est la raison pour laquelle j’ai partagé le repas avec
mon amie L. Brusa qui est directrice de l’Istituto […].
Je ne connais pas A. Del Monaco, et je ne crois pas qu’elle me connaisse. Je n’ai jamais échangé
un mot avec elle, mais elle pense que je ne sers pas la cause analytique, et que je mets celle-ci au
service de ma personne. Comment A. Del Monaco, dont je ne connais même pas le visage, se
permet-elle de dire une chose pareille ?

Jacques-Alain Miller – C’est un argument classique des débats psychanalytiques depuis Freud.

Massimo Recalcati – Je vais annoncer une bonne nouvelle à A. Del Monaco, qui apprendra ainsi
à me connaître : j’ai changé d’avis, je ne quitterai pas la SLP. La conversation avec JAM, avec
V. Palomera, avec L. Brusa, avec beaucoup d’autres amis, m’a convaincu de changer d’avis.
Merci.

Marco Focchi – Il y a tant de choses que j’ai aimées dans cette conversation. La dernière en date
est le beau geste d’U. Zuccardi Merli, déchirant de manière théâtrale les feuillets de son cahier
de doléances et disant : oublions le passé, il faut calmer les esprits ; inutile de faire une conver-
sation pour dire qui a commencé : c’est toi, ce n’est pas moi, etc. J’en ferais une icône de cette
Conversation. […] Presque toutes les interventions de cette Conversation m’incitent à le dire.
Ce qui revient à dire toutes, mais pas vraiment toutes. Parce qu’une attaque frontale contre un
AE de l’École, qui vient d’être nommé, je ne peux pas la considérer comme un geste dialectique.
Cela me semble plutôt un geste de fermeture, définitif. […] Des actes sont des actes, ils signent
un avant et un après. Ici, sur le tapis de la Conversation, nous avons beaucoup d’opinions, qui
peuvent être confrontées, et nous avons aussi des actes. Une attaque envers un AE est un acte.
L’AE est la perle de l’École, le résultat de la passe, ce en quoi l’École constitue sa vraie valeur.
[Parmi les interventions que j’ai aimées, je citerai aussi celle de F. Galimberti.] Chacun d’entre

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Conversation à Milan (2e partie)

nous arrive avec quelque héritage philosophique ; lui, c’est avec celui, aristotélicien, du : j’aime
Platon mais j’aime plus la vérité. Être amis, c’est bien, mais nous ne faisons pas une société des
amis. La cause est première : j’aime plus la cause. À partir de cette prémisse, nous pouvons être
amis. Les sociétés des amis ont d’ailleurs une histoire difficile en Italie.
J’ai aussi apprécié les propos de F. Lolli, qui part des critiques et de l’autocritique. Il y a des cri-
tiques qu’il reconnaît, d’autres qu’il réfute. […] Au fond, je dirais que cette intervention montre
le malaise de nombre de collègues qui se sont retrouvés dans des situations qu’ils ne connais-
saient peut-être pas bien ; quand celles-ci ont révélé leurs configurations objectives, ils s’en sont
trouvés égarés ou prisonniers.
Je voudrais pouvoir échanger avec beaucoup de personnes comme F. Giglio ou Anna Zanon, qui
sont à Jonas, avec lesquels j’ai parlé et qui ont aussi assumé des fonctions au sein de l’École. Telle

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est la politique de l’École : prendre les personnes une par une, reconnaître leur valeur, cerner les
fonctions qu’elles sont à même d’occuper et les leur confier. Peu m’importe que la personne soit
ou non de Jonas. A. Zanon est la mieux placée pour assurer le secrétariat de Venise, de même
que F. Giglio celui de Milan. […]
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C’est donc un moment de crise. Il n’est pas nécessaire de nier le passé. Nous déchirons les
feuillets, mais nous nous demandons ce qui s’est passé. Depuis 2004, il y a eu un moment, dif-
ficile, plus tendu, de confrontation, mais il ne s’agit pas d’une configuration figée de l’École.
Maintenant les choses sont en train de se développer autrement et il est important de le recon-
naître. […] Tournons-nous vers le futur. Tournons-nous vers le projet que nous voulons tous.
C’est possible. En effet, Jonas est une institution qui s’occupe des nouveaux symptômes, et c’est
un lieu où, comme on l’a souligné, travaillent des membres qui se reconnaissent dans l’École,
un lieu qui n’affiche pas le rejet de celle-ci dans ses fondements constitutifs […]. Il n’y a aucun
problème avec les personnes qui sont à Jonas. Jonas n’est pas un problème. Un Istituto qui, dans
ses fondements constitutifs mêmes, comporte le rejet de l’École, si.

Jacques-Alain Miller – L’Istituto est un problème… l’IRPA ?

Marco Focchi – Un Istituto qui, dans ses fondements constitutifs mêmes, comporte le rejet de
l’École, au sens où…

Jacques-Alain Miller – Non, mais c’est terminé. […] Les membres d’une École ont le droit de
créer des centres de consultations, ils ont le droit de créer des instituts d’enseignement. Nous
pouvons penser que l’École a un monopole d’École dans le CF, mais elle n’a pas un monopole
d’enseignement à l’égard de ses membres. En Argentine, un tas de gens enseignent à l’Université,
hors de l’Université, dans les instituts de psychothérapie… et en France aussi. Ici, c’est peut-être
plus spectaculaire parce qu’il y a la loi Ossicini. Mais on nous a aussi expliqué qu’aujourd’hui
l’État accorde les autorisations plus facilement. De plus, j’ai aussi compris, hier soir, que l’État
empêche que le nombre d’élèves par année d’études soit supérieur à vingt. Alors, dans une énor-
me métropole comme Milan, deux instituts ne sont même pas suffisants, il faut en créer quatre,
cinq, six. Alors, soit c’est MR qui les crée, soit il faut que la SLP crée d’autres instituts à Milan. À
propos de la « perfection qui n’est pas de ce monde », je suis le directeur scientifique de l’IF, et
je n’avais jamais compris qu’il y avait seulement vingt élèves par année d’études. Mais s’il n’y a
que vingt personnes, il faut vingt instituts à Milan ! Et là, nous faisons la révolution parce qu’il

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Le Champ freudien entre dans le XXIe siècle

y a deux instituts ! Nous sommes vraiment dans la comédie, c’est à mourir de rire. Ou alors il y
a quelque chose qui m’échappe, je n’ai pas compris…

Marco Focchi – J’adore la comédie, nous rions ensemble, seulement je me permets une petite cor-
rection : vous dites que c’est fini, je suggère que ce sera fini quand les clarifications seront advenues.

Roberto Cavasola – […] Des structures comme Jonas sont très précieuses parce que c’est là que,
vraiment, se fait la clinique. La clinique qu’on enseigne à l’IF, la clinique pour laquelle il doit y
avoir ce désir de l’analyste que l’École doit savoir orienter, se trouve mise en pratique dans des
structures comme Jonas. Il en va de même pour des structures qui n’étaient pas les nôtres, sinon
grâce à MR tout d’abord et à D. Cosenza ensuite, telle l’ABA31, où les gens pouvaient faire un

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véritable travail clinique. […]
Je crois que ces structures ne sont peut-être pas suffisamment valorisées, que ce soit par l’École
ou par l’Istituto. Peut-être n’existe-t-il pas une clarification suffisante concernant le type de
reconnaissance, le type de rapports, le type de dialectique qu’il doit y avoir par rapport à ces
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structures. C’est devenu encore plus criant après la création des CECLI, présentés comme les
structures officielles de l’École. […] Peut-être Jonas a-t-il été un peu mis dans l’ombre de ce fait.
Les CECLI sont l’expression clinique officielle de l’École, et c’est comme si Jonas n’existait pas, ne
comptait pas. [Il devrait y avoir un canal officiel Istituto-Jonas, un canal officiel École-Jonas. Je
ne sais pas ce que nous pourrions inventer.]
Nous sommes un peu trop monolithiques ! Pourquoi l’idée de Luisella Brusa ne marcherait-elle
pas ? [Revenons un peu sur terre et voyons comment donner le poids qui convient aux collègues
qui effectuent un travail].

Antonio Di Ciaccia – Bien. Je ne savais pas que Corelli, outre le violon seul, passait de l’orchestre
au quatuor. Je suis heureux d’avoir entendu que MR fait un pas en arrière et reste dans la SLP.
Parfait, j’ai écouté et entendu les applaudissements. Mais, chers collègues, vous ne pensez pas
que, quand vous parlez et écrivez, vous engagez votre responsabilité ?
Le 12 février 2007, à midi vingt-cinq, je reçois un mail, pour information et pas en direct. Le
mail est envoyé à JAM. « Cher JAM – je me permets de le lire –, je vous communique formelle-
ment ma démission irrévocable de ma charge d’enseignant à IF. Ce que je juge être de graves
altérations éthiques et scientifiques de sa direction italienne m’empêche de proroger plus avant
mon engagement dans cette institution. » Je reçois ceci. Cela ne m’est pas adressé. Je ne reçois
aucun autre mail. JAM ne m’en fait rien savoir. Je ne lui demande rien. MR ne m’en fait rien
savoir, il ne m’avait du reste rien fait savoir depuis le dernier mail qu’il m’avait adressé, il y a cinq
ans à peu près – je l’ai relevé sur mon ordinateur où 10 000 missives sont arrivées, pas de MR,
mais d’autres. Donc je ne sais pas pourquoi.
Je me tais. Il y a la réunion des enseignants. Erminia Macola demande à ce que je demande et,
dans la discussion, C. Viganò demande à R. Cavasola de demander à MR ses motifs. Pour ce que
j’en sais, MR écrit une lettre à R. Cavasola, qui, dit-il, doit rester privée. Non, chers collègues,
[…] on ne fonctionne pas de cette façon. Vous ne pouvez pas jouer avec votre parole et avec la
position de l’Autre de cette façon.
31. L’ABA est une association de prévention, d’information et de recherche sur l’anorexie, la boulimie, l’obésité et les
troubles alimentaires.

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Conversation à Milan (2e partie)

Certes, et c’est pour cela que je parlais de Corelli, ce qui en est résulté, c’est un grand théâtre.
C’est un grand théâtre, comique, mais sachez que ce n’est pas comique pour tous. Certes, il y a
des associations, des institutions, des choses qui se trouvent être faites au nom de l’École, c’est
arrivé en France : le CPCT de Paris n’a pas le même statut qu’un autre centre, dont je ne me rap-
pelle même plus comment il s’appelle – il y en a plusieurs en France – dont on m’a demandé
d’être – et je le suis – l’un des membres du Conseil d’administration, figurez-vous un peu ! Le
nom me reviendra. Il est donc clair qu’il peut y avoir plusieurs centres. Là n’est pas la question.
[...]
Ai-je déjà refusé des personnes qui sont venues en analyse ou en contrôle chez moi et qui m’ont
dit qu’elles étaient de Jonas ? Allons ! Un peu de sérieux ! Prenez seulement la responsabilité de
ce que vous faites et de ce que vous dites ! Je vous répète ce que j’avais écrit dans mon message :

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moins de bruits de couloir, ce qui veut dire ne pas mettre l’Autre devant le fait accompli. Dans
les réunions de l’IF – il y a au moins deux, sinon trois, réunions des enseignants par an – a-t-il
déjà été interdit aux personnes de parler ?
Pour répondre à R. Cavasola, il faudrait entrer dans la tactique – et j’ai dit que je ne voulais pas
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le faire – parce que je pourrais démontrer point par point ce jeu, ce jeu qui consiste à dire « je
te dis “non” », en faisant semblant d’avoir dit « oui ». Il est clair que tout est ouvert. OK.
D’accord. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’ouvrir un autre institut en offensant les autres.
MR pouvait très bien simplement s’adresser à JAM en lui écrivant : « J’ai créé un autre institut. »
Eh bien ! Pourquoi pas ? Comme vous voyez, le problème reste entier, énorme, pour ce qui
concerne l’École. Ce n’est pas par hasard que je n’ai pas parlé de l’Istituto ce matin. Plus d’une
fois, j’ai dit que si j’avais su qu’en revenant en Italie, j’allais prendre en charge l’Istituto, je serais
resté en Belgique, parce que ce n’était pas l’École et que c’est l’École qui m’intéressait.
Mais je me souviens aussi des mots de JAM quand je suis parti : il m’a dit « Tâchez de sauver l’É-
cole ». Vis-à-vis de la loi Ossicini, bien sûr.
S’il n’y avait pas eu l’IF, il n’y aurait pas eu l’École, et nous avons travaillé comme des fous, je
vous assure, et plus d’un, pour qu’il y ait l’École. Et quelqu’un arrive là en disant : « graves alté-
rations éthiques et scientifiques de sa direction italienne ». Qu’on apporte les preuves !

Jacques-Alain Miller – Je vais faire un petit commentaire et m’adresser à ADC. Vous dites, si j’ai
bien compris, que cela fait cinq ans que MR ne vous écrit plus. Eh bien, ça m’arrive aussi ! Des
gens que je connais, après, ne m’écrivent plus pendant cinq ans. La question que je me pose,
quand ça m’arrive à moi, c’est : « qu’est-ce que j’ai fait pour ça ? » Je vois les choses comme les
stoïciens. Il y a des choses qui dépendent de moi et des choses qui ne dépendent pas de moi.
Celles qui ne dépendent pas de moi, je ne peux rien faire, il faut vivre avec. Les seules choses sur
lesquelles je peux agir, ce sont celles qui dépendent de moi. Donc, quoi qu’il se passe, je me
demande : « qu’est-ce qui dépend de moi dans cette affaire ? » Par exemple, je ne peux pas empê-
cher qu’il y ait en France une « Campagne Dépression », comme il y en a dans le monde entier.
Mais pour ce qui dépend de moi, c’est soit courber la tête, soit la relever, et y aller avec mes trois
cents Spartiates et les mille membres de l’AMP. Ça, ça dépend de nous. Je ne peux pas faire un
guide à un million d’exemplaires, mais je peux faire un Nouvel Âne à dix mille exemplaires si je
travaille beaucoup avec mes amis pendant quinze jours.
Alors, c’est déjà arrivé que des gens rompent avec moi. Tout le monde connaît les épisodes. En
1981, je voulais inventer une École qui accueille tous les élèves du docteur Lacan. J’ai presque

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Le Champ freudien entre dans le XXIe siècle

réussi, mais il y a eu un tremblement de terre qu’a provoqué M* : toute une partie de l’ancien-
ne génération n’a pas voulu aller avec les jeunes. Ces géants de la pensée qu’étaient D*, C*, M*,
toute cette génération ne pouvait pas accepter que j’aie un rôle dans l’histoire. Et ce, bien que
j’aie tout fait pour que les générations restent ensemble. En juillet 1980, le docteur Lacan est
allé à Caracas pour la première Rencontre internationale du CF et j’ai fait inviter la vieille géné-
ration en même temps que la jeune, voyage payé par l’État vénézuélien. Donc j’ai pensé réussir
cela : autour de Lacan, vieux, la vieille génération et la jeune génération. Et puis, une fois qu’on
est rentrés à Paris, M* a réussi à saboter cette opération.
Et je me suis quand même demandé : « qu’est-ce que j’ai fait pour ça ? » Ce que j’avais fait, essen-
tiellement, c’était : exister. Exister et être le mari de la fille de Lacan. Bon. Il aurait fallu me sui-
cider – je veux bien tout donner à la cause analytique, mais dans certaines limites – ou bien

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divorcer, mais ce n’était pas ma conception des choses.
Et je me suis quand même demandé : « qu’est-ce que j’ai fait de mal pour provoquer ça chez ce
type, et chez les autres – enfin, tout ce milieu autour de Lacan qui m’a rejeté et a continué de
me haïr pendant un quart de siècle ? » Je crois à la rectification subjective dont parle Lacan dans
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la « Direction de la cure… », à la rectification subjective permanente, qui consiste à se deman-


der quelle responsabilité nous avons dans nos malheurs. Ce que Lacan met là au compte de
Freud, en effet, c’est sa lecture de Hegel, de la loi du cœur et du délire de la présomption. C’est
parce que Lacan a lu ces passages les plus cliniques de Hegel qu’il les retrouve dans le cas de
Dora. C’est la base minimum de sustentation d’une position analytique. Le fait de dire à l’autre
« c’est de ta faute », ce n’est pas une position analytique, c’est le stade du miroir. La position ana-
lytique se reconnaît à ce qu’on cherche et qu’on amplifie les choses qui dépendent de nous.
Alors, reprenons l’exemple que donnait ADC : « voilà cinq ans que MR ne m’écrit plus ». Moi, je
pourrais dire qu’il m’écrit de temps en temps, mais que son institut, l’IRPA, il l’a fait en dehors
de moi, et en secret, et il a même apparemment demandé le secret à ses amis qui sont en analy-
se chez moi. Je pourrais dire : « MR a le goût du secret, il aime bien surprendre l’Autre, jaillir
comme un diable de la boîte et stupéfier l’auditoire. » Je pourrais dire ça, mais quel intérêt ?
C’est son affaire. Qu’est-ce qui dépend de moi là-dedans ? Peut-être MR n’a-t-il pas senti chez
moi le désir qu’il y ait un autre institut ? Peut-être lui ai-je donné le sentiment que je voulais le
monopole d’un seul institut ? Et peut-être, comme je n’avais pas une idée très précise de ce
qu’est, dans les faits, un institut, lui ai-je donné cette impression. Je ne saurais le dire.
Alors maintenant, je suis pour autre chose. Je suis pour créer un bureau destiné à examiner la
création de nouvelles entités dans tous les domaines où nous nous engageons. Une boutique des
start-up, ces nouvelles initiatives entrepreneuriales cotées depuis peu en Bourse et à haut poten-
tiel de développement. L’IRPA, c’est une start-up. Nous avons besoin de start-up psychanaly-
tiques. L’erreur d’Apple, dans la construction d’ordinateurs, a été d’avoir protégé son propre pro-
gramme, plus exactement, d’avoir voulu être le seul constructeur de son programme. Microsoft,
au contraire, n’a pas voulu être un constructeur monopoliste de son propre logiciel, et a par
conséquent 95 % de parts du marché, tandis qu’Apple est resté à 5 %. De ce point de vue, je
suis pour la politique de Microsoft, au simple vu des chiffres. Je suis donc pour le fait que les
MR du futur sachent nous écrire, qu’ils sachent que, non seulement on va bien accueillir leurs
initiatives, mais qu’on les attend, qu’on a besoin de celles-ci. Et que les membres de la SLP
sachent que leurs dirigeants ont besoin de leurs initiatives : les dirigeants ne peuvent pas rem-
placer les membres. Quand CLR aura fini d’envoyer des petits cailloux sur MR, qu’il fasse lui aussi

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Conversation à Milan (2e partie)

la même chose. Mais il saura qu’il pourra en parler d’abord avec moi, avec ADC, avec MR pour
prendre des conseils, parce qu’il saura qu’il est dans une ambiance du type Silicon Valley, où l’on
favorise la création des start-up.
Je pense que c’est donc le moment de renoncer au jeu de go. Je ne joue pas au go. D’ailleurs, je
ne joue à aucun jeu, parce que le seul jeu qui vraiment m’intéresse, c’est de jouer à tout ça dans
la vie. Mais j’ai quand même une idée de comment on joue au jeu de go, j’en ai lu des descrip-
tions, et, si j’ai bien compris, le jeu de go consiste avant tout à bloquer les mouvements de l’ad-
versaire, à placer des pions qui bloquent l’adversaire. Finalement, comme une sorte de boa, on
l’entoure et il ne peut plus bouger. Je suis pour la guerre de mouvement. Je crois que si nous
bloquons les mouvements de l’adversaire, nous bloquons aussi les nôtres. Si nous disons « je ne
peux contrôler que vingt-cinq personnes, donc il n’y aura qu’un seul institut avec vingt-cinq per-

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sonnes par an », c’est nous-mêmes que nous bloquons. Il faut donc renoncer au contrôle total.
Parce que, si l’on veut avoir le contrôle total et personnel, on ne peut avoir qu’un institut avec
vingt-cinq personnes par an.
Pourquoi y a-t-il près de vingt-cinq Sections cliniques en France, avec plus de 2 500 étudiants ?
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Parce que j’ai renoncé au contrôle total. Parce que le contrôle se fait de l’une à l’autre de façon
horizontale et non pas verticale. Les comptes de chaque Section clinique sont vérifiés par quel-
qu’un d’une autre Section clinique. Et, moi, je ne vérifie rien. Je suis « le vide », comme disait
CLR. Et c’est essentiel d’être le vide, pas le plein. Comment y a-t-il sept Écoles du CF dans le
monde ? Parce que je ne contrôle rien dans les Écoles. Vous savez bien qu’en Italie, je n’ai jamais
demandé à contrôler ce qui se passe dans la vie de l’École. Si j’avais voulu contrôler d’une main
de fer l’École d’Italie, ce serait une toute petite chose rabougrie. Alors que c’est une chose éten-
due et vivante grâce à vous tous. Donc, pas de contrôle absolu vertical, mais un contrôle hori-
zontal méthodique.
C’est vrai, ce n’est pas comme ça que ça a commencé il y a vingt ans. L’Italie était un désert, du
point de vue du CF. Je découvrais seulement quelques personnes qui étaient passées par le divan
de V*, qui ne m’inspirait pas tellement confiance. Il y avait encore G* dans les lieux avec ses
étranges manières. La seule personne qui m’a inspiré confiance, c’est ADC, et cette confiance est
restée inébranlée depuis vingt-cinq ou vingt-six ans. ADC a encore toute ma confiance comme
au premier jour parce qu’il ne l’a jamais déçue. D’une certaine façon, il y a eu entre nous ce
pacte, que je n’ai jamais passé comme ça avec personne, et qui est en quelque sorte celui-ci – si
je peux prendre cet exemple sans blasphémer – : je lui ai dit « Tu es Antonio, et sur cette pierre
je construirai le CF en Italie ». Eh bien, ça continue. Et maintenant je demande à cette pierre de
loger tous les jardins de Babylone, et je pense que cette pierre est assez solide et large pour m’ai-
der à ça. Merci.

Virginio Baio – Je perds la tête, je perds le nord avec tous ces changements. […] Je voudrais seu-
lement dire que je voudrais compter sur cette pierre d’angle sur laquelle JAM compte.

Mariela Castrillejo – Je suis membre de la SLP et je suis la présidente de Jonas. Je veux remercier
Marco Focchi d’avoir dit ici que Jonas n’est pas un problème pour la SLP. [Je veux aussi remer-
cier CLR pour ses excuses à qui avait été offensé.] Des membres de la SLP ou des jeunes formés à
l’IF travaillant à Jonas se sont sentis offensés, j’accepte ses excuses en leur nom.

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Le Champ freudien entre dans le XXIe siècle

Giuliana Kanzà – [Comment a-t-il été possible que tout] ceci ait été dit et soutenu ? Suffit-il de
revenir en arrière et de dire « mettons une pierre » sur tout ça ? Mais cette pierre-là n’est pas
comme la pierre d’angle de tout à l’heure. Entendons-nous, je suis très contente que MR soit
revenu en arrière et je ne demande certes pas qu’il revête une robe de bure ni qu’il se couvre la
tête de cendres, ce n’est pas ce que je demande. Mais qu’on donne une explication logique, une
lecture de ce qui est arrivé. Parce que, comme représentation théâtrale, ça n’est pas mal, mais il
me semble qu’il manque le régisseur qui la fait passer à l’antenne.

Loretta Biondi – [Quand MR a dit « je reviens dans la SLP »,] cela m’a en particulier rappelé le
moment où, après que j’avais frappé à la porte de l’analyste pour lui demander d’aller mieux –
c’était ainsi que je pensais alors –, il m’a dit « oui » et m’a dit de m’étendre sur le divan. À ce

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moment-là, j’ai senti un soulagement mais aussi que c’était un labeur qui commençait. Cette
Conversation a été une ponctuation très claire et très forte, un réel soulagement après une semai-
ne d’insomnies. […] Je souhaite que la prochaine Conversation soit animée par notre travail, le
travail de chacun dans la clinique.
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Jacques-Alain Miller – Bien. Je ferai un Communiqué n° 8, dans lequel je chercherai à tirer un


bilan rapide de cette journée pour rassurer nos collègues dans le monde qui étaient un peu pré-
occupés par cette Conversation. Nous avons entendu aujourd’hui quelqu’un évoquer le terme
archiconnu de l’« obscénité groupale », le groupe et l’obscénité imaginaire, etc. Justement, cela
ne se produit pas toujours. Aujourd’hui il n’y a eu aucune obscénité. Il y avait l’imaginaire, évi-
demment, c’est normal, puisqu’il y a des corps qui se montrent, mais ils sont davantage entrés
dans le registre du comique que dans celui de l’obscénité. Du point de vue symbolique, ration-
nel, argumentatif, du point de vue de la dynamique des opinions et de leur transformation, je
n’ai jamais vu quelque chose fonctionner aussi bien.
En tout cas, j’ai regardé le calendrier. Je me propose de revenir à Milan le 12 ou le 13 janvier,
ou la semaine suivante, afin de créer, avec ceux qui voudront partager ce moment, ce nouveau
projet institutionnel, nécessaire pour animer l’objectif que Cosenza a très bien défini, celui que
MR a appelé « nouveau cadre institutionnel » et que CLR a appelé « nouvelle identification ».
D’ailleurs, je pense que, dans mon Communiqué n° 8, je leur proposerai à tous trois, ainsi qu’à
Luisella Brusa – il faut aussi une femme –, de tracer les lignes de cette nouvelle entreprise afin
de donner au CF, dans toute son extension, la puissance sociale et politique dont nous avons
besoin pour protéger la psychanalyse. À part ça, chacun s’en tiendra à son affaire, à sa start-up…
Donc, je vous dis : nous nous reverrons sûrement mi-janvier 200832 pour réaliser tout cela. À
bientôt.

32. JAM est revenu à Milan en avril 2008.

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Figures de l’incroyance
Dalila Arpin 1

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Deux symptômes actuels nous rappellent une vieille dichotomie : croyance ou incroyance ? Le
besoin humain de croire est cause de quelques ouvrages récents, dus notamment à Paul Veyne,
Jacques Bouveresse, Julia Kristeva, et, plus inattendu, Jean-Claude Guillebaud2. Introduite par
un journaliste du Monde il y a quelques années, l’expression « retour du religieux » revient sou-
vent dans le discours actuel, non qu’il s’agisse d’un renouveau de la religion comme institution,
mais du sentiment qui lui est attaché3, et vise un usage de la religion comme expérience. Régis
Debray – autrefois combattant aux côtés du Che Guevara et qui baptise aujourd’hui ses enfants
– n’a de cesse de vanter la valeur des affects réveillés par les religions ainsi que ses vertus liantes,
passant sous silence leur face séparatrice (les guerres de religion par exemple)4.
De plus, la montée des fondamentalismes qui recrutent en se parant des insignes religieux n’est
pas sans nous interpeller. Ces « fous de Dieu » sont-ils vraiment croyants ? On peut se deman-
der, avec Slavoj Zizek5 si la subjectivité moderne ne consiste pas à nous livrer des croyances pour
soutenir notre action quotidienne sans le dire, en même temps qu’elle tourne en dérision la
croyance, ou en fait l’attribut des fondamentalistes, dont l’engagement semble plutôt fondé sur
une certitude.

1. Ce travail est issu d’une thèse de doctorat du Département de Psychanalyse de l’Université de Paris VIII, soutenue le
20/10/06, sous la co-direction de M. Serge Cottet et Mme. Marie-Hélène Brousse.
2. Bouveresse J., Peut-on ne pas croire, Paris, Agone, 2007 ; Kristeva J., Cet incroyable besoin de croire, Paris, Bayard,
2007 ; Guillebaud J.-C., Comment je suis redevenu chrétien, Paris, Albin Michel, 2007 et La force de conviction, Paris,
Points, 2005 ; Comte-Sponville A., L’esprit de l’athéisme, Paris, Albin Michel, 2006 et Dieux, existe-t-il encore, Paris,
Cerf, 2005 ; Debray R. et Geffré C., Avec ou sans Dieu, le philosophe et le théologien, Paris, Bayard, 2006 ; Ah ! « Sans
Dieu », revue d’éthique et d’esthétique, sous la direction de Jacques Sojcher, Bruxelles, Ed. Cercle d’art, Revue de
l’Université de Bruxelles, 3/4/06.
3. Miller J.-A., L’orientation lacanienne III, 4, « Un effort de poésie », enseignement prononcé dans le cadre de l’ensei-
gnement du Département de psychanalyse de Paris VIII, leçon du 14/5/03, inédit.
4. Cf. Laurent É., Intervention à la soirée préparatoire au Ve Congrès de l’AMP, « Le nom du père : s’en passer, s’en ser-
vir », Rome, du 13 au 17 juillet 2006, le 31/5/06, inédit.
5. Zizek, S., La marionnette et le nain, le christianisme entre perversion et subversion, Paris, Seuil, 2006, p. 93.

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Figures de l’incroyance

Jean-Pierre Dupuy6 a montré comment coexistent parfaitement le savoir quant à la probabilité


d’une catastrophe et l’incrédulité en ce qui concerne sa survenue effective. C’est « l’heureuse
incertitude » évoquée par Lacan pour caractériser l’attitude du névrosé qui préfère croire, avec
Claudel, que le pire n’est pas toujours sûr. Croire ou ne pas croire ? C’est l’enjeu, à mesurer, de
la fin d’une psychanalyse freudienne.
L’examen de la paire ordonnée croyance-incroyance est donc d’une actualité brûlante. Nous ver-
rons ce que l’on gagne à en examiner chacun des deux termes, et à les désolidariser.
Rappelons que l’incroyance en tant que phénomène caractérise les psychoses, et que la psycha-
nalyse en donne des coordonnées très précises.
Je soutiens que l’incroyance est un phénomène, et j’entends par « phénomène » une manifesta-
tion liée à une expérience physique ou psychique7. Dans les débuts de la médecine moderne, à

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la fin du XVIIIe siècle, la démarche du chercheur s’est appliquée à rendre son objet d’étude trans-
parent afin de pouvoir l’observer, pour lui arracher sa vérité8. Ainsi, naquirent la clinique de
l’âge de la science et son modèle, qui serait, un siècle plus tard, importé par d’autres disciplines
comme la psychiatrie (sémiologie, méthode anatomo-clinique) ou la psychologie (expérimenta-
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le et clinique). L’incroyance en tant que phénomène est donc à proprement parler l’amorce de
notre recherche clinique.
Quant à la croyance, le discours courant l’apparente souvent à la folie. Celui qui n’accepte pas
de revenir sur ses croyances est dit fou, (sinon « fou de Dieu »). Freud et Lacan écartent pour-
tant croyance et folie : ce n’est pas que le sujet psychotique croit, mais qu’il a des certitudes. Le
phénomène que Freud appelle Unglauben (incroyance), n’a rien d’un refus de croire.
Cela pose une série de questions : l’incroyant est-il toujours psychotique ? L’incroyance peut-elle
être élevée à la catégorie du phénomène élémentaire, à l’instar de la certitude ? À l’inverse, le
névrosé est-il toujours croyant ?
L’incroyance est souvent apparentée à l’athéisme, l’agnosticisme, l’indifférence, quand ce n’est pas
au panthéisme, au déisme ou au scepticisme, mais G. Minois, qui prend grand soin de bien dif-
férencier l’incroyance de l’athéisme, utilise indistinctement l’une et l’autre tout au long de son
ouvrage9. L’incroyance est souvent absente des dictionnaires de psychanalyse, de psychiatrie et
même de philosophie, où figurent pourtant croire, athéisme ou scepticisme. Le terme croire10, d’ori-
gine indo-européenne, évoque la confiance mise en quelque chose ou en quelqu’un. C’est le chris-
tianisme qui va en confisquer la résonance à la sphère religieuse. Chateaubriand consacre le mot
incroyance, un siècle après que le terme incroyant(e) a été abandonné au profit de non-croyant, si
bien que l’incroyance n’arrivera pas non plus à s’affranchir du sens religieux avant la psychanalyse.
C’est donc Freud qui, le premier, emploie le terme d’Unglauben11 à propos de la paranoïa. Il
remarque que dans cette affection, le sujet ne croit pas au reproche12 – Le reproche se tourne

6. Dupuy J.P., Pour un catastrophisme éclairé, Paris, Seuil, 2002.


7. Le Robert, dictionnaire de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1996.
8. Foucault, M., Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1963, 215. p., coll. Quadrige.
9. Minois, G., Histoire de l’athéisme, Paris, Fayard, 1998, 671 p., p. 13 : l’incroyance c’est « l’affirmation de la solitu-
de de l’homme dans l’univers, génératrice d’orgueil et d’angoisse » et l’athéisme « la négation de l’existence d’un être
surnaturel intervenant dans la vie quotidienne ».
10. Le Robert, dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, Paris, Dictionnaires Le
Robert, 1988.
11. Dans l’édition allemande, traduit par incroyance, Freud S., Naissance de la psychanalyse, Bibliothèque de psychanalyse,
Paris, PUF, 1996, 424 p., p. 129-137.
12. Ibid., p. 135.

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Dalila Arpin

alors vers l’extérieur et c’est autrui qui est considéré comme responsable – à la différence de ce
qui se produit dans la névrose obsessionnelle. Le paranoïaque est « méfiant » ou « réticent », là
où le névrosé obsessionnel, envahi de scrupules d’une part, s’accable de reproches de l’autre.
C’est donc bien l’Unglauben qui va permettre de séparer, toujours plus explicitement, ces deux
entités cliniques qui relèvent de deux structures différentes.
Lacan s’est intéressé à l’incroyance dès le début de son enseignement, en affirmant13 que la psy-
chose se caractérise par l’emprise de la fonction fictive de la parole sur la fonction de fidélité
(fides). Dans la dimension d’un imaginaire subi, un exercice permanent de la tromperie va sub-
vertir tout ordre, quel qu’il soit. Il a distingué ensuite dans la croyance deux éléments14 : le sujet
divisé, qui croit, et le sujet supposé savoir, à qui l’on accorde crédit. Sans doute, la croyance ne
saurait-elle être pleine et entière pour un sujet divisé, mais l’incroyance, ce n’est pas « ne pas y

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croire » : c’est l’absence pure et simple de sujet divisé.
La seule identification possible est donc l’identification au sujet supposé savoir lui-même et cette
voie fait le sujet devenir le maître de la signification : il sait. L’incroyance est cette prise en masse
de la chaîne signifiante qui empêche l’ouverture dialectique propre à la croyance. Le para-
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noïaque est fondamentalement un incroyant et, la dialectique étant ainsi exclue, il ne lui reste
que la certitude.
La définition psychanalytique de l’incroyance n’a donc plus grand chose à voir avec l’incroyan-
ce supposée à l’athée. Pour Lacan, l’athée croit que Dieu n’intervient pas dans les affaires de ce
monde15. Freud lui-même, se disant athée, croyait pourtant au discours de la science.

L’Unglauben, une intuition freudienne

Très tôt,16 Freud souligna que le but de tous les processus cogitatifs était de trouver une identi-
té entre une perception ancienne et une actuelle. Précédé par le jugement, l’acte cogitatif se clôt
par une « appréciation de la réalité » que l’on peut appeler « croyance »17. Il précisa plus tard18
que le paranoïaque au contraire du névrosé obsessionnel n’accorde aucune créance à un
reproche19.
La ligne de démarcation entre croyance et incroyance ne se superpose pas toujours à la frontiè-
re entre névrose et psychose et, dans une lettre à Jung20 – Freud, partant d’une observation cli-
nique, a soutenu qu’il y avait croyance dans la paranoïa. Voyons le cas : une femme expérimen-
te un désir d’ordre sexuel, qui tombe sous le coup du refoulement. Ce désir réapparaît sous la
forme suivante : on dit au-dehors qu’elle a le désir, mais elle le nie. Dans d’autres cas, plus rares,
on dit que ce commerce a eu lieu nuitamment contre son gré. Une pensée liée au désir, a surgi
et s’est maintenue. D’inconsciente qu’elle était, elle est même devenue consciente. Cette idée,

13. Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, (1955-1956), Paris, Le Seuil, 1981, p. 47 et ss.
14. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, (1964), Paris, Le Seuil, 1973,
p. 215-216, en allemand dans le texte.
15. Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », Scilicet n° 6/7, nov-déc 1975, Paris,
Le Seuil, 1976, p. 32.
16. Titre allemand en abrégé de Esquisse d’une psychologie scientifique de Sigmund Freud, La Naissance de la psychanalyse,
Paris, P.U.F., 1996, 424 p., coll. Bibliothèque de Psychanalyse.
17. Ibid., p. 350.
18. Dans le manuscrit K.
19. Freud S., Naissance de la psychanalyse, op. cit., p. 135.
20. Freud S., Jung C.G., Correspondance (1906-1914), Paris, Gallimard, 1975, 767p., p. 86-88.

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Figures de l’incroyance

née à l’intérieur, a été projetée à l’extérieur et revient comme une réalité perçue, contre laquelle
le refoulement doit s’exercer de nouveau. Lors du retour, l’affect a été changé en son contraire.
Freud ne distingue pas toujours très nettement entre les idées délirantes et les idées religieuses,
il peut les réunir sous le chef de l’illusion21. Si la construction des idées délirantes est plus com-
plexe et si elles sont en contradiction totale avec la réalité effective, les doctrines religieuses sont
également indémontrables. Dans L’Homme Moïse, Freud attribue à toute idée religieuse, qui,
malgré le refoulement, essaie de se frayer un accès avec une puissance considérable, un caractè-
re « délirant » qu’il rapproche de la folie délirante des psychotiques. Cependant, l’idée d’un
grand dieu unique est à prendre selon le modèle du symptôme obsessionnel. Par ailleurs, le
même noyau de vérité des idées religieuses est à l’œuvre dans la conviction contraignante de la
paranoïa.

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Ainsi que le signale Jacques-Alain Miller, « C’est là que Freud, démentant ce qui fut son point
de départ concernant la religion, fonde l’analogie de la religion avec la psychose, la folie déli-
rante des psychotiques. Il déporte le Zwang de la névrose obsessionnelle à la psychose en tant
qu’elle porterait un morceau de vérité qui est oublié et qui s’impose comme irréfutable. »22
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C’est donc la piste du reproche dirigé vers autrui qui seule permet finalement de se repérer dans
la distinction entre névrose et psychose. Toutefois, aucune définition de l’incroyance chez Freud
ou chez Lacan, ne la situe comme l’antonyme légitime de la croyance. Autrement dit, l’in-
croyance n’implique pas l’absence totale de croyance.

Croyance-Incroyance, un binaire illusoire

« Plus profond, plus dynamiquement significatif pour nous, est le phénomène de l’incroyance,
qui n’est pas la suppression de la croyance – c’est un mode propre du rapport de l’homme à son
monde, et à la vérité, celui dans lequel il subsiste.23 » C’est ainsi que Lacan définit l’Unglauben
freudien.
Pour l’être humain, le rapport à la réalité se fait toujours par la médiation du langage. Le névro-
sé approche la réalité par le biais des significations auxquelles il accorde sa croyance (comme on
pourrait dire : « sa foi »). Dans la psychose, l’inconscient est à ciel ouvert et les pensées, n’ayant
pas été refoulées, reviennent dans le réel. Il en va ainsi pour le paranoïaque qui ne croit pas à
son inconscient, et dont les propres pensées nourrissent des soupçons à l’égard d’autrui, lui fai-
sant interpréter des éléments de la réalité comme des signes précis qui causent sa méfiance. La
vérité devient donc pour lui une certitude qui le vise personnellement.
Quel est le rapport au monde de l’incroyant ? Dans ce monde, ce qui a été rejeté du symbolique
revient dans le réel (Verwerfung). Dans la science, que n’épargne pas l’incroyance24, la Chose
apparaît aussi comme une énigme, une béance énorme qui contient en germe la dépersonnali-
sation, la désorientation spatio-temporelle, l’errance. L’appréciation du clinicien fera valoir les
différences des sujets pour supporter un tel chamboulement.

21. Freud S., « L’avenir d’une illusion », puf, Paris, 1971.


22. Miller J.A., L’orientation lacanienne III, Un effort de poésie, enseignement prononcé dans le cadre du Département
de psychanalyse de Paris VIII, leçon du 14/5/03, inédit.
23. Lacan J. Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 155-156.
24. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, Op. cit., p. 157.

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Le rapport au monde de l’incroyant n’est pas pour autant une Weltanschauung25, car il n’enga-
ge pas la croyance. Lacan prend l’exemple du célèbre ouvrage de Lucien Febvre26 qui décons-
truit l’idée d’une supposée incroyance car il entend démontrer qu’avant la montée du rationa-
lisme l’incroyance est un concept inapplicable à la mentalité du XVIe siècle, où l’emprise reli-
gieuse était totale.
Quand il aura formalisé les quatre discours, Lacan qualifiera la position du sujet psychotique de
« non-dupe » –, soit celle qui ne s’inscrit dans aucun discours. Des phénomènes très différents
comme l’errance ou la fuite du sens semblent s’y rapporter, sinon s’en déduire.
Dans son dernier enseignement, Lacan, accentue l’incidence du registre du réel et de la jouis-
sance sur l’être parlant, ce qui estompe les distinctions conceptuelles comme la différence entre
croyance et incroyance. « Dieu ne croit pas en Dieu » 27, telle est sa formule pour définir alors

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l’inconscient freudien. Seuls les fous croient donc en leur propre nom, tel Napoléon, qui pour-
rait s’être mis à croire à la fin de sa vie qu’il était bel et bien Napoléon.
La folie devient affaire de croyance, et si cette croyance ne se rapporte plus à l’Autre mais à soi-
même, la question de l’Unglauben n’est plus pertinente. Mais qu’en est-il de l’inconscient, qui
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se situe aux limites de la croyance ? Est-ce l’incroyance qui sous-tend le savoir de l’inconscient ?
Pour Lacan, s’il n’y a pas de sujet de l’incroyance, c’est à cause de l’inconscient. Mais si la
« bonne dupe » colle à la structure, c’est-à-dire au savoir inconscient, il n’y a pas non plus de
sujet dans ce cas. Le savoir inconscient présente alors des points communs avec l’incroyance.
Nous savons aussi que croire, c’est croire à l’Autre. Or, la croyance en l’Autre peut être épiso-
dique, transitoire. Elle affecte parfois des incroyants. Non seulement l’opposition entre croyan-
ce et incroyance n’est pas consistante, mais l’une et l’autre ont des affinités avec le pire.

L’incroyance et le pire

Le besoin que les hommes ont de croire les pousse à chercher du sens là où il n’y a en pas. Même
dans un domaine dépourvu de sens comme les mathématiques, que Lacan28 élève au rang de
discours idéal, Kroenecker, le maître haï de Cantor, soutient que Dieu a créé les nombres entiers.
Puisque rien n’est sûr dans ce domaine, Lacan avance que seul un effort de logique peut rendre
compte des nombres entiers. La croyance se loge alors là où « rien n’est sûr » et cela rappelle son
rapport à l’angoisse et sa fonction de défense. C’est finalement le recours à la logique qui per-
met de se passer de la croyance. La logique peut corriger le mythe. Ainsi, l’opération analytique
est une opération de réduction, qui procède à l’extraction du pathos pour en faire valoir la
logique29, jusqu’à la fin de la cure où la tragédie et le pathos sont passés au crible du mathème,
soit « ce qui se désigne à une expérience recevable, recevable mathématiquement, d’une façon
qui puisse s’enseigner ».30
Le sexe ne définit aucun rapport pour l’être parlant. C’est plutôt la dysharmonie qui est là, dif-
ficile à supporter pour l’être humain, dont les efforts sont donc nombreux pour inscrire quelque
chose à la place de ce rapport qu’il n’y a pas. La croyance est l’une des réponses au « il n’y a pas
25. Conception du monde.
26. Le problème de l’incroyance au XVIe siècle.
27. Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, Les non-dupes errent, leçon du 21 mai 1974, inédit.
28. Lacan J. Le Séminaire, livre XIX, …Ou pire, (1971-1972), leçon du 8 décembre 1971, inédit.
29. Miller J.-A., « El hueso de un analisis », Buenos Aires , Ed. Tres Haches, 1998, 95 p., p. 26.
30. Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, Op. cit., cours du 19 avril 1972.

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Figures de l’incroyance

de rapport sexuel ». La formule : « Un dire ou pire », dit bien l’impossible du rapport sexuel, et
laisse entendre que le pire, ce sont les tentatives de faire exister ce rapport. Où le ressort de la
croyance se dévoile…
La position subjective atteinte à la fin de l’analyse est solidaire d’un dire affine à la logique du
pas-tout : en tenant compte de ce qu’on ne peut pas tout dire, cette position contre le pire. On
ne peut que mi-dire l’inexistence du rapport sexuel. Ainsi, l’accès à l’Autre sexe se paye du prix
de « la petite différence ».
Les tentatives de faire exister le rapport sexuel dominent dans la psychose. Du côté masculin, le
sujet psychotique peut vouloir se situer comme l’au-moins-un qui n’est pas soumis à la castration,
ou bien, du côté féminin de l’exception, dans le pousse-à-la-femme. L’union que Schreber accom-
plit en devenant la femme de Dieu en est l’illustration paradigmatique. Ici aussi, l’incroyance a par-

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tie liée avec le pire. Il n’y a donc pas de distinction précise entre névrose et psychose sur ce point.

Croire, y croire, la croire…


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Plus l’enseignement de Lacan avance dans la considération de la jouissance, plus le modèle qui
s’impose est celui de la psychose. Dès lors, le binôme croyance/incroyance ne peut plus être rap-
porté à la distinction névrose/psychose, comme le démontre la triple assertion de Lacan sur la
croyance dans son Séminaire « RSI » : le névrosé croit à son symptôme, un homme croit la
femme qu’il aime, un psychotique croit ses hallucinations.
Croire à, y croire, c’est croire à des êtres en tant qu’ils peuvent dire quelque chose. Cependant,
cet y croire est fragile, aucune garantie ne peut l’étayer, puisque le rapport sexuel ne peut s’écri-
re. C’est pourquoi Lacan introduit une distinction subtile mais fondamentale entre y croire et la
(les) croire, qui s’applique à la femme et aux hallucinations. Non seulement « la croire » peut
accompagner « y croire », mais « la croire » peut aussi bien servir de bouchon à « y croire ». « La
croire » repose sur la certitude de l’union entre La femme et L’homme comme entente parfaite,
figure du rapport sexuel. La définition ne néglige pas l’égarement qui en résulte, qu’on pourrait
prendre dans le sens de vouloir dire le rapport sexuel.
On est tenté de faire correspondre la différence entre « y croire » et « la croire » à la distinction
entre névrose et psychose car croire qu’il y en a une (femme), pourrait pousser à croire qu’il y a
La femme. Cependant, ce « la croire » a cours dans le domaine de l’amour dont fait partie
l’amour de transfert.31 Le nœud de l’amour, fait de la jonction du « y croire » et du « le croire »,
est nécessaire à l’établissement du transfert – comme à toute relation libidinale –, qui prend
appui sur la croyance.
La direction de la cure pour un homme consiste à pouvoir, s’agissant d’une femme, « y croire »
sans pour autant faire d’elle, La. Une analyse trouverait sa fin pour un homme quand celui-ci,
ayant cessé de croire au semblant du père et de La femme, pourrait s’ouvrir à la contingence de
la rencontre avec « une », en tant qu’elle lui dirait quelque chose. Alors, il ferait d’elle son symp-
tôme. Quant à une femme, il s’agit pour elle d’approcher la jouissance féminine au-delà des
semblants phalliques, en consentant à être prise comme « une », singulière à chaque fois.

31. Comme Esthela Solano-Suarez le dit de l’analyste, « […] on vient le voir parce qu’on y croit. On (y) croit qu’il peut
dire quelque chose et si en plus on le croit, alors l’analysant fait de lui son partenaire-symptôme. Seulement pour un
temps, le temps qu’il faut pour dés-être de cette croyance-là. » Cf., Solano-Suarez E., « La formation de l’analyste et
le rat dans le labyrinthe », Lettre Mensuelle, publication de l’École de la Cause freudienne, juin 2001, n° 199, p. 9.

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Nous ne pouvons donc plus nous appuyer sur la distinction entre croyance et incroyance pour
faire le diagnostic différentiel entre la névrose et la psychose (premier enseignement de Lacan)
car le tableau devient plus complexe dans les années soixante-dix. L’essentiel est alors la distinc-
tion entre les positions qui font exister le rapport sexuel et celles qui sont averties de son carac-
tère factice. Il y a des phénomènes qui se rapprochent de la croyance dans la psychose et diffé-
rentes façons de croire dans la névrose, voire des manifestations transstructurales, comme
l’amour dans toutes ses variétés, outre le fait qu’un névrosé peut ne pas « y croire », qu’il s’agis-
se de son symptôme ou de sa femme.
Si dans Le Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, la croyance appelait
le sujet supposé savoir, « RSI » innove en la rapprochant de la jouissance. Le père, figure pri-
mordiale de la croyance, devient dans le dernier enseignement de Lacan un symptôme : on ne

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garde de lui que ce dont on pourra se servir. Le père n’intervient que pour maintenir dans la
répression, dans le juste mi-dire, la version de sa propre perversion, seule garantie de sa fonc-
tion. Il est un modèle de la fonction et non pas une exception qui devient modèle, comme le
père de Schreber. Il y a autant de modèles que de pères, ce n’est plus Un père qui oriente tous
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les modèles. Le père pluralisé peut enfin être destitué de sa fonction de sujet supposé savoir. On
croit au père parce qu’il aime une femme et non pas parce qu’il détient un savoir sur tout. Le
rapport du père à sa fonction repose sur la jouissance qui est engagée. « C’est parce qu’il s’agit
du jouir qu’on y croit. »32 La croyance garde un rapport étroit avec la jouissance, là où Freud
situait la croyance comme un refuge contre la satisfaction pulsionnelle33.

L’incroyance et la jouissance

On peut donc avancer l’idée que les différentes intensités de la croyance sont dans un rapport
plus ou moins proche de la satisfaction pulsionnelle. Que peut-on dire alors du débordement
de jouissance dans l’incroyance ? Le monde habité par la Verwerfung ne permet pas de lier les
charges pulsionnelles à des représentations. Le retour de « la Chose » détermine un monde chao-
tique, où les contenus pulsionnels sont à ciel ouvert. D’où la fréquente comparaison – infortu-
née – du psychotique avec les hommes primitifs et les enfants.
Cette hypothèse se trouve déjà chez Freud dans Esquisse d’une psychologie scientifique, où il sou-
tient qu’une forte charge de l’investissement provenant de l’intérieur empêche le moi de provo-
quer une inhibition capable de former le critère de réalité. En définitive, un excès de jouissance
ne permettrait pas le nouage, tandis que lorsque la jouissance est en quelque sorte apprivoisée
par un quatrième terme – quel qu’il soit – le nœud trouve un point d’agrafe.
En psychanalyse34, la méthode tient compte du nouage entre l’imaginaire, le trou qui est l’effet
de l’action du symbolique et le réel qui est toujours extérieur. Aussi loin qu’on aille dans une
cure psychanalytique, on n’arrivera jamais à défaire le nœud, c’est en cela que la psychanalyse est
l’envers de la religion, pour laquelle ce qui est noué de réel et de symbolique situe une perspec-
tive d’espoir à l’horizon. En revanche, l’espoir est amené à disparaître à la fin d’une cure. Lacan
précise que la psychanalyse ne croit pas non plus à l’objet, parce que l’objet, tel qu’il est conçu
en psychanalyse, ne peut être saisi par aucun organe. Cependant, l’espoir du psychanalyste ne
32. Lacan J., op. cit., cours du 11 mars 1975.
33. Freud S., « Névrose, psychose et perversion », Paris, PUF, 1973, p. 139.
34. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p. 36-37.

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Figures de l’incroyance

tient pas non plus au fait que les croyances tombent un jour définitivement. Lacan n’est pas
dupe, contrairement à Freud, car, pour Lacan, puisque la plupart des gens sont croyants, la reli-
gion apparaît comme une tentative de faire de Dieu un « père-vers », comme dans la tradition
juive. La chrétienne se situe en revanche « sur la voie d’une père-version un peu éclairante du
non-rapport »35. C’est probablement ce qui explique la revalorisation actuelle de la religion
chrétienne. Ainsi, Julia Kristeva loue « l’accès au sacré que le christianisme a rendu possible –
d’une manière unique parce que renouvelable à l’infini »36. Elle va jusqu’à conseiller à l’analys-
te de croire aux mythes de ses analysants37, laissant dans l’ombre la question de savoir comment
une telle perspective peut amener les analysants à « dés-être » de ces croyances.
Lacan propose38 de remplacer cette disproportion fondamentale – il n’y a pas de rapport sexuel
– par une autre formule : « une erre limitée par un nœud »39. Ainsi, la psychanalyse invente.

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C’est dans cette « erre limitée par un nœud » que nous allons situer la position du sujet à la fin
d’une cure. On peut alors supposer que ce nouvel arrangement s’écarte de certaines formes de
croyance pour en privilégier d’autres, dans la mesure de sa proximité du réel.
La lecture de RSI nous a permis de cerner que différents arrangements sont possibles avec la
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satisfaction pulsionnelle.
Dans la névrose ce qui fait fonction de quatrième élément est le Nom-du-Père, que nous allons
considérer comme le nœud de la croyance. Dans la psychose, puisque les trois ronds ne sont pas
liés, un nouage est susceptible de se produire dans certains cas, afin de nouer le symbolique et
le réel, configuration qui lui apporte une stabilisation.
À la fin de l’analyse, le quatrième élément du Nom-du-Père est susceptible d’être remplacé par
le sinthome. Cette figure signale pour Lacan une transformation du symptôme. Elle consiste
dans la récupération de la satisfaction pulsionnelle qui est en jeu, du côté du principe du plai-
sir, qui permet au sujet d’être en harmonie avec son mode de jouir. La défense n’a alors plus rai-
son d’être. Il s’agit d’un détour, par rapport au nœud de la névrose et donc de la croyance, mais
– rappelons-le – d’un détour voué à « une erre », une erre limitée par un nœud.
De cette façon, le nouage propre à chacune des positions analysées permet de saisir qu’à la fin
d’une analyse, s’il y a dépassement de certains aspects de la névrose, puisqu’un certain mouve-
ment est possible, le rapport à la jouissance reste toujours arrimé à une configuration précise.
Dans son dernier enseignement, Lacan porte un intérêt à l’écriture afin de rester plus près du réel
que la croyance recouvre. Car la croyance a pour fonction de voiler le réel, voire de défendre le
sujet contre son intrusion, dont la traduction subjective est souvent l’horreur. L’intervention ana-
lytique devrait avoir pour but de réveiller le sujet en jouant sur l’équivoque. Et pour ce faire, l’ana-
lyste pourrait s’inspirer de la poétique chinoise, plus proche du réel. Néanmoins, cet éveil ne rend
pas pour autant le sujet psychotique. Le rapport du sujet au réel est à mesurer au cas par cas et
selon la façon propre à chacun de s’en débrouiller. L’approche clinique inspirée du dernier ensei-
gnement de Lacan tient compte du réel en jeu ainsi que des solutions subjectives permettant de
transformer l’excès de jouissance afin de se servir de la bonne façon. La mise en premier plan de
la jouissance dans la clinique souligne encore une fois la continuité entre croyance et incroyance.

35. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, R.S.I., cours du 8 avril 1975, inédit.
36. Cf. Kristeva J., « Cet incroyable besoin de croire », Paris, Bayard, 2007.
37. Ibid., p. 28.
38. Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, R.S.I., cours du 8 avril 1975, op. cit.
39. Ibid.

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Dalila Arpin

La question se pose de savoir si d’autres phénomènes propres à la névrose, comme le « Sans-Foi


de l’intrigue hystérique »40 ou le doute de l’obsessionnel, ne seraient pas des manifestations d’in-
croyance.
Dans l’hystérie, la croyance à l’Autre peut-être entamée par une tendance à la provocation voire
à la méfiance à l’égard d’un Autre trompeur. Le doute de l’obsessionnel nous apprend l’existen-
ce d’un noyau réel, propre à la jouissance : la certitude, car son but est d’éviter la certitude
propre à l’angoisse. Inversement, l’acte arrache à l’angoisse sa certitude, ce que l’obsessionnel
repousse à l’infini.

Vers un ternaire : croyance/incroyance/certitude

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Si on constate la présence du savoir absolu dans la psychose, à l’appui de l’expérience délirante,
et si l’opposition entre croyance et incroyance ne peut pas être soutenue, alors c’est la certitude
qui permet la prise en compte du noyau réel de la jouissance.
La richesse des descriptions cliniques de la psychiatrie classique nous met sur une piste : c’est le
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caractère inébranlable de la certitude qui caractérise le mieux le délire. Lacan donne à celle-ci le
statut de phénomène élémentaire41.
Nous avons donc fait du binôme croyance-incroyance un ternaire en lui ajoutant un troisième
terme : la certitude. Loin des sables mouvants de la croyance et de l’incroyance, le caractère dis-
tinctif de la certitude se détache dans la clinique, que ce soit dans la névrose, dans la psychose,
dans la perversion ou qu’il s’agisse de la « nouvelle certitude » dont témoignent les sujets qui ont
terminé leur analyse.
Tandis qu’il y a évitement à tout prix de la certitude dans la névrose, dont le doute obsession-
nel est le paradigme, et qu’elle s’impose au psychotique dans le délire ou les phénomènes de
corps, dans la perversion, le point de certitude se situe dans l’érection du fétiche à la place de la
croyance à la mère porteuse de pénis. Par la Verleugnung, la perception est contredite par des
preuves du contraire. Le sujet s’applique à compléter l’Autre par une sorte de savoir en acte.
La « nouvelle certitude » de la fin de l’analyse consiste à être certain que le rapport sexuel n’exis-
te pas. Le sujet a surmonté l’horreur de savoir pour faire sa place au désir de savoir. Cette certi-
tude permet une confrontation avec le réel qui n’est pas du même ordre que dans la psychose.
Si le voile de la pudeur a été transpercé, la place de la pudeur y est conservée et le recours aux
semblants est maintenu. Le sujet peut s’en servir sans s’y soumettre. La certitude de la fin de
l’analyse est liée aussi au vidage du sens que nourrissait le symptôme. Des signifiants-maîtres ont
été isolés de l’histoire et la signification trouve un point d’arrêt.
En revanche, pour les sujets qui ne croient pas à l’Autre, ils sont sûrs que la chose sait. Pour eux,
il y a un savoir dans le réel.
La piste de la certitude révèle son utilité clinique : elle a des liens avec le réel et s’accommode de
l’absence de sujet, en accord avec la logique de l’inconscient. Elle permet finalement d’établir
des distinctions précises dans chaque structure, ainsi qu’à la fin de l’analyse. Elle est structurée
comme la pulsion et, en tant que telle, elle est révélatrice du rapport du sujet à la jouissance.

40. Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966,
p. 824.
41. Lacan J., Le Séminaire, livre III, op. cit et « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose »,
Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.

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Une femme mélancolique :


la sixième analyse de Freud
René Fiori

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Les langues de la libido

La question qui a retenu Freud dans son texte principiel sur Mme Gi, « La disposition à la
névrose obsessionnelle »1, est celle de la transformation d’une hystérie d’angoisse en névrose
obsessionnelle qui, pour lui, est accomplie dans le cas de cette patiente ; plus précisément « […]
comment un contenu identique est exprimé dans les deux névroses en des langues distinctes »2.
Cela l’amène aussi à débattre de ce qu’il appelle « le choix de la névrose »3. Ce que pointe Freud
dans son abord du cas en 1913, c’est la mobilité d’une libido dont la langue symptomatique est
changeante. Il pose que la mutation de l’hystérie en névrose obsessionnelle est due à la ren-
contre, par le sujet, d’un élément traumatique, qui vient se substituer à un traumatisme précé-
dent. À sa façon, Freud nous renvoie à une question toujours brûlante, celle du rapport de la
structure au symptôme et vice versa. Avec Lacan, elle n’est plus seulement celle de la langue
symptomatique du patient, mais aussi celle de l’idiome signifiant singulier recélé dans ses dits.
Le croisement des deux fait apparaître l’appareillage du sujet au symbolique, à l’imaginaire et au
réel et donne une orientation au traitement psychanalytique.
Dans le cas de Mme Gi, cet appareillage est manifesté par la défense du sujet. Quel est l’appa-
reil avec lequel se défend Mme Gi ? Cette défense, Freud la pose comme névrotique à partir de
l’objet anal qu’il a formalisé, ainsi que l’objet sein. La défense typique qui y est corrélée, c’est le
cérémonial ; dans le cas de Mme Gi, c’est un rituel de lavage.

1. Freud S., « La disposition à la névrose obsessionnelle », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1981. Le cas de
Mme Gi a été primordialement celui d’une conférence, « Zum problem der Neurosenwahl », donnée au congrès de
Munich en 1913. Il s’inscrit dans la série des sept interventions – dont trois cas cliniques – faites par Freud aux
congrès internationaux de psychanalyse : « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle » à Salzbourg (1909) ;
« Perspectives d’avenir de la thérapeutique analytique » à Nuremberg (1910) ; « Le cas du président Schreber » à
Weimar (1911) ; « Le problème du choix dans la névrose » à Munich (1913) ; « Les voies nouvelles de la thérapeu-
tique analytique » à Budapest (1918) ; « Supplément à la théorie des rêves » à La Haye (1920) ; enfin « Quelques
remarques sur l’inconscient » à Berlin (1922).
2. Freud S., Ibid., p. 191.
3. Cf. Freud S., « Sur les types d’entrée dans la névrose », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1981.

la Cause freudienne n° 69 185


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René Fiori

C’est précisément à partir du cas de Mme Gi, qu’il reçoit en consultation juste après l’homme
aux rats, et alors qu’il vient d’écrire son texte « Actes compulsionnels et exercices religieux »
(1907)4, que Freud invente le stade sadique-anal comme stade pré-génital.
Freud n’a jamais abordé le cas de Mme Gi5 sur le versant de la psychose. Mais avec le concept
de pulsion de mort forgé directement à partir de la réaction négative du sujet à la guérison, il
va, dans son texte plus tardif sur « Le Moi et le Ça », revenir sur le stade sadique-anal. « […]
parmi les conséquences de bien des névroses graves, il faut particulièrement souligner la désu-
nion pulsionnelle et la place prépondérante prise par la pulsion de mort. Pour généraliser rapi-
dement, nous pourrions supposer que l’essence d’une régression de la libido, par exemple de la
phase génitale à la phase sadique-anale, repose sur une désunion pulsionnelle […] »6.
En reformulant ainsi, en 1921, le stade sadique-anal comme « désunion des pulsions » qui dénu-

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de la pulsion de mort, Freud, dans cet après-coup, fait de ce stade énoncé pour la première fois
en 1913, une des conséquences cliniques de ce qu’il conceptualisera plus tard sous le nom de
pulsion de mort. Pour Mme Gi, il ne s’agit cependant pas du simple décroché d’un stade à un
autre, posé comme antérieur. Une « ré-union » des pulsions s’est dans son cas avérée impossible.
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Pourquoi ? Pour montrer contre quelle modalité de jouissance le sujet mobilisait-il sa défense ?

Du kakon…

La position d’« abjection fondamentale »7 que Freud relève chez cette patiente fait apparaître
deux types d’objet ; le premier est l’objet kakon 8, concentré de mauvaiseté, et recélé au plus pro-
fond du corps du sujet, objet qu’elle cherche à atteindre par des rituels de lavage.
Voici comment nous est rapporté par l’infirmière le rituel de Mme Gi lors de son séjour dans la
clinique de Ludwig Binswanger située à Bellevue9.
4. Cf. Freud S., « Actes compulsionnels et exercices religieux », op. cit.
5. Le cas de Mme Gi apparaît dans les écrits de Freud suivants : lettres à Jung des 8 et 29 novembre 1908, 22 avril
1910, 12 mai, 17 et 31 décembre 1911, 10 janvier 1912 ; séances du mercredi de la Société de psychanalyse de
Vienne (SPV) du 22 décembre 1909, 16 mars 1910, 19 octobre 1910, 30 octobre 1912 ; lettre à Ferenczi du 3 jan-
vier 1911 ; le cas de L’homme aux rats (1909) ; Totem et Tabou (1912-1913) ; lettres à Pfister du 1er janvier 1913,
25 juillet 1922 (une partie de la correspondance avec Pfister n’est pas encore publiée) ; « Deux mensonges d’enfants »
(1913) ; « Le choix de la névrose » (1912) ; « La disposition à la névrose obsessionnelle » (1913) ; « Un rêve utilisé
comme preuve » (1913) ; lettres à Ludwig Binswanger du 24 avril 1915, 3 et 8 novembre 1921, 8 mai 1922, 10 mai
1925 ; « Sur la transposition des pulsions et particulièrement dans l’érotisme anal » (1916) ; « Un enfant est battu »
(1919) ; Psychanalyse et télépathie (1921) ; « Quelques additifs à l’ensemble de l’interprétation des rêves » (1925) ;
Inhibition, symptôme et angoisse (1925) ; « Le rêve et l’occultisme » (1932).
6. Freud S., « Le Moi et le Ça », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1988, p. 255 ; « …und lernen verstehen, dass unter den
Erfolgen mancher schweren neurosen, zum beispeil des Zwangsneurosen, die Triefentmischung und das Hervortreten des
Todestriebes eine besondere Würdigung verdient. In rascher verallgemeinerung möchten wir vermuten, dass das Wesen einer libi-
doregression, zum Beispiel von der genitalen zur sadistisch-analen Phase, auf eniner Triebentmischung beruht, wie umgekehrt der
Forschritt von der früheren zur definitiven Genitalphase einem Zuschuss von erotischen Komponenten zur Bedingung hat. », Das
Ich und das Es und andere metapsychologische Schriften, Frankfurt-am-Main, Fischer Taschenbücher, 1988, p. 194.
7. Freud S., « Deux mensonges d’enfants », Névrose, psychose et perversion, op. cit., p. 185.
8. L’adjectif grec kakos signifie mauvais, et dans sa forme neutre substantivée kakon signifie le mal, mais aussi la faute. Jacques
Lacan, qui souligne la pertinence de ce concept dans son texte « Propos sur la causalité psychique » (Bonneval, 1946),
Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, nous en donne la référence : L’Évolution psychiatrique, mars 1931, et également, Guiraud et
Cailleux, « Le meurtre immotivé, réaction libératrice de la maladie », Annales Médico-psych., novembre 1928.
9. Chronologiquement, les choses se présentent ainsi : Mme Gi est âgée de vingt-sept ans lorsque son mari lui fait l’an-
nonce qui va déclencher sa maladie (année 1900). Freud la reçoit pour la première fois à son cabinet la dernière
semaine d’octobre 1908. La cure se serait prolongée jusqu’en 1912 selon le dossier médical ou 1914 selon la lettre du
Dr Muthman du 3 mai 1915, vraisemblablement adressée à Ludwig Binswanger. Le 5 avril 1916, elle est admise à la
clinique de Bellevue à Kreuzlingen dirigée par Ludwig Binswanger.

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Une femme mélancolique : la sixième analyse de Freud

Le 14 avril 1916 – Le déroulement de sa journée, selon elle, est le suivant : elle prend son petit déjeu-
ner à huit heures et demie, ensuite elle va à la salle de bain, elle va tout d’abord aux toilettes, puis on en
vient au cérémonial du nettoyage avec du papier toilette (putzerei), puis elle se lave environ pendant une
heure, assise sur le bidet, ensuite elle se lave environ une heure dans le bain, puis elle se lave plus briè-
vement le visage assise devant la table de toilette du lavabo. Pendant qu’elle se lave, une de ses femmes
de chambre la contrôle continuellement, sinon elle n’arrive pas au but. Elle déjeune dans sa salle de bain,
entre-temps on approche des seize heures. Ensuite elle se recouche, elle se relève pour le dîner, après le
dîner elle se lave seulement vingt minutes dans sa chambre ; à dix heures trente elle prend un demi-
cachet de Dial, ensuite selon ses indications elle dort environ deux heures à poings fermés ; ensuite elle
est plongée dans un demi-sommeil jusque vers quatre heures, à partir de là elle est tout à fait réveillée.
Ces dernières heures sont apparemment les plus douloureuses (quälentsten). Elle dit qu’elle n’a plus

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aucun espoir, qu’elle veut se suicider (sich das leben nehmen), elle dit qu’elle est malheureuse du fait qu’el-
le ne passe pas à l’acte, et qu’il lui faut absolument quelqu’un (einen menschen) qui la ferait sortir de son
état présent. Elle dit qu’elle souffre plus que quiconque, qu’elle pleure beaucoup, qu’elle s’attache au lit
parce qu’elle a peur de l’idée qu’elle aurait tué quelqu’un (angst vor der idee, jemand ermordet zu haben).
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Le 10 juin – « Pendant toute cette dernière période, le médecin a pu lui rendre une seule visite. Toutes
les autres fois, la patiente n’a pas pu se décider à le recevoir, parce qu’elle se sentait “trop impure” (zu
unrein), et elle craignait que le médecin lui aussi se salisse.
Une fois, la patiente était prête à recevoir le médecin à six heures, elle fit décommander à la porte de
l’appartement parce qu’elle avait trop mal à la tête (en réalité, elle n’avait pas, malgré tout, pu dépasser
la crainte que le médecin devienne impur).
La question de son départ ne s’est plus posée. Par contre les actes obsessionnels (zwangshand-
lungen), les cérémonies etc., qui ont lieu dans l’appartement se sont renforcés de beaucoup. »

… au regard

Le second objet est l’objet regard, excentré et saturant la périphérie externe du sujet, interférant
dans sa réalité. Lacan, après Freud, a cerné dans la clinique psychanalytique deux autres types
d’objets : le regard et la voix, qui ne sont pas articulés à la demande de l’Autre, ou à l’Autre,
comme les objets freudiens – anal ou oral – mais au désir de l’Autre10. La clinique montre,
cependant, que le dégagement conceptuel de ces nouveaux objets n’est pas saturé par la ques-
tion de la perception hallucinatoire. C’est aussi ce que Mme Gi fait apercevoir.
Bien des années avant 1907, date à laquelle il commence à recevoir cette patiente, Freud avait
eu l’occasion de traiter, en 189511, une femme atteinte de « paranoïa chronique » dont il par-
vint à résorber les hallucinations cénesthésiques, visuelles et auditives, non sans provoquer une
péjoration temporaire de l’état de la patiente. À cette période, qui est antérieure à son com-
mentaire du cas du président Schreber (1911), Freud n’avait pas encore différencié « les deux
types de mécanismes » du refoulement, névrotique ou psychotique12. C’est en 1908 dans ses
échanges avec Jung, qu’il pense, dans le cas de la psychose, à un type de refoulement par déta-
chement de la libido.

10. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2007.
11. Freud S., « Nouvelles remarques sur les psychonévroses de défense », troisième partie « analyse d’un cas de paranoïa
chronique », op. cit., p. 72.
12. Miller J.-A., « Schizophrénie et paranoïa », Quarto n° 10, 1992, p. 25-26.

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René Fiori

Contrairement à ce qui se rencontre dans les deux cas précités, il n’y a chez Mme Gi ni halluci-
nations ni délire d’observation, ni non plus de sentiment de persécution ou d’intrusion.
Pour Mme Gi, Freud va formaliser une entrée biphasée dans la maladie névrotique, et ce, selon
deux causes distinctes. La première est l’annonce par le mari du fait qu’il ne peut procréer à cause
d’une azoospermie ; la seconde sera la manifestation de son impuissance quelque temps après, lors
des rapports amoureux. Freud fait correspondre les symptômes d’hystérie d’angoisse au premier
temps : la peur des éclats de verre et la peur constante d’avoir écrasé un enfant13. Ces deux symp-
tômes « restreignent tous deux gravement les mouvements de la patiente »14, nous précise-t-il.
Il rapporte la symptomatologie obsessionnelle au second temps : actions rituelles de lavage, épin-
glage des vêtements. C’est ainsi que dès 1908, Freud écrit à Jung qui lui avait adressé cette patien-
te : « Mme C15 est effectivement arrivée chez moi, il y a quinze jours, c’est un cas terriblement

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sérieux d’obsession, qui ne peut changer que très lentement »16. C’est dans son écrit « Un rêve
utilisé comme preuve » qu’apparaît spectaculairement l’objet regard. Le texte nous décrit une
femme qui se fait surveiller nuit et jour par une garde-malade : « une dame qui souffre de la manie
du doute et d’un cérémonial obsessionnel exige de sa garde-malade qu’elle ne la quitte pas des
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yeux un seul instant, parce qu’autrement elle se mettrait à repasser dans son esprit tout ce qu’el-
le aurait pu faire d’interdit pendant l’espace de temps où elle serait restée sans surveillance ».
On voit ici le regard surplombant tant et si bien la patiente qu’elle a besoin de s’adjoindre le
témoignage permanent d’une garde-malade, pour contrer l’accusation silencieuse, invisible et
implacable de cette instance qui la surveille. La surveillance par une garde-malade alterne à cer-
tains moments avec l’épinglage des vêtements : « Elle dit qu’elle s’attache au lit parce qu’elle a
peur de l’idée qu’elle aurait tué quelqu’un (angst vor der idee jemand ermordet zu haben). Il lui
faut continuellement un contrôle, par le fait d’être attachée ou bien surveillée, cela pour que si
l’idée lui venait, elle puisse avoir la certitude de l’impossibilité d’avoir commis un meurtre ».
Les notes de cette journée du 14 avril 1916 se poursuivent ainsi : « ce qui ressort donc, c’est la
peur qu’émerge cette phobie, contre la peur de laquelle elle cherche à s’assurer dans l’anticipa-
tion ». Plus avant, dans la journée du 17 août 1916 : « Elle a fait étendre un drap sur le fauteuil,
mais on l’a à nouveau enlevé, pour qu’elle ne s’attache pas au fauteuil avec des épingles à nour-
rice, on lui permet dorénavant de se faire surveiller (bewacht werden). » D’autres notes relèvent
aussi ce point pour les journées des 11 avril 1916, 17 et 21 août.

La pulsion de mort au-delà de la névrose

C’est ainsi qu’à partir des nombreux indices laissés par Freud, conjoints à ceux que nous a livrés
la consultation du dossier médical aux archives Binswanger17, il appert que les symptômes qui
13. Cf. Les premiers psychanalystes – Minutes de la Société psychanalytique de Vienne, tome 1, Paris, Gallimard, 1978, séance
du 22 décembre 1909.
14. Ibid.
15. Il s’agit de Mme C dans la correspondance avec Jung, de Mme Gi dans celle avec Binswanger, Mme A. avec Abraham,
et Mme H avec Pfister. Dans la correspondance avec Ferenczi, elle apparaît comme « une femme de trente-sept ans ».
16. Cf. « lettre à Jung du 15 novembre 1908 », Correspondance Freud-Jung, Paris, Gallimard, 1975.
17. Dossier 3479, Archives Binswanger, traduction J. Martin et l’auteur. Nos remerciements vont au Dr Wishnat et à
Frau Bauer qui nous ont accueillis durant ces trois journées de recherches. Nos remerciements vont aussi aux Dr
Dieter et Markus Binswanger qui ont bien voulu répondre à nos sollicitations épistolaires, nous indiquer le lieu où
était localisé le fonds des archives Binswanger, et nous introduire auprès du Dr Wischnat, Oberarchivrat. Nous y
associons le Dr Guy Briole et J.-A. Miller qui nous avaient inclus, Mme J. Martin et moi-même, dans le programme
de recherche de la Section clinique du Val-de-Grâce.

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Une femme mélancolique : la sixième analyse de Freud

sont rapportés à l’hystérie d’angoisse et à la névrose obsessionnelle sont ceux d’une position libi-
dinale du sujet qui excède le cadre de la névrose.
La maladie avait poussé la patiente à suivre des cures thermales. Elle l’amènera ensuite à la clinique
de Nassau du Dr Muthman18, pour la conduire ensuite chez Freud. D’autres cliniciens éminents
de l’époque auront également été consultés entre temps : Jung, Pfister, Janet, Bleuler. Pour finir,
Mme Gi fera trois longs séjours dans la clinique de Bellevue dirigée par le docteur Binswanger.
La pente mélancolique de ce sujet est omniprésente dans les textes de Freud et nous la retrou-
vons accentuée dans le dossier médical. Toujours dans cette même lettre de 1908 à Jung, Freud
indique qu’on avait déconseillé à Mme Gi de s’adresser à lui. Il nous rapporte ceci : « Le motif
de sa préférence pour la personne [à savoir celle de Freud lui-même] est que Thomsen lui a jus-
tement déconseillé que ce soit moi ; qu’elle tomberait certainement dans une maladie encore

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plus grave. Mais cela s’accordait précisément avec ses intentions de punition. »
Le dossier médical mentionne ceci à la date du 22 octobre : « Ce qui l’aurait attirée avant tout
vers la psychanalyse, c’est que tout était rapporté sur le moment infantile et par là donc, toute
la responsabilité pour sa maladie pouvait être enlevée à son mari et à ses parents. »
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La peur d’écraser un enfant contient aussi cette culpabilité mélancolique. Enfin dans « Deux men-
songes d’enfants »19, comme nous l’avons vu, Freud parle « d’abjection fondamentale » ressentie
par la patiente et dont elle voit la preuve dans un mensonge qu’elle a commis, enfant, vis-à-vis de
son maître d’école. Enfin il y a l’idée de suicide qui revient tout au long du dossier médical.
Ajoutons, en contrepoint, le fait que « La vie sexuelle de la patiente a commencé dès l’âge le plus
tendre par des fantasmes de fustigation sadiques »20, élément qui nous induit à penser qu’il est
l’un des cas recensés dans son texte de 1919 « Un enfant est battu ».
Dans ce moment d’accalmie que constitua pour elle la journée du 3 août 1916, l’infirmière avait
relevé ce propos : « par ailleurs elle se compare à la Belgique, cette sorte de chose il fallait bien
la supporter ». Comme ce pays incasable, qui ne tenait pas en place, et auquel les cinq puissances
durent au XIXe siècle accorder l’indépendance. Le personnel de la clinique de Bellevue avait en
effet dû réaménager les pièces de l’appartement que Mme Gi allait y occuper, et selon ses très
précises directives. Mais aussi bien dans l’autre sens, avait-il fallu supporter et porter à bout de
bras, si l’on peut dire, cette patiente qui ne se supportait pas elle-même. Tout comme, là aussi,
la Belgique, pays auquel on avait accordé la neutralité perpétuelle, du fait qu’il n’avait pas les
moyens de se défendre contre une éventuelle agression extérieure21.
Contre cette pente mélancolique, Mme Gi a mobilisé des efforts inouïs. La patiente a, par là,
forcé l’admiration de Freud, de Pfister et de Binswanger. C’est ce qui fait l’intérêt de ce cas sur
lequel aucun traitement d’aucune sorte n’a pu avoir de prise.
Comme on le voit, la question du rapport des symptômes à la structure fait corps avec l’histoi-
re de la psychanalyse, tout comme avec celle de la psychiatrie d’ailleurs. Et ce n’est pas la volon-
té actuelle de mettre le trouble mental en boîte dans un questionnaire, trouble avec lequel les
psychiatres-administrateurs pensent surclasser le concept de symptôme, qui fera progresser cette
question. Bien plutôt cette volonté l’assombrirait-elle, en jetant les praticiens dans l’errance.

18. Le Dr Muthman est mentionné comme hôte à la séance du 10 février 1909 des séances de la Société Psychanalytique de
Vienne. Il est indiqué en note du tome 2 : « Le Dr Muthman fut l’un des premiers adhérents de Freud en Allemagne. »
19. Freud S., « Deux mensonges d’enfants », Névrose, psychose et perversion, op. cit.
20. Freud S., « La Disposition à la névrose obsessionnelle », op. cit., p. 193.
21. Ce point a pu être éclairci par une discussion avec Philippe Hellebois et la lecture du chapitre « La violation de la neu-
tralité belge et luxembourgeoise par l’Allemagne » d’André Weiss, Paris, Armand Colin, 1915, publication sur Internet.

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Le sentiment de l’infini
François Regnault*

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« …feeling infinite… »
BYRON Childe Harold, III

Cette conférence fut donnée à Bruxelles le 24 février 1990, à l’occasion d’un colloque sur le
Romantisme qui précédait, au Théâtre Varia, la représentation d’une pièce d’Alfred de Musset,
Fantasio je crois. Philippe Hellebois, qui en a retrouvé un manuscrit, m’a proposé de la publier
dans la Cause freudienne. J’accède volontiers à sa demande, avec la faiblesse de n’y faire que de
menues corrections. Je prie le lecteur de m’en excuser, comme il me pardonnera plus aisément
de longues citations, que leur beauté « romantique » défend fort bien à elle seule.

« On m’accuse d’avoir des goûts inconstants, de ne pouvoir jouir long-temps de la même chi-
mère, d’être la proie d’une imagination qui se hâte d’arriver au fond de mes plaisirs, comme si
elle était accablée de leur durée ; on m’accuse de passer toujours le but que je puis atteindre :
hélas ! je cherche seulement un bien inconnu, dont l’instinct me poursuit. Est-ce ma faute, si je
trouve partout des bornes, si ce qui est fini n’a pour moi aucune valeur ? Cependant je sens que
j’aime la monotonie des sentiments de la vie, et si j’avais encore la folie de croire au bonheur, je
le chercherais dans l’habitude.
La solitude absolue, le spectacle de la nature, me plongèrent bientôt dans un état presque impos-
sible à décrire. »1
« L’automne me surprit au milieu de ces incertitudes : j’entrai avec ravissement dans les mois des
tempêtes. Tantôt j’aurais voulu être un de ces guerriers errant au milieu des vents, des nuages et
des fantômes ; tantôt j’enviais jusqu’au sort du pâtre que je voyais réchauffer ses mains à
l’humble feu de broussailles qu’il avait allumé au coin d’un bois. J’écoutais ses chants mélanco-
liques, qui me rappelaient que dans tous pays, le chant naturel de l’homme est triste, lors même

* François Regnault est membre de l’École de la cause freudienne.


1. Chateaubriand F.-R. de , René, Paris, Folio Classique, Gallimard, 1971 p. 157.

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Le sentiment de l’infini

qu’il exprime le bonheur. Notre cœur est un instrument incomplet, une lyre où il manque des
cordes, et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs.
[…]
Un secret instinct me tourmentait ; je sentais que je n’étais moi-même qu’un voyageur ; mais
une voix du ciel semblait me dire : Homme, la saison de ta migration n’est pas encore venue ;
attends que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton vol vers ces régions inconnues que
ton cœur demande.
Levez-vous vite orages désirés, qui devez emporter René vers les espaces d’une autre vie ! Ainsi
disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sen-
tant ni pluie ni frimas, enchanté, tourmenté, et comme possédé par le démon de mon cœur. »2

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Je n’y suis pas allé par quatre chemins. Je suis parti du passage le plus romantique du romantis-
me français : l’exaltation de René dans le récit de Chateaubriand. On trouve dans ce texte la soli-
tude absolue, l’abîme de l’existence, le spectacle de la nature, la femme comme fantôme imagi-
naire, la vie comme voyage, comme migration, l’appel de l’au-delà.
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Mais au début, René est soumis à ce que j’appellerai le sentiment de l’infini : « Est-ce ma faute,
si je trouve partout des bornes, si ce qui est fini n’a pour moi aucune valeur ? »3
On admettra donc mon hypothèse, qui est la suivante : l’infini a fait l’objet d’un calcul aux
temps classiques, dans les mathématiques : ce que les philosophes du XVIIIe siècle appelaient « le
calcul de l’infini ». Mais il n’a donné lieu à un sentiment qu’au moment du romantisme. Et, en
un sens, le romantisme n’est rien d’autre, pris en son essence, que l’expérience du sujet aux prises
avec l’infini, et qui, au lieu d’en faire l’objet d’un calcul, se trouve contraint ou désireux d’en
faire un sentiment. Bien entendu, on songe à la méditation sur les deux infinis dans les Pensées
de Pascal.4 On admettra seulement qu’il ne s’agit pas pour Pascal de jouir d’un tel effroi, mais
justement de s’en délivrer.
J’emprunte aussitôt à Novalis cette définition : « Romantiser [romantisieren], cela veut dire don-
ner un sens élevé à ce qui est commun, un aspect mystérieux à ce qui est habituel, conférer la
dignité de l’inconnu à ce qui est connu, et à ce qui est fini, une apparence infinie. »5
Il en résulte que toujours un contraste absolu doit être marqué entre l’infini d’une part, et ce à
partir de quoi on le mesure – ou on le dé-mesure : la vie quotidienne, la famille, la société, les
autres. Ainsi le René de Chateaubriand doit-il successivement quitter une petite chaumière, une
petite fenêtre, une petite place, sa sœur, sa famille – mais aussi sa terre natale, l’Occident, la vie
même à un moment donné (l’épisode raté du revolver à barillet), enfin soi-même, ou tout sim-
plement son propre cœur. C’est cependant dans ce cœur même que se mesure l’infini, comme
si l’infini pouvait s’inscrire à l’intérieur des limites de l’épure, comme si le cœur était le zéro de
la série des nombres qui conduisent à l’infini : « Notre cœur est un instrument incomplet, une
lyre où il manque des cordes… »6

2. Ibid. p. 158-159.
3. Ibid. p. 157.
4. Pascal B., Pensées, Brunschwicg n° 72, Bibliothèque de la Pléiade, n° 84.
5. Novalis., « Le monde doit être romantisé », Poéticismes (1798), Paris, Allia, 2002, p. 46.
6. Chateaubriand F.-R. de, op. cit. p. 157.

la Cause freudienne n° 69 191


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François Regnault

Infini classique et infini romantique

Mais d’abord, partons de la thèse de l’infini classique, sans quoi on ne peut rien comprendre à
l’infini romantique. Un classique n’a pas trop peur de l’infini, parce qu’il le met explicitement
en Dieu : « Nous avons premièrement l’idée de l’infini que du fini », dit Descartes. Ou encore :
« Il n’est pas vrai que nous concevions l’infini par la négation du fini, vu qu’au contraire toute
limitation contient en soi la négation de l’infini. »7 Il en résulte que Descartes, Malebranche,
Spinoza, Leibniz traitent de l’infini mathématique, métaphysique, à propos de Dieu. Spinoza
seul l’attribue aussi, comme on sait, à la Nature tel qu’il est en Dieu, puisque Dieu et la Nature
sont la même chose. (D’où d’ailleurs la fortune de Spinoza chez des Romantiques comme
Goethe). Cependant, il faut tenir compte de ce que, par un croisement secret, ou subreptice, la

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philosophie classique invente et découvre à la fois aussi l’infini mathématique que Galilée a attri-
bué à la nature, l’espace infini, homogène, continu, de la science moderne. La nature est écrite
en langage mathématique, où, ainsi que l’indique Alain Badiou dans L’Être et l’événement8 :
« […] il existe une multiplicité naturelle infinie […] (il existe un ordinal limite). » L’aleph ℵ0
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de Cantor confirmera dans la mathématique moderne le geste physico-mathématique inauguré


par Galilée et continué par la philosophie classique. Ce n’est plus alors la thèse « Dieu est infi-
ni » qui importe, c’est la thèse « la nature est infinie ». Autour de l’infini de la nature, de l’infi-
ni du calcul infinitésimal, la pensée classique a tourné (et donc les écrivains classiques aussi à
leur su ou à leur insu), tandis que la réflexion – je l’oppose ici à la pensée – a pu en éprouver un
certain vertige.
Ce dont témoigne Pascal, qui comprend très bien que l’infini s’est comme retiré de Dieu pour
s’inscrire dans la Nature, à partir de quoi il va devoir instituer un ordre qui transcende cette limi-
tation, qui guérisse l’homme de ce vertige – l’ordre de la charité, ou encore du cœur, comme il
l’appelle.
Je ne vous redirai pas ses Pensées sur les deux infinis, et sur ce vertige :
« Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à
l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes,
la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impéné-
trable, également incapable de voir le néant d’où il est tiré, et l’infini où il est englouti. »9
Quoi qu’en laisse peut-être entendre Baudelaire dans un poème des Fleurs du mal : « Pascal avait
son gouffre, avec lui se mouvant »10, Pascal n’est pas un romantique. Il est au bord du roman-
tisme. Pourquoi ?
Parce que ce cœur qui est fait pour éprouver le vertige devant l’infini, réceptacle de la science
nouvelle et en même temps rejet de sa greffe, il le répute « vide et plein d’ordures ». Les ordures
gardent encore un sens théologique : ce sont les péchés. Les passions sont encore vicieuses.
Mais il suffira de décréter que ce vide est fascinant, que les ordures sont des trésors qui sont aussi
des sentiments, pour qu’à ce moi, réputé « haïssable » par Pascal, l’on s’arrête, qu’on s’y intéres-
se, qu’on l’écoute, peut-être sans jamais aller toutefois jusqu’à s’y complaire absolument. Il n’y a

7. Descartes R., « Réponses aux Vèmes Objections », Œuvres complètes, éd. Alquié, Classiques Garnier, 1987, tome II,
p. 808.
8. Badiou A., « Méditations 13 et 14 », L’être et l’événement, Paris, Le Seuil, 1988.
9. Pascal B., op. cit. note 1, p. 1106 et sq.
10. Baudelaire C., « Le gouffre », Œuvres complètes, Paris, Bouquins, Robert Laffont, 1980, p. 128.

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Le sentiment de l’infini

pas à proprement parler d’égoïsme, dans le Romantisme, encore moins d’égotisme. Au contrai-
re, le romantique devra garder son cœur libre pour le remplir de cette dialectique incessante
entre les passions qu’il contient et le désir – le manque – dont elles témoignent. On reconnaît
là le mouvement de Rousseau, à titre philosophique – un moi unique en son genre – et celui
des Romantiques, à titre poétique. La poésie implique que l’horreur devant l’infini (Pascal), l’an-
goisse devant l’infini (Rousseau), vont donc faire place à la jouissance romantique, à condition
de la rapporter à sa double version : le désir inassouvissable conduisant à la mort, version noire,
nocturne, suicidaire, et le désir qui ne peut être assouvi que dans le sein d’un nouveau dieu
retrouvé, par exemple dans l’exaltation, le « délire de la présomption » (l’expression est de
Hegel), ou, en bref, ce que Madame de Staël appelle exactement l’enthousiasme. L’infini donne
bien lieu alors à un sentiment, parce qu’il est inlassablement éprouvé dans son incommensura-

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bilité avec le cœur, mais c’est pourtant le cœur qui le mesure.
Comme le dit l’Oberman de Senancour, dont le roman date de 1808 : « Il y a en moi une
inquiétude qui ne me quittera pas, c’est un besoin que je ne connais pas, que je ne conçois pas,
qui me commande, qui m’absorbe, qui m’emporte au-delà des êtres périssables. […] Vous vous
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trompez, et je m’y était trompé moi-même : ce n’est pas le besoin d’aimer. Il y a une distance
bien grande du vide de mon cœur à l’amour qu’il a tant désiré ; mais il y a l’infini entre ce que
je suis et j’ai besoin d’être. L’amour est immense, il n’est pas infini. Je ne veux point jouir ; je
veux espérer, je voudrais savoir ! Il me faut des illusions sans bornes, qui s’éloignent pour me
tromper toujours. Que m’importe ce qui peut finir ! »11
Il faudrait ne pas entendre ces textes avec le préjugé qui les trouvera ensuite conventionnels,
mais avec une intelligence métaphysique requise qui doit supposer qu’il s’agit, en dernière ana-
lyse, des rapports du sujet (de la science) avec l’infini (de la mathématique). De même, le sen-
timent du respect qui, selon Kant12 nous fait reconnaître l’universalité (et non l’infinité) de la
loi morale, est un sentiment négatif, non pathologique – comme Senancour l’atteste : « Je ne
veux point jouir ; je veux espérer, je voudrais savoir ! »13 – au point qu’il en devient presque le
négatif de tout sentiment. Mais cela revient aussi à mettre sa jouissance à n’éprouver que des sen-
timents inéprouvables, ce en quoi consiste cette vacillation constante du romantisme qui aspire
à la hauteur la plus haute, mais, y échouant, retombe aussitôt dans le sentiment – voire la sen-
timentalité – et vient à se reposer dans le moi, non sans mesurer la distance parcourue.
Le champ de cette vacillation entre l’infini et le senti(qui)ment (le jeu de mots est de Lacan),
c’est la poésie, mais non pas la science, laquelle continue son cours ailleurs.
Madame de Staël : « […] il faut donc que la nature grandisse aux yeux de l’homme pour qu’il
puisse s’en servir comme de l’emblème de ses pensées. Les bosquets, les fleurs et les ruisseaux
suffisaient aux poètes du paganisme ; la solitude des forêts, l’Océan sans bornes, le ciel étoilé
peuvent à peine exprimer l’éternel et l’infini dont l’âme des chrétiens est remplie. »14
Chateaubriand dit des choses semblables dans Le Génie du Christianisme.

11. Senancour Étienne Pivert de., « Lettre XVIII », Oberman, Paris, Folio classique, Gallimard, 1984 p. 123.
12. Kant E., Critique de la raison pratique, Paris, PUF, 1949, Trad. Picavet, 1ére partie, Livre I, chapitre III « Des mobiles
de la raison pure pratique ».
13. Senancour, op. cit.
14. Madame de Staël, De l’Allemagne Seconde partie, chapitre 10 : « De la poésie », Paris, Garnier-Flammarion, 1968,
tome I, p. 207.

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François Regnault

Il faut donc prendre garde que cette étrange réhabilitation du Christianisme (et donc du Moyen
Âge, de la Chevalerie, etc.) ne va pas à l’encontre du monde de la science moderne, annoncé par
Pascal sous les espèces du vide de l’univers et d’une sorte de mort, ou de « silence » de Dieu. Le
Romantisme raccroche le Christianisme, mais sous la forme du sentiment (Dieu sensible au
cœur), et non plus à titre de théologie, à l’infini de la Nature, dont l’autre nom n’est pourtant
que l’infini mathématique. Il en résulte cette ambiguïté foncière qui fait que la littérature
romantique est à la fois moderniste (Romantiques contre Classiques, Préface de Cromwell,
bataille d’Hernani), et pourtant nostalgique (l’épopée, le Moyen Âge). La Légende des siècles de
Victor Hugo représentera assez bien, quoique tardive, la tentative d’assumer les deux points de
vue dans une grande continuité épique, jusqu’à y intégrer pour finir une vision romantique de
la science elle-même, et du savant.

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Ce Christianisme du sentiment ; l’inscription de l’infini dans le cœur, Madame de Staël l’ap-
pelle, ai-je dit, l’enthousiasme, auquel elle consacre un chapitre entier dans De l’Allemagne :
« Beaucoup de gens sont prévenus contre l’enthousiasme ; ils le confondent avec le fanatisme,
et c’est une grande erreur. Le fanatisme est une passion exclusive dont une opinion est l’objet ;
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l’enthousiasme se rallie à l’harmonie universelle : c’est l’amour du beau, l’élévation de l’âme, la


jouissance du dévouement, réunis dans un même sentiment qui a de la grandeur et du calme.
Les sens de ce mot chez les Grecs en est la plus noble définition : l’enthousiasme signifie Dieu
en nous. En effet, quand l’existence de l’homme est expansive elle a quelque chose de divin. »15
L’enthousiasme n’est donc autre que le sentiment de l’infini.
Peut-être faudrait-il raffiner les hypothèses. Et soutenir par exemple que, de même qu’il y a dans
la perception mathématique des temps classiques deux ou trois catégories différentes d’infini, il
y a, corrélativement, deux ou trois sortes de sentiments de l’infini – Et donc plusieurs familles
romantiques. Les textes ne permettent guère une telle certitude. Cependant, à titre d’hypo-
thèses, on pourrait distinguer :

L’infini actuel

(hypercatégorématique), ou absolu, au sens de Leibniz16 ou plutôt de Spinoza, absolument indi-


visible, mais intelligible et non pas absolument incompréhensible. On sera du côté de l’exalta-
tion positive, du panthéisme ou du panenthéisme (tout en Dieu). C’est le romantisme de
Goethe, surtout du Goethe de Faust, malgré son référent médiéval : « Non, dit Faust, le monde
des Esprits n’est point fermé », ou encore : « Suis-je un dieu ? »17

L’infini indéfini

Inatteignable, incompréhensible, inintelligible : la sommation de ses parties donne désespéré-


ment l’exemple de ne pouvoir en faire un tout (syncatégorématique) ; c’est le mauvais infini ou
le faux infini. On sera du côté du romantisme de l’impuissance, de la déréliction, de la solitu-

15. Madame de Staël, De l’Allemagne, Quatrième partie, chapitre 10, ibid., tome II, p. 301.
16. On trouve ces distinctions dans les Nouveaux Essais sur l’entendement humain, livre II, chap. XVII, et dans les Lettres
de Leibniz au R. P. Des Bosses.
17. Goethe., Faust, « Die Geisterwelt ist nicht verschlossen», 1re partie, La nuit, vers 443. « Bin ich ein Gott ? », ibid.,
vers 439. En contradiction apparente avec ibid., plus loin, le vers 652 : « Den Göttern gleich’ich nicht ! » (« Je ne
suis point pareil aux dieux ! »).

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Le sentiment de l’infini

de, de la tristesse. On en trouverait des exemples chez Chateaubriand, Senancour, Lamartine


parfois, Musset souvent. C’est après tout aussi celui du Werther de Goethe, du Chatterton de
Vigny, etc.
Mais qu’il y ait déjà là l’expérience d’une mesure positive de l’infini, irréductible aux nombres
finis qu’il embrasse et transcende à la fois, et qui ne sont cependant pas l’infini absolu de Dieu,
qu’il y ait en somme, déjà entrevue, la possibilité d’un nombre infini, d’une infinité de nombres
infinis, peut-être est-ce ce dont témoignent obscurément aussi l’expérience, le sentiment des
plus grands romantiques. Que l’infini auquel je mesure ma finitude soit, non pas un tout exal-
tant, consolant, identique à la mort, mais une autre région, que je puisse dans l’enthousiasme
franchir l’abîme qui m’en sépare pour entrevoir à l’infini des régions ultra-mondaines, on en
pourrait, je crois, trouver des illustrations chez les Romantiques anglais, chez Novalis, chez

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Chateaubriand lui-même. D’où l’idée que la mort n’est pas la version définitive de l’infini.
Ainsi Chateaubriand, on l’a vu, évoque « les régions inconnues », « les espaces d’une autre vie ».
Novalis : « La nuit vraie », ou : « Le règne de la nuit échappe au temps et à l’espace. » On trou-
ve dans le Childe Harold de Byron ce beau passage18 :
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“Then stirs the feeling infinite, so felt


In solitude, where we are least alone;
A truth, which through our being doth melt,
And purifies from self.”
[« Alors s’éveille ce sentiment de l’infini, éprouvé / dans la solitude, là où nous sommes le moins
seuls ; / Une vérité qui dans notre être s’infuse, / Et le purifie du moi. »]
Shelley imagine comment la partie peut excéder le tout au cœur des passions positives.19
If you divide suffering and dross, you may
Diminish till it is consumes away;
If you divide pleasure and love and thought,
Each part exceeds the whole, and we know not
How much, while any yet remains unshared,
Of pleasure may be gained, of sorrow spared…
[Divisez souffrances et rebuts, vous pouvez / les diminuer jusqu’à ce qu’ils soient dissipés ; / divi-
sez plaisir et amour et pensée, / chaque partie excède le tout ; et nous ne savons / combien,
quand chacune demeure impartagée, / de plaisir peut s’accroître, de grief s’épargner. »
À l’inverse, dans La Légende des siècles, Victor Hugo fera entrer l’histoire humaine entière dans
une épopée divisée en poèmes : « J’eus un rêve, le mur des siècles m’apparut. »20
De même, le Moïse d’Alfred de Vigny souhaite faire rentrer d’une autre façon l’infini dans les
limites de l’épure, et comme résorber l’infini divin dans sa finitude humaine :
« Hélas ! je sais aussi tous les secrets des cieux,
Et vous m’avez prêté la force de vos yeux.
Je commande à la nuit de déchirer ses voiles ;
Ma bouche par leur nom a compté les étoiles,
Et, dès qu’au firmament mon geste l’appela,
Chacune s’est hâtée en disant : « Me voilà. » […]
18. Cf. Lord Byron., Childe Harold, III.
19. Cf. Shelley P., À Edward Williams.
20. Cf. Victor Hugo, « La vision d’où est sorti ce livre », La Légende des siècles.

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François Regnault

Vos anges sont jaloux et m’admirent entre eux –


Et cependant, Seigneur, je ne suis pas heureux ;
Vous m’avez fait vieillir puissant et solitaire,
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre ! »21
J’ai pris à dessein des poètes très différents – français, anglais, allemands – pour montrer que
leur force réside, en définitive, dans une idée positive de l’infini, comme une expérience de l’in-
fini à partir du fini, même si, pour finir, les uns le tirent du côté de l’exaltation, les autres de la
dépression – ou plutôt même si, selon une vacillation que tous partagent, les uns et les autres
subissent chacun pour soi l’alternance de l’exaltation et de la dépression.

Et l’amour ?

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Et l’amour dans tout cela, me direz-vous ? On n’a pas attendu les Romantiques, cela va de soi.
Si vous m’accordez l’hypothèse de l’infini – je ne prends que celle-là, c’est-à-dire que j’ai à des-
sein laissé de côté ce qui a pu être une des causes principales du Romantisme, la Révolution fran-
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çaise, l’abandon des valeurs d’Ancien Régime, la naissance d’un monde nouveau, en bref ce qui
a suscité à l’époque tant d’ouvrages intitulés Essais sur les Révolutions… – vous m’accorderez avec
Senancour et Chateaubriand que l’amour, qui ne réalise que le nombre Deux (thèse d’Alain
Badiou), est loin d’atteindre l’infini. « L’amour est immense, il n’est pas infini », dit Oberman.
Mettre l’infini dans l’amour (l’amour « amoureux ») est donc une tentative vouée à l’échec, et
pourtant sans cesse renouvelée. L’une des réalisations les plus réussies de l’amour fut, curieuse-
ment, pour quelques Romantiques, l’inceste, le rapport frère-sœur : il ne hante pas moins que
Goethe, Byron et Chateaubriand. Goethe écrit là-dessus une pièce (pas très « romantique »), das
Geschwister (Frère et sœur) mais qui donne une issue bourgeoise à ce qui était resté un impossible
amour de Werther. L’inceste avec la demi-sœur fut presque une réalité, dit-on, chez Byron, et
l’inceste semble être le secret de René et d’Amélie après avoir été le fantasme de Lucile et de
François-René, chez Chateaubriand. L’inceste réalise en effet le rapport impossible avec la mère,
sous la forme du rapport si l’on peut dire plus abordable avec la sœur, comme une forme de fini-
tude capable d’intégrer une puissance d’infinitude. Sans m’étendre sur ce thème, je voudrais
juste indiquer comment dans la fin de René, au moment où il s’embarque pour l’Amérique, sont
réunis tous les thèmes précédents :
« Je ne sais ce que le ciel me réserve, et s’il a voulu m’avertir que les orages accompagneraient
partout mes pas. L’ordre était donné pour le départ de la flotte ; déjà plusieurs vaisseaux avaient
appareillé au baisser du soleil ; je m’étais arrangé pour passer la dernière nuit à terre, afin d’écri-
re ma lettre d’adieux à Amélie. Vers minuit, tandis que je m’occupe de ce soin, et que je mouille
mon papier de mes larmes, le bruit des vents vient frapper mon oreille. J’écoute ; et au milieu
de la tempête, je distingue les coups de canon d’alarme, mêlés au glas de la cloche monastique.
Je vole sur le rivage où tout était désert, et où l’on n’entendait que le rugissement des flots. Je
m’assieds sur un rocher. D’un côté s’étendent les vagues étincelantes, de l’autre les murs sombres
du monastère se perdent confusément dans les cieux. Une petite lumière paraissait à la fenêtre
grillée. Était-ce toi, ô mon Amélie, qui, prosternée au pied du crucifix, priais le Dieu des orages
d’épargner ton malheureux frère ! La tempête sur les flots, le calme dans ta retraite ; des hommes

21. Vigny Alfred de., « Moïse » Des poèmes antiques et modernes, Livre mystique, Paris, Poésie/Gallimard, 1973, p. 19-22.

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Le sentiment de l’infini

brisés sur des écueils, au pied de l’asile que rien ne peut troubler ; l’infini de l’autre côté du mur
d’une cellule ; les fanaux agités des vaisseaux, le phare immobile du couvent ; l’incertitude des
destinées du navigateur, la vestale connaissant dans un seul jour tous les jours futurs de sa vie ;
d’une autre part, une âme telle que la tienne, ô Amélie, orageuse comme l’océan, un naufrage
plus affreux que celui du marinier : tout ce tableau est encore profondément gravé dans ma
mémoire. Soleil de ce ciel nouveau, maintenant témoin de mes larmes, écho du rivage améri-
cain qui répétez les accents de René, ce fut le lendemain de cette nuit terrible, qu’appuyé sur le
gaillard de mon vaisseau, je vis s’éloigner pour jamais ma terre natale ! Je contemplai long-temps
sur la côte les derniers balancements des arbres de la patrie, et les faîtes du monastère qui s’abais-
saient à l’horizon. »22
Le frère, la sœur – la mer (l’Océan), la mort – l’infini, le fini.

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Comme l’art de la perspective consiste en effet à inscrire à l’intérieur de l’épure des points de
fuite qui sont à l’infini – procédé essentiel à mon hypothèse – et comme des constructions
appropriées permettent de reporter sur des segments des dimensions calculables à partir de lui,
de même l’amour permet entre deux êtres, surtout, dirai-je, s’ils ne se (re)joignent pas, de loca-
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liser, de représenter ce rapport que le sujet entretient avec les diverses sortes d’infinis.
Si on compare avec la Carte du Tendre, la Préciosité, ou Marivaux, dont les amours consistent
en une série réglée d’étapes avant d’arriver au mariage, de procédures parfaitement finies et
dénommables, on en déduira aisément que l’amour romantique doit rester impossible, ou
contrarié, non pas contrarié par la société, mais par les amants eux-mêmes, ou plutôt (car il arri-
ve évidemment aux amants précieux ou marivaudiens de se contrarier l’un l’autre, ou eux-
mêmes), contrarié par l’homme qui se sent inapte à rejoindre la femme infinie. Peut-être dira-
t-on qu’il y déjà quelque chose de romantique dans La Princesse de Clèves ou dans Bérénice.
Pourtant, ce sont la société, Rome, qui conduisent les amants à découvrir en eux une capacité
de sacrifice absolu, ou du moins de renoncement. L’amant romantique ne renonce que parce
que, comme Kierkegaard, il ne veut pas introduire la bien-aimée dans son malheur intime
(sinon j’aurais dû, dit Kierkegaard « l’initier à des choses terribles, […] à mes égarements, à mes
plaisirs et à mes débauches »), l’initier à sa futilité foncière – ou tout simplement à l’horreur de
l’inceste, noli tangere matrem. De son côté, la bien-aimée (mais dès que c’est une femme qui
écrit, c’est elle qui prend l’initiative de découvrir l’incapacité, en elle-même, de suffire à un pareil
amour), la bien-aimée, elle, est souvent de l’ordre et de la puissance de l’infini – que ce soit illu-
sion, simulacre, ou enivrement et exaltation – et fait donc mesurer à l’homme son insuffisance, son
incapacité à aimer, en bref, la profonde finitude de l’amour – que même une femme ne peut trans-
cender – d’où une certaine misogynie romantique – et l’infinité de La Femme, que l’amour ne peut
atteindre. La femme romantique est alors contrainte d’osciller, pour le héros, entre la naïve inno-
cente, un peu bécasse, qui n’a jamais la parole (comme Doña Sol dans Hernani) ou la charmante
distributrice de lait (Lotte dans Werther), et le fantôme impalpable des rêveries de René.
Quand le Romantisme fut terminé, on sait que Hegel n’eut que sarcasmes pour l’issue bour-
geoise auxquels immanquablement donna lieu l’amour romantique pour peu que les amants, au
lieu de mourir et de renoncer l’un à l’autre, se fussent mariés. Cela se trouve précisément dans
le livre de son Esthétique consacré à l’Art romantique.23 Le romanesque bourgeois, le quotidien,

22. Chateaubriand, op. cit., p. 178-179.


23. Cf. Hegel G. W. F., Esthétique, Aubier-Montaigne, tome V : « L’art romantique ». Chapitre III : L’indépendance for-
melle des particularités individuelles. II : Le côté « Aventure », c) Le romanesque.

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François Regnault

dissolvent le romantisme : « Quels qu’aient été ses démêlés avec le monde, quelque âpre qu’ait
été la lutte qu’il lui a livrée, [le héros des romans modernes dont la «chevalerie» a succédé à celle
de la chevalerie médiévale] n’en finit pas moins le plus souvent par épouser la jeune fille qui lui
convient, par embrasser une carrière et par devenir un philistin comme les autres ; la femme
s’occupe de la direction de la maison, les enfants ne manquent pas, la femme, jadis si adorée et
considérée comme un être unique, comme un ange, se comporte à peu près comme toutes les
autres femmes, l’emploi l’oblige au travail et crée des ennuis, le mariage se transforme en un cal-
vaire domestique, bref, c’est le réveil après la griserie. Ici, encore, il s’agit de caractères aventu-
reux, mais avec cette différence qu’ils finissent par retrouver le bon chemin et que ce qu’ils
avaient de fantastique finit par s’évanouir devant l’expérience de la vie réelle. »

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Quant au théâtre…

Mais le théâtre dans tout cela ?


Si je le traite en même temps que la question de l’amour, c’est que je crois qu’il pose un pro-
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blème rigoureusement homothétique à celui de l’amour. Le romantique (français) ayant le


mieux réussi à résoudre les deux questions en les combinant est sans doute Alfred de Musset.
Car, au fond, l’infini répugne, de droit, à la scène. Si l’hypothèse de l’infini est fondée, comment
le théâtre, qui est un lieu clos, fermé, soumis, quoi qu’on dise, à des unités – même si chez
Shakespeare, l’idéal par excellence des Romantiques – peut-il supporter le sentiment de l’infini
sans le réduire, ou l’anéantir ? – ,la question s’est posée réellement, et si Cromwell est célèbre
pour sa Préface, c’est aussi parce qu’elle est le rêve d’un théâtre à peine jouable qui précède une
pièce si longue qu’elle est presque injouable.
Dans un très joli article de son Répertoire,24 « La voix qui sort de l’ombre et le poison qui trans-
pire à travers les murs », Michel Butor avait d’ailleurs remarqué, à propos de Victor Hugo, que
le théâtre romantique excède la scène, suinte par tous ses pores, fuit par toutes ses ouvertures,
sort des limites de la théâtralité : « Le rectangle de la scène est un lieu de stabilité provisoire,
d’immobilité précaire entre des spirales qui montent et descendent, s’élargissent et se rétrécis-
sent. La distinction entre l’intérieur et l’extérieur a perdu tout caractère définitif. Tout peut
changer de face, comme les tableaux. Les trajectoires des personnages sont comme des anneaux
de Mœbius qui les renversent, les retournent comme des gants. » Les Burgraves sont le type
même de la pièce aux recoins infinis, souterrains, escaliers, couloirs, portes, et Hernani avait
résolu le problème par la nuit qui infinitise l’espace (où sont plongés plusieurs actes entiers). De
même, si l’on va par là, le Faust de Goethe, ouvert au « monde des esprits »… Et le Caïn de
Byron, dont le titre du second acte est : « Les Abysses de l’Espace. »25
Face à ces débordements, Musset a sa réponse : « Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée » !
On pourrait, ce serait amusant – en déduire qu’il n’y a pas de théâtre romantique. Et c’est un peu
ce que craint Victor Hugo quand il regarde les Classiques et quand il lui faut supposer que le
théâtre grec était immense et Shakespeare démesuré.
Là encore, comme dans l’amour, l’art théâtral romantique consiste à introduire l’infini dans les
limites de l’épure, à lui assigner sa place.

24. Cf. Butor Michel., Répertoire III, Paris, Éditions de minuit, 1968.
25. Cf. Lord Byron, Caïn, Paris, Allia, 2004.

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Le sentiment de l’infini

Musset représente sûrement la solution la plus élégante. Il la présente, me semble-t-il, selon au


moins deux figures :
– Le zigzag, l’infiniment courbe. Pour les femmes : le caprice, Marianne, Camille. Pour les
hommes, la fantaisie. Ainsi dans Fantasio :
« Eh bien, mon cher ami, cette ville n’est rien auprès de ma cervelle. Tous les recoins m’en sont
cent fois plus connus ; toutes les rues, tous les trous de mon imagination sont cent fois plus fati-
gués ; je m’y suis promené en cent fois plus de sens, dans cette cervelle délabrée, moi son seul
habitant ! je m’y suis grisé dans tous les cabarets ; je m’y suis roulé comme un roi absolu dans
un carrosse doré, j’y ai trotté en bon bourgeois sur une mule pacifique, et je n’ose seulement pas
maintenant y entrer comme un voleur, une lanterne sourde à la main. »26
– L’abîme, le secret, l’infiniment profond, la perversion : c’est Lorenzaccio. Musset a introduit

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la débauche, la corruption chez le héros lui-même, dans le registre fantasque, mais aussi dans le
registre pervers. Tel est le discours de Lorenzo à Philippe Strozzi dans la très longue scène 3 de
l’acte III. Pendant que Philippe Strozzi gardait le sentiment de l’infini : « Du fond de votre soli-
tude, vous trouviez l’océan magnifique sous le dais splendide des cieux », Lorenzo avait replié
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l’infini dans la profondeur de son investigation : « Mais moi, pendant ce temps-là, j’ai plongé –
je me suis enfoncé dans cette mer houleuse de la vie – j’en ai parcouru toutes les profondeurs »,
relié à la seule chose qui ait pour lui encore un sens, un crime qui soit le dernier acte de son
désir. Après quoi, peu importe ! À la différence de ce qui a lieu pour Hamlet, il ne s’agit pas
d’une vengeance, mais bel et bien d’un crime, même si le Lorenzo historique s’en justifiait au
nom du devoir d’abattre les tyrans.
Est-ce là le dernier avatar romantique de l’exaltation du moi ? Un infini de noirceur visité par
un désir pervers. Un sentiment perverti de l’infini – moderne en somme ?
Dès lors, cela ouvrirait en effet à un théâtre moderne : les héros de Camus et de Sartre, le
Camille du Soulier de satin, le Saïd des Paravents de Genet. Aucun héros de Brecht ni du théâtre
allemand, semble-t-il, eux chez qui les contradictions de la politique l’emportent en général sur
les énigmes de l’âme.

La définition du héros romantique du théâtre moderne serait alors de l’entendre nous dire,
comme Lorenzaccio, « Tandis que vous admiriez la surface, couvert de ma cloche de verre [l’ima-
ge vient de Jean-Paul Richter], j’ai vu les débris des naufrages, les ossements et les Léviathans. »

26. Cf. Musset Alfred de., Fantasio, acte I, scène 2.

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Deux rencontres avec Lacan


Antoine Mooij*

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J’ai rencontré Lacan deux fois, une première fois en mars 1972 et une seconde fois en juillet 1975.

Mars 1972
Je séjournais à Paris pendant le mois de mars 1972 dans le cadre de la préparation de ma thèse
de doctorat sur Lacan. Après un petit coup de fil, je fus invité à un entretien, 5 rue de Lille. Il
était cinq heures de l’après-midi, la salle d’attente était pleine, elle se vida lentement, je restai
seul. L’entretien commença. Il me demanda ce que je faisais à Paris un mois de mars, où il n’y
avait pas grand-chose à faire, à son avis. Il me demanda aussi si mon prénom était bien Antoine
ou si je me présentais à lui sous ce nom (à la française), « pour me plaire » ? Ce n’était pas le cas.
Il était, je trouvais, ouvert et personnel, et cela m’étonnait en comparaison avec d’autres psy-
chanalystes que je connaissais : « Je suis tard dans ma vie, je regrette mon âge, et vous avez tout
devant vous. » C’était peut-être quelque chose de bien à lui d’envier ainsi la jeunesse, mais la
remarque pouvait aussi être inspirée par le moment même : il venait de découvrir le nœud bor-
roméen quelques semaines plus tôt, comme je m’en rendis compte plus tard. Il me demanda
comment j’étais arrivé jusqu’à lui. Je répondis que je suivais une formation de psychiatre mais
que mon intérêt était venu par le biais de la philosophie, par Cassirer. Il écarta l’explication (la
philosophie des formes symboliques, le néo-kantisme) : « c’est clair ». Il connaissait évidemment
très bien la philosophie d’Ernst Cassirer.

* Antoine Mooij est psychiatre, psychanalyste et philosophe. Professeur à l’Université d’Utrecht, il enseigne dans le
domaine des rapports de la psychiatrie et du droit. Ses nombreuses publications dans ce champ défendent le maintien
de la subjectivité dans la psychiatrie et l’importance de la psychanalyse à cet égard. Il a introduit Lacan aux Pays-Bas par
la publication de sa thèse « Taal en verlangen » (Langage et désir), Boom, 1975. Ses ouvrages récents portent sur la res-
ponsabilité (2004) et sur la réalité psychique en psychiatrie (2006).A.L.
Propos recueillis par Lieven Jonckheere pendant le congrès de la NLS à Gand, le 14 mars 2008, établis en collaboration
avec Antoine Mooij, et traduits du néerlandais par Anne Lysy.

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Deux rencontres avec Lacan

À la demande de Lacan, j’avais préparé des questions écrites et je les lui avais communiquées à
l’avance. Les questions semblaient lui plaire. Il s’agissait entre autres d’une coupure qu’il y aurait
à discerner quant au but de l’analyse (ce qu’il relativisa en renvoyant aux circonstances du texte :
« les circonstances, Hyppolite ») ; la relativisation de l’importance de la linguistique (« ce n’était
qu’un moyen ») – qui me déçut, ce qu’il remarqua ; comment concevoir certains passages de « La
signification du phallus », etc. Ce fut une réelle discussion, je ne cédais pas et Lacan voulait
apporter des éclaircissements. Pendant la conversation, il dit soudain : « vous les avez bien lus,
les Écrits ». Cela ne semblait pas feint, il était plutôt un peu surpris. Ce fut pour moi une
remarque importante, de même que tout l’entretien me donna l’impression d’y arriver – et non
seulement d’oser m’affronter à l’entreprise. Plus tard le téléphone sonna, et Lacan dit à celui qu’il
avait en ligne : « J’ai ici un homme intéressant. » Il mit un suspens avant le mot « homme »,

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mais poursuivit. Je n’ai pas trouvé cela très agréable, un peu manipulateur. J’ai compris plus tard
qu’il faisait cela souvent : c’était une façon, sa façon, de faire savoir quelque chose « par la
bande ». Mais ce jour-là je voyais cela autrement.
La conversation se poursuivit dans la rue, en marchant jusqu’au restaurant (« vous passerez le
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soir chez nous », avait-il dit auparavant). À un moment donné, à propos de la question de ce
qui finalement était refoulé, il dit : « Ce qui est refoulé, … c’est la vie. » Il était attentif et pro-
fondément concentré sur lui-même, à cet instant, d’une façon que de toute ma vie je ne ren-
contrerais jamais plus.
En entrant au restaurant vint la plainte, ancienne et bien souvent répétée, je le compris plus
tard : « personne ne m’aime ». Le garçon savait y faire, mais moi j’étais trop jeune pour me sen-
tir à l’aise. Pendant le repas, mon attention se relâcha un peu, j’étais très fatigué et j’avais, hélas,
un poisson très compliqué sur mon assiette. Il ne mâchait pas ses mots. Je trouvais cela agréable,
cela donnait une impression d’honnêteté. Lorsque je dis quelque chose qui lui sembla insensé,
et qui l’était en effet, il murmura un peu narquois : « croyez-vous ? » Après le repas, il me pro-
posa d’aller au local de l’EFP, rue Claude Bernard. Pendant le trajet, il me demanda, après une
hésitation certaine, s’il pourrait m’apporter un soutien financier pour un séjour ultérieur à Paris :
« c’est pas beaucoup pour moi ». Je le remerciai mais je ne voulais pas cela, de par ma nature.
Une fois entré rue Claude Bernard, il me présenta à ceux qui s’y trouvaient. Il en provoqua cer-
tains. Ensuite, il rentra en taxi et moi je rentrai à pied à l’hôtel.
Toute cette rencontre fut pour moi une expérience essentielle. Tout autre que ce à quoi je m’at-
tendais : ouverte, sans prétention, une véritable réflexion, mais aussi « dislocante », provocante.
Je pouvais m’imaginer l’angoisse de certains pour Lacan, mais aussi la sympathie profonde qu’il
communiquait et qu’il inspirait.
J’ai gardé de cette conversation un petit texte manuscrit de Lacan sur le papier du restaurant,
Hôtel Montalembert, à propos d’un des sujets de l’entretien, la « Verdrängung du Phallus » et le
« Père freudien, le père du mythe de Totem et Tabou ». Cela commence comme suit : « Je pré-
tends – ne formuler valablement nulle part que le phallus comme tel est “refoulé” ».

Juin 1975
Une deuxième visite eut lieu en juillet 1975, lorsque j’offris mon livre à Lacan – « Taal en ver-
langen. Lacans theorie van de psychoanalyse » (« Langage et désir. La théorie de la psychanaly-
se de Lacan » (édition Boom, 1975). Il venait de paraître. Je lui dis qu’il en entendrait peut-être
parler, mais que je tenais beaucoup à le lui offrir. Il était visiblement touché.

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Antoine Mooij

Il y avait d’abord la couverture, avec l’hectachrome « Liberté acquise » (« Verworven Vrijheid »)


de l’artiste hollandais Anton Heyboer. Lacan le trouva « très beau ». Il le regarda intensément,
le trouva visiblement beau, pas seulement les couleurs, mais il regarda, étudia (même si le mot
est un peu trop fort) le contenu. Je ne sais plus précisément ce que j’apportai comme explica-
tion, quelque chose de succinct. Je trouvais que le contenu allait de soi, et j’étais convaincu que
Lacan lui aussi voyait très bien de quoi il s’agissait.
Lacan semblait aussi ému à cause du livre lui-même. Celui-ci était pour lui une surprise. Qu’il
s’agissait d’une promotion (cum laude) en psychiatrie, comptait aussi pour lui. Je dus lui don-
ner le nom de mes promoteurs (entre autres P.C. Kuiper, alors professeur de psychiatrie à l’uni-
versité d’Amsterdam) et, en partant, les écrire sur une petite carte. Après-coup j’ai compris que
la reconnaissance que cela impliquait pour lui, à cette époque-là, était également importante.

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Mais je ne le comprenais pas encore au moment-même.
Lacan fut très accueillant, il proposa un autre rendez-vous, à ce moment-là je n’ai pas pu y don-
ner suite. Mais en tout cas, ce fut à nouveau pour moi un beau moment. Et cela me surprit
aussi : je n’avais pas pensé que Lacan serait aussi ému. Cela me frappa à nouveau. Cela fit que
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cette rencontre aussi fut importante pour moi et que j’y repense avec gratitude.
Quant à l’hectachrome « Liberté acquise » d’Anton Heyboer, je l’interprète très succinctement
et allusivement de la manière suivante.
Nous voyons une mère avec un enfant. D’une part l’enfant est le phallus imaginaire de la mère,
et l’homme, à l’avant-plan, est symboliquement castré, comme l’indique le petit carré à cet
endroit. Mais d’autre part, il y a quelque chose comme la représentation de l’objet a, au niveau
du sein, comme intersection (« entre le sein et la mère »), pas encore détaché. La barre qui tra-
verse le dessin peut renvoyer au phallus symbolique. Enfin, le nom de l’artiste se trouve à l’ex-
térieur du cadre ; le marquage par une surface rouge semble indiquer que la castration est vécue
comme réelle, comme de sang – ce qui convient à la position probablement psychotique
d’Anton Heyboer.

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Deux rencontres avec Lacan
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La terreur dans les lettres


Table ronde autour de Proust et Céline

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De Destouches à Céline, sans retour, ou ce qui reste d’une conversation avec Philippe Roussin
et Laurent Nunez au Salon de la revue, automne 2007, Paris, conversation rejointe par Jacques
Aubert, François Leguil, Nathalie Georges Lambrichs et Philippe Hellebois.

Au départ

Philippe Roussin : Louis-Ferdinand Céline, le Dr Destouches, est d’abord un médecin de santé


publique et un hygiéniste, qui travaille pour le bureau d’hygiène de la Société des Nations à
Genève entre 1924 et 1927. C’est à ce titre qu’il visite les usines Ford. Il a aussi, à la fin des
années vingt, un rapport particulier à la psychanalyse, qui n’est pas celui qu’ont pu entretenir
avec elle à la même période d’autres écrivains, je pense aux surréalistes. Il est doublement mar-
ginal, par rapport au milieu médical, par rapport au milieu littéraire. C’est, après 1927, lorsqu’il
revient en France, un médecin de banlieue, un hygiéniste de dispensaire et un inconnu qui
publie Voyage au bout de la nuit en 1932. Il ne pouvait anticiper le succès du roman ni la sou-
daine célébrité qu’elle confère à son auteur et qui le font passer de la marge sociale au centre,
mais c’est en continuant à se présenter comme un médecin, plus que comme un écrivain, qu’il
négocie ce succès et cette célébrité et trouve sa place dans le champ littéraire. Quand les jour-
nalistes viennent l’interviewer, il se montre à eux au dispensaire, en blouse blanche, c’est ainsi
que les portraits de lui qui paraissent dans la presse le montrent. Le médecin est la figure, la per-
sona, le masque de l’écrivain : ce serait le médecin, et non pas l’écrivain, qui serait au total l’au-
teur véritable des livres. Il y a là une part de stratégie littéraire – comment changer en autant
d’atouts le handicap d’une double marginalité – en même temps qu’une dénégation du statut
de l’écrivain. La terreur dans les Lettres dont Paulhan fait le diagnostic trouve ici une de ses illus-

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La terreur dans les lettres

trations : celui qui écrit en se montrant sous les traits du médecin, riche d’une expérience humai-
ne et sociale et étranger au monde des lettres, devient beaucoup plus crédible que celui qui se
dirait simplement écrivain.

La distribution des discours

Depuis 1932, la doxa veut que Céline ait révolutionné la littérature française, en tout cas la
langue de cette littérature. Cela tient en partie à la position que la parole du médecin écrivain
vient occuper dans l’ordre qui organise le partage des discours. Un médecin est quelqu’un qui
écoute les paroles et les récits d’autrui ; c’est un destinataire – un homme d’oreille, selon l’ex-
pression de Céline dans Féerie pour une autre fois –, qui ne parle pas, quelqu’un, enfin, qui est

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tenu par le secret. Ce qui fait scandale au moment du Voyage, c’est que, de ce personnage offi-
ciellement tenu par le secret, de ce destinataire en bout de chaîne de la communication, Céline
fait un narrateur, un énonciateur. L’homme du secret rend publics des discours qui, comme il le
dit, ne doivent aller nulle part, c’est-à-dire qui n’avaient pas vocation à être rendus publics mais
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à rester scellés dans le cabinet médical. Tout ce qu’une société trouve intérêt à faire gérer par le
silence des professionnels du secret devient matière littéraire, publique. Ce tourniquet des
secrets, familiaux, sociaux, entre pour beaucoup dans la position que Céline va, comme écrivain,
occuper dans les années trente. « Il faut tout dire » écrit-il dans Voyage au bout de la nuit. D’une
certaine façon, l’écriture est une manière de se vider et un échange de matière, il suffit de lire
Mort à crédit. Il faut tout dire parce qu’il y aurait une euphémisation générale des discours (on
demeure poli, la parole reste bornée par les contraintes sociales qui régissent les expressions, on
ne dit pas ce qu’il faudrait dire, etc.). Il y a là, dans la fable personnelle, à la fois, la justification
et la visée de la parole littéraire. Il y a là, aussi la construction d’une position d’autorité qui est
d’emblée une position terroriste : « Les écrivains font des fleurs, je suis médecin ; le médecin de
banlieue, le médecin des pauvres que je suis a une autre expérience, une autre écriture, qui ne
doit rien à la littérature et la bouleverse de fond en comble. » L’argot et le style populaire n’au-
raient pas fait scandale de la même manière si n’avait pas été parallèlement construit ce person-
nage très particulier d’écrivain, celui qui recueille la parole qui ne va nulle part, qui est destinée
à rester une parole privée et qui identifie la littérature au passage des paroles privées au public.
La force de l’écriture n’est pas dissociable du pouvoir qui lui est ainsi prêté. Il y a chez Céline
l’idée que son écriture dit ce que la littérature ne saurait dire, pas parce qu’elle se confondrait
avec une rhétorique. C’est ce que Paulhan a nommé terreur, à savoir la confusion du cliché et
du lieu commun, de l’organisation même des discours qui suppose le lieu commun et du réper-
toire clos des figures et des fleurs.

Des incertitudes du langage…

Philippe Roussin — Il y a dans la terreur et dans l’anti-rhétorique céliniennes, d’un côté, la haine
proclamée du cliché, des grands mots, de l’euphémisation supposée des discours qui fournit, en
retour, la justification ad hoc de l’exercice de la parole vouée à l’exécration et, de l’autre, la volon-
té de réinventer une langue après la guerre et la destruction du langage dans la guerre, une
langue qui négocierait autrement les rapports entre les sujets. Avec la terreur, on est soit dans
l’incompréhension, soit dans la guerre, ce que Paulhan comprend très bien.

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Table ronde autour de Proust et Céline

Laurent Nunez — Oui, c’est une position constante chez Paulhan. Dans ses entretiens avec
Robert Mallet, il avouait rapidement que tous ses livres étaient nés d’une inquiétude du langa-
ge. « Les incertitudes du langage », c’est d’ailleurs le nom de ces entretiens. Il faut les relire, car
ils sont pleins d’anecdotes d’enfance, mais terrifiantes ; terrifiantes parce que Paulhan s’en sert
pour démontrer que le langage ne sert plus du tout à communiquer, mais au contraire à trom-
per, à créer des équivoques. Au pire, à parler pour ne rien dire. En ce sens, Paulhan était lui-
même un terroriste. C’est pour cela qu’il comprend très bien Valéry et Alain, ou Benda. J’aime
beaucoup ce qu’a expliqué Philippe Roussin sur Céline, lorsque l’écrivain tentait de se faire pas-
ser pour un médecin, pour un hygiéniste, chaque fois qu’on lui reprochait ses livres – sauf à la
fin de sa vie, où il a inversé le processus. Cela correspond vraiment, parfaitement, à la définition
du terroriste chez Paulhan : quelqu’un qui écrit en criant qu’il n’est pas du métier. Mais je ne

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me souviens pas que Paulhan inscrive Céline là-dedans ; il s’exaspère plutôt devant Valéry – mais
c’est vrai que Valéry fait la même chose que Céline. Je m’explique : quand on lui demandait de
poser pour une photo, Valéry bien sûr acceptait, mais il s’approchait tout aussitôt d’un tableau
recouvert de formules mathématiques. Façon de dire : « je ne suis pas un poète, je suis un esprit
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entraîné aux sciences pures. Je ne suis pas un mâche-laurier : je suis un mathématicien qui fait
des vers. » Comme Céline, qui se déguise en docteur. (Je dis : déguise, parce qu’un docteur, ça
n’écrit pas le Voyage). Eh bien, « voyez ma blouse, je suis un docteur qui écrit », c’est la même
espérance terroriste : « Croyez-moi parce que je ne suis pas du métier. » Chez Céline, c’est plus
compliqué, parce qu’il y a évidemment une dimension politique là-dedans, et même judiciaire,
mais Nimier s’était déjà moqué de cette posture chimérique, quand il écrivait : « Un cordonnier,
par exemple, la bouche encore pleine de clous, est préservé de la grandiloquence. Un bûcheron,
les mains calleuses, aura toujours un lyrisme sincère et émouvant. » Notez que je ne critique pas
vraiment Céline ; je pense avant tout à la doxa paradoxale qui lui a permis, comme à Valéry, de
faire cela.
Pour rebondir ailleurs, c’est une association libre, mais allons-y : quand Philippe Roussin par-
lait de médecin et d’hygiéniste, je ne pensais pas du tout à Céline, je pensais au père de Proust.

… à la terreur du discours médical (d’un père)

C’est le père de Proust qui était médecin et hygiéniste, très fameux d’ailleurs ; et l’on peut très
bien penser que Proust écrivit contre ce père-là qui était reconnu à l’époque. Marcel, l’éternel
malade, n’était pour beaucoup, jusqu’en 1914, que le fils du médecin-chef de l’hôtel-Dieu, du
professeur à la faculté de médecine, de l’inspecteur général des services sanitaires. C’est Adrien
Proust qui aura d’ailleurs des funérailles quasi nationales, et pas le fils. Adrien Proust va incar-
ner, je crois, aux yeux du fils, un discours médical et normatif, qui est peut-être vrai, mais qui
tient de la science. Un discours scientiste. Et donc arrogant. Je pense à une lettre de Proust
envoyée à Anna de Noailles, et où il dit de son père qui vient de mourir : « il y avait des jours
où je me révoltais devant ce qu’il avait de trop de certain, de trop assuré dans ses affirmations. »
C’est ce que j’appelle, sans connotation morale, de l’arrogance. J’y tiens, parce que c’est ce que
Proust réfutera dans la littérature, et c’est ce que Barthes – qui voulut être Proust quand il com-
prit qu’il ne serait pas Gide – rejettera intégralement, pour trouver la notion de plaisir. Il le dira
dans ses derniers livres critiques, et jusque dans la conclusion de sa leçon au Collège de France :
« Nul pouvoir, un peu de savoir, un peu de sagesse, et le plus de saveur possible. » Mais je m’égare.

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La terreur dans les lettres

Il y a donc Adrien Proust, qui joue dans la structure un rôle à la fois permissif et arrogant, affec-
tueux mais terroriste. Est-ce qu’il dit, et sans humour : « Moi, la vérité, je parle » ? Oui, je crois
que sa fonction sociale le dit pour lui. C’est-à-dire que, contrairement à la représentation de la
mère dans les récits du fils, il ne sera jamais lié au plaisir de la lecture, qui fait qu’on se dépos-
sède de soi, qu’on se tait. Qu’on s’altère. C’est la mère qui viendra faire la lecture à l’enfant, c’est
elle qui s’assiéra près du lit, dès le Contre Sainte-Beuve d’ailleurs, et puis dans la Recherche, pour
lire Les Mille et Une Nuits ou l’incestueux François le champi. Marcel sera toujours du côté de la
mère dans le livre ; et c’est Robert, le cadet, qui aura toujours la préférence du père dans la vie.
(Il faut dire qu’il a pris le chemin d’Adrien Proust et qu’il devient un bon médecin.)
Qu’est-ce que cela veut dire quand on rapproche cela de la Terreur selon Paulhan ? Voilà : si cer-
tains écrivains terroristes se présentent comme des scientifiques, médecins ou mathématiciens,

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c’est qu’avant tout le scientifique n’utilise pas le langage commun, il reprend un langage très
codé mais qu’il croit proche du réel. Cratyléen en quelque sorte. Ce n’est pas que le scientifique
ne soit pas un écrivain ; trop facile d’opposer l’un et l’autre. Il est d’ailleurs pris dans le même
embourbement linguistique que le reste des hommes. Mais il a choisi, pour s’exprimer, des mots
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qui collent à la réalité, et monosémiques. C’est l’exemple des signes mathématiques « < » par
exemple, ne signifie qu’une chose, et on devine visuellement sa signification : « plus petit que ».
Les abréviations du tableau de Mendeleïev, quand bien même elles sont des abréviations,
demeurent plus précises que tous nos mots les plus longs. Voilà donc le langage parfait, le Graal
des terroristes. La formule qui semble dire la vérité. Il n’y a plus de locuteur subjectif. Plus aucu-
ne connotation : que de la dénotation. J’en parle dans Les Écrivains contre l’écriture, mais c’est
vraiment le principal argument des Terroristes contre la littérature : elle est vague et subjective.
Les mots de tous les jours ne disent pas la vérité parce qu’ils sont utilisés par tout le monde, ils
sont dégradés. Ils ont déteint. Quand on dit « je t’aime », Barthes l’a très bien expliqué dans ses
Fragments d’un discours amoureux, il y a tellement de façons d’entendre cette phrase qu’elle ne
veut plus rien dire. Mais 2+2 = 4, là tout le monde comprend, personne ne le réfute. C’est cette
opposition qu’on retrouve dans la Recherche. D’un côté les docteurs qui savent tout, Cottard en
tête, qui pensent pouvoir guérir la grand-mère, qui pensent pouvoir guérir Marcel. (Je ne rap-
pellerai pas l’échec des centaines de cautérisations sur son nez, parce que tout le monde le
connaît.) De l’autre côté, loin, à l’écart, le fils et la mère qui lisent ; et l’un des deux qui écrit,
qui se moque des médecins. « La médecine n’est pas une science exacte », avouera-t-il comme
une blague – mais justement : c’est juste à la fin de la mort de la grand-mère… Proust est celui
qui sait que les terroristes ont tort, qu’il n’y a pas de gens qui savent, que personne n’est objec-
tif parce que le monde est une représentation, qu’il n’y a plus de sujet supposé savoir ; que le
médecin n’en sait pas plus que les autres – et que le médecin qui écrit n’en sait pas forcément
plus que l’écrivain. C’est pourquoi le père, dans la Recherche, apparaît les yeux fixés à son baro-
mètre ; il veut toujours savoir le temps qu’il fera, c’est sa marotte et c’est sa force. Il est collé au
réel. C’est aussi sa faiblesse. La mère, au contraire, est celle avec qui on peut parler, discuter, celle
qui vient nous lire des histoires avec cette lampe qui montre des images. En elle, il y a de
l’Imaginaire parce qu’il y a une béance. Dès le Contre Sainte-Beuve, elle a cette phrase incroyable,
qu’elle répète deux ou trois fois lorsque Marcel veut lui parler du fameux critique : « Fais comme
si je ne savais pas. » Elle crée elle-même ce manque qui la désigne, ce manque qui fera de Proust
un écrivain. Elle est le contraire du savoir, du maître, de l’arrogance. Et cela ne la diminue pas.
Ce qui m’avait frappé, dès ma première lecture de Proust, c’est le message violent qu’elle envoie

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Table ronde autour de Proust et Céline

à Marcel grâce à Françoise, quand l’enfant veut le baiser maternel. « Il n’y a pas de réponse. »
Voilà le contraire de l’arrogance. L’aveu. C’est court comme un télégramme, ça fait souffrir l’en-
fant, mais c’est la meilleure définition de la Recherche. Et très certainement de la littérature. Ce
n’est pas une mathesis, une réunion des savoirs. C’en est même l’exact contraire.
Quand on a compris cela, on relit avec un plaisir fou la Recherche, on admire la folie de Proust
qui tente de prouver, par tous les moyens, qu’on ne sait jamais ce qui va se passer. C’est la rai-
son des petits coups de théâtre du Temps retrouvé. Les gens raisonnent sur la guerre, sur les
mariages imprévus, sur les révélations sexuelles, bref : sur la vie, mais ils raisonnent à tort.
Maman avait raison depuis le premier volume : il n’y a pas de réponse. Il n’y a pas de vérité, on
se trompe sur tout le monde. Les deux côtés se rejoignent, Méséglise et Guermantes, les choses
les plus impensables arrivent ! Et je songe très souvent à ces phrases de Proust qui sont longues

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parce qu’elles expliquent un fait par différentes causes, et à la fin de la phrase on ne sait plus très
bien de quoi il s’agissait au début. C’est le génie de Proust d’avoir voulu expliquer beaucoup de
choses, et longuement. On a cru qu’il voulait montrer sa connaissance du cœur humain. C’est
un contresens : il voulait montrer qu’on n’y comprenait jamais rien, que mille lignes n’expli-
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queront jamais un seul mouvement de l’esprit humain. Dès qu’on explique, on a tort ; et vous
savez bien que les étymologies de Brichot, le professeur de la Sorbonne, sont très fausses –
comme l’étaient celles d’Alain, dont Paulhan se moque dans Les Fleurs de Tarbes… Je me suis un
peu étendu ; je m’excuse de cette longue réponse qui répète pourtant qu’il n’y a pas de répon-
se ; mais voilà où m’avait entraîné cette vision du médecin hygiéniste, qu’elle soit de Céline ou
du père de Proust.

La terreur (d’un père l’autre)

Philippe Roussin — Paulhan nous fait comprendre que la terreur est l’impensé de la littérature
moderne depuis le romantisme, une conception « expressiviste » du langage et l’insistance mise
sur la différence, le terme est dans Les Fleurs de Tarbes. Il pose la question de savoir pourquoi la
littérature de la première modernité, du romantisme au surréalisme, croit qu’elle doit, pour exis-
ter, s’exempter des formes du langage commun. Très tôt, dans les années dix, à Madagascar, il
travaille sur les proverbes, c’est-à-dire sur ce qui circule dans une communauté, sur ces formules
du langage commun qu’il n’est pas besoin d’inventer. Il travaille aux Fleurs de Tarbes pendant les
années vingt, s’en entretient très tôt avec Francis Ponge, fait paraître les premiers articles dans la
NRF de l’été 1936 et publie ses Fleurs de Tarbes ou la terreur dans les lettres en 1941. Dans les
articles qui paraissent dans la NRF, on saisit, notamment quand il s’intéresse au slogan et au mot
d’ordre, que Paulhan est très conscient de ce fait : la terreur littéraire vient d’être rattrapée par
l’Histoire et elle n’intéresse donc plus seulement l’histoire des lettres. On peut rapprocher ses
analyses du langage littéraire et politique des études du langage totalitaire par Hannah Arendt,
Orwell ou Queneau à la fin des années trente. C’est le même type de constat, de préoccupations
et de questions : le langage démocratique est en train d’être détruit. Paulhan aperçoit que la ter-
reur littéraire est une rhétorique qui se présente comme une anti-rhétorique et que cette anti-
rhétorique sert la terreur politique. C’est le moment où Queneau, dans son Traité des vertus
démocratiques comme dans ses articles sur l’humour dans Volontés, est le plus cassant avec les sur-
réalistes. L’époque, dit-il en substance, n’est plus celle de la blague des rapins, du Chat noir, du
rire fin de siècle, de Jarry ni même de Dada. L’humour ne signifie plus la révolte mais son

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La terreur dans les lettres

contraire : le petit qui s’attaque au grand, le bas qui détruit le haut. Giraudoux pense et écrit la
même chose, en réfléchissant à cette forme de la Terreur qu’est le rire destructeur de la fin des
années trente (celui de Céline dans les pamphlets antisémites, celui de Brasillach dans Je Suis par-
tout) : « la satire est un espion qui rit ». Paulhan comprend que la terreur littéraire a trouvé des
usages et des prolongements politiques : Hitler dit qu’il s’oppose au formalisme démocratique
mais son discours accouche du slogan et du mot d’ordre. Paulhan se rapproche alors des membres
du Collège de Sociologie, par le biais de l’intérêt commun porté au langage magique et politique.

Nathalie Georges Lambrichs — Cette citation formidable sur la satire, vous la situez à la fin du
chapitre qui s’appelle la politique de la terreur : « la déroute de l’intelligence est aussi un événe-
ment de l’intelligence » (Paulhan), nous sommes en mai trente-neuf ; et puis ce petit passage tel-

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lement épatant sur le moine calabrais, mais c’est toujours sur le mode de la parabole qu’il s’ex-
prime, Paulhan, c’est toujours sur un mode oblique, avec un phrasé tout à fait singulier, une
attaque je dirais comme on dit en musique, qui est très particulière, parce qu’au fond, ce
moment est aussi le moment où Queneau et Lacan sont en train de lire Hegel avec Kojève.
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Paulhan n’y est pas. Il parle vraiment d’un autre point et comme vous dites, on dirait quand
même qu’il parle de la même chose. Je trouve qu’avec le recul, mais c’est ça qui m’a paru si clair
dans votre livre, c’est comment il a méconnu Freud explicitement alors qu’aujourd’hui, il ne me
semble pas que ce soit le trahir que de le tirer du côté d’une certaine orientation lacanienne.
Enfin, on ne va pas faire parler les morts, mais ceux qui ont laissé des textes, évidemment on les
tiraille un peu puisqu’on les lit : on les interprète...

Philippe Hellebois — Est-ce que Lacan n’a pas repris ça en parlant du discours de la science et
de l’effet de la science sur toute chose ? Vous évoquez Valéry se faisant tirer le portrait à côté de
formules mathématiques, en lacanien, ça paraît vraiment un effet du discours de la science sur
la culpabilité ordinaire. Vous évoquez la démocratie, après tout, Stendhal se demandait com-
ment on pouvait encore faire l’amour en temps de misère démocratique, c’est le début du Rouge
et le Noir et forcément, la suspicion porte aussi sur la littérature. Ce qui est énigmatique chez
Paulhan c’est qu’il a ce style oblique en même temps que ça ne semble concerner que la littéra-
ture, alors qu’on a l’impression que la littérature déguste comme les autres, comme le père,
comme qui vous voulez.

Nathalie Georges Lambrichs — Mais chez Paulhan, ce qui était décidé, c’était un traitement par
l’écriture. Il fallait écrire et c’était ça la salvation sur fond de « personne ne se sauve de rien ».
Ça a été ça, au fond je crois la tension du vivant de ces deux très grands que sont Lacan et
Paulhan. Aujourd’hui on voit bien se développer deux versions d’un même désir de formation
et de transmission : l’un, Paulhan, qui invite à traiter l’incurable par l’écriture (pariant sur la joie
du façonnage de la langue), l’autre, Lacan, qui vise la réduction maximale par la parole de tout
ce que celle-ci peut traiter, l’écriture étant appelée à remplir, dans un deuxième temps, une tout
autre fonction.

Philippe Hellebois — Cette question de la terreur remonte bien avant Paulhan. Cette question
suspicieuse par excellence Pourquoi écrivez-vous ? est consubstantielle à la littérature classique.
Balzac vous aurait répondu : « pour payer mes dettes », il ne s’en cachait guère.

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Table ronde autour de Proust et Céline

Philippe Roussin — C’est le moment où les surréalistes posent la question sous forme d’une
enquête : Pourquoi écrivez-vous ? La réponse par la dérision de Céline participe de la position
d’extériorité dont j’ai parlé et du refus d’associer l’entrée dans la littérature à une quelconque
vocation.

Laurent Nunez — Charles Dantzig dans son Dictionnaire égoïste notait très bien : « L’écriture
n’est pas un remède parce que les écrivains ne sont pas malades. » Pourtant, toute une littératu-
re, et considérable, vante la force curative de l’écriture. Et tout un public croit que lire est un
médicament… C’est dangereux, toutefois, l’automédication... Je ne crois pas qu’écrire ce soit
cela. Je ne sais pas ce que c’est, mais je ne crois pas que ce soit réductible à cela. D’ailleurs, per-
sonne ne sait, pas même les écrivains. Combien de fois leur a-t-on demandé : « Pourquoi écri-

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vez-vous ? » C’était l’enquête la plus célèbre des Surréalistes. Et les quelques réponses qu’ils
obtinrent de véritables, c’est de Valéry : « Par faiblesse… », ou de Paulhan : « Je n’ai écrit que
quelques livres, vous n’allez pas me le tenir en reproche ! » Beckett ira plus loin : « Bon qu’à ça. »
Personne ne sait pourquoi les écrivains écrivent, et c’est certainement pour expliquer ce mystè-
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re, qui touche même les écrivains ! que certains ont répondu par la Terreur.

Misologie

La Terreur, Paulhan décide de l’appeler plus précisément la misologie. À proprement parler : la


détestation du langage. Ce néologisme, on ne le retrouve que chez trois auteurs, chez Platon,
peut-être justement parce que son maître n’a rien écrit, chez Paulhan, et chez Quignard, dans le
deuxième des Petits Traités qui s’appelle donc « le misologue ». On s’aperçoit qu’au-delà des cri-
tères historiques, cette détestation du langage court par conséquent depuis des siècles, qu’elle est
plus proche d’une caractéristique inhérente de la littérature que d’un passage obligé mais éphé-
mère. Comment utiliser les mots de tout le monde pour en faire quelque chose qui soit à moi ?
Pour la plupart des gens, il n’y a pas de réponse à cela (maman avait encore raison !), et la miso-
logie grandit en eux. Ce langage utilisé par tous, et par conséquent sali, souillé, c’est la vision
mallarméenne de « l’universel reportage », de la pièce de monnaie qu’on échange tous finale-
ment, paradoxalement, en silence… C’est extrêmement difficile de sortir de cette question.
Peut-être que l’une des manières pour Céline, Philippe Roussin me répondra, de sortir de ça,
c’était d’utiliser des mots qui n’étaient pas utilisés dans la littérature ; de les annexer, de les colo-
niser, pour créer un autre langage. Des mots presque neufs. Enfin, Céline avait son propre lan-
gage, parce qu’il avait pris un langage qui n’appartenait pas à la littérature.
Donc, la misologie, c’est ça : le dégoût des mots.
Mais, évidemment, ça sert autant les meilleurs écrivains que les pires lecteurs (c’est-à-dire ceux
qui ne lisent pas), parce qu’il est très facile de dire que tous les écrivains écrivent la même chose,
que ça n’avance pas, qu’ils se plagient les uns les autres – les exemples abondent, jusqu’à cette
rentrée littéraire, entre Ernaux et Darrieussecq… Ce qui m’a toujours intéressé, c’est quand cer-
tains écrivains travaillent avec cette misologie, qu’ils « bricolent » avec leur dégoût. Ça m’a tou-
jours fasciné. C’est pour ça que Valéry n’a écrit aucun roman mais un très beau M. Teste ; et c’est
pour ça que Le Bavard de des Forêts contient tant de citations d’autres romans, comme si tout
était foutu d’avance ; et c’est pour cela que Breton détestait les longues descriptions de
Dostoïevski ; que Borel patienta quarante ans avant de publier son premier récit, L’Adoration. Et

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La terreur dans les lettres

que, lorsqu’il le fait, en 1965, il introduit un merveilleux misologue dans son roman, Horace
Muzan. Et surtout, il est si sûr de la répétition de ce qu’il dit, qu’il imite délibérément, et donc
exagérément, sur huit-cents pages, Proust. On le lui a souvent reproché. Comme si cette imita-
tion était inconsciente et accidentelle ! Mais Borel était sorti de sa misologie, et mieux que per-
sonne, puisqu’il écrira une vingtaine de livres. À quoi bon écrire ? J’imagine un livre qui prou-
verait que cette question résume en fait la plupart des grandes œuvres de la littérature. Parce que
les écrivains sont très conscients de ce qu’ils font. Je veux dire qu’ils savent que, de toute façon,
on utilisera des mots de tout le monde, que la langue c’est beaucoup de prêt-à-porter. Si n’im-
porte quel vêtement ne va pas à tout le monde, eh bien les mots, il ne faut pas les utiliser non
plus dans n’importe quelle situation…

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Nathalie Georges Lambrichs — C’est une position de dandy ? Jacques Rigaut disait un peu cela…

Laurent Nunez — Oui, Rigaut qui était adoré par les Surréalistes, justement à cause de ça. Parce
que si Céline aimait qu’on le voie médecin, et Valéry mathématicien, Rigaut sera, sur ses pho-
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tographies, un boxeur ! Tout, plutôt qu’un écrivain. La misologie, donc, c’est décider que le lan-
gage est sclérosé, qu’on n’avancera pas, qu’il vaut mieux faire autre chose, soit de la science, soit
se taire, aussi ! Comme Rimbaud, même si Rimbaud est la figure la plus littéraire du XIXe siècle
– et du XXe aussi, parce qu’elle est reprise par tellement d’écrivains ! Donc je préfère utiliser le
terme de « misologue » plutôt que celui de « terroriste », parce que dans « terroriste », il y a aussi
une connotation politique, qui n’existe pas avec le « misologue ». Et que dans « misologue », on
sort de la Terreur : on peut écrire sa misologie. On ne peut rien faire dans la Terreur.

Philippe Hellebois — Lacan en avait une vision plus structurale, pas historique en considérant
que l’écriture par rapport à la parole est toujours une certaine dégradation du langage. C’est
même pour ça qu’il a pu faire de Joyce ce qu’on sait…

Nathalie Georges Lambrichs — Ce que Jacques Aubert sait très bien !

Jacques Aubert — Oui, j’ose à peine le dire, mais enfin, Joyce dit : « Je peux faire tout ce que je
veux avec le langage ». Il a même l’idée, à propos de l’anglais, de lui faire passer plus qu’un mau-
vais quart d’heure, de le détruire…Et donc il y a quelque chose, là…On sait que Lacan a fait
une grande place au sicut palea de saint Thomas, qui évidemment nous mettrait à donner à la
terreur une place qui n’a plus rien d’oblique, pour le coup…On remonte loin, là, à la situation
de l’écriture même par rapport à la parole et au langage, d’une certaine façon l’écriture est tou-
jours une certaine chute par rapport à la parole. C’est ce qui en tombe, c’est ce qui en reste.

Philippe Roussin — Vous dites que la question de la terreur est plus structurale qu’historique. Je
présenterais autrement les choses : le problème est de savoir de quelle Histoire cette structure
relève ou a besoin, dans quelle Histoire cette structure advient. Chez Paulhan mais aussi, après
guerre, chez Sartre comme chez Blanchot, la terreur répond à la question de savoir où et quand
faire commencer la littérature. Dans Qu’est ce que la littérature ? la scène primitive de la littéra-
ture est la scène de torture de la rue des Saussaies : « Ce n’est ni notre faute ni notre mérite si
nous avons vécu en un temps où la torture était un fait quotidien. Châteaubriand, Oradour, la

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Table ronde autour de Proust et Céline

rue des Saussaies, Tulle, Dachau, Auschwitz, tout nous démontrait que le Mal n’est pas une appa-
rence […] Qui effacera cette Messe où deux libertés ont communié dans la destruction de l’hu-
main ? Nous savions qu’on la célébrait un peu partout dans Paris pendant que nous mangions,
que nous dormions, que nous faisions l’amour ; nous avons entendu crier des rues entières et nous
avons compris que le Mal, fruit d’une volonté libre et souveraine, est absolu comme le Bien. »
Blanchot répond à Sartre, en 1949, dans La littérature et le droit à la mort, le dernier chapitre de
La Part du feu par une autre scène primitive : « “L’homme” rencontre dans l’histoire ces
moments décisifs où tout paraît mis en question […] De telles époques, on les appelle
Révolution […] L’action révolutionnaire se déchaîne avec la même puissance et la même facili-
té que l’écrivain qui, pour changer le monde, n’a besoin que d’aligner quelques mots. Elle a aussi
la même exigence de pureté […] Ainsi apparaît la Terreur […] Dans la Terreur, les individus

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meurent et c’est insignifiant […] Mourir est sans importance et la mort est sans profondeur.
Cela, la Terreur et la révolution – non la guerre – nous l’ont appris. L’écrivain se reconnaît dans
la Révolution. Elle l’attire parce qu’elle est le temps où la littérature se fait histoire. Elle est sa
vérité […] En 1793, il y a un homme qui s’identifie parfaitement avec la révolution et la Terreur
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[…] Sade est l’écrivain par excellence, il en réunit toutes les contradictions […] La littérature se
regarde dans la révolution, elle s’y justifie et si on l’a appelée Terreur, c’est qu’elle a bien pour
idéal ce moment historique, où la vie porte la mort et se maintient dans la mort même pour obte-
nir d’elle la possibilité et la vérité de la parole. »
Paulhan avait bien noté la fréquence des références de Breton à Saint-Just, au père Duchesne, à
Marat : la littérature naît ici sous le signe de la pureté, de la Révolution et de la Terreur.

Nathalie Georges Lambrichs — Alors, quand vous dites : quand la littérature commence, mais on
pourrait aussi bien dire : quand elle finit ?

Philippe Roussin — Parce qu’elle l’envisage sous l’aspect de sa pureté, la terreur pose la question
de l’origine et du pouvoir de la littérature plus que de sa fin. Le problème de l’originalité, du
refus du lieu commun et du choix de la différence propres à la terreur – ce qui fait selon son
expression qu’elle est une névrose – Paulhan l’illustre par le silence des combattants au retour de
la guerre et l’anecdote de la scène de dispute entre le père et le fils…

Nathalie Georges Lambrichs — Un malentendu radical !

Philippe Roussin — Un malentendu radical qui renvoie à cette idée omniprésente après 1918
chez Céline, chez Brice Parain, chez Drieu, chez Nizan, chez les surréalistes, que les pères ont
choisi d’envoyer les fils à la mort.

Nathalie Georges Lambrichs — C’est cela, qui n’est peut-être pas si connu, le fait que, pour nous,
lacaniens, entre 1938 et 1945 Lacan n’a écrit rien du tout. Et 1945, c’est le grand texte sur Le
temps logique, qui est la réponse de Lacan au Huis clos de Sartre. C’est quelque chose qui s’écrit,
mais en même temps quelque chose qui est un peu ignoré.

Philippe Roussin — Vous posiez la question de savoir pourquoi Lacan est beaucoup moins pré-
sent aujourd’hui chez les littéraires. Je l’ignore. Il y a eu, depuis une vingtaine d’années, beau-

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La terreur dans les lettres

coup de bons travaux sur le surréalisme et l’ethnologie venus des anthropologues comme des lit-
téraires, mais très peu sur les liens du mouvement avec la psychanalyse.

Nathalie Georges Lambrichs — C’est une résistance du discours analytique, peut-être, à un trai-
tement universitaire ! mais n’oubliez pas que si j’ai eu connaissance de votre travail sur Céline,
c’est par le Département de psychanalyse de Paris VIII !

Laurent Nunez — Pourquoi n’y a-t-il pas d’écrivains avec Lacan ? Cela ne veut pas dire qu’ils ne
l’ont pas lu, bien au contraire. Mais qu’ils ne s’en réclament pas. Je proposerai trois éléments de
réponses, à explorer. D’abord, les écrivains ont un problème avec Lacan : comment le classer ?
Terroriste ou Rhétoriqueur ? On peut dire qu’il adore le langage, parce qu’il sait que le langage

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ouvre toutes les portes ; mais il le déteste également. A-t-on suffisamment vu que Lacan était
celui à qui les mots ne suffisaient pas ? Il est celui qui inventa une langue. Or, la langue des écri-
vains, c’est sacré. Lacan est celui qui dit : les mots ne suffisent pas pour traduire ma pensée, j’in-
vente des nouveaux termes. Malheureux ! Chasse gardée. Les écrivains détestent les néologismes,
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c’est pour eux une grande preuve de faiblesse. On fait avec ce qu’on a. C’est peut-être pour cela
que les écrivains ont un problème avec Lacan. Et puis, c’est lui aussi qui, on le sait, vous l’avez
dit, dévalorisa l’écrit. C’est lui qui parlait de poubellification, et c’est lui qui a appelé ses propres
textes, « les Écrits de Lacan », qu’on a traduits trop facilement « les écrans de l’acquis »… Il y a
toujours cette idée, chez Lacan que l’écrit valait moins que l’oral. C’était moins bien.

Nathalie Georges Lambrichs — Est-ce « moins bien », ou est-ce plus précisément, pour Lacan,
une chute, une pelure, quelque chose qui est laissé derrière soi ? C’est le déchet mais en même
temps, cela peut être extrêmement travaillé, et donner du travail à ceux qui viennent après !
C’est donc un don, soit quelque chose qui, dans la psychanalyse, exige qu’on en paye le prix.

Philippe Hellebois — La poubellication, c’est justement à cause de cela qu’il a tellement travaillé
d’une certaine façon, c’est un paradoxe.

Laurent Nunez — Oui, vous avez raison. La deuxième idée qui me semble intéressante pour
comprendre les rapports entre Lacan et les écrivains, c’est que les écrivains pensent ne pas avoir
besoin de Lacan, parce qu’ils ont Bataille. Ces deux-là n’ont pas simplement partagé la même
femme. Ils eurent beaucoup d’idées communes, sur la notion de dépense notamment, mais
décrites très diversement. Bataille a eu cette modestie, vraie ou fausse, de s’exclamer : « Je ne sais
pas très bien ce que je fais », « Est-ce que je suis un saint ou un fou ? » Surtout, il s’est présenté
comme l’exact contraire de Lacan. Lacan s’est toujours voulu styliste, « le Gongora de la psy-
chanalyse ». Bataille, lui, osait écrire dans l’introduction au Bleu du ciel, « j’ai voulu m’exprimer
lourdement ». Tout le contraire. C’est peut-être ça aussi que les écrivains actuels – terroristes –
aiment chez Bataille, et rejettent chez Lacan. Et puis, troisièmement, je crois que les écrivains se
méfient de la psychanalyse incarnée chez Lacan ; parce que je songeais à une histoire, vous devez
la connaître : c’est lorsque Roland Barthes alla voir Lacan. Barthes a rendez-vous une seule fois
avec le maître, parce qu’il va très mal, il est amoureux d’un de ses élèves, il ne sait pas comment
faire. Une de ses amies lui arrange un rendez-vous avec Lacan qui dure très peu. J’allais dire que
c’est classique. Mais non. Le rendez-vous dure très peu parce que Barthes explique son problè-

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Table ronde autour de Proust et Céline

me – il est amoureux d’un garçon qui est amoureux d’une fille – et que Lacan l’interrompt en
lui conseillant simplement de se débarrasser de « ce garçon ». Et Barthes repartira, désœuvré,
mais il dira à ses amis : « J’avais l’impression d’être un vieux con faisant face à un vieux
schnock. » Il n’oubliera pas ce garçon qu’il aime. Il fera mieux – ou pire. Il le transformera.
(C’est peut-être ce que Lacan avait voulu dire.) Barthes écrira Fragments d’un discours amoureux.
Par cette anecdote, on tient peut-être l’une des grandes oppositions entre la psychanalyse et la
littérature. Les deux n’ont visiblement pas le même but, ni le même rebut.
Mais même de nos jours, il faut le dire, dans les études de Lettres, la psychanalyse est assez mal-
menée. On n’est plus dans les années soixante-dix.

Nathalie Georges Lambrichs — C’est un moment de fermeture, le malentendu est toujours aussi

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constant, mais…

Philippe Roussin — C’est un moment de fermeture, de « retour à l’ordre » au sens des années
vingt et d’inquiétude propre à l’époque sur le devenir des études littéraires et de la littérature.
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François Leguil — Je n’ai pas bien compris ce que vous appelez la « terreur » chez Céline, sinon
que quand vous le liez, ce concept, au fait qu’il se revendique médecin et non pas écrivain, cette
terreur, c’est une façon d’intimider les populations avec un savoir qui serait extérieur au projet
littéraire lui-même, ce qui est autre chose que les rapports de Proust avec son père. Cela me sur-
prend un peu. J’ai découvert Voyage au bout de la nuit pendant mes études de médecine, et je
dois dire que je n’ai jamais pris ça pour un livre de vrai médecin, j’ai pris ça vraiment d’emblée
pour une grande entreprise littéraire, peut-être que je ne sais pas grand-chose en littérature, mais
jamais ça ne m’est apparu que comme quelque chose de contingent, le fait que Céline soit méde-
cin. Voyage au bout de la nuit, pour moi, le rapport que j’aimerais que vous fassiez, c’est le rap-
port entre la terreur et l’horreur, quand même ! Voyage au bout de la nuit, c’est quand même la
thérapie de l’horreur de la découverte de la guerre 14-18, de la misère américaine, du colonia-
lisme africain. On a l’impression que la partie médicale des horreurs qu’il décrit en banlieue est,
non pas secondaire, mais vient très loin derrière cette fantastique horreur que Céline rencontre
et traite tout au long du roman dans l’horreur de ce siècle. À Laurent Nunez, je dirais que là
aussi, c’est peut-être que j’ai lu À la recherche du temps perdu à un mauvais moment mais je n’ai
pas le sentiment qu’on puisse réduire le rapport de Proust avec la médecine au caractère ridicu-
le des médecins d’À la recherche ; d’abord, je ne suis pas sûr que Proust ne considérait le Dr
Cottard que comme un ridicule, il lui rend hommage à plusieurs reprises, et d’une manière qui,
pour le coup, satisfait beaucoup les médecins. Quand il dit : « J’ai compris que cet imbécile n’en
était pas moins un génie… », que Cottard arrive devant la grand-mère, que quelques médicastres
sont en train de faire crever avec des régimes à la noix, et qu’il guérit tout le monde, il a une cer-
taine admiration, et j’ai le sentiment que l’exaspération du narrateur est aussi grande vis-à-vis de
M. de Norpois que vis-à-vis de l’arrogance qui est relevée chez Cottard. Est-ce que ce qu’on
appelle la terreur, ce n’est pas une réserve devant l’arrogance des hommes de savoir ? Ce sont les
questions d’un lecteur un peu naïf…

Philippe Roussin — La figure médicale de l’auteur qu’est Céline est celle qui s’impose à la récep-
tion contemporaine de la parution de Voyage au bout de la nuit. C’est par le biais de ce masque

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La terreur dans les lettres

de l’auteur médecin que la critique reçoit et interprète le livre. C’est par cette construction d’une
image médicale de l’auteur, en lieu et place d’une figure convenue ou attendue d’écrivain, que
l’inconnu qu’est Céline trouve alors, sans transition, place dans le monde des lettres en 1932.
Le fait que l’identité du médecin soit à ce point importante dans la réception contemporaine du
livre est évidemment, à mettre en relation avec le fait que l’époque se vit elle-même comme une
période de crise et de pathologie sociale : le médecin est immédiatement reconnu comme celui
qui est apte à dire cette pathologie de la communauté et de l’époque. L’écriture de l’horreur de
la guerre, des colonies, du nouveau monde fordiste, tout ce que vous venez d’évoquer, la récep-
tion de 1932 l’impute spontanément au médecin qu’est l’auteur. C’est à cet auteur-là qu’est
attribué le livre qu’il a écrit. L’importance de l’identité du médecin pour la réception contem-
poraine permet, de surcroît, de prendre la mesure de la défiance qui entoure alors la littérature :

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le roman est d’autant mieux reçu qu’il paraît être le fait d’un auteur qui n’appartient pas au
monde des lettres et qui, donc, n’est pas suspect de vouloir écrire ou faire de la littérature. C’est
parce qu’il ne serait pas « littéraire » et parce que son auteur n’est pas un écrivain de métier, que
la critique en 1932 attribue au roman nombre des qualités qu’elle lui reconnaît. Ce qui vaut pour
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la réception de 1932 ne peut évidemment valoir pour les lecteurs plus tardifs. Dès 1936, lors de
la parution du second roman, Mort à crédit, une partie de la critique se détournera de Céline
moins pour des raisons littéraires que parce qu’elle aura reconnu en lui un écrivain, et non plus
l’auteur de hasard ou involontaire d’un seul livre. Le médecin est l’une des multiples figures de
l’écrivain non professionnel, valorisé depuis le milieu du dix-neuvième siècle pour cette raison
qu’il n’est pas un homme de lettres ; c’est « l’homme du monde entier » de Baudelaire, le contrai-
re de l’artiste, de l’homme qui ne vit que pour son art et dans les limites de son art.

François Leguil — C’est bien comme ça que Céline se considérait !

Philippe Roussin — Oui. C’est seulement à la fin de sa vie, après son procès et après les pam-
phlets antisémites, lorsqu’il s’agira pour lui de se voir à nouveau reconnu comme un écrivain
qu’il commencera à se présenter comme étant uniquement un styliste, à insister sur le travail qui
est celui de l’écrivain et à dire qu’il n’est pas un homme d’idées.

Philippe Hellebois — « Je fais ma dentelle tranquillement… », dira-t-il… Sa mère était dentellière.

François Leguil — Il dit que sur la page il sue sang et eau…

Philippe Roussin — Il dit surtout, au moment du Voyage : « J’écris comme je parle », « J’ai fait
trente-six métiers », « J’écris la nuit ». Il reçoit les journalistes littéraires dans son dispensaire ; il
ne se fait jamais photographier dans un décor qui pourrait rappeler le bureau d’un écrivain. Il
entend montrer que la littérature n’existe pas.

Nathalie Georges Lambrichs — Ce que vous semblez dire, c’est que c’est très construit, que lui-
même a construit tout ça ?

Philippe Roussin — Oui, il prend pied dans le champ littéraire depuis une position qui a priori
le condamnait à la marginalité. La figure du médecin est à la fois très construite et très éloignée

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Table ronde autour de Proust et Céline

de la réalité et de la pratique : c’est une figure christique, de médecin des pauvres, une vita à
l’image de la biographie romancée de Semmelweis… Elle sert à Céline en 1932 comme elle ser-
vira plus tard lorsqu’il s’agira pour lui de s’exempter des pamphlets, en opposant le médecin de
vocation qu’il serait en réalité et l’écrivain qu’il serait malgré lui devenu, pour qui l’écriture n’est
qu’un don, présenté comme une malédiction. Mais de même qu’il n’y a pas à distinguer l’écri-
vain et le médecin, il n’y a pas à séparer le grand écrivain que serait l’auteur des romans et l’an-
tisémite des pamphlets. Ce découplage a fondamentalement peu de pertinence, à mon sens. La
parole populaire du Voyage sert à écrire les pamphlets antisémites quelques années plus tard. Elle
est même théorisée dans Bagatelles pour un massacre en 1937. À la fin des années soixante-dix,
lorsqu’en France les néo-avant-gardes littéraires se sabordent, quand Tel Quel parle moins de
Joyce et qu’on revient à la tradition littéraire nationale, Céline redevient une figure importante.

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Sa réapparition au premier plan des valeurs littéraires coïncide avec la fin, autoproclamée, des
néo-avant-gardes littéraires des années soixante. C’est alors que les pamphlets sont véritablement
lus pour la première fois et réintégrés à l’œuvre. Ce retour des pamphlets dans l’œuvre s’opère
par le biais de lectures d’abord psychanalytiques, ainsi dans Pouvoirs de l’horreur, où Julia
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Kristeva traite de l’abjection, et analyse les pamphlets comme un délire. Ces lectures ont fait
longtemps autorité. Elles sont problématiques : les pamphlets ne sont pas des délires, ils sont
d’abord un genre de discours et une rhétorique.

François Leguil — Voyage au bout de la nuit est gros de Bagatelles pour un massacre.

Philippe Roussin — Avant Voyage au bout de la nuit, il y a L’église, avec l’épisode antisémite de la
SDN, qui réapparaîtra dans le premier des pamphlets. Dans Voyage au bout de la nuit, la scène de
la bourse et de Wall Street est une réécriture des Pâques à New York, le poème de la modernité
et du poète abandonné revivant la Passion du Christ. Le récit de Céline reprend au poème de
Cendrars l’image de la Banque devenue Temple de l’argent et lui ajoute la référence à la scène
de l’adoration du veau d’or de L’exode. Dans les pamphlets, la parole populaire et argotique qui
se donnait pour une parole authentique contre la parole littéraire, contre les clichés, contre les
grands mots, contre l’idéologie, se retourne et devient une parole qui rejoint le discours de
l’idéologie et du cliché, du cliché antisémite de l’idéologie de la fin des années trente en France.

Jacques Aubert — Je suis content que François Leguil ait repris la question de Céline à propos
de la terreur, parce que, après tout, Céline a commencé à parler de la terreur dès Semmelweis. La
thèse sur Semmelweis justement montre à quel point une terreur s’est exercée sur un sujet pour
le faire taire, absolument, autour des cafouillages de la science, par le truchement d’un discours
que je ne dirais pas médical mais prémédical, et autour de quoi ? autour du propre et du sale.
Les mains propres. C’est la phrase célèbre : Il faut que les accoucheurs se lavent les mains, sinon
les femmes y restent avec la fièvre puerpérale. Et cela contre l’establishment médical, désolé de
rappeler cela, qui lui disait : voyons, pourquoi se laver les mains ? c’est ridicule, c’est grotesque.
Là-dessus Céline est très éloquent. Il me semble que cette question de la main propre est capi-
tale, la main c’est aussi une écriture, il me semble que c’est la question du propre de la langue.
Qu’en est-il justement du propre de la langue littéraire ? Est-ce qu’on peut trancher entre le
propre et l’impropre ? Est-ce qu’on peut écarter justement quelque chose qui n’est pas la bonne
langue ? Je crois que là on retrouve la question de Lacan. Il me semble qu’en créant ses signi-

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La terreur dans les lettres

fiants de la langue, il rejoint la question du propre. Est-ce que la langue correspond à quelque
chose qui peut être accepté comme une propriété, une impropriété ? Ça pose toutes ces ques-
tions-là. Je crois que c’est ce que l’on retrouve dans Voyage au bout de la nuit, la façon dont, me
semble-t-il, Céline approche la question de la langue. Quelque chose qui précisément est pro-
blématique par rapport à la langue en tant qu’elle est inscrite dans la grammaire reçue, la lexi-
cographie, une espèce d’état originaire de l’acte d’écrire. Parce que c’est le point important, qui
était en cause précisément dans la thèse sur Semmelweis : qu’en est-il justement du médecin qui,
si j’ose dire, met la main à la pâte, y compris dans la merde ? Ça touche à quelque chose d’as-
sez profond. Après tout, 1932, c’est l’année de la thèse de Lacan aussi. Elle ne porte pas là-des-
sus mais ce n’est pas sans rapport avec son intérêt pour l’écriture à l’époque.

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Nathalie Georges Lambrichs — Et une certaine limite ou impasse de l’écriture justement, ren-
contrée avec le cas Aimée…

Jacques Aubert — Précisément, s’il parle de sa rencontre avec Joyce cette année-là, c’est le Joyce
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de Finnegans Wakes. Ce sont les publications de Work in Progress qui étaient l’os qu’il rencontrait
à ce moment-là. C’est du moins ma thèse... L’observation que je fais là-dessus, c’est l’énigme
posée par une certaine écriture qui, précisément, prend l’affaire du côté de l’écriture par son
impossible, c’est-à-dire du côté de la lettre, du côté de la jouissance. C’est le point important.
Qu’est-ce que c’est que ces gens-là qui associent la jouissance de la littérature avec précisément
le nouvel acte, ce qui rejoint Foucault sur la naissance de la littérature dans Les mots et les choses ?

Philippe Roussin — La langue est pour l’écrivain médecin une matière et une pâte. Céline le dit
en 1933 lorsqu’il compare l’écriture du livre à un accouchement. En 1936, lorsque la critique
éreinte Mort à crédit, il écrit à Léon Daudet que ce qu’on lui reproche, c’est d’être un médecin
et d’avoir les mains sales, de ne pas prendre de gants pour traiter la langue.

Jacques Aubert — Ce qui était dans l’affaire de Semmelweis, c’est le rapport entre la terreur sur
un sujet et le discours de la science, ses cafouillages et ses bafouillages. Ce sont les embrouilles
dans lesquelles se trouve le discours de la science, où la main est effacée. À l’arrière-plan, il y a
la terreur telle que le nazisme l’a développée, c’est-à-dire précisément quelque chose qui n’était
pas sans rapport avec la science, plus qu’avec la vérité. Il serait intéressant d’évoquer la question
de la science et de la vérité. Céline le prouve bien. Il y a là une certaine logique. Il y a des gens
qui se lavent les mains en laissant faire le travail tout seul.

Philippe Roussin — La figure du médecin est une figure de l’artiste, une figure de l’écrivain.
Walter Benjamin opposait le peintre au cinéaste, en disant que le premier était un médecin et
l’autre un chirurgien : le médecin voit et regarde ; le chirurgien est au contact, coupe, va dans
le vif même. Dans sa postface au Voyage au bout de la nuit qui date de 1933, Céline file la méta-
phore de l’accoucheur : « Comment, demande-t-il en substance, est-ce que ça tient debout, cette
pâte, cette drôle de pâte ? Ça crie, ça geint, ça a du mal à se dégager… ». Mais, il y a chez lui
un autre motif, le motif expressionniste de l’artiste en écorcheur écorché, celui qui, dit-il, met sa
peau sur la table pour produire son art.

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Table ronde autour de Proust et Céline

Maternelle, la langue…

Il y a dans les romans une stricte division des usages de la langue. Dans Voyage au bout de la nuit
comme dans Mort à crédit, le personnage n’aime jamais qu’à l’étranger, hors du territoire natio-
nal, hors la langue maternelle. C’est l’épisode de la prostituée à Détroit dans Voyage au bout de
la nuit ; dans Mort à crédit, on aime en Angleterre, quand la langue devient musique. Il y a une
stricte division de l’amour et de la haine selon la langue. La langue de Céline est une langue née
de la guerre, la guerre est la naissance de l’écriture projetée dans l’imaginaire de la langue mater-
nelle. Dans la langue maternelle, domine l’exécration, comme le dit Le Clézio à propos de l’écri-
vain, au début des années soixante. On n’aime jamais dans la langue dans laquelle on écrit. La
langue maternelle est la langue de l’injure, de l’insulte, de la blasphémie, des scènes de famille

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de Mort à crédit.

Nathalie Georges Lambrichs — Donc ça la maintient, mine de rien, dans son intégrité la langue
maternelle. Ce n’est pas l’attaque de Joyce à la racine de la langue.
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Philippe Roussin — À un moment, cette langue peut devenir une langue de la haine.

Nathalie Georges Lambrichs — comme si elle restait intacte dans ses pouvoirs, puisque les pam-
phlets sont très stylisés...

Philippe Roussin — Oui, ils sont très écrits, si on les envisage d’un point de vue rhétorique et
pragmatique. On peut faire le repérage de toutes les figures littéraires qu’ils contiennent et ils en
contiennent beaucoup.

François Leguil — Je suis très convaincu par votre refus d’exonérer Céline du moindre milli-
gramme de sa responsabilité. Le crime est absolu. Mais je ne crois pas que vous soyez à ce point
réticent avec ce que fait Julia Kristeva quand elle note une dimension clinique. Vous notez
quand même qu à un moment donné, il pète un câble, ce qui n’enlève absolument rien à l’hor-
reur du crime et à sa responsabilité. Il y a quand même quelque chose qui se déclenche.

Philippe Roussin — Je ne suis pas un clinicien. J’observe que ce qui se déclenche, c’est que, face au
fascisme et au risque du retour de la guerre, la critique devient dénonciation, que cette dénoncia-
tion choisit ses cibles et qu’elle emprunte une rhétorique consciente de ses effets et de la terreur
qu’elle produit. Le grand critique américain, spécialiste de la rhétorique, Kenneth Burke fait remar-
quer, au début des années quarante que, pour les écrivains européens des années trente, il semble
n’y avoir eu que deux voies possibles, l’exil et le silence. En France, Bernanos est celui qui s’exile, dès
1938. À partir de 1937 et jusqu’en 1945, Artaud, qui a parlé de l’inconscient mauvais de l’époque,
sort de l’histoire, passe la guerre interné à l’asile. Confronté aux mêmes événements, à la même his-
toire, Céline investit une parole terroriste qui mime et fait écho au verbe du tribun fasciste.

François Leguil — Sa responsabilité est absolue. Il n’y a pas de structure de logique, il n’y a pas
de solution de continuité, comme chez Bernanos. C’est quand même aux Baléares, quand il voit
les massacres, quand il voit ce que son fils lui dit…

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La terreur dans les lettres

Nathalie Georges Lambrichs — Philippe Roussin, vous nous montrez Céline lisant Freud, cor-
respondant avec une psychanalyste autrichienne ou allemande, faisant des commentaires sur la
montée du fascisme qui sont très lucides.

Philippe Roussin — L’antisémitisme s’exprime publiquement chez lui pour la première fois en
1936, en référence à la profession médicale, au thème de la pléthore et du trop grand nombre
de médecins étrangers naturalisés. La même année, Mort à crédit tourne pourtant en ridicule les
discours antisémites du père. La parole antisémite et la logorrhée des pamphlets n’ont qu’un seul
destinataire : le dictateur, celui qui va pouvoir arrêter la guerre qui vient et remettre de l’ordre.

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Pour conclure…

Philippe Roussin — Reprenons ce que disait Jacques Aubert. Céline est un médecin. Il consacre
sa thèse de médecine à Semmelweis et l’écrit comme une vie de saint. Mais son orientation est
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celle d’un médecin de santé publique et d’un hygiéniste. Ce n’est pas un médecin libéral, c’est
un boursier de la fondation Rockefeller, un expert qui travaille trois ans à Genève au bureau
d’hygiène de la SDN, qui va aux États-Unis, voit les usines Ford, écrit des textes de médecine
sociale et se met au service d’une politique de santé publique alors inexistante en France. En
1929, lorsque le modèle américain s’effondre, les espoirs de l’hygiéniste vont se reporter du côté
des régimes qui font de la santé de leur population un objectif étatique. Après l’Amérique du
taylorisme et du fordisme, les modèles sont l’Allemagne ou l’URSS. Céline fait référence à Freud
dans ce contexte, lorsqu’il constate l’échec de la mise en place d’une politique d’hygiène et de
santé publique en France. Il devient un nihiliste thérapeutique, contre la leçon même de
Semmelweis dans la seconde moitié du XIXe siècle à Vienne. Ce qu’il retient de Freud, c’est la
pulsion de mort, l’attachement du malade à la maladie et l’impossibilité de la guérison.

Jacques Aubert — On peut dire que la terreur est en suspension dans le Semmelweis de Céline puis-
qu’il s’agit de la naissance, et de la mort en rapport avec la naissance. Donc, à un certain niveau,
vous souligniez tout à l’heure la question du rapport entre la langue maternelle et la langue étran-
gère, et aussi en rapport avec le sexe. Il s’agit de réel dans les deux perspectives, et d’une interroga-
tion sur le réel. Est-il si surprenant que Freud fasse surface à ce moment-là ? À l’arrière-plan, évi-
demment, le réel de la guerre de 1914 est peut-être rencontré là aussi. D’une certaine manière, obs-
curément, la question du Semmelweis articulait les termes du rapport entre le corps et la parole,
mais sans le résoudre. C’est que, justement, l’hygiénisme n’est pas une métaphore et qu’il peut
avoir un rapport très précis avec la question du langage, la question de la langue. La langue en tant
qu’échappant aussi à la prise de la science. L’impossibilité de la science linguistique.

Nathalie Georges Lambrichs — Je vous remercie beaucoup. Je ne m’attendais pas à vous entendre
parler d’hygiénisme avec cette actualité brûlante. Je dois dire que nous sommes quand même
dans un grand retour actuel de l’hygiénisme et d’un certain discours hygiéniste. Un certain dis-
cours sur la santé et son traitement dans le régime capitaliste ô combien augmenté par rapport
au voyage américain de Céline et je me dis que ce rapprochement que justement nous faisons
là, c’est peut-être l’indice d’un nouveau régime de l’ère du soupçon.

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Table ronde autour de Proust et Céline

Philippe Roussin est chargé de recherche au CNRS en littérature.


Dernier ouvrage paru : Misère de la littérature, terreur de l’histoire. Céline et la littérature contem-
poraine, Paris, Gallimard, collection nrf-essais, 2005, 754 p. : « L’ouvrage est à l’évidence exigeant.
On l’entrouvre, un peu intimidé par le poids, et l’on se retrouve à avoir lu d’une traite, porté par sa
belle écriture et par la constante intelligence du propos. Oserons-nous dire qu’il devrait s’agir d’une
lecture incontournable pour la plupart des chercheurs concernés par la France du XXe siècle, quelle
que soit leur discipline ? » Danielle Tartakowsky.

Laurent Nunez est né en 1978 à Orléans. Ses travaux portent sur le dégoût du langage. Il a
publié Les Ecrivains contre l’écriture (José Corti, 2006). Son premier roman, Les Récidivistes,

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paraît à la rentrée 2008 aux éditions Champ Vallon.
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Louise Bourgeois, l’issue comique


de la psychanalyse

Je voudrais tout d’abord vivement remercier ner une médaille de dégommeuse de pères, au
le Centre Pompidou d’avoir invité un laca- nom même de l’infâme Lacan. Je viens en
nien à parler de Louise Bourgeois, en ayant quelque sorte ici dire à L. Bourgeois qu’elle
pris bien soin de rappeler partout, jusque est plus lacanienne qu’elle ne le pense, et sûre-

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dans l’invitation annonçant cette conférence ment beaucoup plus qu’elle ne le voudrait. Vu
que L. Bourgeois se méfiait de Lacan et des le genre de la vieille dame, je mesure combien
types dans son genre, comme Bossuet, qui la mission est périlleuse, mais ce serait faire
« se gargarisent de mots », et qu’elle tenait injure à l’audace de cette artiste que de me
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Lacan pour une « figure paternelle » « cou- dérober.


pable », un de ces « Don Juan machos ridi-
cules qui ont tous des fins misérables ». Je me Je proposerais donc ici quelques échanges sur
sens donc chaleureusement accueilli ici. deux ou trois choses qu’on croit savoir d’elle
Merci encore. En passant, je ferais respec- et de la psychanalyse.
tueusement remarquer à L. Bourgeois que
Don Juan qu’elle vitupère comme une « figu- Tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin,
re paternelle » serait tout de même un peu un c’est ce que disait Jules Renard. Mais
tueur de pères. Mais passons. L. Bourgeois fait des efforts. Je veux dire que ce
que chaque commentateur prend toujours soin
« Je me moquais des pères… c’était ma spé- de souligner de ce côté inclassable de son œuvre,
cialité » disait L. Bourgeois en 1994. Vous me paraît l’expression la plus immédiate, pal-
savez qu’il y a chez Freud deux questions, ce pable de sa tentation d’orphelinat artistique.
qu’on pourrait appeler les deux questions
freudiennes : « Qu’est-ce qu’un père ? » et L. Bourgeois rêve d’être une fille sans père
« Que veut une femme ? » On ne sait peut- spirituel. Évidemment, du coup, ça ne
être pas encore très bien ce qu’est un père, manque pas, on ne cesse de lui chercher des
mais on sait déjà parfaitement ce que veut L. pères artistiques, des filiations. Et forcément,
Bourgeois : « éliminer les pères ». Et c’est ce on lui en trouve, plus ou moins. Elle a beau
qu’elle affiche publiquement en 1974 en réa- clamer partout : « J’en ai par-dessus la tête de
lisant La destruction du père, un festin canni- la tradition. L’histoire ne m’intéresse pas », on
bale qui est sa première installation, repas lui dessine des généalogies, des influences, on
totémique freudien où nous sommes conviés lui fourgue de la parenté artistique. L’histoire
à partager un ragoût de père. Je suis sûr qu’il de l’art est experte dans la fabrication de liens.
doit y avoir des morceaux de Lacan dedans. Je dirais même que c’est sa nature, c’est une
On m’accordera donc du mérite et une cer- machine à faire des liens. Mais ça tourne ici
taine grandeur d’âme à venir ici dire du bien assez court. C’est qu’on est moins chez
de celle qui rêve de mettre Lacan en pièces. L. Bourgeois dans ce qui noue que dans ce
D’autant que je serais assez prêt de lui décer- qui coupe. C’est aussi un problème au regard

la Cause freudienne n° 69 221


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Gérard Wajcman

du fait que L. Bourgeois est en train d’entrer l’idée qu’il y a dans l’art quelque chose qui
dans l’histoire de l’art. L’entrée dans l’histoire excède le dire. Il y aurait chez elle une idée
de l’art implique en somme une injection de assez wittgensteinienne d’une disjonction
fonction paternelle. Ça suppose d’un côté que constitutive, que le règne de l’art commence
l’œuvre prend place dans le patrimoine, de très exactement où finit le règne de ce qui
l’autre, qu’on peut lui inscrire une descen- peut se dire. Il y a pour elle de l’impossible à
dance. Ça tient dans une familialisation. dire dans l’art. C’est ce qu’elle nommerait à
Reste qu’il y a quelque chose chez l’occasion le visuel. En ce sens, poser un
L. Bourgeois d’une œuvre obstinément impossible à dire, c’est à la fois définir le
orpheline, ce qui n’empêche nullement qu’el- champ propre de l’art, et marquer le point où
le soit féconde et fécondante. Il y a en elle un l’art échappe à tout pouvoir. L. Bourgeois

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ferment diviseur actif vivant qui demeure œuvre à se rendre insaisissable. Elle tend à se
insoluble dans la culture comme dans l’his- soustraire à toute appropriation, elle se refuse
toire de l’art, et qui ne cesse de produire des d’être possédée. Je dirais que c’est une œuvre
effets de surprise. sans maître – comme l’inconscient qui tra-
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vaille tout seul, même la nuit.


Du coup, en même temps que la moisson-
neuse-lieuse de l’histoire de l’art travaille, les Maintenant, je serais tenté de considérer que ce
meilleurs esprits, ceux par exemple qui ont la qui fait que, comme on le dit, cette œuvre
tâche de l’exposer, passent leur temps à défai- « déjoue l’analyse », son côté ininterprétable est
re les liens, dans le souci de montrer l’œuvre exactement ce par quoi l’œuvre se fait elle-
dans sa singularité sans pareille. Cela pousse à même interprète. De fait, par exemple,
ces définitions négatives qui consistent à faire L. Bourgeois force à s’interroger sur « Qu’est-ce
le compte de tout ce qu’elle n’est pas, pas sur- qu’un père ? » Il y a une dimension heuristique,
réaliste, pas ceci, pas cela. En ce sens, dire que de pousse-à-savoir, et je dirais conceptuelle de
cette œuvre est insaisissable et inclassable fait L. Bourgeois. Son œuvre serait tout à la fois une
partie de sa définition. Il ne s’agit pas d’un contribution à la théorie du père, et un manuel
défi sportif lancé aux interprètes, catch me if pour savoir comment s’en débarrasser.
you can, c’est un enjeu de l’œuvre elle-même,
d’obliger à penser ce qui fait son unité mais Je dirais que tout ici témoigne de ce côté à la
aussi ce que c’est que l’unité. S’il est nécessai- fois nécessaire et encombrant du père que
re de dénouer les liens, c’est que L. Bourgeois Lacan formulait un peu à la façon du dic-
la ravaudeuse est elle-même une Pénélope qui tionnaire des idées reçues de Flaubert – le
défait nuitamment les nœuds pour déjouer père : s’en passer à condition de s’en servir.
ses prétendants. Comme quoi, la psychanalyse, contrairement
aux idées reçues, n’est pas exactement un
Cette œuvre où l’autorité du père est mise en chant de gloire au père.
question, déjoue elle-même l’autorité du
commentateur et son pouvoir de dire. C’est S’agissant de L. Bourgeois, si je dis que le père
que le langage est manifestement pour est au centre de l’œuvre, on pense, bien
L. Bourgeois de l’ordre de la maîtrise. Mais la entendu, à la dimension biographique. Je vois
méfiance de L. Bourgeois à l’égard de ceux cependant autre chose. En vérité, je ne suis
qui se « gargarisent de mots » n’exprime pas le pas sûr que la dimension personnelle soit le
soupçon d’une facticité de la parole, mais cœur de l’œuvre. L. Bourgeois semble avoir

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tout pour être un cœur de cible pour la psy- contre toute infantilisation. C’est l’universali-
chanalyse appliquée, la preuve vivante des sation contre l’infantilisation. « On n’écrit pas
liens de la vie intime et de la création. Mais avec ses névroses » disait Deleuze.
franchement, ça n’a plus rien d’une révéla- L. Bourgeois parle de la douleur, mais son
tion. Nul ne doute qu’il y en ait. Nous n’en œuvre ne tient pas du symptôme. Au contrai-
sommes plus à Proust contre Sainte-Beuve. re, pour L. Bourgeois « l’art est une garantie
Alors, maintenant, on peut essayer de voir un de santé mentale ». En ce sens, L. Bourgeois
peu plus loin. Certes, l’histoire du père, c’est la Française est de cette Amérique où le plus
l’histoire de son père, le récit d’un traumatis- singulier est ce qu’il y a de plus universel. Elle
me, c’est le récit de son traumatisme, c’est son est de cette « Nation fourmillante de nations »
histoire. Elle inscrit d’ailleurs elle-même son comme disait Walt Whitman, une femme qui

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œuvre dans la dimension biographique. « Je raconte l’histoire du peuple universel.
m’appelle Louise Joséphine Bourgeois, dit-
elle. Je suis née le 25 décembre 1911 à Paris. Je disais que la chute de l’empire des pères est
Tout mon travail des cinquante dernières à l’œuvre dans l’œuvre elle-même qui se tient
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années, tous mes sujets, trouvent leur source toujours un pas de côté, de façon qu’elle
dans mon enfance. Mon enfance n’a jamais échappe à toute emprise. Du coup, faute de
perdu sa magie. Elle n’a jamais perdu son lui trouver des pères en esthétique, on rabat
mystère ni son drame. » Le drame de Louise, tout sur la dimension biographique de
c’est Louis, le père, entrepreneur de restaura- l’œuvre et on gratte dans sa source psycholo-
tion de tapisseries, coureur impénitent qui gique. Le problème sur lequel on tombe alors,
installe ses maîtresses dans la famille. c’est que, loin d’être sans père, dans son his-
Pourtant, quelque chose ici excède. La toire, au contraire, du père, il en y en a trop.
dimension biographique chez L. Bourgeois se D’où le fait que la question qui va se poser à
dessine en perspective sur le XXe siècle. Il y a L. Bourgeois sera : comment s’en débarras-
une dimension annonciatrice de l’œuvre, et ser ? Alors, bien sûr, L. Bourgeois invite elle-
ce qu’elle annonce, c’est le crépuscule des même à penser son art à la fois comme une
pères. Ici, l’intime se noue au monde. Cette re-expérience du traumatisme, et une façon
œuvre pose la question de ce mystère qui fait de le « thérapier ». Mais le drame dont elle
que le plus singulier peut devenir universel parle, c’est en même temps le drame de la fin
dans l’art. Je parlerais en cela de L. Bourgeois du XXe siècle. La chute des pères, l’effondre-
l’Américaine, en référence à ce que dit ment des idéologies, des croyances, des
Deleuze de la littérature américaine : « La lit- valeurs, ont laissé les sujets désorientés. Du
térature américaine a ce pouvoir exceptionnel coup, on va considérer l’œuvre de
de produire des écrivains qui peuvent racon- L. Bourgeois comme une issue à ce désarroi,
ter leurs propres souvenirs, mais comme ceux une invitation à se retirer en soi-même, sur la
d’un peuple universel composé par les émi- scène privée. Il est de fait que la reconnais-
grés de tous les pays. » sance de L. Bourgeois date de la fin du XXe
siècle. Je veux dire qu’elle n’est pas simple-
Quand l’intime se déploie sur la scène du ment tardive, c’est qu’on découvre enfin cette
monde, le plus singulier, le plus personnel œuvre au moment où surgit la vérité du XXe
atteint à l’universel. Deleuze opposait cela à siècle, que ce siècle de la modernité, de la
« l’infantilisation de la littérature ». L’art de science, de la puissance, de la maîtrise a été un
L. Bourgeois parle de l’enfance, mais il va siècle de désastres et d’échecs. C’est le

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moment où, comme l’écrit Kundera, « le net une figurine en plastique de Freud façon
maître et possesseur de la nature se rend GI Joe. Sigmund en superhéros de l’incons-
compte qu’il ne possède rien et n’est maître ni cient avec son cigare entre les dents. C’est
de la nature (celle-ci se retire peu à peu de la mon Freud’s Toy à moi.
planète) ni de l’histoire (elle lui échappe), ni
de soi-même ». C’est une vérité qui fait cha- Pas étonnant que L. Bourgeois s’en prenne
virer. La marche du XXe siècle vers la lumière aux objets fétiches. En fait L. Bourgeois est
a viré à l’égarement. L. Bourgeois est une une fétiche killeuse.
artiste contemporaine de ce siècle-là. Et du
coup, on regarde son œuvre sur ce fond de Le moment est venu de parler de phallus. Les
siècle désastreux, en voyant le retour sur l’in- psychanalystes sont censés voir du phallus

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time, sur le corps, sur la sexualité comme une partout. Alors L. Bourgeois leur balance un
façon de se sauver. Rentrer en soi-même. Et phallus en pleine figure. Un coup de Fillette.
du coup, on lui trouve un autre père, à Eh bien, ça a plutôt l’air de les embarrasser.
L. Bourgeois, une consanguinité avec la psy- On doit tout de même dire que le psychana-
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chanalyse. C’est-à-dire qu’on a l’air de croire lyste que se représente L. Bourgeois semble
que le secret du cabinet est une façon de se un peu old fashion. C’est un type qui serait à
retirer dans l’intime et de fermer portes et son affaire quand il est dans la transposition,
fenêtres sur le monde. On se trompe grande- dans le symbole, dans la métaphore, dans le
ment. La politique est au cœur de la psycha- déplacement, dans un art qui substitue,
nalyse. Comme elle est au cœur de l’œuvre de comme dit Godard. Là, il peut y aller de son
L. Bourgeois. interprétation. Il est capable de voir du phal-
lus dans le moindre objet debout, la moindre
Tout se passe donc comme si à la place du statue verticale. Du coup, quand on lui colle
père traumatique et faute de lui trouver des Fillette dans les dents, ça le trouble : qu’est-ce
pères artistiques, on tentait une greffe de père qu’il lui reste à interpréter ? que c’est un phal-
analytique. Et il faut bien dire, ça ne prend lus ? Ce serait évidemment plus drôle si,
pas. Pour Louise qui a quelque chose de regardant Fillette, le psychanalyste prenait un
Zazie, c’est Freud mon cul ! L. Bourgeois trai- air profond pour dire : Moui…, en vérité ce
te mal les pères. Ainsi, par exemple, dans un phallus, c’est le souvenir traumatisant de la
article publié dans Artforum en 1990, sous le colonne du temple grec contre laquelle vous vous
titre « Freud’s Toys », il faut lire ce qu’elle êtes cognée quand vous étiez petite durant des
balance sur la collection d’antiquités de vacances avec vos parents.
Sigmund. Elle la taxe de « fétichisme », et la
considère avec mépris comme n’ayant rien de L’œuvre de L. Bourgeois suffirait pour obliger
« visuel ». Cette collection ne répondrait qu’à à une révision déchirante de la psychanalyse
l’envie de caresser les objets. En gros, elle fait appliquée. Devant le phallus, le psychanalys-
de Freud un branleur. Outre que, pour te est supposé n’avoir plus rien à dire, parce
d’autres raisons, Lacan ne voyait pas non plus que ce serait le fin mot de tout. Tout le pro-
dans Freud un collectionneur, je trouve la blème est que le phallus n’est manifestement
perfidie de L. Bourgeois assez drôle, même si pas le fin mot pour L. Bourgeois. En quoi elle
c’est aussi Freud lui-même comme fétiche se montre de plus en plus lacanienne. Parce
qu’elle vise. J’en parle d’autant plus librement que les lacaniens ne chantent pas plus les
que j’ai juste en face de moi dans mon cabi- louanges du phallus que celles du père. Ils ont

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l’idée qu’il y a, comme disait Lacan, un au- déshabillé l’objet de toute valeur intrinsèque.
delà du phallus. Mais pour l’instant, ce qui On peut dire que dans cette entreprise dans
m’importe ici c’est que L. Bourgeois, le phal- l’art de désublimation de l’objet (malgré les
lus, elle se le met sous le bras, à la fois en un dates, Freud n’était pas vraiment le contempo-
geste de triomphe, comme un bâton de maré- rain de Duchamp), le fétiche en a pris un coup.
chal et, comme une bonne petite Française, la
baguette de pain – elle met d’ailleurs parfois L. Bourgeois prend une place essentielle dans
aussi le béret. Franchement elle n’est pas très cette entreprise de mise à nu de l’objet. Elle
respectueuse. mérite que je la nomme fétiche killeuse. Je relè-
ve qu’elle dit d’elle-même, « dans mon art, je
Ce que j’en tire, c’est qu’elle ne se laisse pas suis l’assassin ». Je crois important de donner

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mystifier par les semblants. Et c’est peut-être d’ailleurs à cela toute sa mesure. Parce qu’en se
le propre des femmes. Elles en savent plus disant assassin, L. Bourgeois circonscrit la
long que les hommes sur les semblants. C’est dimension de l’acte artistique. Parce que le
pourquoi elles en jouent, quand les hommes meurtre est un des noms de l’impossible à dire.
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en sont joués. Ce n’est pas seulement que L. Bourgeois pense l’art comme acte, pas
L. Bourgeois ne serait pas dupe des sem- comme discours. Et son acte artistique, ce
blants, mais son œuvre entière me semble une serait de décapiter les pères et de casser les
entreprise SGDS, société générale de démoli- fétiches. L. Bourgeois serait en cela l’envers de
tion des semblants. En vérité, l’art du tissu de Thomas de Quincey qui écrivait De l’Assassinat
L. Bourgeois, son art de couseuse est l’art de considéré comme un des Beaux-Arts : elle inven-
celle qui va en découdre, un art du désha- te l’art considéré comme un assassinat.
billage, de la mise à poil. Un art de vérité, en
somme. Dévoiler l’objet dans sa nudité C’est ainsi qu’elle s’en prend au phallus,
même. En cela, son œuvre porte au plus haut fétiche des fétiches. Reparlons donc un peu
un enjeu de l’art contemporain, qui est de de Fillette, qui date de 1968. La date déjà fait
faire tomber les voiles. Ce qui est surprenant, rire, parce que le phallocentrisme n’a pas
au fond, c’est que ce dévoilement s’opère chez bonne presse à l’époque et L. Bourgeois s’em-
L. Bourgeois au sein de ce qui est encore un ploie manifestement à excentrer le phallus.
système des beaux-arts. L. Bourgeois est Mais il y a aussi le nom. Je trouve qu’il y a
sculpteur, et son art vise en somme l’essence quelque chose de lacanien en lui. Parce que
de la sculpture selon Léonard (repris par Lacan est le type qui a eu le culot de ramener
Freud), qui procède per via di levare. Ainsi je le phallus et tout le foin qu’on fait autour
dirais que l’art de L. Bourgeois sculpteur est depuis l’origine de l’humanité, à une simple
de mettre l’objet à nu. Jadis, le beau jouait là lettre, en grec, l’initiale du mot – phi. Initial
une fonction éminente de voile jeté sur le phi-phi, c’est le côté Gainsbourg de Lacan. Le
réel, innommable et irregardable. La montée phallus réduit à un signifiant. Ça lui fait
de l’objet dans l’art, où il est apparu comme perdre pas mal de sa superbe. Il faut souligner
morceau ou comme déchet, a accompli la qu’il perd aussi du coup sa propriété masculi-
chute de ce voile. L’art du XXe siècle n’a cessé ne. Un signifiant, comme la langue, appar-
de tirer les conséquences du geste de tient à tout le monde, aux filles aussi. Phi,
Duchamp qui, en faisant entrer l’objet quel- c’est aussi l’initiale de Fillette. Fillette fait
conque au musée, l’a dévoilé comme pouvant dans la féminisation du phi, ce qui en français
être tout et n’importe quoi, c’est-à-dire qu’il a a toujours un effet un peu péjorant. Mais

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Fillette fait évidemment penser au psychana- E.T. Déjà, avec son cou télescopique qui
lyste Otto Fenichel et son girl = phallus, cette monte et qui descend, E.T. montre quelques
équation où la fille figurerait le phallus mater- dispositions. Mais c’est surtout à E.T. habillé
nel. Fillette en anglais ça se dirait girl. que me fait penser Fillette, E.T. déguisé en
D’ailleurs Otto Fenichel parle d’Alice comme femme par la petite fille. Je suis convaincu
phallus-girl dans le fantasme de Lewis que Spielberg a vu Fillette. L. Bourgeois elle-
Carroll. Le phallus figuré par une jeune fille même ne manque pas de décrire cet objet par-
en fleur. Lacan y voit plutôt le phallus en tiel comme un personnage. C’est ce qui justi-
bourgeon. Et lui parle de Lolita. C’est-à-dire fie Rosalind Krauss de titrer la photo de
que ce phallus-girl ce n’est pas vraiment le Mapplethorpe : Portrait de l’artiste en fillette.
phallus – « car quand même le phallus, c’est Moi je la titrerais à mon tour volontiers,

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le phallus » –, c’est le phallus en bourgeon. Portrait de Louise Bourgeon.
Mais qu’une fillette fasse phallus, c’est l’indi-
cation même que le phallus n’est jamais tant J’ajouterai un mot concernant cette photo-
là que quand il est absent. C’est bien ce qui graphie, datée de 1982. On dit que c’est
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fait présumer qu’il est le « pivot de la consti- L. Bourgeois et non Mapplethorpe qui a eu
tution de tout objet du désir ». Il me paraît l’idée de prendre Fillette pour la photo, qu’el-
clair que dans la photographie de Robert le cherchait quelque chose à tenir, un objet, et
Mapplethorpe, ce phallus qu’elle a sous le qu’après avoir fureté dans son atelier, elle s’est
bras, elle va le planquer. Elle fait une niche. Et décidée pour Fillette. Mais on peut tout de
ça la fait rire. Mais justement, il est dans la même avoir l’idée d’un choix peu hasardeux.
nature du phallus d’être caché. Il a le goût des Pour elle-même, sans doute, mais surtout
voiles, de mettre les voiles. quand il s’agit de se faire photographier par
Mapplethorpe. L. Bourgeois était alors une
C’est ce qui se joue dans le transvestisme. On artiste moins célèbre que lui, et quand on
cache le phallus sous des vêtements, c’est-à- connaît les photographies de Mapplethorpe,
dire que ce sont les vêtements qui rendent quand on a vu ne serait-ce que Man in
présent le phallus. Polyester Suit, qui date de 1980, pour
L. Bourgeois, se saisir d’une grosse bite appa-
D’où se tire la loi visuelle du Phallus-fétiche : raît une façon pour elle, pour l’artiste et pour
plus il est paré, plus il est visible, ce qui une femme, de se rendre, que ce soit délibé-
revient à dire qu’il est d’autant plus visible rément ou inconsciemment, séduisante aux
qu’il est caché. D’où se déduit cette autre loi : yeux d’un photographe qu’on peut soupçon-
plus on s’habille, plus on le fait exister. On ner d’être légèrement fétichiste de la queue.
pourrait appeler cette loi, loi de la drag queen.
C’est-à-dire que la féminisation du corps est Reste que L. Bourgeois a beau rire, qu’elle a
une fétichisation du phallus, et, inversement, beau vouloir faire rire Mapplethorpe, son
que toute fétichisation du phallus emporte portrait ici est celui d’une phallus killeuse.
une féminisation. Ce qui a d’ailleurs cette Parce que Fillette pousse très loin la levée des
conséquence ironique qui n’échappe pas aux voiles, jusqu’à découvrir ce qu’il y a vraiment
femmes, que plus un mec se déguise en mec, sous les voiles. Fillette donc est en latex. Je
plus il se féminise. Une image me vient qui m’étonne qu’on ne relève pas vraiment que ce
me semble irrésistible. En voyant Fillette sus- matériau, qui est commenté comme un
pendu, je trouve que ce phallus ressemble à médium artistiquement spécial, un liquide

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Louise Bourgeois, l’issue comique de la psychanalyse

qui se solidifie et qui se situe ainsi entre pein- plutôt comme Hérode dans l’histoire de
ture et sculpture, que le latex, donc, est la Salomé et la danse des sept voiles telle qu’elle
matière dont on fait les préservatifs. En fait, est racontée par Alphonse Allais. Il fait en
Fillette est un préservatif, c’est-à-dire un phal- effet le récit de la tragique histoire ainsi :
lus couvert, voilé. Mais il n’est phallus que « Voilà la perverse beauté qui, lentement, ôte
parce qu’il est voilé. À l’intérieur, le septième et dernier voile et apparaît enfin
L. Bourgeois a coulé du plâtre, un matériau entièrement nue à Hérode ; alors le roi frappe
pas noble, friable, inconsistant. Mais il faut dans ses mains et dit “Continue, enlève le
comprendre que le plâtre n’est là que pour voile suivant.” » L. Bourgeois pousse l’ef-
gonfler le latex, c’est l’os du phallus, juste feuillage du phallus à fond. Je dirais que l’his-
pour qu’il se tienne droit. Ça signifie que le toire de sa danse des sept voiles commence

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phallus ici, c’est l’enveloppe en latex elle- chez L. Bourgeois avec Clamart en 68, ou
même, c’est-à-dire que Fillette est une sorte Cumul 1 en 69, un champ de bites qui poin-
d’objet topologique visuel : l’enveloppe qui le tent de sous des voiles, dans un drapé inspiré
recouvre et qui le voile est précisément ce qui de Bernin, dit Marie-Laure Bernadac qui
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le montre. En plus, le latex, on le sait, ça se ajoute qu’il annonce les grandes installations
gonfle. L. Bourgeois montre une baudruche. de latex. Elle a certainement raison, mais dans
Enfin le latex est en lui-même un matériau mon idée, cette pièce, ou Clamart, annoncent
fétichiste. C’est-à-dire que le fétiche ici est logiquement Fillette. Elles annoncent cette
habillé d’un costume fétichiste. Finalement, nouvelle que derrière les apparences, il n’y a
enveloppe, voile, vêtement, baudruche, ce rien. Ou plus exactement, ce que dévoile
que ça montre, c’est que ce qu’il y a derrière Fillette, c’est que le phallus n’est qu’un habit,
tout ça, il n’y a rien, que la vérité du fétiche, c’est-à-dire qu’il n’y a rien de plus profond
de tout objet, c’est son manque. C’est là le fin que les apparences. Elle accomplit au fond la
mot. C’est aussi là où L. Bourgeois rencontre même révélation que Buren en 78 dans
Lacan. Formes : peintures, quand il va dans les musées
placer des carrés de toile rayée derrière des
L. Bourgeois fabrique des objets fétichicides. tableaux. Ainsi, tout tableau devenait une
Par là, elle accomplit une véritable mise à sac toile, un voile, derrière lequel il y avait une
de la Villa des Mystères. Il y avait un culte du autre toile-voile, etc., à l’infini. Mais il ne faut
phallus. Le culte du phallus, ça consiste juste- pas s’égarer, c’est que cela ne constitue pas
ment à faire des mystères. Je l’ai dit, le phal- une dénonciation ou une condamnation des
lus appelle les voiles. Du coup, il faut que la apparences illusoires, avec des accents plato-
levée des voiles prenne du temps. Tout est niciens. L. Bourgeois livre la vérité du visible,
dans l’art de l’effeuillage. Faut faire durer. Le que sous les voiles il n’y a rien, mais la conclu-
culte du phallus aime le théâtre. C’est ce sion qui s’en tire, c’est que nous sommes
qu’on nomme le chemin initiatique, ou le voués aux voiles, aux apparences, aux sem-
strip-tease. On fait lentement tomber les blants, au visible. Qu’on ne peut dire plus vrai
voiles, l’un après l’autre. Et à la fin des fins, d’une illusion que : « c’est une illusion ». Ce
on soulève le dernier voile, et voilà ! Vous n’est pas une dénonciation du visible comme
voilà devant la chose sublime, le phallus en illusion, c’est un appel à en jouer, à savoir que
majesté. La merveille, le sommet, la vérité c’est une illusion, et ce que c’est que l’illusion.
ultime. Enfin, si on veut. Parce que, comme Par là, cette entreprise de levée des voiles est à
effeuilleuse de phallus, L. Bourgeois serait la fois une entreprise d’art, de philosophie et

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Gérard Wajcman

d’athéisme. Par là, ce jeu de tombée des voiles pièce de 66, grosse boule en latex avec une
marque que cette œuvre n’est pas animée par fente au-dessus, en forme de sexe féminin,
la préoccupation de l’invisible. Ce qui l’ani- une sorte d’œil-sexe bataillien. En regard du
merait, ce serait plutôt la question de l’irre- fascinum tout gonflé, L. Bourgeois met la
présentable. fente, qui était chez Léonard la condition du
voir, comme la fenêtre pour Alberti.
L. Bourgeois connaît le secret du phallus.
Rien à voir. Mais justement, Fillette est à voir, L. Bourgeois est une effeuilleuse hard de phal-
c’est une œuvre plastique. C’est un fétiche lus. En quelque sorte, c’est la Fillette mise à nu
visible et il se trouve qu’il est suspendu. Cela par sa célibataire, même. La baudruche dégon-
amène à dire que Fillette ce n’est pas exacte- flée. Alors elle peut en jouer. C’est-à-dire faire

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ment le Phallus, mais ce que les Romains de l’art. Et c’est pourquoi elle rit. Je voudrais
nommaient le fascinum. Le Phallus isolé était dire au passage cette chose simple que tout le
nommé Mutinus. Lorsqu’il servait parmi les monde éprouve en regardant les œuvres de
Hermès, on l’appelait Priape. Mais considéré L. Bourgeois. C’est que dans cette violence de
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comme une amulette, comme un fétiche por- l’œuvre, dans son drame et sa profondeur, il y
tatif, le Phallus recevait le nom de fascinum. Il a constamment chez elle une dimension
était supposé préserver contre les charmes, les ludique. Ce jeu, cette jouissance du jeu est
malheurs et les regards funestes de l’envie. peut-être ce qui attrape d’abord le regardeur.
C’était ordinairement une petite figure en La dimension ludique n’est pas toujours sen-
ronde-bosse, en différentes matières, ou une sible dans l’art contemporain. Aussi, quand
médaille portant l’image du Phallus. On les L. Bourgeois dit que tout vient de son enfance,
pendait au cou des enfants et ailleurs. Le fas- ce que je sens d’abord, c’est que pour elle, l’ar-
cinum c’est le phallus dans le visible, où il tiste, c’est une enfant qui joue.
exerce une puissance de regard. Il y opère
dans un pouvoir d’arrêt du mouvement, Le dévoilement, on le comprend, emporte
médusant, fascinant. C’est pourquoi il une certaine dissolution du sacré, c’est-à-dire
importe à L. Bourgeois dans son œuvre. que le dévoilement va de pair avec la chute du
Fillette, le phallus baudruche n’est pas tant père. Je dirais que L. Bourgeois déjoue le père
une façon de vitupérer le pouvoir masculin, et se joue des objets. Mais cette capacité à en
que de suspendre les fascinations du visible. jouer ne révèle pas seulement de l’esprit fron-
En cela, d’ailleurs, je dirais que Fillette opère deur et enfantin de L. Bourgeois, il me
chez L. Bourgeois exactement comme le fasci- semble qu’elle met en scène les femmes. Pour
num pour les Romains : il vise à préserver des les femmes, il en va du phallus comme de
charmes et des regards de l’envie. tous les objets qui brillent : elles s’en parent.
C’est-à-dire que si elles peuvent dépenser des
Mais c’est nous qu’il veut préserver, qu’elle efforts pour s’en parer, elles prendront rare-
veut déprendre des fascinations, en montrant ment pour but de s’en emparer, si ce n’est
l’illusion. En déshabillant le phallus, pour pouvoir ensuite s’en parer plus commo-
L. Bourgeois déshabille l’illusion, et en désha- dément. Ça donne matière à la mascarade
billant l’illusion, elle déshabille notre regard. féminine. Les objets qui brillent, elles aiment
Pour qu’on voie enfin. On ne peut donc pas surtout les faire tourner. C’est le sens de la
être surpris que comme pendant du fascinum chanson de Marilyn Monroe, Diamonds are
chez L. Bourgeois on place Le Regard, une the girl’s best friend. D’abord les diamants sont

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Louise Bourgeois, l’issue comique de la psychanalyse

plusieurs, divers, et ce ne sont que des amis. tance qu’ils semblent avoir pour les hommes,
Je note d’ailleurs qu’une des voies de dégon- qui, entre voiture, boîte à outils, chaîne hi-fi
flage du phallus pour L. Bourgeois, c’est le et gadgets électroniques divers, sont dans les
pluriel, la multiplication, c’est d’en faire un objets à gogo. C’est que les hommes sont des
objet reproductible quasiment mécanique- gogos d’objets. Le fétichisme de l’objet, c’est
ment. Ce n’est plus Le Phallus majuscule, ce un truc de garçons. La baudruche masculine
sont des champs entiers de petits phallus. On est le contraire de la mascarade féminine :
passe de l’unique au multiple, le phallus l’homme ne joue pas des semblants. L’homme
devient ribambelle, dérisoire, la bande de ne fait pas semblant. Et L. Bourgeois dit ça :
phallus. Dans Cumul, ou dans Number seven- « L’homme ne peut pas mentir, et elle conclut
ty two où les phallus sont les rebuts des vases gentiment, c’est pourquoi les hommes sont si

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évidés par des machines en Italie, on aurait sympathiques. » En fait, c’est exactement
affaire au phallus à l’époque de sa reproducti- comme la réplique célèbre de Mae West dansant
bilité technique. collée à son cavalier. Elle lève son visage vers lui
et lui demande : « Vous avez un revolver dans la
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C’est comme la pluralité des langues chez poche ou vous êtes juste content de me voir ? »
Mallarmé : les phallus, en cela que plusieurs, Il y aurait en toute femme une fétiche killeuse
manque le suprême. C’est le drame des sym- qui sommeille. Chez L. Bourgeois elle est mani-
boles. Ce que les garçons connaissent bien, festement très réveillée.
qui n’arrivent pas vraiment à être à la hauteur
du symbole. Dernier virage, dernier changement d’angle
de vue, j’aimerais maintenant revenir sur la
Maintenant, en disant que les femmes se dimension de l’intime dans l’œuvre de
parent des objets, je ne veux pas chanter le L. Bourgeois. Cette dimension d’intime, je
refrain douteux sur la pente féminine pour le dirais qu’elle touche moins à l’histoire de
paraître, le colifichet et le falbala. Je veux dire L. Bourgeois qu’à la question de la jouissance,
que ce goût pour le colifichet et le falbala est au sens ouvert que Lacan donne à ce terme,
la manifestation la plus rigoureuse du goût qui recouvre à la fois la sexualité, le plaisir
des femmes non pour la verroterie, mais pour aussi bien que la douleur, tout en vérité ce qui
la vérité. Parce que si, vis-à-vis des objets, elles fait le corps vivant. La jouissance, c’est la pré-
songent plus à s’en parer qu’à s’en emparer, sence du corps. L’intime est ce qui donne sa
c’est justement qu’elles connaissent la vérité place au corps. Mais ce qu’il faut entendre,
des semblants : que ce ne sont que des sem- c’est un corps présent, pas un corps parlant.
blants. Faut pas la leur faire avec les trucs en Marie-Laure Bernadac scande cela avec force
toc. Jusqu’à l’Objet final, Objet des objets, quand elle parle de « sculpter l’émotion », ou
Objet clef de la série qui s’avance dans son de « sculpter l’émoi », avec l’équivoque sono-
habit de lumière, elles savent bien qu’il n’est re façon Dutronc de cette formule – entre
jamais, lui aussi, qu’un postiche. Juste de quoi émoi et moi. Parlant de jouissance et de
se faire un joli pendentif pour se le pendre au corps, je veux donc dire qu’il s’agit d’un art
cou. C’est de ce qu’elles savent la vérité des qui touche à quelque chose qui se tient au-
objets, que ce sont des semblants que j’ai tiré delà de ce qui peut se dire. C’est par là que je
à l’occasion que les femmes n’ont pas « natu- propose de considérer ce qui fait le propre de
rellement » la fibre « collectionneuse ». Les son œuvre plastique. Il y a de l’impossible,
objets n’ont pas pour les femmes cette impor- quelque chose qui ne peut se dire ni se repré-

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Gérard Wajcman

senter, quelque chose qui ne peut donc que se la science, ce n’est pas un corps salvateur, livré
montrer. L. Bourgeois nomme cela « la dou- au martyr pour la rédemption de l’humanité,
leur ». Elle dit : « Le sujet de la douleur, c’est c’est un corps intime, anonyme et silencieux,
mon domaine d’activité. » Émotion, jouissan- non pas rempli d’amour mais vidé par la dou-
ce ou douleur, ces noms nomment ce qui leur. C’est le corps hors sens, ravagé par la
affecte le corps et qui excède tout dire. C’est science. Chez L. Bourgeois, cette œuvre est le
en cela, encore une fois, que la dimension corpus delicti de la souffrance moderne, muet-
intime ne recouvre pas la portée biographique te, secrète et privée.
ou psychologique de l’œuvre de L. Bourgeois.
L’œuvre de L. Bourgeois ne raconte pas son On tient ici ce qui est peut-être l’âme de toute
histoire, ni aucune histoire. Elle viserait plu- l’œuvre de L. Bourgeois : cette douleur sans

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tôt ce qui ne parvient pas à se dire de cette voix, cette jouissance secrète, intime et anony-
histoire. C’est cela qui ordonne la place du me des corps modernes, c’est cela qu’il s’agit
corps dans l’œuvre. Corps affecté, corps en de montrer. Loin de se replier sur la sphère
morceaux, c’est un corps sans mot, qui se intime, son œuvre entreprend au contraire de
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montre, visible, seulement visible. Le corps de l’exposer. Faire sortir de l’ombre le corps de
la douleur, c’est un corps sans parole. Je sup- douleur de jouissance, le tirer du secret des
poserais que c’est aussi pourquoi les corps de chambres pour le mettre en pleine lumière.
L. Bourgeois sont sans têtes, acéphales. C’est
pourquoi ils se donnent à voir. C’est une des grandes puissances de l’œuvre
de L. Bourgeois, qu’elle aura été sans doute la
Encore une fois, L. Bourgeois dit que ses première à faire œuvre d’arracher l’intime à
sculptures sont « son propre corps ». Mais l’intime pour le montrer.
cette douleur sans voix, je dirais qu’elle touche
au siècle, à quelque chose comme l’homme de Montrer la douleur, montrer la jouissance,
douleurs. Elle élève le corps à la dimension montrer les corps affectés, c’est en cela que
d’un Schmerzenmensch de la modernité, cette l’œuvre de L. Bourgeois prend une dimension
figure médiévale du christ crucifié dont le wittgensteinienne, de montrer ce qui ne peut
modèle est le retable d’Issenheim de Matthias se dire. Il n’est pas à cet égard sans intérêt de
Grünewald. Mais L. Bourgeois fabrique l’en- souligner un fait que Wittgenstein a com-
vers de la figure médiévale, l’homme de dou- mencé à écrire le Tractatus dans les tranchées
leurs de L. Bourgeois est athée. En place du de la guerre de 14, c’est-à-dire en ayant sous
christ crucifié, elle suspend un jeune homme les yeux les charniers, les corps bousillés, les
tendu en arc hystérique. Ce serait le corps ravagés par la maladie et la mort indus-
Schmerzenmensch du temps de la science, et, trielle des obus et des gaz. On pourrait y voir
au-delà, le corps de toutes les douleurs de la source de cette question : y a-t-il des choses
toutes les puissances, des pères de familles et qu’on ne peut structuralement pas dire ? Il a
des pères des peuples, qui engendrent la dou- répondu que oui, en y ajoutant que ce qui ne
leur des âmes et des corps. Corps de la moder- peut se dire, cela se montre. Ce trait d’histoi-
nité, dans la Cell (Arch of Hysteria) de 1992, le re de Wittgenstein m’incite à ne pas tenir
corps convulsé s’élève sous le regard d’une pour sans conséquence que L. Bourgeois a été
machine industrielle, une énorme scie méca- voir son père blessé durant la guerre, en 1915
nique. Corps hystérique, dans une référence à (elle avait quatre ans) et qu’elle a donc vu là
Charcot, ce Schmerzenmensch est un corps de des corps bousillés, des soldats amputés. Le

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Louise Bourgeois, l’issue comique de la psychanalyse

morcellement ou les prothèses dans son heurs. L’art de L. Bourgeois se fait là un véri-
œuvre trouvent peut-être là une source bio- table art de la mémoire du corps pour le regard.
graphique, au moins partielle.
En tout cela, Cell (Arch of Hysteria) m’appa-
Sortir le corps de douleur du secret, de raît une pièce essentielle. Le corps, je l’ai dit,
l’ombre des chambres pour l’exposer, c’est ce semble y rencontrer la modernité, la science,
qui se joue dans les Cells et les Rooms des la médecine. Ici, la Cell tiendrait de la cellule
années quatre-vingt-dix. Dans ces Cells et ces biologique. Mais ce corps nu électrisé relève-
Rooms on n’entre pas, on ne peut que les voir, rait d’une biologie de la douleur, du sexe, de
s’en approcher par le regard. la jouissance. C’est-à-dire justement ce qui
échappe à toute biologie, ce qu’aucune scien-

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Ce sont à la fois la cellule familiale, la ce ne peut isoler. Il n’y a pas de biologie de la
chambre des parents, des enfants, la chambre douleur, pas de science du plaisir. La jouis-
d’hôpital, la prison, l’usine, c’est aussi le corps sance ne s’observe pas dans les cellules. Il y a
comme cellule, à la fois espace clos et compo- éventuellement une anatomie de la jouissan-
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sant de la vie élémentaire. Les Cells sont des ce, pour les hommes du moins. On ne peut
lieux où la mémoire s’expose. Les lieux de peut-être pas dire ce que c’est que la jouissan-
mémoire mais sans parole, mémoire non ce, mais chez eux on peut dire où ça jouit.
d’événements mais de sensations, d’émotions, Facile, ça se voit tout de suite : dans l’organe.
de tremblements, de peurs, de plaisirs, de Pour les femmes, c’est une autre affaire.
souffrances. Mémoire du corps, de ce qui ne Vaginale, clitoridienne, point G, on débattra
peut se dire du corps. Cells et Rooms consti- à l’infini de la jouissance féminine, surtout les
tuent au fond un nouvel art de la mémoire, hommes, mais justement parce qu’elle est
au sens où Frances Yates nous l’a fait décou- sans lieu, erratique, insaisissable. Mais la
vrir, cette technique mémorielle inventée en science ne désarme pas. Tous les espoirs repo-
Grèce et qui a pris son ampleur maximale à la sent désormais sur l’imagerie médicale. On va
Renaissance. Une manière de se souvenir sans traquer la jouissance dans les replis du cer-
mot. Cet art se fonde sur deux choses essen- veau. L’IRM est la dernière mouture du rêve
tielles : les lieux et les images. « Les lieux sont ancestral de localiser la jouissance. Mais
les tablettes de cire sur lesquelles on écrit ; les d’après ce que m’a dit le chef du service d’IRM
images sont les lettres qu’on y trace », disait d’un grand hôpital parisien à qui on suggérait
Cicéron. Les Cells sont lieux et images. de baiser dans sa machine, l’image dans le cer-
veau ne sera guère différente de celle qui peut
L’art de la mémoire aura été capital avant l’in- se former quand on se fait griller un steak ou
vention de l’imprimerie. Ce serait la façon quand on joue au ballon.
d’inscrire le souvenir hors des livres, sans les
livres, qui sont les lieux de mémoire des Localiser la jouissance, l’art de L. Bourgeois
paroles. Mais chez L. Bourgeois, la mémoire prend au fond la place de la science en fixant
est celle des corps. Aussi, elle ne s’inscrit sur un lieu : la Cell. Mais ce sont des lieux de
aucune page mais dans la matière. Fer, tissus, mémoire d’une jouissance, l’espace de souve-
bois, pierre, la mémoire des corps s’inscrit nirs d’émotion, de douleur, de plaisir, d’une
dans la matière. Le souvenir de la jouissance mémoire du corps, de la chair. Ce qui échap-
dans un théâtre des matières. Cells et Rooms pe à la science, ce qui n’appartient qu’au sujet.
sont la mémoire visible des douleurs et des bon- Ces chambres ne sont pas des lieux de la ren-

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Gérard Wajcman

contre intime des corps. Les corps ne s’y ren- l’envers de l’extase mystique, je me rends
contrent tout simplement pas. Ces cellules compte que l’idée d’un envers est l’interpréta-
sont habitées par les fantômes des corps. Les tion que donne Freud de l’arc hystérique. Il
lits sont vides. Ou réduits à leur squelette métal- voit dans ce corps renversé une posture de
lique mangé par la rouille. Seul comme dans « déni » de la « posture appropriée à la relation
une cellule. Ou comme sur le divan du psycha- sexuelle » [Considérations générales sur l’attaque
nalyste, qui est un lit à une place et sur lequel on hystérique, 1909].
s’allonge tout seul, que pour parler, évidem-
ment, pas pour jouir. Les Cells seraient comme Dans ce qui se dessine chez L. Bourgeois d’une
le cabinet du psychanalyste, des chambres histoire du corps moderne, je ne voudrais pas
d’écho des douleurs et des jouissances, mais à la manquer de dire que dans le fil de L. Bourgeois,

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différence du cabinet du psychanalyste, les lieux j’ai rencontré récemment une autre version
de mémoire de L. Bourgeois sont des lieux sans remarquable de la Sainte Thérèse du Bernin.
parole, où on ne raconte pas, qui ne racontent Dans le dernier film de Tarantino, Death Proof,
rien – qui montrent. sorti en France sous le titre Boulevard de la
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Mort. Dans une scène de la seconde partie du


Mais la science, la technique, la médecine sont film, une jeune femme, Zoe, accomplit ce
présents dans ces Cells. C’est le lieu de la ren- qu’elle nomme « la bôme », qui consiste à s’al-
contre des corps avec le monde de la modernité. longer sur le capot d’une voiture roulant à toute
vitesse. Ce serait l’extase hypermoderne, d’une
Cell (Arch of hysteria), est le lieu de la ren- femme en corps à corps direct avec la machine.
contre du corps avec le monde moderne. On Jouissance sans lit et sans mec. L’extase ramenée
pourrait, à certains égards, dire que c’est la à l’extase de l’objet, avec le « dard en or » de la
figure moderne de la Sainte Thérèse du Bernin, machine, sorte de jouissance futuriste d’un
qui est à Rome, dans la chapelle Cornaro de corps couché sur le capot brûlant d’une Dodge
Santa Maria Della Vittoria. Elle aussi s’expose Challenger 1970 blanche avec moteur
dans une sorte de cell, d’espace clos ordonné FourForty lancée à 150 à l’heure. Une belle voi-
comme un théâtre des regards. Arch of hysteria, ture, ça sert à quoi ? Pas question de faire
c’est sainte Thérèse au temps de la science, de comme les hommes, de la garder pieusement
la médecine, de la technique. C’est-à-dire dans le garage afin d’éviter toute rayure, de pas-
qu’elle se présente comme l’envers de la Sainte ser son temps à la contempler et à la faire relui-
Thérèse du Bernin : à la place de la chapelle, re. Pour une femme, la voiture c’est juste un
une cellule sordide, à la place d’une femme, truc bon à s’envoyer en l’air. L’objet n’est là que
un homme, à la place de la lumière, l’obscuri- pour en jouer, en jouir. La voiture comme sex-
té, à la place de l’extase, la douleur, la violen- toy. L’objet déshabillé de toute aura. Juste une
ce, à la place de l’or, l’acier et la fonte (mais tonne de métal hurlant. Zoe, c’est la fille de
comme Bernin, L. Bourgeois utilise du bron- L. Bourgeois – ou Tarantino son fils.
ze), à la place de l’ange, la machine, à la place L. Bourgeois accomplit ce qui peut-être n’avait
de la flèche mystique, du « dard en or » qui jamais été vraiment accompli : exposer dans une
transperce le corps de la sainte un soir d’avril œuvre le plus intime de la vie d’une femme.
1560, une lourde scie mécanique. Par-delà À mes yeux, L. Bourgeois ne fait en rien une
même la médecine et Charcot, un corps saisi, œuvre de dénonciation. Elle fait autre chose :
possédé par la science et la technique, pas par elle substitue la monstration à la dénoncia-
Dieu. Quand je dis que Arch of Hysteria est tion. C’est une tâche d’artiste, pas de militan-

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Smoking gun

te. Ce qui ne réduit en rien la portée politique Elle pourrait sortir de la dernière séance de
de son œuvre. Au contraire. Elle montre l’im- chez son psychanalyste. Elle sort plutôt de son
posture du monde, et elle rit. Le rire, c’est la atelier. C’est là où elle a son usine de démon-
voie entre l’illusion captive et la dénonciation tage des semblants. C’est là où elle se soigne.
idéologique, l’illusion de la liberté.
Finalement, tout ce que j’aurai réussi à faire,
C’est aussi ce sur quoi ouvre la psychanalyse. c’est démontrer que Louise Bourgeois n’a
absolument pas besoin d’un psychanalyste.
L. Bourgeois le sait, et elle le montre : le
comique loge dans le phallus. François Gérard Wajcman*
Regnault ne manquerait pas de dire qu’Aristote

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est tout à fait d’accord avec elle, que le
Remerciements sincères, à Marianne
comique, c’est le phallique, c’est-à-dire quelque
Alphant, directrice des Revues parlées, et à
chose qui est coextensif à l’espèce humaine et
Marie-Laure Bernadac, commissaire, avec
qui est supposé faire rigoler parce que c’est un
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Jonas Storsve, de l’exposition « Louise


objet pompeux qui se gonfle et puis qui se
Bourgeois » organisée par le Centre
dégonfle. L. Bourgeois dresse le théâtre du
Pompidou en collaboration avec la Tate
phallus et des pères, le théâtre du pouvoir. C’est
Moderne. Colloque tenu le 16 avril 2008.
le théâtre de Guignol. Et elle rigole parce qu’el-
le se tire avec Guignol sous le bras.

* Gérard Wajcman est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.

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Smoking gun

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Smoking gun

« J’écris parce que nous avons vécu ensemble, Claude Lanzmann, lui reprochant de donner
parce que j’ai été parmi eux, ombre au milieu consistance imaginaire à l’irreprésentable, à
de leurs ombres, corps près de leurs corps ; l’inverse du choix que lui-même a fait avec
j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque Shoah : le récit le plus nu possible, recueilli de
indélébile et que la trace en est l’écriture. » témoins directs exclusivement, sans images et
Georges Perec. W, ou le souvenir d’enfance sans représentation fictionnelle. Mais le choix
de Cl. Lanzmann est le sien. Les journaux
J’avais acheté ce livre1 il y a plusieurs mois quant à eux évoquaient volontiers ce livre
durant lesquels il est resté sur ma table de comme l’illustration de la thèse de « la bana-
nuit. Il me regardait, chaque soir et chaque lité du mal ». Or, en un sens ou en un autre,
matin. Ma retenue à le lire répondait au dis- cette expression est généralement mal com-
cours courant qui se tenait dans les médias sur prise depuis qu’Hannah Arendt l’a employée
son contenu. J’étais sensible aux critiques de à propos d’Adolf Eichmann, lors du procès

1. Cf. Littell Jonathan, Les bienveillantes, Gallimard, 2006.

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Philippe De Georges

de celui-ci qu’elle suivait comme correspon- Qu’il y ait, à la lecture des Bienveillantes une
dante de presse2. Certains ont voulu réduire ambiguïté concernant le point de vue de l’au-
l’opinion d’H. Arendt à une banalisation du teur est une évidence. Elle est nourrie par ce
crime, là où elle entendait faire valoir le fait qui se passe chaque fois que le narrateur d’un
qu’Eichmann n’était certainement pas un livre est en même temps le personnage princi-
monstre, un être exceptionnellement inhu- pal et parle à la première personne. Cet artifi-
main et pervers, mais un homme banal et ce d’écriture a pour effet une psychologisation
entièrement responsable de ses actes commis du propos dont on connaît le paradigme avec
en toute connaissance de cause et sans aveu- La recherche du temps perdu de Marcel Proust.
glement passionnel. Pour elle, ce qui habite Le brouillage y est d’autant plus fort que le
Eichmann a son répondant dans tout héros s’appelle Marcel…Écouter quelqu’un

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homme, au titre où « l’homme a créé le qui s’adresse à nous et qui dit « Je » prête à
Diable à son image », comme le dit identifier l’auteur au personnage, mais prête
Dostoïevski. aussi à ce que le lecteur s’identifie aux deux.
Ce qui fait le crime, c’est l’acte ; ce n’est ni Dans le cas de Jonathan Littell, on sait par ses
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l’intention, ni la fantaisie, ni la tendance. confidences, d’ailleurs fort rares, que son


Enfin, ce qui me retenait était aussi ce qu’on expérience récente l’a amené à côtoyer
me disait de la thèse de l’auteur : si vous avez nombre de tortionnaires lors de missions
la chance de vivre dans un pays en paix et de humanitaires en Bosnie et en Tchétchénie et
ne jamais vous trouver dans les conditions qui qu’il en a retiré la conviction que les hommes
ont été les miennes, bénissez votre sort. Il y a les plus ordinaires et communs peuvent s’avé-
en ce moment beaucoup de débats sur le rer être des criminels de guerre quand l’occa-
déterminisme : il y a ceux pour qui notre des- sion se présente. Ce constat l’a conduit à sou-
tin est conditionné mécaniquement par nos tenir, en marge de la réception de son livre et
gènes, des gènes qui constituent notre « iden- des prix littéraires qui l’ont couronné, que les
tité ». Il y a ceux pour qui l’histoire et les évè- éléments psychologiques sont insuffisants à
nements font destin. Les uns et les autres ont expliquer le crime de masse et l’adhésion d’un
le même dessein éthique : forclore la respon- peuple dans sa grande majorité à une entrepri-
sabilité du sujet, sa possibilité de choisir, son se génocidaire. Or, c’est bien ce qu’a été la situa-
engagement dans ses actes, et donc la nécessi- tion de l’Allemagne, basculant en quelques
té qu’il ait à en rendre compte. années de l’aimable République de Weimar à la
Or, cette thèse est en effet clairement exposée démence du Troisième Reich. Hormis quelques
par le narrateur, qui est le personnage central, opposants, et la frange de psychopathes trou-
mais qui n’est en rien le porte parole de l’au- vant dans la guerre l’alibi commode de leurs
teur ni l’auteur lui-même. Le livre commence penchants pervers, c’est bien de la participation
sur la prétention du narrateur, de nous racon- de l’homme de la rue et de Monsieur-Tout-Le-
ter « comment ça s’est passé ». Mais tout, à Monde à une entreprise meurtrière dont il
commencer par le fait que ce soit un récit à la s’agit de rendre compte.
première personne, nous prévient de sa mau-
vaise foi nécessaire : ce sera sa version. Et c’est Enfin, j’ai lu le livre qui m’attendait, selon le
exactement ce qu’on peut appeler le plaidoyer principe qu’il faut bien tôt ou tard accepter le
pro domo de la canaille. rendez-vous des fantômes qui nous hantent,

2. Cf. Arendt H., Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, Gallimard, 1966.

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Smoking gun

ou comme le dit Aragon, « aller où le défi de celui de notre Europe, autrement. Il le traite
l’ennemi m’invite ». J’indiquerai, non sans au XXIe siècle avec la crudité qui marque ceux
tristesse, que son style et son mode d’écriture de ce temps. Il renoue en effet avec les formes
ferment comme une parenthèse ce qui a les plus classiques du roman et particulière-
animé des décennies durant les écrivains de la ment avec la veine épique du XIXe, russe plus
génération de la guerre, ceux dont le souci de que français, constituant une fresque histo-
la lettre et du travail sur le signifiant était une rique qui oblige à le comparer à ce que fut,
façon de se vouer à l’écriture de l’impossible. après un autre séisme historique, Guerre et
Chez Maurice Blanchot comme chez tous Paix, de Toslstoï. Nous laisserons de côté l’as-
ceux du dit « Nouveau Roman », c’était une pect littéraire du roman, qui à bien des égards
exigence et une façon de distance, comme se veut inactuel, au sens où il prétend à la

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une nécessité d’inscrire dans la structure du force du mythe, comme en témoigne le titre
texte, le tracé de la lettre, pourrait-on presque en lui-même : Les « bienveillantes » est un
dire, que le désastre avait eu lieu et que nous nom euphémistique des Érinyes, des divinités
en étions les témoins et les survivants. de la vengeance qui traquent les Atrides tout
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Jonathan Littell se reconnaît comme maîtres au long du cycle de l’Orestie, chez Eschyle. La
en écriture, Bataille, Blanchot et Beckett. tragédie antique est le fond sur lequel le livre
Cette affirmation est paradoxale, car il n’a de Littell s’inscrit comme un remake, une
aucune de leurs préoccupations stylistiques : variante.
ce qui prime pour lui est le récit. Il prend le Laissons ce terrain4, par ailleurs essentiel mais
contre-pied de tout ce qui fonctionne sur qui nous éloigne de nos préoccupations et
l’épuisement et le suspend de la narration. Le revenons à notre question initiale : tout ce
désir qu’une œuvre suscite dépend pour lui de livre dit le contraire de ce discours en inno-
l’aspect narratif. C’est à Georges Perec que j’ai cence, en fatalité du sort, que tient
fait appel, en exergue. Pour lui comme pour l’Obersturmführer Aue. Max Aue, héros de
les auteurs du Nouveau Roman, il était alors cette fresque épique qui est tout, sauf un
impossible de faire autre chose que de se livrer homme banal !
à ce « ressassement », d’avoir recours à ce Notons, bien sûr, que celui-ci est un person-
mode de dire « blanc » qui faisait en creux nage de fiction et que pour une part, à travers
« signe de l’anéantissement », « reflet d’une les outrances des situations qu’il vit, il est
parole absente à l’écriture » : « L’indicible n’est presque une figure allégorique du national-
pas tapi dans l’écriture, il est ce qui l’a bien socialisme et de ses agents. Mais il nous est
avant déclenchée3 ». Blanchot n’a pas fait dépeint comme un sujet, qui donne page 812
autre chose, de « L’écriture du désastre » à la la clef de sa structure, en évoquant « une fan-
fulguration autobiographique de « L’instant tasmagorie saisissante, la vision démente
de ma mort ». d’une parfait autarcie coprophagique […] sans
Littell est d’une autre génération. La même pertes et sans traces ». Cet homosexuel per-
histoire pèse sur lui, sur sa famille et sur ceux vers se montre tout au long de son récit hanté
de sa race. Mais il traite ce problème, qui est par un pousse-à-la-femme qu’il relie à sa fixa-

3. Pérec G., W ou le souvenir d’enfance, Denoël, 1975. Dans la réédition de Gallimard, L’imaginaire, p 63.
4. Il y aurait cependant beaucoup à dire, notamment à partir de remarques faites par l’auteur dans ses rares inter-
views. Je note ainsi deux formules : « Je ponctue non pas grammaticalement mais rythmiquement. » Ou bien à
propos de la dernière phrase du 1° chapitre, Toccata : « C’est un écho que j’entendais dans l’oreille au moment où
je l’écrivais. »

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Philippe De Georges

tion libidinale à son « unique amour » : sa liste, « notre Weltanschauung », que ne nuan-
soeur jumelle. Ce qui le hante est ainsi le désir ce que son carriérisme opportuniste et sans
forcené de la posséder encore, ou de s’identi- scrupule. Il est agent zélé de la destruction
fier totalement à elle. La source de cet atta- froide, objective et massive de l’Autre.
chement est un authentique inceste phila- Canaille, il évacue totalement toute culpabili-
delphe dont il donne le motif en évoquant té concernant sa conduite. La seule réserve à
une fantaisie sexuelle où ils échangent leurs cette forclusion de la faute vient de la culpa-
vêtements et leurs rôles sexuels, « jusqu’à ce bilité non subjectivée qui lui revient par ses
que toute différence s’efface ». Cette sœur est petits autres, et fait retour par exemple à tra-
elle-même aussi un personnage mythique, qui vers les remarques de sa sœur : nous boirons
se nomme Una, et semble avoir mis au la coupe jusqu’à la lie, nous allons payer hor-

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monde deux jumeaux, fruits de leur amour. riblement. Il y consent. Le seul moment où il
L’insistance de la gémellité et de l’inceste se dénonce l’abjection du crime, il le fait en en
noue avec la fixation constante aux figures du rejetant la responsabilité sur ses semblables
double et du même. L’éditeur aurait voulu, dont il critique l’erreur de calcul. Il y aurait eu
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selon Littell, que le livre s’appelle « Frères en effet une gestion possible plus efficace de
humains ». L’expression – jaillie de La com- la déportation et des camps, l’esclavage sélec-
plainte de Rutebeuf – est en effet l’incipit du tif de masse étant plus profitable que l’élimi-
livre. Mais Littell n’entretient aucune illusion nation, de la même façon que la chambre à
sur l’essence de la fraternité humaine : c’est gaz est plus propre et plus rationnelle que les
Abel et Caïn et le crime toujours renouvelé ! exécutions à la chaîne. Notons, pour ne pas
L’auteur caractérise ainsi le national-socialis- paraître caricatural que le personnage central
me comme une institution sociale dominée dénonce le sadisme de certains tortionnaires,
par la passion du même et la haine de toute sadisme qui lui est totalement étranger, rien
altérité. D’où, page 802, une phrase mise ne justifiant de mêler la jouissance personnel-
dans la bouche d’Una, double du sujet com- le perverse à la gestion méthodique d’une
mentant le projet antisémite, phrase formulée tâche historique.
par Hitler lui-même : « tuer le juif en nous5 ». À la fin du récit, Aue est rattrapé par les deux
Cette haine de l’Autre conduit Aue à être personnages grotesques, les deux clowns qui
doublement parricide, dans le plus total ne cessent de le traquer à propos de son par-
« refoulement » de l’acte, un je n’y suis pas ricide. Ces avatars d’un surmoi diffracté et
que traduit l’amnésie du moment critique. obscène ressurgissent chaque fois qu’on les
Quant au père, il nous est indiqué comme oublie pour incarner quelque chose de la cul-
carent, absent, mais idéalisé. Ses clones mons- pabilité que le « héros » rejette. Ce qui est for-
trueux en dessinent toutefois la figure : un clos revient dans le réel, mais ici non pas sous
assassin jouisseur et sadique. la figure du Commandeur, mais sous une
forme grandguignolesque ou ubuesque. Ces
Tout le récit fait par Maximilian Aue à la pre- deux flics minables mais acharnés dans leur
mière personne montre son engagement traque sont la forme postmoderne de ce qui
total, renouvelé à chaque instant, dans son donne son titre au roman : ce sont « Les bien-
crime répétitif. Il est résolu dans son adhésion veillantes », Euménides pour ne pas dire Éri-
pleine et entière à l’idéologie nationale-socia- nyes. Autrement dit, c’est la farce grinçante

5. Cf. Zaloszyc Armand.,Le sacrifice aux dieux obscurs, Z’Editions, janvier 1993.

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Smoking gun

qui donne à tout le texte sa dimension pro- « l’humanité se nie elle-même ». Du siècle où
prement mythique : on ne sort ni du cauche- il est né, l’énigme est pour lui double : elle
mar sans fin qu’est l’histoire, ni de nos misé- tient dans le massacre de masse, et dans le
rables destinées qui font de nous d’in- racisme.
avouables Atrides.
Que veut Littell ? De quoi traite-t-il, sinon du « Autrui, comme prochain, est le rapport que
mal, pris dans sa forme radicale, absolue et je ne puis soutenir et dont l’approche est la
extrême ? Ce n’est pas sa banalité, qu’il décrit, mort même. »6
mais son essence même, humaine à ce
moment précis où, comme le dit Blanchot Philippe De Georges*

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6. Cf. Blanchot M., L’écriture du désastre, nrf,


* Philippe De Georges est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.

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