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Le réel et l'intelligible

I' LE RÉEL ET L'INTELLIGIBLE.

Une chose est expliquée quand l'esprit ne


peut même plus con-
cevoir que la proposition qui l'exprime
puisse être fausse. Saisir
la nécessité logique d'une relation, c'est déduire.
L'esprit ne com-
prend que ce qu'il a lui-même déduit.
Inventorier sa richesse n'est pas en acquérir de
nouvelles; or le
raisonnement enrichit la connaissance, puisqu'il y a des sciences
déductives pures. Nous avons montré que déduire n'est pas
extraire d'un principe ce qu'il contenait et
que par conséquent on
savait déjà, mais construire ce qu'on ne savait
pas avec ce qu'on
savait. L'esprit ne comprend que ce
qu'il sait construire.
Les opérations constructives manifestent en toute liberté la
spontanéité inventive et créatrice de l'esprit. Hâtons-nous d'ajouter
que la liberté n'est pas l'arbitraire. Nous sommes libres de prali-
quer les opérations constructives qu'il nous plaît, mais seules sont
constructives des opérations réglées. Un architecte est libre d'inventer
et d'exécuter n'importe quel édifice, mais seules sont
constructives
des opérations réglées par les lois de
l'équilibre et de la résistance
des matériaux; les exigences de ces lois n'empêchent
pas, elles
permettent l'invention. L'esprit ne comprend que ce qu'il a spon-
tanément inventé.
Le pur intelligible ne saurait être réel. Il n'en faut
pas donner
comme raison qu'il est construit avec des éléments
abstraits et que
l'esprit ne saurait l'enrichir et le compliquer jusqu'à
rejoindre la
richesse et la complexité du concret; car une
représentation incom-
plète peut être une représentation vraie. Ce qu'il faut dire, c'est
que le pur intelligible n'est pas une représentation. On ne démontre

1. Dans notre Traité de Logique.


E.GOBLOT.–U-;RËEL);T t.TËLUG!8LE 57

que des jugements hypothétiques, je veux dire (car le mot est


malheureusement équivoque) des jugements composés d'une hypo-
thèse et d'une conséquence; et ce que l'on démontre, c'est que la
conséquence résulte logiquement de l'hypothèse. Que celle-ci cor-
responde à une réalité, c'est ce que nous ne pouvons apprendre que
par constatation empirique. L'esprit construit d'abord en toute
liberté l'objet sur lequel il veut raisonner il le définit. Avec la
propriété initiale par laquelle il le définit, il construit toutes les
autres. Pour règles des opérations constructives, il a besoin de prin-
cipes qu'il ne démontre pas ces indémontrables sont les axiomes et
les postulats. Les axiomes sont eux-mêmes des postulats, y com-
pris le principe de contradiction, dont ils sont de simples spécifi-
cations leur évidence consiste en ce qu'on ne peut les rejeter sans
renoncer par là même à raisonner et à penser. Les postulats pro-
prement dits ne sont pas des vérités, mais de simples hypothèses
(le mot est pris ici dans son autre sens).
Les géomètres ont longtemps admis le postulat d'Euclide.
Admettre une proposition qui n'est pas évidente et qu'on ne démontre
pas fut pour la géométrie un « opprobre Mais on pouvait consi-
dérer le postulat comme une hypothèse vérifiée. La réussite des
mesures spatiales semblait une vérification empirique de la géo-
métrie euclidienne, qui devenait alors, à partir de la théorie des
parallèles, une science empirique, une science du réel, et cessait
par là même d'être entièrement intelligible. La réussite indéfinie
des déductions géométriques était comme une assurance morale
de vérité; c'était encore une vérification empirique, une épreuve
dont la science sortait triomphante, sans que rien pût faire com-
prendre comment elle triomphait. Entre les deux vérifications pré-
tendues toute la différence consistait en ce que l'une était une expé-
rience physique, l'autre une expérience mentale.
Les géométries non euclidiennes ont exclu l'une et l'autre vérifica-
tions. D'une part, la réussite des déductions géométriques est éga-
lement indéfinie en partant des postulats non-euclidiens. D'autre
part, des mesures spatiales exécutées selon les théorèmes non-eucli-
diens ne rencontreront jamais une impossibilité, les instruments et
les étalons de mesure étant également non-euclidiens. La géométrie
est devenue une science purement intelligible quand elle s'est
scindée en trois. A partir de la théorie des parallèles, elle développe
!? MVCH fHtLOSOPHtQUË

séparément les conséquences de trois hypothèses également pos-


sibles. Comme elles se contredisent réciproquement, l'esprit ne
peut considérer chacune d'elles Sans exclure les autres, mais il
n'est lié que par les conventions qu'il a faites avec lui-même, la
raison n'ayant de préférence pour aucune. Et qu'on ne vienne pas
demander si l'espace réel est euclidien ou non! une telle question
n'a pas de sens. Le même espace (réel ou idéal, peu importe) reçoit
indifféremment les figures euclidiennes ou les autres, pourvu qu'il
ne les reçoive pas ensemble. Les postulats géométriques ne sont pas
des propriétés de l'espace, mais des conventions relatives aux
figures qu'on y trace.
Donc, relativement aux postulats de parallèles, il y a trois géo-
métries également vraies, également intelligibles. Comme il y a
d'autres postulats, il y a beaucoup plus de trois géométries. Il y
en a peut-être une infinité.
L'effort de l'esprit pour conquérir l'intelligible ne peut donc pas
le conduire au réel. Nous ne pouvons avoir la prétention de déduire,
construire, inventer ce qui est. Le réel et l'intelligible sont les
deux pôles de la pensée.
Et pourtant le but de la science est d'expliquer la nature, de
rendre intelligible le réel.

Sur cette question, M. Léon Brunschvicg a écrit un livre magni-


fique, où une érudition singulièrement abondante s'allie à la plus
pénétrante critique Pour quiconque s'occupe de logique ou
d'histoire de la science, c'est désormais un instrument de travail
indispensable, un de ces livres qu'il faut avoir sans cesse à portée
de la main. L'auteur a choisi la méthode historique, à quoi il n'y
a rien à dire. Mais, par là même qu'elle retrace une évolution qui
n'est point achevée, cette méthode ne conduit pas à une solution.
Et, comme les esprits qui ont au cours des âges cherché la solution ont
surtout cherché comment il fallait poser la question pour la résoudre,
la question n'est nulle part posée en termes clairs. On ne saurait
en faire reproche à M. Brunschvicg la méthode historique l'obli-
geait à procéder ainsi. Il n'est guère de concept plus mobile, plus
plastique et plus fuyant que celui de causale. On le dirait doué de

1, La causalité physique et l'expériencehumaine, Alca!i, 1922.


f:T ).Tt:)L)r,)R).E K9
E. GOBLOT.–t.RfU;EL

mouvements amiboïdes on ne le retrouve jamais où on t'avait laissé.


Toute la cellule a passé dans un pseudopode ce qui était appendice
est devenu corps cellulaire, ce qui était corps cellulaire n'est plus
qu'appendice. Dans ce livre de M. Brunschvicg, en passant d'un
on s'aperçoit
chapitre au suivant, on est d'abord désorienté, puis
de sens. H n'en saurait
que les mots cause et causalité ont changé
être autrement quand on considère dans son devenir une pensée
qui se cherche, qui ne se trouve que lentement et ne se lixe jamais
que provisoirement. Ce livre est l'historique d'une question par
un homme qui a très éminemment ie sens de l'histoire.
La notion de causalité n'a jamais fait qu'embrouiller les choses.
En prenant le mot dans le sens le plus large, mais aussi le plus vague,
on peut dire que la cause est ce qui explique, ce qui répond à la
Mais néces-
question Pourquoi ceci est-il ainsi et non autrement?
natu-
sité, même physique, ne veut pas dire nécessité Musa~. Les lois
des événements
relles n'expriment pas toutes des relations entre
successifs; elles expriment le plus souvent des relations entre les
éléments abstraits d'un phénomène. Le produit du volume d'un f/a=
est constant. Peut-on dire que
par sa pression à la même ~mppra~u/'e
le volume soit cause de la pression, ou la pression du volume?
Nous avons déjà protesté contre l'erreur très répandue, encore
enseignée, que l'investigation expérimentale a pour but de découvrir
les causes des phénomènes et que, la cause trouvée, on passe par
induction à la loi. C'est renserver l'ordre des termes. La cause étant
l'antécédent constant, on ne peut savoir si un antécédent est cause
sans savoir d'abord s'il est constant il faut connaître la loi pour
de la cause. Quand on connaît la loi de Mariette, on
pouvoir parler
de la mesure du volume à celle de la pres-
peut passer logiquement
sion et réciproquement. Il ne s'agit point encore ici de relation
causale. Mais si, physiquement, on reçoit le gaz dans une enceinte
de
plus grande ou plus petite, la variation volume pourra-t-elle
être dite cause de la variation de pression, en vertu de la loi? et,
si )'on ajoute ou retranche du mercure dans la branche ouverte
d'un tube manométrique, la variation de pression pourra-t-elle
être dite cause de la variation de volume, en vertu de la loi? La vraie
cause ici n'est ni la pression ni le volume, mais l'opération du physi-
cien. Quand il verse du mercure dans son tube manométrique, c'est
bien en augmentant la pression qu'il diminue le volume, mais ce
60 REVUE PHILOSOPHIQUE

n'est pas une cause, c'est une raison qui nous fait passer de la pres-
sion au volume la variation de volume est pour nous une consé-
quence logique (ici simplement syllogistique) de la variation de pres-
sion (mineure) et de la loi (majeure).
Il doit pourtant y avoir dans la réalité
physique quelque chose
qui fait que la loi se vérifie. La loi empirique n'est qu'une unifor-
mité. Elle rend intelligibles les faits singuliers, puisqu'elle permet
de les prévoir et de les calculer, c'est-à-dire de les déduire; mais elle-
même n'est pas intelligible. Il reste à découvrir la cause intérieure
et'cachée qui oblige les faits à être uniformément tels que nous les
voyons; il reste à saisir la nécessité dont l'uniformité est la mani-
festation.
S'il s'agit d'une nécessité physique, nous ne la connaîtrons jamais.
L'expérience ne nous la fera pas découvrir.~car une nécessité est
plus qu'un fait. Interpréter un fait, c'est raisonner à son sujet; ce
que vous trouverez, ce sera donc la nécessité de votre raisonnement.
II ne peut s'agir que d'une nécessité logique, c'est-à-dire d'une
déduction. C'est la théorie cinétique des gaz qui explique la loi
de Mariotte. On peut donner encore le nom de cause au principe à
partir duquel la déduction rejoint l'expérience, si par cause on veut
entendre tout ce qui explique. Mais on aura un langage plus clair
en réservant le nom de cause à l'antécédent constant, qui n'est
tel que par la loi. Ou plutôt, cause et causalité sont des termes
obscurs qu'on ne peut employer qu'à propos de faits imparfaite-
ment analysés. Ils appartiennent à la langue vulgaire plutôt qu'à
la langue scientifique. Il faut les ranger parmi ces concepts scolas-
tiques dont la science, depuis Descartes et Galilée, a tant de peine
à-s'affranchir et qui, loin de servir à saisir la vérité, s'interposent
comme un écran opaque entre la nature et l'esprit.

Mais la question que M. Brunschvicg s'est posée est, en réalité,


plus claire que son titre ne l'indique. La voici Comment l'intelli-
gible peut-il rejoindre le réel?
La difficulté serait insurmontable si l'on cherchait quelque
pensée qui fût capable d'atteindre le réel par la voie du raisonne-
ment a pnort. M. Brunschvicg a raison de s'élever contre « un cer-
tain rationalisme qui aurait la prétention d'apporter, d'imposer
~u savant un tableau a priori de ce
qu'il y a d'essentiel dans la
E. GOBLOT. LE RÉEL );T L'tNTELDGiBLK 6i

fonction scientifique; d'où il résulterait que, s'il n'est pas tout à fait
interdit au physicien de consulter la nature, du moins il convien-
drait de voir dans l'expérimentation un procède de portée et d'intérêt
secondaires, destiné en déiini!:ive a vériner le bien fondé de l'anti-
cipation philosophique (p. 6). Rien ne ressemble moins à un tableau
que la connaissance rationnelle qu'est-ce qu'un tableau sur lequel
rien n'est représenté? mais il est bien vrai que la science n'est
entièrement intelligible que si elle est entièrement a priori. La phy-
sique mathématique, supposée achevée, serait bien une détermina-
tion a priori de la fonction scientifique, mais ne contiendrait aucune
anticipation philosophique » des faits et des lois de la nature. Elle
nous montrerait la forme que doit revêtir la physique pour devenir
intelligible, mais une forme vide qui, par elle-même, ne serait la con-
naissance d'aucun objet réel.
On ne gagnerait rien à vouloir réduire l'opposition essentielle,
le contraste radical entre science rationnelle et science empirique.
Ce n'est pas par un effort d'assimilation qu'il faut essayer de les
rapprocher confondre n'est pas un moyen de résoudre. On réus-
sira mieux en étudiant les fonctions réciproques des deux sortes
de connaissance. Car différence ne veut pas dire indépendance. En
partant de définitions librement construites et d'hypothèses arbi-
trairement choisies, non seulement l'esprit n'a aucun droit de croire
que ce qu'il en déduit existe, mais il n'a aucune chance–M. Bruns-
chvicg a raison de le faire remarquer d'aboutir à des résultats
qui puissent s'appliquer a des données empiriques. –Mais ces con-
cepts et ces hypothèses, choisis librement, ne le sont pas sans raison.
Il n'y a pas deux systèmes de sciences aussi indépendantes qu'hété-
rogènes, les unes empiriques et inductives, les autres déductives
et intelligibles leur convergence serait inexplicable.
D'abord, c'est la science empirique qui devient intelligible, pro-
gressivement, à mesure qu'elle découvre la nécessité logique des
uniformités observées. Si elle peut devenir entm si parfaitement
intelligible qu'elle n'ait plus rien d'empirique, c'est qu'un progrès
lent et pénible l'a amenée à découvrir de quelles définitions et de
quelles hypothèses elle doit partir. Jusqu'à présent, il n'y a guère
que les mathématiques pures qui aient réussi à rendre leurs hypo-
thèses fondamentales indépendantes de toute vérification empiriques
elles sont devenues ainsi purement intelligibles et sciences de tous
63 REVUE PHILOSOPHIQUE

les mondes possibles. Encore la géométrie n'y est-elle parvenue


que
récemment, puisqu'elle était empirique quand elle tenait ses pos-
tulats pour des hypothèses vérifiées. C'est la physique qui a formulé
les postulats fondamentaux de la mécanique. Qui sait si quelque
Lobatchewski de la mécanique ne montrera pas que les hypothèses
qui contredisent ces postulats (ou des principes plus abstraits dont
ils dériveraient) peuvent donner lieu à des conséquences indéfini-
ment développées, sans rencontrer d'impossibilité logique ni se
heurter à aucune expérience? Cette science mériterait alors le nom
qu'elle s'est donné un peu prématurément de mécanique ration-
nelle. La physique deviendrait une science déductive si l'on pou-
vait définir chaque espèce de matière par une propriété initiale
dont toutes les autres seraient des conséquences logiquement néces-
saires et elle serait une science intelligible si elle pouvait déter-
miner toutes les espèces de matière possibles. Il est assez manifeste
que c'est à quoi elle tend. Elle arriverait alors à l'idée d'une matière
en général qui ne pourrait être conçue que comme la
possibilité
de ses déterminations et qui, considérée indépendamment de ses
déterminations, ne serait pas plus une réalité que l'espace et le
temps, considérés indépendamment des figures et des situations,
des durées et des époques, ne sont des réalités. La physique, devenue
enfin aussi purement intelligible que la géométrie, serait comme elle
un moyen de connaître la nature sans être la connaissance d'aucune
réalité naturelle. Si les sciences rationnelles ne sont autre chose
que les sciences empiriques perfectionnées, il n'est pas surprenant
que leurs conséquences, sans être jamais la connaissance d'aucun
objet réel, s'appliquent aux données empiriques dont elles sont
primitivement issues.
En second lieu, le développement des sciences s'oriente vers
les problèmes dont la solution est utile. Les Grecs ont inventé
l'arithmétique parce qu'ils avaient à faire des comptes, la géométrie
parce qu'ils avaient à faire des mesures; l'une est née de la compta-
bilité, l'autre de l'arpentage. Les technologies sont l'origine des
sciences l'homo sapiens est fils de l'homo laber. Plus spécialement
chaque science s'applique aux problèmes dont les autres sciences
ont besoin. Les mathématiciens travaillent pour les physiciens. La
géométrie de Descartes était nécessaire à sa mécanique. La théorie
mathématique du mouvement ondulatoire fut suggérée à Huygens
E.GOBLOT. –t.ËHÊF.) ~T L'i!H.LiG)m.K 63

1'4- ,a·>m" "+. ~r"t


parce que l'astronomie avait besoin d'horloges, et achevée par Fresnel
et les mathématiciens français, ses contemporains, parce que la
physique se voyait ramenée à la théorie ondulatoire de la lumière.
Newton et Leibniz inventent simultanément le calcul infinitésimal
parce qu'en raison de la double continuité du temps et de l'espace,
on ne peut écrire sans lui les équations de la dynamique. La dyna-
mique de Newton elle-même est construite à la requête de sa phy-
sique M. Brunschvicg signale, en parlant d'Einstein, que, « pour
serrer de plus près les phénomènes, à l'échelle où permettent main-
tenant d'atteindre tes progrès de la technique expérimentale, il a
fallu découvrir des manières inédites de mettre le monde en équa-
tions Mais pourquoi voir là une nouveauté et faire d'un trait
commun à la science de tous les temps un caractère original de la
physique contemporaine et notamment de la théorie de la Rela-
tivité ? Cela est surprenant de la part de l'auteur des Étapes de la
;j/t!op/e mathématique. Les mathématiciens, à toutes les époques,
ont fabriqué, comme sur commande, tes outils intellectuels dont
les physiciens ont eu besoin pour mesurer, écrire leurs mesures et
déduire des mesures qu'ils ont faites celles qu'ils ne peuvent pas
ou ne veulent pas faire.

Malgré la radicale opposition de l'intelligible et durée), du rationnel


et de l'empirique, la pensée les unit si étroitement que des équi-
voques, des confusions, des illusions peuvent se produire, se sont
en effet produites presque constamment dans le développement
historique de la science, comme le montre le livre de M. Brun-

]. Une exception apparente on cite les Coniques d' Apollonius comme exemple
de pure curiosité scientifique, personne ne pouvant prévoir, avant Képter et
(jaii)ée, que ces courbes seraient utiles à l'astronomie et a la balistique. En
réalité, ces courbes étaient, au moins en partie, connues et employées; Apol-
lonius étudiait des probièmes posés par )a science de son temps. La numéra-
tion écrite des anciens se prétait mal aux opérations de l'arithmétique: quand
on ne pouvait se servir de calculs faits d'avance, on avait recours à des sub-
terfuge, géométriques ou autres. Tel était sans doute l'objet de la /~t's~t;f'
ou art de calculer, que les Grecs distinguaient de l'arithmétique, science des
nombres. Platon parle comme d'une opération courante (qu'il appelle TcxpxTStv~.v
~n(/re le long de.) de la construction sur une tongueur donnée d'un rectangle
équivalent à un carré donné ;rt/ = m~. La ligne cherchée <~ Kxpx-stvo'jTc:,
ta paraténuse) est le quotient d'une division et Je lieu du point cherché est une
hyperbole. L'originaHté d'ApoHonius fut de découvrir que ces courbes connues
et emptoyées étaient des sections coniques et dérivaient les unes des autres.
64 REVOJK PHfLOSOPlUQOE

schvicg, et sont encore fréquentes même aujourd'hui. Le mathéma-


c~hui/1 F enW Í-1n~i\ra frs:.rTnnnFne mnmn .~ninnrrl~hni

ticien ne se défend pas toujours de croire que les choses sont telles
qu'il les conçoit parce qu'il ne peut tes concevoir autrement. L'expé-
rimentateur qui raisonne sur les faits, ou mieux sur les notions
abstraites qu'il en dégage, peut se figurer qu'aux relations logiques
qui contraignent son esprit à penser comme il pense, correspondent,
dans la réalité profonde des choses, des relations analogues qui les
contraignent à être comme il les perçoit. Réaliser l'intelligible, c'est
faire de la métaphysique. Or n'évite pas qui veut le paralogisme
métaphysique Nous l'avons soupçonné dans la théorie de la
Relativité; il nous a semblé manifeste dans les écrits de la plupart
de ceux qui l'ont fait connaître aux profanes 2. La confusion du
réel et de l'intelligible nous paraît plus que jamais être la cause de
l'obscurité qui règne soit dans la théorie elle-même soit dans les
discussions provoquées par elle.
Pour oser formuler un avis sur la théorie de la Relativité, il faut
être physicien autrement, on s'entendra dire par un physicien
(M. Bouasse par exemple) « Taisez-voust vous êtes incompétent
Mais nul ne peut interdire au philosophe de s'occuper de logique et
de théorie de la connaissance. M. Bergson ne pouvait manquer de
confronter avec les vues d'Einstein sur le temps sa propre distinc-
tion entre le temps « réel » ou « psychologique », qui est personnel à
chacun de nous, qui dure, qui a un avant et un après, mais n'a pas
d'instants, n'est pas divisible, ni par conséquent mesurable, et
le temps « spatialisé s ou « mathématique )>,pur symbole que le phy-
cien, d'accord en cela avec le sens commun, substitue au temps réel
pour le mesurer, et qui ne reste ou ne redevient du temps qu'autant
que le symbole est interprété. Le point de vue du physicien et celui
du philosophe sont fort différents, car il s'agit pour l'un d'une théorie
physique, pour l'autre d'une théorie de la connaissance. Mais de
points de vue différents on voit souvent les mêmes choses. Le temps
mathématique de M. Bergson est bien le temps du physicien. Comme
il est, pour M. Bergson, unique et universel, comment le concilier
avec la multiplicité des temps et la dislocation des simultanéités?
M. Bergson ne conteste pas la théorie de la Relativité c'est, dit-il,

1. Nous avons cité à ce sujet des textes de Kant dans notre article de tn
Revue philosophique de juillet 1922.
2. Ibid.
E.GOBLOT. –t.HfthEL ET ).MËLH(;t))LE 6S

l'affaire des physiciens Il la traite avec respect, s'efforce de la


bien comprendre, en expose les parties
qui le concernent avec une
lucidité que nous n'avions point encore rencontrée. Je crois même
qu'il lui rend service en dissipant le malentendu qui donne à ses
thèses principales leur caractère paradoxal 2. En fin de
compte, il
arrive à cette conclusion que le temps et universel n'est
unique
pas seulement compatible avec la théorie de la Relativité, mais
qu'elle l'admet ette-même ou le suppose implicitement, qu'il lui
est essentiel et qu'elle ne saurait s'en
passer.
Les observations qui suivent doivent beaucoup à M. Bergson.
Cependant mon point de vue est différent du sien. Il s'agit pour moi
de la relation entre la science rationnelle, qui tend vers
l'intelligible,
et la science empirique, qui veut connaître le réel. Mais mes con-
clusions s'accordent avec les siennes. Elles les dépassent en ceci
que la théorie de la Relativité me paraît n'être pas une théorie
physique. Le logicien étudie le raisonnement comme un fait qui
serait présent devant lui et soumis à son
analyse; il ne peut pas
s'occuper de la valeur des idées sans examiner les idées elles-mêmes.
Je m'aventurerai sur le terrain du physicien avec prudence, avec
humilité, en disciple qui interroge le maître, se place sous sa sur-
veillance et demande à être repris quand il se
trompe.

II. LA THÉORIE DE LA RELATIVITÉ.


H ne faut pas confondre le
transport d'un corps avec la pfo/)~a/on
d'un effet.
Si l'on connaît le mouvement d'un point relativement à un
corps
et le mouvement de ce corps relativement à un
autre, et si l'on veut
déterminer le mouvement du point relativement à cet autre corps,
il y a lieu d'appliquer la règle classique de la
composition des vitesses
et de faire usage des transformations dites de Galilée. Dans le cas
le plus simple, celui où les vitesses sont uniformes et de
même
direction, elles s'ajoutent algébriquement. Si V est la vitesse du
point par rapport au premier corps, v la vitesse du premier
corps
'.D'autre part, un physicien. M. Jean Becquerel, déclare
la théorie de la connaissance. qu'elle relève de
2. Mais. en faisant cela, i] me semble qu'il lui ôte tout caractère
de théorie
physique.
TOME XCYf. 1923. 3
66 REVUE PHILOSOPHIQUE

par rapport au second, la vitesse du point par rapport à ce second


corps est V + v ou V v selon qu'elles sont de même sens ou de
sens contraires.
Si un corps A est lancé avec une vitesse initiale V d'un corps B
qui lui-même se meut avec une vitesse v par rapport à un troisième
C, la vitesse initiale du corps. A par rapport au corps C est V + v
ou V v, les deux mouvements étant de même direction.
Si une source A, liée au corps B, qui se meut vers C avec une
vitesse v, émet des ondes dont la vitesse de propagation est V, le
mouvement de la source A n'a aucune influence sur la vitesse de pro-
du milieu
pagation, qui ne dépend que des constantes physiques
propagateur. Mais la vitesse v de la source doit avoir une influence
sur la fréquence apparente des ondes, qui devient ainsi différente
de la fréquence réelle, et sur la vitesse apparente de leur propaga-
tion, qui devient différente de leur vitesse réelle.
1° Si n est le nombre des ondes émises par unité de temps, la
ne onde sera émise au bout d'une seconde, alors que la source aura
parcouru un espace v. Elle atteindra l'observateur placé en C au
bout d'un temps plus court que la première, car elle aura parcouru
avec la même vitesse réelle un chemin plus court AC v. L'obser-
vateur percevra donc n vibrations en moins d'une seconde, plus de n
vibrations en une seconde la fréquence apparente est plus grande
que la fréquence réelle. S'il s'agit de vibrations sonores émises par une
source qui vient vers l'observateur, le son perçu est plus aigu que
le son produit; s'il s'agit d'ondes lumineuses, le rouge tend à se
rapprocher de l'orangé, celui-ci du jaune, etc.; l'infra-rouge peut
devenir visible et le violet cesser de l'être. Les effets sont inverses
si la source et l'observateur s'éloignent l'un de l'autre. Cet effet,
dit e//ef Doppler-Fizeau, qui peut être calculé et mesuré, a servi
récemment à déceler et mesurer des mouvements de va-et-vient de
certaines étoiles dites fixes, mouvements qui échappent à tout autre
moyen d'observation.
2° Bien que la vitesse de propagation ne dépende que du milieu,
la longueur du trajet parcouru par l'onde, et par suite le temps
la source
employé à le parcourir, sont affectés par le mouvement de
de l'observateur par rapport à ce milieu et sont affectés difïérem-
ment selon que les ondes se sont propagées dans la direction du
mouvement ou perpendiculairement à cette direction. M. Bergson
E.GOBLOT.–t.HHLELL'r f.'hMEt.m.)B).E

a exposé ce point (p. 5-8) avec sa


précision et sa c)nrté contumières.
La vitesse c de propagation
par rapport au milieu propagateur res-
tant la même, v étant la vitesse du milieu
propagateur et les deux
rayons parcourant des distances égales l, le chemin
parcouru aller
et retour par le rayon qui suit la direction du
mouvement est
21
-¡}2
1-~
c"
et le temps employé à le parcourir
21c
c~–
tandis que le chemin parcouru aller et retour
par le rayon perpen-
diculaire à la direction du mouvement est
21

V~
et le temps employé à le parcourir est
21

Ces résultats du raisonnement et du calcul, obtenus en
appli-
quant purement et simplement la règle classique de la
composition
des vitesses, sont en désaccord avec les résuitats de
)'expérience de
Michelson. On n'observe aucune différence entre les deux
trajets
qui, d'après ia théorie, devaient être inégaux,
l'expérience étant
faite dans des conditions qui de percevoir des difîé-
permettraient
rences 30 fois plus petites
que celles que la théorie faisait prévoir.
Mais J'expéricnce de Michelson concerne des ondes lumineuses
transmises par l'éther. On obtiendrait sans doute le
même résultat
avec des ondes
électromagnétiques quelconques. Supposons qu'il
s agisse des ondes les plus faciles à observer de toutes, celles
qu'on
peut voir et mesurer à la surface d'une eau calme. Aucun
ne nous a dit que les mesures effectuées physicien
sur une rivière sont iden-
tiques à celles effectuées sur un lac et
que la vitesse, mesurée par
un observateur immobile, soit la même
pour la propagation dans
le sens du courant ou en sens contraire
et pour la propagation per-
pendiculaire au courant. Supposons des ondes sonores propagées
dans l'air. Aucun
physicien ne nous a dit que la vitesse de propaga-
68 REVUE PHILOSOPHIQUE

tion, mesurée par un observateur immobile, soit la même pour les


ondes propagées dans le sens du vent ou en sens contraire et pour les
ondes propagées perpendiculairement à sa direction. La déception
causée par l'expérience de Michelson est qu'on s'attendait à mani-
fester ce qu'on a appelé le vent de l'éther, et que le vent de l'éther
ne s'est pas manifesté. Le désaccord entre l'expérience et la théorie
ne concerne donc que les ondes électromagnétiques (y compris les
ondes lumineuses) transmises par l'éther.
En présence d'un tel désaccord, il semble que le physicien devait
chercher une hypothèse physique. Il devait se demander Qu'est-ce
dons mon ce en revient à se
qui se passe appareil? qui, l'espèce,
demander Qu'est-ce qui se passe dans l'éther? On est un peu étonné,
à se demander
puis inquiété par une méthode qui consiste Qu'est-ce
et à en à renfort de
qui se passe dans mes formules? tirer, grand
mathématiques transcendantes, une doctrine qui ne nous renseigne
sur la nature des corps et de l'éther, mais concerne les notions
pas
mathématiques d'espace, de temps, de mesure, de système de réfé-
rence, en somme, les. cadres dans lesquels nous insérons les phéno-
mènes pour les mesurer. Si l'expérience s'accorde avec la théorie
la
quand le milieu de propagation est l'eau ou l'air, et contredit
théorie quand la a lieu dans l'éther, la solution doit
propagation
montrer en quoi la propagation dans l'éther diffère de la propaga-
gation dans l'air et dans l'eau et cette différence doit expliquer
pourquoi la règle de la composition des vitesses n'est plus applï-
cable sans modification dans le cas de l'éther.
Lorentz s'est borné à écrire en langage mathématique le fait
même de l'expérience de Michelson. Si le chemin parcouru aller et
retour par le rayon perpendiculaire au mouvement est
21

~/1~ c2
V
et si le chemin parcouru par le rayon parallèle au mouvement est
le même, alors que, d'après la théorie, il devait être
2/
-¡j2
c2

1. Et indépendamment de lui, vers la même époque, FitzgeraM.


E.GOBLOT.–f.E t!ËEf.){T L't~TELUGtBLE 69

on rend la deuxième expression à la première en la mul-


identique
tipliant par \/–1 car

2
21 UL
_1`~ L-- = i
2
(lÿ
4~i 11

ce qui permet de dire Tout se passe comme si la


longueur parcourue
par l'onde dans la direction du mouvement subissait une contraction
et devenait tandis la longueur
/]–~ que parcourue par
l'onde perpendiculaire à la direction du mouvement resterait 1.
Mais cela ne veut pas dire que les
corps se contractent réeHement.
li semble naturel de penser
que l'effet que devait produire la com-
position des vitesses n'apparaît pas parce qu'il est compensé:
mais par quoi est-il compensé? Le facteur de Lorentz
exprime la
valeur compensatrice, non la nature du phénomène compensateur.
Si ce qu'on observe est
identique à ce qu'on observerait si les corps
se contractaient dans le sens de leur mouvement, on peut parler
d'une contraction apparente. Il reste à chercher les raisons
physiques
de cette apparence.
La prétention d'atteindre le réel par le raisonnement
pur, par
exemple de découvrir une vérité physique par une méthode toute
mathématique, est la définition même de la En
métaphysique.
présence de la doctrine de Retativité, ou il a y tant de mathéma-
tiques et si peu d'expériences, on a peine à se défendre d'une cer-
taine inquiétude. On nous propose
d'étranges paradoxes relativement
au temps et à l'espace et on entreprend de nous les démontrer à
l'aide
d'exemples fictifs tels que le train et la voie, d'expériences imagi-
naires et d'ailleurs irréalisables, et
quand on nous parle de secondes
qui se dilatent et de mètres qui se contractent, nous nous deman-
dons s'il s'agit d'entités ou de réalités physiques.
mathématiques
En y regardant de près, on s'aperçoit
que tout se réduit a un seul et
unique paradoxe le résultat inattendu et déconcertant de l'expé-
rience de Michelson..Nous en sommes encore au point où nous en
étions avant la théorie de la Relativité. Se demander pourquoi la
vitesse de la lumière ne se compose pas avec la vitesse du milieu
de propagation et se demander pourquoi il y a lieu d'introduire le
70 REVUE PHILOSOPHIQUE

même question.
facteur de Lorentz; c'est se poser exactement la
Et cette question ne comporte qu'une réponse de physicien, c~r il
en fait, dans l'éthe)-
s'agit de savoir ce qui se passe,
copient
En analysant le facteur de Lorentz, on y trouve ce qu'il
en effet, renoncé d'un problème physique; on n'y trouvera pas la
la traduction du fait
solution de ce problème, puisqu'il n'est que
la vitesse de la
à expliquer. On lit dans le facteur de Lorentz que
t~
lumière est la plus grande possible, puisque l'expression 1
c. Gardons-nous d'en
serait imaginaire si on pouvait avoir >
de la lumière est une
conclure qu'une vitesse supérieure à celle
est vrai dans les conditions de /'e:Ep~nce
impossibilité logique. Cela
facteur de Lorentz traduit justement en langage
de Michelson. Le
le fait que, dans cette expérience, la vitesse de la
mathématique
lumière ne reçoit ni l'augmentation ni la diminution qu'on attendait.
la formule participe naturellement à
Remarquons 'touteiois que
l'universalité du langage algébrique; mais il y aurait paralogisme
à lui donner une signification dépassant la portée
métaphysique
à celle de la
des faits qu'elle exprime. Une vitesse supérieure
se rencontre jamais dans la nature s,
lumière, en admettant qu'elle ne
des raisons d'ordre
en admettant même qu'elle soit impossible pour
d'inconcevable. Dans le cas d'un transport de
physique, n'a rien
des Sciences par
1. M Ë Brylinski, dans une note présentée à l'Académiedifficultés relative-
M Daniel Berthelot, 1G janvier 1922, soulève quelques
ment à l'interprétation physique de l'expérience de Michelson. On suppose
~er absolument immobile, aussi bien au voisinage de lavides Terre, où il pénètre
de toute autre
les corps transparents, que dans les espaces célestes,
de la masse de la Terre sur t ether
matière. Onsuppose en outre que l'action
sans quoi la vitesse de
estnuue ou négligeable. Or l'éther a une densitéilfinie, donc vraisemblable
la lumière n'y serait pas finie; paraît,
propagation de la masse est énorme par rapport aux objets isolés que nous
que la Terre, dont
d'éther qui l'avoisine ilnmérliate-
muions à sa surface, exerce sur la portion manière à produire un entra.nemenL
ment une attraction très importante, de
total ou presque total de cette portion d-éther L'expérience de Pizeau a d'ail-
matière en mouvement, même en massé très petite par rap-
leurs montré que la
port à celle de la Terre, entraîne partiellement l'éther
Si ré~cr est entraîné dans le mouvement de la Terre, totalement ou presque
de Michelson est celui qu'eUe devait
totalement, le résultat de l'expérience
donner. trouve que presque
consultant un recueil de constantes physiques, on
2.
En
tous les indices de réfraction sont supérieursceux à l'unité; qUeIqUes-~s cep~
du sodium à l'état solide et
dant, celui de l'argent en lames très minces, à ce qui signiaeque la )umier.
desvapeurs de sodium sont inférieurs l'unité,
kHometres
cnX Travers <-csmétaux avec une Vitesse de plus de 300 000
à la seconde.
E.GOBLOT.–f.ERÉEL ET f.'tNTEU.IOBï.E 71

matière, une vitesse infinie est logiquement impossible, parce


qu'il
est compris dans la définition d'un tel mouvement
que le mobile
occupe successivement tous les points de sa trajectoire. Mais dans
le cas d'un mouvement de propagation, vitesse infinie signifie
transmission instantanée. Descartes a bâti son Optique sur la sup-
position, physiquement fausse, mais non logiquement absurde, de
)a transmission instantanée de la tumièrc. d'une imagi-
L'apparition
naire dans le facteur de Lorentz si l'on y fait > c prouve seulement
que cette hypothèse, est en contradiction avec les conditions de
l'expérience de Michelson.
On lit encore dans le facteur de Lorentz la contraction des
corps
dans le sens de leur mouvement; ou plutôt ce facteur est la mesure
de cette contraction. On peut en effet ainsi. Mais deux
t'interpréter
hypothèses sont possibles lo le mouvement de la Terre n'a aucune
influence sur la vitesse de propagation de la lumière,
pour des raisons
que nous ignorons; 20 cette influence s'exerce réeHement telle que
la prévoyait la théorie, mais elle ne se manifeste
plus parce que
l'accroissement de vitesse est masquée par une contraction
compen-
satrice de l'espace parcouru. Le facteur de Lorentz ne dit
pas que
la seconde hypothèse est la vraie. H ne dit rien de
plus, on n'a le
droit de lui faire dire rien de plus que ce que dit
l'expérience de
Michefson elle-même.

Néanmoins, la portée de cette expérience est immense, car elle


concerne tous les cas où la vitesse de la lumière intervient. Or elle
semble intervenir toutes les fois qu'un observateur lié à un système
S exécute des mesures de longueur ou de
temps dans un système
6" en mouvement par rapport au système S. Ces mesures ne sont
en efTet possibles qu'au moyen de lignes de visée ou de
signaux, et
je veux bien admettre provisoirement que ces signaux ne puissent
être qu'éfectromagnétiques ou lumineux. Si l'on se contentait de
rapporter au trièdre de référence du système S, les mesures exprimées
par rapport au trièdre de référence du système S' sans tenir compte
de la nature de )a signalisation, la règle
classique de la composition
des vitesses s'appliquerait et les transformationsdeGatHéesumraient.
Majs il faut, en réalité, tenir compte de trois
systèmes, savoir le
système S' qui contient les grandeurs à mesurer, i'ether à travers
lequel des signaux sont transmis, et le système S, par rapport auquel
72 REVUE PHILOSOPHIQUE

les mesures doivent être exprimées. Or, pour les ondes transmises
ne se compose avec
par l'éther, dont la vitesse de propagation
aucune autre, on ne peut plus appliquer la règle de la composi-
tion des vitesses ni utiliser les transformations de Galilée sans y
introduire le facteur de Lorentz. Il signifie, nous dit-on, que le
du mouvement, une
corps en mouvement subit, dans la direction
à sa vitesse. Cette contraction ne sera
contraction proportionnelle
au système en
pas perçue par l'observateur Paul, appartenant
mouvement S', parce que le mètre avec lequel il la mesurait
la subit aussi; mais elle se manifestera, si les mesures sont sumsam-
ment approchées, à l'observateur Pierre qui, placé dans le système
ou lumi-
S, est obligé de se servir de signaux électromagnétiques
neux. L'observateur Pierre (M. Bergson le remarque avec raison)
ne devra pas seulement tenir compte de la contraction de Lorentz.
Comme la détermination d'un événement comporte à la fois celle
de
de son lieu et celle de son temps et dépend, non d'un système
trois coordonnées spatiales, mais d'un système de quatre coor-
dans
données dont la quatrième est le temps, il faudra introduire
les équations de temps un facteur analogue au facteur de Lorentz
et joindre à la contraction des corps l'allongement du temps. Paul,
ne s'apercevra pas que son temps
qui est dans le train en marche,
s'est allongé, parce que ses horloges retardent; mais Pierre, qui est
direction de
sur la voie, lui dira Tes mesures de longueur, dans la
se sont contractés tes
ton mouvement, sont trop longues, car les corps
mesures de temps sont trop courtes, car tes secondes se sont dilatées.
M. Bergson fait répondre à Paul Je ne changerai pas mes mesures,
car elles concordent entre elles; tout deviendrait incohérent dans
mon système si j'adoptais les tiennes. Il me suffit que le mouvement
mètre qui
affecte de la même manière les longueurs mesurées et le
et les mesure. Paul
les mesure, les durées mesurées l'horloge qui
Mes mesures sont vraies, car elles sont
pourrait aussi répondre
l'intermédiaire d'un éther où
directes. Les tiennes sont faites par
nous savons mal ce qui se passe. La contraction des corps et l'allon-
du sont pour toi des apparences. Au lieu de les attri-
gement temps
tu dois
buer à une altération réelle des grandeurs de mon système,
ondes de
les attribuer à quelque propriété encore inexpliquée des
rend tes
l'éther, puisque aussi bien c'est une telle propriété qui
mesures différentes des miennes.
E.GOBLOT.–~H RÉEL Et J.'f~TELDCtBhE 73

Ces fameux paradoxes, contraction des corps et dilatation du


temps, n'interviendraient plus si les mesures effectuées dans le
système S ne faisaient pas intervenir les ondes de i'éther. On pour-
rait, au moins pour les mesures de temps, se servir d'ondes sonores.
On appliquerait alors la règle de la composition des vitesses et les
transformations de Galilée. Supposons qu'il y ait dans le train un
canon et que l'observateur placé sur la voie utilise pour faire des
mesures la lumière et le son. Il devra introduire dans ses calculs
le facteur de Lorentz pour la lumière et ne pas l'introduire pour
le son. Les signaux lumineux lui apprennent que les longueurs du
train se sont contractées dans le sens du mouvement, mais les
signaux sonores témoignent qu'elles n'ont pas changé. Les signaux
lumineux lui disent que les secondes du train se sont dilatées, mais
les signaux sonores l'avertissent de n'en rien croire.
Supposons maintenant que le système S' soit en repos, le sys-
tème S en mouvement le train n'avance pas, la voie fuit sous lui,
ce qui arriverait si la voie suivait un parallèle à
l'équateur, le train
marchant à une vitesse égale et contraire à la vitesse de rotation
de la Terre, mesurée à cette latitude. Alors ce sont les mètres et
les secondes de la voie qui sont altérées; rien n'est changé dans le
train immobile. Or les deux hypothèses sont équivalentes ce n'est
pas la théorie de la Relativité qui peut le contester! On tombe
dans la contradiction si l'on admet que la contraction des corps
et la dilatation des temps sont des réalités p/i~t~ues; la contradic-
tion disparaît si on les considère comme des apparence.! causées
par
cette propriété embarrassante de l'éther, que l'expérience de Michel-
son manifeste, que le lacteur de Lorentz traduit,
que personne
n'explique
Les ondes électromagnétiques sont connues et mesurées, mais que
savons-nous de l'éther? Qu'il a les constantes physiques néces-
saires pour propager de telles ondes. Exactement, tout ce
que nous
savons de l'éther est écrit dans les équations de l'Optique. Le lan-
gage mathématique a ceci d'admirable qu'il nous permet d'écrire
ce que nous savons et nous défend d'écrire ce
que nous ne savons

1. Le lecteur relativiste pense peut-être à une objection à Jaquette je ne cesse


pas un instant de penser moi-même. Mais je la réserve pour la fin il la trou-
vera plus loin. Qu'i] ne se hâte pas de juger que je ne comprends pas la théorie
de ia Relativité.
74 REVUE PHILOSOPHIQUE

pas. Mais nous risquons de nous égarer dès que nous voulons lire
en langage ordinaire ce que nous avons écrit c'est alors que le péril
métaphysique commence. En disant, par exemple, que l'éther est
un corps ou une matière, nous étendons la signification de ces mots,
car il nous faut admettre une espèce de matière qui n'obéit pas à
la loi d'attraction universelle, laquelle n'est plus universelle. Si
l'éther est un corps, c'est un corps qui vibre comme un solide, un
solide, pourrait-on dire, beaucoup plus solide que tous les autres.
Et ce corps si rigide, si peu déformable qu'une action exercée sur
lui ne met qu'une seconde à se transmettre à 300 000 kilomètres,
n'oppose aucune résistance au mouvement des autres corps. Il
pénètre tous les corps transparents et il est pénétré par tous les
corps. Dire que l'éther est une matière, c'est ôter à la matière deux
caractères qu'on était habitué à lui attribuer la gravité et l'impéné-
trabilité. On ajoute qu'il est immobile, ce qui signifie qu'on ne
lui attribue aucun mouvement: par rapport à quoi se mouvrait-il?
Tout cela est bien obscur et bien confus. Nous ne savons de l'éther
que ce qui est écrit dans les formules. L'expérience de Michelson
nous apprend une nouvelle propriété de l'éther et Lorentz s'est
chargé de l'écrire. Tâchons de la lire sans nous tromper.
Aussi bien, que pourraient signifier une contraction, non pas
apparente, mais réelle des corps, une dilatation, non pas apparente,
mais réelle du temps?
Si cette contraction est une réalité physique, il est vraiment bien
singulier qu'elle dépende de la seule vitesse et soit la même pour
tous les corps. Si différente que puisse être leur constitution intime,
tous les corps opposeraient à cette contraction une résistance égale,
ou également nulle? Il n'y aurait à cet égard aucune différence entre
un barreau d'acier et un bâton de guimauve? Ceci revient à dire
que cette contraction intéresse moins le corps que l'espace qu'il
occupe, en tant que cet espace est mesuré. Comment alors ne pas
penser qu'il s'agit d'une apparence, due à des procédés de mesure?
L'allongement du temps est-il une réalité physique? « Entendons-
nous bien, dit M. Bergson aucun changement ne s'est produit dans
le mécanisme de l'horloge ni dans son fonctionnement. Le phéno-
mène n'a rien de comparable à l'allongement d'un balancier.
Je le crois bien Car alors l'horloge du train ne pourrait plus servir
à mesurer les durées des événements du train. Or Paul les mesure
LE RÉEL ET L'~TELUG~DLE 78
E. GOBLOT.

sans diniculté avec son horloge. C'est pour Pierre, qui est sur la
voie, que se sont allongées les secondes, non seulement de l'horloge
du train, mais de tout ce qui se passe dans le train. M. Bergson
continue « Ce n'est pas parce que des horloges vont plus lente-
ment que le temps s'est allongé; c'est parce que le temps s'est
allongé que les horloges, restant telles quelles, se trouvent marcher
Par l'effet du mouvement, un temps plus long,
plus lentement.
étiré, dilaté, vient remplir l'intervalle entre deux positions de
s'écoule plus de
l'aiguille » (p. 11). Qu'est-ce à dire, sinon qu'il
dans le même temps, comme on semblait nous dire tout à
temps
l'heure qu'il y a moins d'espace dans le même espace? Ici encore,
il ne peut être question que d'une apparence. Si Pierre, qui est
sur la voie, mesure les minutes de Paul, qui est dans le train, il
les trouve plus longues parce que l'effet Michelson-Lorentz inter-
vient dès qu'on se sert de signaux lumineux.

Il n'en est pas moins vrai, me répondra-t-on, que la théorie de


la Relativité a reçu d'éclatantes confirmations empiriques.
Elles se réduisent à deux, mais il faut convenir qu'elles sont
impressionnantes. Que connrment-elles?
La déviation d'un rayon lumineux rasant le bord du Soleil,
annoncée d'avance, a été confirmée par l'observation de l'éclipsé
de soleil du 29 mai 1919. Avant de se prononcer, il convient d'attendre
les résultats d'autres observations, l'une du mois de septembre 1922,
dont les résultats ne sont pas encore publiés, les autres à faire ulté-
rieurement. Mais on peut dès maintenant remarquer que la dévia-
tion du rayon lumineux par la masse du Soleil confirmerait un point
spécial de la théorie, à savoir l'assimilation de la masse à l'énergie,
être de la théorie de la Relativité. Ce
qui semble pouvoir disjoint
qu'on a appelé la matérialisalion de l'énergie, ce qu'on nommerait
au prix d'un néologisme, l'cner~sa~'on de la masse,
plus justement,
c'est-à-dire la réduction du dualisme énergie et masse sur lequel
est fondée l'énergétique classique, n'appartient pas en propre à
Einstein c'est une tendance assez générale de la science contem-
poraine. C'est une des idées essentielles de la Relativité généralisée,
qui est une énergétique, tandis que la Relativité restreinte est une
cinématique.
Quant au retard séculaire du périhélie de Mercure, M. J. Le Roux,
76 REVUE PHILOSOPHIQUE

dans une note présentée à l'Académie des Sciences par M.


Kœnigs
(C.-R., 17 mai 1921), est d'avis que « ce résultat a bien été obtenu
à propos de la théorie de la Relativité, mais n'en est pas une consé-
quence et ne constitue même pas un argument en sa faveur ».
La quatrième variable du continuum à quatre dimensions de Min-
kowski est, selon M. Le Roux, « un pseud'o-/e/nps, qui n'a, en général,
que le nom de commun avec le temps ordinaire de la mécanique
Comme la mesure de ce pseudo-temps fait intervenir les rayons
lumineux, sa signification physique pourrait bien se réduire à la
nécessité d'introduire le facteur de Lorentz, c'est-à-dire de tenir
compte du fait révélé par l'expérience de Michelson. Le retard
séculaire du périhélie de Mercure serait donc une vérification de
l'expérience de Michelson, mais non une vérification de la théorie
de la Relativité. Il constituerait un des cas très rares dans lesquels
la contraction apparente des longueurs et la dilatation apparente
des durées tomberaient dans les limites des approximations empi-
riques, mais cela ne prouverait pas que ces contractions et ces
dilatations fussent réelles.

III. LA MISE AU POINT DE M.-BERGSON.

Je n'exposerai pas les observations de M. Bergson sur la théorie


de la Relativité il les a exposées lui-même en un langage si par-
fait qu'il est impossible d'y changer un mot; c'est écrit avec de la
lumière. Il n'est d'ailleurs pas supposable qu'aucun lecteur de la
Revue philosophique ne les ait pas lues. Elles se résument en une
seule et unique conclusion, à laquelle l'auteur est ramené par diverses
voies, tenant à ne négliger aucun aspect de la question et à l'aborder
par tous les côtés La dilatation des durées et la dislocation des simul-
~ane~es ne sont pas des réalités physiques, mais de simples apparences.
M. Bergson le montre au moyen de sa distinction devenue classique
entre le temps « psychologique » et le temps « mathématique ».
Le temps psychologique est le seul temps vrai; mais il n'est pas
mesurable. Le physicien, suivant en cela le sens commun, n'en
mesure qu'un symbole, le temps « spatialisé » ou « mathématique ».
Pour mesurer, il faut avoir la chose à mesurer présente devant soi.
Ce qu'on mesure, ce n'est donc pas le temps, qui est intérieur et
qui s'écoule, c'est une sorte de trace que laisserait après elle la chose
E. GOBLOT. LE RÉEL ET j/)MKLHG[BLE 77

qui clure le temps mesure, c'est de l'espace. Ces grandeurs qui ne


sont pas du temps représentent pourtant du temps. Cela serait
impossible si nous ne revenions pas à volonté du temps mathéma-
tique et symbolique au temps psychologique et réel. Il n'y a pas
de temps réel sans une mémoire et par conséquent une conscience
(p. 60-61). Il est vrai que cette conscience n'est pas nécessairement
la nôtre; elle peut être celle d'un observateur fictif; encore faut-il
que nous imaginions dans cet observateur un devenir réel, un
temps vécu. Une coïncidence n'a la signification d'une simultanéité
que si, dans la conscience d'un observateur réel ou fictif, deux
perceptions instantanées sont saisies dans un acte unique, l'esprit
pouvant à volonté les distinguer ou les unir. Une grandeur liné-
aire ou angulaire ne sera durée que si tes perceptions qui en
marquent les limites se situent dans une conscience, embrassant
une durée vécue et devenant ainsi un avant et un après.
Or, dans tous les cas d'allongement du temps et de dislocation
des simultanéités, il s'agit non seulement d'observateurs fictifs,
mais d'observateurs auxquels il n'est pas possible d'attribuer en
même temps une conscience même imaginaire, une telle fiction
étant exclue par les hypothèses elles-mêmes. Si Pierre, sur la voie,
a une âme de physicien, pour qui le temps est du temps parce qu'il
vit lui-même et qu'il dure, Paul, dans le train, est un physicien
conçu par Pierre, un physicien sans âme, un observateur <' fanto-
matique une « marionnette vide qui ne fait que le geste de
mesurer, qui ne lit pas ses mesures, et qui, même s'il les lisait, ne
pourrait pas faire des mesures de temps. Et si l'on fait Paul
physicien vivant, c'est Pierre qui devient marionnette vide. Le
temps dilaté que Pierre prête au système de Paul n'est ni le
temps vécu par Pierre, ni le temps vécu par Paul, ni un temps
que Pierre conçoive comme vécu ou pouvant être vécu par Paul
vivant et conscient ?. Car si Paul est conçu comme capable de
mesurer du temps, ses secondes ne seront pas dilatées. M. Bergson
montre inlassablement que la même équivoque, disons plutôt la

1. !) y revient avec des aperçus nouveaux dans les trois appendices de la


2<'édition et cette fois ne s'en tient plus à la Relativité restreinte. La Re)ativité
gpnéraiisëe, elle aussi, met constamment en présence deux observateurs qui ne
peuvent jamais être conçus tous deux à la fois comme des observateurs vivants
et conscients. Ou bien Paul n'existe que dans t'imagination de Pierre, ou
bien c'est Pierre qui n'existe que dans l'imagination de Paul.
78 Ht:YU)': PHiLOSOPHtQUt:

même méprise, se retrouve dans tous les paradoxes de la théorie de


la Relativité la contraction des longueurs et la dilatation des
temps sont des apparences et non des réalités physiques.
J'ajouterai que ces apparences sont constamment dues à l'intro-
duction du facteur de Lorentz, nécessaire pour les mesures faites
par signalisation, inutile pour les mesures directes. De là vient que
dès qu'elle affecte les mesures de l'un des observateurs, elle n'affecte
pas les mesures de l'autre.

IV. CONCLUSION.

M. Bergson oppose fréquemment le « point de vue du philosophe »


au « point de vue du savant ». Que peut bien être le philosophe s'il
n'est pas savant? J'entends mieux son langage quand il oppose le
philosophe au « physicien ». La distinction des sciences n'est pas
une convention vaine; leurs frontières ne sauraient être trop nette-
ment accusées. Mais distinction ne veut pas dire indépendance.
Le logicien ne peut étudier les méthodes que chez ceux qui les pra-
tiquent le physicien a besoin de savoir comment il connaît.
Sauf la mise au point effectuée par le philosophe, au nom de la
théorie de la connaissance, M. Bergson rend hommage au génie
d'Einstein et admire la théorie de la Relativité comme théorie
physique. Il nous semble au contraire que, si la contraction des
longueurs et la dilatation des durées ne sont pas des réalités phy-
siques, mais de simples apparences, la théorie de la Relativité cesse
par là même d'être une théorie physique. Expliquons-nous sur la
signification des mots réalité, apparence, illusion.
La seule réalité directement saisie, c'est la nôtre. Par une édu-
cation qui se fait dès les premiers mois de la vie humaine, plus rapi-
dement encore chez les animaux, et qu'il appartient au psychologue
d'analyser, nous ne tardons pas à discerner dans notre expérience
ce qui change lorsque nous changeons nous-mêmes et ce qui change
sans que nous changions. Notre représentation des murailles de
notre chambre, avec le plancher, le plafond, le lit, la table, se trans-
forme dès que nous bougeons, ne fût-ce que pour promener nos
regards autour de nous, tandis que les personnes, les animaux, la
feuille de livre que le vent tourne ou la feuille d'arbre qu'il apporte
par la fenêtre, présentent des changements indépendants des nôtres,
E. GOBLOT. LE RÉEL ET L'[~TELL)GtRLE '?9

Dès le berceau, nous nous exerçons à construire les figures, grandeurs,


situations et mouvements « réels qu'il faut supposer aux objets
pour qu'ils produisent les figures, grandeurs, situations et mouve-
ments « apparents ». Je juge que la figure réelle de cette table est
un rectangle, bien qu'elle ne m'apparaisse sans doute jamais sous
la forme rectangulaire dans les perceptions que j'en puis avoir,
aussi nombreuses et variées que je voudrai, les angles ne sont
jamais droits; et je juge parallèles deux couples de droites que la
perspective me fait voir diversement concourantes.
Ainsi nous jugeons apparents des formes et mouvements
donnés, réels des formes et des mouvements construits. Cette
substitution de formes et mouvements imaginés et jugés réels aux
formes et mouvements perçus et jugés apparents, transforme en
objets ce qui n'était qu'impression subjective; notre représentation
du monde extérieur n'est pas autre chose. Les données immédiates
de la conscience demeurent et demeureront toujours la seule réalité
psychologique; réduites au rôle d'apparences, elles sont les signes
de la réalité physique. Dès le berceau, nous faisons (mais sans rai-
sonnement) ce que les astronomes grecs ont appelé « sauver les
apparences <?M~tv T~ fjxx~o~fx, ce que la science moderne appelle
déterminer des « invariants ».
La réalité psychologique nous intéresse surtout à titre de signe
de la réalité physique. L'action nous oblige à passer du signe à la
chose signifiée et nous y réussissons si bien que nous avons peine
à retrouver le signe tel qu'il nous est donné. « Faites ce que vous
voyezl » répétait mon professeur de dessin. Mais qu'est-ce que je
vois? L'apprenti dessinateur fait autre chose que ce qu'il voit parce
qu'il croit voir la chose telle qu'il sait qu'elle est, et sait fort mal
comment il la voit
Mais qu'est-ce qu'une apparence? Cette phrase célèbre et malheu-
reuse échappée à Kant au cours de sa préface « Puisqu'il y a des
apparences, il faut bien qu'il y ait quelque chose qui apparaisse »,
préjuge que toute apparence est signe et suppose une chose signifiée.
L'apparence peut être s:~n:/tca~e ou illusoire. Elle est signe lors-
qu'elle représente une expérience possible de ce qui est perçu nous

1. Quelqu'un a dit que l'art du dessin consiste à revenir à !a virginité de sa


vision. Il faut moins apprendre que désapprendre; c'est une lutte contre l'habi-
tude invétérée de substituer !e réel imaginé à l'apparence perçue.
80 RETunPHtLOSOPtUQUR

passons à ce qui serait perçu dans des conditions déterminées, et


c'est là ce que nous appelons réalité physique.
D'après la taille de
Jacques vu à 100 mètres de lui, Jean apprécie la taille qu'il trou-
verait à Jacques si, l'ayant tout près de lui, il le mesurait à la toise.
Nous ne sommes d'ailleurs pas obligés de nous en tenir à ce que nous
pourrions percevoir nous-mêmes; nous pouvons penser à ce que
percevrait un observateur semblable à nous, mais affranchi de
certaines nécessités qui nous lient. Ce qu'il y a d'imaginaire dans
la réalité physique est énorme. Rien ne vous empêche d'installer en
imagination votre observatoire- au centre de la Terre, au centre
du Soleil, ou de vous promener dans les espaces célestes. Il vous est
même loisible de prêter à votre observateur fictif des sens
capables
de percevoir ce que nous ne percevons pas, pourvu
que cette exten-
sion supposée de leur puissance ne concerne
que les éléments quan-
titatifs et non qualitatifs des perceptions Encore faut-il que
l'observateur imaginaire soit un observateur, qu'il ait des percep-
tions, donc une conscience, et, dès qu'il s'agit de temps, une mémoire.
Une apparence n'est pas significative, mais illusoire, si une
expé-
rience de ce qu'elle prétend signifier est impossible, non
pas phy-
siquement et physiologiquement, mais logiquement, soit qu'en
elle-même elle implique contradiction, par exemple une percep-
tion de la chose en soi, soit qu'elle contredise les conditions dans
lesquelles on suppose qu'elle serait faite, par exemple la contrac-
tion des longueurs et la dilatation des durées.
Après avoir si bien montré que cette contraction et cette dila-
tation sont des illusions, il est, semble-t-il, difficile à
M. Bergson, de
ne pas me suivre sur le terrain du physicien, pour lui montrer, à
la lumière de sa propre théorie de la connaissance,
que la théorie
de la Relativité n'est aucunement une théorie physique.
Un relativiste nous répondra peut-être Mais oui la contraction
des longueurs et la dilatation des durées sont des apparences et
même des illusions. Vos objections ne portent pas contre la théorie
de la Relativité, car ce qu'elles formulent, c'est cette théorie elle-
même ou plutôt, c'en est le prélude. Nous admettons formellement
c'est même là-dessus que notre théorie se fonde, -que les mètres
1. Nous pouvons imaginer un observateur qui verrait
violet, mais non la perception qu'il en aurait. l'infra-rouge ou t'uJtra-
2. Gaston Moch, La Relativité des Phénomènes, oh. tx, § 73, 74.
E.GOBLOT. – ).ERËE).ËT L')NU;t.L)(~RLE 8t

du train en marche se contractent, et que les secondes du train se


dilatent /Mi~' l'observateur de lu voie supposée immobile, mais que
ce sont les mètres de la voie qui se contractent et les secondes de
la voie qui se ditatcnt pou/' l'observateur du train suppose immobile
pendant que la voie fuit sous lui. Nous admettons même. avec
M. Bergson, que, par le fait même que l'observateur choisit un
système de référence, il t'immobilise, et qu'il peut immobiliser
indifféremment le système S ou le système S', le train ou la voie.
Nous admettons que le mouvement de S' par rapport à S et celui
de S par rapport à S sont des hypothèses bref,
interchangeables,
que tout mouvement est relatif et qu'il n'y a pas de mouvement
absolu. C'est pour nous une observation élémentaire et primordiale.
Or ces hypothèses interchangeables et même indiscernables nous
conduisent à des mesures discordantes des mêmes grandeurs spa-
tiales et temporelles. Nous sommes donc conduits, pour sauver la
constance des lois naturelles, pour'en trouver des expressions inva-
riantes, à chercher des notations et des équations qui se passent de
systèmes de référence. C'est ce qu'a su réaliser le génie d'Einstein
et c'est là seulement que commence la théorie de la Relativité.
Si telle est la véritable pensée d'Einstein, il est peut-être le seul
relativiste qui ne soit pas métaphysicien. Ce n'est certes pas ainsi
que la théorie de la Relativité nous est présentée par ses partisans.
Il est flagrant qu'ils nous parlent de la contraction des corps et de
la dilatation du temps comme de réalités physiques. Nous n'avons
plus rien à dire s'ils reconnaissent que ce sont de simples appa-
rences. Ils pourraient ajouter que peu importe si ces apparences
sont significatives ou illusoires dans les deux cas, elles mettent la
pensée dans l'embarras, et cet embarras, Einstein nous en tire,
grâce à l'Espace-Temps et au champ gravifique. Il resterait alors
que la théorie de la Relativité est une méthode de notation et de
calcul, une théorie mathématique, nullement une théorie physique.
N'est-ce pas, au fond, ce que dit aussi M. Bergson dans le
passage
suivant Grâce à la théorie de la Relativité, à travers le Temps et
l'Espace que nous avons toujours connus distincts, et par là même
amorphes, nous apercevrons, comme par transparence, un orga-
nisme d'Espace-Temps articulé. La notation mathématique de ces
articulations, ef fectuée dans le virtuel et portée à son plus haut degré
de généralisation, nous donnera sur le réel une prise inattendue.
8S
~) REVUE PHILOSOPHIQUE

Nous aurons entre les mains un moyen d'investigation puissant,


un principe de recherche dont on peut prédire, dès aujourd'hui, que
l'esprit humain n'y renoncera pas, lors même que l'expérience impo-
serait une nouvelle forme à la théorie de la Relativité )).
La partie mathématique serait donc la partie viable, la partie
essentielle et peut-être le tout de la théorie de la Relativité. Théorie
mathématique ou théorie physique? La question est importante,
puisque la confusion de l'une avec l'autre est la déHnition même de
la métaphysique.
EDMOND GOBLOT.

1. P. 226. C'est nous qui soulignons.

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