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Sylvain Maresca

LA PHOTOGRAPHIE,
UN MIROIR DES SCIENCES SOCIALES

L 'H a r m a t ta n L 'H a r m a t ta n Inc.


■7, rue de l'É cole P olytechn iq u e 5 5 , rue Saint-Jacques
7 5 0 0 5 Paris - F R A N C E M ontréal (Qc.) - C A N A D A H2Y 1K9
Chapitre 5
Regards croisés
Essai de comparaison
entre les approches photographique
et ethnographique

Jorma Puranen est un photographe finlandais dont le travail


est lié, depuis vingt ans, aux populations du Grand Nord’v plus
particulièrement aux Lapons. La profonde connaissance qu'il a
acquise de ce groupe ethnique tout au long de ses séjours prolon­
gés sur place, ainsi que son insistance à en faire le sujet principal
de sa production photographique suffiraient à établir un parallèle
avec la démarche des anthropologues. Mais il y a plus. Au cours
de ces vingt années de travail, Jorma Puranen a expérimenté des
modes d'élaboration visuelle qui offrent des variations sur l’ima­
gerie documentaire et/ou ethnographique. Ce n'était pas son
objectif premier, même si la référence à l'ethnologie a toujours été
présente dans sa démarche et si elle s'est ouvertement affirmée
dans sa création la plus récente. Il est indéniable, toutefois, que
les photographies de Jorma Puranen font travailler certains des
motifs inscrits dans la démarche de ces sciences qui se sont donné
l'homme pour objet. C'est sous cet angle que je voudrais les abor­
der ici.
La séparation est aujourd'hui si forte entre l'art et la science
que la confrontation est à peu près inexistante entre leurs maniè­
res respectives d'appréhender le monde. Or, les artistes mettent en
jeu dans leur création une forme de connaissance opératoire qui
peut receler une grande richesse d'analyse. De surcroît, leur art
s'affirme dans la positivité de l'acte créateur. Pour transposer la
formule employée par Alain Badiou au sujet de la poésie, l'art est
« une pensée qui est son acte même, et qui n'a donc pas besoin
d'être aussi pensée de la pensée » (1993 : 224). Cette capacité à
produire sans forcément tout élucider procure à l'acte artistique
une grande effacité opérationnelle. Son aptitude également à
progresser en dépit des contradictions lui permet d'atteindre une
forme d'aboutissement sans forcément avoir planifié les conditions
requises pour y parvenir, ni même pouvoir les reproduire. Plus
précisément, l'art manifeste les contradictions, auxquelles il donne
leur pleine expression, avant de chercher à les éliminer ; il s'appli­
que d'ailleurs davantage à les travailler qu'à les réduire. Parce
qu'il requiert et mobilise cette grande confiance dans la portée
constructive de l'acte créateur, l'art possède ainsi une indéniable
potentialité heuristique.
Il faut bien sûr se garder d'idéaliser, mais il demeure que l'effi­
cacité opératoire de l'art et sa capacité d'exploration sont des
atouts pour questionner en retour la démarche intellectuelle. Tel
pourrait être le véritable enjeu d'une mise en perspective de l'art et
de la science : non pas assujettir la création esthétique à la pensée
conceptuelle en recherchant à tout prix quelle forme de connais­
sance la première véhicule, mais plutôt, en comparant leurs modes
opératoires respectifs, éclairer ce qu'elles font l'une et l'autre, les
éclairer l'une par l'autre. C'est ce que je voudrais tenter de faire
dans ce texte, en approfondissant l'exemple de Jorma Puranen
dont la création photographique - qui ne se réduit évidemment
pas à cette fonction - soulève des questions sur l'approche ethno­
graphique. Son parcours créatif s'organise en trois étapes princi­
pales, qui ont vu changer ses modes d'approche et ses techniques
d'élaboration de l'image. Dans tous les cas, les dispositifs photo­
graphiques adoptés incluaient des modes d'analyse.
I. LE V O Y A G E INITIATIQ UE

Entre 1975 et 1980, Jorma Puranen a passé de trois à cinq


mois par an à Sevettijàrvi, dans l'extrême nord de la Finlande, où,
sur soixante kilomètres le long du lac Inari, vivent environ 400
Lapons orthodoxes originaires de Petsamo, une région cédée en
1944 à l'Union Soviétique. Les Skolts sont très marginaux en
Finlande, où ils ne sont même pas 700 ; ils le sont également
parmi les Lapons puisqu'ils ne sont pas protestants.
Puranen est originaire du nord du Golfe de Bothnie, bien en-
deçà du cercle polaire ; son seul lien avec cette pointe septentrio­
nale du pays passe par son père qui, avant-guerre, avait travaillé
dans la région de Petsamo, alors finlandaise. Jorma, quant à lui,
descendit à Helsinki au début des années soixante-dix dans le but
d'y entamer des études d'art et d'archéologie, mais c'est vers la
photographie qu'il s'orienta. Son voyage au pays des Lapons
constitua le premier pas de sa carrière de photographe'.
Sur place, il eut la chance de rencontrer d'entrée de jeu une
vieille femme qui l'accueillit et l'introduisit dans la population
locale. M artta Orttonen est devenue le personnage principal de
son premier livre, M a a rf Leu'dd (1986). Pendant toutes ces an­
nées, Jorma Puranen partagea l'existence des Skolts, qui le logè­
rent gracieusement, vivant de peu et les aidant dans leurs travaux.
Rapidement, il collabora avec le magazine lapon local, qui était
distribué à tous les habitants, si bien que les Saamis3 suivirent sa
production photographique pour ainsi dire au jour le jour. Il

1. J'ai eu la chance de rencontrer Jonna Puranen le 3 mars 1995, lors d'un de


ses passages à Paris, et il s'est prêté à mes questions avec une extrême bonne
grâce. Je l'en remercie vivement. Toutes les autres informations sur son travail
sont tirées de ses livres et des quelques catalogues d'exposition ou articles de
présentation disponibles. Je remercie Nathalie Emprin, qui représente Pura­
nen en France, de m'en avoir communiqué la plupart. Enfin, je dois à Antti
Parkkinen de m'avoir traduit oralement les textes en finnois.
2. M a a r f est une version locale du prénom Martta.
3. Nom donné communément aux Lapons.
organisa en outre plusieurs expositions dans les différents villages
de la région. Enfin, une fois publié, son livre fut donné à tous les
Skolts concernés.

Démarche photographique, démarche ethnographique

Les caractéristiques de la relation établie par Jorma Puranen


avec les Lapons situe sa démarche à mi-chemin entre la photogra­
phie documentaire et l'investigation ethnographique.
Un long séjour sur le terrain distingue radicalement l'approche
documentaire du reportage journalistique, qui, même lorsqu'il est
approfondi, excède rarement deux-trois semaines, à moins que
l'événement couvert, tel un conflit armé, ne dure des mois. Ici,
toutefois, la somme du temps passé parmi les Lapons, même si
elle fut fractionnée, renvoie plus délibérément à la présence de
longue haleine des ethnologues parmi les populations qu'ils étu­
dient. Et surtout, le fait de partager leur vie la plus quotidienne,
d'en acquérir la connaissance par immersion, de mener une véri­
table « observation participante ». Cependant, Jorma Puranen ne
poursuivait pas d'objectifs théoriques. Son but était de vivre
parmi les Lapons et de faire des photographies, à la manière d'un
opérateur documentaire.

Soulignons immédiatement qu'il est devenu impossible


aujourd'hui d'aborder les Lapons sans marcher aussitôt sur les
brisées de l'anthropologie, tant ces populations ont été étudiées,
mesurées, étiquetées depuis une centaine d'années. Les Saamis
font partie des populations européennes les plus « ethnologisées ».
Cette particularité se double, dans le cas des Skolts, d'un lourd
passé historique .

4. Pour un résumé de l'histoire des Skolts, voir les indications fournies par
Christian Mériot (1985 : 75-78, et 1980 : 49). Consulter également la chrono­
logie donnée à la fin de M a m f Leu'dd. Un exposé plus précis de l’histoire
Convertis très tôt à la religion orthodoxe sous l'influence russe,
les indigènes de la presqu'île de Kola se virent refoulés dès le
XVIèrne siècle dans une nette autonomie culturelle sous l'effet de
la christianisation de la majorité des autres Lapons par les Protes­
tants. Soumis pendant les siècles suivants à l'autorité du tsar qui
leur assura une protection relative, les Skolts sont réputés avoir
conservé jusque très récemment un mode de vie ancestral, semi-
nomadique, centré sur la pêche, la chasse et, plus récemment,
l'élevage des rennes. Cet atavisme les désigna à la curiosité des
voyageurs en mal d'exotisme ou de retour aux sources, puis à
celle des anthropologues. Dès que la région de Petsamo fut reve­
nue dans le giron de la Finlande, à partir de 1920, les ethnologues
finlandais vinrent observer ces Lapons « millénaires »6. Jorma

récente des Skolts photographiés par Puranen est donné par Tim.Ingold
(1 9 7 6 :1 -8 ).
5. Citons seulement deux d'entre eux, qui rendirent visite aux Lapons à deux
siècles d'intervalle. Tout d'abord, Cari von Linné, le célèbre naturaliste sué?
dois, qui écrivait au cours de son périple pendant l'été 1732 : « La description
par Ovide de l'âge d'argent a toujours cours chez les Lapons. La terre-n’est pas
déchirée par les sillons, les annes de fer se taisent, on ne perce-pas les
entrailles de la terre, pas de querelles de frontière, la terre offre tout d'elle-
même. Ils se déplacent, habitent des huttes, sont des bergers comme les
patriarches » ( 1983 : 40). Le voyageur-photographe-cinéaste Jacques Arthaud,
quant à lui, partagea la vie des Lapons de Kautokeino, en Norvège, au début
des aimées 1950. Il entame son récit par ce raccourci trans-historique : « Dans
l’espace, une distance considérable : le Grand Nord européen ; dans le temps,
un retour aux sources lointaines de l'homme : la civilisation du renne. Ces
deux éléments, qui apportent une riche pâture à notre imagination, nous
entraîneront des grottes de Dordogne au-delà du cercle polaire » (1957 : 14).
La vogue touristique pour les Lapons se développa à partir des années 1870 :
dès cette époque, des expéditions étaient organisées jusqu'à certains camps
d'été, par exemple sur la côte norvégienne près de Tromso, où les voyageurs
pouvaient les photographier moyennant finance et acheter leur production
artisanale. Dans cette région, les photographes se servaient des Lapons pour
réaliser des cartes de visite ou exotiser leurs paysages (Greve, 1982 : 52).
6. Vainô Tanner les étudia dans les années 1924-27, puis Karl Nickul, le plus
célèbre d'entre eux, écrivit à leur sujet en 1938 une monographie qui continue
d'être reprise comme le document de référence sur la société lapone tradition­
nelle. Jorma Puranen donne les références de ces deux études majeures dans
Puranen a pu constater que tous les Skolts détenaient dans leurs
archives familiales, sans même en connaître le plus souvent l'ori­
gine ni les auteurs, des photographies réalisées par les nombreux
spécialistes venus les étudier avant-guerre.
Avec les ravages de la Seconde Guerre mondiale commencè­
rent pour eux des années de déplacement à travers la Finlande.
Pour finir, le plus clair de la Laponie fut dévasté par l'armée
allemande au cours de sa retraite et l'Union Soviétique récupéra
Petsamo. C'est en 1949 que les Skolts furent relogés par l'Etat
finlandais dans des villages construits pour eux aux abords du lac
Inari. Comme les terres qu'ils avaient occupées à Petsamo étaient
propriété d'Etat, ils n'eurent droit à aucune indemnité ni compen­
sation foncière pour leurs pertes dues à la guerre ; on remplaça
seulement leurs rennes. A Inari, sédentarisés sur des étendues qui
appartenaient cette fois encore au domaine national, ils s'y trou­
vèrent plus dépendants que jamais d'Helsinski pour leur survie
économique et la préservation de leur mode de vie comme de leur
identité culturelle. C'est donc un groupe lapon déraciné et fragilisé
que rencontra Jorma Puranen. Echelonnées sur dix ans, ses
photographies illustrent les retombées sociales et personnelles de
ces traumatismes historiques.
A Inari s'est créé un musée lapon en plein air ; c'est dans cette
région également qu'ont été organisés, en 1959, les premiers
camps de jeunesse lancés par le Conseil Lapon inter-nordique
(Mériot, 1980 : 98 et 104). C'est dire l'importance que la revalori­
sation de la culture traditionnelle lapone et un certain exercice
militant de l'ethnologie ont revêtu pour ces populations en perdi­
tion. Il est donc doublement impossible, historiquement et politi­
quement, de faire abstraction de l'ethnologie lorsque l'on part à la
rencontre des Skolts.

son livre et cite largement la seconde. Tout au long de son travail parmi les
Skolts, il lut quantité d'ouvrages de laponologie. « Dans mon travail photogra­
phique, déclare-t-il, j'adopte une approche savante. J'essaie de lire tout ce que
je peux avant de me plonger dans de nouvelles situations ou de nouveaux
sites » (propos rapportés par Liisa Aula, 1992 : 141).
Jorma Puranen vécut parmi eux comme l'aurait fait un ethno­
logue, les observant dans le cours de leur vie de tous les jours.
Très vite, il établit avec eux un échange de biens, puisqu'il leur
donna des clichés sous diverses formes. Sa pratique d'observateur
pouvait donc s'intégrer immédiatement dans la vie locale : il
répondait à leur hospitalité en leur donnant quelque chose, immé­
diatement et sur place. Qui plus est, ce qu'il leur donnait était ce
qu'il était venu faire (des photographies) et non pas tel ou tel
substitut en guise de contre-don obligé. Aujourd'hui, M a a rf
Leu'dd est considéré par ses amis Skolts comme une sorte d'al­
bum de famille ; ils lui accordent d'autant plus de valeur que
beaucoup des personnes photographiées sont décédées.
Qu'est-ce qu'un ethnologue donne aux populations qu'il étu­
die ? C'est tantôt son livre, longtemps après, qui n'a guère d'utilité
pour elles, sinon comme signe de considération (encore que, de
nos jours, les travaux savants puissent s'intégrer dans les luttes
politiques des groupes ethniques concernés). Tantôt, l’ethnologue
leur apporte un secours médical, c'est-à-dire une forme d'aide qui
n'est pas en relation directe avec ce qu'il est venu faire parmi eux.
Ne parlons pas des verroteries ou du tabac qui ont si longtemps
servi à « appâter » les indigènes. En d'autres termes, l'approche
ethnologique semble peu susceptible de gagner par elle-même, en
elle-même, comme sait le faire la photographie, une utilité effec­
tive dans la vie des populations visitées. Vue sous cet angle, la
démarche ethnologique leur reste extérieure et destinée à l'exté­
rieur ; elle demeure une « outside-in perspective », selon
l'expression de John Collier Jr. (1986 : 106), alors que l'idéal
serait d'atteindre une <r insiders' perspective », en d'autres tenues

7. Parce qu'il recueille des informations sur la population qu'il étudie, l'ethno­
logue peut se voir demander par les indigènes des infonnations sur d'autres
membres du groupe qu'ils ne s'autoriseraient pas à solliciter directement ; dans
le même esprit, il peut se voir assigner une fonction de messager entre les uns
et les autres. Ce renversement du sens dans lequel circulent les informations,
qui est aussi mie manière de pousser l'observateur étranger à restituer ce qu'il
a appris, a été vécu par Y ves Delaporte et Marie Michèle Roué lors de leur
travail de terrain chez les Lapons de Kautokeino, en Norvège (1986 : 126).
une vue de l'intérieur, celle que les indigènes ont d'eux-mêmes.
Quoi qu'il en soit, un photographe opiniâtre et précautionneux
comme Jorma Puranen dispose de plus d'atouts pour établir une
certaine égalité dans sa relation avec les sujets de ses images.
John Collier Jr. rapporte l'expérience involontaire et hautement
significative vécue par deux anthropologues américains partis
étudier les Cambas dans la forêt bolivienne (ibidem : 25-26). Ils
prirent de nombreuses diapositives dès le début de leur séjour et
les montrèrent sans véritable intention au prêtre du village, qui les
projeta sur place et suscita ainsi une très forte demande au sein de
la population, si bien que, à l'instar de Mme Limier, les deux
chercheurs se retrouvèrent à organiser chaque semaine une
projection de ce que les indigènes se mirent à appeler non sans
fierté « Ciné Camba ». Cette forme d'interaction culturelle
apporta aux anthropologues un feedback très riche et leur fournit
l'occasion d'expliquer plus avant leur travail, pour lequel ils récol­
tèrent de nombreuses marques d'intérêt et offres de collaboration.
Soulignons à quel point ce succès était inespéré et la méthode
employée imprévue aux yeux de ses propres auteurs, lesquels
n'avaient nullement inscrit dans leur programme de terrain de
faire participer les Cambas de cette façon-là à leur enquête. Ils
n'avaient probablement pas envisagé non plus de leur expliquer ce
qu'ils venaient faire parmi eux. Le formidable succès populaire de
la photographie les y a poussés, pour leur plus grand profit intel­
lectuel. John Collier Jr. avance à ce propos que la photographie .
serait la seule forme de données ethnographiques qui puisse être i
restituée immédiatement aux autochtones.

La phase de découverte

Photographe débutant, Puranen se mit entièrement à l'école des


Skolts pour guider son travail photographique. Il les laissa dicter
largement ce qu'ils voulaient voir figurer sur les images, ce qu'il
convenait de prendre, ce qui leur paraissait significatif. Puranen
aime à répéter qu'ils ont été ses véritables maîtres en photogra­
phie. M artta Orttonen, tout particulièrement, venait le chercher
lorsqu'elle entamait un travail qui pouvait l'intéresser (elle aussi
bien que lui), comme elle l'aurait fait pour commander un
apprenti. « Au travail maintenant ! », lui lançait-elle avec auto­
rité.
Puranen se demande à présent si l'intérêt manifeste des Skolts
pour les photographies, les vieilles comme les plus récentes, ne
viendrait pas du fait qu'ils n'ont aucune histoire écrite. Dès la fin
du XIXème siècle, les premiers photographes qui passèrent assez
de temps parmi les Saamis pour gagner leur confiance purent
constater leur enthousiasme à l'égard de la photographie (Greve,
1982 : 53). Dans le cas des Skolts, les transformations visuelles
que Puranen a su fixer sur la pellicule compensent un tant soit
peu cette carence d'écriture (particulièrement aux yeux des plus
âgés qui ne savaient probablement ni lire ni écrire) - carence
irrattrapable dans les situations de dépossession qu’ils ont subies.
Née en 1896, M artta Orttonen était une mémoire vivante de
tous les épisodes historiques vécus par les Skolts de Petsama
depuis la Révolution russe. Elle conservait très vifs ses souvenirs
du village où elle était née et les transmettait assidûment.autour
d'elle. Lorsqu'elle mourut, en 1984, l'un de ses proches assimila la
perte ressentie par les Skolts de Sevettijârvi à la destruction par le
feu d'« un vieux livre précieux ». On retrouve à peu près la même
expression dans la bouche du grand écrivain africain Amadou
Hampâté Bâ lorsqu'il évoque la mémoire véhiculée oralement par
les plus vieux habitants de chaque village : « Quand un vieillard
meurt, c'est une bibliothèque qui brûle. ». A ceci près que les
livres qu'ils incarnent n'ont jam ais été écrits. Cette référence au

8. Alors que leur situation historique particulière, au croisement de plusieurs


dominations nationales, les avait astreints à développer une grande capacité
linguistique. Les anciens parlaient skolt, russe et finnois. Du moins, précisait
Martta Orttonen, « un demi-mot » de chaque langue, avant d'ajouter : « Qu'est-
ce qu'on devient ? Un demi-humain ? » (citée par Jorma Puranen, 1986). En
Finlande, sont considérés comme Lapons ceux dont les grands-parents par­
laient la langue laponne (Mériot, 1985 : 8). Or, leurs idiomes originels se
transmettent de moins en moins aux nouvelles générations.
texte imprimé manifeste l'acculturation dont toutes ces popula­
tions ont été l'objet, et en premier lieu de la part des évangélisa-
teurs qui brandissaient la Bible, ce livre omniprésent à prétention
universelle. Un livre vecteur, comme tous les livres, de la
mémoire à/de ceux qui ne se connaissent pas personnellement.
Notons que l'album de photographies présente la caractéristi­
que remarquable - plus encore certainement aux yeux des popu­
lations sans écriture - d'être un livre que l'on peut consulter sans
le lire. Là encore, la forme sous laquelle les photographies vien­
nent à être publiées entre aisément en résonance avec la culture
orale des indigènes, qui ne peut plus ignorer les potentialités de
transmission offertes par le livre sans pour autant parvenir à
s'approprier les capacités d'expression contenues dans l'écriture.

Les Skolts reprenaient donc constamment Jorma Puranen sur


sa manière de photographier. De fait, ces divergences sur le
contenu et la composition des images fonctionnèrent comme une
véritable méthode empirique d'approche du mode de vie et de la
culture de ses hôtes. Lesquels avaient pleinement conscience qu'il
s'agissait bel et bien de les représenter, de donner d'eux une image
fidèle, «juste ». Puranen avait l'avantage sur la plupart des ethno­
logues qui partent à la découverte de groupes ethniques exotiques
de pouvoir s'adresser aux Skolts dans sa propre langue. Il pouvait
donc leur demander des explications sur les innombrables choses
qu'ils faisaient et qui lui paraissaient étranges, voire incompré­
hensibles. Toutefois, ses cinq sens restaient son principal outil de
découverte, comme chez les ethnologues qui, eux, sont condam­
nés, du moins au début, au silence et à l'incommunicabilité'0 :

9. Dans la mémoire mythique des Skolts, comme dans celle de nombreuses


autres cultures nomades traditionnelles, on rapportait, à l'inverse, que les
vieux effaçaient leurs traces sur le chemin qu'ils empruntaient au moment de
mourir, comme pour se soustraire plus radicalement au souvenir des vivants.
10. Dans le cas des Lapons, il semble bien que l'entrée en contact soit elle
aussi marquée par le silence tant il leur paraîtrait inconvenant qu'un étranger
leur adresse la parole sans y avoir été préalablement invité, et plus encore si
« Faute de maîtriser la langue, écrit Philippe Descola, l'on est
sourd et muet dans les premiers mois, condamné à observer les
attitudes, les modes d'usage de l'espace, les techniques, la
ritualisation de la vie quotidienne, attentif à des sonorités, des
odeurs et un environnement peu familiers, obligé de plier son
corps à des habitudes, des précautions et des formes de sensibi­
lité nouvelles » (1993 : 437).

Sourd (à la compréhension de la langue seulement) et muet


peut-être, mais pas aveugle. Dans ce contexte, l'efficacité explora­
toire du photographe repose sur le fait qu'il a développé, au point
d'en faire son outil fondamental, le sens de la vue, lequel entre
immédiatement en action dès le premier contact avec l'autre. Le
photographe est donc une catégorie d'observateur qui s'investit
d'emblée et pleinement dans le vide verbal mais non pas visuel (ni
sensoriel au sens large) qui amorce toute relation avec les repré­
sentants d'une culture inconnue. Il photographie ce qu'il voit, sou­
vent sans le comprendre, mais sans pour autant se sentir frustré
d'une compréhension intellectuelle qu'il ne recherche pas non plus
en premier lieu. A la différence de l'ethnologue qui ressent péni­
blement cet état d'hyper-sensorialité dépourvue de mots, qui l'en­
dure comme un pis-aller dont il espère rapidement la fin et le
dépassement par le biais du langage.

c'est pour leur poser des questions. « (...) La parole est rare. Le visiteur (et
l'enquêteur est toujours un visiteur, au mieux un invité) n'en a pas l'initiative :
poser des questions est, de sa part, preuve d’impolitesse. Il n'est pas possible,
en particulier, d'interroger le maître ou la maîtresse de maison lorsque d'autres
visiteurs sont présents. Contre le bavard, le curieux, une arme efficace : le
silence et l'indifférence. Aussi le chercheur doit-il apprendre à se taire. D es
souvenirs de nos séjours à Kautokeino émergent les heures interminables
passées à attendre. (...) Les motivations du chercheur, d'ailleurs, restent
largement étrangères au monde lapon. Le statut élevé que certaines sociétés
accordent au lettré (...) facilite sans doute la tâche de l'ethnologue. Rien de tel
ici : ce dernier pourra, au mieux, nouer des liens d'amitié et faire accepter sa
présence, mais à condition de mettre en quelque sorte entre parenthèses ce
pourquoi, précisément, il est là » (Delaporte, Roué, 1986 : 14-15).
« De cette immersion dans la matérialité, poursuit Philippe
Descola, on n'émerge que progressivement, lorsque des bribes
de dialogue deviennent enfin compréhensibles, une révélation
analogue à l'apparition soudaine de sous-titres dans un film
étranger dont seule l'expressivité des acteurs vous permettait
auparavant de deviner le déroulement. »

Je trouve significatif que Descola recoure à une métaphore


cinématographique, et plus précisément au sous-titrage qui inscrit
un texte directement sur l'image filmée. La référence au film sug­
gère un second trait fondamental attaché au cinéma, la fiction, sur
laquelle nous reviendrons.
La photographie, quant à elle, est une image muette. C'est
pourquoi elle est si peu utilisée par les ethnologues (qui en pren­
nent cependant beaucoup sur le terrain) ou alors dûment légendée,
c'est-à-dire conditionnée par le verbe à réintégrer le texte de
l'analyse, transformée par conséquent en signe à lire, en illustra­
tion du concept. Les rares photographies reproduites dans les
publications ethnologiques sont des images-textes, des images
autour desquelles le texte (savant) s'est refermé.

« Bien plus tard, enfin, [c'est toujours Descola qui parle], lors­
qu'une certaine commande de la langue vous est acquise et que
la répétition de certaines croyances et de certains rituels en a
dissipé l'étrangeté vous permettant d'en parier au fond avec
l'illusion presque d'y adhérer, alors, et alors seulement, devient-
il possible de rentrer dans les méandres des modes de pensée »
(je souligne).

Tel est bien en effet l'objectif fondamental de l'ethnologue,


comme d'ailleurs de tout intellectuel : réintégrer, fut-ce au terme
d'innombrables méandres et, dans le cas présent, du détour par
l'autre, l'édifice de la pensée. Tant mieux si l'image, en améliorant
la qualité de la vision, accélère la progression vers ce but impé­
rieux ; sinon, tant pis.
Le photographe, de son côté, recherche des images. On pour­
rait même dire qu'il s'en tient aux images, s'il ne s'infiltrait pas
déjà dans cette formulation le soupçon d'un inachèvement, le dé­
cret d'une insuffisance. Peut-être est-ce la chose la plus difficile à
comprendre pour un intellectuel : comment un photographe peut-il
retenir de ses rencontres avec autrui, surtout lorsqu'elles sont
aussi intenses humainement et approfondies que celles de Puranen
avec les Skolts, seulement quelques images qui ne disent rien (de
cette rencontre précisément) ? Passe encore qu'il les fasse, mais
comment peut-il en rester là ? C'est comme s'il engrangeait par
l’exploitation photographique qu'il fait des potentialités visuel­
les/visionnaires de l'oeil un gain formidable par comparaison avec
la pauvreté du regard de ceux qui ne voient qu'à travers leur
esprit ; mais qu'il perdait aussitôt, et en proportion égale, ce qu'il
a ainsi gagné à se tenir aussi obstinément en-deçà du langage.
Gary Winogrand, célèbre photographe d'illustration américain
des années soixante-dix, sociologue de formation, déclarait avec
beaucoup de lucidité : « Je prends une photo pour voir à quoi cela
ressemblera une fois photographié » (cité par Susan Sontag,
1993 : 227). Cette opération revient très 'précisément, pour
reprendre les termes de Susan Sontag, à « transformer le vécu lui-
même en une façon de voir » (ibidem : 39). C'est probablement à
ce niveau des finalités que divergent les démarches du photogra­
phe et de l'ethnologue. Le premier compose une façon de voir
quand le second élabore une façon de penser. Le photographe ne
s'« en tient » pas aux images, comme s'il s'interdisait d'aller plus
avant. 11 travaille le visuel, et non pas le conceptuel. Son point de
fuite est l'art.
L'ambiguïté vient de ce que les approches du photographe et
de l'ethnologue ont les apparences de se recouper, d'emprunter les
mêmes objets, les mêmes chemins, les mêmes méthodes, alors
qu'au bout du compte, leurs objectifs sont divergents. Jorma
Puranen, par exemple, a passé parmi les Skolts autant de temps,
sinon plus, que Yves Delaporte et Marie Michèle Roué parmi les
Lapons de Kautokeino, chez qui ils ont effectué cinq séjours d’un
à deux mois chacun de 1969 à 1972. Mais le premier en a tiré un
album de photographies édité au terme de son expérience, tandis
que les seconds rédigèrent une thèse d'ethnologie, publiée treize
ans plus tard. Bien avant eux, dans les années cinquante, Jacques
Arthaud avait séjourné chez ces mêmes Lapons de Kautokeino,
suivant avec eux la migration des rennes comme gardien de trou­
peau ; de cette expérience, ô combien plus impliquante, mais plus
humaine qu'intellectuelle, il tira un film et un livre alliant récit et
photographies".
L'ambiguïté est naturellement plus forte encore dans le genre
de la photographie documentaire où se mêlent constamment des
effets de connaissance et des effets de vision, où jouent ensemble,
et le plus souvent se brouillent, une capacité d'observation et
l'affirmation d'un regard.

Connaître (aussi) par l'image

Constater ces divergences d'orientation entre le photographe et


l'ethnologue n'entraîne nullement qu'il ne puisse pas y avoir
matière à enrichir réciproquement leurs démarches respectives.
Le processus de prise de vue photographique met en œuvre un
véritable travail de connaissance, surtout lorsqu'il est déployé
dans la durée et l'écoute du sujet comme chez Jorma Puranen.
Dans certains cas, la fixation sur la pellicule de scènes de travail
ou des objets qui en résultent initie un processus d'approfondis­
sement des échanges entre les indigènes et l'ethnologue, grâce à
quoi ce dernier améliore sensiblement la connaissance qu'il peut
s'en faire. Commentant âprement les images saisies par l'étranger,
dont peu les satisfont d'emblée, les autochtones sont portés à
expliciter leurs pratiques à partir des clichés et du coup à en don­
ner à voir plus qu'ils n'étaient initialement disposés à en dire.

11. Voir Jacques Arthaud, 1957. Le film s'intitulait Ces hommes de


30 000 ans. Quinze ans plus tard, un autre voyageur-producteur d'images,
Pierre Marc vivait une expérience similaire de nouveau avec les Lapons de
Kautokeino, dont il tira un livre au contenu et à l'iconographie très proches
(1971).
John Collier Jr. aborde cette question à partir de son expé­
rience photographique parmi les Indiens tisserands Otavalo
d'Equateur, au tournant des années cinquante. Son équipe avait
convaincu moyennant finances un maître artisan de se laisser
photographier dans toutes les étapes de la fabrication d’une pièce
d'étoffe. Ils lui montrèrent aussitôt les clichés qu'ils avaient réali­
sés lors de la première séance de prise de vue :

« Il se leva, hocha la tête pour marquer sa déception et nous


signifia très clairement que nous n'avions pas fait un bon travail
sur son métier. Il ajouta qu'il était très ennuyé à l'idée que, sur
la foi de ces photographies, le monde entier allait le prendre
pour un pauvre tisserand. Il insista pour que nous recommen­
cions depuis le début afin que chaque étape soit représentée
plus complètement et d'une manière qui lui fasse davantage
honneur (il n'avait pas fait attention à conserver son chapeau
sur la tête, ce qui est pourtant un signe majeur de statut chez les
Otavalo.) Il stipula que cette fois c'est lui qui nous indiquerait à
quel moment prendre les photos » (Collier Jr., Collier,
1986 : 7 3 )'2.

La productivité cognitive de ces échanges tient à ce que les


gestes, les processus de fabrication, l'aspect des objets se mon­
trent mieux qu'ils ne se disent ; leur transmission passe davantage
par la démonstration et l'expérience que par l'explication. Ainsi,
entre un travailleur manuel local, artisan ou artiste, et le photo­
graphe se noue une communication du même ordre, essentielle­
ment visuel et tactile. Cette production photographique destinée à
explorer et croiser les regards rappelle directement la méthode
suivie de son côté par Jorma Puranen chez les Lapons.

12. J’ai rencontré récemment au Brésil une ethnologue qui a beaucoup mieux
compris les sous-bassements esthétiques et symboliques des motifs utilisés
par les femmes tisserandes qu'elle étudiait à partir du moment où elle s'est
mise à photographier leurs tapisseries et à leur soumettre ses images
(Bittencourt, 1994). John Collier Jr. et Malcom Collier systématisent ce type
d'approche dans le chapitre 6 de leur livre, intitulé « Photographing
Technology ».
Il est certain que ce type d'approche convient particulièrement
à l'appréhension des aspects matériels et/ou esthétiques des civili­
sations étudiées, de tout ce qui se met en forme et se livre au re­
gard : un objet, un geste, un costume. Il en va beaucoup plus
difficilement avec la somme des éléments qui ressortissent au
registre du symbolique : tout ce qui signifie en l'absence ou au-
delà de la chose en question. Car alors l'image ne montre à
proprement parler rien de ce qui est censé se passer ; il faut le
raconter, et seul le discours, qu'il soit verbal ou écrit, peut le faire.
Or, justement, l'image fait parler. Il suffit, pour s'en rendre
compte, d'enregistrer la somme de commentaires que la moindre
photo de famille suscite de la part de ses auteurs ; à propos de
cette image s'instaure avec leurs interlocuteurs un échange verbal
qui parachève la dimension symbolique de la photographie. On
peut dire que, sous cet angle, la photographie appartient à l'ora-
lité, au sens où elle favorise la parole : là encore, il est banal chez
nous de voir une vieille personne allez chercher l'album de famille
pour expliquer les liens généalogiques qui, pourtant, sont rare­
ment perceptibles sur les clichés et procèdent, de toute façon,
d'une économie sociale proprement irreprésentable. A partir de ce
constat, on peut supposer que l'image est encore plus efficace
pour susciter la parole dans les sociétés sans écriture, où les ob­
jets sont rituellement investis de fonctions symboliques. Selon la
belle formule de Chris Marker, la statue africaine, par exemple,
ne représente pas le dieu, « elle est prière », c'est-à-dire qu'elle
réunit une forme matérielle et un ordre de parole13. En tant que
substitut visuel des objets ou des êtres, la photographie peut réac­
tiver ce même lien intrinsèque des mots au visible.

L'immersion de l'image « dans la matérialité », pour étendre


l'expression employée plus haut par Philippe Descola, fournit une
seconde explication (il y en a certainement beaucoup d'autres) à

13. Extrait du commentaire écrit pour le film co-réalisé en 1952 avec Alain
Resnais, Les statues meurent attssi.
son discrédit dans la littérature des sciences sociales. Les étapes
obligées de l'enquête ethnographique décrites par Descola - ces
tâtonnements du début dans le désordre (apparent) des choses,
puis l'accès progressif au langage qui ouvre sur les « modes de
pensée » - « transparaissent clairement dans les anciennes mono­
graphies sous les espèces du plan conventionnel en trois parties -
l'économie, la société, la religion - qui, pour être naïf et maladroit
lorsqu'il s'agit d'interpréter une culture comme une totalité indis­
sociable, n'en respectait pas moins l'adéquation entre la manière
dont on connaît et la manière dont on présente les résultats de
cette connaissance » (1993 : 437). Selon cette logique, l'image et
plus largement le sensoriel appartiendraient au processus par
lequel on connaît, tandis que la formalisation de la connaissance
relèverait essentiellement du langage. Dans cet ordre de succes­
sion, qui affirme également un ordre hiérarchique, l'image, le plus
souvent, disparaît (mais également la plupart des notations empi­
riques recueillies sur le terrain et consignées au jour le jour dans
le journal de l'ethnologue).
Je ne compte pas discuter ici les fondements de cette dichoto­
mie si souvent observable entre la fin (théorique) et les moyens
(pratiques). Leur critique inspire en particulier les adeptes de
l'anthropologie visuelle, qui ambitionnent et s'efforcent de resti­
tuer en images les résultats de leurs recherches pour briser le
monopole de l'écrit et démontrer qu'ils transmettent ainsi une autre
forme d'intelligibilité. Le débat est trop vaste. Posé en termes
radicaux, il engage de surcroît des enjeux à l'intérieur de la
discipline auxquels je suis étranger.
J'inclinerais plutôt à enrichir le débat par une approche empi­
rique. On pourrait en effet inventorier les publications d'ethnolo­
gie selon l'importance qu'elles accordent à l'image afin d'explorer
quelles corrélations se dégagent entre la part illustrée du texte et
les thèmes abordés ou les modes d'approche théoriques. L'image
sert-elle toujours à présenter des lieux, des choses ou des gestes ?
Un bon exemple en est donné par le volumineux album publié
récemment à partir des carnets de terrain de Paul-Emile Victor
(1989)‘\ Le cliché photographique déborde-t-il des fonctions
purement illustratives ou descriptives, qui servent en gros à mon­
trer comment c'était et à signifier qu'on y est bien allé ? Enfin, le
statut intellectuel accordé à l'image ne dépend-il pas du degré
d'abstraction visé par l'ethnologue ? L'anthropologue. Etienne Sa-
main, qui a étudié en détail l'usage que Malinowski faisait de la
photographie, relie l'importance et la fonction spécifique de
l'image dans les écrits de ce pionnier de l'ethnographie à sa vision
fonctionnaliste des sociétés primitives. Dans la foulée, il formule
l'hypothèse que la photographie aurait déserté la littérature
anthropologique à mesure que l'on serait passé « du fonctionna­
lisme de Malinowski au concept de “ structure ” - concept déjà
fortement abstrait dans l'œuvre de E.E. Evans-Pritchard et qui
perdra toute visibilité directe dans les travaux de Claude Lévi-
Strauss » (1995 : 129). En contrepoint, toutes ces questions se­
raient bien sûr à poser au sujet des films ethnographiques par
comparaison avec les publications écrites. On gagnerait peut-être
ainsi quelques points de repère à partir desquels il deviendrait
plus facile de réfléchir aux moyens d'améliorer la synergie entre
l'approche visuelle et la démarche des sciences sociales.

Ecarts de vision

Revenons à Puranen pour détailler ce que montrent ses images.


Avant même qu'il les ait faites, un registre de représentation
particulièrement prégnant existait déjà à propos des Lapons. Car
s'il s'agit d'un ensemble de groupes ethniques hautement anthropo-
logisés, ils ont été aussi - c'est en partie lié - amplement photo­
graphiés, et cela dès 1855 (Greve, 1982 : 52). Les photographier

14. Cet ouvrage contient surtout des dessins que l'auteur composait « avec des
informateurs qualifiés servant de modèles. (...) Chaque dessin était doublé de
photographies qui, pour la plupart, n'ont pas été retrouvées jusqu'ici (1989). »
Cette articulation entre la photographie et le dessin pose spécifiquement le
problème des atouts descriptifs et analytiques respectifs de ces deux genres de
représentation visuelle.
à son tour impose donc de se démarquer de cette imagerie qui
continue de fleurir dans les guides de voyage et les albums publiés
par les photographes-reporters-voyageurs* . Les photographes
documentaires ou créateurs et les ethnologues sont tenus d'affi­
cher une rupture avec ces clichés, entendus au double sens d'ima­
ges et de catégories d'appréhension, s'ils veulent pouvoir dévelop­
per un point de vue qui soit plus spécifiquement le leur. De fait,
les photographies de Jorma Puranen comme celles de certains
ethnologues qui ont étudié les Lapons diffèrent radicalement des
vues touristiques ou folklorisantes habituelles, sans nécessaire­
ment se rejoindre pour autant.
Les activités montrées par Puranen relèvent des tâches de tous
les jours, comme la pêche, les travaux des champs et bien sûr
l'élevage des rennes. Le photographe rejoint ici le souci des ethno­
logues de donner un aperçu de l'étendue du labeur des Lapons.
Dans cette optique, le renne est incontournable : tous s'attardent
sur les diverses phases de son élevage et particulièrement sur les
opérations les plus spectaculaires comme la séparation des trou­
peaux ou encore le marquage des bêtes, que l'on retrouve égale­
ment à l'honneur dans tous les albums grand public.
De fait, Puranen montre relativement peu l'élevage des rennes,
qui s'est considérablement transformé au cours "des dernières
décennies. Mis dans l'impossibilité de reprendre leurs pratiques
anciennes d'élevage extensif, qui supposait de transhumer chaque
année, confrontés bientôt à l'épuisement des pâturages, les Skolts
ont peu à peu laissé leurs rennes retourner à un état semi-sauvage,
se contentant de marquer les petits tant que ces derniers suivent
encore leur mère et, régulièrement, de capturer tous les animaux
qu'ils peuvent diriger vers les corráis afin d'en abattre un certain
quota pour vendre la viande. Dans cette sorte de « pastoralisme

15. Voir par exemple Le Grand N ord Scandinave. Norvège. Laponie (Limdy,
1992) : riche maquette en couleurs, grandes photos de paysages, beaucoup de
neige et des Lapons en costumes brodés.
prédateur »’6, les deux opérations essentielles demeurent donc le
marquage et le rassemblement des bêtes, que Puranen a effecti­
vement photographiés.
En outre, Puranen s'intéresse surtout aux à-coté humains de
ces tâches, préférant montrer ici le bivouac des vieux dans la
neige (qui cultivent encore à leur manière le rituel pourtant révolu
des migrations saisonnières) et là le rassemblement des jeunes sur
leurs scooters des neiges (sans lesquels il serait pour eux inconce­
vable de s'occuper encore d'élevage), pour signifier combien la
mobilisation, désormais très partielle, de la population active skolt
autour des rennes est structurée selon des distinctions tranchées
entre générations. Quant à l'incision opérée sur l'oreille d'un jeune
renne pour lui imprimer la marque de son propriétaire, il la juxta­
pose directement avec la photographie d'un baptême sur laquelle
on voit la main du pope qui s'apprête à tracer au moyen d'un pin­
ceau trempé dans la myrrhe le signe de la croix sur les pieds du
nouveau-né.
Il ne s'agit donc pas d'images à proprement parler descriptives,
même si elles dépeignent aussi le mode de vie des Skolts. Elles se
distinguent des illustrations ethnographiques par ceci qu’elles
revêtent avant tout une. signification allégorique. D'autant plus
qu'il s'agit souvent de montrer le manque de ce qui a été perdu, de
ce qui a disparu. Telle photo, par exemple, d'un rassemblement de
matrones endimanchées reflété par les vitres et le rétroviseur d'une
voiture, évocateurs d'un regard en arrière, décrit en effet un lieu
où les Skolts viennent pour regarder une nouvelle fois à la jumelle
Petsamo de l'autre côté de la frontière. De même faudrait-il insis­
ter sur ces portraits, individuels ou collectifs, d’hommes ou de
couples vieux, qui inscrivent en creux l'absence des femmes jeu­
nes, parties vers la vie en ville au coeur de la Finlande. Puranen
photographie également les enterrements plutôt que les mariages,

16. Pour reprendre l'expression employée par l'anthropologue anglais Tim


Ingold qui a étudié précisément les Skolts depuis leur transplantation au bord
du lac Inari (1976).
tant prisés par les autres photographes (et les ethnologues) pour
leur profusion de costumes et de rituels festifs.
La mise en page de ces images au sein du livre M a a rf Leu'dd
contribue de manière déterminante à suggérer qu'un sens latent
reste à découvrir. Quand un ethnologue publie une photographie
« à l'appui » de son texte, la clé du visible se situe dans le lisible
que ce cliché accompagne : il y a toujours à proximité, le plus
souvent immédiatement dessous, un texte (en l'occurrence une
légende) qui précise ce qu'il faut y lire. Tandis que les photogra­
phies de Puranen se succèdent sans texte en une fresque muette
que l'on peut choisir de parcourir en s'aidant pas à pas, comme
d'une béquille, des légendes rassemblées à la fin de l'ouvrage, ou
explorer telles quelles, par le seul biais du regard. Il en ressort
alors une perception plus qu'une connaissance, avant tout la pein­
ture d'un climat, d'une ambiance faite d'abandon, de nostalgie et
de deuil.
L'épaisseur humaine de ces images, est probablement ici le fac­
teur décisif ; elle est directement perceptible. Les ethnologues, eux
aussi, ont noué des relations étroites avec plusieurs personnes sur
le lieu de leurs enquêtes ; mais ils n'en font généralement.pas état
dans leurs publications, à la différence, particulièrement/ de Jac­
ques Arthaud, qui raconte son aventure à la première personne et
peuple son récit d'individualités valorisées comme autant de
personnages romanesques. La photo que les ethnologues Yves
Delaporte et Marie Michèle Roué publient, par exemple, de
« Niilas, treize ans, [qui] participe pour la première fois au travail
de marquage des rennes » (1986 : planche I photo n° 2) ne se
distingue guère de la vingtaine d'autres clichés qui illustrent leur
monographie sinon par le fait qu'elle est nominative. Cette intru­
sion du nom propre, qui désigne une personne dans ce qu’elle a de
plus individuel (peut-être le fils de leurs informateurs privilégiés),
tranche avec le reste des légendes qui montrent les individus
comme représentatifs du groupe, d'une fonction, d'une activité ou
d'un geste en général ; ils s'effacent alors derrière une catégorie
descriptive qu'ils sont chargés d'illustrer. Tandis que le rapport
d'interconnaissance personnelle est ce qui court le plus ouverte­
ment tout au long des photographies de Puranen. Aimo Feodoroff,
ce petit garçon qu'il photographie en compagnie de son père alors
que ce dernier ramène une mère renne et son faon, il nous montre
également ses dessins, ses parties de pêche, ses excursions scolai­
res en train à Helsinki, et encore plusieurs portraits à divers âges,
dont deux en compagnie de son frère aîné à dix ans d'intervalle,
au pied du même bouleau. D'une page à l'autre, nous ferons
connaissance de plusieurs membres de sa famille. D'autres liens
de parenté seront restitués sur le même mode d'un bout à l'autre
du livre, composant en définitive de ce petit groupe de Skolts une
représentation dans son étendue interpersonnelle comme dans le
temps. On comprend que M a a r f Leu'dd constitue effectivement
pour eux une sorte d'album de famille.
Ce portrait collectif - car ici, nous y reviendrons, le portrait
est essentiel - diffère de l'imagerie ethnologique par son particu­
larisme : aucun des personnages photographiés par Jorma Pura­
nen n'est posé comme représentatif d'une situation-type. Cette
fresque n'est pas davantage systématique : plusieurs membres de
la famille Feodoroff nous sont montrés, mais pas tous ; il ne s'agit
aucunement de la reconstitution d'une généalogie. En outre, la
plupart des autres familles du groupe nous échappent. De fait, ce
portrait collectif est entièrement composé d'individus, et non pas
d'unités anonymes inscrites dans des modèles de parenté, des
schémas d'échanges économiques, bref des catégories théoriques.
Par ailleurs, les portraits que Puranen brosse de ces individus
n'ont pas une vocation démonstratrice : il n'en fait pas des figures
emblématiques, à l'instar des photographes documentaires qui
mènent souvent au moyen de leurs images un combat pour la
revalorisation sociale des populations dominées, marginalisées ou
maltraitées. Puranen est certes sensible aux difficultés des Skolts
et des Lapons en général, mais ses photographies ne sont pas des
images combatives. Enfin, les quelques Saamis auxquels ils s'est
attaché sur les rives du lac Inari n'ont rien d'assez exceptionnel
pour attirer l'attention de ces photographes-voyageurs toujours à
la recherche de figures saillantes, de personnalités hors du com­
mun. En particulier, les Skolts ont abandonné depuis les premiè­
res décennies de notre siècle leur costume traditionnel, dont ne
subsistent que quelques coiffes brodées portées par les femmes
âgées les jours de fête (cf. Delaporte, 1988b). Il semble bien
d'ailleurs que l'intérêt des ethnologues pour les Lapons en général
ait sensiblement faibli depuis que ces derniers sont pris dans un
processus d'acculturation accéléré au mode de vie moderne. A u­
tant ils ont fasciné tant qu'ils incarnaient une manière ancestrale
de vivre, tant que l'on pouvait s'imaginer voir en eux « ces hom­
mes de 30 000 ans » (alors qu'ils ont toujours évolué au contact
(forcé) des pionniers, pillards ou évangélisateurs venus du Sud
comme de l'Est), autant leur société hybride actuelle a perdu son
pouvoir d'attraction (Delaporte, Roué, 1986 : 12). Les Skolts
photographiés par Jorma Puranen, passés en l'espace de quelques
générations d'une société « millénaire » à l'indigence de Finnois
marginalisés, portent à son comble ce hiatus entre leur charge
exotique et leur réalité présente. Impossible de composer avec
eux, comme on peut encore le faire à Kautokeino, ces clichés
brillants sur lesquels le rouge des étoffes le dispute au blanc de la
neige. Bref, les Skolts de Puranen ne sont ni fondamentalement
représentatifs, ni véritablement emblématiques et assurément pas
exceptionnels.
Egalement éloigné de la monographie ethnologique, du photo-
essay documentaire comme du grand album photographique, le
livre de Jorma Puranen se rapprocherait plutôt de cet autre
ouvrage improbable dans sa facture comme dans son inspiration,
fruit de la collaboration entre un photographe-artiste et un jour­
naliste-écrivain, Louons maintenant les grands hommes, dans
lequel W alker Evans et James Agee ont restitué leur expérience de
la vie de trois familles de métayers en Alabama au plus fort de la
Grande Dépression américaine (Agee, Evans, 1972). Cette fres­
que visuelle et littéraire se prête bien sûr à une lecture documen­
taire ou ethnographique, mais elle ne saurait s'y limitër, cîe même
que les métayers en question n'avaient besoin d'aucun préalable
théorique pour en être pleinement les personnages. Ici, comme
dans le cas de Puranen, une interaction forte s'est établie entre des
artistes et quelques individus, d'où est sortie une création intime­
ment liée à eux et tout à la fois destinée aux autres, une combinai­
son rare d'implication personnelle et d'autonomie créatrice.

Le portrait est le révélateur privilégié de cette création haute­


ment (et doublement) personnalisée. Dans M a a rf Leu'dd, près de
la moitié des photographies sont des portraits au sens strict, c'est-
à-dire des effigies de personnes singulières désignées par leur nom
propre. Cet accent mis sur le portrait'distingue le travail de Pura-
nen de la photographie documentaire, qui personnalise rarement
ses images, préférant représenter des entités collectives ou prêter
des traits anonymes à une revendication sociale. Il le distingue
plus encore de la photographie ethnographique, qui s'attarde sur
un individu singulier à condition que ce dernier soit représentatif
de son groupe d'appartenance ou qu'il donne corps a une compo­
sante de l'analyse. Il est significatif que le portrait occupe une
telle place dans la production de Jorma Purarièn car ce genre
suppose la participation active du modèle. Ses images portent la
"marque de l'implication, des .Skolts. Elles rejoignent ainsi tout un
éventail d'approches photographiques contemporaines qui ont en
commun de combiner une logique explicite d'auteur et une relation
compréhensive âve'd'lé"mgdèle. Certains comme le photographe
Michel Séméniako parlent d'« images négociées », d'autres de
« coproduction »' : dans tous les cas, leur objectif est de réduire.....
au maximum le hiatus constitutif de la démarche artistique lors­
qu'elle s'inspire directemenCd'individus qui lui sont étrangers.

1 7 . Expression employée par le sociologue M ichel Anselme pour caractériser


le travail documentaire réalisé à la Réunion par trois photographes investis
dans un programme de réhabilitation urbaine, Jean Bernard, Karl Kugel et
Bernard Lesaing. Voir leur livre Trwa kartiè. Entre mythologies et pratiques.
Ile de la Réunion 1990-1994 (1994).
Une certaine imagerie anthropologique

Sur quelques portraits publiés dans M a a rf Leu'dd apparais­


sent les premiers signes d'une_interrogation sur les codes du por­
trait anthropologique : à plusieurs reprises, des personnages po­
sent devant un drap blanc suspendu à une corde à linge ou déroulé
contre un mur. Cet écran vierge, est bien entendu destiné à isoler le
modèle de son environnement afin de l'inclure tout entier dans la
convention de la représentation photographique. Le drap fait ici
fonction d'avatar du studio, cette enceinte tout entière conformée à
la prise de vue dans laquelle le modèle est appelé à se couler
comme si le préalable de la prise de vue était son enfermement
dans la chambre noire de l’appareil photographique. Avec le stu­
dio ou le simple écran du drap, l'opérateur isole son modèle dans
le cadre prédéfini de l'image photographique.
Les studios de portrait du siècle passé proposaient ?à leurs
clients de poser devant des fonds peints choisis pour les mettre en
valeur ou les transporter symboliquement dans un univers de rêve.
Par contraste avec cette surenchère de décor, la photographie
ethnographique affirma d'emblée son souci de neutraliser au
maximum les éléments qui entouraient le sujet comme autant de
voiles ou d'écrans le dissimulant au regard : ses vêtements et son
environnement. L'idéal de ce type de portrait devint l'effigie nue,
en pied sur fond neutre, de face puis de profil. Les draps utilisés
étaient donc uniformément blancs ou gris, voire quadrillés pour
faciliter les mesures. Une fois tirées, les épreuves étaient généra­
lement recoupées pour faire disparaître les bords visibles du tissu
et fixer ainsi définitivement l'indigène au centre d’une abstraction
graphique.
Aujourd'hui, un souci d'exactitude historique pousse les
spécialistes à reprendre la matrice des plaques d'origine pour
exposer ou publier des tirages modernes sur lesquels apparaît
nettement la frange de contact entre l'impeccabilité graphique et
conceptuelle du drap blanc, et l'arrière-fond réel de la scène,
obstinément anecdotique. En révélant les coulisses du portrait
ethnographique, ces retirages soulignent la fragilité de cette
convention plus scientiste que scientifique qui croyait purifier
l'observation en isolant le sujet, sans se rendre compte de la
somme des déformations qu'elle lui imposait et se faisait imposer
du même coup.
Jom ia Puranen, qui connaît très bien les fonds photographi­
ques de plusieurs musées ethnologiques pour lesquels il lui est
arrivé de travailler, a choisi de composer délibérément certains de
ses portraits dans la lignée de cette revisitation contemporaine des
codes du portrait ethnographique. Selon les cas, le drap devant
quoi il plante ses personnages ne couvre pas complètement le mur
de la maison ; il se soulève sous la poussée du vent ; les pinces
qui le fixent à la corde sont nettement visibles ; il est de toute
façon trop petit pour isoler le sujet du paysage qui l'entoure ;
d'ailleurs celui-ci pose en partie seulement contre la surface blan­
che tandis que le reste de son corps garde le contact avec le décor
alentour dont plus rien ne le sépare ; d'autres personnages sont
visibles dans le fond de l'image ou bien se tiennent immédiatement
autour du drap à s'amuser de cette mise en scène (illustrations
n° 16 et 17). Par le jeu de ces variations drôles ou ironiques,
Jorma Puranen renvoie le portrait anthropologique à ses illusions
méthodologiques, quand ce n'est pas plus trivialement à ses
manipulations. Il donne à voir aussi combien et comment se
construit l'image personnalisée d'un individu singulier, c'est-à-dire
son portrait, à partir du cadre coutumier de vie. G'est en rendant
visibles dans la photographie les conditions pratiques de sa
réalisation que Puranen amorce sa réflexion en images sur la
démarche documentaire et ethnologique.

ooo
II. LE R ETO U R IM AGINAIRE

Pour en suivre plus aisément le développement, je passerai


directement au dernier travail photographique réalisé par Jorma
Puranen, celui, de fait, par lequel je l'ai connu.
Par ¡'intermédiaire du poète lapon Nils-Aslak Valkeapââ, il
découvrit dans les années 1980 les photos réalisées un siècle plus
tôt, en 1884 exactement, lors de l'expédition en Laponie du Prince
! Roland Bonaparte. Il vint à Paris pour voir la série complète qui
! est conservée au Musée de l'Homme : quelque 4 0 0 clichés, dont
\ environ 250 portraits représentent différents types de Lapons, la
I plupart photographiés alternativement de face et de profil ; beau-
I coup de ces planches numérotées portent la mention du nom de la
| personne représentée. Dans le lot figure une poignée de Skolts
j rencontrés dans ce qui était alors une enclave russe du Sud-
1 Varanger. Les autres viennent de différentes zones du Finnmark
j Norvégien, en particulier de Kautokeino, mais aussi, plus au sud,
j de la Laponie suédoise .
J Puranen reconnut à leur nom plusieurs ascendants directs de
j ceux qu'il connaissait personnellement. C'est probablement cette
| relation d'inter-connaissance établie aussitôt avec ces portraits
] anciens, qui plus est anthropologiques, qui l'a poussé à s'en empa-
j rer pour en faire la matière première d'un nouveau travail photo-
] graphique, explicitement consacré à la mémoire et à l'histoire des
| Lapons.
j J'emploie le mot « matière première » au sens propre puisque
j Jorma Puranen a rephotographié ces images afin de pouvoir en
j disposer à sa guise. Il a en outre repris de la même façon d'autres
| portraits de Lapons réalisés par divers photographes ou anthropo-
! logues de la fin du XIXème ou du début de ce siècle, puisés dans

18. La série complète de ces portraits a été publiée récemment par la revue
L'Ethnographie, qui a consacré un numéro spécial à cette expédition en
Laponie (104, 1988). Pour plus de développements sur l'œuvre photographi­
que de Roland Bonaparte, voir Coutancier, 1992, et Kaliha, 1992.
les collections du Finnish National Board o f Antiquities, afin de
rassembler une sorte de corpus des représentations à vocation
descriptive qui avaient cours sur ces populations. Puis il l'a em­
porté en Laponie pour y entamer sa création proprement dite.
Transférées sur des supports de plastique transparent, ces
effigies du passé se sont trouvées par ses soins fichées dans la
neige, plantées devant des paysages de voies ferrées, de mines ou
à cheval sur des clôtures, collées sur l'écorce des bouleaux,
assemblées en des parois lumineuses perçant la nuit, bref instal­
lées dans le cadre où se déroule aujourd'hui la vie des Lapons. En
outre, Puranen a composé une série de portraits en superposition,
avec la collaboration de modèles vivants qui tenaient les plaques à
hauteur de leur visage de telle sorte que leurs traits se mêlent à
ceux de leurs ancêtres lapons pour donner une synthèse visuelle
qui tout à la fois redonne vie aux portraits du passé et inclue leur
physionomie actuelle dans les traits du passé (illustration n° 18).
Il a intitulé l'ensemble de ce travail Le retour imaginaire.

Le motif du retour

On peut supposer que nombre d'ethnologues retournent à titre


personnel rendre visite aux populations exotiques qu'ils ont étu­
diées, des années auparavant, au cours de leur long séjour sur le
terrain (encore que l'éloignement géographique ou la conjoncture
politique s'y opposent souvent). Il est rare cependant qu'ils fassent
de ce retour l'objet d'un nouveau travail, comme si l'inévitable
processus de transformation sociale qui travaille la société en
question - dont ils ont été eux-mêmes, à leur niveau et en leur
temps, l'un des vecteurs - ne faisait que les éloigner toujours
davantage d'un état originel des indigènes comme de leur propre
intérêt pour eux.
Je citerai comme exemple le dernier livre de Nathan Wachtel,
Dieux et Vampires (1992), sous-titré Retour à Chipaya, que l'au­
teur a écrit à la suite de son dernier séjour dans ce village du haut
son premier « terrain » dans cette localité. La démarche de cet
anthropologue, qu'il qualifie lui-même d'« histoire régressive »,
vise précisément à faire ressortir de la situation actuelle des
autochtones tout ce qui leur reste de leur culture d'origine - une
culture indienne, dans le cas présent, brutalement assujettie par la
Conquête espagnole'9. Il s'agit donc de l'exemple rare d'une
anthropologie d'emblée historique en ce qu'elle inclut la contin­
gence historique dans l'état des sociétés, même « primitives », qui
font l'objet de son étude. Une telle approche peut s'étendre aux
changements les plus récents intervenus dans l'organisation
sociale sous l'effet de l'extension des échanges économiques et de
la pénétration croissante des modèles socioculturels en prove­
nance de la société globale. Avec son Retour à Chipaya, Nathan
Wachtel procède au même type d'adaptation empirique de son
objet que les rares ethnologues qui se sont intéressés, depuis les
années 1970, à l'état actuel des sociétés laponnes et à l'étendue
des transformations qui les affectent“ . Que l'on considère ce motif
du retour des ethnologues dans sa dimension individuelle, rare, ou
collective, lorsque de nouveaux chercheurs actualisent les'
connaissances déjà acquises sur une population donnée21, il inclut
par principe une opération de mise en perspective historique, y
compris de la connaissance anthropologique elle-même. Ceci
explique peut-être la réticence des sciences de l'homme vis-à-vis
de ce croisement des regards dans le temps comme dans l'espace.

19. Voir les deux ouvrages fondamentaux de N. Wachtel, La vision des vain­
cus. Les Indiens du Pérou devant la conquête espagnole (1530-1570) (1971),
et Le retour des ancêtres. Les Indiens U nts de Bolivie, XXe-XVIe siècle. Essai
d'histoire régressive ( 1990).
20. Voir les travaux déjà cités de Yves Delaporte, Marie-Michel Roué, et Tim
Ingold.
21. On connaît l'exemple de la monographie écrite en 1930 par Robert Re-
dfield sur le village mexicain de Tepotzlan, considérée comme un classique de
l'éthnographie des communautés paysannes jusqu'à ce qu'en 1951 Oscar Lewis
se rende à son tour dans ce village et y réalise des observations qui contredi­
saient les conclusions de Redfield. D'autres exem ples de revisitation récente
et critique sont donnés dans Clifford, Marcus, 1986.
Le retour que tente Puranen comporte une dimension indivi­
duelle et collective : le photographe retourne en Laponie plusieurs
années après (encore qu'il n'ait guère cessé, semble-t-il, d'aller
rendre visite à ses amis Skolts) et, à travers lui, une certaine ima­
gerie ethnographique fait retour à ceux qu'elle avait représentés.
Au niveau individuel, quelques années seulement séparent ce re­
tour des séjours précédents ; au niveau collectif, un demi-siècle,
voire un siècle se sont écoulés. Plus que dans M a a rf Leu'dd et,
bien sûr, que dans les portraits anthropométriques de l'expédition
Bonaparte, ce que l'artiste travaille ici c'est le rapport des images
à ceux qu'elles représentent. Le retour imaginaire est une
réflexion critique, autocritique même, par le moyen de l'image, sur
le rapport entre la représentation photographique et ses sujets. A
ce titre, c'est un retour sur soi-même, de même que tout retour
d'ethnologue auprès des populations qu'il a étudiées des années
auparavant opère aussi, à travers lui, un retour de la discipline
sur elle-même.
Le caractère autocentré du retour de Puranen - qui suffirait à
lui conférer un caractère imaginaire - transparaît à divers ni­
veaux.
On observe tout d'abord une série d'options formelles qui met­
tent directement en perspective l'histoire de la photographie. En
premier lieu, la mise au point d'une technique de transparence
permet à Puranen de faire retentir visuellement les unes sur les
autres les images du passé et celles qu'il en fait aujourd'hui : se
contenterait-il de ficher dans la neige un portrait de 1884, cette
installation lui incorpore aussitôt de multiples détails inhérents à
ce fond qui n'est pas un drap blanc, mais une portion de paysage
dont l'aspect est lié à un lieu particulier, à une saison et à l'année
en cours. Ici, le portrait retrouve en transparence, c'est-à-dire
dans l'ordre de la représentation, la neige qui constituait l'environ­
nement quotidien, omniprésent, de l'ancêtre photographié et dont
l'avait isolé pour le temps de la pose le fameux drap blanc des
photographes-anthropologues, porteur d'une autre blancheur à
prétention scientifique. Puranen réintroduit donc, à un siècle
d'intervalle, la blancheur qui servait effectivement de cadre de vie
à ces Lapons, mais sans occulter le temps écoulé depuis lors et
son cortège de transformations. C'est plus net encore lorsqu'il
saisit à travers la transparence de ses grandes plaques encollées
de portraits une ligne de chemin de fer ou une mine à ciel ouvert
que les Lapons photographiés par Lucien Bonaparte n’ont jam ais
pu voir. Ou encore l'une de ces grandes clôtures qui cloisonnent
aujourd'hui le territoire des Saamis, inimaginables dans l'esprit de
leurs aïeux dont le regard continue de nous fixer sur le papier
photographique.
Selon les installations qu'il conçoit, Puranen spécifie en outre
les références à la technique et à l'histoire de la photographie.
Lorsqu'il dispose, par exemple, quelques tirages en négatif à la
surface immobile d'une étendue d'eau, il met en scène le processus
de la révélation, entendu dans son acception physico-chimique,
mais probablement aussi ontologique. Lorsqu'il dresse ses por­
traits devant le cratère abandonné d'une ancienne mine de cuivre,
il a d'abord pris le soin de les tirer en brun, à la manière des pla­
ques de cuivre qui furent le premier support utilisé pour les
daguerréotypes ; il établit ainsi une résonance entre la technique
photographique et l'industrie minière du Grand Nord, toutes deux
abandonnées. Un passé doublement révolu, donc.
Si l'on se rapproche à présent de l'histoire du portrait, en parti­
culier anthropologique, on constate que Puranen n'a pas seule­
ment repris des clichés photographiques. Puisant son iconogra­
phie dans les ouvrages savants publiés au siècle passé, il s'est
également servi de ces gravures qui leur servirent d'illustrations
tant que les photographies n'étaient pas directement reproductiblés
par l'imprimerie. Sur certaines de ses superpositions, on trouve
ainsi une gravure tirée d'un cliché ethnographique, posée sur un
portrait photographique, le tout tenu par un modèle vivant, dans
une perspective historique inversée qui nous fait entrevoir le pré­
sent au travers des images du passé. Ce que ces dernières peuvent
avoir de mythique à nos yeux aujourd'hui, ne l'avaient-elles pas
déjà à l'époque de leur réalisation, sans que personne s'en rendît
compte alors ?
La dimension du retour sur soi prend un tour beaucoup plus
personnel lorsque Puranen dépasse ces variations formelles en
forme d'histoire de la photographie pour s'inclure lui-même direc­
tement dans le propos. Parmi les portraits de Lapons présents
dans ses installations, figurent plusieurs photographies extraites
de M a a rf Leu'dd, comme pour bien montrer qu'il s'inscrit lui-
même, qu'il le veuille ou non, dans cette longue lignée des photo­
graphes voyageurs, puis anthropologues, puis documentaires,
puis voyageurs, etc., tous producteurs d'images compréhensives
mais aussi de clichés. De telle sorte que si son travail est explici­
tement critique envers l'imagerie anthropométrique systématisée
par les scientifiques de la fm du XlXème siècle, il ne s'épargne
pas une part de cette critique : « J'ai placé ici panni les Saamis
mes propres photos réalisées dans une veine similaire au début
des aimées 1970 pour montrer que je ne me considère pas comme
innocent », déclare-t-il à la revue Scandinave Index, dont l'angle
d'approche de son travail est entièrement conditionnée par ce
souci de faire amende honorable d'un passé colonialiste et impé­
rialiste envers les cultures minoritaires (cf. Ripatti, 1993 : 9-14).
Je n'ai pas senti pour ma part chez Puranen un souci aussi marqué
d'auto-contrition, mais il est indéniable que cette dimension par­
court son travail.

Création artistique et rigueur documentaire

« La présentation des photographies prises près d'un siècle plus


tôt par Roland Bonaparte a rencontré un très grand intérêt de la
part de la population locale. Ceci a d'ailleurs constitué une
excellente introduction, qui a grandement facilité l'enquête
ethnologique sur d'autres thèmes. Il va de soi que des épreuves
ont été envoyées gracieusement, dès le retour à Paris, aux
personnes qui en avaient fait la demande : ce n'est pas si sou­
vent que l'ethnologue peut avoir la satisfaction d'apporter quel­
que chose à des gens auxquels il est assurément toujours beau­
coup demandé » (Delaporte, 1988a : 14).
Ce n'est pas le moindre intérêt de la démarche de Jorma Pura-
nen que de recouper en permanence celle des spécialistes des
sciences de l'homme, contribuant ainsi à croiser leurs approches
respectives sur plusieurs points d'importance. En l'occurrence, les
portraits réalisés lors de l'expédition Bonaparte de 1884 avaient
déjà fait un premier retour en Laponie en 1977 grâce à Yves
Delaporte, qui se livra à un long travail documentaire avant d'al­
ler enquêter sur place pour y retrouver, grâce à leurs descendants
et aux archives locales, la trace précise des individus photogra­
phiés, leur localisation, leurs liens de parenté, leur nom exact.
C'est grâce à cette exploration d'ethnologie historique que nous
pouvons aborder aujourd'hui les plaques du Prince Bonaparte
avec un minimum de documentation fiable.
Il y a une différence de taille entre la manière extrêmement
minutieuse et détaillée dont Yves Delaporte a procédé pour
rapporter,, au double sens du terme, ces images du siècle passé
aux populations laponnes actuelles, et celle de Jorma Puranen,
plus élastique quant à ses procédés sinon quant à ses intentions.
L'objectif de Delaporte était de combler les lacunes documentaires
qui entravaient la réception des portraits de Bonaparte par les
contemporains que nous sommes et, secondairement, de s'en ser­
vir comme d'un révélateur de. l'histoire laponne susceptible de
faire réagir les contemporains que sont les Saamis d'aujourd'hui.
L'essentiel de son travail a consisté à traquer des noms de lieux et
de personnes, à reconstituer des généalogies, à tirer divers ensei­
gnements historiques sur les costumes. Il ne s'est permis aucune
marge d'interprétation qui n'aurait pas été déjà étayée par un fais­
ceau conséquent de domiées. Delaporte s'efforçait de reconstituer
un puzzle, en particulier celui du trajet effectivement suivi par
l'expédition Bonaparte ; il ne le dessinait pas.
Jorma Puranen procéda très différemment. Les images de cette
expédition constituèrent son point de départ, mais il ne s'en tint
pas là. Nous avons vu qu'il reprit dans la foulée des clichés d'au­
tres photographes, comme les siens propres. Par ailleurs, il les
remporta chez les Lapons, mais l'on ne sait pas précisément les­
quels. D'ailleurs, il serait plus exact de dire qu'il les remporta en
Laponie plutôt que chez les Lapons car, de fait, il réalisa tout ce
travail sans les impliquer : les personnes qui tiennent les plaques
transparentes, qui prêtent donc leurs traits à ce télescopage visuel
trans-historique, sont quelques-uns de ses amis, nullement des
Lapons, encore moins les descendants authentifiés des figures
fixées sur la pellicule par l'opérateur de Lucien Bonaparte. Jorma
Puranen ne s'est pas astreint à la besogne historique d'Yves Dela-
porte ; il s'est emparé de ces images et, à leur propos, du motif du
retour, dans une optique fondamentalement symbolique. C'est
pourquoi, en particulier, il n'a pas cherché à obtenir des retirages
modernes des plaques déposées au Musée de l'Homme, ni de cel­
les des autres photographes cités dans son travail. Il ne se souciait
pas de rétablir avec les Lapons de 1884 un lien métonymique via
les surfaces sensibles qui avaient fixé leurs traits à cette époque.
Il voulait plus simplement les retourner symboliquement à leur
lieu d'origine, entendu lui aussi dans une acception symbolique
large, et pour ce faire les images lui suffisaient.comme vecteurs
de représentation. Peut-être, d'ailleurs, ne lui fallait-il pas trop de
présence dans ces images puisqu'il voulait précisément travailler
sur l'absence, sur la perte du passé lapon, sur la disparition de ses
représentants d'alors. D'où probablement l'élasticité qu'il a intro­
duite dans sa méthode, cette sorte de décalage omniprésent entre
les images héritées du passé, les lieux choisis pour les remettre en
scène et les personnes mises à contribution pour leur redonner vie.
Contrairement à Yves Delaporte qui cherchait à combler le vide
de la mémoire documentaire, Jorma Puranen a, quant à lui, instillé
ce vide, cette manifestation de l'oubli, à tous les échelons de sa
reconstruction, si bien que son retour imaginaire est pleinement
imaginaire : rien n'est en exacte correspondance avec rien, la perte
est assumée comme omniprésente, ce qui n'empêche nullement,
bien au contraire, d'œuvrer encore et toujours à restaurer la
mémoire.
Je voudrais établir ici un parallèle avec le travail d'un autre
photographe qui présente plus d'une similitude avec Le retour
imaginaire de Puranen, en même temps qu'il permet de caractéri­
ser plus nettement encore ce qui le distingue d'un traitement
historique des archives visuelles.
Pendant un an à partir de septembre 1991, le jeune artiste
américain d'origine juive Shimon Attie a conduit un travail photo­
graphique sur la mémoire des Juifs allemands exterminés par le
régime nazi, dans les lieux mêmes où ils habitaient avant d'être
déportés. Sur les façades des maisons de ce qui constituait alors
un quartier populaire plutôt mal famé, peuplé d'immigrés récents
peu assimilés, l'actuel Scheunenviertel de Berlin, anciemiement
appelé Finstere M edine, il projeta les photos des familles ou des
commerçants juifs qui logeaient précisément dans ces mêmes
maisons. Sa création photographique proprement dite consistait à
fixer la trace de ces installations lumineuses provisoires, mises en
place le temps d'une nuit, qui interrogeaient le présent à la lueur
du passé (cf. Attie, 1994, et ici, illustration n° 19).
On retrouve ici plusieurs éléments déjà mis en évidence chez
Puranen.
Tout d'abord, la réutilisation d'archives photographiques, non
exemptes dans les deux cas d'une dimension policière, présente
seulement à l'état d'intention refoulée dans les portraits anthropo­
métriques du Prince Bonaparte, et tout à fait explicite dans cer­
tains des clichés réutilisés par Shimon Attie qui témoignaient de
rafles. Cette façon de remettre au jour, à jour, par la photographie
des photographies anciennes oubliées ou délibérément occultées
marque une indéniable forme d'autonomisation créatrice de la
photographie, dont l'histoire est désormais assez longue et riche
pour inspirer de nouvelles interprétations. On peut se demander si
les sciences de l'homme ont développé à ce jour la même capacité
à interroger leur propre histoire et à faire de cette remise en pers­
pective l'un des vecteurs de leur renouveau.
En second lieu, Attie utilise une autre méthode pour obtenir le
même type d'effet visuel que Puranen : en projetant des images
anciennes sur des sites actuels, il superpose deux strates du visi­
ble séparées par un temps historique lourd de destructions et de
remaniements en série. Cette partie de Berlin a non seulement été
fortement touchée, comme le reste de la ville, par les bombarde­
ments, mais ensuite incluse dans Berlin Est et donc reconstruite
selon l'architecture en série du régime communiste. Projeter sur de
telles façades contemporaines - après ce dernier bouleversement
que vient de constituer la chute du M ur - des photos des anciens
habitants juifs du quartier revient à faire resurgir des traces
doublement disparues, effacées.
'"Insistons sur le fait que les projections de Shimon Attie comme
les transparences de Jorma Puranen obligent à reconsidérer le
présent à la lumière du passé ; un passé qui, dans le cas des La­
pons comme dans celui des Juifs allemands, a été malmené,
brutalisé, voire éradiqué ; un passé dont la caractéristique fonda­
mentale est d'avoir été refoulé du présent. On retrouve sur les
photographies de rue d'Attie la même ambiance fantomatique que
sur les paysages enneigés de Puranen : suscitée par la réappari­
tion des morts, elle confère à ces deux travaux le caractère com­
mun d'un rituel de deuil, comme s'il s'agissait d'abord de donner
une véritable sépulture à ces mânes déracinées. Dans le même
temps, il s'agit aussi de redonner aux contemporains qui vivent
dans ces lieux, les Lapons acculturés à la société Scandinave
comme les Berlinois revenus à l’Ouest, la mémoire de leurs ancê­
tres oubliés ou rejetés. Pour les premiers, l'enjeu est de se réap­
proprier une fierté historique ; pour les seconds, d'assumer un
passé honteux, ce qui est bien sûr beaucoup plus difficile et ce qui
explique les manifestations d'hostilité rencontrées par Shimon
Attie.
Le dernier point commun aux deux photographes est leur rap­
port aux archives. Attie, lui aussi, a commencé par recueillir
minutieusement des photographies montrant la vie des rues dans
les quartiers juifs du Berlin des années 1920. Il s'est ensuite
procuré les plans de l'époque pour essayer d'établir une corres­
pondance entre les rues d'alors et celles d'aujourd'hui, pour y
repérer ensuite les immeubles figurés sur les clichés anciens. Il
suivit jusque là le même type de procédure d'investigation histori­
que qu'Yves Delaporte lorsque ce dernier recherchait parmi les
Lapons de Kautokeino les descendants de ceux qu'avait photogra­
phiés Roland Bonaparte. Mais là s'arrêtent les similitudes. Devant
les inévitables (et nombreux) hiatus relevés sur place, Attie n'a
pas dressé un constat de lacune, il a transposé. « Quand il m'a
fallu choisir entre être un bon historien et, je l'espère, un bon
artiste, j'ai toujours retenu la seconde option», déclare-t-il dans
son livre (1994 : 11). Beaucoup des maison recherchées avaient
disparu. Quant aux autres, elles avaient souvent été reconstruites
dans un style complètement discordant avec leur aspect d'origine,
si bien que la superposition donnait un résultat « visuellement et
esthétiquement raté ». Parfois, la façade originale était éclairée
par des réverbères qui empêchaient toute projection. Dès lors,
Shimon Attie composa avec le quartier tel qu'il existe aujourd'hui
et, selon les cas, projeta ses vues anciennes sur les édifices
correspondants ou non, si bien que seulement le quart dès-instal­
lations ont été effectivement réalisées sur les sites originaux. Dans
le même ordre d'idée, il élimina quantité de clichés qui se révé­
laient impropres à la projection et reprit à l'occasion quelques
photographies prises dans d'autres quartiers ou ghettos de
l'Europe orientale. « Il faut regarder mon projet The Writing on
the Wall comme une simulation de la vie juive telle qu'un jour elle
exista dans Scheunenviertel, mais nullement comme une recons­
truction littérale » {ibidem).
Shimon Attie, comme Jorma Puranen, opère dans l'ordre de
l'imaginaire_et d u .symbolique, ce qui le distingue hettement des
anthropologues ou des historiens - encore que cette dernière
discipline soit, pour ainsi dire par nature, la plus fictionnelle des
sciences de l'homme. Au-delà de cette ligne de partage, le point
qui me semble le plus significatif est que ni l'un ni l'autre n'occul­
tent les écarts pris avec l'exactitude documentaire. Au contraire
même, pourrait-on dire : ils les détaillent en toute simplicité,
honnêtement, mais également avec une insistance non dépourvue
de sens. Car ces lacunes, ces transpositions, ces multiples adap­
tations formelles rendues nécessaires par l'impossible adéquation
de leur projet à la réalité disponible, historique aussi bien
qu'actuelle, les plongent au coeur même de leur inspiration,
constamment réalimentée par les parts d'oubli constitutives de la
mémoire. En bricolant, ainsi au grand jour une nouvelle forme de
réactualisation du passé, ils ne font pas œuvre d'archéologues ou
d'historiens, mais de transformateurs, de re-créateurs. Sous leur
emprise, le...passé_ n'est pas reconstitué dans toute la mesure
permise par l'état actuel des connaissances, il est réinterprété et
projeté, au double sens du terme, dans le présent, y compris con­
tre l'avis des contemporains. Il n'est pas simplement restitué, ni
remanié sous l'effet d'un acte de connaissance (encore que cette
dimension soit présente), mais transformé par une action de
médiation. La portée de cette entreprise n'est pas intellectuelle et
cognitive, mais artistique et politique.

Le théâtre de la fiction

Il est utile d'évoquer à présent le second livre que Jorma Pura-


nen a publié après M a a rfL e u 'dcl et avant son travail sur les por­
traits anthropologiques. Car il représente une incursion très signi­
ficative dans la fiction, sans laquelle le récent retour vers les La­
pons n'aurait peut-être pas pris, précisément, un tel tour
imaginaire.
Que la fiction, J jt partie intégrante de l'image documentaire,
Jorma Puranen l'avait appris très vite d'expérience- Tout au long
de son travail photographique chez les Skolts, il était clair pour
lui comme pour eux qu'il s'agissait aussi d'un jeu, dont ils ne se
privaient pas de s'amuser. C'est pourquoi Puranen n'eut aucune
difficulté à adopter le ton explicitement théâtral de son travail
suivant.
En 1982, il se rendit sur la côte nord du Danemark, dans un
ancien village où fonctionnait une école de théâtre groenlandais. Il
y rencontra un couple d'acteurs, Âsa Simma-Charles et Norman
Charles : l'homme est Iroquois et la femme Lapone de Suède.
Ce n'est qu'en .1988 qu'ils trouvèrent les moyens et l'opportu­
nité de travailler ensemble. Ils envisageaient d'abord de le faire
dans le Nord de la Suède, mais de fait c'est dans les montagnes
norvégiennes qu'ils finirent par s'installer, sur certaines terres d'été
des Lapons.
Leur objectif était de composer une fresque visuelle nourrie
des cultures du Grand Nord. Puranen connaissait bien la civilisa­
tion arctique. Il s'inspira en particulier de dessins de Lapons qu'un
Allemand avait recueillis dans les années trente en leur demandant
de figurer leurs rêves sur le papier. Un de ces .dessins, )déjà
reproduit dans M a a rf Leu'dd (p. 66 et 67), a servi de point de
départ à l'une des photographies du second travail, établissant
ainsi un lien de continuité fait de variations autour du même
thème (ici le traitement des morts pendant l'hiver). Puranen reprit
également certains aspects de rituels sibériens. L'acteur iroquois,
quant à lui, était très versé dans la mythologie des Indiens d'Amé­
rique du Nord. Par ailleurs, ils se laissèrent guider par d'autres
idées-forces plus abstraites ou proprement visuelles, comme la
force de gravité ou l'opposition entre le noir et le blanc. Il en
résulta un second livre intitulé Alpha et Oméga (1989), qui
déroule en quarante photographies l'histoire des peuples du cercle
polaire, depuis leurs origines mythiques jusqu'à leur migration
obligée vers les villes et leur acculturation présente.
Significativement, la première image réalisée est celle qui clôt
le livre. Ce détail désigne l'ensemble de ce parcours créatif comme
une sorte de remontée imaginaire dans le temps et la longue
histoire des régions septentrionales. On y retrouve ce m otif déjà
évoqué qui faisait voir aux voyageurs dans les Skolts des Lapons
« millénaires » et, plus généralement, qui les poussait à aller cher­
cher en Laponie des « hommes de 30 000 ans ». Ce même m otif
est sans nul doute présent dans la démarche des anthropologues
depuis les débuts de leur discipline, qui s'est souvent assigné pour
mission de fixer les traces des civilisations originelles en voie de
disparition. La compulsion à réussir cet impossible retour aux
sources pourrait bien être la caractéristique commune à toutes ces
entreprises, qu'elles obéissent à des préoccupations scientifiques
ou artistiques.
Dans le cas de Puranen et de ses deux comédiens, il s'agissait
ouvertement de fiction.
Le récit commence par les origines. Un paysage, tout d'abord,
minéral, en bordure de mer, troué par une vaste excavation circu­
laire, vieille de 3 à 4 000 ans. Sur l'image suivante, un homme nu
est apparu au centre du cercle (illustration n° 20). On aura
reconnu la transposition du mythe adamique au coeur des vestiges
les plus anciens de la présence des hommes sur ces côtes du
Grand Nord.
Toutefois, Puranen brouille l'évidence de cette fable originelle
en lui accolant une référence historique troublante. Son grand
paysage de la nuit des temps est en effet flanqué de quatre photo­
graphies plus petites qui représentent ce qu'il reste aujourd'hui des
batteries antiaériennes allemandes de la Seconde Guerre mon­
diale : elles aussi positionnées au centre de cratères creusés à
même la roche, en surplomb de la mer (illustration n° 21). La
soif mythique des origines se trouve ainsi désignée dans sa dimen­
sion mortifère : les Nazis ne rêvaient-ils pas de retrouver la pureté
de la race nordique du tréfonds des âges ? Les Lapons, les Skolts
tout particulièrement, furent coupés définitivement de leurs raci­
nes sous les coups de cette recherche folle du creuset d’une race
immaculée.
Jorma Puranen introduit ainsi d'entrée de jeu la dimension
historique dans l'imagination mythique. Le mythe qu'il met lui-
même en image est traversé de part en part par la connaissance
qii'il a' de l'histoire contemporaine des Lapons, sans compter celle
qu'il a de l'anthropologie des mythes. Il se démarque ainsi radica­
lement des parallèles déshistoricisés que certains établissent entre
les populations du Grand Nord et celles des grottes de Lascaux,
même si lui aussi intègre les gravures rupestres dans sa fresque
photographique.
Le même souci de mise en perspective historique, c'est-à-dire
de reconstruction depuis le point de vue historique contemporain,
se retrouve dans line série de trois images qui juxtaposent l'une
des anciennes pierres sacrées des Lapons” , un aperçu de la fouille
archéologique d'une tombe et un blockhaus allemand abandonné
au sommet d'une falaise. A travers ce type de séquence, Puranen
révèle combien reste vivant en lui le goût pour les traces du passé
qui l'avait tout d'abord orienté vers des études d'archéologie. A
présent, c'est lui qui retravaille ces traces par le biais des
photographies.
Dans la geste visuelle-qu'il élabore, on voit l'homme prendre
possession des montagnes et des étendues glacées, puiser la vie
dans la mer, chasser l’ours et le loup. Puis survient la femme et
concomitamment le feu. Ils s'unissent selon les rites. Avec la
maternité apparaissent les premières images de la société contem­
poraine : la clinique, les maisons en dur, les routes, les décharges,
les réseaux électriques, les clôtures qui les ligotent. Dans le sillage
de toutes ces transformations qui les éloignent irrémédiablement
de l'Eden, surgit entre eux la discorde, la séparation, puis la mort,
qui laisse derrière eux le camp d'été à jamais déserté.

Avec cette fresque qui condense visuellement la destinée des


peuples du Grand Nord, Jorma Puranen est passé du côté des
producteurs de mythes - ce « mode narratifji'explication », ainsi
que le définissait Vladimir Jankélévitch - , au lieu de rester,
comme les anthropologues, à la lisière de leur connaissance. Il
s'est engagé dans le processus incessant de transfoimation, de
recomposition, et l'éventail infini de variations par lesquels les
mythes perdurent et se transmettent. Il s'inscrit dans le présent de
ce qui était jusqu'alors l'objet de ses observations, et contribué par
là-même à le redéfinir. Les spécialistes des sciences humaines
s'interdisent généralement ce mode d’interaction avec leur...objet, ce ;
passage à l'action - à de rares exceptions près comme' Pierre Ver- •
ger- devenu lui-même l'un des grands prêtres du culte afro-brési- j
lien qu'il était venu étudier à Baliia. Est-ce une simple coïncidence /

22. Pour de plus amples informations sur le culte de ces « sie i’d i », voir Me-
riot, 1985 : 75 a 78.
ou le signe d'une corrélation plus profonde : Pierre Verger était lui
j aussi photographe.
Nous touchons ici à une question qui travaille les sciences de
l'homme depuis toujours, mais certainement avec une intensité
accrue dans la période récente : la question de la fiction. L'ethno­
logie semble particulièrement touchée par cette référence envahis­
sante à la littérature et, plus largement, aux « Humanités », dont
l'adoption conduirait à lui faire abandonner résolument l'identifi­
cation aux sciences dites « exactes ». Ce n'est d'ailleurs pas un
hasard si Jorma Puranen se sent proche de certains anthropolo­
gues américains qui n'hésitent pas à décrire leur propre démarche
en tenue de « serions fiction » (James Clifford) ou à mettre en
avant le paradigme de l'interprétation (Clifford Geertz). De tels
auteurs risquent à l'occasion des parallèles entre l'anthropologie et
d'autres pratiques sociales porteuses, elles aussi, d'une vision
spécifique et globale du monde, comme par exemple l'art ou le
droit ; ils se risquent alors à une sorte de « faufilage herméneuti­
que » (Geertz, 1986 : 210) que rejoint le propos comparatif que
j'essaie de tenir depuis le début de ce chapitre. La fiction est par
ailleurs une composante fondamentale du film ethnographique.
La question de la fiction dans les sciences sociales dépasse très
largement l'ambition de ce livre. Je me contenterai de souligner
cette proximité d'inspiration entre certaines démarches artistiques
récentes nourries de références anthropologiques ou historiques, et
certaines interrogations épistémologiques sur le statut interprétatif
de l'anthropologie. Si, avec Alpha et Oméga, Jorma Puranen est
passé délibérément du côté de la création mythique, une question
se pose en retour : quelle sorte de mythe de la connaissance l'étude
anthropologique des mythes concourt-elle à enrichir et transmettre
parmi nous ?

Encore et toujours

Au terme de son enquête en Laponie sur les photographies de


l'expédition Bonaparte, Yves Delaporte rejoint Jorma Puranen
dans sa condamnation morale du traitement infligé aux Lapons au
cours de l'histoire récente. Plus spécifiquement, l'ethnologue et le
photographe dénoncent la part prise par les anthropologues dans
l'acculturation de ces populations.
L'image que Le retour imaginaire de Puranen donne des
pratiques de terrain des sciences de l'homme pourrait aisément
paraître imaginaire, autrement dit exagérée, à tout le moins
extrêmement datée. On pourrait croire que cette économie quasi-
policière du portrait est révolue depuis longtemps et que l'anthro­
pologie, cette science de l'Autre, sait désormais aborder les indi­
gènes avec la considération qui leur est due. Bref, nous ne serions
plus dans le contexte de l'expédition de 1884, dont les leaders
étaient assimilés par les Lapons (et redoutés à ce titre) au préfet,
au médecin et au prêtre, les trois agents principaux chargés de les
intégrer à la société Scandinave (Delaporte, 1988a : 19).
Détrompons-nous. Tim Ingold relate que, de 1966 à 1969, les
Skolts du lac Inari furent soumis chaque année à une série m as­
sive d'enquêtes pluridisciplinaires dans le cadre du Scandinavian
International Biological Programme - Human Adaptability
Section. « La communauté Skolt fut retenue comme un isolât
culturel et génétique unique, que l'on supposait condamné à
l'extinction » (1976 : 12). En juillet 1969, plus de 80 chercheurs,
originaires de neuf pays, prirent leurs quartiers dans le collège
d'Inari, sous les projecteurs de télévision. Ils se livrèrent à une
campagne systématique de mesures anthropométriques et de tests
individuels sur tous les hommes, femmes et enfants de la zone de
Sevettijârvi, à raison d'une quarantaine par jour. En guise d'appât,
ces derniers se voyaient offrir des soins médicaux, dentaires et
ophtalmologiques gratuits. Cet énorme dispositif accoucha de
conclusions affligeantes, dignes des pasteurs du XIXème siècle,
•anthropologues à leurs heures, sur la nature irrationnelle des
Skolts et leur infantilisme. Leur aversion manifeste pour cette
nuée d'enquêteurs fut prise pour le symptôme d'une anormalité
psychique.
Tel est le groupe humain que Jonna Puranen devait rencontrer
quelques années plus tard. Comment ne pas comprendre, dans ces
conditions, que l'imagerie anthropologique, dans ce qu'elle a eu et
conserve parfois encore de plus violent, ait pris la place centrale
qu'elle occupe dans sa propre création ? Prendre à son tour des
photographies d'une population à ce point maltraitée par l'image,
d'une population revenue de toutes les illusions du bien-être pro­
mis par la science, requérait, à n'en pas douter, une qualité
humaine hors du commun. Et si l'ensemble du travail de Puranen
revient inlassablement sur les images des anthropologues, au
point de les inclure dans sa propre version du mythe de la
déchéance des Lapons, c'est parce que ces derniers ont pu éprou­
ver à leurs dépens les ravages engendrés par une certaine dérive
de l'anthropologie vers le mythe du savant fou ou la parabole des
aveugles.

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