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PRINCE NICOLAS': SOUTZO


GRAND-LOGOTHETE DE �IOL'DAVIE

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MEMOIRES
DIJ

PRINCE NICOLAS SOUTZO

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MEMOIRES
DU

PRINCE NICOLAS SOUTZO


GRAND-LOGOTHETE DE MOLDAVIE

1798-1871

PUB LIE S

PAR

PANA1OTI RIZOS

VIENNE
GEROLD & Cm
1899

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AVANT-PROPOS.

antemporain et ami du prince .Nicolas Soutzo, je


livre au public les memoires de cet homme d'élite.
Je l'ai connu dans mon jeune age et, ayant eu l'occa-
sion de travailler souvent a ses côtés, j'ai admire ses
hautes qualités et ai poursuivi avec le plus grand interet
sa vie pleine de labeur.
Il connaissait mon attachement dévoue et discret et,
bien que je vecusse clans une position inferieure a la
sienne, il m'a toujours témoigné une tres grande bienveil-
lance. Il a poussé plus tard sa confiance jusqu'a me per-
mettre de prendre, vers la fin de sa vie, une copie de son
ceuvre aussi remarquable qu'interessante, puisqu'elle offre
un tableau fidele et saisissant de la vie politique et de la
societé moldaves clans la premiere moitie du siecle pre-
sent, ainsi qu'un aperçu complet des transformations
politiques accomplies dans les principautés roumaines
depuis lour reunion.
Le prince Nicolas Soutzo était un homme érudit, d'un
esprit eleve et d'un jugement fin et précis, un travailleur

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VI
hors ligne. Ii faisait honneur aussi bien a la nation
grecque, a laquelle ii appartenait par sa naissance et
qu'il n'a jamais cessé de cherir, qu'a la nation roumaine,
que plusieurs de ses parents avaient gouvernee comme
princes et qu'il avail appris a apprécier et a aimer
sincerement. Ses eminentes qualités se retrouvent dans
ses mémoires, qui présentent ainsi le plus haut interet.
Fils du prince grec Alexandre Soutzo, qui a régné a
plusieurs reprises et tour a tow en Moldavie et en Va-
lachie au commencement de ce siecle, le prince Nicolas
était devenu Moldave par son mariage avec une prin-
cesse Cantacuzene. Etabli en Moldavie en 1827, il s'était
attache de tout cceur a sa nouvelle patrie, qu'il a servie
pendant trente-cinq ans.
Entré en service sous le gouvernement provisoire russe
apres le traité d'Andrinople, ii n'a quitté la vie publique
qu'en 1863, apres avoir vu proclamer l'union definitive
des deux principautés roumaines sous le regne de Couza.
Durant toute l'epoque du protectorat russe, le prince
Nicolas Soutzo a joué un role des plus marquants. Grand-
logothete et secrétaire d'etat ministre des relations
exterieures sous Michel Stourdza, dont il a éte aussi
le conseiller intime politique, et plus tard sous Grégoire
Ghica, en relations suivies avec différents personnages
russes haut places, il a pu conncatre a fond les circon-
stances politiques de son temps et les juger sous tous leurs
aspects.
Partisan de l'union des principautés roumaines sous
le sceptre d'un prince etranger, il a participé aux affaires
aussi plus tard, soit comme depute aux assemblées d'osi
sont sortis les premiers elements de l'organisation actuelle
de l'état roumain, soit comme membre de la commission
ccntrale qui siegait a Focsani. Ce n'est qu'apres la dis-

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VII
solution de cette commission qu'il s'est retire de la vie
publique active, sans toutefois cesser de suivre de pres
les évenements jusque dans les dernieres années de sa vie.
Le prince Nicolas Soutzo avail eu un moment l'inten-
tion de faire paraitre lui-même son ceuvre, écrite evi-
demment en vue dela publicité. Ii avail hésite a le faire,
parce qu'elle se rattachait trop a des circonstances con-
cernant des individualités contemporaines, avec lesquelles
ii avait travaillé et dont quelques-unes étaient encore en
vie. Cet inconvenient n'existe plus aujourd'hui, lorsque
pres de trente ans se sont écoulés depuis sa mort, sur-
venue en janvier 1871.
Vieux moi-méme, je croirais faillir a un devoir envers
mon ami, si, avant de le suivre dans la tombe, je ne ren-
dais pas a la nation roumaine le service de lui faire
connaitre les opinions qu'un de ses meilleurs serviteurs
s'gtait formies sur les événements qui ont precede et accom-
pagne la constitution de l'état roumain actuel. Je le fais
avec d'autant plus d'empressement que, n'en ayant plus
entendu parler depuis des années, j'ai lieu de craindre
que les papiers et écrits du prince Nicolas Soutzo ne se
soient perdus apres sa mort, ainsi qu'il est arrivé a ceux
de plusieurs autres personnages de son temps.

P. R.

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TABLE DES MATItRES.

Preface de l'auteur, 1.

PREMIERE PA RTIE : 1798 -1854.


1798 -1820. - La fnmille Soutzo; premieres annees de Nicolas
Soutzo, 3. - Education des fils des princes phanariotes, 7. - La
riote, 14. -
vie a Constantinople, 11. - Amusements des fils d'un prince phana-
La conduite des Tures envers les Grecs, 19. - La vie
dans la famille d'Alexandre Soutzo, 22. - Un ete a Halki, 24. -
AL Soutzo redevient prince de Valachie; ceremonial de l'investiture
d'un prince a Constantinople, 26. - De Constantinople en Valachie,
31. - Freres et sceurs de N. Soutzo, 32. - Tiraillements entre la
Phanar, 35. -
Russie et la Turquie, 33. - Le canoun-name des quatre families du
Mariage de N. Soutzo, 35.
1821-1880. - Maladie et mort du prince Al. Soutzo, 36. - Revo-
lution grecque proclamee par Ipsilanti, 38. - N. Soutzo et les siens
se réfugient en Transylvanie, 39. - L'emigration valaque a Kron-
stad4 40. A la ehasse, 46. - A Mehadia, 52. - Hongrois et
Grecs, 53. - N. Soutzo transporte sa famine en Bucovine, 58. -
Voyage a Kronstadt et retour a Czernowitz, 59. - N. Soutzo s'etablit
a Domnesti pres Iassi, 62. - Les Russes entrent en Moldavia; de-
position du prince Jean Stourdza, 64. - Traite d'Andrinople, gouver-
nement russe et *lenient organique, 64. - La peste et le cholera
en Moldavie, 66. - La sceur de N. Soutzo mules au baron Mei-
tani, 70. - La &use en Moldavie, 70.
1831-1834. - Redaction et confirmation du reglement organique,
95. - N. Soutzo naembre d'une commission de revision, 95. -
-
Voyage it Bucarest, 95. - Application du réglement en Moldavie;
kat anterieur de l'organisation du pays, 96. Debuts de N. Soutzo
dans le service public, 99. - Composition du conseil administrate,
99. - Refonte du reglement, 101. - Michel Stourdza nomme
prince de Moldavie; portraits des principaux boyards moldaves, 103.

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-X -
1834-1849. - Installation de Michel Stourdza, 108. - Son eonseil
administrati& 109. - Caractdristique du prince, 110. - Ses luttes

113. -
avec Popposition, 111. - L'assemblée generale sous Michel Stourdza,

-
Les consuls russes et le prince, 114. - Besack et Costino
Catargi, 114. - Michel Stourdza et la jeunesse, 117. Complot
franc-maconnique, 117. Le bonnet des patriotes, 118. - Absence
de serupules de Michel Stourdza, 119. - Carriere parcourue par
N. Soutzo, 121. - Une conspiration de boyards en 1833, 123. -
Esprit sophistique de Michel Stourdza, 125. - Deux lettres de
Michel Stourdza a N. Soutzo, 126. - Les frères de N. Soutzo, 128.
- Voyage a l'etranger, 129. - Le logothete Nicolas Canta, 130. -
Demission du metropolitain Benjamin, 130. - Le prince Stourdza
se rend aux eaux, 131. - Le logothete Constantin Stourdza preside
de Michel Stourdza, 134. -
le conseil, 131. - Mission de Chekib-efendi, 132. - Depredations
N. Soutzo quitte le service, 136. -
Maladie et mort de la femme de N. Soutzo, 137. - Les fils de
Michel Stourdza rentrent en Moldavie, 139. - Mecontentement
public contra Michel Stourdza, 140. - Daschkoff teche d'amener
le prince è. changer de conduite, 141. - N. Soutzo logothete de la
justice, 143. - Michel Stourdza et les decisions des tribunaux, 144.
- La coterie de Michel Stourdza email* N. Soutzo, 146. - Evéne-
ments de 1848 en Moldavie, 149. - N. Soutzo confine a Pungesti,
157. - Lettre de N. Soutzo a Michel Stourdza sur le mouvement
de lassi, 157. - La reaction, 162. - Correspondence avec Aristarki
en vue du remplacement de Michel Stourdza, 164. - Destitution
de Michel Stourdza, 165. - Gregoire Ghica nomme prince de
Moldavie, 166.

1849 -1854. - Conseil administratif de Gregoire Ghica, 166. -


Intrigues de Pierre Rosetti et de Theodore Balche, 167. - Cared&
ristique de Gregoire Ghica, 168. - Rapports de N. Soutzo avec le
prince, 169. - Réglementation du cours de la piastre, 171. -
Opinion de Gr. Ghiea sur l'état de la Moldavie et sur la necessité
d'un prince étranger, 173. - Premieres années du regne de Ghiea,
- Notice de Nico Ghica k cette occasion, 183. -
176. - N. Soutzo quitte le service, remplace par Nico Ghica, 182.
Gregoire Couza
et l'instruction publique en Moldavie; activité de Laurian, 187. -
Bachota ministre des travaux publics; Basile Ghica vestiar, 189. -
Nicolas Ier a Vosnitchensko et les princes de Moldavia et de Valachie,

de folio, 192. -
190. - Proces Jépurano, 191. - Le prince Ghiea a une attaque
N. Soutzo president du eonseil pendant la maladie
du prince, 193. - Transfert de Gregoire Ghica A la campagne, 195.
- Intervention et ordres de la Porte, 197. - Dépeche du cabinet
russe, 198. - Rétablissement du prince Ghica et son retour a
lassi, 199. - Demelés avec Vogorides, 200. - Les Russes oecupent
la Moldavie, 202. - Situation embarrassante du prince Ghica, 202.
- Gregoire Ghiea quitte la Moldavie, 206. - Administration de
Saeken et d'Ourous4 208. - Coup d'reil sur les regnes de Michel
Stourdza et de Gregoire Ghica; portraits des deux princes, 209. -
Gregoire Ghica reprend en 1854 le gouvernement de Moldavie, 214.
- Le nouveau regime et les mesures liberales, 215.- Liberte
de la presse, 217. - Affranehissement des Tziganes, 219. - Impets
introduits par Gregoire Ghica, 221. - Critique de l'administration

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XI
et de la politique du prince Ghica, 222. - Situation de N. Soutzo
aupres du prince et intrigues tramées contre lui, 225. - Sa demission

de phanariote, 232. -
Be la charge de secretaire du prince, 231. - Signification du terme
N. Soutzo se defend d'être phanariote, 235.
- En quoi consiste son russophilisme, 236.
Appendice ler. - Sur les phanariotes, 239.
Appendice U. - Sur la question de runion des principautes, 276
Appendice III. - Sur la question d'Orient La guerre, 288. -
La paix, 296.

DEIJXIEME PARTIE : 1856 -1863.


1856-1859. - Considerations generates sur la situation des princi-
pautks apres le traite de Paris, 336. - Calmacamie de Theodore
Balche, 341. - Sa mort, 342. - Nicolas Vogorides caImacam, 344.
- N. Soutzo refuse ses offres de service, 345. - Basily prie N.
Soutzo de prendre le commissariat de Bessarabie, 348. Entre-
vue avec le caYmacam et lettre a Basily, 350. Lettre de N. Soutzo
is Talleyrand sur les elections, 351. - Office de Vogorides au conseil

h. Vogorides, 358. -
administratif en quittant le gouvemement, 353. - Adresse du conseil

-
Commission interimaire et elections pour Pas-
semblée elective du prince, 360. Physionomie de Passemblee, 361.
- Michel Stourdza et son fils Gregoire candidats a la principaute,
361. - Les progressistes et leurs reunions, 363. - Al. Couza dlu
prince de Moldavie, 364. - 11 est al aussi prince de Valachie, 365.
1859-1863. - Position du prince Couza, 365. - Etat des esprits
en Valachie, 365. - Difficultes créées par la convention, 366. -
Le prince et les radicaux, 367. - Le prince se méfie des conser-
vateurs, 368. - Ministkres ephemeres en Moldavie, 369. - Kogal-
nitchano, 370. - Anastase Pano, 372. - Les radicaux en Valachie,
372. - Barbo Catargi et sa mort tragique, 373. - Relations de
N. Soutzo avec le prince Couza, 376. - Premiere session de la
commission centrale, 377. - Son projet de constitution, 378. -
Coalition des partis extremes, 379. - Dissolution de rassemblee et
nouvelles elections, 380. - Composition de la nouvelle commission
centrale, 381. - Activite de cede commission, 383. - Union defini-
tive des principautks, 385. - Dissolution de la commission centrale,
386. - N. Soutzo se retire de la vie publique, 386.

TROISIEME PARTIE : 1863 -1865.


1863-1865. - Kogalnitchano et rassemblee, 390. - Ajournement
de l'adresse, 391. Refus du paiement des contributions, 391. -
Consequences du coup d'etat, 395. -
Loi rurale et budget, 391. - Coup d'etat et plebiscite, 392. -
Question rurale, 395. - Con-
sequences a prevoir de Papplication de la loi rurale, 398. - De-
nitchano spree le coup d'etat, 405.
de la principaute, 407.
-
fauts de la nouvelle organisation de la principaute, 401. - Kogal-

- Sa chute, 406. - Les finances


Reformes irréflechies : contrainte par
corps et abolition de la peine de mort, 409. - Coup d'reil sur l'état
du pays sous le gouvernement provisoire mese, les princes regle-
mentaires et le prince Couza, 411

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- XII -
QUATRIt ME PARTIE : 1866 -1868.
1866-1868. - Renversement du prince Couza, 417. - Attitude
d'une partie de la garnison, 419. - Le peuple et le renversement
de Couza, 420. - Prudence et habilete de ceux qui Pont renversd,
421. - Le prince &ranger, 421. - Le prince Charles débarque a
Tourno-Severin, 422. - Constitution de 1866 et &at du pays, 423.
- L'extrême gauche maitresse de la situation, 426. - J. Bratiano
et le prince Charles, 427. - Dissolution de la chambre et elections,
428. Dissolution du sdnat, 430. - Cabinet Golesco et politique
de J. Bratiano, 431. - Situation critique de l'dtat, 433.

ANNEXES.
A la premiere partie:
N° I. - Lettre d'un personnage russe an prince de Valachie Ale-
xandre Soutzo 1820, 307.
N° 2. - Lettre de l'empereur de Russie Alexandre Ior au sultan.
Aix-la-Chapelle, 3/15 novembre 1818, 310.
N° 3. - Note du baron de Stroganoff, ambassadenr de Russie b. Con-
stantinople, remise a la Sublime Porte le 9 janvier 1819, 312.
N° 4. - Dépdche envoy& au baron de Stroganoff en date de St Peters-
bourg du 3 janvier 1820, 319.
N° 5. - Exposé sommaire des rapports entre la Russie et la Porte
depuis l'année 1812 et dnoncd de l'opinion de l'empereur sur l'dtat
actuel de la négociation, transmis au baron de Stroganoff le 3 janvier
1820, 320.
N° 6. - Note remise par le baron de Stroganoff ambassadeur de
Russie it Constantinople, a la Sublime Porte le 18 fdvrier 1819 sur
la deposition du prince de Valachie Caradja et son remplacement
par Aldco Soutzo, 326.
N° 7. - Note remise par le baron de Stroganoff ambassadeur de
Russie b. Constantinople, it la Sublime Porte le 18 fevrier 1819
sur le reglement concernant la succession aux Voiles des princi-
pautes, 334.

A la deuxieme partie:
N° I. - Lettre du baron de Talleyrand-Périgord au prince Nicolas
Soutzo. Constantinople, 5 septembre 1856, 388.
N° 2. Lettre du baron Talleyrand-Périgord au prince Nicolas Soutzo.
&merest, 3 septembre 1857, 389.

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PREFACE DE L'AUTEUR.

1853.
Essayer a Page de 54 ans de jeter un regard retro-
spectif sur les partieularites qui ont marque de quelques
jalons épars l'espace parcouru de la vie, rassembler ses
souvenirs et les consigner dans us recueil qui puisse offrir
quelque régularité, c'est entreprendre une tdche aussi diffi-
oils qu'ingrate.
Je préviens done ceux qui pourraient jamais lire ces
pages, qu'ils n'y trouveront ni us interét historique, ni Pedi-
ment qu'offre souvent aux amatewrs de l'inconnu la lecture
des memoires. La limite resserrée de ma sphere d'action ne
saurait me donner ce titre a la curiosite.
Pour écrire des mémoires, ii faut d'ailleurs en avoir
contu l'idée de longue date et avoir tenu note des circon-
stances les plus remarquables dont on a été temoin. _We
l'ayant pas fait, j'ai simplement recours a mes souvenirs,
pour y puiser quelques notes anecdotiques qui, au dela d'un
cercle etroit de famille, offrent d'autant mans d'interet
qu'une grande partie de mes souvenirs doivent m'echapper
nécessairement, ou ne se presentent a ma memoire que d'une
maniere confuse.
1

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2

ll est tout naturel que je passe rapidement sur des


époques déjà reculées et que je me livre 4 des développements
plus circonstanciés sur les dernieres années.
Parmi les qualités dont la Providence a été avare pour
moi, celle que j' ai eu le plus d'occasions de regretter c'est
la mémoire.
Heureusement, la premiere moitie de notre siecle a &é
fertile en grands événements auxquels se trouve plus ou
moins rattachée l'existence de tous les contemporains, quelque
éloignés qu'ils se soient trouvés du theatre o4 ils se sont
passes.
4pres qu'on a vu s'écouler un demi-siecle sur cette
terre olk rien n'est stable, quel plaisir ne trouve-t-on pas 4
soustraire ses pensées 4 l'avenir et 4 les reporter vers le
passe, 4 remonter le courant du temps pour retrouver ces
sensations d'un dge qui est loin de nous, 4 retracer dans sa
mémoire les lieux et les images qui nous ont été chers I
Ces souvenirs du cceur, en faisant disparaitre la
distance parcourue, éveillent dans notre dme des emotions,
qui ont encore tout le charme de la joie ou dela tristesse du
bonheur ou du malheur dont elles ont été empreintes 4 une
époque reculée. On aims enfin, en enregistrant des faits que
la nzémoire n'aurait retenus que confusément, 4 se rendre
compte de ses actions et 4 les envisager froidement et indé-
pendamment des causes qui les ont déterminées dansle temps.
Tel est le principal mobile qui m'a fait trouver un agré-
ment tout particulier 4 compulser mes souvenirs.

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Premiere Partie : 1798-1$54.

I.

Je suis né dans la ville d'Arnaut-Keuy sur le Bosphore


vers la fin de Vann& 1798. Deux &Ems m'avaient precede,
mais elles furent enlevées a la vie des Pip le plus tendre,
avant que j'aie en le sentiment de les avoir connues.
Ma famine est originaire de l'Epire. Vera la fin du
xvn° siecle le nomme Draco quitta sa patrie pour se fixer a
Constantinople; y ayant fait fructifiey son industrie, il put
donner i ses enfants une education convenable et tine po-
sition importante. Ses petits-fils furent Michel Soutzo, prince
de Valachie, grand-père de son homonyme, qui en 1819 eut
le hospodarat de Moldavie; Nicolas, mon grand-père, dra-
goman de la Porte, et deux autres freres dont les noms m'é-
chappent. Cette souche eut de nombreux descendants : nous
en comptions plus de 70 vivants.
Mon pere, le prince Alexandre Soutzo, était fils de Ni-
colas et neveu du prince Michel Soutzo (Pancien). Ma mere,
la princesse Euphrosine, etait fille du prince Alexandre Cal-
limaki, sceur des princes Charles et Jean Callimaki, massa-
cres au debut de la revolution de 1821.
Mon Ore avait éte nomme en 1800 prince de Moldavie.
L'avènement A la principauté etait le but auquel aspiraient
sans cesse les élus des families grecques etablies a Constan-
t*

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4
tinople et connues plus particulierement sons la denomination
de familles du Phanar ou Phanariotes.
Autour de chaeune de ces families predestinees se grou-
paient une foule d'individualités qui formaient leur cour
presomptive. L'emporter stir ses compétiteurs et, pour y par-
venir, employer les moyens insidieux dont l'usage n'était
que trop encourage par les Tures, telle était la constante
occupation des Grecs du Phanar : lutte incessante dont l'enjeu
était toujours leur fortune et bien souvent leur vie. Ceux qui
avaient été assez heureux pour atteindre, h travers mille
dangers, le but taut desire de leurs sacrifices, n'étaient rien
moins que Ears d'en jouir; une influence extérieure, un re-
virement de politique, un changement de ministere, une in-
trigue occasionnaient sans qu'on s'y attendit le rappel du
prince et son remplacement par l'heureux du jour.
Dans le cours de leur pouvoir éphémere, les princes
thchaient, comme de raison, de se dedommager de leurs sa-
crifices et de se munir, quand ils le pouvaient, de quoi parer
h leur détresse future. Telle était la triste existence des
Grecs de Constantinople, nécessitée par l'astuce, la barbarie,
la rapacité et la faiblesse des Tures. Princes, ils étaient de--
pouillés avant leur investiture et aprés leur déchéance; dra-
gomans de la Porte, fls avaient l'épée de Damocles suspen-
due sur leurs têtes. Les influences de l'extérieur, h la remorque
desquelles la politique de la Porte était attachée et qu'une
bataille ou un traité faisaient varier si fréquemment, deter-
minaient h Constantinople des péripéties ou des amendes
honorables dont la vie des dragomans était le prix.
Constantin et Gregoire Ghika, mon grand-pére pater-
nel, Jean et Alexandre Soutzo, les princes Panayoti et De--
metre Morouzi en sont les sanglants exemples dont j'ai retenu
le souvenir. Je ne parle pas encore de la boucherie de 1821.
Malgré le pouvoir précaire, mais absolu, dont les princes
grecs étaient investis, malgre la contrainte qui pesait sur
eux, il y en a néanmoins qui ont laissé des monuments
impérissables dans les principautés, et plusieurs fondations
pieuses ou d'utilité publique rappellent encore a la recon-
naissance des impartiaux les princes qui ont en le mérite de
les réaliser sur des fonds dont il leur était loisible de disposer.

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5

Nomme prince de Moldavie, mon pére eut hate de se


rendre a sa destination avec ses parents, sa suite et sa fa-
mine, composee de ma mere, de moi et d'une sceur qui me
suivit a une annee d'intervalle. La Rome lie était alors Emma*
par des bandes de brigands ou de partisans, dont l'audace
egalait l'impuissance de la Porte a les reprimer.
Un des chefs de brigands ayant 600 volontaires sous
son commandement, le nomme .Kara-Feyze, avait forme le
dessein d'attaquer notre caravane pendant le trajet; on le
supposait memo paye pour cette fin par une main ennemie.
Mon pere, qui ne l'ignorait pas, prit le parti de faire le
voyage par mer : on s'embarqua dans des bateaux a quatre
paires de rames et l'on catoya les rives de la Mer Noire.
Lorsque la mer etait grosse, on faisait des relaches sur la cate,
moyennant les intelligences que mon pere entretenait avec
les autorités voisines du littoral. Ces relaches furtives, afin
que raven ne fat pas donne aux brigands, avaient lieu avec
toutes les precautions imaginables : on s'abritait sous des
tentes Bur une plage isolde ot regnait le plus profond silence;
la nuit pas un feu n'etait allume, de peur que notre retraite
ne flit déconverte; on couchait tout habille sur le sable, prat
a &Scamper a la premiere alerte.
Un matin, mon Ore rept d'un eveque, residant stir le
littoral, l'avis que Kara-Feyze etait a ses trousses. II fallait
s'embarquer promptement, mais la mer etait furieuse. Le peril
etait aussi grand devant soi que derriere; il y eut des mo-
ments d'hesitation.
Ma mere se résigna la premiere a tenter le passage de la
rade oa nos embarcations se tenaient abritees. Elle s'em-
barqua, en s'abandonnant a l'aide de Dieu, tandis que le
reste du monde etait spectateur muet de son audaciense ten-
tative. chgez, me disait plusieurs annees plus tard ma tante,
jugez de notre effroi et de notre désespoir lorsqu'a quelques
brasses du rivage, a l'entree de la rade, nous vimes dispa-
raltre le frele esquif qui s'etait ainsi aventurd. Ce fut un mo-
ment de stupeur generale, anquel succéda la joie, lorsque nous
apervames le bateau reparaitre Bur la cime opposee de la
lame qui l'avait cache.»
Ma mere etait la plus vertueuse des femmes. A. Arnaut-

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6

Keuy, lieu de residence de ma famille, on l'appelait la sainte


Euphrosine. D'une conscience timorée, d'une abnegation a
toute épreuve, fidéle aux pratiques de la religion, mais sans
aucune ostentation, le malheur la trouvait résignée et la
prospérité n'était rien a sa modestie, non plus qu'a in bien-
veillance de son caractére et a la sérénité de sa physionomie.
Le regne de mon Ore ne dura que deux ans, mais ii
fut signalé par cette particularité que, son oncle Michel
Soutzo, prince de Valachie, ayant passé a l'étranger, le gou-
vernement de cette principauté lui fat confie simultanément
ayes celui de la Moldavie. Depuis cette époque ii réunit sur
son sceau les insignes des deux principautés.
En 1804, mon Ore fut nommé de nouveau hospodar de
Moldavie. 11 s'y transporta avec toute la famille, pour n'y
rester que quelques jours, les événements exterieurs ayant
determine son remplacement par le prince Morouzi. Ma me-
moire a conserve vaguement le souvenir de notre retour is
Constantinople, pendant lequel nous avons été escortés par
une garde indisciplide qui nous a été fournie par le fameux
Kara-Moustapha, alors pacha de Silistrie et ami fervent de
mon Ore.
En 1806, mon pére eut la principauté de Valachie, au
moment on la guerre venait d'éclater entre la Russie et la
Porte. 11 partit seul pour sa destination et rejoignit le camp
turc sur la rive droite du Danube, les principautés étant deja
occupées par les troupes russes.
Notre famille était alors composée de sept enfants, dont
cinq garcons et deux fines. Je passerai sous silence une
période de six ans qui n'a laissé rien de remarquable dans
ma mémoire, si ce n'est des souffrances morales qu'il ne
m'était pas donne encore de partager et, comme fait saillant,
la revolution qui plaça le sultan Mahmoud sur le trône destine
a Selim. Ce sultan, premier moteur de la réforme qui avait
pour but l'anéantissement des janissaires, avait été depose
par cette mince prétorienne toute-puissante. Le pacha Kara-
Moustapha, dont il a été déjà fait mention, dévoué a Selim,
était venu a Constantinople avec un fort contingent, pour
dompter ses ennemis ; mais ii succomba sous le nombre. Cerné
sans espoir de sucds, Kara-Moustapha se fit sauter avec les

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siens, en mettant le feu a, un baril de poudre, et &limo fut


etrangle dans sa prison du Sdrail. Nous ne sentimes d'ailleurs
aucunement le contre-coup de cette revolution dans notre
paisible vile d'Arnaut-Keuy.

II .

En 1812, la paix ayant étd conclue, on fit a mon pere


qui n'eut jusque-lä en partage que les fatigues et les perils
de sa charge le tort de le rappeler b, Constantinople.
Le prince Caradja, aide par Ha let-effendi, dont le pouvoir
commengait a poindre au milieu do cette vaste aureole dont
ii brilla plus tard, fut nommé prince de Valachie. Mon pére
rentra dans ses foyers pendant la nuit. Nous lui ffimes prd-
aentés par mere ; ii était attendri. Six années de separation
nous avaient transform& et nous fimes, pour ainsi dire, con-
naissance, comme si nous ne nous étions jamais vus. Mon
pére avait une physionomie sévére, qui refléchissait un carac-
tére ferme et une ame indomptable; sa barbe épaisse avait
blanchi dans les privations et les revers de la fortune. II
n'etait alors 'AO que d'environ 54 ans.
A peine installé dans le sein de sa famille, il prit un soin
particulier de nos etudes; ii assistait souvent a nos legons
de grec et de frangais et enseignait lui-même aux deux les
plus agés de ses fils les longues orientales, qu'il possedait
a fond.
Non loin du courant d'Arnaut-Keuy (dit courant du diable)
nous possédions de vastes jardins étagés en terrasses,
embellis par l'art autant que par la nature et qui étaient le
theatre de nos recreations; mais l'emplacement de la maison
qui y avait existé était vide; le feu, si frequent a Constanti-
nople, y avait passe.
Quelque temps aprés le retour de mon pére, notre rd-
sidence fut transferee dans la vaste maison de son cousin
Costaki Soutzo (surnomme Kiébapi), sise a l'autre extrémité
de la même vile.

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Costaki Soutzo, lie d'une amitié intime avec mon pére,


attaché a sa fortune et faisant fonction de son agent officiel,
avait acquis par see mérites une influence considerable a
Constantinople; a l'époque dont je park, il n'existait plus.
Sa femme, ayant par ses excentricités denote un derange-
ment d'esprit, avait été confinée dans un convent.
La maison n'était done occupée que par les enfants, au
nombre de neuf, dont quatre garcons et cinq fines. L'aine
devait etre alone Age de 20 A 23 ans; j'en avais 14 A 15.
L'heure de nos etudes passée, nous étions libres de nos
mouvements et nous prenions nos ébats dans les jardins im-
menses dependant de la maison. Cette reunion de deux nom-
breuses families nous profita doublement; il en résulta une
grande emulation pour nos etudes, aussi bien que pour nos
exercices corporels, qui nous procuraient la sante. Démetraki,
le second fils de Constantin Soutzo, le memo qui succomba
dans la legion sacrée en Valachie, martyr de la revolution
de 1821, Démétraki suivait avec nous les lecons de Georges
Seruius. II était notre doyen d'Age et par consequent le plus
fort de tons; il maniait surtout victorieusement le coup de
pied, ce qui faisait notre désespoir. Ne pouvant lui resister,
nous nous en vengions par mile tours d'adresse ou de ruse
juveniles, qui nous étaient payee avec usure par le moyen
précité.
II occupait une chambre isolee dans les combles de la
maison, ayant pour voisin notre professeur dont je viens de
mentionner le nom. Un de nous s'avisa un jour de cacher le
kalpak1 de Démétraki sous la couverture de son lit, dans
l'espoir qu'il l'aplatirait en se couchant; mais le tour eut un
résultat bien plus comique, qui nous défraya a see &pens
plusieurs jours de suite.
Démétraki entra dans la chambre pour se coucher. Apres
s'être deshabille et avoir verrouillé sa porte, il éteignit la
lumière et se mit en devoir de prendre sa place dans son
lit; mais k peine le bout de see pieds se mit-il en contact avec
l'extérieur vein de son couvre-chef, que, s'imaginant avoir
affaire A une bete plus on moins sauvage, il bondit et fine, aussi

1. Couvre-chef en forme de ballot' reconvert d'une peau d'agneau.

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direment gull le pent, la couverture autour de Panimal, afin
de lui 'titer la liberté des mouvements.
Cela fait, il emploie le bras qui lui restait libre a le
rouer de coups, afin de l'assommer ; mais la peau tendue re-
bondit, en produisant un sourd mugissement, qui le confirma
encore plus dans l'idée qui s'était emparée de son esprit.
Les coups de poing redoublent, mais Panimal avait la vie
dure. Las de cette lutte infructueuse, ii pousse des cris d'a-
larme; son appel est entendu de notre professeur, qui accourt
A son secours. Arrivé a la porte, ii lui demande : Qu'y a-t-il?
Un animal dans mon lit. Eh bien? je ne puis seul
en venir A bout. Ouvrez-moi done la porte. Je le tiens
sous la couverture et ne puis le lacier. Alors! .... For-
cez la porte, dépêchez-vous. La porte fut forcée, on alluma la
bougie et, soulevant avec les plus grandes precautions un
cété de la converture, on y trouva le kalpak tout défiguré
par la lutte passive qu'il avait soutenue. Inutile de dire com-
bien cette farce a été exploitée au detriment de l'amour-
propre du pauvre Démétraki.
Du 016 de la mer, qui baignait les murs de la maison,
la variété des scenes, qui s'y succédaient journellenient,
égayait nos moments d'oisiveté. La rade d'Arnaut-lieuy était
oecupée constamment par une quantité de bâtiments de
commerce, amarrés souvent a deux brasses de nos fenêtres.
Les mouillages, les appareillages, les coups de vent, les
chocs, les récréations des matelots n'étaient pas les seuls
objets qui nous intéressaient ; la Oche qui se faisait de mills
manières sous nos yeux attirait souvent notre attention :
c'était taut& la seine qui entourait une aire immense et
faisait des captures considerables, tantôt des filets dresses
perpendiculairement sur le passage des maquereaux et dont
chaque maille avait retenu un poisson; c'était la Oche au
thon, Boit qu'elle se fit A la ligne en pleine mer, soit qu'on
employAt le harpon lorsque le chasse-neige, occasionnant une
sorte de vertige A cette espéce de poissons, les faisait sur-
nager et les jetait sur le rivage presque privés de connais-
sauce. Les pêcheurs avaient toujours leurs coneurrents dans la
fouls de galands au cri rauque ou dans les phalanges de cor-
morans qui s'abattaient sur la mer pour chercher leur proie.

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La 'Ache était d'ailleurs un divertissement favori, au-
quel nous nous livrions, quand la saison le permettait sans
sortir de notre logis. Un coup de filet nous procurait des
crevettes qui servaient d'appat, et la limpidité des eaux nous
permettait de isuivre de l'oeil les mouvements du poisson
jusqu'au moment qui lui devenait fatal.
La ville d'Arnaut-Keuy n'était alors peuplée que de
chratiens. Ii en était de même de celles qui avoisinent le dé-
bouché du detroit vers la Mer Noire. On pouvait done y exer-
cer avec plus de liberté les pratiques du culte, et ces pratiques
depassaient souvent la mesure d'un6 tolerance, a laquelle tout
gouvernement regulier aurait mis des homes. Les Juifs he-
quentaient pen les villes qui n'étaient pas habitées par les
Tures, car ils devenaient l'objet de toute sorte d'avanies, qui,
dans la croyance du peuple, passaient pour méritoiree: un
Juif, marchand de poisson, portant sur la tele l' éventaire plein
de sa marchandise, venait-il par exemple a passer Bur le quai,
ii etait assailli par des boules de neige ou d'autres projec-
tiles lances des bords des navires et n'avait de Wye que le
poisson ne se fut éparpillé sur le pave.
Durant la semaine sainte pas un Juif n'osait se montrer.
Les gamins d'Arnaut-Keuy, en ayant attrape un en contraven-
tion, enduisirent sa barbe de poix et y mirent le feu; le pauvre
patient courut se jeter a la mer pour se garantir de la com-
bustion. Ces gamins, renommés dans tout le Bosphore, avaient
acquis le droit coutumier de braler en effigie un Juif pendant
la nuit du vendredi saint. A cette fin, ils affublaient un manne-
quin d'un costume juif des plus déguenillés, lui suspendaient
l'épaule xx cabas en lambeaux et le promenaient pro-
cessionnellement dans la vile pendant toute la journée du
vendredi saint, en psalmodiant une kyrielle d'invectives les
plus grossières contre le peuple d'Isradl; ils quétaient ainsi
de quoi se procurer du combustible pour le bather, mais le
soir venu, ils faisaient main basse sur tout objet propre a
alimenter le feu, qui se trouvait A, leur portée. J'ai vu une
fois emporter ainsi dans les rues au pas de 'course un bateau
&hone sur le rivage et dont le propriétaire ne pouvait certes
soupconner l'enlevement. De cette maniere, un grand feu était
entretenu jusqu'i l'aube du j our sur la grande place de l'église

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et la combustion du mannequin, qui se faisait aux acclama-
tions de la populace, vengeait la chretiente du péché originel
de la nation hebraique.

Mais toutes les scenes qui se passaient sur mer n'étaient


pas aussi récréatives; ii y en avait de lugubres. A une époque
oft la police était nulle a Constantinople, oi'i la faiblesse du
gouvernement se trahissait dans toutes les occasions, il stir-
venait souvent des rixes entre les matelots et les riverains, et
la plupart du temps entre des Joniens et des Montenegrins
on des Bulgares, qui avaient un établissement non loin de la
yule d'Arnaut-Keuy. C'était line lutte d'individu it individu,
qui durait souvent deux on trois jours. Les marina se dis-
persaient dans les rues, se cachaient derriere les, murailles
pour guetter Ieurs ennemis; des qu'ils en apercevaient, ils
tombaient en traitres sur des individus isoles et sans armes
et faisaient jouer leurs stylets. La police ne s'inquiétait guere
d'arrêter ou de reprinter ce desordre; la diplomatie s'en me-
lait quelquefois, et les coupables en étaient quittes pour ap-
pareiller et poursuivre leur chemin, sous la protection d'un
pavilion puissant.
J'étais tin jour a ma fenêtre a regarder un brick grec
mouille non loin du rivage, lorsque je vis déboncher d'une
rue qui passait sous l'arcade de notre maison et accourir
vers la plage le capitaine du navire, poursuivi par une foule
ameutée, qui lui langait des pierres et toute sorte de projec-
tiles. 11 héle la barque, mais se voyant serré de pres, il se
jette tout habillé kIn nage, touj ours en butte aux projectiles,
et atteint l'échelle du navire. Une fois sur le pont : ,1( Enfants
aux trombl on s , s' eerie- t-il ; en un instant les tromblons étaient
tournes vers les assaillants. Aprés les avoir sommés en vain
de se disperser, il fait faire une décharge en l'air, qui crible
de balles nos croisees. Je venais de changer de place pour
me rapprocher du lieu de la scene; la fenêtre que j'avais

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quittée fut percée de trois balles, dont l'une traversa la cloi-
son opposée et tomba dans la pièce voisine.
Notre maison, dont les fondements étaient submerges,
se trouvait d'ailleurs par sa position exposée A de pareilles
mésaventures : c'était tantôt un mat de beaupré qui traver-
sait une croisée, tantôt un choc qui Cchancrait un angle de
muraille. Mon pére passait habituellement la matinée assis
prés d'une fenêtre qui donnait sur la mer et dont le ridean
était ferme d'ordinaire. Un navire grec était depuis quelques
jours a l'ancre en face de la croisée. Le capitaine et l'équi-
page étant descendus a terre, un mousse, qui y 'Hall resté seul,
se mit a manier une anne a fou; le coup part et une balle
vient traverser la fenêtre on se tenalt mon pére, k quelques
polices de distance. Convaincu qu'il n'y avait pas eu prémé-
ditation, mon pére défendit qu'on fit mention de cette pecca-
dille; mais le capitaine, ayant appris de nos gens ce qui
s'était passé, se mit en devoir, A son retour A bord, d'admi-
nistrer la garcette au mousse imprudent, et il a fallu nos
instances pour faire cesser la punition.
Plusieurs années auparavant le memo accident était ar-
rive a mon pere, mais cette fois avec tous les indices d'une
tentative préméditée. Ii était également assis A la croisée
d'une maison que nous possédions A Thérapia. Un coup de
carabine se fait entendre, on ne salt d'ok et la balle vient
briser le carreau, a la hauteur de la tête de mon pere, au
moment on, par un hasard providentiel, ii venait de se cour-
ber pour fouiller dans un panier pleia de papiers Ted avait
devant lui.
Lorsqu'il était au camp turc, durant la campagne que
termina la paix de 1812, sa tente fut percée a plusieurs re-
prises de balles parties de l'intérieur memo du camp. Le
désordre était alors excessif dans cette reunion de bandits
qu'on appelait une armée. Ces nannies chefs qui, en temps de
paix, se déclaraient indépendants et épouvantaient la Ro-
mélie de leurs déprédations jusqu'à ce qu'ils eussent succombé
A la ruse ou a la force, ces chefs se rendaient a l'appel du
Sandjaghi-chérif (bannière sacrée) avec leurs contingents in-
disciplines, formant ainsi une masse hétérogène, que l'igno-
ranee stratègique de ceux qui en avaient le commandement

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rendait encore plus inapte a soutenir la guerre, si ce n'est
derriere des retranchements. Il me fut raconté que, pendant.
une nuit, un chameau, chargé de la batterie de cuisine d'un
pacha, effraye de je ne sais quel objet, s'enfuit de toute
sa vitesse a travers le camp. L'élan dn chameau, ajoute au
choc des ustensiles de cuivre, fut pris pour une agression
improvisée de Pennemi. Un cri d'alarme se -fit entendre et
ce fat une debandade et un sauve-qui-peut general.
Parmi les gouverneurs de province réunis au camp avec
leurs contingents se trouvait le nomme Hadji-Békir, homme
cruel et sanguinaire, s'il en fut. Je tiens d'un des gens atta-
chés a mon pére et qui avait éte précédemment au service
de ce pacha plusieurs anecdotes sur son compte. Quand ii
avait ordonne an supplice, II offrait l'aspect d'un tigre altere
de sang : son visage blemissait, ses veines se gonflaient, ses
yeux jetaient des flammes. Des qu'il eut vu couler le sang,
une joie féroce venait apaiser sa surexcitation; ii sentait son
cceur s'épanouir et demandait qu'on lui servit la pipe et le
cafe. L'anarchie qui régnait dans la Rome lie justifiait en
quelque sorte un exces de rigueur; mais lorsque cette rigueur,
au lieu d'être Peffet de la loi, n'est exercée que par le ca-
price tout-puissant d'un bourreau titre, le reméde est alors
pire que le mal. «Je veux, disait-il, pour justifier ses cruautés,
qu'une femme chargée d'or et de pierreries puisse traverser
souk la Rome lie en toute sante et sans etre inquiétée.»
Un jour on amena devant lui quinze individus accuses de
vol. 11 ordonna qu'on leur tranchat la tete : il les fit placer
en ligne dans sa cour, se mit a la fenêtre et le couteau du
bourreau commenga son ceuvre sanglante. Les deux dernières
victimes étaient des frares a la fleur de Page, qui, voyant
approcher leur dernière heure, se tenaient embrasses. Quand
leur tour fut venu, Pun d'eux se mit t supplier le pacha
d'accorder la vie a son frére. « Nous avons, dit-il, une vieille
mere et des freres en bas age, nous &ions le soutien de notre
famille, si nous lui sommes ravis tous les deux, elle est per-
due. Faites-moi trancher la tete, mais laissez vivre mon frere.»
«Non, disait l'autre, grace pour mon frére; il est le plus ca-
pable de soutenir notre famille; que votre courroux ne tombe
que sur moi.» Tous les témoins de cette scene en étaient

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attendris, mais le pacha demeurait inexorable. Mon pére, qui
s'etait trouve present, par hasard, employa thus ses efforts
pour obtenir la grace des deux freres; mais plus le pacha
était pressé, plus sa rage augmentait. II n'aceorda pas de
merci et les deux dernières têtes roulerent sur le pave. Mon
Ore lui ayant observe que c'etait pousser trop loin la rigueur,
c eh! mon prince, répondit-il, si je n'en agis pas ainsi, ni
vous, ni moi ne pourrons garder sur les épaules les pelisses
que nous portons. )
Mon pére avait eu dans le camp tun un ennemi puis-
sant, le nommé Aali-bey (si je ne me trompe), gouverneur
de Roustchouk. Entretenant de secretes intelligences avec
les Russes, ce bey soupçonna probablement mon pére de
l'avoir dénonce a la Porte et ne respirait que vengeance. La
guerre approchait de sa fin; Aali-bey, craignant le cordon
fatal, résolut de se livrer aux Russes. Comme personne ne
se dissimulait que c'était-la le seul refuge qui lin restait, il
se tenait sans cesse stn. ses gardes contre la colere de la
Porte. Enfin, jugeant que sa position n'était plus tenable, il
fit thus ses préparatifs pour traverser le Danube pendant la
nuit ; mais au moment d'exécuter son projet, il envoya quérir
mon Ore, sous prétexte d'avoir a lui faire une importante
communication. Mon pére n'eut garde de se rendre a son
invitation; iI feignit d'être malade et s'entoura d'une garde
d'Albanais fidéles commandés par le fameux Taco. Cependant
les messagers d'Aali se succéderent et reitérérent vainement
leurs instances jusqu'a la pointe du jour, lorsque Aali, se
voyant désappointé et pressé de quitter la partie, s'embarqua
et passa le Danube.
Mais la connexion de mes souvenirs m'a fait rebrousser
chemin; revenons a la vine d'Arnaut-Reuy.

IV.

Nos ébats journaliers étaient exempts de toute sur-


veillance. Nos etudes terminées, nous nous repandions, ainsi
qu'il a été dit, comme une volee d'oiseaux qu'on affranchit

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dans les jardins et sur les coteaux, pour nous livrer a des
exercices de toute sorte, exercices qui nous rapportaient sou-
vent des horions et des mesaventures, que nous tachions de
dissimuler de notre mieux.
Nous avions pour compagnon d'étude un jeune homme
de famille pauvre, qui s'était attaché a notre maison et était
devenu le souffre-douleur de toute la bande. Ii était d'une
intrépidité k toute épreuve et se résignait h tout avec un par-
fait stokisme : lorsqu'il s'agissait de chasse aux petits oiseaux,
c'était lui qui se chargeait, avant la pointe du jour, d'une
dizaine de cages et des engins nécessaires et allait tendre
les gluaux a poste; c'était lui qui se rudoyait avec les bostan-
djis ou gardes tures, qui nous cherchaient noise pour nous
ranonner. 11 était le premier a l'attaque ou a la defense.
Nous simulâmes un jour un combat a coups de branches de
pin; il en rept taut sur le visage, que la substance résineuse
du pin ayant pénétré dans les chairs par des incisions inaper-
cues, fi en résulta un horrible tatouage gull conserva pin-
sieiu'a semaines. 11 nous donnait l'élan a tous par son courage
et par des traits de téraérité au-dessus de son age.
Je vais en citer deux exemples :
11 s'était procure un méchant fusil a un coup, avec le-
quel ii parcourait souvent les coteaux et les vignes pour tirer
quelque grive ou quelque tourterelle. La chasse n'était pas
alors exempte de dangers, it cause des démelés traeassiers
qu'on se trouvait dans le ens de soutenir avec les gardes tures.
Ces gardes, charges de la police des campagnes, étaient les
premiers a exercer des avanies de toute sorte. 11 fallait de
plus avoir un permis, dont Alexandre (c'était le nom du
jeune homme) ne se souciait pas. Etant un jour a chasser
dans une vigne on II avait pénétré en escaladant la cloture,
ii aperçoit un bostandji venant droit a lui; fair était impos-
sible puisqu'il fallait s'arrêter devant la cloture on le Pure
l'aurait rattrape, et le moil's qu'il y avait a risquer était la
confiscation du fusil. 11 attend done le bostandji de pied
ferme; une fois a sa port6e, II lui asséne sur la tete un coup
du canon de l'arme, qui lui fait descendre jusqu'au menton
son beret de carton; mais le coup a brig la crosse; ii n'a
que le temps de ramasser les debris du fusil et, tandis que

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le Tun se démene pour se débarrasser de l'étau qui le tient
enchalné sur place, il gagne la haie, la franchit et s'enfuit
A toutes jambes.
tine fois ii lui prit fantaisie de changer le poste aux
gluaux et de le transporter dans un endroit plus reculé,
éloigné de toute habitation : il était seul ce jour-lh. En par-
courant les environs, il arrive au bord d'un fosse, au fond
duquel il est surpris de trouver le cadavre d'un homme assas-
sine; ii n'a rien de plus pressé que de ramasser ses engins
et de s'en retourner a la maison, non point par un sentiment
de peur, mais de crainte que, le cadavre venant a etre de-
convert, sa presence sur les lieux ne le fit arreter, et de la
maniere dont la justice et la police étaient administrées,
c'était le moins qui cot pu lui arriver. Le soir la conversa-
tion roula naturellement entre nous sur l'événement de la
journée, qui nous inspirait une certaine épouvante : la nuit
était obscure et orageuse. Je dis : (Qui tst-ce qui se sent
assez de courage pour aller seul a cette heure-ci jusqu'au
fosse on gist l'homme assassine?) Alexandre releva le gant.
Ce fut d'abord une plaisanterie, ensuite il se piqua d'honneur ;
nous pariames, nous lui remImes un couteau qu'il devait plan-
ter sur les bords du fosse pour servir de preuve, et il partit.
Ii mit pres de trois heures a aller et a revenir; le lendemain
nous retrouvimes le couteau a l'endroit indiqué.
Mine par des maladies provenant de ses dereglements,
ce jeune homme mourut plus tard a Bucarest It la fleur de
rage.
La vigne immense qui dominait les jardins de la maison
Kiebapi avait été enfermée par ses propriétaires, qui se
trouvaient dans le plus grand besoin, comme la plupart des
familles du Phanar. Combien ne suis-je pas maintenant sur-
pris, en me rappelant ces palais de bois gigantesques, com-
poses de 40 ou de 50 pieces inhabitées et dégarnies de
meubles, ces miles immenses on jamais un lustre ne fat al-
Inn* oi jamais une société ne se réunit, ces jardins A six
on sept terrasses sans culture et sans soins, tout cela attestant
pent-etre une abondance éphémere de longtemps évanouie,
et occupés par des familles qui en étaient constamment aux
expedients pour payer leur pain quotidien. C'était-la l'image

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la plus saisissante de l'instabilité des choses a Constantinople
et des destinées réservées a ceux qui, ne comptant pas sur
le lendemain, se hhtent de jouir du present, fat-ce au prix de
tout un avenir. La vigne avait éte done affermee et confióe
par le fer-mier a la garde d'un Montenegrin arme de toutes
pieces, qui avait établi sa cabane sur une eminence dominant
tout le terrain. Notre plaisir consistait a lutiner cet homme
h demi sauvage, qui nous faisait peur. Nous partagions notre
bande en deux et, tandis qu'une partie parvenait par une
feinte de guerre attirer son attention, l'autre livrait la vigne
au pillage et nous rentrions charges de butin.
Nous mimes surtout notre ambition a enlever une grappe
énorme, une grappe biblique, qui pendait tout pres de la
cabane du garde; mais ce n'était pas chose facile. Je promis
eependant que je l'aurais avant trois jours; je rassemblai
mes compagnons et, en flâneurs inoffensifs et incapables
d'une mauvaise pensée, nous abordimes le Montenegrin et
engagehmes conversation avec lui; nous le mimes sur le cha-
pitre de ses prouesses et ne manquions pas de nous extasier
it ses reeits, mais ii était constamment tourne vers la grappe;
enfin, joignant l'action aux paroles, il voulut nous donner des
preuves de son agilité : aprés quelques exercices de voltige
lourdement executes, il se suspendit par les pieds a un arbre.
Je jugeai le moment favorable et, tout en me rapprochant
de la grappe a reemlons et les mains derriere le dos, je m'ex-
clamai sur son adresse et l'engageai a recommencer. A peine
eus-je vu sa tete porter d'aplomb vers le sol, que, detachant
la grappe, je fis signe a mes camarades et nous jouhmes des
jambes, laissant a notre héros le loisir de se redresser stir
les siennes.
La maison oft logeait la famille Aristarki était en regard
de la nCtre, a environ GO metres de distance. Le fils aine,
depuis logothete de l'église et agent du prince de Valachie,
était d'un an moins fige que moi ; la scum qui le suivait était
une jeune fille assez avenante, manifestant la précocite du
climat dans ses formes et l'ardeur du midi dans son regard.
Nos relations avec cette famille étaient d'un autre genre :
elles consistaient en reunions du soir ayant pour objet des
jeux ou la danse, la danse sans musique ou, par exception
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rare, accompagnée d'un violon dont on amortissait le son par
le moyen d'une sourdine, afin que personne ne put se douter
que des enfants fussent en train de s'amuser. Nous commu-
niquions d'une maison a l'autre A l'aide d'un langage de
convention, qui consistait en signes télégraphiques combines
avec les doigts. C'est ainsi que nous concertions les projets
de la journée et nos reunions du soir.
Dieu sait de combien de precautions les amusements
mêmes des enfants devaient etre entoures sous le regime
severe et sanguinaire du commencement du regne du sultan
Mahmoud. Un soir d'été nous executions le simulacre d'une
danse sans musique dans un de nos vastes salons de la mai-
son Kiébapi ayant vue sur la mer. Les fenétres étaient on-
vertes et notre bal n'était éclairé que par une humble chan-
delle. Le bostandji-bachi (chef de police), venant A passer
au large, remarqua nos ébats et y trouva du scandale. 11
aborde, fait appeler le chef de garde de la ville et lui or-
donne de conduire le lendemain a la chancellerie de la police
a Constantinople le propriétaire de la maison oil se passait
la scene que je viens de décrire. Le garde s'excusa, en disant
que son pouvoir ne s'étendait pas jusqu'A ureter un bey et
gull n'avait qu'a le faire lui-meme. L'affaire en resta là; je
crois meme que mon pere fit donner A la Porte des expli-
cations qui ne tournerent pas a l'avantage du bostandji-bachi.
Le sultan venait souvent passer la journée an pavillon
de la Validé, situé dans notre ville sur une eminence qui
dominait le courant du diable. Il s'y livrait A des exercices
de tir A l'arc ou A la carabine et A d'autres amusements que
Halet lui suggérait, afin de lui faire oublier qu'il regnait et
se reserver a lui-meme l'exercice du pouvoir. Le sultan se
rendait A Arnaut-Keuy le plus souvent par mer, dans see
superbes galiotes, preeedées d'une infinite d'autres qui con-
tenaient tout l'attirail asiatique de cet etre surhumain qu'on
appelait le sultan.
C'était alors un jour de fete pour nous, mais nous n'en
profitions qu'a travers les fentes des rideaux, qui devaient
etre soigneusement fermés. Les precautions étaient bien plus
grandes lorsqu'il prenait fantaisie au sultan de venir A cheval.
Notre maison formait arcade sur la rue et les croisées qui

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la dominaient etaient par consequent A proximité du cavalier.
Dans ces cas-la tout mouvement était défendu dans la mai-
son, les fenêtres étaient soigneusement visitées et interdites
a tout regard profane. On sait qu'un ghiaour, lorsqu'il lui
arrivait de se trouver sur la route du sultan, devait se tenir
immobile et les yeux baissés, sans se permettre de saluer, car
un pareil honneur, qui impliquait l'audace d'avoir regardé
la personne sacrée du chef des croyants, n'était pas reserve,
a un infidele. Or il advint qu'un jour le sultan Mahmoud se
rendait a son pavilion A cheval avec un cortege pompeux.
Tandis que toutes les precautions d'usage avaient été prises,
un pretre, l'aumônier de mon pére, se glissa avec mon frere
Gregoire, Age de trois a quatre ans, dans la chambre même
qui dominait la rue et qui avait été interdite A tout le monde.
La, il procéda par mwrir toute grande la fel:161re; il y plaga
Gregoire debout et se tint cache du mieux qu'il put. Quand
le sultan se fut approché, il enseigna A mon frere de lui faire
un profond témerma (salut A la turque), que l'enfant exécuta
h merveille. Le sultan le fixa, sourit et l'apostropha de
mascaradjik (petit farceur). L'émoi fut grand en general :
on avait vu les regards du sultan se porter vers la fenêtre,
on avait entendu le mot, mais personne n'était au courant
de ee qui venait de se passer. L'audace du prêtre eut
comme toute entreprise audacieuse qui ne manque pas son
effet l'excuse du succes.

V.

Nous quittions rarement notre demeure; mon pére n'en


sortait jamais. C'aurait été contrevenir aux regles de cir-
conspection imposées aux princes déchus. II faisait quel-
quefois des promenades A cheval sur les plateaux qui do-
minent Arnaut-Keuy, accompagné d'un de ses fils les plus igés,
a tour de role. C'était une fête pour nous de monter notre
midilli (cheval de petite race), aussi vif et fringant qu'il était
stir et docile.
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Les Douz-Oglous, famille arménienne des plus opulentes,
dirigeant la fabrication de la monnaie, se trouvait domi-
eiliée non loin de nous a Courou-tchesmé. Cette famille
composêe de six frères étalait un luxe par trop imprudent
pour l'epoque dont je park. Leurs écuries étaient remplies
des phis beaux chevaux arabes qu'on ait vus A Constantinople.
La plupart d'entre eux les montaient et les maniaient a mer-
veille. Nous les reneontrions bien souvent dans nos prome-
nades et il nous était impossible, A la vue de leurs chevaux, de
ne pas rester en admiration devant cette pureté, cette finesse
de formes, cette souplesse et cette vivacitè dans les mouve-
ments, cette forte dans la démarche, cette ondulation dans
le galop, cette vigueur de jarret dans les arrêts sur place.
Les Douz-Oglous avaient introduit A Constantinople l'émail-
lure, le guillochage et d'autres arts de luxe : tons les ouvrages
d'arfèvrerie et de bijouterie lear étaient confiés; mais lorsque
leur ostentation Et penser aux Tures qu'ils s'etaient par trop
enrichis, ils leur firent trancher la tête et s'emparèrent de
leurs biens. Les deux plus jeunes frères éthappèrent, je crois,
k ce massacre.
Sur la pointe du courant d'Arnaut-lieuy était située la
maison de Durri-Zadé, personnage qui eut dans le temps
une grande importance et dont il n'était resté qu'un descen-
dant, jeune homme de 21 a 23 ans, que nous rencontrions
souvent monte sur un vieux cheval arabe. C'était un nigaud
a qui ses flatteurs avaient fait accroire qu'il avait une par-
faite ressemblance avec le sultan Mabmoud; aussi se pava-
nait-il toujours et affectait-il un profond mépris pour les
Chrétiens. II portait surtout envie aux Douz-Oglous, qui se
montraient incomparablement mieux dquipés que lui : toutes
les fois qu'il lui arrivait d'accoster le plus jeune des frères,
audacieux espiègle de 15 A 16 ans, il lui demandait ce qu'il
pensait de son cheval; l'autre lui répondait, en affectant des
signes de respect, que c'était une rosse qu'il aurait honte de
monter. Des épithetes injurieuses étaient la réplique du Turc.
11 ajoutait souvent : «Ne trouves-tu pas que je ressemble A
notre seigneur le sultan? b - e Null em ent, monseigneur!»
Et lai de piquer des étriers et de lui courir sus avec force
jurons.

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Revenant un jou avec mon frére et un suivant d'une
promenade b. pied, nous rencontrames le jeune bey venant

au pas de son cheval; nous dimes beau nous effacer contre


la muraille, il nous serra de si prés que la croupe du cheval
nous pressa la poitrine et il ne tint pas a lui, qui faisait sen-
tir k dessein retrier a sa monture, qu'une made ne laissa sur
place run de nous.
Et l'on devait être muet A de pareilles insultes, qui se
rdpétaient journellement. Dans les rues de Constantinople
les Grecs dtaient exposés aux outrages des vieilles femmes
et aux taquineries des enfants : les injures, les projectiles
dtaient chose habituelle, surtout lorsqu'on se trouvait dans
une rue isolée. Les Grecs n'osaient y repondre que par la
réplique énigmatique : Oac Earl vso tStov.iixo (littéralement :
viendra le roma:Nue), réplique dont ceux qui l'entendaient
ne concevaient pas toujours le Bens, ni ceux qui la faisaient
la portée, réplique inoffensive, mais grosse de vengeances
accumulées.
L'agent politique de mon pére, M. Stavraki Aristarki,
devait visiter un Tun domicilié dans une rue écartée de
Constantinople; il s'y rendit a pied. Au moment d'y arriver,
des gamins, qui s'amusaient sur une place voisine, se mirent
envelopper des pierres dans des boules de neige et a les
lui lancer; il bits le pas et frappa a la porte, tout en tachant
de parer les projectiles. Le portier, qui avait ouvert, voyant
la scene qui se passait, referma vivement la porte sur le vi-
siteur, sans lui donner le temps de pdnetrer a l'intérieur, et
le tint ainsi serré pendant quelques secondes entre les deux
battants, pour procurer aux gamins le plaisir de le lapider
et jouir de ce spectacle. Mais qu'étaient ces scenes d'hiuni-
liation devant celles de carnage et de spoliation, qui, rem-
plissant les &curs d'une haine irréconciliable, présageaient
deja le dénoAment de 1821, auquel elles devaient fatalement
aboutir! Les Tures abreuvaient ainsi de mépris et d'outrages
des Ames dont jamais l'injure ne s'efface et accumulaient sur
leurs têtes les ressentiments, tandis que les Grecs patients,
mais constants dans la poursuite de leur but, preparaient
leur triomphe par les inspirations de leur zéle religieux, aussi
bien que par l'extension des lumières et de l'industrie.

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Le droit de vie, que le sultan conteste aujourd'hui au


paella d'Egypte, était alors exerce par chaque gouverneur
de province et, au sein même de la capitale, par les person-
nages revêtus d'une autorité supérieure. Ainsi, le capoudan-
pacha (amiral) avait, partout on se trouvait son vaisseau,
uue juridiction de police, qui s'étendait sur terre a un certain
rayon et qu'il exerçait suivant son caprice. Pendant que
mon père se trouvait au camp turc, ii avait expédié en cour-
rier a Constantinople pour affaire importante un de ses pa-
rents et affidés, le nommé Aléco Vlahoutzi, jeune homme de
beaucoup de mérite et qui était sur le point de contracter
manage. A cette epoque, le vaisseau-amiral se trouvait Is
l'ancre a Buyukdéré sous le commandement du cruel lion-
chrev-pacha. Celui-ci fit défendre le port du sarik ou chile
entortillé sur la tête en turban. Vlahoutzi, h peine arrive et
ignorant cette defense, se trouvait a la fenêtre d'une maison
de Therapia, au sein de sa famille, coiffé d'un chile ainsi
qu'on en portait en voyage, lorsqu'une ronde de l'amirauté
vint a passer. Le contre-amiral qui la commandait fit signe
Is Vlahoutzi de descendre; celui-ci, ne se doutant de nen, se
rendit k l'invitation du riala-bey ; mais a peine dans la rue,
il est arrêté et conduit devant le capoudan-pacha, qui venait
de faire sa siesta et dont l'humeur n'avait pas encore été
réconfortée par le café et la pipe. A peine eut-il jeté les yeux
sur le Chrétien, que, sans la moindre interrogation, il ordonna
qu'on lui tranchit la tête, ce qui fut fait i l'instant. Cet acte
de crnauté inattendue produisit une stupeur générale et la
desolation fut grande dans la famille. Le riala-bey en fut,
je crois, puni sur la plainte de mon pére; mais le pacha avait
sacrifié un ghiaour a l'attente de sa tasse de café.

VI.

Mon frére Georges et moi avions atteint, je puis-dire, l'ige


de raison, que l'éducation casanière et restreinte de Constan-
tinople rendait toujours tardif; mes autres frères is partir de

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Jean n'avaient pas encore dépasse celui de l'enfance. Jean,


par un fatal guignon, réunissait sur lui la plus grande partie
des mesaventures qui attristaient quelquefois nos passe-
temps. Un jour, accourant avec plusieurs fourchettes que
nous l'avions envoyé chercher pour manger de je ne sais
quelle friandise, ii tombe face contre terre et les pointes des
fourchettes lui entrent tout alentour des yeux; une autre fois
c'est un soulier a lourde semelle, lance maladroitement, qui
vient frapper de profil sur son ceil et le fait souffrir pendant
plusieurs jours; tantôt c'est notre doyen Démétraki qui, von-
lant le placer A califourchon sur sa nuque, le laisse choir de
toute sa hauteur sur l'occiput et le prive de connaissance
pendant quelques minutes; tantôt II est retire a demi asphy-
xié de l'étang, oft il s'est jeté la tete la premiere cherchant
a attraper des grenouilles. Mon pére avait a son service un
barbier valaque qui baragouinait drélement le grec; c'était
un niais dont nous exploitions volontiers la baIourdise. II
s'avisa de se declarer épris du sourcil d'une des femmes de
chambre de ma mere, au point de perdre la tete toutes les
fois que le mot de sourcil venait a être prononce. Nous ne
manquions pas l'occasion de l'amener A ce point : un jour
qu'il était a raser la tete de Jean, le sourcil fat mis malen-
contreusement en avant; le pauvre homme, n'ayant plus l'es-
prit a lui, au lieu de se servir de la serviette pour seeouer
les brins de poil restés sur la partie rasée, employa le rasoir
a cette fin et, détachant un gros morceau de chair, occasionna
une hémorrhagie qui heureusement n'eut pas de graves suites.
J'ai (ICA dit que mon Ore nous enseignait particuliére-
ment a Georges et a moi les langues orientales; mais le
turc, plus que toute autre langue, ne saurait être parle si
on ne l'a étudié que dans les livres. La langue écrite, qui se
rapproche plus ou moins du persan et de l'arabe, puisqu'elle
peut leur emprunter tous les mots a l'exception des verbes
et de quelques particules, la langue écrite différe essentielle-
ment du langage usuel : ii faut s'y famiiariser pour le pos-
seder. A cette fin, tout en nous enseignant le ture, mon Ore
voulut nous fournir l'occasion de le parler. II était lie d'a-
mitié avec un des notables nommé Ralf-bey, qui vivait retire
dans une maison de plaisance, située sur les rives asiatiques,

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au milieu d'une petite anse connue sous le nom de Iciorfdzi;
lieu charmant oil se miroitaient, dans line onde toujours
calme, des pavillons moresques et des arbres toujours verts,
accessoires dont les Tures savent si bien orner la limpidité
de leurs eaux et la transparence de leur atmosphere. Nous
nous y rendions deux ou trois fois par semaine et toujours
avec un nouveau plaisir, pour passer quelques heures dans
la socidté du bey et nous exercer a l'usage de la langue
turque. Nous dimes en memo temps des hodjas spéciaux,
parmi les plus Mares maitres de langue de l'époque.
Mes peines et mon application A l'étude du tun n'étaient
pas cependaut destinées a fructifier. Apr Cs quatre annCes de
labeur assidu, j'étais parvenu a posséder suffisamment la
langue, jusqu'à la parler couramment et a rédiger même des
projets de dépeches; mais bienttit après, ayant quitté Con-
stantinople et la revolution grecque etant venue changer le
cours de mes idées, je n'eus plus l'occasion de cultiver au-
cunement des connaissances qui n'avaient pas eu le temps
de se consolider, et finis par en perdre totalement le sou-
venir. Aujourd'hui, A mon grand dhplaisir, j'ai de la peine,
non seulement A comprendre, mais a déchiffrer une ligne
d'écriture turque et, tout en saisissant le sens d'une con-
versation dans cette langue, ii m'est impossible d'associer
deux mots pour exprimer la moindre pensee; de maniére
que j'en suis a ne pas savoir ce que je dois regretter le plus :
on d'avoir laissé échapper de ma mémoire une science ac-
guise, bu d'avoir use pour l'acquerir les =ides de la vie
les plus précieuses pour l'étude.
Nous passAmes l'été de 1817 A l'ile de Halki, au milieu
de la famine de l'agent de mon 'Are St. Aristarki, qui etait
établi dans le monastére de la St° Vierge. L'air balsamique
qu'on y respirait, la liberté dont on y jouissait, les sites
charmants qu'on y rencontrait en faisaient un séjour en-
chanteur, surtout a cet Age oil la nature parait s'embellir
pour entourer de délices notre sensibilité naissante. Ces bos-
quets de pins, ces prairies odoriférantes, ces rivages oii une
onde limpide et tranquille reposait sur un fond de sable pur
ont été les temoins journaliers de nos ebats, de nos senti-
ments, de nos vceux. J'ai dépeint dans une narration &rite

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en grec la vue magnifique dont on jouit sur un point culmi-
nant de l'ile, on l'on avait construit un pavillon sur l'em-
placement d'une église dédiée a la Ste Trinite : c'est tine de
ces sensations qui ne s'effacent jamais de la mémoire, puis-
qu'on ne les rencontre pas deux fois dans le cours de la vie.
Pour resumer en deux mots ce que la vue de ce pavillon
carré avait de poétique, je ne ferai que mentionner le pano-
rama qu'on y découvrait en faisant face alternativement it
chacun de ses quatre côtés. Vers le nord, la cite de Byzance
se dessinait sur un ciel pur et se doublait sur la surface de
la mer avec ses palais, ses tours, les fléches de ses minarets
entrecoupes par les silhouettes des navires qui encombraient
ses rivages; au couchant, les greves sablonneuses de la
Thrace s'etendaient it perte de vue; au sud, le regard s'a-
bandonnait sans obstacle sur la mer de la Propontide, distin-
guant a peine it l'extrémité de l'horizon, comma des nuages
de vapour, deux Iles et la terre ferme qui forme le detroit
des Dardanelles; a l'est, la vue se complaisait a se reposer
sur un de ces paysages fantastiques, tels.qu'une imagination
en extase se plait a créer I les rivages de l'Asie charges
d'une vegetation luxuriante, abaissés an niveau de la mer,
venaient confondre avec l'onde leur verdure éclatante et re-
fléter dans une eau litnpide leurs teintes vigoureuses et les
contours onduleux de leurs arbres. Rien de plus delicieux
que ce sourire de la nature, lorsque la transparence du &el,
la tranquillite des eaux et la beauté du paysage concourent
a former un de ces tableaux dont on ne pent detacher ses
regards.
Ma mere était sur le point d'accoucher; nous voyions it
notre grand regret les préparatifs de notre depart de Halki,
lorsqu'elle fut prise, avant qu'elle ne s'y attendit, des dou-
leurs de l'enfantement. Force fut de rester sur place. La
sage-femmp qui avait la conflance de ma mere était domi-
ciliée a Buyukdére, a line distance de six lieues de naviga-
tion a la rame; malgré cela, un bateau fut expédie pour la
quérir; elle ne vint que le lendemain et put néamnoins pro-
ceder a l'acconchement, vu que l'enfant ne parut qu'apres
3 6 heures de douleurs continuelles, qui nous donnerent une
grande inquietude. Quarante jours plus tard, nous voguions

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vers le Bosphore. Je ne saurais oublier la belle soirée dont


nous joulmes pendant notre traversée des Iles des princes
au canal de Constantinople : la mer calme, unie comma une
glace, n'était agitée que par la percussion de nos runes; le
globe du soleil descendait vers le couchant sur un ciel du
plus pur azur, tandis que la pleine lune apparaissait a l'orient.
11 y eut un moment on les disques des deux astres touchaient
en même temps la surface de la mer aux extrémités opposées
de l'horizon. Je devais plus WA jouir du même spectacle
sous une toute autre forme au sommet du Righi.

VII.

Enfin nous voici parvenus au moment si impatiemment'


attendu, moment prepare par de longues et cruelles épreuves.
Vers la fin de 1818, le prince Caradja ayant quitté la Vala-
chic pour se réfugier a l'étranger, mon pére fut designé pour
lui succéder it la principauté. Nous établimes notre residence
dans une maison du Phanar, afin d'être a proximité de la
scene on allait s'accomplir le cérémonial compliqué qui devait
précéder le depart pour notre destination. Je traduis mot a
mot une relation de ce cérémonial, que je retrouve par hasard
dans mes papiers et qui, bien que prolixe, pourra offrir
quelque intérêt par cela même que presque tous les details
qui y sont compris ne sont plus en usage depuis l'abolition
du regime des janissaires :
4Un bateau de parade a cinq paires de rames (bech-
»tchifté) vient des la veille se mettre a la disposition du
»prince. Le lendemain, a heure fixe, le prince se rend avec
»les boyards de sa suite au Vésir-schkélessi (échelle du visi-
»riat), oil l'attendent des chevaux caparaçonnés, que le capon-
»kiahaya (agent-princier) a en soin de quérir chez les hauts
»fonctionnaires de la Porte. Le cortege se rend a cheval au
»Pacha-capoussou (palais visiriel) et se dirige vers l'escalier
»du kiahaya-bey (chargé des affaires de l'interieur sous les
»ordres du grand-visir). Le prince met pied a terre et monte

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»a la chambre d'attente du susdit kiahaya-bey, oil le sous-
»maitre des cérémonies vient lui signifier l'autorisation de
»se presenter au grand-visir. La, le prince est investi par
»le grand-maitre des ceremonies du sérassére (pardessus
»tissu d'or signe de dignité) et les boyards grands et
»petits de sa suite sont revêtus du caftan (pardessus de qua-
»lite inférieure). Ce ceremonial accompli, le prince descend
»chez le kiahaya-bey et de Fa chez le réis-effendi (ministre
»des affaires étrangères) et ensuite chez le tchaouch-baehi
» (chef des huissiers ou du département de la justice). Descen-
»dant aprés cela par le grand escalier, ii monte un cheval
»caparaçonné due le kiahaya-bey a fait preparer et, accom-
»pagné du memo cortege, en suivant le chemin exterieur de
»la ville, il entre par la porte du Phanar et se rend a l'église
»patriareale. A la porta du temple, il est rep par le pa-
»triarehe revêtu de l'étole et tenant la crosse, lequel lui
»prend la main et le conduit au milieu de la nef, precede
»des bannieres, de la sainte croix et de douze prétres des-
»servants revêtus de leurs habits sacerdotaux qui entonnent
»le cantique agEog &c-ci. Li, le prince ,se découvre et va se
» prosterner devant les saintes images, aprés quoi ii s'arrête
»toujours découvert au milieu du temple, oil deux des princi-
»paux év8ques, posant, l'un a droite, l'autre a gauche, la
»main sur lui, le présentent au patriarche, qui attend au bas
»du trône et lui donne la benediction. Le prince, apres avoir
»baisé la main de Sa Sainteté, se place en se couvrant dans
»la stalle princiere; le patriarche monte en memo temps sur
»son trône et les évêques A lours stalles; a l'exception des
»fils du prince, personne ne prend place aux stifles. Alors
»un prédicateur ou un évêque de second ordre prononce un
»sermon de circonstance; aprés quoi les chantres de droite
»entonnent le well pour le patriarche, savoir gDieu accorde
»de longues années a S. S.», et ceux de gauche pour le
»prince. Le patriarche reconduit ensuite le prince par la
»main jusqu'à la porte du temple, &oil, accompagné du memo
»cortege, ce dernier se rend a la cour qui lui est préparée.
»II est a remarquer que, des la veille, on a dti dresser la
»Hate des personnes destinées a 'etre revêtues du caftan et
»designer le rang que chacun occuperait dans la parade.

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»Cette liste, scellée du sceau princier, est remise a un des
»boyards de seconde classe, qui doit veiller au maintien de
»l'ordre arrôte dans les trajets, soit du Bahtché-capoussou
)au Pacha-capoussou, soit de cet endroit au patriarcat, soit
»du patriarcat a la cour. Aprés l'arrivée du prince a la cour
»et l'accomplissement du cérémonial vis-à-vis du personnel
»de la Porte qui lui a fait cortege, le patriarche, accompagn6
»de tolls les &Agues, vient féliciter le prince, qui doit aller a
»sa rencontre jusqu'au haut de l'escalier; la, il se découvre,
»baise la main du patriarcbe seul et, en se couvrant, il Vac-
X' compagne dans la chambre, oil chacun prend place d'apres
»son rang. On leur presents les confitures, le café et les par-
»fums, en réservant an patriarche et au prince seuls la pipe
»et le pan (un des hommurs en usage pour les personnages
»de distinction, consistant a déployer sur leurs genoux une
Ȏtoffe plus ou moins riche avant de servir les confitures
»et le café : c'est ce qu'on appelait littéralement le pan).
»Au depart du patriarche, le prince le reconduit également
»jusqu'au haut de la rampe, lui baise la main, salue les
»eveques et retourne a sa chambre. Le même ceremonial est
»observe pour la reception du patriarche de Jerusalem, qui
za lieu le même jour.
«Pour ce qui est de la céremonie de l'audience ou de la
»kouca (espéce de casque a large cimier orné de plumes en
D usage chez les janissaires), on dresse également des la veille
»une liste pour l'ordre du cortege. Pendant la nuit arrivent
»A la cour les compagnies désignées ad-hoc des janissaires
»avec leurs chefs et le reste du personnel du cortege suivis
7> du tavla-bachi (on nommait ainsi le cheval sortant des
Ȏcuries du serail que la Porte offrait au prince et qui des
»lors tenait la premiere place a l'écurie). Le prince, s'il le
»vent, monte a cheval avec son cortege a partir de la cour;
»sinon, il envoie d'avance toute l'escorte au Bahtchd-ca-
»poussou (porte du jardin) et s'y rend de son eke dans le
»bateau a cinq paires de rames. Li, il monte a cheval pour
»aller directement au Capou-conac (appartement réservé
»avant l'entrée du serail), oil il revel la cabanitza (pelisse
»d'honneur d'une forme particuliére, réservée aux pachas de
»premier ordre) sur le caftan de satin blanc qu'il avait re-

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»vêtu a la cour. 11 monte a cheval avec son cortege, qui reste
zaligné sur le passage du grand-visir. Le prince le salue et
vse dirige apres lui vers le serail; arrive A la seconde porte,
il met pied a terre. Sous le portique se trouve assis a droite
2.1e kiahaya-bey, qui, aprés avoir regu le salut du prince, se
di rige aussi vers le palais du sultan.
cLe prince en compagnie du dragoman attend sur le
»côté gauche du même endroit la permission d'entrer. Ceci
2 fait, le prince, le dragoman et tout le cortege entrent par
ala seconde porte et, en passant devant le Coubbe-alti (grand
)salon destine au visir) pour se rendre A l'Eski-divan-bané
x.(ancienne salle du divan), le prince se prosterne sur le per-
oron du Coubbé-alti, en face duquel se tient le visir. Arrive
>> à l'Eski-divan-hane, le prince s'assied avec le dragoman; on
A leur sert une collation, ainsi que le café, qui lenr est envoye
»par les notabilites de l'intérieur du serail; des gratifications
sont faites par le grand-camarache aux gens qui ont servi;
>!. ensuite, A un moment fixé, le prince, le dragoman et les
), boyar ds du cortege descendent et s'arrêtent an perron, oft
x.le prince est investi du sérassére et tous les autres du caftan.
»Le mouhzour-aga met sur la tete du prince la kouca; alors
,passe devant eux le grand-visir, salue le prince qui se
2.prosterne et entre par le Babi-sa'ade (porte sacrée) pour
D se presenter A sa hautesse. Peu aprés, le prince est invite
A se presenter A l'audience du sultan accompagné du dra-
»goman et des personnes de sa suite designees d'avance.
2 Celles-ci, aprés avoir été investies du caftan, s'alignent du
Dcôte du Babi-sa'adé; chacun est accompagné d'un capoudji-
,bachi, qui lui pose la main sur l'épaule pour l'introduire :
'deux capoudji-bachis accompagnent le prince. Le céré-
»monial de l'audience termine, le prince sort et le grand-
camarache reléve le collet A fourrure de la cabanitza, le-
)quel était resté convert devant le sultan, et le rejette sur le
zserassere. Arrive ala seconde porte, ii monte le tavla-bachi,
zle reste du cortege monte également ft cheval et tous restent
alignés du cede droit de la place, par oft passent successive-
>) ment les grands personnages de l'empire, saluent le prince
2, et son cortege et sont salués par tous. Aprés le passage du
»grand-visir, qui est le dernier, le prince se met en marche

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»avec sa suite et, escorté vers le Hastalar-odassi (infirmerie)
»par quatre péiks (valets a pied du grail), il sort du Babi-
»houmayoun (porte royale) pour se rendre a la cour. Devant
»tous les corps de garde, les janissaires se présentent coiffes
»de leur kiétchés (coiffure de feutre retombant sur le dos);
7) le prince les salue et leur fait distribuer des gratifications.
»Apres avoir passé le AlaI-kioskou, le grand-camarache
»répand de la, petite monnaie sur les deux cOtes de la rue
»jusqu'à la cour. LA, le prince entre dans sa chambre, dé-
»pose la kouca et la cabanitza, prend le bonnet de zibeline
»et le pardessus de saison et congédie avec le ceremonial
»usi0 les officiers du palais qui l'ont accompagné. La kouca,
»couverte d'un voile rouge, la cabanitza et le sérassére sont
»placés au coin principal; aprés quoi le prince regoit le pa-
»triarche et les évêques de la même manière qui a été re-
»latée plus haut.
ePour la cérémonie des queues, la liste du cortege ayant
» ete également dressée d'avance et des chevaux ayant etA
»requis par l'agent du prince, les personnes designees dans
»la liste montent a cheval avec le délégué special du prince
zet se rendent an Babi-houmayoun, on, sans descendre de
» cheval, ils sont rencontrés par le mirialem portant les queues
»et suivi du drapeau. Alors tous se mettent en marche, pl.&
»cAdant le mirialem, qui porte les queues jusqu'i la cour.
»A son approche, quelques gene de service vont au-devant
»de lui portant des fumigatoires; le prince, avec les boyards
»qui n'ont pas fait partie du cortege, va n sa rencontre en-
»dehors de la porte de la cour et, aprAs le salut, precede le
»mirialem jusqn'i l'appartement supérieur, on il regoit les
»queues, les baise et les remet a un des boyards, qui les de-
»pose dans la chambre. AprAs la cArAmonie d'usage et le
s depart du mirialem et de ceux qui l'ont accompagné, le
»prince revel la kouca et la cabanitza qui a été cousue au
»sérassAre, se place sur le trOne et, au son de la musique
zd'honneur (mehter-hané), il investit du caftan quelques-uns
»des Tures qui ont suivi le mirialem.1 Apres quoi la kouca,

1. Je me rappelle qu'A l'occasion de cette cerémonie, mon pere tre-


buclia en posant le pied Bur la seconde marche du trône, dont la planche

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)1a cabanitza et les queues étant placées au coin de la
) chambre, le prince recoit de nouveau et de la manière
)préexposée les patriarches et les évêques.
«Au jour filch pour les visites de congé, le prince, ayant
)quelques boyards a sa suite, se rend en parade au Pacha-
)capoussou : là, il met pied A terre devant le grand escalier
)et va visiter le grand-visir, ensuite le kiahaya-bey, le réis-
) effendi et le tchaouch-bachi et, descendant par le même
2. escalier, il monte un cheval caparaconne qui lui est offert
)par le grand-visir et se rend chez le schéih-oul-islam et le
)jenitchar-agassi qui lui offre un cheval caparaçonné et
)finalement au Tefterdar-capoussou chez le tefterdar. S'il
7> en a le temps, il se rend le même jour chez le capoudan-
)pacha, qui lui offre aussi un cleval caparaçonne; sinon, il
zremet cette visite au jour suivant.
«Le prince doit enfin, apres la reception des queues, se
)rendre en parade au patriarcat pour assister A la messe;
Det comme le troisième jour de la cerdmonie des queues
)cancide avec un dimanche, c'est ce dimanche qu'il choisit
)A, cette fin. Aprés la messe, le prince fait sa visite au pa-
)triarche de Constantinople et A celui de Jerusalem.)
Ce ceremonial accompli, nous partimes de Constantinople
vers le milieu de décembre 1818. L'hiver, aux environs du
Bosphore, avait dté d'une rigueur extraordinaire : le sol etait
convert de plusieurs pieds de neige et le froid n'était pas
moindre de seize degrés. Nous avancions avec difficulté sur
des chemins non frayés, en nous rapprochant A petites jour-
nées des Balkans. Les passagers qui en arrivaient nous an-
noncaient, A la grande satisfaction de notre troupe, qu'au
delA des Balkans nous trouverions une temperature donee
et de la poussière. L'annonce s'est vérifiée, a la grande joie
de nos gens de service, qui n'en pouvaient plus. Notre cara-
vane se réunit A TurtucaIa sur le bord du Danube, mais l'état

avait éte mal assnjettie, et, en tombant sur le genou, il eut de la peine a
retenir la kouca, qui vacilla sur sa tete; les Tures acclamèrent de con-
cert le soubait de bon augure; plus tard, les esprits crédules n'ont pas
manqué d'envisager cet accident comme un presage de la catastrophe
survenue au bout de la seconde année du régne de mon pere.

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de ce &nye ne permettait pas d'en tenter le passage. Nous
&ions a la fin de janvier; la glace qui couvrait le Danube,
amincie par une temperature printaniere précoce, craquait
deji et presentait des fissures sur plusieurs points; mais mon
pére ne voulut pas attendre la debacle, qui nous aurait re-
tenus plusieurs jours sur place. On improvisa done des na-
celles posees sur des patina; quatre ou cinq hommes, attelés
a grande distance a chacun de ces véhicules et munis de
piques ou baIanciers propres a parer a l'inconvénient de la
rupture de la glace sous leurs pieds, tiraient a toute vitesse
les nacelles, qui faisaient parfois jaillir l'eau sous leurs pieds.
C'est ainsi que nous effectuames sans accident ce trajet pé-
rilleux et débarquames sur la rive valaque, oà nous atten-
daient sous une tente les délégués des boyards et les autori-
tés de la principauté.
Notre famille se trouvait alors composee de neufs fréres
et sceurs. Voici l'extrait de leur naissance, que je copie sur
une note écrite de la main de ma mere :
En 1796, an mois de novembre, naquit une fille qui rept
le nom de Roxandre, tenue sur les fonts de baptême par le
prince Michel Ghika (elle vécut trois ans).
En 1797, au mois de décembre, la fille qui rept le nom
de Catherine, tenue sur les fonts baptismaux par sa tante
madame Marie (elle vécut un an).
En 1798, le 26 octobre a la sixiême heure du jour, le Ills
Nicolas, parrain son oncle le prince Charles Callimaki.
En 1799, le 25 octobre a la sixième heure du jour, la
fille Ralou, marraine sa grand'mère la princesse Roxandre.
En 1800, le 12 novembre a la sixiéme heave du jour, le
fils Georges, marraine sa tante madame Ralou.
En 1801, le 14 décembre a la einquiéme heure du jour,
la fille Roxandre, parrain le métropolitain de Moldavie
Jacob.
En 1803, le 2 décembre a cinq heures du jour, le fils
Jean, parrain le prince Michel Ghika.
En 1806, le 20 juillet a quatre heures de la unit, le fils
Charles, parrain son frére Nicolas.
En 1807, le 6 octobre A cinq heures de la nuit, le fils
Démétre, marraine sa sceur Ralou.

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En 1813, le 16 decembre a quatre heures du jour, le fils
Grégoire, parrain son frère Georges.
En 1817, le 22 aoilt vers les huit heures du matin, la
fine Marie, marraine la princesse Roxandre Callimaki, sa
grand'mare.

VIII.

Arrêtons-nous ici un moment pour jeter un coup d'ceil sur


la politique de l'époque, en taut qu'elle avait trait plus parti-
culiêrement a la position de ma famine. J'étais pen au cou-
rant, il est vrai, de ce que je pourrais appeler la politique
de mon pére. J'étais jeune et m'occupais beaucoup d'études
et fort pen des affaires du jour. Je m'en réfère done a
quelques vagues souvenirs et t quelques notes conservées
par hasard.
Le traité de 1812, qui devait sceller la paix entre la
Tarquie et la Russie, avait laissé en suspens plusieurs
questions de detail importantes, dont la discussion trainait
indéfiniment : c'était un champ ouvert d'un côté aux preten-
tious de la Russie, qui s'accumulaient a chaque occasion
propre a motiver un nouveau grief, et de l'autre aux len-
tears de la Porte, qui faisait consister sa politique a gigner
du temps. Des le principe, la ratification du traité avait été
ajournée par le sultan Mahmoud, qui la subordonna a la dé-
molition de la forteresse dismal cédée a la Russie. Alexandre
accepta la proposition, mais demanda en retour la cession
des forteresses de Kemhal et d'Anacra. Une convention
supplémentaire, has& sur ces conditions, fut signée par le
plénipotentiaire tare Galib-efeendi, mais la Porte refusa en-
core d'y donner son consentement. Enfin, pour ne pas laisser
trainer la conclusion de la paix, les articles du traité princi-
pal furent ratifies de part et d'autre et les conventions sup-
plémentaires réservées. Un délai de trois mois avait été
stipule pour l'évacuation des forts d'Anapa, Sohum, Anacra
et Kemhal. Le délai passé, les Russes ne rendirent que le
fort d'Anapa, aprés l'avoir démoli; la reddition des autres
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forts était remise de jour en jour sous differents prétextes.


La Turquie prenait sa revanche en violant les traités de
commerce et en molestant la Servie, ce qui augmentait de
plus en plus l'aigreur dont les relations entre les deux puis-
sances étaient deja empreintes.
Stroganoff fut chargé de la mission de mettre un terme
aux contestations. 11 résuma dans une note adressêe a la
Porte les cinq principaux points qui devaient faire l'objet
des negociations ultérieures; c'étaient :
Les frontières d'Europe,
Les frontières d'Asie,
Les stipulations concernant la Moldo-Valachie,
Celles concernant la Servie,
Enfin les affaires de commerce et de comptabilité.
Des le debut, la Turquie s'en tint a son systeme favori de
lenteur et de temporisation, derniere ressource du faible, qui
s'en remet an hasard du soin de le soustraire a un pouvoir
dont il ne pent se dégager de vive force; elle espérait d'ail-
leurs, sur des indices trompeurs, soulever une guerre euro-
péenne contre la Russie. 11 se passa plusieurs mois avant
que la note de Stroganoff fat traduite et ait obtenu une ré-
ponse. On ouvrit des conferences reprises a de longs inter-
vanes et qui n'aboutissaient a aucun résultat décisif. Enfin,
a force d'insistance, le premier point relatif aux frontiéres
de la Romélie rept ime solution, dont l'insuccès retomba
sur le dragoman de la Porte. La dragomanie fut donnée par
Halet-effendi au spathar Michel, plus tard prince Michel
Soutzo, qui avait été jugé plus apte que son prédécesseur
Jacques Argyropoulo a trouver des biais pour trainer les
négociations. Lore de l'avenement de mon père a la princi-
pauté, c'est-i-dire six ans aprés la conclusion de la paix, les
débats sur la plupart des points en contestation étaient en-
core pendants.
Des les premiers jours de son installation en Valachie,
mon Ore tacha de se rapatrier avec la Russie; il ne tarda
pas a se mettre en relation avec le comte Capodistria et A
s'immiscer dans les négociations pendantes entre les deux
cours. Jusqu'à quel point son intervention fut admise et
quelle influence a-t-elle pu avoir sur la marche des affaires,

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je ne saurais l'affirmer, étranger que j'étais alors aux erre-


ments de la politique. Je me borne done a amiexer ici
textuellement quelques documents que j'ai retrouvés en copie
et qui sont de nature h jeter quelque lumière sm. les faits
de l'époquel.
Avant de quitter Constantinople, mon Ore avait contracté
une alliance avec la famille Morouzi, en fianeant ma sceur
Ralou avec le prince Nicolas, le plus jeune des trois fils du
prince Alexandre Morouzi. C'est alors qu'il fit décréter par
la Porte le fameux canoun -name ou reglement qui n'était
pas destine a obtenir la consecration du temps. Ce règle-
ment restreignait la succession aux principautés dans im
cercle de quatre familles du Phanar : c'étaient celles de mon
pére, de mon oncle le prince Charles Callimaki, de Michel
Soutzo et de Morouzi, a l'exclusion cependant de Painé des
frères, le prince Constantin. Les boyards du Phanar étaient
répartis entre ces quatre familles et subventionnés par les
princes régnants. Telles étaient les dispositions fondamen-
tales du canoun-namè.
Je me suis toujours demandé comment mon Ore a pu se
faire illusion sur la portée d'un pareil acte et ne pas s'aper-
cevoir qu'il était tout aussi facile au premier individu en
faveur auprés des Tures de mettre a néant Pceuvre de ses
meditations et sans doute de ses sacrifices qu'il a été possible
a lui de Périger en droit. Le fait est que le canoun-namé
fut emporté deux ans plus tard par le tourbillon de la ré-
volution grecque. Je consigne dans les annexes une note
adressèe a la Porte par Pambassade de Russie a l'occasion
de la promulgation du canoun-namé 2 ; mais le résultat qu'elle
a pu avoir n'a pas &é a ma connaissance.
Le régne de mon pére ne dura que deux ans : sa mort,
suivie de la revolution grecque, en trancha le cours.
Dans cet intervalle notre jeune sceur Marie nous fut en-
levee par une maladie, la seconde des deux sceurs qui restaient
fut mariée i M. Manuel Argyropoulo, je contractai a mon
tour un mariage de convenance avec Catherine Cantacuzéne,

1. A la fin de la premiere partie.


2. Ibidem.
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appartenant a une des premieres families de la Moldavie.
Ma femme, qui ne m'était pas connue, vint en compagnie de
ses parents a Bucarest et les noces se firent dans le mois
de juillet 1820. Quant aux fiancailles de ma sceur Ralou, elles
n'étaient pas destinAes a prospérer. Est-ce la rivalité et la
divergence de la politique qui séparaient les familles Mo-
rouzi et Soutzo et qu'une alliance factice n'a pu effacer?
Est-ce la conduite légére du futur qui ne lui présageait pas
les destinées que mon père avait rêvées pour lui? Toujours
est-il que ce lien s'était relaché de jour en jour par le re-
froidissement, jusqu'au moment oü il a été fatalement tranché
par la faux de la mort.
Les deux années du régne de mon pére n'offrent a ma
mémoire rien de particulier dans les actes de notre vie pri-
vée qui pillage 'etre consigné ici. Cette époque s'est écoulée
pour nous comme un rêve; l'imprévu du dénotiment nous
trouva tous au dépourvu; les illusions de la jeunesse, qui
voilent toujours l'avenir, étaient loin de nous mettre en garde
contre une péripétie inattendue. Nous jouissions du present
comme si le lendemain était toujours en notre pouvoir. Je
n'aurais pas mentionné ici l'amitié et l'intér8t que nous té-
moigilérent tons les boyards valaques qui s'étaient mis en
relation avec nous, si ces sentiments ne s'étaient maintenus
intacts même dans les temps calamiteux qui avaient succede
notre prospérité éphémere et si, aprés plus de trente années
de separation, il ne m'était donné d'en recueillir des preuves
précieuses.

Ix.

Mon pére ressentit vers le commencement de décembre


(1820) les premieres atteintes de la maladie qui le mena
au tombeau. Des rumeurs vagues, des bruits précurseurs de
la revolution qui était sur le point d'éclater faisaient pres-
sentir a ceux qui n'étaient pas initiés aux mystéres de l'hé-
tairie nn incident insolitA dans la sphere politique, de même

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que les rafales présagent un orage. L'association qui prè-


parait les destinées de la nouvelle Gréce avait acquis une
telle extension qu'il lui était impossible de ne pas laisser
percer le mystère dont elle s'entourait. C'était tantôt un
amas de munitions que la police de Bucarest decouvrait et
dont on s'empressait de pallier le but; tantôt un des apôtres
qu'on arrêtait a Vidin, muni d'un passe-port subreptice,
signé de mon Ore, et sur lequel on saisissait des papiers qui
dévoilaient les projets de l'hétairie; tantôt c'était une bande
d'Albanais qui, sous le commandement d'un des gardes du
corps de mon Ore, anticipant sur les évónements, allait occu-
per de force un monastère dans les montagnes et contre
laquelle on expédiait d'autres gardes initiés eux-mêmes au
secret.
Mon père n'avait aucune connaissance des projets dont
la réalisation ótait si imminente. Un de ses affidés, son se-
crétaire intime, avait rep, assure-t-on, la mission delicate
de pénétrer son sentiment sur l'éventualité d'un soulèvement
de la nation grecque; mon Ore aurait répondu aux vagues
insinuations, qui lui en avaient été faites, que dans l'état
actuel des choses le succès ne lui paraissait pas possible;
on n'osa pas aller plus loin et mon pére ne se douta guère
de l'éruption prochaine du volcan; sa maladie, qui dura un
mois, l'empêchait d'ailleurs d'être au courant de ce qui se
passait. On comptait sur sa mort et, dans le doute de ses
dispositions, on attendait sa fin pour donner le signal de
l'attaque. On pretend que la mort de mon Ore avait été hit&
ou occasionnée par les médecins mêmes qui le soignaient et
qui appartenaient tous a l'hétairie. Je ne saurais ni affirmer,
ni nier la probabilité de cette allegation. Le principe de la
maladie était un érysipele volant, qui a pant rebuter aux
ressources de l'art; après consultation, on fut d'avis d'em-
ployer extérieurement un toxique qui, selon le systeme ho-
méopathique, servirait a fixer l'érysipèle, en produisant un
exutoire de nature a opérer une derivation. Le fait est que
l' on appliqua sur un vésicatoire en activité unepoudre blanche,
laquelle on attribua plus tard une influence maligne. Mon
Ore succomba quelques jours après a une paralysie des or-
ganes digestifs et fut enterré, avec toute la pompe due a sa

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position, dans l'église de St Spiridion a Bucarest. II était agé
de 63 ans.
Nous dtions an mois de janvier 1821. La Porte avait dd-
si gild pour successeur a mon Ore le prince Charles Ca lli-
maki, lorsqu'Alexandre Ipsilanti pdnétra en Moldavie et
proclama la revolution grecque. Entouré de quelques Grecs
ddvoues et des Albanais qui faisaient fonction de gardes
dans les principautés, ii avait comptd sans doute sur le
soulevement des populations moldo-valaques; mais a. part
quelques milliers de la petite Valachie, entrain& par leur
chef, la nation resta spectatrice tranquille du drame qui se
préparait sur son territoire. L'aristocratie, it fort peu d'ex-
ceptions prds, ne pouvait qu'Otre hostile a un mouvement
qui soulevait des troubles dans le pays et froissait tons ses
interdts ; mais elle se garda de manifester un pareil senti-
ment dans le court espace de temps pendant lequel elle subit
la loi des hordes indisciplindes qui s'empardrent du gou-
vernement ; elle s'en dédommagea en ddputant plus tard vers
le pacha de Silistrie de vieux boyards moldaves porteurs
de listes de proscription, qui n'étaient rien moins alors que
des arrêts de mort.
Bucarest, dans cet intervalle, dtait plongd dans l'anarchie.
Les mêmes circonstances auraient a des dpoques plus rap-
proehdes entraind les plus cruelles catastrophes, mais alors
tout le monde dtait dominé par la crainte des dvénements;
on ne s'occupait que de mettre sa personne et sa fortune
it l'abri de toute dventualité : les temples et les monastares
dtaient devenus le dépôt des biens meubles et l'asile des
families qui n'avaient pas cherché leur sfiretd dans la fuite.
Nous nous retirames de notre cOtd et sans avoir forme au-
cun projet pour l'avenir dans le monastere d'Antim, en-
tour& de quelques gardes. Cependant la certitude de la
prochaine invasion des Tures avait determine une dmigrativ
en masse des families des boyards, qui allaient chercher un
refuge en Transylvanie. On nous conseilla d'en faire autant
au plus tot, pour ne pas nous trouver en butte d'une part au
fanatisme des troupes turques et de l'autre aux avanies des
hordes qui s'Otaient assocides au mouvement rdvolutionnaire.
Nous suivimes la vole frayde et bien nous en prit.

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L'exasperation des Tures ne connaissait plus de bornes :
on se rappelle ces supplices ignominieux dont le clergé en
masse fut victime, ces boucheries qui exterminerent les fa-
milles du Phanar et firent longtemps déplorer a ma mere la
perte cruelle de ses freres et de son pere, vieillard presque
centenaire et aveugle, emprisonné et réduit a mendier son
pain quotidien.
Nous nouS acheminâmes au milieu de fevrier 1821 vers
la frontière de la Transylvanie, suivi de tout notre personnel
et de notre bagage et escortes par une trentaine d'Albanais
pris parmi les gardes de mon pére. Cette petite troupe qui,
fidèle i son engagement, se serait fait tuer jusqu'au dernier
pour nous sauver d'un peril, ne se faisait pas néanmoins
scrupule d'exercer pendant le trajet ses instincts de pillage
et, animée qu'elle halt d'un sentiment d'independance et
d'une ardeur belliqueuse, de provoquer des luttes I main
armee, que Pinfluence morale de ses anciens maitres parvenait
I peine I apaiser. Un de ces Albanais, naguére I notre ser-
vice particulier, allait décharger son pistolet sur un de nos
domestiques qui avait en l'imprudence de l'irriter ; je poussai
entre eux mon cheval et ce ne fut qn'aprés un manege de
quelques minutes et apres avoir pris le parti de maltraiter
le domestique, que je parvins I calmer la fougue de l'Alba-
nais. Un autre voulut s'approprier un bon cheval monte par
un paysan qui passait I quelqne distance, sous pretexte que
le sien était rendu. Sur le refus de celui-ci, il lui tira un coup
de pistolet, qui henreusement ne l'atteignit pas. Craignant
la riposte, aprés avoir entendu siffler la balle I son oreille,
le paysan abandonna l'objet en litige et se mit en devoir de
se sauver; j'intervins et fus assez heureux pour faire rendre
le cheval a son légitime proprietaire.
Tout cela ne laissait pas cependant de nous inquiéter
jusqu'i ce que nous efimes atteint la frontière autrichienne
et, chose remarquable! en congédiant notre troupe, nous
voultmes lui faire accepter une gratification qu'elle refusa
obstinement. 4Si nous avions en vue un profit dit Pun
d'eux ii ne tenait qu'i nous de nous emparer de tons vos
effets. Cet aveu naïf était cependant d'une vérité frappante
et l'action avait autant plus de mérite qn'on nous supposait

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munis d'un riche heritage. Malheureusement, A l'exception
de quelques effete précieux, qui furent répartis plus tard entre
les créanciers de mon pere, nous n'emportions aucune valour
d'un regne de deux ans.
Nous mimes ainsi pied A terre devant la barrière de la
quarantaine autrichienne, oa nous fames abandonnés par nos
equipages et notre suite. La barriére se trouvait fermée A
cette heure-lk. Nous étions transis de froid et sans abri, nos
dames, obligees de descendre souvent de voiture A cause du
mauvais état du chemin, avaient les pie& mollifies et les bas
gelés sur elles. La position n'était pas tenable. Ce fut en
vain cependant qu'A travers la grille nous tAchAmes de iie-
chir la cruelle apathie des préposés A la quarantaine; il nous
fallut attendre leur bon plaisir pendant deux mortelles
heures, dans une inquietude continuelle pour la sante des
dames exposées sans miséricorde A toute la rigueur d'une
temperature hivernale.
Nous nous rendimes A Kronstadt, oa, en attendant les
événements, nous fiximes notre residence, avec tons les
boyards valaques, A quelques families prés, qui allerent
s'établir a Hermannstadt.

X.

Nous quittames la Valachie, mais non point les Valaques.


L'émigration ainsi gull a été dit avait transporté A
Kronstadt toute la société qui était en relation avec ma fa-
mille. Les Valaques ont les mmurs douces : ils sont hospi-
taliers, communicatifs, complaisants et s'attachent facilement
d'amitie. Nous vivions dans l'intimité de la plupart de ces
messieurs et partagions notre temps entre une etude sou-
tenue faite dans le cerde de la famille et des parties de
plaisir, de promenade et de chasse en compagnie de quelques
amis. Nos mmurs et notre maniere de vivre étaient incom-
patibles avec celles des habitants du pays, aussi formions-
nous parmi les aborigénes comme une colonie A part, qui

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avait fort peu de contact avec eux. Ces derniers nous re-
gardaient en general d'un nil envieux, bien que nous leur
eussions apporté l'abondance. Doll& de mceurs simples, atta-
chés a leurs habitudes d'ordre et de tranquillité, ils ne se
dissimulaient pas qu'avec l'argent nous n'eussions importé
parmi eux le luxe et le désordre.
Kronstadt est au fond d'une double chaine de montagnes,
qui embrassent une immense vallée baignee de deux rivieres.
C'est dans ce champ cultive et giboyeux que nous chassions
aux cailles, aux perdrix, aux lievres, aux canards et aux
bécassines. Sauf quelques altercations avec les gardes cham-
petres qui nous cherchaient quelquefois noise, nos chasses
&talent pleines d'agréments et d'un produit presque toujours
fabuleux. C'est k Kronstadt que commenea effectivement ma
carriere cynégétique, suivie jusqu'ici pendant plus de trente
ans avec un egal plaisir, si ce n'est avec un égal succes. Je
ne compte pas mes premiers coups de fusil tires en Valachie
en guise d'apprentissage, mais je me rappelle toujours
qu'étant a Halki, au mois d'aofit de l'année 1817, Nicolas
Aristarki se permettait de se servir d'un fusil de son pére
pour se promener sans chien sur les coteaux de Pile, oi
chaque pas faisait partir une caille en même temps qu'une
bonffee odoriférante de ces herbes aromatiques particuliéres
a la contrée. 11 parvenait ainsi a tirer quelques coups plus
ou mins heureux; je l'accompagnais quelquefois et prenais
un vif interêt it ce simulacra de chasse. Il me confia un jour
son fusil pour nn instant; une caille me partit entre les
jambes; elle Raft si grasse, elle filait si lentement et si drcit,
elle me donna si complaisamment le temps de bien viser,
que je l'abattis. Ma joie fut grande; c'était le feu sacre du
chasseur qui s'emparait de moi, ce feu qui pétille encore
lors mem que tous les autres se sont éteints, cette passion
aussi douce au poke que favorable A la sante, qui @eve
notre esprit et développe nos facultés physiques, qui nous
met face it face avec la nature, en nous dégageant des miseres
terrestres, et qui nous assouplit, nous aguerrit, nous exerce,
en nous familiarisant avec les intempéries atmosphériques
et les péripéties inhérentes a la chasse, cette passion enfin
que notre fime continue A éprouver alors même que la pros-

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tration de nos forces corporelles ne nous permet plus de la
satisfaire. On ne s'étonnera pas si je reviens souvent sur un
sujet qui a occupe les plus beaux moments de ma vie.
J'avais un grand-oncle maternel, le prince Michel Ghika.
Il ne s'était jamais mark% la passion dominante de toute sa
vie fut la chasse. Age alors de plus de 95 ans, il se plaisait
encore a prendre en main le fusil et, accompagné de mes
deux freres cadets ages de 15 a 16 ans, a se transporter en
voiture dans les plaines qui s'étendent devant la vine de
Kronstadt. Li, il mettait pied a terre et, mesurant ses pas
d'apres ses forces, ou s'arretant sur place, il kali heureux
lorsqn'il lui arrivait de firer quelque collie et trouvait ton-
jours du plaisir a enseigner la chasse a mes frères. Dans le
courant de l'biver, il eut une attaque d'apoplexie qui lui
paralysa presqu'entièrement le bras gauche; sa main etait
restee bleuâtre et crispée. Eh bien! a mesure clue le traite-
ment qu'il suivait lui inspirait quelque espoir, quels étaient
les vceux qu'il formait? c Si je parviens, disait-il, jusqu'a
Pete prochain, a relever le bras a la hauteur de Pceil, je
tirerai encore des cailles.p Ses vceux n'étaient pas même
poussés plus loin; une guérison complete était du luxe. Dieu
ne combla pas la mesure du bonheur pour lui : il succomba
a une seconde attaque avant la saison des cailles.
En Transylvanie, les villages saxons se partagent la pro-
vince avec les villages hongrois : les premiers propres, en
bon ordre, ayant leurs maisons alignées, leur place et leur
eglise surmontée d'un clocher a horloge; les seconds com-
poses ordinairement d'un amas de buttes sans ordre, sans
symétrie, faisant contraste avec un château seigneurial en-
toure de jardins. D'une part l'industrie libre, les franchises
municipales, le droit de propriété; de l'autre Paristocratie
en presence du servage, l'opulence en contact avec la misere.
Dans les villages saxons nous trouvions toujours un gite
confortable, des lits propres, du bon pain, des comestibles,
et moyennant notre argent et nos soins a ne pas porter atteinte
a l'ordre existant, nous nous tirions d'affaire a notre satis-
faction; dans les villages hongrois, que nous fussions commis
on non, que le maitre ffit present on absent, nous étions con-
stamment bien accueillis dans le château, traités et héberges

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quelquefois magnifiquement et toujours sans bourse délier.
Ii arrivait parfois que le propriétaire ne fat pas riche, néan-
mins ii partageait avec nous sa table et sa couchette avec
la plus grande cordialité et faisait tout pour nous etre
agréable; aussi avions-nous foule de bonnes connaissances
parmi Ies Hongrois et trouvions-nous un grand plaisir dans
nos rapports avec eux. D'une hospitalité exquise et toute
naturelle, d'un caractére qui respire la franchise, la loyauté
et la noblesse des sentiments, les Hongrois se distinguent au
physique comme au moral par un cachet particulier de la
nation dominatrice. Chez eux la femme a fait participer
Phomme a la beauté de la race et celui-ci la femme anx in-
stincts généreux et patriotiques. Nos relations avec eux,
quelque passageres qu'elles aient été, nous ont laisse de du-
rables souvenirs.
Durant la premiere année de notre séjour a Kronstadt,
ma sceur Roxandre mourut a ses premieres couches; ma
mere qui l'affectiormait particulierement en fut inconsolable.
Vera la fin de la même année naquit mon fils Alexandre; il
fut suivi a une armee d'intervalle d'un second fils, qui ne ye-
cut pas longtemps.

XI.

A Constantinople je m'étais applique a l'étude avec une


ardeur passionnée. Mon pére avait emit a N. Manos, qui se
trouvait a Paris chargé d'affaires de la Porte, de nous en-
voyer quelques livres de choix; il nous fit parvenir entre
autres les ouvrages de La Harpe et la premiere edition en
deux volumes de l'Economie politique de Say, en nous re-
commandant de les dévorer. Je m'y appliquai en effet avec
une assiduité infatigable; je conserve encore d'ailleurs les
analyses et les extraits de tons les livres instructifs et scienti-
fiques qui furent l'objet de mes etudes. La eerie de ces etudes
avait été, il est vrai, interrompue par l'avénement de mon
pére a la principauté; nous les reprimes a Kronstadt sous

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l'inspection de notre professeur Seruius, avec qui nous par-
courions les auteurs grecs, et de notre maitre de francais
Vassan, qui nous faisait faire des compositions de longue
haleine; mais ce qui nous a le plus profité c'est la lecture
et Panalyse que nous faisions en commun des meilleurs on-
vrages que nous pouvions nous procurer sur des matières de
philosophie, de droit et d'économie politique.
La poésie avait eu h cette époque beaucoup de charmes
pour moi; les suffrages de mes camarades m'y encouragerent.
Je composai successivement quelques dramas et quelques
pieces dans le genre elégiaque; mais depuis que j'ai com-
mence a m'occuper d'affaires publiques, la verve a taxi et le
charme a cease. Si je pouvais réunir tout ce qu'i partir de
l'année 1832 j'ai écrit en fait de mémoires, de projets de
réformes, de dispositions législatives, de correspondances
officielles, etc., j'en formerais, je crois, cent volumes. J'ai
toujours regrette mon défaut de mémoire, cette faculté qui
supplée si facilement a l'étude. Mon assiduité au travail
m'aurait epargné les deux tiers de mes peines, si la mémoire
m'était venue en aide. Si j'ai pu recueillir dans mon esprit
quelque fruit de mes etudes, c'est a force de resumer sur le
papier ce que j'ai In. Le travail au reste est pour moi un
aliment indispensable, il me fait aimer la solitude, et le jour
oil je n'ai pas employe trois ou quatre heures a &lire est
perdu A mon seas.
Mes freres Charles et Démetre, grace a la protection qu'ils
trouverent de la part de M. Thiersch, professeur philhellene
a Munich, purent se rendre a cette capitale et etre admis h
l'école des cadets. Apres avoir achevé leiu.s etudes, ils furent
se fixer en Grece sous Capodistria et embrasserent la car-
Here militaire. Mon frere Jean se rendit plus tard h Geneve,
oh it fut suivi par le plus jeune de mes freres Gregoire. Tous
les deux allerent ensuite h Paris completer leurs etudes.
Nous avons en pendant quelque temps a Kronstadt un
opera italien. La petite troupe qui le composait avait été
appelée a Bucarest, lorsque les événements de 1821 lui
firent suivre l'émigration generale. On avait improvise une
scene dans une salle destinée aux bals publics, au premier
étage d'une maison. L'opéra ne put cependant se soutenir

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longtemps : il n'était fréquenté que par nous autres dtrangers,
on y remarquait fort peu d'indigènes. Nous étions tree lies
avec un colonel de dragons italien du nom de Vilatta, homme
fort aimable, de beaucoup de mérite, qui bientOt aprés fut
promu au grade de général. Celui-la on le concoit aisé-
ment ne manquait jamais tine representation; indigné
souvent da petit nombre de spectateurs qui faisait prévoir
la cloture du theatre : 4 c'est abominable! nous disait-il, faites
danser un ours sur la scene et vous verrez tout Kronstadt
accourir » .
La même salle servait aux bals masques en hiver. Pour
se faire une idée de la physionomie de ces bals, qu'on se
figure une salle mal éclairée par quelques bouts de chan-
delles; tine cohue composée en grande partie d'artisans dan-
sant d'un air imperturbable la valse éternelle, le chapeau
sur la fête et le parapluie a la main; pour tapisserie de sales
matrones; pour rafralchissements des saucissons et de la
bière. Nous introduisimes les masques et notre immixtion
servit a amender peu a peu ces mceurs naIves, au grand de-
triment pent-61re des honnêtes et paisibles bourgeois de
Kronstadt, qui n'avaient pas connu le luxe jusque-là. Aussi
nous regardaient-ils en general d'un ceil d'envie et de mal-
veillance. Les gens du peuple, nous voyant passer a cheval
ou en voiture, nous apostrophaient souvent par ces mots :
e Va-t-en dans ton pays!» A la chasse on nous cherchait chi-
cane quelquefois sans motif légitime; en ville, on ne nous
passait pas la moindre apparenee de contravention aux régle-
ments de police. Nous ne manquions pas cependant de nous
faire raison, soit en nous rendant justice directement, Boit
en ayant recours aux autorités.
Un soir un des nOtres fut attaqué dans la ville par quelques
individus ivres, qui le maltraitérent; le lendemain, cinq on
six d'entre nous, munis chacun d'un gourdin respectable,
allames faire une visite au chef de la police. Surpris de notre
équipement, il nous en demanda la raison. «Cost la, répon-
d'imes-nous , un attirail dont nous avons décidé de ne pas
nous dessaisir a l'avenir, afin de ne pas être exposés A des
attaques nocturnes. » 11 en nit et fit rechercher les cou-
pables.

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Un petit boyard, ayant A la suite d'une rixe rosse un
bourgeois indigene, fut, sur la plainte de ce dernier, con-
damné par la police A 25 florins d'amende. B en compta 60.
II n'en faut pas tant, lui dit-on. Pardon, repliqua-t-il,
j'en compte le double, puisque je vais de ce pas lui donner
une seconde melee.
Il n'était pas permis de fumer dans les rues de la vine et
chaeun se croyait en droit d'arracher la pipe au contrevenant.
Un soir je me trouvais' du nombre de quelques amis dont
les logements etaient situés tous aux environs de la place
centrale de Kronstadt et qui furent passer la soirée chez Al.
B., demeurant hors de l'enceinte de la ville au faubourg de
Skey. Ayant pris conge de l'hôte a minuit, nous descen-
dimes en compagnie; mais comme je tennis une pipe inn-
mée, je m'arretai un moment A la parte cochere, afin de la
vider avant de sortir dans la rue, lorsque je sentis qu'elle
m'était arrachée des mains par un garde de nuit qui s'était
tenu blotti derriere la porte. Il ne nous fut pas difficile de
lui faire licher prise; mais A cette occasion le garde ne fut
pas sans essuyer force horions : il s'en suivit une altercation,
que nous consentimes, pour ne pas ameuter les habitants du
quartier, A aller vider devant la police; nous cheminAmes
done en compagnie du garde, qui ne cessa d'être maltraité,
mais qui se promettait bien de tirer vengeance. Arrives ainsi
au milieu de la vine, qui d'ailleurs n'était jamais éclairée,
chacun de nous lui tira sa révérence et, plus leste que lui,
gagma son logis, dont il referma la porte.

XII.

Nos compagnies de chasse se composaient le plus souvent


de six A huit individus : fun vieux chasseur de la maison, du
nom de Mario, Al. Racovitza et quelquefois des amis se
joignaient a nous, qui formions un noyau compose de cinq
freres plus ou moins debutante, sans compter le dernier trop
jeune encore. Depuis, le sort nous dispersa et finit par assigner

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a chacun une carriere differente. Eh bien! plusieurs années
plus tard j'eus un plaisir indicible a nous voir les cinq frères
Jean excepté, qui n'a pas bougé d'Athènes depuis qu'il
s'y est établi réunis dans une espèce de char-i-bancs au
retour d'une chasse a Gaesti chez mon frère Georges.
Mario était un vieux domestique de notre maison qui avait
braconné a Constantinople et possedait un jarret de fer; il
avait formé mon frére Charles a son image. Souvent a eux
deux ils quittaient a pied la maison a trois heures du matin
et ne rentraient qu'à dix heures du soir, charges chacun de
30 a 40 cailles, d'une demi-douzaine de perdreaux et d'un
ou deux lièvres ou canards.
Dans la saison des cailles, nous lions séparions au sortir
de la vile, pour explorer les vastes champs qui s'étendent
devant Kronstadt a perte de vue, en nous donnant rendez-
vous pour midi a une des petites métairies qui bordent la
rivière de Zeiden, si je ne me trompe. La, nous prenions
des renseignements sur l'existence de quelque compagnie de
perdrix, qu'il était rare de ne pas rencontrer. Une fois de-
pistées, elles étaient exterminées avant le soir.
A ce propos, je ne saurais oublier l'excentricité d'un de
nos camarades, mon cousin Al. Racovitza. Trés bon et fort
aimable garçon d'ailleurs, il était a la chasse hargneux,
querelleur, intraitable; nous kritions en général de l'appro-
cher; lui, de son côté, s'il lui arrivait d'av oir besoin de
quelque chose, tachait de se tirer d'affaire comme il le pou-
vait pour ne pas avoir recours a un autre. Un jour, vers la
fin de la saison des cailles, lorsque nous commencions a re-
chercher les endroits les plus éloignés de la vile, on nous
assura qu'aux abords d'un village, a deux lieues de Kron-
stadt, il y avait encore beaucoup de cailles, ainsi qu'une
nombreuse compagnie de perdrix. Nous nous y rendimes de
bon matin et fimes un grand abatis de gibier, mais sans avoir
rencontré les perdrix. Les coups de feu commençaient a être
trés rares, lorsqu'à l'extrémité du champ oil je me trouvais
et tout près d'une haie qui le séparait de touffes d'arbris-
Beaux clair-semés, j'entendis partir une double detonation;
je reconnus de loin Al. Racovitza et soupçonnai qu'il avait
eu la. chance de trouver les perdrix. Je m'acheminai vers lui

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et, après plusieurs minutes de marche, je le rejoignis au


memo endroit, occupe qu'il kali a décharger et a recharger
son fusil, vu que, dans sa precipitation, il avait mêle le plomb
avec la poudre et bourre avant d'avoir mis la charge; sa
baguette memo en avait éprouvé une fissure, qui l'obligea de
la renforcer par une ligature de ficelle. Ses yeux ne se de-
tournerent pas de son ouvrage pour se porter sur moi; ii
gardait un morne silence, ses longues moustaches étaient
pendantes sur sa cravate : tout cela était de fort mauvais
augure; de plus, II avait manqué son coup et brouillé sa
charge. Le moment était des plus defavorables pour l'ac-
coster. Je me hasarde cependant, aprés quelques instants de
silence, a hd demander le plus laconiquement et le plus re-
spectueusement possible, si c'était sur des perdrix qu'il avait
tire . ... Point de reponse. Memo demande aprés une pause,
suivie d'un oui des plus secs. Et quelle direction ont-
elles prise? Par la, me dit-il, mais sans bouger la tete,
ni faire aucun geste, de maniere que je me trouvais aussi
peu avance qu'auparavant. Je remarquai qu'il s'échauffait et,
laissant passer un temps convenable, je répétai ma question,
en prenant le ton le plus doucereux du monde. Eh! par la,
vous dis-je, et il fit avec la baguette qu'il tenait encore en
main un signe d'impatience qui acheva de la casser en deux.
Des que j'en eus vu le morceau par terre, sans attendre les
effets de la catastrophe dont j'avais été la cause, je me sau-
vai dans la direction des perdrix, que je rencontrai bientôt.
Quant a lui, il a dfi s'acheminer vers un taillis voisin pour
se munir d'une longue baguette qu'il porta tout le reste du
jour attachée a sa ceinture comme une rapière, en butte a
nos éclats de rire et aux quolibets que nous lui lancions
de loin.
Parmi les chasseurs parasites qui nous accompagnaient
souvent, je ne dois pas omettre de signaler M * *, notre
doyen en etudes, camarade enjoué, spirituel, mais distrait,
comme le sont ordinairement les caracteres trop vifs. Bien
que trouble-fête a la chasse, ii compensait ce travers par
une gaieté pétillante d'esprit, une fecondité de saillies et un
art particulier de donner une tournure comique a nos mésaven-
tures même les moins pIaisantes, qualités qui concouraient

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a nous rendre sa compagnie précieuse. Nous chassions un
jour le lièvre aux chiens courants dans un tans; les chiens
menaient au loin et nous nous étions postds a distance sur
les bords d'un ravin. line mauvaise chance conduisit a ma
droite M * * qui, incapable de se tenir tranquille et n'en
concevant nullement la nécessité, avait pose le fusil a côté
de lui comme un accessoire inutile et se livrait, malgré mes
observations réitérées, a des ebats, a des frédonnements, A
des élans de gaieté que la belle nature lui inspirait. La
chasse se rapprochait sensiblement, se dirigeant de notre
690; je redoublai d'attention et, me tournant vers If * *
pour lui faire signe d'être sur ses gardes, je le vois foniller
avec une parfaite insouciance dans sa tabatière, sans porter
le moindre intérêt a ce qui se passait. Cependant, par un bon-
hour frequent aux mazettes, le liêvre se présente devant lui;
A sa vue il perd la ate, saisit son fusil, tire ses deux coups
sans viser et jetant son arme se met A courir aprés le liévre,
en s'écriant : cJe l'ai tire sur la Me! Je l'ai tire sur la Me! ,
Comme il lui était impossible d'attraper a la course un lièvre
Bain de tons ses membres, il s'en retourna parmi nons, ré-
petant de tamps A autre son exclamation. Ce premier mo-
ment d'enthousiasme passé, nous vimes s'opérer un change-
ment alarmant sur la physionomie de M * * qui manifesta
tous les symptômes d'un homme pris soudainement de nail.-
sees ; mais bientelt un fon rire s'empara de lui et nos questions
ne faisaient qu'augmenter son hilarité. En voici l'explication :
lorsqu'il fut surpris par l'apparition du lièvre, il tenait entre
le ponce et l'index une prise de tabac. Sentant instinctive-
ment la nécessité de licher Ba prise pour s'emparer de son
fusil, il ne trouva de moyen plus expéditif que de se la fourrer
dans la bouche. Sans le dégoAt qui en est résulté, il n'aurait
pas eu conscience de son action.
Tous nos chiens étaient issus d'un superbe épagneul, vieux
commensal hors de service et d'une vilaine chienne, que je
m'étais procurée a Kronstadt meme. Parmi cette famile ca-
nine il y en avait qui possédaient des qualités excentriques.
Je mets sans vanité en premiere ligne mon chien Lion, qui,
pour la finesse du nez, la docilité et l'intelligence, n'a AO
égalé par aucun de ses nombreux successeurs. Je l'avais
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donne A Marco pour le dresser ; ii le mena un jour a la chasse,
le lendemain il me dit que je pouvais m'en servir. Lion, dans
un constant service de 12 ans, m'a donne souvent l'oceasion
d'admirer son instinct merveilleux. II possedait au plus haut
degre cette precieuse qualité que les meilleurs chiens ne
possedent pas toujours et qui consiste dans la conscience de
ne travailler que pour son maitre et non point pour satis-
faire ses instincts. Plus je me trouvais éloigné de lui, plus
ii prenait de precautions pour ne pas effaroucher le gibier,
plus il laissait d'espace dans son premier arret ; si je m'appro-
chais, ii ne bougeait pas, mais semblait me consulter du re-
gard ; ii suffisait de me taire pour ne pas le faire sortir de
son immobilité. Ii m'arriva bien souvent de charger ainsi
tranquillement mes deux coups; A mon signal, il avançait et
le gibier ne partait souvent qu'apres le troisième arret. Quand
nous étions plusieurs a la recherche d'une compagnie de
perdrix, c'était Lion qui les éventait le premier; quand le
premier coup était tire par qui que ce füt de la compagnie,
c'était toujours Lion qui me rapportait la perdrix abattue.
Dans l'eau, ne pouvant se diriger par la voie a la recherche
d'un canard démonte, II se retournait comme pour m'inter-
roger et suivait les indications de mon doigt.
Faisan, a mon frere Charles, était done d'instincts extra-
ordinaires : il plongeait dans quatre pieds d'eau et rappor-
tait, sans jamais se tromper, la pierre qu'on y avait jetée,
aprés la lui avoir fait flairer; II retrouvait une clef, un chien
de fusil perdus dans l'herbe. Un soir nous revenions d'une
partie de chasse a la nuit close. Nolls étions a une lieue de
Kronstadt entassés dans une espéce de char-h-bancs; Charles
s'était place tout derriere, assis sur sa jaquette fourrée. L'air
avait fralchi et chacun voulait se couvrir 4 son manteau;
Charles ne trouva plus sa jaquette, elle lui avait glissée entre
les jambes. Nous fimes arréter, mais la nuit &taut fort obs-
cure, nous filmes tons d'avis que ce serait peine perdue que
de se mettre a la recherche de l'objet égare, lorsque la res-
source de l'instinct de Faisan nous vint a l'esprit; au pre-
mier commandement de son maitre il partit comme un trait;
il mit une demi-heure A revenir, mais ii rapportait la jaquette.
A la chasse cependant il était indomptable; d'une prestesse

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et d'une vivacité excessives, ii faisait des pointes a perte de
vue. Son maitre était sans cesse a sa recherche et il nous
arriva souvent de l'avertir que son chien était en arrêt dans
tel endroit. Faisan forma le jarret de Charles, qui est a toute
épreuve.
Au milieu de cette societé de jeunes gens adonnés A la
chasse et au maniement des armes, sans être encore pénétrés
de la circonspection qu'on doit y porter, il nous arriva bien des
fois de voir partir au milieu d'un cercle des coups de feu,
qui heureusement n'oceasionnèrent aucun accident. Ces cas
d'inattention ou de maladresse ne produisirent pas néanmoins
autant d'impression sur moi que l'accident négatif que je vais
raconter. Vera l'année 1822, le système des capsules n'avait
pas encore été inventé ou du moins généralement appliqué;
j'avals dans mon armoire une paire de pistolets fi silex char-
ges depuis longtemps; j'ordonnai A mon domestique de les
décharger et de les laver; il le fit et les posa sur une table.
Le soir on se réunit dans ma chambre et les pistolets pas-
sèrent de main en main. On proposa un simulacre de duel :
je prends un des deux pistolets, un de nos comrades de
ehasse, Floresco, boyard valaque, prend l'autre; nous nous
plaçons en face A une distance de cinq a huit pas; nous
armons au signal donne, je lathe la détente, mais Floreseo,
au lien de tirer, baisse son arme. Eh bien! lui dis-je, pour-
quoi ne tirez-vous pas? J'ai pour précepte, répond-il, de
ne jamais richer la détente en face d'une personne. Mais
les pistolets viennent d'être laves. C'est égal, je ne dévie
pas de mes principes. Sur ces entrefaites on fait l'inspection
du pistolet, on le trouve chargé a balle et amorcé; j'eus un
frémissement a cette découverte et je restai stupéfait : si le
hasard avait fait tomber le pistolet chargé entre mes mains,
je tuais Floresco dans ma chambre ; si ce dernier n'avait pas
use d'un excés de prudence, j'étais mort. Ii a fallu que le
domestique, qui a recharge a mon insu le pistolet, n'ait pas
en le temps d'en faire autant du second, que ma main se soit
port& sur celui qui n'était pas chargé, qu'enfin un scrupule
qui nous pond outré de la part de Floresco retint le mouve-
ment de son doigt pose sur la détente; il a fallu, dis-je, tout
Cc concours de eirconstances fortuites ouprovidentielles pour
4*

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ne pas avoir a déplorer un malheur irreparable. La leçon me
profita, et plus j'ai été circonspeet dans le maniement des
armes, plus yai senti qu'on ne saurait trop l'être.

XIII.

La famille de mon beau-pere résidait a Suceava en Buco-


vine. Ma belle-mere, qui ressentait Up, les premieres atteintes
de la maladie de foie dont elle monrut environ vingt années
plus tard, projeta im voyage aux balm de Mehadia pendant
Pete de l'année 1823; elle nous engagea de nous y rendre
de notre 630, pour y passer la saison pres d'elle. Lorsque
nous fumes arrives a Méhadia, la famille de ma femme y
était déjh installée. Comme toutes les eaux thermales, les
bains de Mehadia sont encadrés de sites sauvages, de mon-
tagnes a pic et de forêts ; comme dans tons les établisse-
ments de ce genre, on y rencontre des malades qui y viennent
pour se faire traiter et des personnes saines et disposes qui
ne cherchent que le plaisir. Le nombre de ces dernieres était
relativement bien plus considerable a Mehadia. Au milieu
de eette foule désceuvrée qui se rencontre pour la premiere
fois, on est ami a la premiere vue : ce n'était que parties de
promenade, de jeux et de danse sans prétention ni etiquette
aucune. Cependant, comme depuis deux ou trois ans j'étais
affeeté a l'épaule droite d'une douleur rhumatismale dont je
ne m'étais pas soucié jusque-là, je profitai de mon séjour a
Mehadia pour prendre une trentaine de bains, qui eurent
l'effieaeité de faire disparaitre jusqu'à la dernière trace le
mal. J'y ai vu d'ailleurs des personnes tout-à-fait pereluses,
qui, au bout de leur cure, avaient retrouve l'usage de leurs
membres.
Nous nous étions lies de fraternité avec une comtesse
Bethlen, contrefaite de corps, mais jolie de figure et d'un
esprit fort deli& Plusieurs autres Hongrois de distinction,
le gouverneur de Fiume trmeny, la baronne Hammer avec
sa fille d'une naaveté trés expansive, une demoiselle Lazar

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aussi gaie qu'avenante et bien d'autres jeunes dames tree
accortes faisaient partie de nos reunions. Lorsque nous nous
séparions le sok, soit dans le salon commun, soit sur la place
centrale oil le clair de lune nous retenait souvent jusqu'A
minuit, ce n'était pendant quelques minutes qu'un caril-
lonnement de Gute _Yacht, 1'60.0 cent fois, par cent bouches,
sur tons les tons dont la voix humaine est susceptible. Bref,
nous passames fort gaiement notre temps a Mehadia.
Vers le mois de décembre suivant, nous fames dans la
nécessité d'adresser une requête an gouvernement de Klan-
senburg pour demander la levee d'un séquestre que le tri-
bunal de Kronstadt avait mis indament sur nos meubles.
A cet effet nous résolames, mon *ere Georges et moi, de
faire le voyage de Klausenburg; nous nous fimes accom-
pagner d'un ancien serviteur de mon pére, commensal eine-
rite, qui nous égayait par ses propos, ses saillies, ses anec-
dotes inépuisables et son humeur toujours joviale. Apres
avois pris pied A terre dans une auberge de la vine, nous
nous mimes a songer au moyen d'entamer notre affaire et
de nous mettre en relation avec des personnes qui nous
étaient tout-A-fait inconnues. A force de penser, je me
rappelai ma comtesse de Mehadia et j'expédiai a sa re-
cherche. Elle ne se trouvait pas en vine, mais on découvrit
sa mere. Passe pour la mere, nous sommes-nous dit, et
nous nous rendimes chez elle. Elle nous reçut k bras ouverts
des que nous Iui dimes decline nos noms; ses bontés ne se
bornérent pas a des accolades parfumées de tabac, elle fit
enlever nos effete de l'auberge et mit a notre disposition
une maison entière qui kali inhabitée, ainsi que voiture et
chevaux. Des lora, tout alla A soubait. Cette dame était
la sceur du baron BAnffy, respectable et bon vieillard, entoure
d'une nombreuse et aimable famille. Les fines du baron
étaient alliées aux principales maisons hongroises et son
fils se trouvait etre le premier secrétaire du gouverneur.
Nous fames de la famine des le premier jour et nos repas,
surtout ceux du sok, n'avaient lieu que chez le baron BAnffy,
au milieu d'une charmante société. Nous étant presentee
chez le gouverneur, le baron Józsilta, nous fumes invites A
son diner, ainsi qu'à une fete de soir qu'il donna A, notre

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intention. A partir de ce jour, nous fames journellement
convies a diner chez les principaux personnages, entre les-
quels je citerai surtout le comte Banffy, dont la charmante
compagne, douée d'une exquise politesse et d'un ton din-
tingué, nous fit les honneurs de sa table avec une grace
toute parisienne. D'ailleurs partout les diners étaient somp-
tueux et les vins si renomm6s de la Hongrie servis a pro-
fusion.
17n enthousiasme général regnait alors parmi les Hongrois
pour la cause des Grecs. Animas des sentiments les plus gé-
nereux, les Hongrois ne pouvaient voir avec indifference la
lutte d'une nation qui hasardait son existence pour se sous-
traire a l'humiliation et l'esclavage. Es n'étaient pas doués,
il est vrai, de la force de raisonnement qui fait dire au-
jourd'hui au brave champion de Pacifico que les Tures ont
fait des progrês dans la civilisation pour avoir rapproché
leurs chalvars des pantalons et que les Grecs sont rétro-
grades et barbares. Le ministre anglais a étudié la Turquie
dans la personne d'Aali ou de Réchid, qui se sont un pen
familiarisés avec les mceurs et le langage européen et qui
affectent dans leurs relations avec les étrangers le ton de
ces derniers; il a cm que la Turquie était une nation corn-
posée de Réchids et d'Aalis; quant aux Grecs, il n'a vu en
eux que des concurrents qu'il était bon d'affaiblir. 11 est
facile de déraisonner en partant de pareilles prémisses. La
raison d'etat, c'est-a-dire l'intérêt, n'a pas besoin d'être étayée
par d'autres arguments, mais il vaut mieux dans ce cas se
dispenser d'en donner d'absurdes et d'indignes d'un homme
d'etat. Mettre en paralléle les Grecs avec les Tures, l'instruc-
tion avec l'ignorance, la religion de la civilisation, de la liberté
et de la paix avec les principes exclusifs et dévastateurs du
coran, l'activité industrielle avec la mollesse et l'apathie,
l'esprit public qui fait la force des nations avec la prostra-
tion de la faiblesse et de la decadence, donner un dérnenti
aux faits et a l'histoire, fouler aux pieds les vérités que les
enfants ont appris it vénérer dans les écoles, n'est-ce pas le
comble de l'absurdité! Les Grecs ont eu le tort de ne pas faire
plier leurs sentiments patriotiques devant la politique domi-
nante des grandee puissances, ils se sont rencontrés avec les

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Russes dans la poursuite du memo but et ont cherché dans
la force d'un grand empire un auxiliaire puissant de leur
intérêt national. Ont-ils pour cela mérité le blame qui ne leur
a pas été épargné? Tout au contraire. L'interet européen
avait exigé que la Turquie fat préservée de la catastrophe
dont elle était menacée; on ne saurait rien y redire. Mais a
cette occasion, se déchainer par la voie de la presse et de
la tribune contre les Grecs, qui n'ont obéi qu'i leurs instincts
courageux et patriotiques, et se glorifier, au lieu de se justi-
fier, d'une croisade pour Pislamisme, n'est-ce pas renverser
toutes les notions de justice, d'humanité, de raison que le
simple bon sens s'est faites depuis des siècles?
On a vu, notamment en Amérique et en Angleterre, du
fanatisme pour une religion, pour la paix universelle, pour
des personnages Mares, pour des cantatrices et des dan-
senses, voir memo pour des costumes, mais il n'appartenait
qu'à lord Palmerston de s'enthousiasmer pour la barbarie!
II n'appartenait qu'au ministre d'une nation qui envoie des
missionnaires dans tons les recoins du globe de devenir le
champion eloquent des ennemis du christianisme. Que serait-
ce si je faisais a lord Palmerston l'injure de le supposer de
bonne foi? Croirait-il en effet que les Tures sont civilises
ou memo susceptibles de l'être? Ne sait-il pas mieux que tout
autre que chaque nation a son principe de vitalité, qui la fait
vivre, progresser lorsqu'il est en activité et qui determine
sa decadence lorsqu'il l'a abandonnée? Le glaive et le coran,
le fanatisme et la domination, le mépris et Passervissement
de la chrétienté, voila ce qui a fait la force et la grandeur
des Tures jusqu'au temps cla la strategic et la civilisation
européennes oat pa avoir raison de leurs instincts feroces et
antisociaux. Des ce moment la Turquie n'a fait que déperir,
que voir sa vie s'évaporer en luttes et en essais infructueux
et son territoire se disloquer pike par piece : tel est le sort
que le christianisme a fait a la barbarie. Il faut, dit-on, civi-
liser la Turquie pour la conserver. Mais au lieu de cette
tache ardue, gigantesque, impossible, ne serait-il pas d'une
saine politique de prévenir une catastrophe inevitable,
puisqu'elle est une consequence des lois immuables aux-
(Indies obéissent les mondes, les nations et les individus et

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d'asseoir sur de nouvelles bases plus solides l'équilibre euro-
peen! Tenter de eiviliser la Turquie ce n'est rien moins que
vouloir aneantir son principe de vitalité, achever de saper
les fondements sur lesquels son empire a été édifié, étouffer
sea croyances, ses mceurs, ses instincts, sa religion, defier du
tout au tout le système social qui est l'essence de l'isla-
misme; en Tin mot, convertir les Tures au christianisme et
commencer leur education. Lord Canning a pese mieux ces
Writes que lord Redeliffe ne le fait aujourd'hui et le temps
viendra on les successeurs de lord Palmerston rougiront du
langage term par leur devancier et se repentiront trop tard
de la politique a courtes vues suivie par les hommes d'atat
de la nation qui s'estime la plus grande de l'univers.

XIV.

L'enthousiasme des Hongrois pour les Grecs éclatait sur-


tout dans nos reunions les plus familières : c'étaient des
toastes et des vceux a n'en plus finir. Polyxéne, la femme du
secrétaire du gouverneur, étant alors enceinte, nous demanda
une liste des plus beaux noms grecs, pour en donner un
l'enfant qu'elle devait mettre au monde; elle ne pouvait pas
concevoir, la noble dame, comment nous autres Grecs nous
nous tenions tranquilles a l'étranger, tandis qu'on se battait
en Grece pour la liberté. M'ayant chargé a notre depart de
lui procurer quelques menus objets provenant du Levant, je
les lui expédiai aussitôt apres mon arrivée a Kronstadt; elle
m'envoya en retour un petit ouvrage de ses mains, avec une
aimable lettre finissant par ces mots : «A nous revoir en
Grece.»
Un jour Polyxene et sabelle-sceur, la comtesse Wesselényi,
qui désiraient faire apprendre le grec k leurs enfants, nous
prierent de faire subir une sorte d'examen a un jeune homme
qui s'était présenté pour l'enseigner, prétendant avoir étudie
cette langue en Gréce même, on il venait, disait-il, de faire
un séjour. Ii parut pendant que nous étions a table; on le fit

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prendre place prés de moi. Je lui adressai en gree une pre-
miere question; il balbutia quelque chose d'inintelligible.
Une seconde question eut le même sort. Croyant que la
langue moderne lui était peu familière et qu'il entendait
mieux le grec littéraire, je me recueillis et lui fis une troisieme
interrogation en termes choisis; il retint le dernier mot qu'il
répéta en guise d'écho, mais en l'estropiant; je fis un dernier
essai, la riposte fut la même. Pendant tout cet interrogatoire,
nous avions de la peine a ne pas pouffer de rire. Ces dames,
curieuses de savoir le résultat de l'examen, ne cessaient de
nous interpeller. Je m'abstins d'augmenter la confusion de
ce pauvre homme qui avait rougi jusqu'au blanc des yeux;
mais lorsqu'apres notre rent& au salon, tout en donnant
essor a notre hilarité, nous leur dimes dit que leur prétendu
maitre de langue, qui dans l'intervalle eut hate de s'éclipser,
ne savait pas un mot de grec, leur indignation fut telle,
qu'elles nous reprochérent amerement de ne pas l'avoir de-
clare en sa presence, pour qu'il fat chassé ignominieusement.
La démarthe qui nous avait conduits a Klausenburg eut
un plein et prompt succes, grace a l'amabilité et aux préve-
nances dont nous avons été entourés. Aussi, apres un court
sejour de buit jours sur les lieux, fallut-il songer au depart.
Ayant répondu par des excuses a plusieurs invitations qui
nous auraient retenus sur place indéfiniment, nous primes
conge de nos hates. Le brave baron Banffy nous combla de
benedictions en versant des larmes et nous nous separames
tout attendris de nos connaissances d'une semaine, comme si
nous nous détachions de notre famille. Ces benedictions, par-
tint du cceur d'un venerable vieillard, m'avaient inspire dans
le moment même une sorte de recueillement religieux et je
ne cessai depuis de les estimer plus que bien d'autres bene-
dictions de commande.
Ce n'est pas lk certainement un blaspheme. Je vénére ma
religion, mais non point telle qu'elle est pratiquée par le
commun des hommes ou traduite par le commun de nos
prêtres. Un noble sentiment, un élan généreux, partant d'un
coeur loyal, me semblent réfléchir les rayons divins miens
que les pompes qui ne parlent qu'aux sens; Rs m'inspirent
plus de veneration que les pratiques banales qui degradent

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souvent la sainteté de la religion. La vraie piété n'a pas
besoin d'une vaine ostentation; dans les petits comme dans
les grands phénomènes de la nature, elle adore la toute-
puissance ou la sagesse du créateur. Disséquez un ciron ou
un éléphant, analysez une plante, assistez a un de ces
spectacles terribles ou admirables qu'offrent l'immensité de
l'océan ou le vaste tableau qui se déroule du sommet Mellé
d'une montagne, vons serez indigne de vivre, si votre cceur
n'offre un encens d'humilitd et de componction envers la ce-
leste providence. Quel temple plus vaste, plus grandiose,
plus empreint de la majesté divine et comme elle incommen-
surable, que la yoke du firmament, lorsque, dans le calme
de la solitude, l'homme se trouve face a face avec la grande
oeuvre de la creation, avec ces lois immuables qui confondent
son esprit et dont le livre restera fermé it son intelligence
jusqu'a ce que son essence soit purifiée et perfectionnée dans
un mitre monde! Temple sublime, dont les arcades sont for-
mees par le dome du ciel, dont les flambeaux sont le Soleil
et les astres, dont les hymnes sont entonnés par la creation
entiére, dont l'orgue enfin est l'harmonie de l'univers. C'est
IA que Fame, degagée de toute tâclie terrestre, se prosterne
dans l'adoration de l'être supreme et s'anéantit devant Fin-
lini de sa puissance.

XV.

En 1825 je me transportai a Suceava en Bucovine, oil


étaient domiciliés les parents de ma femme, afin de me rap-
procher de ses biens dotaux situés en Moldavie. Ma famille
était composée de deux garcons, Alexandre et Constantin,
nés a Kronstadt; Euphrosine nacquit vers la fin de la memo
armee a Suceava.
La famille de mon beau-pere était nombreuse, malgré les
pertes qu'elle avait essuyées. Le grand-pére, le logothèto
G-eorges Cantacuzéne, vivait encore, quoiqu'il filt parvenu
un age tree avance. 11 s'est eteint insensiblement quelques

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mois aprés mon entrée dans la maison. La separation de ma
mere et de mes freres m'a été fort sensible dans les premiers
temps; jusqul rage de 26 ans je n'avais pas quittd le toit
paternel. J'abandonnais avec mes affections cette commu-
nauté d'idées, de sentiments et d'habitudes qui constitue la
vie morale; je me trouvais inopinément au milieu d'un autre
monde, qui était loin de compenser celui que j'avais quitte.
Le boyard moldave m'a paru par-dessus tout positif. Les
sujets de conversation qui se présentaient m'etaient peu sym-
pathiques; j'avais de la peine a me faire aux conditions d'une
atmosphere dont les elements n'étaient pas ceux que j'avais
aspires jusque-la. En un mot, la vie morale et intellectuelle
s'est trouvée supprimée subitement de mon existence. Je
tachai d'y suppléer par l'étude et par une correspondance
suivie avec ma famille et mes amis de Kronstadt.
Un petit nombre de boyards moldaves résidait a Suceava,
la plupart avaient établi leur domicile provisoire a Czernowitz.
A l'exemple de plusieurs d'entr'eux, la famille de mon
beau-père résolut de rentrer dans ses foyers. De mon cfité,
je quittai Suceava en 1826 pour m'etablir a Czernowitz,
jusqu'a ce qu'il me filt possible de passer en toute streté en
Moldavie. Dans le courant de la meme année je fis seul un
voyage a Kronstadt pour revoir ma famille. A mon retour,
je fus accompagné de mon frére Demétraki, qui, apres un
mois de sejour chez moi, retourna a Kronstadt et plus tard
se rendit it Munich et ensuite en Grece, oil il prit service
dans la cavalerie.
La route de Kronstadt a Czernowitz longe la frontière
valaque et moldave et traverse les villes de Sighisoara,
Maros-Vásárhely, Bistritza, Gura-Homor et les forges de
Iacobeni. De Maros-Vásárhely a Bistritza, je quittai dans
ce dernier voyage la route de poste pour prendre un chemin
lateral qui traverse des villages hongrois et des campagnes
de toute beaute. Aux approches de la nuit, parvenus a un
village oil nous remarquames deux chateaux seigneuriaux
fort seduisants, nous nous arrêtames a tout hasard a la porte
de celui qui nous parut le plus attrayant, pour demander s'il
nous était permis d'y passer la nuit; les portes nous furent
ouvertes sans qu'on nous eitt memo interrogés sur nos noms

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et qualités. Nous fames reps par une aimable plélade de


sept demoiselles assistées d'une gouvernante française et
dont le Ore et la mere étaient absents : c'était une famille de
Beth len. Au bout d'un quart d'heure de conversation, il se
trouva que nos noms leur étaient familiers par les nom-
breuses connaissances que nous avions dans leur parent&
Nous fames traités cordialement et nous primes part au sou-
per de la famille. Nous nous separames trés bons amis, bien
que notre connaissance n'eilt date que de quelques heures
et que fort probablement nous ne dussions plus nous revoir.
Eh bien! dans quel pays du monde trouve-t-on cette hospi-
talité cordiale, pleine de confiance, de franchise et de simpli-
cite! Dans quel pays des demoiselles abandonnées par leurs
parents k la surveillance d'une gouvernante ne croiraient-
elles pas deroger, en recevant sous leur toit, pour y passer
la nuit, deux jeunes gens inconnus et en les accueillant dans
leur société! Le refus aurait &é putout excusable; mais ici
l'accueil est un devoir qui part du cceur, qui est accompli
avec abandon et contentement, qui implique la conscience
du bien dans une ftme pure et de la vertu dans un caractère
confiant.
La confiance a-t-on dit est la jeunesse de nine;
honnenr a ceux qui savent la prolonger!
Ma veine poétique ne m'a jamais exalté au point d'envier
l'état de l'enfance, cette époque d'innocence ou plutôt d'ina-
nité que les cceurs sensibles sont convenus, sans y réfléchir,
de considérer comma la plus heureuse. La vie intellectuelle,
les sensations exquises de Fame, qui nous distinguent de la
brute, ne sont pas inhérentes a l'enfance; or, je ne suis pas
de ceux qui font consister le bonheur dans l'insensibilité. Ii
en est autrement de la jeunesse, cette source limpide de
l'existence qui n'a pas encore &é souillée par le contact du
lit fangeux qu'elle est destinée a parcourir : c'est alors que
la vie est une jouissance, im enivrement continuel puisé dans
Ia pureté même de nos sensations naissantes; c'est alors que
la séve de l'existence, débordant de toute part, Bolls entoure
de delices : nos amities sont intimes et sincéres;.nos amours
revêtent leur objet de l'idéal de la perfection ; les rêves de
notre ambition, de nos vceux élargissent notre horizon et

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nous font planer avec orgueil sur un immense avenir. Pent-
on oublier ce court printemps de l'existence, surtout lorsqu'on
l'a passe sous un ciel clement, en presence d'une nature
pleine de charmes, au milieu de bosquets enehanteurs et de
prairies odoriférantes, en vue d'une mer dont le tableau n'a
peut-être pas son pareil!
La jeunesse est confiante, parce que l'âme possede encore
cette pureté qu'elle a recue des mains du créateur. Malheur
au jeune homme qui ne serait pas confiant; la conscience de
la 'vertu et de l'honneteté lui manque. Pour supporter une
lâcheté ii faut en etre capable et la defiance me paraltra
toujours un indice de friponnerie. Un homme defiant ne sap.-
rait que mépriser le genre humain, il n'y voit que des dupes
et des trompeurs; l'estime de l'homme et le respect de la
femme lui sont également inconnus . . . . Cependant pour
ceux qui professent de pareils sentiments, quelle amére de-
ception de les voir si peu corroborés dans la vie reelle!
Quand les cheveux ont blanchi et line les illusions out été
englouties dans le naufrage des reves, quand on a palpe les
turpitudes, les absurdités, l'ingratitude, l'égoIsme, la me-
chanceté, la bassesse de penchants, la déraison qui sont la
substance de ce corps qu'on appelle la société, au milieu de
laquelle on a vécu, peut-on s'empêcher de devenir misan-
thrope? 11 est difficile de ne pas rejeter sur l'humanité en-
tière le tort de n'avoir pas répondu a notre attente et de ne
pas finir par s'isoler de plus en plus. Pour moi, si j'aspire
encore a quelque chose, c'est a la solitude. Des que je serai
parvenu b. me dégager des liens qui m'attachent encore a
des devoirs aussi fades qu'arides, je ne demanderai a Dicu,
pour les années qu'il lui plaira de m'accorder encore, que
la societé bornée, mais intime de mes plus proches.
Je dois a l'hospitalité des dames hongroises cette digres-
sion nu les charmes de la confiance, qui m'a vain un retour
et un adieu aux souvenirs de la jeunesse.
Embarquons-nous dans le courant trouble de la vie po-
sitive.

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Le lendemain de mon retour a Czernowitz, ma femme mit


au monde un garcon qui ne vécut que deux ans.
Vers le commencement de Pannée 1827, les boyards mol-
daves étaient rentrés successivement dans leurs foyers, mal-
gré leur repugnance it se mettre en contact avec le gou-
vernement inepte et rapace de Jean Stourdza. Je restai
Czernowitz seul debris de l'émigration. Aprés un voyage
préalable de ma femme en Moldavia, nécessité par quelques
arrangements preliminaires, je passai aussi la frontière avec
ma famille et vins me fixer provisoirement a Domnesti,
deux lieues de la capitale. Quelques jours aprés mon instal-
lation a cette campagne, me trouvant assis devant une croisée
en compagnie de mon beau-frere Georges, j'apergus une
longue et épaisse colonne de fumes qui s'élevait derriere
une colline. L'ayant fait remarquer a mon beau-frére, ii s'écria
que le feu était a Jassi; c'était dans l'après-midi de la veille
de St Hé lie. Nous nous acheminames vers un point d'on l'on
découvrait la vile : là, le spectacle d'un effroyable incendie
se deroula a nos regards. Toute la grande rue, a partir des
edifices oft est actuellement l'académie et jusqu'au palais
princier, était en même temps embrasée. Un vent furieux
avait disperse en un din d'oeil les debris enfiammés du toit
on le feu avait pris naissance et avait allumé un foyer qui
n'avait pas mains de 100 A 1000 toises de parcours. Ii
arriva dans cette tourmente que des maisons intermédiaires
sont restées intactes, bien que le feu se flit propagé par-
dessus leur toit, tandis que d'autres, dont les propriétaires
se croyaient loin du danger, se consumaient inopinément
jusqu'à donner k peine le temps a leurs habitants de les
quitter.
A Domnesti, ma principale occupation était la chasse.
J'avais en reserve une compagnie de perdrix qui avait élu
domicile dans une vigne non loin de la maison; elle était
composée de 35 individus, issus de deux couvées; le nombre

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en est exact, puisque j'en ai tenu registre. Toutes les fois,
que le temps me manquait pour faire une excursion lointaine,
je me rabattais sur les perdrix de la vigne; je tirais deux
ou trois coups, après quoi la compagnie évacuait le local, ce
dont je ne m'inquiétais guère, silr de les retrouver a leur
domicile de predilection. Mes premiers coups avaient abatta
les deux cogs et les deux chanterelles, de manière que, pri-
yes de tout signal de ralliement, les perdreaux ne quittaient
pas pour longtemps le lieu oii. Rs avaient été élevés. C'est
ainsi que j'en abattis trente successivement; lorsqu'il n'en
fut resté que cinq, je ne les poursuivis plus.
Plusieurs jours s'étaient passes, quand je rem la visite
d'un maitre de langue italien, chasseur passionne, mais dont
l'adresse s'était évaporée avec l'âge. Il me supplia de lui
faire trouver les cinq perdrix; je m'en défendis avec d'au-
tant plus de raison que mon alien, gravement blessé, ne mar-
chait que stir trois pattes; mais il insista tant que je me
rendis. Nous primes au petit pas le chemin de la vigne, suivis
de Lion. Après une quête dirigée le plus doucement possible,
mon chien tomba en arrêt. «Je ne tirerai pas, dis-je a M. Pez-
zola, vous avez tout le loisir de faire votre coup.) Les cinq
perdrix partent, il vise longtemps, puis baisse son arme.
«Eh bien! m'écriai-je, vous ne tirez pas?) Vexe d'avoir donné
en vain taut de peine a mon chien, je lâchai mon coup; une
perdrix rept une secousse et rests en arrière. e Elle est i
nous), dis-je a mon compagnon. «Oh! que non, répondit-il,
elle n' est pas atteinte, la distance était trop grande. 2. En atten-
dant, mon chien, qui avait suivi cette perdrix des yeux, Be
mit it sa poursuite en clopinant, jusqul ce qu'il se fut en-
fond) dans un épais buisson; je le laissai faire, m'en repo-
sant sur son intelligence. Perdrix et chien furent perdus de
vue; nous restkmes sur place 4 fumer et a converser. Aprés
un quart d'heure d'attente, je rappelai le chien h. plusieurs
reprises, mais en vain. Le jour baissait sensiblement et nous
&Imes reprendre le chemin de la maison. Parvenus en vue
de l'issue de la vigne, nous apenfimes de loin Lion couché
tout essouflé prés de la porte; la perdrix gisait devant lui.
Pezzola se ressouvint toujours de ce double trait d'intelli-
gence de mon chien; mieux que lui, il avait compris que la

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perdrix était blessée et, après avoir épuisé ses forces a sa
poursuite, ii avait cru inutile de revenir a nous, puisque nous
devions passer nécessairement par la porte qu'il avait choisie
comme lieu de repos.
Vers la fin de l'automne, je m'établis 6 Jassi; au prin-
temps prochain (1828) les troupes russes pénétrèrent dans
le pays et le hospodar Jean Stourdza fut conduit au-dela du
Pruth. Le gouvernement des principautés passa successive-
ment du comte Pah len, au genéral Jaltouchin et en définitif
au general Kisseleff; la vice-présidence de la Moldavie, con-
fide d'abord a M. de Minciaki, fut dévolue an genéral Mir-
cowitch. Avant de recevoir cette mission, ce dernier avait eu
son logement chez mon beau-père. J'étais par consequent en
relation journalière et étroite avec lui.
La paix avait été conclue en 1829, mais les principautés
continuèrent d'être occupées et gouverndes par les Russes.
C'est alors qu'on posa les bases du réglement organique qui,
quoi qu'on disc, ne fut rien moins qu'une revolution dans le
sens liberal, introduite sans secousse et sans violence. Les
principes de l'élection du prince, de l'indépendance du ré-
gime intérieur, de communautd des droits et des interêts
entre les Moldo-Valaques furent proclamés pour la premiere
fois depuis deux siécles; radministration et la partie judi-
ciaire regurent une organisation rdgulière; des municipalites
furent instituées dans les villes; la comptabilité fut réglée;
le régime représentatif vint contre-balancer le pouvoir exé-
cutif; une milice et une gendarmerie furent créées; les pH-
vildges et les corvées furent en grande partie abolis et les
obligations des villageois restreintes et assises sur des bases
équitables. Voila ce qu'a 60 le reglement : il organisait
ce qui n'était que désordre et abus, tandis que le traité
d'Andrinople abattait les forteresses sises sur le territoire
des principautés, refoulait les Tures au-dela du Danube et
ouvrait un vaste champ au commerce jusque-la comprimé et
a l'industrie qui se développa en proportion des aliments
qui lui furent offerts.
On a souvent abuse en Moldavia de l'expression de rus-
sisme et de turguisme. Ceux qui l'emploient ne conçoivent
pas en gdnéral qu'on peut être tout simplement Moldave et

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remplir consciencieusement ses devoirs de eitoyen, tout en
reconnaissant le bien de quelque dile qu'il vienne. S'il
s'agissait de trahir les intérêts généraux de son pays pour
complaire A telle ou telle puissance, je concevrais une qua-
lification qui a le caractére d'un reproche. Mais non! La
Turquie, la nation barbare, despotique, oppressive et ex-
clusive par excellence, a pris A tAche de flatter certaines
idées par cela seul qu'elles déplaisent A la Russie; il est
done du bon ton d'être tare ou auti-russe. Plftt a Dieu que
nous ne soyons condamnés I mieux connaitre les Tures! Moi
qui, surtout depuis 1848, suis loin d'être demagogue, bien
que grand ami du progres, moi a qui l'expérience de Page
a appris A apprecier les choses A leur valeur réelle et qui
compte plus d'un demi-siCcle d'existence, je ne saurais me-
connaitre que la Moldavie, gouvernée naguère par des quasi-
pachas et assujettie, depuis un long laps de temps, a un
regime arbitraire et sans contrôle, est actuellement sous
l'empire d'une organisation legale, régulière et progressive;
que son industrie et son commerce étaient nuls, que des
commis de la Porte venaient s'emparer it des taux fixes et
minimes de ses blés, de son bétail et de son bois, et que
maintenant son commerce n'est limité que par les moyens
de production; que l'extension successive de l'agriculture
depuis la mise en vigueur du réglement organique a triple
et quadruple le revenu territorial et, qu'en reculant encore
de quelques années dans les annales du passé, on pent se
convaincre que des terres affermées pour quelques okas 1 de
cire ou d'huile rapportent aujourd'hui des centaines et pent-
'etre des milliers de ducats; que le progres reel dans toutes
les branches a marché de conserve avec l'independance de
l'administration, et que tous ces précieux avantages, nous
aurions tenté vainement de les obtenir, s'ils n'étaient dus
aux clauses proteetrices des trait& successifs que la Russie
a imposes A la Turquie, ainsi qu'aux lois organiques que
l'initiative russe a introduites et consolidées dans le pays.
VoilA ce qui nous a affranchis de la domination ruineuse NUB
laquelle les principautés étaient courbées. C'est là tout simple-
1. Oka, mesure de capaeite = 1 litre, 520 grammes; poids = 1 kgr.,
291 grammes.
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ment de l'histoire, dont toutes les personnes de mon age ont
dté témoins. Si, en constatant des faits qui imposent a la
Moldavie une obligation de reconnaissance envers la Russie,
je suis Russe, je ne m'en dédis pas. Je ne vais pas, il est
vrai, ahercher dans les combinaisons mentales de la politique
russe les mobiles ou les effete probables de ses bienfaits,
pour justifier une ingratitude prématurde; quand j'aurai vu
ou senti le mal, je ne me défendrai pas de l'avouer. II aurait
peut-être mieux vain, qu'à la place de la Russie, ce fat une
autre puissance plus progressive qui nous ent protégés contre
la barbarie, de méme que j'aurais desire que la Moldavie
produisit du coton, du cafe et du raisin de Corinthe; mais
nous ne pouvons par nous-mêmes ni changer le cours des
évenements que notre sphere d'action ne saurait embrasser,
ni regimber centre la force des choses. En tirer le meileur
parti possible pour le bonheur commun, comme on fiche de
faire produire le plus possible a sa terre d'apres ses propriétes,
&est là le devoir du patriotisme; le reste est pure chimére.
Je reprends le fil de ma narration.

XVII.

En 1829, le contact des armées belligérantes avait im-


porte la peste en Moldavia; ses ravages se faisaient surtout
cruellement sentir parmi les soldats russes, qui ne savaient
ni s'en preserver, ni arrêter l'extension du &au. Ce résultat
ne fat obtenu que par une commission composée de Grecs
familiarises avec le caractére de la contagion. En attendant,
je cherchai avec ma famille un refuge stir la terre de Cep-
lenitza, on l'oncle de ma femme nous donna l'hospitalité. Ce
fut au debut de l'hiver memorable de 1829, hiver qui avait
commence des le mois d'octobre et qui se prolongea jusqu'en
avril avec une rigueur inoule. Je citerai cette Bente remarque,
qui en donnera une idee : le 12 décembre au matin, un ther-
mométre Réaumur place entre la double croisée et ne mar-
quant que BO degree au-dessous de zero ne montrait plus
une ligne de mercure.

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Je me rappelle un malheureux voyage, que je fis a cette
époque en compagnie de mon beau-Nre Nicolas. Nous par-
times vers le 12 novembre de Ceplenitza dans un briski,
pour nous rendre sur ma terre de Skineni, on j'avais quelques
affaires a régler. Nous dimes bientôt abandonner le briski
et nous accommoder tant bien que mal de deux petits trai-
neaux de poste, dont l'un pour notre domestique et nos effets.
La maison de Skineni se trouvait si délabrée, que le Premier
étage en était inhabitable; nous occupames tine chambre au
rez-de-chaussée. Dans la unit du 14 novembre, vers les
quatre heures du matin, nous ffimes réveillés en. sursaut par
an bruit souterrain insolite, suivi d'un tremblement de terre
qui, pendant trente a quarante secondes, faisait crouler des
pans de muraille a l'étage superieur et menaçait de nous
ensevelir sous les ruines de la maison. Les oscillations avaient
éteint notre lampe, et ce fut en vain que nous cherchames
une issue, la clef de la porte principale ayant été d'ailleurs
enlevée par l'intendant. Enfin nous evacuames le local et nous
blottimes dans une chambre qui ne chauffait pas. Le jour
suivant, ayant dté coucher a Bacau, j'eus hate de paitir le
lendemain pour m'en retourner a Ceplenitza, mais dans
cet intervalle II était tombe deux pieds de neige et a peine le
chemin était-il frayé. Nous atteignimes la station de Tirgu-
Frumos vers les quatre heures du soil.; ii ne nous restait
plus qu'une poste de chemin de traverse pour arriver au
lieu de notre destination. Les postillons se recriérent lorsque
nous lear dimes d'atteler. cPas Un chien, nous dirent-ils, n'a
traverse ce chemin, la nuit approthe et il nous sera impos-
sible d'avancer ou de nous diriger. Ah bah! pensai-je, nous
aurons franchi une 'bonne portion de notre route jusqu'a la
nuit et, alors, nous pourrons nous diriger d'après les acci-
dents du terrain, qui nous sont connus. Je fis atteler malgré
les remontrances des postillons; un quart d'heure ne s'était
pas passe, que je remarquai en effet l'absence de la moindre
trace sur notre direction; un brouillard fin entremêlé de givre
et la nuit, qui nous enveloppa bientôt, firent que nous errames
des ce moment au hasard; tantôt nous enfoncions dans des
monceaux de neige infranchissables, d'oil nous avions de la
peine a nous retirer, tantôt nous traversions des étangs sans
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'etre stirs si la glace était assez compacte pour nous soutenir,
le tout sans savoir oil nous anions. 11 était prés de minuit;
les chevaux, après huit heures de marche fatigante, étaient
rendus; nous étions transis de froid et a jeun depuis notre
depart. Dans cet état, je m'attendais avec resignation a passer
la nuit au milieu des champs, sans abri et exposé aux attaques
des loups, lorsqu'un cri de joie des postillons nous, rendit
l'espoir : nous étions sur une route frayée; c'était celle de
Jassi. Un quart d'heure plus tard nous rentrions dans nos
foyers. Aux glaçons qui couvraient ma barbe et mes mous-
taches, on me prit pour im vieux prêtre du village et l'on
ne fut pas peu surpris de notre apparition a une heure aussi
avancée de la nuit.
Notre séjour a Ceplenitza nous réservait une tribulation
plus sensible : Alexandre tomba malade d'une péritonite.
N'ayant pu discerner la nature du mal, nous nous bornames
d'abord a quelques secours usuels, dont l'inefficacité fut bien-
tot prouvée par la recrudescence de la maladie. Par mal-
heur, comme ii n'était pas permis aux médecins de quitter
Jassi, a cause de la contagion qui y regnait, il nous fut im-
possible d'en avoir un; nous employames en vain des remedes
qui nous furent indiques de loin sans connaissance de cause.
Sept jours s'étaient ainsi écoules et des lors, Pinflammation
&ant montée au cerveau, l'enfant ne fit plus que divaguer
dans un délire continuel. En proie a de vives alarmes, j'ex-
pédiai de nouveau A Jassi, en faisant une description dé-
taillée des symptômes de la maladie, description qui en fit
reconnaitre la nature. Ce fut le lendemain seulement que,
grace a l'intervention de quelques parents, un médecin put
venir, accompagné de la tante de ma femme, Alm° Helene
Stourdza, et muni de quelques sangsues et des medicaments
nécessaires. Nous le regilmes comme un ange sauveur; mais
a la premiere inspection il ne nous cacha pas qu'il avait peu
d'espoir de sauver le malade. Il fit appliquer cinq sangsues
au bas-ventre et deux derriere les oreilles. L'état de l'enfant
continua pendant quelques heures encore d'être tout aussi
alarmant; peu a peu le Mire cessa, pour faire place a un
profond assoupissement; mais en même temps le visage de
l'enfant se decolora tout a fait, ses lêvres blémirent et son

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pouls devint de plus en plus imperceptible. Mme Helene, pour


nous épargner un spectacle navrant, passa les mains sous la
couverture du patient, dans le but de le retourner contre la
muraille, lorsqu'elle sentit qu'elle les avait plongées dans
une mare de sang; on se hâta de reformer les piqfires des
sangsues et, malgre la gravité de l'aceident, je n'ai pas douté
depuis qu'Alexandre n'efit &ft sa resurrection, pour ainsi dire,
it cette circonstance. Cependant, aprés la perte presque to-
tale du sang qu'il avait essuyee, le medecin n'était rien
moins que rassure sur son compte; il pronostiquait une fievre
nerveuse, d'autant plus dangereuse que la faiblesse de l'en-
fant était extreme. Il n'en fut rien. Il traversa, il est vrai,
une longue et laboriense convalescence, assujettie aux soins
les plus minutieux sous le rapport surtout du progres gra-
duel de la nourriture. Cependant, un appétit dévorant devan-
cant le recouvrement de ses forces, il advint que, se trouvant
seul au lit, tandis que nous étions a diner, il avisa dans le
poêle de la chambre un pain bis, que la servante y avait de-
pose, le fit rapporter a mon chien et le croqua avec avidité.
Cette excentricité n'eut pas heureusement de trés fficheuses
suites.
Au printemps de 1830 nous étions de retour a Jassi,
lorsque le cholera y fit sa premiere apparition. Ses progrés
furent rapides et effrayants. Rien ne saurait dépeindrel'épou-
vante et la desolation qui regnaient dans la vine. Aprés que
sa population eut éte, par la dispersion des deux tiers des
habitants, 'Quite a 2 0 on 25 mills individus, toujours comp-
tait-on plusieurs centaines de victimes par jour. J'ai Re té-
moin de cette torpeur mortelle d'une ville naguere si animée,
on l'on ne voyait plus circuler aucune voiture, on celui qui
traversait ses rues désertes n'entendait que des gemissements
et le rale de l'agonie a travers les volets fermés des bou-
tiques et des maisons. Un ami, qui venait nous visiter a de
rares intervalles vu que moi-même, subissant l'influence
de l'atmosphere, je ne quittais plus la maison, nous dit
un jour, en entrant tout effrayé du spectacle qui venait de
frapper sea regards : «C'est une pluie de morts! Les hommes
tombent comme des mouches dans les rues.) BientOt mon
beau-frere Georges, jeune homme plein de vigueur, suc-

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comba au bout de quelques heures a, l'atteinte de l'epidemie.


Apres ce coup fatal, nous quittames brusquement la ville et
filmes nous etablir a Domnesti, on je repris avec la sante
mes courses cynegétiques.
Dans cet intervalle ma mere s'etait etablie a Bucarest,
oi bientet apres ma sceur Ralou se maria avec le baron
Meitani. Ma ueur fut une de ces creatures venues au monde
pour 'etre eprouvees par le sort. Fiancee, ainsi qu'il a ete
dit, au prince Nicolas Morouzi, elle thit principalement Pin-
succes de cette alliance au destin, qui, dans un moment de
courroux, repandit le deuil sur les maisons du Phanar et
amena la dispersion des debris qui survecurent a la cata-
strophe. Recherchee par les meilleurs partis a Bucarest,
elle ne sympathisa pas avec les mceurs locales, ni peut-etre
avec le caractere de ceux qui aspirerent i sa main. Lorsque
l'infortune se fut appesantie sur la famille, elle sentit qu'un
sacrifice etait exige d'elle pour le repos de notre mere; elle
s'y resigna et le consomma jusqu'au bout, comme on le verra
bientôt.
Avant d'aborder le sujet aride de ma carriere politique,
je ne saurais resister a la tentation d'intercaler ici une di-
gression anticipee sur la chasse en Moldavie.

XVIII.

La Moldavie abonde en gibier de tout genre, bien qu'il


ne soit protege ni par des reglements de chasse, ni par des
gardes speciaux. De la Haleuca aux bords du Danube, de
Comanesti au Pruth, les montagnes et les vallees, les forêts
et les plaines deroulent devant le chasseur toutes les varietes
de gibier a poil et a plumes connues en Europe.
Les claims des Carpates qui bordent les frontieres de
l'Autriche sont habitees par l'ours, le sanglier et le cerf; sur
quelques-uns de leurs pica on trouve memo le chamois ;
Le coq de bois, le coq de bruyere et la gelinotte pullulent
dans les forêts de bouleaux et de sapins au deli du Sereth;

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Le chevreuil peuple les bois jusqu'aux environs de la vine
de Jassi;
L'outarde se rencontre partout dans les plaines;
La petite outarde ou cane-pétière frequents plus parti-
culièrement les coteaux découverts des environs de Galatz;
La perdrix grise, ainsi que le lièvre swat répandus sur
presque toute la surface du pays;
Le loup, le renard, le blaireau sont trés communs;
La caille arrive au printemps et ne repart qu'au mois
d' octobre ;
La bécasse se fait chasser deux fois par an pendant le
passage;
Les marécages abondent en becassines de toute espace,
en pluviers, vanneaux, courlis, etc.;
Les lass et les étangs sont remplis de canards, de grébes,
de foulques, oies sauvages, cygnes et d'une foule d'autres
oiseaux aquatiques.
La chasse A courre et les préceptes de la vénerie ont 60,
A ce que je crois, de tout temps inconnus en Moldavie : les
lakes fauves, rousses ou noires, s'y trouvent a l'état sauvage;
elles ne sont ni parquées, ni amenées sur les lieux dans des
cages. Du reste, sous peine de blesser les légitimes suscepti-
bilités des grands veneurs, j'avouerai que j'ai toujours douté
si, dans la poursuite d'une lake forcée d'après les *les de
l'art, c'était la chasse proprement dite ou plutk la course
et ses péripéties qui faisaient les frais des emotions et des
plaisirs qu'on se promettait. Ce qui est mis en relief dans ce
royal délassement, c'est le savoir-faire des piqueurs, l'infail-
libilité des limiers, l'excellence de la mente, les qualités des
chevaux, la bonne tenue et l'audace des cavaliers, leur
habileté a manier leur monture et A sonner des fanfares,
leur appétit après la course . . . . Qu'on donne a l'ensemble
de ce manége le nom de chasse si Pon veut, mais je n'y vois
pas de chasseur.
Je ne concois la chasse comme passion qu'en taut que
l'individu y prend une part directe et principale et qu'il
puise ses satisfactions dans les succès de sa propre adresse
et de son habileté a vaincre les obstacles. Aussi n'ai-je ja-
mais trouvé de plaisir dans les chasses aux lévriers et a

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l'émerillon, toutes deux usitées en Moldavie, mais dans de
faibles proportions, qui s'anioindrissent de plus en plus. Le
pays est tellement accidenté, que la chasse aux lévriers est
impossible dans la plupart des localités; elle ne constitue
done qu'un accessoire sans importance; la chasse des cailles
it l'émerillon est une boucherie, que se permettent encore
quelques amateurs qui ne visent qu'à garnir leur garde-
manger. Mais en réalité ceux qui se livrent a de pareilles
manceuvres pour s'emparer d'un gibier qui succombe a l'agi-
lité du chien ou a la rapacité de l'oiseau de proie, font-ils
la chasse ou assistent-ils en simples spectateurs a un diver-
tissement qui repugnerait, si j'en juge par moi-même, a un
veritable chasseur? Quel plaisir petit égaler le ravissement
du chasseur passionné qui, suivi d'un bon chien d'arrêt,
s'isole dans les espaces que lui ouvre la nature, jouit des
charmes qu'elle répand pendant l'aurore ou le coucher du
soleil, lutte d'adresse et d'intelligence avec son fidèle com-
pagnon et s'enivre des delices de ses succès, voire des fa-
tigues qu'il a éprouvées!
A mon arrivée en Moldavie (en 1827), la chasse au tir
était trés rare; on chassait communknent le lièvre aux chiens
courants et le gros gibier A la traque; je fus a Jassi un des
premiers, sauf deux ou trois étrangers, qui aie explore les
environs au chien d'arrk : le gibier n'avait pas encore reculé
devant le nombre des chasseurs ou la devastationdes forks;
je me rappellerai toujours avec ravissement les journees hen-
reuses passées A la chasse it cette époque de ma vie. Le lac
de Cristesti, it une lieue de Jassi, kait fréquenté par une
grande variété de palmipècles et d'échassiers : le cygne, l'oie
sauvage, le heron, la spatule, le grébe, des foulques, des ca-
nards de toute espéce s'y trouvaient en quantité innombrable.
Qu'on se figure une partie de chasse sur ce lac, qui est
un kang naturel encaissé entre le Pruth et la Jijia et rece,
vant les débordements de ces deux rivikes. Ses bords, it une
grande distance, sont converts d'épais roseaux, it travers
lesquels les legéres nacelles des pêcheurs ont frayé des ca-
naux, on quelques ponces d'une eau croupissante et recut-
verte de plantes en decomposition permettent it ces embar-
cations de glisser sur le sol; it mesure qu'on avance, le fond

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s'abaisse peu a peu, le canal s'élargit, les roseaux semblent
submerges et les éclaircies deviennent plus fréquentes; on
découvre enfin une nappe d'eau, bordée de thus les côtés par
une enceinte de roseaux et sur la surface de laquelle plane
ou s'agite la foule des volatiles qui peuplent cette residence
aquatique.
Nous allons passer la nuit A Cristesti : la compagnie se
compose de quatre on cinq chasseurs. Notre premier soin
est de nous assurer de nos véhicules : les pêcheurs se pré-
sentent et chacun de nous désigne parmi eux son conducteur;
nous leur recommandons de nous réveiller deux heures avant
le point du jour, puisque l'aube doit nous trouver a rant
et, pour y parvenir, deux heures de temps sont A peine suf-
fisantes. Des lors, nous commençons a nous occuper de nos
préparatifs : tandis que les fusils sont laves soigneusement,
chacun dispose ses munitions de maniere a perdre le moins
de temps possible A recharger; on se munit de bourres, on
prepare le déjeuner du lendemain et on remplit de tout cet
attirail une carnassière, qui finit par s'enfler outre mesure.
Ces préparatifs absorbent presque toute la soirée; le reste
de la nuit est employe a sommeiller ou a se lutiner et a
bavarder. Aux pas des pêcheurs, ceux qui ont dormi se re-
veillent, on s'habille chaudement et, aprés que chacun en a
charge son conducteur d'tm on deux fusils, de sa carnassière,
de quelques provisions de bouche et d'un manteau de pre-
caution, on se met en route dans robscurité, pour atteindre
rendroit oa sont échouées les nacelles.
Ces nacelles ne consistent qu'en un tronc cretin trés léger,
auquel le rameur imprime, a l'aide d'un aviron libre, les
mouvements du serpent : un soul chasseur peut y entrer, ii
se place sur une botte de foin, le dos tourne au rameur, en
repliant les jambes de maniere a toucher avec les genoux les
bords opposes de la nacelle; il étale devant soi ses munitions,
afin de les avoir a sa portée; il charge et pose son fusil le ca-
non en avant, allume sa pipe ou son cigare et prend patience.
Le trajet dans les canaux devient quelquefois assez pé-
nible pour le rameur, lorsqne les eaux sont basses; la na-
celle n'avance qu'en frottant le fond, la rame fait fonction
de gaule et parfois meme le conducteur se voit oblige de

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descendre dans le canal et de pousser h, force de bras l'em-
barcation. Tout cela se passe au milieu d'inie obscurité
temper& par la sérénité du ciel. Le refoulement des eaux
croupissantes de l'etroit canal, l'impulsion imprimée aux
miasmes qui y séjournent, donnent l'essor a des exhalations
pen édifiantes pour ceux qui ne possedent pas le feu sacré;
avec cela, la nacelle qui vole sur l'humide sentier, soulevant
les extrémités des joncs qui plongent dans l'eau, vous les
fait passer a chaque instant sur le visage et vous imprégne,
vous, votre fusil, vos munitions, d'un fluide qui finit par vous
identifier avec les sauvages habitants des marais. Enfin vous
commencez a respirer plus librement en penetrant dans les
éclaircies : l, si le progrés de l'aube vous le permet, vous
avez l'occasion de tirer quelques canards surpris a leur toi-
lette du matin; si non, vous les entendez s'envoler bruyam-
ment autour de vous sans les apercevoir. Bientet vous pen&
trez dans la grande nappe d'eau, qui git au milieu de ce
monde a part.
C'est en effet mi monde a part que ce lac, qui n'a rien de
eommun avec le monde extérieur. Votre horizon est borne
par un mur de roseaux, les êtres animés qui s'y trouvent
sont particuliers a cet horizon, les bruits que vous entendez
ne sont pas connus au delh de ses limites : ce sont les cris
du butor, de la mouette qui plane, de la poule d'eau qui
passe en effleurant la surface du lac; ce sont ceux de la
foulque qui bat l'eau de ses pattes dentelées pour se réfu-
gier dans les roseanx, de l'oie qui s'envole, du canard qui
appelle; c'est le gazouillement de ces jolis petits oiseaux
particuliers aux marais, qui voltigent sans cesse de jonc en
jonc pour y chercher des insectes; ce sont enfin ces mille
rnmeurs vagues dont l'origine vous est inconnue.
Dans quel ravissement ne me suis-je pas twirl!) souvent,
en fendant l'eau a l'aube du jour au milieu du calme d'une
belle matinee du mois de septembre! Le lac était uni comme
une glace, de legers &cons de vapeur en recouvraient la
surface comme d'un voile de gaze et s'élevaient, en revetant
des formes variées au contact du rayon matinal on du souffle
imperceptible de la brise; en effaçant le pourtour lointain
des roseaux, ce voile reculait dans mon imagination les

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bornes de la surface liquide et rendait, par l'illusion de la
perspective, le spectacle plus imposant. Trois ou quatre
cygnes se pavanaient au milieu du lac et leur volume, aug-
menté par le mirage, les faisait ressembler a des galiotes re-
posant sur les eaux. Je les contemplais aussi longtemps que
ma vue pouvait les distinguer, me gardant de troubler par
un coup de fusil cette scene si belle, comme toutes celles on
l'harmonie de la nature joue le principal role.
Les rameurs s'étaient entendus d'avance sur l'endroit
que chacun choisirait pour l'affut. Aprés vous avoir fait
passer par mille sentiers qu'eux seuls connaissent, comme
le citadin connait les rues de la ville qu'il habite, votre ra-
meur s'arrête, en cachant la nacelle dans les roseaux, de
maniêre a ce que la vue du chasseur puisse embrasser un
rayon plus ou moins large de l'éclaircie qu'il a devant lui.
Le premier coup de feu a levé de la surface du lac des
nuées d'oiseaux aquatiques, qui fendent les airs en poussant
leurs cris d'effroi, mais qui, aprés avoir tournoyé quelques
instants, viennent s'abattre préférablement dans les éclair-
cies. Le rameur, a l'aide d'un roseau fiche an fond de l'eau,
vous dresse A quelques toises de votre poste un des canards
que vous avez tués, afin d'attirer ceux qui passent. BientOt
les detonations se succédent, le gibier est renvoyé d'un
chasseur a l'autre, on en tire au vol ou a la remise; lorsqu'une
volée de canards s'est abattue devant vous, vous tachez
d'en prendre deux ou trois a la file et vous faites quelque-
fois de trés heureux coups. Il s'en perd cependant beaucoup
le canard démonté, a moins que vous ne l'acheviez de suite
d'une seconde on d'une troisième &charge, est un canard
perdu; il gagne le massif des roseaux, oi vous ne pouvez
plus l'atteindre, on bien plonge, se cramponne aux herbages
du fond et ne reparalt plus.
Petit a petit le feu devient plus rare et l'attente plus
longue; chacun quitte alors son réduit; l'habile rameur vous
conduit de poste en poste, d'éclaircie en éclaircie, tantôt en
longeant, tantOt en traversant les &tures, sans faire entendre
le moindre bruit, et vous procure souvent l'occasion de sur-
prendre quelques canards qui n'ont pas été troubles dans leur
retraite on de tirer an vol ceux qui, au passage de la nacelle,

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s'enlevent d'au milieu des roseaux. Lorsque cette tournée
commence A devenir improductive, vous pénétrez de nouveau
dans le lac; les canards qui s'y trouvent, effrayés déjà, se
tiennent A bonne distance et il est rare qu'on parvienne A, leur
envoyer quelques grains de plomb; mais on a la ressource
du grebe, qui, confiant dans son agilité A plonger, se laisse
souvent approcher A portée.
Cette péripétie de la chasse au lac n'est pas la moins
amusante. Qu'on se figure quatre ou cinq nacelles en vile
l'une de l'autre, parcourant le lac en tout sens a la pour-
suite du grebe. Si l'oiseau plongeur est manqué au premier
coup ou simplement démonté, il disparait dans Nan en un
clin d'oeil; vous guettez des lors sa sortie, car il ne saurait
rester longtemps submerge; mais il ne montre plus que le
con. II profite pour respirer des moments qu'il vous
faut pour l'apercevoir, mettre en joue et viser et, a l'instant
on vous lichez la détente, il est de nouveau au fond de l'eau.
J'ai vu des grebes ainsi harasses, apres plusieurs coups de
feu qu'ils avaient essuyés, ne montrer plus que la tele; Pceil
exercé du rameur pouvait seul la distinguer, confondue
qu'elle était avec les plantes aquatiques qui garnissent par-
fois la surface du lac; j'en ai vu qui, prenant un parti déses-
péré, finissaient par se tourner vers le chasseur et venir en
droite ligne presenter leur poitrine au coup de grace qui
devait terminer leur tourment.
Le produit d'une matinee de chasse A Cristesti a été sou-
-vent de cent canards, répartis entre quatre chasseurs A por-
tions inégales; je ne compte pas les courbatures plus ou
moins intenses, que chaque chasseur rapportait en quittant
la nacelle apres quatre ou cinq heures d'une position des
plus incommodes qu'il avait dit garder forcément.
A l'heure qu'il est cette chasse n'est plus ni aussi pro-
ductive, ni aussi variée : quelques pêcheurs, s'étant procure
des fusils, effrayent journellement le gibier, qui se montre
plus defiant et devient plus rare.
Transportons-nous des plaines liquides de Cristesti aux
sommets des Carpathes, dans les forks montagneuses de
Slatina et de Risca, de la comedie au drame A grand
spectacle. La, les scenes grandioses de la nature se pre-

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sentent au chasseur dans toute leur majeste. Des montagnes


aux fiance gigantesques, des cimes qui percent les nuages,
un horizon incommensurable, des vallées immenses, et puis
deux cents rabatteurs, une centaine de chasseurs, des chariots
de provisions, des balles et des carabines au lieu de plomb
et de canardieres, tel est le tableau qui enivre l'admirateur
de la nature, avant même qu'il ne commence àjouer son role
dans les péripéties émouvantes de la chasse.
Tout le monde est rassemblé au rendez-vous; comme ii
n'y a eu ni brisée, ni reconnaissance préalable, ii n'y a pas
non plus de rapport a entendre. L'espace n'a pas eté mesure
au chasseur non plus qu'au gibier; de longues vallées a par-
courir, d'immenses forêts h fouiller devront nécessairement
mettre en presence gibier et chasseurs. Ceux-ci gravissent
des sentiers escarpés pour atteindre la crete semi-circulaire
qui forme le col du chainon, tandis que les rabatteurs font
un long circuit pour embrasser deux ou trois vallées abou-
tissant h cette crete. Les chasseurs prennent leurs places en
silence sur la ligne et attendent quelquefois pendant une ou
deux heures que les rabatteurs soient en mesure de com-
mencer la traque.
Que de solennité n'y a-t-il pas cependant dans cette attente
et dans ce spectacle!
Le premier cri pousse dans le lointain produit une com-
motion electrique sur toute la ligne des chasseurs : chacun
arme son fusil, se pose convenablernent et dévore du regard
le rayon que sa vue peut parcourir. Le silence le plus pro-
fond régne sur la crete : le saut d'un écureuil, le frémisse-
ment de la brise, la chute d'une feuille, le voI d'un oiseau
font alors battre bien des cceurs. La voix de trois ou quatre
chiens courants, qu'on a lhchés dans l'enceinte, vous parvient
par intervalles répetée par l'écho et vous annonce le dé-
buché de la bete, sans que vous puissiez en prévoir espece.
La voix se rapproche; tous vos sens sont absorbes par l'émo-
tion de l'attente, emotion naturelle, qui precede toute pro-
babilité de surprise, mais qui emprunte alors a la passion
du chasseur un degre d'intensité dont les indifférents seuls
sont exempts. Un coup de feu a soudain retenti dans la fo-
rk . . . Je suis un vieux chasseur, Page et l'exercice du

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metier m'ont inspire le plus grand sang-froid h la chasse;
je ne puis cependant me défendre d'un ébranlement irre-
sistible au premier coup de feu dans une traque, surtout s'il
a été tire h proximité. Les explosions se succédent, les
chevreuils épouvantés traversent avec des sauts furibonds;
le loup, suivant au petit galop une ligne directe, la gueule
béante, les yeux enflammés, tombe et mord la terre de rage;
le lievre timide est étourdi, il va, il vient, il s'arrête et n'at-
tire l'attention des chasseurs que lorsque le gros gibier ne
se montre plus. Si c'est un ours on un sanglier qui s'est
trouve dans l'enceinte, l'action devient plus émouvante, l'ar-
deur plus vive, la poursuite plus acharnée et le triomphe
plus glorieux.
Enfin les traqucurs ont rejoint les chasseurs, les uns et
les autres se dirigent de tons côtés vers un même point, oh
le cor de chasse les appelle. Le produit de la traque est
kale et chacun raconte les faits dont il a he temoin ou ac-
teur, on se consulte sur la direction de la seconde battue et
l'on recommence. Le soir arrive, on choisit une clairiere, on
y forme un grand cercle, on se groupe, des sapins abattus
ou même sur pied sont allumes et, tout en projetant une vive
clarté, servent h chauffer le bivac, ainsi qu'a retir quelques
chevreuils pour le repas du soir. On s'abrite autant que
possible pour se preserver de la fraicheur de la nuit, en se
placant de maniere h etre exposé an rayonnement du feu qui
est entretenu jusqu'au matin, et l'on s'endort de lassitude,
en Avant aux exploits de la journée on aux chances du
lendemain.
Le résultat de cette chasse, suivie pendant une semaine,
a été souvent de quarante h. cinquante chevreuils, un ou
deux cerfs et quelques centaines de lièvres.
Mes deux fils font régulièrement la chasse aux montagnes
une fois par an, en hiver. Es y emploient leurs meilleurs
chiens courants, qui se sont ainsi exerces it courir toute
espéce de grosse bete; ce fut cependant le coup fatal pour
la meute : cheque année trois au quatre des meilleurs chiens,
les plus acharnés A, la poursuite du gibier, ne reparaissaient
plus, soit qu'ayant été déplacés ils ne reconnaissaient plus,
apres douze ou vingt-quatre heures de poursuite, la retraite

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des chasseurs pour les rallier, soit que, repus de quelque


chevreuil qu'ils avaient fini par forcer, ils devenaient a leur
tour la proie des loups.
La, chasse h l'ours se fait a partir du mois de septembre
jusqu'à la chute des neiges. Comanesti est un des endroits
privilégiés on l'on est Or de trouver du gros gibier, tel que
l'ours, le sanglier et le cerf; quant aux chevreuils, ils y pul-
lulent comme les lièvres dans la plaine. Le proprietaire de
Comanesti faisait un jour une partie de promenade, accom-
pagné de sa femme et de son enfant; il s'était mmii de son
fusil, dans la pensée qu'il pourrait rencontrer un chevreuil;
ce fut un'ours qui vint a sa rencontre. Il est facile de s'ima-
giner a quel point il en fat alarmé : de peur d'irriter le fli-
neur, il se rangea avec sa compagnie et le laissa passer sans
souffler.
Une grande partie de chasse avait été organisée un jour
Dobrovetz, distant de quatre a cinq lieues de Jassi; on
nous promettait des chevreuils. Toutes les autorités, a com-
mencer par le prince, y étaient conviées ; trois cents tra-
queurs et plus de cent paysans chasseurs nous y attendaient.
C'était, il est vrai, une de ces parties on le vrai chasseur se
trouve mal a son aise a ate d'un simple amateur, h plus
forte raison a côté d'un novice, qui ne vient que pour passer
gaiement le temps et troubler la chasse. Ii n'y a d'ailleurs
rien de plus detestable que les parties de chasse entremêlées
d'officialité, lorsque les principaux personnages se postent
sur des chaises, entoures d'une domesticité obséquieuse et
remuante, qui vous fait perdre toute illusion et quelquefois
tout le fruit de la chasse. Mon frére, moi et quelques autres
chasseurs, nous convinmes de faire une compagnie distincte
et de nous poster toujours le plus loin possible des parasites;
nous fimes charabrée a part et mimes nos armes et nos mu-
nitions a l'abri d'attouchements profanes : la soirée se passa
en parties de jeu et de conversation. Notre réveil fut signalé
par une pluie fine et continue, qui nous empêcha de songer
A la chasse : chacun prit son parti et le jeu fut remis a l'ordre
du jour. Je regardais avec un grand désappointement la
foule de paysans qui bivaquaient dans la cour, prêts a nous
procurer le plaisir que nous nous étions promis.

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Vers midi cependant la pluie vint A cesser et le ciel com-
menga A s'éclaircir : je demandai aux habitues des lieux s'il
n'y avait pas A proximité un endroit oft l'on put chasser le
lièvre; sur la reponse affirmative que je regus, je me con-
certai avec mon frere et nous désigrames une vingtaine de
chasseurs d'élite et une trentaine de rabatteurs pour aller
faire un coup d'essai. La plupart de nos compagnons etaient
occupés au jeu, mais nos préparatifs, tout accélérés qu'ils
fussent, ne se firent pas sans éveiller l'attention de quelques
parasites inaffairés, qui se faufilerent parmi nous.
Je ne pris qu'un léger fusil a aiguilles (fabrique de Vienne)
et quelques cartouches A plomb de lièvre; la plupart des
autres chasseurs n'étaient pas mieux pourvus. Nous nous
dirigehmes sur un plateau qui aboutissait A un escarpement
boise; les traqueurs en firent le tour et nous nous postAmes
en dega de la lisière qui dominait le bois; je m'adossai a un
gros tronc d'arbre et, comme d'habitude, je me mis a exa-
miner la position de mes voisins. A ma droite etait poste
mon frere; a ma gauche je découvris un de ces compagnons
en habit de vine qui, par distraction, viennent pour jouir
plutôt d'un spectacle inconnu que pour y prendre part : il
était accroupi, son fusil était pose en travers sur ses genoux,
sans que rien efit indique en lui l'intention de s'en servir.
Mais comme il y a exception A tout et que le hasard aurait
pu faire passer entre nous un lievre, la méfiance que m'ont
inspirée les novices me détermina A changer de pose, afin de
ne pas etre distrait par l'instinct de ma conservation : je
me plagai vers la droite, mettant le tronc d'arbre entre mon
voisin de gauche et moi. Je perdais par IA la moitie de l'es-
pace que mon rayon visuel aurait pu embrasser, mais j'étais
exempt d'inquiétude. A peine le cri des traqueurs se fit-iI
entendre, qu'un loup, ayant passé prés de mon amateur en
habit de vine, qui n'y prit pas garde assurément, s'en retour-
nait dans Ia traque, aprés avoir rase le tronc contre lequel
je me tennis; quand je l'apergus, il était a vingt pas de moi,
suivant une ligne directe en sons inverse. J'hesitai un mo-
ment, dans la persuasion que mon coup ne ferait que l'ai-
guillonner; je tirai cependant : il regut une secousse qui lui
fit plier les jarrets, mais n'en continua pas moins sa course.

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Au même instant j'en aperçus un second qui traversait a.
soixante-dix ou quatre-vingts pas. Je compris des lors que
mon fusil me serait inutile et, l'ayant -place sur mes genoux,
je me mis a jouir en spectateur de la scene ravissante dont
j'étais témoin. Dix on douze loups s'étaient trouvés dans l'en-
ceinte; débandes, comme cela arrive toujours, des les pre-
miers cris poussés par les traqueurs, ils fuyaient éperdus dans
toutes les directions et les coups de feu se succédaient de tons
côtés : dans l'espace d'un quart d'heure que dura la traque,
je comptai quarante-cinq detonations. Malgre l'inefficacité de
nos munitions, trois loups resterent sur place en compagnie
de trois renards et d'une douzaine de lievres : ils nous ser-
virent a faire une entrée triomphale au logis.
La -grande chasse du lendemain fut- moins fructuease que
ce coup d'essai. Nous n'y vimes pas de chevreuil, non plus
que de loup. On prétendit que quelques chevreuils s'étaient
présentés devant des personnages qui tenaient en main la
pipe au lieu du fusil et, profitant de cette suspension d'hosti-
lités, viderent l'enceinte sans bruit.
Avez-vous jamais fait en plaine de petites traques auX
lièvres ou dans le taillis aux bécasses? Les unes et les autres
sont fort divertissantes : la, le regard embrasse touts la
scene; dans la forêt, vous concentrez a votre individu tout
l'intérêt de la chasse, vous n'avez presque pas de témoin
de vos faits et les péripéties du drame se bornent dans
le cercle étroit de votre horizon; en plaine, traqueurs, chas-
seurs et gibier sont en vue, vous suivez de l' cell les ruses
du lievre, les faits et gestes de vos compagnons, vous cor-
respondez par signes, vous prenez part enfin a l'action ge-
nerale, vous multipliez votre plaisir Mais si ) au lieu
de liévres, ce sont des loups que vous traquez dans la plaine,
si ces loups, comme il arrive souvent, se mettent a suivre
sans se détourner la ligne des chasseurs, quel spectacle ra-
vissant pour vos yeux que les incidents de cette commotion
generale, quelle musique enivrante pour votre odie que ce
feu de file mêlé aux clameurs redoublées des traqueurs! Et
ceci n'est point une simple supposition, c'est un fait dont j'ai
été plus d'une fois temoin.
A une demi-Hone de la ville de Jassi, la plaine, traversée
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par la rivière de Bahlui, est couverte sur quelques points,
et notamment devant le village d'Uricani, d'épais roseaux,
oii les loups cherchent un refuge soit pendant la sécheresse
de l'été, soit en hiver pendant la gelée. La premiere traque
que nous y essayames nous fit voir une douzaine de ces ani-
maux, mais elle fut presqu'infructueuse, puisque l'expérience
de leurs habitudes et celle des localités nous manquait.
L'année suivante nous commencames a les poursuivre des le
mois de juillet; nous continuames a faire une ou deux traques
par mois et jusqu'au mois d'octobre nous en avions tue qua-
torze.
Une joyeuse compagnie d'amis s'était réunie une fois a la
campagne de mon frere. Une belle journée d'automne nous
promettait une chasse agréable; nous résoThmes de faire de
petites battues dans les broussailles dont la plaine et les co-
teaux étaient parsemes. A chaque battue nous voyions defiler
deux on trois lièvres. Cette partie si amusante me procura
cependant une nouvelle occasion de constater ce que c'est
qu'heur et malheur a la chasse; mon cousin Gregoire, doué
d'un caractere vif et enjoué et d'une gaietè imperturbable,
chasseur mediocre, un peu vantard, avait eu ce jour-la un
bonheur insolent, tandis que tout an contraire je n'ai pu par-
venir a tirer une seule pike. Les lièvres lui venaient a plai-
sir, quelque place qu'il eat occupée. Souvent, apres l'avoir
laissé choisir son poste, je le priais de me le ceder, ce qu'il
faisait de bonne grace, fatigue de son bonheur comme moi
de mon guignon; mais cela ne changeait rien a la situation
respective : les lièvres allaient toujours avec une aveugle
persistance se presenter au bout de ses canons. Pour narguer
le sort, il grimpa dans une battue sur un arbre; deux lièvres
se présentèrent a la fois et il eut la chance de faire coup
double du haut de son perchoir. Vers le soir, voyant qu'il
me restait peu d'espoir de ne pas retourner bredouille, je
me postais toujours en vue de Gregoire, dans l'espoir que
quelque lièvre fourvoyé ou manqué par lui me passerait a
portée. Une fois nous nous trouvames ainsi postés, ayant le
dos tourne a un petit bois et sépares par un chemin de l'en-
ceinte des buissons qu'on battait. Je ne regardais pas devant
moi, je n'avais des yeux que pour Gregoire, persuade que

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le gibier ne saurait m'arriver que de son Old : je le vis en
effet mettre en joue et tirer. Un glapissement plaintif m'an-
nonça qu'il venait d'ajouter un renard a ses trophées. Pen-
dant qu'il rechargeait, im lievre vint s'accroupir a dix pas
de lui de l'air le plus tranquille du monde, tandis que lui,
tout échauffé de ses succes, oubliait de bourrer, melait le
plomb a la poudre et prolongeait ainsi ses preparatifs.
cPour le coup, c'est trop fort, m'ecriai-je, n'y pouvant plus
tenir, les lièvres poussent la complaisance jusqu'à attendre
que vous ayez chargé pour se faire tuer bl. 11 en nit et le
lièvre s'en retourna dans la traque tout désappointé. A la
derniére battue, il tua encore un lièvre, qui traversait le
chemin et cela a quelques pas du cuisinier qui avait preside
a notre repas dans le bois et s'en retournait a la maison;
celui-ci n'eut qu'a se baisser pour ramasser le lièvre. c11
ne vous manquait que cela, dis-je a Gregoire, pour consom-
mer votre bonheur ; il fallait encore que le cuisinier ffit poste
a point pour porter votre gibier a la cuisine; je m'etonne que
vos lièvres ne soient pas alles tomb er d'eux-mêmes dans la mar-
mite. z Bref, sur vingt-sept lièvres abattus ce jour-la, Gregoire
en avait tue neuf, plus un renard; il fut proclame le roi de la
chasse. Ce qui manqua cependant a sa gloire fut la modestie;
il était dans l'ivresse du triomphe et, avisant l'intendant de
mon fro:we, il lui recommanda avec un serieux des plus co-
miques d'inscrire minutieusement dans les annales du do-
maine le résultat de la chasse de cette joumée, afin que ses
haute faits fussent transmis a la postérité la plus reculée.
Lorsque, sur vingt-sept lièvres abattus par une dizaine tout
au plus de chasseurs, on n'a pas eu la chance d'en tirer un
seal, c'est un guignon qu'il n'a pas tenu a celui qui en a ete
l'objet de réparer; mais que dire de ces journées néfastes oft
l'on manque l'un apres l'autre tous ses coups, sans pouvoir
se rendre raison de sa maladressel Est-ce une mauvaise dis-
position appliquée aux facultes corporelles, comme celle qui,
appliquee aux facultés intellectuelles, tarit a certains mo-
ments la veine du poke, du peintre, du musicien? C'est bien
possible, mais le plus souvent cela tient a une modification
dans la quantité ou la qualite de la charge, a ime influence
atmosphérique on au peu de soin qu'on a donne a son arme.
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A une époque oil je passais pour un des meilleurs tireurs
du pays, j'allai un matin a la chasse aux cailles d'automne
en compagnie de ce même parent dont je viens de narrer les
exploits Bur les lièvres; ii était encore novice au tir ; je pou-
vais me considérer comme son maitre, puisque ce fut moi
qui lui inspirai le goUt de la chasse au chien d'arret. Nous
battimes la campagne chacun de son côté : je tirai quelques
coups que je manquai. J'y mis plus d'attention sans aucun
succes. Cela m'étonnait et m'impatientait en même temps.
Quand on a acquis, par un long exercice, l'expérience qui
fait le chasseur, on est presque sfir, au moment de lacher la
détente, de voir tomber la piece qu'on a bien visée, comme
on est stir d'avance d'avoir manqué celle qui n'a pas été
tirée d'aplomb. Mon chien s'acquittait a merveille de sa
besogne, rien ne me faisait défaut, je visais a loisir; mats,
bien que convaincu de voir tomber la caille, j'étais surpris
de la voir continuer son vol et la suivais tout ébahi du re-
gard; je m'échauffai, je sentais bouillonner mon sang, ce qui
contribua a augmenter encore ma déconfiture : je inanquais
tons mes coups. Je finis par jeter le fusil loin de moi, au
risque de mettre en morceaux l'arme de ma predilection; je
le ramassai, en réfléchissant qu'il n'y avait pas de sa faute
et sans recharger, sans faire attention aux cailles que mon
chien me faisait partir, j'allai rejoindre Gregoire. 11 avait eu
sept cailles ; ma carnassiére n'en contenait que deux et j'avais
tire plus de vingt coups. «tcoutez, lui dis-je, je ne chasse
plus, voulez-vous que nous nous approchions de notre voi-
ture pour nous réconforter ?, Volontiers v, me dit-il,
pénétre de cette disposition a l'indulgence qu'inspire le succes,
car il était aux anges pour m'avoir battu. Nous fimes notre
repas agreste prés d'un étang; je lavai soigneusement mon
fusil, je renouvelai mes cartouches et, apres une on deux
heures de repos, nous nous remimes en quête. La veine avait
change : je tirai successiveme* dix-sept cailles et un lievre
et ne perdis qu'un ou deux coups; Gregoire n'avait ajouté
que deux pieces a celles de la matinee; j'avais pris ma
revanche.
line des chasses les plus usitées en Moldavie est celle des
lièvres aux chiens courants. Quel est le chasseur propriétaire

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qui ne possede pas a. sa campagne une meute plus ou moins
nombreuse, plus on moins convenablement organisée, et des
gardes forestiers habitués a guider les chiens et a tirer le
lievre! L'aboridance même de co gibier convie le chasseur
nu plaisir, d'autant plus grand qu'il est presque toujours
assure. A peine avez-vous découplé votre meute, que quelques
notes isolées et timides vous annoncent que les chiens ont
eu vent de la piste; bientSt les sons des voix deviennent
plus frequents; soudain une fugue resolument entonnée attire
toute votre attention. Le liévre a débuché, toute la meute
est a see trousses : c'est alors que commence cette melodic
d'accords croisés et successifs, ce concert delicieux execute
sur tons les tons, du fausset a la contrebasse; c'est le grand
orchestre du chasseur, le plus beau moment de cette chasse.
Le lièvre ne vous arrive pas, comme a, la battue, indécis, sau-
tillant sans direction déterminée, s'arretant pour écouter et
pour prendre le vent, mais faisant usage de la force de ses
jarrets et filant avec d'autant plus dexapidite que la voix des
chiens vient frapper de plus pres son ouYe. C'est au milieu
de cette course qu'il est arrêté par le plomb du chasseur et
tombe en roulant encore apres que la vie l'a eu abandonné.
Je tirai une fois un lièvre qui, serré de prés par les chiens,
vint, en roulant comme un peloton, s'étendre a deux pas de
moi : je posai mon pied dessus et, tout en rechargeant mon
fusil, je fis résonner deux houp pour heler quelque chasseur.
Ii s'en présenta un bientôt et, des qu'il m'efit accosté, je lui
fis signe de ramasser le lièvre qui n'avait pas bouge sous
l'étreinte de mon pied ii allongeait deja le bras, mais A
peine eus-je souleve la jambe que mon liévre, se redressant
comme un ressort, se mit h, filer de plus belle; cependant,
comme ses pas étaient mal assures, je ne le gratifiai pas d'un
second coup; les chiens &ant réunis autour de moi, je les
mis a sa poursuite et au bout de trente I quarante pas ils
me l'eurent rattrapé.
Quatre ou cinq lièvres peuvent etre facilement chassés
aux aliens courants dans une matinee : il m'est arrive cepen-
dant d'en voir abattus jusqu'it dix-sept dans une apres-dinée
sur ma terre. Aussi mon fils Constantin, las de ce massacre,
mais ne voulant pas laisser les chiens hors d'exercice, ne

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chargeait plus son fusil qu'a balle et défendait aux gardes


forestiers de tirer. Ii parvint A faire ainsi de beaux coups et
a tirer plus tard facilement A. la carabine des chevreuils pen-
dant leur course a des distances de cent et cent cinquante pas.
Je ne dois pas omettre de parler de la chasse aux bécas-
sines, la plus attrayante et la plus stimulante des chasses au
chien d'arret. Les plaines du Bahlni, celles de Cristesti et
de Kirniceni aux environs de Jassi abondent, a des époques
fixes, en bécassines de toute espece et l'on a souvent l'occa-
sion d'y semer plus de plomb qu'on n'en saurait porter. Je
puis citer tel de mes amis qui en a tile quarante en un jour
dans les marecages de Cristesti : c'est une belle page, il faut
en convenir, A enregistrer dans les annales de sa vie cyne-
getique. Mais nulle part le gibier des marais n'est aussi abon-
dant et aussi varie qu'aux environs de Galatz : les bords
marecageux du lac Brates sont le refuge des bécassines et
des canards; les pluviers et les courlis se rencontrent par
troupes stir les gréves; les oies sauvages s'abattent quelque-
fois par legions innombrables sur les champs et ravagent les
récoltes tardives. En un mot, les plaines aux approches du
Danube sont un pays de cocagne pour le chasseur : les oiseaux
aquafiques dans les n3arais, la perdrix, la cane-pétière et la
caille dans les champs lui offrent a quoi remplir a plusieurs
reprises sa carnassiere en un jour.
11 est une chasse sacrilege, dont je m'avoue coupable ou
plutet complice de la plupart de mes confreres : c'est la
chasse du printemps aux cailles et aux riles de genet. Mais
qu'on a du plaisir a la faire! Avec quelle jubilation ne va-t-
on pas décrocher le fusil de tir, negligé depuis des mois en-
tiers! Avec quels sophismes ne commence-t-on pas par sou-
lager sa conscience de l'atteinte portée aux lois de la nature,
qui a consacré le printemps aux mystéres de la reproduction
des volatiles! Si ce n'est pas moi, se dit-on, ce sera un autre,
et puis les cailles font, il est vrai, leur couvée sur les lieux,
mais ce sont des oiseaux de passage; quant aux riles, Hs
n'ont aucune excuse a offrir : il est rare qu'ils pondent dans
le pays; aussi vers la mi-juin les voit-on disparaitre et ne
laisser sur la place que quelques trainards, qui se cachent
dans les grandes herbes.

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Figurez-vous done que, par une belle soiree du mois de


mai, muni de votre fusil et precede de votre chien, vous ar-
pentiez une de ces charmantes vallées, comme II y en a taut,
recouverte d'une epaisse pelouse, entrecoupee de broussailles
en fleur et entourée de bosquets ou de collines boisées : un
calme qui semble presider au travail de la renaissance de la
nature, un calme solennel régne dans l'air tiede qui vous
environne; ii n'est trouble que par ce concert enchanteur,
cet hymue harmonieux module par tout ce qui est animé
suivant l'organe réparti a ehaque être par le créateur. Le
ramage mélodieux du rossignol, la voix malleuse du loriot,
le roucoulement de la tourterelle, le gazouillement du pinson
viennent flatter votre orille, tandis que le chant provoca-
teur de la caille et le cri strident du rale s'élévent partout
a la fois autour de vous, vous penetrent d'une ardeur inac-
coutumée et vous animent de cette vie qui s'epanche de tous
ekes. Rien de plus solennel sans doute et de plus émouvant
que les grandes battues dans les forks habitées par l'ours,
le cerf, le sanglier, le chevreuil; rien de plus amusant que
le tir aux perdrix, aux cailles pendant leur passage en au-
tomne; mais a mon avis, je ne connais rien de plus ravissant
que la chasse du printemps, accompagnée des accessoires
qui viennent d'être esquissés.
La vallée de la Racova, oü j'avais posséde une campagne,
est on ne pent plus favorable a eette cbasse : vallons par-
semés de bouquets d'arbres, pelouses plantureuses mêlées
de massifs de broussailles, bois touffus, ruisseaux, tout con-
court a completer le cadre des jouissances réservées au
chasseur. Toutes les fois que j'ai pu me rendre a cette cam-
pagne pour y passer la seconde quinzaine d'avril, ce n'est
point en chasseur, mais en sybarite que j'ai fait la chasse
aux Ales et aux cailles de printemps. Je laissais passer la
chaleur de la journée; vers les cinq heures, en compagnie
de deux on trois confreres, le fusil en bandouliére, la car-
nassiére au côté, nous traversions suivis de nos chiens le
petit bourg et, une fobs son enceinte dépassée, nous nous
mettions a rceuvre chacun de son c8té; la nuit nous sur-
prenait a cet exercice de deux ou trois heures au bout des-
quelles chacun avait garni sa carnassière de quinze a vingt

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pikes. Ce manége durait une quinzaine de jours, après quoi


la trop grande croissance de l'herbe plutôt que le respect de
la ponte des cailles y mettait un terme.
Tout en ne pas épargnant les cailles printanières, je dois
dire, pour Pédification de ceux qui pourraient m'accuser de
sacrilege, que je me suis toujours fait conscience de firer sur
les couples de perdrix que le hasard faisait tomber sous la
quete de mon chien. En recueillant cependant mes souvenirs,
je me rappelle que j'ai unreproche âme faire et je me hate de
le confesser : a tout péché miséricorde! Je chassais la caille
pendant le mois de mai aux environs de Jassi, mon chien
prend le vent et pénétre dans tin épais buisson. Je m'atten-
dais a voir defiler un lièvre; au lieu de cela, j'entends un
violent froissement d'ailes contre les broussailles et je vois
s'élever tine perdrix, qui s'abat aussitôt a deux pas de moi
et qui, haletante, les ailes a demi deployées, le con tendu
vers le buisson, guettait la sortie du chien qui était restd en
arrêt dans le fourré. Je me croisai les bras et contemplai ce
joli volatile, qui, dans tine pose si gracieuse et si animée,
était comma pétrifié, tout entier absorbe par l'instinct mater-
nel, car bien certainement ii avait choisi ce buisson pour sa
niches. Enfin le diable me tenta : je reculai de cinq pas et
je mis en joue. J'hésitai cependant encore quelques secondes
et finis par dire : c'est toi qui l'a voulu; je visai in perdrix
it la tête et lui emportai le crane. Au coup de feu, le chien
sortit brusquement et je m'éloignai bien vite, afin de ne pas
avoir a constater s'il y avait déja, une cony& dans le buisson
et si mon crime, au lieu d'être simple, n'était pas complexe.
Un incident a peu prés identique m'était arrive avec un
roi de cailles : ce fut a grande peine qu'il se décida a s'en-
voler du pied d'une broussaille oit mon chien le tenait en
arrêt; ii prit enfin son essor verticalement et se percha comme
en ferait un passereau stir l'extrémité de la tige qui dominait
son gite; la, les ailes a demi 6cartées et agitées par inter-
valles d'un léger frémissement qui l'aidait a se maintenir dans
cette position insolite, ii portait toute son attention sur le
chien qui se tenait au-demons de lui. Pendant une minute
environ les trois acteurs de cette scene étaient rest& dans
la liable attitude Sgurant un tableau des plus burlesques : le

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chien, qui n'avait pas senti s'élever la caille, continuait Farrel;
l'oiseau perché epiait le chien de toutes ses facultés; moi, je
me tenais immobile, en proie a une hilarité interne occa-
sionnée par l'étrangeté du spectacle. Je ne pensais pas d'ail-
leurs a assassiner la pauvre bete qui se présentait sans de-
fiance A mon coup; enfin le râle quitta sa position et fila;
mon instinct de chasseur en fut reveille, je tirai, mais heu-
reusement l'envie de rire fit dévier le point de mire et je le
manquai, ce dont je fus fres content.
Un jour, vers la fin du mai, j'étais a chasser la caille aux
environs d'un petit bois prés de Jassi en compagnie de mon
frere et de mon cousin Gregoire, dont il a été déjb, parle.
La chasse avait été pen productive et nous nous acheminions
vers le bois oü nous avions laissé notre véhicule. Ayant en-
tendu chanter une caille dans une piece de fougeres qui
s'étendait non loin de là. : «Je vais tâcher, leur dis-je, de dé-
charger mon dernier coup sur cette caille.» cComme II
vous plaira, répondirent-ils, nous allons faire atteler et nous
vous attendrons en fumant.z Je m'éloignai et disparus dans
les fougeres. Bientôt je vois mon chien suivre une piste avec
des mouvements pins animés que de coutume; je regle mes
pas sur les siens; enfin ii arrête pille ii tombe sur un
animal qu'il attrape et que j'ai pris d'abord pour un lièvre :
c'était un oiseau plus gros qu'une poule; je ne le reconnus
pas de suite, n'en ayant pas vu auparavant, mais au duvet
qui garnissait sa tete et a ses ailes incomplétes, qui ne lui
permettaient pas encore de prendre son essor, je vis que
j'avais eu affaire a un poussin. Ceci étant, me dis-je, la mere
ne doit pas etre loin. Je laissai lh ma proie et remis mon
chien en quête; je vis bientOt s'envoler a quinze pas de moi
une outarde décrivant une courbe pour ne pas s'écarter de
sa nichée; je tirai. Mon plomb n'était que de la dragée et
mon coup avait été trés faible, ainsi que cela arrive lorsque
la poudre se grumelle dans la poudrière, et que la charge
entière n'a pas passé dans le canon; cependant l'outarde,
atteinte sous l'aile, tomba sun place sans bouger. Avant de
la ramasser, je pensai que l'outardeau pouvait bien ne pas
avoir &é le seul de sa famille; je continuai la quête et bien-
tOt mon chien m'en eut attrape un second. C'était le dernier.

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Je fus fort embarrassé pour enlever mes victimes. A force de
fouiller dans ma carnassière, je trouvai quelques bouts de
ficelle, moyennant lesquels je suspendis les deux petits aux
boutons de ma redingote et l'outarde en bandouliére sur
l'épaule. De loin, la curiosité de mes compagnons fut éveillée
A l'aspect de la modification qui s'etait opérée dans mon
attirail; plus je m'approchais d'eux, plus ils restaient éba-
his, ils n'avaient entendu qu'un faible coup de fusil et ils
me voyaient chargé comme un marchand de volailles ....
Si je devais donner une plus grande extension A ce cha-
pitre, en recueillant mes souvenirs cynegetiques, combien
n'aurais-je pas d'anecdotes A enregistrer, en me rappelant ces
excursions en nombreuse et joyeuse compagnie, ces reunions
dans des gites oirla gaiete dominait d'autant plus qu'ils étaient
plus mauvais, cette diversite de caracteres parmi les com-
pagnons, cette variété de faits, d'érnotions, de plaisirs qui
composent l'entité du chasseur ! L'hospitalité somptueuse que
nous trouvions chez les seigneurs hongrois, memo en l'ab-
Bence du maitre, n'Otait rien au charme de l'accueil cordial
que nous réservait un modeste propriétaire (tel que celui
d'Ala-Batak), qui nous recevait en munches de chemise, nous
rdgalait de ses meilleurs vins et, A défaut d'espace suffisant,
nous faisait coucher dans un hangar A battre le blé
Mais j'oublie que je sore de mon sujet et me transporte déja
en imagination en Transylvanie Puisque nous y
sommes, hAtons-nous de clore ce chapitre par un exemple des
mesaventures qui nous étaient quelquefois réservées.
Nous étions a Kronstadt vers la fin de l'automne, époque
a laquelle la chasse an tir est d'autant plus desirable qu'elle
commence A manquer. On nous avait dit qu'aux environs
d'un village, distant de sept A huit lieues de la ville, il y
avait encore bon nombre de becasses. Nous lougmes des
chevaux pour deux voitures en char-A-bancs et nous nous
mimes en route tout équipés. Notre depart s'effectua un peu
tard dans l'aprés-midi, de manière que la nuit nous surprit
A la moitié a peu près du chemin : le ciel était obscur, le
temps pluvieux, notre voiturier allait un pen A l'aventure,
jusqu'a ce qu'il nous eta embourbe dans le déversoir d'un
moulin. Des lora nous crimes prudent de passer la nuit dans

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le village dont nous nous étions approchés. Nous accostames
l'auberge de l'endroit, qui n'était autre qu'une taverne
proprement dite : on nous fit entrer dans une vaste chambre
enfumée, dont le plancher d'argile etait humecte de yin et
dont l'ameublement consistait en deux ou trois banes de
planclies salies par un long usage. Le plus pressd était de
nous rdchauffer un peu et d'allumer nos pipes. En attendant,
la chambre se remplit petit a petit de paysans, dont les bottes,
exhalant Podeur du goudron, ajouterent encore aux miasmes
de ce cloaque : c'était a n'y plus tenir. «Ah ça!» dis-je en-
fin a l'heitesse, qui faisait office d'aubergiste, «quand est-ce
clue vous nous conduirez a notre chambre?» «Quelle
chambre? » «Parblen, une chambre pour y passer la
unit.» «Mais je n'ai point d'autre chambre que celle-ci!»
Nous nous regardames entre nous d'un air consternd .. ..
«Mais j'ai apercu, dit quelqu'nn, une série de chambres flan-
quées au corps de -la taverne. » Nous fimes part de cette
observation a l'aubergiste avec toute l'humilité que compor-
tait notre situation désespérée. 4 Oh, fit-elle, elles sont
toutes inhabitables.» Nous ne nous tinmes pas pour battus.
Nous appréhendames au corps la cruelle et l'obligeames a
faire une tournée d'inspection avec nous. La premiere chambre
dtait venve de fel:Ares et de portes, il n'y fallait pas y pen-
ser ; la seconde dtait occupée par deux buffles, nous passames
outre; nne troisième, dépourvue de cheminée, dtait remplie
d'ustensiles; enfin j'en avisai une dont la porte dtait close
avec un cadenas et qui, sauf deux ou trois vitres cassees,
avait une apparence relative assez attrayante. «Et celle-
d?» demandai-je a l'aubergiste. « Oh! celle-ci, dit-elle,
ne saurait non plus vous servir.» «Et la raison? D -
C C 'est qu'elle est remplie de pommes de terre. » «Et ne
pourrait-on pas faire démenager ces intéressants tubercules?»
«Impossible : dflt-on employer toute la nuit a ce travail,
on n'en viendrait pas a bout.» «Ouvrez toujours!» Force
lui fut d'ouvrir la porte, pour nous convaincre. Nous restames
stupéfaits devant un tas de pommes de terre dont la base
couvrait la moitié de la chambre; l'autre moitié était occu-
pee en partie par une cheminée et une grande trappe a
claire-voie, qui donnait accés a une cave ou un magasin sou-

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terrain. Nous n'en filmes pas découragés; nous persistimes,
défaut de toute autre ressource, a gamier la chambre et,
nous mettant de suite A l'ceuvre, nous dimes bientOt couché
horizontalement sur le plancher le tas de pommes de terre
qui encombrait la place. Sur cette couche éphisse et angu-
leuse nous étendimes nos manteaux; nous supplames taut
bien que mal les vitres cassées par le premier effet qui pou-
vait s'y adapter et nous fimes flamber le foyer. Ceci fait,
nous appelames de nouveau l'hôtesse. e Qu'avez-vous
manger?z. «Rien.D Nous n'etImes pas l'air de comprendre
et nous lui sourimes gracieusement, comme pour lui dire :
farceuse! «Rien n'est pas possible, vous avez du moins
des poulets, des ceufs, du lait . . .) Soit mauvaise volonté,
soit triste réalité, elle nous déclara qu'elle n'avait aucun co-
mestible en sa possession, que le village était pauvre et qu'on
ne trouvait chez elle qu'à boire. Nous nous bornames done
A lui demander un peu de eel et, puisant dans notre cou-
chette des pommes de terre fi volontd, nous les fimes cuire
sous les cendres, pour apaiser notre appetit.
Nous nous promimes de nous lever de bon matin, afin de
regagner le temps perdu et profiter encore de la journée
pour la chasse. Nous avions bate d'ailleurs de quitter ce
bouge, ne fat-ce que pour trouver a manger; mais nous
comptions réellement sans notre bête. Debout a l'aube du
jour, nous nous habillames, nous fimes atteler et deman-
dames a l'hôtesse ce qu'il nous fallait payer pour sa chambre,
son eel et une ou deux douzaines de pommes de terre con-
sommdes. «lin florin par personnex., nous dit-elle. Nous nous
comptames; nous étions douze, ce qui faisait monter la pré-
tention a trente-six zwanzigers. «Ah ça! lui dis-je, est-ce
que vous vous moquez de nous? Mais chacun de nous aurait
eu une chambre a part des plus confortables dans le meilleur
hotel de la capitale de votre empire, gull n'aurait pas payé
plus d'un florin pour une nuit et vous estimez A douze votre
grenier aux pommes de terre I, «tin florin par personneD,
fut sa reponse. Je lui en offris un, je lui en offris deux, y
compris le sel et les pommes de terre; elle ne voulut point
démordre de ses prdtentions et, pour trancher la question,
elle fit fermer les deux battants de la porte cochére et mit

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ainsi nos voitures en fourrière. Le parti le plus sage aurait
été de nous executer et de continuer tranquillement notre
chemin; mais notre amour-propre blessé ne s'en accommoda
pas. Au bout du compte, nous sommes-nous dit, il doit y
avoir une autorité quelconque dans ce village et ce n'est pas
a cette cabaretière de nous faire la loi. Cette idée ayant été
goatee par la compagnie, nous cherchames parmi nous celui
qui pourrait se tirer le mieux d'affaire en begayant un pen
Pallemand. Les suffrages tomberent sur A. Racovitza et nous
le dépecbames a la recherche de l'autorité presumee de l'en-
droit. Une longue heure se passa, pendant laquelle notre pa-
tience fut mise a une rude épreuve; nous pensames bien
aller de notre ate aux informations, mais c'eut été compli-
quer nos embarras. Enfin Racovitza parut : sa démarche était
chancelante, son teint animé et ses yeux étincelants. cEh
bien! qu'arrive-t-iln nous écriames-nous de concert. aEh
bien! dit-il, nous payerons un zwanziger, et voila tout! )i.
a Comment avez-vous pu obtenir ce beau résultat et pourquoi
ce retard? a. a Je vais vous le dire. L'autorité que j'ai
denichée était personnifiée dans un major, que j'ai trouvé a
déjeuner avec du via assaisonné d'eau-de-vie. Pour lui faire
honneur et m'attirer ses bonnes graces, je me grisai avec
lui; des lora nous fames les meilleurs amis du monde.
D'épanchement en épanchement, je lui contai notre aven-
ture; il en fut indigné le brave homme et m'adjoignit le ca-
poral que, voici, chargé d'exécuter son arret. En effet, le
digne caporal ouvrit les deux battants de la porte, nous
payames un zwanziger a l'aubergiste desappointee, qui ne
souffla mot; nous times une gratification au caporal, en le
chargeant de nos compliments pour le major, et nous dimes
le champ libre.
Mais voici qu'il se présente a ma mémoire un second in-
cident comique, propre a prouver qu'il ne faut jamais se
donner les plaisirs de la chasse sous les auspices d'un hate
qui n'est pas chasseur lui-même. tine compagnie de plusieurs
amis, tons confreres en St Hubert, s'était trouvée réunie a
la campagne de M.* * *, c'est bien en Moldavie cette
fois. La beauté du site, Ia ressource d'un beau jardin, la
gaieté et les prévenances exquises de la chatelaine absor-

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baient agréablement notre temps, sans parvenir cependant
(tant nous étions endurcis dans le vice) a nous faire passer
tout a fait le goat de la chasse. Notre hate, qui n'avait ja-
mais manie un fusil et qui, par tradition de famille, envisa-
geait la chasse comme une fatigue dont il n'avait jamais
compris la nécessité, voulut néanmoins nous faire les lion-
neurs de chez lui de maniere a ne pas se reprocher d'avoir
omis quelque chose qui efit pu nous faire plaisir. Ii decida
de nous régaler d'une battue dans un bois sis sur sa pro-
priéte : ii convoqua a cette fin le ban et l'arriere-ban de ses
paysans, qui, de leur eke, n'avaient pas éte de pare en fils
témoins d'une chasse et encore moins acteurs dans une
battueg Mais comme ce qu'on exigeait d'eux n'etait pas de
si difficile execution, notre hate, qui connaissait mieux que
tout autre les localités, leur expliqua la ligne sur laquelle
Hs devaient se ranger et l'espace qu'ils devaient parcourir
pour arriver en face des chasseurs. Nous fiant a des recom-
mandations aussi precises, nous nous alignames et attendimes
le commencement de la traque ..... Cependant, cette attente
devenait bien plus longue que lions n'avions raison de le
presumer. Nous 1'606111es le signal de l'attaque a plusieurs
reprises, sans aucun résultat; le plus grand silence conti-
nuait de régner dans la fork. Nous commencions déjà a nous
rapprocher l'un de l'autre pour tâcher de nous expliquer le
motif d'une pareille inaction, quand tout a coup nous vimes
les traqueurs devant nous. cEh bienl que faites-vous la,
vous autres?* nous sommes-nous écriés. «Mais nous
voici, dirent-ils; on nous a dit de venir au-devant des chas-
seurs et nous sommes arrivesd> Un bruyant éclat de rire
parcourut nos range. M.** *, furieux et se sentant blesse
dans son amour-propre, non point de chasseur, mais d'hôte
courtois, apostropha les paysans avec colere : a Imbeciles,
leur dit-il, vous avez traverse la fork en tapinois; ii fallait
crier, faire du tapage Allez, retournez sur vos pas
et n'oubliez pas de battre les broussailles et de faire du
bruit.) En vain essay ames-nous de représenter k notre hate
que c'était inutile; il insista et nous nous résignames a ne
pas le contrarier. Mais les paysans, a peine nous eurent-ils
tourné le dos, qu'ils se mirent a pousser de grands cris et

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a descendre la pente en faisant le plus de vacarme qu'ils
pouvaient. Le rire éclata de nouveau, notre hôte partagea
Philarite generale et, laissant la, les paysans continuer la
battue en sens inverse, nous allhmes sans retard racheter
notre mésaventure par les agréments du salon, plus A, la
portée des chltelains, nous promettant bien de ne jamais
faire la chasse chez cette classe de gens qui désignent tout
le gibier i plumes sous le nom genérique d'oiseaux, ou qui
vous assurent avoir rencontré une foule de perdrix
sur un arbre.

XIX.

A Bucarest on s'occupait activement de la redaction du


réglement organique, confiée A une commission de quatre
boyards qui travaillaient sur les elements founds par le ge-
neral Kisseleff. Ce travail, soumis par une deputation des
deux principautés a la revision de la cour de Russie, adopté
ou modifié par les assemblées générales, fut confirmé ensuite
par un hatti-cherif et applique en 1831 en Valachie et en
1832 en Moldavie.
Au printemps de 1831, des commissions de revision furent
créées pour s'enquérir des abus des fonctionnaires et faire
droit aux plaintes légitimes de ceux qui avaient été l'objet
de quelque avanie. Le general Mircowitch m'avait engage
a faire partie h mon choix d'une de ces commissions; j'eus
pour ma part les districts de Bacau, Focsani, Tecuci, et
de Galatz ou Berlad, je ne me rappelle plus lequel. En
procédant d'apres l'ordre d'énumération ci-dessus, je me
trouvai au mois d'aolit a Focsani, oh je tombai malade de la
fievre. Je prig un coup; et me rendis A Bucarest pour voir ma
mere et ma sceur aprés une longue separation. Des rechutes
de fievre m'y retinreut pendant un mois et m'exempterent
de la continuation de la tiche qui m'avait été confiée. L'etage
supérieur de la maison Meitani était occupé par le general
Kisseleff; je me casai avec ma mere et ma sceur au rez-de-
chaussée.

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Ma sceiir avait un cceur et une figure angélique. L'har-


monie de ses traits empruntait A une teinte de mélancolie,
que les revers avaient imprimée sur sa physionomie, ce reflet
d'une Ame supérieure, qui impose le respect et l'admiration.
H6las! pendant mon court séjour auprès d'elle, je lui faisais
souvent chanter l'air de la Gazza ladra, qui commence par
ces mots : 4L' ultimo istante 6 questo, che ci vediamo an-
cora. x. Je ne me doutais pas alors que ces paroles fatales
dussent se verifier de sitôt, mais je me les rappelai bien son-
vent depuis. En effet, je ne la revis plus. Apr& sa seconde
couche, un accident qui l'avait effrayée pendant la fiévre de
lait détermina une maladie, A laquelle elle succombaprompte-
ment. Son marl, accablé sous le poids de cette perte, qui
succéda de prés A celle de sa fortune, la suivit bienteit au
tombeau. Je conserve religieusement un portefeuille de ma
sceur renfermant quelques méches de ses cheveux.
Le premier janvier 1832 est le jour d'oA date l'applica-
-tion du réglement organique. Ce fut un changement de dé-
cor complet, qui 6merveilla en general le public, mais qui
nécessita des lora des travaux laborieux, propres A complé-
ter une legislation 6bauchée et a réglementer les moindres
details de son application.
Veut-on savoir en quoi consistait jusque-la le gonverne-
ment du pays? Un vestiar ou ministre des finances réunissait
dans ses attributions toutes les branches du pouvoir admi-
nistratif; il expédiait des ordres qui n'étaient pas même en-
registrés et que les ispravnics mettaieut A execution. Un
postelnic était charge des promotions et des relations avec
les consulats. Un vornic des aprodes s'occupait des récla-
mations pécuniaires et prélevait a son profit le dixiénie des
remboursements effectués. Un hetman commandait les gardes
de la frontière. Dans la partie judiciaire, les ispravnics cu-
mulaient avec leurs devoirs administratifs les attributions
du tribunal de premiere instance; un divan jugeait en
appel; un divan général, compose des principaux boyards,
présidé par le métropolitain et convoque ad-hoc, con-
naissait des mesures d'intérêt général et des affaires liti-
gieuses que le prince lui recommandait. Ces affaires n'étaient
pas néanmoins terminées pour cela; elles étaient reprises

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et réformees souvent a chaque renouvellement de hospo-
dar.
On ne saurait contester que le traité d'Andrinople et le
reglement organique qui en fut la consequence n'eussent
ouvert aux principautés une ere de- prospérité : le premier,
en leur restituant une grande part de rincleitendance qu'elles
avaient perdue, en entourant l'industrie et le commerce des
garanties qui les font prospérer et en détruisant les entraves
qui les tenaient enchainés; l'autre, en organisant l'administra-
tion interieure du pays sur des bases régulieres et légales.
En effet, avant la pain d'Andrinople, les principautés, quali-
flees de greniers de la Porte, étaient tenues de fournir A
Constantinople A des taux fixes, c'est-A-dire au-dessous de
leur valeur, les produits de ragriculture, tels que le ble, les
moutons, le bois. Le commerce libre (Rant presque nul, la
culture de la terre demeurait stationnaire, bornée it suffire
it la consommation interieure. La valeur des fonds territo-
riaux, calquée sur leur revenu, representait a peille la moitie
et, dans certaines localités, le tiers ou memo le quart de leur
valeur actuelle. Le cultivateur, corveable A discretion, etait
assujetti it un systeme d'imposition compliquée et A toutes les
avanies du gouvernement, de rispravnic, du sous-administra-
tour et du proprietaire. Pour s'y soustraire, ii preférait entrer
dans la catégorie des scutelnics on des breslaches 1 accordés
aux boyards et aux monastéres, ce qui l'engageait vis-a-vis
du propriétaire it une redevance ou it un surcroit de travail
équivalant A 30 ou 40 journées par an. Le paysan etait en
general pauvre et miserable et, comme tons ceux qui ne sont
pas stirs de jouir du fruit de leur labour, il se distinguait par
la paresse et l'ivrognerie. Le reglement changea d'un coup
de baguette ce regime désastreux; ragriculture prit de suite
un essor progressif et le commerce d'exportation se deve-

1. On nommait seuteinie le paysan cnitivateur attache A un boyard on


it im monastere en qualité de serf et exempte par la suite de tente con-
tribntion envers feta. Les membres des corporations des metiers étaient
connus sous le nom de breslaches (corporation, breaskt); on donnait lq
meme nom aux habitants non-cultivateurs, accordés aux boyards et aux
monasteres aux memes conditions que les scutelnies, pour leur servir ile
valets de ferme, pates, gardes champétres, gardes forestiers, etc.
7

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loppa en proportion. Je renvoie pour la justification des faits
avancés a mes Notions statistiques publiées en 1849. Le
cultivateur put des lors respirer et travailler pour soi; les re-
venus de l'état doublerent en moins de quinze ans et ceux des
particuliers s'accrurent d'une maniere plus surprenante en-
core. Le système gouvernemental changea en memo temps
de face. Un conseil d'administration, un corps législatif, des
instances judiciaires, une milice nationale régulière, un corps
de gendarmerie, une quarantaine, des municipalités, tons les
rouages enfin d'une administration légale et progressive rem-
placerent le 1 er janvier 1832 le chaos existant jusqu'au
31 décembre 1831. 11 faut rendre toute justice au genie, a
la loyauté et aux talents administratifs du general Kisseleff,
qui présida a ce changement radical, dont les details exi-
gerent nécessairement de longs et laborieux travaux. Domi-
nant le mécontentement intime de la majorité du corps des
boyards, qui se desolaient de la perte d'une partie de leurs
privileges, sans saisir la portee d'une reorganisation qui leur
promettait une ample compensation, consolant les uns,
encourageant les autres, aplanissant les difficultés par son
tact et son esprit de conciliation, dirigeant tout avec intelli-
gence, le general Kisseleff sut mettre de prime abord chacun
a sa place, de maniere Won ne se serait pas douté le 2 jan-
vier que le nouveau regime, si radicalement different du pre-
cedent, ne datat que d'un jour.
11 y out, il est vrai, comme on pent se le figurer, bien des
remaniements a la loi organique, telle qu'elle avait éte appli-
quée, pour ainsi dire, ex abrupto. Il a fallu retoucher, corri-
ger, amender, completer plusieurs dispositions dont l'appli-
cation avait signalé les défectuosités. Aussi les deux premieres
sessions de l'assemblée generale furent-elles fécondes en pro-
jets de loi de toute espece.
En fixant mon domicile en Moldavie, je jouissais du droit
d'indigénat qui, d'apres l'usage antérieur au réglement et
consacré depuis, était dévolu a ceux qui avaient épousé une
indigene; je me trouvais par consequent apte a tons les em-
plois publics.

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99

XX.

Au commencement de l'année 1832, le géneral Vireo-


witch, qui désirait m'employer, me proposa la présidence du
tribunal de commerce nouvellement créé h. Iassi; je l'ac-
ceptai. Six mois plus tard, je fus nommé sur sa recomman-
dation secretaire d'etat, membre du conseil administratif, en
remplacement du logothéte Nicolas Canta, alors postelnic,
dont les services n'avaient pas été agréés. Le conseil était
alors compose ainsi qu'il suit :
President, le logothéte Grégoire Stourdza, vieillard res-
pectable, tel qu'ou n'eu voit plus aujourd'hui; esprit judi-
cieux, sense, bon patriote dans l'acception que je donne a
ce mot; parlant avec mesure et intelligence, patient au tra-
vail; imposant le respect par son maintien et son caractere.
Chef du département de l'interieur, le logothéte Georges
Catargi, caractère avide du pouvoir, mais en mesusant tou-
jours; esprit vif, remnant, mais an rebours du bon seas; in-
telligence développée, mais consacrée au service de la ruse
et a l'emploi des moyens detournés. Dans les affaires, la voie
directe était toujours celle qu'il evitait soigneusement de
suivre. Ses propos comme ses écrits étaient intentionnelle-
ment un modéle d'ambiguité, décelant un travail d'esprit la-
borieux employé h contourner le but et a rechercher l'équi-
vogue et le double sens. C'est ainsi qu'il croyait se placer
en toute éventualité A convert du reproche ou de la respon-
sabilité.
Chef du département de la justice, le logothète Constantin
Conaki, done d'un caractére ferme et loyal, d'un jugement
solide, d'une instruction qui n'était pas commune parmi ses
confreres et d'une experience consommée des affaires du
pays. Richard, mais d'une ladrerie abjecta dans son intérieur,
il devait néanmoins la consideration, dont il jouissait h juste
titre, h sa reputation de probité, a son mérite et a son patrio-
tisme.
Vestiar on chef du département des finances, le vornic
7*

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100
Michel Stourdza, plus tard hospodar de Moldavie, esprit
subtil, (Mlle, ruse, brillant par des connaissances variées et
par une faconde habilement maniée soit en français, soit en
grec, soit en moldave. Avec ces qualités, Michel Stourdza
était le phénix parmi ses compatriotes. S'agissait-il d'un dis-
sours d'apparat, d'un écrit délicat, d'une mesurs d'interet
general, c'était lui qui était mis en avant, et il ne manquait
pas l'occasion de se produire; ii avait fait partie de la com-
mission chargee de rediger le réglement et avait été délegué
ii Pétersbourg pour soumettre cette ceuvre h l'appréciation
de la cour de ,Russie. Ses Wants, qui n'étaient que presu-
mes, n'apparurent que plus tard dans tout leur eclat; aussi
lorsque Toumanski (le pate) me disait, a l'époque dont je
parle : «Vous ne connaissez pas Michel Stourdza, c'est l'âme
la plus noire et la plus infame que j'aie connue D, me faisait-
II ouvrir de grands yeux, car je ne supposais pas que ces
paroles d'un esprit sain, dont je ne soupçonnais pas alors la
portée, me reviendraient souvent a la memoirs comme une
sentence sacramentale.
Hetman, chef de la milice, le logothéte Theodore Balche,
homme nul, vain, dépourvu de tout merits, ne sachant ni
ecrire, ni parler dans aucune langue, n'ayant pas d'opinion
is soi, enteté dans celles qu'un mobile quelconque lui faisait
adopter, adulateur du pouvoir, il placait sa dignité a mettre
en relief ses epaulettes et a faire sonner ses éperons.
Je fus adjoint comme postelnic a ces membres du conseil.
Je me trouvai tout desorienté pendant les premiers jours de
ma nomination. Sans experience des affaires, h la tete d'un
département qui n'avait ni precedent, ni archives, je sentis
qu'il fallait procéder par organiser et je me méfiai de mes
forces. J'ai vu bientôt combien dans les circonstances de
l'époque mon poste avait acquis de l'importance. Toutes les
affaires, presentees par mon canal au conseil, ne parvenaient
an vice-president on au president plénipotentiaire que par
mes mains ; je traduisais les pieces ou les resumais en francais ;
j'agissais de merne pour la partie judiciaire; je rédigeais les
offices adresses par l'autorité supérieure aux membres du
conseil on h l'assemblee generale; je préparais des mémoires
sur l'état des affaires ou sur des questions spéciales; je pre-

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101
nais une large part dans l'élaboration des projets de loi et
tennis le fil des déliberations ldgislatives. Ma postelnitzie fut
une école, a laquelle j'acquis une aptitude qu'il était difficile
de trouver ailleurs et qui rendit mes services indispensables.
Je fus chargé plus tard avec deux autres collaborateurs,
dont l'aide me fut de fort peu d'importance, de ce qu'on a
appelé la refonte du règlement, e'est-a-dire l'intercalation
dans le corps de la loi organique des dispositions législa-
fives qui l'ont complétée ou modifiée dans le cours des deux
sessions qui avaient suivi son application. Ce travail ayant
servi a m'éclairer sur les défectuosités de la redaction pri-
mitive du réglement, qui ne se distinguait ni par une classi-
fication méthodique, ni par une coordination rationnelle des
matieres, ni par la precision requise pour une ceuvre de cette
nature, qui péchait enfin pour avoir abordé une foule de dd-
tails essentiellement transitoires et qui ne devaient pas figu-
rer dans une chute fondamentale, je proposai au général
Kisseleff le plan d'opérer une refonte radicale et, tout en
maintenant les prineipes consacrés, de les coordonner, de
les diviser méthodiquement, d'en extraire les prescriptions
fondamentales et de reléguer a la fin de l'ouvrage, comme
annexes, tout ce qui avait un caractére reglementaire on
transitoire. Tout en reconnaissant l'utilite d'une pareille éla-
boration, le président me répondit qu'on ne saurait toucher
malheurensement a la contexture du règlement ; que le tra-
vail primitif, communiqué a la Porte pour être confirm6, ren-
fermant 435 articles, on devait maintenir cette division, en
y intercalant comme annexes les dispositions ultérieures et
supplémentaires. C'est ce qui fait qu'à mon avis le règle-
meat, comme loi fondamentale, est une ceuvre logiquement
et littérairement fort défectueuse.
On a beaucoup parlé sur la disposition finale du régle-
meat, portant qu'à l'avenir aucune modification n'y serait
faite qu'avec l'autorisation de la Porte et l'assentiment de
la cour de Russie; on a beaucoup prôné le courage de l'as-
semblée valaque, qui a rejeté cet article. Dans son esprit,
ii décéle en effet une tendance a limiter l'indépendance du
pouvoir législatif et, en réalité, a le placer sous l'influence de
la puissance protectrice, vu que de fait la Porte ne s'était

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jamais mêlée. et s'est toujours trouvée dans la plus parfaite
ignorance de ce qui se passait dans le pays et dans ses
assemblees. Raisonnons un peu cependant : ou le pays n'avait
pas besoin de la confirmation supérieure d'une loi organique
dont il n'a pas eu neanmoins l'initiative, ou, la confirmation
admise et effectuee, ii ne pouvait plus 'etre loisible au pou-
voir legislatif de changer les bases de la constitution a son
gre. En réalité, pas un des detracteurs de l'article en question
ne soutiendra que le pouvoir législatif dans les principautés
possède le droit de constituer le pays en république, ou de
rendre le hospodarat héréditaire, ou de supprimer le corps
representatif. Mais le réglement, ainsi gull a éte dit, a
abordé tant de points de detail essentiellement variables; qua
la defense de Particle final n'a jamais été prise au sérieux
dans sa géneralité. L'organisation administrative et judi-
ciaire a subi effectivement une foule de modifications succes-
sives, dont les plus radicales ont dil seules obtenir l'assenti-
ment préalable de la cour de Russie et quelquefois de la
Porte. Mais indépendamment de ces considerations générales,
des motifs concluants m'astreignent h. soutenir que Particle
incriminé a été aussi judicieux que salutaire, en considera-
tion de l'époque a laquelle il se rapportait. L'expérience a
suffisamment démontre, que si l'on avait laissé libre champ
aux princes et aux assemblées générales, les moindres ga-
ranties auraient bientôt disparu; les institutions, qui sur-
vivent du moins aux hommes, auraient été renversées et
d'énormes illégalités auraient été rev8tues de la sanction
legislative. La suite de mon récit en fournira des exemples.
Des amis m'ont quelquefois reproche de fabriquer des lois
qui n'étaient pas executées et qui encombraient en vain notre
legislation. «Je ne m'en repens pas, leur dis-je; laissez s'éta-
blir de bonnes institutions; les hommes passent, mais elles
restent, et quand le mauvais vouloir aura cesse de dominer,
elks serviront d'ancre de salut a la société et de fondement
A une stable organisation.z.

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103

Cependant le temps de l'évacuation des principautes ap-


prochait et les candidats au hospodarat se démenaient pour
parvenir au but que Michel Stourdza avait seul la certitude
d'atteindre. A Constantinople il avait été appuyé par son
beau-pere présomptif et le cabinet de Russie n'a eu rien de
mieux a proposer a sa place. Lorsqu'Ahmed-pacha, de retour
de la mission qu'il venait de remplir a Pétersbourg vers le
commencement de 1834, s'arreta pendant quelques jours h
Iassi, accompagné du logothéte N. Aristarki, la candidature
de Michel Stourdza n'avait plus de compétiteur. Y avait-il
un meilleur choix possible ? C'est ce que je ne saurais affir-
mer. Le gouvernement russe avait prig a fiche d'étudier le
caractere des personnes qui pouvaient être appelées a la
dignité hospodariale et, apres avoir fixé son choix, ainsi que
j'ai pu le savoir, sur le hetman Constantin Pal/adi, ii s'est
rabattu, apres la mort de ce dernier, sur Michel Stourdza.
Void une copie fidele des portraits des principaux boyards
de l'époque, donnés comme renseignement au gouvernement
russe par un certain Anghel Valli de Bessarabie, qui avait
beaucoup frequenté les premieres families du pays et était
done d'un esprit assez fin pour saisir les traits saillants et
caractéristiques des individus. Elle m'avait été communiquee
confidentiellement dans le temps et je la reproduis telle
quelle, comme piece curieuse :
«1. Grand-trésorier Sandoulaki Stourdza : Goutteux, dpi-
aleptique, moralement mort et comme rayé du nombre des
,personnes qui peuvent encore aspirer aux emplois de la
province.
«2. Grand-trésorier Demetrius Ghica : Engoué du beau
zsexe et fait pour passer sa vie en céladon au milieu des
pfemmes; se plaisant ii leurs chuchoteries, a leurs caquets.
Fainéant, n'entendant rien aux affaires et ne voulant y rien
entendre; liberal et lésineux tour a tour; enclin plutôt au
z hien qu'au mal, mais ne sachant pas trop comment faire ni

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D Pun, ni Pautre. Jargonnant quelques mots de fraurais, de
»grec, sans avoir de connaissance trop approfondie d'au-
»cune de ces deux langues.
«3. Grand-chaneelier Theodore Balche : D'un extérieur
»imposant, d'une belle apparence, mais écervele, fantasque,
»bouffi de suffisance et comme engoué de soi-même et de
»tout ce qui lui appartient. S'enorgueillissant intérieurement
»de se voir élevé au rang des premiers boyards et envisa-
»geant cette élévation comme un des mérites les plus émi-
»nents. Facile A corrompre, moins par avidité que pour
»pouvoir se soutenir dans cette élévation; sans connais-
»sances, sans capacité, mais d'un naturel qui n'est point
»porté au mal.
«4. Grand- hetman Alexandre Ghica : Probe, honnête,
D equitable par caractére et par principes et se piquant de
»Petre; le seul que l'on puisse qualifier d'incorruptible dans
»son pays; avec assez de bon sens, de petites connaissances
»d'acquit, mais sans esprit d'ordre, sans activité, se rebutant
»facilement des affaires qui exigent un travail, une attention
»continue; enclin au bien et porte it en faire i chacun, sans
X` se trop déranger cependant, sans trop se mettre en peine.
»Une espece de bonté apathique, indolente, si je pais m'ex-
»primer ainsi, est an des traits caractéristiques de la famille
»it laquelle il appartient.
«5. Grand-trésorier Georges Catargi : Petri de tous les
»vices qui constituent le veritable scélérat, immoral, ne con-
»naissant de Phonneur que le nom, de la probité que Pac-
»ception; s'abreuvant sans scrupule des sueurs du pauvre,
»se nourrissant sans frémir du pain de Porphelin, &ranger
»en an mot a tout sentiment d'humanité et de justice; d'une
»avidité que personne ne peut assouvir, d'une cruauté sans
»exemple dans ses vexations, marchant le front élevé avec
»la conscience de toutes les spoliations, de tous les crimes
D dont il s'est rendu coupable; couple, rampant avec ses su-
»périeurs, altier et brutal avec ses subalternes, mais mal-
»heureusement actif, entreprenant, fertile en expedients et
»clone par dessus tout d'assez de sagacité et d'intelligence.
«6. Grand -vornic Constantin Conaki : Judicieux, sense,
»laborieux, se piquant de justice, de probité, avec un esprit

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»d'analyse, assez de discernement, des connaissances, sinon
»approfondies, du moins superficielles en plusieurs genres;
»se signalant parmi les autres par son patriotisme, par son
»amour pour le bien public; dédaignant de tremper dans les
»petites intrigues, dans les caquets de sociéte, cloud d'assez
de biens pour ne pas avoir besoin de convoiter celui d'au-
vtrui, mais effacant toutes ces qualités par un naturel violent,
»emporté, par des caprices qui le rendent souvent dissem-
»blable a lui-meme et qui lui ont comme merité le sobriquet
»d'homme gate.
«7. Grand- chancelier Demetrius Stourdza : Brutal, em-
»porté, bourru, grossier dans ses manières et dans sa con-
»duite; un fond de méchaneete et d'envie est comme Papa-
»nage de la famille t laquelle ii appartient, et M. le chancelier
»a eu aussi sa part h cette disposition. Sans autre con-
»naissance que cello de sa langue maternelle, qu'il ne posséde
raussi que par routine, mais verse dans les affaires de bor-
»nage, la seule science dans laquelle les Moldaves excellent
»ordinairement : elle est comme innée h la plupart d'entre
eux. Sincérement attaché aux lois, coutumes et institutions
»de son pays, qu'il envisage comae plus simples, plus hu-
»maines, plus dégagées des subtilités et des raffinements de
»la civilisation.
«8. Grand-vornic Gregoire Ghica : Bonhomme, aimant
»ses commodités, ses aises, quelquefois fin et dissimuld sans
Dle paraitre et cachant toujours ses veritables sentiments
»sous un air de bonhomie; remnant, mais jamais a décou-
»vert, agissant toujours dans les ténébres et de maniere a
»pouvoir en tout cas se tirer du jeu sans se compromettre;
»probe, honnête, ayaut les exactions et les spoliations en
»horreur, sans pourtant perdre son intérêt de vue; n'ayant
»jamais commis d'injustice, d'abus dans sa carriere politique;
»aimant h faire le bien, sans cependant rien fournir du sien;
»voulant sincerement le bien de son pays, sans se trop de-
»ranger pour le faire; constant, stable dans ses resolutions,
Dmais d'une stabilite qui dégenére en opiniatreté quelque-
» fois.
«9. Grand-cliancelier Gregoire Stourdza : Vieux, caduc,
»incapable de plus supporter le poids des affaires et par son

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106
2. Age déjà assez avancé, et par son caractére naturellement
»indolent et oisif. Sans etre enclin a l'injustice, sans avoir
b es oin d'en plus commettre, ii s'y laisse souvent entratner
»par le seul dégofit, par la seule aversion du travail. Avec
»plus de connaissances que hien d'autres dans ce pays, mais
»d'une instruction qui a un coloris, im vernis de pédantisme
»qui rebute. Se tenant au-dessus des autres par ses connais-
»sances, il tient touj ours opiniAtrement a ses opinions, quelque
»erronées, quelque fall acieuses qu'elles puissent etre quelque-
» fois. La Contradiction l'irrite, le mot l'enflamme, et ce n'est
Dque l'indolence qui peut quelquefois le porter a se désister
»de son avis. Avec un fond de méchancete, d'envie, de ruse
zet d'astuce, un des premiers qui rivalisent d'aisance et de
»richesse avec Rosnovano, auquel ii peut encore etre assi-
»mile par sa predilection pour son fils Michel, jeune homme
»souple, insinuant, astucieux, dominé par l'intérêt personnel
»et capable de tout sacrifier pour cette idole.
410. Georges Rosetti (Rosnovano) Nul par les facultés
»morales et intellectuelles et ne devant sa consideration po-
»litique qu'au hasard, a un concours de circonstances pro-
»pices et aux distinctions qu'il a obtenues sous l'administra-
»tion russe en Molclavie. Dépouille de ces prestiges, ii appa-
»raft dans toute sa nudité, sans talents, sans connaissances,
»sans culture, neglige dans son education et n'ayant pour
»tout mérite que sa naissance, ses richesses, un peu de me-
»moire et une certaine routine des affaires de la trésorerie,
»qu'il est d'ailleurs incapable de diriger par lui seul. C'est
»cette place qui lui a valu la fortune gigantesque qu'on lui
»voit maintenant.
c11. Grand- hetman Raducano Rosetti : La bonhomie
»personnifiée, vivant au jour la journée, sans nulle pré-
»voyance de l'avenir, sans plan, sans projet, sans volonté
st lui, allant nonchalamment de quelque ceté qu'on le pousse ;
»espece de pate que l'on mollit et que l'on durcit comme
»Pon vent, susceptible de toutes les impressions qu'on lui
»donne; devant ce qu'il est, non A soi-meme, mais a ses
»alliances, parentelles, mariages et autres liaisons de cette
»espéce. Sans talents, sans connaissances, sachant a peine
»griffonner son nom, mais avec un nature! doux, humain,

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107
»porté au bien et ne se laissant entrainer au mal que par
x.pure faiblesse et A regret; mon homme enfin, si j'étais A la
»portée de le régir, de le gouverner a mon gre.
c12. Grand- trésorier Alexandre Balche : Veritable ori-
»ginal dans lequel toutes les contrarietés se rencontrent,
»souvent incomprehensible a soi-même et aux autres; poll,
»grossier, rampant, altier, raisonnant et déraisonnant tour
Ȉ tour; depuis quelque temps incapable de suivre un rai-
»sonnement, un discours, une affaire quelconque; se piquant
»de beaucoup d'exactitude dans ses engagements, see con-
» ventions, ses paroles et cherchant souvent indirectement le
»moyen de les rompre, de les enfreindre; lésineux A l'égard
»de soi-même et des autres, envisageant sa fortune comme
»ruinée, comme anéantie, voyant tout sous les couleurs les
»plus tristes, les plus sombres, et pourtant prodigue, faisant
»sans s'en apercevoir des dépenses inconsklérées, qui ace&
»Went sa mine; se defiant de tout le monde, envisageant
»chacun comme conspirant sa perte et empirant par cette
»defiance l'etat de ses affaires; avec une certaine instruction,
»une légére teinture de littérature, mais sans savoir en tirer
»parti et bronchant A chaque pas dans les principes de pro-
»bite qu'il se pique de suivre.
c1.3. Grand-hetman Constantin Palladi : Abâtardi par.
»Penes da bonheur et du malheur et par le passage trop
b brusque d'un état a l'autre;. l'un a laissé en lui des traces
»de cette suffisance, de cette nonchalance que l'on acquiert
»au sein de la fortune, des grandeurs et de l'aisance, et
»l'autre lui a donne cette timidité, cette incertitude, cette
»fluctuation d'opinions et de sentiments que l'on contracte
»souvent dans l'infortune. C'est par ces causes un de ces
»demi-caracteres, cur lesquels on ne peut presqu'asseoir de
»jugement, incapables de faire le bien et le mal, dans les-
»quels la simplicité, la bonhomie moldave contraste avec
»line teinte un peu grossiére de la ruse, de la malice des
»Grecs phanariotes que l'on n'a pas cependant l'esprit de
»faire valoir; avec des dispositions donces et point portées
»au mal et n'ayant d'autre science que celle des petits ea-
»gnats, des chuchoteries et des anecdotes du jour et de ce
»que Pon et l'autre projette et pense.

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--- 108
«14. Grand-trésorier Constantin Cantacuzene Actif, la-
»borieux, entreprenant, mais promettant par ses manières
»beaucoup plus de ce qu'il ne peut rendre. II ne manque pas
»d'intelligence, de savoir-faire, mais son extérieur en montre
»plus qu'il n'en a reellement; ses principes sont honnêtes,
»ses dispositions humaines, son cceur lui-même droit, com-
»patissant, mais l'intérêt personnel a le plus grand empire
»sur lui et l'emporte souvent sur la voix de son cceur et de
»la conscience elle-même.
«15. Grand- spatar Georges Balche Bel esprit en be-
»quilles, passant pour tel et affectant de l'être; l'almanach
»de toutes les charades, logogriphes, historiettes galantes,
»anecdotes de toilette et autres brillantes bagatelles; fertile
»en bons mots, en saillies piquantes, en ironies qui n'ont
»cependant rien d'amer, ni d'offensant. Mais des jeux de
»mots dont il assaisonne la conversation, les 9/10 plus 5 et 6
oin s 2 sont de fades platitudes. Un de ces hommes sans
»consequence, dangereux aux maxis, plus périlleux encore
pour les femmes, qui a la favour de cette hurneur toujours
»enjouée, toujours badine, se permet sans déplaire toutes
Dees libertes auxquelles les pauvres marls n'attachent point
Dd'importance et dont l'accueil par les femmes phis on moins
»favorable lui donne la mesure des succès qu'il pent s'en
»promettre.»
En copiant textuellement, on concoit que je n'assume Ia
solidarité ni de la fidelité en tout point de la portraiture, ni
des defectuosites de la diction, qui tourne souvent au gali-
matins.

xx".
Vers le mois d'avril 1834, Michel Stourdza recut de ma
main (puisqu'elle m'avait éte adressée par le logothéte
Aristarki) l'invitation de se rendre h. Constantinople pour
recevoir l'investiture. II partit et aussitôt aprés le general
Sisseleff faisait ses adieux aux principautes et passait le
Pruth. Nous conservames provisoirement nos places au con-

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109
seil jusqu'au retour du prince, qui prit les rénes du gou-
vernement dans le mois de mai, si je ne me trompe.
Des decorations ayant éte distribuées a cette occasion,
j'eus pour ma part le Nichan de la Porte et la 20 classe de
Ste Anne de la Russie.
Le conseil fut compose ainsi qu'il suit : A l'intérieur, en
remplacement du logothéte Catargi, qui avait été revoqué
peu de temps aprés mon entree au conseil, le logothéte
Alexandre Ghica. Son caractere dominant etait la bonho-
mie; il jouissait d'une renommée de probité qui lui donnait
de la consideration parmi ses collegues, mais qui, dans le
fait, se trouvait de beaucoup atténuée par Pinfluence qu'exer-
cait sur ses decisions son entourage, compose en grande par-
tie de gens infimes et intéressés ; esprit borne, se plaisant aux
cancans, aux anecdotes scandaleuses, dont il possedait un re-
pertoire inepuisable, et d'une passivete absolue dans le ser-
vice.
A la justice, a la place du logothéte Conaki, antagoniste
declare du prince Stourdza, le logothete Lupu Balche,
homme defiant, astucieux, remnant, inquiet, méchant, ne
pensant qu'aux moyens d'abaisser les autres pour dominer,
employant les ressources de son esprit a servir les faiblesses
du chef et h miner Pinfluence ou la consideration de ceux
qui lui portaient ombrage; mauvais ami, mauvais collégue
en affaires ; au demeurant, possedant le savoir-faire, ce qui
n'est pas commun, travaillant de sa personne, ce qui est tout
aussi rare, et faisant preuve d'intelligence et d'une grande
activité dans le service.
A la vestiaire, a la place du prince Stourdza, le logothete
Nicolas Canta, homme d'une reputation detestable, qui avait
toujours exploité h, son profit la faiblesse du métropolitain
Benjamin; ruse, mais avec finesse; ayant une entente par-
faite des affaires et pouvant plaider le pour et le contre, scion
ses intérets; serieux et sobre dans son langage, judicieux
dans ses raisonnements, convenable dans sa conduite, ii sa-
vait revetir le mantean de Phonnetete; mais dans le fond
concnssionnaire emérite et incorrigible, adulateur du pouvoir
lorsqu'il y trouvait un profit, son contempteur an contraire
lorsqu'il n'avait pas d'autre moyen de se rendre necessaire.

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110 -
Avec ces qualités, N. Canta se trouva des le debut associé
d'intentions et de penchants avec Michel Stourdza, qui en fit
l'instrument principal de ses exactions et acheva de ruiner
sa reputation.
Theodore Balche continua d'être hetman et je eonservai
mon poste de postelnic, malgré quelques preventions que le
prince Stourdza avait eues contre moi, mais qu'il sut étouffer
pour me voir a rceuvre. II me chargea bientôt de sa correspon-
dance officielle et privée, ce qui me rendit a la longue seul
apte parmi les indigenes dans cette partie delicate du service.
Je ne pretends pas faire de mémoire l'histoire du rêgne
du prince Stourdza, ni suivre par ordre de date les circon-
stances qui se sont succedées dans un laps de quinze ans; ce
serait une thche impossible et au-dessus de mes forces. Je
me bornerai h, en resumer dans leur &halite les points
saillants, qui serviront a le caractériser
Michel Stourdza, comme tons les nouveaux princes, s'était
saisi du pouvoir au milieu d'une aureole d'espérances, de
devouements et d'ovations; on en attendait la félicité pu-
blique, on se hatait de lui ériger des monuments. Lei, de son
eke, prodigue de belles phrases, s'était promis a part soi
de consacrer son autorite, les ressources de son esprit, le
prestige de sa parole h accumuler des richesses. Il fit trafic
de tout : les places, les rangs, le bon droit dans les proces
furent prodigues au plus offrant; il eut une part précomptee
dans les fermes publiques; II arrondit ses domaines, soit en
faisant sanctionner ses envahissements, soit en echangeant
des propriétés contre des promotions et des honneurs, soit
en se faisant allouer des donations; il vendit les prélatures et
les eguménies1, s'empara d'heritages presumes vacants et se
fit adjuger sous divers prétextes les excédants du trésor, qu'il
gérait avec une scrupulense parcimonie, afin de s'approprier
des ressources qui, employees a des objets d'utilité publique,
auraient pu imprimer un élan considerable a la prosperite
du pays.
Telle fut la principale et constante occupation de Michel
Stourdza pendant quinze annees d'un regne paisible, qui n'a
1. Egumene, l'abbé-adnirdstrateur des biens d'un convent; dgumdnie,la
charge, trés réninnératrice, de cette administration.

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111

&é trouble par aucune preoccupation serieuse, par aucun de


ces graves incidents, aucune de ces conjonctures délicates
qui guérissent quelquefois de Pambition, en lui présentant
le revers des tableaux qu'elle s'était crées.
La perte des illusions flit prompte. line annee ne s'était
pas écoulee que le. mécontentement avait commence h se faire
jour. Les clameurs des espérances trompées, des ambitions
apes, des droits léses se confondirent bientôt dans un
commun murmure et enfantérent une opposition compacte
et sérieuse, puisqu'elle renfermait les sommités sociales.
Michel Stourdza pressentit que, sous peine d'être réduit
a avoir les mains liées, ii fallait frapper un grand coup,
propre a effrayer les mecontents et a paralyser leur en-
tente. II représenta a Constantinople que quelques boyards,
Ups dans leur espoir de parvenir ala principaute, remuaient
et fomentaient des troubles dans le pays, pour parvenir A
dénigrer le prince aux yeux de la Porte; il obtint ainsi un
firman qui l'autorisait a sévir contre les perturbateurs et,
tandis que les boyards remettaient au consul de Russie un
mémoire détaillé sur les abus du hospodar, ii convoquait
avec une certaine solennité prémeditee les chefs de l'aristo-
cratie et, leur faisant donner lecture du &man en presence
d'un peloton de soldats qu'il avait postés dans la salle, ii leur
tint un discours hautain et virulent, couronné par l'exil de
trois des principaux boyards. Cet acte d'autorite deconcerta
l'opposition, mais motiva en memo temps l'arrivée sur les
lieux du baron Ruckman, consul-général de Russie dans les
principautés.
En voulant porter reméde a la situation, le baron Ruck-
man mecontenta tons les partis. 11 forca le prince A restituer
quelques sommes extorquées et le déconsidéra tout a fait; il
tacha d'apaiser l'opposition, tout en soutenant le pouvoir, et
manqua ce double but. II n'est pas inutile de consigner ici
un trait qui, quelque puerile qu'il soit, n'en est pas moins
caracthistique. Pendant le sej our a Iassi du baron Ruck-
man, deux bohemiens joueurs de violon faisaient chaque soir
résonner régulièrement leur instrument sous les fenêtres de
sa demeure, en arpentant la rue comme des soldats en fac-
tion jusqu'à minuit. Le prince n'avait pas déclaigné de se

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112
servir d'un pareil moyen (qui ne resta pas secret), pour faire
accroire que le peuple etait gai et content. C'est ainsi que,
se retranchant derriere des sophismes qu'il savait manier
avec une extreme habilete, Michel Stourdza, maitre du terrain
alors meme qu'il n'était pas ern, n'en continua pas moins son
train de depredations, en y mettant seulement quelque reserve
toutes les fois qu'il avait a redouter un éclat. L'opposition
decouragée persista de son côté a jouer son role durant tout
le regne du prince Stourdza, en ce sens qu'elle servit de
noyau aux elements variables d'un mécontentement perma-
nent; je dis variables, car il ne faut pas se figurer que le
système d'hostilité se soit perpétué chez les mêmes individus.
On a vu souvent des chefs de l'opposition accepter les pre-
mières places et prener ce qu'ils avaient blOme jusque-lh.
En perdant ainsi un ou plusieurs de ses membres, l'oppo-
sition se recrutait de ceux qui avaient ete répudies par le
gouvernement. A l'exception de deux ou trois personnes qui,
fideles A leurs principes, refusérent constamment le service,
les mitres donnérent le triste exemple d'un continuel revire-
ment. Etait-on revoque de ses fonctions, perdait-on un pro-
ces, avait-on A. se plaindre d'un mauvais procedé du prince :
on se mettait dans les rangs de l'opposition. BientOt cette
tactique fut pour la plupart un moyen d'obtenir des faveurs.
C'est ainsi que l'opposition se dégrada, a la grande satis-
faction du hospodar, et que, malgré les torts de celui-ci, les
manceuvres des mecontents inspirerent d'autant plus de me-
pris, que Michel Stourdza ne laissa échapper auctme occasion
de les deconsiderer et de relever leurs fautes et leurs vues
interessées. Tandis que ceux-ci emoussaient leurs armes par
l'exageration, la passion et le libelle, le prince procedait
methodiquement et habilement ii l'affermissement de son
pouvoir et A l'accroissement de sa fortune.

XXIII.
Apres avoir renverse le credit des principaux boyards, en
mettant en relief leur incapacité et la versatilité de leurs

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113
principes, le prince ne se dissimula pas combien il lui etait
essentiel de disposer a ses fins de l'assemblée generale et de
s'abriter sous l'autorité de sa sanction. Aucun moyen ne fut
neglige pour parvenir a ce but. Les faveurs, les gratifications
et les emplois furent mis a la disposition des membres de
l'assemblée. Aussi, malgré la constante opposition d'une mi-
norite de peu d'importance numérique, le prince Stourdza
maniait-il le corps representatif a son gre, dictant le choix
des commissions pour l'examen des comptes, se faisant pro-
clamor bienfaiteur de la patrie et decerner sous divers titres
des sommes considérables. II se mettait ainsi en régle
c'était là son principal soin et ne manquait pas, a toute
observation qui lui était faite, d'opposer les humbles et tou-
chantes adresses de l'assemblée, préparées sur son propre
bureau. Cette tactique lui reussissant a merveille, on conçoit
aisément que toute election d'un depute devenait une affaire de
haute importance. Les ressorts que le pouvoir mettait entre
ses mains, la favour et la persecution, l'intérêt et la crainte
furent employes en même temps pour influencer les elections,
qu'il flnit par forcer ouvertement. C'est ainsi que dans les
elections générales de 1847, sur tons les candidats du
gouvernement, trois seuls ayant échoué, il cassa ces trois
.elections, en fit faire d'autres en presence de délegués ex-
traordinaires et de gendarmes et suscita toutes sortes de
desagréments it ceux des électeurs qui ne s'etaient pas con-
formes a ses vues. L'arbitraire etait dejâ parvenu jusqu'au
terrorisme qui devait aboutir aux scenes de 1848.
L'assemblée menée et predisposée ainsi pour servir d'in-
strument aveugle aux interets du hospodar eut bienteit dé-
généré de sa vocation originelle : au lieu d'un corps compose
de notables propriétaires plus ou moins indépendants par
leur fortune et Mar position sociale, ce ne fut plus qu'un
amas d'individus choisis a dessein parmi les nullités et les
infériorités subalternes, parmi les consciences tarées et
souples, parmi les solliciteurs sans merite, qui tons ne cher-
chaient qu'it complaire au gouvernement. C'est a de pareils
gene que, par une nécessité du système suivi, les places
furent prodiguées successivement; des lore la demoralisation.
et la degradation furent généralisées et devinrent le fonde-
8

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--- 114
ment d'un regime gouvernemental qui ne pouvait plus sortir
du cercle vicieux on il s'était engage. Les personnes les plus
consciencieuses ayant fini par se mettre l'une aprés rautre
A l'écart, le choix des fonctionnaires n'en devenait que de
plus en plus deplorable.
C'est cependant dans cette funeste voie que Michel Stourdza,
cuirasse contre les traits que l'opposition ml lançait de temps
A autre, poursuivait sea plans de concussion, qui étaient le
pivot de ses pensées et le but de ses mancenvres. Les cla-
meurs, ii avait fini par les mépriser; mais ce qui l'inquiétait
souvent, c'étaient les representations des consul§ de Russie
aussi sentit-il le besoin de secouer leur surveillance impor-
tune. 11 s'efforga successivement de les gagner par des offres,
mais II ne réussit pas toujours; aussi tons les consuls qui se
sont succédes lui ont-ils eté plus ou moins hostiles. Bésack fit
plus : ii prit a tAche tramener sa dechéance, mais II agissait
avec trop d'impetuosité et d'imprudence pour etre approuve
par sa cour. Se declarant en état d'hostilité ouverte contre
Michel Stourdza, ii se fit le centre de l'opposition et se mit
a la tete des mécontents. 11 fomenta des menées factieuses
dans le sein de rassemblée generale, fulmina par des notes
virulentes sous les moindres prétextes et finit par rompre
entièrement avec le prince. Les choses arrivées a ce point,
II fut rappelé et remplacé par M. Kotzebue.
Je me trouvais ordinairement en bonne relation avec tons
les consuls résidant a Iassi ou a Bucarest. Je jouissais de
leur estime et parfois de leur confiance, de maniere que j'ai
été sonvent dans le cas de leur fournir des renseignements,
soit sur les affaires du pays, pour lesquelles ils s'adressaient
de preference i moi, soit sur les questions difficiles du mo-
ment, on sur des points de droit et d'intérêt general; avec
Bésack seul je n'ai en aucune affinité. Je venais de quitter
la postelnitzie aprés l'avoir occupée pendant six ans; le
prince avait, tant soit peu contre son gre, confié ce poste A
çostino Catargi, qui, malgré son attitude militante, n'ayant
cesse de briguer une place au conseil, avait employe en sa
faveur l'intervention du consul de Russie. Costino, plus in-
quiet, plus remnant que son pére, cherchant a se faufiler
par tons les moyens imaginables, a.vait toujours &é le pre-

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115
mier parmi les "criailleurs et s'attachait particulièrement a
se donner l'air de meneur, afin de se rendre important, sans
cependant qu'aucun parti eilt voulu l'avouer non point pour
chef, mais pour affidé. Costino est une de ces individualités
qui usent leur vie et les facultés dont la nature les a douées
a intriguer, qui servent d'auxiliaires aux partis dans leurs
menées occultes, mais dont on repousse la cooperation osten-
sible; esprit vif, mais brouillon, plein de subtilités captieuses;
caractére irascible, emporté; nul dans le service, malgré son
intelligence; compromettant le droit a force de le tordre et
les affaires a force de subtiliser. Avec ces qualités, Costino,
ayant atteint le but de ses machinations, ne s'en tint pas
pour satisfait et, tout en occupant nn poste de confiance au-
pres du prince, il continua de servir assiduement de princi-
pal organe aux intentions de Bésack, de connivence avec
N. Canta, qui disposait ainsi qu'il a été dit dn metropolitain.
Une pareille conduite, non seulement inspirait au prince une
juste indignation, mais ne laissait pas aussi de l'inquiéter
fortement, sans compter les graves embarras qui en résul-
taient pour le service. Enfin les choses en vinrent a un tel
degré de tension, que le prince sentit qu'il n'y avait plus de
menagement a garder. 11 m'exhorta A reprendre la charge
de postelnic; je m'en defendis. Un motif de plus venait en
effet s'ajouter aux motifs qui m'avaient engage a resigner le
poste susmentionné : c'était le ressentiment qu'en éprou-
verait Bésack et les embarras auxquels je m'exposais de ce
coté; mais a la fin je dus ceder, pour tirer le prince de l'im-
passe on il se trouvait.
Je reps ma nomination et rentrai chez moi tout pensif.
Costino survint, en ne doutant de rien. Dans la conversation
qui s'ensuivit, il tacha de me faire sentir l'excellence de
la politique qu'il avait adoptée; il me donnait a entendre,
qu' en s'appuyant sur Bésack, il avait trouvé le meilleur moyen
de se maintenir et d'en imposer en même temps au prince.
Ma premiere pensée fut de lui avouer qu'il était déchu, mais
après son exorde, je me trouvai dans cet embarras qu'ou
eprouve a donner une mauvaise nouvelle a quelqu'un lorsqu'il
s'y attend le moins. Je me contentai de lui répondre que
j'étais loin de partager sa maniere de voir, que la voie dans
8*

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116
laquelle ii s'était engage me paraissait fausbe en tout point
et ne pouvait jamais aboutir, qu'il était enfin de toute in-
convenance de servir et de desservir en même temps. Je ne
le persuadai pas et ne pouvais en avoir l'espoir. Il me quitta
stir de son fait et comptant sur son habilete.
Si l'on tachait d'expliquer une pareille condulte par d'autres
raisons qu'un instinct irresistible qui pousse a l'intrigue, qui
ne trouve son aliment que dans les trames et qui, aveugle,
comme toutes les passions qui nous dominent, n'admet ni
raisonnement, ni sentiment consciencieux, on serait fort em-
barrassé d'y parvenir. Costino twit comma nn coup de foudre
la notification de sa déchéance et Bésack en devint furieux.
Ii adressa au prince une note, dans laquelle ii lui demandait
les raisons de l'éloignement de Costino et requérait la révo-
cation de cette mesure. Le prince repondit qu'il ne serait
pas embarrasse de justifier la mesure qu'il avait prise par
des raisons plus que suffisantes, mais qu'il se contenterait de
n'en donner qu'une : c'est que Costino n'avait pas sa confiance
et qu'il avait use de son droit en l'éloignant. }Maack bonda;
ii ne voulut pas recevoir pendant longtemps les notes que
je lui adressais comme postelnic, de peur d'y trouver la
notification de ma nomination; de mon cété je les lui expé-
diais réguliérement, jusqu'a ce que, de guerre lasse et con-
sidérant que les affaires de ses sujets en souffraient princi-
palement, il se vit oblige de ceder; mats je n'eus avec lui
aucune relation particulière pendant tout le temps qu'il con-
tinua d'occuper encore le consulat.
Je reviens a mon sujet.

XXIV.

A part les excentricités de Besack, le prince rencontrait


done un obstacle sérieux a ses desseins dans la surveillance
importune des consuls de Russie. Ne pouvant se les rendre
favorables, II s'attacha it saper leur influence et ne négligea
emcun moyen pour y parvenir. Il se rapprocha du consulat

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117
de France, flatta les aspirations de la jeunesse, qu'il était loin
de partager, et représenta l'intiuence russe comme un obstacle
au bien qu'il voulait opérer;, en un mot, il fit tout pour sus-
citer des antipathies contre la Russie. L'anecdote suivante
en donnera une preuve.
11 y .avait alors a Iassi un Frangaia du nom de Vaillant,
esprit exalté, antagoniste déclaré de la Russie, qui avait ses
entrées chez le prince ; or, un jour, le logothète Lupu Balche
étant ministre de l'intérieur, on vint denoncer l'existence
d'une conspiration; le prince me chargea de l'enquête con-
jointement avec le ministre de l'intérieur. Nous mimes tons
les limiers de police en mouvement pour parvenir k l'entiere
découverte du complot et nous n'eames ni paix, ni tréve,
que nous ne nous fussions vus en possession d'un coffret ren-
fermant les papiers de Passociation. Une fois ces papiers en
notre pouvoir, nous nous mimes a les parcourir : ils dévoilaient
une 'entente franc-maçonnique et, a travers un fatras d'a-
xiomes revolutionnaires, on découvrait un but principal, celui
de l'excitation a la haine de la Russie; ils comprenaient en-
fin une liste de douze affiliés que nous fimes arrêter : i leur
tete figurait le nom de Vaillant. Presque tons les affilies
étaient du reste des gens obscure, formant le premier rayon
d'un complot qui n'avait pas encore pris de l'extension. Mu-
nis de ces éléments, nous fames faire notre rapport au prince,
qui avait jusque-la témoigné une grande inquietude. En en-
tendant prononcer le nom de Valliant, ii sourit it notre
grande surprise et laissa &Upper ces mots : cJe sais ce
que c'est.) Or, Valliant rept trois cents ducats et quitta la
Moldavie; un officier de pompiers, le principal personnage
parmi les affiliés, rept également du prince cent ducats et
fut expulsé pour quelque temps du pays; les autres furent
simplement relachés. Telle fut l'issue burlesque d'une drake
que chacun avait prise au sérieux, issue qui s'explique d'elle-
memo aprés ce qui a été dit plus haut.
Michel Stourdza ne dédaignait aucun ,moyen propre
le faire triompher des difficultés qui s'opposaieut b sa
marche. 11 professait, il est vrai, un profond mépris pour
les menées des mécontents, mais ii ne laissait pas de s'en
inquiéter lorsqu'elles prenaient une consistance plus sérieuse

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118
et qu'elles lui faisaient apprehender des embarras exté-
rieurs. Contenter tout le monde, satisfaire toutes les ambi-
tions était une tache impossible. Michel Stourdza, égoIste
au supreme degré, n'etait d'ailleurs capable d'aucun de ces
sacrifices qui inspirent de la reconnaissance et empêchent
du moins qu'on n'avoue le mal I d'autres qu'a soi-même.
II n'employait les gens qu'autant qu'ils pouvaient servir
d'organes a ses propres intérêts et n'était prodigue que de
belles paroles et de propos mielleux, qui séduisaient bien
souvent. Pénétré de l'impuissance intrinseque de l'opposition,
qu'il avait réduite I la millité par le ridicule qu'elle s'était
assume, 11 ne s'en serait jamais inquiété s'il n'avait eu la
conviction de lui avoir fourth ample matière a exploiter.
Lorsque les gens e minime importance empruntaient des
apparences patriotiques pour .en imposer au prince ou se
faire remarquer par lui, ii ne s'en vengeait que par le mépris
ou le ridicule. Un petit noyau de cette espece de patriotes
crut faire acte de civisme, en s'affublant de bonnets en peau
d'agneau, tirant leur origine de l'ancien costume moldave.
Cette coiffure usitée encore parmi nos paysans montagnards
pourrait etre comparee A des bonnets persans rabattus au
sommet. Associée au costume européen, elle ne manque pas
de se faire remarquer par son étrangeté. Le prince n'y fit
attention que lorsque la mode avait commence a prendre
une certaine extension et A devenir un embléme. L'interdire
c'eut été donner I cette futile excentricité plus d'importance
qu'elle ne méritait et marcher précisément vers le but que
ses auteurs s'étaient propose, ii prit le parti de les ridica-
liser : il fit a cette fin confectionner en secret nne quaran-
taine de bonnets senlblables, on les donna pour coiffure aux
condamnés aux travaux forces et on leur fit ainsi balayer
deux fois par jour les rues de la vine. Les patriotes aux
bonnets en rirent les premiers et se hAterent de répudier
leur coiffure insolite, de peur d'être confondus avec les cri-
minels. Mais lorsque les mécontents affluaient A Iassi et que
leurs fréquentes reunions chez les notabilites de la capitale
dénotaient un dessein prémédite, Michel Stourdza n'était pas
tranquille; II ruminait sans cesse la maniere de se debar-
rasser de ce pénible cauchemar.

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119
Je me trouvais un jour avec mon frere a ce qu'il appelait
son château de Socola. Il prenait le frais sur le balcon et
une conversation confidentielle ne tarda pas a s'entamer sur
les reunions qui se faisaient alors dans la maison du logo-
thete Constantin Stourdza. 11 nous consulta sur les moyens
a employer pour rompre ce noyau d'opposition. Mon avis
fut qu'il n'y avait rien a faire aussi longtemps que ces mes-
sieurs ne donnaient pas prise a la loi, qu'il fallait les sur-
veiller et attendre le temps propiee pour les terrasser avec
les armes legales, que tout autre moyen serait taxé d'arbi-
traire et l'exposerait a des recriminations qui tourneraient
a son désavantage. 11 nous dévoila alors un plan diabolique,
qu'il avait coup apparemment de longue date. 11 ne s'agis-
sait de rien moins que d'envoyer dans une de ces reunions
la police accompagnee de la force armee, avec l'instruction
secrete de provoquer l'insulte et la résistance; des lore, les
soldats, usant du droit de légitime defense, feraient usage
de leurs armes et passeraient par la pointe des baIonnettes
tons les principaux chefs de l'opposition. A cette révélation
je me sentis ébloui, comme si un éclair m'avait passé devant
les yeux ; je me recueillis et, pour lui donner le loisir de
désavouer sa pensée et lui epargner l'embarras de m'avoir
fait un si horrible aveu, je pris le parti de répondre comme
a une plaisanterie qui m'aurait ité adressee. Mais il revint
a son plan de la maniere la plus sérieuse et s'ingénia a
justifier l'expédient, en s'appuyant sur le cas de légitime dé-
fence, et a faire ressortir l'avantage qu'il y aurait a se dé-
barrasser une fois pour toutes de tons les suppdts de désordre
et d'intrigne. Des lors, je me mis en devoir de eombattre une
idée aussi insensée. Je n'essayai pas de toucher la question
de la moralité, qu'un esprit capable de concevoir une idee
de cette nature n'aurait pas comprise; je lui parlai dans
ses intérêts et lui représentai la fachense impression que pro-
duirait l'execution de son plan et les graves consequences
qui pourraient en résulter. II réfléchit et la conversation
changea d'objet. AprCs 'are sorti, je parlai en frémissant a
mon frere de l'étrange révélation dont nous venions d'être
témoins et, me rappelant les paroles de Toumanski, je emus
des lors Michel Stourdza capable de tout et ne fus pas éloigné

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120
d'ajouter foi a certains bruits sinistres qui ont couru sur son
compte et que je n'ose m'avoner A moi-même. Je n'ai jamais
Xailleure attribué Dieu me pardonne qu'a une char-
latanerie de plus le bigotisme dont le prince Stourdza faisait
parade durant les dernières annees de son regne.
En 1848, il n'a pas tenu a lui que les principaux boyards
ne fussent victimes de la haine implacable qu'il leur avait
vouée. Ne pouvant en avoir raison directement, il eut la
pensée de renouveler a leur égard les jaqueries sanglantes
de la Galicie; il promit aux prolétaires de les élever aux
dépens des boyards et fit circuler des brochures incendiaires
contre l'aristocratie, qui ne pouvait plus compter sur la pro-
tection du gouvernement. Ces manoeuvres indignes contri-
buérent beaucoup a pervertir l'esprit public et auraient fort
probablement produit leur funeste effet, si la déchéance de
Michel Stoudza n'était venue mettre un terme a ses tur-
pitudes.
Je viens d'esquisser le mauvais eke ffu caractere du prince
Stourdza et je trouve que ses défauts, dans un individu place
a la tete du gouvernement, ne pouvaient nullement etre com-
pensds pas ses qualités, quelque brillantes qu'elles fussent.
Dominé par l'avarice et par la cupidité, il mit a l'ordre du
jour la vénalité et la corruption et les introduisit dans toutes
les affaires et dans toutes les classes des employes'. II
demoralise profondément la société; il fit plier les lois a see
intérêts et pervertit les institutions a son gre; il commit de
criantes injustices et bouleversa l'ordre que le réglement
avait créé sous la direction du general Kisseleff; il y fit
succéder l'arbitraire et un état voisin de l'anarchie.
Hormis ces funébres monuments, il n'en laissa aucun qui
p5t rappeler son régne de 15 ans, par la raison qu'il se
faisait toujours allouer sous un motif ou sous un autre les
excédants des revenue publics. II faut Pn excepter quelques
chaussées, dont il a fait traverser ses propriétés en chan-
geant la direction des lignes existantes, chaussées qui lui

1. Je eonnais un menthre du divan supreme, qui prit une somme d'un


plaideur pour lui donner sa voix et en prit autant de la iiartie adverse
pour lui assurer la majorité dans la decision du jugement Il est vrai qu'il
tint parole A thus les deux.

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121
servaient d'argument principal toutes les fois qu'il se trou-
vait dans le cas de faire ressortir les bienfaits de son ad.-
ministration.
Michel Stourdza était, il est vrai, done d'un esprit subtil
et délie; ii avait acquis des connaissances assez variées, re-
levees encore par tine mémoire prodigieuse; ii avait le don
de la parole et excellait a entrainer et a séduire son inter-
locuteur par ses manières, ses lumières et sa faconde; ii
était patient au travail, discutait les questions a fond et se
rendait a la raison; il réunissait les talents d'administrateur,
de financier et de légiste et possédait plus que tout ante
la connaissance des us et coutumes et des besoins de son
pays. On jugera si les plaies profondes qu'il a laissées dans
la société, si la marche retrograde qu'il a imprimee aux
institutions, si le relâchement des lois et des mceurs qui en
est résulté, ont pu être rachetes par les qualités dont il &sit
done, qualités qui auraient rendu sa mémoire chére et fait
le bonheur de sa patrie, si, au lieu de dominer ses passions,
elles n'avaient pas été mises a leur service.

xxv.
Après cet aperçu general sur le régne de Michel Stourdza,
je passe a quelques particularites personnelles.
La carriére que j'ai faite au service de la Moldavie, pen-
dant un cours de vingt-deux ans aurait été suspendue, on aurait
rep une toute autre direction, si Michel Stourdza comme
je m'y attendais ne m'avait pas maintenu dans le poste
de postelnic, que je me trouvais occuper a son avénement;
j'en expliquerai plus loin la raison. Oette longue et labo-
rieuse carriêre ne m'a pas enrichi; bien au contraire . ,
mais je ne saurais méconnaitre les avantages qu'elle m'a
procures. Ayant occupé successivement les postes de seer&
taire d'etat, de ministre des finances, de logothéte de la
justice a deux reprises, de ministre de l'intérieur et finale-
ment de ministre des cultes et de l'instruction publique, reclac-

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122
teur de la correspondance confidentielle et officielle de deux
princes, gérant pendant longtemps les écoles avant la creation
du département dont elles relévent, membre de diverses
commissions pour la redaction de reglements de longue
haleine, ainsi que pour la réforme de la legislation, chargé
particulierement de la redaction des projets d'interet general,
des messages, des instructions reglementaires, etc. j'ai acquis,
non seulement une aptitude au travail qu'aucun autre ne
pouvait me disputer en Moldavie, mais une experience des
affaires qui faisait rechercher mon opinion et me valut tou-
jours une grande deference de la part de mes supérieurs,
aussi bien que de mes collegues, quelles que fussent leurs
relations personnelles avec moi.
Nomine postelnic en 1832, j'ai occupé ce poste jusqu'en
1839, sauf un intervalle de quatre mois (en 1837), pendant
lequel la postelnitzie avait été conferee k Costino Catargi.
En 1839, ayant pris tin congé pour faire nn voyage k l'étran-
ger, oil je devais placer mes fils, la postelnitzie fut confiée a
mon frére. En 1840 j'eus la gestion du département des fi-
nances et fus en même temps membre de la curatelle des
fontaines et plus tard de la commission du pavage. De 1843
a 1845 je fis partie des commission's chargées de la redac-
tion d'un réglement pour l'instruction publique et de la ré-
forme de la legislation. En 1846 j'occupais le département
de la justice, jusqu'a l'époque oil les évenements de 1848
me détacherent du service du prince Stourdza. En 1849, a
l'avenement du prince aka, je gérai provisoirement la
vestiarie en l'absence de mon frére. En 1850 j'acceptai mal-
gré moi le département de la justice, que je quittai une armee
plus tard. Au commencement de 1853 je fus oblige, par suite
d'une necessité imperieuse et au milieu de conjonctures fort
délicates, d'accepter le département de l'intérieur et la pré-
sidence du conseil, que je quittai trois mois plus tard pour
le département du culte et de l'instruction publique, poste
que j'occupai jusqu'en février 1854. Dans cet intervalle je
fis partie de plusieurs commissions chargées de la redaction
de divers reglements et dispositions réglementaires et con-
tinuai de tenir la correspondance du prince.
Quant a mon avancement honorifique, le prince Stourdza

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123
me conféra en 1835 le rang de vornic et en 1843 celui de
logothete; en 1834 je fus decore du Nichan accompagné
d'un rescript qui me donne le titre de bey, en meme temps
que de la seconde classe de St° Anne; en 1839, a, l'occasion
d'un opuscule sur l'etat industriel de la Moklavie, je reps
une lettre du comte Nesselrode, accompagnee d'une boite
portant le chiffre de l'empereur en brilants; en 1842 je fus
ddeoré de la croix de commandeur de l'ordre du Sauveur;
en 1850 je reps Pordre superieur du Nichani en 1851,
celui de St Vladimir troisiéme classe et enfin en 1854, la
premiere classe de Pordre de St Stanislas.
Dans l'intervalle de 1833 A 1834, lorsque le choix de
Michel Stourdza a, la principauté paraissait déja, assure, phi-
sieurs partis s'étaient formes pour contrecarrer ses vues,
soit sous l'impulsion de quelques compétiteurs, soit par suite
de la repugnance seule que son caractére inspirait. On em-
ploya divers moyens pour m'attirer I un de ces partis, mais
je refusai obstinément, comme membre du gouvernement
d'abord et ensuite pane que, nouvellement implante dans la
société moldave, il me répugnait cl'y débuter par dea in-
trigues.
Le logothete Constantin Conaki était un des adversaires
les plus acharnés de Michel Stourdza. Un jour Georges
Ghica alors aga fils de Gregoire Ghica, homme d'es-
prit, de ressources et d'une grande activité dans l'intrigue,
vint chez moi, tenant un pli scellé de trois cachets et ren-
fermant I ce qu'il me dit une convention signée de Conaki,
de lui et d'un tiers qui, si je ne me trompe, ne serait autre
que Dimitraki Ghica; il me pria de consentir I ce que cet
écrit restiit en depet chez moi. Je n'y fis pas de difficulté et
déposai le papier dans an tiroir de mon bureau. Plusieurs
mois plus tard, lorsque l'invitation de se rendre I Constanti-
nople fut parvenue I Michel Stourdza, le general', Mircowitch
me demand& un joar si j'étais détenteur d'un écrit signd de
trois personnes et qui m'aurait eté confié par Georges Ghica.
Je repondis que oui. Et avez-vous connaissance de son con-
tenu? me dit-il. Nu Bement. Vous avez bien fait de ne
pas cacher la vérite! Cette remarque me frappa et me donna
I penser. On pretendit en effet qu'il s'agissait d'un complot

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124
contra la 'vie de Michel Stourdza et que recrit incriminé
contenait la promesse d'une somme considerable a Georges
Ghica, qui se serait chargé de l'exécution. Michel Stourdza,
qui en eut vent, soit par indiscretion, soit par trahison, prit
naturellement raffaire au serieux : on me demanda l'écrit
officiellement et je le livrai au su de celui qui me l'avait
remis. Il ne m'a pas &é donne de le lire, mais je ne crois
pas qu'il ait eu la portée qu'on avait voulu lui attribuer. Le
fait est que Michel Stourdza, d'un caractére émineaniaent
soupconneux, m'avait cm initié dans le secret et ménagea
une explication avec moi devant le métropolitain. Je donnai
les males éclaircissements qu'au general Mircowitch, mais
je demeurai convaincu que Michel Stourdza conserva des
preventions contre moi lorsqu'il partit pour recevoir Fin-
vestiture A Constantinople. Cette circonstance, jointe aux
traits que l'envie ne laissait pas de me decoder toutes les
fois qu'elle en trouvait roccasion, me donna lieu de présu-
mer que le nouveau prince ne me maintiendrait pas au poste
qui m'avait 60 confié par le gouvernement russe.
Les boyards moldaves, avides des premieres places,
voyaient avec peine un intrus en occuper une et faire preuve
de quelque talent, qui les offusquait. IN m'accusaient d'être
Grec, je ne leur donnais pas d'autre prise; mais comme mon
droit ne pouvait etre legalement conteste, leurs accusations
tombaient a plat, apres avoir produit une vaine agitation
plus ou moins prolongée.
L'accueil que me fit Michel Stourdza it son retour de
Constantinople fut assez froid. 11 était entoure d'une foule
d'adulateurs qui briguaient ses faveurs et mettaient leur
dévouement a son service. Je me tins a l'écart, mais n'en
montrais pas moins d'assiduité a mes devoirs. Michel Stourdza,
circonvenu d'obsequiosités, n'aurait pas manqué de tirer
avantage de ma place, en l'pffrant a un des nombreux aspi-
rants; mais il avait une inappreciable qualité, celle de ne
pas être prompt dans ses resolutions et de ne procéder a
des changements qu'apres y avoir longtemps réfléchi. 11
savait d'ailleurs que j'avais acquis dans la gestion de mon
poste une eertaine aptitude, dont il ne vonlut pas sans doute
se priver avant d'être sfir qu'il y pourrait suppléer. 11 me

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chargea un jour de rédiger la réponse a une lettre de feli-
citation qu'il venait de recevoir du prince Metternich. II
pant enchanté de mon travail et ne se dissimula pas sans
doute le parti qu'il pourrait tirer de mes services. Des lors,
je fus le rédacteur de sa correspondance officielle et privée
et bientfit ii m'accorda une pleine confiance en tout ce qui
touchait sa politique extérieure et intérieure.
II avait des confidents d'une autre nature pour ses int&
rite prives, auxquels je n'étais pas initié; loin de la, je le
voyais avec une peine sensible entrer dans une voie qui
compromettait la marche franche et legale du gouvernement
et suscitait des mécontentements, qui rejaillissaient anssi sur
moi. Une année ne s'était pas écoulee depuis son avénement
qu'une entente s'était formée entre quelques-uns des princi-
paux boyards et 4u'un mémoire signalant les méfaits du
prince était, ainsi qu'il a &é dit, redigé et remis au consul
de Russie. Michel Stourdza, tout en sévissant centre les chefs
de cette coalition, n'eut commissance du mémoire que plu-
sieurs mois plus tard et apres avoir longtemps insisté pour
en avoir communication, afin quit lui ffit donné, disait-il, de
réduire les calomnies a neant. 11 s'occupa des lora d'une re-
futation dont je retrouve la minute dans mes papiers.

XXVI.

L'esprit sophistique de Michel Stourdza prédominait dans


tons sea actes. II savait tellement colorer ses sophismes du
vernis de la bonne foi, qu'en s'efforcant continuellement de
tromper les mitres, nous pensions gull avait fini par se from-
per soi-même. A l'époque oft la presence du baron Ruck-
man l'avait contraint a une certaine circonspection, il tenait
toujours le réglement ouvert snr son bureau et ne manquait
pas de dire a tons ceux qui entraient dans son cabinet, que
c'était-li actuellement son unique etude, son évangile. 11
avait, en outre, l'habitude de s'apitoyer sur l'énormité des
dépenses auxquelles sa position l'astreignait et qui absor-
baient, prétendait-il, non seulement sa liste civile, mais son

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126
revenu prive. Rien n'était plus faux cependant : le réglement
a toujours été pour lui une lettre morte, subordonné a ses
volontés arbitraires et a ses intéréts, et ses depenses n'ont
jamais atteint le tiers de sa liste civile; mais cette ressource
légale ,n'était qu'une minime partie des sommes que lui pro-
curaient ses exactions.
Malgré les contrariétés que de pareilles tendances me fai-
saient éprouver, surtout lorsque, comma membre du gou-
vernement, j'étais censé prêter la main a des actes que j'étais
loin d'approuver, je gagnais cle plus en plus dans l'esprit tIn
prince et, au milieu des fluctuations que subissaient ses mitres
confldents plus ou moins éphémères, je jouissais sent d'une
conflanee constante et incontestable. Initié aux secrets de sa
politique et dans le cas de donner souvent des avis qui
n'étaient pas toujours rejetés, je trouvais aupres du prince
un aceneil amical et plein de déférence. Uii exemple suffira
pour en donner la preuve.
Le prince s'était établi it Flamounzi pour y passer la
belle saison. J'y fus mande, puisqu'il s'agissait de remplir
le poste du ministére de l'intérieur, qui etait vacant. Le prince
avait arr'ete de le confler a Alexandre Stourdza; les décrets
furent signes et il me les remit pour en faire usage. Rendu
a Iassi, je réfléchis it certains inconvénients attaches a cette
nomination; je consultai confldentiellement mon frére et
quelques intimes et pris sur moi de ne pas suivre les ordres
que j'avais reps et d'exposer mes motifs par écrit, tout en
recommandant a la place d'Al. Stourdza le logothéte Con-
stantin Stourdza. Le prince s'en référa a mon avis. Voici la
reponse textuelle gull fit a mes observations.

a F1 amounzi, le 7 juillet 1841.


cMon Cher. Ayant pesé vos representations, j'ai era De-
5,cessaire de vous observer que j'ai déja fourni au logothéte
Stourdza plusieurs prenves de bienveillance et d'assistance,
soit comme homme privd, soit comme chef de l'état; la ma-
x.nière dont il a répondu aux témoignages reels prodigués
»en sa faveur est notoire; il est done inutile de rappeler le
passé, ce dont je m'abstiens, afln de ne pas être entraité
it tine reponse negative. Je me borne néanmoins 4 vous

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rappeler, en ce qui touche k la position de vos personnes
entendait parler de mon &ere et de moi), sa conduite
» (il
»vis-it-vis du logothête Ghica des qu'il fut nommé au dé-
»partement de la justice, ses étroites relations avec l'indo-
»lent Gregoire (il parlait de Gregoire Ghica, qui lui a sue-
» cédé), en faveur duquel ii pourrait concevoir l'idee de mettre
»à l'écart un de vous autres, pour ouvrir la place au Narcisse;
»enfin le pli qu'ont pris son esprit et sa langue it se figurer
»tout ce qu'il y a de plus malveillant et a se répandre en
»invectives contre le logothéte Canta. Si ces bienveillantes
»observations ne venaient modifier votre projet, je consens
»et j'adopte votre proposition; mais, mil. encore par les sen-
»timents que je professe pour vous-mémes -et afin de pré-
»server notre homme de toute tentation ténebreuse, nous
»croyons necessaire qu'il ait au prealable it remplir les con-
»ditions suivantes : 10 Que par une requete au divan prin-
»cier II demande la cloture definitive du dossier de sa pre-
»tention contre le logothéte Canta, en se declarant satisfait
A pour toujours et en reconnaissant l'extinction de toute pré-
»tendon réciproque; 2° Que par unerequete a nous adressee
»et sans date il nous présente sa démission du département
»de l'interieur pour raison de sante ou d'intérêts privés, tout
»en protestant de sa reconnaissance et de son dévonethent
»pour notre personne. II doit etre prévenu qu'au premier
»sujet de mecontentement qu'il nous donnerait, nous sommes
oresolus de faire usage de son ecrit; et 30 Que par une re-
»quête a nous adressée ii sollicite notre faveur et sa nomi-
onation. Ceci fait, envoyez-moi le décret par notre hien
»aime postelnie etc.»

Cette lettre, comme la plupart de celles que Michel


Stourdza se trouvait dans le cas de m'adresser, était écrite
en grec; le style en était particulièrement soigné, on voyait
qu'elle avait été rédigée pour être ostensible le cas echeant.
On conçoit d'ailleurs que Constantin Stourdza n'était pas
homme a s'arrêter devant les vetilles qu'on exigeait de lui.
Le prince connaissait hien l'avidité du pouvoir du candidat,
ainsi'que son caractére, et avait agi avec la eirconspection
et la prévoyance qui lui étaient habituelles, en le tenant en

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respect par l'unique frein capable d'empêcher ses excentri-
cites, savoir la crainte permanente de son remplacement, qui
le rendait doux comme un agneau et maniable comme de la
cire. Plusieurs mois plus tard, cédant a sea importunites et a
ses protestations de dévouement, le prince lui rendit l'écrit
de sa démission, mais ii ne tarda pas a s'en repentir.
La correspondance que Michel Stourdza entretenait avec
moi, soit pendant son absence de la capitale, soit de Pint&
rieur de son cabinet, était empreinte d'une confiante defe-
rence. Je me borne a citer la lettrb qu'il m'adressa, en re-
cevant un exposé que j'avais fait imprimer sur certaines
questions d'économie politique appliquées a la Moldavie

eFlamounzi, le 27 juin 1838.


«Mon trés cher et tres estimé,
e J'ai In avec les sentiments d'une satisfaction et d'une
"reconnaissance toutes particuliéres les paroles consignees en
"ma faveur dans la preface de l'ouvrage que vous m'avez
"dédie et que je compte étudier avec attention. Ne doutant
»nullement de la profondeur et de l'utilité de l'oeuvre que
»vous avez entreprise et menée a terme mfi par l'amour du
"bien, je vous autorise et vous engage a en faire imprimer
"plusieurs exemOaires dans l'intérêt de notre commune
"patrie, qui vous doit, ainsi que moi-même, un tribut de
'gratitude pour les soins infatigables que vous avez consa-
"crés et que vous consacrez a sa prospérité Je semis
" charmé de vous voir dans le courant de la semaine, si vos
»occupations ne vous empêchaient pas de vous récréer et de
"prendre le plaisir de la chasse."

Je reprends le fil de mes souvenirs. Des l'année 1833,


mon frére Georges, ayant quitté ma mere a Bucarest, vint
s'établir a Iassi, on il se maria. Ma sceur ayant été enlevée is
la vie a la suite de ses couches, notre mere a dfi quitter DI-
carest, qui ne lui rappelait plus que de douloureux souvenirs,
pour venir habiter avec nous. Elle n'avait pas quitté le deuil
depuis la mort de mon pére; elle le portait d'ailleurs dans
Fame, éprouvée qu'elle fut par des malheurs successifs : le
massacre des membres chéris de sa famille, la perte de ma

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129

sceur cadette et finalement celle de l'ainée, qui avait été sa


dernière consolation, avaient ulcéré son cceur, auquel la pre-
sence de ses deux fils pouvait a peine procurer des moments
de calme: Néanmoins, pleine d'une donee resignation, elle
succomba Faunae 1835 a une paralysie de poumons, sans
que hi mort ait pu alterer la sérénité de ses traits. D'apres
sa recommandation, ses restes furent transférés a Bucarest
et deposes a St Spiridion dans le tombeau de mon pére.
Quelque temps avant sa mort, mes freres Jean et Gre-
goire étaient venus de Paris; le premier ne resta que peu
de temps parmi nous et se rendit en Grece, le second se
maria a Iassi. Je consigne ici la remarque que, sur douze en-
fants, dont six garcons et six filles, que ma mere avait mis
au monde, aucune de ces dernières n'existait plus a l'apoque
dont je parle et que, sur les six freres, tons les autres, ii
l'exception de Dimitraki, prirent leurs femmes au memo
degré de parenté, en épousant des filles de cousins issus de
germains.
Vers l'année 1836, ma cousine Catinca Ghica, ayant entre-
pris un voyage, se chargea de placer Paine de mes fils,
Alexandre, k Geneve dans le pensionnat de M. Töpfer. Trois
années et demie s'étant écoulées, le temps était venu on
Alexandre devait passer a Paris pour faire ses etudes de
droit et être remplace par son frére a Geneve. Je donnai
ma démission du poste de postelnic que j'avais occupé pen-
dant plus de sept ans et, sextant le besoin de me reposer
d'un service actif et laborieux dont je me trouvais excédé, je
partis au printemps de 1839 avec ma femme et mes enfants
Constantin et Euphrosine. Apres avoir sejourné quelques
jours a Vienne, je me rendis a Venise, de la a Milan et,
traversant le Simplon, j'arrivai a Geneve et assistai aux
examens d'Alexandre. De Geneve, aprés une excursion
pittoresque qui nous mena jusqu'i Schaffhouse, nous nous
rendimes a Paris on je quittai Alexandre et retournames 9
Iassi vers la fin de Faunae. Je ne dirai rien de particulier de
ce voyage, dont j'ai fait une description a part sous forme
de lettres.
Peu de temps apres mon retour en Moldavie, j'étais nomme
au département des finances, que j'occupai jusqu'en 1843.
9

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XXVII.

D'apres la tactique presque généralement suivie par ses


confreres, le logothete Nicolas Canta, toutes les fois qu'il ne
se trouvait pas en activité de service, tournait contre le
prince les armes de son esprit fecond en intrigues. Ayant
commence par etre dans l'intimité de Michel Stourdza, il ne
tarda pas a etre desservi par lui et dépeint sous les plus
sombres couleurs. Par une pareille manceuvre le prince pour-
suivait un double but : celui de rejeter sur son ex-confident
les méfaits dont il était lui-même accuse et celui de le dé-
considérer et de neutraliser par la le poids de ses démarches
hostiles et de ses recriminations; mais alors memo qu'il pa-
raissait dispose a transiger avec lni, la mauvaise reputation
que Canta s'était faite, tant a l'intérieur qu'a l'exterieur,
comme principal organe des exactions du chef, auxquelles
il eut une large part, empecherent ce dernier d'employer
activement celui qu'il avait contribué a rendre l'objet de
l'animadversion publique. 11 ne laissait pas toutefois d'être
alarmé de l'influence sans bornes que Canta exercait sur
l'esprit faible du métropolitain, lequel, comme president de
l'assemblée generale, pouvait en imposer éminemment par
le caractere sure dont il était revetu et par la consideration
dont il jouissait a juste titre.
Canta savait fort bien tirer parti de ces circonstances; il
savait a quel point tout son prestige et toute sa puissance
s'y trouvaient attaches et ne négligeait rien pour circonvenir
le métropolitain et prévenir les mauvaises suites des bou-
tades qui lui suggéraient souvent la pensée de resigner son
poste eminent. Le prince de son ate ne demandait pas mieux
que d'être quitte du métropolitain et de porter ainsi le der-
flier coup au pouvoir d'emprunt et aux intrigues du logothéte
Canta; aussi, lorsque vers le commencement de 1842, dans
un moment de depit, le métropolitain, excel; par je ne sais
plus quelles obsessions du prince, lui envoya sa démission
a l'insu du Canta qui l'en aurait certainement empêché, le

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--A 131
prince s'en empara-t-il comme d'une bonne fortune inespérée,
lui donna en apanage le monastere de Slatina et mit tons
ses efforts pour le faire partir au plus tot de lassi au milieu
d'une foule de precautions tendant a éviter une manifesta-
tion publique, qu'il appréhendait. La métropole resta des ce
moment vacante pendant pres de trois ans.
Dans le courant de la memo annee le prince s'absenta
pour se rendre avec la princesse aux bains de Kissingen on
de Karlsbad. Le conseil Otait preside par le logothete Con-
stantin Stourd.za. Essayerai-je de donner une idée du carac-
tere indefinissable de ce boyard? Aspirant sans cesse aux
honneurs et notamment au poste supreme du ministere de
l'interieur, II faisait tons ses efforts pour y parvenir, tantôt
a force de bassesses, de flatteries et de protestations d'amitie
et de devouement, tantôt en faisant partie de l'opposition,
sans trop s'y engager toutefois et en se rOpandant en cri-
tiques, en traits acéres et le plus souvent en calomnies
forgées sans discernement contre le gouvernement et ses
membres; une fois en place, il devenait le champion le plus
chaleureux du gouvernement qu'il servait; mais comme ii ne
se renfermait jamais dans la voie frayie, qu'il voulait acca-
parer et dominer tout et procurer des places a tons les
membres de sa famille, II finissait par rebuter le prince qui
avait cede a ses obsessions et par rendre sa dechéance in-
dispensable a force d'abuser des concessions qu'on avait eu
la maladresse de lui faire. Sachant faire l'aimable a propos,
bon discoureur, prodigue et gai, on l'a vu accabler de see
sarcasmes et de ses invectives la personne absente qu'il
avait choyée un instant plus tOt et se répandre en protestations
de service vis-a-vis de celui qui, un moment avant d'entrer
au salon, avait Ote l'objet de sa fureur la plus insensee. Ne
professant d'ailleurs aucun principe stable, bas et arrogant,
ne recevant ses impulsions que de ses passions, colere et in-
traitable dans ses antipathies et dans les questions qui tou-
chaient ses intérêts, Constantin Stourdza devenait neanmoins
trés maniable lorsqu'il craignait de se compromettre on gull
se trouvait dans unse position embarrassante; ne connaissant
d'autre base que l'arbitraire dans le maniement du service
et se mefiant de son propre jugement, ii s'abandonnait alors
9*

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132 -t--
sans reserve a la personne dont le savoir-faire lui inspirait
de la confiance.
Nous nous trouvions dans un de ces moments oil, notre
responsabilité s'étant aggravée par l'absence du chef et par
le concours de diverses autres circonstauces, Constantin
Stourdza plagait en moi tout son espoir et ne décidait rien
avant d'avoir eu recours a mon avis. De mon Ole, je passais
les journees et les soirees avec lui, afin de le tenir en bride,
autant gull dépendait de moi. Nous avions a ménager l'op-
position, qui eut toutefois le bon esprit de se tenir tranquille,
afin de témoigner par la qu'elle n'en voulait qu'a la personne
du prince. trn bruit qu'on avait fait courir nous alarma néan-
moins : on avait prétendu que le métropolitain, excite par
des suggestions intéressées, avait forme le projet de quitter
le monastere de Slatina et de venir a Iassi pour se mettre
a la tete des mécontents. M'étant concerté avec Constantin
Stourdza, nous arretames, a l'insu de nos collegues, quelques
mesures secretes et masquées sous des prétextes qui furent
pris au sérieux, afin d'empêcher par la force, s'il le fallait,
l'arrivée du métropolitain ; nous lui adressimes en memo
temps une lettre respectueuse, pour lui représenter combien
une pareille démarche ferait du tort a sa reputation et a son
caractere. Sa reponse nous tranquilisa tout a fait.
Pendant ce temps les doléances de l'assemblée generale
de Valachie avaient motive la delegation sur les lieux de
Chekib-efendi, en qualité de commissaire de la Porte chargé
d'informer sur les motifs des plaintes qui avaient été formu-
lees contre le prince Alexandre Ghica. Trente male ducats,
m'a-t-on assure, offerts par l'opposition, furent le prix du
rapport qui amena la décheance du prince de Valachie. Cette
somme encaissée, Chellib vint a Iassi pour completer sa
moisson. Notre position etait delicate : nous devions éviter
a tout prix qu'il ne partit mécontent, sous peine d'assumer
la responsabilite des consequences qui pourraient s'ensuivre.
Apres l'avoir fête de toute maniere, il fallut marchander avec
lui pour le but essentiel de son voyage et nous ne pfimes
nous tirer d'affaire a moins de quatre male ducats, que nous
primes sur nous de faire délivrer par la vestiarie. Bien qu'a la
nouvelle de son arrivee, nous eussions demandé des instruc-

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133
tions au prince Stourdza, elles ne nous parvinrent que plus
lard et ne nous autorisaient qu'à un &bourse de quatre a
cinq cents ducats au plus.
A son retour, Michel Stourdza, fort content d'aillenrs de
notre gestion, nous en voulut d'avoir ête trop prodigues. Je
suis néanmoins convaincu que, s'il n'avait eté pleinement
satisfait, Chékib aurait Re capable d'exploiter les motifs de
l'opposition au grand detriment du prince. Notre justification
était bask sur une raison irrécusable. «Si Votre Altesse, lui
avons-nous dit, avait été présente, vous auriez été maitre de
refuser la prétention on de la réduire a vos risques et perils;
notre premier devoir a nous était de vous mettre, dans une
conjoncture si delicate, a, l'abri de toute mauvaise chance et
nous aurions été plus contrits d'avoir a nous reprocher notre
parcimonie que noire prodigalitéd> II regretta néanmoins
longtemps cette dépense, qui diminuait les excedants dont il
savait faire son profit.

XXVIII.

Tout assidu, et je puis dire tout infatigable, que j'aie Re


au travail, tout agréable même qu'il m'ait &é de tout temps
de me livrer it une occupation soutenue, je commeneais vers
cette époque a me rebuter. Cette satisfaction qu'on eprouve
a voir ses peines fructifiees et appréciees par le chef n'existait
plus; au contraire, la marche des affaires devenait de plus
en plus vicieuse, les membres de l'assemblee et les fonction-
naires se recrutaient parmi ce gull y avait de plus inepte et
de plus malfamé. Mes relations avec le prince se ressentaient
de la contrariété que j'épronvais; il y répondait deja par une
tiédeur, qui dénotait que la nature de mes services et de mon
dévouement n'etait pas a sa convenance ni au niveau de ses
vues.
Je me rappelle, entre autres, qu'avant d'être nomme au
département des finances, ayant fait partie d'une commission
chargée d'opérer l'établissement des bohémiens nomades de

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134
l'etat, je ne pus y réussir tout A fait, puisque l'exécution en
dependait principalement de la vestiarie. line fois maitre de
ce poste, je me promis d'achever l'oauvre commencée. Je
projetai dans ce but différentes mesures, que je soumis au
prince. Apres quelques moments d'hésitation et de recueille-
ment, il me dit : cSavez-vous que les bohémiens offrent deux
carbovnes (24 piastres) par famille pour faire ajourner la
mesure de leur établissement?» Je feignis de ne pas avoir
fait attention a ces paroles et n'en continual pas moins de
mon chef h faire executer les dispositions adoptées; mais
tout d'un coup je me vis arrêté dans ma marche : le prince
s'etait entendu directement avec D* M*, fonctionnaire pre-
pose aux bohémiens de l'etat, et la mesure de leur établisse-
ment fut suspendue a mon insu.
Cette circonstance et bien d'autres me degofitèrent tout
a fait d'un service qui n'offrait plus la seule recompense que
je pouvais en esperer, celle de la satisfaction morale que
procurent les peines couronnées de succès. Le chef, loin de
me savoir gre de l'attention scrupuleuse que je mettais dans
l'accomplissement de mes devoirs, me considerait sans doute
comme une inutilité, puisque je n'étais pas propre I servir
ses interêts. Lui-même, comme si les affaires publiques lui
pesaient, ne s'en occupait plus que par manière d'acquit;
il n'envisageait plus sa position comme lui imposant des
devoirs I remplir, mais comme un moyen de speculation,
comme une entreprise destinée a augmenter sa fortune. Il
passait ordinairement les matinees jusqu'i l'heure de midi
entre la compagnie de sa femme et les comptes de ses
hommes d'affaires. Les ministres et les hauts fonctionnaires
encombraient dans cet intervalle l'antichambre, perdant le
temps I attendre leur tour d'audience. Le prince n'appa-
raissait souvent dans son cabinet pie pour en sortir une
demi-heure apres et aller faire son tour de promenade avec la
princesse. Les ministres replacaient leurs portefeuilles sous le
bras, aprés avoir sacrifie toute la matinee I une value attente
et les affaires les plus sérieuses étaient ainsi ajournées in-
définiment. La belle saison, il la passait régulièrement a une
de ses campagnes, oft il n'aimait pas I 'etre derange dans ses
loi sirs.

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135
Voyant le sort lui sourire, sa fortune déjh colossale
augmenter tons les jours, sa barque naviguer sans obstacle
sous un ciel pur, ayant l'assemblée a sa devotion, le prince
était exempt de soucis et triomphait facilement d'une oppo-
sition qui ne lui portait plus ombrage. A l'ouverture de
chaque se6ion, un message, destine a développer les progrés
effectués et la prosperité qui débordait sur le pays, était in
Is l'assemblée, qui s'extasiait ou se taisait. Un seul membre
se levait de toute la hauteur de sa grande tale et pronon-
çait gravement ces mots : eL'unique vceu, que j'adresse après
cela au ciel pour le bonheur de notre patrie, est que tout
ce qui est exposé dans ce message existe en réalité. Cepen-
dant l'assemblee signait des adresses préparées d'avance, qui
donnaient au prince les titres les plus pompeux et lui decer-
naient des offrandes et de prétendues indemnités. Ces adresses
publiées servaient de réponse a ceux qui osaient lui faire
quelque representation et légalisaient pour ainsi dire ses
méfaits et ses exactions.
Stir de son fait et marchant le front haut dans la voie
tortueuse qu'il s'était frayée, le prince ne pensait plus qu'à
mettre son avenir a l'abri de toute atteinte. Aprés avoirfait
voter des lois qui garantissaient ses empiétements ou sea
transactions forcées contra toute reclamation ultérieure, ii
décréta la responsabilité des ministres pour toute dispositon
qui porterait leur contre-seing, mesure dérisoire conçue non
point pour empêcher les ordres illégaux, qu'on ne pouvait
pas toujours combattre avec succès, mais pour en faire peser
la responsabilité morale et matérielle sur les ministres et
mettre la personne du prince A l'abri de toute éventualité.
II ne se contenta pas néanmoins de cette precaution; II von-
lut, A l'exemple de ce qui a lieu dans les états constitution-
nels, faire declarer la personne dn prince inviolable et con-
Bauer par la forme legislative la responsabilité des agents
du pouvoir. Je combattis longtemps cette idée, en lui repré-
sentant que le principe de l'inviolabilité ne pouvait s'im-
planter sans être associé a plusieurs autres garanties qui
servent a le corroborer et qui sont incompatibles avec notre
régime; mais son idée liii souriait trop pour qu'il l'aban-
donat facilement, elle impliquait d'ailleurs la suppression

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136
du droit des doleances ddvolu A l'assemblde et complétait
ainsi sa sécurité. D. fit done rddiger dans ce sens un projet
de loi, qu'il communiqua d'abord au consul général de Russie
pour avoir son assentiment prdalable et le faire voter ensuite
par l'assemblée. Heureusement la réponse du consul ne fut
pas conforme A son attente.
J'étais, ainsi que je l'ai dit, dégolité du service. Le prince,
reconnaiSsant en moi une certaine indépendance de caractere
qui ne répondait pas i ses vues, commencait A se méfier de
moi et A user de reserve A mon égard, en confiant une partie
de sa correspondance A d'autres agents subalternes; de mon
616, j'éprouvais une repugnance invincible toutes les fois
que j'entrais dans son cabinet pour affaires. Je quittai le ser-
vice en 1843, a la satisfaction commune, en restaut néan-
moins dans de bons terms avec le prince. B. paraitrait
pent-être etonnant de voir que je n'ai presque pas discon-
tinué depuis 1832 d'exercer nn service actif, tandis que, dans
mon for intérieur, je désapprouvais les allures du chef sous
lequel je servals. Bien des années BO sont passées depuis
lora; les hommes et les choses ont change de face. Exempt
de toute prevention, j'interroge ma conscience de sang-froid
et je ne trouve pas avoir manqué A mes devoirs. Dans la car-
rière que j'ai fournie, mon principal but a été de servir le
pays; loin de tremper dans les turpitudes que je réprouvais,
j'ai employé mon ascendant A les combattre, a les neutra-
liser, A les empécher quelquefois. J'ai en tonjours soin
d'éclairer sur les intérêts publics ceux qui seuls pouvaient
alors mettre une digue au debordement du mal, s'opposer
aux illégalités et améliorer, s'il y avait possibilité, la situation;
je l'ai fait sans autre egard que celui du bien qui devrait en
résulter. La véracité de mes relations m'attira la confiance
de ceux qui influaient sur notre sort et détermina souvent
d'heureux resultats. On trouvera dans les notes, qui suivent
ces notions sur le régne du prince Stourdza, quelques ex-
posés, dont j'ai retrouvé les minutes, adressés aux consuls
généraux de Russie, qui m'y avaient encourage en demandant
souvent mon avis sur les questions les plus embarrassantes
du jour. On jugera. si j'ai agi dans un intérêt quelconque,
ou si, en suivant l'impulsion de ma conscience, j'ai forfait A

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mes devoirs. Si je n'ai pas voile les torts du prince, en taut


qu'ils compromettaient le bien-être du pays, je ne dissimulai
pas non plus ceux des consuls russes eux-memes, en taut
qu'ils empiéterent sur les droits princiers. Et A une époque
on Michel Stourdza, mene rudement par Besack, n'osait pas
se plaindre en haut lieu des extravagances de ce dernier,
je n'hésitai pas A représenter le veritable état des choses et
contribuai pent-etre plus qu'il n'est permis de le supposer
au rappel de ce consul.

XXIX.

Dans cet intervalle, ma femme, qui était allée a Vienne,


avait ramené mon fils Constantin, A qui l'état de sa vue ne
permit pas de completer ses etudes; Alexandre revint bientet
aprés de Paris; mais a la joie que nous procura cette reunion
de famille devait bientet succéder une catastrophe irre-
parable. La maison de mon beau-pére se trouvait depuis
quelques années sous la funeste influence de ces épreuves
que la providence accumule quelquefois snr une famille dans
ses desseins impénétrables. L'aine des fils avait succombé A
une attaque de cholera; de 1841 a 1843, la mort avait mois-
Bonne successivement mon beau-frére Nicolas, ma belle-mere
et mon beau-pere. Au printemps de 1844, je revenais de ma
campagne on j'avais été passer quelques jours, lorsque je
fus rencontré par un expres qui me remit une lettre de ma
fille. Elle m'engageait a venir a Iassi, pnisque sa mere était,
disait-elle, atteinte de la rougeole. En arrivant, je la trouvais
alitee, le visage et les mains remplis de pustules. La maladie
semblait marcher régulièrement sans offrir des symptemes
alarmants. Cependant, le surlendemain de mon arrive,
c'était le 26 avril, le médecin me déclara que la maladie
n'était point la rougeole, mais bien la petite vérole. Je sentis
toute la gravité de cette revelation inattendue et mes alarmes
ne furent que trop justes. Le 28 an matin, je demandai
ma femme des nouvelles de son état, qui me paraissait

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stationnaire; elle me répondit qu'elle se sentait tres bien et
qu'elle n'éprouvait aucune malaise; elle me fit asseoir prés
d'elle et exigea que je lui racontasse les details d'une affaire
qui concernait mon frére Gregoire. Je remarquai cependant
qu'elle commencait a 8tre en butte h, une agitation croissante;
bientôt sa vue se troubla et ses propos devinrent incohérents.
J'envoyai quérir le médecin, ii ne me cacha pas qua l'état de
ma femme ne fftt des plus graves. Il proposa une consulta-
tion, mais dans cet intervalle la malade perdit connaissance
et, lorsqu'un des médecins consultants alla lui tater le pouls,
il fit entendre le mot sinistre : morte! qui retentit comme
un coup de foudre dans mon ame. Ma douleur fut excessive;
on m'enleva, ainsi que les enfants, de la maison mortuaire,
que je n'habitai plus. Deux jours plus tard, ses restes furent
deposes a l'église de St Spiridion et nous nous séparames en
ce monde pour jamais.
Ainsi qu'à toute creature humaine, ii m'a été donne de
subir dans la vie de cruelles épreuves : je perdis mes pa-
rents et plusieurs do mes proches, non point a cet age oh le
discernement et la sensibilité ne sent pas encore développes,
mais apres Pepoque on la plenitude de la raison et du senti-
ment concourt h rendre plus cruelle la privation des êtres
qui nous ont &Le chars. Cependant aucune perte antécédente
n'a été pour moi aussi poignante que celle de ma femme.
J'avais vécu 24 ans avec elle, sans que rien fut venu troubler
notre union, si l'on ne compte quelques contrariétés pro-
venant de son humeur altière et impérieuse, que je finis par
supporter patiemment, mais qui n'excluait pas son attache-
meat intime pour moi. Une antra pensée venait souvent
augmenter l'amertume de sa perte prématurée; la reunion
si désirée de notre famille venait Is peine de s'accomplir,
une nouvelle maison, que quatre années de soins avaient
appropriée h ses gouts et aux besoins domestiques, &bit
prête a nous recevoir, et c'est au moment oh toutes ces cir-
constances réunies nous promettaient un avenir de quietude
qu'elle fut enlevee a la vie. Je ne saurais oublier que je lui
ai souvent entendu dire en s'occupant des préparatifs de la
nouvelle habitation : Je ne sais pourquoi j'ai le pressenti-
ment que je n'habiterai pas cette maison.» J'attribuai cette

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sinistre prediction a un sentiment, poussé pent-etre k rexces,
d'une prévoyance inquiéte, qui la dominait toujours et lui
inspirait souvent de ces predictions, dont la derniCre se réa-
lisa fatalement.
Ma femme était une providence pour ses enfants, elle
etait économe et j'ai toujours pensé depuis que, si elle avait
vécu, je ne me semis pas engage dans une malheureuse
entreprise qui vint augmenter une dette déjà contractée pour
l'achat et l'appropriation de la maison dont il a CM panle
et pour des constructions commencees a la eampagne, ce qui
me plongea dans de graves embarras.
fine amide plus tard je célébrai les noees d'Alexandre et
en 1846 celles d'Euphrosine.
Dans cet intervalle, les fils du prince Stourdza vinrent en
Moldavie et eontribuenent considerablement A augmenter le
meeontentement general. L'ainé, qui sous aucun rapport ne
paraissait avoir profité de ses longues etudes, partageait son
temps entre les ehevaux et les cures nécessitées par ses
excès. Grégoire avait &voile des son arrivée un caractére
entreprenant et indomptable, capable de donner tete baissée
dans tons les travers qui pouvaient offrir un aliment t ses
passions ; d'une humeur farouche, d'une violence sans bornes,
il se faisait craindre de son pére même, dont il a toujours
méprisé les avis. Sa liaison avec Mine Dasch fit une peine
extreme A son Ore, qui mit secrètement tous ses efforts pour
rompre le mariage prétendu ou reel qu'il assurait avoir con-
tracté avec cette femme. Finalement, soit qu'il se fut lassé
d'elle, soit par deference aux exhortations qui lui étaient
adressées, Grégoire consentit a éloigner sa femme, qui partit
pour Paris, avec promesse de la rejoindre ; mais bientOt après,
ayant eu lieu de la soupçonner de rapports intimes avec un
Franeais qui l'avait accompagnee, ii ne respira que vengeance;
II lui écrivit done de revenir et ménagea l'appartement gull
lui destinait de manière I pouvoir être en secret temoin de
ce qui se passerait dans la chambre de sa femme et Eiger
sur elle une arme a feu dans le cas on il l'aurait surprise en
flagrant délit. Le pére eut vent de ce projet criminel, lorsque
Mm° Dasch était dejA a Galatz; il se bAta d'expédier en ca.-
chette un affidé auprés d'elle et la fit retourner sur ses pas.

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Grégoire se livra des lors A des speculations tendant a
assouvir sa soif de richesses. Dédaignant les avis de son pére,
en imposant aux administrateurs, ii parvint, par une série de
violences, d'arbitraires et de vexations, A amasser en peu de
temps une fortune considerable. On connait sa conduite en-
vers ses compatriotes en 1848; on salt de plus qu'il alla
prendre du service en Russie dans l'armée, que ses excen-
tricités l'obligérent bientét d'abandonner cette carriCre et,
qu'apres s'être manie a une dame valaque, ii quitta sa patrie
en 1853, A Pentrée des Russes dans les principautés, pour
s'engager dans les troupes turques. Une fois là, son passe-
temps le plus favori consistait a s'embusquer dans les ro-
Beaux de la rive droite du Danube et a essayer la portée de
sa carabine sur les.Cosaques qui gardaient la rive opposée.

Les dereglements, les exactions et l'insoumission de ses


fils embarrassaient d'autant plus le prince Stourdza qu'il
n'avait pas le pouvoir de les contenir. Ily voyait avec peine
un nouveau sujet de mécontentement, qui n'était pas du moins
contrebalancé par un profit personnel. Personne n'osait lui
faire des observations sur un sujet aussi dClicat et ceux qui
l'entouraient s'en rapportaient a moi de cette mission. Tout
en la refusant en apparence, je ne manquai pas néanmoins
d'exposer particulièrement a Michel Stourdza tout ce que la
voix publique attribuait a ses fils, notamment a Grégoire, et
lui représenter la nécessité de mettre un frein aux déborde-
ments de ce dernier. II en paraissait vivement affecté, mais
il ne me dissimulait pas la difficulté d'arriver a un résultat
satisfaisant. J'ignore les moyens qu'il a pu employer de temps
A autre pour ramener son fils A de meilleurs sentiments, le
fait est qu'il n'y parvint pas. Des lore le pays compta deux
sources de concussions au lieu d'une et les rumeurs du me-
contentement eurent un motif de plus pour se faire jour.
Les choses en étaient venues au point qu'elles devaient

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aboutir a un changement de regime ou a un arbitraire ab-
solu. Le prince entrait de preference dans cette dernière
voie. Toutes les fois qu'on lui a conseillé de relever le per-
sonnel et d'amender le regime de son gouvernement, il a su
en ender la nécessité par ses artifices. M. Daschkoff, pe-
nail; des plaintes qui lui parvenaient et du mauvais etat des
affaires en Moldavie, était venu a Iassi dans l'espoir d'ope-
rer une amelioration dans la situation. 11 forma un plan de
remaniement, aprés s'être concerté avec quelques personnes
de confiance, et s'évertuait a le faire adopter par le prince.
II dina un jour k la cour et j'etais du nombre des convives.
En se levant de table, il me prit a part et me dit : cJe vais
tenter le dernier effort auprés du prince, tachez de me secon-
der autant que possible.» Nous filmes en effet invites a
prendre la pipe dans le cabinet du prince et, comma ii n'y
avait pas d'autres temoins, Daschkoff entama le sujet qui le
préoccupait. Le prince se défendit sous mile prétextes spé-
cieux et, pour ma part, j'ai été loin de répondre a l'attente
du consul russe qui me provoquait sans cesse du regard,
par la raison que je me trouvais naturellement embarrassé
de soutenir en presence des deux parties une opinion contre
laquelle le prince s'était déjà declare formellement et dans
un moment oft l'un et l'autre invocptaient successivement mon
témoignage sur leurs assertions. Je plagai quelques mots
ambigus et me tus la plupart du temps. Il est superflu de
dire que la conference n'eut aucun résultat.
Cependant quand j'étais seul a seul avec le prince, je ne
mettais aucune reserve a lui exposer ma maniere de voir et
is lui faire sentir la nécessité d'un amendement. Dans un des
derniers entretiens que j'eus avec lui sur cette matière, je
lui représentai longuement l'intérêt qu'il y avait pour lui it
sacrifier quelque peu it l'opinion publique, it éloigner les
gens tares et corrompus qui occupaient les places : 4Votre
fortune, lui dis-je, vous est pins que suffisante; vous ne
devez plus viser it l'agrandir, mais a assurer votre avenir et
celui de votre famille et a glorifier votre nom, en faisant le
bonheur de votre patrie it l'aide des qualités dont le ciel
vous a doué it cette fin. Jetez un voile sur le passé; faites
un bon choix de fonctionnaires; réprimez Sévérement les

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karts et présentez-vous sans crainte et sans detours a l'as-
semblée generale.» II m'écouta avec attention; sa persuasion
était complete; aussi ne s'efforga-t-il pas de.m'opposer, selon
son habitude, des sophismes ou des detours évasifs; il me
parla raison, et voici en substance ce qu'il me dit : «Je con-
çois parfaitement la justesse de vos observations et je n'au-
rais pas mieux demandé que de m'y conformer, mais voyez
si je le puis. Ploigner du service des individus decries pour
leurs concussions, tels que * et *, c'est me les rendre enne-
mis ; or, comme ils sont membres de l'assemblée, une pareille
mesure finirait par m'aliéner la majorité du corps représen-
tatif et des lora il me sera impossible de me soutenir. Vous
connaissez les passions et l'animosité des sommités aristo-
cratiques; je dois les éviter et recruter nécessairement les
deputes parmi les classes infimes et les personnes inoffen-
sives, dont je dois acheter le dévouement en les employant
sans égard pour leur peu de mérite et pour leur mauvaise
reputation. Si je dissous Passemblee et que je laisse les elec-
tions libres, son premier acte sera de formuler des doléances
contre moi. Dans l'état actuel des choses, la situation est
irremediable et je dois forcément tourner dans un cercle
vicieux.) Je n'avais rien a répliquer a cette franche argu-
mentation, mais je restai des lors convaincu qu'il n'y avait
plus d'amendement possible, que l'état des choses ne pou-
vait qu'empirer de plus en plus et que le char du gouverne-
ment était entraine sur une pente rapide vers le precipice,
sans que rien efit pu Parreter.

XXXI.

La filiation des idées m'a oblige de mentionner préma-


turément l'entretien qui precede et qui n'a eu lieu que dans
le courant de l'année 1847.
En 1846, le département de la justice était géré par le
logothéte Theodore Balche, qui était dépourvu de toutes les
qualités propres t répondre aux exigences d'un pareil poste.

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Pour parvenir a, s'acquitter passablement de ce service, le
plus délicat de tons en Moldavie, il faut avoir des notions
de la legislation judiciaire et une parfaite entente des formes
réglementaires; mais ce n'est pas tout : II faut principalement
être cuirassé de principes solides, suivre une ligne étroite
et infranchissable et n'en dévier ni par complaisance, ni par
inimitié; mettre enfin la plus grande attention, non seulement
h remplir les devoirs prescrits par la loi, mais surtout A, ne
pas en dépasser les bornes. Ce dernier point a toujours été
l'écueil des logothétes qui se sont succédés. En regentant
les tribunaux au-dela de toute mesure, ils oat substitué a leur
indépendance, garantie par la forme et par la revision des
instances supérieures, la volonte arbitraire du logothéte et
attirérent sur ce poste les recriminations et les mécontente-
meats des parties. On peut done se figurer les embarras dont
le prince se vit entouré aprés quelques mois de gestion cia
logothéte Balche. 11 m'appela vers le mois de septembre et
m'engagea d'accepter la logothetzie de la justice; j'ai dt
ceder avec la plus grande repugnance a ses instances.
Mon premier acte fut de me rendre compte des devoirs
de mon poste et des principes qui doivent le diriger et de
faire rendre par le prince un decret on ces principes en grande
partie restrictifs étaient prescrits avec netteté et precision.
Je le fis dans le double but de pouvoir en opposer la teneur
aux obsessions de ceux qui s'adressent a la logothétzie pour
en obtenir des apostilles en faveur de bears causes.et de poser
une régle de conduite invariable aux logothétes qui me suc-
céderaient. Pour me maintenir copendant dans la position
que je m'étais faite moi-même, j'ai eu a lutter non point
contre les importunités des plaideurs, mais contre les actes
de celui qui avait signé le décret susmentionne. II me par-
venait souvent des apostilles décisives on imperatives, qui
paralysaient tout mon bon vouloir. Je trouvais, il est vrai,
la plupart du temps le moyen de les mettre de côté sans
blesser la dignité du prince; mais ce dernier, toutes les fois
qu'il prévoyait une opposition de ma part, avait pris le parti
de s'adresser directement aux divans, ce qui ne laissait pas
de me contrarier fortement et de gêner la marche du ser-
vice.

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Je travailais avec le prince une ou deux fois par semaine
et je sortais souvent fort mécontent de son audience. Il avait
l'habitude de suivre et de proclamer la maxime machiavélique
que la faveur et la persecution étaient deux ressorts, que les
chefs des gouvernements pouvaient faire servir légitimement
A leurs fins; et dans l'état on en étaient les choses, per-
sonne ne doute qu'il n'en ait use largement. Je citerai deux
exemples.
P *, qui s'était introduit dans les bonnes graces du prince
a force de flatteries et de services imaginaires ayant trait A
la politique extérieure, avait profité de cette circonstance
pour intenter un proces d'empietement contre plusieurs des
voisins de sa propriétd et, grace a l'influence du prince, le
divan princier lui donna gain de cause. Le rapport de l'af-
faire vint a la logothétzie; les uns en demandaient le renvoi,
l'autre la confirmation. J'ai dfi, d'aprés les principes établis,
entrer dans l'examen de la cause en presence des parties et
de leurs documents, afin d'éclairer le prince. P * n'avait pas
l'ombre de raison; bien que d'un esprit subtil, ii ne fat pas
capable de produire le moindre motif en sa faveur, tandis
que ses adversaires s'appuyaient sur des plans et des actes
claire et irrécusables et sur des raisons de toute evidence.
Ma conviction etait complete lorsque je présentai l'affaire au
prince en presence du directeur de mon département. Michel
Stourdza avait une habitude, puisée dans sa confiance en lui-
meme et dans la puissance de sa dialectique persuasive :
toutes les fois gull était entraine a dévier des voies légales,
ii s'efforçait, filt-ce A la séance du conseil, filt-ce en parti-
culler, de convaincre son interlocuteur de la préiendue recti-
tude de sa marche. Oomptant sur la simplicité ou tout au
moins sur la condescendance de ceux qui l'écoutaient, le
double but qu'il poursuivait était de parvenir A ses fins, mais
d'éviter en même temps, s'il y avait moyen, toute imputation
de mauvaise foi. II m'est arrivé plus d'une fois de le voir
s'abstenir d'un dessein prémédité pour n'etre pas parvenu
a vaincre les scrupules ou a modifier l'opinion d'une per-
sonne dont il respectait le caractere. Or, pour en venir a
l'affaire P *, le prince s'attacha A me persuader que son pro-
tégé avait raison. L'entreprise était difficile; le plan déployé

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et les documents étalés sur le bureau parlaient trop perti-
nemment pour permettre le moindre doute. Aussi ce que
j'admirais en lui ce n'était point son obstination a defendre
une mauvaise cause, puisque je compris de prime abord
qu'un homme comme lui, trop verse dans les errements judi-
ciaires pour s'abuser, ne pouvait qu'avoir interet a en agir
ainsi, mais j'admirais la fécondité des ressources qu'il
puisait précisément dans son aptitude pour la chicane, en
perorant contra ses convictions. Je feignais cependant de le
croire de bonne foi, dans l'espoir de lui ménager s'il était
possible une retraite honorable. La séance se passa ainsi en
discussions qui n'aboutirent a persuader ni l'un ni l'autre et
il remit a un autre jour la conclusion de l'affaire. A la
seconde séance le débat fut renouvele et eut le même résultat
négatif. Excédé finalement de voir qu'il ne pouvait pas
m'amener a ses fins, il me prit it part, vu la presence du di-
recteur, et me dit : «Ecoutez! je vois que P* n'a pas tout a
fait le bon droit pour lui, mais je veux le favoriser, puisqu'il
m'est utile, et confirmer le jugement.) a Et pourquoi,
répondis-je, n'avez-vous pas commence, mon prince, par me
faire l'aveu de votre determination; vous vous seriez epargné
deux journées de discussion oiseuse.) Cependant il n'osa
pas confirmer et, aprés sa déchéance, P * se desista de sa
prétention.
Le convent de * * aviit &eve une demande en restitution
d'un bien-fonds possédé par G. R. Celui-ci, par ses opinions
exaltées et une conduite dont l'inconvenance se rapprochait
quelquefois de la démence, s'était attire la rancune du prince;
des lors il est superflu de dire qu'il perdit son proces. Cepen-
dant le droit était pour lui. Sa possession incontestée datait
de prés d'un siècle et le convent n'y opposait aucun acte
legal, sous prétexte que ses documents avaient été egares.
En un mot, sans me rappeler les details de Paffaire, j' ai garde
la conviction que R. était victime de la plus criante injustice
et d'un flagrant mépris des formes et des lois. En recevant
le rapport du divan princier, je me décidai a faire mon pos-
sible pour en empêcher la confirmation et, comme je con-
naissais les dispositions du prince, je prig le parti d'en ajour-
ner indéfiniment la presentation. Le prince me la demandait
10

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de temps a autre, a quoi je répondais que j'avais oublié de
m'en munir. «Mais je vous avais recommandé de me rap-
porter» m'a-t-il répété souvent en dernier lieu. Je m'excu-
sai sur mon (Want de mémoire. Ce manege, dont le motif ne
pouvait 8tre douteux a la longue, dura prés de trois mois,
jusqu'A, ce que, s'étant un jour impatienté, il me dit : «Je
veux absolument le rapport, envoyez le chercherd, «Eh
bien! répliquai-je, en le tirant de mon portefeuille, je l'ai
toujours eu ici, mais j'ai voulu vous épargner le regret d'une
grande injustice. Croyez-moi, ne chargez pas votre con-
science par la confirmation de ce rapport, qui enléve sans
l'ombre de droit une terre a son légitime proprietaire.» Je
vie la rougeur lui monter au front. «Pea m'importe, dit-il,
R. est un coquinz et il apostilla le rapport. Je protestai ta-
citement, en m'abstenant de contresigner le chrysobulle.
C'est ainsi que Michel Stourdza se vengeait de see enne-
mis et qu'il faisait naftre souvent des procés contre eux
pour les réduire A eapituler.

XXXII.

Michel Stourdza était d'un caractere bas dans ses per-


sécutions, dans ses vengeances, comme dans ses intérêts.
Je ne pourrais citer de lui aucun élan spontané de patrio-
tisme, de générosité, de désintéressement on d'abnégation;
il était de plus extrêmement méfiant et soupçonneux, de
maniêre que les intrigues les plus grossiéres laissaient tou-
jours de profondes traces dans son esprit.
J'étais en butte depnis quelque temps aux frames d'une
coterie, qui commengait a circonvenir le prince et avait pris
a thche de m'éloigner de lui, pour occuper le terrain sans
concurrence. Cette coterie, qui ne s'était pas fait scrupule de
s'associer le valet de chambre du prince, se concertait pour
lui faire entendre de différentes bonches les mémes insi-
nuations. Ill y avait plus : j'ai eu souvent lieu de remarquer
que, toutes les fois qu'en dehors des heures de travail il

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147
m'arrivait de prolonger mon audience chez le prince ou
d'être en conversation avec lui, le valet de chambre trou-
vait mille prétextes pour venir nous interrompre a plusieurs
reprises. Je sentais tout cela et je dédaignais de m'en oc-
cup er.
On faisait entendre au prince tantôt que j'entretenais A
Constantinople une correspondance secrete avec N. Aristarki,
tantôt que je commettais des abus imaginaires, que mon fils,
membre du divan, me servait d'intermédiaire a des ententes
secretes ou a des actes de concussion et mille autres Ca-
lomnies, que le prince lui-même me révélait dans ses moments
d'expansion. Ii ne m'était pas difficile de le détromper; j'ai
pu remarquer cep' endant que Ia premiere de ces accusations
était celle qui l'avait impressionné le plus et mes dénégations
n'auraient pas suffi pour le désabuser sur un fait négatif qui
n'admettait pas de preuve. En réalité, connaissant son Ca-
ractére soupconneux, j'évitais toute correspondance avec des
personnes dont les relations m'étaient cependant précieuses.
Je venais heureusement de recevoir une lettre du &ere
d'Aristarki, qui s'était adressé a moi pour un intérêt prive;
dans cette lettre, en me parlant de son frére, il se faisait
l'interprete des plaintes de ce dernier, qui me reprochait
d'avoir rompu de longue date mes relations avec lui. Je la
montrai au prince qui, tout en se déchainant contre les in-
trigants, m'assura qu'il n'ajoutait pas foi a leurs calomnies.
Ces espéces d'entretiens, qui se répétaient souvent, finissaient
toujours par des accolades et par les propos les plus don-
cereux.
Si d'un cété de pareilles intrigues journalieres ne pou-
vaient manquer de susciter la defiance du prince, d'un autre
côté elles tendaient a, me rebuter et rendre de jour en jour
ma position plus insupportable. Vers la fin de juin de l'annee
1847, j'eus im cones pour aller prendre des bains de mer
a Odessa. Dans cet intervalle eurent lieu les fameuses elec-
tions de 1847 et la dissolution de trois colleges électoraux
qui avaient manqué a l'appel du gouvernement.
J'appris a mon retour qu'on m'avait accuse d'être alle
Odessa pour m'aboucher avec le conseiller d'etat actuel
Alexandre Stourdza, qui avait en des sujets de mecontentc-
10$

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148
ment contre le prince ; on m'imputa en outre de ne pas avoir
été étranger a l'opposition qui &lata dans certains colleges
électoraux. Quelques jours s'étaient passes, lorsque P *, le
'name dont il a été question plus haut, m'accosta pour me
demander avec empressement des nouvelles de mon séjour is
Odessa. Aprés plusieurs circonlocutions, ii voulut savoir si je
n'y avais pas fait des connaissances; je répondis que non, que
j'avais voulu etre tranquille et m'occuper uniquement de ma
cure. «Mais volls avez sans doute vu, reprit-il, Alexandre
Stourdza.z. «Non 2. (et effectivement je ne l'avais pas vu).
Sur ma reponse negative il se recria : «Comment cela se fait-
il? Est-il possible que vous ayez séjourne un mois a Odessa
sans avoir visite un personnage qui vous était connu et qui
prend un si grand intérét A ce pays!, eJe vais vous le dire,
répliquai-je. D'abord mon temps était tellement rempli, que
je ne pouvais en distraire une partie sans compromettre le
but de mon voyage, n'ayant qu'un mois de congé; ensuite,
ayant ouY dire qu'Alexandre Stourdza ne se trouvait pas au
mieux avec le prince, j'ai évité de fournir matiére A la médi-
Jance.) II eut l'air de s'étonner et de me blamer de cet excés
de scrupule, mais le fait est que je ne m'étais pas abuse sur
le caractére de cet entretien interrogatif; car deux jours plus
tard P *, s'approchant de moi, me dit sans s'expliquer da-
vantage : «Le prince se loue beaucoup de vous a cause de
la prudence de votre conduite."
Malgre les exemples sans nombre de ces fantames qui se
formaient dans l'esprit du prince et qui s'évaporaient en
fumée au premier choc, rien ne pouvait le guérir de son pen-
chant A prêter l'oreille aux intrigues et A se créer des soup-
cons. Aprés qu'il eut terminé la grande affaire de l'élection
des deputes, en employant l'arbitraire et la force la on sa
volonté n'avait pas été respectée, il me dit un jour : «Com-
ment se fait-il que dans les trois colleges électoraux, o l'op-
position avait prévalu, les presidents des tribunaux en aient
fait porde? «Je puis d' autant moins, répondis-je, expliquer
cette co'incidence, que pendant les elections je me suis trouvé
absent de la Moldavie. Si vous pensez que j'ai pu y avoir la
moindre part, vous vous abusez, mon prince, fortement, car il
faudrait au moins me tenir compte en ce cas de la docilité

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149
de pres de quarante autres presidents et membres de tribu-
naux ; mais ce dont vous pouvez etre stir, c'est qu'aussi long-
temps que je serai a votre service, je ne vous donnerai au-
cune occasion de plainte légitime..En attendant, je me vois
en butte a des intrigues journalieres, dont je ne puis sans
cesse m'occuper, parce qu'il n'est pas dans mon caractére
d'en faire et que le temps me manque pour les parer. Quelque
assurance que Votre Altesse me donne sur son incrédulité a
cet égard, il est impossible qu'elles ne laissent pas de trace
dans votre esprit et ne me privent de l'unique satisfaction
que je me promettais, en sacrifiant mes intérêts et ma sante
a un service plein de peines et de desagrements. Le plus
court, des que vous n'avez pas une entiére confiance en moi,
serait de me permettre de me retirer. Croyez, mon prince,
que je vous en saurai infiniment gre . . .2.
Les protestations et les accolades terminerent comme
d'habitude cette nouvelle scene.

XXXIII.

Le printemps de 1848 vit surgir les evénements qui ébran-


lerent l'Europe. Le mécontentement en Moldavie y puisa, je
ne dirai pas un modele, mais une occasion de se faire jour.
Les boyards affluerent de toutes parts a Iassi, pour se con-
certer dans de fréquentes reunions oa quelques instigateurs
ne cessaient d'exciter les esprits, tout disposes deja par des
griefs accumules, a tout faire pour voir fink le régne de
Michel Stourdza. Mais qu'y avait-il a faire? Personne ne le
savait. Quelques jeunes tétes avaient peut-être reve une re-
volution dans le sens de celle qui se pratiquait en Valachie,
singerie insensée et absurde qui n'a pas pu se soutenir en
France et qui ne pouvait avoir de lendemain dans un pays
faible entoure de trois grandes puissances monarchiques;
mais ces esprits exaltés étaient en trés petit nombre et n'a-
vaient nul moyen de faire prevaloir leurs idées. Opérer une
revolution sans le concours du peuple était chose impossible;

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150
mais chez nous le peuple est tranquille et inoffensif; il ne se
serait pas ému, A moins peut-être d'un appit certain, que les
boyards propriétaires étaient trop intéressés A ne pas lui
offrir; notre bourgeoisie n'est composee que de Juifs ou de
négociants étrangers, ennemis naturels de tout mouvement
propre A froisser leurs intérêts. Les instigateurs connaissaient
bien tout cela, et plus ils ttaient persuades de leur impuis-
sance, plus ils manifestaient de l'assurance, en débitant des
assertions mensongéres sur leurs prétendues forces, afin
d'élargir le cercle de leurs acolytes et d'en imposer par le
nombre de maniere A provoquer un revirement ou du moins
A en faire sentir la nécessité.
Je me trouvais précisément a cette époque dans un ex-
trôme embarras personnel. La gene, que réprouvais par suite
de la mauvaise issue de l'entreprise du theAtre, s'était accrue
en raison du délaissement total de mes intérêts prives. Je
venais d'affermer ma terre, et, au moment on je m'attendais
A toucher le premier semestre du bail, le fermier, redoutant
les circonstances, vint me declarer gull lui était impossible
de faire honneur a son engagement et abandonna la ferme
lorsque la saison Raft deja avancée et que j'étais pris tout
A fait au dépourvu quant aux moyens d'exploitation de la
terre.
Je suppliai le prince, eu égard A ces malheureuses con-
jonctures, d'accepter ma demission, pour que je puisse me
rendre sans délai A la campagne et régler un pen mes affaires
si dérangées. II n'accueillit pas ma demande; il me repré-
senta au contraire la mauvaise impression que ma retraite
produirait dans un pareil moment et les embarras au milieu
desquels j'allais l'abandonner. Cette observation predomina
dans mon esprit sur toute autre consideration et Jo me re-
signai.
L'homme est en ce monde le jouet des circonstances au
milieu desquelles il se trouve; il croit suivre sa volonté et
ne fait que subir l'influence d'une fatalité irresistible qui Pen-
traffic, malgré lui, loin de ses fins. C'est par un enchalnement
de cette memo fatalité que je réalisai quelques jours plus
tard ma retraite, pour laquelle je n'avais pu obtenir le con-
sentement du prince.

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Les rumeurs et les conciliabules prenaient tons les jours
un caractere plus alarmant et ce qui est extraordinaire
le prince ne m'en parla pas une seule fois dans cet in-
tervalle. Il se concertait et formait des plans que j'ignorais
avec deux ou trois affidés, qui avaient fini par le circonvenir
exclusivement. Un soir je m'étais rendu avec mon &ere a la
cour, cit je faisais quelquefois avec le prince la partie de whist ;
ii était enfermé avec ses deux intimes dans son cabinet. Nous
passames la soirée avec la princesse et C. Catargi, qui s'était
trouvé present. Au nioment de nous retirer, le prince extra, le
visage rayonnant d'une hilarité affectée; ii etait visiblement
préoccupé et, aprés avoir échangé avec 'nous quelques pa-
roles banales, il nous invita a passer dans le salon voisin.
La ii débuta par se déchainer contre les perturbateurs et,
prenant comme pour nous effrayer un ton de matamore, ii
nous dit qu'il se mettrait a la tete de son peuple qui lui était
dévoue et qu'il foulerait aux pieds de son cheval les fauteurs
du désordre, etc. Personne ne répondit it cette sortie; puis,
aprés quelques moments de reflexion, il demanda s'il ne
ferait pas hien d'arrêter sept ou huit des principaux meneurs,
qu'il désigna nominativement. Comme ii m'interrogeait du
regard, je répondis que, s'il croyait par une 'Amine mesure
étouffer le mouvement, ii ne devrait pas hésiter it l'exécuter;
mais comme j'étais dans l'idée que le mécontentement avait
deja pris une extension trés prononcée, j'avais lieu de craindre
qu'une mesure partielle de rigueur, loin d'atteindre le but,
ne contribuat a exaspérer davantage les esprits, it aggraver
la situation et a la rendre irremediable; qu'il pourrait au
contraire, moyennant quelques concessions, essayer de satis-
faire les griefs qui paraItraient légitimes, afin d'apaiser les
gens senses et de conjurer le peril du moment.
Quoi qu'il en soit, de part et d'autre tout fut tatonnement
et hesitation; chacun cherchait une issue et ne la trouvait
pas. La prolongation de cet kat des choses compromettait
gravement le gouvernement, mais je suis stir qu'elle aurait
abouti de guerre lasse a la dispersion des agitateurs, car
ceux-ci, tous les premiers, ne sachant comment mener a bout
l'entreprise commencee, bornaient leurs efforts it l'alimenter
et a l'empêcher de languir. Enfin, pour donner une issue it

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152
la crise, le prince fit insinuer aux meneurs de formuler leurs
demandes par &lit; ils demanderent qu'on leur donnat le
moyen de se concerter et qu'on leur permit A cette fin une
reunion générale a laquelle le ministre de l'interieur serail
aussi appelé A, assister. La reunion eut lieu; elle dégénera en
club révolutionnaire : chacnn prit la parole et les termes vi-
rulents furent si peu ménages, que le ministre de l'intérieur
fut oblige de quitter la partie. On attribua au prince d'avoir
voulu alors cerner la maison oit se tenait l'assemblée et y
envoyer la force armee; il y eut des voix qui criérent au feu
pour occasionner du tumulte on peut-être pour disperser la
reunion, qui comptait prés d'un millier d'individus. Enfin
quelques orateurs enrent l'air de resumer les griefs et l'on
se sépara.
Arrives A ce point, les agitateurs n'étaient pas encore
assez forts d'eux-mêmes pour entrevoir un résultat, malgré
l'activité de leurs démarches. Restreints en realitd dans un
cercle oà figuraient pour la plupart des jeunes gens comptant
quelques adherents plus ou moins tiedes ou insignifiants, ils
ont senti qu'ils manqueraient leur but, s'ils ne s'associaient
les vieillards ou les sommités sociales, qui seraient censées
représenter le corps des boyards. On commenca done par
s'attirer le logothéte Constantin Stourdza, qui invita chez lui
ses confreres pour délibérer : oda se passait le 27 mars.
Au milieu de toutes ces menées, je me tronvais etranger
aux resolutions du gouvernement, aussi bien qu'aux de-
marches des boyards, et fort mécontent de ma position,
lorsque le postelnic Alexandre Stourdza vint chez moi tout
consterné, pour me faire part d'un office qu'on lui avait en-
voyé A contresigner et par lequel il était enjoint a la het-
manic d'employer la force armee pour venir A bout du mouve-
ment. cVoyez, me dit-il, on était convenu, avec l'agrément
du prince, qu'après avoir formulé une petition, on mettrait
fin a la manifestation et l'on se disperserait. Les choses etant
venues A ce point qui faisait espérer une solution paisible de
la crise, voici que cet office va tomber comme un brandon
au milieu des passions a peine assoupies et remettre tout en
question. Pour moi, ajouta-t-il, je ne me préterai jamais a
le contresigner; j'aime mieux donner ma démission, si le

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prince insiste; je vais faire la dernière démarche auprés de
lui, voulez-vous m'assister?» cAvec d'autant plus d'em-
pressement, repondis-je, qu'il est temps que je sorte moi-
même de la situation intolerable oh je me trouve. Membre
du gouvernement, je partage le danger et la responsabilité
de ses actes sans avoir la moindre part A ses conseils, ni A.
ses déttrminations ; je saisirai l'occasion qui m'est offerte
pour m'expliquer categoriquement avec le prince et savoir
si ses intentions me conviennent. » Nous nous rendimes A la
cour dans de pareilles dispositions et nous nous limes an-
noncer. Le prince était en conversation avec le ministre de
l'intérieur et son fils le hetman; nous attendimes et lui fimes
savoir itérativement que nous avions une communication
pressante k lui faire; on vint nous dire bientôt que le prince
était sorti pour se rendre A la caserne. La position n'était
plus tenable : nous primes notre parti et chacun de nous
rentra chez lui et envoya au prince sa démission.

XXXIV.

Cela fait, je pensai que le mieux serait de me soustraire


au plus tot aux obsessions des partis, qui ne manqueraient pas
de me 'circonvenir. J'envoyai h ma vigne mon equipage de
voyage, afin de ne donner l'alarme a la ville qui était sons
l'impression de la panique, et me mis A faire a la hate mes
preparatifs de depart pour la campagne. P. Morouzi survint
sur ces entrefaites et m'engagea de la part de Constantin
Stourdza a me rendre chez ce dernier, ok les principaux
boyards étaient deja réunis et attendaient mon arrivée; je
fis une réponse équivoque et continuai de m'occuper de mes
préparatifs; on revint A la charge et l'on me fit les plus vives
instances pour me rendre a la reunion, ne fat-ce que pour
une demi-heure, en m'assurant que ma presence contribuerait
beaucoup a donner une issue convenable a la crise. Je cédai :
je trouvai chez C. Stourdza une cinquantaine de personnes
et autour d'une table écartée quelques-uns des plus vieux

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boyards. Constantin Stourdza, avec qui j'avais rompu depuis
quelque temps, vint me recevoir avec cordialité; je pris place
parmi les vieillards et, apres avoir délibéré en particulier,
nous thchames de mettre d'accord les opinions extremes et
nous proposhmes les préliminaires suivants comme condition
sine qua non de notre cooperation, savoir : que les griefs
seraient formulés en guise de petition, qui serait reinise au
prince soit directement, soit par le canal du ministre de l'in-
térieur; que la petition remise, toute reunion cesserait et toute
association serait dissoute. On accéda, apres quelques dis-
cussions, a ces conditions et nous nous mimes it debattre les
articles de la demande, dont la redaction, aprés des con-
cessions mutuelles, fut confiée it un comité compose de sept
membres.
Pendant cette operation, je remarquai qu'un des officiers
supérieurs de la milice, dont le prince s'était servi dans le
cours de ces événements soit pour prendre des renseigne-
ments, soit pour faire insinuer aux mecontents ce qui lui
plaisait, que cet officier, aprés s'etre melé tout le jour parmi
les groupes, s'adressa enfin it B. Alecsandri qui était en train
de rédiger les articles convenus et lui dit : cPuisque vous
vous occupez du sort de la Moldavie, faites aussi quelque
chose pour la milice, qui est tine institution patriotique.x.
aEt qu'y a-t-il it faire pour la milice?z. lui demanda-t-on. 11
débuta par une motion de peu d'itnportance, dont je ne me
rappelle plus le sujet; ii proposa ensuite comme accessoire-
ment le point essentiel, en demandant l'exclusion des étran-
gers de la milice; or ces étrangers n'étaient autres que des
Russes. Prise au aérieux, une pareille insinuation, dans l'esprit
de M. Stourdza, devait lui fournir une arme puissante contre
les mécontents. Alecsandri, aprés un moment de réflexion, en
saisit la port& et répondit gull n'était plus temps de rien
ajouter aux articles une fois arrêtés.
J'eus lieu en outre de remarquer, dans cette journée me-
morable, les ressources de l'esprit d'un des meneurs les plus
actifs de l'agitation; afin de stimuler le courage de l'assem-
blée et de la tenir en haleine, il se faisait accoster fréquem-
ment par des émissaires supposes, qui venaient lui dire un
mot a l'oreille et s'en retournaient avec precipitation. 11

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s'adressait alors aux personnes présentes, et préferablement
aux plus douteux on aux plus tiedes, pour leur dire : Savez-
vous ce que tel vient de me rapporter? Qu'il a A sa dispo-
sition tant de centaines d'individus devoues A notre cause
et peels a agir; tel autre que la communauté arménienne
est toute a notre service, ou qu'une troupe de Serbes et de
Bulgares déguisés n'attend que notre signal.
La journée se passa au milieu de pareilles scenes, qui, a
vrai dire, n'étaient pas du tout de mon goat. J'aspirais apres
un revirement, mais je répugnais aux allures révolutionnaires
qui n'aboutissent qu'A Panarchie, ainsi qu'A la violence, qui
est l'instrument des passions et qui, heureusement, sera de
longtemps encore une fiction en Moldavie. Mais, dira-t-on,
pourquoi assistiez-vous a cet espéce de club ? J'aurais pu
m'y soustraire; ma voiture de voyage était toute prate A
deux pas de lk mais aprés avoir pris part aux deliberations
et contribué au résultat de la journee, un point d'honneur
m'attachait sur place : je ne pouvais penser sans indignation
aux imputations que chacun perait en droit de me faire, aprés
ma participation aux conclusions adoptées, si l'on venait A
apprendre que j'avais quitte la ville sans signer la petition.
Nous la signftmes enfin assez tard dans la soirée et, me tenant
des lors quitte, j'entrai en voiture et partis pour ma terre.
L'écrit ainsi signé collectivement n'avait pas la forme d'une
petition, mais d'un mémoire. On m'assura cependant que,
d'apres nos conventions, H serait inséré dans une petition
adressée an prince ou remis tel quel au ministre de Pint&
rieur. J'appris par la suite qu'on le fit précéder (je ne sais
si c'était l'original meme ou une copie qu'on en avait tirée)
d'un prologue adressé A la nation sous l'apostrophe de :
Freres!
La violence, ai-je dit, sera de longtemps une fiction pour
la Moldavie. Les tentatives insurrectionnelles peuvent bien
agiter plus ou moins les esprits et produire une certaine
fermentation morale dans le cercle d'une portion spéciale de
la nation; mais ce symptame ne saurait se traduire en actes
révolutionnaires sans le concours de certaines conditions, qui
n'existent pas actuellement. La bourgeoisie, qui ailleurs a
ordinairement une part importante dans les mouvements po-

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156
litiques, n'est composée chez nous que de Juifs ou d'étran-
gers. Le peuple est tranquille et désarmé; l'habitude de la
soumission et l'expérience lui font apprehender de funestes
représailles a la moindre velléité d'insubordination. Un étran-
ger s'y tromperait facilement. M. Guéroult, alors consul de la
République Française en Moldavie, socialiste outré et fana-
tique, ne pouvait, aux signes dont il était témoin, s'empêcher
de croire a une revolution imminente. «Ou je ne m'y commis
pas, disait-il, on la revolution est sur le pave.» Il n'arguait,
en effet, qu'en parfaite connaissance de sa patrie; aussi,
désappointe du denouement de la crise, se hata-t-il de se
rendre en France, on la lice était ouverte pour le soutien de
ses principes. En Valachie, on les elements constitutifs de la
société sont d'une nature différente, la revolution prit un
moment le dessus et créa par surprise un gouvernement a
l'instar de celui que s'était donné la France; mais quelque
consciencieux qu'on puisse supposer son point de depart, ce
fut toujours une fiction propre a flatter pour un instant l'es-
prit de quelques ambitieux ou de quelques prolétaires, comme
les bulles de savon flattent les yeux des enfants, puisque,
comme elles, le gouvernement improvise ne reposait sur au-
cune force réelle, sur aucun fond de stabilite. Quel homme
sense aurait pu croire au lendemain d'une revolution dans
un pays entourn de trois grandes puissances intéressées a la
combattre 1 La republique d'ailleurs, que des nations autre-
ment avancées en civilisation et façonnées au respect de la
légalité ne peuvent s'assimiler a la longue, a cause des con-
sequences qu'elle engendre, la république dans les princi-
pautés danubiennes serait une utopie insensée. Malheur aux
chefs qui rendent les revolutions nécessaires, mais malheur
surtout aux nations qui out recours it ce moyen extreme pour
se soustraire a l'injustice : elles accumulent presqu'en gene-
ral sur elles plus de maux qu'elles n'ont pensé éviter.

xxxv.
Je n'ai su que plusieurs jours plus tard, a la campagne,
les suites et le denouement du drame au debut duquel j'avais

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15 7

assisté, vu que les communications avaient 60 interceptees


et que les voyageurs etaient fouilles A la barriere. Le lende-
main de mon depart de lassi, le prince, ayant eu connaissance
de l'ecrit rédige chez C. Stourdza, s'aboucha avec quelques-
uns des signataires de cet acte et promit d'y avoir egard.
Les personnes les plus sensées se tinrent des lors tranquilles;
mais quelques jeunes gens ne cessant de se reunir dans des
maisons particulieres, le prince mit en campagne la milice
ayant en tete ses deux fils et proceda A des arrestations en
masse. Tous les principaux boyards furent confines sur leurs
terres ; plusieurs jeunes gens se cacherent et quitterent en-
suite furtivement le pays; je reps pour ma part l'ordre de
ne pas sortir de mon domaine. II etait conp en ces termes :

«Co 15 avril 1848. No. 63.


c A M. le prince N. Soutzo.
«Ayant eté informé que vous projetez de venir A Iassi,
z dont Faeces vous est tout a fait interdit, par la raison que,
) contre notre attente, vous avez pris part aux menees qui,
zdans ces derniers jours, out eu pour but de troubler la tran-
z quillité publique, nous vous faisons savoir qu'il ne vous
.zest permis de sortir des limites de la terre de Pungesti
)(district de Vaslui) oa vous vous etes retire vous-même,
z et nous ordonnons, en vertu de notre pouvoir princier, que
z vous ayez A vous eirconserire dans les bornes d'une pal-
z sible existence, vu qu'en cas de renseignements contraires
v des mesures analogues seront adoptees.)
(Le sceau princier.) Contresigne le Iogothete Et. Catargi.

Quelques jours plus tard j'adressai au prince la lettre que


je copie ci-apres textuellement :

«Mon prince. Je n'ai pas os6 adresser plus tot la présente


z a Votre Altesse; elle vous aurait trouve fortement indispose
) contre moi. J'ai beaucoup réflechi avant de me resoudre a
,vous prier de l'accueillir aujourd'hui. La premiere id6e
)qu'elle peut suggerer naturellement a V. A. est que, m'étant
zjete aveuglement dans un parti qui a succombe, je viens me
,faire excuser apres coup et implorer vos bonnes graces,

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158
»Une plus puissante consideration m'engage, mon prince, a
»ne pas reculer même devant ce soupcon humiliant. Apres
»l'office princier qui m'a été adresse en date du 15 du con-
»rant, je sens le besoin de rendre a V. A. un compte succinct
»de ma conduite dans l'unique but d'éloigner le reproche de
»trahison, qui pourrait se former dans votre esprit, reproche
»qui s'il avait été reel aurait fait pe§er sur ma con-
» science d'honnete homme Un remords ineffacable et imprimé
»a. la carrière politique que je viens de terminer une tache
»déshonorante. Je ne viens done pas, mon prince, solliciter
zia faveur que vous m'avez retiree, mais vous supplier de
m'aceorder une dernière grace, celle de faire le sacrifice
de quelques instants de loisir pour lire patiemment l'ex-
zpose qui suit et de ne pas prendre en mauvaise part la sin-
x.cérité dont il peut etre empreint.
((Deux circonstances personnelles précédérent les événe-
x,ments qui surgirent vers la fin de mars; deux circonstances
»qui, predominant dans mon esprit, exercèrent une influence
»decisive sur ma conduite : le retrait de la confiance deV. A.,
»qui m'avait rendu le service insupportable, et le mauvais
Ȏtat de mes affaires, qui m'avait force de solliciter ma re-
»traite depuis quelque temps. La confiance, je n'ai rien né-
»glige, mon prince, pour la meriter; j'ai servi loyalement et
»avec la plus grande droiture d'intentions, j'ai partage le
»poids de la responsabilité d'une branche aussi ingrate que
»celle de la justice sans jamais le rejeter sur V. A., comme
»tant d'autres l'ont fait; j'ai eu pour système de ne me méler
d'aucune intrigue, je ne fréquentais aucune maison et je ne
»voyais que ceux qui venaient me parler de leurs affaires;
»néanmoins j'ai en le désagrément tres sensible de voir son-
»vent mes intentions calomniées, mes actes denatures auprés
»de V. A. par une suite d'intrigues systematiquement dirigées
contre moi et qui, malgré la haute penetration de V. A.,
»n'ont pu que laisser dans votre esprit des traces de leur
»passage. II s'ensuivit une contrainte irremediable dans ma
»position, de la tiedeur dans les rapports officiels de V. A.
A avec moi et finalement une atteinte qui m'a été portée dans
»le conseil, la premiere que j'ai eu a souffrir depuis que j'ai
»commence ma carriere, atteinte dont je me suis plaint a

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169
,V. A. sans obtenir aucun résultat satisfaisant pour la dignité
odu poste que yoccupais et partant pour mon amour-propre
o bless& Tout cela ne m'inspira néanmoins, mon prince, je
ol'affirme sur l'honneur, aucune pensée de recrimination,
omais uniquement le désir de me retirer du service, stimulé
opar le besoin d'économie a laquelle l'état de mes affaires
om'astreignait. Ce serait abuser de votre indulgence, mon
oprince, que de parler ici de mes intérêts privés, mais qu'il
me soit permis d'expliquer en deux mots une circonstance
D qui venait compliquer l'embarras de ma situation : i la
suite de quelques entreprises matheureuses et pent:etre
d'un manque de prévoyance, que la vie laboriense du ser-
ovice peut settle justifier, je me Buis vu, aprés seize années
o de peines, pendant lescraelles j'ai presque continuellement
oservi V. A. et le pays, dans la nécessite de vendre une terre
oet ma maison; et actuellement, a rage oii l'on aime a se
oreposer après avoir assure l'avenir de sa familia, je me
otrouve réduit k voir la propriété qui me reste grevee encore
od'une dette considerable, ainsi que du reliquat de la for-
otune dont j'ai été le tuteur, sans avoir en perspective des
oressources capables d'ameliorer cet kat de choses.
c Telles sont, mon prince, les deux raisons qui ne me don-
onaient, je Ie sais, aucun droit de plainte, mais qui m'obli-
ogérent dernierement a vous supplier de me remplacer. Le
»mouvement imprimé aux esprits, soit par suite des événe-
oments de l'Europe, soit par une entente entre quelques per-
osonnes mécontentes du present, avait déjà commence a se
omanifester. V. A. m'objecta que le temps n'était pas favo-
orable a la prise en consideration de ma demande; je me
orendis k cette raison; cependant ce mouvement, dont il
on'avait pas été tenu compte dans le principe, prenait de
ojour en jour plus de gravité. Dans ma position, je ne con-
onaissais ni les determinations de V. A., ni les projets des
omécontents que par des confidences indirectes. Je fus, ainsi
oque toutes les families, alarmé des propos daités, de Pas-
osurance manifestee par ceux qui semblaient diriger le mauve-
oment et tout me donnait lieu de craindre une collision sax-
, glante comme inevitable. Le résultat d'unepareille collision,
" quelle qu'en eilt eté l'issue, devait 'etre, dans mon opinion,

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160
p également deplorable pour le gouvernement de V. A.; je
»laisse a dire qu'un des officiers supérieurs de la milice avait
»assure plusieurs de ces messieurs que les officiers ne coin-
»manderaient jamais le feu contre des boyards. Des lore,
»sans avoir aucune mission, il est vrai, mais par suite de
»cette spontaneite d'interet que tout homme doit porter pour
»la tranquillité publique, mes efforts tendirent a conseiller
»d'une part le calme et la légalité et de Pautre a prévenir
V. A. contre le danger des mesures de rigueur, qui, dans
»Perreur que je partageais d'ailleurs avec beaucoup d'autres
Dpersonnes bien pensantes, devaient rendre une collision
»imminente. Sous l'impression de cette expectative, je me
»présentai chez V. A. le samedi, 27 mars, et crus de mon
»devoir de vous faire part de mes sentiments et de mes ap-
»préhensions. Les scenes du samedi soir m'ont démontré
»combien ii était urgent de sortir de la crise, qui d'heure en
»heure devenait plus grave. Le lendemain matin, le postel-
»nic vint me communiquer un office adresse par V. A. a la
»hetmanie et me dit que, craignant les dangers de l'exaspéra-
ztion que cet office produirait, II était résolu de ne pas le
»contresigner; ii m'engagea de Paccompagner chez V. A.; en
»même temps quelques personnes, exagérant sans doute l'état
»alarmant des choses, vinrent me dire qu'on prenait partout
»les armes et qu'on se préparait k la resistance. J'aceourus
»chez V. A. avec le postelnic; deux membres de votre con-
»sell furent introduits dans co moment, mais on dit a nous
»autres que V. A. ne pouvait pas nous recevoir. Je sais Wen,
»Ilion prince, que je n'avais aucun droit fl faire entendre mon
»opinion contre votre volonté, mais d'un autre côté il ne
»m'était pas possible de rester indifferent au milieu des (Svelte-
»ments qui se préparaient et qui, dans ma conviction, m'ont
»semble de nature a amener de funestes consequences. Fai-
»sant partie du gouvernement sans etre appele a prendre
»part aux deliberations qui allaient decider sar une question
»de la plus haute importance, j'ai cru devoir donner ma dé-
»mission ; je l'ai fait sans premeditation, comme sans arriere-
»pensée, et la preuve en est qu'a Pheure meme je faisais
»sortir de la ville mon equipage de voyage, afin de partir
»pour la campagne sans donner l'alarme; j'avais d'autant

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161
»plus hate de m'y rendre que des la veille, j'avais rep l'avis
»que mon fermier venait d'abandonner la terre sans avoir
»meme labouré et que tout mon revenu annuel se trouvait
»ainsi compromis. Je m'occupais de quelques preparatifs in-
»dispensables, lorsqu'a, deux reprises on vint m'engager,
»comme de la part du logothéte Canta et du logothete Con-
»stantin Stourdza, a me rendre chez ce dernier. Je le fis, sans
»savoir précisément de quoi II s'agissait; j'y trouvai une
»reunion de boyards et je vis qu'il y etait question de for-
»muler une demande pour certaines ameliorations, en faveur
»de laquelle ,on requérait le concours des boyards les plus
»ttges. Je me concertai plus particulièrement avec les deux
»logothetes ci-dessus designee et mon frére et finimes par
»declarer que nous ne prêterions notre concours qu'aux con-
» ditions suivantes : qu'on ne sortirait pas du cercle de la
»legalité; que, la demande signée, toute agitation cesserait;
»qu'elle ne serait enfin adressée qu'à V. A. Les assurances
»les plus positives nous furent données sur l'observation de
»ces conditions, a la suite de quoi nous signames la demande.
»Je la signai, ma principalement par l'espoir de donner une
»issue calme a la crise du moment; je savais d'ailleurs qu'une
»personne, qui se disait le delégité du gouvernement, avait
»pris a tache depuis plusieurs jours de provoquer une
demande de cette nature; je connaissais en outre l'intention
manifest& par V. A. de recevoir la requête et d'aviser aux
mesures d'amélioration qui pourraient etre prises con-
»venablement, pourvu que les choses en restassent la. Ii est
»vrai que, parmi les articles formules dans la requete, il en
est qui sont contraires a mes principes et que je regretterai
»toujours d'avoir signés; mais dans ce moment-la une seule
»consideration prédominait dans l'esprit de plusieurs d'entre
»nous, celle de donner, comme il a et() dit, une issue calme
»au mouvement, et il n'a pas tenu a nous de faire prdvaloir
»en toute chose nos opinions. En consequence et pour
»preuve que je n'entendais m'associer a aucune tendance a
»fine opposition systematique ou de nature a prolonger la
»erise, je quitfai la ville dans la nuit meme. Retire it la cam-
»pagne, je n'ai su depuis qu'imparfaitement les évenements
»ultérieurs. Tel est, mon prince, l'expose fidéle et exact de
11

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162
rma conduite et des mobiles qui l'ont dirigée. Je n'ai rien
zajouté ni rien retranché a la vérité des faits. Si apres cela
je puis passer a vos yeux, mon prince, comme un factieux,
A ainsi qu'il est fait mention dans l'office qui m'a éte adressé,
2, je proteste néanmoins devant Dieu de mes intentions et
,yaffirme sur llonneur, qui m'est plus cher que la vie, que
vje n'ai été ni ne serai jamais d'aucun complot, d'aucune
z association illicite et ne prendrai pas sciemment part a
,aucun acte déshonorant qui viendrait démentir mes antécé-
)(lents et mes principes.
Je conclus, mon prince, que V. A. a pu a,zec raison me
vretirer ses bonnes graces, mais qu'elle me fait une injure
I, des plus sensibles en m'attribuant ce que personne au
A monde ne pourrait m'imputer, car si quelqu'un, s'abusant
"sur mon caractére, a pu me supposer capable de trahison,
,>ma reponse a suffi pour le convaincre du contraire avant
z même que la crise n'ait eu son denouement, et je me ferai
z fort de le prouver a toutes les personnes de bien dont
zrestime m'a toujours été précieuse. Ainsi, quoi qn'il puisse
,arriver, veuillez 'etre persuade, mon prince, que je conti-
znuerai a conserver intacts jusqu'a la fin de mes jours mon
2.honneur et ma dignité.
eDaignez agréer, etc.»

A Iassi la reaction continuait a se faire sentir, au point de


donner naissance a un regime de terreur. Le prince, couvant
des projets de vengeance contre le corps entier des boyards,
qu'il n'avait plus l'espoir d'assujettir a ses volontés, l'acca-
blait de tout son pouvoir, le dénigrait a l'extérieur et em-
ployait les moyens les plus coupables pour exciter contre
l'aristocratie les passions des classes inférieures et aboutir
a susciter peut-être une jacquerie. Il existe des libelles im-
primes, répandus alors par le gouvernement lame, lesquels
attestent ces horribles intentions, dont les consequences n'au-

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163
raient pas probablernent tardé a se faire jour, si l'occupation
combines des principautés n'était venue y mettre un terme.
Ces menees aussi insensées qu'impolitiques tendaient néan-
moins a rendre de plus en plus irréconciliable la haine qui
séparait désormais le prince du corps des boyards.
Le conseil, pour etre au niveau des circonstances, fut
compose alors d'individus dont le principal mérite était une
obéissance passive. Le ministre de l'interieur, Al. Balche,
Stait un homme d'une crasse ignorance, lourd de corps et
d'esprit et approchant de l'idiotisme; le ministers de la jus-
tice était occupé par Costino Catargi; le postelnic B. Beldi-
mano n'avait figure jusque-là que dans les emplois sub-
alternes, il ne possédait aucun poids personnel et ne s'était
jamais fait remarquer par un merits autre qu'une complai-
sance a toute épreuve pour le gouvernement. Le ministre du
culte, Millo, avait toute l'apparence comme tout le fond d'un
paysan; ignare et grossier, il ne possédait d'autre qualité,
si ce n'est cells de la cupidite et de la rapine. Enfin le het-
man était le fils du prince et le vestiar son beau-frere; les
autres postes les plus importants avaient été également con-
fiés a des gens de même trempe.
Ce conseil, compose pour executer aveuglement les volon-
tés du prince, n'était pas du tout fait pour remédier a la
situation; aussi les efforts tentés soit par les commissaires,
soit par d'autres intermédiaires, pour amener un rapproche-
ment entre le prince et les boyards, ont-ils toujours com-
plétement échoué devant l'attitude du gouvernement, la
maladresse de ses agents et surtout la certitude qu'aucun
amendement et aucun repentir sincere n'étaient plus pos-
Bibles.
Je passai tranquillement l'été de 1848 a la campagne. Le
cholera régnait a Iassi et dans plusieurs autres localités.
Mon fils Alexandre, en compagnie de mon frére Gregoire,
était retenu a Roman, vu l'approche des couches de ma
belle-fille. De graves intérêts privés et principalement la
nécessité de régler l'affaire du theatre, qui était a ma charge,
m'appelaient a Iassi; j'écrivis a M. Kotzebue, qui se trouvait
alors a Galatz, et, moyennant son intervention auprés du
general Duhamel, j'obtins la revocation de l'ordre qui me
11*

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retenait a Pungesti. Je me rendis a Iassi pour preparer
mon déménagement; je emus devoir faire une visite au ge-
neral Duhamel, que je n'avais pas connu jusque-là, afin de
le remercier pour sa démarche en ma faveur; ii m'engagea
fortement a me presenter chez le prince; je répondis a cette
proposition inattendue d'une maniere evasive et le lendemain
je retournai it la campagne.
Bientet mon *ere Gregoire qui était revenu a Pungesti
y tomba malade d'une paralysie d'intestins, contre laquelle
les secours de l'art restérent impuissants. Cette maladie,
apres l'avoir retenu au lit pendant un mois, le mena au tom-
beau a la fleur de Page.
Depuis quelque temps j'étais obsédé par le gouvernement,
qui, aprés m'avoir fait subir des pertes considérables dans ,

l'entreprise du theatre, ne cessait de m'inviter a former une


troupe pour la saison qui était déja trés proche, me rendant
responsable de tout retard. Ma position ne m'avait permis
de prendre jusque-la aucune mesure pour me mettre a con-
vert sous ce rapport et la maladie de mon &ere, qui dépé-
rissait de jour en jour, me retenait forcement a Pungesti;
je me trouvais dans la plus cruelle perplexité, qui fut suivie
de la perte plus cruelle encore de mon frére, deckle le 9 sep-
tembre. Apres l'avoir conduit a sa derniére demeure, je me
hitai de me rendre a Iassi et de me défaire, comme ii m'a
&é possible, de l'entreprise ruineuse du theatre.
Dans cet intervalle j'avais rep de N. Aristarki une lettre,
qui m'annonçait comme indubitable la chute prochaine de
Michel Stourdza. Ii m'engageait a lui faire savoir au plus tot
si je voulais qu'il travaillat pour moi et dans le cas contraire
a lui designer la personne de mon choix. Repoussant sans
hesitation toute pensée personnelle, pour des motifs pent-
etre d'une extreme prudence, mais qui avaient un grand
poids dans mon esprit, je réfléchis a la personne qui ponvait
réunir avec un mérite plus certain le plus de conditions de
Emcees. Je me rendis chez le logothéte Alexandre Ghica et,
en lui montrant ma lettre, je lui demandai s'il voulait que
je m'employasse pour lui ou pour son fils; il m'engagea I
m'aboucher avec ce dernier et, des ce moment, j'entretins
une correspondance secrete et suivie avec Aristarki, qui m'in-

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165
formait courrier par courrier des progrés de nos espérances.
Le prince seul ne se doutait pas de l'imminence de sa chute.
Un vieux boyard de nos amis, qui allait quelquefois le voir,
nous rapportait ses propos : jusqu'à un certain temps, pl.&
voyant qu'il ne pourrait pas se soutenir, ii ne cessait de dé-
darer qu'il était las de sa position et ne demandait pas mieux
que de la quitter; mais en dernier lieu, encourage par Du-
hamel, qui l'appuyait fortement, et se croyant raffermi, ii
disait : «J'avais eu l'intention de me retirer, mais je ne veux
pas donner gain de cause A mes ennemis; je ne souffrirai pas
que ma retraite soit attribuée a leurs dCmarches; je Buis dé-
cide A present A rester encore quatre années A mon poste,
pour triompher du mauvais vouloir qu'on m'a témoigné, et
ne le quitter qu'avec les honneurs de la guerre. Ii parlait
ainsi lorsque nous étions stirs que sa déchéance avait dejA
été arrfitée A Constantinople.
Le prince entretenait auprès du general Duhamel un de-
légué presque permanent, qui servait d'intermédiaire a ses
relations avec le général; c'était un de ces hommes faux, in-
sinuant, subtil, propre a toute turpitude et a toute intrigue.
Cet agent etait venu informer le prince que le commissaire
russe venait d'insister auprés de sa cour pour qu'il fat main-
tenu A son poste, comme le seul digne de l'occuper et comme
l'unique homme de la circonstance. Enhardi par cette nou-
velle, Michel Stourdza forma le projet de frapper un nouveau
coup et d'exiler en masse les principaux boyards qui l'offus-
quaient et qui étaient tous restés dans une attitude d'hostilité
vis-a-vis de lui. Ii depficha a cette fin son affidé auprés du
général Duhamel; mais, arrivé a Focsani, le messager ap-
prit du prince Bibesco, qui s'y trouvait, que Michel Stourdza
était destitué. Le général Duhamel avait fait parvénir dans
l'intervalle au prince cette facheuse nouvelle, en lui conseil-
lant de quitter la capitale avant qu'elle ne fat parvenue t la
connaissance publique. Le prince eut hate de se conformer
a cet avis et partit pour Focsani. Un jour avant son depart,
Sourijé-bey, délégué de Fuad-éfendi, était arrivé a lassi,
pour se mettre en apparence a la disposition du prince
Stourdza. Le public ne se trompa pas sur toutes ces menees
mystérieuses et le depart de Michel Stourdza ne se fit pas

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sans avoir été accompagné de quelques huées parties de la
foule. Yen fus averti a la campagne et me rendis en toute
hate a Iassi.
Le motif reel de la delegation de Sourijé-bey n'était autre
qu'une entente préalable avec Gregoire Ghica sur l'offre is
faire a Fuad-éfendi. Des lore nous fumes stirs du succes de
nos demarches et il ne se passa pas longtemps que l'avis
hous parvint officiellement de la nomination de Gregoire
Ghica a la principauté.

XXXV-11.

La cérémonie de l'installation se fit le 22 juin 1849 en


presence des deux commissaires impériaux et le nouveau
prince partit le lendemain pour Constantinople, apres avoir
institué son conseil, qui fut compose ainsi qu'il suit :
Le vestiar Alexandre Stourdza a l'interieur,
Mon frére aux finances,
Pierre Rosetti a la justice,
Theodoritza Balche la hetmanie,
Nicolas Ghica au unite et a l'instruction publique.
Je n'ai pas voulu accepter un service actif, mais j'eus pour
ma part la correspondance privée du prince. Mon frere ayant
dil accompagner le nouveau hospodar a Constantinople, je
gérai par interim le département des finances et fus charge
d'aller attendre le retour du prince it Galatz et de recueillir
pendant ce temps des renseignements exacts sur l'état des
choses dans cette vile si importante et sur les besoins du
commerce. En me rendant a cette destination, j'appris en
chemin l'entrée dans le district de Baum d'un corps lion-
grois commandé par Rem. Cette nouvelle avait alarme tout
le monde, les Russes n'ayant h, opposer a l'invasion que
quatre a cinq mile hommes dissémines dans toute la princi-
pante. Apres avoir pris sur ce fait des renseignernents posi-
tifs, j'expédiai un courrier a Constantinople, pour en infor-
mer le prince. Cet incident n'eut pas d'autre suite, comme

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on le salt. Aprês une escarmouche meurtriere avec quelques
cosaques qui se sont trouvés sur la frontiêre et un séjour
d 'environ une semaine sur les lieux, Bern se retira, sur les
representations d'un délegué du commissaire turc.
Le retour du prince avait éprouvé des retards, qui me re-
tinrent un mois a Galatz. A son arrivée, ayant plusieurs ren-
seignements a lui Sbutnettre, divers projets a preparer et des
correspondances a rkler, je trouvai plus commode d'entrer
en quarantaine avec le prince et de profiter de ses loisirs
de quatre jours pdur mettre en train le travail. Le même
bateau a vapeur avait amene les deux hospodars; celui de
Valachie ne débarquit qu'a Brana, on ii eut le malheur de
perdre son gendre Vellara, qu'un faux pas avait précipité
dans le Danube au moment oft ii quittait le bord; par une
fatale cancidence, la future belle-fine du prince Ghica se
noyait a la m8me époque a peu pres, en prenant un bain dans
le Pruth aux environs de Iassi. ,
Les envieux n'avaient pas vu de bon ceil des le debut mes
relations confidentielles avec le prince. Le logothéte Pierre
Rosetti, homme astucieux, faux et d'un esprit fécond en in-
trigues, prit l'initiative d'une levee de boucliers contre mon
frere et moi, sous le faux pretexte que je m'étais immisce
dans les affaires judiciaires; ii trouva un compagnon pret a
l'assister dans le hetman Th. Balche, qui nous avait attribué
a tort le refus du prince de le prendre a sa suite a Constan-
tinople. Ces deux jouteurs émérites parvinrent bientôt It
exciter contre nous une rumeur, dont l'extension m'a paru
surprenante autant que sériense. Ils se servirent dans ce but
d'un expedient des plus perfides : tout ce gull§ rencon-
trerent dans la société d'intérêts froissés, d'ambitions apes,
de droits legs ou d'espérances trompees, ils les imputaient
coustamment It mon frére et a moi. Mettant ainsi en mouve-
ment les fibres les plus sensibles du cceur humain, ils réus-
sirent é, occasionner une irritation que je ne pouvais m'ex-
pliquer avant d'avoir dévoilé leur tactique. Cette irritation
fut telle a un moment donne, que les membres memes du
conseil qui n'y avaient pas trempé n'osaient pas néanmoins
prendre ouvertement notre parti. Cepnndant, une fois le
manége, ainsi qu'il a été dit, &voile et des explications

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echangées avec quelques-uns de ceux qui croyaient avoir a
se plaiudre de nous, l'agitation, s'apaisa plus vite encore
qu'elle ne s'était formée, mais non sans avoir inspire au
prince une juste indignation contre les deux membres du
conseil qui en furent les moteurs. Ceux-ci, ayant continue
d'ailleurs par leur conduite a indisposer le prince jusqu'à
rendre leur presence au conseil incompatible avec sa dignité,
furent remplacés, Théodoritza Balche par le hetman Nico-
las Mavrocordato et P. Rosetti par le logothete Constantin
Stourdza, rCunissant au ministére de l'intérieur, qu'il occu-
pait depuis la mort d'Alexandre Stourdza, la gestion par
interim du département de la justice, que je refusal d'ac-
cepter.
Le prince Ghica prit en main les rênes du gouvernement
animé des intentions les plus pures; son esprit n'était occupé
que de projets de réformes et d'améliorations; il y a même
mis trop d'ardeur, comme entrainé par un de ces élans ju-
veniles que l'expérience n'a pas encore assouplis : il avait
le (Wad d'embrasser plus qu'il ne pouvait etreindre. Fun
esprit juste, mais peu Bolide dans les notions qui servent h,
donner de la force au jugement; d'un caractère incorrup-
tible, mais dispose h ceder aux influences des passions; d'un
aeur noble et genéreux, qui n'était pas cependant cuirassé
contre l'orgueil et l'ostentation; ferme sans discernement et
faible par nature; se livrant au travail, mais impatient d'en
finir et precipitant toujours les affaires; professant un pro-
fond respect pour la legalité et se laissant aller a l'arbitraire
soit par fierté, soit par un sentiment d'équité malentendu,
Grégoire Ghica était pétri de ce melange de défauts et de
qualités qui influêrent également sur les vicissitudes de son
règne agité.
See qualités devaient le faire aimer, d'autant plus qu'elles
n'étaient pas, comme chez son prédécesseur, absorbées par
ses Wants et que ces derniers n'étaient pas de la nature de
ces vices qui dans un individu place a la tete de l'état en-
gendrent des maux et des calamités publiques. On ne saurait
nier cependant qu'ils n'aient exercé leur empire sur les in-
térêts de la principauté. Si ses vertus commenarent par
mettre un frein au fléau de la concussion qui s'Ctait gene-

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16 9

ralisé et par substituer a l'anarchie la régularité du service,


ses défauts contribuérent a paralyser le nerf du gouverne-
ment. Ne voyant en toute chose que le but et impatient de
l'atteindre sans calculer les moyens dont il pouvait disposer,
le prince Mica a constamment laissé au hasard l'équilibre
des finances, qui, malgré la creation de ressources extraordi-
naires, ont offert sous son régne un deficit de plus en plus
considerable. Le manque de système dans cette partie de
premiere importance se faisait aussi signaler dans le choix
des fonctionnaires et dénotait chez lui une incapacité dans
la science administrative ou une coupable indifference, signe
d'un naturel indolent et passif. C'est ainsi que, jaloux de
doter le pays de bonnes institutions, il ne s'est néanmoins
jamais occupe des details d'exécution et ne s'est plus soucié
de savoir si la pratique repondait a la théorie. Il n'est pas
surprenant qu'a l'époque oil il quitta le pouvoir on ait ren-
contré dans tous les details de Padministration des Mee-
tuosités saillantes et des preuves de la dernière incurie.

Xxxv111.

Grégoire Ghica, avec ses vues bienfaisantes et la faiblesse


de ses moyens administratifs, avec son impatience inquiete
qui n'était pas tempérée par l'insuffisance des ressources
publiques et privées, avait eu de plus le malheur de se trou-
ver place des le debut dans une sphere d'action delicate et
scabreuse. Les troupes des cours suzeraine et protectrice
occupaient les principautés. Les commissaires impériaux,
amis en apparence, rivaux en réalW, se surveillaient mu-
tuellement et, par leurs exigences contradictoires, mettaient
souvent les hospodars dans de graves embarras. Le prince,
dominé toujours par la crainte de manquer a ses devoirs ou
aux intuitions d'une conscience timorée, mettait une activité
au-dela de toute mesure dans sa correspondance avec les
commissaires et les ministres a Constantinople et a Peters-
bourg. Pour la premiere année, le numéro d'ordre des de-

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170
peches regues et expédiees dépassa le chiffre de 750, sans
compter les mémoires et autres pieces de longue haleine.
On conçoit des lors combien ma tftche a été laborieuse.
Dans les intérêts qu'il défendait, comme ii n'était suspect
ni de partialité ni d'arrière-pensée et qu'il parlait a cceur
ouvert, le prince a eu constamment gain de cause, soit qu'il
se trouvat en contestation avec Duhamel, comme dans l'af-
faire Nadoche, on avec Khaltchinski, comme dans la question
de l'indemnité et autres, soit qu'il combattit les pretentious
du gouvernement valaque, comme dans l'affaire des salines,
ou qu'il défendit quelque cause relative a l'administration
intérieure. Le prince était pour son caractére egalement
estimé des deux puissances et attachait une grande impor-
tance a gagner aussi l'estime des autres cours, en s'occupant
complaire a leurs agents jusqu'à sacrifier quelquefois
cette fin ses devoirs de prince moldave.
Au milieu de tant de preoccupations, qui empruntaient aux
scrupules de sa conscience une intensité souvent tree pro-
noncée, ii survenait de ces cas ardus auxquels son imagina-
tion inquiete donnait une teinte sombre, qui ne s'effacait pas
avant que la difficulté ne fftt surmontée. Telle fut en premier
lieu la question de l'indemnité que le cabinet de Russie a
exigée du pays pour les frais d'occupation. Cette demande
insolite, an lieu d'être en effet réglée k Constantinople, ou
plutat pour n'avoir pu y être réglée, fut adressée directe-
ment aux hospodars, qui s'en trouverent fort embarrasses.
S'en rapporter a la Porte c'était faire dépendre de son con-
sentement l'exigence de la cour de Russie et encourir la
chance du refus. «Sans cela, pensait le prince, comment
puis-je prendre sur moi d'engager le pays a une dette énorme,
dont les annuités s'étendent au-dela même du terme qui a
éte assigné a mes pouloirs! Ce serait une félonie envers la
puissance suzeraine et une trahison envers ma patrie
Dans ses perplexités politiques le prince consultait ordi-
nairement les Grecs qui avaient sa confiance et sur la discré-
tion desquels ii pouvait compter : c'étaient Mavrocordato le
pere, le fils son gendre, mon &ere et moi et quelquefois
Alexandre Morouzi. Ii debattit avec nous a plusieurs reprises
le cas dont il s'agit. Apr& divers projets forthes et aban-

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171
donnés, ii s'arrata it l'idée de prévenir convenablement le
cabinet de Russie de la nécessité des mesures préliminaires
qu'il devait prendre pour etre en régle. On lui fit savoir
qu'on ne s'opposait pas a ce que la Porte fat prévenue, et
des ce moment tout rentra dans l'ordre.
J'étais habitué a etre mandé chez le prince a des heures
indues, souvent pour des sujets qui n'etaient rien moins que
pressants. Cédant it son impatience, je quittais quelquefois
la table ou le sommeil pour me rendre it son invitation; nous
nous concertions sur le sujet d'une depeche, aprés quoi :
passez, me disait-il, dans mon cabinet et rédigezx). En vain
protestais-je que je'ferai mieux la besogne chez moi ou que
le jour de l'expédition n'était pas imminent, c'était égal.
Un soir je fun mandé chez le prince conjointement avec
le logothete N. Canta, qui occupait le département de l'in-
térieur; nous le trouvimes en proie it une grande preoccu-
pation. Aprés quelques moments de refietion, prenant un
ton solennel, il nous dit qu'il avait découvert une conspira-
tion des plus graves, puisqu'elle avait son foyer dans le sein
de la milice, que le colonel Skéléte en kali l'instigateur et
qu'il avait dejit suborne plusieurs officiers; ii attribuait cette
machination aux relations &mites que le colonel avait cues
avec le prince Stourdza et nous consulta en definitive sur le
parti it prendre. Je savais qu'il existait depuis quelque temps
une grande mesintelligence entre le hetman, le general et le
colonel et je manifestai l'appréhension que l'intrigue ne s'en
fat mêlée pour exagérer le cas de beaucoup. Quoi qu'il en
soit, le colonel fut destitué et une enquête fitt ordonnée, qui
n'aboutit qu'a constater quelques propos légers de l'inculpe,
provenant précisément de son animosité contre le hetman.
D'autres circonstances survinrent, qui concoururent it prou-
ver combien l'imagination du prince était impressionnable et
disposée it l'exageration. J'avais depuis longtemps calculé la
possibilité de mettre un terme aux inconvénients qui résul-
taient de l'existence de trois differents cours nominaux de la
monnaie dans le pays, dérivant du taux fictif de la piastre,
et l'avantage qu'il y aurait it adopter généralement un cours
unique, celui qui était reconnu par le trésor et dont l'usage
avait été constamment établi en Valachie. Cette disposition

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172
ne forcait rien; l'argent était adopté comme base de la con-
version et les valeurs relatives des monnaies n'éprouvaient
aucun changement, On pouvait certainement pressentir une
certaine perturbation dans les prix, mais ii était naturel de
supposer que l'ordre normal ne tarderait pas a se rétablir.
Je fis la motion de cette mesure, dont le projet fut présenté
par la, vestiarie vers le commencement de 1852 et adopté
sans objection. Pour plus de precaution, la mesure fut pu-
bliée et son application remise a jour fixe apres un délai de
six mois. Le jour arrive, la police veilla a ce que la valeur
des objets de premiere nécessité adjuges a prix fixe fut ré-
duite d'apres le nouveau cours, ce qui, suivant les instruc-
tions ant les administrateurs avaient été munis, devait avoir
lieu en même temps dans toute l'étendue du pays. Cepen-
dant Ia reduction proportionnelle des prix ne pouvait se ge-
neraliser des les premiers moments cur toute espéce de den-
rées : les épiciers et d'autres marchands maintinrent les
anciens taux uominaux et occasionnerent ainsi un renché-
rjssement momentane qui fit naitre quelques plaintes. Les
agioteurs et les esprits bornés jetérent en même temps les
hauts cris : les premiers puisqu'ils perdaient une source de
profit, les seconds puisqu'ils étaient en effet persuades que
la reduction du cours nominal diminuait les valeurS qu'ils
avaient en caisse. Enfin on represents au prince que les effets
du nouveau réglement monetaire pesaient principalement sur
la partie pauvre de la population, qu'on poussait des cla-
meurs, qu'on maudissait son nom. Des lors II n'eut plus de
tranquillité; il convoquait quelquefois deux fois par jour le
conseil pour prendre connaissance des rapports des isprav-
nics et aviser au moyen de remédier a la perturbation qui
s'etait signalée. Je tins bon au commencement avec quelques
autres membres du conseil, en opinant pour le maintien de
la mesure du moment qu'elle avait été une fois appliquee; je
protestai d'ailleurs que, suivant ma conviction, les inconvé-
nients qui avaient surgi ne tarderaient pas a disparaltre et
qu'il était impossible, d'apres l'ordre naturel des choses, que
les prix ne se missent bientôt en équilibre. Cette opinion pré-
valut pendant quelques jours; mais Pinquietude du prince se
manifestait de plus en plus par une vive preoccupation, dont

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173
les traces etaient visibles sur sa physionomie. Cela nous dé-
termina a nous désister de toute opposition et la mesure fut
rapportée quinze jours aprés son application.

XXXIX.

Le prince eprouvait souvent de fortes contrariétés en


voyant ses intentions méconnues, ses actes d'abnégation
nullement appréciés et ses vues rencontrer un.obstacle in-
franchissable dans l'égoIsme et la malveillance, qui sont le
caractére predominant de l'aristocratie. Dans ses épanche-
ments confidentiels ii deplorait la corruption de la societé
moldave, la nullité des hommes, leur incapacité, leur man-
vais vouloir, leur penchant a dénaturer le bien et a, tout cri-
tiquer, sans tenir aucun compte ni des efforts, ni des sacri-
fices, hi des bienfaits. «On s'est plaint, me disait-il un jour,
zde Michel Stourdza; ii ne s'occupait de rien, il laissait faire
z aux grands et aux petits et chacun était libre d'agir impuné-
"ment selon l'élasticité de sa conscience; toute son habileté
Dconsistait t avoir pour lui les formes et a, jeter de la poudre
3. aux yeux, en enumérant les toises de chaussée qu'il faisait
ztravailler par les paysans et les dossiers des proces ter-
min& par les tribunaux; en definitive ii dépouilla le pays de
ses ressources et les particuliers de leurs biens et répandit
x.la demoralisation dans la société. Je suis une ligne diamé-
Dtralement opposée : je m'occupe continuellement de rad-
2.ministration, je fais chaque année une tournée dans le pays
»pour me rendre compte des défectuosités et des besoins du
zservice et pour en imposer aux fonctionnaires, je fais faire
:e.des revisions périodiques par les chefs des départements,
r.je punis les prevarications, j'emploie non seulement les
zressources publiques, mais ma propre fortune it des objets
%.d'utilité generale, et je ne rencontre cependant qu'ingrati-
Aude et que mécontentement. Je suis dégonté, non point
vdes affaires, mais des hommes; je suis decide a ne pas
zattendre la fin de la septennalité pour me retirer. j'étais

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174
»au point de m'acquitter de mes dettes, mais le mariage de ma
»fille qui j'ai donnê vingt-cinq mille ducats, un don fait a ma
»sceur de huit mine ducats et la dotation de l'institut que j'ai
»foncle ont de nouveau élevé ma dette a soixante-dix mille du-
» cats. J'attends l'issue de mon procês a St Pétersbourg pour
»vendre mes terres, payer mes dettes et partager les debris
»de ma fortune entre mes enfants; quant a moi, j'espère que
»les deux cours, prenant en consideration mes services, m'ac-
»corderont pour le reste de ma vie une pension qui m'aidera
»vivre dans une retraite, d'autant plus que je serai modere
»dans mes prétentions; je ne leur demanderai que deux mine
»ducats par an.» Cette moderation me surprit en effet et,
tout en lui exprimant ma certitude du bon accueil que ren-
contrera une pareille proposition, je lui représentai qu'il pou-
vait le cas échéant espérer mieux que cela, que d'ailleurs
un revenu aussi minime lui serait insuffisant. 4Eh bien,
»mettons trois mine, dit-il, je n'en veux pas davantage;
»mais avant de me retirer, ajouta-t-il, je compte faire aux
»deux cours un exposé fidèle de la situation du pays et de
»l'état actuel de la société moldave. Ne voyant personne
»qui puisse aprés moi assurer le bonheur de la Moldavie,
»aucun qui soit digne de la gouverner, je considére de toute
»nécessité qu'on revienne stir les conditions restrictives de
»l'éligibilité du hospodar. II n'y a qu'un étranger qui puisse
»se tirer d'affaire. Les indigenes, outre leurs défauts et leur
Dincapacite, étant pris dans la société, n'inspirent pas le res-
»pect dont l'autorité a besoin d'être entourée, surtout en
»Moldavie; ils sont sujets aux traits de l'envie, au mépris,
» a la critique et ne trouvent autour d'eux que des élements
»de faiblesse, l oit, pour dominer les mauvais penchants,
»les habitudes vicieuses et cet esprit d'égdisme qui rapporte
»tout a soi, ii faudrait au contraire un bras de fer, un Kisse-
»left' qui, entouré de millers de baIonnettes, faisait exiler
»lee sommités aristocratiques, mettait dix-sept ispravnics a la
» fois sous jugement et opérait le bien par la crainte gull
»inspirait . . . ."
Cet entretien avait lieu pendant l'année 1852. Le prince
me chargea en effet de rédiger a loisir un mémoire sur l'état
du pays, les besoins du gouvernement et les inconvénients

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176
auxquels il serait nécessaire de remedier. Prévoyant que,
d'aprés le traité deBalta-Liman, les destinées du pays devaient
tot ou tard devenir l'objet de conferences a Constantinople, il
voulait prémunir les deux ministéres, en livrant d'avance a
leurs meditations les éléments que l'expérience lui avait
fournis. Ce travail a (Ste expédié vers le courant de 1852;
je crois en avoir garde une copie; si je la retrouve, elle sera
annexée ici comme pièce curieuse, portant le cachet des pen-
sées intimes du prince, car il est bon de rcmarquer que,
dans des occasions aussi délicates, toutes les fois que je
n'avais pas une latitude absolue dans ma tithe, je m'en tenais
le plus strictement possible au canevas qui m'étais fourni.
Le mémoire dont il est question contient done parmi des ye-
rites incontestables quelques idées dont je ne me rends nulle-
ment solidaire et certaines combinaisons dont je ne saisis
pas memo la portée, ni l'efficacité.
Il est de fait qu'il existe un vice fondamental dans la so-
ciét6 moldave, vice contre lequel les deux princes, avec des
caractères et des vues diametralement opposes, n'ont fait tou-
jours que se récrier. Essayerai-je de mon MO de dépeindre
les traits saillants de eette société, de définir les éléments de
sa vitalité, de prévoir son avenir? Non. Je eraindrais de me
fourvoyer dans mes inductions. Il serait en effet hardi de
juger une société par les stigmates que lui ont imprimés les
vicissitudes politiques, les turpitudes des gouvernements qui
se sont succédés, la démoralisation qui lui a été inoculée par
des chefs cupides ou ineptes. Il n'est pas douteux que le ea-
raetére de ce qu'on appelle la socidté, comme celui de la
nation en général n'ait subi Pinfluence dégradante de ces
causes qui concourent a dnerver les peuples, qui leur font
changer de physionomie et entrainent leur decadence.
Faut-il désespdrer pour cela de l'avenir de la nation mol-
dave? Les conditions d'une régénération possible sont si dif-
ficiles a réunir que l'espoir, dans les circonstances actuelles,
serait line témérité. Donnez a la Moldavie d'autres institu-
tions qui repondent a ses besoins moraux et intellectuels,
d'autres hommes pour les appliquer, une autre education pu-
blique qui enléve la rouille du passé, qui moralise la jeunesse
sans lui inculquer des idées chimeriques ou antisociales, qui

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176
inspire l'abnegation a l'aristocratie et le respect des lois,
de l'ordre, de la justice et de la moralite a tout le monde,
améliorez l'état du peuple, mettez la nation au niveau des
principes qui president aujourd'hui au progrês de l'industrie
et de l'intelligence et qui concourent puissamment a asseoir
sur des bases stables la force de la prospérite des états et,
lorsque toutes ces conditions seront accomplies, la generation
qui suecèdera a cette transformation aura change de carac-
tére et de physionomie; mais aussi longtemps que la majorité,
ou dtz moins une grande partie de la haute société, conti-
nuera de considérer une institution de credit comme un lien,
un entrepôt comme une calamite, l'exclusivisme comme la
base de la félicité publique et le cachet du patriotisme, aussi
longtemps qu'elle conservera la conviction que la hausse no-
minale de la monnaie ajoute quelque chose a la fortune pu-
blique et privée, finduirai a coup stir des souls exemples
précités qu'une pareille société n'est pas capable de gouver-
ner, ni par consequent d'ameliorer les conditions sociales et
de régénérer le pays.

XL.

Excede par les intrigues que quelques turbulents incorri-


gibles ne cessaient de fomenter, le prince avait cm nécessaire
de donner un exemple de sévérité, en exilant le logothéte
Rosetti et Constantin Catargi, qui en etaient les principaux
auteurs. II en prevint la cour de Russie et, aprés avoir ob-
tenu son assentiment, il etendit Ia mesure de repression sur
deux autres boyards, le vestiar Nicolas Rosnovanu et le vornie
Théodoritza Balche. Qu'est-ce qui motiva cette recrudescence
de sévérité, qui ne fut d'ailleurs pas bien accueillie en haut
lieu? A mon avis le prince aurait da se borner a mépriser
des menées tout a fait impuissantes et des propos sans con-
sequence; mais il prêtait trop facilement l'oreille aux rap-
ports des cornplaisants et aux causeries des femmes. Rosno-
vanu et Balche passaient de plus pour des aspirants a la

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17 7

principauté : c'était done moins une repression qn'une ven-


geance qu'il exergait fi leur égard, moins une nécessité go a-
vernementale que la vanité de l'amour-propre qui l'y avait
poussé. Cet acte du prince Ghica fut un faux pas, un coup
d' kat infructueux et impolitique, et un coup de tete improvise,
qui devait etre le prelude de plus grands écarts d'imagination.
Mais avant d'arriver fl cette période fatale du regne du
prince Ghica, disons encore quelques mots du passé.
Des le debut le prince se livra assidtIment au travail; il
a en a cceur de donner un démenti it l'imputation de noncha-
lance gull avait encourue jusque-la. Le reproche de ses dé-
fauts l'impressionnait vivement. N'ignorant pas qu'on l'accu-
sait de faiblesse de caractere, il s'efforgait de montrer de la
.fermeté dans ses decisions; mais comme ii y avait un fonds
de vérité dans ces imputations, les efforts tentés pour les
dementir avaient quelque chose de factice et atteignaient
rarement le but qu'il se proposait : ainsi, malgre son assi-
duité au travail, les investigations propres it approfondir la
matière et la surveillance qui garantit l'exactitude de l'exé-
cution dépassaient les limites de sa patience. Le budget an-
nuel, qui a toujours &é pour Michel Stourdza un sujet de
meditations sérieuses et de supputations précises, ne passait
que fort superficiellement sous les yeux de G-régoire Ghica.
11 se rebutait des chiffres et des details, ii sacrifiait l'écono-
mie a la rondeur des nombres et s'attachait particulierement
a se rendre compte des sommes totales et de la balance de-
finitive. Dans le courant de l'année, rien ne pouvait arrêter
son penchant a charger un budget, qui n'offrait que du &-
convert, de depenses improvisées, soit pour des creations de
postes surérogatoires, soit pour des établissements dont
quelques-uns sont restés inachevés aprés avoir absorbe des
sommes considérables.
Quant it sa faiblesse, elle consistait surtout a se prêter
facilement aux sollicitations des individus de sa predilection,
a se complaire aux cancans et a y croire, it étendre le cercle
de ses confidences les plus &lieges a des femmes qui en
ont souvent abuse a ses depens.
Néanmoins, le prince Ghica possedait, ainsi qu'il a été dit,
des qualites précieuses, qui auraient pu lui faire pardonner
12

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178
ses défauts et son peu d'expérience dans la science gouverne-
mentale, si elles n'étaient souvent neutralisées par ces der-
niers. Avide de reformes, il en introduisit plusieurs d'une
utilit& incontestable; généreux et désintéressé, ii dota sa
patrie de divers bienfaits qui resteront comme autant de mo-
numents de son régne; son example a servi a imposer un
frein au dévergondage de la cupidité et aurait pent-etre fini
par l'extirper, si des le principe ii y avait mis plus de soin,
s'il avait eu plus de fermeté et de persistance dans le came-
Ore, plus de suite dans les idées et si la fin de son pouvoir
avait eu de la similitude avec le debut.
Ayant la conscience nette, le prince s'était fait nue loi de
ne pas donner lieu an consulat de Russie de se mêler des
affaires du gouvernement. Contrairement a la tactique suivie
jusque-lh, ii remaniait le ministere ou adoptait des mesures
générales sans se concerter avec le consul et sans méme le
prévenir. Ii poussa peut-être quelquefois trop loin ce système,
car il défendit au postelnic de transmettre au consulat le ré-
sumé des travaux du divan general, qui lui kat avant cela
régulièrement communiqué par une notice de quelques lignes,
qui n'avait aucun caractère d'officialité. Soit qu'il ne donnat
pas prise t des observations et qu'on lui tint compte de sa
droiture, soit que la politique russe efit impose le silence a
ses agents, le prince se maintint sans encombre dans cette
ligne de conduite. 11 fit plus; affrontant les preventions que
le gouvernement russe avait cues au sujet de ses opinions,
II défendit contra le général Duhamel la cause de quelques
jeunes gene que celui-ci s'acharnait a poursuivre et répondit
tonjours ear sa responsabiité vis-k-vis de la cour de Russia
de leur conduite, qui était l'objet d'appréhensions et de fré-
quentes representations.
Je ne saurais cependant lui passer l'habitude qu'il avait
de rejeter sur le compte de la Russie le mauvais état des
affaires toutes les fois qu'on s'en plaignait et de se déchar-
ger de tout reproche, en prétextant que, s'il ne peut opérer
le bien dont il est capable, c'est qu'il en est empeché; on
a vu néanmoins par ce qui precede que l'influence du pro-
tectorat n'avait aucune prise sur lui. Le seul obstacle is ma
connaissance, qu'il ait rencontré de ce côté vers l coin-

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mencement de son regne, fut l'opposition i l'institution d'une
banque patronnée par la Prusse, opposition A laquelle la
puissance suzeraine s'était d'ailleurs associée. On s'en con-
vaincra du reste d'autant plus facilement que, depuis la re-
traite des Russes, bien qu'il ffit affranchi de tout contact
avec la Russie, la marche des affaires ne s'en trouva pas
mieux : au contraire.
On a pu déja remarquer que le caractère du prince Ghica
offrait un mélange curieux de contrastes, un manque complet
de fondement, qui le rendait insaisissable a la definition et
pouvait faire presager en lui un état psychologique excep-
tionnel. On ne sera pas des lore étonné, si l'on rencontre
quelques contradictions apparentes dans les appreciations
auxquelles je me livre a son égard. En consignant ici les im-
pressions ou les observations qui en sont la source, je ne
puis être taxé ni d'envie, ni de partialité. J'ai aimé Grégoire
Ghica pour see bonnes qualités et j'ai deplore les (Wants qui
les obscurcissaient bien souvent. Je me serais cependant défié
moi-même de mes auks, s'ils n'étaient bases sur des actes,
sur des faits et gestes authentiques qu'il m'a éte donné d'en-
registrer et que je livre an jugement de ceux qui pourront
parcourir ces souvenirs.
Le discernement est une qualité qui a fait défaut au prince
Ghica dans les grandee choses comme dans les petites, dans
le choix des hommes comme dans Pappréciation du merits
de see actions. En me chargeant un jour de ddiger un ex-
posé des ameliorations qu'il a introduites pour être Eyre a
la publicite, ii prétendait faire entrer en ligne de compte
l'augmentation du droit des douanes et du taux du sel et
ajouta a deux reprises ces deux articles a mon travail. Ii
m'a fallu revenir plus d'une fois a la charge, pour le per-
suader que la creation d'un impôt n'était rien moins qu'un
titre de gloire.

XLI.

Des son avénement au hospodarat, le prince a &I pro-


dder a, un remaniement complet du conseil. II ne pouvait
12*

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agir autrement : a part l'inaptitude et les mauvais antece-
dents des membres du gouvernement, Grégoire Ghica, ne filt-
ce que pour satisfaire l'opinion, devait répudier l'héritage
de son prédécesseur. Nonobstant ces raisons majeures,
quelques-uns des anciens ministres s'étaient attendus a être
maintenus : je dois citer plus particuliérement Costino Ca-
targi, aspirant infatigable au pouvoir, mais incapable par
ses excentricités de conserver longtemps son poste; aussi,
aprés avoir vainement remué en tout sens pour se soustraire
a la mesure générale, gaxda-t-il rancune au prince d'avoir
été remplace.
Les nouveaux ministres, après nitre réflexion, avaient été
choisis parmi le peu de capacitée qui se présentaient. Bien-
tot la mort d'Alexandre Stourdza laissa vacant le premier
poste du conseil. Le choix se porta sur Constantin Stourdza,
candidat perpétuel au departement de l'interieur et perpe-
tuel détracteur de ceux qui se trouvaient occuper cette place,
objet de ses désirs. Pour ce poste il n'y avait malheureuse-
ment pas d'option possible : les sommités aristocratiques aux-
quelles il est dévolu ne se signalent que par une ineptie plus
on moins profonde, une présomption qui d'habitude leur fait
placer leur volonté au-dessus de la loi, une passivité absolue
dans le service et un penchant irresistible a satisfaire leurs
intOrêts ou leurs passions. Constantin Stourdza Otait encore
plus que tout antre capable d'un certain degre d'activité,
qui n'excluait pas la plupart des défauts susmentionnés; il
était de plus docile et maniable, si on avait la precaution de
lui serrer la bride; mais le prince a commis la faute de s'a-
bandonner avec trop de confiance aux protestations de de-
vouement que le ministre savait prodiguer; il se prêta trop
facilement a ses prétentions et, plus que tout autre, Con-
stantin Stourdza était homme a en profiter pour tout domi-
ner. Ayant réuni par interim le département de la justice a
celui de l'intérieur et procure a ses deux fils des places mar-
quantes, il prit le ton d'un vice-hospodar, voulut empiéter
sur la competence de tons les autres départements et ne se
lassa pas de se récrier contre tout ce qui tendait a échapper
a son ressort : c'est ainsi qu'il voua, des le principe, une
antipathie acharnée an departement des travaux publics

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181
nouvellement institud, ainsi qu'aux titulaires successifs de
ce poste, tandis que le prince s'y complaisait tout an con-
traire comme a une oeuvre de sa creation et d'une predilec-
tion toute particuliére. 11 finit done par susciter de graves
embarras et par rendre sa presence au conseil inconciliable
avec la régularite du service. Mon frére fut chargé de lui
demander sa démission; ii s'était trouvé en uniforme aprés
une parade et profita de la circonstance pour se rendre ainsi
chez Constantin Stourdza. Cette officialité en imposa a ce
dernier, qui se montra fort docile; mais il en voulut long-
temps a mon *ere et lui imputa souvent l'affectation
avait mise a remplir sa mission en uniforme. Constantin
Stourdza fut remplacé par le logothéte Nicolas Canta, qui
n'epargna pas les promesses de faire oublier son passé.
Avant la retraite de Constantin Stourdza, le prince se vit
oblige de choisir irn logotbéte de la justice, attendu que les
deux departements les plus importants ne pouvaient pas A
la longue etre gérés par le même individu sans nuire au ser-
vice. La difficulté du choix etait grande. Le prince avait
essaye A plusieurs reprises de me confier ce poste, mais je
refusai formellement. Un jour enfin je fus appeld chez lui en
presence du logothete Stourdza : je prévis de quoi ii serait
question et entrai fermement decide a repousser toute pro-
position. Voyant ses tentatives de persuasion infructueuses,
le prince finit par me dire : «Votre acceptation est d'une né-
cessité indispensable; je vous le demande comme un service
ou comme un sacrifice que vous me ferez; je le veux enfin,
et ne me refusez pasd> rinclinai la tete sans mot dire, en-
trainé par les premieres plutet que par les dernières paroles
du prince, k qui le ton d'autoerate ne convenait guére. En
sortant de l'audience en compagnie de Constantin Stourdza,
je reeevais de tons dotes des felicitations qui contrastaient
enormément avec mes pensées. J'éprouvais line repugnance
invincible pour le service actif. J'étais arrive a line période
de la vie on, exempt de toute illusion, je ne désirais pins
que mon indépendance et ma tranquillité, et j'allais néan-
moins me mettre de nouveau a la merci de tout le monde,
devenir eselave du service la montre A la main, m'imposer
des devoirs qui allaient me ravir toute quietude d'esprit, tout

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182
loisir et tout repos; et cela, lorsque les contrariétés que j'é-
prouvais, et qui augmenterent par la suite, m'avaient rendu
souvent intolerable l'obligation même de la correspondance
du prince et m'avaient fait repentir cent fois de cette soli-
darite morale qui m'attachait a lui, qui m'empêchait de jouir
de mon indépendance et de soigner ma sante et mes intérêts.
Ces sombres réflexions ne furent que trop jnstifiées par les
circonstances. Dispose que j'étais a m'impressionner facile-
ment par les désagréments inséparables de l'administration
de la justice, je me rebutai des tracasseries que j'éprouvais
et, lorsque la chose me parut possible, je suppliai le prince
d'accepter ma démission. Je fus remplace par Nico Ghica.
Gregoire Couza eut alors le département du culte et de l'ins-
truction publique; celui des travaux publics fut confié a Ba-
chota. Je vais retracer en quelques mots les qualités des
personnages que je viens de citer.
Nico Ghica avait une grande similitude de caractere avec
le prince : il Rail bienveillant, d'une scrupuleuse probité et
généralement aimé et estimé pour ses qualités. Ses Iumiéres,
son amour du bien et sa moderation lui assignérent le pre-
mier rang parmi les jeunes gens de son age, mais il était
souvent assailli par des idées sombres; ses opinions étaient
vacillantes, l'exces de ses scrupules le tourmentait au point
gull ne se fiait pas a soi-même et gull avait besoin de con-
sell et de guide. II me témoignait particulièrement beaucoup
d'amitie et me cousultait souvent sur les affaires genérales,
ainsi que sur ses intérêts prives. Je mis une grande instance
a lui faire accepter le département de la justice; j'y étais
pousse par deux motifs : le desk de m'en décharger au plus
tot et la conviction qu'on ne saurait le confier en de meilleures
mains; mais j'eus d'autant plus de peine it vaincre les sera-
pules de Nico Ghica, qu'il m'opposait a chaque reprise les
mêmes objections que je croyais avoir écartées. Je donne
comme un specimen de son caractere une notice qu'il me
remit a cette occasion et qui est &rite et retouchée de sa
main. Peu de temps apres, dominé par ses idées noires et
contrarie dans ses intérêts prives, il mit fin a ses jours d'une
maniere deplorable.
Je quittai le département de la justice rebuté non point

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183
de la responsabilité de mes actes, mais des contrarietés que
le prince me faisait souvent essuyer dans l'exercice de son
pouvoir extra-judiciaire, qui n'avait pas de limites fixes et
qui se pretait par consequent aux caprices de l'arbitraire.
L'infame proces intenté par Basile Ghica contra sa sceur,
et dont les préliminaires avaient été indilment attribués a la
logothétzie de la justice, mit le comble aux desagréments que
j'éprouvais, soit de la part de chacune des parties, qui ne
mettaient plus de homes a leurs recriminations passionnées,
soit a cause de l'immixtion du chef, qui m'embarrassait par
ses apostilles, compliquait ce que je m'eorçais de simplifier
et me mettait en butte aux clameurs de la partie dont je ne
pouvais satisfaire les prétentions. Aussi est-ce principale-
ment cette circonstance qui finit par me determiner a quitter
A. tout prix un service aussi ingrat que pénible.

Void la notice de Nico Ghica :


4Si j'accepte a entrer au service, je ne le fais qu'en con-
»sideration des conseils du prince Nicolas Soutzo, étant dé-
»termine par la confiance que son jugement superieur m'in-
»spire; mais je ne puis le laisser ignorer que je sacrifie ma
»tranquillité, mes intérêts particuliers, ma sante et une partie
do ces peu de liaisons d'amitie qui me restent encore, liai-
»sons que je perdrai probablement, parce que j'ai déjA fait
»l'expérience que, dans ce pays, on les exigences sont son-
»vent si deraisonnables, l'homme public altére ses relations
»particulières. Ce sacrifice est d'autant plus pénible pour
»moi, que je me rends parfaitement compte du pen de chance
»que j'ai de réussir dans la ache que je prendrai sur moi.
»Ainsi je supplie le prince Soutzo de ménager mon dévoue-
»ment et de ne demander mes services que si les eircons-
»tances les exigeaient indispensablement. Quant a moi, je
»donne l'assurance d'être toujours prêt an premier appel
»que le prince Soutzo me fera, parce que je sais que les in-
»tentions du prince regnant sont nobles et que, pour qu'elles
»puissent profiter au pays, aucun homme de bien ne doit
»lui refuser son concours. Cependant, avant tout, je ne puis
»m'empêcher de faire une sorte de confession de foi, afin
»d'éviter tout ce qui pourrait donner lieu fl de la méfiance.

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184
at 1. Je suis un des premiers proprietaires de la Moldavie
»et, comme tel, j'ai le devoir de défendre la propriété. Or
»done, je considere les dettes fiscales comme étant perni-
»cieuses k la propriéte, puisque tot ou tard elles finiront par
»peser sur les biens-fonds. Les dettes privent aussi le gou-
»vernement de la confiance des propriétaires et le mettent
»ainsi au dépourvu de toute base solide, puisque, hors de
»cette assise, toute autre ne pent etre que subversive. Je
»considere cette question comme vitale pour la Moldavie,
»fres difficile a résoudre et, sans un parfait accord de thus
»les chefs des différents départements, je crois qu'il serait
»impossible de la decider pour le bien, car, h mi soul, le
»département des finances ne pent rien. En effet! Si les exi-
»gences des autres branches de l'état outrepassent les moyens
Ague le pays possède, que peut alors le chef du département
A des finances h lui seul? Ainsi, tout en étant pret a accepter
»tout autre service secondaire, je ne puis, en ma qualité de
»propriétaire, me decider a faire partie du conseil, avant de
m'entendre sur cette question avec les princes Soutzo, avant
»de savoir ce qu'ils en pensent et avant de connaltre quelles
»sont les assurances gulls possèdent contre ce mal que yap-
»préhende. Je sais que la solution ne peut se faire sans le se-
» cours des propriétaires et, de ma part, je suis loin de m'oppo-
»ser a l'accorder de bon cceur; mais je voudrais savoir aussi
»ce que l'on compte faire en même temps, afin de gagner la
»confiance de ceux qu'on sera oblige de les rendre contri-
»buables. Je n'ignore de même pas que ce pays est par sa
»position deja condanthe a des dépenses qui ne profitent au-
»cunement a son bien-être; je sais aussi que ces sortes de
»dépenses ne permettent nullement aux finances du pays
»d'adopter un système arrêté et bien defini. N'ai-je d'ailleurs
»pas, comme membre du divan general, fait moi-même cette
»triste experience a l'occasion dii don fait I Fuad-efendi?
»Mais il est, je crois, du devoir de tout Moldave, anime de
»sentiments plus éleves et avec des vues plus larges, qua-
»lités qui incontestablement ne manquent point au prince
»Soutzo, il est, dis-je, de son devoir d'aspirer A faire sortir
»son pays de cette fhcheuse ornière. C'est la la pensée qui
»seule pent m'animer encore; ce n'est qu'en presence de

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»cette idée que je suis capable de faire des sacrifices. C'est
»la aussi le motif qui me range sous les ordres du prince
»Soutzo, parce que c'est le seul homme qui, selon moi, soit
»capable d'agir pour son pays dans ce sens.
4(2. Quoique membre d'une des premieres families de la
»Moldavie, je considers cependant toute tendanee aristo-
»cratique dans ce pays comme trés pernicieuse, puisque l'a-
»ristocratie n'est aristocratic veritable qu'en taut qu'elle se
distingue par des vertus. Partant de ce point de vue, l'aristo-
» cratie actuelle de la Moldavie s'est condamnée elle-méme et
»son role a fini. Ainsi, pour pouvoir faire le bien, II ne faut
»pas se laisser arrêter par des considerations aristocratiques
»et il faut élever l'homme de mérite de la oil on le trouve.
Je considere le gouvernement agissant contre ce principe
»comme se paralysant soi-même; mais le prince Ghiea a déjà
»donne des preuves qu'il examine les mérites et pas la nais-
»sauce de ses employes.
c3. Je considere toute demarche, qui manquerait de frau-
»chise envers la sour protectrice, comme nécessairement
»fatale au pays, parce que tout le bien que l'on voudrait lui
»faire, sans le concours franc et la protection de la Russie,
»me parait contraire a son histoire, it son passé et en con-
»sequence contre nature et impossible. Manquer de frau-
»chise envers la cour proteetrice est un procédé qui ne pent
x.que susciter sa méfiance, tandis que, pour faire réellement
»du bien au pays, son entiere confiance nous est indispen-
»sable. Une fois la confiance de la Russie obtenue, notre sort
»me parait alors assure. Je subs tout aussi Moldave ou Rou-
»main, pour me servir d'un terme plus a la mode, que qui-
) conque de ces messieurs qui prenent leur patriotisme, mais
»je subordonnerai toujours la question de ma patrie aux in-
»térêts majeurs de la Russie, parce que Dieu a rendu celle-ci
»plus grande, plus forte, plus glorieuse et qu'il a ainsi sou-
»mis a sa surveillance le bien-etre d'un certain groupe de
»nationalites inferieures a elle en force et pour lesquelles le
»ciel l'a prédestinée a 'etre leur centre de gravitation. J'ai
»la conviction que le prince Soutzo partage entièrement ma
»maniere de voir; mais l'homme politique n'est presque ja-
»mais k même de mettre toutes ses convictions a découvert.

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186
»11 ne prononce ses opinions qu'en tant que les circonstances
» et les dispositions momentanées, dans lesquelles la société
»se trouve, le lui permettent et II est, pour m'exprimer ainsi,
»toujours an guet a saisir le moment favorable, on il lui
»serait permis de mettre ses idées en pratique. Si la poli-
»fique et les dispositions de la sociéte ne permettent pas en-
» core au gouvernement d'agir franchement dans le sens que
»je viens d'indiquer, si les réformes que le gouvernement
»voudra introduire dans le pays ne pourront encore etre
»avouées comma nous provenant de la cour protectrice, si
»celle-ci, pour m'exprimer ainsi, ne se rendra pas solidaire
»pour les reformes i introduire, ainsi qu'elle l'a fait pour le
»reglement organique, et si ces reformes auront au contraire
»un certain air d'avoir ate conquises sur elle par la Tarquie,
»je croia qu'alors notre position n'est pas encore bien dé-
»finie et tout ce que nous ferons, taut que cet kat des
»choses dure, ne pent etre que trés précaire. Tout me
»porte a croire qua telle est notre situation aujourd'hui,
»mais je n'ignore pas que, si memo cela est, je ne suis pas
»en droit de refuser pour cela mes services, parce qu'il s'agit
»de preparer le pays, en tant que possible, pour un meilleur
»avenir et tont homme de bien ne pent rester spectateur
»impassible. 11 ne me convient pas, de memo, de demander
»des explications li-dessus, parce que je n'ai nullement la
»prétention d'être initié en tout. Ce que je demande, le voici :
c Si les circonstances sont telles que je viens de les décrire,
»si la position du pays et en consequence celle du gouverne-
»ment n'est pas encore bien déflnie et si les influences ex-
»térieures qui agissent sur ce pays se trouvent encore en
»lutte, alors n'entrez pas dans la voie des réformes radi-
»cales, parce qu'elles ne peuvent qu'être intempestives, parce
»qu'elles manqueraient nécessairement de toute stabilité et
»qu'en consequence elles ne pourraient que nous faire du
»tort. Laissez aller les choses tant bien que mal, en faisant
»tons vos efforts pour qu'elles aillent le mieux possible,
»faites de l'économie dans les depenses et guettez le moment
»favorable pour faire le bien que vous désirez. Si vous
»agissez autrement, si des circonstances, a moi inconnues,
»vous obligeaient d'agir autrement, alors laissez-moi de ate,

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parce que j'ai la conviction que cela ne peut pas etre bien
pet parce que Die; auquel je subordonne toute puissance
2.humaine, ne me permet pas d'y prendre part.r,

XLII.

Couza n'avait aucune des qualites requises pour la gestion


du culte et de l'instruction publique. Bien qu'il etlt joui
d'une certaine consideration pour la ligne de conduite gull
avait tenue sous Michel Stourdza, laquelle, si elle n'a pas
toujours été exempte de reproches, dénotait au moins une
fermeté de' caractére pen commune, il ne se distinguait néan-
moins que par quelques connaissances dans la langue grecque
de ces campagnards de vieille roche dont les manières aussi
bien que l'intelligence sont restées en arrière des progrés
du temps. La rudesse de ses allures le brouilla bientôt avec
tout le clerge. Sous le rapport de l'instruction publique, non
seulement il n'était pas homme a concevoir nn plan, a se
former un système et en diriger l'application, non seulement
il Raft étranger aux notions les plus simples de l'enseigne-
ment, mais il intervertit clans Pexécution les principes d'un
réglement scolastique, qui avait cotité six mois d'un travail
assidu a une commission dont je Rs partie en 1850, et il en
laissa dans l'abandon les points capitaux. 11 s'en reposa bien-
tot entièrement sur le recteur Laurian, savant distingué dans
son genre, mais qui, ne s'occupant guere de la surveillance
generale de Penseignement, ne visait qu'a le diriger dans un
système de propagande qui lui était propre, système qui
n'était pas russe on panslavique et mobs encore moldave a
mon avis; mais qui, sous la designation attrayante de row-
maninne, tendait a servir purement la politique autrichienne ;
c'est ainsi du mobs que j'ai juge, lorsqu'il m'a eté donne de
l'approfondir par experience.
Degage des illusions qui seduisent l'esprit de la jeunesse,
ayant appris a me méfier des mots sonores pour ne voir que
le fond des choses, impartial dans mes appreciations, je n'ai

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trouvé rien de national dans la marche imprimee par M. Lau-
rian aux etudes : ii s'attacha, il est vrai, a inspirer l'horreur
du panslavisme, mais ii introduisit h la place Pélement pure-
ment transylvain; par l'extension de la nationalite roumou-
nique, incompatible avec les conditions politiques sous les-
quelles se trouve le pays, il absorba et effaça la nationalité
moldave et inculqua dans l'esprit de la generation présente
des germes d'aspirations en grande partie utopiques, parce
que leur realisation outre-passa la sphere d'action de la na-
tion elle-même et qu'elle ne saurait entrer dans les previ-
sions de la pensée la plus hardie que comme une consequence
casuelle d'un bouleversement total de l'équilibre actuel.
Sous pretexte de rapprocher la langue de Porigine ro-
maine, M. Laurian pervertit l'idiome moldave consacré par
le temps et genéralement usité et, au lieu de le completer,
en le reformant graduellement sous l'empire de régles fixes
et rationnelles, ii y substitua brusquement une nouvelle Wipe
et ouvrit ainsi une vaste arene aux novateurs ignorants qui,
avec une intarissable emulation, ne songérent plus Till rem-
placer le moldave par des termes on des désinences la plu-
part franeais, employes sans discernement et souvent a faux,
de maniere a produire un galimatias inintelligible, non seule-
ment pour les autres, mais pour eux-mêmes; le grec, bien
qu'obligatoire, fut relégué a la quatrieme année du college
et cette etude, si ardue, si difficile pour les enfants même de
la Gréce, ne fit que surcharger l'élève moldave d'une peine
et d'une perte de temps tout a fait superflues et infructueuses.
Le latin devint la base de l'enseignement et absorba toutes
les etudes, en sorte que l'élève, rentrant dans la société,
après qu'il aura oublié, comme de raison, son latin, ne restera
qu'avec son intelligence pervertie, mais présomptueuse, ses
idees engagées dans une fausse direction, sa nationalite
eteinte a force d'extension, sa langue dénaturde et mécon-
naissable. Et cependant la civilisation du siècle et les tra-
vaux de personnes autrement compétentes dans la matière
nous dispensaient de faire des frais d'invention et de nous
livrer i des essais. La commission, qui avait rédigé le régle-
ment scolastique, sanctionné ensuite par le vote du divan le-
gislatif et la confirmation princiere, s'était arrêtée, aprés

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mfire deliberation, au système d'enseignement de l'université
prussienne et avait stipule que les ouvrages scolastiques usi-
tés en Prusse seraient traduits et adoptés pour être seuls
employes aux écoles; le réglement requerait en outre l'insti-
tution d'écoles pratiques, l'extension dans les campagnes de
l'enseignement élémentaire, la creation d'une ferme modéle :
tout cela et bien d'autres dispositions essentielles furent une
lettre morte pour MM. Couza et Laurian.
Bachota dtait un homme dont toute la science se resu-
mait dans les notions routinières de la profession rurale et
dans l'agiotage ou l'exploitation de ses capitaux. La gestion
des travaux publics, toute simple et matérielle qu'elle soit
du moment on la partie théorique en est confiee a, des fonc-
tionnaires spéciaux, a néanmoins dépassé ses facultés intel-
lectuelles. La désorganisation, le Want de plan, le désordre
et le gaspillage ont régné constamment sous son administra-
tion et ont concouru a compromettre le sort de milliers d'ou-
vriers employ& aux travaux. Cependant Couza et Bachota
occuperent une place marquee dans les predilections du
prince; aussi n'admit-il jamais d'observation sur leur con-
duite, jusqu'au moment on la généralité de la rumeur qteils
provoquèrent et l'évidence des faits eurent concouru a le
persuader. Bachota fut le premier remplacé par Mavrojeni,
jeune homme de beaucoup de sena, honnete et mesuré dans
ses allures. Mavrojeni sera toujours recherché pour ses me-
rites, surtout lorsque l'experience des affaires aura use
quelques aspérités qui se rencontrent dans son caractére.
B. est une des personnes que j'estime le plus pour ses qua-
lités qui ne sont pas communes en Moldavie et du petit
nombre d'individus capables de s'acquitter avec succès de
toute fonction publique peon lui aura confiée.
Je passe sous silence la postelnitzie de Faint; des fils du
prince, jeune homme d'une intelligence bornee et qui m'a
paru de trempe a ne devenir jamais apte au service le plus
simple.
J'en arrive a une de ces individualités heureusement rares,
qui exerga une influence pernicieuse sur l'esprit du prince
et sur la marche des affaires. Basile Ghica, qui aspirait an
poste de la vestiarie, succéda a mon frère vers le milieu de

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Pannée 1852. En entrant dans les affaires, Basile Ghica
s'était propose de faire fortune sans s'embarrasser du choix
des moyens. Possédant au supreme degré l'esprit de la ruse
et de la fourberie, habile a s'attirer des acolytes et a trouver
le défaut de cuirasse de ses adversaires, excluant de ses
combinaisons et de sa conduite tout principe de moralité et
de probité, d'une activité infatigable dans l'intrigue, il par-
vint en peu de temps a circonvenir completement le prince,
jusqu'à l'aveugler sur les méfaits dont il se rendait coupable.
Un de ses premiers soine fut de s'affranchir de l'importunité
que mes rapports intimes avec le prince ne pouvaient que
lui occasionner. II m'en voulait d'ailleurs d'avoir résiste pen-
dant ma logothétzie a ses obsessions dans le différend scan'
daleux qu'il avait en avec sa scour. Ne trouvant en moi an-
cune resistance, puisque je dédaignais de parer les sourdes
menées qu'il tramait a mon intention, il n'eut pas de diffi-
culté, en s'insinuant de plus en plus dans l'esprit du chef
par tout ce que le genie du mal lui offrait de ressources,
opérer bientôt une tiedeur, que je remarquai sans chercher
a la combattre et a laquelle j'adaptai aussi ma conduite sans
l'avouer qu'a moi-même. Je n'étais pas du reste le seul
servir de but aux machinations de Basile Ghica. Tons ceux
qui, par leur position, pouvaient contrecarrer les vues int&
ressées du favori rentraient dans la memo categorie; ii faut
placer en premier ligne Nico Mavrocordato, le gendre du
prince . . . . Mais ce fut plus tard que les effets de ces in-
trigues se firent sentir dans toute leur étendue.

XLIII.

Un incident digne d'être mentionné survint sur ces entre-


faites. L'empereur Nicolas devait se rendre a Vosnitchensko
pour y passer une revue; le prince avait demandé plusieurs
mois d'avance l'autorisation d'y envoyer une deputation pour
saluer Sa Majeste, ce qui lui fut accord& Plus tard, l'idée lui
étant venue de s'y rendre lui-meme accompagné de quelques

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boyards du premier rang, il dut en prévenir la Porte, qui,
profitant de l'occasion, crut devoir le munir d'une lettre du
sultan pour l'empereur Nicolas. Cette tournure que prit l'af-
fake déplut an cabinet russe, qui ne voulait pas recevoir les
princes comme des délégués de la Porte. Grande fut dans l'in-
tervalle la rivalité entre les deux hospodars, chacun tenant a
Phonneur d'être porteur de la lettre. Stirbei ne s'était avisé
qu'a, la suite de l'initiative prise par le prince Ghica; son
nom fut porte le premier dans le texte de la lettre et le
second en fat le porteur; la vanité du prince Ghica n'en fut
pas toutefois complétement satisfaite. Dans son impatience
febrile, il était sur le point d'entrer en voiture, lorsque le
consul lui observa qu'il ne pouvait pas faire cette démarche
avant d'en avoir prévenu le ministére, ce qui était d'un cons-
tant usage en pareille occurrence. Le temps passait : le prince,
tout en expédiant la demande en autorisation, fit partir en
même temps la deputation. L'autorisation fut refusée caté-
goriquement ; on avait même prévu le cas oit le prince aurait
Ujà passé la frontiêre et des ordres avaient été donnés sur
la route de l'engager a rebrousser chemin; quant I la depu-
tation, elle fut accueillie froidement. A son retour, Georges
Ghica, qui en était le doyen, commença par divulguer cer-
taffies recommandations confidentielles, qui lui avaient été
faites par l'empereur, avant qu'il ne se flit présenté chez le
prince, qui en était l'unique destinataire. Celui-ci, contrarié
déjà par tout ce qui venait de se passer et peut-être par la
tendance memo des susdites recommandations, en éprouva
un vif déplaisir et ne voulut plus voir son oncle.
Au milieu de ces désagréments, le hideux procés de Ié-
purano donna lieu A, la découverte d'une bande de faussaires
qui avaient exploité depuis plusieurs années la bonne foi des
tribunaux et intervertil'ordre judiciaire dans plusieurs causes
importantes par Pexhibition de faux documents. Le prince
en fut vivement impressionné. Les scrupules de sa conscience
surexcités, son imagination effarouchée de la position qu'oc-
cupait auprés de lui Nicolas Canta, dont les relations in-
times avee Iépurano étaient généralement connues, lui cré-
?went des fantômes, auxquels la coincidence d'affections
morbifiques contribua aussi peut-être a prêter de la consis-

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tance. II est deplorable de devoir ajouter que quelques-uns
de ses pro ches, qui en voulaient particuliérement a Canta,
profitant de cette disposition de son esprit, l'excitaient jour-
nellement, en lui representant son ministre comme complice
du crime, et achevérent ainsi d'enflammer son imagination.
Souvent il me faisait appeler, pour me demander si je ne le
croyais pas compromis par suite de l'affaire des faussaires;
si Canta, se voyant impliqué subsidiairement dans l'accusa-
tion, ne se retrancherait pas derriere son nom etc. Au pre-
mier abord un pareil scrupule me surprit et je n'eus pas de
peine a le rassurer, mais la repetition frequente de la memo
scene et la preoccupation, qui se peignait sur sa figure, me
dévoilérent bientôt qu'il était dominé par une idee fine. Je
m'étonnais de le voir ne plus prêter la raoindre attention
aux affaires les plus sérieuses; il jetait a peine les yeux sur
ses correspondances privées qui l'intéressaient beaucoup or-
dinairement et les mettait de ate sans mot dire, pour re-
venir au sujet qui le préoccupait : j'étais frappe de tout cela
sans pourtant en soupgonner le fatal dénoilment. J'exhortais
ceux qui l'approchaient et principalement Grregoire Soutzo,
qui lui était attaché de cceur et d'ame et usait avec lui d'un
franc parler des plus intimes, de chercher toute occasion
pour le calmer et le faire revenir de ses idées sombres.
Enfin, le 26 janvier, je me rendis comme d'habitude a la
cour. Le prince, me dit-on, etait indispose. Je ne trouvai
dans l'antichambre que Gregoire Soutzo et Stefanaki Gre-
gorian; je remarquai de loin leur mine consternée et eus un
sinistre pressentiment. Ils me firent signe d'approcher et m'en-
gagerent a aller voir le prince. «Qu'y a-t-il?) demandai-je
avec empressement. «Allez le voir», me répondit-on. «Mais
encore dois-je etre prevenn de ce qui se passe; qu'est-il done
arriv03. Ils me firent alors entendre plutôt par des gestes
que par des paroles qua le prince divaguait. J'entrai chez
lui, en composant mon visage; il m'aborda avec épanche-
ment et se mit a me raconter une histoire, qu'il est inutile
de relater ici et par laquelle, combinant des faits et des pro-
pos qui n'avaient nulle analogic> entre eux, il s'Avertuait a
me prouver que ses ennemis avaient trouve le moyen de le
compromettre, en l'accusant de faux. Je m'efforgai de l'en

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dissuader, mais je m'apergus bientôt qu'en pareille occur-
rence le raisonnement était peine perdue. Je sortis le cceur
navré.
Ceux qui approchaient de plus pres le prince ne cessaient
de se concerter sur les mesures a prendre : la plus urgente
était d'aviser un gouvernement provisoire. Les yeux etaient
tournés sur moi pour la présidence du conseil, qui ne pou-
vait plus rester entre les mains de Nicolas Canta. De mon
côté, je ne songeais qu'à la gravité d'une responsabilité que
je n'etais nullement dispose a assumer, en acceptant dans
un pareil moment un poste, qui me répugnait par-dessus tout
autre et que je répudiai dans des circonstances beaucoup
moins défavorables.
L'état du prince s'aggrava d'heure en heure. Le soir du
memo jour je fus appelé chez lui : il &all au lit, entouré de
sa famine, qui possedait seule encore le secret du fatal in-
cident. Il me remit le claret de ma nomination au departe-
ment de l'intérieur, en nf exhortant it l'accepter; ii y adjoignit
im office, par lequel ii confiait provisoirement, pour camp
de maladie, les reties du gouvernement au conseil, sous ma
présid.ence. J'hésitai, les personnes présentes me conjurérent
de ceder a la nécessité, vu qu'il n'y avait pas d'autre issue
possible; l'aga Gregoire Soutzo fut en même temps chargé
de demander a Canta sa demission. L'intérêt du service et
celui du prince réclamaient de moi ce nouveau sacrifice, et je
le fis. Les divagations du malade avaient pris dans cet in-
tervalle une teinte plus sombre et une plus grande intensité.
Les scenes de folie dont il m'est arrive d'être témoin sur-
tout lorsque la personne qui en était l'objet me touchait par
un rapport quelconque m'ont toujours produit une pro-
fonde impression, signalée par un sentiment combine de dou-
leur et de stupefaction, qui me pétrifiait.
Je laissai le prince et me rendis chez M. Giers, consul de
Russie, pour le prévenir de ce qui se passait. Je le trouvai,
sans m'en douter, au milieu d'une nombreuse société entou-
rant une cantatrice, qui chantait en s'accompagnant du piano.
Ma contenance se ressentit sans doute de cette brusque tran-
sition d'une scene lugubre it une scene de gaité pour laquelle
je n'avais pas été prepare. M. Giers m'aborda pour m'engager
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a me réunir A, la sociéte; je Jai fis signe de passer dans
son cabinet. line fois lk, tout en se mettant en (ley@ d'al-
lumer la bougie : Qu'y a-t-il? me dit-il, vous m'effrayez!)
ell y a de quoi), lui répondis-je, et je le mis au fait de
l'événement. En rentrant chez moi vers minuit, je trouvai le
valet de chambre du prince, qui m'attendait pour m'inviter
a me rendre auprés de lui. (Qu'y a-t-il encore?) lui deman-
dai-je. ell a été, dit-il, jusqu'i present en conversation
avec Alexandre Morouzi et il vient de me charger de venir
vous chercher.e --J'ai cru inutile d'obtempérer a cette lubie.
Le lendemain Morouzi me raconta que le prince, apres l'avoir
entretenu pendant trois heures, cherchant it combiner avec
lui des ideas incohérentes auxquelles II rattachait le principe
de sa maladie, avait cru convenable de me consulter aussi,
pour trouver la solution du probléme qui le tourmentait.
Morouzi, de son côté, se saisissant de cette échappatoire, ne
manqua pas de l'engager a s'en rapporter a moi.
J'appris le lendemain que, pendant la nuit, l'exaltation du
malade ayant augmenté, il essaya d'attenter a ses jours, en
se faisant des blessures avec les ciseaux qu'il avait trouvés
sur son bureau en passant dans son cabinet sous le prétexte
d'y chercher des papiers.

XLIV.

Je pris possession de mon ministere, mais le trouble de


mon esprit ne me laissait aucune quietude pour le travail.
Cependant la nature de la maladie du prince n'a pu 'etre
tellement cachée qu'elle ne filt divulguée des le troisieme
jour. J'ai su que des particuliers avaient déjà expédie des
estafettes a Constantinople, pour en informer la Porte, en
exagérant sans doute les circonstances de l'événement; de son
016, le consul de Russia avait dil en prévenir l'ambassade;
le gouvernement seul n'avait pris aucune mesure pour no-
tifier l'incident a qui de droit. Je craignais non seulement
qu'on ne nous imputht cette omission comme un manque-

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195
ment a nos devoirs, mais que la Porte n'adoptat, sur des avis
indirects, des decisions désavantageuses pour le prince et
pour le pays. Je fis part de mes scrupules a quelques-uns de
mes collegues, en leur demandant s'ils ne croyaient pas né-
cessaire de faire signer par les médecins une relation telle
que nous la jugerions convenable et de l'envoyer a Constan-
tinople, afin de prévenir l'initiative a cet égard de la Porte.
J'eus lieu de remarquer que cet avis, tout de precaution et
de prévoyance, inspira dans l'esprit méfiant ou malveillant
d'un de mes collégues des soupgons, qu'il fit partager au. fils
du prince; je dis soupgons, malgré ma conviction que ce fut
plutet une occasion gull saisit, d'apres sa constante habi-
tude, de me rendre suspect et de me desservir. Nonobstant
cette remarque, je voulus en avoir le cceur net et je convo-
quai le conseil, decide d'avance a. ne pas insister des la pre-
miere objection. C'est ce qui eut lieu effectivement. Le même
collégue dont je viens de parlor me proposa alors de me
charger, comme president du conseil, du soin d'avertir le
prince Vogoridés : je sentis le piége et je refusai categorique-
ment.
Deux jours plus tard, ayant pu constater que Paffection
du prince, des qu'elle se fut relachée de son premier pa-
roxysme, n'embrassait plus qu'un ordre d'idées qui n'ex-
cluaient pas le bon sens pour le reste, je rédigeai un rapport
succinct de sa part a la Porte, pour l'informer quo, les méde-
cins lui ayant conseillé quelques jours de repos a la cam-
pagne, il venait de charger provisoirement le conseil de
l'administration du pays. Je lui en donnai lecture et lui pro-
posai de Pecrire. Le prince ne faisait durant sa maladie au.-
cune objection a tout ce qu'on exigeait de lui. eFaut-il que
je Pécrive de ma propre main?> me demanda-t-il. eCela
vaudra mieuxz, lui dis-je. Je dictai et, a ma grande sur-
prise, il écrivit correctement et signa le rapport. J'en fis
prendre connaissance it sa famille et en confiai l'expédition
a son fils.
L'état physique du prince s'etant ameliore dans cet inter-
valle, le jour de son depart a la campagne avait &é fine.
Quelques membres de sa famille, qui en étaient arrives a sus-
pecter tout le monde, ne cessaient maladroitement de declarer
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qu'il était tout h fait rétabli et, pour le mettre le moins possible
en contact avec des tiers, ils l'avaient quasi séquestré; mais
cela n'empêchait pas qua son kat moral ne flit apprécié par
plusieurs personnes qu'il faisait appeler auprés de lui. Quant
a moi, en consideration de ses désagréables suspicions, j'évi-
tai pendant quelques jonrs de le voir et, toutes les fois qua
je m'y trouvais engage, je ne le faisais qn'en presence de
sa sceur et de l'un de ses fils. Au moment de son depart, il
me fit appeler et, dans un entretien qui dura une heure, il
s'ingénia a me prouver la justesse de ses convictions, en ré-
capitulant tout ce que, depuis sa maladie, son imagination
avait créé de paradoxes. Son argumentation était d'une lo-
gigue effrayante. Je me taisais : j'étais au supplice. Ses fils,
soupçonnant que cet entretien prolongé donnait un démenti
h, leurs assertions, venaient souvent l'interrompre, pour dire
a leur pére que la voiture était prête; mais il les faisait sortir
et refermait la porte, en disant qu'il n'avait pas encore ter-
min& D. raconta plus tard h. son gendre que, dans ce dernier
entretien qu'il eut avec moi, il m'avait complétement per-
suadé et que je n'eus rien h. répliquer.
J'avais tout lieu de croire la maladie du prince incurable
ou du moins d'une durée dont on ne saurait prévoir le terme;
j'étais convaincu qua son salut n'était plus compatible avec
l'exercice du pouvoir et que le vceu de ceux qui s'intéressaient
sincèrement a sa sauté devait consister a l'en séparer, afin
d'effacer de son esprit toutes les idées sombres qui s'y ratta-
chaient. Je ne communiquai neanmoins ma conviction qu'à
son gendre Mavrocordato, qui la partageait entièrement.
Dans mes entretiens avec le prince, il lui arriva souvent de
me demander, comme par inspiration, s'il ne ferait pas bien
d'envoyer sa démission a la Porte; un mot d'encouragement
de ma part aurait été suivi d'un effet immediat, mais je n'eus
garde de le prononcer, ce mot, qui aurait soulevé contre moi
le ressentiment de sa famille. Je n'ignorais pas qu'on me
prêtait des idées d'ambition, qui ne germèrent jamais dans
mon esprit, comme il sera prouvé par les faits, mais que
quelques malveillants se plaisaient h propager, ne flit-ce que
pour me rendre suspect et m'exposer aux traits de l' envie.
Quelques jours après le depart du prince, je rencontrai

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19 7

chez M. Giers le vestiar tenant un paquet qui m'était adresse


de Constantinople. Je l'ouvris : ii renfermait deux ordon-
nances de la Porte. La premiere avait pour but de soumettre
le prince a une consultation médicale, dont le resultat offi-
ciel devait 'etre sans délai expédié k Constantinople.
Quelques personnes, toujours les mêmes, cherchèrent plus
tard a trouver entre ma motion primitive et la decision de
. la Porte une coincidence d'idées suspectes, l ot ii n'y eut
réellement que prevision de ma part. La seconde ordon-
nance contenait quelques instructions banales cur la marche
de l'administration. Ces pieces étaient accompagnées de deux
lettres du prince Vogoridés, l'une officielle, l'autre privee.
Je les parcourus des yeux I la hate : la lettre officielle m'in-
vitait, d'apres la volonté expresse de la Porte, I convoquer
le haut clerge et les principaux boyards, pour leur donner
lecture des decisions contenues dans les ordonnances et I
m'y conformer en tout point. Sentant toute la gravité, non
seulemeut de l'application, mais de la simple divulgation
d'une pareille mesure, je cachai adroitement cette lettre et
donnai lecture de l'autre en presence du vestiar. Quand ce
dernier eut quitté la chambre, je fis part k M. Giers de ce
qu'on exigeait : cVous avez fort bien fait, me dit-il, de ne
pas en parler.) Je convoquai done simplement le conseil et,
comme dans l'intervalle l'état du prince s'etait améliore d'une
maniere inespérée, nous résolfimes de répondre gull se trou-
vait dejà retabli, que sous peu de jours ii allait reprendre
les relies du gouvernement et que dans cet état des choses
ii était impossible, aussi bien que superflu, de le soumettre
I une consultation.
Ma position exigeait l'attention la plus scrupuleuse a
m'acquitter de mes devoirs. S'il avait été dans mes inten-
tions de desservir le prince, il n'aurait tenu alors qu'a moi
de le faire; mais ma conduite donna un constant démenti
aux soupçons qu'un ou deux intrigants avaient pris I tiche
de faire planer sur moi. Je n'ai pas cherché I en tirer va-
nité, puisque plusieurs circonstances, dans lesquelles je n'ai
fait que suivre l'impulsion de ma conscience, n'ayant pas
en un caractère ostensible, sont en grande partie ignorées
jusqu'aujourd'hui de tout le monde.

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198
D6s le commencement de mars, M. Giers, m'ayant fait
prier de passer chez lui, me fit part très confidentiellement
d'une dépêche ministérielle, qui lui enjoignait de se rendre
auprès du prince et de l'engager a signer un décret par le-
quel il remettrait la lieutenance de la prineipauté a un des
membres du conseil; mais si le prince, y était-il dit, ne se
trouvait pas en état de recevoir une communication de cette
nature, le conseil devait en prévenir sans dêlai la mission
de Constantinople, qui était munie d'instructions a cet effet.
«Vous êtes done lieutenant, ajouta M. Giers, vous vous trou-
vez heureusement presider le conseil et il n'est personne
de plus apte a une pareille charge dans de pareilles cir-
constances.» «Impossible, lui dis-je. Vous ne sauriez
mettre a execution cette decision de votre cabinet.) «Mais
elle est positive et ne laisse aueune latitude a mon appré-
ciation, et en pareil cas c'est encourir une grave responsa-
bilité que de dévier le moins du monde des ordres qui nous
sont transmis.) «C'est égal, vous devez prendre sur vous
d'en dévier cette fois; ne voyez-vous pas que la decision du
ministere est basée sur vos rapports primitifs, qu'on suppo-
Bait le prince gravement malade, jusqu'à admettre le cas on
il ne lui serait memo pas possible de recevoir votre commu-
nication? Le cm n'est plus tel; la sante du prince s'est
améliorée, au point de garantir dans un terme prochain sa
complete guérison. Comment irez-vous lui proposer d'instituer
une lieutenance, au moment on il ne pense peut-être qu'à re-
prendre le pouvoir?) M. Giers, qui jugeait du reste la
question comme moi, mais qui avait besoin d'être encourage
pour surmonler ses scrupules, n'eut pas de peine a ceder a
mes observations et, afin de se conformer en quelque sorte
a la teneur de ses instructions, il se rendit incontinent a
Harpasesti, decide néanmoins d'avance a ne pas les exe-
cuter litteralement. Il fit son rapport en consequence, non
sans 'etre en butte a de grandes apprehensions. Le ministere
lid sut gre plus tard d'avoir appréein les circonstances con-
venablement.

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XLV.

Des que l'amelioration de la sante du prince eut fait entre-


voir la probabilité de son retour au pouvoir, les visites
Harpasesti devinrent trés fréquentes. Mes occupations no
me permirent pas d'en agir de mettle, mais ayant su que le
prince m'en faisait in reproche, je me rendis un jour aupres
de lui. Son accueil fut loin d'être conforme a mon attente;
il me témoigna de la froideur et j'eus lieu de m'apercevoir
qu'il avait été travaille par ceux qui m'avaient devance.
Chacun comprendra que j'entends parler particulièrement
de Basile Ghica, qui avait un intérêt eminent a rompre mes
relations franches et intimes avec le prince. Ces basses in-
trigues, partant d'un coeur déloyal et d'un esprit malicieux,
ne m'ont jamais inspire qu'un profond mépris; l'estime que
les gens de bien m'ont toujours témoignée a été la seule sa-
tisfaction que j'en tirais.
Quelques jours plus tard, le prince rentra a Iassi et re-
prit les fêtes du gouvernement. 11 n'était pas pourtant dif-
ficile de s'apercevoir que les reves qu'il s'était eras pendant
sa maladie on les soupcons qu'on lui avait inspires s'étaient
transformés dans son esprit en ideas fixes, qui resterent
comme des traces ineffaçables d'un mal qui avait disparu.
J'avais servi le prince Ghica avec tout le zéle et la fidélité
qu'une certaine affinité de vues et une solidarité morale
établie entre nous des le debut m'avaient inspires. Mon
amour-propre était flatte lorsqu'il lui arrivait d'obtenir des
succes, ses peines et ses embarras étaient les miens; je
m'identifiai en un mot a ses destinées. An fait de ses pensées
les plus intimes, par la confiance qu'il avait eue en moi et
qui s'était corroborée dans la direction dont j'étais charge
de sa correspondance privée, je devais jouir de son estime
par une discretion a toute épreuve, une abnegation exempte
de toute arrière-pensée et un soin étudie a ne lui etre jamais
a charge par des mediations et des sollicitations importtmes.
Dans ses plus graves embarras, le prince, ainsi gull a &é

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dit, avait coutume de convoquer :Line espece de conseil privé,
qui se composait du vieux Mavrocordato, du fils de ce der-
nier, qui était son gendre, de mon &ere et de moi. La
question a l'ordre du jour longuement debattue arrivait ton-
jours a une conclusion satisfaisante. Le prince professait en
outre une opinion trés favorable de M. Alexandre Morouzi
et avait souvent recours a sea avis. Eh bien! ce furent pre-
cisément ces intimes qu'il suspecta, qu'il écarta sans remis-
sion depuis son retour de Harpasesti. Etait- ce un effet
direct de la disposition de ses facultés intellectuelles dont
les exemples sont frequents, ou bien une consequence d'in-
sinuations intéressées, qui avaient enraciné dans son esprit
des idées fixes indélebiles? II est de fait qu'on avait senile
sur un sol tout prepare pour nourrir les grains de la zizanie.
Pour ma part, bien que continuant mon service auprés de lui,
je ne pouvais me faire illusion sur ses sentiments reels, qui
se trahissaient par une defiance évidente. Cette situation me
rebutait d'autant plus que je me sentais exempt de tout re-
proche et gull ma été impossible d'obtenir jusqu'à la fin
de sa part une explication, que j'ai provoquée a plusieurs
reprises. Il paraissait éviter soigneusement de heurter ses
convictions contre la raison, mais ses predilections, comme
ses répugnances, ne pouvaient plus etre justifiées; il subissait
la contrainte de sea idées fixes et, comme un enfant dispose
I s'émanciper, plus il se méfiait de ses forces, plus il en fai-
salt parade, se vantant souvent d'avoir d'heureuses inspi-
rations, de prévoir a coup star des événements hors de sa
portée et imposant silence a toute observation; dans la plu-
part des cas, il lui arrivait d'interrompre son interlocuteur
le plus familier, en lui disant gull n'avait pas besoin de con-
seil et qu'on ne devait pas contrarier son jugement, qui lui
avait toujours réussi.
Il ne consultait deja plus personne sur les plans de con-
duite et souffrait impatiemment la controverse. C'est ainsi
que, prévenu, avec raison d'ailleurs, contre son agent, le
prince Vogoridés, I qui l'éventualité d'un remaniement du
hospodarat avait suggéré quelques démarches prématurées
de precaution, il expédia I Constantinople M. Argentis,
charge de la mission de provoquer la déchéance du premier

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201
et flatté de l'espoir de lui succéder. La tentative était in-
opportune, impolitique et impraticable. A part les motifs
personnels qui animaient alors le prince Ghica contre son
agent, la mission de celui-ci a éte, a juste titre, considérée,
dè l'origine, comme calamiteuse pour la Moldavie; mais les
circonstances du moment donnaient a Vogoridès une force
de position inebranlable. Combien de fois le prince n'a-t-il
pas voulu brusquer le déndiment par des démarches incon-
sidérées, que j'eus toutes les peines du monde a empêcherl
cNe vous faites pas illusion, lui disais-je, II n'est point en
votre pouvoir de remplacer Vogoridés; ce n'est pas vous
qui l'avez nommé, c'est la Porte, et ce n'est point en ce mo-
ment que le ministère ottoman voudra on pourra même
froisser les intérêts d'un homme, qui lui est utile et qui est
puissamment protégé par ceux dont la Turquie attend son
saint. Mais admettons même, ajoutai-je, que vous ayez reussi;
qu'en. adviendra-t-il? Vogoridés, qui, comme votre agent, est
malgré tout tenu a. nne certaine reserve, une fois libre dans
sea allures, sera votre ennemi declare et il n'y aura ni Ar-
gentis, ni tout autre a sa place, qui pourront jamais lui tenir
tête et empêcher les mauvais effets de ses démarches hostiles.),
Le fait est que la mission d'Argentis a été, comme on pou-
vait s'y attendre, tout a fait infructueuse.
Au milieu de pareils elements, on congoit bien ma hate
de quitter le ministère de l'intérieur, que j'avais accepte
contre mon gre et pour lequel je n'ai jamais en de predi-
lection, malgré l'honneur qui y est attaché. Aussitôt aprés
la rentrée du prince, je lui demandai instamment d'aviser a.
mon remplacement; le cercle des candidata était fort restreint
et n'offrait que des individualités entachées de défauts diri-
manta : force fut de recourir encore a. Constantin Stourdza.
En quittant le ministére de Pintérieur, que j'avais gdré
pendant pres de trois mois, je fus chargé de celui du culte et
de l'instruction publique, qui réclamait plus que jamais une
direction réparatrice. Ce que j'ai pu faire dans le court espace
de ma gestion est constaté par les actes officiels.

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202

XLVI.

Mais bientôt une preoccupation, qui devait dominer toutes


les petites questions de l'intérieur, vint changer le cours des
idées et annoncer une nouvelle phase dans les destinées de
la Moldavie. Les troupes russes franchirent le Pruth le
21 juin 1853.
L' occupation des principaut6s avait 6t6 accompagn6e d'une
communication confidentielle et réservée, que M. Khaltchinski
avait adressée aux hospodars pour les inviter A cesser leurs
relations avec la Porte et A discontinuer l'envoi du tribut.
Le prince me charges. de suite de référer cette communi-
cation A la Porte. Prévoyant qu'elle serait suivie de repré-
sailles, je fis remarquer au prince s'il ne vaudrait pas mieux
garder le silence, attendu que, le trimestre du tribut venant
d'être expédié, on aurait devant soi trois mois, pendant les-
quels les positions se dessineraient A coup stir. (C'est par-
faitement juste, me dit-il, mais Stirbei peut avoir (HA pl.&
venu la Porte et l'on m'en voudra de mon silenced> Je n'eus
rien A objecter A cette observation, mais par acquit de cons-
cience j'appellai l'attention du prince sur le caractére ré-
serve et confidentiel de la communication. La lettre a Réchid
Pacha eut également la rubrique de confidentielle, ce qui
n'empêcha pas qu'elle fut publiée plus tard dans le Journal
de Constantinople. On conçoit d'ailleurs facilement que l'ob-
jet même de la susdite communication n'était pas de sa nature
confidentielle, le prince ne pouvant pas de son chef refuser
le tribut A la Porte. Dans quel esprit done une pareille in-
vitation avait-elle 6t6 faite? Ce n'est pas la premiere fois
que la Russie a mis ainsi, par des demi-mesures, les hospodars
dans les plus grands embarras et engage leur responsabilit6
dans des questions qu'elle ne voulait pas se charger de 1'6-
soudre ostensiblement. Cette fois- ci elle a eu évidemment
l'intention de les compromettre vis-à-vis de la Porte, on de
rendre leur position insoutenable.

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203

Le rappel des hospodars suivit en effet de pres l'avis de


l'incident susmentionné. Grand fut l'embarras du prince :
presque tons ceux qui l'entouraient lui conseillaient de rester,
les Russes le laissaient libre d'opter sur le parti a prendre.
Cependant la decision dependait en grande partie de la de-
termination de son collegue de Valachie, car il était résolu
de l'imiter, si Stirbei prenait le parti de quitter le pays. Il
expédia courrier sur courrier a Bucarest et, n'obtenant pas
une reponse positive a son gre, II y envoya Mavrojéni pour
s'entendre direetement avec Stirbei et s'éclairer suffisam-
ment sur la question.
Dans cet intervalle ii eut l'idée de provoquer des adresses,
qui l'engageait de la part du pays a ne pas quitter son poste
dans les circonstances difficiles du moment et, se décidant
des lors a rester, il expédia les adresses a Constantinople.
Stirbei en agit de memo de son cété, sans avoir eu recours
l'expédient de la manifestation employee chez nous. On
espérait, avec raison, que ce moyen dilatoire ferait eluder
les effete des menaces contenues dans l'ordre du rappel et,
qu'en attendant, la question de la paix on de la guerre vien-
drait donner une solution definitive a l'incertitude oü l'on se
tronvait.
Mavrojéni s'étant trouve a Bucarest pendant que le prince
recevait les adresses des municipalités, s'est ressenti de la
mauvaise humour que cette démarche avait produite sur
l'esprit de Khaltchinski et de Gortschakoff; ils avaient hate
apparemment de se débarrasser des hospodars par une ma-
nceuvre qui ne pouvait etre attribuée a leur initiative et ils
ne purent maltriser leur désappointement d'en avoir perdu
l'occasion. A Pétersbourg cependant on en jugea tout autre-
ment, en apparence du moins. Ce n'est pas la premiere fois
d'ailleurs que les opinions de Khaltchinski y ont été &sap-
prouvées. Dans la circonstance, présente, ii n'y avait pas
seulement défaut de penetration, mais maladresse d'en vou-
loir au prince de ce qu'il a eu recours a un moyen innocent
pour pallier son refus vis-à-vis de la Porte. La Russie n'avait
pas voulu prendre sur elle ni d'empêcher les hospodars de
quitter le pays, ni de les engager a y rester. Aussi, devant
un fait accompli, le cabinet russe crut-il conforme h, sa

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politique de manifester son approbation des &marches ten-
tees par les princes pour motiver leur determination.
J'étais intéresse a connaitre d'avance la decision que pren-
drait le prince dans l'éventualité, qui paraissait certaine, de
la repetition de l'ordre de son rappel on de sa revocation.
Je le questionnai et le trouvai tranquille, comme un homme
qui avait pris son parti. Appréciant judicieusement sa po-
sition, entre deux forces contraires qui l'attiraient en Bens
oppose, il ne se dissimulait pas qu'il était dans le cas de se
sacrifier pour l'un ou pour l'autre des antagonistes. Réduite a
ce point de vue, la question n'etait plus qu'une affaire de cal-
cul. Lord Palmerston n'a pas mieux fait. B. a dit, avec toute
rofficialité d'un premier mhiistre de la Grande Bretagne :
«Notre commerce avec la Russie nous rapporte 4, avec la
Turquie il nous rapporte 5 ; difference d'un 5nae en faveur
de cette dernière; done, la Turquie doit etre maintenue avant
tout. Passe encore pour cette raison d'Rat mercantile, mais
il ajouta : «Done, la Turquie malgre ses elements de dis-
solution, sa religion antisociale, ses principes exclusifs, ses
mceurs sauvages, les vices et l'instabilité de ses institutions,
etc. est une nation civilisée et civilisatrice; les Grecs
avec la supériorité de leur nombre, de leur instruction, avec
leur industrie, leur civilisation, leurs mceurs chrétiennes sont
des barbares.s. Le raisonnement du prince, tout aussi inté-
resse, est loin toutefois d'être aussi absurde. «Pourquoi me
sacrifierais-je, dit-il, pour la Turquie, qui me sacrifie de gaffe
de cceur aprés tons les services que je lui ai rendus, et quelle
sera ma perspective du lendemain, lorsque Réchid, le seul
bienveilant pour moi entre tons les Tures, me paie de cette
maniere ? En sacrifiant ma position pour complaire a la Russie,
j'ai du mins en vue les cent families ruinées par le fait des
Tures et qui ont trouve en Russie un asile, de l'assistance et
des secours qui se perpétuent. D'ailleurs, oii le différend se
terminera par la paix, et il y aura une chance pour mon main-
tien, on par la guerre, et je serais a la merci des Russes.
J'attends done de pied ferme ma revocation et, dans ce cas
comme les droits de la puissance protectrice sont en jeu, j'en
référerai au ministére rune, qui prendra fait et cause pour
moi et se chargera de ma defense en vertu de sea traités, de

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205
maniere que mon individualité se trouvera absorbée par la
question politique et ma responsabilité dégagée. Si l'on se
borne a reitérer l'ordre du rappel, le cas sera plus difficile,
puisqu'il me regarde directement; mais, dans ce cas, je
prendrai le parti de me taire, et mon silence sera nécessaire-
ment suivi de ma revocation, a moins que la temporisation
qui en résultera n'amene une meifleure issue.) Le prince,
comme on le voit, partageait aussi le défaut presque com-
mun, défaut qu'il reprocbait souvent aux autres, celui de
rapporter tout a soi, au point même de croire que la poli-
tique turque, qui était la politique européenne, devait se
plier a ses convenances et le ménager en presence des grands
intérêts qui faisaient loi.
Quelques jours plus tard, le prince recut de Réchid une
lettre qui semblait donner une issue temporaire a la question.
On avait voulu évidemment éviter les partis extremes dans
un moment qui approchait du deno-ament : on lui dit de
rester, pourvu qu'il filt libre de son action. Le tribut ne
devant etre payé qu'à la fin de septembre, nous gagnames
un répit d'environ quatre semaines.
Parmi les différentes éventualités qui occupaient les pen-
sees du prince, il y avait celle oil il lui serait impossible de
conserver sa position, si la guerre venait a etre déclarée.
Cependant la declaration de la guerre eut lieu vers la fin de
septembre, le tribut n'avait pas été envoye a la Porte, au-
cune communication de la part de cette dernière n'avait été
faite au prince en execution de ses menaces précédentes,
les consuls d'Angleterre et de Prance avaient cessé leurs
relations officielles avec le gouvernement; mais le prince
continuait tranquillement l'exercice de ses pouvoirs, comme
un homme résigné a tout événement.

XLVII.

Tel était retat des choses lorsque le prince Ourousoff,


aide-de-camp de l'empereur de Russie, arriva de Bucarest,
le 12 octobre, pour proposer au prince d'opter entre sa

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retraite et la continuation de ses pouvoirs sous certaines
conditions, qui avaient principalement pour base une surveil-
lance plus prononcee dans les affaires de la part des autorites
russes. Cette proposition n'etait rien moins qu'un conge voile
sous des dehors diplomatiques. Le prince declara sans hesi-
ter qu'il optait pour la retraite, parti que son collegue de
Valachie avait dejk pris de son cede; mais cette determina-
tion, quoique preparée de longue date dans son esprit, ne
laissa pas de l'affecter sensiblement. 11 est vrai qu'il quittait
pauvre le pouvoir et que l'impossibilite de remunerer par
quelques gratifications ceux qui l'avaient servi contribuait
aussi a Paffliger. A part cela, l'abandon de l'autorit6, qui
offre toujours des attraits it ceux qui l'ont exercee plus on
moins longtemps, l'idee de n'avoir pu realiser les ameliora-
tions dont il ruminait sans cesse les projets malgre le de-
notiment des finances, concouraient it mettre sa resignation
it une smells épreuve dans les derniers moments de sa re-
traite.
C'est le 18 octobre gull fit officiellement part au conseil
de la determination qu'il avait prise, en remettant entre les
mains du president l'office par lequel ii resignait ses pou-
voirs : cette scene fut attendrissante pour toutes les personnes
qui y assistaient. Gregoire Ghica, malgre ses travers, que sa
derniere maladie avait surtout contribue it rendre plus sail-
lants, kali aime pour les penchants de son cceur. A le juger
comme prince, on ne saurait lui refuser des qualites rares
et de premiere importance pour un chef d'etat en Moldavie.
Anime d'intentions loyales, d'un fond de probit6 inaccessible
it toute seduction, aspirant instinctivement apres les amelio-
rations, le prince Ghica a rendu ces bonnes qualites presque
illusoires pour le pays, puisqu'il n'a sit ni les inspirer aux
organes du pouvoir, ni en faire profiter ses administres; ii
n'a jamais su tenir la haute main a l'execution des regle-
ments, ni approfondir les details de Padministration. Au lieu
de Bonder les plaies qui paralysaient son bon vouloir et de
chercher it y appliquer le remede convenable, il se laissait
aller an decouragement et aux recriminations et se résignait
avec une indifference de plus en plus marquee au progres
du mal.

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207
Il avait en outre le défaut de placer souvent sa volonté
au-dessus de la loi. Ses decisions, empreintes quelquefois
d'arbitraire ou de passion, étaient maintenues avec obstina-
tion contre les observations qu'on se permettait de lui faire;
il se pratait néanmoins volontiers et sans trop de réflexion
aux obsessions de ceux qui avaient le courage on l'intérêt
d'abuser de sa bonté, pourvu qu'ils fussent en grace aupres
de lui. Tout cela accusait l'absence de tout plan de conduite
arrêté, le défaut d'initiative dans la marche des affaires, une
fluctuation dégradante dans les determinations, une pression
extralégale qui, se rattachant A un principe d'équite mal-
entendu, froissait les droits et les intérêts des parties et com-
promettait la marche régulière de la justice.
Depuis sa maladie, le défaut d'énergie du prince se trouva
compliqué par un reste d'idées fixes et par une versatilité
de politique, qui n'était assajettie A aucun système défini,
mais uniquement aux predilections ou aux repugnances du
moment. Gregoire Ghica a subi de tout temps l'influence de
la personne dont il s'est trouvé entiché. Jamais cette in-
fluence ne fut si dominante et ne lui fit plus de tort que de-
pais son retour de Harpasesti. Elle a pa Be maintenir et
s'accroitre progressivement par le talent infatigable de celui
qui l'exerçait et par son assiduité A circonvenir le prince, a
flatter ses penchants, a le prédisposer en sa faveur et A lui
rendre suspects ceux qui seals auraient pu contrebalancer
son ascendant ou faire entendre des vérités prejudiciables.
Aussi les torts du favori trouvaient-ils toujours le prince in-
crédule on prompt A les excuser; les graces, les faveurs et
la confiance n'étaient que pour lui. Avec un pareil système,
on peat facilement s'expliquer pourquoi la corruption, un
moment arrêtée dans sa marche, prit de nouveau le dessus
et pourquoi, tout en avouant les bonnes intentions du prince
Ghica, tout le monde était sous l'empire du malaise et du
mécontentement.
Le prince Ghica quitta le pays le 22 octobre 1853, em-
portant la désaffection de la plupart des boyards et les re-
grets de quelques gens de bien et des membres de sa fa-
mine.
Après avoir supporté h grande peine et malgré moi le

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joug du service, je n'avais garde de m'engager dans une
nouvelle carrière, sous une administration plus exigeante et
au milieu de circonstances qui impliquaient une responsa-
bilité exceptionnelle et de durs devoirs a remplir.
Par consequent, des que je Ms la determination du prince
et je fus le premier a l'apprendre, je le suppliai de
m'accorder ma démission, afin de me trouver &gage vis-a-vis
du gouvernement qui allait lui succéder. D. y fit quelques
difficultés, pour la raison que d'autres pourraient suivre mon
exemple et gull ne saurait laisser l'administration du pays
desorganisée; je promis le secret et serrai dans ma poche
ma &mission acceptée, mais je ne pus quitter sur le champ
le service. Le gouvernement n'ayant pas encore &é institué,
on n'était pas en mesure de me remplacer. J'ai dft attendre
l'arrivée du general Budberg, qui se prolongea plus que je
ne l'avais espéré, et ce ne fut qu'environ quatre mois plus
tard que je pus me débarrasser et prendre un passe-port
pour l'étranger, afin de gottter quelque repos et de prendre
soin de ma sante.
Dans cet intervalle, Sacken avait succéde a Ourousoff, en
qualité de president du conseil en Moldavie. Ni l'un ni l'autre
n'entendaient rien an maniement des affaires, mais Chiron-
soff, malgré la raideur de son caractére et de ses manieres,
malgré l'extravagance de ses fantaisies, témoignait d'un zéle
passionnel pour le service, examinait de prés tons les details
de l'administration et avait réussi même A produire quelques
heureuses reformes; l'autre, débonnaire, souple, mielleux,
ne faisait consister la science de l'administration qu'à pro-
poser des termes moyens là oil il fallait se livrer A la re-
cherche du bon droit, croyant ne mécontenter personne par
cette maniere ridicule. En general, le gouvernement russe
a fait preuve cette fois de fort peu d'aptitude et de talent.
Le mauvais choix des personnes a été d'autant plus sensible,
que l'instabilité de l'occupation des principautés et l'incerti-
tude du lendemain influerent constamment sur la marche des
affaires, en leur imprimant cette irresolution, qui se traduit
en tatonnements timides et infructueux.
Et maintenant que deux princes indigenes réglementaires
ont eu entre leurs mains, le premier pendant 15 ans, le

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209
second pendant 41/a, les destinees de la Moldavie et qu'ils
out laissé A, la posteritd le soin d'apprécier leurs actes, jetons
un dernier coup d'oeil sur leurs individualités et récapitulons,
au risque de nous répéter, le portrait de chacun.

XLVIII.

Michel Stourdza était done d'un esprit penetrant et délie,


d'une mémoire extraordinaire, d'une faconde facile et se-
duisante; possédant A un degré remarquable les langues
grecque et frangaise, il était A la hauteur des connaissances
de son siècle et avait ainsi de quoi brfiler au contact du
monde. Ces dons naturels ou acquis avaient en lui leur re-
vers : ses vices prédominants étaient la ruse, la fausseté,
la mefiance, une argumentation la plus souvent sophistique,
un caractère petri d'égoIsme et dépourvu de tout sentiment
généreux. Ses qualités lui avaient assigné, avant même qu'il
ne flit prince, une place supérieure parmi ses compatriotes;
les talents administratifs qu'il deploya depuis son avenement
A la principauté ne firent que consacrer cette supériorité,
bien que ses penchants se fussent developpés considerable-
ment avec la pratique du pouvoir. Michel Stourdza était pa-
tient au travail, il ne precipitait jamais les affaires, il n'aban-
donnait jamais une question qu'il ne l'etit longuement me-
ditée, envisagée sons toutes ses phases et approfondie. Aussi
bon financier que legiste, il excellait dans la critique des de-
tails d'une combinaison fiscale, aussi bien que d'un incident
administratif ou judiciaire; il souffrait patiemment la contro-
verse, se plaisait h consulter les personnes qui lui inspiraient
de la confiance et se rendait sans difficulté a leurs raisons.
Michel Stourdza aurait fait un excellent prince, si ses
bonnes qualités n'avaient en, ainsi qu'il a &é dit, leur re-
vers, si elles n'étaient dominées et absorbées, pour ainsi
dire, par une cupidité sans frein. En se proposant pour but
l'accumulation des richesses, Michel Stourdia mit tous ses
talents au service de son intik* personnel et en fit autant
14

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210
d'instruments de mal. Son esprit naturel lui servit a s'inge-
nier sur les moyens de s'enrichir et a faire plier les lois et
les institutions sur le joug de sa passion dominante, ses
choix ne retombaient plus que sur ceux qui savaient servir
ses intérêts, ses faveurs n'étaient que le prix d'un aveugle
devouement. L'assemblée generale étant toujours a sa de-
votion, il ne négligea rien pour placer ses moindres notes
sous l'abri des formes. Lorsque l'interet lui dictait une de-
cision, ses qualités de légiste et d'administrateur ne lui ser-
vaient plus a défendre le droit, mais a entasser sophisme
sur sophisme pour mettre son interlocuteur de son avis.
Jouant le plus souvent la comédie, il finit par s'identifier
avec son role, an point que ceux même qui l'approchaient
de plus pl.& en arrivérent a se demander s'il croyait trom-
per les autres ou si c'était soi-même qu'il trompait; il avait
pris en dernier lieu toutes les allures d'un devot, mais la
sincerité de sa devotion trouva beaucoup d'incredules.
Le fait est qu'il accumula d'immenses richesses, en se fai-
sant alloner les excédants des finances, qu'il gerait avec
parcimonie et qu'il se gardait d'employer a des objets d'uti-
lité publique, en prélevant sa part sur les fermes de l'état,
en s'attribuant le revenu de l'exportation des céréales, en
trafiquant des places et des range, enfin ce qui fut une
source abondante de profits, comme aussi de mécontente-
ment en donnant dans les proces gain de cause au plus
offrant.
Quelle fut la part du pays qui avait ainsi contribué a
enrichir Michel Stourdza? Le discredit des institutions, la
desuetude des lois, une profonde demoralisation dans la so-
ciété, une defiance generale contre toute mesure proposée
par le gouvernement, un malaise et un mécontentement uni-
versel produit par des actes qui ont porte de rudes atteintes
aux fortunes privées et qui resteront dans les annales ju-
diciaires de la Moldavie comme autant de témoins de l'in-
justice la plus révoltante. Michel Stourdza a ete écrasé sous
le poids de l'or qu'il a amassé et de l'aniroadversion pu-
blique, ne laissant pour tout souvenir a sa patrie que l'in-
dignation des.gens de bien et quelques chaussées arrosées
par la sueur des paysans qui les ont confectionnées.

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Gregoire Ghica, en lui succédant, avait apporté en apa-
nage A la principauté des qualités toutes opposées. La loyautó
la plus pure, une conscience timorée, un désintéressement h
toute épreuve, l'abnégation de sea intérêts personnels, l'a-
mour du progres, l'équite poussée jusqu'au scrupule for-
maient le fond de son caractére. Sa fermeté dans ces principes
dégénérait quelquefois en entêtement, comme la conscience
de sa dignité personnelle degenérait en fierté; son esprit
n'était pas subtil, mais droit; ses connaissances n'étaient pas
&endues, ni sa locution fleurie, mais ii avait dans le rai-
sonnement la lucidité et la vigueur empruntees au sentiment
intuitif du juste. Avec cela, Gregoire Ghica avait, je ne dirai
pas comme on le pense gendralement, de l'impassibilité, mais
de la passivité dans le caractére. Bien qu'il se livrat it un
travail assidu, ii passait légérement sur des questions qui
méritaient un mar examen; d'une extreme impatience dans
les affaires, il les précipitait trop souvent avant d'avoir en
le temps de les approfondir; dans son ardeur pour les amé-
liorations ii s'occupait peu et des moyens d'exécution et de
la. maniere dont elles étaient exécutées; le choix des besoins
it satisfaire, comme celui des personnes, le trouvait le plus
souvent en défaut : le premier par precipitation et faute
d'étude suffisante sur la matiére, le second soit par manque
de discernement, soit par un sentiment outré de mépris, dans
lequel il enveloppait et assimilait tout le monde.
On l'accusait de faiblesse : sensible A ce reproche, ii ta-
chait de se disculper par une recrudescence d'activité dans
le travail ou de sévérité dans les repressions; mais la source
de ce défaut était antre part : elle résidait dans ce laisser-
aller qui tolérait des actes contraires a ses principes, dans
cette incurie des details, dans cette precipitation qui occa-
sionnait des faux-pas, dans cet abandon qui se pretait aux
instances du dernier venu et faisait varier les decisions les
plus importantes, dans cet engouement dont quelques indi-
vidus ont été successivement l'objet et qui l'aveuglait sur
leurs Wants ou sur leurs mefaits, enfin dans cette pureté
memo de conscience qui lui faisait souvent substituer l'équité
a la justice et qui, dans l'examen des affaires judiciaires,
produisait toujours une hesitation méticuleuse, qui portait de
14*

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graves atteintes a la forme et au droit. On devrait conclure
de ce qui precede a l'incapacité du prince Ghica, si ce n'était
plutôt une incurie apathique dans les details de l'administra-
tion qui cloche toujours, lorsque le chef de l'état n'y tient
pas la haute main.
II faut rendre aprés tout cette jistice au prince Ghica
qu'il rencontrait rarement ses principes dans les personnes
qu'il employait; aussi, se sentant mal apprécié, accusalt-il
tout le monde d'ingratitude et d'ineptie. Son caractère en
était aigri au point de lui faire envisager sa position sous
les couleurs les plus sombres et lui inspirer le désir de la
quitter. On salt a quoi conduisit ce travail intérieur d'une
conscience timorée, mais faible a la premiere impression,
qui surpassa ses forces mentales.
11 n'est pas sans intérêt de designer les points de contact
que les deux princes ont en entre eux, malgré le contraste si
frappant de lenr caraetere, de leurs qualités et de leurs
principes.
Michel Stourdza, avare, économe des deniers publics,
comme des siens propres, ne laissait aucun excédant an fisc,
puisqu'il se l'appropriait d'une manidre ou d'une autre;
Grégoire Ghica, prodigue du sien, comme de l'argent du fisc
et peu soucieux de la comptabilité, laissait le trésor a see
pour satisfaire son amour du bien.
Le premier écartait par repugnance les gens probes et
honnêtes, s'entourait d'instruments aveugles de ses volontés
et de complices de see méfaits, employait la faveur et la per-
secution pour recompenser les individus de sa predilection
et rebuter ses ennemis; le second ne s'occupait jamais du
choix des fonctionnaires : les sollicitations, les mediations
de see proches et la pitié determinaient le plus souvent de
mauvais choix; ii dédaignait la persecution et le ressort des
recompenses dtait brisé entre ses mains; ne se souciant pas
de discerner le mérite, II n'eut jamais de la spontaneite dans
les faveurs qu'il a accorddes, ni sentit le besoin d'encourager
ceux qui répondaient a ses intentions. Si l'un écartait le me-
rite par calcul, l'autre arrivait au memo résultat par défaut
de calcul.
L'un meprisait en général la société, puisqu'il la consi-

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derait comme Un troupeau de dupes propre a servir ses in-
térêts ; l'autre lui vouait le même mépris, puisqu'il la croyait
corrompue, incorrigible, inepte et incapable de répondre A
ses vues et d'apprécier le bien.
L'engouement pour quelques personnes chez l'un était
prémédité et froid : nes choyait taut qu'il sentait en avoir
besoin et les rebutait des qu'il n'avait plus de service a leur
demander; chez l'autre l'engouement était passionnel; l'un
tolérait sciemment les défauts et les méfaits des individus
de sa predilection, l'autre ne les apercevait pas ou n'y ajou-
tait pas foi jusqu'au moment oü, se rendant a l'évidence,
11 faisait peser toute sa désaffection sur la personne qu'il
avait comblée de sa faveur.
L'un et l'autre étaient crédules. La credulité avait sa base
dans la méfiance de l'un et dans la faiblesse de caractere de
l'autre. Ce sentiment emprnnta A la dernière maladie du
prince Ghica des proportions d'autant plus graves, gull
couvait ses impressions et ses soupçons et les dissimulait
soigneusement.
On accusa également les deux princes de faire trop in-
tervenir leurs volontés dans la marche des affaires et de
devier de la légalité. Le fait est que tons les deux ont été
entrain& a prendre des allures despotiques : l'un pour faire
plier les lois et les formes A ses intérêts, l'autre, puisqu'il
n'y regardait pas de pres et gull était prédomine par la
pensée qu'on n'avait pas besoin de recourir a la loi pour
faire ce qui est convenable. L'arbitraire chez Gregoire Ghica,
contrastant avec ses principes et ses intentions, avait nean-
moins sa source dans le fond memo de son caractere; chez
Michel Stourdza l'arbitraire avait dégénéré en tyrannie,
lorsque, irrité par l'opposition qui finit par avoir raison de
lui, ii revait l'extermination de l'aristocratie.
La postérité, qui oublie ce que le temps efface et ne se
souvient que de ce qui frappe ses Bens, tiendra compte au
prince Ghica de quelques réformes essentielles, de quelques
institutions humanitaires) qui resteront comme autant de
monuments d'un regne de quatre ans; elle ne gardera aucun
souvenir de Michel Stourdza, pourvu qu'une succession de
progrés réparateurs parvienne A cicatriser les plaies dont il

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214
a convert le pays; aucune action empreinte de quelque
grandeur ne marquera sa trace au trône de la Moldavie.

XLIX.

Si les circonstances qui motivèrent en 1853 la résigna-


tion des pouvoirs du prince Ghica ont emprunté aux événe-
ments de l'époque une importance exceptionnelle, celles qui
signalérent son régne aprés qu'il eut repris les rênes du
gouvernement de la Moldavie a son retour de Vienne ne
sont pas moins faites pour montrer son caractére et sa va-
leur. Je me bornerai a esquisser a grands traits les points
saillants qu'a offerts cette seconde période de son administra-
tion.
Le prince était rentré dans le pays une année aprés l'avoir
quitte, penétré d'enthousiasme pour le cabinet autrichien
qui avait soutenu sa reinstallation a la principauté, en memo
temps que plein de ressentiment et de haine contre les Russes
qui avaient &é cause de sa déchéance. Ses sentiments ne
puisaient leur raison d'être que dans son propre intérêt; on
y chercherait en vain un mobile loyal, un instinct patriotique.
Avec des intentions louables, comme il en faisait parade, le
prince Ghica aurait conserve un systeme de conduite cons&
quent et raisonné. Loin de la, Russe de mar et d'ame
lorsque la Porte avait décrété son rappel, il se dévoua de-
reehef a, la Turquie des que le general Ourousoff lui eilt
signifié la cessation de ses pouvoirs; mais a peine avait-il,
pour ainsi dire, rompu avec la Russie, qu'il lui adressa de
Vienne des sollicitations pour obtenir une indemnité ou une
pension. A son retour, ce sont la Turquie et l'Autriche qui
deviennent l'objet de ses affections et de son dévouement.
La conduite politique du prince Ghica n'a été done dictée
que par l'égoIsme; il en est de memo, comme on le verra
bientôt, de ses actes ulterieurs.
Pendant son séjour a Vienne, le prince s'étant mis en rap-
port avec les membres du ministere, avait la présomption

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215
de croire qu'il leur avait inculqué des idées dont ils ne se
doutaient nullement et trace la =rale a suivre dans leur
politique. 11 affirmait bien souvent que la guerre ne se ter-
minerait pas sans que la Crimée flit restituée a la Turquie, la
Bessarabie a la Moldavie, sans que la Pologne flit ravie it
la Russie et la Finlande donnée a la Suede. Ces résultats, ii
les considérait comme immanquables et prétendait avoir
contribué a les faire adopter comme base de la pacification.
Dans cette hallucination de son esprit, toutes ses pensées
s'étaient élevées au-dessus de la sphere d'action assignee
it un prince de Moldavie et les soins it donner it in marche
des affaires de l'intérieur ne furent plus qu'un accessoire
indigne de sa sollicitude. C'est là principalement ce qui ren-
dit son administration odieuse et lui attira dans les derniers
temps l'animadversion generale.
En reprenant les relies du gouvernement moldave, le
prince Ghica essaya d'un nouveau regime, en rapport avec
sa nouvelle politique : ii affecta de s'entourer des personnes
qui avaient témoigne le plus d'animosité contre la Russie et
ne recruta ses employes que dans les rangs de ce qu'il ap-
pelait la jeunesse; mais, d'apres ses habitudes de noncha-
lance et d'incurie, ii ne mit aucun discernement dans ses
choix : ii suffisait d'être imberbe, ii suffisait d'être imbu de
quelques doctrines libérales d'apparat, pour avoir droit aux
emplois publics; aussi a-t-on vu des jeunes gens encore mi-
neurs siéger dans les tribunaux, voire memo au conseil des
ministres. Le chef du département de la justice, assistant
un jour a line société oil II avait &é invite, vit passer prés
de lui un jeune homme dont les levres se couvraient it peine
du premier duvet; aprés l'avoir envisage avec complaisance :
«Quel est cet aimable enfant?» demanda-t-il it la personne
qui se tenait pres de lui et qui m'a rapporté l'aneedote.
Ayant appris le nom de la famille du jeune homme : ell a
trés bonne mine, s'est-il exclamé, que n'ai-je une quinzaine
de pareils individus pour en remplir les tribunaux!»
On pent juger d'apres cela, si l'administration et la justice,
confiées a des mains inhabiles, inexperimentées, guidées par
les passions inherentes au jeune age et par l'arrogance qui
accompagne souvent le manque de savoir-faire, pouvaient

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etre gerees a la satisfaction des administrés. Ajoutons a cela


que beaucoup de ces jeunes employes, ayant conserve dans
leur vie pubfique des habitudes de nonchalance empruntées
a la vie d'oisiveté qu'ils avaient menée jusque-la, habitudes
eneouragées par le peu de vigilance du gouvernement supé-
rieur, se distinguaient par un fond de paresse qui en réalité
mettait le maniement des affaires a la discretion des sub-
alternes. J'ai connu tel administrateur de district, qui, ache-
vant sa toilette a midi, passait sa journée a prendre des repas
joyeux ou a se promener et ses soirees au jeu et a la bom-
bance, ne s'occupant des affaires qu'en tant que ses employes
voulaient lui arracher une signature pendant son dejeuner.
J'en ai entendu tel autre, qui, place depuis plus d'un an a la
tete de l'administration d'un district, se vantait de n'y avoir
reside qu'un mois par intervalle et d'en avoir été absent le
reste du temps sans conge. L'incurie du gouvernernent etant
poussée a ce point, on pent se figurer la désorganisation que
devaient offrir dans leurs details toutes les branches de l'ad-
ministration.
Lorsque les clameurs et le mécontentement, qui devaient
succéder a cet kat des choses, devinrent unanimes et furent
partages par ceux-la même dont le prince s'était attache a
flatter les idées, ii rejeta our l'incapacité generale le pou de
fruit de ses tentatives. Enivre de la bonne opinion de soi-
memo, meprisant thus les conseils, ii ne pouvait jamais se
resoudre a mettre en doute son infaillibilité, mais ii acca-
blait de reproches ses compatriotes, en les accusant de ne
pas se trouver a la hauteur de ses vues, d'être en general
ineptes ou passionnés, de maniere qu'aucun choix et aucun
changement ne pouvait, d'apres lui, servir a améliorer la
situation. Aussi sa resignation au mal était-elle parfaite et
offrait-elle une image frappante de son caractére. Une dame
se plaignait un jour k lui, avec la chaleur qu'inspire le bon
droit, d'une injustice flagrante dont elle avait été la
victime par le fait d'un tribunal dans une action extrajudi-
claire; le prince en convenait. cMais, lui dit la dame, il
est étrange qua les autorités supérieures, tout en recon-
naissant l'illégalité, la laissent subsister IP A cela le prince
répliqua avec un sang-froid imperturbable : cV011E3 êtes

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trop bonne, Madame, de trouver encore quelque chose d'é-
trange
La paix ayant eté conclue, le prince vit approcher le terme
de ses pouvoirs, qu'il croyait devoir se prolonger par la con-
tinuation de la guerre. En butte aux symptômes d'un me-
contentement général, que la plupart des employ& eux-mêmes
ne pouvaient s'empêcher de partager, ii prit a tithe de flatter
les idées du parti qui était patronné par son entourage; il
mit tout en oeuvre pour s'attirer ainsi sa bonne opinion et
son concours et donner a la presse matière a exalter le pa-
triotisme dont il arborait les couleurs. Sa resistance aux ten-
dances que l'Autriche avait manifestées, son opposition aux
vues envahissantes de la Porte, les mesures libérales gull a
fait décréter par le divan lui assurèrent en partie le succés
qu'il s'était promis; mais le retentissement que ses actes ont
produit au loin perd beaucoup de sa valeur aux yeux de
ceux qui ont étudié de prês leur essence ou qui ont appro-
fondi leurs mobiles. Les mesures libérales se présentant con-
curremment avec les faits les plus arbitraires, out fait douter
qu'elles fussent exemptes d'un fond d'égoIsme, de vanité et
de soif de gloriole; quant a leur efficacité, elles laissent
beaucoup a desirer, Boit par le Want de maturité et de
discernement dont elles sont entachées, soit par la precipi-
tation avec laquelle elles ont été décrétées.
En proclamant la liberte de la presse par une loi repres-
sive des abus, mais rendue inefficace par la combinaison
défectueuse de ses dispositions, le prince se met en tête qu'il
lui faut pour complement un juri; ii demande en 24 heures
un projet sur cette matiere; on l'emprunte a la premiere le-
gislation qui tombe sone la main et on lui soumet un veri-
table chef-d'ceuvre de niaiserie et de ridicule, auquel II se
hate de donner suite; mais le conseil et le divan s'arrêtent
devant les impossibilités de l'application d'une mesure dont
les elements n'existent même pas dans le pays. J'en faisais
un jour l'observation a un des fils du prince, en lui repré-
sentant combien la question du juri était delicate, que ni les
mceurs actuelles, ni l'organisme social ne comportaient pas
une institution de cette nature introduite d'emblée et d'une
maniere subsidiaire, qu'enfin a la veille d'une organisation

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fondamentale, qui nous est inconnue, faire dAcréter les lois
organiques qui ne doivent découler que du principe qui pré-
sidera a, la constitution des pouvoirs, c'est commencer par
bathr les parties supérieures d'un edifice avant d'en avoir
pose les fondements. «Mon pére, me répondit mon interlocu-
teur, vent faire décrdter des lois aussi libérales que possible;
plus tard, j'en conviens, on sera force de les mitiger ou de
les rapporter et l'odieux en retombera sur son successeur.x.
La haine de rivalité que le prince avait you& a, Théodoritza
Balche, qu'il avait toujours considéré comme son competi-
teur, ne contribua pas médiocrement a le lancer dans le
système que son fils lui-même lui attribuait, des le moment
oit il put soupçonner que le choir du Camacam tomberait
sur la personne de celui qui avait osé se presenter comme
son concurrent. 4J'ai créé taut d'embarras a Theodoritza,
Balche, disait-il un jour a un de sea intimes, que je le défie
de se tirer d'affaire. ,
Sans vouloir atténuer ce qu'il pent y avoir de mérite dans
le fond de certains actes qui ont signalé les dernier temps
de l'administration du prince Ghica, comment croire apres
cela que tons ces actes n'aient été suggérés moins par con-
viction que par calcul, moins par amour du bien que par
ostentation!

L.

Les mêmes instincts dont il vient d'être pule, on les voit


presider aux relations du prince Ghica avec son collègue le
prince de Valachie. A Vienne, deans tons les deux et aspi-
rant a récupérer le pouvoir, ils étaient lies par une intimité
et une confiance mutuelle des plus édifiantes. Je dois rendre
a cet egard justice aux sentiments du prince Stirbei, qui ne
cessait d'insister sur la nécessité et les avantages d'une en-
tente cordiale entre les deux hospodars et sur la futilité qu'il
y avait dans la pretention de se faire valoir l'un aux dépens
de l'autre. Il m'avait pule longuement dans ce sena en 1862,

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219
pendant une entrevue qu'iI avait eue avec le prince Ghica
a Focsani; il me tint le memo langage A Vienne. Je l'assurai
que j'étais pénétré de la justesse de ses idees et que, s'il
ne tenait qu'à moi, elks ne cesseraient jamais de régler la
conduite du prince Ghica. II m'attribuait sur l'esprit de ce
dernier une influence que j'étais bien convaincu de ne pas
exercer; mes doutes, il les prenait pour de la modestie, tan-
dis que, de mon côté, par devoir autant que par délicatesse,
j'étais astreint A des réticences vis-à-vis de lui. Le fait est
qu'il suffit de bien peu de temps pour rendre les relations
entre les deux princes plus froides que jamais. Le prince
Ghica ne laissa echapper aucune occasion de faire croire A
la supériorité de ses vues, en insérant dans les journaux des
paralléles humiliants pour le prince Stirbei et en faisant re-
hausser son propre mérite aux dépens de celui de son col-
legue. A quoi tenait cette tactique? Purement A tine vanité
puerile.
Il en était de même de ses idees de progrés. Loin de dé-
couler d'un systeme raisonné d'utilité publique, elles ne vi-
saient qu'au clinquant et A l'effet de Ieur retentissement au
dehors. Des dispositions adoptées au hasard, sans liaison
entre elles, sans correlation avec les mceurs et l'état social,
sans etude préparatoire, surgissaient comma par surprise
avec une precipitation inodie, qui, A part l'inopportunite de
la plupart d'entre elles, a fait qu'elles pêchent dans leur
essence memo par des défectuosités, des lacunes ou des obs-
curités.
L'éclat qui se rattache a l'idée de l'émancipation de l'escla-
vage ne m'empêchera pas de critiquer la maniere dont cette
mesure a Re appliquée en Moldavie et d'y trouver toujours
les memos mobiles. L'affranchissement des Tziganes des
particuliers fut décrété un beau jour d'emblée, moyennant
la fixation d'une indemnité, i l'amortissement de laquelle on
avait espéré faire servir la capitation de ces mêmes Tziganes.
La hate, qu'on a eue d'appliquer cette disposition destinée
a illustrer le nom du prince Ghica, a été telle qu'on ne s'était
rendu compte ni du nombre des families auxquelles elle
devait s'appliquer, ni des moyens propres a subvenir a la
nouvelle charge imposée A l'état. Ces investigations ayant

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220
eu lieu apres coup, il advint que les différentes branches de
revenu affectées a l'indemnite ne suffisaient pas pour desser-
vir la moitié des rentes annuelles créées a cet effet et quo
le deficit de la vestiarie, s'élevant h sept ou huit millions,
se trouvait double par le capital de l'indemnité. Ii y a plus :
sur quatre a cinq mule familles de Tziganes, qui avaient ap-
partenu a des particuliers, je puis avancer, sans me tromper,
que les 3/5 étaient contents de leur sort; chez la plupart des
propriétaires les Tziganes agriculteurs avaient leurs champs
A Phistar des paysans libres et ne travailaient pas plus que
ces derniers et, qui plus est, ils ne partageaient aucune des
charges publiques auxquelles les paysans sont assujettis;
ceux attaches au service de la maison étaient entretenus et
rétribués souvent par leurs maitres. L'affranchissement subit,
ayant rompu tout lien entre le maitre et l'esclave, a laissé
un grand nombre de Tziganes dans le plus cruel embarras sur
leur position, le gouvernement ayant negligé de prévoir et
de régler du moins d'avance le sort de ces affranchis et le
moyen de les caser. Insouciants jusque-la de leurs destinées,
qui étaient a la charge du maitre, ils se virent d'un coup
soustraits a la solicitude, grey& d'impôts et de corvées et
livrés A la merci des autorités. J'en ai va beaucoup deman-
der A chaudes larmes A leurs ci-devant mitres de ne pas les
abandonner. II y en eut sans doute un grand nombre pour
qui l'affranchissement fut un veritable bienfait, mais dans
tons les cas je ne saurais aecorder qu'une mesure de cette
nature, qui souleve des questions sociales, humanitaires et
financieres de premiere importance, n'eftt dfl être adoptée
avec plus de prévoyance, plus de precaution et une sage
gradation propre a ménager tons les intérêts et A rendre le
bienfait effectif et efficace.
En presence d'un deficit irremediable et croissant d'année
en année, le prince Ghica ne trouvait rien de plus simple
que de multiplier les impôts. Rien ne saurait donner une idea
plus palpable des défauts qui le caractérisaient, si ce n'est
cette incurie dans la branche la plus essentielle de rad-
ministration. Pendant les 15 années du régne de Michel
Stourdza, les revenus se sont élevés par une progression
ascendante, sans que des ressources extraordinaires leur

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221
fussent venues en aide, les dépenses n'ont fait que suivre
ce mouvement sans le depagser. Il a suffi de 5 a 6 ans is
Gregoire Ghica pour produire un deficit égalant au moins
le revenu annuel, et cela malgre une multitude de nouveaux
impôts, ere& comme d'habitude sans calcul, sans combinai-
son, sans appreciation préalable de leur correlation et de
leurs effete.
1. Deux dixiemes furent imposes originairement sur les
contributions directes et les propriétés foncieres pendant
deux annees successives, ce qui produisit plus de deux mil-
lions par an.
2. Le prix du sel fut double.
3. Le droit des douanes fut élevé de 3 A 5 pour cent.
4. La capitation des maoiles 1 fut portée de 3 0 a 8 0 piastres,
ce qui donna un surcroit de plus d'un million par an.
5. La réforme ae la gendarmerie occasionna un impOt
additionnel de 8 paras par piastre ou 115.
6. Les cabaretiers furent assujettis a une patente de 2 A 6
ducats.
7. Le droit de prendre des chevaux de poste fut taxe.
8. L'introduction du timbre imposa presque toutes les
transactions proportionnellement a leur valeur.
9 et 1 O. Enfin le télegraphe et la capitation des affran-
chis ajoutérent aussi au revenu public un surcrolt impor-
tant.
Voila, autant que je me rappelle, les impôts ere& sous
l'administration du prince Ghica a l'effet d'augmenter les
ressources du fisc; je ne mets pas en ligne de compte les
droits ajoutés, en grande partie illégalement, aux octrois
des municipalités, non plus que les contributions accessoires
ou temporaires pour pavage ou autres besoins publics.
Eh bien, ces diverses charges ont éte impos6es avec tant
d'imprévoyance, elles denotent une telle ignorance des no-
tions les plus usuelles du système administratif, que, tout
compte fait, les boissons, entre ce qu'elles paient aux mu-
nicipalités et ce qu'elles paient au fisc, se sont trouvées gre-
vées de cinq a six droits sous différentes designations. Le
1. Aneiennement petit boyard sans emploi; plus tard, petit pro-
priétaire sans rang de noblesse, ni emploi.

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222
timbre, de son OM, sans tenir compte des charges de l'agri-
culture et des contributions imposées MA aux propriétaires
sous forme de droit d'exportation des céréales et du betail,
a fait peser la plus lourde charge principalement sur l'agri-
culture, par défaut de combinaison et d'étude sérieuse de la
matière. Ainsi, toute mutation de propriété est soumise A
un droit de timbre proportionnel.
Le fermage de la terre paie le timbre proportionnel
d'avance pour toutes les années de sa durée.
Si par une cause quelconque le contrat de ferme est in-
valide, ii faut pour le renouveler payer encore une fois le
timbre pour le temps a courir.
Si le fermier a un associê, le contrat d'association est sou-
mis au timbre proportionnel.
S'il achete ou vend des produits du sol, ce qui a lieu plu-
sieurs fois par an, les transactions qui en dérivent sont
également assujetties au timbre proportionnel, sous peine
d'être considérées comme nulles par les autorités.
Le gouvernement même, qui a décrété la loi du timbre,
n'a pas tardé A s'apercevoir de ses frappantes défectuosités,
mais ii fallait de l'argent a tout prix; c'était là l'important.
Le prince Ghica n'était pas d'ailleurs homme A s'arrêter en
si beau chemin; ii préparait et ne s'en cachait pas
bien d'autres impositions, que sa déchéance ne lui donna pas
le temps de décréter.

LI.

Avant tout, il est notoire que les theories ne peuvent ja-


mais suppléer a la pratique, tandis que la pratique suppIée
souvent a la théorie. La combinaison des meilleurs principes
politiques serait une pure chimére, si elle ne se proposait
pour but leur application pour le plus grand bien-être pu-
blic. Un prince, qui se targue de désintéressement et de
bonnes intentions, pourrait, même en l'absence de principes
formellement reconnus, faire le bonheur de ses administrés

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223
par une sage direction du timon des affaires; mais que dire
lorsqu'on volt les actes contraster singulièrement avec le
caractere liberal qu'on vent revetir! Comment croire A la
sincérité et A la loyauté des vues de cella qui proclame la
liberté de la presse, lorsqu'un mois auparavant ii suspendait
arbitrairement la publication d'un journal pour un article
approuvé par la censure! Comment se persuader que les
velléités d'indépendance et de libéralisme, qui ont signalé
les derniers moments du regne du prince Ghica, dérivent du
même individu qui a signé le mémoire de 1852 plein de re-
criminations contre les tendances de la jeunesse! Preuve de
plus que le prince n'a jamais eu de gouvernail dans sa con-
duite politique, ni professé véritablement aucun système, et
qu'il s'est laissé entrainer, sans s'en douter, par Pascendant
de ses convenances ou de ses interets du moment. C'est ainsi
qu'il s'est jeté successivement dans les bras de la Turquie,
de la Russie, de l'Autriche, de la France, et qu'au moment
de sa déchéance déjA arrêtée, répudiant toutes ses opinions
précédentes, ainsi que toute reserve, il revetit le masque de
prince autonome et de législateur liberal.
Un prince bien intentionné pent, avons-nous dit, gouver-
ner de maniere 2 produire le plus grand bien, sans attendre
que les lois l'y astreignent. S'il ne le fait pas, s'il foule aux
pieds tons les jours les lois memo existantes, c' est une preuve,
ou qu'il est mal intentionné, ou qu'il est dépourvu de l'apti-
tude nécessaire A l'exercice de son pouvoir. Parmi les devoirs
que le public est en droit d'exiger du chef qui dirige les
destinées d'un kat, ii faut sans contredit placer en premiere
ligne le maintien de la légalite; or, pour se faire une idée
de la maniere dont le prince Ghica s'est acquitté de ce de-
voir, il n'y a qu'à ouvrir au hasard le code des lois fonda-
mentales et A signaler l'usage gull a fait de ses principales
garanties.
L'article 432 du reglement, qui investit le hospodar du
pouvoir exécutif, prescrit qu'il ne l'exercera que d'aprés les
principes consacres par le réglement; Particle 433 établit
qu'aucun boyard ou employe ne peut etre puni qu'a la suite
d'un jugement préalable. Néanmoins le prince Ghica, en vio-
lation de ces principes, exila quatre des premiers boyards

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224
par un simple décret émané de son initiative : je ne parle
pas d'autres punitions arbitraires de moindre importance.
line loi spéciale a réglé le mode de dispensation des rangs
de boyards. Jamais le prince ne s'y est conform& Sur le
grand nombre des rangs qu'il a prodigués, on pent hardi-
ment affirmer que les 4/5 sont en violation de la loi.
Les pensions A accorder ont aussi été réglées et soumises
A l'approbation du divan general par une loi specials pre-
sentée par le prince Ghica sur la proposition de mon frére,
alors vestiar. Pen de jours apres sa promulgation, cette loi
était enfreinte par les apostilles mêmes du prince, qui dé-
cernait des pensions sans égard aux prescriptions qu'il ve-
nait de sanctionner.
L'article 281 du réglement requiert que les juges soient
ch9isis parmi les boyards indigenes, d'une probite éprouvée,
propriétaires de biens-fonds et les plus éclairés dans la ma-
gistrature, etc. Ces recommandations n'ont jamais &é ob-
servées. Sur dix juges, il n'y en eut pas deux qui aient réuni
les qualités prescrites par la loi.
Les articles 284, 285, 389 et 406 du réglement posent
les bases d'un acheminement a l'inamovibilité des juges,
abolissent l'usage de leurs changements annuels et pre-
scrivent le maintien A leurs postes de ceux qui auraient fait
preuve d'une conduite méritoire, afin qu'ils puissent acquérir
l'expérience nécessaire A l'accomplissement de leurs devoirs.
Neanmoins, les destitutions étaient constamment décrétées
sans motif legal, sur les sollicitations du premier venu, et l'on
écartait ordinairement celui qui avait commence A montrer
de l'aptitude dans l'exercice de ses fonctions pour le rem-
placer par un inepte ou par un enfant.
L'annexe I du réglement defend aux employ& administra-
tifs chefs et subalternes de s'intéresser directement ou in-
directement aux entreprises des fermes publiques. Sous
Grégoire Ghica, des membres de son conseil se trouvaient
ôtre ostensiblement entrepreneurs des services qui depen-
daient immédiatement de leur surveillance, sans qu'il paha
y faire attention.
Des droits nommément abolis par l'article 66 du *le-
nient ont été ravives et réétablis A l'usage des municipalités.

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225
A ces seuls exemples on peut juger de ce qui se passait
dans les affaires de moindre importance et dans les details
journaliers de l'administration. La garantie des formes con-
stitutionnelles et des institutions n'a pu mettre aucun frein
a ce penchant a l'arbitraire, qui a toujours compromis la
sainteté de la loi et qui tend a atténuer de beaucoup l'espoir
d'un meilleur avenir. Je lisais un jour avec mon frére un
journal, un article d'ailleurs insignifiant attira notre atten-
tion. Il y était dit que, le nombre des chevaliers de tel ordre
en Danemark étant limité a vingt-quatre, le roi s'est trouvé
empêché, par défaut de vacance, de conferer l'ordre a un
personnage qui avait mérit6 cette distinction. Eh bien I nous
sommes-nous &ries, ailleurs, en presence d'une loi, d'un
statut ou d'un reglement on ne pense pas même a la possi-
bilité d'en dévier, flit-on roi ou empereur; nos princes ne
s'arretent pas pour si peu, ils se croient omnipotents et au-
dessus de la loll En void un dernier exemple.
Le nombre des pharmacies est limité a Iassi et le droit
d'exercer cette industrie est accordé par un dipleme princier
apres un examen passé par le postulant. Un pharmacien,
particulierement protégé par le prince, vendit son dipleme a
un confrere, qui le remplaca. Pen de temps aprés, il s'adresse
au prince pour obtenir un nouveau droit; sa requête est ren-
voyée au conseil medical, le rapport du conseil conclut au
rejet de la demande pour la raison que le requerant avait
une fois cede son droit et que le nombre legal des pharma-
ciens se trouvait rempli. L'apostille mise par le prince sur
le rapport memo qui vient d'être cite accorda tont simple-
ment la demande et une nouvelle pharmacie fut ouverte en
sus du nombre réglementaire.
Les apostilles n'étaient pas non plus épargnees dans les
affaires judiciaires et ne contribuaient pas peu a amener la
confusion dans les procedures et a léser les droits des parties :
c'étaient tantet des ordres décisifs qui donnaient des direc-
tions extralégales a la marche des procés, tantet des délais
accordés, des dispenses de cautionnements pécuniaires ou
des atermoiements suspensifs de la cause, tout cela execute)
avec la meilleure foi de l'omnipotence et de l'infaillibilité.
Pent-on aprés cela, quelque optimiste qu'on soit, espérer
15

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des réformes éventuelles une amelioration dans l'administra-
tion, aussi longtemps qu'elle sera exercée par des hommes
incapables et que le sentiment de la légalité n'aura pas
pénétré dans les mceurs comme un principe sacre et invio-
lable!
Un trait achevera de caractériser les idées, que le prince
Ghica professait sur le principe de Ia legalité. II s'agissait
un jour entre lui et un de ses proches et intimes d'un point
de droit a l'occasion d'un proces important; les opinions des
deux interlocuteurs étaient en désaccord; la discussion se
prolongea longtemps avec une égale chaleur de part et
d'autre. Enfin le prince apostropha son contradicteur par
ces mots : «Mais vous me parlez loi, vous!) «Sans doute),
lui rdpond-on. «Mais vous ne savez pas, réplique-t-il avec
une expression dont je m'abstiens de rendre toute la erudite,
vous ne savez pas que je me moque, moi, de la loi?)
Qu'on juge donc si la droiture et les bonnes intentions
du prince Ghica ont pu 'etre de quelque utilité a sa patrie.

LII.

La position toute confidentielle, que j'ai occupée aupres


des deux princes, m'avait assure forcement une espéce d'in-
fluence occulte, qu'il n'était donne a aucun autre d'exercer
sur leur esprit. Au courant de leurs démarches les plus
secretes et de leurs pensees les plus intimes par le fait de
leur correspondance que je dirigeais, j'avais souvent l'occa-
sion de discuter avec eux les questions les plus delicates et
de m'initier aux mystéres de leur politique. Cette position
exceptiomaelle devait nécessairement éveiller l'envie de ceux
qui aspiraient a capter exclusivement les bonnes graces prin-
cières ou qui voyaient en moi un obstacle a leurs desseins.
L'intrigue ne cessait done de travailler et de perfides in-
sinuations parvenaient souvent sur mon compte a l'oreille
du chef; je dédaignais de les combattre, mais lorsqu'on se
décidait a m'en parler, je renversais faeilement tout l'echa-

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227
faudage de calomnies élevé contre moi. Le prince Stourdza,
credule tout autant que son successeur, ne récélait pas Man-
moins comme ce dernier ses pensées dans son for intérieur
jusqu'à les convertir en idées fixes; il provoquait souvent
des explications, qui finissaieut plus ou moins par le desabu-
ser. Avant les événements de 1848, deux individus, qui
avaient obtenu des places superieures et ne visaient qu'a
s'assurer une position exclusive auprés du hospodar, s'al-
liérent étroitement dans le but de me nuire et ne dédaignérent
pas de s'adjoindre le valet de chambre du prince. Tandis
que, préparant d'avance leurs trames, Hs s'entendaient sur
des insinuations concordantes, que chacun faisait valoir de
son cede, le valet de chambre avait pour principal role soit
d'épier mes conversations avec le prince, Boit de les inter-
rompre sous différents prétextes toutes les fois qu'elles se
prolongeaient. Ce manége sautait aux yeux et j'en riais. Je
ne tenais nullement h. ma place; je tenais au contraire beau-
coup a ma dignité : j'offris a plusieurs reprises ma demission
au prince Stourdza aprés lui avoir demontre la fausseté des
imputations dont on me chargeait; mais ii finissait par me
prodiguer mille tendresses et par me retenir, en m'assurant
que l'intrigue n'avait aucune prise sur lui.
Lore de son avénement au hospodarat, le prince Stourdza
avait eu des légitimes motifs de plainte contre moi, vu que
je n'avais pas été du parti qui le poussait a la tete du golf-
vernement; le prince Ghica tout au contraire m'avait de
fortes obligations, pour avoir contribué puissamment a son
choix et pour lui avoir rendu d'importants services. Je ne
lui en fis jamais sentir le poids. 11 payait mon sincere dé-
vouement par une confiance, qui suffisait a ma satisfaction et
qui ne fut ébranlée qua par les menées d'un esprit des plus
pervers que j'aie connus. Ayant obtenu en 1852 le poste de
vestiar, Basile Ghica entra au conseil avec l'intention arrêtée
d'acquérir un ascendant exclusif, afin que Hen ne pftt l'en-
traver dans les voies qu'il se proposait d'employer pour faire
fortune. Depourvu de tout principe de religion, de moralité
et de probité, il ne dedaignait aucun moyen de parvenir au
but yen lequel son imagination était sans cesse tendue. II
réussit a circonvenir le prince, en fiattant see fdées et ses
15*

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penchants et en revetant le masque d'un profond dévoue-
ment : toujours present a son lever, il commençait par le
mettre en bonne humeur en l'entretenant de la chronique du
jour, des propos de femmes et des histoires scandaleuses
qui se debitaient; il était le dernier a se retirer du palais,
afin d'y laisser la derniere impression, qui devait bercer
l'imagination du prince pendant son repos; il dinait souvent
a la cour et on l'a vu a plusieurs reprises attendre, en com-
pagnie du valet du chambre, que le maitre ait fini sa sieste,
pour etre encore le premier a le voir. C'est ainsi que, tout
en se livrant a des concussions et a des depravations que
personne n'ignorait, il parvint a aveugler sur son compte
un prince qui se targuait de loyauté, de desintéressement et
d'incorruptibilité, au point de le réduire it ne pas admettre
la moindre observation sur le compte de son favori et a taxer
de calomnie tout rapport qui avait pour but de lui désiller
les yeux sur les malversations qui se commettaient.
Pendant la maladie et l'absence du prince Ghica, comme
personne ne croyait a son rétablissement, le vestiar fat le
premier a le renier; mais des que l'amélioration de son état
out rendu probable son retour, il recommença see assiduités
par de frequents voyages a Harpasesti. La, trouvant le
champ libre et le sol ameubli par les atteintes de la maladie,
il sema i pleines mains la zizanie et l'intrigue. Le prince
revint sain d'esprit, mais avec des idees fixes qu'il conserva
depiiis, ainsi qu'il l'avoua lui-même. Un des symptômes de
cette disposition mentale fut une repulsion irresistible contre
les personnes qu'il avait estimées ou affectionnées davan-
tage, fussent-elles membres de sa famille : j'étais naturelle-
ment dans cette categoric, mais il avait besoin de mes ser-
vices et me maintint jusqu'i la fin dans la position que
j'occupais auprés de lui. H est vrai que nos relations &talent
empreintes d'une repugnance évidente, a laquelle j'adaptai
ma conduite sans en pénétrer les motifs.
Plus tard (en .1854), ayant rencontre le prince a Vienne,
je provoquai une explication, en lui demandant les causes de
la modification qui s'était opérée dans ses sentiments a mon
égard. Se pretant a me satisfaire, il me débita une eerie
absurde de circonstances qui étaient le contrepied de la

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vdritd; j'y reconnus le doigt de Basile Ghica; et, bien que
le prince fut revenu our le compte de ce dernier, comme ii
l'a fait pour d'autres individus, d'un aveugle engonement,
mais les idées qu'il lui avait inspirées n'en resterent pas
moins enracinées dans son esprit. Je combattis chaleureuse-
ment et avec toute la vigueur d'une conscience irréprochable
les imputations qui m'étaient faites et qui ne pouvaient re-
sister a l'évidence des faits les plus notoires; il en parut
ébranlé, mais ii finit par me dire : .1Ecoutez. On m'a taxe
de folie, mais ma maladie n'a éte que l'effet d'un profond
découragement; j'ai en des idées fixes, que je conserve et
que je conserverai toujours. Tant pis, pensai-je en moi-
même et je laissai tomber la conversation.
Cependant, le prince, ayant pendant son sejour a Vienne
besoin d'un rédacteur, soit pour correspondre avec le mi-
nistére turc, soit pour presenter quelques mCmoires au ca-
binet autrichien, m'employait a cette fin, comme si je n'avais
cessé d'être a son service. Attendant de jour en jour l'au-
torisation de reprendre les rênes du gouvernement de la
Moldavie, il me retint a Vienne bien plus de temps que je
n'avais compté y rester. Enfin, comme l'hiver approchait,
que je n'étais prémuni ni d'une habitation a Iassi, iii d'au-
cun prdparatif de ménage, je dus songer a mon depart. En
prenant conga du prince, je lui demandai si a son retour ii
aurait besoin de mes services, puisque, dans le ens contraire,
je comptais m'établir a la campagne. Je lui fis sentir que ce
n'était point une sollicitation, mais une simple question que
je lui adressais. II me répondit affirmativement et m'engagea
formellement a m'établir t Iassi. Des le second jour de son
arrivde dans cette vine, il me fit appeler et me chargea de
sa correspondance comme par le passé.
II opera bientôt un remaniement presque complet du per-
sonnel dans toutes les branches et, pour flatter les iddes
dominantes, il plaea partout des jeunes gens, voire memo
des mineurs, ne cessant de re/Ater qu'il s'était entourd de
la fleur de la jeunesse moldave; mais l'inexpérience des nou-
veaux employds, le manque total de discernement qui avait
préside a leur nomination, pour ne pas dire les choix mal-
heureux faits comma a dessein, entre autres un funeste

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nepotisme qui introduisit dans toutes les branches du service
des individus d'une impéritie notoire et incurable, tout cela
produisit bientet les fruits qu'on devait en attendre. De
fausses mesures rapportées aussitet qu'appliquées, des me-
comptes journaliers, des aberrations dans le cours de la jus-
tice, des tatonnements et des revirements continuels dans
l'administration, l'insuffisance des engagements et des con-
trats les plus formels, la raison de chacun suppleant les lois
et les réglements, l'arbitraire sans frein de l'autorité prin-
ciere, des esclandres et des embarras sans cesse renaissants,
le deficit croissant des finances, la tendance du gouvernement
a multiplier les impôts et les coups d'etat, en un mot la der-
nière confusion dans la direction des affaires et dans la va-
lidité des droits privés concoururent a pousser au plus haut
degre le mécontentement general. Ne semblerait-il pas, qu'en
écrivant ces lignes je transcris une page de l'histoire de
France sous Louis XVI en 1788? Tel le est cependant la si-
tuation ere& par un prince faible et inepte qui, a toute
plainte qui lui parvenait, ne se gênait plus de qualifier d'dnes,
de chimis et de stupides ceux qu'il avait désignés naguére
sous le beau titre de fleur de la jewnesse.

LIII.

Des le moment de sa reinstallation, qui se fit vers la fin


d'octobre 1854, le prince, ainsi qu'il a été dit, me rétablit
dans les fonctions confidentielles que j'avais exercées précé-
demment ; mais il ne me fut pas difficile de m'apercevoir que
sa confiance, cédant a une contrainte occulte, diminuait de
jour en jour. II avait fini par éviter soigneusement de m'entre-
tenir de tout objet ayant trait a l'administration intérieure
et par me renfermer dans le simple role de seerétaire. Sans
pénétrer les motifs de cette restriction, je me tins pour averti
et nos relations devinrent aussi froides que le permettait la
stricte observation de mes devoirs. Vers le commencement

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de %%Trier 1855, Ilavrojeni, me prenant a part, me dit avoir
este charge par le prince de me notifier flue S. A. avait fait
venir un secrétaire français pour sa correspondance, que les
consuls des puissances occidentales lui auraient fait des re-
presentations sur mon compte, en me tenant pour russophile,
et que les circonstances l'obligeaient de se passer de mes
services. Je répondis que le prince n'avait en qu'à m'insi-
nuer que je le gênais dans sa politique, pour que je fusse
le premier a sacrifier ma position a sa quietude; mais que
d'un ate le prétexte dont il se servait était absurde et
j'en développai les raisons; que d'un autre ate, si j'avais
a me plaindre de quelque chose, c'était de la forme gull
employait pour me signifier mon congé et du pen de sem-
pule qu'il mettait a rompre, au bout de trois mois, cette
espéce d'engagement qu'il avait contracté envers moi A
Vienne sans que je l'en eusse sollicité, engagement qui
m'avait Mourne des determinations auxquelles l'état de ma
fortune m'astreignait.
Deux jours plus tard j'allai remettre au prince quelques
papiers qui étaient restés dans mon portefeuille et lui tins
le memo langage qu'à Mavrojéni. Ce sont les preventions,
me dit-il, que la jeunesse a sur votre compte, qui m'ont de-
termine h me separer a mon grand regret de votre per-
sonne.z. Et ces preventions, lui demandai-je, sont-elles
partagées par V. A., qui me connalt mieux que tout autre?»
eNullement, mais j'ai dü sacrifier momentanément aux
exigences de l'époque.D
Quoi qu'il en soit, chaque jour augmenta depuis lors ma
satisfaction de me voir éloigné de toute participation aux
affaires. Sans cela, je serais devenu, comme d'habitude,
l'objet de toutes les clameurs que le mécontentement élevait
de toutes parts, parce qu'il avait été admis que tout le mal
devait provenir de moi, soit pour l'avoir suggéré, soit pour
ne l'avoir pas empeché. Parmi ceux qui se plaisaient a me
calomnier, ii y en eut d'assez naffs pour m'avouer plus tard
gulls n'en avaient agi ainsi que pour me détacher du prince,
dans la persuasion que je le soutenais par mes conseils. En
attendant, le prince, faisant insérer dans les journaux des
articles a sa louange, n'omit pas de mettre an nombre des

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232
bienfaits dont il se préparait a doter le pays l'éloignement
du phanariote Nicolas Soutzo.
11 est temps cependant de se fake une idée juste des termes
de phanariote et de russophile, que la malveillance, a défaut
de toute antra imputation, a imagines, dans l'intention de
jeter de l'odieux sur ma conduite. De pareilles allegations,
lorsqu'elles ne se fondent pas sur des faits qui les justifient,
n'aboutissent qu'h, dévoiler l'absurdité de l'envie, aprés avoir
fascia pendant quelque temps l'esprit des sots, d'autant plus
crédules qu'ils pénétrent moins la question qu'on leur offre
pour aliment. 4Je veux bien, disait un homme d'esprit, qu'on
me calomnie, pourvn que par une action on indifférente ou
meme louable j'aie fourni le fond de la calomnie, pourvu
que son travail ne Boit que la broderie du canevas, pourvu
qu'on n'invente pas les faits en memo temps que les cir-
constances ; en un mot, pourvu que la calomnie ne fame pas
en memo temps les frais du fond et de la formed>
Je vais toucher par quelques traits généraux seulement
la question des phanariotes, m'en rapportant pour plus de
details a un appendice special, qui servira de reponse a tout
ce qui a &é deblatéré contre eux en dernier lieu.
Voyons d'abord quelle est la signification qu'on prete au
mot phanariote. Est-ce une louange, est-ce une injure, est-ce
une simple signification? Dans les trois hypotheses, c'est un
grossier contre-sens.
Sous la denomination de phanariotes, tirée d'un quartier
de Constantinople appelé Phanar, on désignait l'élite des
familles grecques qui, dans un intérêt commun et national,
s'étaient fixées dans la eapitale de l'empire et avaient la
chance d'être élevées a la dignité de hospodars dans les prin-
cipautés. A une époque oil l'ignorance et la barbarie des
Tures étaient arrivées a leur point culminant, les phanariotes,
comme agents, comme dragomans et comme hospodars, rem-
plissaient la tache la plus delicate et la plus périlleuse qui
ait jamais existé, puisque, par l'ascendant de leur intelligence
et de leur capacité, Bs tenaient les fils de la politique d'une
puissance qui ne ponvait plus que perdre a chaque conffit
avec les états de l'Europe, et qu'ils se trouvaient en contact
journalier avec un cabinet soupconneux et prompt a se venger

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233
de ses défaites, a la moindre apparence d'un prétexte le plus
souvent denue de tout fondement, sur la tete du chrétien
qu'il avait comblé d'honneurs jusque-li. Quoique marchant
sans cesse sur un volcan, les phanariotes ont soutenu pen-
dant deux siècles le poids de la politique ottomane et ont
rattaché leurs noms au degré de splendeur qui en rejaillit
sur la Porte. Malgré la difficulté de leur position 'et l'ex-
treme circonspection qui leur était imposée, ils contribuèrent
puissamment a favoriser l'élan de la nationalité grecque sous
le joug qui la comprimait. La religion se consolidait par leur
credit; des écoles créées et entretenues sous leur patronage
propageaient, avec l'instruction, l'esprit de nationalité et le
vceu de l'affranchissement d' une sujetion des plus humiliantes.
Tout phanariote, initié ou non a l'hétairie, était animé de ce
noble sentiment qui n'entre pas dans une ame vile, et quand
l'heure de Paffranchissement eut Bonne, leurs fortunes et leur
vie furent le prix de leur devouement a la cause de la li-
berté.
Comme hospodars, les phanariotes retiraient des princi-
pautés un revenu représentant le quatrieme environ du budget
actuel des recettes et, aprés avoir fait face aux dépenses
exigées par k service public, retranchaient de leur modique
excedant pour faire de remunerations considérables et pour
doter encore les principautés d'etablissements d'une utilité
incontestable. Des aqueducs, des fontaines, des hôpitaux,
des écoles, des codes de legislation resteront comme des mo-
numents, d'autant plus glorieux pour eux qu'ils ont été créés
sur des fonds qui leur revenaient de droit. Avec cela, obliges
d'alimenter la cupidité insatiable des Tures, ii n'est pas sur-
prenant que, dans une position dont le lendemain n'était pas
assure, ils aient cherché a profiter plus ou moths de la lati-
tude que leur laissait l'absence de tout frein legal formelle-
ment établi.
Néanmoins, dans le laps d'un siècle, pendant lequel ils
jouirent du droit an hospodarat, quelles sont les families qui
se sont enrichies ou se Eiont placees au-dessus du besoin? 11
y en a fort pea qui possédent quelques modestes propriétés,
qu'elles ont eu le bon esprit de s'assurer soit sur leurs ex-
cédants, Boit par acquisition dotale : le prince Caradja est

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cite comme ayant emporté aprés un règhe de sept ans en
Valachie quelques millions qui ne sont plus en evidence; les
Morouzi et les Ypsilanti ont herité de quelques biens terri-
toriaux, et encore n'est-il pas certain que ces modiques for-
tunes aient été puisées en entier dans les ressources des
principautés; le credit des principaux phanariotes a Constan-
tinople leur assurait souvent d'importants bénéfices. Mais
qu'est-ce que tout cela pris ensemble en comparaison de
l'immense fortune que s'est créée Michel Stourdza, premier
prince règlementaire, qui, aprés un règne paisible de 15 ans,
ne sut graver son nom que sur une modeste fontaine destinée
is verser ses eaux an jardin de Socola? Qu'était l'importance
du revenu net des princes grecs en comparaison d'une &-
talon d'environ cent mile ducats dévolus annuellement aux
hospodars indigenes, dotation légale et dégagée de toute
charge? Quand est-ce qu'un phanariote a vu ses dettes
éteintes moyennant un don de deux cent mille ducats pris sur
les revenus d.0 pays? J'ai connu Alexandre Ghica, premier
prince indigdne de Valachie aprés l'introduction du régle-
meat : lui et ses frères vivaient dans le plus grand daft-
ment; au bout de quatre ans de principauté, lui et ses frères
sont devenus des millionaires. 11 en fut de memo de ses
successeurs.
Les faiseurs d'utopie, qui prétendent retrancher trois
siècles de leur histoire, ne se sont pas fait défaut de rejeter
sur les phanariotes l'asservissement de la Moldavie; ils en
ont menti et, qui plus est, ils en ont menti sciemment. Ils
savent bien que la Moldavie, avant d'avoir des hospodars
phanariotes, dtait asservie h la Turquie par la force des
choses, par la préponderance qu'une nation conquérante au
plus haut degré de sa puissance avait acquise sur un petit
état faible et exténué; ils n'ignorent pas que les anciennes
capitulations avaient été anéanties par les empiètements sue-
cessifs du plus fort et que les hospodars indigénes, qui
avaient précédé les phanariotes, s'étaient rejetés dans les
bras de la lassie pour se défendre contre les avanies de
la Porte; que, bien avant l'arrivée des phanariotes, des
garnisons turques occupaient les forteresses construites sur
le sol moldave; que la Porte enfin se passait quelquefois la

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fantaisie de trancher la tete des princes indigenes et des
boyards. Le droit, d'ailleurs préexistant, que s'est arrogé la
Tarquie de nommer des hospodars grecs, en dit plus que
toutes les arguties des sophistes. Les phanariotes n'ont pas
done été la cause, mais la consequence de l'asservissement
des principautés; la Porte les nommait et les destituait a son
gre, comme elle faisait des pachas de ses provinces.

LIV.

Voila quels furent les phanariotes : sous le rapport de


leur capacité politique, comme sous celui de la grandeur de
leurs sentiments, ils ont mérité des louanges qua je n'ai au-
cun droit a partager.
Je repousse par le meme motif l'idée outrageante qu'on
se plait a rattacher a la qualification de phanariote. Pour
etre juste et loyal, il faut les juger en presence des nécessités
que leur position a dia créer et du milieu oa ils vivaient.
Depuis que le traite d'Andrinople a ouvert aux indigenes la
carriére du hospodarat, les aspirants moldaves ou valaques
n'ont-ils pas tous les (Wants dont on accable les phanariotes
sans en avoir les qualités?
Dans tous les cas, je n'ai pris aucune part a la politique
du Phanar. Ayant quitte Constantinople des ma premiere
jeunesse, je me suis détaché des lora de cette politique, a la-
quelle je n'avais pas memo été initié. Ainsi la qualification
de phanariote ne saurait &etre applicable sous aucun rap-
port. D'ailleurs, il n'existe plus de phanariote aujourd'hui;
la politique du Phanar a cessé avec les mobiles qui lui
avaient donné naissance. A Constantinople, il n'y a plus lieu
b. rivalité entre le peu de gene qui y figurent; les debris des
principales families du Phanar ont combattu dans les range
des libérateurs de la Grece ou ont fait partie des conseils
qui Pont dotée de ses lois fondamentales et de ses institu-
tions. Parmi ceux qui se sont établis dans les principautes,
la plupart ont conserve leur nationalité et n'ont participé en

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236
rien aux affaires publiques. Quelques-uns se sont trouvés
naturalises par des alliances de famille et se sont identifies
avec leur nouvelle position. Je suis de ce nombre.
Entre en fonctions des la mise en vigueur de la loi or-
ganique, ayant occupé successivement tous les postes sup&
rieurs, j'ai pris une part directe a toutes les réformes, i tons
les réglements introduits dans l'administration du pays; j'ai
été constamment ami du progrés et de la légalité : les an-
nales du gouvernement moldave dans les differentes branches
du service que j'ai gérées en feront foi un jour.
En presence des faits, quelle signification pretend-on
donner a la qualification de russophile? Si c'est de mes sen-
timents qu'il est question, il n'est donne A personne de les
scruter et je n'en dois compte A qui que ce soit. La predi-
lection que je puis avoir pour toile ou telle nation, pour tels
on tels principes, ne saurait faire le fond d'une accusation
qu'en tant qu'elle se traduirait en actes tendant A trahir les
intérets de ma patrio adoptive en faveur de vues ou d'inté-
rêts opposes. Je défie qu'on signale un acte de cette nature,
un service rendu au cabinet de Russie au prejudice des droits
on des intérêts de la principauté. Un tel service n'a d'ailleurs
jamais été exigé de moi.
La Russie voyait d'un ceil jaloux que des compagnies
étrangeres s'ingerassent dans les questions de l'établisse-
ment de banques ou de chemins de fer; je n'en fus pas
moins un des promoteurs les plus chaleureux de ces entre-
prises, dont les cabinets de Turquie et de Russie ont de con-
cert empêché la realisation.
En 1848, sans égard aux recommandations expresses du
comte de Nesselrode dont le consulat de Russie donnait com-
munication a tons ceux qui le fréquentait, je prig part A la
manifestation nationale contre le prince Stourdza et encou-
rus les consequences qui en résultérent.
En 1853, les armées russes avaient occupé les princi-
pautés et le prince fut invite par la Porte a quitter le pays :
cette circonstance le mit dans le plus grand embarras. Lin-
térêt qui Pattachait a sa position était en lutte continuelle
avec ce gull regardait comme son devoir. La plupart de
ceux qui l'entouraient, mus par des vues personnelles, ou

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croyant flatter ses idées et encourager ses desire secrets,
lui conseillaient de rester. Le cabinet de Russie, soit qu'il
ne fut pas alors dispose ou prepare a, changer la forme du
gouvernement, soit qu'il voulut, par un de ces coups d'etat
irreparables, détacher le prince de la Porte, employait tous
les moyens pour l'engager a ne pas obtempérer a l'ordre de
la puissance suzeraine. Mis en demeure a plusieurs reprises
de declarer mon opinion sur le parti a prendre, je fus le seal
qui n'abondai pas dans le sens de la Russie. «La situation,
disais-je au prince, est des plus délicates; les circonstances
sont grosses d'éventualités qu'il n'est donne a personne de
prévoir. Toute resolution en pareil cas doit provenir d'ins-
tinct; réflechissez et prenez la resolution qui vous sera dictée
par la spontanéité de vos inspirations., On sait qu'il prit le
parti de rester, jusqu'au jour oil le prince Ourousoff vint lui
signifier A peu prés son conge.
Je fus le premier a apprendre de sa bouche qu'il quittait
le pouvoir et au memo moment je le priai d'accepter ma dé-
mission du poste que yoccupals, ce qu'il m'accorda sur ma
promesse de n'en Hen dire a personne jusqu'a son depart.
Rebuté depuis longtemps des rudes exigences d'un service
actif, il me répugnait de me voir engage sous un nouveau
regime, de me trouver en contact avec des chefs dont le ca-
ractére m'était incomm et au milieu de conjonctures qui
aggravaient la responsabilite des fonctionnaires. Ma deter-
mination surprit ceux qui me croyaient dévoué a la Russie,
ils l'attribuérent a une tactique qui aurait pour but de me
faire octroyer le département de l'intérieur; mais a peine
debarrassé de mes devoirs, je quittai le pays et ne rentrai
qu'à l'epoque de la reinstallation du prince.
Si je me defends de la qualification de russophile dans le
sens que la malveillance entend lui prêter, je ne pretends
pas dissimuler ma conviction it l'endroit des bienfaits dont
les traités de la Russie ont dote les principautés. Sons ce
rapport, je me suis trouvé en opposition avec ceux qui n'ont
cease de proclamer d'une maniere absolue la protection russe
comme malfaisante. Cette espéce de patriotisme est incon-
cevable pour moi, qui ai été temoin du regime antérieur aux
derniers traités de la Russie; j'ai pu mesurer des lora la

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238
distance que ces traités ont fait franchir aux immunités des
principautés, car aprés les avoir relevées de l'abaissement
oü elles se trouvaient vis-a-vis de la Porte, aprés avoir fait
revivre pour elles d'anciens droits foulés aux pieds, ils leur
ont offert la base la plus Bolide pour plaider leur cause
devant le congrés européen. Ces avantages incalculables, que
les efforts nations= ne seraient jamais parvenus a obtenir,
ce sont les armes russes qui les ont arrachés a la Turquie
pendant plus d'un demi-sidcle de luttes diplomatiques et de
sanglantes collisions. Est-ce bien du patriotisme que de re-
nier son histoire et de fermer les yeux a la réalité, pour ne
chercher dans les bienfaits dont on a &é l'objet que des in-
tentions perfides qui ne se sont pas réalisées jusqu'it ce jour?
Continuous.
J'ai entretenu en général de bonnes et honorables rela-
tions avec la plupart des consuls de Russie, comme aussi
avec la plupart des agents des autres puissances, et ces re-
lations ont souvent contribué a aplanir bien des difficultés
A l'avantage du service et des intéréts du pays. J'ai été ho-
noré a plusieurs reprises de marques de distinction accor-
dées je m'en flatte du moins a des travaux rudes,
assidus et laborieux, dont j'ai été souvent surcharge, et a une
conduite que j'ai thché de faire contraster avec celle de bien
de fonctionnaires qui ont fait fortune en moins de deux ans
de service.
Quoique je sois fortement attaché de sentiment b. la na-
tion grecque, dont je suis originaire, je n'ai jamais balance
dans l'exercice de mes fonctions entre mes devoirs et mes
inclinations ou mes intéréts. J'étais postelnic lorsque le con-
sulat grec nouvellement installé insistait avec perséverance
auprès du gouvernement pour se créer des sujets, qui ne
justifiaient pas des conditions exigées par les lois de la Gréce
non plus que par les lois locales. Je m'y opposai obstiné-
ment aussi longtemps que j'ai occupé la postelnitzie. Un pa-
triote me succéda, qui d'un trait de plume accorda 800 sujets
an consulat grec et fut rdcompensd de cette condescendance
par la grand' croix du Sauveur : ce patriote est le hospodar
actuel Grégoire Ghica.
Je ne respecte rien autant que l'opinion publique, (viand

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elle est juste; lorsqu'elle est injuste, je ne connais rien de plus


meprisable. J'ai vu tant de gens qui n'en tenaient aucun
compte même dans le premier cas, qu'il ne m'a pas fallu de
grands efforts pour demeurer sourd aux propos de la mal-
veillance et de la perversitd. Ma satisfaction, je la puisai tou-
jours en moi-même. J'ai la conscience d'avoir fait pour les
intérêts du pays plus que le meilleur Moldave ne s'est borne
A imaginer.
Je n'ai pas compté stir la reconnaissance publique on
privde, ce qui me console facilement de l'ingratitude.
Enfin, aprés une longue carrière, qui ne fit que porter
atteinte a ma fortune et a. ma sante, j'en suis arrive a pro-
fesser e stoicisme et la misanthropic.

LV.

Appendice I" Sur les phanariotes.

1867.

Des le debut de la grande arise qui a ouvert aux princi-


pautés danubiennes la perspective d'une regeneration po-
litique, une partie de la presse roumaine et, a son imitation,
les auteurs de quelques articles dont s'est emparé le jour-
nalisme, ont pris I tache de répandre l'odieux ou le ridicule
sur les Grecs en general et sur ceux gulls appellant pha-
nariotes en particulier. A les en croire, toutes les calamités
qui ont assailli les principautés, tout le 616 humiliant de
leur kat social, ne retomberaient que sur eux.
Tin scrupule de délicatesse, dicté par les circonstances
plutOt que par le mérite de ces élucubrations de mauvais
aloi, nous a empêché de les relever et de faire apprécier leur
valeur. Si le langage dont on s'est servi pour accabler les
Grecs empruntait au vocabulaire de la trivialité tout ce qu'il
offrait de plus abject et de plus cynique, si les accusations
dont on les frappait étaient empreintes d'exagération et de

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faussete, le mobile qui les avait suggérées pouvait pallier
pour les Roumains le défaut de bonne foi : une intuition,
patriotique dans le fond, leur montrait dans les Grecs une
nation qui venait en travers des espérances qu'ils avaient
conçues et dont la realisation n'avait encore rien qne de
problématique; fis appréhendaient en outre que vu la pre-
ponderance que la Turquie s'était arrogée sur les princi-
pautés par une tolerance momentanée de l'Europe les
éventualités, couvertes alors d'un voile impenetrable, ne
ramenassent dans les principautés le regne des princes du
Phanar, auquel l'amour-propre national répugnait a juste
titre; ils prenaient done A ache de soulever l'opinion pa-
blique contre les vues présumées des Grecs. Un pareil mo-
bile est si excusable, qu'on aurait eu mauvaise grace it, justi-
fier des apprehensions en grande partie chimeriques, en
engageant une polémique intempestive et passionnée.
Mainteuant que la crise est passée, que les apprehensions
ont fait place A la perspective d'un avenir presque certain,
il est temps de degager les intentions honorables des passions
qui sont venues les obscurcir et la cause nationale des ac-
cessoires qui font tâche a sa pureté.
Mais s'il y a un côté excusable dans la fougue de quelques
écrivains de la Roumanie, quelle excuse pourraient alleguer
certains publicistes étrangers, qui, dans un but sans doute
humanitaire, se faisant l'écho d'allégations hasardees, sans
se donner la peine de les verifier, ont associé leur nom et
leur reputation non-contestée a des declamations injurieuses,
que leur bonne foi aurait désavouées si leur tAche d'histo-
riens impartiaux avait ete prise plus an sérieux!
Nom allons faire la part des uns et des autres, sans pre-
vention comme sans fiel; nous invoquerons pour cela les
faits, qui parlent mieux que les propos injurieux, sombre
voile sous lequel s'abritent toujours les passions et le (Want
de raison. Mais avant d'aborder ces particularités, il est né-
cessaire de peser la valeur intrinséque du Grec du Phanar.
Faut-il parler d'abord des Grecs en general, qui n'ont pas
ete k l'abri de quelques atteintes de nature A susciter contre
eux la haine et le mépris? Ce serait a n'y pas croire, s'il ne
se trouvait des gent assez simples, pour ne rien dire de plus,

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qui prennent les invectives pour des articles de foi et les
transforment en convictions difficiles a déraciner.
La Gréce jouit de l'avantage particulier de possdder une
antiquitd glorieuse, d'avoir été pour l'Europe le berceau des
sciences, des arts et de la civilisation, d'être devenue un
objet de vénération pour les enfants mantes qui essaient leurs
premiers pas dans les classes des écoles. Ces illustres ante-
cédents, joints au courage et a l'intelligence héréditaires
dont les Grecs modernes ont donné des preuves, leur ont
valu la continuation des sympathies générales et l'admira-
tion des hommes les plus éminents. C'est que les Grecs mo-
dunes ont fait acte de patriotisme en sacrifiant leur for-
tune et leur vie pour conqudrir l'independance de leur patrie.
Es ont ainsi acquis le droit de dédaigner les outrages et de
penser que ce n'est point a eux, mais a leurs destracteurs
de se justifier d'une injure faith moins encore a la nation
grecque qu'au bon sens européen et a l'opinion de tout ce
qu'il y a d'éclairé et de civllisé sur la terre.
Les Roumains, qui tiennent a leur glorieuse origine, les
Rournains, nous paralt-il, ont mauvaise grace de vouloir dd-
nigrer les Grecs; ils ne devraient pas oublier que les Grecs,
a l'époque de leur splendeur, ont peuplé et civilisé les états
romains et que Rome a son tour s'est transplantée en Orient
et a verfin ses populations sur la Grèco proprement dite et
sur la Thrace, que les Grecs ont héritd du nom même des
fondateurs de l'empire de Byzance et que, jusqu'a l'époque
rdcente on ils ont adopté la qualification d'Hellênes, ils
n'étaient ddsignés que sons celle de Romains (m loam).
Pendant les complications qui ont surgi en 1853, les
Grecs se sont trouvds en butte aux accusations de quelques
journaux et a l'animosifé des Roumains, pour s'être trouvds
dans la même voie que les Russes, pour avoir tenth en un
mot de réaliser leur Ave national, qui est l'agrandissement
de leur territoire, en memo temps qua les Russes envahis-
saient l'empire ottoman : ils out dté accuses de servir jes
intéréts de la Russie et d'entraver les intentions des puis-
sauces occidentales, qui étaient favorables aux intérêts des
principautés. Les Roumains, qui, a cette époque, ne pou-
vaient montrer trop d'enthousiasme pour l'Angleterre, pour
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la Turquie et jusqu'a un certain point pour l'Antriche, n'ont
plus de sympathies quo pour la France. Ponrquoi? Pour la
raison toute naturelle que la France, par sa politique loyale
et humanitaire, appuie de sa puissance les espérances de la
nation roumaine. C'est la tout simplement ce qu'ont fait les
Grecs; ils ont trouvé un appui a leurs espérances patrio-
tiques dans la politique rnsse, Ds ont sympathise avec la
Russie. 11 n'y a rien que d'honorable dans les instincts
comme dans la conduite des uns et des autres; car chaque
nation posséde un instinct infaillible pour sympathiser avec
ceux qui, dans un moment donne, sont favorables a sa cause
et pour desaffectionner ceux qui viennent a l'encontre de
ses espérances. La Grece n'était rien moins que russophile
lorsqu'elle chantait les refrains popnlaires d'Alexandre
Soutzo et que d'un coup de feu elle mit fin a la vie et a la
présidence du comte Capodistrias; sous Charles X elle avait
&é frangaise de ccenr et d'ame. On lui pardonnera de ne
pas avoir temoigné de l'affection a ceux qui lui portaient
envie, au gouvernement qui a vendu Praga et qui l'a mena-
de de sa flotte formidable pour les absurdes prétentions
d'un Juif.
Passons done légèrement ce point, pour en venir a la
catégorie de ceux qu'on se plait a nommer encore phana-
riotes et faire connaltre a ceux qui l'ignorent leur origine
et leur caractere.
Lorsque le joug qui pesait sur les chrétiens d'Orient eut
nécessité un systeme de resistance on de defense fonde prin-
cipalement stir l'unité des vues, il n'a pas (Ste difficile de se
convaincre que l'union comme l'amélioration du sort des
Grecs subjugés dépendaient principalement de deux objets:
la religion et l'instruction. Mais pour défendre et faire pros-
pérer l'une et l'autre Aline époque on la reparation memo d'une
eglise et la fondation d'une école étaient des crimes capi-
taux, il fallait des personnes assez puissantes pour obtenir
de la Porte des concessions et les soutenir par leur influence
et assez courageuses pour risquer leur vie dans l'exercice
d'une mission aussi delicate. Tandis que, vers le milieu du
xvne siecle, le dere) grec se réunissait en concile a Jerusalem
et dans la capitale memo de la Moldavie, pour décréter l'union

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et la fraternité entre les chrétiens du rite d'Orient, im noyau,
compose des personnes les plus habiles et les plus éclairées
parmi les notabilités de la nation grecque, se réunissait
Constantinople de tons les points de l'empire et s'établissait
dans le quartier désigné sous le nom du Phanar : de la la
qualification de phanariote.
Dans ce temps lk l'inaptitude des Tures dans le manie
ment de leurs relations extérieures, l'infériorité de leur in-
telligence diplomatique mise en contact avec la politique de
l'Europe, ont d bientôt mettre en relief les talents des
Grecs du Phanar, leur assigner une ingérenee nécessaire
dans les affaires les plus délicates et leur assurer cette in-
fluence qui est la compagne du mérite reconnu. Le titre offi-
ciel de dragoman de la Porte les mit a même d'exercer en
mitre, aupres du gouvernement ottoman, un droit de pro-
tection sur les intérêts généraux de leurs nationaux. C'est
ainsi gulls obtinrent successivement des firmans, tantôt pour
l'érection d'une église, tantôt pour la fondation d'une école,
et qu'ils placerent, autant que possible, ces établissements
sous l'abri de leur patronage. Es ne tardérent pas en même
temps, soit comme dragomans, Boit comma hospodars,
manier a eux seuls tons les fils de la politique extérieure de
la Porte et a rattacher leur nom aux fastes de l'empire turc,
marques souvent nous ne devons pas le dissimuler de
leur sang. Car lorsque l'élan de la nation musulmane eut
commence a rencontrer un obstacle insurmontable dans la
supériorité des armes et de la tactique européenne, les
défaites sur le champ de bataille comma sur celui de la
diplomatie retomberent constamment sur la tete de ceux
qui avaient pris part aux négociations.
Vers le commencement du xvme siècle le hospodarat de
laValachie et de la. Moldavia fut dévolu aux Grecs du Phafiar.
Avant de parler des consequences qu'entraina cette position
élevée accord& aux phanariotes, ii n'est pas inopportun de
répondre un mot aux publicistes roumains qui accusent les
hospodars grecs d'avoir asservi les principautés et sacrifie
leurs droits a leur politique. Quand on accuse, il faut an
moins avoir la logique pour soi. Pour que la Porte BB soit
arroge le droit de nommer a son gre des hospodars grecs3
16*

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il est evident que les principautes s'étaient trouvées asservies
de fait et que leurs capitulations avaient pile sous la com-
pression de la force, de la force qui avait donne a une nation
conquerante dans toute la vigueur de sa puissance une
preponderance illimitée sur un état de longtemps affaibli et
force de subir les envahissements successifs du plus puissant,
sans gull lui ffit possible de faire valoir ses.droits les armes
a la main. Les principautés ne sont pas d'ailleurs le seul
exemple de ce revirement des destinées des peuples, qui
s'accomplissent sous l'empire de lois antrement immuables
que les engagements éphémeres des hommes. Toujours est-
ii que le hospodarat des phanariotes, loin d'avoir été la cause,
n'a été que la consequence de Passervissement de fait des
principautés danubiennes.
Lorsque les beaux jours des hospodars qui tenaient tele
is leurs pnissants voisins se furent eclipses, la Porte, qui
foulait dans ses guerres incessantes le sol des principautés
de sea hordes indisciplinées, qui tenait des garnisons dans
les forteresses sises sur leur territoire, qui faisait marcher
les hospodars a son gre contre des ennemis, s'était en réalité
emparee du pouvoir dans les principautés et le maniait sui-
vant ses volontés arbitraires et ses intérêts. Les hospodars
moldo-valaques étaient destitués sans raison sur la premiere
dénonciation on intrigue; us étaient mandés a Constanti-
nople, emprisonnés, mis aux fers et a la torture, souvent
décapités et remplacés au choix de la Porte. Les visirs eux-
mêmes, dans leurs expeditions, faisaient peser leur pouvoir
tyrannique sur les hospodars et sur les grands boyards, qu'ils
ranconnaient, maltraitaient et punissaient an gre de leurs ca-
prices par le glaive et par la potence. «Si le boyard Lupo
s Vornik ne s'était pas trouve alors devant le grand visir",
(dit la chronique publiée par M. Cogalnitchano, v. t. III,
p. 65, vie de Cantemir) de pays tombait sous l'esclavage
"des Tures, qui auraient mis des pachas a la tete de son
'administration. Que
) manquait-il done i l'asservissement des
principautés, lorsqu'au lieu des pachas tures la Porte remit
aux Grecs le soin de les gouverner? Les Moldo-Valaques
ne pouvaient sans doute qu'être mortifies de ce changement.
Quels qu'eussent été leurs derniers hospodars, l'amour-propre

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national les efit préférés a ceux gulls considéraient comme
des étrangers; on ne saurait les en blamer. Les princes grecs
arrivaient d'ailleurs A une époque qui ne leur laissait aucune
latitude pour faire valoir des droits qu'il n'a pas &é possible
aux prinbes roumains de defendre, mais les uns, pas plus que
les autres, n'ont sacrifié ces droits a leur politique.
Achevons dans sa generalité la monographie des phana-
riotes, avant de compulser l'histoire pour verifier les accu-
sations qui leurs sont portées.
Le hospodarat valut aux Grecs une extension de leur in-
fluence et de leurs relations étrangeres, ainsi qu'une plus
grande part de consideration taut a l'intérieur qu'à l'exté-
rieur. Es en profitérent non seulement dans l'interet de
leur amour-propre et de leur gloire, mais aussi dans un but
national et patriotique. Sous l'abri de leur protection et de
leur responsabilité s'élevaient des écoles normales, qui pro-
duisirent les illustrations littéraires dont les efforts intellec-
tuels eurent une si large part a la regeneration de la Gréce
moderne; sous leur patronage et par leurs encouragements
on vit A travers mille difficultés s'établir des imprimeries et
surgir des ouvrages classiques, qui communiquerent un essor
prodigieux au sentiment de la nationalité grecque. De jeunes
Cleves entretenus dans les universités de l'Europe les plus
renommées y puisaient les lumieres gulls répandaient en-
suite parmi leurs compatriotes, tandis que l'extension du com-
merce maritime mettait de plus en plus les insulaires en con-
tact avec la civilisation et leur procurait les richesses qu'ils
offrirent en holocauste sur l'autel de leur patrie.
Les phanariotes out done contribué puissamment b. at-
teindre le but patriotique, dont la nation grecque approchait
tons les jours par le développement de son intelligence et de sa
foi; leur role a été d'autant plus noble et plus honorable, qu'ils
s'en acquittérent en jonant leurs têtes sur un coup de caprice
de leurs maitres défiants et soupçonneux. Lorsque l'heure
de l'affranchissement de la Greco eut some, chacun sait
comment bears fortunes et leurs vies furent sacrifiées a leur
dévouement pour la cause de la liberté. Des lors, les debris
de ces illustres familles vinrent se placer dans les rangs des
libérateurs de la Grece et y scellérent leur fraternité de lour

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sang. 11 y en eut cependant qui, astreints par des circon-
stances particulières, chercherent un refuge dans les princi-
pautés danubiennes, on de nombreuses et étroites relations
de famille et le sentiment de la communauté de religion leur
promettaient un accueil fraternel et bienveillant.
Pour completer cependant le tableau qui vient d'être es-
quissé a grands traits, nous ne devons pas reculer devant
l'idee de blame qu'on se plait a attacher a la qualification
de phanariote. La ruse, la dissimulation, l'intrigue, ce sont
la, pour tout dire, les attributs traditionnels dont on gratifie
ce surnom. Tout vice cache une vertu, a dit un sage, comme
toute vertu peut par exces dégénérer en vice. L'extreme
circonspection dont les Grecs du Phanar s'étaient fait une
loi, en presence des perils dont ils étaient sans cease mena-
ces, pourrait a juste titre etre taxée de ruse et de dissimu-
lation; nous ne pretendons pas determiner le point on la
qualité de la circonspection commence a dégénérer en de-
fact. Creee par la nécessité, elle avait son bon côté, qui était
l'ordre et la discretion dans le maniement des affaires, cette
penetration et cette souplesse qui assurent souvent le suc-
ces des négociations les plus difficiles. Quant a l'esprit d'in-
trigue, qui consistait dans les manceuvres employees entre
deux competiteurs pour se supplanter mutuellement et qui
était entretenu a dessein par la cupidité, nous ne préten-
dons pas en disculper nos 'Ares, mais nous demanderons
aux censeurs de leur politique si, avant que le hospodarat
ne fett dévolu au Phanar, comme aussi depuis que le trait()
d'Andrinople eut ouvert aux boyards roumains la carriere
du hospodarat, les aspirants moldo-valaques a la principauté
ont ISM exempts des défauts attribués aux phanariotes, si
la ruse, l'intrigue, la calomnie, la corruption n'ont pas éte
les moyens mis en usage pour renverser le hospodar regnant
et se disputer son heritage. La politique ottomane a entrainé
les mêmes consequences pour les uns et pour les autres. Les
hospodars ont dt1 régler leur conduite d'apres l'impulsion
qui leur venait de la Porte, dont la puissance comprimait
les principautés sous le poids d'un barbare egolsme. Les
princes grecs ont marche dans la voie qui avait été frit*
par les princes roumains, et leurs successeurs ne firent pas

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mieux, lien qu'ils eussent joui du droit de ne pas les
imiter.
Le régime que les princes grecs suivaient et subissaient
en même temps n'était pas fait sans doute pour assurer l'in-
dependance, ni le progres, ni les droits des principautés, mais
nous tenons A constater que ce régime n'a pas été créé pour
eux : il leur a &é 14,0 par leurs devanciers, on plutôt par
les circonstances de l'époque. Des princes indigenes a, leur
place n'auraient pas agi autrement; l'histoire Pa constaté.
Quelle est la nation qui n'a pas eu ses mauvais jours, lorsque
la force des closes s'est appesantie sur elle ?
En definitive, oA sont aujourd'hui les phanariotes? La
politique du Planar a cessé avec les mobiles qui Pont fait
naltre. A Constantinople, il n'y a pins matière A rivalité entre
le pen des Grecs qui y figurent; en Gréce, les descendants
des famines du Planar se sont confondus avec leurs frères,
pour défendre, pour &hirer ou pour administrer leur patrie.
Il n'y a que quelques litterateurs qui inventent des phana-
riotes, pour trouver matiére A, épancher de cette maniére le
trop plein de leur ferment humanitaire.
Après avoir essayé de dank le caractére et les principes
des phanariotes, envisageons-les en leur qualité de hospodars
dans les principautés danubiennes.
Les hospodars grecs arrivaient dans les principautés
charges d'obligations onéreuses, persuades de la durée éphé-
mere de Ieur régne et, de plus, jouissant d'un pouvoir omni-
potent, qui ne rencontrait de limites que dans certaines con-
tumes consacrées. Ils essayaient naturellement de s'assurer
Tine épargne sur les excédants des modiques revenue de la
principauté et, pour ne rien dissimuler, ellr quelques ren-
trees casuelles ou extralégales, qui étaient dans les nueurs
de Pepoque et dont leur entourage profitait principalement.
Il y eut sans doute, comme dans tons les pays gouvernés
par un pouvoir absolu, des hospodars qui sacrifiérent l'in-
térêt public a leurs convenances ou a la cupidité de leurs
favoris; nous ne prétendons pas les en absoudre. Néanmoins,
la plupart des princes grecs mirent leur ambition A assujettir
bien souvent leur intérêt personnel a lenr gloire et au bien
du pays dont le gouvernement leur était confié.

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Respectant le droit national représenté par la haute aristo-
cratie, ils ne décrétaient généralement aucune mesure d'in-
teed public qui n'eut été au préalable consentie par l'assem-
blée generale des boyards présidée par le métropolitain. Ce
fut un prince grec, Constantin Racovitza, qui, frappe des
souffrances que l'impôt stir le gros bétail faisait éprouver au
peuple, prit la resolution de l'abolir et obtint du patriarthe
une excommunication solennelle contre ceux qui tenteraient
de le renouVeler. Ses successeurs firent en effet de vaines
tentatives dans co but, et Jorsque le prince Jean Callimaki,
obsédé par les exigences de la Porte, avait obtenu la revo-
cation de l'excommunication et convoque les boyards sous
la présidence du métropolitain pour remettre en vigueur
l'impôt sur le bétail, l'assemblée s'y opposa, et cependant
le metropolitain qui la présidait était Grec. L'abolition du
servage, la limitation des journées de travail des paysans,
mesures qui font époque dans les annales des nations et suf-
fisent a la gloire d'une règne, sont dues a des princes grecs.
Le prince Constantin Mavrocordato, en limitant vingt-quatre
les journées du travail des paysans, décréta solennellement
l'abolition du servage et supprima la denomination de Vet-
chini ; le prince Gregoire Ghica réduisit, quelques années plus
tard, a douze les journees du travail, qui, Bur les instances
des boyards, furent exprimées en labeur determine sons le
prince Alexandre Morouzi. Que dire de ceux qui veulent
faire accroire que le paysan a été asservi par le fait des
princes grecs! Plusieurs institutions d'une utilité incon-
testable ont été fondées par les princes grecs, d'une maniere
d'autant plus méritoire qu'ils sacrifiaient leurs épargnes A
cette fin. Le principal et le plus ancien hôpital de la ville
de Iassi a &é fonde par un prince grec; l'eau que les Iassiens
boivent a &é amenée a grands frais par des princes grecs;
les lois qui reglent jusqu'i ce jour les droits civils dans les
deux principautés sont dues a des princes grecs; le palais
oft resident les hospodars, le seul edifice public de quelque
importance qui existe A Iassi, a Re construit plus d'une fois
sous les auspices des princes grecs. C'est ainsi que plusieurs
princes grecs laissérent dans les principautés des monuments
impérissables de leur administration; c'est ainsi qu'apres

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249
avoir fait face sur le revenu de l'état aux depenses exigées
par le service public, ils retranchaient de leur modique exce-
dant pour doter le pays d'établissements utiles et pour faire
encore des libéralités considérables, afin de relever des fa-
milles tombees dans le dénuement on de rémunérer des ser-
vices publics.
Pour appuyer ces assertions générales, nous nous borne-
rons a citer quelques fragments extraits des chroniques même
moldaves publides par M. Cogalnitchano. Voici comment
elles s'expriment au sujet de quelques princes grecs :
Nicolas Mavrocordato (1710 et 1713-1717), premier
prince gree. all se montra trés bon prince; il honorait
v et affectionnait les boyards ... aprés deux années de régne,
»il fit une disposition solennelle, par laquelle il borna pour
»les monasteres et pour les boyards l'impôt sur les ruches
»a une piastre sur dix ruches . . . une seule fois il préleva
»l'impôt stir les bohémiens, a l'occasion d'un besoin urgent
»de fonds, mais il ne le renouvela plus et en décreta solen-
»nellement l'abolition .
Grégoire Ghica (1727; 1736; 1747). cLorsque Gré-
zgoire Ghica fut investi du hospodarat et avant même qu'il
vne ftt installe, tout le pays et les boyards s'en rejouirent
»connaissant sa bouté . . . Effectivement, aprés les abus et les
»avanies dont le prince Michel avait accablé le pays, il fut
»pour tons une consolation ... Ayant trouvé le pays abimé
zet les boyards attristés, a cause des dettes que le prince
»Michel les avait obliges de contracter envers des Tures
»pour des sommes gull a touchées et qu'il n'a pas rendues,
»le prince Grégoire sauva la fortune des boyards, en faisant
»intervenir un firman qui les mit a l'abri de toute pour-
»suite . . . 11 remedia aux maux du pays, mit fin aux con-
»tumes abusives qu'il avait trouvées en vigueur : les impôts
»sur les ruches, sur les moulins, sur les bohémiens, sur les
»cabarets et d'autres furent supprimés pendant son régne ...
»Les contributions qu'il prélevait pour l'administration du
»pays, il s'efforçait par tons les moyens de les ponderer
Ȏquitablement; gouvernant ainsi le pays avec sagesse et
»justice, il parvint a le relever ... Sa pensée ne visait qu'au
»bien; il mettait son ambition a opérer des bienfaits et des

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250
Dceuvres charitables; il ne donnait motif a aucune plainte,
x.n'avait pas de cupidité et ne s'efforeait qu'it bien gou-
)verner, en rendant justice a tons; loin de vouloir faire for-
x.tune par des injustices, il n'eut a coeur que d'acquérir une
',bonne reputation. En effet, son nom de bon prince restera
Dimmortel etc. Il acheva le palais princier et y ajouta des
)appartements et des dépendances ... 11 fit construire une
"belle maison de plaisance a Galata . . . Les serviteurs qui
zraccompagnerent de Constantinople étaient reserves et
2.suivaient l'exemple du maitre ... Il était jeune, mais sage,
)pose et ferme a sa parole .. . A son arrivée il ne savait pas
zun mot de moldave; au bout de six mois il le parlait;
pH avait la memoire Bolide et n'oubliait pas le mot gull
vait entendu. Charitable envers les pauvres, bon juge,
zdécouvrant le bon droit sans premeditation comme sans
»ostentation, il ne punissait qu'avec reserve et compassion.
2.Les boyards s'étonnaient qu'il ait appris si promptement
Ida langue et les coutumes du pays. Il lisait lui-même toutes .
Iles suppliques qui lui étaient adressées; il ne négligeait lien,
pavait connaissance de tout ce qui se passait, mettant tons
vses efforts a administrer avec justice, a veiller aux intérêts
xdu peuple et a placer les pauvres a l'abri des avanies :
,c'était un bienfait du ciel pour le pays .. . Les boyards
p étaient dans l'enchantement; ils remerciaient Dieu et
zs'avouaient entre eux qu'ils n'ont pas été aussi heureux
zmême sous les princes de leur nation ... Il fit intervenir
"un firman de la Porte, en vertu duquel les Tartares payerent
zles degats qu'ils avaient occasionnés sur le territoire mol-
Ddave, et chargea le vestiar Sandou Stourdza et le serdar
zardaki de parcourir les villages et d'indemniser chacun
)d'apres sea pertes; de plus, ce que nul autre prince n'était
2Tarvenu a faire, il obtint un hatti-chérif, par lequel il re-
) cupéra les empiétements que les Tartares avaient faits sur
»ie territoire moldave depuis plus de trente ans, et fit re-
)culer ces peuplades jusqu'a l'ancienne limite dite de Halim-
)pacha . . . Il établit a ses frais des écoles on l'on enseignait
vle gree ancien, le grec moderne et le moldave. Les riches
2' comme les pauvres qui n'avaient pas le moyen de payer
)sortaient instruits de ces écoles, qui étaient frequentées par

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251
D les enfants pauvres venus meme des pays &rangers; ce
»qui fut un grand bienfait, puisqu'il n'y avait pas d'etat on
)1'enseignement fut plus arriéré qu'en Moldavie. Ayant re-
»couvré la sante au monastére de Birnova, il y fit construire
»a ses frais une superbe maison, ainsi qu'un vivier en ma-
)9onnerie et un pavillon . . . II fit batir le monastére de
)St Archange a ses frais et le dota généreusement; il y éleva
»une maison et fit planter un jardin avec des bassins, des
X+ pavilions et autres embellissements, qu'aucun prince n'avait
»fait avant lui, et donna a ce jardin le nom de Formossa .. .
»Le prince s'y rendait sonvent; il y invitait non-seulement
)1es boyards titres, mais d'autres personnes de toute classe
»... Il fit venir a grands frais de l'ean jusque devant le
)palais princier, ce qui fut un grand bienfait pour la vile,
»qui éprouvait le manque d'eau . . . Lorsque des pachas tra-
»versaient le territoire moldave, il ne souffrait pas que leur
»passage tilt a la charge des habitants et payait de sa cassette
»tous les frais qu'ils occasionnaient . . . Ayant remarque
»que le droit sur les vignes, impose par d'autres princes an-
» ciens, était devenn onereux jusqu'A étouffer l'industrie vini-
)cole, il abolit de son propre gre et sans y etre convié par
»les boyards et ordonna qu'il ne se renouvela plus ... Aprés
»im régne de six ans, signalé par le contentement general
»et par les effets d'une bonne administration, il fut investi
»du hospodarat de Valachie, etc.)
Constantin Mavrocordato (1733 ; 1741 ; 1748 ; 1769).
eLe prince Constantin avait apporté plusieurs innovations
»de la Valachie ... Les portes du divan étaient ouvertes,
»il avait de longs entretiens avec le vulgaire et encouragea
»tellement le bas peuple, que pas un des boyards n'osait
»adresser TM mot dur a im paysan sans que celui-ci s'en
»plaignit an prince, qui, pour le moindre tort fait au dernier
»des paysans, maltraitait le plus grand boyard et le faisait
)arrêter . . , 11 fit des proclamations dans le pays, portant
»defense a qui que ce soit, employe ou non, de prendre
)même un cent* sans l'avoir pare .. . Il fit venir de la Va-
)lachie des livres d'église vu qu'en Moldavie on n'avait
»ni les évangiles, ni les actes des Apetres, ni le service de
»la messe et ordonna an métropolitain qu'on en donnat

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»lecture d'une maniere intelligible A l'église. Il ordonna en
z entre au métropolitain et aux évêques d'établir chacun une
zimprimerie dans leurs dioceses, et depuis lors ces impri-
zmeries fonctionnent . .. Il ordonna aux ispravniks de faire
zune enquête sur les prêtres et les diacres en non-activité
z qui ne sauraient pas lire et de les placer dans la classe des
zpaysans, comme impropres au sacerdoce .. . Il décida que
z les boyards ne devraient pas posseder des serfs et fit con-
zvoquer a Iassi tons les individus qui se trouvaient dans
zcette catégorie, pour avoir a débattre leurs droits avec les
zboyards détenteurs de titres qui leur conféraient des serfs.
)11 réunit ensuite le divan dans le monastére des Trois-Saints
vet entra dans l'examen de cette affaire, en s'enquérant de-
»puis quelle époque ces paysans subissaient la condition de
zservage, a qui ils avaient été achetés et a quel prix. Les
zboyards répondirent : Nous ne les avons pas achetés, ils
z nous ont été légués comme serfs par nos aleux; nous ne
z ponvons pas les vendre, mais nous employons leur aide
z dans nos besoins de ménage. Alors le prince ordonna
zpéremptoirement gull n'y efit plus dorénavant de servage;
D que cependant, attendu que les paysans sont établis dans
D les villages des boyards et y trouvent leur subsistance, ils
,eussent A travailler vingt-quatre jours par an pour les
zpropriétaires, ou bien qu'ils payassent deux piastres par
z famine, sauf a ne travailler que douze jours. D
Constantin Racovitza (1750; 1757). «Ce prince a
z fait pardonner les défauts de son pére, le prince Michel. 11
zexistait un impôt trés onéreux sur le bétail, établi par le
zprince Douca. Aprés s'être concerté avec le haut clergé, le
»prince convoqua tons les boyards et le clergé et abolit so-
z lennellement cet impôt. A cet effet il obtint du patriarche
z de Constantinople un acte d'excommunication, émané de tout
zle synode, contre quiconque tenterait de le renouveler a
zl'avenir. .. . Il fut le fondateur du monastére de St Spin--
z dion .. . Le prince Constatin fut un homme sage, instruit,
zbienveillant et exempt de fierté ; il n'était pas cupide et se
zplaisait A faire le bien etc.)
Grégoire Alexandre Ghica (1764). dl fit choix des
zgens les plus capables, pour leur confier, en qualité d'isprav-

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263
»niks, l'administration des districts, et leur donna des ordres
»sóvères pour gulls eussent a rendre justice aux pauvres,
»A, ne pas souffrir qu'ils fussent opprimés on molestés, vu que
»s'il apprenait que l'ispravnik a use d'indulgence a cet égard,
»sur la moindre plainte il l'en punirait sévêrement. Il recom-
»manda en même temps fortement aux boyards de se garder
2. bien de recevoir aucune offre du pauvre, sous peine d'en-
»courir toute la rigueur de la loi, fnssent-ils les plus haut
»placés ou même ses parents ... 11 régla les impôts equitable-
»ment; le revenu rentrait avec facilité, le pays était en voie
»de prosperité et la population augmentait considérablement,
»allégée qu'elle était de toute charge onéreuse, ce qui ne
»s'était vu de longtemps et sous aucun des princes ante-
»cédents . . . II acheta un grand emplacement prés de la
»métropole, le fit clore, y fit construire de vastes et beaux
»appartements et y établit trois écoles . . . Voyant que la
»population de Iassi s'était accrue et que r eau ne suffisait
»plus aux besoins de la vile, il en fit venir a grands frais
P de quatre endroits différents et fit construire deux belles
»fontaines, l'une a la porte de St Spiridion, l'autre a celle
»de Golia; les pauvres, qui trouvaient de reau en abondance,
»bénissaient le nom du prince pour ce bienfait memorable ...
»Pensant qu'on pourrait fabriquer du drap dans le pays, il
»fit venir des artisans experts de la Pologne et de l'Alle-
»magne, ainsi que de la laine de toute sorte et des brebis, et
»apres avoir choisi l'emplacement convenable au confluent
»de la Jijia et du Pruth, il acheta les moulins qui y étaient
Ȏtablis et y fit construire une fabrique de draps, qui donna
»bientôt des produits beaux et variés.»
Nous abrégeons les citations. Chacun pent se rappeler
les actes plus recents des princes qui se sont succedé jusqu'à
nos jours. Des réglements d'administration, de commerce et
d'industrie, des institutions d'enseignement, des codes de
loi, des établissements publics consacrés a rinstruction des
prêtres, a des hospices, a des dotations pour hôpitaux, fon-
taines etc., dont les actes de fondation sont du domaine
public, rattachent au progrés du pays les noms des Morouzi,
des Ypsilanti, des Soutzo et des Callimaki.
Nous ne prétendons pas soutenir que tons les princes

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grecs n'aient mérité que des louanges : obliges qu'ils étaient
de satisfaire les exigences des appuis qu'ils se ménageaient
a Constantinople, il n'est pas surprenant que, dans une posi-
tion dont le lendemain n'était pas assure, plusieurs princes
grecs aient cherche a profiter plus ou moins de la latitude
que leur laissait un pouvoir dégage de tout frein legal solide-
ment établi. Néanmoins, dans le laps d'un siècle pendant
lequel les Grecs jouirent dii droit au hospodarat, combien
y a-t-il eu de familles qui se soient enrichies ou se soient
placées au-dessus du besoin? Ii y en a pent-etre deux
on trois qui possedent quelques modestes propriétés, et
encore n'est-il pas certain qu'elles aient été puisées en
totalité dans les ressources locales. Mais qu'est ce que tout
cela pris ensemble en comparaison de l'immense fortune
que s'est créée, dans l'espace de quinze ans, le premier
prince indigene qui a jure de gouverner le pays conform&
ment aux institutions et aux lois? Quand est-ce qu'un pha-
nariote a vu payer ses dettes moyennant un don de deux
cent mille ducats pris sur les revenue du pays? Quelle &tail
l'importance du revenu net des princes grecs en comparaison
d'une dotation d'environ cent mile ducats (savoir la lists
civile joints an droit d'exportation des céréales) dévolue an-
nuellement aux hospodars indigenes depuis 1834, dotation
légale et dégagée de toute charge? 04.sont leo monuments
qua les derniers hospodars moldo-valaques ont (Sri& sur
leurs propres fonds? Nous voudrions bien faire exception
en favour de quelques établissements fondés en Moldavia par
le prince Ghica, qu'on nous a dépeint comme généreux et
saline de l'amour du bien, mais comme les dettes gull a
contractées pour fonder les susdits établissements ont été
payees par le pays, nous doutons si, en definitive, la gloire
ne doit pas en rejaillir avec la charge sur ce dernier.
Nous n'avons pas l'intention d'entamer une polémique avec-
certains auteurs, qui sont devenus l'écho des declamations
dirigées contre les princes grecs. Nous ne citerons entre tons
que deux exemples, pour prouver a quel point ils se fourvoient.
Que M. Elias Regnault Boit ou non un prête-nom, cela
nous est indifferent. En plaçant son nom en tete de son
Histoire politique et sociale des principautés danubiennes, ii

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255
vous autorise a le prendre h partie. Or, pour mettre en évi-
deuce le pen de foi qu'on doit prêter a ses assertions, gull
nous soit permis d'abord de citer quelques passages de son
livre, qui se rapportent a tine époque antérieure au régne des
princes du Phanar.
eBientôt même la Porte viole officiellement le trait& En
»dépit des clauses qui interdisaient a tout Ottoman le séjour
»dans les principautés, II s'y éléve des forteresses turques,
»Giurgévo et Ibraula sur le Danube, Bender et Choczim sur
»le Dniester. Ce sont autant de repaires d'oit s'élancent les
»janissaires h. la recherche d'une proie . . . Les bords du
»Danube dans un vaste rayon autour des forteresses de-
»meurent sans culture, sans habitants. Le vide s'etait fait
»en face du rivage turc et le voisinage du protectenr avait
»créé le Used.» (V. page 40.)
(Serban Pr, qui occupa cette dernière province (la Vala-
»chie, 1594), en acheva la ruine, en y introduisant le regime
»féodal. Des magnate comme ceux de la Hongrie et de la
»Pologne furent créés avec les droits seigneuriaux ... Le ser-
vage de la glebe se créait a côté de l' esclavage.) (V. page 45.)
eLes Tures profitent de ces divisions pour usurper des
»nouveaux droits; le tribut consenti est successivement aug-
»menté Bientôt les chefs moldo-valaques deviennent les
»premiers instruments de ruine; tout ambitieux vent être
phospodar et, l'élection étant tine gene, on s'adresse a Con-
»stantinople. La Porte profite de toutes ces hontes et met le
»trône 4 l'enchere . . . La misère du peuple s'accroit avec le
»luxe des princes. Si la Turquie ne s'empara pas definitive-
»ment des deux provinces pow en faire des pachaliks, c'est
»qu'elle était trop owl* ailleurs etc.» (V. page 48.)
eLes princes de Valachie et de Moldavie n'étaient plus les
»gardiens jaloux des droits de la nation. Vassaux obéissants
»de Constantinople, ils vivaient a la maniére des pachas
»fastueux et endormis et faisaient contraste par un luxe
»effrdné avec la misère des populations asservies. L'éclat
»des pompes orientales brillait dans leurs palais, mais le
»paysan n'avait pas même une cabana . . . Cependant les
»tyranniques contributions, les menaces perpétuelles de la
»Porte, l'incertitude d'une existence qu'il fallait toujours

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)acheter par des paiements renouvelés, donnaient aux ho-
)spodars la conscience de leur abaissement. Bs cherchaient
un appui qui put les relever et tournaient les yeux vers le
'Nord . . . Brancovano de Valachie et Démétrius Cantémir
)de Moldavie, quoique ennemis jurés et dissimulant avec
)soin leurs démarches, eurent tons les deux la meme pensée
ytous deux négocièrent avec le vainqueur (Pierre-le-Grand). D
(V. pages 51 et 53.)
11 n'y a rien b. ajouter au tableau que renferment les lignes
précitées. Les principautés, de l'aveu de M. Regnault, se
trouvaient dans le dernier &tat de degradation et d'asservisse-
ment, lorsqu'au lien de pachas tures la Porte y envoya des gou-
verneurs chrétiens, des coreligionnaires qui ambitionnérent
sonvent, comme on l'a vu, de faire le bien, qui laissèrent
des traces mémorables de leur administration, qui compa-
tirent aux souffrances du peuple et flrent leur possible pour
les alléger.
Ces princes, voici de quelle manière Hs sont désignés par
M. Elias Regnault.
«Désormais leurs dépouilles (des Ronmains) vont enrichir
zl'étranger, l'étranger sans patrie, le Gree Ward qui renie
»la Grèce, qui méprise le Turc, le Grec parasite qui, pour
)avoir un nom, l'emprunte a un quartier de Constantinople,
)le Fiche et arrogant, le rapace et vil phanariote. Les prin-
»cipautés danubiennes n'auront plus de princes, mais de
)fermiers généraux, des exécuteurs en robe de soie, des gabe-
>dons couronnés. Pour comble d'avilissement, les seigneurs
)valaques et moldaves se font les flatteurs de ces tyrans,
)les esclaves de ces valets . . .) (V. page 57.) «Impitoyables
)persécuteurs, spoliateurs sans vergogne, souillant ceux qu'ils
)épargnent et couvrant toute une nation de la fange de Con-
zstantinople.) (V. page 62.)
Ici le bon gout le dispute a la délicatesse des expres-
sions; ici, sous le voile transparent de l'historien, perce
l'homme de parti, inspire par la passion. Ne suffit-il pas que
les enfants des Roumains apprennent de leurs professeurs que
les princes phanariotes étaient des cannibales, des vampires,
des monstres qui n'avaient pas eu leurs pareils sur le globe,
sans que les historiens &rangers deviennent complices de

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257
ces allegations qui flétrissent la sainteté de leur mission?
Et cependant, longtemps avant le régne des princes grecs,
les plus grandes cruautés, que les mceurs de Pépoque ne
suffisent pas a excuser, étaient a l'ordre du jour. Presque
chaque avinement de hospodar était signalé par des sup-
plices des boyards. En voici un exemple.
eLe hospodar de Valaquie Vlad V avait fait massacrer
»en un jour cinq cents boyards que mécontentait sa tyrannie.
DUne autre fois, il fit jeter an feu quatre cents missionnaires
»de la Transylvanie et ordonna d'empaler cinq cents tzi-
».ganes dont il convoitait les richesses. Profitant de son ab-
»Bence, les habitants de Tirgovist implorent l'intervention
»du Sultan. Vlad en est informé, accourt a Tirgovist, stir-
»prend les habitants au milieu des fetes de Pfiques, en fait
empaler trois cents autour des mutailles et envoie leurs
»femmes et leurs enfants servir de manoeuvres a la con-
»struction d'une forteresse. Des ambassadeurs tares viennent
»lui apporter les remontrances du Sultan; mais comme ils re-
»fusent d'fiter leurs turbans pour le saluer, il les leur fait
Dcloner sur la t8te. Enfin, pour mieux braver le puissant
»Mahomet, il passe le Danube, dévaste la Bulgarie, raméne
»vingt-cinq mille prisonniers, hommes, femmes et enfants, et
»les empale taus dans une vaste plaine appelée Procletu
»Par les traitements réservés aux grands, on peut juger du
»sort fait aux humbles.),
Nous venous de citer textuellement un passage du livre
de M. Elias Regnault (v. page 46). Que n'aurait-il donne pour
que tout cela se ffit passé sous les princes grecs! Il n'aurait
pas en besoin de ne parler qu'a l'imagination et de ne re-
courir qu'à des declamations vides de sens et a des invec-
tives, que la loyauté comme la décence reprouvent également.
Continuons : eCependant les phanariotes rencontraient
»encore des resistances chez quelques boyards indigènes,
»qui, dédaignant de se mêler aux courtisans de Bucarest,
tvivaient retires dans leurs domaines et luttaient par leurs
»richesses contre Pinfluence étrangère. Ces richesses con-
»sistaient surtout dans le nombre des paysans en servage,
»qui cultivaient leurs vastes propriétes. Constantin Mavro-
»cordato voulut affaiblir les boyards en les appauvrissant
17

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258
P et, pour mienx réussir, il se donna des apparences de réfor-
zmateur. Par une loi dn 5 aofit 1746, il décréta l'abolition
3, du servage et annonga aux paysans gulls étaient délivrés
1, de leurs tyrans. Mais les paysans virent bientôt ce qu' étaient
'les bienfaits d'un Grec. D'abord, ceux qui restérent culti-
ovateurs furent soumis aux obligations suivantes : travailler
2,vingt-quatre jours pour le propriétaire du sol; lui donner la
1, dime des semailles, foins, fruits et ruches; lui payer certains
droits de pAturage; demander la permission de l'autorité
1,pour changer le domicile. Constantin, en même temps gull
enlevait aux boyards la propriété de leurs serfs, faisait de
ces prétendus affranchis la propriété de l'état, c'est-A-dire
z du hospodar. Soixante mille paysans furent classes a part
"sous le nom de scutelnici. Les scutelnici sont des hommes
2,attachés a tel on tel boyard, auquel ils sont tenus de
2,donner tout le produit de leur travail, chacun jusqu'à con-
currence de 80 piastres par an ou environ 320 francs. C'est
salmi que se realise l'affranchissement de la glebe. Mais le
Pint politique est atteint et la comédie a son veritable de-
x,nouement. Les boyards indigenes sont dépouillés et les
zphanariotes s'enrichissent de leurs dépouilles. Car c'est le
z,prince qui en dispose et le servage renait sous une antra
zforme au profit de ses favoris. Les scutelnici ne sont pas
des esclaves, mais des machines A récoltes. Leur corps est
*fibre, mais leurs bras appartiennent a irn autre. Ils sement
2,et ne recueillent pas; ils produisent et ne consomment pas.
zPartout ailleurs l'esclave est nourri par son maitre; ici c'est
*le maitre qui regoit sa nourriture . . . Monstrueuse invention
"du genie phanariote! Ii livre un homme comme une quo-
Atite de rentes et appelle cela le rétablissement de la liberté.
zChaque boyard, selon sa classe, pergoit un certain nombre
a, de têtes : 10 pour le simple boyard, 60 pour le protipen-
, dada. C'est le minimum legal, compensation pour l'abolition
2, du servage, mais le maximum est illimité; de sorte que les
2,phanariotes en regoivent par troupeaux. Jamais on n'ima-
gina ressource plus infame pour recompenser ou corrompre.
(V. page 70.)
Avec quelle verve M. Regnault n'emploie-t-il pas les flours
de l'élocution frangaise pour denaturer les faith! Avec quelle

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fmesse exquise ne cherche-t-il pas a couvrir le bien même
d'une concha de fiel et de bone, adroitement pétrie pour le
cachér et le convertir en abomination! Quoi! les princes
roumains, de son aveu, introduisent la féodalité et le ser-
vage ; un prince grec libére les paysans, et c'est sur ce
dernier que l'auteur déverse tont l'odieux d'une action re-
presentee comme une atrocité et une infamie! Rétablissons
les faits.
Le prince Constantin Mavrocordato, mu par une noble
et généreuse pensée, décréta une mesure qui, partout oa elle
a &é appliquée; a fait époque dans l'histoire des peuples et
a immortalise la gloire du prince qui en avait pris l'initia-
tive. Mais le prince de Moldavie ne pouvait pas imposer sa
volonté de vive force, lorsqu'il s'agissait d'opérer un change-
ment aussi brusque et de nature a froisser les plus grands
intérêts de l'aristocratie; II fallait une compensation a la
classe des boyards, pour qu'ils se prétassent au sacrifice
qu'on exigeait d'eux. Le servage fut aboli et la denomination
de serf supprimée du vocabulaire roumain; le travail illimité,
le travail force fut converti envingt-quatre j ours de labeur par
an, en retour des avantages dont les paysans jouissaient sur la
terre du propriétaire. En compensation, le prince réformateur
accorda aux boyards un nombre de scutebnics proportionné
a chaque rang. Qu'est-ce que scutelnic? Le mot signifie
exempté. En effet, le scutelnic était exempté de toute redo-
vance envers le fisc et de toute charge envers le gouverne-
ment ; il rachetait cet avantage soit en payant une redevance
annuelle au boyard, soit en exécutant un travail determine,
consenti ordinairement de gre a gre. Le scutelnic s'accommo-
dait le plus souvent si bien de cet kat, gull le briguait pour
ne pas 'etre assujetti aux charges générales.
En presence de ces faits patents, comment M. Regnault
en arrive a alléguer que ces prétendus affranchis devinrent
la proprieté du hospodar; que les boyards indigenes sont
dépouilles et que les phanariotes s'enrichissent de leurs
depouilles; que les phanariotes refoivent des scutelnics
par troupeaux etc. Autant de mots, autant de faussetés.
M. Regnault a commence lui-mUme par declarer que les
scutelnics étaient une compensation accordée aux boyards
17*

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propriétaires de biens-fonds : or, les Grecs ne possédaient pas
des biens-fonds dans les principautés. 11 est de fait d'ailleurs
que le droit aux scntelnics était intimement attaché a la
qualité d'indigene et qu'ancun étranger n'en a joui. On
pent apprécier aprés cela la véracité et la bonne foi de
l'auteur.
Nous ne croyons pas nécessaire d'entrer dans l'examen
des chiffres domes par M. Regnault, qui élève a soixante mine
le nombre des scutelnics accord& par le prince Constantin.
Nous avons tout lieu de croire ce chiffre considérablement
exagéré et tont a fait hasardé. Void comment la chronique
moldave s'exprime sur cet acte du prince Mavrocordato : ell
zaccorda aux grands boyards 66 scutelnics, a d'autres
yboyards en non-activité par 20, 15, 10, 5 et 4; aux veuves
.Dpauvres par 15 et 10, d'apres le rang de leurs marisd>
Or, il n'est pas a presumer quo le chiffre des scutelnics se
soit &eve alors an deli de 10 a 15 mile. Lorsque le *le-
ment organique vint abolir le droit aux scutelnics, et gull
fallut accorder nne indemnité personnelle aux titulaires, le
nombre des scutelnics malgré la prodigalité des range, qui
avait presque double sous le dernier prince ne a' élevait pas
au dela de 25.000 ... En outre, faut-il prendre an sérieux
le chiffre de 390 francs ou 80 piastres, comme montant de
la redevance I laquelle les scutelnics étaient tenus? Nous
doutons que ce chiffre ait été pulse dans l'histoire. 11 est vrai
que le réglement organique, en supprimant les scutelnics, a
stipulé, pour les boyards qui jonissaient de ce droit, une
indemnité viagire consistant en 24 piastres par scutelnic
pour les propriétaires de biens-fonds et en 80 pour les non-
propriétaires, mais ces 80 piastres ne valent que deux du-
cats et demi ou environ 30 francs et non point 320 francs
on 30 ducats, d'après une evaluation rapportée I un siècle
de date.
etin recensement fait pen de temps aprés cette prétendue
>>réforme, continue M. Regnault, est le plus sanglant acte
>>d'accusation contre le gouvernement des phanariotes. Au
>>lieu de 147.000 families contribuables en Valaquie et de
»112.000 en Moldavie, ii ne s'en trouve plus dans le pre-
z mier pays que 70.000 et 50.000 dans le second. Quelques

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zannees ont suffi pour cet immense dépeuplement. 2. (V,
page 72.)
Admettons l'exactitude de ce renseignement, puisé dans
un ouvrage de M. Vaillant; abstenons-nous même de re-
chercher, si les causes qui déterminerent bien souvent
l'émigration en masse des populations moldo-valaques, telles
qu'incursions de Hongrois, de Tartares, envahissement du
territoire par les troupes turques ou autres, n'ont pas été les
seules qui produisirent ce resultat, et rendons du moins cet
hommage aux princes grecs qui out succédé a Constantin
Mavrocordato, en leur attribuant l'honneur d'avoir en re-
peupler la Moldavie, puisque malgre Paliénation de la
Bucovine et de la Bessarabie ii s'y est trouve plus de
160 mine families contribuables au premier recensement
réglementaire (1832), ce qui prouverait que, dans un laps
d'environ 80 ans, au compte de M. Regnault, la population
avait au moins quadruple
Pour ne rien épaxgner aux princes grecs, M. Regnault
ne manque pas d'insinuer a tout propos qu'ils s'entendaient
avec les Russes pour trahir leur souverain legitime. 11 efit
été naturel que ceux qui d'une part ne voyaient en perspec-
tive que la tyrannie, la rapacité, les supplices et la barbarie,
et de l'autre les prévenances associées a un prestige dans
toute la force de sa nouveau* eussent penche vers celui qui
promettait protection et affranchissement de l'esclavage. Les
princes roumains l'ont fait, des que le joug de la Turquie se
fut appesanti sur les principautés avec une tyrannie intole-
rable; les populations roumaines l'ont fait instinctivement,
puisqu'elles espéraient par la leur rehabilitation dans les
droits que la Porte avait successivement foulés aux pieds.
Cependant, n'en déplaise a M. Elias Regnault, ii n'en fut
point ainsi. Les princes grecs, malgre la' repugnance natu-
relle que leur inspiraient les metres qu'ils servaient, leur
ont été en general fidéles. Quelques rares exceptions, ne-
cessitées pent-61re par les circonstances du moment, ne
1. M. Regnault ne parle que des contribuablee, rdduit a 50 mille
families; en y ajoutant lea 60 mile qu'il pretend avoir été exemptees,
ii verra qu'il a son chiffre primifif et que l'immensa dépeupletnent qu'il
deplore n'est qu'une pure fiction.

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sauraient servir de preuve, ni justifier aucunement Panatheme
lance par M. Regnault, qui s'écrie dans sa noble indignation
(page 109) : «Le Russe n'est-il pas d'ailleus le complice des
)phanariotes, le protecteur de cette race maudite associée
)a, toutes les douleurs des Roumains!) C'est ce protecteur
néanmoins de la race maudite qui l'a évincée du hospodarat.
M. Elias Regnault donne un flagrant démenti a l'histoire,
en avangant (page 80) que les Russes s'étaient ménage la co-
operation du prince Constantin Mavrocordato. «Ils n'avaient
,pas d'ailleurs besoin ajoute-t-il de l'appui de ce
)traitre; l'abominable regime phanariote disposait trop bien
,Ie peuple a courir a l'étranger : les Russes furent reps en
X' libérateurs. Dans un mémoire adressé a la Czarine, les
)Moldaves implorérent sa protection etc.",
En quoi consista la cooperation donnée aux Russes par
Constantin Mavrocordato? Nous sommes curieux d'en avoir
l'explication de M. Elias Regnault. En attendant, void com-
ment Phistoire rapporte la prétendue trahison de ce prince.
«D'apres les ordres pressants de la Porte, le prince par-
zcourait de sa personne le pays, pour se procurer les fourni-
»tures en blé et en orge qu'il envoyait au camp turc et dans
)1es forteresses, ce qui lui valut de grandes lonanges des
'Tures . . . Apres l'abandon de Hotin et la retraite du visir
r.en déroute, le prince se présenta devant ce dernier pour
z.l'assurer de sa fidélité et de celle du pays ; apres quoi, s'étant
)rendu a Iassi, il envoya de tous ekes des patrouiles; mais
,trois jours plus tard, ayant rep Pavia que les Russes avaient
D passé le Pruth, d'un côté il expédia vers le visir un expres
2.pour l'en avertir, de l'autre il fit ses apprêts de depart . . .
) Le visir s'était retire a Issaktcha; le prince Constantin,
2.voyant que les Russes se dirigeaient vers Iassi, se fit ac-
vcompagner de quelques Tures et de quelques gardes et
vsrenfuit a Galatz, on il fut rejoint par des troupes turques
r.et par deux pachas. Mais les Russes, ayant attaque les Tures
)if, Galatz, les mirent sur-le-champ en deroute et en firent
1,un grand carnage . . . Le prince Constantin, qui hag dans
,les range des Tures, a été blessé sans avoir &é reconnu.
»Fait prisonnier, il fut transporté a Iassi, oi bientet il mount
b de maladie."

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Et voila ce que M. Regnault qualifie de trahison a la Porte.
Mais il lui en aurait bien coilté de ne pas ajouter l'épithète
de &are aux autres imputations dont il gratifie si élégamment
les Grecs, avec ce gout exquis qui n'appartient gull, lui. 11
lui suffit ordinairement d'avoir décoché le trait; la demon-
stration de ce qu'il avance ne le regarde plus. Aussi, quelle
contrainte n'éprouve-t-il pas pour dire (page 93) : 41 faut
»avouer toutefois que les deux nouveaux prince; (Ypsilanti
3> e n Valachie et Gregoire Ghica en Moldavie) comprirent
»mieux que leurs prédécesseurs le respect des proprietés et
»des personnes; mieux aussi que leurs successeurs. Ghica
»surtout cherchait a développer l'industrie et a introduire
»dans le pays des ameliorations matérielles qua n'avait
»jamais rêvées aucun phanariote . . . Enfin, chose inoule
2. pour un phanariote! il se sacrifia a la defense d'une question
2. nationale.)
Et plus loin (page 99) : «Les actes de Mavrojéni le mon-
»trérent digne du commandement; dans plusieurs rencontres
»successives il triompha des Autrichiens . . . etc.) ; mais, se
hate d'ajouter M. Regnault, «Mavrojéni est un Grec, mais
étranger an Phanar».
En parlant du prince Caradja, M. Regnault dit (page 108):
4D'un autre côté, les scutelnici étaient devenus tenement
»nombreux, par la prodigalité des titres qui y donnaient
»droit, que les contribuables, réduits a une faible partie de la
»population, ne pouvaient suffire au payement de l'impôt. Ca-
»radja tenta de remédier au mal, en promulgant une loi qui
»classait en luck de l'état tons les scutelnici qui n'apparte-
»naient pas a la premiere classe des boyards. Alors ce sont
»les boyards eux-mêmes qui luttent pour maintenir l'abus.
»Ceux de Cral.ova se soulévent, invoquent l'appui du pacha
»de Widdin et contraignent Caradja a revenir sur la seule
»bonne mesure dont put se vanter 1111 phanariote.»
Toutes les fois que M. Regnault se permet de mentionner
une bonne mesure prise par un prince phanariote, elle est
toujours unique!
«Mais la Russie dominait aux conseils du divan et la Russie
»trouvait son compte an gouvernement de ces Grecs qu'elle
»dirigeait. De concert avec la Porte, elle fit donner les deux

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zprincipautés a Michel et A Alexandre Soutzo, complices
»dont elle était Are et qui ne tardérent pas a justifier les
afaveurs de St. Pétersbourg.» (Page 110.)
Ignorance des faits ou mauvaise foi, il faut bien que
M. Regnault assume une de ces deux imputations. Tons les
contemporains savent bien que la famille Soutzo avait &é
patronnée par la France sous le regime imperial et n'était
pas vue de bon ceil par la Russie. Michel Soutzo sacrifia, il
est vrai, sa haute position et ses plus grands intérêts pour
s'associer au mouvement patriotique pour lequel les phana-
riotes n'épargnerent ni leurs fortunes ni leur vie; quant a
Alexandre Soutzo, on le lui avait cache avec tant de soin,
que l'on croit encore que sa mort a été hatée afin de lever
un obstacle a l'éruption de l'insurrection.
Faut-il suivre M. Regnault dans la partie burlesque de
ses narrations? .:x On verra, dit-il (page 58), des patissiers
»et des marchands de limonade devenir hospodars; et ce fait
»se produit assez souvent, pour qu'à la naissance d'un
»enfant grec, les accoucheuses de Constantinople lui sou-
»haitent de devenir un jour patissier, marchand de limo-
»nade et prince de Valaquie I » Et plus loin (page 78) :
al est une heure, le repas est terminé. A l'instant meme
»un grand cri se fait entendre dans la salle oft est le
»prince. Ce cri, pousse par un tchaouche d'une voix de
»stentor, appelle le café et le cafédji-bachi (grand donneur de
a café); celui-ci, a, demi prosterné, présente la brune liqueur
»dans une petite tasse enrichie de diamants. En memo temps
ale tchaouche, se penchant a la fenêtre, pousse un autre cri
»retentissant, qui informe la cite que son Altesse prend le

1. M. Regnault ne dédaigne pas de se mettre A la piste de tons les


contes, de toutes les faceties qui se débitent, pour ne pas rendre sa col-
lection incomplete. Voici le fait qui a pu donner lieu it l'anecdote gull
vent faire passer a la posterite comme tin trait historique. Les Bulgares
sont places a Constantinople dans la categorie des beotiens de la Romélie.
Bs y exercent entre autres le metier de patissiers et debitent leur mar-
cbandise stir un plateau, qu'ils posent au moyen d'un bourrelet sur le
sommet de la tete. On dit gulls ont ordinairement le crane deprime, et
comma on ne leur épargne pas les sarcasmes, on lour impute que, lorsqu'ils
viennent au monde, la sage-femme lour deprime le crane par un coup
de poing, afin gulls supportent mieux le bourrelet, et leur souliaite de
devenir patissiers a, Constantinople.

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»cafe et que l'instant qui va suivre est consacre au sommeil.
»Des lors tout doit faire silence; Bucarest retient son ha-
»leine, afin qu'aucun bruit du dehors n'interrompe mi auguste
Drepos I., et toute affaire est suspendue dans l'intérieur du
»palais. Trois heures se passent ainsi dans une torpeur gene-
»rale ; trois heures d'intermittence dans la tyrannie. A quatre
»heures, le bruit des innombrables cloches de Bucarest an-
snoncent au penple et aux grands la solennité du réveil hospo-
»darial et le droit pour tons de suivre ce grand exemple.»
Que M. Regnault nous permette de ne pas assumer le
ridicule de pareilles relations, en nous y arretant un moment.
Qu'il nous suffise, aprés avoir parco urn une centaine de pages
de son livre, d'avoir démontre la véracité, la fidélité et la
bonne foi de l'historien.
Taut de personnes éminentes, taut d'esprits nobles et
&eves ont fait prenve d'impartialité dans les jugements
. portés sur le regime des phanariotes, que, tout en &ant
persuade .que les declamations passionnées de quelques lit-
térateurs improvises n'inspirent qne le mépris aux gens
éclairés et loyaux, nous ne pouvons que déplorer sincere-
ment l'erreur de certains publicistes renommés, qui se sont
faits l'écho d'allégations qu'ils n'ont pas pris la peine de
verifier. Nous anrions dépassé le cadre de cet expose, si
nous avions pris a tache de leur opposer des autorites irré-
cusables. Nous none bornerons une citation encore.
Dans un eloquent plaidoyer en faveur des Roumains,
publié dans la Revue des deux mondes du 15 janviv et du
1 mars 1856, M. Quinet, en pretant le prestige de son nom
et de sa plume a une cause digne de sa sollicitude, a con-
sacre un article au Phanar. «Le lecteur, dit-il, ne m'obli-
»gera pas, je l'espere, de le trainer pendant un siècle et
»demi dans les horreurs du Phanar. On enteud par la le
ssysteme qui consistait a faire régir les provinces moldo-
» valaques par des étrangers grecs, dont la principale charge

1. La posterite aura peine a croire a la puissance de cette voix, que


tout Buearest entend malgré les vents et les orages, poussée t travers
une fendtre ouverte dans la sane du prince, malgré les fritnas. Nous
conseillons it M. Regnault d'ajouter des crieurs publics dans la deuxièrue
edition de son ouvrage.

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était de tirer du peuple tout ce qu'il pouvait rendre d'or
)et de sueur a son maitre etc.)
Apres tout ce qui a tad exposé, il nous reste pen a dire
pour répondre a un exorde aussi virulent. Nous prierons
cependant M. Quinet de mettre la main sur la conscience et
de declarer, si c'est bien le Phanar qui est cause des horreurs
qoil signale a l'animadversion publique. Faut-11 rappeler,
apres tout ce qui vient d'être dit, sous l'empire de quelles
circonstances les princes du Phanar ont en en partage les
principautes dinubiennes et quel heritage leur a été legue
par les hospodars qui les ont precedes? La Turquie exer-
cait bien avant cette époque un pouvoir illimité sur la Moldo-
Valachie; elle pressurait les principautés par les invasions
de ses troupes indisciplinees et barbares, par les incursions
dévastatrices des Tartares, les requisitions de fournitures, les
depredations des garnisaires qui occupaient les forteresses
sises sur leur territoire, par des coupes de forêts, des trans-
ports de munitions, des corvees incessantes, des exigences
pécuniaires et des exactions de tout genre; en un mot, les
principautés n'étaient pas plus épargnées par la Porte que
les états voisins follies par sea troupes victorieuses. Les
princes grecs, a qui cet état des choses avait été legué, em-
ployerent bien souvent leur influence pour en alleger le poids
et prévinrent pent-etre des consequences bien plus désas-
treuses pour la Moldo-Valachie. Rs venaient dans les pays
en chefs imbus des préceptes du christianisme, mitigeant ce
que la barbarie turque avait de vexatoire, tempérant ce que
les exigences de l'époque avaient de trop dur, dotant les prin-
cipautes, autant que le permettait leur pouvoir éphémére,
d'institutions utiles et d'etablissements de bienfaisance. Les
horreurs du Thonar consisteraient-elles dans le ceremonial
relate par M. Elias Regnault? Les princes grecs ont-ils mas-
sacre des boyards, ont-ils conflaque leurs biens, ont-ils trahi
la cause publique, ont-fls vendu lps pays a des étrangers?
Certainement, dans un laps de 110 ans, a dater de 1710 et
non point d'un sieele et demi, les principautés, exposées
mile calamités, n'ont pas été toujours prospéres ; mais, si
nous remontons au dela de cette époque, nous trouverons
qu'elles ont été bien plus malheureuses. Un historien impar-

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tial ne saurait fermer les yeux sur repoque dont il park et
sur les circonstances engendrées par la force des choses, pour
rejeter le blame de la destinée sur les hommes qui n'en sont
que les jouets. Personne n'a songé a rejeter sur les rois de
France du xvme siècle l'état de la monarchie t cette époque;
on ne leur a demandé raison que de leurs actes personnels
et rhistoire a tenu compte de leurs bonnes actions.
L'habitude de rendxe les Grecs solidaires de thus les maux
qui ont pesé sur les populations moldo-valaques est devenue
un symbole patriotique. M. Maynard l'a bien dit dans la
relation de son voyage a, Sebastopol, publiée par M. Ale-
xandre Dumas: e On a beaucoup pule du peuple grec depuis
zle commencement de la guerre d'Orient. C'est le bouc émis-
2.saire de époque ; les plus ardents philhellenes de jadis les
zmettent en quarantaine et personne n'ose eleven la voix
z pour les défendre. Mais une reaction aura lieu bientôt .
déjà memo elle a commence, depuis qu'on apprend a. con-
znaftre les Tures . . Et plus loin (page 179) : cLe Phanar
zest le sanctuaire on se sont conserves le genie grec et la
zlangue grecque. Les sultans, jusqu'en 1821, y ont choisi les
Dhospodars de la Valachie et de la Moldavie et l'hétairisme
zy a pris naissance. C'est de la que le blason de Mavrocor-
zdato, un phénix renaissant de ses cendres, donna le signal
des premiers mouvements de la grande insurrection grecque.
zYpsilantis était phanariote. Si, pendant ce voyage, vous
zrencontrez un ardent phanariote qui vous pule des mal-
zheurs et des espérances de la patrie, vous oublierez, comme
7,je les ai oubliées, les accusations qui pèsent sun ce peuple
zinfortuné, vous vous sentirez pris d'enthousiasme et vous
»chanterez avec lui les hymnes de Rigas, en defiant le fan-
ztôme de réquilibre européen.z
lin des délégues moldaves que le prince Ghica avait en-
voyés en 1855 a. Constantinople pour soutenir les récla-
mations du pays a la charge des monasteres relevant des
Saints-Lieux, alleguait devant le grand visir que les dotations
de ces monasthres avaient été faites par les princes du Phanar
5. reffet de fournir aux Grecs le moyen de fomenter des sou.-
lévements. «Exhibez, répondirent les prêtres, si vous le
pouvez, les dotations dont vous parlez et nous nous faisons

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268
forts de vous prouver que presque tons nos titres datent du
temps des princes de votre nation.)
On fait dire aujourd'hui aux paysans moldaves elus deputes
an divan appele a formuler les vceux de la nation, on leur
fait dire et consigner sur le papier que ce sont les princes
grecs qui ont foulé aux pieds leurs droits et les out asservis
aux boyar& et que le réglement organique a achevé leur
ruine. Concevez-vous? les Grecs et les Russes : rien de plus
clair. Et les membres éclair& du divan, bien convaineus
qu'il n'en est point ainsi, gardent le silence devant ces asser-
tions mensongeres, de crainte de passer pour mauvais pa-
triotes en épargnant e bouc émissaire. Qui pourrait soutenir
néanmoins que le réglement n'ait adouci considérablement
les obligations antérieures des villageois basées sur le result
de Grégoire Ghica? Le principe de la réciprocité des obli-
gations, celui de la faculté pour le cultivateur de changer
de domicile, proclamés l'un et l'autre dans le réglement;
le fermage de gre a gre établi en principe ; la reduction de
revaluation en travail de la journée ouvrable et bien d'autres
mitigations que le réglement a consacrées ont contribué
puissamment a amender le sort du paysan et a provoquer
les ameliorations qui s'en suivirent. Maintenant, les paysans
voudraient-ils en effet revenir an régimof antérieur au regle-
ment ? On ne saurait le croire. Voudraient-ils que le servage
aboli par un prince grec ftit rétabli, que les journées de
travail restassent illimitées? ce n'est pas probable; mais ii
est convent' que le bouc émissaire doit se charger de toutes
les iniquités. L'égalité normale, selon un député au divan,
ce sont les princes du Phanar qui l'ont détruite. L'égalite
avec le servage D'apres un autre député, les Arméniens
1

(dont l'établissement en Moldavia date du xi° siecle) doivent


aux phanariotes (venus en 1710) de n'avoir pas été assimilés
aux indigenes, a cause des haines religieuses qui agitaient
les Grecs pendant la prise de Constantinople (en 1453) et
qu'ils importérent dans les principantés. Est-il besoin de
logique, lorsque le bouc émissaire est en jeu?
Si l'origine des princes avait eta le seul obstacle it la pros-
'Arita du pays, demandez au dernier des Moldaves si, sous
le premier prince indigene qui a succédé a ceux du Phanar

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269
(en 1821), le pays n'a pas été plus opprimé, plus malheureux
que jamais; si l'arbitraire, les avanies, la corruption n'ont
pas constitué le principe gouvernemental jusqu'it l'intro-
duction du réglement organique, dont M. Quinet fait 'Lean-
moins.bon marche. qLe réglement organiqne, dit-il, fut une
1,ombre d'organisation qui, a vrai dire, légalisait, perpétuait
»les abns les plus criants. On a era qu'on allait respirer
zpar cela seal qu'on donnait le nom de loi a presque toutes
vles anciennes barbarieso>
Pour bien juger de rutilité d'une mesure, ii faut toujours
la rapporter a répoque a laquelle elle a été adoptée et avoir
en vue les inconvénients auxquels elle était destinée a re-
médier. Or, savez-vous Men, M. Quinet, en quoi consistait
le gouvernement des principautés avant l'introduction du
réglement organique? Savez-vous ce qu'était ce chaos auquel
on donnait le nom de gouvernement? Des privileges abusifs,
le cumul d'attributions administratives, judiciaires et légis-
latives, le renouvellement continnel des prods, des impels
multiples, des corvées continuelles, tout le mécanisme de
l'administration dirigé par un grand fonctionnaire dont les
ordonnances n'étaient pas enregistrées, la garde du pays
confiée a des Tures et a des Albanais, le commerce et rin-
dustrie étouffés par les requisitions a prix fixe de la Porte,
par le manque de confiance et de streté : voila en un mot
le regime d'aprés lequel les principautés étaient gouvernées.
Le reglement a calque radministration du pays sur le modéle
des états les mieux gouvernés : il a divisé les pouvoirs, il a
aboli bien des privileges, ainsi que toutes les corvées et
redevances oppressives, et leur a substitué tat impôt simple
et de facile perception, il a régle l'administration, la compta-
bilité et la justice, institué an conseil administratif, nn corps
représentatif, un reglement de commerce, une gendarmerie
et tine maize nationales, établi une quarantaine, des munici-
palités et introduit flue régnlarité inconnue jusque la dans
le service public. Jamais progrés plus radical n'a été effectué
aussi inopinément. Le réglement offrait sans doute encore
des défectuosités et des lacunes auxquelles on aurait suppléé,
eomme cela se pratique dans touts société progressive; mais
ses fruits, I répoque oft il fut mis en vigneur, produisirent

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2 70
des effete immenses et incontestables sur la prospérité
publique. Peut-on dire aprés cela que le réglement a le-
galise toutes les anciennes barbaries?
Si le réglement n'a pas produit toutes les consequences
qui auraient diA en découler, s'il n'a pas engendre tout le
progrés dont il a confie les germes dans le sol de la légis-
lation, c'est précisément parce qu'il n'a pas été respecté,
parce gull a eté vicié et viole par les hospodars appelés
le sauvegarder et le faire fructifier. Le réglement, ne flit-
ii considéré que comme une transition, a fait fake un pas
incommensurable a la société moldo-valaque; c'était aux
hospodars a s'emparer de cet element legal, a le faire
fructifier et it frayer la voie du progrés.
Il est étonnant a quel point les publicistes les plus éminents
peuvent se fourvoyer, des qu'ils abandonnent la voie normale
d'observation et de raisonnement, des qu'ils font abnegation
de leur propre jugement, pour se livrer a la merci des re-
lations d'emprunt, qui excluent toute appreciation de leur
part. En void quelques exemples:
cQuand ils avaient mis, dit M. Quinet, le pied dans le
»pays, les Tartares oubliaient a leur tour d'en sortir, dé-
»vastant tout, ruinant tout, enlevant des villages, des villes
»entieres qu'ils allaient vendre aux Busses sur le marche
»de Constantinople.D Comprend-on cela? Pour nous, a moins
d'une erreur typographique fort probable, nous sommes
toujours a nous demander, comment se peut-il faire que les
Tartares aillent vendre des villages et des villes moldaves
aux Busses a Constantinople !
Plus loin M. Quinet pretend que le venerable archeveque
Benjamin a inaugure le theatre d'Iassi. Les manes de ce
prélat vertueux et scrupuleux a l'excés tressailliraient dans
sa tombe, s'il pouvait prendre connaissance d'une imputation
qui lui await fait horreur de son vivant.
En autre part : On vient de retrouver le traité de com-
»merce que Pierre VII de Moldavie fit en 1588 par son
1>ambassadeur avec la reine Elisabeth d'Angleterre. C'est au
contraire l'ambassadeur de cette reine a Constantinople, Sir
William Hareborn, qui, passant par la Moldavie, conclut le
susdit traité avec le prince Pierre.

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2 71
Rentrons dans notre sujet.
qUest par le manage, dit M. Quinet, que la patrie rou-
)maine a &é perdue. Par cette porte sont mitres les &rangers
)cupides qui ont mis la main sur le pays. Russe, Gree ou
)Tartare, tout aventurier arrivait nu, se disait prince et
)trouvait quelque riche héritiere toujours prête a se donner
)a, un titre moscovite on byzantin. Des lora Pétranger de-
)venait le maitre et des hommes et du sol. Taut que cette
7, plaie restera ouverte, ife. est Vesperanee du saint, et il n'y
14 que les femmes qui puissent y remedier etc.)
Il faudra suivre phrase par phrase ce raisonnement. D'abord
ce n'est pas par le manage que le hospodarat des princi-
pautés avait était dévolu aux princes du Phanar. M. Quinet
ne pae done que des hommes privés et nous place des lors
dans l'impossibilité de nous figurer, comment quelques par-
ticuliers &rangers manes a des indigenes ont pu mettre la
main sur le pays et devenir les metres des hommes et du
sol. Il n'est pas a notre connaissance que les Tartares aient
contracté des manages dans les principautés (cela eut été
impossible), mais bien des Franeals, des Allemands et des
individus d'autres nations chrétiennes, ainsi que cela se
passe chez presque tous les peuples de l'Europe, oil de pareils
manages n'ont pas néanmoins soumis le sol aux étrangers.
Les alliances avec des Russes et des Grecs ont &é sans
doute plus fréquentes, a cause de la communauté de religion;
mais il est rare, pour ne pas dire impossible, que des aven-
tuners de ces deux nations se soient arrogés dans les prin-
cipautés des titres qu'ils ne possédaient pas. Une pareille
mystification ne leur réussit quelquefois que dans les états
de l'Europe, on les us et coutumes de leur nation sont in-
comma. Les différentes invasions des Russes dans les prin.
cipautés ont produit plusieurs alliances avec des indigenes;
mais on a beau s'enquerir, on ne trouvera pas trois Russes
de quelque consequence qui se soient fixes dans le pays ou
qui &lent obtenu l'indigénat. Les manages avec les Grecs
sont plus communs, mais il faut aussi considerer que la plus
grande partie de ceux qui viennent du dehors pour se marier
avec des indigenes ne se fixent pas dans le pays; que sur
ceux qui y établissent, soit provisoirement, soit définitivement,

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272
leur domicile, la plupart vivent en particuliers, sans jouir
des droits politiques; que l'indigénat, depuis le reglement
organique, est si difficile a obtenir, qu'il y a peu d'exemples
de demandes faites pour l'aquérir. Ii faut en effet qu'un laps
de dix ans (ou seulement de sept, si l'étranger est marie Is
une indigene) succède a la demande adressée au corps legis-
latif, lequel, ce délai ecoule, est encore libre de l'admettre
ou de la rejeter. M. Quinet augure mal des principautés, s'il
desespere de leur saint pour un petit nombre de mariages
contractés avec desAetrangers. Est-il bien Or du reste que
ces mariages aient produit des fruits amers, des conse-
quences desastreuses, Boit pour le repos des families, soit
pour les intérêts publics? que les femmes et les parents
aient eu lieu en general de s'en repentir? Ils sont cependant
a, cet égard meilleurs juges que M. Quinet, et nous nous en
rapportons exclusivement a leur appreciation.
«Le maHage, dit encore M. Quinet, donne a l'étranger
r,l'indigénat, en sorte que le même homme se trouve a la fois,
par exemple, sujet russe et sujet roumain. Se lon que la
chance tourne, il est l'un ou l'autre ou tous les deux en
niênle temps. ), Croyez bien, M. Quinet, ce sont la des fables
qu'on vous a contées.
Nous sortirions de notre sujet, si nous suivions M. Quinet
dans son argumentation concernant les droits et les obli-
gations des paysans cultivateurs (objet qui d'ailleurs n'est
point de notre ressort); mais avant de clore ce chapitre,
nous ne pouvons resister au besoin de discuter certaines idées
émises par l'auteur et qu'il est donne a chacun de juger dans
leur généralité.
M. Quinet entreprend de remanier les elements d'un pays
qu'il ne commit pas et de le reconstituer a sa guise; il n'est
pas surprenant qu'il reste des lors au-dessus de sa fiche. «Si
)1' on ne croit pas, dit-il, aux utopies et si l' on ne vent pas de
x.révolution, II reste a partir de l'état des choses subsistantes,
x,l'accepter comme s'il était legitime, sauf a l'améliorer par
x.le travail du temps,>. «Dans ce troisième système, con-
x.tinue M. Quinet, qui, je l'avoue, me parait le seul applicable,
zsi l'on prend pour base l'état actuel de la propriété, on
'donne en résultat le pouvoir législatif a /a seconde aasse

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273
',de la noblesse, dans laquelle il est aisé de faire entrer tous
oceux que la proprieté, l'intelligence, la fortune, l'industrie
2, naissante out émancip és etc.) Et plus loin : «Dans ce système,
ola nation changerait de tete, la seconde classe, devenant en
oréalité la premiere, ne serait plus le client devant le patron
0 antique. 2,
Avant de prouver clue tout cela est base sur une pure
hypothese, tachons d'appliquer la theorie de l'auteur. D'une
part, il s'agit de conserver ce qui existe, et de l'autre, de
renverser l'ordre presume social et de placer la seconde
classe a la tete de la premiere. Dans cette hypothése, on
formerait le corps législatif de ceux qui representent la pro-
priété, la fortune, l'intelligence, l'industrie; mais si, dans le
nombre des aspirants, il s'en trouvait qui appartinssent a la
premiere classe, on les mettrait de côté comme des inter-
dits. Beau chef-d'ceuvre vraiment de legislation !
Est-il bien avéré du reste que ce que l'on entend par
seconde classe possede toutes les qualités nécessaires pour
remplacer avantageusement la premiere? On a représenté
cette premiere classe en general comme corrompue et ser-
vile. Cependant, lorsque cette aristocratie investie des pou-
voirs publics et forte de sa position independante soutenait
vis-à-vis de tons les envahisseurs les droits du pays, a son
corps defendant, quel était le role de la deuxiéme classe?
Tel prince, qui a cherché a faire de l'assemblée un instru-
ment a ses vues, n'y est parvenu qu'en éliminant du corps
représentatif les aristocrates et en y faisant entrer des indi-
vidus pris dans les classes inférieures. La substitution d'une
classe a une autre ne saurait emaner que d'un foyer d'idees
de subversion, de rivalité et d'envie. On comprendrait fort
bien l'égalité devant les droits politiques, qui mettrait en re-
lief le mérite, quelque part qu'il pat se trouver; mais l'ex-
elusion d'une classe en faveur d'une autre est une aspiration
qu'on chercherait vainement a fonder sur un principe loyal
et rationnel.
Mais, si M. Quinet avait étudié le pays gull se charge
d'organiser de cette maniere, il verrait qu'il part de pré-
misses vicieuses ; aussi sera-t-il surpris d'apprendre que les
designations de premiere et de seconde classe, de clients et
18

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274
de patrons sont un anachronisme inexcusable ; que le progres
opéré dans les idées de l'époque en a fait justice depuis
longtemps ; que la carrière politique et la voie des promo-
tions sont onvertes t chacun sans que des conditions de caste
y portent obstacle en général. Nous ajouterons a cela, qu'à
une époque même plus rapprochee de la distinction des
classes qui n'existe plus aujourd'hui ni de droit, ni de fait, le
corps législatif était compose en raison de 3/5 au moins de
ce qu'il appelle la seconde classe, et que, plus tard, ce qu'il
appelle la premiere classe n'y figurait pas même pour 1/5.
C'est depuis lors cependant que l'assemblée perdit touts
dignité et toute indépendance. Nous ne craignons pas en
outre de nous tromper, en affirmant que, dans la distribution
des fonctions publiques, les families qui étaient qualifiées
d'aristocratiques n'entrèrent pas, depuis le réglement, dans
la proportion même d" 30 Quelques postes élevés, tels que
ceux qui composaient le conseil et la haute cour de justice,
leur étaient a la vérité reserves eu égard a la position que
lear assurait leur fortune, si ce n'est comme une exigence
de la forme du gouvernement, et encore y a-t-il de nombreux
exemples de deviation It cette regle antique. L'aristocratie,
telle qu'elle existait ii y a 30 a 40 ans, s'est éteinte par
le développement de l'intelligence, avec les mceurs qui lui
donnaient son prestige; il ne reste que la hiérarchie, dont
on tient compte dans tons les pays du monde. Ceux qui
prétendent encore perpétuer l'ancien element aristocratique
us comptent plus par leur fres petit nombre dans la balance
sociale, ii n'y a plus de clientele pour eux; par consequent,
dépourvus de ce qui constituait leur influence dans le pays,
Hs savent eux-mêmes qu'ils ne peuvent y suppléer que par
des titres autres que ceux de la noblesse.
L'auteur reconnait parfaitement que, depuis la cessation
du regime du Phanar et bien que les indigenes aient été
appelés it se gouverner eux-mêmes, aucune ou presqu'aif-
cune modification essentielle ne s'est opérée dans les mceurs
administratives, qui ont plutôt empire; mais pour etre conse-
quent 'avec lui-même, M. Quinet passe condamnation sur
tous ceux a qui leur nom, leur fortune, leur rang, leur merits
ont vain une position plus élevée et souvent quelque con-

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-- 2 7 5
sidération dans leur pays, en les qualifiant de phanariotes
ou d'émanation dm Phanar, et les voue k l'ostracisme pour
le plus grand bonheur des principautés. Nous tenons aussi
a 'etre conséquents avec nous-mêmes et, sans en venir a des
extrémités aussi formidables, nous induisons des assertions
men:Les de M. Quinet au risque de nous répéter que
ce n'est pas le Phanar qui a produit le mal, puisque les
princes indigenes, entourés de bien plus puissantes garanties,
au lieu d'y renaédier, n'ont fait qu'en empirer la situation.
Nous irons plus loin, en avangant gins cede situation se
serait perpetuée, si une crise européenne n'était venue
ouvrir aux principautés la perspective d'une reorganisation
basée sur la reconnaissance de leurs droits et sur l'appré-
ciation des besoins que le progrés du temps a enfantés. Ce
ne sont pas non plus les institutions qui sont fautives. Sous
un gouvernement &lake et réunissant les conditions d'inde-
pendance nécessaires it la vie politique, les institutions se
développent et déterminent le progrés social, qui se fait jour
memo it travers les obstacles. Au lieu de cela, les abus qui
démoralisent, le défaut des principes systématiques qui pro-
duit le désordre et l'anarchie, le mépris de la loi qui enleve
toute garantie et sape les bases mêmes de la société, ont
concouru plus ou moins a la faire'rétrograder.
Ce qui importe a la prospérité des provinces longtemps
éprouvées, ce n'est ni l'expulsion des phanariotes, ni leur
remplacement par des indigenes. Ce sont : l'autonomie, la
garantie de leur existence politique, la stabilité, l'ordre et
la moralité dandle service,la conscience des devoirs,le respect
de la loi et un gouvernement capable de leur procurer ces
bienfaits. Voyez pludit ce que demandent les Divans, appré-
ciateurs irrécusables des besoins publics et des vceux dont
Es sont les organes. Ils ne croient pas que le bonheur des
principautés soit assure par la substitution seule des princes
indigenes it ceux du Phanar. Ils demandent, avec leur re-
habilitation dans kurs anciens droits, ma prince étranger
héréditaire pour les gouverner moyennant des institutkrns
plus conformes it leurs mceurs actuelles et au développement
naturel qui s'est opéré malgré tout. Ce sont la les véritables
conditions auxquelles les publicistes, qui désirent etre favo-
18*

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276
rabies a la cause des Roumains, devraient preter, avec plus
de raison, l'appui de leur nom et de leur eloquence.

LVI.

Appendice II. Sur la question de l'union des


principautés.
1857.

En vae des inconvénients sans nombre que le hospodarat


des princes indigenes a entrainés apres lui, des funestes ré-
sultats de leur administration, de la pénurie d'hommes ca-
pables sur lesquels on puisse fonder l'espoir d'un meilleur
avenir, j'ai été -an des premiers it concevoir et a émettre
l'idée de l'adoption d'un prince etranger pris dans une des
familles royales ou ducales de l'Europe et, comme accessoire
nécessaire, celle de l'union des principautés, afin de rendre
le nouvel état plus digne d'un chef tel qu'il vient d'être a-
signé. Tout le monde, en effet, a quelque parti que chacun
appartienne, s'arrête devant l'impossibilité de fixer son choix
sur un prince indigéne capable de reorganiser le pays; et,
qui plus est, chacan convient que toutes les branches de
l'administration ont besoin, pour être réglées convenable-
ment, de gens spéciaux que la Moldavie ne posséde pas en-
core et qu'il faudra chercher ailleurs. Considérant done que
le premier intérêt du pays consiste dans une administration
éclairée, régulière et légale, qui est la base de toute amé-
lioration et de tout progrès; convaincu par l'expérience que
les meilleures institutions sad condamnées a ne pas sortir
du cercle des simples theories, lorsque celui qui est appelé
a les faire fructifier ne sait ou ne vent pas les appliquer, ou
bien encore ne fait que les dénaturer a dessein, j'ai eté con-
duit a ne voir le salut du pays que personnifié dans le pou-
voir d'un prince étranger.
Plus tard, tandis que le congrês européen était réuni is
Paris pour signer la pain et que le prince Ghica approchait

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277
du terme de ses pouvoirs, II prit l'initiative de l'idée de
l'union des deux principautés, dont il avait été jusque-li
l'adversaire. Est-ce un revirement dans ses convictions qui
l'y détermina, ou un entrainement d a la pression de son
entourage, ou peut-être un instinct de hyalite et d'envie qui
lui offrait un moyen d'évincer de sa succession ses compéti-
teurs declares? Je ne saurais en decider. Le fait est que les
membres de son conseil provoquerent un conciliabule com-
pose de vingt a vingt-quatre boyards qui se reunirent chez
Mavrojeni; j'étais de ce nombre. La question de l'union fut
mise sur le tapis; j'opinai le premier que je la considérais
comme inseparable de la clause du prince étranger et que je
ne l'adoptais qu'a cette condition. L'affaire ainsi entendue,
nous signames une espéce de programme, nous obligeant d'en
propager le contenu chacun de son eke.
Cependant, la démagogie ne tarda pas a s'emparer de l'oc-
casion qui lui était offerte : une seconde reunion eut lieu chez
Michel Cantacuzéne, on les demagogues mirent leurs efforts
rassembler indistinctement tons ceux qui voudraient y
assister. Voyant la tournure que prenait l'affaire, je m'abs-
tins. Le prince Ghica lui-même, s'étant apercu que ses vues
étaient dépassées et que le mouvement qu'il avait imprime
aux esprits allait dégénérer en agitation anarchique, défendit
toute reunion ultérieure; mais l'impulsion était donnée : la
société se divisa en unionistes et séparatistes. Les premiers
formérent a Iassi un comité directeur toléré par le gouverne-
ment et ayant ses ramifications dans tons les districts. Plus
nombreux que les autres, us se recruterent de tons les jeunes
gens, dont la plupart ne faisaient qu'obeir a un entratnement
qu'ils estimaient comme patriotique par excellence, recevant
leurs impressions du comité, compose en grande partie de
personnes a principes radicaux. L'union s'assimila des lors
toutes les aspirations libérales, se confondit avec elks et
devint le drapeau progressiste arboré a l'encontre des retro-
grades. Ses plus chaleureux propagateurs y rattachaient
l'idée d'un systeme de pan-roumanisme qui embrassait
toutes les provinces peuplées de Roumains, assujetties an-
jourd'hui aux états limitrophes : c'était-la un r8ve patriotique,
mais un rêve de realisation presqu'impossible, qui fit pre-

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278
dominer l'union simple, abstraite ou théoriciue, a l'exclusion
de tout principe pratique, de toute idée de progrés et d'amé-
lioration effective. L'union des principautés, envisagée li
travers le prisme de ceux qui la professaient d'une maniere
absolue, était seule propre a procurer la puissance, l'exten-
sion du territoire, Pagglomération des Roumains, l'indépen-
dance et a reconstituer en un mot le royaume de la Roumanie,
plus fort et plus puissant qu'il ne l'a été aux époques les plus
florissantes.
Plus la difficulté de faire accepter a la diplomatie la con-
cession du prince étranger devenait manifeste, plus cette idée
était écartée du programme des purs unionistes, qui allaient
jusqu'apreter a ceux qui continualent a la soutenir l'intention
perfide de faire &holier l'union par la connexion nécessaire
des deux principes.
Je suis un de ceux qui ont soutenu jusqu'au bout le prin-
cipe du prince 'Stranger; je Pai fait dans toute la sincérité
de ma conviction; je n'ai pu transiger avec ma conscience,
ni faire plier mon raisonnement aux convenances diploma-
tiques de telle ou telle puissance. Les motifs de mon opinion
sont exposés dans le mémoire qui suit, mémoire que j'avais
rédige en temps opportun, mais dont je n'ai pas cru devoir
faire un usage qui était devenu inutile.

Considerations relatives a la question de l'union


des deux principautés. 1857.

<cLa question de l'union des principautés danubiennes est


aujourd'hui le mot d'ordre de ceux qui professent des opi-
znions progressives en Moldavie; cependant, dans le nombre
'des personnes qui soutiennent le principe de l'union, ii y
en a qui le professent d'une maniere absolue, en le déga-
'leant de toute autre consideration accessoire, tandis que
d'autres le rattachent inséparablement a la condition d'un
Pprince &ranger et un petit nombre a celle d'un prince indi-
»gene. Ainsi done, le parti de l'union en Moldavie se partage
»en trois categories distinctes, ayant pour adversaires ceux
z qui soutiennent le statu-quo, c'est-i-dire les separatistes.

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279
aTel le est, dans sa généralité, la situation faite par la
»question qui a surgi dans le sein du congrés de Vienne,
»qui a été reprise au sein du congrés de Paris et qui agite
»depuis kra les populations moldo-valaques. Nous allons la
»considérer dans ses details, en développant avec une im-
»partialité scrupuleuse, mais qui n'exclut pas une opinion
»arrêtée d'avance, les raisons qui ont servi A former les
»diverses convictions. Nous employons A dessein le mot con-
»victions, car nous ne doutons pas, qu'à part quelques opi-
anions qui n'ont cherché leur raison d'être que dans les in-
»OMB purement individuels, la généralite des vceux ne soit
»consciencieuse, malgre leur diversité.
(L'union des principautés, considérée d'une maniere ab-
»solue, est devenue le drapeau sous lequel se sont ranges
»sans distinction tons ceux qui, sans être d'accord sur la
»portée de leurs opinions plus ou moins radicales, se ren-
»content dans leur. desk vague du développement social.
»Par la même raison qui a confondu dans le principe de
»l'union des idees qui peuvent se trouver en opposition dans
»la discussion des bases organiques de la société, les effets
»de l'union absolue ont été aussi appréciés sous des points
»de vue plus ou moins dtendus. L'union, s'est-on dit, nous
»donnera de la force; elle consolidera notre nationalité, en
»nous représentant aux yeux des puissances de l'Europe
»comme un état plus respectable et qui, par là, aura acquis
»plus de fitres a leur sollicitude et A leurs égards; elle sera
»enfin un acheminement vers une indépendance réelle. Ce
»sont les principaux arguments qui se rattachent A l'idée de
P l'union absolue; on peut en omettre d'autres qui, A force
»d'outre-passer les limites de la situation actuelle, ne sail-
»raient etre taxes que d'utopiques. Mais, A ate de ceux qui
»ont calculé sciemment les effets de l'union, l'observateur
»impartial ne saurait s'empêcher de distinguer un certain
»nombre d'individus qui, de peur de passer pour retrogrades,
»ont embrassé par entrainement l'idée de l'union sans se
»donner la peine d'en juger la portée et les consequences.
»Ceux qui posent le choix d'un prince &ranger comme une
»condition inseparable de l'union raisonnent a peu prés ainsi
»qu'il suit : Le principal but d'une modification A introduire

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280
x.au regime existant est d'assurer aux principautés une in-
"dependance réelle, ffit-ce sous la suzeraineté de la Porte;
»de les soustraire a des influences on a des empiétements
»(de quelque part qu'ils viennent), qui rendent leur auto-
znomie fictive et entravent leurs progrés; de les garantir
,contre les éventualités dont la question d'Orient est encore
zgrosse; de leur donner les elements d'une administration
Drégulière et légale, qui exeunt les ingérences étrangeres, qui
)retrempe les mceurs, qui assure le bien-être public et le
zprogres social. Tels sont effectivement les bienfaits aux-
, quells les Roumains aspirent, bienfaits cependant dont
zchacun pris h part est loin d'être la consequence nécessaire
de la simple union des deux principautés. Nos princes,
disent-ils, ne scat pas pourvus des moyens nécessaires
zpour se soustraire aux influences de l'exterieur, pour ré-
)sister a l'ascendant que la Porte s'attache a prendre de plus
2.en plus dans la gestion des principautés et pour en imposer
)par leur caractére a toute velleité d'empiétement; un prince
D d'une dynastie souveraine de l'Europe saura renfermer les
*droits de la suzeraineté dans leurs limites légitimes. Sous
ales hospodars moldaves, les consuls des puissances euro-
zpéennes se sont arrogé des pouvoirs incompatibles avec
zles principes généralement admis du droit des gens, ainsi
'clue du droit public. Un prince étranger pourrait seul
,faire reculer le droit international des consuls jusqu'aux
z.bornes qui lui sont assignees dans tout état civilise. Le
»respect de la légalité, premier element d'ordre, est étran-
1, ger aux mceurs, a l'éducation et aux habitudes de nos ho-
spodars; nos institutions, ils les ont foulées aux pieds ou
'les ont fait servir a leurs intérêts; nos lois, ils les ont con-
) sidérées comme une lettre morte; ils y ont substitué un
)arbitraire presqu'illimité, faisant plier a leur volonté le
vdroit, la justice, les réglements, les convenances et les in-
ptérêts publics; de lb, la corruption sociale, la predominance
2,de l'intérêt individuel sur les intérêts géne&aux, le désordre
a dans les finances, la perpétuité des abus, le mépris de la loi,
x,le (Want de tout progres et la recrudescence du malaise
z general, qui a résiste a toute tentative d'amélioration par-
, tielle et qui ne pourra ceder qu'a un traitement systema-

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281
vtique et radical. 11 n'est donne qu'A un prince élevé dans
via science gouvernementale, pénétré des principes d'ordre
v et de légalité qui ont rempli la sphere dans laquelle II a
zvécu, imbu de la nécessité de procéder pertinemment a leur
vintroduction dans le pays et possedant les moyens d'y par-
vvenir ; II n'est donné, disons-nous, qu'à un prince que l'ex-
vpérience et les exemples ont familiarise avec la pratique
v du pouvoir, de régénérer une nation qui va poser les fonde-
vments de son avenir.
cParmi les causes qui contribuent A entretenir des fer-
vments de désordre, des elements d'instabilité, du mécon-
btentement dans la société moldave, et A paralyser sa marche
vnaturelle vers le progres, on ne saurait omettre celles qui
v decoulent de quelques inconvénients inhérents a l'entité
vmême du prince indigene. Ce sont d'une part les rivalités
v des compétiteurs A la principaute, les relations familiéres
v. qui ont precede l'élévation du candidat a la dignité prin-
v ciere et qui lui enlévent le prestige attache au pouvoir
v supreme ; ce sont les menées qui s'ensuivent, les partis qui
divisent et troublent sans cesse la société; de l'autre, ce
vsont les predilections, les faveurs, les passe-droits pour les
vuns, les rancimes, les haines, les persecutions pour les
vautres; ce sont les entrainements vers un népotisme aveugle
v et les condescendances forcées, qui froissent toujours l'in-
térêt de la chose publique. Le prince étranger est exempt
"de ces inconvénients : dégagé de preventions et de ces obli-
vgations morales contractées dans les relations antécédentes,
vau-dessus des entrainements ou des passions qu'elles font
vnaitre, exempt de rivalités et des suites qui en résultent,
vil ne cherchera les mobiles de sa conduite que dans l'in-
v térêt public.
eL'union des deux principautés doit reveiller et consolider
vresprit de la nationalite roumaine; on ne saurait en discon-
venir et c'est IA le plus important résultat qu'on en attend;
vmais on ne saurait non plus se dissimuler qu'il n'y ait des
états plus petits que la Moldavie, oA l'esprit de la nationa-
vlité est trés prononcé; qu'il n'y ait de plus grands, oft Pad-
vjonction des portions qui les composent n'a suscité que des
vincompatibilités, sans renforcer en aucune *on l'esprit

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282
d'une commune nationalité. C'est que cet esprit, qui est le
»souffle vital des nations, reside moins encore dans l'agran-
»dissement du territoire et de la population que dans le
»respect de la légalité, dans la foi qu'on professe pour ses
»institutions, dans la confiance qu'inspire le gouvernement.
»C'est l'ensemble de ces conditions qui determine le concours
»commun et constitue la dignité, la moralité, le caractére et
»l'esprit d'une nation. Or, les princes indigenes n'ont fait
»que demoraliser le pays et dissondre un a un les liens qui
»forment le faisceau des sociétés.
cTels sont les résultats que se promettent ou les graves
3>inconvénients qu'entendent conjurer ceux qui posent a la
»question de l'union la condition du choix d'un prince
»dtranger.
1Le petit nombre des personnes, qui ne veulent de runion
»qu'avec un prince indigene, n'appuyent leur opinion que
»sur Un scrupule patriotique, qui leur inspire de la répu-
»gnance a aliener, pour ainsi dire, la souveraineté de leur
»patrie. A défaut de cette raison dont le rigorisme,
»quelque honorable qu'il soit, ne résiste pas aux arguments
»de la pratique ii leur serait difficile d'échapper au
»reproche de poursuivre un but préconeu et determine ou
»d'être a la remorque de certains demagogues a qui il re-
zpugne de voir le bon ordre se consolider.
QA l'encontre de ces trois nuances d'opinions favorables
»a l'union viennent ceux qui desirent maintenir le statu-quo
» ou les separatistes. Ce sont les gens purement positifs, ceux
»qui calculent les résnitats materiels et immédiats d'une
»modification qui donnerait a leurs habitudes une direction
»inconnue, ceux qui craignent la perte d'une position faite,
d'un droit aquis et font consister leur patriotisme dans
»l'immobilite et l'exclusivisme. Les principautés, disent-ils,
»étant réunies, ce Tie sera certainement pas Iassi, sis a l'ex-
»treme frontière, qui pourra etre la capitale du nouvel itat,
»ce sera Bucarest; dans le cas même oft l'on s'entendrait
»pour fonder une capitale mitoyenne, il se passera bien des
»années avant qu'un pareil projet puisse etre execute et,
»dans cet intervalle illimité, le lien de residence du gou-
»vernement sera nécessairement la capitale de la Valachie.

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283
zIassi et toute la Haute-Moldavie ne seront plus que des
»points excentriques tin nouvel état; leurs interets ne seront
»places qu'en seconde ligne : les points des communications
»commerciales, les ameliorations materielles ne tendront
»qu'a se rapprocher plus ou moins du centre; une grande
»partie de la Moldavie, y compris sa capitale, se trouvera
»des lora sous le coup d'une depreciation progressive de ses
Dcapitaux et de ses produits. La Valachie, plus étendue que
»la Moldavie, compte aussi un plus grand nombre d'habi-
»tants; si l'on ajoute a cet avantage la difficulté de dé-
»placement pour les habitants de la Moldavie, ii n'y aura
»pas lieu a douter que la majorité dans les conseils du gou-
»vernement, comme dans les assemblées législatives, ne soit
»d'avance acquise aux Valaques et que les Moldaves ne
»soient astreints a subir la loi des premiers et a etre, pour
vainsi dire, absorbés comme un peuple conquis plutôt que
»relmis a la Valachie. Malgré la similitude existante entre
»les habitants des deux principautés, II y a dans leurs habi-
»tudes, dans leurs moeurs, dans leurs lois même des diffé-
»rences qui ne pourront se fusionner sans froisser des intéréts
»plus ou moins importants. La principale industrie des deux
»pays est sur un tout autre pied dans chacun d'eux. En
»Moldavie, oh la population est relativement plus serrée,
»oit la culture des terres est mieux entendue et plus lucra-
»tive, les conditions de l'exploitation des biens territoriaux
/different essentiellement de celles pratiquées en Valachie;
»néanmoins, elles devront se plier a la legislation qui pré-
»vaudra par suite des exigences ou des convenances de la
»majorité, qui sera acquise aux Valaques. Enfin, par un
recours aux antecedents historiques, les séparatistes pre-
»tendent que renoncer a un état qui a pour lui la sanction
»des siècles c'est renier une nationalité acquise et les Um-
»ditions du passe, c'est se suicider.
On ne saurait se dissimuler qoil n'y ait un fond de vérité
»dans les arguments des séparatistes et que l'union ne doive
Dentrainer certains inconvénients, qui se feront longtemps
»sentir. Ceux qui en jugent impartialement les consequences
»pratiques ne s'abusent point sur la réalité d'une grande
Dpartie de ces inconvenients; ils les considérent comme des

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284
z sacrifices nécessaires, imposes A la generation présente pour
,le bien de tons; ils les estiment de peu de valeur, eu égard
oh la transformation d'un etat de choses qui a contrecarre
vjusqu'ici tout progres dans les principautés et qui nepromet
zaucune amelioration efficace pour l'avenir; ils les croient
en un mot amplement rachetds par les avantages qui résul-
keront de la stabilité, de l'extension de la puissance, de la
x.réalité de l'autonomie et d'un regime régulier et legal. Soit!
,Mais oà trouve-t-on la cause efficiente de ces &vantages?
»Oft place-t-on le principe qui doit nous garantir a l'avenir
contre les epreuves que nous avons eu a subir? Est-ce
dans l'union absolue? Est-ce dans l'union avec un prince
z indigene ?
eDe même que, sur un moindre rayon, l'adjonction a la
1,Moldavie d'une partie de la Bessarabie n'est pas propre,i
»changer, A elle seule, sous aucun rapport les destinées fu-
tures de cette principauté, de même la reunion de la Moldo-
vValachie en un seul état, tout en operant une fusion plus
)imposante, ne saurait rien faire préjuger sur l'amélioration
Dde leur sort. Tout au contraire, en isolant l'union de toute
Dautre condition, on continuera de subir les inconvénients du
»passé sur une plus grande échelle et l'on ressentira alors
zd'une maniere beaucoup plus poignante les sacrifices dont
)1es séparatistes se font une arme.
e Mais, dit-on, l'union sera accompagnée de réformes et
de garanties telles que le prince sera force de suivre la
voie légale et de gouverner pour le plus grand bien de l'état.
,A cette observation, on pourrait répondre que la réforme
) est independante de l'union; qu'elle pent avoir lieu en tout
kat de cause et que, dans tons les cas, elle sera plus effi-
cace si elle vient a l'appui de la combinaison la plus avan-
)tageuse, au lieu d'être associée h une condition qui, par elle-
»memo, n'offre pas une garantie suffisante pour l'avenir du
'pays. Jamais, en effet, la réforme a introduire dans nos in-
I.stitutions n'offrira un caractére aussi radical que celui qui
}a preside a l'organisation fondamentale introduite par le
vreglement organique. Tous les pouvoirs étaient alors con-
zfondus, aucune branche du service n'était organisée, aucune
2.garantie n'existait contre les abus de toute espece et les

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285
"avanies qui pressuraient le peuple. Le règlement a divisé
"les pouvoirs, a regle l'action gouvernementale et lui a oppose
»le contrôle d'une assemblée elective; il a créé des branches
"de service qui faisaient lacune dans le droit public; il a con-
eacre en un mot les principes d'ordre et de légalite des pays
"les plus civilises. Qu'a-t-on fait de ces institutions tutélaires?
"Au lieu de s' en servir comme d'un marchepied pour s'élever
"progressivement sur réchelle des ameliorations, on les a
bris é es par rincurie, par l'ineptie, par rintérêt et par l'ar-
"bitraire; on a fait plus que condamner le pays a rester
z stationnaire, on l'a fait rétrograder en face du progrés
'général et, pour surcroit de malheur, on l'a demoralise et
"on lui a ainsi rendu sa régénération encore plus difficile.
Sur quoi peut etre fondé respoir que ravenir ne ressemblera
»pas au passé? Quand même par un heureux hasard qui
yn'est pas a prévoir on viendrait a rencontrer dans un
"individu réunis le genie administratif, la fermeté, la bonne
z volonté, l'abnégation de toute passion, le désintéressement,
"rintégrité, toujours resterait-il a desirer les principales
"garanties dont les autres ne sont que le corollaire, savoir :
»la stabilité, l'autonomie réelle, la suppression des ingerences
extérieures dans radministration, l'assujettissement des
"sujets étrangers b. l'ordre general, l'extinction des rivalités
"qui entretiennent dans la société des ferments continuels
"d'agitation. Ce sont Fa les principales conditions d'avenir,
"auxquelles il est indispensable d'aspirer; les réformes in-
' térieures viendront d'elles mêmes les corroborer. Or, ces
"conditions il n'y a possibilité de les obtenir qu'en plagant
"i la tete du gouvernement un prince étranger possédant
"les attribute que l'opinion a deja determines d'avance.
cL'union a été le mot sacramental, qui a dft rallier sous
»son empire tous ceux qui révent pour leur patrie de meil-
"leures destinées. En l'adoptant comme un principe de foi,
"bien des gens ainsi qu'il a été dit ne se sont pas
»rendu compte de sa portée et de ses consequences pra-
"tiques, tandis que d'autres ne l'ont jamais séparée dans leur
"opinion de la seule combinaison propre a assurer les pre-
"cieux avantages qu'ils ont en vue; mais quand viendra le
"temps d'éclaircir la question, de la dégager de tout entratne-

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286
)ment passionnel et de mettre Is jour sa pensée, on verra
)que l'ordre des idées a 6t6 interverti, que le point principal
pa 6t6 indament assujetti a l'accessoire; qu'en tm mot, ce
)qui devait former la base du 'mu A émettre ne consistait
Dpas dans Notion, mais dans le choix d'un prince &ranger
)avec l'union des principautés.
dl n'entre pas dans notre plan d'analyser les motifs, qui
)416terminent la politique des cabinets dans l'appréciation
)de la question qui fait le sujet du present exposé. Aux
Dyeux des puissances les plus favorables a l'union, le von
)relatif a un prince étranger serait envisage dans le moment
)actuel comme une pierre d'achoppement, qui compromettrait
Dtoute la question. Faudrait-il en conclure que ce vceu restera
zsous-entendu dans le cas même oii il n'aurait pas 6t6 arti-
D culé, ou bien que les éventualités imprévues de la diplo-
)matie pourraient amener telle combinaison qui, pour con-
)cilier les differents systémes en presence, écarterait le von
)principal pour ne s'arrêter qu'au principe de l'union? C'est
)6gal, disent les partisans les plus obstinés de l'union ab-
Dsolue; pourvu que nous obtenions l'union, fat-ce sous un
)prince indigéne, la continuité de nos maux, l'agitation
Dqui s'ensuivra et l'impossibilit6 de maintenir un pareil
)r6gime sans condamner les principautés a des bouleverse-
)ments et au sacrifice de leurs destinées, conduiront force-
)ment au choix d'un prince &ranger.
((En pareil raisonnement ne saurait, ii faut en convenir,
)trouver beaficoup d'adhérents; il ne tend a rien moins qu'it
)transformer du tout au tout la direction de nos pensées,
)en s'appuyant sur la nécessit6 d'arriver au but aprés avoir
)prépar6 un avenir calamiteux, tandis que toutes les aspira-
)tions ne concourent qu'i assurer des a present un avenir
)heureux aux principautés. Quelle est d'ailleurs la garantie
)qu'une nouvelle période d'épreuves n'aura pas le 'name
)résultat que les précédentes, lorsque les circonstances qui
)seules auraient pu y mettre un terme n'ont offert un con-
) cours favorable qu'après des siacles de souffrances et
)d'attentes trompées? En admettant qu'un cas identique se
)reproduise dans un avenir plus on moins prochain, ce ne
)sera pas la condition envisagie comme la plus praticable

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287
»qui entrainera le principe écarté actuellement par la diffi-
»cult6 de l'entente; an contraire, lorsque les occurrences
»pourront se rather au point principal du wen nnioniste,
»l'obtention de la clause qui aura rencontré aujourd'hui des
»difficultés insurmontables emportera celle qui est d'un plus
»facile accommodement, ou, pour parlor plus clairement,
»le choix d'un prince étranger impliquera nécessairement
l'union des principautés. On ne saurait en dire autant de
» 1 'hyp othese contraire.
«Enfin, si le vcen de l'extranéité du hospodar, qui, dans
»l'esprit de la grande majorité des unionistes, a été insépa-
»rable du principe de l'union, n'est pas articulé d'une facon
2, ou d'une autre pour des considerations qui tendent a l'ef-
»facer du programme adoptél, une pareille reticence ne
»fournirait-elle pas un argument puissant aux cabinets qui
»tendent a l'écarter du terrain des négociations? Ce vceu,
»pense-t-on, quelques ménagements qu'implique son expres-
»sion, quelque difficulté que l'obtention doive entrainer,
»servira du moins comme un jalon qui ne sera pas perdu
»de vue en temps opportun.
«En dernier mot sur la question. Si l'union elle-même est
»destinée a être consacrée, un accessoire, qu'on ne devrait
7) pas perdre de vue, serait d'aviser, au moment de son appli-
»cation, a liter aux arguments des séparatistes ce qu'ils
»peuvent avoir de plus spécieux, a éviter autant que pos-
»sible de froisser les intérêts capitaux qui pourraient se
»tronver en souffrance, a tenir compte des differences de ré-
»gime dans les deux principautés, afin de ne pas occasionner
»des changements brusques et préjudiciables, a protéger,
»assurer et améliorer les voies requises pour la facilité du
»commerce de la Moldavie. Il est a remarquer en outre que
»certains districts de ce pays se tronveront, par le fait de
»l'union, a 100 on a 160 limes du centre probable de rad-
"ministration; les recours au gouvernement central devien-

cl. En effet, depuis que ce vceu a été représente comme un dpou-


zvantail propre a compromettre la question de l'union, la plupart des
);.unionistes, tenant a honneur de triompher d'une maniere ou d'une
vautre, Font presque dcarte de leur programme : le Divan ne l'aurait pas
)peut-être mentionné, si la Valachie n'en avait donne l'exemple. (1858).*

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v draient des lors impossibles pour la plupart des habitants
z de ces districts excentriques. On pourrait y remédier, en
vétablissant a Iassi une administration intermédiaire (telle
v que celle de CraIova), qui comprendrait dans le rayon de
v sa juridiction les localités les plus eloignées de Bucarest,
v et en y laissant subsister les cours d'appel. On pourrait
venfin poser en perspective la fondation d'une capitale mi-
v toyenne. De pareilles precautions contribueront a atténuer
vles effets dont s'alarment les rigoristes.v

LVII.

Appendice III. Sur la question d'Orient. La guerre.

Janvier 1854.

La grande question d'Orient est journellement l'objet de


tons les entretiens, de tons les calculs, de toutes les suppo-
sitions. Plus elle se complique et s'offre sous certains aspects
que Panalyse logique ne saurait determiner, et plus on s'in-
genie a signaler ce qui est cache sous le voile de l'avenir, a
y chercher la justification des faits et a proclamer les pensées
secretes qui sont les mobiles d'actions dont on ne peut se
rendre compte.
Serait-il hardi de resumer, selon mon opinion, cette question
si vieille et si grosse d'avenir? Faut-il chercher dans l'inci-
dent du St Sépulcre le motif du drame qui se deroule sous nos
yeux? Est-ce en effet la concession d'une clef du temple saint
qui a soulevé les susceptibilités, les passions, les grands in-
térets de l'Europe et le fanatisme musulman? Personne ne
le pense. Aussi m'abstiendrai-je d'entrer dans les details des
argumentations diplomatiques qui out trait a cet incident et
que d'afileurs je n'ai jamais cherche a bien saisir. II en sera
de même des notes et autres actes ostensibles échangés dans
cet intervalle. Je ne considererai la question que dans son

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289
ensemble et dans la généralité de ses causes et de ses effets
probables.
En reculant d'un siècle pour redescendre jusqu'A. nos
jours, chacun peut suivre les progrés de la politique russe
en Orient. Ces progrés ont &é determines par le concours
de plusieurs circonstances; telles sont : la barbarie et la
decadence progressive des Tures, combinées avec la marche
ascendante de la Russie; l'abstention prolongée des puis-
sauces européennes dans les differends que les deux hats
ont en A vider entr'eux; la religion que la Russie professe
en commun avec les populations soumises au sceptre otto-
man; les avantages et les immunites qu'elle a obtenus succes-
sivement en leur faveur; le besoin enfin que les chretiens
du rite grec ont toujours éprouvé de se grouper autour d'une
grande puissance, rivale naturelle de leurs dominateurs,
pour se soustraire a un joug oppressif ou pour en alleger la
rigueur.
Les traités imposes par la Russie a la Porte sanction-
nerent l'influence de la premiere, dont l'ascendant moral eut
bientôt &passé de beaucoup les bornes des stipulations
écrites. La Moldavie, la Valachie, la Servie, la Grèce ont éte
successivement soustraites au pouvoir de la Porte; la. Btd-
garie s'est associée constamment A la fortune de la puissance
du nord; la Thessalie et la Macedoine en attendent peut-être,
Is l'heure qu'il est, le signal de leur soulevement, tandis
que les populations chrétiennes qui avoisinent l'Autriche
cherchent sous l'égide de cette puissance un abri contre les
avanies dont il leur tarde e s'affranchir. Tout cela decoule
de la nature des choses : quatre siècles de domination n'ont
pas pu assimiler la nation dominatrice avec les populations
subjuguées. Pourquoi? Parce que le caractere constitutif
des deux nationalités est diamétralement oppose; parce que
le 'Dire obéit au Coran, A des principes exclusifs et extermi-
nateurs, et que le Grec professe line religion dont les prin-
cipes sont destinés a envahir le monde par la voie de la
persuasion; parce que le musulman ne fraternisera jamais
avec le chretien et que celui-ci s'estimera toujours au-dessus
de l'autre par l'intelligence, par les lumiéres et par l'indus-
trio; pane que, plus la Turquie fait des tentatives dans la
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vole du progres, plus elle perd son aspect public, plus elle
détend les ressorts qui ont fait sa force, tandis que le chretien
se rattache a la civilisation par tous les liens qui unissent
les peuples de l'Europe.
II ne faut pas se le dissimuler : quelque tolerance que
témoigne a des époques données le gouvernement ottoman,
la haine du Grec contre le Turc ne saurait s'effacer; elle est
innée dans son cceur, elle est dans son sang et dans le lait
qu'il a slice ; elle est due A des siecles d'outrages et de spo-
liations et A, des ferments de vengeance accumulés; la mere
a appris a Penfant it maudire le Turc et A lui demander
compte du sang d'un pére, d'un frere, de nombreux mas-
sacres et de violations dont le souvenir, transmis tradition-
nellement de generation en generation, se perpétue jusque
dans les chansons populaires. Ceux qui n'ont etudie l'Orient
que dans les journaux ou d'apres quelques échantillons en-
voyés en mission aupres des cabinets de l'Europe peuvent
seuls méconnaitre ces vérités.
Le sultan Mahmoud a senti gull ne pouvait plus dominer
par la force du glaive et a cherche dans la réforme, dont-il
a été le promoteur, un nouvel element de vitalité. Les succes-
seurs de ses pensées, et notamment quelques hommes d'élite,
tels que les Réchid, les Aalis, les Fuad out pousse plus loin
les consequences du principe qui leur avait été leg* ils
out voulu ramener a eux les populations dont une tendance
divergente les séparait de plus en plus. Ne pouvant musul-
maniser les chréfiens, ils ont entrepris de chrétieniser les
Tures. Ds se Bout abuses cur la possibilité du succes d'une
conception aussi hardie. Comment les hommes d'etat de
l'Europe ne se seraient-ils pas abuses avec eux!
Essayons maintenant d'analyser le role de chacune des
grandes puissances qui prennent une part active Ala question
d'Orient.
Ce n'est pas, comme il a été dit, tel ou tel incident inopine
qui a reveille les susceptibilités de la Russie : c'est le danger
dont ses stipulations étaient menacées, ce sont les envahisse-
ments tentés par la Turquie sur le terrain politique qu'elle
avait conquis, ce sont les secours que la Porte faisait passer
aux Circassiens, afin de perpétuer une lutte desastreuse pour

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sa rivale, l'assistance qu'elle accordait aux refugMs, 1a pro-


tection dont elle encourageait les idées libérales ou revolution-
naires, l'ingérence qu'elle prenait a tache d'exercer dans les
affaires des provinces qui depuis longtemps avaient 60 sous-
traites a son influence, cette rivalite enfin ouverte, constatée
par mile faits qui minaient le pouvoir de la Russie: c'est in
ce qui alarma la cow du nord et lui fit exiger une sanction
nouvelle, propre a corroborer un ascendant qui periclitait.
Par l'attitude qu'ont prise les puissances occidentales,
quel est le but qu'elles poursuivent? On a dit que ce n'était
point le désir de la conservation de la Turquie, mais le besoin
de la paix qui les faisait agir et, partant, la nécessité d'em-
Ocher les envahissements de la Russie. Ces différents points
de vile se trouvent tellement enchevêtrés, pour ainsi dire,
Pun dans l'autre, que je les crois inséparables. Pour main-
tenir la paix, l'Angleterre et la France ont cru indispensable
d'empêcher l'extension des limites de l'empire russe et, pour
y parvenir, de soutenir les droits politiques et territoriaux
du sultan; mais, d'un autre côté, elles ne se sont pas certaine-
ment dissimulé que ce secours n'était qu'éphémére et que le
danger était inherent a l'organisme même de la puissance
turque. Aussi, tout en pretant au sultan l'assistance de leur
flotte, lui offrirent-elles en même temps l'appui de leurs con-
seils, en l'engageant a des concessions propres a preparer
l'émancipation des populations chretiennes, afin de les atta-
cher d'une part au gouvernement turc par la reconnaissance
et de supprimer de l'autre a l'avenir tout prétexte a l'in-
fluence extérieure. C'est ainsi que nous venons de voir les
chrétiens admis par un firman a deposer en justice.
N'en déplaise aux hommes d'etat de nos jours, tout cela
doit paraltre du dernier ridicule a ceux qui connaissent it
fond l'organisation de la Turquie et l'essence du Turc. A-t-
on cru serieusement que la Turquie est en train de se civi-
liser, puisqu'elle a échange les tchakchirs contre les panta-
Ions et les turbans contre les calottes? Si le sultan actuel est
done d'un caractere doux et inoffensif, si le ministere actuel
met une grande importance a singer les allures des états
civilises, a encourager même le libéralisme, le premier re-
virement ne ramenera-t-il pas sur la scene le fanatisme, les
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decapitations, les confiscations, les massacres naguere mis
en usage par le grand reformateur de la Turquie? Quel le est
la charte qui y mettrait obstacle?
Est-ce sainement qu'on a juge du progrés de l'islamisme
par les échantillons qu'ont offert aux yeux de l'Europe quel-
ques sommités, qui se sont plus ou moins familiarisées avec
la langue et les mmurs étrangeres? Le Turc a-t-il abjure
pour cela sa foi, a-t-il renie son prophete? a-t-il acquis les
lumieres qui ouvrent la porte a la civilisation? Tout en en-
courageant les idées libérales, si incompatibles avec sa ma-
niere d'être, est-il devenu moins despote, superstitieux et bar-
bare? a-t-il modifié sa loi fondamentale, son organisation
sociale? a-t-il cease de considérer la femme comme une bete
de somme et le chretien comme un infidele digne du plus
profond mépris? Et le témoignage aprés tout de celui qui
rachéte chaque année sa vie moyennant la capitation du
haratche prévaudrait-il jamais aux yeux du cadi fanatique
contre l'assertion du musulman? Certainement non. On ne
change pas tout ce qui constitue l'entité d'un peuple aussi
facilement qu'on peut lui faire changer d'habillement et l'ou
ne supprime pas par des ordonnances forcées et sans sanc-
tion les rivalités et les haines innées qui separent deux natio
nal ités incompatibles.
Les vices dans les mmurs a-t-on dit avec raison
peuvent s'amender par les institutions, mais les vices memes
inhérents aux institutions, ou pour mieux dire les vices orga-
niques, ne Be suppriment guère, ce sont des maladies aro-
niques incurables, destinées a faire perk le corps auquel elles
s'attachent. Or, changer le corps ou sa constitution, pour
en supprimer les vices, me parait tine utopie aussi absurde en
politique qu'en médecine. Voila pourquoi j'ai taxé de ridi-
cules les efforts qu'on semble faire pour civiliser la Turquie
et pour établir une fusion entre deux elements éminemment
et essentiellement réfractaires.
La ache des puissances occidentales ne tend a rien moMs
qu'a ranimer un cadavre. J'emprunte ce terme a un ministre
frangais, qui l'a fait retentir sur la tribune de la Chambre des
deputes. Lord Canning en a renouvele l'arret a son dernier
depart de Constantinople, et les publicistes s'accordent gene-

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293
ralement a reconnaitre dans la situation de l'empire ottoman
les symptOmes d'une decadence que rien ne saurait arrêter.
Faut-il être profond observateur pour cela? Examinons
oü peut resider cette puissance, a, laquelle on s'efforce de
rendre la vie? Sur quoi se fonde-t-elle? Est-ce sur des insti-
tutions séculaires, qui peuvent sauver du precipice un em-
pire tel que celui d'Autriche? Est-ce sur son organisation
sociale, sur son industrie avancee, sur ses lois progressives,
sur l'esprit public de la nation? Pour la Turquie, les élé-
ments qui ont constitué sa force dans le passé sont perdus
et ceux qui pourraient la régénérer a l'avenir ne sont pas
on ne sauraient être créés. Les Grecs anéantissaient ses
flottes séculaires a l'aide de leurs seuls navires de commerce
et détruisaient ses armées avec quelques poignées d'hommes
courageux ; les Egyptiens marchaient triomphalement sur
Constantinople dont l'assistance étrangére a dii leur inter-
dire Faeces ; et maintenant, comment la Turquie se soutient-
elle ? Par de l'argent qu'elle mendie a l'étranger, par des con-
seils étrangers qui la guident plus ou moins mal, par des
généraux étrangers qui commandent ses armées, par des
flottes étrangères qui la protégent eontre une deroute assurée.
En acceptant la rude thche de conserver la Turquie, quel
a elk le moyen mis en muvre par l'Angleterre et la France
pour y parvenir et pour assurer en mCme temps la paix?
On commence par admettre l'occupation pacifique des
principautés et, dans l'espoir d'un rapprochement, on con-
vient de ne pas la considCrer comme un casus belli; on
permet nCanmoins a la Turquie de declarer la guerre et de
prendre l'initiative des hostilitCs. La Turquie Ctait sous le
pouvoir des puissances occidentales; sans leur appui elle ne
pouvait rien; encouragée par elles, il est naturel qu'elle eilt
voulu saisir une occasion, qui jamais ne s'Ctait presentee, de
gagner du terrain dans ses relations avec la Russie. L'Angle-
terre et la France abondèrent dans son Bens, mai§ atte-
nuèrent en méme temps par lh l'espoir de la paix, qui Ctait
leur but principal, s'il faut en croire les declarations diplo-
matiques.
Plus tard, une note rédigCe par la conference de Vienne
et sanctionnée par l'assentiment des quatre puissances est

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294
proposée A l'acceptation des parties belligérantes : la Russia
y accede, la Turquie refuse. Je ne m'appesantirai pas sur
cette nouvelle phase de la question, puisqu'on est convenu
d'attribuer aux commentaires du comte de Nesse lrode
succès de la négociation. Cependant, des explications sur-
viennent et l'Autriche, autorisée sans doute par la Russie,
declare que cette dernière ne demande aucun nouveau droit,
mais la sanction de ses stipulations antérieures. Dans ce
même moment, la Turquie, poussée par un ascendant occulte
I déjouer tout espoir de rapprochement, proclamait, dans
ses journaux du moins, que ses traités avec la Russia n'exis-
talent plus et qu'il s'agissait de négocier sur de nouvelles
bases, en déchirant les pages du passé.
La Russie, abusée sur ses forces, ainsi que sur les obstacles
qui pouvaient contrecarrer ses projets, avait voulu la guerre
on ne saurait en douter; mais du moment on elle aper-
cut une coalition redoutable peke I se former contre elle,
on doit croire I la sincérité de son désir de la paix, pourvu
que son honneur ft sauf et le statu quo de ses traités res-
pect&
En attendant, les Tures envahissent le territoire russe,
les escadres turco-égyptiennes vont ravitailler le litoral asia-
tique, fournir des munitions aux Circassiens, capturer des
bItiments russes, le tout selon le droit de la guerre; et l'on
trouve mauvais que la Russie use du memo droit et exerce
des represailles sur la flotte turque.
Si la paix et la conservation des droits de la Porte avaient
été le but de l'assistance prêtée I la Turquie par l'Angle-
terre et la France, ces puissances peuvent-elles en conscience
s'avouer qu' elles ont agi habilement pour y parvenir? Les j our-
naux ne cessent d'accuser la Russie d'éluder ses promesses
et de pousser I la guerre; mais lorsqu'elle a declare vouloir
s'en tenir I ses traités, pourquoi ne Pa-t-on pas prise au
mot ? Pourquoi n'a-t- on pas engage la Turquie A se preter, sur
les auspices des quatre puissances, I une entente paciflque?
Si on Fa fait, pourquoi a-t-on souffert que les agressions de
la Porte les éloignassent de plus en plus de leur but avoué?
Ne devait-on pas prévoir que, du moment on les stipulations
obtenues de temps immémorial seraient mises en doute, la

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2 95

Russie ne se montrerait plus d'aussi bonne composition, sans


avoir tenté de sauver le fruit d'un siècle de luttes !
Qu'adviendra-t-il d'ailleurs, si les populations chretiennes
de la Turquie finissent par prendre part contra elle a la
guerre? Je defie alors toutes les puissances de l'Europe de
soustraire l'empire ottoman a son sort, en admettant memo
que les canons francais, qui out aide a l'affranehissement des
Grecs, se tournent maintenant contre ces derniers pour ren-
forcer leur joug.
De toutes les argumentations, souvent contradictoires, que
j'ai lues dans les articles si remarquables du Times, une
vérité m'a frappe : ,C'est qu'on ne saurait prévoir les résul-
D tate d'une guerre generale, mais ce qui pent être certain des
Di present c'est qu'au bout de la lutte la Turquie n'existera
»plusd> Les grandes puissances peuvent en effet se faire
beaucoup de mal, mais elles ne sauraient s'aneantir l'une
l'autre, tandis que la Turquie peut tres facilement parvenir
au point de ne pouvoir etre soutenue ni par la force des
baionnettes, ni par les efforts de la diplomatic. On en arri-
vera alone, pourvu qu'il ne soit pas trop tard, ce qui depuis
longtemps aurait da occuper la prévoyance des cabinets :
chercher le meilleur moyen de placer un heritage vacant de
maniere a ne pas rompre l'équilibre européen.
Dans les questions qui touchent aux grands interets de
l'Europe, l'Autriehe, par sa position, aussi bien que par sa
politique conservatrice et pacifique, a eu de tout temps un
poids important dans les conseils des cabinets. Sa partici-
pation dans la question qui nous occupe a éte cello d'une
mediation, intéressée sans doute, mais tendant a empêcher
la continuation de la guerre, qui aurait trouble son repos.
Ses efforts ont &hone jusqu'à ce jour, de sorte que, malgre
les assurances réitérées, soit des parties belligérantes, soit
des parties auxiliaires, en faveur de la paix, nous nous trou-
vons, a moins d'un revirement miraculeux, a la veille d'une
conflagration generale.
Je le répéte done : si le but de l'alliance des puissances
occidentales a ete le rétablissement de la paix et la conser-
vation de la Turquie, elles ont tout fait pour rendre la guerre
inevitable et pour compromettre l'existence de l'empire otto-

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296
man. II me sera par consequent permis de douter, jusqu'à
preuve du contraire, si c'est la Russie qui desire la guerre
actuellement ou si c'est l'intérêt de quelque grande puissance
qui y pousse.
L'Angleterre n'a jamais perdu l'occasion d'etouffer dans
son germe Man d'un état, qui tend a trop s'élever. Si le but
commit de l'alliance occidentale consiste a mettre une digue
a la preponderance et aux envahissements de la Russie, ce-
lui de l'Angleterre ne semble pas s'arrêter a ces résultats
presqu'acquis. Une haine sourde on, si l'on vent, une riva-
lité d'intérêts la convie a affaiblir le plus possible la puis-
sance russe, de maniere a l'empêcher de se relever pendant
longtemps. Son alliance avec la France lui donne tons les
moyens d'atteindre ce but; des lors il est naturel qu'elle
pousse a la guerre.
Par ces motifs, je conclus en repétant que, dans le moment
actuel, ce n'est pas la paix, mais la guerre, qui est au fond
de la gibeciére diplomatique.

La paix.
Octobre 1858.
Apres des collisions meurtrières, inouIes dans les annales
des guerres les plus acharnées, aprés des sacrifices immenses
en hommes et en argent, la paix a éte conclue, parce que la
France avait atteint le but qu'elle s'était propose, et la
Russie avait senti que la continuation de la guerre ne ferait
qu'aggraver ses pertes, sans aucune perspective de profit ; elle
a été conclue contre le gre de l'Angleterre, qui n'aurait pas
60 fachée de profiter de ses alliances pour écraser une grande
puissance. Ce n'était pas la le compte de la France. L'équi-
libre européen, qu'elle avait defendu contre la Russie, elle
n'entendait pas le rompre en faveur de son alliée. L'anean-
tissement de la flotte de la Baltique, que l'Angleterre pour-
suivait a outrance, n'aurait laisse d'autre contrepoids a la
puissance déjà prépondérante de la marine britannique, si
ce n'est la marine francaise.
Mais la Russie une fois refoulee pour longtemps au dela
de ses frontières et privée de ses moyens d'envahissement,

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297
il a fallu garantir l'avenir contre le retour des conjonctures
qui ont agile l'Europe entiere, et a cette fin supprimer les
causes qui y out donne lieu. Par consequent, les grands resul-
tats de la paix, destines a compenser l'énormité des sacrifices
que la guerre avait entrainés, out consiste principalement :
10 dans la consecration de l'intégrité de l'empire ottoman et
de son admission dans le giron de la famille européenne ;
2° dans la protection, non plus isolbe, mais collective, des
chretiens de la Turquie et des populations privilégiées ou
jouissant d'immunités exceptionnelles.
On peut bien juger de quelle maniere ces résultats ont
éte ou seront obtenus, lorsque trois années se sont presque
écoulées depuis la conclusion de la paix.
Ii était permis is l'Europe, avant la dernibre guerre, de
s'abuser sur le compte de la Turquie, de méconnaitre ce
que nous autres chrétiens d'Orient avons appris a apprécier
des notre enfance ; mais qu'apres le contact que 300 mine
Franeais et Anglais ont eu avec les Musulmans sur leur terri-
toire même, les hommes d'etat de l'Europe passent pour
croire a la possibilité de régénérer la Tarquie, de l'assimiler
aux états chrétiens et de maintenir même l'intégrité de son
empire, ce serait leur attribuer bien peu de perspicacité, si
l'on ne considérait plutôt ces formules, tant rabattues, comme
un langage de circonstance, par lequel la diplomatie est
convenue de preter une physionomie a l'état provisoire en-
fanté par le traité de 1856.
Lorsque Pempereur Nicolas avait dit que la Turquie était
malade, tout le monde s'était recrié contre cette allegation,
qu'on avait taxée d'insidieuse et d'intéressée. L'empereur
de Russie a été néanmoins fort modere dans ses expressions;
longtemps auparavant, le general Sébastiani, qui avait etudie
de pt.& la Turquie comme ambassadeur, avait declare comme
ministre, du baut do la tribune française, que la Turquie
était un cadavre que rien ne pouvait plus ressusciter.
Tous les voyageurs éminents qui ont parcouru la Turquie
sont unanimes a constater sa decadence, sa barbarie incu-
rable, l'immutabilité du caractére musulman, et a conseiller
qu'on la laisse mourir en paix et qu' on ne trouble pas les
derniers moments du moribondl sous prétexte de le regénérer.

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298
Lord Stratford Canning, apres avoir, dans sa toute-puis-
same, tenté de vains efforts pour faire entrer la Turquie
dans la voie de civilisation, aprés avoir fait jouer tous les
ressorts de la diplomatie pour lui imprimer un pas dans
cette voie a laquelle ii rattachait le saint de l'empire otto-
man et son titre A la solicitude de l'Europe, Lord Canning
quitta Constantinople désesperant de réussir dans ses tenta-
fives et ne put s'empêcher, en prenant congé de ses com-
patriotes, de manifester son désappointement en termes for-
mels et acerbes, qui avaient produit une grande sensation
dans le temps.
A-t-on cru effeetivement la Turquie capable de se ré-
générer, de se civiliser et de faire partie de la famille euro-
péenne ICherchons Ia solution de cette question dans l'uni-
que source qui peut nous la fournir, dans l'histoire memo
de l'empire ottoman, dans son état passé et present, que
nous allons resumer en quelques mots.
L'islamisme a dii sa grandeur et ses triomphes aux prin-
cipes mêmes de son essence, au glaive et an Coran, ou, en
d'autres termes, aux conquêtes et au fanatisme. Tel fut le
cercle dans lequel son legislateur inspire l'avait renferme,
telle fut la double condition de son existence et de sa rapide
extension. Sous un pareil drapeau l'islamisme devint redou-
tablp A la chretienté. La 'alike des janissaires, créée par
Amurat Pr et recrutée exclusivement parmi les enfants des
chrétiens subjugués, était devenue formidable. 11 fallait des
conquêtes a cette milice, qui, isolée au milieu des musulmans,
conserva sa preponderance par l'austérité des regles de dis-
cipline qu'elle s'était imposée. Chaque conquête ajoutait son
contingent au nombre de la milice et chaque nouveau re-
crutement conduisait a de nouvelles conquêtes. C'est ainsi
que l'état de guerre, se perpetuant, étendit la puissance de
l'islam de la Chaine Taurique k l'Adriatique, dn Dniester an
Nil, et conduisit deux fois ses armées victorieuses jusqu'aux
portes de Vienne.
Main le christianisme se réveilla pour opposer une digue
au torrent. Les revers commencement pour les Tures, qui se
virent des lora forces, en contravention a leurs préceptes,
de traiter avec les chrétiens plusieurs petits 60,43 furent

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299
réduits a la condition de vassaux. <4 Si alors», dit un observa-
teur des plus qmpetents, «les principes de l'islamisme pou-
,vaient permettre une organisation intérieure avec la ces-
sation de l'esprit de conquête et une franche participation
»au droit public européen, l'empire se serait pent-etre main-
Dtenu, mais la puissance musulmane reposait sur le droit de
Dplus fort, et touts transaction était preuve de faiblesse.»
Des ce moment, de l'état stationnaire l'empire turc passa
rapidement a celui dela decadence, que tons les efforts tentes
depuis pour le relever ne firent que précipiter.
A la vie guerrière des sultans succéda l'oisiveté et la
mollesse.
Le corps des janissaires, ayant ouvert ses cadres a, tons
les musulmans, dégénera en une horde de pillards, qui n'était
plus soumise a aucune discipline et devint pour les sultans
ce que la garde prétorienne fut pour les empereurs romains.
Les dilapidations et le gaspillage épuisérent les ressources
de l'empire, qui ne s'alimenterent plus que par les massacres
et les spoliations.
La guerre étant devenue un art et la victoire le prix de
la science stratégique et de la discipline, la barbarie et
l'ignorance des Tures les precipita bientet d'échec en échec,
toutes les fois gulls se trouvérent en conflit avec les puis-
sances chrétiennes.
L'empire turc commenga des lors a se désorganiser et a
se démembrer de toutes parts.
Les tentatives d'innovation dont Selim Ill fut le promoteur
ne flrent qu'ajouter a sa faiblesse, en pervertissant les prin-
cipes memos de son existence, sans avoir Hen change, si ce
n'est de vaines formes sans le moindre fond.
Mahmoud flnit par détruire les derniers vestiges de la
force évanouie de rislamisme, en anéantissant les janissaires
et les Ayans rebelles. 11 les remplaga par des recrues qui,
en fait de discipline, n'ont gagné qu'un nouveau costume, et
par des généraux qui n'entendaient rien a la science militaire.
La guerre de l'indépendance de la Greco et la bataille de
Nédjib ont mis a nu la prostration enorme des forces de la
Turquie; et en dernier lieu, si les flottes, les armées, les
trésors et les généraux étrangers n'étaient venus a son aide,

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300
il aurait suffi des éléments de destruction qu'elle contient
dans son sein pour la réduire a néant.
La civilisation en Turquie est une utopie, qui ne saurait
entrer dans l'esprit de ceux qui connaissent les Tures et qui
ne se laissent pas méprendre par quelques apparences dont
Peclat trompeur ne reluit qu'au loin. qIslamisme et civili-
»sation, disait un orateur français, sont des choses qui
»hurlent de se voir réunies.»
A notre avis, il serait plus facile aujourd'hui de civiliser
les Malais et les Peaux-Rouges que les Tures, dont la consti-
tution civile, morale et religieuse est la negation de la civili-
sation.
En apercevant les dehors que savent revêtir en face des
Européens quelques Tures notables, qui se sont faconnés aux
allures de ces derniers, a-t-on pensé que la Turquie était
pour cela en voie de civilisation? Sous la veste galonnée dont
le sauvage indien couvre sa poitrine, la nudite du reste de son
corps ne montre-t-elle pas l'état de l'homme qui la porte?
On a droit de s' étonner, en voyant des gens sérieux tenir
compte de ces semblants de réforme en face de la barbarie
et du fanatisme de la nation entiCre, et rendre justice au
bon vouloir du gouvernement turc en presence des scenes
atroces dont les provinces de l'empire sont le théâtre, sin.-
tout depuis le traité protecteur de la chrCtienté. Le bon
vouloir du gouvernement n'est pas surprenant : ce serait
demander a un moribond s'il vent recouvrer la sante; mais
y a-t-il moyen de le faire revivre? La civilisation pent-elle,
quelque large part qu'on fasse aux difficultés qui s'y oppo-
sent, pénkrer jamais en Turquie? C'est lit toute la question.
J'admire», est-il dit dans un ouvrage recent, le meilleur
h. mon avis qui ait éte Mit sur la situation de la Turquie,
eladmire l'aplomb de ces hommes qui nous disent : le Grand
»Seigneur vient de decréter ceci, de reformer cela. Ce. serait
»en effet un fort grand seigneur que celui qui en Turquie
»opérerait de pareils miracles; mais les institutions ne
Dpeuvent, il me semble, se régulariser que par l'organisation
»régulière de tout l'état. Concoit-on quelque chose de ré-
»gulier dans un milieu désordonne? Les institutions d'ailleurs
»sont le résultat de la science, des arts, de la civilisation

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301
Den un mot; comment pourraient-elles marcher avec les
»pratiques du sérail ? Ii faut des hommes éclairés pour con-
» duke une grande machine administrative; oA les Tures pui-
»seraient-ils ces lumieres? En France, de longues etudes et
»des travaux incessants sont necessaires pour se diriger dans
»une spécialité; comment le premier Turc venu, sans notions
»préalables, pourrait-il être successivement ministre des
»finances, de la marine, de la guerre, du commerce, grand-
»maitre de l'artillerie, intendant des monnaies etc.»
Il a dejA été fait mention de la nature du principe consti-
tutif de la nation turque : ce principe est le Coran. Le Coran,
commente, dénaturC on interprété, selon les occurrences, par
les ulemas, constitue toujours dans son essence la religion,
les mmurs, la legislation et la science du musulman. On ne
saurait toucher a une de ces branches sans renverser le tout.
Or, les préceptes du Coran sont essentiellement et diamé-
tralement opposes a la civilisation et aux préceptes du chri-
stianisme : us consacrent la loi du glaive, la subjugation et
l'ilotisme du chrétien ; ils proclament la nullité de tout traité
avec des infidèles ; ils légitiment la polygamie, l'esclavage et
la sequestration de la femme. Parmi les Tures point de pro-
priété assurée, point de famille, par consequent point de
societé. Toute science ne découle que du livre sacré, par
consequent point de science et pas de voie ouverte an pro-
gres et a la rfforme en aucun genre. VoilA, encore une fois,
pourquoi islamisme et civilisation hurlent de se voir réunis.
Ponvez-vons substitner an Coran l'Evangile ? Ce n'est
qu'ajors qu'il vous sera permis de penser a civiliser le Tare
et A le rendre digne de faire partie de la famille européenne.
Mais alors ce ne sera plus le Turc qui sortira du creuset de
votre transformation ; la matiere que vous aurez laborieuse-
ment pétrie, s'échappera en poussiére et il n'en resters sur
vos doigts que la crasse.
Recourons d'ailleurs aux faits et A l'histoire, pour voir
quel a été le fruit de toutes les tentatives de réforme faites
en Turquie dans la prevision de sa decadence. Pas une n'a
abouti qu'A augmenter sa faiblesse et la decomposition des
principes vitaux qu'elle conservait encore.
Je laisse de cOté les réformes tentees depuis environ deux

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302
siecles par divers sultans assez intelligents pour voir le pre-
cipice ouvert devant eux, réformes qui restérent des le debut
h. l'état de lettre morte ; je ne mentionnerai que celles dont
chacun conserve la mémoire.
Le sultan Mahmoud réforma son armee et lui donna l'ap-
parence de la discipline, en la revetant d'un costume aussi
incommode que ridicule et dégradant aux yeux des Tures.
A-t-il ajouté pour cela a la force de son empire ? a-t-il intro-
duit l'organisation, la science, la stratégie, qui font la force
des armées ? a-t-il reveille l'esprit public, qui donne du cou-
rage an soldat? a-t-il forme des officiers, des généraux in-
straits dans l'art de la guerre ? Nullement. Les généraux et
les amiraux sont, comme toujours, improvises et pris indi-
stinctement dans toutes les classes, dans toutes les profes-
sions les plus étrangeres au métier qu'on leur fait exercer.
Aussi, dans la dernière guerre, a-t-on vu les armées turques
conduites par des chefs &rangers dont la plupart n'ont etc;
jusque-li que caporaux en Europe. Prétendra-t-on que la
Turquie a une armee disciplinée dans l'acception sériense
du mot?
Le meme sultan a en beau proclamer l'égalité des droits
et la fusion entre les diverses populations de son empire,
elles n'ont pu s'opérer.
Survint la crise de 1839, conjurée par le traité de Londres.
Mais pour justifier ce traité, les puissances qui ont offert
leur appui a la Turquie exigérent qu'elle e'en rendit digne,
en reformant ses institutions exclusives et barbares. Rien
de plus facile : le hatt de Gulhané promet monts et mer-
veilles, mais pas une de ses clauses n'est mise a execution.
L'Europe semble néanmoins se contenter de cette mystifi-
cation et continue de prendre plaisir a passer pour dupe.
Lord Canning, qui, avec toute la bonne foi de la convic-
tion et tout Pinter& gull avait a faire prédominer la poli-
tique britannique, désirait donner des forces a la Turquie
et la presenter comme viable aux yeux de l'Europe, finit
par obtenir, apres des efforts persévérants, l'admission du
témoignage des chretiens en justice, et fit résonner tres haut
ce premier pas vers de plus larges concessions ; mais ce fait
isolé, quelque insignifiant qu'il fftt, n'en resta pas moins a

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303
l'état de theorie a laquelle les faith venaient donner tons les
jours de fiagrants démentis. Les enquêtes faites dans les
provinces par l'initiative du même ambassadeur lui signa-
lêrent les plus deplorables excès, les abus les plus révol-
tants dans l'administration et dans la condition des rayas.
Enfin la paix de 1856 donna lieu au fameux hatti-hou-
mayoun, fruit d'un sacrifice de deux milliards en espéces et
d'un demi-million d'hommes, que la guerre avait engloutis.
Ce hatt reproduisait les principales promesses de celui de
Gulhané et des son apparition fut pris par les personnes
compétentes comme une nouvelle facetie de la Porte. Celle-
ci du reste se hata de déférer au prince Vogorides le titre
de membre du conseil de l'empire, et ce fut a cet acte de
pure forme et si peu intéressant pour la chrétienté souffrante
que se borna l'application de ses promesses. Cependant Le
Jownal de Constantinople ne manqua pas de le relever comme
une preuve qu'il n'existait plus de difference entre le chretien
et le Turc; quelques journaux de l'Europe ont fait chorus a
cette assertion; quelques esprits crédules y ont ajouté foi
et voila le but de la Porte atteint, pour un certain temps an
moins.
Par une amere derision, les capitulations de Mahomet II
et les droits qu'il avait accordés aux patriaches et qui tra-
versérent intacts quatre siècles d'esclavage, furent déclarés
nuls, sous prétexte que le regime du hatt n'admettait plus
de distinction entre les populations qui composent l'empire
ottoman.
La seule clause de la nouvelle charte, que la Porte ne
manqua pas d'appliquer, fut le recrutement parmi les dire-
tiens, mais comme l'armement d'une centaine de mille sujets
mécontents lui donnait a refléchir, elle convertit l'obligation
du recrutement en une forte redevance, qui fit peser sur les
chrétiens une nouvelle charge insoutenable. Tel est l'unique
résultat enfanté par le hatti-houmayoun et que, par une inter-
version du Bens commun le plus usuel, la Porte ne se gene
pas de faire passer pour une concession de droits. Quant au
reste, jamais la chrétienté n'a eu taut a souffrir des avanies
des Tures que depuis la promulgation du hat, qui réveilla le
fanatisme musulman. Non-seulement ii n'est point question

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304
de fusion et d'assimilation entre les dominateurs et les sujets,
mais, par un retour aux époques les plus barbares de l'isla-
misme, des églises ont été profanees, des prêtres ont été
massacres et trainee dans les rues, l'honneur des families a
éte violé, des spoliations et des meurtres ont été commis
impunement, et rien ne fait presumer que cet état des choses
doive changer. La Porte s'est émue sans doute a chacime
des remontrances que ces faith ont provoquées; mais ce qui
en est résulté c'est la preuve, d'une part, que la Porte est
trop faible pour prévenir et même pour réprimer les avanies
qui se commettent, et de l'autre que toute tentative d'amelio-
ration ne tend qu'a exciter les instincts féroces de la nation
musulmane et a mener directement contra le but qu'on s'eF-
force d'atteindre. On en vient done a conclure nécessaire-
ment que les réformes sont inapplicables en Turquie, que
le Titre pris en masse est immuable et que la civilisation est
incompatible avec son état social.
A quoi sert la bonne volonté présumée du gouvernement
turc, derriere laquelle la Porte a l'habitude de se retrancher
pour mériter, du moins sous ce rapport, la sollicitude que
l'Europe se plait a lui témoigner? A quoi sert-elle, des qu'elle
ne peut porter de fruit, si ce n'est a fasciner pour quelque
temps les yeux du monde? J'ai dit : la bonne volonté pt.&
sumée, car, pour ma part, je ne saurais consciencieusement
y ajouter la moindre foi. Ce que l'on prend pour de la bonne
volonté ne me semble qu'une habileté plus ou moins raffinée,
a laquelle on est convenu de rendre hommage pour ne pas
avouer qu'on est dans l'erreur.
Oil sont les universités, les academies, les tribunaux ré-
guliers créés par des firmans, fruits morts-nés d'un élan dont
le ressort est brisé! Oil est la singerie d'une comptabilité
financière qu'un décret recent a empruntée aux états civilisés I
Toutes ces fantasmagories de réforme ne sont que les ombres
chinoises qui amusent les Tures et parfois malheureusement
les Européens, parce qu'elles ne reposent sur aucun fonde-
ment, parce que toute reforme, pour s'acclimater et prendre
racine, doit se rattacher a la science, a des institutions co-
ordonnees et a une organisation sociale, qui ne saurait germer
sur le sol de la Turquie.

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305
Combien de fois les sultans de la dernière époque, en tue
de la pénurie du trésor, qui est un sympteme de decadence,
n'ont-ils pas promulgué des lois somptuaires qui sont restées
lettre morte, comma tous les projets de réforme et de re-
organisation? Et maintenant encore que le desordre et les
dissipations du serail forcent la Porte a multiplier ses em-
prunts a l'étranger, comment se prend-elle pour jeter de la
poudre aux yeux des bailleurs de fonds bénévoles? Elle
décrete avec le plus de solennité possible des economies
auxquelles le serail commence par s'assujettir, mais dont
l'effet ne va pas au deli de la realisation de l'emprunt.
Les consequences, que la paix de 1856 a eues pour les
chretiens en general, se sont fait sentir en particulier sur les
principautés danubiennes. Loin de tenir compte ne fftt-ce
que par reconnaissance des decisions solennelles de l'Europe,
dont elle semble se faire un jeu, la Porte profita des circon-
stances pour faire peser plus que jamais sa domination sur
la Moldo-Valachie. Exempte de tout contrble, du moment oit
la protection partielle a &é supprimée et que la garantie
collective n'a pas jusqu'à ce jour de sanction, elle les érigea
en pachaliks et les gouverna par des firmans et par des
lettres vizirielles : tout cela pour constater le pouvoir que
l'Europe vent bien lui prêter et son admission dans la famine
européenne.
L'histoire du monde a sanctionné depuis des siècles cette
vérite incontestable, que : lorsque la nation conquérante est
plus civilisée que la conquise, elle lid impose ses lois; que,
dans le cas contraire, elle les regoit de cette dernière; dans
l'un et l'autre cas, les deux nations fraternisent et se fusion-
nent. Mais ce bapterne de legitimite a eté impossible entre le
musulman et le chretien, entre une religion de morale et de
charite et des dogmes de devastation et d'intolérance. Aussi
les chrétiens sont-ils, depuis la conquete, restés isolés au
milieu de ceux qui les ont subjugués. Les musulmans n'ont
pu s'assujettir aux .principes de la civilisation et encore
moins les chrétiens se departir de leurs mceurs et des pre-
ceptes de leur foi. Plus les premiers ont perdu de leur force
et de leur vitalité, plus les sujets se sont élevés par l'intelli-
gence, l'instruction et cette aptitude a s'assimiler les elements
20

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306
de civilisation qui font la force des peuples. En aorta que,
dans l'état actual des choses, toute collision entre le sujet
et le conquerant ainsi que nous en avons des exemples
partiels ne saurait avoir de résultat douteux. De meme,
toute tentative pour établir l'égalité entre les deux nations
ne pourra enfanter que des troubles, des secousses, des re-
'volutions, qui finiront par le triomphe du christianisme.
Les intérêts de l'Europe occidentale l'ont engagée a sauver
pour la seconde fois l'empire tare et a le prendre sous sa
protection. Mats pourra-t-elle toujours en agir ainsi? Jouera-t-
elle longtemps le role de dupe vis-i-vis d'une nation barbare,
qu'elle adopte dans sa famine malgré les incompatibilités
de parenté et qui lui paie ses complaisances et ses sacrifices
par le massacre de ses consuls et de ses coreigionnaires et
par la profanation des symbeles sacrés du christianisme!
Est-il enfin de la dignité et de l'humanité de l'Europe du
xixe siècle de sacrifier des populations chretiennes, qui sont
naturellement de sa famille, pour soutenir l'ombre de la
domination musulmane, qui, pour etre forcement conservée,
devra sans cesse tenir en haleine la diplomatic et les armes
des puissances qui la protegent? Et encore, s'il vient un temps
cri les populations chretiennes, rebutées et exaspérées par
les calamités qui pésent snr elles, s'entendent pour secouer
le joug qui les opprime, l'Europe pourra-t-elle ou osera-t-elle
tourner contre elles ses canons pour défendre l'islamisme?
Nul doute que le reméde a tout ceci ne saurait etre im-
provise. La divergence des intérêts européens fait surgir,
depuis bien longtemps, de grands obstacles A une entente
commune et impartiale; mais, si les travaux laborieux et les
sacrifices enormes qu'on s'est imposes, dans la pens& gra-
tuite de ressusciter la Turquie, avaient été employes dans
le but de trancher le nceud gordien, si, en un mot, l'asser-
tion de l'empereur Nicolas, qui s'y connaissait, avait été prise
au sérieux, on aurait été aujourd'hui bien plus pt.& de la
solution du grand probléme; la question d'Orient ne serait
pas restée tonte entiére et grosse d'avenir et l'on ne risque-
mit pas d'être pris d'un jour a l'autre au dépourvu par les
éventualites qu'elle renferme dans son sein.

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Annexes h la premiere partie.

(Page 35, note 1.)

N° 1. Lettre d'un personnage russe au prince de


Valachie Alexandre Soutzo. 1820.

11 est essentiel que vous puissiez méditer profondément


l'esprit et la lettre du mémoire rédige, sous les yeux de l'em-
pereur et remis an reis-effendi dans la conference du 19 fé-
vrier dernier. Votre Altesse en trouvera ci-joint une copie.
Mais afin de vous pénétrer plus intimement encore des veri-
tables intentions qui out guide le cabinet imperial dans cette
occasion, Sa Majesté a voulu qu'il vons soit également donne
communication d'une dépêche réservée, que le ministére a
&rite an baron de Stroganoff, en accompagnant le mémoire
précité. Elle est ci-annexée en copie. Lisez et relisez ces
pieces, mon prince, et vous y trouverez la solution de toutes
les questions que vous m'avez adressées. Vous reconnaitres,
j'en suis &Or, qu'il ne depend aujourd'hui qne de la Porte
d'onvrir les voies a un accommodement solide et equitable,
en admettant franchement le principe de la discussion col-
lective des griefs réciproques, parce que c'est en les exami-
nant de bonne foi et dans un esprit de conciliation qu'on
sera conduit it rechercher, de part et d'autre, les moyens
d'effectuer un arrangement satisfaisant.
On ne pent s'expliquer l'extreme repugnance que la Porte
a montrée jusqu'ici a admettre ce mode simple et natnrel,
qu'en lui supposant la crainte de se laisser entrainer par la,
dans tine négociation dont le but serait d'apporter, sous la
20*

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308
forme d'une transaction supplémentaire, des modifications
décisives aux clauses du traité de Bucarest qui sont a l'avan-
tage de la Porte. Si telle est la consequence qu'elle redoute,
nous ne demandons pas mieux que de dissiper entiêrement
ses apprehensions et nous croyons entrer plus particulière-
ment dans l'esprit de votre lettre, mon prince, en develop-
pant id l'idée du cabinet de l'empereur. II ne s'agit nulle-
ment d'obtenir de la Porte un acte par lequel elle admette
le principe de la négociation collective ; il ne s'agit pas de
confectionner une nouvelle transaction pour assurer rex&
cution des stipulations relatives aux deux principautés et a
la Servie. Le traité de Bucarest restera intact et dans toute
sa force. Du moment que le divan aura fait connaitre, même
dans une forme confidentielle, si tel pent être le bon plaisir
du sultan, son adhesion au principe de la négociation collec-
five et qu'il se sera expliqué franchement, tant sur le mode
d'après lequel il se propose de faire droit a nos griefs, que
sur celui qui pourra rendre utile la discussion ayant trait
au littoral, nous nous expliquerons de notre OM, sans A-
serve. Voila la discussion collective et, en vérité, mon prince,
peut-on douter du résultat, si la Porte le desire aussi sincere-
ment que la cour impériale ?
C'est au ministére ottoman que nous laissons volontiers le
choix des formes diplomatiques, dont cette ceuvre de conci-
liation serait revêtue.
Il n'a qu'a nous proposer celle qui peut le plus lui con-
venir et elle sera préférée par le cabinet de Russie, des
qu'elle pourra constater l'arrangement complexif dont les
bases seront Ma arrêtées.
Considérons maintenant quel pent être l'interêt de la
Russie a amener le résultat qu'elle poursuit avec une per-
sévérante sollicitude ? La partie du littoral, Bur laquelle
porte la seule et unique reclamation des Tures contre nous,
se trouve en notre possession et cette possession est fondee
sur un droit. Néanmoins, nous ne refusons pas de discuter
ce droit a 616 des griefs dont nous demandons le redresse-
ment a la Porte. Mais si, comme nous aimons a le croire, on
parvenait enfin a s'entendre et a régler i l'amiable les points
en discussion, un pareil arrangement, a l'avantage de qui
tournera-t-il ? Ce sont les principautés et les hospodars,
c'est la Servie, ce sont les Grecs établis en Orient qui en
jouiront, sous une double sauvegarde, celle des traités et
cello, plus essentielle encore, de la fidélité avec laquelle les

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09

parties contractantes auront un intérêt légitime a vouloir


leur stricte execution.
Ne voulant ni la guerre, ni des conquêtes dans la vne
d'étendre ses possessions on son influence en Orient, la
Russie ne cherche qu'a maintenir inalterable ce qui est. Elle
desire assurer, par rinfluence légale que liii accordent les
traités, une existence honorable et tranquille aux chrétiens
sujets ottomans, qui ont des titres a sa protection. Elle ne
pretend pas pour cela les soustraire au sceptre de leur sou-
verain. Tout au contraire, elle ainne a les savoir heureux
sous l'empire de Sa Hautesse.
Or, quels avantages la Porte ne devra-t-elle pas recueillir
de ces dispositions de l'empereur ? Certes, depuis longtemps
l'horizon politique n'a montre une perspective plus rassu-
rante pour elle. Lorsque les principautés, régies par une ad-
ministration fondée sur des principes de justice et de mode-
ration, jouiront de leur sort sous régide tutélaire des stipu-
lations les plus solennelles ; lorsque la Servie, oubliant ses
desastres, aura vu asseoir les bases et les garanties de son
existence civile et aura pressenti sa tranquillité et son bon-
heur dans la stabilite de sa nouvelle situation ; lorsqu'enfin
les Grecs en general auront trouve dans le raffermissement
des liens entre les deux états un motif de sécurité et l'es-
poir d'un meilleur avenir, peut-on douter que l'empire otto-
man, ébranlé jusqu'ici par de continuelles agitations, ne
recouvre sa tranquillité, a, l'aide d'un concours de circon-
stances aussi heureuses?
C'est la le vceu que forme rempereur, et ce vceu est sin-
cere, car il est dicté par les conceptions de la plus haute,
mais aussi de la plus pure politique.
Ne voulant plus, ni pour le present, ni pour l'avenir, des
conquêtes nulle part, et moins encore en Turquie, la Russie
doit vouloir conserver .... Et pour conserver ce qui est a
la Russie, II faut aussi que les états qui rentourent se con-
servent tels qu'ils sont actuellement, mais par eux-mêmes
et hors de toute dependance étrangere.
Ce principe est general, mais II devient plus particulière-
ment applicable a la Turquie.
Vous voyez done, mon prince, qu'il ne s'agit pas seule-
ment d'une négociation secondaire ou de circonstance. C'est
un grand système auquel ii faut associer la Porte, parce que
les intérêts les plus chers de l'empire ottoman s'y rat-
tachent. Votre Altesse saura sans doute les servir, en em-

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310
ployant toute son influence auprés des conseils du sultan,
po'ur faire adopter le seul moyen qui puisse laisser une
chance a de si beaux et de si desirables résultats.
Cette tache est honorable. Efforcez-vous, mon prince, de
la remplir. Vous nous trouverez toujours prêts a vous se-
conder.

No 2. Lettre de l'empereur de Bussie Alexandre Pr


au sultan. Aix-la-Chapelle, 3/15 novembre 1818.

Trés illustre et trés puissant souverain


et padischah des Ottomans,
Au moment on, réuni Ii mes augustes allies, rempereur
d'Autriche, le roi de France, le roi de la Grande-Bretagne
et le roi de Prusse, je recueille avec eux les fruits de la
profonde paix qui régne en Europe et qui s'y affermit de
jour en jour, lorsque tous les souverains, lies d'amitie les
uns avec les autres, dirigent tous les efforts vers un seul et
unique but, qui consiste a substituer aux anciennes combi-
naisons de la politique celle d'une union intime et indisso-
luble, invariablement consacrée au maintien de la foi des
traités : ce n'est pas sans éprouver une peine veritable que
je compare ces résultats consolants a l'état actuel des négo-
ciations, toujours infructueuses, entre le ministre de Votre
Hautesse et l'homme de ma confiance, que j'ai charge de les
amener is une fin satisfaisante.
Les dernières communications, adressées a mon envoyd,
le baron de Stroganoff, sont de nature a compliquer de plus
en plus les objets en discussion, qui ne sont eux-mêmes
qu'autant de consequences nécessaires des questions laissées
ouvertes par la Sublime Porte Ottomane a l'époque de la
ratification du trait; de Bucarest, non moins que du peu
d'exactitude avec laquelle ont été exécutées plusieurs clauses
patentes de cette même transaction. Désirant enfin m'en ex-
pliquer sans reserve avec Votre Hautesse, je prends la
plume moi-même et je vais retracer ici ma pensée toute en-
tière, taut a régard des discussions en elles-mêmes, que par
rapport a la manière de les envisager, soit que Votre Hau-
tesse veuille concourir a les decider promptement a l'avan-

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311
tage reel de son empire, soit qu'elle juge convenable d'en
ajourner la decision.
En sanctionnant le traité de Bucarest a l'epoque tame
oa la divine providence avait béni le succes de mes armes,
j'ai consider; l'article sépare et secret du traité concernant
le littoral asiatique comme faisant partie intégrante de
l'ceuvre de la pacification. Cependant Votre Hautesse jugea
a propos de ne point ratifer une clause admise sans reserve
par les plénipotentiaires. Les explications données a cet
égard lore de l'échange des ratifications doivent néanmoins
persuader votre ministere de la nécessité de ratifier tot on
tard et d'exécuter rigoureusement l'article séparé et secret,
ou pour le moins de renoner sur sa teneur une négociation
spéciale et complémentaire. Ce qui la rendit encore plus indis-
pensable ce fut l'exécution insuffisante des clauses qui garan-
tissent les privileges des deux principautés et le mode d'exi-
stence de la Servie. Les annees 1812, 1813 et 1814 ajou-
terent incessamment de nouveaux motifs de négociation h
ceux que la ratification incomplete du traité de paix avait
deja préétablis. Votre Hautesse reconnaltra done sans peine
que les negociations actuelles n'ont pour objet que l'ajuste-
ment amical des differends mentionnés ci-dessus, auxquels
se rattachent quelques objets de detail purement réglernen-
takes. Je ne veux que la pleine et entière execution du traité
de Bucarest, mais dans toutes see parties, afin que l'état de
paix et de bon voisinage soit entre nous d'autant plus du-
rable qu'il reposera cur une parfaite réciprocité. Je repugne,
ral a étendre ou a expliquer la tenue de cet acte de maniere
a le rendre plus favorable aux intérêts de mon empire. Je
ne veux que ce qui est juste, et cela moyennant un arrange-
ment définitif qui éloigne jusqu'à la possibilité de faire un
retour cur le passé, d'avoir des griefs et d'alterer les rapports
subsistants entre les deux empires. Tel est le but auquel
tendent tons mes efforts, et c'est pourquoi je declare ami-
calement ici h Votre Hautesse que je ne dévierai jamais de
la ligne de conduite que je me Buis tracée.
J'ai preserit A mon envoyé d'entamer, de poursuivre, de
terminer une négociation collective; toute autre marche en-
trainerait des suites funestes an bon droit et préparerait de
longue main les motifs et les occasions de mésintelligences
et de complications également préjudiciables au maintien
d'une paix stable et permanente. Or, nonobstant le pen de
sum& des ouvertures faites jusqn'ici dans le sons le phis

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312
conciliatoire, j'aime it conserver inaltérables les relations
pacifiques actuellement existantes, quoique fondées sur des
bases que j' eusse franchement desire completer et affermir
sous les auspices de l'amitié, de la bonne foi et de la plus
stricte réciprocité.
J'espere que Votre Hautesse se sentira penétrée des mêmes
intentions, qu'elle partage entièrement les sentiments de
l'amitié qui les suggérent et qu'elle m'en donnera une preuve,
en faisant pour sa part observer scrupuleusement les clauses
du traité qui ne sont point sujettes a une discussion quel-
conque : ce sera au moins ne pas s'éloigner du but, dont
toutefois il cut été si facile de se rapprocher et qu'il me
serait doux d'atteindre, en faisant reconnaitre a Votre Hau-
tesse tout le prix que j'attache a cimenter les relations poli-
tiques de nos états respectifs sur la base d'une amitié sin-
cere et d'une confiance illimitée.
En consignant ici le témoignage de ces dispositions, j'ai
surtout a cceur d'assurer Votre Hautesse et de la convaincre
que jamais aucune consideration ne me fera dévier d'un
système de paix et de concorde, mais que je reste inebran-
lable dans les principes que j'ai irrévocablement adoptes.
Afin de constater pax de plus amples développements les
motifs de cette determination immuable, mon envoy* le baron
de Stroganoff est chargé de remettre au ministére de Votre
Hautesse une note énonciative des vues que je lui ai fait
connaltre directement.
Sur ce, je prie Dieu, qui est le souverain de tons les
monarques et de taus les peuples, le dispensateur de toutes
les lumières véritables et le protecteur de la paix, qu'il
accorde de longues années a Votre Hautesse et gull Fait en
sa miséricorde et sa garde.
Aix-la-Chapelle, le 3/15 novembre 1818.
(Big* ALEXANDRE.

No 3. Note du baffon Stroganoff, ambassadeur de


Bussie a Constantinople, remise a la Sublime Porte le
9 janvier 1819.

Le soussigné, envoyé et ministre plénipotentiaire de S.M.


l'empereur de toutes les Russies, s'est fait un devoir de
soumettre aussitôt a son auguste souverain la note officielle

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313
qui lui a eté remise le 26 septembre de l'année ecoulée (le
7 zilhidjé 1233). Il a l'honneur d'adresser aujourd'hui au
ministre de Sa Hautesse des explications, qui ne sont que le
fidele énonce des ordres dont il vient d'être muni et dont il
s'empresse de retracer la teneur. C'est a Aix-la-Chapelle que
S.M. I. a pris connaissance de ses derniers rapports et de
la reponse de la S. P. a la note du 21 mai 1818.
S. M. n'a pu qu'être frappée de la dissemblance totale qui
se manifeste entre ces deux écrits. L'office du soussigné em-
brasse thus les points en discussion, expose les motifs d'aprés
lesquels cette négociation a été ouverte, propose le moyen
d'en revenir a un accommodement complet et definitif, base
sur la justice et sur tine parfaite réciprocité entre les interets
mutuels des deux états. Des lors, son unique but est évidem-
ment raffermissement ultérieur des liens d'amitie et des rap-
ports de bon voisinage entre la Russie et l'empire ottoman.
La note responsive de la S. P. decline au contraire toute
explication quant aux motifs. Elle réduit a un sesa tons les
points en discussion et prononce par anticipation sur ce
seal article étayé d'un fait inexact. Enfin, elle propose, au
lieu d'une négociation complexe de tons les intérêts, un ar-
rangement inadmissible, puisqu'il tendrait h rejeter sur la
Russie, contre toute justice, le reproche illusoire d'avoir en-
freint le trait& de Bucarest.
Tel étant le point de vue sous lequel cet échange de notes
s'est présenté aux yeux de l'empereur, S. M. a dfl. éprou-
ver un sentiment d'autant plus pénible, que ce résultat re-
trograde des &marches les plus pacifiques vient de coincider
avec répoque a jamais memorable oa les puissances euro-
péennes recueillent en commun les fruits précieux de leur
système intime de cohesion et de fraternité.
La reunion d'Aix-la-Chapelle a, en effet, justifié toutes les
espérances de S. M. I., en ralliant la France a l'association
des autres états, en consacrant rinviolabilité de toutes les
transactions existantes, en offrant a la grande alliance euro-
péenne un moyen de concentration aussi efficace en cas de
nouveaux bouleversements gull est rassurant et protecteur
du droit pendant la paix.
C'est a l'issue de ces combinaisons si prosperes, que S. M.
l'empereur a pris lui-meme la plume, pour expliquer sans
reserve a Sa Hautesse le mode d'apres lequel S.M. envisage
le contraste affiigeant entre la totalité des relations euro-
peemies et la suspension de celles que la Russie voudrait

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314
cimenter dans le même esprit avec rempire ottoman'. La
lettre dépositaire de ces intentions magnanimes et bienveil-
lantes porte en substance les mêmes ouvertures qui se trouvent
développées dans la présente note, que le soussigné est charge
de remettre t la S. P. simultanément avec la communication
directe de son auguste souverain.
Les nombreuses inexactitudes, que renferme la reponse
officielle du ministere ottoman, ne sauraient 'etre passées
sous silence. El les tendraient a placer la question sous un
jour qui ne se montre guère veritable, pour peu que l'on
rapproche ces assertions nouvelles de la chaine entière des
faits antecedents.
C'est ainsi que la question du littoral asiatique, consi-
dérée eomme résolue par la S. P., se trouve néanmoins le
plus intimement née it tons les autres points en discussion.
En appeler au traité de Bucarest pour insister sur l'exé-
cution de cette seule et unique clause, c'est évidemment se
placer dans ralternative de reconnaitre les griefs de la
Russie, aussi clairs que le jour quant aux infractions dont
les deux principautés et la Servie ont été victimes, ou bien
d'infirmer, en les niant, la validité du traité de Bucarest.
Or, S. M. rempereur ne saurait supporter que la S. P.
consente a attenuer rinviolabilité de l'acte qu'Elle invoque,
ce qui impliquerait contradiction manifeste. Par consequent,
il doit considérer les reclamations de la Porte comme autant
de reconnaissances tacites des griefs sommairement indiqués
ci-dessus. Isoler les objets de discussion de serait, le sous-
signé le répete encore, anéantir le principe sur lequel ils
se fondent et des lors donner une base précaire a l'état de
paix existant.
Conformément a ces principes incontestables, S. M. I. per-
siste invariablement dans sa resolution enoncée en forme
des rorigine : celle de ne négocier que collectivement. Toute-
fois, pour ne pas laisser sans reponse les allegations con-
signees dans la dite note du ministre ottoman, le soussigné
est autorisé a renouveler ici les explications cumulatives qui
avaient déjà fait l'objet de ses communications antérieures.
Quant a ce qup cette piece contenait de personnel a son
égard, en lui attribuant sans raison un expose tout-à-fait
faux sur la cause du prolongement de la négociation, ii l'a
suffisamment refute' dans sa declaration du 6 octobre.

1. Voir la pièce n° 2.

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---, 315
Des arguments péremptoires out été mis en avant par la
Russie. On ne lui a jamais replique que par des dénégations
inutiles, des assertions denuées de fondement sur la nature
et l'origine de la discussion concernant les places d'Asie.
Le genre en est dans le refus de ratifier Particle separe et
secret du traité de Bucarest. L'empereur, en donnant a ses
plénipotentiaires l'ordre d'apposer leurs signatures a l'in-
strument de la paix, ainsi que celui de procéder a l'échange
des ratifications completes, ne s'est porte it cet acte de con-
descendance que parce que S. M. avait dfi compter cur la
sanction et la mise a execution prochaine de toutes les clauses
du dit traité. Cette certitude n'etait pas une simple conviction
morale. Elle avait pour base le consentement des pléni-
potentiaires ottomans et la declaration explicative du com-
mandant en chef de l'armée ruse, accueillie a cette époque
par le grand vizir. Ces faits irrécusables acquéraient encore
un plus hunt degre d'importance, en y ajoutant l'induction
légitime que ce n'était point au vainqueur a porter le poids
de taus les articles onereux et restitutions, sans aucune réci-
procité de la part de puissance contractante la plus intéressée
a la conclusion comme an maintien de la paix. Subséquem-
ment, les stipulations relatives aux immunités de la Moldavie
et de la Valachie, a l'amnistie generale, a l'existence distincte
des Serviens, furent malheureusement exposées a des vio-
lations continuelles de la part du gouvernement tun. Autant
ces infractions étaient inattendues et repréhensibles en elles-
memos au moment oil la Russie comptait cur l'amitie et les
relations de bon voisinage avec l'empire ottoman, autant
peut-être contrastaient-elles avec les reclamations réitérées
de la Porte au sujet de la restitution de tout le littoral
asiatique.
Quand même elks eussent été basees sur les lois de la
plus severe équité, S. M. I. pouvait-elle se decider a y faire
droit sans aucune explication prealable, lorsque l'acte par
lequel on prétendait autoriser ees instances éprouvait tons
les jours des infractions de la partie réclamante, lorsqu'enfin
le fait de la restitution de quelques places en Asia avait
deja entrave de plus en plus les relations de l'empire russe
avec ses possessions au dela du Caucase continuellement
exposées a ces speculations d'esclaves qu'on décore du nom
de trafic speculations hostiles et inhumaines que s'y per-
mettent les sujets ottomans ?
Dans un tel kat de choses, S. M. pouvait-elle avoir l'in-

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316
tention de satisfaire sans reserve a toutes les prétentions de
la S. P., non admises par le traité lui-même, considéré dans son
veritable seas, tandis que rien ne promettait le redressement
de ses nombreux et importants griefs a la charge de cette
puissance ; aussi le fait allégué par le chargé d'affaires
ottoman résidant a Paris en 1815 est-il manifestement dé-
nature. La promesse de s'occuper des différends existants
de manière a les ajuster selon l'équité : voici en quoi con-
sistaient le sens et la lettre des expressions dont S. M. I.
daigna se servir envers cet agent.
En relevant l'interprétation, aussi vaine que peu conve-
nable, donnée a ce discours, le soussigné regrette d'avoir
dft s'arrêter un moment a une assertion qui tombe d'elle-
même, puisqu'il s'en suivrait que concilier des différends
selon la justice c'est sacrifier les droits les mieux constatés.
Quoi qu'il en soit de pareils arguments, aussitôt évanouis
qu'articulés, il demeure constant que c'est it la suite des in-
stances réitérées de la S. P. que S. M. l'empereur s'est
determine a ouvrir une négociation. Il avait pour unique but
de simplifier les rapports entre les deux empires, en les ra-
menant aux termes explicites du traité de Bucarest. Aucun
résultat satisfaisant n'a couronné jusqu'ici des efforts aussi
pleins de bienveillance, aussi actifs et soutenus. L'avenir
pourrait amener peut-être des combinaisons plus analogues
a la sincérité des vceux pacifiques que forme spontanément
la cour impériale. C'est dans cet espoir que le soussigné se
Nioit autorisé de nouveau a traiter amicalement avec la S. P.
les questions indécises, sans s'écarter toutefois des bases
préétablies des le debut des discussions.
Au surplus, il a ordre de renouveler l'assurance positive
que la suspension ou l'ajournement des démarches concilia-
toires n'apportera cependant aucune alteration au système
de conduite magnanime, invariablement adopté par le cabinet
de Saint-Pétersbourg. En vertu de l'état de paix et d'amitié
avec l'empire ottoman, rien ne sera negligé pour le maintien
inviolable du traité de Bucarest et des stipulations ante-
rieures, en tout ce qui concerne les clauses qu'un accord et
un consentement mutuel ont placées hors de toute discussion.
L'ajournement portera uniquement sur les objets qui corn-
posent la negociation majeure et collective et qui sont dé-
signés dans la note du 21 mai 1818.
Le soussigné se croit en devoir de specifier ici quelles
sont les dispositions fondamentales, dont la marche uniforme

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317
et réguliére est un attribut essentiel de l'état de paix. Tout
expedient dilatoire a l'égard de ces arrangements journaliers
et indispensables aurait pour effet immediat d'anéantir les
rapports de bon voisinage entre les deux empires, ce qui ne
pent être dans les intentions de la S. P. Le soussigné ter-
minera conséquemment la présente note par l'énumération
des points sur lesquels II importe de renouer le fil des expli-
cations amicales et continuer de bonne foi les relations exi-
stantes entre les deux gouvernements, quelles que puissent
être d'ailleurs les determinations de Sa Hautesse concernant
la grande négociation complexe. Quand male les intérêts
reels de l'empire ottoman seraient encore cette fois me-
comms au point d'ajourner les discussions provoquées par
la S. P. elle-même et devant asseoir sur des bases inébran-
lables la paix conclue a Bucarest, il est néanmoins des con-
siderations que la cour de Russie, tout en persistant dans
ses resolutions dejk annoncées, ne peut et ne doit point lais-
ser en suspens. Ce sont toutes celles qui tiennent a l'honneur
national, a l'exerciee futur des droits consacres par les traités,
a la siireté des personnes et des propriétes de tons les su-
jets et proteges russes. De noiweaux griefs ne doivent pas
se joindre sans cease aux anciens, que la justice exigeait de
redresser.
L'insulte faite au pavilion imperial en plein jour dans le
port même de Constantinople et que le gouvernement otto-
man a pris le parti de nier, malgre la notoriété publique,
montre assez quelles mesures efficaces II convient de prendre,
afin de prevenir les violences d'une populace effrénée. Si de
pareils événements ont lieu en toute impunitd sous les yeux
de Sa Hantesse, quelle idée peut-on se former des excés
qu'on se permet ailleurs en Turquie! Et, en effet, Hen n'est
sacré pour ces peuplades asiatiques, qui osent enlever nos
sujets jusqu'au sein de leurs paisibles demeures et en font
l'obj et d'un trafic odieux sous la protection ouverte des pachas.
TJne foule de Busses Omit dans l'eselavage en .Anatolie.
D'apres les dernières communications du commandant en chef
de la Gdorgie, une tentative a été dirigée même contre un
poste de cosaques. Notre commerce et notre navigation, loin
de trouver putout les facilités qui ne sont point contraires
aux trait& existants, se voient trop souvent livrés aux vexa-
tions; nos reclamations a ce sujet ne sont pas satisfaites.
Un tel kat de choses est-il bien un kat de paix et de bon
voisinage?

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318
D'un autre côté, les privileges des provinces restituées b.
la S. P. ont été enfreints, en partie memo postérieurement
a la note du soussigné en date du 21 mai dernier. L'évasion
forcée du voIvode Caradja et les explications entamées it la
suite ont déroulé aux regards de Sa Hautesse le tableau des
intrigues et des persecutions qui pêsent sur les deux princi-
pautés; et il est de méme en Servie. L'examen ultérieur de
la conduite de Caradja, que la Russie ne saurait reconnaltre
coupable sans ces préliminaires indispensables selon les lois
de la justice, achévera de constater les abus deja signalés.
Les attributions des consuls de Russie en Valachie et en Mol-
davie, basées sur la teneur des hatti-chérifs et les droits de
la cour impériale, ont dté méconnues. Le refus prolongé de
la S. P. d'accorder la juste reparation demandée pour le renvoi
de la note consulaire, que West permis le voIvode de Moldavie,
est-il aussi une preuve d'amitié sincere? et la Russie pent-elle
être dire de la fidèle execution des clauses stipulées, lorsque
ses agents sont legs dans leurs moyens de surveillance légi-
time ? Tons ces points et ceux sur lesquels roulent les nom-
breuses relations journalières du soussigné avec le ministre
ottoman, ceux qui ont pour base reconnue le traité de Bu-
carest et les stipulations antécédentes, sont évidemment
distincts de la négociation majeure et collective. S. M. l'em-
pereur espère gulls vont être réglés a l'amiable. User de
moyens dilatoires a cet égard serait vouloir provoquer l'a-
néantissement des rapports de bon voisinage entre les deux
états.
Le soussigné a l'honneur de remettre ci-joint a la S. P.
la communication directe de son auguste souverain, accom-
pagnée d'une traduction en turc munie de son sceau. 11 se
féliciterait de pouvoir annoncer a la cour impériale l'heu-
reuse issue de cette démarche et d'attendre aussi un but
salutaire désigné a ses travaux.
II saisit cette occasion pour renouveler a S. Ex. le réis-
effendi l'assurance a sa haute consideration.
Buyukdéré, ce 9 janvier 1819.
(signé) LE BARON DE STROGANOFF.

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319

N° 4. Dépéche envoy& au baron de Stroganoff


en date de St Pétersbourg du 3 janvier 1820.

Monsieur le baron,
La depêche principale de l'expédition du jour et le memoire
qui y est annexe forment la réplique du cabinet imperial
par maniere d'ultiviatum aux dernières reponses de la Porte.
Ces pieces fourniront a V. Ex. des armes pour combattre
avec succes le système adopté par le gouvernement ottoman
et pour le ramener a une marche plus reguliere, soit qu'il
se prête enfin a aborder franchement les questions majeures,
soit qu'il veuille en ajourner la discussion.
Mais afin de vous mettre a même, M. le baron, d'at-
teindre phis stirement le but que l'empereur se propose, Sa
Majeste a jugé nécessaire de vous faire connaitre plus par-
ticulièrement encore les motifs qui out determine cette nou-
velle démarche de notre part et l'esprit dans lequel le me-
moire a été redige.
Le grand objet de la politique des Tures jusqu'ici semble
avoir été d'éviter toute discussion sur les griefs que nous
avons (Heves a leur charge, d'isoler la question asiatique
et, en écartant soigneusement tons les antecedents, de faire
de leur demande en restitution la seule et unique base de
la négociation.
Ce plan avait été forme en 1816 et, des le debut de la
mission de V. Ex., il fut mis en evidence dans les premieres
notes raisonnées que la Porte remit en reponse a celles par
lesquelles vous aviez entame la discussion. Le ton pacifique,
modéré, bienveillant même de la cour impériale avait rendu
a la Porte toute sa securité.
Cependant, le changement survenu pen de temps apres
dans le ministere turc en opera im tres sensible dans la
conduite de ce gouvernement. 11 parut se rapprocher un
instant de nos principes, en admettant la necessité 4'une dis-
cussion qu'il s'était attaché a nier jusqu'alors.
L'affaire de la delimitation du Danube fut mise sur le
tapis et *lee a l'amiable.

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320
La question servienne fut ouverte; mais, bien loin d'aboutir
it un arrangement satisfaisant, elle donna naissance a une
série de complications qui ont fini par amener de nouveau
une divergence complete, et cet état deplorable est encore
aggravé aujourd'hui par le système dilatoire et les dénéga-
tions multipliées qui mettent journellement en problème la
stabilité des rapports de paix et d'amitié.
Pour prévenir ce résultat que nous voulons éviter, pour
reprendre l'avantage de la discussion et ramener par ce
moyen la Porte A des termes plus simples et plus équitables,
II s'agit done : 10 de rétablir l'état primitif de la question
que les Tures ont pris A ache de dénaturer; 2° de montrer
que, n'ignorant ni les motifs qui ont déterminé la conduite
anterieure du divan envers in Russie, ni les justes appre-
hensions qu'avaient fait naitre les succès de la coalition
en 1814, l'empereur a prefere de suivre l'impulsion de
ses sentiments magnanimes pour oublier le passé; 3° de
prouver par l'uniformité de notre langage que, si les Tures
sont tenaces et persévérants dans leurs idées, nous sommes
encore plus invariables qu'eux dans le système politique que
nous avons embrassé; enfin 40 de faire reconnaitre A la
Porte que la moderation de l'empereur est indépendante de
toute consideration étrangère et que sa mesure se trouvera
dans eelle que la Porte pourra nous donner de la justice
avec laquelle elle fera droit a nos reclamations.
Tels sont, M. le baron, les résultats que Sa Majeste Im-
périale a eu en vue en faisant rédiger le mémoire préeité,
et elle nous a prescrit de vous développer ici ses inten-
tions, afin que vous puissiez de votre eke y adapter vos
démarches.
Agréez etc.

N° 5. Exposé sommaire des rapports entre la Russie


et la Porte depuis l'année 1812 et énonce de l'opinion
de l'emperewr sur l'état actuel de la négociation, trans-
mis au baron de Stroganoff le 3 janvier 1820.

Au moment oil le traité de Bucarest allait rétablir la pain


entre la Russie et la Porte, l'empereur avait conçu la pen-
s& de donner aux relations amicales qui devaient se former

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321
entre les deux pays limitrophes une direction plus analogue
a leur objet.
Pour jouir de la paix, ii fallait exister ; et l'invasion dont
était menacée a cette époque la Rnssie aurait sans donte
entrainé par ses suites la dernière catastrophe du gouverne-
ment turc.
La Porte n'ignorait point l'imminence de ce danger et
ce fut dans l'intention pure de lui offrir les moyens de s'en
garantir et de fonder en meme temps et pour toujours an
système d'union intime avec la Russie, que S. M. I., sans
attendre l'échange des actes de ratification, s'était empress0
de lui faire adresser des ouvertures qui ne devaient laisser
aucun donte sur la sincérité des vceux qu'elle formait a cet
égard.
Mais le cabinet de Russie ne tarda pas a s'apercevoir
que les dispositions du divan étaient pen conformes a celles
qu'on se plaisait a lui manifester.
A peine nos propositions furent-elles connues a Constanti-
nople, qu'elles furent rejetees sans examen et la Porte crut
devoir manifester hautement l'intention de rester étrangère
aux calculs de la politique européenne, parce qu'elle jugea
pent-are trouver dans cet isolement des chances avanta-
geuses a ses intérêts.
Quelque singulière, quelque suspecte meme que &It pa-
raitre cette resolution du gouvernement turc dans un mo-
ment oil tout l'Europe n'offrait que deux grandes masses
entre lesquelles rien ne pouvait rester indifferent, l'empe-
reur n'y vit qu'une erreur et, tout en regrettant qu'une puis-
sance a laquelle ii tendait une main fraternelle ne voulut
point associer ses destinées a celles de la Rassie, II repu-
gnait encore a lui snpposer une arrière-pensée quelconque.
Le refus de la Porte de ratifier les articles secrets en fit
naitre le premier soupcon, et bientôt la conduite ultérieure
du gouvernement ottoman ne laissa plus aucun doute a cet
égard.
Peu de mois s'étaient écoules et Ma de nombreuses dé-
viations signalaient ouvertement les intentions de la Porte.
Elle avait méconnu et enfreint sans ménagement les stipu-
lations les plus importantes dii traité de commerce; elle
avait frappé de nullite les clauses du traité de Bucarest con-
cernant la Servie et les deux principantés.
Ce fut par de tels procédés que le divan crut devoir ré-
pondre a la noble confiance de Pempereur, et certes Hs
21

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322
étaient de nature a détruire ce sentiment ; mais ils ne purent
altérer en rien la généreuse loyauté de S. M. I.
Fidéle a sa parole, elle s'attacha a remplir scrupuleuse-
ment les obligations résultantes du traité de Bucarest. La
Valachie et la Moldavie, avec les forteresses du Danube,
furent évacuées et remises aux préposés ottomans, ainsi
qu'il avait CO stipulé par l'article 5. Il en fut de memo
des forteresses et chateaux en Asie, qui, ayant été conquis
par les armes impériales, devaient, aux termes de l'article 6,
rentrer sous la domination de la Porte, comme ils l'étaient
avant la guerre. Anapa et toutes ses dépendances, Sogoudjak,
la forteresse du Phase, celle d' Akhalkalaki furent immediate-
ment restituées.
Par une deplorable fatalité, la Porte ne sut point alors
apprécier an juste la rectitude des intentions qui diri-
geaient le cabinet imperial. Sa moderation fut attribuée a
la faiblesse, et des lors on se livra a l'espoir d'en obtenir
les plus grands sacrifices. On exigea impérieusement qu'il
renonçat a la Georgie, a l'Imérétie, it la Mingrélie, au Gou-
riel, et cela en vertu d'un article du traité de Cabardji,
eomme si la Porte ignorait les changements survenus depuis
dans la situation politique de ces pays et les événements qui
avaient irrévocablement fixé leurs destinées.
Cependant celles de la Russie s'accomplissaient deja glo-
rieusement. Le bras tout-puissant du Dieu des armées l'avait
fait sortir victorieuse d'une lutte inégale et l'empereur
Alexandre, après avoir repoussé une injuste agression, se
trouvait faire partie de la coalition européenne qui naguere
menacait d'engloutir la Russie. Il ne fallut rien moins qu'un
resultat aussi prodigieux, pour faire cesser les deceptions du
faux système auquel la Porte s'était livrée.
Revenue de son erreur, elle vit, non sans inquietude, le
danger de sa position. Un changement visible s'opéra dans
sa conduite a notre égard et, dans son embarras, elle prit
le parti d'invoquer la moderation de l'empereur, qu'elle
avait récemment méconnue. Ce n'était plus pour exiger la
restitution de royaumes entiers ; c'était simplement pour
solliciter celle de quelques faibles points militaires situés sur
le littoral asiatique de la mer noire et que les commandants
russes n'avaient pas évacués, parce qu'ils n'étaient pas dans
la categoric des pays dont le traité de Bucarest avait stipulé
la reddition.
La Porte savait sans doute tout ce qu'il lui était permis

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323
d'espérer de la généreuse magnanimité de l'empereur : elle
ne fut pas *lie dans son attente.
S. M. I., loin de faire valoir ses nombreux griefs pour
élever a la charge du gouvernement ottoman une accablante
recrimination, loin de vouloir profiter de ses avantages pour
dieter la loi, se fit un plaisir de rassurer le divan sur ses
dispositions pacifiques et amicales.
Elle déclara, qu'aussitôt que les grands intérêts de l'Eu-
rope auraient été fixes, elle s'empresserait d'examiner et de
*ler d'un commun accord avec la Porte les différends
existants.
En effet, la mission du baron de Stroganoff eut lieu. Les
instructions dont ce ministre fut muni, dictées par un esprit
d'équité et de conciliation, ne rappelaient le passé quo pour
en detruire tons les germes malfaisants et garantir par la,
la jouissance de l'avenir. El les avaient pour objet d'ouvrir
une négociation collective, dans la vue de régulariser les
rapports entre les deux empires, en les ramenant aux termes
explicites du traité de Bucarest.
Avant d'aller plus loin, rétablissons ici en peu de mots
l'état de la question, que trois années de débats ont presque
dénaturée:
La Porte, en réclamant contre l'exécution incomplete de
l'article 6 du traité de Bucarest pour ce qui concerne l'éva-
cuation de la frontière en Asie, revendique quelques points
du littoral de la mer noire occupés par les troupes russes.
La Russie rejette cette prétention et produit les raisons
qui la portent a ne point l'admettre. Mais elle réclame, a son
tour, contra des infractions faites a plusieurs autres articles
essentiels de ce memo trait() concernant les principautés et
la Servie, contre des violations multipliées de ses préroga-
tives commerciales, contre.des attentats commis sur les per-
sonnes et les propriétés de ses sujets, contre des violences
exercées a main armée sur plusieurs points de la ligne de
sea frontières en Europe et en Asie.
Ici les faits sont constants, notoires, irrecusables, tandis
qu'il n'y a de l'autre côté qu'une prétention contestée et
contestable, et que l'on offre pourtant de discuter, pourvu
que la Porte admette le principe d'une négociation collec-
tive, c'est-i-dire qu'elle reconnaisse la nécessité d'exa-
miner, de discuter les griefs de la Russie, pour en effectuer
le redressement lorsqu'ils auraient &é ditment constatés,
de memo que la Russie s'offre de faire droit a la récla-
21*

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324
motion de la Porte, des que celle-ci l'aura convaincue de sa
validité.
Ce raisonnement est d'une rigoureuse justesse; car si les
deux parties n'invoquent que la même autorité, celle du traité
de Bucarest, pourquoi toutes les deux ne doivent-elles done
pas y subordonner leurs prétentions ? Pourquoi la Porte
serait-elle admise a dire : cJe réclame, et ma reclamation est
fondée, parce que je l'assure ; vous réclamez, mais vos
demandes sont vaines, parce que c'est moi qui l'affirme.)
Tel est pourtant le cercle vicienx, dans lequel se renferme
depuis trois ans la politique ottomane et dont la dernière
démarche directe de l'empereur n'a malheureusement pu la
faire sortir.
Il est bien pénible d'avoir a rapprocher id les résultats,
que cette démarche a amenés de la part du gouvernement
ottoman, des dispositions éminemment bienveillantes dont
S. M. I. a donne en cette occasion un témoignage d'autant
plus éclatant qu'il était spontan&
La lettre au sultan et la note qui l'accompagnait étaient
destinees a ramener la négociation a une marche simple et
equitable, en la débarrassant des entraves qui en empêchaient
l'avancement. La reponse du monarque ottoman et celle de
son ministere ont visiblement une tendance tout-i-fait op-
posée. Ii semble qu'on ait pris a ache de multiplier les com-
plications et qu'à cet effet on s'est étudié a forcer le sens
de la lettre de S. M. I. Parce que l'empereur a vonlu y in-
diquer que le refus de ratifier les articles secrets avait été
le germe de la discussion sur le littoral asiatique, on affecte
de comprendre qu'il a voulu dire que ce fat la la seule et
unique base de tons les différends et l'on a conclu que le
soul et unique objet de la négociation pour la Russie était
de remettre en vigueur ces articles.
Pour se convaincre du contraire, II suffira de relire avec
attention et la lettre de l'empereur et la note du baron de
Stroganoff qui en contenait le développement. 11 sera des
lors facile de reconnoitre que, si même la solution de la
question asiatique pouvait se retrouver dans le consente-
ment tardif de la Porte a rétablir l'acte sépare, la Russie
n'en serait pas pour cela plus satisfaite sur tons les autres
griefs. Bien plus : par le fait seul de cette tardive ratification,
la Porte aggraverait ses torts ; tar ii serait démontré jus-
qu'à l'évidence que cette sanction, que le gouvernement
ottoman a refugee en 1812 parce qu'il espérait pouvoir le

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325
faire impunément k la faveur des circonstances, ii ne l'ac-
corde aujourd'hui que parce qu'il s'y voit contraint par la
force des choses et comme un sacrifice expiatoire destine a
racheter ses premieres deviations.
Ce qua nous venons de dire ici doit faire écrouler tout
l'échafaudage artistement élevé par le divan, mais qui ne
porte que sur une mCprise ou volontaire ou réelle.
Toutefois, celle-ci n'est ni la seule, ni la moins dangereuse
que l'on doit regretter de voir dans le systeme adopte par
la Porte A notre égard. Il en existe une autre, qu'il est ur-
gent de signaler, afin de prévenir a temps les tristes résul-
tats qu'elle amènerait immanquablement.
Fort de la pureté de ses intentions et du témoignage
de sa conscience, l'empereur est fermement résolu de ne
plus donner suite it aucune discussion sur les questions ma-
jeures, taut que la Porte n'aura pas manifesté le désir de
les aborder franchement pour les decider selon le plan de
négociation qui lui a été propose. Car il ne peut se dissi-
muler que de longs et infructueux debats ne tendent insen-
siblement qu'à compliquer les relations existantes. Ii préfére
done s'en rapporter au benefice du temps. Les lecons de l'ex-
*lance opéreront peut-être sur l'esprit des Tures une con-
viction que le raisonnement n'a pu inspirer. Elle seule
amenera un changement salutaire dans leur politique.
En attendant, celle du cabinet imperial reste et restera
toujours invariable ; elle est pacifique et bienveillante envers
toutes les autres puissances.
Jamais l'empereur ne se permettra de troubler l'ordre et
la tranquillité générale, dont la conservation lui tient forte-
ment k cceur ; mais jamais aussi ii ne pourra sonfrrir que
qui que ce soit y porte la plus légére atteinte, et c'est par
cette raison qu'il devient nécessaire de donner a la Porte un
avertissement franc et loyal.
Ses constantes dénégations, son refus obstiné de nous faire
justice sur des reclamations journalières, dont l'objet est in-
timement lie a la conservation d'un kat de paix entre deux
puissances amies et voisines, nuisent a la bonne intelligence,
accumulent les griefs et jettent ainsi des germes *de discorde.
Cette conduite tend des lora a troubler l'ordre établi.
Si le gouvernement ottoman croit trouver dans ce système
de chicane un moyen de négociation, II importe de ne pas
le laisser dans une erreur qui peut entrainer les consequences
les plus funestes. Les sentiments connus de l'Empereur sont

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32 6

certainement faits pour inspirer a la Porte une juste con-


fiance. 11 a travaillé lui-même a la faire naftre ; mais celle-ci
dégénérerait en une fausse securité, du moment oil des provo-
cations gratuites et calculées mettraient S. M. I. dans l'obli-
gation de défendre les intéréts les plus chers de son empire.
Sa moderation aurait nécessairement un terme, parce qu'elle
doit cesser là on commence l'exercice légitime de see droits
et de sa puissance.
C'est a la sagesse du gouvernement ottoman a méditer
cette vérité, que la bienveillance n'a pas voulu lui taire, parce
qu'elle renferme nit conseil salutaire.

(Page 35, note 2.)

IV 6. Note remise par le baron de Stroganoff, am-


bassadew de Russie a Constantinople, a la Sublime Porte
le 18 fevrier 1819 sur la deposition du prince de Valachie
Caradja et son remplacement par Aléco Soutzo.

La troisième note officielle que le soussigné, envoyé extra-


ordinaire et ministre plénipotentiaire de S. M. l'empereur de
toutes les Russies, a eu l'honneur de remettre a la Sublime
Porte en date du 30 octobre passé, concernant le remplace-
ment du voIvode de Valachie, paraissait devoir terminer
l'importante discussion Bur cette affaire. Le contenu des
offices antérieurs du ministére ottoman y a été examine et
compare au texte des stipulations existantes. Les irrégula-
rites observées durant les explications a ce sujet dans la
conduite du gouvernement ont été relevées avec franchise-
et moderation. Le souseigné a établi de la manière la plus
incontestable les droits de la cour impériale, ainsi que la
marche a suivre en cette circonstance : marche trés claire-
ment designee par les hatti-chérifs. La S. Porte voulait la
destitution arbitraire du voIvode Caradja et pretendait le de-
clarer coupable. 11 fut prouvé que la deposition d'un voivode
ne saurait avoir lieu qu'à la suite d'une verification de son
délit par les deux cours réunies, qu'un commun accord entre
elles pouvait seul constater son innocence ou sa culpabilité.

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Fort de cette conviction, mais désirant en meme temps


éloigner tout objet de mécontentement mutuel et donner h
Sa Hautesse la mesure des intentions éminemment pacifiques
de S. M. l'empereur, le soussigné proposa un mode conci-
liatoire. Ii déclara qu'il ne pouvait acquiescer a une depo-
sition dennée des formalités légales et la remettait a l'is-
sue de l'examen futur prescrit par les hatti-chérifs. Man-
moins, II consentit amicalement fl ce que la S. P. nommit lo
son choix un nouveau regent en Valachie, même avant toute
conference, sous la condition expresse qu'il soit designé, dans
le diplôme de sa nomination, en remplacement jusqu'à l'ex-
piration du terme septennaire de l'ancien volvode, et ensuite
en permanence, d'apres la teneur des traités, pour sept autres
années.
Ii était evident que toute determination contraire aux
principes développés dans cette note devenait une atteinte
manifeste au texte, ainsi qu'it l'esprit des stipulations, et
qu'elle annulait par le fait même l'assentiment donne sous
condition.
La S. P. parut, dans sa reponse en date du 4 novembre
(18 mouharem), apprécier justement le langage conciliatoire
du soussigné et le mode qu'il avait propose. Elle lui notifia
comme de droit le choix qu'elle venait de faire, en conse-
quence de la dite note, du ci-devant volvode de Moldavie
Aleco Soutzo pour administrer la principauté de Valachie.
Elle annonça en lame temps une entrevue prochaine, de-
stinée A, modifier les motifs de la retraite du voIvode Ca-
radza, ainsi que des communications intermédiaires avec
l'envoyé de la cour impériale sur le dipleme du nouvel ad-
ministrateur.
Cet office, en apparence si analogue au besoin de main-
tenir les droits sacrés de la Russie dans toute leur force,
portait cependant le germe d'une nouvelle discussion. Le
précis de la note du soussigné s'y trouvait rendu en des
termes qui n'étaient pas les siens et qui obscurcissaient le
texte des hatti-cherifs. Le gouvernement ottoman semblait
se plaire a représenter, assez vivement h la vérité, la conduite
et l'accueil fait it la reclamation légitime du soussigne comme
une condescendance a laquelle les traités ne l'obligeaient
point. Il oubliait que l'arrangement accepté n'avait eu d'autre
but que de combiner la juste rigueur des stipulations, expri-
mdes trop positivement pour donner lieu a la moindre ob-
jection fondée, avec ses instances et son désir extreme d'ob-

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828
tenir de la Russie un prompt acquiescement aux mesures
projetées. Des lors la S. P. paraissait se reserver la possi-
bilité de soutenir par la suite, si un dvdnement semblable
pouvait se renouveller, qu'elle n'était pas tenue aux mêmes
ménagements envers la cour impériale et que celle-ci n'avait
pas le droit d'intervenir pour arrêter toute nomination de
voIvodes avant l'examen : conclusion dénuée de tout fonde-
ment et attentatoire aux principes établis.
Il en résulta des explications officielles par l'organe du
premier drogman Franchini consignees dans les instruc-
tions qui lui ont été adressées en date du 6 et du 17 no-
vembre avec l'ordre d'en laisser des copies it S. E. le réis-
effendi. Le soussigné s'y référe pour le développement de
ses raisons et de l'insuffisance de la declaration par (Suit
que ce ministre lui a fait remettre au nom de son gouverne-
ment Bur la même affaire. Elle portait que la S. P., ayant
ajouté cette fois-ci au temps de l'administration de Soutzo
nommé vo1vode de Valachie ce qui reste de cella de la
principauté vacante, elle en gratifie Phospodar actuel et l'in-
serira explicitement dans le firman de nomination.
La replique n'etait point difficile, quand même l'envoyé
de Russie n'etlt fait que Toursuivre une vaine dispute de
mots ; une justice exacte devait toujours se faire. La Porte
avait nommé en consequence de sa note; elle avait done pris
l'engagement inviolable d'adopter sans aucune reserve le
mode qu'il avait propose et d'insérer dans le diplôme textuelle-
ment les explications essentielles rapportdes ci-dessus.
Mais la conduite du soussigné éloignait hautement de ki
toute imputation de ce genre. Les formes sont conservatrices
du fond et le soin de les maintenir dans toute leur puretd
ne peut jamais etre flétri du nom de chicane. Cette fois la
connaissance intime des sentiments génereux de S. M. l'em-
pereur permit même a son ministre de retarder des formes
indispensables et d'admettre, non sans doute une destitution
injuste et arbitraire du voIvode Caradja, mais son remplace-
ment. Son successeur en Valachie devait done atm nommd
avec cette destination expresse dans les termes de la note ;
c'était une suite nécessaire de l'obligation contractée par la
S. P. La cour impériale, en recevant l'acquiescement dui a
sa juste demande comme une preuve des sentiments d'amitié
de Sa Hautesse, Petit aussi considéré comme l'exécution des
traités existants, ce qui, en tout cas, est un devoir, bien plus
qu'une condescendance. La Porte était pleinement et ex-

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, 329
clusivement maitresse du choix de Findividu ; quant a l'éta-
blissement du mode de remplacement, il est du ressort des
deux cours en commun et ne cessera jamais de faire partie
intégrante des droits de la Russie. Cette deviation de la
marche légale n'est pas la seule qu'on se soit permise. Le
ministére ottoman a pris la resolution de ne pas se prêter a
une communication directe du diplôme accordé au volvode
remplacant. C'était pourtant en consequence de l'assentiment
du soussigné que sa designation avait eu lieu. Cette piece
devait done etre la preuve que la Porte avait rempli ses en-
gagements avec fidélité. On ne pretend pas sans doute con-
tester la prerogative tutélaire de la Russia et sa surveillance
légitime, garantissant aux Moldaves et aux Valaques, ainsi
qu'à leurs administrateurs, le maintien des divers privileges
qui leur sont accordes. Comment done refuser a la cour im-
périale des pikes officielles, qui doivent constater si ces
droits ont souffert ou non des atteintes, si la puissance suze-
mine a tenu ou non sa promesse? Est-ce un procédé con-
forme aux lois de requite et aux liens de bon voisinage entre
les deux empires, d'avoir d'abord elude la communication
du diplôme, ensuite promis en pleine conference de le trans-
mettre apres avoir pris li-dessus les ordres de Sa Hautesse
et en dernier lieu de l'avoir définitivement refuse, malgre l'in-
sistance reitérée du soussignè? II se voit force de renouveler
ici solennellement sa demande, en representant it la S. P.
combien un refus prolonge serait préjudiciable au bon droit.
On était convenu enfin de suspendre l'examen des motifs
qui ont provoqué la retraite du volvode Caradja. Cette veri-
fication en commun est prescrite par les hatti-chérifs jusqu'a
l'époque de son remplacement. Le ministére de la Sublime
Porte avait acquiesce a l'entrevue pour l'exhibition des docu-
ments, dans son office responsif en date du 4 novembre, et
ne l'effeetua pourtant que deux mois apres, le 24 décembre.
La conference ne fat rien moins que decisive : aprés une de-
claration pleine de ménagement pour l'autoritd souveraine,
ayant pour but de mettre en evidence les véritables senti-
ments et les intentions de la cour impèriale, le soussigne
produisit deux pieces du nombre de celles qui se trouvent
en sa possession ; l'une était adressée par le volvode Ca-
radja a S. A. le grand visir et contenait une peinture frap-
pante de l'etat oil l'avaient réduit les intrigues d'un homme
puissant dans les conseils de la S. P., quoique n'ayant pas
de place ostensible dans le gouvernement. Le voIvode s'of

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frait a prouver par des documents incontestables les perse-
cutions qu'on lui avait fait essuyer et les menaces secretes
dont il a été l'objet et la victime. La seconde piece venait
de l'intendant de la monnaie : elle portait l'indice certain
d'un système de vexation ourdi contre les voIvodes et des
sommes qu'on leur fait payer illégitimement par des obli-
gations forcées au detriment du peuple.
Le soussigné annonça, comme de raison, qu'il abandonnait
le chatiment des coupables a la justice de $a Hautesse. II
ne s'en réserva pas moins le droit irrecusable de poursuivre
le fil des intrigues découvertes, de les constater de concert
avec les ministres de la Porte et d'insister sur les repara-
tions nécessaires, ainsi que sur des garanties positives pour
l'avenir. La seule marche a snivre était évidemment de faire
declarer la verité aux prévenus et, s'ils s'en tenaient aux
&negations, de sommer l'accusateur de produire le§ pieces
dont il s'étayait. Car aux yeux de tout homme impartial
l'intérêt majeur des deux provinces est intimement lie aux
accusations de Caradja : lui-même et ses ennemis ne sont
qu'en seconde ligne. Il est du devoir absolu des deux cours
de verifier avec le plus grand soin, s'il est vrai ou non que
la protection des grands est mise a prix dans les principautés?
si les peuples ne sont pas foul& par des charges enormes et
illégales destinées a satisfaire l'avidité des protecteurs ? si,
enfin, on laisse aux volvodes le plein exercice de l'autorité qui
leur est confiée, sans les effrayer en secret par des menaces
tendantes A leur arracher une abdication forcée et violer ainsi
le traité de la maniere la plus odieuse ? La Sublime Porte
accuse de son eke le volvode Caradja de raffle vexations
et prouve par la encore davantage la nécessité d'un examen
approfondi. S'il a use de moyens illicites pour amasser des
trésors, il faut reconnaitre avant de le punk qui sont les per-
sonnes avec lesquelles il les a partages et qui, par con-
sequent, doivent contribuer a restituer au peuple valaque ce
qui lui a été enlevé. Peut-on condamner quelqu'un sans l'en-
tendre, sans rechercher ses complices ? Certes, ce n'est point
l'équité qui donnerait un conseil semblable et la cour im-
périale ne le suivra jamais.
Une protestation formelle, consignee par le premier drog-
man de la mission a S. E. le réis-effendi en date du 2 jan-
vier, a releve l'extreme irrégularité dont le collationnement
des protocoles fut accompagné. Le soussigné la considére
comme insérée textuellement dans la présente note et en

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répéte le contenu avec une énergie nouvelle. Se peut-il qu'un
discours tenu en pleine conference, d'abord confidentielle-
ment, mais ensuite place d'un commun accord dans les deux
protocoles, ait été ensuite omis dessein dans celui de la
Porte et qu'on ait refuse avec obstination de l'y remettre ?
Ii persiste a declarer pour cette fois et pour toutes les autres
qu'il regarde ses protocoles comme authentiques, malgré
les obstacles qu'on susciterait k leur collationnement. Ainsi,
l'entretien qui a en lieu sur la mission donnée au volvode
remplaçant Soutzo, de recueillir a la, vestiarie de Valachie
les details les plus circonstanciés relatifs a l'administration
financiere de Caradja, n'est pas mins officiel pour avoir été
omis d'une part. Cette mesure, qui pourra servir par la suite
a éclairer les recherches simultanées des deux puissances,
n'aurait pourtant pas dd etre confiée au délégué d'ime seule
d'entre elles. Les hatti-chérifs prescrivent trés clairement
une verification des deux parts. 11 eitt fallu encore la faire
précéder par l'examen de tone les documents de Caradja
et des objections que ses adversaires se croiraient en état
de lui opposer. Ce travail n'est encore que commence et la
cour de Russie insiste sur sa continuation immediate dans
l'intérêt de la justice et des peuples opprimes.
Pour &Her toute discussion ultérieure sur cet article si
grave, S. E. le reis-effendi a pule au premier drogman
Franchini d'un hatt revétu de la signature de Sa Hautesse
et émane peu de jours aprés la conference du 24 décembre.
11 a fait mention de son contenu, savoir «que les hatti-ché-
x.rifs de 1302 sent sacrés; que l'abdication presentee en der-
x,nier lieu par le voIvode de Moldavie a été rejetée ; que, si
z.les voIvodes envoyent a l'avenir leur démission, il en sera
donne avis a l'envoyé de Russie pour la parfaite execution
n des trait& et elle ne sera acceptée qu'avec l'assentiment
z des deux puissancesx.. A cette disposition, conforme aux sti-
pulations, il est, assura-t-il, ajouté que «Sa Hautesse ne con-
z,sentait pas a ce qu'il soit désormais prononce le moindre
)mot sur cette affairev. Le ministre, en suivant le systeme
déjà signalé, se refusa décidément a donner copie de ce hatt,
quoiqu'il avoult lui-même l'injonction qui lui était faite dim
former officiellement de tout cela l'envoyé de Russie et quoi-
que la teneur en conservdt de la maniere la plus directe les
droits de la cour impériale. II était juste d'ailleurs de com-
muniquer cette espece de complement aux hatti-chérifs de
1802, de la méme maniere que ceux-ci l'avaient été dans

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332
le temps. Un precede contraire n'est nullement conforme ir
requite, Jai a la nature des relations entre les deux gouverne-
ments. Aussi le soussigné se voit-il force de protester contre
ce refus et de renouveler formellement la demande dii hatt
par la présente note.
Ii y joint rassurance que l'expression de la volonté de
Sa Hautesse sera toujours reçue par liii avec le plus pro-
fond et le plus sincere respect. Mais ii ne doit obéir qu'à la
voix de son devoir, commandé par les instructions de son
auguste sonverain et la teneur des traités. Les droits de la
Russie sont inviolables, ils reposent sur des stipulations
sacrées et sur les hatti-chérifs de 1802. Aucun hatt sub-
sequent ne peut les &icier. Ii est même probable que le sul-
tan ne le voudrait pas, et c'est une nouvelle raison pour
insister sur la copie littérale d'un acte qu'on annonce être
contraire a ce qui a été regle invariablement.
L'envoyé de Russie paHe et ne cessera jamais de parler
d'une affaire se rapportant entiérement a l'exercice de sa
prerogative ; la defense en question ne saurait pas le con-
corner. Elle peut tout au plus, si elle existe, être adressee
au ministere de la S. P., et il est encore du devoir absolu
du soussigné d'en représenter les facheuses consequences.
Se refuser aux explications demandées par k ministre d'une
puissance amie sur les objets de sa mission c'est vouloir
ouvertement rompre toute relation avec lui, ce qui serait
incompatible avec les liens de bon voisinage et Mat de paix
existant entre les deux empires.
En résumant ce qui vient d'être exposé dans l'intérêt des
peuples moldaves et valaques et celui de leurs administra-
tears, le soussigné proteste solennellement contre toutes les
atteintes portées au plein exercice des droits de la cour im-
périale en cette affair; soit avant, Boit apres le remplacement.
II declare, au nom de son auguste souverain, que l'assen-
timent prealable de la Russie est, aux termes des traités,
indispensable pour la destitution on le remplacement des
voivodes avant le terme fixe et qu'elle ne l'accordera, en
toute occasion, qu'à la suite d'une verification commune du
délit on des motifs allégués et en maintenant la dunk septen-
naire dans la proportion double de quatorze ans on triple de
vingt-un, ainsi qu'on l'a observe cette fois;
Que la S. P. n'a point le droit de declarer un voIvode con-
pable et de le deposer sans le concours de la Russie. En con-
sequence le voivode Caradja ne saurait être regard() comme

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condamné et destitué; ii ne pourra le devenir qu'A l'issue de
l'examen approfondi de sa justification. Cependant la cour
impériale, voulant donner a Sa Hautesse une preuve non-
velle de son amitie, a consenti qu'il ftit remplace; tout en
protestant contre les irrégularités relevées ci-dessus dans la
nomination d'Aleco Soutzo, elle reconnait celui-ci pour vot-
vode remplaçant de Valachie jusqu'à l'expiration du terme
legal, aprés quoi il sera maintenu comme votvode effectif
pendant les sept années suivantes;
Que la question financiere de Caradja doit etre examinee
par les deux ministres réunis, afin d'établir a quel point le
peuple valaque a été foulé et quelles mesures efficaces
doivent etre prises pour prévenir les abus future et opérer
une restitution proportionnée de ce qui a été extorqué. Cet
examen est étroitement lie a celui deja commence des motifs
qui ont oblige le voivode a s'expatrier et des documents
qu'il offre de produire a sa décharge.
Le soussigne se reserve de presser les progres de cette
verification, qui fera connattre au cceur paternel de Sa Han-
tesse l' oppression sous laquelle gémissent les deux provinces,
ainsi que les garanties nécessaires pour y rétablir l'ordre et
le bonheur. Le passage du hatt relatif A, la démission du
votvode en est deji une ; mais elle est insuffisante isolément.
Le concours des deux gouvernements est essentiel pour cette
verification. Si la S. P. persistait néanmoins a l'éluder, le
soussigné annonce que la cour impériale se verrait forcée
de citer elle-même le voivode Caradja a comparattre et a
lui presenter les documents qu'il assure etre entre ses mains.
Leur existence est en effet incontestable et plusieurs d'entre
eux sont comma en detail.
11 declare enfin que cette affaire, étant par sa nature au
nombre des courantes et tirant son origine d'une époque
postérieure a la suspension de la négociation majeure, rentre
dans la classe de celles qui en sont positivement détachées
par la note du 8 janvier dernier. Quelque resolution qu'il
plaise done a Sa Hautesse de prendre a regard des griefs
collectifs de la Russie, la discussion sur Caradja doit etre
poursuivie, et sans delai, aux termes précis de la dite note.
Le soussigné profite de cette occasion pour renouveler
S. E. le réis-effendi l'assurance de sa haute consideration.
Buyukdéré, ce 18 février 1819.
(signé) LE BARON DE STROGANOFF.

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Is To 7. Note remise par le baron de Stroganoff, am-


bassadeur de Russie a Constantinople, a la Sublime
Porte le 18 fevrier 1819 sur le reglement concernant la
succession aux trônes des principautes.

Buyukdéré, ce 18 février 1819.


Depuis quelque temps le bruit public m'a instruit d'un
reglement emane sur la succession des quatre familles de-
stinées aux places de voIvodes dans les principautés. Cette
nouvelle se confirme de plus en plus.
Certes, la cour imperiale a reconnu et reconnait encore
que la nomination de ces administrateurs depend exclusive-
ment de la Sublime Porte. Elle a declare ne vouloir pas
s'immiscer dans le choix du voIvode remplaçant de Valachie;
elle a memo renonce de son plein gre a un droit d'exclusion
qui lui appartenait incontestablement. Plus d'énergie elle
met dans l'exercice de sa prerogative tutélaire et plus elle
évite toute entremise dans les affaires intdrieures de l'em-
pire turc.
Le réglement des familles lui est done étranger, d'autant
plus qu'elle espére que le choix de Sa Hautesse tombera
sur des individus qui aient toujours observe et qui obser-
veront religieusement a l'avenir les lois de la justice et la
sainteté des stipulations. Néanmoins, s'il faut en croire la
notoriété publique, il y existe un article qui rentre tout-a-
fait dans le cercle de nos droits. On pretend que tel indi-
vidu aura 60 mines piastres de pension, tel autre 40 mine,
outre les secours a fonrnir aux autres boyards du Phanar sans
emploi, et que les deux voIvodes sont surcharges de ces
payements. C'est li-dessus que je vous invite a demander
une explication formelle an ininistre ottoman.
Ces secours extraordinaires sont imposes ou our la caisse
publique des principautés, on sur les revenus particuliers
des vdivodes. Il m'est impossible d'en juger d'avance, ne
connaissant pas le texte du réglement. Dans le premier cas,
la disposition est évidemment contraire aux privileges des
deux provinces, qui ne sont tenues de payer a la Sublime

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Porte que le tribut spécifie par les hatti-cherifs et ne doivent
a leurs chefs que les droits fixes par les réglements établis.
Dans le second cas, on ne saurait disconvenir généralement
que sa Hautesse le Sultan ne soit maitre absolu du bien de
ses sujets du Phanar. Mais il se présente ici des considerations
majeures, qu'il est de mon devoir de soumettre a la sagesse
du gouvernement.
Les revenus légitimes des volvodes sont destines a couvrir
leurs dépenses nécessaires et l'entretien d'une maison con-
venable; les en priver on en détourner une partie pour un
emploi étranger a cette destination naturelle serait les gêner
sensiblement et les empêcher de se livrer avec ardeur aux
mins de l'administration. Et d'ailleurs, ne seront-ils pas en-
tralnés par là a récupérer leur perte sur le peuple, déjà
succombant sous le poids des charges?
Si, malgre la justesse de ces réflexions et au prejudice du
bien-être des principautés, la Sublime Porte persistait dans'
les dispositions annoncées, en grevant de ces sommes les voi-
vodes du consentement noble des derniers, une declaration
precise devrait établir a ce sujet la difference essentielle
entre les caisses publiques et la Este civile. Nul ne pourrait
alors alleguer une ignorance simulée des véritables inten-
tions de Sa Hautesse. Punir des prevarications est le plus
triste devoir d'un souverain; les prévenir est une jouissance
pour le législateur noble et éclair&
Vous remettrez a S. E. le réis-effendi une copie de la
présente instruction.
(signé) LE BARON DE STROGANOFF.

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Deuxieme Partie : 1856-1863.

LVIII.

1862.
Puisqu'après un laps de neuf ans écoulés depuis que j'ai
discontinue de consigner mes souvenirs sur le papier, il m'est
encore donné de reprendre la plume, je ne saurais m'em-
Ocher de jeter un coup d'ceil rétrospectif sur cette période
féconde en grands événements pour les principautés danu-
biennes. Ce n'est pas sans doute le récit historique ou chro-
nologique de ces événements que je me propose d'enregistrer
ici; leur relation peut être puisée dans les feuilles publiques
de l'époqne; mais autant que ma mémoire pourra me venir
en aide, je compte retracer la physionomie générale des
revirements opérés, hasarder mon jugement sur leurs ré-
sultats actuels on éventuels et faire mention de quelques
circonstances auxquelles j'ai été appelé a prendre une part
plus on moins directe.
Le traité de Paris une fois conclu, le gouvernement des
principautes fut confié a des caimacams ou lieutenants, des
Divans ad-hoc furent convoqués pour exprimer les vceux de
la nation roumaine et des commissaires furent délégués sur
les lieux par les puissances signataires du traité pour re-
cueillir ces vceux, tout en étudiant par eux-mêmes les veri-
tables besoins du pays.

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Sous de pareils auspices, au milieu d'une lice ouverte pen-
dant trois longues annees aux luttes intestines; devant Patti-
tude purement passive d'un gouvernement frappé d'inertie par
sa constitution éphémère et provisoire, le débordement des
aspirations justes on passionnees, l'antagonisme du present
avec les idées d'un radicalisme qui, en pareil cas, ne pouvait
que gagner tons les jours du terrain, ont dft entrainer une
anarchie d'idées, un dCchainement de passions indomptables,
et preparer sans contredit bien des difficult& a vaincre an
prince électif.
Les commissaires, de leur 616, mirent un temps assez long
pour arrêter leur rapport commun, qui fut le point de depart
de la convention de 1858. J'ignore, comme de raison, les
communications confidentielles que ces messieurs doivent
avoir faites a leurs gouvernements respectifs; mais pour ce
qui est du rapport commun, il est difficile d'y trouver la
trace d'une idée substantielle, d'une opinion nette et con-
cluante, appropriée wax circonstances locales et au caractére
des représentants des grandes puissances qui ont dispose
des destinées des principautés. L'état du pays y est repré-
senté a l'aide des documents pulses dans sa legislation même;
mais tout jugement sur les questions vitales a l'ordre du jour,
toute opinion sur la nature des besoins publics, sur la port&
des vceux exprimés, sur l'opportunité ou l'utilité des réformes
introduire, y sont soigneusement éludés ou laiss& a la
charge de la conference.
Ce qui est résulté de tons ces préliminaires ce n'est point
la sanction pure et simple des vceux des divans ad-hoc, qui
ne pesérent pas assez dans la balance pour justifier la né-
cessité d'avoir remué le pays en tout sens : ce fut la con-
vention de 1868. Si j'ose porter un jugement sur un acte
émané des hommes d'etat les plus éminents de l'Europe,
c'est que je parle en homme positif, en appréciateur pra-
tique de l'état de mon pays, tandis que les auteurs de la
convention, rapportant tout aux idées préconçues des com-
binaisons politiques qui ont cours chez eux, ont eu, de plus,
de grandes difficultés a snrmonter pour en arriver t une
entente commune.
L'ceuvre de la convention se ressent de ces difficultés.
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C'est une ceuvre hybride qui, même comme transition, n'était
pas née viable , aussi, loin de venir en 'aide a l'organisation
des principautés, n'a-t-elle fait que compliquer une situation
des plus délicates. Se reviendrai sur ce sujet. Reprenons
pour le moment le fil de la narration.
Profitant de l'inertie du gouvernement, ii va sans dire
que la démagogie, comme il arrive toujours en pareille occur-
rence, mit en ceuvre tons les ressorts qui agitent les passions
humaines pour répandre sea principes au sein de la nation.
Tons ceux qui, par l'obscurité de leur position sociale, par
leur défaut de mérite ou d'éducation, ou par des antecedents
qui ne militaient pas en leur faveur, étaient restés inaperçus
jusque-li, embrasserent chaleureusement des idées égali-
taires, qui dans leur esprit les mettaient au niveau de ceux
gulls avaient considérés comme leurs supérieurs. Et ce n'est
point du peuple proprement dit que j'entends parler, de ce
peuple chez qui le bon Bens prédomine ordinairement pane
Wit n'a pas été perverti par une vaine prétention a la science,
mais de cette classe d'hommes aux abois qui vivent au jour
le jour, qui encombrent les bureaux, de ces desceuvrés in-
capables d'être utiles a eux-mêmes et a leur pays, de ces
jeunes gens qui montrent du fanatisme pour toute idée taxée
de libérale, afin de mettre en relief tine individualité qui
serait restée obscure sans cela, de ces piliers de cafe qui
dévorent avec avidité toute publication diffamatoire et sub-
versive des bases de la société, tout libelle déversant l'on-
trage sur ce qui a été entoure de respect, et qui s'imbibent
du venin des maximes fausses et pernicieuses.
Ce sont eux qui, prenant le drapeau de l'union pour un
talisman propro a combler toutes les folks espérances qu'en-
fantait leur imagination, ne manquaient aucune occasion de
l'élever aux nnes par des manifestations bruyantes de toute
sorte. Pant-il le dire? Ce sont ces memos personnes (je ne
park, bien entendu, que de la Moldavie) qui, a l'heure gull est,
six mois apres la realisation de l'union, voyant qu'elle n'a pas
répondu au sens vague et illimité qu'ils y attachaient, que leurs
intérêts, au contraire, s'en trouverent froisses, se déménent
en favour de la separation. Les principes mal digérés clue
leur ignorance s'est appropriés comme conditious du plus pur

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patriotisme ne sont autres que le nivellement social, l'abais-
sement de tout ce qui est sommité par la fortune ou le mérite,
la negation du droit de propriété territoriale, cette égalité
imaginaire qui, ne pouvant se réaliser dans l'ordre moral
et physique, pousse ceux qui la professent de cette façon
h, user de manières impolies ou grossières envers ceux gulls
prétendent égaler, sans songer que de pareilles manières les
en écartent davantage. Ce n'est d'ailleurs que cette classe de
gens que je veux designer et non point bon nombre de per-
sonnes distinguées par leur instruction, pénétrées des prin-
cipes qu'elles professent et qui, tout en les exagérant pent-
etre A, mon sens, les fondent sur des convictions honorables
et raisonnées et marchent vers un but patriotique avoué.
Je ne puis pas partager en tout point la portée des idées
de ces derniers ou les moyens employes pour atteindre un
but commun, qui est le plus grand bien general; mais je me
suis toujours associe aux aspirations qui ont pour objet
l'amélioration des destinées d'une nation avec laquelle je me
suis identifié. Convaincu gun l'époque actuelle exigeait im-
périeusement une réforme radicale dans les institutions, les
mceurs, les habitudes surannées qu'il fallait approprier aux
exigences du siècle et de la civilisation, j'ai embrasse cette
pensie de touts la force de mon ime, sans regret ni arrière-
pensée. Le progrés a toujours été le but de tous mes efforts
et j'ai ressenti nne intime satisfaction toutes les fois qu'il
m'a été donne d'y contribuer. Mais ce que j'entends par
progrés ce ne sont point ces elans insensés, qui, par des
saute périlleux, veulent faire franchir a, une nation le temps
et l'espace sans l'avoir parconru; ces essais hardis mais in-
fructueux, qui ne sont fondés ni sur les mceurs, ni sur l'édu-
cation et qui, par consequent, n'ont pas de lendemain; ces
imitations puériles et incohérentes des vieilles sociétés qui,
ne pouvant encore s'adapter a, notre kat social, finissent
par n'avoir dote le pays que d'un vain mot prétentieux, mais
ridicule dans l'application. L'armure d'un Bayard sur le
corps d'un enfant n'en fait pas un héros, elle n'en fait Vane
caricature. Les nations, de meme que les individus, pour
atteindre la sagesse de rage senile, doivent traverser pas a
pas la distance qui les en sépare et passer par tons les
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degrés de l'éducation et des lumières de la civilisation. Tout
ce qui se fait en dehors de cette condition est un edifice
sans fondement, qui n'est pas destine a se consolider. D'ail-
leurs, lors memo qu'une nation se trouve apte a être dot&
d'institutions liberales, c'est toujours peine perdue que d'in-
troduire ces institutions isolément, sans que leur application
ait été préparée de longue main et sans qu'elles soient ac-
compagnées de tons les accessoires qui leur servent d'étais
indispensables. De pareils emprunts isolés sont des plantes
exotiques jetées, sans tuteurs ni abri, sur un sol qui n'est
pas propre a les recevoir, dans un milieu oil elles ne sau-
raient s'acclimater.
Nous en voyons aujourd'hui la preuve dans l'état de des-
organi sation oft se trouve le pays, aprés quatre amiées d'efforts
gigantesques pour lassimiler aux nations dont l'éducation a
traverse des siècles.
true liberté sans frein en tout genre pour un peuple dont le
criterium est loin d'avoir été forme, des institutions de per-
fectibilité politique, lorsqu'il n'y a point d'hommes capables
de les comprendre et de les mettre en application, voila, les
aspirations incessantes des démocrates; le denigrement sys-
tematique du pouvoir, l'excitation des masses contre les
propriétaires et les riches, la propagation des idées anar-
chiques et des maxims révolutionnaires, voila le programme
d'une presse effrénée, agissant quotidiennement sur des esprits
pen &lakes et tout disposes k s'assimiler les sues pernicieux
qui forment l'aliment de la population actuelle et de la
generation qui s'élève.
Pour juger a quel point l'esprit d'une population ignorante
dans le fond se pervertit progressivement, on n'a qu'a s'aper-
cevoir comment la popularité s'acquiert aujourd'hui. Est-ce
par une vie d'abnegation et de dévouement aux intérêts
publics? Est-ce par des bienfaits répandus sur le pays?
Nullement. On n'a qu'a vilipender du haut de la tribune
parlementaire ou de la chaire professorale tout ce qui doit
'etre respecté, qu'a deverser la diffamation et l'injure sur
des personnalités honorables, pour s'arroger le titre de bon
patriote; et plus les termes de ces insultes sont virulents,
plus on est Bur de recueillir des applaudissements, d'être

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l'objet d'ovations et de manifestations bruyantes. Ces pa-
triotes ne contribuent pas médiocrement a corrompre l'esprit
public, en même temps qu'ils se faonnent eux-mêmes au
gout de leurs admirateurs, comme ces chanteurs qui, se
voyant applaudis lorsqu'ils blessent l'harmonie par des cris
effrénés et discordants, sacrifient leur organe et leur talent
au mauvais goat de leur public. Ajoutons a cela l'impuis-
same et en grande partie l'impéritie d'un gouvernement qui
n'a su mettre aucun ordre dans l'administration et dans les
finances, qui a vécu an jour le jour, qui n'a pas procédé
l'organisation du pays par une direction éclairée et mdtho-
dique, et nous aurons constaté les causes qui nous ont con-
duit a des embarras inextricables et a une situation des plus
précaires et des plus alarmantes.

LIX.

La paix, suivie du traité de Paris, avait entrainé la re-


traite du prince Ghica. En attendant que les destinées des
principautés fussent fixées, les puissances de l'Europe s'en
remirent a la Turquie du soin de choisir les chefs du gou-
vernement intérimaire. Elle se hata de nommer Theodore
Balche it la caimacamie de la Moldavie. Dans un moment
oà toutes les aspirations ne tendaient qu'a se soustraire it
l'autorité aussi arbitraire qu'inconséquente de la Porte et a
procéder an progrés politique et social de la nation rou-
maine, ce fat la une rude atteinte portée aux espérances
qu'on avait &é en droit de former; ce fut une de ces erreurs
auxquelles sont sujets les plus grands hommes d'etht de
l'Europe, lorsqu'ils jugent de loin un pays qu'ils ne con-
naissent pas. Abandonner a la discretion du cabinet otto-
man un pays agile, par une anarchic d'iddes et de tendances
divergentes et confier le pouvoir entre les mains d'un homme
qui briguait depuis longtemps la principauté, mais le frapper
en meme temps de faiblesse, en ne lui conférant que la qua-
lite de lieutenant au milieu des circonstances critiques de

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l'époque, c'était a mes yeux une double anomalie, qui ne
pouvait entrainer que de funestes consequences.
Theodore Balche avait éte en effet compétiteur de Gre-
goire Ghica a la principauté et depuis 1849 une sourde
rivalité les avait &Spares l'un de l'autre. Au moment d'aban-
donner le pouvoir, Gregoire Ghica prévoyait la candidature
plus que probable de son rival et rien n'excitait tant sa ja-
lousie que de pressentir en lui un successeur. J'aime a croire
néanmoins que la pens& d'un prince étranger, qu'il a sou-
tenue vers la fin de son regne, a été exempte de tout calcul
egoIste et ne lui avait été suggérée que par la juste appre-
ciation de l'état de son pays.
En prenant les renes du gouvernement intérimaire, Theo-
dore Balche n'avait qu'un but, celui de parvenir a la princi-
pante, mais ii suivit des le debut un système qui ne pou-
vait que l'en éloigner.
Se méprenant sur les exigences de l'époque et la marche
rapide du temps, il espéra tout d'un dévouement sans re-
striction aux intentions de la Porte et a celles de l'Autriche,
qui, depuis l'entrée des armées autrichiennes dans les princi-
pautes, s'était arrogé une influence marquee dans les affaires
locales; il patronna done exelusivement le parti du statu
quo et s'allena tons ceux qui s'etaient identifies avec l'espoir
d'un meilleur avenir.
Cependant, Theodore Balche était un homme pourvu
d'énergie, mais soupçonneux, defiant, dissimulé, agissant par
des agents et des ressorts secrets et seconde en cela par sa
femme, qui était donee d'un esprit fécond en expedients et
de toutes les ressources de l'intrigue et de la seduction.
Avec ces qualités, bonnes ou mauvaises, II serait peut-être
parvenu a ses fins, en dominant, comme ii s'y était prepare,
les elections, si la mort n'était venue, au bout de quelques
mois, trancher le fil de ses espérances et de sa vie.
J'aborde un& époque de honte et d'humiliation pour la
Moldavie. Les puissances, tout en préparant pour les princi-
pautés une ere de progrés et d'autonomie, avaient laisse,
ainsi gull a 60 dit, a la Porte la disposition de leurs
destinées durant l'époque de transition oà nous nous trou-
vions. Elle usa si amplement de la permission, elle en ma

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343
surtout si impolitiquement, clue la reaction était devenue
inevitable. La Turquie avait soif de regagner ce que la
Rnssie lui avait fait perdre d'autorité, sans songer qu'un
siècle écoule avait change la face des choses et resprit des
hommes. Elle ne fit done que perdre tont-à-fait ce qu'elle
avait gagné de prestige en raison de son antagonisme vis-a-
vis de la puissance du nord, antagonisme qui lui avait valu
un certain degré de sympathie. On l'avait naturellement
regardée comme un instrument propre a neutraliser l'ascen-
dant que les armes et la politique clairvoyante de la Russie
lui avaient acquis dans les principautés, par la faiblesse,
l'incurie et l'attitude purement passive de la puissance suze-
mine, mais personne ne pouvait se plaire a échanger l'in-
fluence russe, qui, du reste, a souvent été marquee par des
bienfaits de haute importance que personne n'oserait des-
avouer, contre l'influence ottomane, essentiellement aveugle,
inepte, arbitraire, a la merci du premier intrigant, du premier
adulateur capable de trabir les intérêts du pays pour gagner
les faveurs du divan h, force de servilite.
La Russie a &é de tout temps on ne pent plus jalouse
de son ascendant sur les principantés et ne souffrait aucune
concurrence sons ce rapport. Elle les envisagait, il est vrai,
comme tine propriété qui devait tot ou tard lui échoir et ne
tendait qu'à se les assimiler et a les tenir a l'abri des in-
fluences propres a contrecarrer ses vues et sa politique.
C'était là le mauvais MO de l'ingérence que les trait& lui
avaient assurée; mais, a part cela, son action sur l'admini-
stration intérieure revêtait tons les dehors d'une sollicitude
désintéressée, a l'exercice de laquelle les princes, on plutôt
le prince M. Stourdza n'a donné que trop de prises. C'est
ainsi quo Ies consuls de Russie, en se chargeant de la mission
d'empêcher les abus des autorites, de soutenir les institutions
contre les atteintes auxquelles elks étaient exposees, de
redresser des injustices que la corruption et les rancunes
rendaient trés fréquentes, ont Pu accroitre leur influence en
raison de la nécessité on l'on se trouvait de recourir a leur
intervention. Mais la Porte, par quel moyen pouvait-elle
contrebalancer cette influence? La Porte ne s'était jamais
Bouclé() de ce qui se passait dans les principautés; l'ascen-

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344
dant qu'elle a eu a coeur d'exercer toutes les fois que l'occa-
sion lui a été favorable n'a consiste qu'à s'arroger sur le
gouvernement du pays une autorité arbitraire, a restreindre
son indépendance en l'identifiant avec ses provinces, a pa-
tronner ceux qui s'adressaient a elle pour infirmer des juge-
ments rendus et renverser l'ordre des choses existant, a
gouverner enfin les principautés par des firmans et des lettres
vizirielles. Qu'on juge si une pareille politique, qui n'a pu
avoir un grand succes sous le regime precedent, était de
nature, it l'époque dont nous parlons, a rallier a la Porte les
sympathies du pays! Le choix qu'elle fit du cgmacam suffit
d'ailleurs pour faire apprécier a quel point ses velléités de
domination étaient paralysées par un manque de tact et un
système impolitique et barbare.
Quoi qu'il en Boit, le vieux Vogorides, qui, de longue date,
s'était habitue a considérer la Moldavie comme son apanage,
en y installant ses proches et ses creatures a la tete du gou-
vernement, tronva l'occasion favorable pour faire nommer
a la caimacamie de cette principauté son fils Nicolas et lui
preparer ainsi son avénement au hospodarat, dont la Porte
prétendait se reserver le choix. Aussi s'opposa-t-elle, tant
qu'elle put, an systeme électif, qui prévalut néanmoins dans
la conference.
Nicolas Vogorides n'avait brillé jusque-li que par son
ineptie et ses dereglements. Ayant eu, par un coup de hasard,
la chance d'épouser la plus riche heritière de la Moldavie,
il mit de suite la main a l'ceuvre pour gaspiller son immense
fortune en orgies et en folles dépenses. Ne possédant ancune
instruction, considérant Phonnêteté comme une chimere, dé-
pourvu de toute notion de moralité on de probité, il ne se figu-
rait pas que l'honneur des hommes et la vertu des femmes ne
dussent plier devant la puissance de l'or. C'était, dans toute
la force du terme, un niais qui prétendait passer pour ruse,
un Olibrius qui devint le jouet et l'instrument des abus de
ceux qui ne rougissaient pas de l'entonrer ; en un mot, Nicolas
Vogorides ne ponvait etre compare qu'a un de ces jeunes
pachas sortis des langes du harem, a qui on aurait confié
l'administration, sous les ordres de la Porte, d'un pays rela-
tivement civilise, au moment même oa les aspirations a l'in-

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345
dependance et i une amelioration nécessaire se manifestaient
avec plus d'ardeur que jamais.
Par une appreciation exagérée de ceux qui forment leur
jugement de loin et sur des données adaptées a leur sphere
d'action, le pere du calmacam, qui ne méconnaissait pas
l'ineptie de son fils et qui craignait de sa part des faux pas
de nature h détruire l'espoir de son avénement a la princi-
pante, son pere, dis-je, avait cru que l'expérience qu'on
m'attribuait dans le maniement des affaires pourrait etre
pour le nouveau caImacam un guide stir dans la voie qu'il
poursuivait. II m'écrivit et employa divers agents pour me
persuader de m'attacher a son fils, Boit en acceptant des
fonctions publiques élevées, soit comme secrétaire ou con-
seiner prive; le caimacam, de son MO, me fit les offres
les plus brillantes dans le memo but. Je refusai et me retirai
h la campagne. Non seulement je ne pouvais partager ses
vues et l'aider dans la poursuite d'un dessein funeste au
pays, mais il me répugnait, même en me retranchant dans
un role passif, de servir sous un homme qui ne m'inspirait
aucune confiance et que je me serais vainement efforcé de
conduire dans la voie qui m'aurait pant la meilleure. Je
n'eus pas lieu de m'en repentir.
L'administration de Vogorides a Ate un mélange burlesque
d'hnpéritie, d'arbitraire, de confusion et d'abus. Entouré
d'individus intéressés it profiter de la facilité de son carac-
tére, ii changeait indifféremment de determination, cedant
toujours aux instances ou aux representations du dernier
venu. II était le seul it etre convaincu qu'il marchait h grands
pas vers la principauté ; son entourage, loin de le des-
abuser, profitait de son aveuglement, pour lui faire répandre
ses faveurs et sa fortune i profusion. On lui faisait accroire
que par de pareils moyens ii ralliait it son but un parti con-
siderable, qui, dans le cas memo d'une election, l'emporterait
sur tout autre compétiteur ; quant it son choix par la Porte,
ii n'avait aucun lieu d'en douter.
«J'ai signé, me disait-il un jour, en se frottant les mains,
plus de trois mille décrets de promotion; on n'a qu'a les
révoquer, si l'on pent.» C'est ainsi, qu'entrainé a des moyens
impopulaires par ceux qui seuls en tiraient profit, il assumait

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846
une &consideration unanime, alors qu'il croyait gagner dans
l'opinion et augmenter sa clientele.
Un individu des plus mal fames poursuivait une affaire
injuste. On l'introduit chez le caYmacam, en l'assurant que
cet individu jouissait d'une grande influence dans son dis-
trict et qu'il serait important de se le rendre favorable. Il
le regoit, le flagorne, le choie de la maniere la plus courtoise,
au grand ébahissement de coax qui s'étaient trouvés pl.&
sents ; il termine du reste son affaire a sa satisfaction et le
congédie, persuade gull venait de gagner un appui impor-
tant a ses interats. L'individu, a peine sorti, ne se fit pas
faute de se moquer du caImacam et de prodiguer contre lui
les injures les plus grossiéres de son repertoire. Un affidé
vint rapporter cette circonstance a Vogoridés. c Oh! je sais
ce qu'il en est, répondit-il avec un air de triomphe, il n'en
agit ainsi que pour cacher son jeu.»
La veille de son remplacement par la commission in-
térimaire qui devait presider aux elections pour l'assem-
blée génerale, le consul de France était alle le voir. 40
craignais, dit-il, en entrant, de vous distraire de vos occu-
pations, puisque j'ai vu une foule de voitures dans la cour.»
Ceux qui avaient hate d'obtenir des faveurs négligées
s'empressaient naturellement de profiter des derniers mo-
ments. «a) que vous voyez n'est rien, répondit le caYmacam,
venez &main pour voir de quelle foule je serai entouré.»
Inutile d'ajouter que le lendemain il était délaissé de tout
le monde.
On concoit familement comment le pays était administré
dans cet intervalle. Vogoridés n'entendait rien aux affaires ;
il signait indistinctement tout ce qu'on lui présentait et assu-
mait sur lui tout l'odieux des avantages que son entourage
en retirait.
Celui qui avait occupé le poste de directeur au ministère
de l'intérieur me racontait un jour qu'il avait présenté a la
sanction du camacam un rapport du conseil relatif a une
affaire litigieuse ; Vogoridés n'hésita pas A, le revêtir de son
approbation. Trois jours plus tard, la partie qui s'était trouvée
lésée par l'arreté du conseil lui présenta une requête con-
cluant a une decision directement opposée; le caYmacam

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347
l'apostille en conformité de la demande et en recommande
l'exécution au ministère. Le directeur, mmi de la supplique
et du rapport antécédent, se rend chez le caimacam et lui
représente que son apostille infirme l'arrêté du conseil ap-
prouvé déja par lui et sanctionne par un commencement
d'exécution. Se rendant alors compte de sa bévue, Vogoridés
arrache par un brusque mouvement le papier que tenait le
directeur, et qui n'était antra que le rapport confirm% et le
met en pièces. cQu'aveZ-vous fait, s'écrie celui-ci, c'est le
rapport que vous avez lacéré Mais lui, sans se décon-
certer, s'empare de la supplique et la déchire a son tour.
Le directeur s'est contenté d'emporter pour tout résultat
des lambeaux de papier attestant l'impéritie du chef.
Le plus triste en tout ceci ce n'est pas de voir que le ha-
sard, au milieu des circonstances exceptionnelles et impré-
vues, ait place un homme tel que Vogoridés a la tele du
gouvernement d'un pays, au moment même si impatiemment
attendu on les principautés étaient fondées a espérer leur
prochaine régénération, oil des aspirations latentes, de longue
date, étaient sur le point de se réaliser, grace it l'ingérence
providentielle de l'Europe. Tout cela n'a rien d'étonnant, ni
d'irréparable ; mais ce qui est surtout triste et pen rassu-
rant pour les destinées du pays c'est de voir Vogoridés en-
touré de gene tarés, remplissant de hautes fonctions, qui l'ont
encourage dans see vues, qui ont abuse de son ineptie, qui
out fait fortune aux dépens de sa bourse et de sa reputation;
et, par dessus tout, ce qui doit donner beaucoup it réfléchir
c'est de considérer que ces gens, qui se sont ainsi dégradés
et ont démérité de leur patrie, n'aient rien perdu de leur
consideration dans la société et qu'ils aient fait oublier de
suite leur passé, sauf it y revenir a l'occasion. C'est la, bien
plus qu'on ne pourrait le croire, la grande plaie qu'il fan-
drait s'efforcer de cicatriser : aussi longtemps qu'elle est
saignante, aussi longtemps que l'honneur, la moralité, la
conscience des devoirs patriotiques n'auront pas profondé-
ment pénétra dans les cceurs, aussi longtemps que l'édu-
cation publique n'aura pas efface les derniers vestiges d'un
régime concussionnaire et demoralisateur, on s'attendravaine-
ment it un progrés reel. On aura beau s'entourer des insti-

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348
tutions qui constituent les garanties sociales des pays civi-
lises; elles n'ameneront jamais les résultats qu'elles sont
destinées a produire, des que leur application est confiée a
des agents tout disposes a les fausser et a les compromettre.
Commençons done par reformer les mceurs, pour qu'elles
puissent s'assimiler les lois ; par élever des fonctionnaires
probes et &lakes, pour qu'ils comprennent ces lois et qu'ils
puissent les appliquer. Sans cela, ii n'y aura jamais qu'un
vernis transparent, sous lequel pereera notre nudité; une
fanfaronnade, et rien de plus.

LX.

Parmi les commissaires délegués par les puissances signa-


taires du traité de Paris et qui résidaient ordinairement
Bucarest, je n'avais eu l'occasion de connaitre que le baron
de Talleyrand, ma retraite a la campagne ne m'ayant pas
permis de rencontrer les autres. Je fus done surpris lors-
qu'on vint me prévenir a Faouréi de la visite de Basily, le
commissaire russe, qui était de passage pour Bucarest. Dans
cet intervalle j'avais été obsédé de dépêches, que ne cessait
de m'adresser le calmacam pour m'inviter a me rendre au-
prés de lui, et j'avais pris la resolution d'aller a, Iassi pour
couper court aux vues qu'il avait sur moi. J'attribuai done
la visite de Basily a une entente avec Vogoridés, dont le
résultat serait une proposition de service ; je ne me trompai
pas sur l'objet de la proposition. Basily, s'étant au préalable
concerté avec Vogoridés, venait m'engager d'accepter, en
qualité de commissaire, l'administration de la partie de la
Bessarabie annex& a la Moldavie. Il me dépeignit retat de
confusion oii de fausses mesures avaient plonge la population
de cette contrée, qui, sous l'empire russe, avait joui d'une
protection particuliere et de certaines immunités dont on
n'avait pas tenu compte ; il me representa que cette popu-
lation industrieuse finirait par quitter ses foyers, si l'on ne
remédiait sans retard a cet kat des choses ; qu'il était con-

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349
venu avec le caImacam de la nécessité de conférer des pou-
voirs extraordinaires a une personne capable d'assurer la
tranquillité des colons de la Bessarabie, et que tout le monde
s'accordait a me designer pour remplir cette mission. Bien
que je n'aie pas en lieu de douter de la sincerite de ces re-
presentations, je n'étais nullement dispose a me charger
d'une pareille tiche. Indépendamment de la difficulté mate- .

rielle d'un déplacement qui donnait une toute autre direction


a un genre de, vie que je venais d'embrasser a peine avec
l'intention de ne plus le quitter, indépendamment de l'im-
possibilité ok je me trouvais d'interrompre les travaux mate-
riels auxquels m'avait astreint la nécessité d'approprier h
mes besoins la terre de Faouréi que je venais d'acquérir,
des raisons d'une importance politique ou morale dont j'avais
le pressentiment si ce n'est la conviction auraient
suffi pour detourner de mon esprit toute velleité d'accep-
tation. Me charger, pensai-je en moi-même, d'une mission
dont les elements me sont tout-a-fait inconnus ne serait pas
encore un obstacle insurmontable : j'agirai avec droiture et
pour le plus grand bien de la population, que je ticherai
d'identifier avec les intérêts de sa nouvelle patrie; mais
pourrais-je etre stir que les ordres ou les directions de la
camacamie me laisseront la liberté d'agir comme je l'en-
tends ? D'un eke, j'avais tout lieu de soupgonner le calma-
cam qui était entierement a la devotion de la Porte
de travailler la population bessarabienne h l'effet de deter-
miner son emigration en Turquie ; des lors, pensai-je, ce
n'est pas une bonne administration gull lui conviendrait d'y
établir ; de l'autre côté, je ne savais pas non plus si quelque
arriére-pensée n'était pas au fond de l'interêt que la Russie
continuait de prendre au territoire dont elle avait été des-
saisie. Ces diverses pensées traversérent mon esprit comme
un éclair et je me contentai d'objecter au commissaire russe
les difficultés matérielles qui m'empêchaient de me rendre a
son désir. Comma il n'en continua pas moins ses exhor-
tations, j'ai fini, pour couper court, par lui dire que j'allais
me rendre incessamment a Iassi, oh j'étais appele probable-
ment pour le même objet, et que je lui rendrais compte du
résultat de mon entretien avec le caimacam.

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350
Je partis effectivement des le lendemain et, aussitet arrive
A Iassi, je me présentai chez Vogoridés.. H me parla du mi-
nistere de l'intérieur, que je refusal; mais de la Bessarabia
pas un mot. Je n'eus garde de mon côté de toucher cette
corde et me hAtai de prendre congé de lui et de regagner
mes foyers. Ce silence sur la proposition Basily, concertée
d'avance avec lui, était-il l'effet d'un de ces revirements
d'opinion si frequents chez le caimacam, on plutet venait-il
confirmer mes soul:7ns Bur le parti prémédité qu'il avait
pris de mécontenter I dessein les colons de la Bessarabie ?
Quant I moi, j'en fus satisfait, puisqu'il me tirait d'embarras,
et I mon retour radressai I Basily une lettre, dont je copie
ci-apres les passages les plus saillants :
aLe 7/19 octobre 1857.
a . ... Mon séjour I Iassi a &é de courte durée. Le but
»des instances dont le camacam m'avait assailli n'était
,autre que de me faire accepter le département de Pint&
,rieur, avec mission de composer un ministere. J'étais parti
»avec l'intention arrêtée de refuser une pareille proposition ;
,tout ce que j'ai vu I Iassi n'a fait que corroborer (me réso-
,lution qui était d'ailleurs réclamée par mes intérêts les
,plus pressants. Croire qu'on pourrait remédier I la situation
zactuelle serait une utopia; c'est ce que je n'ai pas manqué
,d'exposer au caImacam hi-memo, en lui représentant qu'il
zavait tort d'y penser I la veille d'une organisation in-
connue, mais plus on moins prochaine. En presence d'un
,deficit qui dépasse le revenu annul de la principauté et
qui paralyse tout le service, en vue du désordre dominant
"qui Tient changer plusieurs fois dans le courant de la
,journée les determinations, les actes de l'autorité et les
,agents du pouvoir, 11 y aurait non seulement de la pre-
somption, mais de la démence I se croire capable d'ame-
liorer le fatal kat des choses actuel. Quant I la mission
,spéciale dont Votre Eicellence m'avait pule, non settle-
»ment elle n'avait pas été mise en avant, mais, lorsque ce
,point a été touché, la question a été éludée par des ré-
,ponses vagues, qui se ressentaient sans doute de l'aigreur
,occasionnée par mon refus. Je vous assure, monsieur le coin-

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-= 351
2missaire, qu'un homme qui a consacre vingt-cinq années de sa
zvie a divers services laborieux et qui se voit astreint a n'as-
2pirer qu'A sa tranquillité, ne saurait envisager qu'avec une in-
2vincible repugnance le cas d'un contact quelconque avec la
2parodie de l'autorité qui est censée gouverner le pays ....2

J'appris que, pendant mon absence k Iassi, le commis-


saire anglais, M. Bulwer, passant par Focsani, avait cherche
a m'y rencontrer, pour m'engager A accepter le departement
de l'interieur, et je ne fus pas fAché que mon absence m'ait
dispense d'opposer nn refus a cette marque de courtoisie ou
d'estime qu'il avait compté me donner sans me connaltre.
Quelques fragments de correspondance, dont je fais suivre
cette narration, completeront, en tant que cela me concerne,
la physionomie de la période dont je viens d'esquisser quel-
ques traits.
M. de Talleyrand s'etait pin A entretenir avec moi des re-
lations dont je conserve un honorable souvenir. line de ses
lettres que je joins ici (sous lettre A1) en fait foi. Je lui
écrivis ce qui suit A l'occasion des elections a l'assemblée
préparées par le ciamacam.
«Le 11/23 mut 1857.
a Si les elections étaient a recommencer, ii y aurait
x,bien encore un temps d'epreuve a parcourir, mais les
2erreurs du passé pourraient servir d'enseignement pour
21'avenir. La légalité ne gagnerait Hen certainement a un
2nonvel essai, si l'on laissait subsister les inconvénients pro-
2venant des manceuvres captieuses qui ont fausse le traité,
le firman de convocation et les intentions du congres. Je
2ne veux pas citer des faits dont V. Ex. a sans doute pleine
2connaissance ; mais void, en résumé, comment les choses
0se sont passées géneralement. Les administrateurs ont dresse
2des Estes d'électeurs plus ou moins sincères, plus ou moins
»completes. Ces listes out été soumises au ministére de l'in-
2térieur, qui les a remaniees a son gre, éliminant des ayants
2droit, introduisant des individus qui ne possédaient pas les
2qualités requises. On portait plainte au ministére de l'in-
1. Voir A la fin de la deuxième pude.

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352
"térieur ; ii répondait : Ce n'est pas mon affaire, adressez-
',Tons au comité.» On s'adressait au comité, qui répondait
"ordinairement : «D'apras tel article, vous n'êtes pas admis-
"sible." Mais par quel motif?
«Le comité ne poussait pas plus loin ses explications. Si
"quelque comité faisait mine d'admettre des justes récla-
" mations, il Raft cassé et remplacé par de nouveaux membres
"plus dociles ; les reclamations contra les intrusions indues
zn'étaient pas admises d'emblée. Le candidat du gouverne-
"ment, fort de ces mesures, qui lui avaient prepare le terrain,
"se rendait sur les lieux, les poches garnies d'or et de dé-
"crets qui conféraient des range de boyarie et lui assuraient
des voix surérogatoires. Ainsi, quels que soient les prin-
"cipes qu'on puisse faire prévaloir pour assurer la stricte
'application du firman, on aura peu fait pour parer aux in-
"convénients du passé, si l'institution des comités reste a la
"disposition du gouvernement, si leur jugement est sans
"appel, si les reclamations contre les intrusions induce ne
"sont pas admises, si la faculté de décerner des boyaries et
»de créer ainsi des électeurs continue d'être exercée. On
"devrait pent-61re commencer par rendre publiques les Estes
"dressées par les ispravnics, afin de savoir a qui s'en prendre
X. pour le remaniement qu'elles subissent a Iassi; la revision
»des comités, qui sont k la devotion du gouvernement, devrait
"être au moMs sujette a appel devant la commission euro-
péenne ; les reclamations, soit pour exclusion, soit pour ad-
" mission inane, devraient se faire jour et être jugées par nn
"tribunal impartial; enfin, la faculté d'accorder des range,
"qui a été contestée an caractere provisoire de la caima-
"camie, devrait cesser d'exister, on plutôt serait-il rationnel
'de n'admettre pour les elections comme boyards que ceux
"qui possédaient cette qualite an moment de la promnl-
"gation du firman

La reponse de M. de Talleyrand est annexée sous lettre B1.


On sait que les elections faites sous l'influence du gou-
vernement Vogoridés ont fini par être cassées et que de non-

1. Voir it la fin de la deuxienie partie.

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353
velles elections ont été confiées a une commission interimaire
qui a remplace la camacamiel.
Je ne puis m'empêcher de faire suivre ces citations de
deux pieces curienses, contenant les adieux touchants &ban-
g& entre Vogoridès et son conseil. En presence des faits et
de la &consideration unanime que s'est attirée le gouverne-
ment de Vogorides, elles sont du dernier ridicule.

L'office dv. caimacam de Moldavie H.Vogorides, adressé


au conseil administratif et a la nation en date du
13/25 octobre 1858.

eQuand il a plu a S. M. le Sultan, notre auguste suze-


»rain, de m'octroyer l'insigne honneur de gouverner mon
»pays et de diriger vos travaux durant la période transi,
»toire qui devait s'écouler avant la pleine et entière exé-
»cution du traite de Paris en ce qui nous concerne, je ne me
»Buis dissimuld ni le poids du noble fardeau que j'acceptais,
ni les difficultés, ni les vicissitudes attachées au pouvoir.
aJe n'ignorais pas que j'aurais a traverser avec vous,
»messieurs, une époque pleine de mouvements, pleine din-
»quiétudes, plus feconde en dangers qu'en honneurs, et que
mon gouvernement serait aussi dispute dans le present que
»fragile et sans lendemain dans l'avenir.
«L'histoire de tons les peuples nous montre que les
»hommes, qui se dévouent pour diriger leurs transitions so-
» ciales, ne sont jamais ceux que la providence choisit pour
»les faire jouir des avantages et des privileges qu'apportent
»avec elles ces transitions accomplies.

1. Nous tenons A rectifier l'en'eur qui s'est glissee id sous la plume du


prince N. Soutzo. Les nouvelles elections pour le Divan ad-hoc ont été
faites toujours sous la calmacamie du prince Vogorides; lem résultat a été
complétement favorable aux unionistes, les dlecteurs n'ayant envoyé au
Divan que deux adversaires de runion. La commission interimaire n'a
remplace la caYmacamie qu'apres la convention de Paris, en 1858, pour
presider aux elections pour Vassemblée elective du prince regnant
23

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354
«Dans sa marche progressive, mon pays devait, comme
"tout autre, suivre cette tradition, sans doute civilisatrice,
"et si, des Ia premiere heure, je me suis donne tout a lui, je
1 n'ai jamais nonrri l'espoir qu'un jour, en consacrant des
"pouvoirs éphémeres, il pourrait être pour ainsi dire a moi.
-«Quand la civilisation marche avec rapidité, ses instru-
zments s'usent vite ; les principes restent, se fortifient, mais
"les hommes passent et leurs actes seuls marquent une petite
"place dans l'époque oil ils ont Beryl selon la justice et
"selon l'honneur.
«Cette place est la seule que j'ambitionne au sein de ma
"chére nation. Elle est plus modeste, mais plus durable que
"celles que peuvent creer ou détruire les partis ; elle a pour
"siege la conscience publique et pour domaine la page &rite
"aux annales de la patrie.
«Si j'ai su la mériter et si elle m'est accordée par le pa-
"triotisme noble et chevaleresque du bon peuple moldave,
»que j'ai appris a aimer de plus en plus, it mesure que mes
"fonctions me l'ont fait mieux connattre, je suis content; et
"je vous remercie, messieurs, avec nne profonde effusion,
"de m'avoir aide a la conquérir, vous qui la partagerez
"avec moi.
«Je remercie les fonctionnaires de tons range dans l'ordre
"administratif et dans yordre juditiaire du concours sym-
"pathique, dévoué et intelligent qu'ils m'ont prêté. Je les in-
"vite a continuer a servir avec une fidélité inalterable et je
"souhaite du fond du cceur que ceux auxquels incombera
"l'honneur de les diriger désormais reconnaissent en eux
"les qualités précieuses dont ils m'ont donne tent de preuves.
«Nous avons realise ensemble dans les diverses branches
"administratives bien moins d'améliorations que je ne l'eusse
'desire, mais cependant, en tenant compte de la difference
"des circonstances, il nous est encore permis d'énumérer
"d'honorables résultats.
«L'instruction publique s'est déjà &endue et fortifiée.
7) Pénétr é de la pensée que c'est elle qui prepare des hommes
"i la patrie et que notre pays, jaloux de son autonomie, ne
"saurait etre longtemps encore tributaire des étrangers, en
venvoyant ses enfants a leurs écoles, j'ai voulu preparer son

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365
»entier affranchissement de la pire des servitudes, la servi-
»tude de l'intelligence.
«Le zéle éclairé et infatigable du ministre de l'instruction
»publique et des cultes a merveilleusement secondé mes vues :
«Dans la capitale, l'école normaIe, qui était abandonnée,
»a 60 complétement rétablie ;
«Celle des arts-et-métiers a été mise sur un nouveau pied
»et nn cours industriel d'instruction moyenne vient de
»s'ouvrir. Quant au gymnase, il est entiérement modifié et
»amélioré.
«A Galatz, une école spéciale de commerce a été fondée ;
PA Berlad, un second gymnase; a Roman et Houchi, deux
»séminaires; enfin, dans les districts de la Moldavie, dix
»écoles de filles et vingt-cinq écoles de village nouvelles ont
»éte créées et fonctionnent réguliirement.
aLe chiffre de 4.496, qui formait le trop modeste total
D des enfants recevant l'instruction dans la principauté, s'est
»ainsi élevé, en moins de huit mois, a celui de 10.000, ré-
»partis dans chaque district. Si cette heureuse progression
»est snivie encore quelques années, l'instruction se répandra
»dans toutes les classes et, avec elle, la veritable égalité
»devant les emplois et les fonctions publiques, auxquels tout
»Moldave a désormais le droit d'aspirer.
«Apres les écoles, l'amélioration des voies de communi-
» cation m'a paru 8tre la source la plus féconde en rapides
»progrês. Grace au concours actif qui m'a été prêté par le
»ministére des travaux publics, 13.560 toises (30 kilo-
»mètres) de chaussée neuve, plus du double de ce qui avait
»60 fait durant les années précédentes, ont pu être livrées
»a la circulation. Ces routes out été établies sur des points
»marécageux, difficiles, qui out nécessité de grands soins
»dans leur construction. Elles ont exigé des transports de
»matériaux éloignés, qui ont également servi a l'amélioration
»des chaussées existantes.
«Dans lassi, plusieurs rues ont &é soigneusement payees,
D et depuis longtemps la vile ne s'est trouvée dans de meil-
»leures conditions d'hygiéne et de salubrité.
«Des voitures publiques Ares, rapides, quotidiennes, un
»service de poste régulier relient entre eux maintenant les
23*

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356
»grands centres de population de la principauté, ouvrent
»de nouveaux débouchés au commerce, favorisent les trans-
»actions.
«Les ressources du budget n'ont pas permis a nos efforts
2 de s'étendre sur une plus large échelle.
«J'ai vu avec douleur les monastéres étrangers, qui, situ&
»dans notre patrie, jouissent partout des résultats de nos
»travaux et de nos sacrifices, se refuser obstinément et sous
»divers prétextes a fournir la subvention qui leur est im-
»posée par le rAglement memo et je ne me Buis malheureuse-
»ment pas jusqul aujourd'hui trouvé en mesure de vaincre
»cette résistance égoIste et si peu conforme a une inter-
»prétation désintéressée et si chrétienne de notre loi reli-
Dgieuse.
«Le monastère de Neamtz vient de me donner aussi, jus-
Pqu'au dernier moment, le triste témoignage d'un regrettable
»parti pris dans le haut comme dans le bas clergé.
«Ses ecoles systématiquement fermées, son hOpital d'alie-
pnés dont les désordres, la misère et l'abandon pénètrent d'é-
»motion et de surprise le visiteur attendri, cette foule tou-
»jours grandissante de moines désceuvrés et indifférents, tout
»proteste contre la parole des saintes écritures, contre la
»doctrine de l'évangile, contre le progrès et la civilisation.
ae fais des vceux pour qu'un pouvoir pIus stable, animé
»des mêmes intentions que les miennes, sache reconquérir
»les droits du siècle sur ce malheureux convent, dépourvu
»aujourd'hui de toutes les lumières.
«Les mêmes sentiments d'humanité m'ont fait depuis long-
»temps jeter les yeux sur nos hôpitaux et nos prisons.
«L'épuisement du credit du budget sur ce chapitre, l'état
»desolant des établissements penitentiaires, oft l'on accu-
»mulait dans des trous humides, sans vêtements, presque
»sans nourriture, femmes, enfants, vieillards, les simples cle-
»linquants a côté des plus grands criminels, m'ont inspire
»d'avoir recours a mes ressources personnelles pour donner
»au moins des lits aux malades et des vêtements aux pri-
Dsonniers.
«De ce côté-là encore le premier pas est done fait dans
»la vole des réformes ; elles se continueront, j'en ai l'espoir.

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357
cJe ne parle point de ce que j'ai pu faire pour la milice.
3,31es efforts pour la rendre en quelques mois tont-a-fait
Ddigne, par sa tenue, sa discipline, son patriotisme, de porter
»notre drapeau, ont été dictés par la sympathie profonde et
»l'affeetion intime que j'ai vouées de tout temps au corps
»d'armée fidéle, qui soul protege et defend notre pays.
eJe ne puis quitter les rangs de ces braves officiers et
coldats, au milieu desquels j'ai eu l'honneur de figurer, sans
»m'y placer encore une fois, pour leur exprimer par un der-
»nier ordre du jour ce dont mon cmur est rempli pour eux.
cEn résumé, messieurs, grace a votre concours éclairé et
»h, votre dévouement, qui ne m'a jamais fait défaut, j'ai pu,
»en passant an pouvoir dans les conjonctures les plus cri-
»tiques, laisser un peu de bien derriere moi.
aSi j'ai an garder encore quelques amis, je leur demande
»de se le rappeler quelquefois. Je demande a ceux dont j'ai
»CO le bienfaiteur de savoir encore ouvrir la bouche pour
»faire respecter mon souvenir.
di se pout quo, sous mon administration, quelques in-
»justices se soient commises. Si cela est, elles se sont pro-
»duites A, mon insu, au milieu des graves complications que
»j'ai traversées, et ma volonté y est entiérement rest&
»étrangère. Je prie done ceux qui en auraient étó victimes
»d'être les premiers it me les pardonner. Mes resolutions
zont toujours été inspirées par ma conscience d'honnête
Dhomme et rendues dans la crainte de Dieu. Je n'ai jamais
»oublié que, né Moldave, je tenais entre mes mains l'hon-
»neur de mes enfants, destines a vivre et h. mourir dans notre
»patrie et h. y soutenir le nom sans thche de leur ancienne
»familia.
cJe remercie enfin la nation toute entiere, je la remercie
»sans distinction de rang, de classe, ni de parti. J'ai rep d'elle
»dans plusieurs circonstances des témoignages non équi-
»vogues de son affection pour moi. Ces témoignages me sont
»plus chers que la fortune et les honneurs : un seul d'entre eux
»suffit h effacer toutes les peines que m'ont causées mes enne-
» mis personnels, qui resteront bien petits devant la nation.
.4e vais devenir maintenant le spectateur attentif et sym-
»pathique des progres que nous reserve l'avenir.

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368
a Que mes compatriotes oublient leurs divisions et qu'il n'y
vait parmi eux d'autre parti désormais que celui de la pros-
périté et de la gloire nationale. Je serai doublement heu-
preux de ma retraite, si elle peut servir de prelude A cette
»fusion des esprits et des cceurs, fusion si nécessaire et que
»j'ai si souvent désirée.
(Je ne doute pas que les hommes appelés a nous gouver-
»ner ne soient également pénétrés de ces memes sentiments;
»quant A moi, jusqu'à la dernière heure de mon existence,
»je serai pret A de nouveaux sacrifices pour la patrie et la
»Moldavia me trouvera toujours dispose a lui consacrer ma
»fortune, ma personne et les amis que Dieu m'a laissés.»

L'adresse du conseil administratif de Moldavie au


prince-camacam en date du 14/26 octobre 1858.

«Prince,
4En manifestant comme sa plus chére espérance le vceu
b. de conserver une petite place dans les annales de notre
»patrie, Votre Excellence ne pouvait penser sans doute que
»les grandes et sympathiques paroles qu'elle vient de nous
»fake entendre s'inscriraient d'elles-memes A, la page qui
»dans notre histoire doit porter son nom.
.:( Cependant, Excellence, c'est dans cet esprit que le conseil
»administratif, encore emu de les avoir écoutées, les recueille
»avec respect, et que la nation toute entiére, au cceur de la-
» quelle vous avez su parlor, saura les garder dans sa mémoire
b et les transmettre d'écho en echo dans ses traditions sacrées.
cLes hommes qui, places dans la position élevée oh vous
Davez su prendre rang, travaillent selon leur ambition p ers on-
»nelle, vivent dans le pays, mais le pays n'est point avec
Deux; ceux qui, comme Votre Excellence, mettent autant
»de eulte a servir les interets de la nation que d'indifférence
» et de dédain dans les soins de leur propre fortune, vivent
»dans l'Ame du peuple.

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359
Si Votre Excellence vent bien nous remercier indistincte-
sment des faibles efforts que nous avons faits pour seconder
'sea vues, c'est a bien plus juste titre que thus les membres
s du corps administratif et du corps judiciaire la remer-
scient de les avoir associés au bien qu'elle a fait, aux
sceuvres utiles qu'elle a accomplies et qui resteront apres
s elle.
«Nous ne doutons pas aussi que, dans cette occasion so-
slennelle, la nation ne s'associe k nous par sa reconnais-
ssance.
4Amesure que le progres étend sur nous ses Inn:Ares, elle
apprend mieux A connaitre ses véritables amis, et ne croyez
spas, prince, qu'elle persiste toujours A les trouver dans
s ceux qui tiennent les renes du pouvoir.
«La liberté de la pensée et des affections est un des pre-
smiers symptômes de l'affranchissement de l'intelligence, de
la marche de la civilisation.
«C'est par l'enchainement de ces progres mémes, Ex-
s cellence, que nous avons la conviction que les hommes tels
s que vous sont souvent rappelés dans la vie publique.
«Votre administration, qui s'est exercée au milieu des
«sollicitudes et des travers politiques de chaque jour, a laisse
sparmi nous des traces utiles dans l'ordre des services ad-
sministratifs, et ces travaux, accomplis dans des circonstan-
ces critiques qui semblaient conjurer contre toute chose
1, stable, ne seront point oubliés.
«Ceux dont vous avez été le bienfaiteur, ceux dont vous
savez été l'ami, vous resteront; car notre pays, en appre-
snant de vivre de Peiistence des nations les mieux douées,
sdoit avoir appris la reconnaissance et la fidélité.
«Ayez done foi, prince, dans l'avenir que la providence
svous reserve. Vous avez pris la voie la plus noble pour
» que tons se souviennent de vous i vous vous êtes oublié
svous-même.
«Aussi, quelle que soit la continuation de la carriere bril-
slante que Votre Excellence est destinée a suivre, elle
smarche bien plus maintenant vers les recompenses que vers
sles douleurs et, si Dieu le vent, elle vous rapprochera
"encore du cceur. de Ia patrie, qui s'est bien ouvert a vous.

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360
«Les membres du conseil, de Votre Excellence fres hum-
»bles serviteurs.
(signés) A. Balche, logothete; G-. Beldiman, logothete;
A. Ghica, logothéte; G. Ghica, hetman; P. Balche, vestiare;
prince D. Cantacuzéne; le postehic A. Photino.

LXI.

La commission intérimaire, qui vint remplacer la ea:12a-


camie de Vogorides, était composée des trois membres ci-
aprés : Etienne Catargi, Pano et Basile Stourdza. Les deux
premiers professaient des principes opposes, de maniere que
l'entente ne fut pas entre eux de longue durée. Pano était le
champion des idées libérales et se trouvait par consequent
soutenu par un prestige de popularité qui avait rendu ine-
vitable la retraite d'Etienne Catargi. Basile Stourdza ne
s'associait pas tout-a-fait a la portée des tendances de Pano,
mais absorbé, pour ainsi dire, par le talent incontestable de
ce dernier et par Pinfluence que les circonstances lui avaient
pretée, ii s'est trouve entrainé a suivre son collégue dans
la marche que celui-ci avait adoptée.
Apres la caImacamie de Vogorides, les envahissements
de la Porte et la pression malentendue exercée par les agents
de l'Autriche, cette marche ne pouvait etre qu'une reaction
dans un sens oppose. Pano s'en tira avec sued% et vit gran-
dir sa popularité, qui était son idole, mais a laquelle son
ministere ultérieur devait porter de rudes atteintes.
Les elections pour l'assemblée generale appelée a faire
choix du prince eurent lieu sous ces auspices. Je fus élu de-
pute par le college des petits propriétaires du district de
Poutna et me rendis a Iassi vers le milieu de décembre de
Faun& 1858. J'étais impatient d'étudier d'avance la physio-
nomie de l'assemblée et de me concerter avec mes amis poli-
agues Bur Fade important que nous allions accomplir.
Je me presentai le soir memo de mon arrivée chez Mau-

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361
rojéni, car je prévoyais qu'il devait y avoir reunion des libé-
raux modérés, auxquels j'étais associé par principe. Aucune
determination n'avait été prise et le nom du futur prince
n'avait éte mis en avant par persoune. Tons les entretiens
confidentiels dénotaient au contraire la difficulte qu'on ap-
préhendait de rencontrer des qu'il s'agirait de fixer son choix
on avait lieu de craindre la dissolution du noyau important
que nous avions forme et, pour obvier a un pareil inconve-
nient, on me fit part d'une declaration qui avait été signée,
avant mon arrivée, de neuf A dix membres et par laquelle
on s'engageait a donner sa voix a celui que la majorité de
notre parti aurait désigné. Je me refusai a un pareil engage-
ment, qui enchainait mon libre arbitre et exereait sur ma
conscience une pression qu'il me répugnait de subir; mon
refus entraina la radiation des signatures de deux autres
membres, et cette proposition n'eut pas de suite.
Avant d'aller plus loin, disons un mot de la physionomie
de l'assemblée. Sur une soixantaine deVéputés, ii y en avait
quatorze a quinze qui representaient le parti aristocratique ;
on leur avait prodigué les qualifications de réactionnaires,
de retrogrades, de stryges : c'étaient des individus plus ou
moins avances en Age, purs conservateurs, stationnaires,
ennemis des innovations. Les ultra-libéraux proprement dits,
ne comptaient pas plus de onze a douze voix; le parti liberal
moderd etait le plus fort; le reste se composait de person-
nes dont les tendances n'étaient pas nettement marquees,
mais qui, soit par conviction, soit par entrainement, se rap-
prochaient plus ou moins des nuances liberales.
11 existait alors deux compétiteurs declares pour la prin-
cipauté, que les libéraux de toutes les nuances repoussaient
egalement : c'étaient le prince Michel Stourdza et son fils
Gregoire. Ce dernier avait assidilment travaillé a poser sa
candidature avant l'arrivée de son pére dans le pays; il
avait réussi, par des ressorts qui malheureusement out tou-
jours une grande puissance, A faire are dans quelques col-
leges ses candidats a la deputation et il était parvenu, A l'aide
des masques qu'il savait revétir et par les moyens de per-
suasion dont II disposait avec une rare intelligence, a s'allier
l'opinion de quelques personnes três estimables par leurs

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362
principes et leurs tendances. Il prétendait pouvoir disposer de
vingt-trois voix dans le sein de l'assemblée, sans compter
celles de son Ore, qui ne manqueraient pas croyait-il ou
voulait-il faire accroire de se rallier a lui des qu'on au-
rait vu le peu de chance qui restait a ce dernier. En réalite,
il ne disposait que de neuf a dix deputes, dont le nombre
s'amoindrit encore par des defections avant le jour du ecru-
tin. Il n'y a que l'assurance du succes qui soft en pareil cas
la garantie de la fidélité et du dévouement de ceux, qui n'as-
sujettissent pas leurs opinions a des principes invariables.
Michel Stourdza était arrive a Iassi deux semaines en-
viron avant le jour de la reunion de Passemblée, convie par
quelques-uns de ses anciens affidés, gens tares, dépour-
vus de toute influence et perdus dans l'opinion publique.
J'appris plus tard qu'il avait cede plutôt aux instigations de
l'ambassadeur d'une puissance qui, tenant a faire échouer
la candidature de Gregoire Stourdza, ne trouva de meilleur
moyen que de lui oplioser cello de son pere.
Michel Stourdza, malgré son tact et son intelligence, avait
fait un pas de clerc en se présentant aux elections qui se pre-
paraient. Son age et ses immenses richesses auraient dil
suffire pour l'en dissuader, quand memo il ne se serait point
apergu que le pays avait subi, depuis qu'il s'en était absente,
ime transformation sociale et que son retour au hospodarat
était devenu moralement, politiquement et socialement, un
rave impossible a réaliser. Cependant, tout le monde est d'ac-
cord aujourd'hui pour penser que, si Michel Stourdza était
venu un mois plus tot dans le pays, il aurait exerce sur
les colleges électoraux une influence corroborée par les
moyens qui lui étaient familiers, et se serait ainsi assure les
suffrages de la majorité. Mais il était déja trop tard : son
fils l'avait precede dans l'arène et avait paralyse le parti sur
lequel le Ore aurait pu compter, de maniere que, tout compte
fait, Michel Stourdza ne disposait effectivement que d'en-
viron quatorze voix.
Tel était le spectacle edifiant que présentait alors la lutte
entre le Ore et le fils, chacun d'eux s'efforcant de gagner
les voix acquises a l'autre et mettant une (*ale obstination
a ne pas ceder et a ne pas s'entendre.

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363
En dehors de ces deux fractions, qui avaient si peu de
chances de succes, ii n'y eut pas de candidat avoue; mais
le reste de l'assemblée, a quelque nuance qu'on appartint,
avait adopté, sans exception, comme premiere condition de
son programme, l'exclusion des deux aspirants sus-mention-
nes. Cependant, pour etre stir du resultat final, il fallait
établir une entente propre a concilier les vues de la majorité.
La était toute la difficulté : on craignait que la designation
des noms propres ne vint jeter la division et la discorde au
milieu du parti qui formait le grand noyan de l'assemblée
et n'assurat le triomphe de l'un des candidats qu'il repous-
sait. Les membres do cette partie de la chambre, aux nuan-
ces plus ou moins progressistes, se réunissaient tous les soirs
dans une salle du cabinet d'histoire naturelle; un squelette
d'élephant, qu'on y rencontrait des qu'on eat traverse le per-
ron, avait preté a ces reunions le nom du grand mammifere.
Cependant, les journées se passaient sans qu'aucune de-
cision péremptoire eitt &é prise, mais on pouvait facilernent
remarquer que les tendances extremes l'emportaient petit a
petit sur les opinions modérées; ii fallait a tout prix se
mettre d'accord, sous peine de donner gain de cause aux
adversaires et, en pareil cas, c'est toujours la fraction mo-
dérée, Mt-elle plus nombreuse, qui plie aux exigences des
radicaux. Le principal but de ces derniers était d'exclure
de la candidature a la principauté tout ce qui pourrait avoir
une teinte d'aristocratie ou une origine exotique. 11 y eut
parmi nous des candidats partiels patronnés par de petites
fractions de cinq a six membres, mais ii n'y avait amine
chance a les mettre sur le tapis ; ces candidats eux-mémes,
lies par des engagements precedents, subissaient l'ascendant
du parti extreme et étaient entraines a sacrifier leur libre
arbitre. Plusieurs membres, rebutés des lenteurs et des riva-
lités qui commencaient a se fake jour, avaient déja, cessé de
paraltre dans les reunions. On etait ainsi arrive a l'avant-
veille du jour fixé pour l'élection du prince. La conference
du soir, a laquelle je n'avais pas assisté, presses de prendre
une decision, aprés avoir ecarté les noms qui ne reunissaient
que fort peu de suffrages, se détermina en faveur de Couza,
qui réunit l'adhésion des membres presents.

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364
Ce nom avait-il été tenu en reserve pour n'apparaitre
qu'au dernier moment, ou bien fut-il effectivement impro-
vise? Pour la plupart d'entre nous du moins c'est la der-
nière version qui est la veritable ; personne jusque-la, n'y
avait pensé et, si quelques individus avaient tenu cette pens&
en reserve, il faut avoner qu'ils ont manceuvré avec habileté,
en ne la manifestant que lorsque toutes les candidatures
mises en relief dans l'intervalle eurent été usées et que la
lassitude, la surprise et l'urgence concouraient a en assurer
le triomphe. Quoi qu'il en soit, les suffrages purent d'autant
plus facilement se rallier autour de ce nouveau nom, que
Couza n'offrait dans ses antecedents aucune de ces parti-
cularités qui inspirent l'envie, la &consideration on rand-
pathie.
Le but des radicaux, celui d'écarter les families aristo-
cratiques, était atteint. Cependant, si les candidatures rivales
de Michel Stourdza et de son fils n'avaient pas divisé ces fa-
milies en trois camps, ceux qui poursuivaient la transfor-
mation sociale dans le choix du prince auraient rencontré
de sérieuses difficult& avant d'aboutir a leurs fins.
Le lendemain était un jour de séance a l'assemblée. On
vint me faire part du résultat de la deliberation de la veille,
qui avait deja réuni vingt-huit signatures, et me demander si
j'y adhérais. Je n'eus aucune objection qui eiat pu m'eugager
a me détacher des collégues auxquels j'étais associé et je
signai l'acte d'adhesion avec quelques autres deputes, qui
n'avaient pas non plus été presents a la reunion de la veille.
Le choix du prince Couza se trouvait alors garanti par
trente-deux signatures, majorité plus que suffisante, puisqu'en
tenant compte de l'exclusion des vicaires des &Aches et de
quelques deputes dont l'élection avait été cassée, il ne restait
qu'environ cinquante-cinq membres presents. Des ce moment
les deux candidatures, qui ne réunissaient ensemble que
vingt-trois a vingt-quatre voix, tombérent a plat et l'élec-
tion du lendemain, 5 janvier 1859, se fit a l'unanimité, moins
deux ou trois abstentions ou absences.

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365

LXII.

J'avais &Le en tres bonnes relations avec Alexandre Couza :


comme homme de société, je lui connaissais un esprit, sinon
cultive, mais fin et délié ; comme homme d'affaires, ii avait
fait preuve de droiture et de rectitude de jugement dans les
fonctions qu'il avait exercées. II comptait, il est vrai, parmi
les jeunes gens qui avaient fait divorce avec le passé, mais
ii ne s'était jamais montré partisan du radicalisme, ni n'avait
professe des opinions extremes.
Tout en tenant compte des grandes difficultes de la si-
tuation, j'avals espéré que le prince Couza saurait discerner
la meilleure voie a suivre et que, moyennant un heureux
choix de ministres, ii pourrait maltriser les événements et
mettre avec succes la main a l'aeuvre de Porganisation. Sa
double election, survenue le 24 janvier, dans les circonstances
que chacun connaIt, vint relever la dignité, mais aggraver
encore la position du prince.
J'avais entendu dire a mon pére que la Moldavie était
plus difficile a. gouverner que la Valachie. Cela avait etC
vrai dans un temps oit tout se faisait par l'aristocratie : les
boyards moldaves, plus soigneux de leurs interets matCriels,
plus occupes de l'exploitation de leurs domaines que de la
recherche des emplois, avaient aussi ete toujours plus in-
dependants et savaient resister au gouvernement lorsque les
interêts publics l'exigeaient ; les Valaques etaient plus ma-
niables et trop enclins h briguer des places pour ne pas 'etre
plus dociles. Les roles ont et6 intervertis depuis, sans que
les caracteres se fussent modifies : d'une part, l'aristocratie
a cede sa mission a l'assemblée elective ; de l'autre, a surgi
un parti imbu des principes revolutionnaires de 1789, se
nourrissant des doctrines de l'école mazzinienne et pret a
se lancer dans tout acte de desordre, de subversion et d'anar-
chic. On pent s'en faire une idCe par le jugement qu'en a

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366

porte un des coryphées du parti radical en Moldavie apres


avoir visité la Valachie. «Nous sommes des agneaux en
comparaison, me disait M. Kogalnitchano, nos confreres de
Valachie poussent les allures révolutionnaires jusqu'à nous
faire frémir.3.
Ces difficultés inherentes A la situation n'étaient pas les
seules que le prince Olt en a subir. La lutte des partis dans
l'arene des assemblées devait paralyser tout progrés, rendre
stériles des sessions entières et faire perdre un temps pre,-
cieux pour les intérêts publics.
La convention, base de notre droit politique, a été une
conception des plus compliquées, qui ne pouvait qu'embar-
rasser la marche des affaires et rendre l'enfantement de note
organisation trés laborieux, si ce n'est impossible. II y avait
bien a penser, qu'apres toutes les combinaisons gonverne-
mentales que la science politique a enfantées, ou qui ont fait
leurs preuves dans la pratique, il ne restait plus rien A, in-
venter sous ce rapport. Telle est la premiere exclamation
qui me fat Bugger& par la lecture de la convention. On
serait tenté de croire que ses elements ont été puisés dans le
chaos obscur de la confederation germanique, tant elle a été
feconde en entraves, et cela dans un moment de crise oii tout
délai est une faute capitale.
Une assemblée est quelquefois, a elle seule, un obstacle
dans les moments d'un enfantement organique : qu'on se fi-
gure done les péripéties que, sous le regime de la convention,
le moindre projet de loi &sit astreint a traverser. II devait
d'abord emaner de la commission centrale, soit en vertu de
sa propre initiative, soil stir la proposition du gouvernement,
qu'il était d'ailleurs loisible a la commission de laisser re-
poser dans ses cartons indéfiniment; le projet adopté par la
commission était soumis au prince, qui le présentait si et
quand il le jugeait a propos aux deux assemblées ; si le pro-
jet était amende, ou si les deux assemblées n'étaient pas
d'accord dans les modifications qu'elles y apportaient, il
devait fairs retour a la commission. Restait aprés cela la,
sanction des deux princes selon les previsions de la con-
vention, sanction qui dépendait de leur appreciation on
du degre de leur entente. ll fallait done, pour qu'un projet

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fftt converti en loi, un temps indétermine et le concours de
la volonte de cinq pouvoirs, indépendants l'un de l'autre. La
double election vint, il est vrai, supprimer un de ces ob-
stacles, mais la difficulté originelle n'en conserva pas moins
toute sa force d'inertie.
Au milieu de cette confusion, le système adopté par le
prince dans la direction des affaires n'était pas fait non plus
pour en faciliter la marche. Ii consistait a se servir égale-
ment des partis contraires, pour les opposer l'un a l'autre
et pour s'appuyer indistinctement du eke on la balance
signalait un défaut de poids. Cela dénotait deja l'absence
de tout système arrêté, ou une faiblesse qui exclut le choix
d'une ligne de conduite déterminée : circonstances qui ont
dti entrainer de graves mécomptes.
En consequence, les conseils du gouvernement furent com-
poses des le debut d'éléments disparates. L'assemblée venait-
elle a élire des membres conservateurs a la commission
centrale? Le prince prenalt les siens parmi les radicaux,
sans distinction de capacité ou de mérite. La consequence
qui devait résulter d'une pareffle tactique n'etait autre
qu'un surcroit d'embarras, que des collisions et des conflits
continuels, qui aboufissaient a paralyser tout le service et
li maintenir dans un kat de souffrance les intérêts parti-
cullers.
Bientet le prince se livra d'une maniere non équivoque
entre les mains des radicaux et mécontenta les conservateurs
et les modérés, qui étaient pourtant en majorité dans les as-
semblées. II forma le fameux camp de Ploesti, oii il réunit
les troupes de toutes les armes, ce qui fit naitre différents
commentaires sur ce qu'on considérait en general comme
une vaine rodomontade. Il m'arriva plus tard de lui faire
quelques observations sur ce fait, ainsi que sur la predilec-
tion qu'il temoignait pour le parti extreme. Void l' explication
m'en donna : «Je n'étais rien moins que stir, me dit-il,
aprés ma double election, de la voir sanctionner par la
Porte; en cas de refus, j'étais decide a soutenir, fat-ce
même par la force et par un coup d'etat, mes droits et .ceux
de la nation, et je n'aurais pu parvenir a cette fin qu'en
m'appuyant sur les fins.,

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Bien qu'avee le parti de la majorité le iirince efit pu
marcher réguliérement, il se méfiait néanmoins des conser-
vateurs, leur supposant des intentions hostiles et des intelli-
gences avec des aspirants a la principauté. Cette defiance
finit par devenir réciproque, de maniere que les sessions
se passaient en recriminations contre les ministres, en tour-
nois parlementaires, en doleances et actes d'accusation contre
le cabinet. Les remaniements des ministeres et les dissolu-
tions des assemblées se succéderent sans relache, mais l'or-
ganisation du service ne faisait aucun pas.
Les libéraux, toutes les fois qu'ils se trouvaient a la tete
des affaires, marquaient leur passage au pouvoir par des in-
novations d'un grand effet, sans tenir compte des millions
dont ils grevaient Tin tresor en deficit. La dernière confusion
régna des lora dans les finances de l'état : pas un compte
n'a pu etre apuré par les assemblées depuis six ans, pas un
budget ne leur a éte présenté en temps utile dans cet inter-
valle.

LXIII.

Malgré quelques lois organiques d'une haute portée, quel-


ques reglements ministériels qui signalerent l'avenement de
chum cabinet, le pays ne se sentait pas vivifié ; loin de la,
ii ne ressentait que les charges qui pesaient sur chacun et
la gene generale qui paralysait toute transaction, qui em-
pechait toute amelioration matérielle, qui étouffait tout cre-
dit. C'est que ces lois et ces réglements, lances sans méthode
et sans aucune suite, ne concouraient nullement b raffermir le
mécanisme politique, ni a venir en aide aux intérêts sociaux.
Les revenue publics diminuaient a mesure qu'augmentaient
les charges, et le peu de confiance qu'inspirait a. l'extérieUr
cet état des chosK) écartait les capitaux (Strangers, qui au-
raient pu, par des entreprises d'utilité generale, contribuer
puissamment a notre progrés.
Rien de plus triste, en effet, que de mettre en regard les
actes prétentieux qui ont absorbé le temps de nos legis-

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lateurs et de nos gouvernants avec l'absence des premiers


elements qui assurent le bien-Ctre des nations. Notre in-
dustrie languit dans les langes de la vieille routine, les com-
munications sont difficiles, dispendieuses, souvent interrOm-
pues tout-A-fait par le mauvais kat des routes en l'absence
des ponts, les frais de production enormes, faute d'agents
naturels et mécaniques, l'interet de l'argent exorbitant, l'in-
curie la plus complete dans tout ce qui concerne le bon
ordre, la salubrité et la silreté dans les provinces ; en un
mot, les plus simples notions sur les premiers besoins de la
civilisation abandonnées pour des rêves d'une imagination
déreglée et des singeries puériles.
Au milieu de pareilles malheureuses conjonctures et en
vue du progrés qui se realise partout autour de nous, toute
concurrence nous est interdite et nous nous trouvons con-
damnés A rétrograder relativement tons les jours, au lieu
d'avancer. C'est que nous avons pris le contrepied du pro-
grés : les nations qui savent s'organiser et asseoir Bur des
bases solides leur edifice social commencent par procurer aux
populations les moyens d'augmenter leur prospérité et leur
demandent ensuite de quoi parer aux besoins croissants
d'une complete organisation. Nous avons procédé A edifier
par les combles et nous sommes étonnés que notre edifice
ne puisse pas s'élever !
La fievre de popularité qui dévorait les ministres éphé-
meres qui se sont succédé leur a inspire de ces réformes qui
produisent un certain éclat, mais Rs ne se sont jamais embar-
rasses de la disponibilit4 des ressources, ni du fardeau qu'ils
leguaient a leurs successeurs. Ces réformes, dans le Bens
d'un libéralisme intempestif, encourageant une licence qu'on
n'avait garde de refréner, out fait faire a la demagogic des
progrés journaliers, qui ne peuvent plus 'etre arrêtés : Pin-
struction publique, confiée en general A de jeunes têtes exal-
tees, prepare la nouvelle generation A leur image et inspire
tous les jours l'esprit de subversion a det4 'Ames qui s'en im-
pregnent d'autant plus facilement qu'elles n'emportent des
écoles, en grande partie, que la présomption de l'ignorance.
Le prince a eu, de son eke, le tort de se retrancher der-
riere la constitutionnalité et de laisser agir ses ministres
24

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370
chacun a sa guise. La direction supreme, qui n'est pas in-
compatible avec le droll constitutionnel, a fait défaut d'une
manière frappante. Dans les mesures d'une haute importance,
il est indispensable que l'équilibre soit maintenu par le chef
de l'état. La rigueur de la légalité ne pent aller jusqu'à
astreindre le prince a devenir l'organe passif de ses diffé-
rents ministéres et a revêtir, a tour de role, du sceau de sa
sanction tel acte, révoqué le lendemain par l'autorité de la
meme sanction. C'etait la évidemment une consequence du
défaut, signal() M.*, de tout système arrêté, a moins que ce
ne fat un parti pris de faire palper les inconvénients du pur
constitutionnalisme, invoqué obstinément de tons côtés comma
l'unique garantie de l'ordre, de la légalité et du progrés. Le
prince se plaisait d'ailleurs it une pareille tactique ; il en
agissait ainsi avec les ministres de son choix, qu'il ne man-
quait pas de désavoner et de vilipender, toutes les fois qu'il
avait intérOt a dépopulariser tel individu qui, avant d'être
investi du pouvoir, avait acquis, par sea excentricités patrio-
tiques, un prestige de popularité. II faut convenir que cette
manoeuvre lui réussissait, mais hi aliénait successivement
tons les partis.
Il n'y a pas de terme de mépris que le prince n'ait de-
verse sur Kogalnitchano, aussi longtemps que celui-ci avait
occupé le poste de président du conseil. Le ministre s'en
vengeait, en affeetant une arrogance fort peu democratique
et en exerçant une rigueur qui souleva contre lui une repro-
bation unanime. Mais ces réprobations, qui terrassent ailleurs
un individu jusqu'à l'empêcher de j3e relever, ne sont que
passagéres parmi nous : on dénigre, on persifle l'homme au
pouvoir ; mais une fois rentre dans la vie privée, pourvu gull
ait arboré le drapeau de l'opposition, pourvu qu'il attaque
le gouvernement dans ses écrits et dans ses discours, qu'il
professe des doctrines révolutionnaires, il a bientôt regagné
tout son prestige.
Kogalnitchano est un homme d'esprit, pourvu de lumiéres
et possédant le talent oratoire ; infatigable a la poursuite de
ses fins, habil° a la riposte, plein de presence d'esprit, c'est
surtout a la tribune de l'assemblée qu'il a fondé son piéde-
stal; en revanche, il est sophiste effronté, brouillon danp les

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371
affaires, charlatan politique et posséde an fond de mechancet6
qui le pousse a se distinguer par un penchant a faire le mal
pour l'amour du mal lui-même.
En prenant le pouvoir, Kogalnitchano s'est attaché a com-
poser le conseil de gens nuls, instruments dociles de ses vo-
lontes ; c'était lui qui donnait la direction a tons les départe-
ments. Son ministére fut signalé par une fouls de coups
hardis, d'ordonnances arbitraires, de mesures extralégales,
qui suscitaient des clameurs même dans la presse qui était
l'organe de son parti. II ne négligeait aucune occasion d'hu-
milier les personnes qui, par leur position, avaient occupé
les premiers rangs dans la société, et il montrait plus d'arro-
gance, plus de rigueur, plus de mépris que ne l'ont jamais
fait les aristocrates qu'il combattait a outrance. Son effron-
terie était poussée jusqu'à incriminer plus tard, du haut de
la tribune, le gouvernement pour des actes illégaux qui
avaient émané de son ministére. Ayant toujours déclamé en
faveur de la liberté de la presse, ii réduisit pendant son
ministére an silence toute la presse rnoldave par des ri-
gneurs exceptionnelles ; défenseur outré des droits du corps
législatif, promoteur de Particle qui stipule l'inviolabilité des
députés durant la session, il fit arréter sans avoir sollicité
l'autorisation de Passemblée et sous de vagues accusations
le métropolitain de Moldavie, president de la chambre, sans
se soucier du caractere sacré dont il etait revêtu a ce double
titre, et l'exila ignominieusement, en attendant qu'il fat jug&
II avait hate de laisser vacant le siege métropolitain, afin de
parvenir, pendant qu'il était au pouvoir, k remettre la direc-
tion pastorale du pays entre les mains d'un chef spirituel
que son parti avait choisi comme candidat I la métropole.
II disposait de l'administration par les agents du pouvoir,
en faisant occuper par ses creatures toutes les places sub-
alternes, celles surtout qui étaient en contact immédiat avec
les paysans ; II disposait de l'éducation publique et choisissait
les professeurs parmi les jetmes gens qui partagealent ses
idées subversives ; ii s'ingéniait, par la presse, dont il dis-
posait exclusivement, et par ses agents patents ou secrets, I
pervertir l'esprit du peuple paisible et it le surexciter contre
les propriétaires et la classe des boyards, qui n'existait plus.
2 4*

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812
Pour completer son ceuvre de bouleversement social, ii lui
fallait le clerge, et le métropolitain devint sa victime.
Tous ces faits cependant ne manquerent pas de répandre
l'inquiétude et l'alarme et de souleyer un mécontentement
et un cri d'indignation general. Tout le monde était d'accord
pour presser le terme de ce pouvoir :nalfaisant et mal in-
tentionné. II succomba bientôt devant l'animadversion publi-
que et un vote de blame de Passemblée.
Pano, une autre idole de popularite, succéda a Kogal-
nitchano et, des le debut, révoqua toutes les mesures de
rigueur prises contra le métropolitain. Pano n'avait pas
les Wants de Kogalnitchano, mais ii péchait par un exces
de suffisance et un désir effréné de popularité. Ii n'a pas
montré pendant son ministere une grande aptitude dans la
gestion des affaires ; voyant avec beaucoup de peine qu'il
perdait dans l'opinion, ii prit a Cache, pour se soutenir, de
.faire le courtisan, jusqu'a négliger le soin de son départe-
ment. Comme ministre, ses actes pécherent souvent par de
fausses directions ; comme orateur, II tombait dans la decla-
mation, faisait résonner bien haut des phrases ronflantes
qui lui attiraient les applaudissements des tribunes, maia on
aurait cherche vainement dans see discours, ordinairement
prémédités, de la substance, de Pa propos et des arguments
concluants.

LXIV.

En Valachie, c'était encore le parti radical qui se trouvait


au pouvoir. Ce n'est pas sans doute par une predilection pour
les doctrines de ce parti que le prince lui avait confie la
direction des affaires; ii ne faisait que l'opposer comme un
épouvantail au parti mode:* qu'il avait lieu de croire hostile
b. sa personne : telle est du moins la conviction qu'on avait
fait pénétrer dans son esprit. Si son but ne fut autre que
d'épouvanter les conservateurs, ii y réussit parfaitement.
Malgré la retenue a laquelle ii astreignait son ministere
qui ne brillait d'ailleurs que par une complete nullité, asso-

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373
cide A un radicalisme irrellechi les actes de ce dernier,
la licence de la presse qui lui était favorable, les discours
incendiaires prononces dans des meetings nombreux terms
en plein air, les allures des comités révolutionnaires qui re-
cevaient le mot d'ordre de Bucarest, tout cela conduisit le
pays au bord du precipice et *audit la terreur a tel point,
que chacun a Bucarest, se croyant au moment d'une sou-
daine levee des masses, ne sortait de chez lui que muni d'ar-
mes defensives.
Le prince fut assailli de representations et les consuls des
puissances garantes insistérent particulièrement pour qu'il
mit un terme a cet état des choses voisin de l'anarchie et de
la sedition ; ils parvinrent A le rapatrier avec le parti con-
servateur et le nouveau ministére fut compose des membres
les plus influents de ce parti. Le chef du cabinet, Barbo
Catargi, s'il n'a pu, au milieu des controverses oiseuses et
sans cease renaissantes, donner de l'impulsion au progres
de notre organisation, ni améliorer la situation, a su du
mains tenir tete vigoureusement au parti extreme, jusqu'a
faire le sacrifice de sa vie, tranchée par la main d'un assas-
sin. Aprés la mort de cet homme influent --- auquel on n'at-
tribuait pas cependant de grands talents administratifs, le
ministere dont il avait &é le chef fut disloque petit a petit.
Celui qui lui succeda fut un rapiècement force d'une nuance
plus libérale ; mais lea personnes dont il est compose, sans
beaucoup de poids individuel, ne sauraient non plus exercer
collectivement, si je ne me trompe, aucune influence sur une
assemblée composée d'éléments également hostiles et dont
une partie rave le retour de 1848 et l'autre celui d'un des
princes déchus.
Telle est la situation au moment oft j ' ecris ces lignes. Quand
j'y reflechis, je sons ma main s'arrêter par un scrupule qui
me fait douter si une couleur sombre de pessimisme ne dé-
teint pas sur ma plume lorsqu'elle en retrace le tableau ;
mais comma, en interrogeant ma conscience, je n'y trouve
aucun reproche ni de prevention, ni d'arriere-pensée, je me
borne A confier au papier mes impressions, telles que je les
perçois dans l'étroit horizon de ma retraite, sans trop m'ap-
pesantir sur la recherche des causes compliquées qui ont

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374
conduit a des résultats patents et incontestables. Or, voici
ce que me signale la simple contemplation des faits. Les
finances obérées d'un enorme deficit et dans le plus grand
chaos ; aucune perspective d'équilibrer le budget, si ce n'est
la pire de toutes : le recours aux imp8ts et aux emprunts ;
une gene generale pesant sur toutes les classes de la popu-
lation ; aucune mesure de nature a stimuler l'industrie, i
améliorer le sort des habitants qui, de tous les bienfaits que
devait entralner le nouveau regime, n'en ont ressenti qua les
charges. Quint h l'état moral du pays, on le voit en butte
a une lutte acharnée, en presence de laquelle l'esprit public
se pervertit de plus en plus. Les hommes de toutes les con-
leurs, mécontents et particulièrement hostiles a la personne
du prince, qui n'a favorisé les vues d'aucun d'eux, qui, fidéle
h son systeme de bascule, n'a fait que ménager jusqu'it pre-
sent les partis opposes, en n'usant que de denti-mesures. La
Moldavie entière sauffrant de l'abandon dans lequel elle a
&é laissée par suite d'une union qui, en réalité, n'est qu'une
annexion et un anéantissement de son entité, faute de pre-
cautions pour lui rendre ce sacrifice moins sensible : telle
est la situation, qui n'est temper& par le moindre espoir
d'amélioration et qui ne saurait se résoudre que soit par un
coup d'etat dictatorial, soit par une catastrophe et une in-
tervention, deux extrémités également funestes aux Ebert&
et h l'autonomie dont nous n'avons pas su tirer parti jusqul
ce moment.
Comment avons-nous entendu, en general, ces Ebert& et
comment en avons-nous use? Cette investigation suffira pour
expliquer le mal de notre situation. A la liberté, comme a
l'autonomie, nous avons donne un sens illimité ; nous nous
sommes cru tout permis, nous avons secoué tout frein et
nous avons fait consister l'indépendance de nos opinions a
denigrer et a ravaler l'autorité, a persifler et a diffamer tout
ce qui nous avait paru supérieur sous un rapport quelcon-
que. Dans notre ignorance de la veritable acception du pa-
triotisme, plus nous avons donne dans ces travers, plus nous
nous sommes crus patriotes. Nulls part d'ailleurs, sans en
excepter les antiques et héroIques cites de Rome et d'Athe-
nes, il n'a 60 fait un usage aussi frequent et aussi ablisif

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375
des mots nation et patriotisme : tel qui n'a jamais rendu
le moindre service a sa patrie, tel autre dont le passé est
entaché d'actes infamants et ceux-li principalement ne
manquent pas d'avoir recours au patriotisme recoivent
l'apothéose des journaux libéraux pour avoir applaudi nos
Marat et nos Danton et fait parade de principes revolution-
naires. On ne trouve pas une rue dans une vile quelconque
sans y rencontrer des hotels et des casinos nationaux, des
pharmacies, des magasins de tabac, des confiseries, des
gainguettes, tout cela décoré du titre national. Le désceuvre-
ment, qui est la plaie générale de notre société, a absorbé
le COO qui pourrait être utile de nos facultés et enfanté les
passions et les ridicules qui en sont la suite. La famine, qui
est le fondement et le pivot de la société, en est aussi le mi-
roir. Pourrions-nous dire gull y ait eu progrés sous ce rap-
port? Je serais porte a penser tout le contraire : le reliche-
ment des liens de famine, associé a l'idée d'ime liberté
mal congue, a progressé avec plus d'audace et moins de re-
tenue. Les exemples que nous avons sous les yeux, fussent-
ils des exceptions, sont néanmoins tenement nombreux, gulls
suffisent pour condamner nos mceurs et nos lois qui les
tolérent.
Je ne saurais rejeter sur le prince seul la responsabiité
de cet kat des choses. Nous voyons que les plus grands
hommes d'etat sont sujets a se fourvoyer dans de pareilles
circonstances et au milieu des embarras dont il s'est trouvé
entouré. Les esprits, travaillés de longue date par une presse
licencieuse et par les instigations des agitateurs, se débat-
tent dans des aspirations impossibles a réaliser, i moins de
bouleverser les bases de la sociéte. Ce qu'on ne cesse d'avoir
en vue c'est l'affaiblissement de l'autorité, la déconsidération
de tout agent du pouvoir, la pression et l'ascendant de la
populace sur un gonvernement dépouillé de tout prestige
moral : telle est la mission exercée quotidiennement par la
presse libérale ; la tribune n'est devenue qu'une aréne on les
différents partis se coalisent pour renverser le ministére axis-
taut, quel qu'il soit, on les moindres actes du gouvernement
donnent lieu a d'interminables interpellations et oft l'on voit
des sessions entières s'écouler dans de vaines disputes, sans

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376
aucun souci des véritables besoins et des intérêts du pays.
Les frequents remaniements de cabinet empêchent toute suite
dans les affaires et font avorter les meilleures mesures, faute
de preparation convenable. C'est ainsi que l'union tant de-
siree fut réalisée sans aucun ménagement prealable pour les
intérêts de la Moldavie et qu'une concentration précipitée et
pent-etre exagérée des pouvoirs vint completer l'absorption
de cette partie de la principauté par l'autre et justifier les
arguments des separatistes, relates dans un mémoire que
j'ai redige en 1857.1 11 n'y a, apres cela, rien d'étonnant
si tons les gens paisibles et bien-pensants aspirent a un
revirement, avoir le caractere d'un coup d'etat.
Jetons maintenant un coup d'ceil rétrospectif sur ce qui
m'est personnel.

LXV.

Le prince Couza, ainsi qu'il a &é dit, me temoignait beau-


coup de bonne voloité ; mes relations avec son pére, basées
sur une estime mutuelle, se continuerent avec le fils et ne
trouvérent pas le prince oublieux sous ce rapport. Je ré-
pugnais a prendre du service; je n'avais pas été prepare
d'ailleurs a la carriere parlementaire et ne me sentais pas
apte y figurer convenablement. Cependant, me trouvant
établi a Focsani, on non loin de cette vile, j'ambitionnai
de me rendre encore utile A, la chose publique, en prenant
part aux travaux importants de la commission centrale. Je
voyais en perspective un vaste champ ouvert a Vceuvre de
l' organisation et ma participation A toutes les précédentes
legislations, les actes que j'en conservai et mon assiduité
toujonrs infatigable pour le travail de cabinet m'inspirerent
la confiance que mes services comme membre de ce corps
auraient autant d'efficacité pour l'intérêt public que d'agré-
ment pour moi.

1. Voir chap. LVI, appendice II : Sur la question de l'union des prinei-


pautks.

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377
Le prince vint au-devant de mes desire : non seulement II
m'en fit la proposition, mais ii exigea que je ne fusse nommd
que par lui et non par l'assemblée; ii alla méme jusqu'à me
consulter sur le choix des autres membres a sa nomination.
Dans cet intervalle, un de mes collégues a l'assemblée m'en-
gagea de joindre ma signature a une proposition, dont II prit
l'initiative, afin de signaler qu'un projet financier avait été
indfiment mis en application avant d'avoir été soumis a la
commission centrale, ainsi que l'exigeait l'art. 37 de la con-
vention ; le ministére attribua une intention de blame a cette
proposition et le prince m'en garda raneune, sans que see
maniéres envers moi aient subi aucun changement apparent.
II s'ensuivit que, maIgré les representations, tant officielles
qu'officieuses, des ministres qui succédérent au premier ca-
binet, il me fut rapporté qu'il s'était obstiné a ne pas me
nommer.
Le choix de l'assemblée avait precede celui du prince. Je
n'avais pas brigué le choix de mes collégues, aprés les assu-
rances qui m'avaient éte données par lui ; cependant, quel-
ques circonstances fortuites empêchérent seules que je ne
fusse emu par la chambre. L!élection survint inopinément,
sans qu'elle ffit mise au préalable a l'ordre du jour et pen-
dant une seance a laquelle ni moi ni plusieurs de mes amis
n'avions pas assisté ; je ne manquai néanmoins la majorité
que d'une voix, et encore un de mes collegues m'avoua-t-il
le jour memo que, voulant voter pour moi, il avait laissé
par mégarde échapper la bille noire dans l'urne.
Je me retirai A la campagne et fus témoin éloigné des On-
cubrations de la premiere session de la commission centrale,
consacree toute entidre a l'enfantement d'une constitution
des plus dchevelées. La coalition qui devait plus tard jeter
son masque a l'assemblee commengait déja, a essayer ses
premiers pas dans la lice restreinte qui lui avait éte ouverte:
les radicaux de la commission s'étaient donnd Ia main avec
certains conservateurs, qui étaient loin de partager leurs
doctrines, mais se plaisaient ndanmoins a rendre le gouverne-
ment du prince Couza impossible, a l'entourer d'embarras
insurmontables, a l'asservir, en nu mot, aux machinations
du premier demagogue, du premier ambitieux.

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11 me suffira d'extraire de ce projet de constitution quel-
ques articles, dont la portée ne saurait encore etre suffisam-
meat calculée, si elle n'est appliquée a nos nueurs et a notre
état social et moral. En voici le debut :
«Au nom de la fres salute Trinite !
«La nation roumaine des principautés-unies proclame,
)par ses organes légitimes et en vertu de sa souveraineté
)et de son autonomie, la constitution qui suit.)
C'était pour la premiere fois que, dans un pays gouverne
monarchiquement et dont les représentants électifs étaient
issus d'un suffrage éminemment restreint, on entendait pro-
darner la souveraineté de la nation. Poursuivons :
«Art. 22. L'enseignement est libre . . . Quiconque jouit de
)ses droits civils et offre les garanties susmentionnées (de
)capacité et de moralite) est libre d'ouvrir un institut d'en-
Dseignement.
«Art. 25. Les Roumains ont le droit de se réuair, sans
)armes, dans les maisons, pour traiter de questions poli-
tiques.
«Les reunions en dehors des maisons, en conformité des
)lois qui régleront ce droit, resteront assujetties aux lois de
)police.
«Les Roumains ont e droit de s'associer, sans qu'aucune
mesure preventive y puisse mettre obstacle.
«Art. 26. Chacun a le droit d'adresser aux autorités des
)pétitions signées d'une ou de plusieurs personnes.
«Art. 27. Chacun a le droit, sous sa responsabilité pré-
)vue par la loi et sans autorisation préalable, de poursuivre
zdevant les tribmaux les fonctionnaires publics pour les
zactes commis dans l'exercice de leurs fonctions.z.
Il est a remarquer que ce n'est point de plaintes pour
lesions gull s'agit, mais bien de la censure de tout acte pu-
blic dévolue au premier venu indistinctement.
(Art. 30. Tous les pouvoirs de mat émanent de la nation
)romnaine des principautés-unies.
4 Art.61 . Si Passemblée n'est pas convoquée, conformérnent
'b. l'art. 42 de la constitution, pour le premier dimanche du

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' 379
,mois de dkembre de chaque =née, elle se réunit de son
)chef au jour indiqué.
«En cas de dissolution de l'assemblée, si, dans les trois
D mois, il n'en est pas convoqué une nouvelle, les membres
D de l'assemblée dissoute se rgunissent It l'expiration du terme
)précité et constituent la représentation légale du pays.
«Art. 69. L'assemblée a le droit d'enquete.
«Art. 76. Lorsqu'il s'agira d'un grand intérêt national,
zou en cm de force majeure, l'assemblge est libre de se re-
)tozir partout oh elle le jugera a propos.)
Enfin, aprés d'autres dispositions analogues, que je m'abs-
tiens de noter, cet acte se termine par la declaration sui-
vante :
e La présente constitution est placée sous la sauvegarde
1. et la défense de toute la nation roumaine.
Et c'est malgre une majorité conservatrice que de pareils
principes ont &é proclames par le pouvoir pondérateur de
l'état !
On voit par la que les demagogues, qui comptaient sur
l'ascendant de leurs talents parlementaires et de leur popu-
larité, et les ambitieux, qui ne tendaient qu'a multiplier les
ressorts de l'intrigue, s'étaient donne la main, pour attribuer
it l'assemblée la souveraineté absolue et 'Quire le prince
et tons les autres pouvoirs a l'état d'autant de panting dont
is tiendraient les fils.
J'eus l'occasion, dans le courant de l'année, de m'entre-
tenir avec le prince sur cette ceuvre de la commission ; il en
était furieux et m'assura qu'elle ne verrait jamais le jour.
C'est néanmoins de cette combinaison originelle, dont les
ramifications furent développées par trois années d'efforts
assidus d'une coalition disciplinée, que nacquit l'état critique
de la situation actuelle.
Le but de cette coalition permanente des partis extremes
n'est que le renversement du prince Couza ; le moyen em-
ploye a cette fin est l'extension des libertés sans frein,
propres a neutraliser toute action du gouvernement, a le re-
(hire a néant et a le mettre a la merci des masses travaillées
par la démagogie. Je conçois encore que les purs conserva-

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teurs et les modérés, qui sont en majorité dans l'assemblée
et dans le pays, sans parler du peuple proprement dit,
qui ne fait pas encore de politique, sacrifient momentane-
ment les principes dont ils sont imbus pour obtenir l'allianoe
du parti extreme, qu'ils ont jusque-la combattu h outrance;
mais ce que je ne saurais concevoir c'est qu'ils se résignent
h appuyer les plus grandes excentricités du liberalisme, sans
songer que chaque ponce de terrain cédé hleurs antagonistes
naturels no peut plus se regagner que par des luttes in-
testines ou par des coups d'estat ; que tout gouvernement ré-
gulier, gull s'agirait de faire succéder a celui qu'on pretend
renverser, se trouvera par la, frappe d'avance d'inanité, a
moins gull ne tombe entre les mains des socialistes qui, a
la faveur de la maxime du salut public, ne manqueront pas
d'exercer l'arbitraire et la dictature la plus tyranffique ; ce
que je ne congois pas enfin c'est que les deux partis coalises
puissent croire que, le lendemain du jour oil Hs parvien-
draient h atteindre leur but, ils pourraient encore se trouver
en communauté d'opinions, de vues et d'aspirations. Cela est
de toute impossibilité : le moment qui marquerait le succés
de la coalition sera, a coup silr, le signal de la scission et
celui de luttes acharnées, de symptemes d'anarchie et de
desordre, qui aboutiront ou au triomphe du radicalisme ou
a, line intervention étrangere.

LXVI.

Dans cet intervalle, le prince, revenu d'une injuste pre-


vention a mon égard, me témoigna dii repentir de s'etre re-
fuse h, ma nomination a la commission centrale, en m'avouant
qu'il avait pousse trop loin la suseeptibilité. .

Cependant, avant la fin de l'année, l'assemblée ayant éte


dissoute, je fus pour la seconde fois elu depute par le memo
college. Les circonstances dans lesquelles je me trouvais ne
me permettaient pas de me déplacer ; aussi étais-je réduit h
renoneer h, mon mandat, si je n'étais pas (Mu a la commission.

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La session ayant été ouverte, je ne me pressai pas de partir
et j'écrivis au president pour demander un congé de quinze
jours, espérant que dans cet intervalle le choix des commis-
sions aurait lieu. Les operations préliminaires de l'assemblée
ayant pris plus de temps que je ne l'avais suppose, mon congé
se trouva expire avant gull ne fitt procédé ce choix; des
Mrs, je ne pouvais plus, sans manquer a mes devoirs, re-
tarder mon depart. Je m'y appretais, lorsqu'une dépeche du
president de la chambre vint me notifier mon election comme
membre de la commission centrale ; elle était datée du
22 mars, mais la commission ne put onvrir ses seances que
vers la mi-avril.
Voici les membres dont la commission centrale etait corn-
posée a son second debut. Je me borne a les caractériser
sous le rapport de leur utilite dans l'accomplissement de leur
mission.
Les quatre élus de l'assemblée valaque :
1. Arsaki. Vieilard d'une grande experience, éclairé, ac-
tif, énergique, travailleur, conciliant dans les affaires, esti-
mable sous tons les rapports.
2. Bralla Esprit éclairé, surtout en fait de legislation judi-
ciaire, bon trivailleur, mais exclusif dans ses principes, incisif
dans ses discours, enteté au dernier point, souvent intraitable.
3. Jean Cantacuzene. Jenne homme d'un esprit cultive,
d'une grande rectitude de jugement, taciturne, penseur, ca-
pable de travailler.
4. Theodore Bratiano. Homme simple, rachetant le défaut
de toute instruction par un grog bon setts, nul au travail.
Les quatre élus de l'assemblée moldave :
5. Alexandre Morouzi (de Pékia). Esprit vif, enjoué, avec
du penchant au sarcasme et a l'épigramme, possédant des
notions sur les principes de legislation, mais enclin au para-
doxe, difficile k démordre de la fausse direction donnée a une
idée et poussant son argumentation jusqu'a l'absurde. Ses
travaux se ressentent des qualités susmentionnées.
6. J. Docan. Doué de beaucoup de bon sens, raisonnant
d'une maniere claire et Bolide, mais incapable de travailler
de lui-meme. Ii s'est signalé du reste par de fréquentes et
longues absences.

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382
7. D. Dascalesco. Possedant un peu de littérature, versi-
ficateur, mais sans instruction solide, tenace dans la contro-
verse, pen apte a suivre les deliberations de la commission
a cause de l'infirmité de son oule, n'assistant que par acquit
de conscience aux seances, sans y prendre part le plus sou-
vent ; nul au travail de législateur.
8. Le quatrieme enfin c'était moi.
Membres valaques élus par le prince :
9. Etienne Golesco. Du parti démagogique, d'un esprit
borne, nul au travail.
10. Anghelesco. Dans les limites d'un bon Bens pratique,
il avait acquis l'expérience des affaires locales dans l'exercice
de fonctions subalternes. Nul au travail, ne prenant pas part
a la discussion et votant ordinairement avec Golesco.
11. Alexandresco. Poeta estime, mais n'ayant pas eu l'oc-
casion de faire preuve de ses qualités, vu le derangement
subit de sa raison. Il fut remplace par Gregoire Argyro-
poulo, homme borne, du parti démagogique, peu apte au
travail.
12. Predesco. Ayant fait quelques etudes et exerce des
fonctions judiciaires, il possédait quelques notions vagues
de legislation ; done d'une extreme indolence, aimant par-
dessus tout ses aises et le far-niente, il &aft nul au travail
et votait ordinairement avec le parti démagogique.
Membres moldaves nommes par le prince :
13. Le docteur Steege. Possedant une instruction solide
et des connaissances variées, complétant assidliment par
l'étude les notions qui lui manquaient ; un des meilleurs tra-
vailleurs de la commission, approfondissant consciencieuse-
ment la matters qu'il traitait et, par cette raison, un pen lent
dans la redaction ; parlant logiquement, avec suite et in-
telligence, quoiqu'avec une certaine tergiversation ; un des
membres enfin les plus distingués de la commission sous tons
les rapports.
14. Al. Tériaki. Ayant fait des etudes de droit et acquis
quelque pratique dans les affaires, il s'est montre habile dis-
coureur, mais vif, susceptible, prompt a rompre en visiere ;
capable de travailler, mais paresseux et fort souvent absent
de la séance. A part quelques redactions d'apparat, qui lui

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ont été confiées, aucun travail important n'est sorti de sa
plume.
15. Malinesco. Demagogue outré, possedant jusqu'a un
certain degré des lumiisres puisées dans les livres qu'il coin-
pulsait et dans la pratique du journalisme ; discoureur fé-
cond, mais sophistique, ii discutait surtout longuement et
avec chaleur les questions oil ses doctrines étaient en jeu.
Rien néanmoins n'est sorti de sa plume dans tout le cours
des travaux de la commission.
16. N. Catargi. Dépourvu d'instruction, nul au travail.
On voit par cette rapide esquisse que le choix des membres
de la commission avait eté dicté par des considerations pure-
ment politiques, plutôt que par le désir de faciliter neuvre
de l'organisation et de rendre les travaux de la commission
fructueux.
Les assemblees ayant, en grande partie, fait election de
conservateurs ou de modérés, le prince, suivant son sys-
tale de predilection, choisit ses membres dans le camp
oppose, sans s'inquiéter de leur capacité : sur seize membres,
ii y en avait, comme on l'a vu, sept qui professaient des prin-
cipes modérés, It pen prés autant qui patronnaient les doctri-
nes radicales, les autres penchaient plutôt. vers les idees
libérales, sans etre engages péremptoirement avec le parti
extreme; quant a moi, j'ai tenu a conserver mon indépendance
et je votai tantOt avec les uns, tantôt avec les autres, selon
que ma conscience et mon appreciation me le suggéraient.
II résulta done du principe qui avait preside au choix des
membres de la commission qu'elle ne pouvait compter que
cinq travailleurs véritables, qui avaient pris leur tache au
sérieux et qui se trouvérent charges de tout le fardean des
projets les plus delicate et les plus laborieux. C'étaient
Steege, Arsaki, Brallol, Morouzi et moi; le reste était com-
pose de sept nullités absolues et de quatre derniers mem-
bres qui auraient eté peut-être capables de prêter un con-
cours plus efficace a l'oeuvre commune, s'ils n'avaient &I)
domines par rinsouciance, la paresse et le soin de leurs in-
terets personnels.
On ne doit pas s'étonner si la commission n'a pas répon-
du tout-a-fait a l'attente publique. Ses travaux auraient été

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bien plus vastes, plus feconds et plus utiles, si le nombre
des bons travailleurs s'était trouve du moins en majorité, si
le bureau lui-même, chargé de diriger les travaux, avait en
la conscience de ses devoirs. Sentant tout l'intérêt qu'il y
avait a classifier les divers projets d'organisation d'après
leur importance et de procMer méthodiquement a leur ela-
boration, j'avais fait a plusieurs reprises la proposition de
charger un comité special de cette classification ; rien n'a
abouti. On passait le temps a discuter longuement des pro-
jets de minima importance, d'un intérêt tout-a-fait secondaire
et qui, proposes isolément, sans connexion avec les insti-
tutions qui devaient servir de base a l'édifice social, ne con-
tribuaient aucunement a avancer new/re de l'organisation.
Cependant, dans l'intervalle de deux ans, plus de soixante-
dix projets ont émané de la commission. Pour mon compte,
j'ai fait partie de quarante eomités spéciaux, qui se sont oc-
cupés particuliérement des matiéres les plus importantes,
telles que : les projets financiers on la repartition des con-
tributions sur de nouvelles bases, l'unification du cours des
monnaies, les institutions de credit, la legislation, l'industrie,
la question rurale etc.
Plusieurs autres projets et propositions élaborés par moi
n'ont pu voir le jour, par la difficulté qu'il y avait a reunir
les comités auxquels ils étaient recommandés ; tels sont: les
projets relatifs aux encouragements a accorder a l'industrie,
a la liberté individuelle, a la responsabilité ministérielle, is
l'organisation judiciaire, a la procedure administrative, aux
conventions matrimoniales, au service de la gendarmerie etc.
En effet, dans les derniers temps, l'indifférence avait tel-
lement gagné une grande partie des membres de la com-
mission, que nous avions de la peine a nous maintenir au
nombre de neuf, nombre strictement nécessaire a la tenue
des seances, et qua les comités s'en trouvaient paralysés et
ne pouvaient se réunir pour délibérer ; aussi le dernier se-
mestre de l'année 1861 a-t-il été presque sterile : l'ineptie
du bureau, le désordre de la chancellerie, vu l'absence, pour
une cause ou pour une autre, des secrétaires, qui auraient
pu veiller plus efficacement a la marche réguliére des affaires,
y ont beaucoup contribué de leur 6;0.

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LXVII.

Des la premiere reunion de la commission, le parti con-


servateur, et notamment les membres envoyés par l'assem-
blée valaque, out voulu me porter a, la présidence ; je decli-
nai cet honneur, certain que mon nom ne rétmirait pas la
majorité, par la raison que le parti demagogique était dé-
terminé it voter pour Golesco et que le prince avait fait la
memo recommandation a ceux qu'il avait nommés. Je ne
voulais pas done me poser comme candidat avec la certi-
tude d'un échec ; j'avas une autre raison pour cela : il me
repugnait de me charger, comme president, de la partie
matérielle et minutieuse de la surveillance des operations
bureaucratiques et d'y perdre un temps que j'aurais pu em-
ployer plus avantageusement. Je ne pus Mourner cependant
mes amis de leur intention ; ils me donnérent cinq voix. Goleseo
en eut onze, y compris la mienne, car je tenais a montrer que
je n'avais pas accepté la lutte.
Le 24 janvier 1862 l'union des principautés fut accomplie
par la fusion des ministeres en un seul et celle des deux
assemblées en un corps. La commission se trouva des lore
dans un grand embarras. Les radicaux, soutenant que l'ini-
tiative de la commission était dévolue naturellement I l'as-
semblée elective, étaient d'avis que ce corps intermédiaire
n'avait plus sa raison d'être et cessait d'exister de droit et
de fait ; la commission, d'accord avec le prince, avait vote
un projet d'institution d'un conseil d'etat, qui hériterait de
see attributions, de maniere a ce qu'il n'y etit pas d'inter-
ruption dans l'exereice des pouvoirs que la convention lui
avait déférés. Cette situation neanmoins finit par embarras-
ser tout le monde et personne ne savait comment en sortir :
le prince ne pouvait prendre sur lui de dissoudre la com-
mission; l'assemblée ne rappelait pas les membres qu'elle
y avait envoyés; la commission, malgré quelques defections,
comptait encore neuf membres et croyait se mettre en con-
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386
tradiction avec ses precedents, si elle pronongait elle-même
sa dissolution avant d'être a memo de léguer ses pouvoirs
a un autre corps. C'était la une situation fort perplexe : l'ab-
sence fortuite on intentionnelle d'un seul membre l'aurait
paralysée de fait, sans qu'elle ftit dissoute de droit ; pour
surcroit de désagrément, elle s'est trouvée expos& au re-
proche insidieux de n'avoir en vue que la prolongation de
la perception de ses appointements. Enfin, un vote de l'as-
semblée, sanctionné par le prince le 14 février et precede
de l'institution d'un comité provisoire de legislation, mit fin
a toutes ces contrariétés.
Dans l'impossibilité d'aller m'installer a Bncarest et
d'ailleurs la tournure des affaires ne m'offrant aucun attrait,
je me demis de mon mandat de depute avec l'intention ar-
rêtée de renoncer A la vie publique, que je n'étais plus de
force a exercer. Bien que j'éprouve encore le besoin de tra-
vailler dans mon cabinet, que j'y trouve même un agrement
et un aliment indispensable it mes facultés, mais le repos,
l'ordre, une vie régulière de quietude sont devenus pour
moi une condition impérieuse de mon existence et je suis con-
vaincu gull suffirait de quelques jours pour ruiner ma sauté,
si j'étais astreint a un travail force, obligatoire, indépendant
de ma volonté et m'obligeant, pour ainsi dire, a une servi-
tude et a une irrégularité de regime insoutenable a l'avenir
pour moi.
Ce sont ces considerations et bien d'autres tout aussi
péremptoires qui me déterminérent it resister résoltiment
aux instances réitérées du prince et de plusieurs de mes
amis politiques pour que je prisse place au ministére. Mais
tout cela n'eftt pas existé, que je ne concevrais pas encore
la folie d'assumer le fardeau des affaires publiques pour être
le jonet éphémère des circonstances et des passions, sans
avoir la certitude d'éclaircir le chaos on l'on se plonge, ni
la satisfaction de compenser par le succès le sacrifice de
son repos, je dirai même de sa fortune, sans être enfin, par
un temperament a toute épreuve, fortement cuirassé contra
les insultes de la presse, les attaques immanquables de la
tribune, voire même contre le poignard des assassins.
Je trouve, dans un ouvrage qui merite d'être estimé, les

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paroles suivantes, sorties de la bonche d'un Opicuréen, il est
vrai, mais que tout homme sense, it moins d'être dévor6
d'une ambition aveugle, pent emprunter dans les conditions
actuelles, comme l'expression fidele de sa propre penge :
«Je me ris des débats si passionnés et si peu sages, dans
»lesquels je vois les autres s'engager, et j'aimerais mieux
»me faire chevalier errant comme Don Quichotte que de
,prendre part it la fureur des politiques. Maintenant que
vje contemple leur Mire de loin, je puis m'en moquer ; si
3.je m'y engageais, j'en serais blessé it mon tour. Je n'ai
»aucune envie de changer mon role de Démocrite contre
P celui de son rival. Je dors bien, pourquoi troublerais-je mon
zsommeil? je mange bien, pourquoi perdrais-je de plein gre
v mon appétit? je puis inviter chez moi ceux qui me plaisent,
"pourquoi me mettrais-je dans le cas d'être oblige Winviter
x,ceux qui ne me plaisent pas? enfin, pourquoi aigrirais-je
Dmon humeur, raccourcirais-je mes jours et deviendrais-je
t, du plus heureux des sages le plus miserable des fous?:.

go*

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Annexes it la denxieme partie.

(Page 351, note 1.)

N°. 1. Lettre du baron de Talleyrand-Perigord au


prince Nicolas Soutzo. Constantinople, 5 septembre 1856.

Mon prince,
J'ai rep avant-bier la lettre que vous m'avez fait l'hon-
neur de m'écrire le 14/26 add dernier, ainsi que les me-
moires qui y étaient joints. Je ne veux pas tarder plus long-
temps a vous remercier de cette intéressante communication,
a laquelle votre experience et la connaissance approfondie
que VOW avez des affaires de votre pays donnent tant de
prix a mes yeux. J'ai deja pu acquérir moi-même la con-
viction que vos savantes observations m'delaireront puissam-
ment sur l'état actuel de la Moldavie, comme sur l'étude des
bases de leur organisation future. .

La commission, tout entière réunie a Constantinople, y


séjournera moins longtemps qu'on ne pouvait s'y attendre;
j'ai lieu de croire, en outre, que les &mans de convocation
des Divans ad-hoc, prochainement expédies par la Porte,
ne contiendront pas les restrictions gull était question d'op-
poser a l'expression des vonx des populations roumaines.
J'espere, d'ailleurs, pouvoir aller bientet ii. Iassi exprimer
verbalement a vous et a M. votre fils toute ma gratitude pour
l'aimable empressement avec lequel vous avez bien voulu
vous rendre a mes desks.
Recevez, mon prince, l'assurance de ma haute consideration.
Constantinople, le 5 septembre 1856.
(signé) TALLEYRAND.

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389 _
(Page 352, note 1.)
N°. 2. Lettre du baron de Talleyrand-Périgord au
prince Nicolas Soutzo. Buca/rest, 3 septembre 1857.
Bucarest, le 3 septembre 1857.
Mon prince,
Je veux vous adresser mes remerchnents de la lettre que
vous m'avez fait l'honneur de m'écrire de Focsani. Je n'ai pas
besoin de vous dire que je l'ai lue et méditée avec tout lin-
Orel que m'inspire ce qui sort de votre plume et que plu-
sieurs des doutes et des apprehensions qui vous agitent se
sont déjà present& a mon esprit. Le mieux n'est l'ennemi
que du bien et le mediocre ne devrait jamais pouvoir s'en
passer. Ce n'est done pas sans crainte que j'attends nu-
verture du scrutin. Cependant, les conditions de la lutte me
paraissent au moins acceptables et sa statistique pourrait
mem donner bon espoir qu'elle s'engagera de façon a battre
en bréche rinfluence exclusive du gouvernement local. La
participation a reaction de tons ceux qui se sont abstenus
suffirait seule pour renverser les conditions du vote ; il faut
y ajouter la catégorie des nouveaux arrivants de par les ex-
plications donnees au calmacam de Valachie. Quelque re-
duit que sera leur nombre, il jettera cependant un element
nouveau dans la balance et nous devons nous attendre a nn
resultat peut-être meilleur, a coup stir different de celui
contre lequel nous avons protest& 11 m'ent ete bien
agréable de. pouvoir causer avec vous, mon prince, dans
des circonstances d'un si palpitant inter& et je suis an re-
gret que des convenances, que vous apprécierez, me fassent
remettre a plus tard un second voyage en Moldavie. J'attends
avec grande impatience que le moment propice vienne a se
presenter et je recueille jusque-là, avec une reconnaissance
réelle pour ceux qui veulent bien me les faire parvenir, les
details et les informations que mon éloignement m'empêche
de recueillir en personne. J'espere dans quelques jours etre
a memo de quitter le champ des hypotheses pour me saisir
d'une réalité quelconque. Ici nous arrivons seulement au
terme electoral, qui sera fixé, a moins d'un ordre imprévu, a
la premiere quinzaine de septembre.
Veuillez agreer, mon prince, l'expression de mes senti-
ments dévoués et de trés haute consideration.
(signé) TALLEYRAND.

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Troisième Partie : 1863-1865.

LXVIII.

Le coup d'etat.
1865.
La session de 1863-1864 a éte remplie par des travaux
auxquels elle n'avait pu se soustraire. Kogalnitchano, n'ayant
en vue que de la mettre dans son tort, en la poussant dans
ses derniers retranchements, lui avait offert en pature tons
les projets qu'elle avait inscrits dans son programme. Le
coup d'etat était de longue date prepare dans l'esprit du
prince et du premier ministre qu'il avait choisi pour l'ac-
complir ; II ne manquait que l'évidence du mauvais vouloir
de l'assemblée pour le justifier; elle s'y prêta avec toute la
maladresse dont elle fit constamment preuve dans ses re-
lations avec le gouvernement. La majorité modérde aurait
&é en effet maitresse de la situation et aurait fait prévaloir
sa politique, si, en abandonnant la chimére de la décheance
du prince, qui la maintenait dans une attitude militante et
une opposition systematique et inconsidérée, elle s'était eta-
thee a effacer les defiances qui l'éloignaient du pouvoir. Au
lieu de cela, elle mettait constamment le prince en demeure
de choisir son cabinet dans les range du parti dont les ten-
dances étaient incompatibles avec les principes qu'elle pro-
fessait et livrait ainsi le pays a la fougue insensée des in-
novateurs irréfléchis ou a l'impéritie des gens ineptes.

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Kogalnitchano avait mis, des le debut, l'assemblée au pied
du mur. Lin projet d'adresse dépassant en virulence celui
de ramie() dernière avait été soumis it la chambre; le mi-
nistre demanda que la deliberation en fflt remise a la fin des
travaux. cSi nous entrons, dit-il, dans la discussion de cette
adresse, tout notre temps sera absorbe par des débats pas-
sionnés et interminables et la session sera tout aussi sterile
que la précédente. Je vous soumets tons les projets que vous
avez exigés dans votre dernière adresse; je remplis vos vceux,
vous n'avez qu'à vous occuper de leur realisation. Vous aurez
tout le temps d'apprécier nos actes et d'y adapter votre con-
duite a notre egard. Si aprés cela vous nous jugez dignes de
blame, vous nous blamerez en connaissance de cause et il
appartiendra au prince de se decider entre la chambre et
son ministére.) Cette proposition, aussi logique qu'adroite,
fut adoptée, an grand déplaisir des chefs de l'opposition, qui
voulaient précipiter le dénofiment, mettre le gouvernement
dans l'impossibilité de fonctionner et, éventuellement, pro-
noncer memo la déchéance du prince.
Proclamer a tout propos la souveraineté de l'assemblée,
envahir les attributions du pouvoir exécutif et le tenir sous
tutelle, refuser le budget pour mettre le ministére en kat
de rebellion contre la légalité et lui susciter des embarras
inextricables, telles etaient les armes ehoisies par la coali-
tion pour battre en bréche le pouvoir par des moyens de-
tournes, mais spécieux.
En effet, la resistance partielle qu'avait rencontrée dans
le courant de 1863 le paiement des contributions, encoura-
gee par une presse anarchique et par les declamations des
orateurs dans la chambre, avait fini par prendre une exten-
sion progressive, de maniere que, si le cas du refus du bud-
get s'était reproduit en 1864, le gouvernement aurait en a
lutter centre les plus graves embarras ; II ne lui serait reste
que l'alternative de se livrer, pieds et poings lies, entre les
mains d'une majorité hostile ou d'en kir par un coup d'etat.
Les travaux de l'assemblée se prolongérent pendant pl.&
de six mois, mais le budget n'avait pas encore été vote ; la
loi rurale, que Kogalnitchano tenait a gloire de combiner de
façon a ruiner les propriétaires, avait subi des amendements

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qui ne repondaient pas au but qu'il s'était propose et le vote
du budget avait été subordonné au renversement du mini-
Bare et a son remplacement par des individus pris an sein
de la majorité. Ainsi, malgre la retraite de quelques chefs de
l'opposition, qui abandonnerent la partie, rebates de ce qu'on
n'avait pas voulu se preter a l'impétuosité de leurs combi-
naisons hardies et tranchantes, la chambre ne laissa pas de
poser, encore cette fois, le dilemma de la situation a l'option
du gouvernement.
Le coup d'kat du 2/14 mai 1864 vint trancher les difficul-
tés : l'assemblée fat dissoute au moment on elle préparait une
adresse furibonde et le prince fit appel an suffrage universel.
L'issue de cette manceuvre n'était point douteuse. On se
tromperait fort, si l'on voulait assimiler ce que la manifesta-
tion de l'opinion d'un peuple civilise a d'imposant et d'in-
violable avec le vote arrache a une population qui ne se
rend pas compte de l'épreuve a laquelle on la soumet et qui
n'a toujours su qu'obeir, les yeux fermés, a l'autorité, quelle
qu' elle flit.
Chez nous, les masses n'ont d'opinion que celle qui leur
est inculquée par les agents du pouvoir; elles l'admettent
aveuglément, puisqu'il ne leur a jamais 60 donne d'en juger,
a plus forte raison lorsqu'on n'a pas manqué d'insinuer aux
paysans, de longue date, que c'était pour s'affranchir de
l'opposition qu'il rencontrait dans la question du partage des
terres que le gouvernement avait besoin de pouvoirs ex-
ceptionnels.
C'est ainsi qu'environ sept cent mille voix se sont pro-
nonce pour le plebiscite propose par le gouvernement, contre
cinquante mille abstentions. Cependant, qui oserait dire
quelque persuade qu'il soit du contraire que ce n'est pas
la le vceu de la nation et que l'appel fait aux masses n'ait
condamné le regime patronné par l'assemblée et corroboré
le pouvoir du prince ? Ce serait faire insulte an peuple rou-
main et denier le principe de la souveraineté nationale, que
les demagogues n'ont cease de premer par toutes les voies de
la publicité.
Par surcroit de precaution, une clause intercalée dans le
plebiscite accordait an prince la faculté de promulguer des

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lois jusqu'a la reunion de l'assemblée. Le prince se rendit li,
Constantinople pour régler sa nouvelle position ; la confé-
rence, sans adopter les details du plebiscite, mais sans les
repousser non plus explicitement, avait reconnu la nécessitd
de modifier la convention dans un Bens moins liberal, mais
le plebiscite n'en demeura pas moins comme la base fonda-
mentale du regime dictatorial qui est suivi depuis la disso-
lution de l'assemblée.
Bien des personnes sensdes et je me place moi-même
A leur suite avaient fini par appeler de leurs vceux le
coup d'etat. L'expérience de cinq années de regime consti-
tutionnel avait démontré que, loin de produire aucun résul-
tat satisfaisant, ce regime avait plongé le pays dans le chaos
et le conduisait au bord du precipice, et puis, les idées sub-
versives et anarchiques avaient pris tenement le deems,
qu'on en était venn a préférer a un pouvoir qui renverse un
pouvoir discretionnaire, filt-il oppressif.
11 fallait procéder, sur de nouveaux frais, une complete
organisation, et en pareil cas j'en ai acquis la conviction
ce n'est toujonrs qu'un pouvoir unique, pourvu qu'il soit
éclairé et bien intentionné, qui puisse en venir a bout. Dans
les principautés du moins, ii n'y a jamais eu de progrés et
de réforme salutaire qu'à cette condition.
Je disais un jour an prince : Vous n'avez plus d'eutraves,
vous n'êtes plus One par les luttes parlementaires; mais
songez que tout le monde a maintenant les yeux sur vous
et quit attend de vous soul les résultats qui serviront it
justifier l'acte du 2 mai ou a le condamner.) Le prince, je
n'en doute pas, était imbu de cette vérité et avait mis avec
ardour la main it l'oeuvre, pour accomplir la tache dont il
avait assume la responsabilité; mais des mobiles indignes
d'une si noble mission, les passions et l'esprit de vengeance
eurent une grande part dans ses determinations et coin-
promirent en grande partie une ceuvre qui aurait dil le
glorifier.
A côté de cette Masse direction prédominante, II y cut
quelques faux pas, quelques defectuosites dans les combi-
naisons improvisées, dues a la precipitation impardonnable
dont le ministére avait fait preuve dans l'application des

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mesures les plus scabreuses et les plus delicates, jaloux qu'il
etait d'en faire rejaillir la gloire sur lui seul et peut-être
aussi de completer son programme avant sa déchéance.
Cette precipitation, qui marche de front avec l'impré-
voyance, est d'ailleurs dans le fond memo du caractére de
Kogalnitchano. Esprit vif, primesautier, hardi dans ses corn-
binaisons, il se rebute des details et des lenteurs et manque
de cette qualité de circonspection, qui embrasse, dans une
etude lento et approfondie, les conditions préliminaires et
les consequences d'une mesure d'intdrêt public. Aussi ce
caractere rentralne-t-il tons les jours a des contradictions, a
des ordres et a des contre-ordres qui embrouillent les af-
faires, ainsi qu'i des mecomptes qui ddnotent une légdretd
impardonnable pour un chef de cabinet.
On pourrait bien demander a M. Kogalnitchano si lui, habi-
tue a briser les entraves qui pourraient le géner, sans tenir
compte de la légalitd de ses actes, se serait plu a l'appli-
cation sérieuse de la constitution votée par la commission
centrale et dont il avait étd un des premiers promoteurs et
le plus fervent champion. Despote au pouvoir, radical des
qu'il n'y est plus, ehangeant de politique et de principes
suivant les circonstances, sans souvenir du passé, sans plan
arrêtd pour l'avenir, tel est le ministre qui s'est fait fort
d'exécuter le coup d'etat et qui l'a fait servir a ses instincts
malveillants et passionnes.
Personne n'a douté que l'assemblée fruit du suffrage uni-
versel ne füt composée, en grande majorite, d'instruments
dociles aux vues du gouvernement ; néanmoins, les disposi-
tions organiques les plus importantes, des mesures d'un haut
intérêt social, oat éte décrétées par l'initiative du pouvoir
exécutif, de manidre a ne laisser a la nouvelle chambre que
des occupations banales et le vote du budget, dont le refus
n'etait plus a craindre, puisque le ens avait été prévu et dé-
tourné par une clause spéciale du statut organique.

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LXIX.

Le gouvernement a eté jusqu'à se croire en droit de donner


une telle extension au pouvoir législatif qui lui avait été attri-
bué provisoirement par le plebiscite, que des lois votees par
Passemblée et sanctionnees par le prince out subi, par de
simples décrets, des modifications essentielles.
Parmi ces décrets il y en a dont l'importance &passe
toute idée qu'on pourrait se faire de la gravité d'une mesure
d'intérêt public. Aucun revirement politique, aucune revo-
lution violente n'offrent en effet l'exemple de la légéreté,
de l'insouciance avec laquelle une ordonnance promulguée
a la suite d'une deliberation du conseil d'kat a tranche une
des questions sociales les plus délicates, les plus profonde-
ment rattachées aux premiers intérêts et aux droits sacrés
de toute la population.
La question rurale, débattue depuis quelques =lees, sans
que les sophismes des communistes aient pu ébranler les
principes immuables qui sont la base des sociétés et sans
amener par consequent un mode de solution raisonnable,
était une question d'intérêt universal ; elle impliquait des con-
siderations de droit et de fait qui ne sauraient etre abordées
qu'avec une extreme circonspection. A part une petite partie
de la population qui se livre au commerce ou au négoce,
tout le reste rentre dans la categorie des propriétaires fon-
ciers, des cultivateurs et des fermiers. S'il y a quelques
ébauches d'un autre genre d'industrie, elles font exception ;
la masse de la population est essentiellement agricole et le
revenu du pays n'a sa source que dans l'agriculture. On voit
par la, de quelles precautions un gouvernement sage et pré-
voyant devrait entourer toute mesure qui viendrait inter-
vertir brusquement le système établi et porter une rude
atteinte b. tous les intérêts sociaux.
On a prétendu que le paysan avait acquis un droit de pro-
priété sur le terrain qui lui (Raft concedes contre son travail;
mais les arguments sophistiques employes k l'appui I:Vane

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396
these insoutenable ne sauraient resister a l'évidence et k la
saine raison. Je n'entreprendrai pas de combattre ces argu-
ments aujourd'hui, oz cette tache serait tout-a-fait oiseuse.
On a soutenu que l'indemnite a accorder aux propriétaires
ne devrait pas être l'équivalent de la valeur des terrains
dont on les expropriait, mais de celle du travail anquel le
paysan était tenu. Le travail, effectivement, it la suite de la
perturbation survenue dans le prix des terres, qui ont hausse
de valeur par le développement du commerce, et dans ceux
de la main d'oeuvre, qui ont baissé relativement par l'ac-
croissement de la population agricole, le travail, dis-je, n'était
plus l'équivalent du moins dans toutes les localités
du terrain exploité par les paysans. Mais passons li-dessus,
tout en remarquant néanmoins que le fait même d'une in-
demnité quelconque sert a prouver a quel point les argu-
ments en faveur du droit des paysans sur la terre sont in-
sidieux et mal fondés dans l'esprit même de ceux qui les
soutiennent.
Tout en se résignant a l'indemnité du travail, on s'attendait
raisonnablement ce qu'elle flit réelle, qu'elle ffit le quotient
de l'estimation préalable du taux moyen de la main d'oeuvre
d'après les localités, qui offrent entre elles des diversités con-
sidérables. Dans telle partie du pays, la terre se paie a rai-
son de trente-cinq a quarante ducats la faltche 1; dans telle
autre, elle ne vaut pas plus de dix ducats ; la location an-
nuelle d'une faltche de terrain utile vaHe d'un a six ducats.
11 en est de même du travail, dont le taux est déterminé par
la facilité plus ou moins grande de trouver des bras, par la
proximité de la frontiere oft l'on peut se procurer des ouvriers
moyennant des salaires tres modiques, par la cherté relative
des objets de consommation usuelle, qui font. varier le prix
de la journée de deux a douze piastres aux environs de Galatz.
Eh bien 1 a-t-on tenu compte de tout cela pour égaliser
au mins le sacrifice qu'on a impose aux propriétaires ? A-
t-on tenu compte de la repartition inégale de la population
agricole sur les domaines ? S'est-on inquiété de ceux, parmi
les proprietaires, qui a aucun prix ne sauraient suppléer

1. Mesure agraire éguivalant A 1 hectare, 4.322 metres carres.

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397
aux bras dont on les a privés d'emblée ? A-t-on pense
rénorme déchet de l'exportation des produits agricoles,
l'unique source de revenu des principautés, et it la dimi-
nution subite, plus ou moins sensible, plus on moins considé-
rable, des rentes des particuliers ? A-t-on songé an moins it
atténuer la secousse produite par l'imprévu de l'innovation,
dans un temps de gene générale, moyennant l'établissement
préalable d'une banque foncière, moyennant la precaution
de ménager des bras pour les localités qui en seront entiére-
meat dépourvues?
Rien de tout cela! On a stipulé pour l'indemnité un chiffre
commun, arbitraire, tenement réduit que, dans les localités
memos oil la main d'ceuvre est moins chére, ii ne représente
pas la moitié du travail correspondant au terrain concédé,
tandis que la valeur meme de ce terrain avait fini par dé-
passer d'un tiers on de moitié le taux du travail. Et, pour
se tirer d'affaire, on n'a donne aux propriétaires, pris an dé-
pourvu, que le délai de la saison de l'hiver, pendant laquelle
Rs sont toms de s'entendre a l'amiable avec les paysans,
souvent récalcitrants et prétentieux, de mesurer les terrains
I livrer, d'aplanir toutes les contestations, de courir les diffé-
rents Waits stipules jusqu'it nn reglement définitif, de s'ar-
ranger enfin avec les fermiers ou de se preparer a une ex-
ploitation directe.
11 en est résulté, qu'en laissant de céte les abstractions
et en supputant le sacrifice a sa juste valeur, chaque faltche
dont on déposséde le propriétaire ne lui est payee qu'à rai-
son de 8 a 81/2 ducats, qu'elle lui en ait cotIté 10 ou 40;
qu'à &endue et qualité égales de terre et sur une valeur
moyenne de 25 ducats la faltche, celui qui n'a en que 60
paysans, dotes chacun de quire faltches, perd sur le prix
du terrain concédé défalcation faite de l'indemnité
3.220 ducats, tandis que celui qui en a eu 200, en perd
12.872.
Tout le monde, sans exception, aspirait a ce que la ques-
tion rurale ffit tranchée, a ce qua les obligations réciproques
fussent supprimées; tout le monde se pretait complaisam-
ment a un juste sacrifice pour en arriver a cette fin et placer
le paysan roumain dans les conditions oft se trouvent les

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398
cultivateurs dans tout pays civilise; mais tout le monde s'atten-
dait a voir la nouvelle mesure s'appliquer avec équité, circon-
spection et une sollicitude propre ménager la transition et a
sauvegarder des principes et des interets de premier ordre,
sans remner d'un coup de baguette le pays dans ses entrailles.
Qu'on se figure tons les fermiers abandonnant en memo
tenips les terres, ou élevant des prétentions d'autant plus
absurdes que la détresse de la plupart des proprietaires les
livrait a leur merci!
Voila comment on a manie un interet vital, commun it
toute la population et qui touche a des droits incontestables
et atteint l'unique revenu du pays, jusqu'a occasionner a un
grand nombre de propriétaires un prejudice inattendu de la
moitid, et quelquefois plus, du revenu qn'ils se sont fait de
bonne foi, en y mettant leur pécule et les peines d'une vie
entière. Quoi de plus sensible, de plus ruineux pour des fa-
milles dont la plupart dtaient deja accablees de dettes et
snbissaient la gene engendree par huit années de detresse,
de défaut de credit et de charges croissantes, sans avoir été
dotées d'aucune de ces réformes qui réparent les pertes et
qui relévent et font prospérer les nations !

LXX.

En résumant les observations genérales que suggérent la


contexture de la loi rurale, le mode de son application et la
perturbation qui s'ensuivra pour les intéréts privés et publics,
je n'ai pas fait mention des consequences accessoires que
l'imprévoyance a entrainées pour d'autres classes que celle
des propriétaires fonciers.
Les creanciers hypothecaires, par exemple, qui ont cherche
leur securité dans une &endue de terre et un revenu deter-
mines, ne trouvent plus dans ce qui reste de la terre et du
revenu nne garantie suffisante pour le recouvrement de bears
créances, tandis que les debiteurs, qui s'étaient arranges
pour desservir regulièrement les interets de leur dette et

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899
pent-etre partie du capital, se voient dans le cas de sus-
pendre leurs paiements et exposés a la vente forcée d'un
domaine qui, dans les conditions actuelles, n'obtiendrait pas
le tiers de son prix normal.
Je ne parle pas non plus des consequences désastreuses
qui menacent le fisc lui-même, dans un moment ofi ses res-
sources sont loin de faire equilibre avec les dépenses, on le
deficit existant ne laisse d'autre perspective qu'une progres-
sion qui, avant deux ans, devra dépasser du double le total
du revenu de la principauté, a moins que des economies
radicales ne viennent rétablir la balance.
Car il faut bien remarquer que, par une consequence
nécessaire de certaines dispositions de la loi rurale, ce deficit
est encore sujet a etre aggrave par la diminution du revenu
de plus de mille domaines que l'etat a hérites des monasteres
secularises, par la destination de l'indemnité a percevoir our
ces domaines, affectée a subvenir a celle qui est due aux
particuliers, enfin par l'alidnation a prix modiques de par-
celles destinées a la dotation des paysans qui restent a l'etat
de prolétaires.
Je ne m'appesantirai pas, ai-je dit, sur ces graves incon-
vénients accessoires, resultant de la precipitation qui a pre-
side a la solution d'une question qui embrasse tons les in-
terets sociaux, mais je demanderai si cet inconcevable en-
train a passer outre, en fermant les yeux our les difficult&
et les pierres d'achoppement qu'on rencontre sous ses pas,
devra au moins tourner a l'avantage des paysans, en faveur
desqnels cette revolution sociale est censée avoir éte accom-
plie. Loin de compter sur un pareil résultat, mil homme
sense ne doute que la condition de propriétaire, dans la-
quelle on a place le paysan, ne soit un acheminement vers
une ruine plus ou moins prochaine.
Des la premiere application de la loi, on verra surgir une
classe qui n'existait pas dans le pays, une classe de cultiva-
tears prolétaires, n'ayant plus droit a l'assistance du proprie-
taire, ni a l'exploitation d'une parcelle de terre sur le do-
maine on Hs sont établis. Cette classe se recrutera chaque
année des adultes en état de pourvoir a leur subsistance, ainsi
que des immigrants que les proprietaires avaient intérêt a

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400
accueillir sur leurs terres, mais qui seront repoussés de toutes
parts. Le paysan lui-même devenn possesseur de quatre
faltches en moyenne, aprés avoir partage ce terrain entre
ses enfants, finira, bien avant l'expiration du délai de quinze
ans, a compter, lui et ses enfants, au nombre des proletaires,
aprés s'être evertué dans l'intervalle a travailler sans reliche
pour desservir les annuités de l'indemnité. 11 y en aura,
d'ailleurs, et en grand nombre, qui des le debut se trouve-
rout, malgré leurs quatre faltches, accablés de besoins : le
possesseur de plusieurs tétes de Mail, prive de la faculté
de la value piture tolérée jusque-li par le propriétaire, ne
pourra affecter moins de deux faltches de pâturage et une
de prairie a l'entretien de son bétail et ne s'en réservera
qu'une seule pour une culture, qui en tout cas sera insuffi-
sante a lui assurer sa subsistance.
Les charges qui pésent sur le paysan par suite du change-
ment de sa condition peuvent etre évaluees, sans exagera-
tion, it quinze ou seize ducats par famille, ou le sextuple au
moins de celles qu'il subissait jusqu'ici. Comment y fera-t-il
face ? a quel excés de travaux ne devra-t-il pas se resigner
pour en arriver, aprés quinze ans, it ne posseder qu'un tiers
on un quart de la parcelle qu'on lui fait acquérir ?
Des lore, ne se trouvera-t-il pas I la merci des proprie-
taires, dépourvu de terrain et de tout droit a leur assistance,
oblige de passer par les conditions qu'on lui imposers et
tout aussi miserable que la plupart des rézéches 1, qui se
mettent aux gages des paysans pour subvenir I leur sub-
sistance ? A plus forte raison lorsque les machines agricoles,
qui affluent déjà dans le pays, auront suppléé au besoin de
la main d'ceuvre et que les chemins de fer auront rendus
inutiles les transports, si cotiteux, qui sont une des princi-
pales ressources des villageois.
Le paysan, sous le nouveau regime, aura done une par-
cello de terre, il sera membre d'une commune indépendante
du propriétaire, il jouira d'une pleine liberté d'action; mais
tout cela en theorie; de fait, il sera accable d'obligations,
de travanx et de surcharges.

1. Petits propriétaires.

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401
Si cela doit malheureusement aboutir A de pareils tristes re-
sultats, on aura done bouleversd Fordre social, on aura spolié
les propridtaires sans aucune apparence de légalitd, porte une
rude atteinte A l'industrie et an revenu public et privé, acca-
blé le paysan de charges et préparé sa mine, pour en arriver
A mécontenter et appauvrir toutes les classes de la société!
Une réforme dans le mode d'exploitation des grands do-
maines devait nécessairement avoir lieu. Le paysan dtait
assujetti A des .obligations compensées par les droits dont il
jouissait A la culture d'une parcelle de terre déterminée ;
cette transaction bilatérale imposée par la loi enchainait le
libre arbitre du propriétaire, en même temps que du paysan.
Quoi de plus rationnel que d'assurer a chacune des deux
parties leur liberté d'action et d'assimiler le paysan roumain
A tons ceux de sa classe qui habitent les pays les plus civi-
lisés du monde! Il y a plus : les propriétaires auraient, de
leur plein gre, laissé aux villageois la circonscription de leur
commune, leurs habitations et leurs enclos, sans prétendre
la moindre indemnité. Et moyennant la suppression des obli-
gations réciproques, le paysan serait resté libre d'agir d'après
ses convenances et ses intérêts, dans la limite de ses facultés,
et de passer des accords de gre it gre avec les propriétaires.
C'était la la seule solution naturelle et equitable, qui, sans
forcer la légalité et le bon sens, n'aurait étd A charge a an-
omie des parties et n'aurait mdcontentd personne.
On n'en a pas voulu.
Pourrait-on aprés cela ne pas être persuade que la révo-
lution accomplie doit être attribuée, moins encore Aline Uncle
raisomiée des vdritables intérêts sociaux, qu'à un calcul yin-
dicatif et passionné I

LXXI.

Nous avons tenu A nous donner toutes les apparences d'un


état largement constitué dans toutes ses branches, sans tenir
compte ni des dépenses ni de la limite imposée A nos besoins
par nos mceurs et l'état de notre civilisation.
26

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402
Nous avons form!) des corps de toutes les armes et aug-
menté chaque année le budget de la guerre, jusqu'à l'élever
au chiffre de plus de quarante millions, et nous sommes par-
venus a avoir une armée qui absorbe le quart du revenu des
principautés et qui néanmoins est fort pen nombreuse, fort
peu aguerrie, fort peu éclairée en stratégie pour songer a
s'opposer a une des puissances européennes, ffit-ce meme
la Turquie, et trop nombreuse pour les besoins de l'in-
térieur.
Nous avons une gendarmerie qui ne conserve de cette
institution tutélaire que le nom. Les gendarmes casernés dans
les chefs-lieux ne sont en réalite que des huissiers, porteurs
de dépêches, tandis que les villages et les campagnes sont
entièrement dépourvus de toute police, de toute surveillance
administrative. Les méfaits y passent le plus souvent in-
apereus et, lorsque l'autorité centrale est conviée a constater
un crime on a ordonner la poursuite des malfaiteurs, il est
presque toujours trop tard pour en arriver a une repression
efficace.
Nous avons créé des conseils communaux passablement
dispendieux par les communes, et ceux qui les composent,
paysans ignares, ne sachant lire ni écrire, n'entendant rien
aux règlements qu'onleur impose, ni aux devoirs qu'on exige
d'eux, s'en rapportent de tout point a un écrivain recruté
ordinairement dans en estaminet, lequel, en réalité, est la
seule autorité de la commune et ne se fait pas faute d'abuser
de sa position.
Nous avons multiplié a l'infini le nombre des employes et
des bureaucrates : nous avons partout des ingénieurs, sous-
ingénieurs, conducteurs, architectes, sylviculteurs etc., et nous
n'avons ni ponts, ni chaussées, si ce n'est ce qui a été
créé sous l'ancien régime sans ostentation ni grandee de-
penses, et une bonne partie de l'annee les communications
se trouvent forcément interrompues et les villes croupissent
dans la fange et dans les miasmes et sont envahies par les
fievres qu'engendrent les eaux stagnantes qui couvrent les
foss& et les cours des maisons.
Nous avons singe, pour l'administration et la comptabilité,
les rouages compliqués requis ailleurs par l'agglomération

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403
de la population, la grande variété des matières imposables,
les operations cadastrales, la multiplicité des ordonnances
et des lois qui règlent les moindres rapports de la vie sociale,
et nous nous sommes égarés comme dans une de ces forêts
impénétrables du nouveau monde et nous avons fini par nous
embrouiller de maniére a ne plus pouvoir apurer un compte
ni clore un exercice convenablement. C'est que, pour manier
un fardeau que la main seule soulevait naguére facilement,
nous avons employé des leviers compliqués, que personne ne
peut faire fonctionner.
Nous avons institué enfin un sénat, une chambre elective,
un conseil d'etat, une cour des comptes, des conseils départe-
mentaux, des conseils de commerce et d'agriculture, tout ce
que possédent les nations dont les moeurs sont préparées de-
puis des siècles A s'assimiler ces formes compliquées, et nous
raanquons généralement de gens capables, non-seulement de
°mare en pratique ces institutions, mais de les comprendre,
d'en saisir la portée, de depouiller en un mot les instincts
egoIstes, passionnés et intéressés qui sont encore les seuls
mobiles de nos volontés et de nos actions, pour n'avoir en
vue que l'honneur et l'intérêt public.
L'assemblée, dans une longue période de six ans, a large-
meat fait ses preuves. Appelée, a une époque de crise et de
transformation politique et sociale, I la noble tache de xi-
générer le pays, de poser les fondements de sa prospérité et
de son avenir, elle ne s'est occupée que de renverser le
ministere, quel qu'il flit, de provoquer des luttes acharnées
et interminables avec le pouvoir, sans avoir su, pendant six
sessions plus ou moins prolongées, six sessions entièrement
perdues pour le pays, imprimer le moindre pas a l'organi-
sation intérieure. Cependant, dans cet intervalle, l'assemblée
a été renouvelée quatre fois ; prés de cent ministres, pris
dans toutes les nuances d'opinion du prisme politique, se sont
succédé, sans avoir laissé aprés eux qu'un chaos de plus en
plus impenetrable.
Le plus fervent patriotisme n'a consiste qu'I professer
tout ce que la revolution française a offert de plus hideux,
de plus antisocial, I saper tout ce qui fait le prestige du
pouvoir, a aspirer I une licence effrénée, I bouleverser
2 6*

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--- 404
l'ordre social et ses garanties les plus solides, a introduire
au nom de la Ebert() la tyrannie et l'arbitraire démagogiques.
N'est-ce pas là un signe evident que notre education est
encore en arrière des formes politiques que nous avons em-
pruntées sans discernement aux nations les plus &lairds ?
que nous manquons d'individualités capables de prendre leur
Mae au drieux, de prodder avec pleine confiance dans
leurs moyens a organiser les divers services?
Et aujourd'hui que la crise est pasde, que les difficultés
ont &é surmontées par l'acte du 2 mai, que les fils du manic-
ment des affaires sont tons entre les mains du pouvoir ; au-
jourd'hui que le gouvernement, maitre de ses actions, a as-
sumé la tache difficile de mettre la main au progrés, de
relever le credit, de dparer les torts, de rétablir l'équilibre
des finances, d'appliquer des lois d'une execution delicate,
quelles sont les personnes a qui incombe ce soin qui
donnerait a réfléchir aux plus sages et aux esprits les plus
&lakes? Deux principaux ministres pris dans le sein du con-
seil d'etat, l'un pour l'intérieur, l'autre pour les finances,
en remplacement de Kogalnitchano et de Stéege, venaient
declarer an prince, au moment de leur nomination, que,
n'ayant exerd jusquea que la profession d'avocat, ils n'en-
tendaient rien aux devoirs qu'on leur imposait, que tout ce
gulls pouvaient promettre était de faire preuve de bonne
volonte et de bonne foi dans l'accomplissement de leur 'ache.
C'est tout dire!
Ainsi que cela se passe dans tous les pays oit l'éducation
publique est manquée, oil il ne s'est pas formé de spécialités
propres a organiser et a diiiger convenablement une branche
de service, oft l'experience, memo empirique, est subordonnée
au frivole éclat d'une jeunesse présomptueuse, nous avons
cru le premier venu capable de venir a bout de toutes les
fonctions les plus ardues, dont les hommes spéciaux passent
leur vie a étudier les principes, pour devenir aptes a les
exercer.
Nous avons fait, comme en Turquie, un grand amiral d'un
personnage qui n'a vu la mer qu'au bout de sa lunette, ou
un général en chef d'un pacha qui n'a connu que les réduits
de son harem et n'a jamais senti que l'odeur de Peat' de rose

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405
et des pastilles du serail. Et nous nous étonnons de ne pou-
voir progresser, de voir les institutions memos qui pourraient
avoir un but d'utilité réelle manquer leur effet, clocher dans
l'application et se perdre dans le dedale d'une confusion in-
extricable!

LXXII.

Tout en se servant de Kogalnitchano comme d'un instru-


ment seul propre a donner tete baissée dans le bouleverse-
ment du regime existant, le prince, qui n'avait aucune con-
fiance en lui, qui le détestait pluteit et le méprisait, n'aspirait
qu'a s'en débarrasser aprês lui avoir fait accomplir son pro-
gramme ; il y était memo convié par les remontrances um-
nimes du corps diplomatique. Kogalnitchano, en effet, abu-
sant toujours de sa position des qu'il se trouvait a, la tete
des affaires, ne tendant qu'a rapporter tout a lui pour ac-
croitre sa popularite, indisposant tons les jours le prince par
ses prétentions hautaines et ses inconsequences, était néan-
mobs le plus docile, le plus soumis des ministres, des gull
avait lieu d'appréhender que le pouvoir ne lui échappat.
Tour a tour humble et hautain, entreprenant et poltron,
liberal et devote, intelligent et brouillon, cet homme per-
sonnifiait la versatilité dans sa nature, dans son caractere
et dans ses principes. Au moment dont il est question, il
avait cependant l'assurance que rinitiative gull s'était ar-
rogée dans l'accomplissement du coup d'etht l'avait rendu
indispensable et avait consolidé sa position inebranlablement.
Son arrogance s'en accrttt, au point de traiter avec une hau-
teur insolente, non-seulement les particuliers, mais les pre-
miers corps de l'état. Apostrophant du haut de la tribune
l'assemblée, qui avait hasarde quelques objections sur je ne
sais plus quelle motion du gouvernement : clsroubliez pas,
messieurs, dit-il, que vous êtes issus du vote affirmatif du
suffrage universel, en d'autres termes du oui qui a con-
sacre le plebiscite, et que vous êtes ici pour ne dire que
oui aux propositions du gouvernement!2. et il continua sur

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406
ce ton comminatoire jusqu'a, soulever une indignation muette,
il est vrai, dans le sein d'une assemblée passive; mais les
plus hardis des deputes en portérent plainte au prince. Le
lendemain de cette incartade, ii menaçait les membrés du
conseil d'etat, en lour disant : e Souvenez-vous qne c'est moi
qui vous ai places la et que je pais également vous mettre
a la porte a C'est ainsi quo le ci-devant champion fréné-
tique des prerogatives de l'assemblde et de la constitution-
nalité, que le défenseur de toutes les licences, que le Gracchus
populaire changeait son masque contra celui de Tarquin
toutes les fois qu'il tenait les rênes du gouvernement.
Cela se passait pendant les derniers jours qui prdcédérent
la solennité du 24 janvier ; le prince en fut exaspéré. Kogal-
nitchano, en ayant éte, prévenu, se rendit an palais le 25 jan-
vier et, pour commencer par amadouer le prince, débuta par
lui puler du bal de la veille et de la toilette des dames;
mais le prince l'interrompit par ces mots : aJe n'ai pas le
temps d'entendre des fariboles; parlous d'affaires sérieuses.
Dites-moi, kes-vous fon on cretin, pour me mettre sur les
bras les premiers corps de l'état par des propos insenses et
soulever des orages dans la plus calme des assemblées qui
ait existé ? Tandis que je m'efforce au contraire de pallier
sa nullité et de sauver les apparences, vous allez proclamer
sa servilité et la mettre a une rude épreuve !) Enfin, après
une verte semonce, le prince finit par le congédier, en lui
disant : (Vous comprenez bien après cela ce qui vous reste
a fake. Le ministre voulut se justifier, mais le prince lui
coupa la parole en lui demandant sa démission.
Kogalnitchano était de trempe a supporter des soufflets
plutôt que de se dessaisir du pouvoir ; aussi n'eut-il rien de
plus pressé que d'employer des mediations pour fléchir le
prince, mais celui-ci, loin de ceder, lui fit dire que, si dans
un quart d'heure ii ne lui envoyait pas sa démission, ii serait
tout simplement destitué.
C'est ainsi que finit le second régne de Kogalnitchano,
signalé, comme le premier, par des actes arbitraires, des
bouleversements et par le mécontentement general et s'étei-
gnant également par un eclat, comme une étoile filante.
Jetons un coup d'ceil sur l'état oà cet ordre des choses a

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407
réduit les finances, qui sont la pierre de touche d'Ime sage
administration et le fondement du credit et de la prospérité
publique.
En 1834, lora de l'avénement des princes reglementaires,
le budget des deux principautés ne s'élevait pas a plus de
vingt a vingt-quatre millions1; en 1859, époque de l'avene-
ment du prince Couza, il avait graduellement atteint le chiffre
d'environ trente-six millions et le pays avait été toujours
gouverné sans qu'il y nit eu défaut dans aucune branche de
service ; les contributions étaient perçues régulierement ; les
revenus particuliers avaient triple en vingt ans ; le commerce
se développait de plus en plus ; la prospérité publique allait
en croissant et le trésor, dépourvu de dettes, présentait un
excédant a chaque fin de l'année.
Maintenant le budget s'éléve a cent soixante millions, les
revenus prives diminuent en meme temps que les charges
augmentent, le commerce languit, l'agriculture déchoit, un
deficit considerable gréve le floc, sans compter les dettes
dont il est accablé et qui, d'aprés les documents officiels, se
résument en :

22.023.358 dettes publiques a divers titres,


61.372.000 emprunt a Londres,
1.350.534 prélévements sur les dépets et les
caisses communales.
150.000.000 indemnité a payer aux St 8-LieUX.
234.745.892

Et encore est-il fort douteux que le chiffre dévolu a l'in-


demnité des StB-Lieux s'arrete a la somme ci-dessus indiquée.
La secularisation des domaines conventuels a été décrétée
avec un entratnement précipité, sans souci des objections
que les puissances pourraient y opposer. Les revenus de ces
domaines ont été séquestrés et dépenses, tandis que la con-
ference requérait leur consignation jusqu'a la solution defini-
tive de la question, de maniere que l'embarras serait trés

1. Toutes les sommes dont il est question ici sont données en piastres.
La piastre équivalait A 37 centimes.

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408
grand si l'on se trouvait dans le cas de revenir sur ce fait
accompli, et ron devrait s'estimer heureux si l'on ne se voyait
menace quo d'une augmentation de rindemnité prévue.
Afin de se soustraire a rimpopularité que le gouvernement
aurait assumée en recourant a de nouveaux impôts pour all&
ger le deficit, on a imagine de dégrever le trésor d'une partie
de ses dépenses et de les mettre a la charge des communes
urbaines et des conseils des districts. Ces conseils furent
done astreints a voter un dixiéme additionnel aux contri-
butions directes, Landis que les municipalités grevaient d'oc-
trois plus ou moins forts les objets de consommation. Le
résultat était le même pour le contribuable, mais le fisc n'en
prenait pas directement la responsabilité.
Cependant, au lieu d'affecter simplement ces ressources
au dégrévement du fisc, on avait exigé de la docilité des
conseils de voter en l'honneur du prince des statues et des
monuments, qui en out absorbé la moitié. Cela se passait au
moment même (At le roi d'Italie faisait le sacrifice d'une
partie de sa Este civile pour venir en aide a la détresse du
trésor.
D'un autre côté, tandis que le gouvernement italien, ex-
pose encore aux dangers des menées mazziniennes et de la
rancune de l'Autriche, proposait une economic de trente-deux
millions sur le budget de la guerre et de la marine, nous
autres, qui n'étions menaces de nulle part, nous ajoutions des
surcroits annuels aux dépenses militaires, en créant de nou-
veaux corps de troupes et en operant des transformations fré-
quentes a leur uniforme, sans parler de la charge onereuse
pour les communes resultant de recrutements incessants.
Remarquons en outre avec quelle sollicitude tutélaire le
gouvernement italien a ache) d'atténuer le prejudice on la
mauvaise impression que devait produire a Turin le trans-
fert de la capitale a Florence : compensations, indemnités,
rétablissement dans la capitale délaissée de la cour de
cassation, Hen n'a CO neglige de ce qui pouvait temperer
les effete du brusque abandon de Turin.
Est-ce ainsi que nous avons agi, en abandonnant Iassi a
son triste sort ? Li, sollicitude, sagesse, circonspection ; id,
imprévoyance, precipitation et insouciance.

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409
Ne croirait-on pas que nos gouvernants sont des échappés
des écoles, qui ne font que singer ce gulls ont pu retenir,
sans etre a même de concevoir ni de combiner les exi-
gences des premiers intérêts publics, sans tenir compte des
consequences désastreuses qu'une mesure appliquée sans
preparation ni opportunite pent entrainer pour des popu-
lations on des classes d'habitants entières!
La manie d'imitation irréfléchie n'a-t-elle pas été jusqu'à
affubler nos juges et nos procureurs d'un costume des plus
ridicules, qui dans d'autres pays est encore toléré par une
routine surannée, mais nnllement par nne nécessité inherente
a la bonne administration de la justice?
Tandis qne d'une part les poursuites légales pour dettes
sont entravées par le bon plaisir du pouvoir exécutif et que,
de l'autre, les propriétaires ont été plongés dans la gene et
dans la détresse, n'avons-nous pas jugé le moment fort
opportun pour décréter la contrainte par corps et n'avons-
nous pas donné a l'Europe nue preuve flagrante de notre
valour, en faisant presque coIncider cette mesure avec l'abro-
gation projetée par les deux états les plus éclair& de l'Eu-
rope d'une loi aussi barbare qu'inefficace ?
Au moment oil la question de la peine de mort est de-
battue par les premiers jurisconsultes des nations civilisées,
an moment IA, aprés un mar examen et les etudes les plus
approfondies, les hommes spéciaux des peuples les plus libres
et les plus sages du monde tronvent qu'il est inopportun de
buffer d'un trait de plume cette peine de la legislation, du
moins pour la généralité des crimes, nous la supprimons im-
plicitement du nouveau code penal, sans transition, sans dis-
cussion préalable, et nous allégeons toutes les autres peines,
reportant ainsi sur les malfaiteurs et les assassins le senti-
ment d'humanité qui devrait etre reserve pour les vietimes
innocentes. g Que l'on abolisse la peine de mort), dit quel-
que part Alphonse Karr, dans son langage humoristique,
gje le desire de tout mon coeur, mais que messieurs les as-
sassins commencent.)
Tons ces éléments combines de notre situation actuelle,
qui vient d'être superficiellement esquissée, peuvent facile-
meat faire présager notre avenir.

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410
Oil allons-nous ? quel est notre but ? quel est le système
politique de nos gouvernants ? oil aboutit, en un mot, la
marehe que nous snivons ? Qui pourrait le dire ? De fait,
nous nous trouvons égares dans un labyrinthe sans sentier
trace, sans fil condncteur et sans issue, par la raison que
nous n'avons pas suivi tme route frayée, Wall lien de nous
occuper de nos intérêts positifs et de notre progres, nous
avons accumulé theorie sur théorie, introduit partout la con-
fusion, passe d'un extreme A l'autre ; que nous nous sommes
livrés A des dépenses inconsidérées, que nous avons sur-
charge d'impôts toutes les classes des habitants, appauvri
le pays, mécontenté tout le monde, seme des germes d'une
liberté mal entendue, qui, au lieu de relever la nation,
n'a fait que la demoraliser par Fincohérence d'institutions
prématurées avec l'état de nos mceurs et de nos habi-
tudes, de manière A produire, apres six ans d'un pareil re-
gime, une reaction sensible dans l'opinion de ceux-IA memos
qui professaient les doctrines de la licence la plus anar-
chique.
«Jeter la liberté a un peuple asserviz., a dit un publiciste,
«c'est confier a des enfants une arme qui fera explosion dans
vleurs mains. Pourquoi ? C'est que le respect de soi-même
D et d'autrui, le sentiment du droit, l'amour de la justice, ces
z conditions essentielles de la liberté, ne sont point des ar-
z.ticles de loi ; on ne les décréte pas.)

LXXIII.

J'ai servi pendant une période de vingt-cinq ans, presque


sans interruption, sous trois gouvernements differents, sans
compter mes fonctions a la commission centrale, et je puis
aujourd'hui, de sang froid, me rendre compte des résultats
généraux qui ont signale chacune de ces périodes, comme
aussi de la part gull m'a été donne d'y prendre.
Eh bien 1 chacun de ces gouvernements a pu avoir ses
travers, ses défauts, ses erreurss

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411
Le gouvernement provisoire russe a en son système ex-
clusif ;
Michel Stourdza son penchant irresistible a accumuler des
richesses au prejudice du bon droit et de l'intérêt public ;
Gregoire Ghica a eu sa faiblesse d'esprit et Ba passivité;
Mais le gouvernement russe a introdnit dans l'adminis-
tration l'ordre et la légalité ; il a confie au sol de la Ron-
manie les germes de la constitutionnalité, a organise les
différents services, créé une armee nationale, et tout cela
avec un budget annuel d'une vingtaine de millions pour les
deux principautés;
Le prince Stourdza a pu voir, pendant une regne de quinze
ans, le commerce se développer progressivement, les re-
venus publics et prives augmenter d'année en année, l'ai-
sauce se repandre dans Aoutes les classes de la société,
l'administration s'exercer avec fermeté. Et sans greyer le
fisc de la moindre dette, il a pu léguer a son successeur
un budget dont les recettes s'étaient élevées successivement
et sans aucun surcroit d'impfits de huit a douze ou treize
millions;
Le prince Ghica, pendant un régne d'environ six ans,
regne agité par des événements extraordinaires et des per--
péties particulières, a dote le pays de quelques institutions
progressives et l'a laisse en état de prospérité, malgré les
charges inherentes lute occupation mixte et a une guerre
étrangere.
De la fin de ce régne, c'est-i-dire de l'année 1856, date
un temps d'arrêt dans le progrés et le bien-etre du pays et
une marche retrograde qui, depuis dix ans environ, n'a pas
discontinue. C'est que depths lors la société n'a cease d'être
travaillée par des aspirations utopiques, des élans d'un
patriotisme mal entendu, des idées de transformations et de
bouleversements irréflechis; que l'avenement d'un prince
élu de la nation, au lieu d'aboutir a lui faire imprimer une
bonne direction a l'entrainement qui emportait les esprits
dans des regions vagues et sans limites, au lieu de lui in-
spirer les moyens de régulariser la regeneration du pays
sur de nouvelles bases, que la marche du temps avait rendu

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412
indispensables, Pentraina lui-même dans le tourbillon des
idêes qui s'agitaient autour de lui et plongea le pays dans
un kat de marasme dont les elements viennent d'être in-
di gas.
Je débutai dans la vie publique avec toute la bonne vo-
lonte et tout le &sir de me rendre utile. Sous le gouverne-
ment russe, n'ayant rencontre, au debut de ma carriére, que
de la bonne foi, de la droiture et de l'amour du bien, je mis
la main avec ardeur au travail et y fus encourage par l'ap-
probation de mes chefs et la satisfaction intime de voir mes
peines porter leurs fruits.
On a beau se récrier contre les Russes, dont le défaut
capital consistait a vouloir isoler le pays pour Fassujettir a
Pinfluence exclusive de St-Petersbourg, mais on ne saurait
oublier, sans faire preuve d'une ingratitude que je quali-
fierai de nationale, les bienfaits inappreciables dont la Russie
a dote les principautés sons le rapport de leur existence poll-
tique : lorsqu'elles étaient asservies a l'empire ottoman qui
en disposait comme du rests de ses provinces, lorsque les
garnisons turques occupaient les forteresses sises sur lettr
territoire et entretenaient le desert sur leur vaste rayon,
que le commerce était nul par suite des requisitions conti-
nuelles qui alimentaient Constantinople aux dépens d'une
population de plus en plus appauvrie, gull n'existait la
moindre perspective pour les principautés de se relever, de
s'organiser et de secouer d'elles-mêmes un joug qui les com-
primait, se furent les armées victorieuses et les trait& suc-
cessifs de la Russie qui accomplirent cette tache graduelle-
ment, qui rasérent les forteresses et en chassérent les garni-
sons turques, qui supprimérent les requisitions, qui procla-
mérent Pindépendance de l'administration du pays roumain,
qui donnérent l'essor au commerce et a Pagrieulture jusque-
là etouffes, qui, faisant revivre les anciennes immunités fou-
lees aux pieds depuis deux siècles, stipulérent le droit d'élec-
tion du hospodar et firent cesser le régne des princes étran-
gers. C'est la Russie enfin qui, mettant un terme au chaos
d'une administration arbitraire et en tout point identique a
cello des gouverneurs des provinces turques, introduisit,
avec le réglement organique, les premiers elements de Pordre

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et de la legalite et les principes du droit public des nations
civilisées. Il est memo fort a presumer que, si le traité de
Paris n'avait pas trouvé en pleine vigueur tous ces elements
de progrés, ii anrait manqué de base pour relever encore les
destinées des principautés, en surenchérissant sur les traites
de la Russie.
II est done tout naturel qu'en vue de ces soudaines re-
formes, qui canciderent avec le debut de ma carriére poli-
tique et qui répondaient si bien a mes sentiments et it mon
amour du progrés, j'aie embrasse avec toute l'ardeur de la
jeunesse une carrière qui me procurait la satisfaction de voir
mes travaux concourir a un but d'utilité manifeste ; d'autant
plus que, de l'aveu de tous ceux qui ont assisté a cette
époque de transformation, on s'accordait a attribuer au
general Kisseleff, gouverneur provisoire des principautés, un
grand fond de droiture et'de désintéressement, beaucoup de
home volonte, un amour sincere du bien et un genie organi-
sateur constaté par les résultats obtenus dans le court inter-
valle de deux ans.
Je continual mes fonctions sous le prince Stourdza, qui
ne tarda pas a m'accorder toute sa confiance et a me rendre,
je puis dire, le seul confident de ses pensées et de sa poli-
tique. II me traitait en frére et je profitais de ma position,
non point pour lui extorquer des graces ou des faveurs, mais
pour user d'une entière franchise envers lui et prévenir son-
vent le mal. Mais ce role vis-a-vis d'un prince qui était do-
mine par l'interêt prive, qui intervertissait l'ordre legal en
faveur de ses vues particuliéres, devait être a la longue
aussi embarrassant que desagréable ; et du moment qu'un
sentiment de repulsion et de dégefit s'empare du comr dans
l'exercice d'un service qui, denue de tout autre attrait, n'offre
pas du moins celui de la satisfaction d'un devoir accompli,
on conceit facilement que je me rebutais souvent de ma po-
sition et la quittais avec bonheur. Je fus néanmoins conti-
nuellement appelé, sons les princes Stourdza et Ghica, a la
tête des differents ministéres et ce qui pourrait 'etre con-
sidere comma un désaccord avec les sentiments exprimes
plus haut j'acceptais malgré moi, jusqu'a ce qu'une ré-
pugnance invincible m'ettt force a la retraite.

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414
Mais pourquoi acceptais-je ? Rtait-ce par ambition ? je n'en
ai pas eu et je ne voyais pas d'ailleurs ce qui efit pu m'éle-
ver. Etait-ce par la perspective d'un profit ? je n'étais pas
fait pour exploiter ma position; elle a Re, au contraire, con-
stamment nuisible a mes intérêts. Je n'ai pas brigué les
places que j'ai successivement occupées (si ce n'est dans
une occasion dont je parlerai plus loin); j'y ai 60, au con-
traire, sollicité souvent avec beaucoup d'instance. Entrainé,
comme chacun en ce monde, par la force de circonstances,
qui nous conduisent a un but tout autre que celui de nos de-
sks, ou cédant par faiblesse et lassitude aux obsessions qui
m'assiegeaient, je reprenais le service n'ayant d'autre com-
pensation que l'espoir d'occuper mon temps dans un but
d'utilité. Ami de l'ordre, j'ai toujours débuté, a chaque non-
velle fonction, par organiser le service qui m'était dévolu et
l'asseoir sur des principes légaux et nettement traces, qui
sent, en grande partie, devenus la régle de conduite de mes
successeurs.
Sous le prince Ghica, je prig une part active aux réformes
gull désirait introduire. Jouissant de toute sa confiance,
j'avais la satisfaction de trouver en lui des sentiments nobles
et généreux et beaucoup d'amour du bien, malgre ses fai-
blesses et un penchant marque a la gloriole. Cet kat des
choses dura jusqu'au moment on l'aberration de son esprit
et les fausses impressions qui en furent la suite m'inspirerent
la determination arrêtée de clore ma carriére et de prendre
définitivement ma retraite. Aussi résistai-je avec d'autant
plus de fermeté aux solicitations du gouvernement provi-
soire russe, qui remplaça celui du prince Ghica, que les
hommes places a la tete de l'administration me parurent
d'une parfaite nullité et que le service, en general, se res-
sentait de cette incertitude, de cette versatilité qui prési-
dait a la politique comme aux combinaisons militaires de la
Russie.
La cafinacamie me trouva dans les memos dispositions et
je me tins éloigné des affaires, malgre les offres de Vogori-
des, qui ne m'entrainerent pas a assumer la responsabilité
morale du gouvernement le plus inepte, le plus ridicule que
j'aie vu, surtout dans un moment d'effervescence, oft des

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415
idees anarchiques incohérentes surgissaient de tons ekes et
assombrissaient l'horizon.
Aprés l'élection du prince Couza, la seule participation
aux affaires que j'ai ambitionnee ce fut de concourir, comme
membre de la commission centrale, a l'organisation du pays.
Ce service avait en, sous plus d'un rapport, des attraits pour
moi : ii était indépendant, II procédait de notre initiative, et
la large part que j'avais prise dans toutes les réformes pré-
cédentes me faisait espérer que je pourrai etre d'une utilité
réelle, en y apportant le tribut de mon experience et de mon
labeur.
Pour resumer maintenant en deux mots les résultats gene-
raux des differentes périodes que j'ai parcourues dans le
cours de ma carrière, pourrais-je ne pas constater qua sous
les princes antérieurs an traité de Paris, le service s'est fait
régulièrement, des ameliorations ont été opérées sans exiger
des dépenses énormes ; que les meilleurs ponts et chaussées
qui existent datent de cette époque, sans avoir nécessité
pour leur construction une armee d'ingénieurs et d'employés
de tout grade ; que les établissements de bienfaisance ont
prospéré et qu'il en a été créé de nouveaux ; qua les for-
tunes privées florissaient et étaient en voie progressive de
prospérité ; que le fisc n'était pas grove de dettes et le bud-
get ne s'élevait pas, pour la Moldavia au-dela de dome mil-
lions ; qu'en Valachie toutes les lois, tons les réglements or-
ganiques, tous les embellissements de Bucarest datent du
régne des princes Stirbei et Bibesco?
Aujourd'hui, malgre un budget de cent soixante millions
pour les deux principautés, malgre les institutions libres ac-
cumulées pele-mêle sur le pays pendant six années d'efforts
mal entendus, malgre un nombre d'employés dix, ou pent-
'etre même vingt fois plus grand qu'auparavant, on plutôt
cause de tout cela, le service se fait avec un désordre inoul,
aucune amelioration ne réussit, partout la confusion, le gas-
pillage on l'incurie ; les fortunes se perdent, le commerce
languit, les charges se multiplient sur toutes les classes
d'habitants et le pays, en general, régi par des theories plus
on mins utopiques et en tout cas inutiles ou prématurées,
retrograde, au lieu d'avancer.

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Voila les fruits des 1ibert6s, telles que les wit conçues et
pratiquées nos jeunes hommes d'etat, qui out sacrifié l'or-
ganisation et les véritablesintérêts de leur nation a. des réves
et a des puerilites et dont la science politique consiste it se
récréer avec des hochets fascinateurs, mais ruineux.

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Quatriême Partie : 1866-1868.

LXXIV.

La situation depuis le 11 février 1866.

1866.
La désaffection dont le prince Couza étant devenu l'objet
prenait de jour en jour plus d'extension et s'infiltrait dans
tons les esprits sans distinction de partis et d'opinions poli-
tiques. L'exercice septennal d'un ponvoir, qui avait fini par
devenir dictatorial, joint au caractere hautain qui est le Want
habituel des parvenus, avait inspire au prince Couza un sen-
timent de mépris pour tout le monde. Se sentant l'objet de
l'animadversion de toute la société, il s'était retranché dans
un isolement absolu, tandis que d'un autre &OM ceux qui
auraient désiré le voir ou lui faire entendre un conseil ou
un avis s'en abstenaient, de peur d'être compromis devant
l'opinion genérale. C'est qu'aucun des partis qui aspiraient
a diriger le gouvernement a sa guise n'avait lieu d'être sa-
tisfait : les conservateurs, froissés par le mode qui avait pré-
side a l'application de la loi rurale sous les auspices de ceux
qui n'avaient en vue que la ruine des propriétaires, lui
étaient ouvertement hostiles ; les ultra-libéraux, voyant que
le coup d'kat avait contrecarrd leurs aspirations incessantes,
ne cessaient de fomenter une conspiration tendant a un re-
virement radical et se sont trouvés d'accord en cela avec leurs
adversaires politiques ; la partie du public qui pense car je
ne parle point du peuple proprement dit, qui n'a pas d'opi-
27

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418
nion ne trouvait, aprés un régne de sept ans, aucun motif
d'être satisfaite de l'état des choses. Les institutions libé-
rales, obtenues au prix d'immenses sacrifices, loin de faire
prospérer le pays, l'avaient plongd dans la détresse. Ces
institutions, appliquées inopportunément, sans preparation,
sans prévoyance, n'avaient fait que compliquer les affaires
les plus simples et inspirer des doutes sur leur utilité et leur
efficacité; aucune amelioration materielle qui efit pu com-
penser en partie du moins les charges dont on était seeable,
des dépenses gratuites et irréfléchies qui augmentaient
chaque am& un deficit croissant, un discredit de plus en
plus compressif, qui a l'interieur avait fait disparaitre le
numeraire et élevé considérablement le taux des intérêts
et a l'extérieur avait tari la source des emprunts et rendu
impossible toute entreprise importante, toute ingérence des
capitaux (Strangers : tel était l'état des choses dont tout le
monde ressentait les effete délétéres et qui pesait sur toutes
les classes, par la diminution de la production, la gene gene-
rale et la stagnation du commerce.
11 était tout naturel qu'à ces éléments d'animosité vins-
sent se joindre les espérances toujours en éveil des nombreux
compétiteurs a la principauté et les desire d'une coterie
qui avait re've la separation des principautés, poussée en
partie par l'état d'abandon auquel la Moldavie avait été
condamnée, mais en partie par des vues intéressées, voilées
sous le masque de l'intérêt public.
Les choses &ant arrivées a ce point, il ne fallait qu'un
coup de main pour opener le renversement de Couza. 11
n'etait pas sans voir clair dans sa position ; mais habitué a
envisager tout ce qui se tramait autour de lui avec une in-
difference dédaigneuse et comptant sur l'armée qui, en gene-
ral, lui était dévoude, il se croyait inébranlable et méprisait
tout avis qui efit pu lui dessiller les yeux. C'est ainsi que,
malgre les avertissements réitérés qui ne lui faisaient pas
défaut, malgré le peu de retenue de ceux qui conspiraient
sa déchéance, ii ne voulut en tenir aucun compte, ni s'abriter
derriere les precautions les plus usuelles. Le coup de main
du 11/23 février 1866 se fit done sans avoir rencontre le
moindre obstacle. Les officiers préposés a la garde du palais,

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419
ayant eté affiliés a la conspiration, forcerent le prince a ab-
diquer et l'enieverent, pour le séquestrer dans une maison
particulière ; le reste de la garnison, qui efit pu s'opposer
In cet acte inattendu, avait été tenu a l'écart et dans l'igno-
ranee de l'événement jusqu'a la reunion de l'assemblée et
la proclamation de la lieutenance, qui suivirent immédia-
tement l'enlevement de Couza. Dans l'intervalle, on ne man-
qua pas d'ameuter un ou deux milliers de ces individus qui
se prêtent a toutes les manifestations et qui reçoivent ton-
jours le mot d'ordre du parti de l'action. Cette populace
parcourut les rues, en poussant des cris de triomphe et en
vociferant contre le prince déchu et ses acolytes.
La partie de la garnison qui n'avait pas pris part au mou-
vement, sommée de prêter serment a la lieutenance, répon-
dit par un refus, en alleguant qu'elle ne se croyait pas re-
levee du serment prête au prince Couza avant qu'une autorité
legalement constituée ne vint sanctionner le fait accompli.
Grand nombre d'officiers furent arrêtés et bien d'autres don-
nérent leur démission, en désapprouvant ouvertement l'action
de ceux qui, au mépris de leur serment et des devoirs de la
discipline, avaient porte une rude atteinte a l'honneur du
corps entier. Ce sentiment ne fit que s'accroitre par la suite,
jusqu'à inspirer des remords a ceux-mêmes qui en étaient
l'objet et a produire un relachement sérieux dans la disci-
pline et l'esprit de corps de l'armée. Cependant, les journaux
du parti extreme ne manquerent point, pour faire diversion
au sentiment qui prédominait, de deifier les héros du 11 fé-
vrier et d'exalter leur acte de patriotisme.
Le prince Charles fit plus tard tout ce qu'il put pour les
réhabiliter aux yeux de leurs camarades, en plaçant au mi-
nistére de la guerre nn des principaux auteurs de la con-
spiration, le colonel Haralambe ; mais cela ne fit qu'exaspérer
davantage la plupart des officiers. line anecdote curieuse,
que je vais citer en anticipant sur les faits, prouvera suf-
fisamment l'esprit qui dominait parmi eux. Le capitaine
An. Gherghel, ayant été invite par le ministre Haralambe In
venir preter serment au nom du prince Charles, répondit
qu'il était pret a se rendre a l'invitation, mais que, pour
l'acquit de sa conscience, il désirait savoir auparavant si,
27*

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dans le cas oil la conduite du prince ne serait pas conforme
h. ses vues, ii lui etait permis, sans se compromettre, de le

surprendre et de le forcer a abdiquer en le menacant d'un


revolver.
Ii n'y avait plus de transaction possible. Il fallait ou se
resigner a avoir une armee démoralisée, relichée dans sa
discipline, animee de passions qui excluent l'esprit de corps,
ou sacrifler dans l'intérêt de la securite publique les héros
du 11 février. Nous parlerons en sa place de ce qui s'en-
suivit.
La revolution accomplie, les tribune et les journalistes ne
cesserent d'en faire honneur a la nation et au peuple sou-
verain. La nation et il faut bien le répeter, je n'entends
parler que des gens qui pensent ou qui ont des opinions po-
litiques a dti aceneillir en general la revolution operee
avec cette satisfaction qu'on dprouve pour tout revirement
qui montre en perspective l'amélioration d'un état de choses
dont chacun ressentait le fardean ; je ne compte ni le peu de
partisans dévouds au prince dean', ni bon nombre d'indiffé-
rents biases sur les changements qui n'ont amene it leur suite
aucun résultat satisfaisant. Mais le fait est que ni la nation
et encore moins le peuple souverain ne pourraient se flatter
d'avoir mérité l'hommage qu'on voulait bien leur rendre.
Les demagogues ont contracté l'habitude de se repaitre
de grands mots vides de Bens. C'est là une tactique qui, sous
une apparence fascinatrice, produit l'effet qu'on vent obtenir,
mais qui se réduit en phrases sonores, dont les auteurs,
comme les augures de Cicéron, ne sauraient se regarder sans
rire. II y a sans doute bien des gens qui prennent ces phra-
ses pour de la bonne monnaie, mais le bon sena en fait justice
en general.
La nation n'a done éte pour rien dans le renversement
de Couza. Le peuple voit passer les événements avec la plus
complete indifference et n'a pas d'opinion ; tout en se bor-
nant dans le cercle étroit de ses intérêts individuels, ii n'éléve
pas ses aspirations, lora meme que ces intérêts sont legs,
jusqu'à se faire une opinion sur la marche des affaires et la
conduite des gouvernants. S'il souffre, ii l'attribue avec re-
signation a son sort et ne prend part I une manifestation

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politique que s'il y est poussé, soit par le gouvernement,
soit par un parti d'action.
En 1864, le peuple votait A, la presqu'unanimité le ple-
biscite du coup d'etat ou de la dictature du prince Coma;
le 24 janvier 1866, il Malt l'élection de ce prince avec ac-
compagnement de Te-Deum et d'illuminations. Le 11 fevrier
suivant, il etait appelé a élire le comte de Flandre et trois se-
maines apres il adoptait im plebiscite qui appelait a la dignité
princière le prince Charles de Hohenzollern. Etait-ce par con-
viction qu'il agissait ainsi? Nullement. Le petit nombre des
personnes qui tenaient nos destinées entre leurs mains lui
avait suggére de dire oui pour un personnage inconnu : il
l'a fait comme il l'avait fait pour le comte de Flandre, com-
me il l'aurait fait pour tout autre nom. Est-ce a dire que
ce vote, ainsi que les precedents, ont 60 l'expression de la
volonté de la nation ! Ce serait abuser etrangement des mots
et denier tout bon sens a la nation, que de se faire illusion
sur la réalité et cur le jugement public.
Mais cela n'empêche pas d'avouer a ceux qui ne se payent
pas de vains mots, et a rnoi tout le premier, que les per-
sonnes qui en réalité ont manié le gonvernail des affaires
pendant la crise périlleuse que le pays a eu a traverser ont
agi avec prudence et habilete et ont fini par remporter un
succes, qui a éveille les espérances de tons les hommes pe-
nétrés des véritables interêts du pays. En rattachant étroi-
tement l'élection d'un prince etranger a l'union des princi-
pautés, les promoteurs de ces aspirations avaient prevu depuis
dix ans que l'union degagée de la condition du prince étran-
ger ne pouvait amener aucun résultat serieux, ni assurer la
stabilité, qui etait la premiere condition d'un avenir répa-
rateur, progressif et prospére. J'avais soutenu dans le temps,
comme on l'a vu dans les pages précédentes se rapportant
it l'année 1865 ou 1856, la connexité inseparable de ces
deux principes, jusqu'a faire soupçonner ma bonne foi. Les
faits sont venus justifier ma manière de voir. Le saint du
pays et l'espoir d'un meilleur avenir étaient bases principale-
ment sur l'avenement d'un prince étranger, qui était cense
réunir en lui toutes les qualités d'un bon administrateur,
exempt des passions qui divisent la société, dominant les par-

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422
tis hostiles par son impartialité et sa droiture et faisant dis-
paraitre les competitions au trfine, source continuelle d'in-
trigues et d'agitation. L'avenement du prince Charles, joint
au droit d'hérédité reconnu par la Porte et les puissances
garantes, ont dil, par consequent, combler les vceux des Ron-
mains et asseoir our des bases solides l'avenir du pays. Mais
ces bases sont-elles inebranlables? Cela depend en premier
lieu de la conduite sage et éclair& qui sera imprimée 11, la
direction des affaires, par un chef a qui Fon attribue des
qualités éminentes. Les événements extérieurs qui sent hors
de notre port& et surtout la maniere dont nous saurons user
de notre autonomie répondront done un jour a cette question.
Quant a nous, nous ne pouvons que projuger bien vaguement
les destinées qui nous attendent, d'apres les données qui
s'offrent jusqu'a present a notre appreciation. Le temps
n'ayant pas encore prononce son verdict définitif, nous de-
vons nous borner a constater que le résultat de la coalition
de deux elements hétérogenes a &é, comme toujours, fa-
vorable au parti extreme, qui a pris en main la direction
des affaires. II a été averd une fois de plus que les conser-
vateurs, toutes les fois qu'ils out donne la main a leurs anta-
gonistes, n'ont fait que servir les vues de ces derniers et
leur abandonner tout le fruit de la victoire : ils ont de tout
temps prêté leur concours pour détruire, sans se mettre
d'accord au prealable our les moyens de réédifier. Mainte-
nant, le nouveau prince sera-t-il le patron exclusif d'un parti
ou le chef supreme de la nation et l'appréciateur impartial
des intérêts généraux? C'est la le point capital, qu'un pro-
chain avenir ne manquera pas d'éclaircir.
1867.
Le prince Charles, embarque incognito sur un bateau du
Lloyd autrichien, avait débarqué le 1 mai a Tourno-Severin,
sans que les autorités autrichiennes, ni le capitaine du bateau
en aient en le moindre soupcon. II avait eté l'élu de la nation,
comme on était convenu de le proclamer ; mais sa position (halt
encore loin d'être assurée vis-à-vis de la Porte et des puissan-
ces garantes. L'assemblée venait de se former en constituante.
Elle vota une constitution des plus liberales qui existent chez

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les nations mêmes qui ont acquis depuis des siècles l'expé-
rience de l'exercice de la liberté. Liberté de la presse, liberte
d'association, liberté de reunion pour traiter des affaires
politiques, liberta d'enseignement, toutes ces libertés que
le parti d'action ne vent limiter par la moindre restriction,
tandis qu'un article même de la constitution prescrit qu'elles
seront rdglées par des lois supplémentaires, toutes ces
libertds depourvues de frein legal, chez une nation qui n'en
a pas connu l'usage et qui s'inspire volontiers des doctrines
les plus outrées, ne_ peuvent nécessairement que dégénérer
en licence, faire du gouvernement le jouet des passions po-
pulaires et subordonner aux menées démagogiques un pou-
voir repute monarchique. On a vu des le principe la presse
se livrer impunément a tous les excés qui infiltrent graduel-
lement dans les esprits le dévergondage, l'insubordination et
Panarchie. Les diffamations, les calomnies, l'excitation au
mapris du gouvernement et a la haine d'une classe de citoyens
contre l'autre, tel a dté l'aliment quotidien qu'une presse
jouissant de l'impunité offrait a l'avidite de ses lecteurs.
Le parti de l'action, bien well soit en minorité dans le
pays, l'emporte ainsi que cela arrive ordinairement sur
les hommes senses et a. principes modérés. Le terrain une
fois acquis par les opinions extremes ne pent plus être re-
pris, sans jeter le pays dans un gouffre de crises plus ou
mins prolongées et de funestes catastrophes. Les personnes
qui dirigent la faction ddmagogique, imbues des doctrines
révolutionnaires, ont su, par une discipline qui fait un fai-
ocean étroit de leur parti, par une audace qui n'est pas dans
le caractére des gens moddrés, s'assurer un piédestal ine-
branlable et s'accaparer de tous les moyens propres a pro-
pager leurs principes. A Bucarest is disposent de la popu-
lace et, par la creation de la garde nationale, de huit mille
baionnettes. Usant exclusivement du droit de reunion, ils
prêchent fréquemment devant un nombreux auditoire, qui se
plait a des theories Batteuses pour la multitude. Un comité
central, compose des coryphées de ce parti, concentre en
réalité le pouvoir entre ses mains et impose dans tons les
details de l'administration ses volontés au cabinet issu de
son sein. C'est Ia copie exacte du club des jacobins ; c'est

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l'imitation des allures de la grande revolution francaise,
dont on aurait volontiers pousse les consequences jusqu'à
leurs dernières limites, si cela ne devait entrainer imman-
quablement une immixtion étrangere.
L'instruction publique, dirigée en general par de jeunes
professeurs se faisant gloire de fanatiser leurs eaves, est
un levier puissant dont ils disposent. Ces professeurs font
pénétrer journellement dans l'esprit des &eves des opinions
exagérdes et des principes subversifs, qui les pervertissent,
qui faussent leur jugement et auxquels leur inexperience et
leur présomption juveniles prêtent un degre d'exaltation in-
solite. Aussi a-t-on vu des écoliers prendre part a des mani-
festations politiques, livrer a la presse des dissertations sur
les questions a l'ordre du jour, tenter de fonder des journaux
par souscription et se poser en hommes d'etat avant d'avoir
quitte le bane des écoles.
Tels sont les elements sur lesquels reposent les destinées
du pays et qui préparent son avenir. Ces elements sont
maniés par le parti de l'action, qui peut les mettre en effer-
vescence toutes les fois qu'il voudra changer la face des
choses ou ressaisir le pouvoir, qu'il manie ordinairement au
nom du salut public, sans scrupule et sans se soucier des cri-
tiques dont il se faisait jusque-la une arme contre ses ad-
versaires politiques.
Sous de tels auspices, il n'est pas étonnant que les croyan-
ces s'affaiblissent, que les liens de la société se relâchent,
que le public en general envisage d'un ceil de mépris toute
autorite, tout agent du pouvoir, que les subalternes se re-
voltent contre leurs chefs hiérarchiques et publient dans les
journaux des diatribes et des recriminations virulentes contre
eux toutes les fois qu'ils sont sous le coup d'une destitution
ou d'une reprimande. Et l'on se plait h qualifier de progrés
ce qui n'est qu'un kat d'anarchie progressive!
En presence de ces faits, on peut bien se faire une idée
préalable de l'avenir du pays. Aucune donnée rassurante ne
vient a l'appui du jugement impartial; tout homme sense ne
voit au bout de la voie que nous nous sommes fray& que
des catastrophes on l'immixtion étrangere. Nous oublions
volontiers que l'autonomie et les immunités que nous avons

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acquises nous ne les devons qu'i l'influence des puissances
de l'Europe et nous rêvons des projets agressifs contre les
états puissants dont nous sommes entourés, bien que nous
proclamions la neutralité, qui en definitive aurait été le seul
element de notre force. Notre credit est compromis de plus
en plus et des institutions qui sont le premier pas vers tout
progrès materiel, telles que chemins de fer et banques fon
cieres, ces institutions dont jouissent aujourd'hui toutes les
parties du monde civilise, sans en exclure les nations que
nous considérons comme barbares, ne peuvent pas, malgré
nos efforts incessants, s'implanter chez nous, dans un pays
productif, situé sur la grande ligne du commerce de l'Europe
avec le Levant. Quelle en est la raison ? C'est purement l'insta-
bilité, l'incertitude du lendemain ; ce sont les aspirations anar-
cliques qui remplissent les colonnes des journaux avancés
et retentissent aux tribunes des reunions dans les clubs. Ce
sont ces frequents changements ministériels, qui substituent
a la marche de la veille cello diamétralement opposée du
lendemain.
On a beaucoup reproché a Couza les frequents remanie-
ments du pouvoir et les dissolutions de la chambre. Eh bien,
une annee s'est a peine écoulée depuis la revolution du
11 fevrier et l'on a vu se succéder plusieurs ministères et la
dissolution de la chambre est imminente, puisque le dernier
cabinet, compose de nullités et ayant de la peine a s'associer
quelques individualités marquantes, ne peut compter sur la
majorité et n'a d'autre moyen pour se fortifier que de re-
courir a de nouvelles elections, faites sous son influence.
Des lors, ii ne rencontrera plus d'obstacle dans l'application
du programme antisocial du parti le plus extreme et les con-
sequences qui en pourraient résulter ne pourraient être cal-
culées des a present. On peut en tout cas affirmer que ces
previsions nourrissent l'inquiétude dans les esprits, l'incerti-
tude et la reserve dans les affaires et un kat de crise per-
manent et ruineux.
Non! une nation dont la masse est de la derniêre igno-
rance ; dont la classe moyenne, depourvue des lumiéres de
la civilisation, se pénétre des doctrines les plus avancées,
qui, lui dit-on, constituent le progrès; dont la classe intelli

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gente est partagée par les opinions en deux camps hostiles,
qui prédominent alternativement ; une nation qui s'alimente
de theories stériles qui ne lui ont pas imprimay depuis dix
années d'efforts infructueux, le premier pas vers le progras
materiel et la prospérité, ne peut que reculer sous de pareils
auspices, au lieu d'avancer.
L'affaissement moral et l'indiscipline avaient pénétré,
comme il a &é dit, dans les rangs de l'armée, sur laquelle
on ne pouvait plus compter. Les officiers les plus notables,
les plus expérimentés, je dirai même les plus aimés de leurs
soldats, ne cachaient pas leur indignation contre ceux qui
avaient imprimé une tache ineffagable sur l'armée ; de fré-
quentes plaintes directes et collectives parvenaient au prince
sans menagement. Force lui fut done de se séparer, et en-
core en n'adoptant que des demi-mesures, de quelques-uns des
chefs qui avaient pris la part la plus active dans la con-
spiration du 11 février ; mais en memo temps une persé-
cution &hale s'atendit sur ceux qui avaient pris la de-
fense de rhonneur militaire : les destitutions, les mises en
disponibilité se succédérent sans interruption ; les moins mar-
quants parmi les officiers ont été séparés, déplacés, per-
mutes, isolés de leurs regiments. Enfin, a la force incertaine
de l'armde, on a substitué les gardes nationales sous des
chefs aveuglement davoués au parti dominant, se gardant
hien d'étendre cette institution dans ceux des districts qui
n'offraient pas assez d'éléments pour servir d'appui an parti
de l'action.
1868.
Ce qui était a prévoir s'est réalisé. Voici, avant que deux
années n'aient éta accomplies, trois assemblées dissoutes et
plus d'une dizaine de remaniements de ministeres partiels ou
entiers. L'extrame gauche, aprés avoir conquis le pouvoir,
aprés avoir employé tons les moyens propres a s'y fortifier,
a voulu achever son oeuvre, en s'entourant d'un corps repré-
sentatif qui mai assurat la perpétuité de sa domination et la
realisation de ses raves et de ses plans.
Malgre des representations fréquentes et réitérées, malgré
que rimpossibilite de composer im ministere presentable

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avec les elements de l'extreme gauche fournissait une preuve
suffisante de la repugnance que tout homme sense et de
mérite éprouvait a pactiser avec des doctrines subversives
et des vues personnelles, la dissolution des chambres fut
prononcée des le lendemain de leur reunion. Le prince, soit
par des considerations qu'il ne m'est pas donne d'apprécier,
soit par une predilection difficile a concevoir pour le cory-
phée de la démagogie, a été sourd a toutes les observations
qui ne manquaient pas de lui parvenir : deux individualités
éminentes, qui s'étaient résignées sur les instances du prince
faire partie du cabinet et qui étaient d'ailleurs particuliére-
ment estimées de lui, résignerent leurs fonctions apres avoir
vu que leurs efforts n'avaient pn empêcher une dissolution qui
n'était motivée par aucune raison plausible et qui allait re-
muer le pays a l'unique effet de maintenir an pouvoir
Mr. J. Bratiano. Celui-ci, profitant d'un ascendant fascina-
teur sur l'esprit du prince Charles, a su, en jouteur émérite,
pour ne pas dire en vrai charlatan politique, inculquer dans
son esprit que le parti qu'il patronnait exclusivement était
le seul national, l'unique soutien du tr8ne ; que les modérés,
qu'il qualifiait de boyards, d'aristocrates, de retrogrades,
ne revaient que le retour vers le passe et la reinstallation
d'un prince indigene. Ces insinuations, qui s'enracinerent de
plus en plus dans l'esprit d'un chef qui n'avait pas eu le
temps de juger en connaissance de cause le pays qu'il était
appelé a gouverner, les ovations, les adulations, les mani-
festations si faciles a provoquer quand on tient le timon des
affaires, les panégyriques des journaux &rangers soudoyés
ou trompés sur le veritable kat des choses et qui ne sont
que l'écho des communications qui leur sont adressées, ont
concouru a persuader au prince que son protégé haft l'idole
par excellence de la nation et lui inspirer Tine méfiance in&
branlable contre tons ceux qui ne partageaient pas les vues
de Mr. Bratiano. Etait-il effectivement abuse on subissait-il,
par une nécessité politique occulte, line influence étrangére
aux intérets du pays? C'est là un probléme que je ne saurais
résoudre. De son côté, Bratiano, malgré ses fausses profes-
sions de foi et ses assurances hypocrites, qui ont été pous-
sees jusqu'i le faire passer pour conservateur, est-il sincere-

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ment attaché a la dynastie Hohenzollern ? ou bien ne vise-t-il
pas plutôt a completer le programme de son parti, en par-
venant par la vole du désordre et de l'anarchie a proclamer
la république en temps opportun ? Bien des gens senses
penehent a croire a cette derniere alternative.
Je ne m'appesantis pas davantage sur les manceuvres qui
tendent a raffermir le pouvoir d'une fraction fatale au pays,
dont elle tend a compromettre l'avenir ; d'une fraction qui
effeetivement n'est qu'en minorité et qui a deja désillusionné
beaucoup de ses adherents les plus indépendants, par les
actes les plus arbitraires, les plus illégaux qu'un gouverne-
ment se soit jamais permis.
Les chambres ont été done dissoutes : it s'agissait h tort
ou a raison de faire un appel a la nation, pour savoir si elle
entendait ou non appuyer les hommes de l'extreme gauche; la
liberté du vote était done plus que jamais requise, pour pro-
duire le résultat qui avait été le but patent de la dissolution.
Mais ce but n'a éte évidemment qu'un masque, qui cachait
l'intérêt du ministere a se créer une representation a sa guise;
car jamais, de l'aveu unanime de tons les partis, les elections
n'avaient &US plus libres, plus franches, plus dégagées de
toute influence gouvernementale que celles qui out produit,
sous un ministere conservateur, l'assemblée dissoute. Non
seulement le ministere s'était abstenu de s'ingérer, en in-
fluen9ant l'opinion des électeurs, mais ii n'a pas memo eu
des candidats a proposer a leur choix. Voyons comment s'est
comporté le ministere actuel, qui se targue de la qualification
de liberal et de constitutionnel : II commença par proclamer
ses candidats et les faire appuyer par les autorités consti-
tuées. A cette fin, il fit main basse sur tous les agents du
pouvoir qui n'offraient pas des garanties suffisantes d'une
aveugle docilité et d'une énergie a toute épreuve : préfets,
sous-préfets, agents de la police, membres des tribunaux,
procureurs, tout a été change la veille des elections ; des
persecutions sans motif legal vinrent intimider ceux des élec-
tours qui ne se pliaient pas aux vues de l'autorité et Man-
gurer un système de terrorisme dictatorial, et, ce qui ne s'est
jamais vu, le ministre de l'intérieur, J. Bratiaho, se mit a
parcourir le pays, en s'arretant dans chaque chef-lieu de

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district, pour stimuler le zéle de ses agents et appuyer pu-
bliquement ses candidats. Ce ne fut pas assez : dans phi-
sieurs colleges oh la majorite n'était pas acquise au mini-
stére, tantet les maires se refuserent sous des prétextes
spécieux a ouvrir la seance, tantet ce furent les électeurs de
in minorité qui enleverent l'urne munie des bulletins de la
majorité ; dans certains colleges oh la même manceuvre a
été tentée, la majorité imposante des électeurs s'était pré-
parée a repousser toute agression par la force et une colli-
sion imminente n'a été évitée que par l'attitude menaçante
et décidée de ces derniers. En vue de ces faits arbitraires,
ii m'a été assure que dans plus d'un college les électeurs
s'étaient munis de revolvers et il s'en est fallu de peu gull
ne survint de conflits sanglants. Enfin, la, oh les bureaux, ne
tenant pas compte du refus des maires, ont passé outre et
ont procédé aux operations électorales, le résultat a été de-
clare nul par le gouvernement et les deputes élus ont été
consignés par la police h la porte du palais de la represen-
tation nationale. Voila comme se firent les elections de la fin
de l'année 1867, par un parti qui s'arroge le titre de libe-
ral et qui ne s'est fait aucun scrupule d'employer l'arbitraire,
la terreur, l'illegalité pour se maintenir quand meme au pou-
voir et faire accroire a l'étranger par des publications men-
songeres, car a l'interieur personne ne se trompe, que
la majorité du pays lui était acquise.
Maintenant quel a &é le résultat des elections ainsi ac-
complies ? D'un cfité des candidate ministériels, la plupart des
gens qui ne se distinguent que par un aveugle dévouement
a ceux qui les ont fait élire; de l'autre, en nombre a peu prés
égal, les fractions du centre et de la droite, comptant dans
leurs rangs beaucoup d'hommes de mérite et indépendants.
Il en résulte que, malgre les moyens violents employes pour
influencer les elections, malgre le prestige du pouvoir qui a
de tout temps prédomine sur les masses, le ministére n'est
rien moins que stir d'une majorité dans la chambre. 11 espe-
rait plus ; ii avait cru, par la pression exercée sur les elec-
tions, parvenir a disposer des deux tiers des deputes, nombre
requis pour toute modification a la constitution, et par conse-
quent se débarrasser du gnat, qui le gene, et opérer d'autres

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changements favorables a ses vues. Cette fois le but a &é
manque. Le projet d'adresse, redige par un comité compose
en entier des coryphées de la demagogic, au lieu d'abonder
dans le sons d'un message on toute la politique du gon verne-
ment est exposée dans tons ses details, s'est borne A des
demonstrations cérémonieuses, vagues, peu accentuées et ne
pouvant donner lieu A une discussion de principes, laissant
en reserve une entente avec les ministres sur les affaires de
l'état. Je ne pule pas du gnat, compose presqu'en entier de
conservateurs et qui a calque sagement son projet d'adresse
sur celui de la chambre des deputes.
Dans cet kat des choses, aussi indécis que dénotant tons
les symptômes d'une lutte acharnée imminente, A quoi doit-
on s'attendre ? Sera-ce a un remaniement du ministére ? Get
expedient aurait pu remédier a la crise, mais le parti qui
s'est saisi du pouvoir consentira-t-il A le sacrifier pour sau-
ver la situation ? On en doute ; on penche en general A croire
ou a la dissolution du gnat, qui est une pierre d'achoppe-
ment pour la démagogie et qui en tout cas lui donnerait un
répit de trois mois, ou a celle des deux chambres a la fois,
qu'aucun motif raisonnable ne saurait justifier et qui serait
le plus patent démenti de toutes les assurances que le mini-
stére a fait publier dans les journaux &angers ; ou enfin I
un coup d'etat an moyen d'un nouveau plebiscite, qui rens-
sirait sans doute, par suite de la docilité des masses, mais
qui pourrait entrainer les dangers les plus graves. Je m'ar-
rate, ne voulant ou ne pouvant pas préjuger ce que l'avenir
et la politique du gouvernement nous réservent.

Six mois apres.


Le gnat, mis en demeure de se prononcer sur divers pro-
jets de loi atteignant les intérêts généraux les plus impor-
tants, a en recours a un vote de blame contre le ministére,
a la suite duquel II fut dissous. Le ministere fut cense avoir
donne sa démission, mais des le lendemain la chambre, toute
a sa devotion, desapprouvant la marche du gnat et la taxant
d'illégale, supplia les membres du conseil de retirer leur de-
mission et continua de fonctionner isolément. Quelques jours

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plus tard, il est vrai, elle interrompit ses travaux, mais ce
fut a la suite de remontrances irrésistibles sur l'inconstitu-
tionnalité d'un pareil procéde.
Avant d'aller plus loin, il est nécessaire de prendre note
de la position que s'est créée le cabinet preside par Golesco.
Inutile d'observer que la présidence dans ce cas n'implique
la moindre idée de suprématie : le cabinet n'est effective-
ment dirigé que par M. J. Bratiano; le reste des ministres
ne sont en général que des comparses train& a la remorque
de la politique de leur chef reel. Bratiano, homme d'une
activité infatigable, d'une rare énergie, d'un esprit &Ili,
mais sophistique, d'une intelligence qui abonde en moyens
de parer on de détourner les traits qu'on ml décoche, dé-
clamateur, souple, bruyant d'expression, offusquant la In-
mière sous la fumée de mots sonores et A grand effet, orateur
de club en un mot, Oche cependant par ces mêmes qualitési
en s'ingéniant a denaturer la verité, a donner le change sur
ses intentions, A justifier des procédés inexcusables, A, rejeter
sur ses adversaires les torts dont il est accuse. On ne Ban-
rait affirmer d'ailleurs que ses idées en science administra-
tive soient toujours lucides et irréfutables ; sa politique éma-
nant du comité révolutionnaire suit une marche tortueuse,
qui l'oblige a chaque pas a être sans cesse a la parade des
deux côtés opposes.
C'est ainsi que, par une des plus famsses mesures qu'il a
cm propre a lui valoir de la popularité, il inculqua a ses
affidés Pill& de la proscription des Juifs. Les moyens illé-
gaux et vexatoires employés pour mettre A execution une
pareille idée, digne des temps les plus barbares du moyen
age, excitèrent d'une part l'indignation de tout homme de
bon sens et de l'autre éveillérent l'attention des puissances
garantes sur les errements de notre gouvernement et moti-
vérent des representations sérieuses. Cependant, tout en se
disculpant et en donnant des ordres ostensibles, qui en-
joignaient aux autorités subalternes de cesser la persecution)
II ne manquait pas de l'encourager sous main ; il en results
A Berlad, a Galatz, a Bacau et dans d'autres localités des
scenes de violence, de pillage et de désordre, qui ne furent
pas meme réprimées. Ainsi, d'un 016 contraint de sauver les

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apparences vis-k-vis des puissances et de donner satisfaction
a leurs insistances et de l'autre déborde par Man gull avait
donne lui-même, M. Bratiano se vit plonge dans le plus
grand embarras, expose A la reprobation unanime du dehors,
en meme temps qu'à la pression intérieure de son parti ; ii
perdit par là simultanément tout appul a l'extérieur et bon
nombre de ses affidés, qui avaient voulu pousser les choses
a l'extreme. Une consequence de cette fausse position fut la
motion signée de trente-un deputes, par laquelle les Juifs
étaient mis hors la loi et privés des droits civils les plus com-
muns. Bratiano ne pouvait, sans faire preuve d'une oomph--
cite condamnable, que combattre une proposition aussi mon-
strueuse, ce qui lui aliéna bon nombre de ses adherents et
occasionna l'accueil outrageant qu'il regut A son passage par
Bacau. De pareilles scenes de désordre et d'anarchie étaient
cependant rarement réprimées. Bratiano, dont le régue
était fondé sur des principes anarchiques, n'osait pas com-
primer les déréglements de la foule, jusqu'A se priver, le cas
échéant, d'uu moyen qui, entre les mains de son parti, était
un des plus puissants leviers. On avait vu souvent, pendant
que le corps legislatif agitait une de ces questions qui jute-
ressait la démagogie, une populace menagante, prévenue et
soudoyée, entourer les issues de la chambre et malmener
ceux des deputes qui leur avaient été design& ; on a vu en
dernier lieu un ramassis de la population du plus bas étage
maltraiter, a leur sortie de la séance, les sénateurs qui avaient
vote contre Bratiano. De pareils moyens, aussi odieux que
subversifs de tout ordre legal, peuvent-ils faire supposer que
c'est l'opinion publique qui agit ? Personne ne se trompe
; quant A l'extérieur, Rs ne peuvent qu'etre reprouvés et
faire le plus grand tort au pays, en le representant Eyre A
l'anarchie.
La politique de M. Bratiano, qui s'est eropetre dans la
question d'Orient sur une voie opposée a celle des puissances
occidentales, l'a aussi mis bien convent dans le cas de se
justifier aupres de ces puissances, qui ont fini par voir clair
dans la situation qu'on nous a faite et par se convaincre que
les actes du ministre omnipotent n'étaient nullement d'accord
avec ses paroles.

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Tel le est notre position actuelle, qua chacun deplore et
au bout de laquelle tout homme sense prevoit un funeste
precipice ; car, malgré toutes les doleances ou les méfaits
de Pintérieur, malgré toutes les remontrances du dehors,
M. Bratiano parait rive A sa place et Aloigné de l'idée de
donner satisfaction i l'opinion publique et a celle well s'est
faith en Europe.
Bratiano a compté sur le renouvellement du sénat. La
pression exercée sur les électeurs a été tout aussi forte que
par le passé : les interêts de chacun ont été mis en jeu et
l'intimidation a été poussée au point que, hors du réduit de
son appartement, personne n'osait se confier a son ami avant
d'avoir tourné les yeux autour de lui pour s'assurer s'il
n'était pas espionné. Le résultat des elections parait favo-
rable au ministére, mais l'opposition a de son eke réussi
faire pénétrer au sénat tons see chefs les plus marquants.
La session qui se prepare sera des plus critiques ; le sort
de la Roumanie en depend. S'il ne s'ensuit pas un revirement
radical dans la politique du gouvernement, le pays con-
tinuera d'avancer sur la pente fatale au bout de laquelle ii
n'y a qu'un abime.
En attendant, le pays souffre, est accablé de charges et
s'attend A un surcroit d'impositions, pour faire face a des pro-
jets gigantesques, dont l'exéeution implique des dépenses
incalculables. 11 s'attend de plus A la suppression même du
gnat, but que le parti démagogique n'a cessé de poursuivre.
De maniêre que, s'il pent compter ce qui est encore dou-
tenx sur la majorité de la chambre haute et sur celle des
2/8 de la chambre des députes, II ne tiendra pas A lui qu'il
ne s'affranchisse de l'obstacle que see vues rencontrent dans
le gnat et qu'il pousse les choses aux pins fatales extrémités.
Comme supplement A la loi sur l'armement général, qui a
passé au gnat A la majorité d'une voix, on lui attribue des
projets de taxes frappant principalement les soi-disant riches,
des droits proportionnels a prélever sur les revenus, des im-
pels mobiliers embrassant les gene de service, le bétail etc.,
singeries systAmatiques des clubs.révolutionnaires de Paris,
qui, avec les diatribes journalières que les jonrnaux du parti
rabâchent contre les soi-disant aristocrates, dénotent claire-
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ment la source du programme que M. Bratiano est tenu
d'exécuter. En 1794, la guerre contre les aristocrates, bien
qu'émanant du fanatisme irréflechi qui s'était empare de la
populace sur les instigations d'hommes sanguinaires tele que
Marat, avait néanmoins une certaine raison d'être : l'émi-
gration, les resistances de rintérieur, les perils de la chose
publique justifiaient en quelque sorte un excés de violences.
lei rien de tout cela n'existe, pas même le moindre element
d'aristocratie. Identifies avec le regime dominant, amis du
progrès raisonnable, les ci-devant aristocrates ont été les
promoteurs de toutes les lois libérales dont le pays a été
dote et ils n'ont cease d'être les plus fervents soutiens du
trône, des institutions et de la légalité. A la Me du pouvoir,
ils ont constamment fait preuve du respect le plus scrupu-
leux pour les institutions et la constitutionnalité, tandis que
la clique aujourd'hui dominante, qui s'arroge le monopole
du libéralisme, ne se signale que par l'arbitraire at une dic-
tature permanente, qui ne tient compte ni des lois, ni de
requite et continue de s'acharner contre ses adversaires,
qu'elle désigne collectivement sous les noms de boyards et
d'aristocrates. Faute de pouvoir attaquer l'intelligence et la
niveler, elle se borne a compromettre les fortunes, a niveler
en appauvrissant. Le moyen de ne pas suivre le programme
proclame par Marat : «qu'il fallait réduire les aristocrates a
la classe des sans-culottes, en ne pas leur laissant de quoi
se couvrir . ..)1 (Je supprime par décence le dernier mot.)
Voila oft nous en sommes pour le moment !

Fin juillet 1868.

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5:1
1.

Vienne. Typ. Adolphe Holzhausen,


Ituprimeur de 1 a Cour I. & R. et de l'Uuiversitd.

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