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LA PHOTOGRAPHIE,
UN MIROIR DES SCIENCES SOCIALES
4. Pour un résumé de l'histoire des Skolts, voir les indications fournies par
Christian Mériot (1985 : 75-78, et 1980 : 49). Consulter également la chrono
logie donnée à la fin de M a m f Leu'dd. Un exposé plus précis de l’histoire
Convertis très tôt à la religion orthodoxe sous l'influence russe,
les indigènes de la presqu'île de Kola se virent refoulés dès le
XVIèrne siècle dans une nette autonomie culturelle sous l'effet de
la christianisation de la majorité des autres Lapons par les Protes
tants. Soumis pendant les siècles suivants à l'autorité du tsar qui
leur assura une protection relative, les Skolts sont réputés avoir
conservé jusque très récemment un mode de vie ancestral, semi-
nomadique, centré sur la pêche, la chasse et, plus récemment,
l'élevage des rennes. Cet atavisme les désigna à la curiosité des
voyageurs en mal d'exotisme ou de retour aux sources, puis à
celle des anthropologues. Dès que la région de Petsamo fut reve
nue dans le giron de la Finlande, à partir de 1920, les ethnologues
finlandais vinrent observer ces Lapons « millénaires »6. Jorma
récente des Skolts photographiés par Puranen est donné par Tim.Ingold
(1 9 7 6 :1 -8 ).
5. Citons seulement deux d'entre eux, qui rendirent visite aux Lapons à deux
siècles d'intervalle. Tout d'abord, Cari von Linné, le célèbre naturaliste sué?
dois, qui écrivait au cours de son périple pendant l'été 1732 : « La description
par Ovide de l'âge d'argent a toujours cours chez les Lapons. La terre-n’est pas
déchirée par les sillons, les annes de fer se taisent, on ne perce-pas les
entrailles de la terre, pas de querelles de frontière, la terre offre tout d'elle-
même. Ils se déplacent, habitent des huttes, sont des bergers comme les
patriarches » ( 1983 : 40). Le voyageur-photographe-cinéaste Jacques Arthaud,
quant à lui, partagea la vie des Lapons de Kautokeino, en Norvège, au début
des aimées 1950. Il entame son récit par ce raccourci trans-historique : « Dans
l’espace, une distance considérable : le Grand Nord européen ; dans le temps,
un retour aux sources lointaines de l'homme : la civilisation du renne. Ces
deux éléments, qui apportent une riche pâture à notre imagination, nous
entraîneront des grottes de Dordogne au-delà du cercle polaire » (1957 : 14).
La vogue touristique pour les Lapons se développa à partir des années 1870 :
dès cette époque, des expéditions étaient organisées jusqu'à certains camps
d'été, par exemple sur la côte norvégienne près de Tromso, où les voyageurs
pouvaient les photographier moyennant finance et acheter leur production
artisanale. Dans cette région, les photographes se servaient des Lapons pour
réaliser des cartes de visite ou exotiser leurs paysages (Greve, 1982 : 52).
6. Vainô Tanner les étudia dans les années 1924-27, puis Karl Nickul, le plus
célèbre d'entre eux, écrivit à leur sujet en 1938 une monographie qui continue
d'être reprise comme le document de référence sur la société lapone tradition
nelle. Jorma Puranen donne les références de ces deux études majeures dans
Puranen a pu constater que tous les Skolts détenaient dans leurs
archives familiales, sans même en connaître le plus souvent l'ori
gine ni les auteurs, des photographies réalisées par les nombreux
spécialistes venus les étudier avant-guerre.
Avec les ravages de la Seconde Guerre mondiale commencè
rent pour eux des années de déplacement à travers la Finlande.
Pour finir, le plus clair de la Laponie fut dévasté par l'armée
allemande au cours de sa retraite et l'Union Soviétique récupéra
Petsamo. C'est en 1949 que les Skolts furent relogés par l'Etat
finlandais dans des villages construits pour eux aux abords du lac
Inari. Comme les terres qu'ils avaient occupées à Petsamo étaient
propriété d'Etat, ils n'eurent droit à aucune indemnité ni compen
sation foncière pour leurs pertes dues à la guerre ; on remplaça
seulement leurs rennes. A Inari, sédentarisés sur des étendues qui
appartenaient cette fois encore au domaine national, ils s'y trou
vèrent plus dépendants que jamais d'Helsinski pour leur survie
économique et la préservation de leur mode de vie comme de leur
identité culturelle. C'est donc un groupe lapon déraciné et fragilisé
que rencontra Jorma Puranen. Echelonnées sur dix ans, ses
photographies illustrent les retombées sociales et personnelles de
ces traumatismes historiques.
A Inari s'est créé un musée lapon en plein air ; c'est dans cette
région également qu'ont été organisés, en 1959, les premiers
camps de jeunesse lancés par le Conseil Lapon inter-nordique
(Mériot, 1980 : 98 et 104). C'est dire l'importance que la revalori
sation de la culture traditionnelle lapone et un certain exercice
militant de l'ethnologie ont revêtu pour ces populations en perdi
tion. Il est donc doublement impossible, historiquement et politi
quement, de faire abstraction de l'ethnologie lorsque l'on part à la
rencontre des Skolts.
son livre et cite largement la seconde. Tout au long de son travail parmi les
Skolts, il lut quantité d'ouvrages de laponologie. « Dans mon travail photogra
phique, déclare-t-il, j'adopte une approche savante. J'essaie de lire tout ce que
je peux avant de me plonger dans de nouvelles situations ou de nouveaux
sites » (propos rapportés par Liisa Aula, 1992 : 141).
Jorma Puranen vécut parmi eux comme l'aurait fait un ethno
logue, les observant dans le cours de leur vie de tous les jours.
Très vite, il établit avec eux un échange de biens, puisqu'il leur
donna des clichés sous diverses formes. Sa pratique d'observateur
pouvait donc s'intégrer immédiatement dans la vie locale : il
répondait à leur hospitalité en leur donnant quelque chose, immé
diatement et sur place. Qui plus est, ce qu'il leur donnait était ce
qu'il était venu faire (des photographies) et non pas tel ou tel
substitut en guise de contre-don obligé. Aujourd'hui, M a a rf
Leu'dd est considéré par ses amis Skolts comme une sorte d'al
bum de famille ; ils lui accordent d'autant plus de valeur que
beaucoup des personnes photographiées sont décédées.
Qu'est-ce qu'un ethnologue donne aux populations qu'il étu
die ? C'est tantôt son livre, longtemps après, qui n'a guère d'utilité
pour elles, sinon comme signe de considération (encore que, de
nos jours, les travaux savants puissent s'intégrer dans les luttes
politiques des groupes ethniques concernés). Tantôt, l’ethnologue
leur apporte un secours médical, c'est-à-dire une forme d'aide qui
n'est pas en relation directe avec ce qu'il est venu faire parmi eux.
Ne parlons pas des verroteries ou du tabac qui ont si longtemps
servi à « appâter » les indigènes. En d'autres termes, l'approche
ethnologique semble peu susceptible de gagner par elle-même, en
elle-même, comme sait le faire la photographie, une utilité effec
tive dans la vie des populations visitées. Vue sous cet angle, la
démarche ethnologique leur reste extérieure et destinée à l'exté
rieur ; elle demeure une « outside-in perspective », selon
l'expression de John Collier Jr. (1986 : 106), alors que l'idéal
serait d'atteindre une <r insiders' perspective », en d'autres tenues
7. Parce qu'il recueille des informations sur la population qu'il étudie, l'ethno
logue peut se voir demander par les indigènes des infonnations sur d'autres
membres du groupe qu'ils ne s'autoriseraient pas à solliciter directement ; dans
le même esprit, il peut se voir assigner une fonction de messager entre les uns
et les autres. Ce renversement du sens dans lequel circulent les informations,
qui est aussi mie manière de pousser l'observateur étranger à restituer ce qu'il
a appris, a été vécu par Y ves Delaporte et Marie Michèle Roué lors de leur
travail de terrain chez les Lapons de Kautokeino, en Norvège (1986 : 126).
une vue de l'intérieur, celle que les indigènes ont d'eux-mêmes.
Quoi qu'il en soit, un photographe opiniâtre et précautionneux
comme Jorma Puranen dispose de plus d'atouts pour établir une
certaine égalité dans sa relation avec les sujets de ses images.
John Collier Jr. rapporte l'expérience involontaire et hautement
significative vécue par deux anthropologues américains partis
étudier les Cambas dans la forêt bolivienne (ibidem : 25-26). Ils
prirent de nombreuses diapositives dès le début de leur séjour et
les montrèrent sans véritable intention au prêtre du village, qui les
projeta sur place et suscita ainsi une très forte demande au sein de
la population, si bien que, à l'instar de Mme Limier, les deux
chercheurs se retrouvèrent à organiser chaque semaine une
projection de ce que les indigènes se mirent à appeler non sans
fierté « Ciné Camba ». Cette forme d'interaction culturelle
apporta aux anthropologues un feedback très riche et leur fournit
l'occasion d'expliquer plus avant leur travail, pour lequel ils récol
tèrent de nombreuses marques d'intérêt et offres de collaboration.
Soulignons à quel point ce succès était inespéré et la méthode
employée imprévue aux yeux de ses propres auteurs, lesquels
n'avaient nullement inscrit dans leur programme de terrain de
faire participer les Cambas de cette façon-là à leur enquête. Ils
n'avaient probablement pas envisagé non plus de leur expliquer ce
qu'ils venaient faire parmi eux. Le formidable succès populaire de
la photographie les y a poussés, pour leur plus grand profit intel
lectuel. John Collier Jr. avance à ce propos que la photographie .
serait la seule forme de données ethnographiques qui puisse être i
restituée immédiatement aux autochtones.
La phase de découverte
c'est pour leur poser des questions. « (...) La parole est rare. Le visiteur (et
l'enquêteur est toujours un visiteur, au mieux un invité) n'en a pas l'initiative :
poser des questions est, de sa part, preuve d’impolitesse. Il n'est pas possible,
en particulier, d'interroger le maître ou la maîtresse de maison lorsque d'autres
visiteurs sont présents. Contre le bavard, le curieux, une arme efficace : le
silence et l'indifférence. Aussi le chercheur doit-il apprendre à se taire. D es
souvenirs de nos séjours à Kautokeino émergent les heures interminables
passées à attendre. (...) Les motivations du chercheur, d'ailleurs, restent
largement étrangères au monde lapon. Le statut élevé que certaines sociétés
accordent au lettré (...) facilite sans doute la tâche de l'ethnologue. Rien de tel
ici : ce dernier pourra, au mieux, nouer des liens d'amitié et faire accepter sa
présence, mais à condition de mettre en quelque sorte entre parenthèses ce
pourquoi, précisément, il est là » (Delaporte, Roué, 1986 : 14-15).
« De cette immersion dans la matérialité, poursuit Philippe
Descola, on n'émerge que progressivement, lorsque des bribes
de dialogue deviennent enfin compréhensibles, une révélation
analogue à l'apparition soudaine de sous-titres dans un film
étranger dont seule l'expressivité des acteurs vous permettait
auparavant de deviner le déroulement. »
« Bien plus tard, enfin, [c'est toujours Descola qui parle], lors
qu'une certaine commande de la langue vous est acquise et que
la répétition de certaines croyances et de certains rituels en a
dissipé l'étrangeté vous permettant d'en parier au fond avec
l'illusion presque d'y adhérer, alors, et alors seulement, devient-
il possible de rentrer dans les méandres des modes de pensée »
(je souligne).
12. J’ai rencontré récemment au Brésil une ethnologue qui a beaucoup mieux
compris les sous-bassements esthétiques et symboliques des motifs utilisés
par les femmes tisserandes qu'elle étudiait à partir du moment où elle s'est
mise à photographier leurs tapisseries et à leur soumettre ses images
(Bittencourt, 1994). John Collier Jr. et Malcom Collier systématisent ce type
d'approche dans le chapitre 6 de leur livre, intitulé « Photographing
Technology ».
Il est certain que ce type d'approche convient particulièrement
à l'appréhension des aspects matériels et/ou esthétiques des civili
sations étudiées, de tout ce qui se met en forme et se livre au re
gard : un objet, un geste, un costume. Il en va beaucoup plus
difficilement avec la somme des éléments qui ressortissent au
registre du symbolique : tout ce qui signifie en l'absence ou au-
delà de la chose en question. Car alors l'image ne montre à
proprement parler rien de ce qui est censé se passer ; il faut le
raconter, et seul le discours, qu'il soit verbal ou écrit, peut le faire.
Or, justement, l'image fait parler. Il suffit, pour s'en rendre
compte, d'enregistrer la somme de commentaires que la moindre
photo de famille suscite de la part de ses auteurs ; à propos de
cette image s'instaure avec leurs interlocuteurs un échange verbal
qui parachève la dimension symbolique de la photographie. On
peut dire que, sous cet angle, la photographie appartient à l'ora-
lité, au sens où elle favorise la parole : là encore, il est banal chez
nous de voir une vieille personne allez chercher l'album de famille
pour expliquer les liens généalogiques qui, pourtant, sont rare
ment perceptibles sur les clichés et procèdent, de toute façon,
d'une économie sociale proprement irreprésentable. A partir de ce
constat, on peut supposer que l'image est encore plus efficace
pour susciter la parole dans les sociétés sans écriture, où les ob
jets sont rituellement investis de fonctions symboliques. Selon la
belle formule de Chris Marker, la statue africaine, par exemple,
ne représente pas le dieu, « elle est prière », c'est-à-dire qu'elle
réunit une forme matérielle et un ordre de parole13. En tant que
substitut visuel des objets ou des êtres, la photographie peut réac
tiver ce même lien intrinsèque des mots au visible.
13. Extrait du commentaire écrit pour le film co-réalisé en 1952 avec Alain
Resnais, Les statues meurent attssi.
son discrédit dans la littérature des sciences sociales. Les étapes
obligées de l'enquête ethnographique décrites par Descola - ces
tâtonnements du début dans le désordre (apparent) des choses,
puis l'accès progressif au langage qui ouvre sur les « modes de
pensée » - « transparaissent clairement dans les anciennes mono
graphies sous les espèces du plan conventionnel en trois parties -
l'économie, la société, la religion - qui, pour être naïf et maladroit
lorsqu'il s'agit d'interpréter une culture comme une totalité indis
sociable, n'en respectait pas moins l'adéquation entre la manière
dont on connaît et la manière dont on présente les résultats de
cette connaissance » (1993 : 437). Selon cette logique, l'image et
plus largement le sensoriel appartiendraient au processus par
lequel on connaît, tandis que la formalisation de la connaissance
relèverait essentiellement du langage. Dans cet ordre de succes
sion, qui affirme également un ordre hiérarchique, l'image, le plus
souvent, disparaît (mais également la plupart des notations empi
riques recueillies sur le terrain et consignées au jour le jour dans
le journal de l'ethnologue).
Je ne compte pas discuter ici les fondements de cette dichoto
mie si souvent observable entre la fin (théorique) et les moyens
(pratiques). Leur critique inspire en particulier les adeptes de
l'anthropologie visuelle, qui ambitionnent et s'efforcent de resti
tuer en images les résultats de leurs recherches pour briser le
monopole de l'écrit et démontrer qu'ils transmettent ainsi une autre
forme d'intelligibilité. Le débat est trop vaste. Posé en termes
radicaux, il engage de surcroît des enjeux à l'intérieur de la
discipline auxquels je suis étranger.
J'inclinerais plutôt à enrichir le débat par une approche empi
rique. On pourrait en effet inventorier les publications d'ethnolo
gie selon l'importance qu'elles accordent à l'image afin d'explorer
quelles corrélations se dégagent entre la part illustrée du texte et
les thèmes abordés ou les modes d'approche théoriques. L'image
sert-elle toujours à présenter des lieux, des choses ou des gestes ?
Un bon exemple en est donné par le volumineux album publié
récemment à partir des carnets de terrain de Paul-Emile Victor
(1989)‘\ Le cliché photographique déborde-t-il des fonctions
purement illustratives ou descriptives, qui servent en gros à mon
trer comment c'était et à signifier qu'on y est bien allé ? Enfin, le
statut intellectuel accordé à l'image ne dépend-il pas du degré
d'abstraction visé par l'ethnologue ? L'anthropologue. Etienne Sa-
main, qui a étudié en détail l'usage que Malinowski faisait de la
photographie, relie l'importance et la fonction spécifique de
l'image dans les écrits de ce pionnier de l'ethnographie à sa vision
fonctionnaliste des sociétés primitives. Dans la foulée, il formule
l'hypothèse que la photographie aurait déserté la littérature
anthropologique à mesure que l'on serait passé « du fonctionna
lisme de Malinowski au concept de “ structure ” - concept déjà
fortement abstrait dans l'œuvre de E.E. Evans-Pritchard et qui
perdra toute visibilité directe dans les travaux de Claude Lévi-
Strauss » (1995 : 129). En contrepoint, toutes ces questions se
raient bien sûr à poser au sujet des films ethnographiques par
comparaison avec les publications écrites. On gagnerait peut-être
ainsi quelques points de repère à partir desquels il deviendrait
plus facile de réfléchir aux moyens d'améliorer la synergie entre
l'approche visuelle et la démarche des sciences sociales.
Ecarts de vision
14. Cet ouvrage contient surtout des dessins que l'auteur composait « avec des
informateurs qualifiés servant de modèles. (...) Chaque dessin était doublé de
photographies qui, pour la plupart, n'ont pas été retrouvées jusqu'ici (1989). »
Cette articulation entre la photographie et le dessin pose spécifiquement le
problème des atouts descriptifs et analytiques respectifs de ces deux genres de
représentation visuelle.
à son tour impose donc de se démarquer de cette imagerie qui
continue de fleurir dans les guides de voyage et les albums publiés
par les photographes-reporters-voyageurs* . Les photographes
documentaires ou créateurs et les ethnologues sont tenus d'affi
cher une rupture avec ces clichés, entendus au double sens d'ima
ges et de catégories d'appréhension, s'ils veulent pouvoir dévelop
per un point de vue qui soit plus spécifiquement le leur. De fait,
les photographies de Jorma Puranen comme celles de certains
ethnologues qui ont étudié les Lapons diffèrent radicalement des
vues touristiques ou folklorisantes habituelles, sans nécessaire
ment se rejoindre pour autant.
Les activités montrées par Puranen relèvent des tâches de tous
les jours, comme la pêche, les travaux des champs et bien sûr
l'élevage des rennes. Le photographe rejoint ici le souci des ethno
logues de donner un aperçu de l'étendue du labeur des Lapons.
Dans cette optique, le renne est incontournable : tous s'attardent
sur les diverses phases de son élevage et particulièrement sur les
opérations les plus spectaculaires comme la séparation des trou
peaux ou encore le marquage des bêtes, que l'on retrouve égale
ment à l'honneur dans tous les albums grand public.
De fait, Puranen montre relativement peu l'élevage des rennes,
qui s'est considérablement transformé au cours "des dernières
décennies. Mis dans l'impossibilité de reprendre leurs pratiques
anciennes d'élevage extensif, qui supposait de transhumer chaque
année, confrontés bientôt à l'épuisement des pâturages, les Skolts
ont peu à peu laissé leurs rennes retourner à un état semi-sauvage,
se contentant de marquer les petits tant que ces derniers suivent
encore leur mère et, régulièrement, de capturer tous les animaux
qu'ils peuvent diriger vers les corráis afin d'en abattre un certain
quota pour vendre la viande. Dans cette sorte de « pastoralisme
15. Voir par exemple Le Grand N ord Scandinave. Norvège. Laponie (Limdy,
1992) : riche maquette en couleurs, grandes photos de paysages, beaucoup de
neige et des Lapons en costumes brodés.
prédateur »’6, les deux opérations essentielles demeurent donc le
marquage et le rassemblement des bêtes, que Puranen a effecti
vement photographiés.
En outre, Puranen s'intéresse surtout aux à-coté humains de
ces tâches, préférant montrer ici le bivouac des vieux dans la
neige (qui cultivent encore à leur manière le rituel pourtant révolu
des migrations saisonnières) et là le rassemblement des jeunes sur
leurs scooters des neiges (sans lesquels il serait pour eux inconce
vable de s'occuper encore d'élevage), pour signifier combien la
mobilisation, désormais très partielle, de la population active skolt
autour des rennes est structurée selon des distinctions tranchées
entre générations. Quant à l'incision opérée sur l'oreille d'un jeune
renne pour lui imprimer la marque de son propriétaire, il la juxta
pose directement avec la photographie d'un baptême sur laquelle
on voit la main du pope qui s'apprête à tracer au moyen d'un pin
ceau trempé dans la myrrhe le signe de la croix sur les pieds du
nouveau-né.
Il ne s'agit donc pas d'images à proprement parler descriptives,
même si elles dépeignent aussi le mode de vie des Skolts. Elles se
distinguent des illustrations ethnographiques par ceci qu’elles
revêtent avant tout une. signification allégorique. D'autant plus
qu'il s'agit souvent de montrer le manque de ce qui a été perdu, de
ce qui a disparu. Telle photo, par exemple, d'un rassemblement de
matrones endimanchées reflété par les vitres et le rétroviseur d'une
voiture, évocateurs d'un regard en arrière, décrit en effet un lieu
où les Skolts viennent pour regarder une nouvelle fois à la jumelle
Petsamo de l'autre côté de la frontière. De même faudrait-il insis
ter sur ces portraits, individuels ou collectifs, d’hommes ou de
couples vieux, qui inscrivent en creux l'absence des femmes jeu
nes, parties vers la vie en ville au coeur de la Finlande. Puranen
photographie également les enterrements plutôt que les mariages,
ooo
II. LE R ETO U R IM AGINAIRE
18. La série complète de ces portraits a été publiée récemment par la revue
L'Ethnographie, qui a consacré un numéro spécial à cette expédition en
Laponie (104, 1988). Pour plus de développements sur l'œuvre photographi
que de Roland Bonaparte, voir Coutancier, 1992, et Kaliha, 1992.
les collections du Finnish National Board o f Antiquities, afin de
rassembler une sorte de corpus des représentations à vocation
descriptive qui avaient cours sur ces populations. Puis il l'a em
porté en Laponie pour y entamer sa création proprement dite.
Transférées sur des supports de plastique transparent, ces
effigies du passé se sont trouvées par ses soins fichées dans la
neige, plantées devant des paysages de voies ferrées, de mines ou
à cheval sur des clôtures, collées sur l'écorce des bouleaux,
assemblées en des parois lumineuses perçant la nuit, bref instal
lées dans le cadre où se déroule aujourd'hui la vie des Lapons. En
outre, Puranen a composé une série de portraits en superposition,
avec la collaboration de modèles vivants qui tenaient les plaques à
hauteur de leur visage de telle sorte que leurs traits se mêlent à
ceux de leurs ancêtres lapons pour donner une synthèse visuelle
qui tout à la fois redonne vie aux portraits du passé et inclue leur
physionomie actuelle dans les traits du passé (illustration n° 18).
Il a intitulé l'ensemble de ce travail Le retour imaginaire.
Le motif du retour
19. Voir les deux ouvrages fondamentaux de N. Wachtel, La vision des vain
cus. Les Indiens du Pérou devant la conquête espagnole (1530-1570) (1971),
et Le retour des ancêtres. Les Indiens U nts de Bolivie, XXe-XVIe siècle. Essai
d'histoire régressive ( 1990).
20. Voir les travaux déjà cités de Yves Delaporte, Marie-Michel Roué, et Tim
Ingold.
21. On connaît l'exemple de la monographie écrite en 1930 par Robert Re-
dfield sur le village mexicain de Tepotzlan, considérée comme un classique de
l'éthnographie des communautés paysannes jusqu'à ce qu'en 1951 Oscar Lewis
se rende à son tour dans ce village et y réalise des observations qui contredi
saient les conclusions de Redfield. D'autres exem ples de revisitation récente
et critique sont donnés dans Clifford, Marcus, 1986.
Le retour que tente Puranen comporte une dimension indivi
duelle et collective : le photographe retourne en Laponie plusieurs
années après (encore qu'il n'ait guère cessé, semble-t-il, d'aller
rendre visite à ses amis Skolts) et, à travers lui, une certaine ima
gerie ethnographique fait retour à ceux qu'elle avait représentés.
Au niveau individuel, quelques années seulement séparent ce re
tour des séjours précédents ; au niveau collectif, un demi-siècle,
voire un siècle se sont écoulés. Plus que dans M a a rf Leu'dd et,
bien sûr, que dans les portraits anthropométriques de l'expédition
Bonaparte, ce que l'artiste travaille ici c'est le rapport des images
à ceux qu'elles représentent. Le retour imaginaire est une
réflexion critique, autocritique même, par le moyen de l'image, sur
le rapport entre la représentation photographique et ses sujets. A
ce titre, c'est un retour sur soi-même, de même que tout retour
d'ethnologue auprès des populations qu'il a étudiées des années
auparavant opère aussi, à travers lui, un retour de la discipline
sur elle-même.
Le caractère autocentré du retour de Puranen - qui suffirait à
lui conférer un caractère imaginaire - transparaît à divers ni
veaux.
On observe tout d'abord une série d'options formelles qui met
tent directement en perspective l'histoire de la photographie. En
premier lieu, la mise au point d'une technique de transparence
permet à Puranen de faire retentir visuellement les unes sur les
autres les images du passé et celles qu'il en fait aujourd'hui : se
contenterait-il de ficher dans la neige un portrait de 1884, cette
installation lui incorpore aussitôt de multiples détails inhérents à
ce fond qui n'est pas un drap blanc, mais une portion de paysage
dont l'aspect est lié à un lieu particulier, à une saison et à l'année
en cours. Ici, le portrait retrouve en transparence, c'est-à-dire
dans l'ordre de la représentation, la neige qui constituait l'environ
nement quotidien, omniprésent, de l'ancêtre photographié et dont
l'avait isolé pour le temps de la pose le fameux drap blanc des
photographes-anthropologues, porteur d'une autre blancheur à
prétention scientifique. Puranen réintroduit donc, à un siècle
d'intervalle, la blancheur qui servait effectivement de cadre de vie
à ces Lapons, mais sans occulter le temps écoulé depuis lors et
son cortège de transformations. C'est plus net encore lorsqu'il
saisit à travers la transparence de ses grandes plaques encollées
de portraits une ligne de chemin de fer ou une mine à ciel ouvert
que les Lapons photographiés par Lucien Bonaparte n’ont jam ais
pu voir. Ou encore l'une de ces grandes clôtures qui cloisonnent
aujourd'hui le territoire des Saamis, inimaginables dans l'esprit de
leurs aïeux dont le regard continue de nous fixer sur le papier
photographique.
Selon les installations qu'il conçoit, Puranen spécifie en outre
les références à la technique et à l'histoire de la photographie.
Lorsqu'il dispose, par exemple, quelques tirages en négatif à la
surface immobile d'une étendue d'eau, il met en scène le processus
de la révélation, entendu dans son acception physico-chimique,
mais probablement aussi ontologique. Lorsqu'il dresse ses por
traits devant le cratère abandonné d'une ancienne mine de cuivre,
il a d'abord pris le soin de les tirer en brun, à la manière des pla
ques de cuivre qui furent le premier support utilisé pour les
daguerréotypes ; il établit ainsi une résonance entre la technique
photographique et l'industrie minière du Grand Nord, toutes deux
abandonnées. Un passé doublement révolu, donc.
Si l'on se rapproche à présent de l'histoire du portrait, en parti
culier anthropologique, on constate que Puranen n'a pas seule
ment repris des clichés photographiques. Puisant son iconogra
phie dans les ouvrages savants publiés au siècle passé, il s'est
également servi de ces gravures qui leur servirent d'illustrations
tant que les photographies n'étaient pas directement reproductiblés
par l'imprimerie. Sur certaines de ses superpositions, on trouve
ainsi une gravure tirée d'un cliché ethnographique, posée sur un
portrait photographique, le tout tenu par un modèle vivant, dans
une perspective historique inversée qui nous fait entrevoir le pré
sent au travers des images du passé. Ce que ces dernières peuvent
avoir de mythique à nos yeux aujourd'hui, ne l'avaient-elles pas
déjà à l'époque de leur réalisation, sans que personne s'en rendît
compte alors ?
La dimension du retour sur soi prend un tour beaucoup plus
personnel lorsque Puranen dépasse ces variations formelles en
forme d'histoire de la photographie pour s'inclure lui-même direc
tement dans le propos. Parmi les portraits de Lapons présents
dans ses installations, figurent plusieurs photographies extraites
de M a a rf Leu'dd, comme pour bien montrer qu'il s'inscrit lui-
même, qu'il le veuille ou non, dans cette longue lignée des photo
graphes voyageurs, puis anthropologues, puis documentaires,
puis voyageurs, etc., tous producteurs d'images compréhensives
mais aussi de clichés. De telle sorte que si son travail est explici
tement critique envers l'imagerie anthropométrique systématisée
par les scientifiques de la fm du XlXème siècle, il ne s'épargne
pas une part de cette critique : « J'ai placé ici panni les Saamis
mes propres photos réalisées dans une veine similaire au début
des aimées 1970 pour montrer que je ne me considère pas comme
innocent », déclare-t-il à la revue Scandinave Index, dont l'angle
d'approche de son travail est entièrement conditionnée par ce
souci de faire amende honorable d'un passé colonialiste et impé
rialiste envers les cultures minoritaires (cf. Ripatti, 1993 : 9-14).
Je n'ai pas senti pour ma part chez Puranen un souci aussi marqué
d'auto-contrition, mais il est indéniable que cette dimension par
court son travail.
Le théâtre de la fiction
22. Pour de plus amples informations sur le culte de ces « sie i’d i », voir Me-
riot, 1985 : 75 a 78.
ou le signe d'une corrélation plus profonde : Pierre Verger était lui
j aussi photographe.
Nous touchons ici à une question qui travaille les sciences de
l'homme depuis toujours, mais certainement avec une intensité
accrue dans la période récente : la question de la fiction. L'ethno
logie semble particulièrement touchée par cette référence envahis
sante à la littérature et, plus largement, aux « Humanités », dont
l'adoption conduirait à lui faire abandonner résolument l'identifi
cation aux sciences dites « exactes ». Ce n'est d'ailleurs pas un
hasard si Jorma Puranen se sent proche de certains anthropolo
gues américains qui n'hésitent pas à décrire leur propre démarche
en tenue de « serions fiction » (James Clifford) ou à mettre en
avant le paradigme de l'interprétation (Clifford Geertz). De tels
auteurs risquent à l'occasion des parallèles entre l'anthropologie et
d'autres pratiques sociales porteuses, elles aussi, d'une vision
spécifique et globale du monde, comme par exemple l'art ou le
droit ; ils se risquent alors à une sorte de « faufilage herméneuti
que » (Geertz, 1986 : 210) que rejoint le propos comparatif que
j'essaie de tenir depuis le début de ce chapitre. La fiction est par
ailleurs une composante fondamentale du film ethnographique.
La question de la fiction dans les sciences sociales dépasse très
largement l'ambition de ce livre. Je me contenterai de souligner
cette proximité d'inspiration entre certaines démarches artistiques
récentes nourries de références anthropologiques ou historiques, et
certaines interrogations épistémologiques sur le statut interprétatif
de l'anthropologie. Si, avec Alpha et Oméga, Jorma Puranen est
passé délibérément du côté de la création mythique, une question
se pose en retour : quelle sorte de mythe de la connaissance l'étude
anthropologique des mythes concourt-elle à enrichir et transmettre
parmi nous ?
Encore et toujours