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Revue d'histoire de la pharmacie

Le traité sur la thériaque d'Ibn Rushd (Averroes)


Joëlle Ricordel

Abstract
Ibn Rushd' s treatise on theriac
Averroes inherited a long tradition about theriac. He examined its nature, quality and utilization as an antidote of poisons or
venoms and as a treatment of diseases. He stated that if the electuary, as antidote, was beneficial to the patient and to the
physician, it might be dangerous as a regular and repeated medication of desease since it could transform the human nature
and render it poison-like. Averroes 's purpose was to analyse the advantages and drawback of theriac. He aimed at inducing
physicians to more caution. He conducted a medico- philosophical and ethical reflexion on the validity of the medication and he
advised against its prophylactic use.

Résumé
Le traité sur la thériaque d'Ibn Rushd (Averroes)
Héritier d'une longue tradition, Averroes examine la nature et la qualité de la thériaque et considère son utilisation comme
antidote des poisons et des venins ainsi que comme traitement des maladies. D indique que, dans le premier cas, son
administration est bénéfique pour le malade et pour le médecin et que, dans le second cas, elle peut s'avérer dangereuse si elle
est régulière et répétée. L' électuaire peut alors, en effet, transformer la nature humaine et la rendre semblable à la nature des
poisons. Averroes a pour propos d'analyser avantages et inconvénients de la thériaque, incitant le médecin à la prudence. Il
mène une réflexion médico-philosophique et déontologique sur le bien-fondé de la médication dont il déconseille l'emploi
prophylactique.

Citer ce document / Cite this document :

Ricordel Joëlle. Le traité sur la thériaque d'Ibn Rushd (Averroes). In: Revue d'histoire de la pharmacie, 88ᵉ année, n°325, 2000.
pp. 81-90.

doi : 10.3406/pharm.2000.5039

http://www.persee.fr/doc/pharm_0035-2349_2000_num_88_325_5039

Document généré le 07/01/2016


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Le traité sur la thériaque

d'Ibn Rushd (Averroes)

par Joëlle Ricordel *

L'étude du traité sur la thériaque d'Ibn Rushd l et les conceptions


médico-philosophiques de l'auteur seront abordées après quelques rappels
sur la médication elle-même, sur son origine, sa conception et son évolution
à travers ce qu'en ont dit quelques savants de la sphère arabo-musulmane.
La thériaque est née dans le monde grec. À quelle époque et comment
a-t-elle été connue et utilisée dans le monde musulman ? Il convient de
rappeler ici qu'un intense mouvement de traduction des textes antiques de
Grèce, de Perse et de l'Inde s'est développé très tôt en Orient musulman. Né
principalement à l'instigation des califes, il a essentiellement concerné les
sciences dites « anciennes » répondant aux préoccupations philosophiques et
scientifiques des penseurs arabo-musulmans. Le plus célèbre représentant
de ce mouvement est Hunayn Ibn Ishak 2 qui vivait à Bagdad au IXe siècle.
Dans un ouvrage personnel intitulé le Livre des questions sur la médecine 3,
Hunayn indique que les animaux qui mordent s'appellent en grec tirîyûn et
que le terme thériaque en a dérivé.
Au Xe siècle, Ibn Djuldjul 4, médecin à Cordoue, capitale du Califat
musulman d'Occident, écrit 5 pour sa part que tiryâk vient de l'association de
deux termes grecs : tyrya, animal venimeux, et qâ, plante létale. Il s'agit donc
d'un médicament utile contre les animaux venimeux et les plantes mortelles.
La thériaque 6 serait née à l'instigation de Mithridate, roi du Pont au
IIe siècle avant JC. Il imagina de boire, chaque jour, des poisons « pour les

Communication présentée lors de la réunion du Club d'histoire de la chimie - Société française de la chimie
le 25 juin 1999

* 1 rue Duvergier, 75019 Paris


REVUE D'HISTOIRE DE LA PHARMACIE, XLVm, N° 325, 1er TRIM. 2000, 81-90.
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rendre inoffensifs par l'accoutumance » comme le raconte Pline l'Ancien


dans son récit.
Avant lui, Nicandros de Colophon, dans deux textes importants, écrits en
vers - Alexipharma et Theriaca - avait dressé la liste des animaux venimeux
et des substances létales, de leurs actions et de leurs contrepoisons.
Si l'idée originale a pu venir de Nicandros, c'est Mithridate qui semble
être le premier à avoir réalisé une médication offrant à l'homme une
immunité quasi totale grâce à l'absorption de doses constantes, mais infimes, de
poisons. Mithridate testait les substances mortelles et les antidotes sur des
animaux et des condamnés à mort.
Après lui, Andromacus de Crète 7, médecin de Néron, a amélioré la
formule. Son apport personnel est d'avoir introduit de la chair de vipères parmi
les différents constituants de la thériaque.
Enfin, Galien 8 a formalisé la recette en essayant de l'ordonner et en
divisant le nombre total des ingrédients, entre 65 et 75 selon les textes, en sept
groupes affectés chacun d'un nombre correspondant aux poids de chaque
ingrédient participant de ce groupe. Galien aborde le sujet de la thériaque
dans plusieurs ouvrages majeurs. Je ne citerai ici que le De Antidotis et deux
petits traités consacrés entièrement à ce sujet. L'un de ceux-ci est adressé à
Pamphilianus mais est vraisemblablement apocryphe, l'autre a été rédigé à
l'intention de Pison et fut traduit dès le IXe siècle en arabe 9.
L'idée d'une utilisation de la thériaque pour lutter contre les maladies s'est
associée à celle de son emploi contre les venins et les poisons, d'où la
multiplication des substances entrant dans sa composition. Ainsi que le dit
Hunayn : « la thériaque est le meilleur des remèdes composés. Elle guérit des
poisons et substances mortelles et aussi des maladies après leur venue. Elle
protège le corps contre ce qui vient de l'extérieur mais aussi contre ce qui
naît à l'intérieur. Elle agit par anticipation contre ce qui pourrait naître dans
le corps » 10. Hunayn nous présente donc le double avantage de la thériaque :
thérapeutique et prophylactique.
Dans l'ensemble des textes traduits en arabe, les écrits grecs sont
majoritaires et vont fortement influencer la pensée des médecins du monde arabo-
musulman. Ceux de Galien, en particulier, constitueront la référence
principale pour ce qui a trait à la thériaque.
Cependant le monde grec ne constitue pas l'unique source d'information.
Ainsi, provenant de l'Inde le Livre des poisons et des thériaques de Shânak n
fut traduit du sanscrit en arabe. Dans les cinq hvres que constitue son ouvrage,
Shânak décrit tous les poisons, les façons de les détecter, les signes curieux
des breuvages ou nourritures, vêtements et tapis empoisonnés, les
symptômes révélateurs et les antidotes.
LE TRAITÉ SUR LA THÉRIAQUE D'IBN RUSHD 83

Forts de cet ensemble de versions, les auteurs arabo-musulmans ont


élaboré leurs propres conceptions de la thériaque dont les recettes ont varié
quant au nombre des substances entrant dans la composition. Certaines
théories, comme celles d'Ibn Wahshiyya et d'Ibn Sînâ (Avicenne), ont établi une
relation entre les humeurs du corps et les poisons. D'après les principes
émanant d' Hippocrate et de Galien, l'état de santé est l'équilibre dans le corps
des quatre humeurs : la bile noire, le phlegme, la bile jaune et le sang.
Le désordre causé par les poisons est expliqué par le trouble occasionné
Çarmi les humeurs du corps. Un poison peut en effet « tuer les humeurs ».
A la théorie des humeurs s'ajoute celle des degrés qui fait varier l'intensité
de la qualité des substances sur une échelle allant de un à quatre, et Avicenne
dit qu'« au degré 4 se produit la destruction ou la mort du tissu. C'est ce
degré qu'engendrent les poisons qui sont mortels par toute leur
substance » 12.
En ce qui concerne les ingrédients, leur nombre est variable de quelques-
uns seulement à soixante-dix, voire soixante-quinze. L' Andalou Ibn Djuldjul
indique que la formule donnée par Galien comprend soixante-dix substances
mais celle qu'il détaille en comprend soixante-quinze. La thériaque
comprend des substances simples et des substances composées. Les premières
sont majoritairement d'origine végétale mais on trouve également, en
moindre nombre, des substances minérales ou animales. Les secondes sont
au nombre de trois. Ce sont les tablettes de chair de vipères, les tablettes de
scille et les pastilles d'Andros. La préparation des tablettes à base de chair de
vipères doit respecter certains critères quant au choix de l'espèce de vipère,
de son habitat, de la période de chasse et de la préparation de l'animal et des
tablettes séchées dans lesquelles entre la chair cuite. Ainsi, dans Al-Andalus,
il convient de chasser la vipère au mois de juin 13. Celle-ci doit vivre dans des
lieux secs et sablonneux, se nourrir de plantes aromatiques et parfumées
comme le fenouil. Elle doit être vivante au moment de la capture mais aussi
au moment de sa préparation qui consiste d'abord à lui couper la tête et
l'extrémité caudale, à la dépouiller, à l'éviscérer, puis à faire cuire la chair qui,
associée à d'autres ingrédients, sera séchée à l'ombre et découpée en
tablettes. Le but de la chair de vipère, dit l'auteur arabe al-Mag^usî, est « que
cette chair se dirige vers l'endroit du poison qu'elle absorbe et assèche » 14.
Parmi les autres substances composant la thériaque, le miel mérite d'être
mentionné car il y entre pour une part importante. Son rôle est à la fois d'être
antiseptique et de donner à la thériaque sa consistance d' électuaire. On peut
citer également le vin dont l'utilisation pose parfois un problème particulier
dans le monde musulman, ce qui motivera le paragraphe particulier
qu'Averroes lui consacre dans son traité.
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Les quelques points que nous venons d'exposer sont un raccourci qui ne
laisse pas apparaître la complexité du sujet. On pourrait disserter longuement
sur ce thème aussi bien pour ce qui concerne les « inventeurs » des premiers
antidotes et premières thériaques, sur la composition, l'utilisation, le temps de
vieillissement, etc. Gilbert Watson I5, dans l'ouvrage qu'il a consacré à ce
seul sujet, ne peut lui-même tout expliquer ni tout détailler. Nous nous
appliquerons seulement, à travers le traité qu'il a rédigé sur la thériaque, à suivre
le raisonnement d'Ibn Rushd, Averroes pour les Latins.
Ibn Rushd est andalou. Nous venons de célébrer, au mois de décembre
1998, le huitième centenaire de sa mort. Il est né à Cordoue, en 1126, dans
une famille de juristes. Il acquiert lui-même cette formation en même temps
que celle de médecin mais c'est avant tout un philosophe. La dynastie almo-
hade, venue du sud du Maroc règne alors sur Al-Andalus. Cette dynastie, très
intransigeante et rigoriste sur le plan religieux, a pour but déclaré de
restaurer l'unité du territoire andalou face à l'avancée des Chrétiens qui
conquièrent peu à peu les cités musulmanes. Ibn Rushd va mettre sa science au
service des trois premiers souverains almohades. Il exercera ses fonctions de
juriste en tant que Cadi de Seville puis se verra confier la charge de Grand
Cadi de Cordoue. En 1182, il assumera aussi les fonctions de médecin
personnel du souverain almohade Ya'kub Yûsuf puis servira le troisième
souverain de la dynastie Ya'kub al-Mansûr. En 1195, soit trois ans avant sa mort,
celui-ci le fera dépouiller de ses dignités et le reléguera dans une petite
localité andalouse, Lucena, avant de le rétablir, deux années plus tard, dans ses
prérogatives et de le rappeler auprès de lui. Les raisons de ces sanctions sont
vraisemblablement d'abord d'ordre politique et religieux. Ibn Rushd est mort
à Marrakech, à peine un an après son retour en grâce.
Ibn Rushd est avant tout un philosophe et c'est à ce titre qu'il est justement
célèbre. Au plan médical, on pense qu'il a peu pratiqué la médecine. Son ouvrage
principal al-kulliyât 16, traduit en latin sous le titre le Colliget, livre des
généralités médicales, reste avant tout très théorique. Il en entreprit vraisemblablement
la rédaction à la demande de son ami, le médecin andalou Ibn Zuhr (Avenzoar).
Il est également auteur dans ce domaine d'un commentaire du poème sur la
médecine d'Avicenne 17 et de différents commentaires des textes de Galien.
Enfin, il a rédigé un Discours sur la thériaque dans lequel il expose ses propres
conceptions sur le bien-fondé de l'utilisation de la médication.
Dans ce court traité, Ibn Rushd répond à une demande qui lui a été faite
« d'établir de quelle façon s'est construit le raisonnement médical, ce qu'en
ont dit les médecins vivant là où la thériaque était employée et quelles en sont
les utilisations ».
Ibn Rushd se place donc sur un plan théorique. Nous ne trouverons pas
dans ce texte une recette, une formule pour composer une thériaque. La liste
LE TRAITÉ SUR LA THÉRIAQUE D'IBN RUSHD 85

des ingrédients, les quantités de chacun d'eux, le mode de préparation sont


considérés comme des données connues. Ibn Rushd n'y revient pas.
Il ne ressort pas à la lecture du texte qu'il ait préparé l' électuaire ni qu'il
l'ait utilisé. Ses informations sont orales et surtout livresques. Les premières
ont été recueillies auprès de ses contemporains et des médecins traitant les
princes. Pour les secondes, il se fonde sur les écrits des médecins qui l'ont
précédé, « les meilleurs d'entre eux » dit-il. Parmi ses sources figurent
principalement parmi les grecs, Galien et parmi les auteurs arabo-musulmans,
Ibn Sînâ et Al-Madiusî. Sur chaque point analysé, il rapporte les propos
antérieurs, les discute, voire les critique puis donne son avis personnel.
Son discours touche principalement aux questions suivantes : pourquoi
avoir « inventé » la thériaque ? pourquoi avoir transformé sa formule de
simple antidote en une formule plus complexe permettant de traiter aussi les
maladies ? quand l'usage de la thériaque est-il bénéfique pour la santé ?
quand son emploi est-il fondé ? Il ajoute ensuite un commentaire sur la
posologie, l'usage du vin et sur l'âge de la médication.
Le premier problème discuté par Ibn Rushd est de savoir dans quel but fut
confectionnée la thériaque. Le but initial était de guérir des venins et des
poisons végétaux mais surtout, dit-il « des venins des animaux ».
Deux avantages prévalent à la fois pour le médecin et le malade. Si la cause
de l'empoisonnement est inconnue, la prescription est facile pour le médecin
et il n'y a pas de sources d'erreurs pour le malade. Si le poison est connu mais
que l'on ne dispose pas du médicament adapté, l'emploi de la thériaque
permet de ne pas retarder la thérapie et d'éviter ainsi une issue fatale.
Galien est cité par Ibn Rushd et il est vrai que si l'on se rapproche du texte
de Galien, la Thériaque à Pison 18, on retrouve les mêmes notions. Galien
écrit par exemple, aux sujets des Anciens : « quand ils ont pensé aux bêtes
nuisibles et à leurs piqûres et au fait qu'elles étaient mortelles et qu'ils ont
pensé aux médicaments mortels et aux natures humaines qui sont différentes,
ils ont vu qu'à chaque organisme s'adaptait un médicament et ils ont à cause
de cela multiplié les drogues qui composent la thériaque [. . .] La thériaque est
utile car il peut arriver que certaines personnes prennent une drogue qu'elles
ne connaissent pas et que cela les tue ou qu'une bête inconnue les morde et
qu'elles en meurent ».
Ibn Rushd est donc dans la tradition galénique mais il va plus loin. Il se
demande si la thériaque est aussi efficace sur un poison que le serait le
médicament spécifique de ce poison.
Ce problème appelle de la part d'Ibn Rushd, une réflexion préalable sur
l'évaluation de la qualité des drogues simples entrant dans la préparation
d'un médicament composé. Il s'agit de savoir si une substance simple garde
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sa force et ses propriétés lorsqu'elle se trouve mélangée à d'autres


substances.
Deux thèses se sont opposées dans le monde musulman sur ce point. L'une
d'elles a été soutenue par le médecin et philosophe Al-Kindî 19 et reprise,
dans Al-Andalus, par Ibn Biklârish 20. D'après ces auteurs, un médicament
composé est l'accumulation des forces et des qualités de chaque simple
entrant dans la préparation. Ibn Rushd est le représentant de la seconde
tendance. Il est dans la lignée de ce que dit Galien qui prétend que, lors d'une
association, la qualité du simple peut se modifier. Dans la Thériaque à Pison,
Galien écrit en effet : « Il faut que tu saches que les médicaments, quand tu
en mélanges certains avec d'autres, transforment leur qualité simple. Ils ne
restent pas dans leur état premier mais une force bénéfique dérive de ce qu'il
y a entre eux. » Il dit encore : « C'est ainsi que tu peux comprendre ce qui se
produit pour de nombreux médicaments qui se trouvent dans la thériaque. Ils
restent dans l'état qu'ils avaient mais une force autre que celle des
médicaments simples en dérive. »
Pour ce qui est de déterminer si la thériaque est aussi efficace sur un
poison que le serait le médicament spécifique de ce poison, Ibn Rushd va
opposer raisonnement logique et expérience.
En effet, il est logique de penser que, dans son action sur un poison, la
thériaque est moins efficace que le médicament spécifique :
- premièrement, parce que les médicaments contenus dans la thériaque
peuvent agir les uns sur les autres et certains peuvent s'en trouver affaiblis.
Nous dirions aujourd'hui qu'il y a un effet d'antagonisme ;
- deuxièmement, parce que le médicament spécifique d'un poison se
trouve, dans la thériaque, étendu dans la dose ingérée et ne constitue qu'une
partie de la dose qui en aurait été absorbée s'il avait été pris seul. Nous
pourrions parler dans ce cas d'effet de dilution.
Si chaque partie contient une partie de ce que contient l'ensemble, cet
ensemble s 'étant harmonisé, on pourrait supposer que chaque drogue est
devenue moins forte. Pourtant, et c'est là qu'intervient la seconde partie du
raisonnement d'Ibn Rushd prenant en compte l'importance de l'habitude et
de la pratique, la thériaque guérit tous les maux et la force de la médication
est bien supérieure à celle des composants simples. Peut-être est-ce là, toute
la chimie de la thériaque ou plutôt toute sa magie. Il ressort donc des propos
d'Ibn Rushd que seule l'expérience permet de connaître la qualité d'un
simple lorsqu'il appartient à un médicament composé et qu'il est impossible
de systématiser. Certaines drogues se trouveront renforcées, d'autres
affaiblies du fait du mélange. Par exemple, certains auteurs mentionnent l'ajout
de substances simples comme le lys bleu céleste (ou iris), l'acore ou l'agaric
LE TRAITÉ SUR LA THÉRIAQUE D'IBN RUSHD 87

dans le but d'augmenter la force du remède. Nous parlerions aujourd'hui


d'effet de potentialisation ou de synergie.
Le bien-fondé de l'utilisation de la thériaque contre les venins et les
poisons étant posé, de même que l'estimation de la qualité, c'est-à-dire de
l'efficacité, du mélange, Ibn Rushd s'interroge alors sur ce qui motive
l'utilisation de l' électuaire pour le traitement des maladies. Il faut d'abord garder
présent à l'esprit que la thériaque est une médication chaude. Par conséquent,
elle doit être utilisée contre les poisons dont la nature est froide.
Certaines maladies sont-elles semblables à des poisons et justifient-elles
l'emploi de la thériaque ? La réponse est : oui. Certaines maladies sont des
poisons pour l'organisme lorsque ce sont des maladies de nature froide. C'est
le cas des maladies engendrées par la bile noire et le phlegme, lorsque ces
humeurs sont au degré d'éloignement maximum de leur état naturel. Alors
l'emploi de la thériaque se justifie. La réponse est nuancée si les affections
sont causées par la bile noire ou par le phlegme mais que ces deux humeurs
ne sortent que modérément de l'état d'équilibre. Le traitement par la
thériaque ne se justifie pas dans le cas où les désordres sont dus à la bile jaune
ou au sang.
Comment la thériaque se situe-t-elle par rapport à un médicament et à un
poison ? Le débat vise à préciser si dans le cas des maladies courantes ou
bénignes, il faut prendre le risque de prescrire la thériaque. En effet, la nature
de la thériaque est intermédiaire entre le médicament et le poison, plus forte
que le premier, moins forte que le second.
L'avis d'Ibn Rushd est qu'il est impossible que la thériaque prise de
façon répétitive ne modifie pas profondément la nature de l'organisme
humain. Il se base pour parvenir à ces conclusions sur un raisonnement
logique :

Le poison est contraire au corps humain


Si l'organisme de l'homme ne ressent plus les effets du poison c'est qu'il est
devenu lui-même poison
donc, le poison étant l'opposé du corps humain, cet homme devient opposé à
l'organisme humain
donc il n'est plus un homme
Avec le temps le tempérament de cet homme restera identique aux
tempéraments des poisons. **

À l'argument : « le corps de l'homme n'est pas devenu semblable aux


poisons mais il est à l'extrême degré du contraire des poisons par le fait qu'il agit
sur eux mais qu'ils n'agissent pas sur lui », Ibn Rushd répond que si le corps
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n'est pas devenu poison, il est alors devenu semblable aux médicaments qui
soumettent les poisons. Son avis personnel est que cet état est anti-naturel.
Le problème se pose alors de savoir si la thériaque doit être donnée pour
« préserver la santé », c'est-à-dire de façon prophylactique. Ibn Rushd se
réfère à Ibn Sînâ qui indique que par sa chaleur naturelle la thériaque est
fortifiante. Il s'en rapporte aussi à Galien qui donne l'exemple des rois qui
prenaient de façon habituelle, parfois plusieurs fois par jour, la médication.
La réponse serait donc oui, mais, tenant compte de la nature de la thériaque
entre médicament et poison et de l'aspect anti-naturel de ce traitement, Ibn
Rushd considère que l'emploi de la thériaque de façon préventive et
répétitive est néfaste pour la santé. Il en veut pour preuve que les médecins
traitants des califes ne prescrivent pas à leurs glorieux malades, l'emploi
habituel de la thériaque.
Par ailleurs, Ibn Rushd, en marge de ce mode souhaitable de prescription,
consacre un chapitre au mûrissement et à la péremption de la préparation.
Il rappelle qu'avant quatre ans, l'effet de l' électuaire composé n'est pas
perceptible. La thériaque reste jeune jusqu'à vingt ans, pleinement efficace entre
vingt et quarante ans. Puis son activité commence à décroître et elle ne vaut
plus rien après soixante ans.
Enfin, peut-être en raison du caractère anti-religieux de la place du vin
dans la thériaque, Ibn Rushd traite à part sa justification dans la formule.
L'utilisation du vin était déjà mentionnée dans les textes grecs. Face au
problème du vin, les musulmans ont eu des attitudes variées. Al-Râzî, par
exemple, ne trouve pas d'objection à cet usage. La position d'Ibn Rushd est
que le médecin doit consulter un fakih, docteur de la loi islamique, et
déterminer avec lui la dose licite en se basant sur le texte du Coran. On peut
trouver en effet au verset 119 de la sourate VI « al-anvâm » une indication :
« Il vous a déjà été indiqué ce qui vous était interdit à moins que vous ne
soyez contraints d'y recourir. » Il s'agit donc de réfléchir sur l'utilité de
l'utilisation du vin pour rester en accord avec la lettre du Coran. Cette réserve
d'Ibn Rushd vis-à-vis du vin est, sans doute, à mettre en relation avec la forte
pression religieuse que la dynastie almohade exerçait alors sur les esprits.

En conclusion, il nous semble important d'insister sur l'intérêt de cette uvre


d'Averroès qui s'affranchit du caractère descriptif des modes opératoires de la
thériaque, préparation en grande partie héritée des grecs et largement diffusée,
pour tenter une approche fondamentale et personnelle de son action.
La contribution du savant arabo-musulman est un apport significatif au
raisonnement médical. Aux prémices d'une explication scientifique des effets
thérapeutiques d'une médecine empirique, il ajoute des propositions d'indica-
LE TRAITÉ SUR LA THÉRIAQUE D'IBN RUSHD 89

tions précises. Celles-ci s'opposent à la systématisation d'emploi vers laquelle


on était enclin et raisonnant autant en philosophe qu'en médecin, il bâtit une
sorte de déontologie médicale de prescription. De l'ère de la thériaque
devenue médication quasi universelle protégeant autant le patient que le médecin
des erreurs de diagnostic, Ibn Rushd fait réfléchir le prescripteur sur ce qui est
le mieux pour l'organisme du malade, c'est-à-dire une thérapie réfléchie,
circonstanciée, adaptée à la nature du mal et à celle du malade.
Ainsi, au XIIe siècle, à l'enrichissement déjà considérable de la matière
médicale, s'associe grâce en particulier à ces savants arabo-musulmans, une
meilleure maîtrise de son emploi. Comme dans bien d'autres sciences, les
Arabes ne sont pas contentés de compiler les notions héritées des Anciens et il
convient de leur reconnaître le caractère souvent innovant de leur contribution.

Notes

1. Les propos sur la thériaque d'Ibn Rushd ont été publiés en arabe par C. Anawati, S. Zayed,
Rasa 'il Ibn Rushd al- tibiyya [les traités médicaux d'Averroès], Le Caire, 1987, et par M. Vasquez
Benito, Commentaria Averrois in Galenum, Madrid, Consejo superior de investigaciones Miguel
Asîn, 1984.
2. Hunayn Ibn Ishak (808-877) appartient aux milieux nestoriens deHîra sur le bas Euphrate.
Il vient apprendre la médecine à Bagdad et devient le médecin personnel de plusieurs califes.
Il parle couramment le syriaque et l'arabe, ses langues naturelles, et a fait l'apprentissage du grec.
3. Hunayn Ibn Ishak, Kitâb al-masâ 'il fi al-tibb li-l-mufallimîn, Dâr al-djâmi'ât al-misriyya,
1978.
4. Abu Dâwûd Sulaymân Ibn Hasân Ibn Djuldjul al-Andalusî serait né, en 943-944, à Cordoue
où il aurait vécu. Il a été contemporain des deux plus grands califes omeyyades d'Occident, "abd al-
Rahmân HI et son fils al-Hakam U, calife à partir de 976, dont il fut le médecin personnel.
5. Ibn Djuldjul est l'auteur d'un traité sur la thériaque. Les théories mathématiques qu'il
développent à ce propos ont fait l'objet d'une communication présentée lors de la réunion de la Société
d'histoire de la pharmacie, le 17 mars 1999 par J. Ricordel. Le texte arabe utilisé pour cette analyse
a été publié par I Garijo, Ibn Djuldjul : Makâlafi adwiya al-tiriyâk, Côrdoba, 1992.
6. Sur les origines de la thériaque et son évolution, voir G. Watson, Theriac and mithridatium :
a study in therapeutics, 1966.
7. Ier siècle av. JC.
8. 131- vers 201 ap. JC.
9. Le texte arabe a été édité par Lutz Richter-Bernburg, Eine arabische Version der
pseudogalenishen Schrift de Theriaca ad Pisonem, Gôttingen, 1969. Sur les problèmes
d'authenticité, voir : V. Nutton, Galen on theriac : problems of authenticity, p. 133, in A. Debru,
Galen on pharmacology, Vth international Galen colloquium de Lille, Brill, 1997 ;
A. Touwaide, Galien et la toxicologie, A.N.R.W., II, 37, 2, New York, 1994, 1895-1986.
10. Op. cit., p. 200.
11. S. Hamarneh, « Origins of arabic drug and diet therapy », Physis, 1 1, 1969, fasc 1-4, 267-
286.
12. M. Levey, « Medical arabic toxicology », American Philosophical Society, vol. 56, part 7, 1966.
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13. La lecture du Calendrier de Cordoue nous apprend, à la date du 5 juin, que « Ce jour et les
suivants conviennent à la chasse aux vipères dont on fait des boulettes entrant dans la thériaque ».
Voir R. Dozy, Le Calendrier de Cordoue, Brill, 1961.
14. G.C. Anawati, « Le traité d'Averroès sur la thériaque et ses antécédents grecs et arabes »,
Quaderni di studi arabi, V-VI, 1987-1988, p. 39.
15. Op. cit.
16. Ibn Rushd, Kitâb al-kuliyyât, edicion crîtica, M. Forneas Beistero, C. Alvarez de
Morales, Madrid, Consejo superior de investigaciones cientîficas. Escuelas de estudios arabes de
Granada, 1987.
17. H. Jahier, A. Noureddine, Poème de la médecine, édition texte de la version latine et
traduction en français, Paris, 1956.
18. Op. cit.
19. Al-Kindî (801-866).
20. Il a vécu à la fin du XIe et début du XIIe siècles sous le règne des Banû Hûd de Saragosse.

Résumé

Le traité sur la thériaque d'Ibn Rushd (Averroes)- Héritier d'une longue tradition, Averroes examine
la nature et la qualité de la thériaque et considère son utilisation comme antidote des poisons et des
venins ainsi que comme traitement des maladies. D indique que, dans le premier cas, son
administration est bénéfique pour le malade et pour le médecin et que, dans le second cas, elle peut
s'avérer dangereuse si elle est régulière et répétée. L' électuaire peut alors, en effet, transformer la nature
humaine et la rendre semblable à la nature des poisons. Averroes a pour propos d'analyser
avantages et inconvénients de la thériaque, incitant le médecin à la prudence. Il mène une réflexion
médico-philosophique et déontologique sur le bien-fondé de la médication dont il déconseille
l'emploi prophylactique.

Summary

Ibn Rushd' s treatise on theriac- Averroes inherited a long tradition about theriac. He examined its
nature, quality and utilization as an antidote of poisons or venoms and as a treatment of diseases.
He stated that if the electuary, as antidote, was beneficial to the patient and to the physician, it
might be dangerous as a regular and repeated medication of desease since it could transform the
human nature and render it poison-like. Averroes's purpose was to analyse the advantages and
drawback of theriac. He aimed at inducing physicians to more caution. He conducted a medico-
philosophical and ethical reflexion on the validity of the medication and he advised against its
prophylactic use.

MOTS-CLÉS

Pharmacologie, médicaments composés, thériaque, Averroes, déontologie médicale.

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