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14.

L'embarquement pour Cythére

Avant toute chose, grand-mére1 ne voulait pas qu'on pensát qu,il était dans
ses habitudes de faire les poches2 de son mari. ce n'était pas son genre3.
Mais il fallait considérer les circonstances et, lá a, ces soi-disant aveux 5
abracadabrants, il y avait de quoi 6 nourrir des soupgons. Des soupgons
entiérement justifiés d'ailleursT : elle montraits á Lucie un petit rectangle
de
carton rose, un billet portant date et destination et dénongant e sans discus_
sion Ie fugueurlo, un aller-retour pour et plutót que de11 prononcer l,á
peine prononcable elle le donna á lire -l'ile du Levant : le paradis
ristes.
- des natu-

Elle était si souvent montréer2 du rivage, l'ile mythique, l,ile scanda-


leuse13, la troisiéme á l'est de porquerolles et port-cros, si secrétement
convoitée, qu'on ne s'estimait pasla en droit de jeter la pierre á grand-pére.
Et méme, Ia nouvelle ravissaitrs. on admirait son courage. óe lui, rien
n'aurait dü nous surprendrero : son indépendance d'esprit, ses virées soli-
taires, cette fagon lasse de véhiculer les siens. Ne devait-il y en avoir qu,un
á faire le voyagel7, ce ne pouvait étre que lui. on l'imaginait en inspection rg
sur l'ile, l'air vaguement précieux 1s, détaché, tirant20 sur sa cigarette tan-
dis qu'il engloutissait de ses yeux prissés 21 la nudité des femmel. les seins
multiformes, le frémissement des chairs, humant les peaux dorées parfu-
mées de créme solaire, et sur le bateau du retour22, comme l,ile s,éloi-
gne23, apprenant par c@ur les sornettes qu'il se préparait á nous servir2a:
racines aériennes, couronne de feu
- lá, oui, on le trouvait culotté 25. Mais
cette fugue laissait réveur26. comme si le vieil homme recevait tacitement
procuration pour profiter de son solde de vie. Sur sa lancée 27 on le voyait
,
méme, si d'aventure 28 il survivait á grand-mére, se remarier comme son
ami des années d'apprentissage á paris quand tous deux, vingt ans et sans
le sou 2e, assuraient la claque 30 pour assister gratuitement áux concerts,
lequel ami 31, aprés un rapide veuvage32, venait de convorer en secondes
et tardives noces avec une annoncée jeunette 33 de tout de méme cinquante
ans, mais de quoi donner3a des idées á un grand-pére brutalement relevé
de son engagement de 1912.
Grand-mére ne voulait pas d'histoire ss. Elle recommanda á tous de ne
pas ébruiter36 l'affaire37, de taire ce que nous savions
au principal intéressé.

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De fait, á moins d'une année de lá, comme pour lui donner raison de n,avoir
pas tardé á réaliser son vieux réve de cythére, grand-pére mourait. persuadé
d'emporter son secret avec lui38
- un soir, le ceur donc, dans leur petite
chambre si encombrée qu'il fallut déménager le piano pour faire entrer le
cercueilse
- mais le ceur, bien sürao.
Jean Rou¡uo
Les Champs d'honneur
O Les Edit¡ons de Minuir, l990

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