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aujourd'hui -les versions de Bonnefoy fonctionnant ici cornrne


incitation, et non cornme modele.

La derniére partie du livre analyse la réception de la traduction


de Fuzier et Denis, c'est-á-dire les articles parus en 1962 dans la
presse. Il apparait que la réception a été « globalement posi-
tive », a quelques réserves preso Qu'est-ce qui explique un tel
accueil favorable? J'examine ici successivement le « oui »d'une
« autorité » poétique commeJean Grosjean, le « oui »de l'émi-
nent angliciste Legouis, assorti de réserves aussitót atténuées,
ainsi que les divers mirages qui, chez les uns et chez les autres, ont
pu entr ainer unjugement a priori positif: mirage de l'ignorance, 1
mirage de I'archaisme, mirage du «pur poétique ». J'étudie
- pour finir l'horiron traductif el l'horiron poétique des années 60, qui Le projet
déterminent évidemment toute recension critique. d'une critique « productive »
Ainsi sacheve le long chemin par oú la critique a voulu
assumer, moment par moment, son essence herméneutique,
analytique, réflexive, digressive, commentative, historique et
productive. J'ajouterai citative (ou citationnelle?). Dans ce
livre, il est beaucoup, beaucoup cité. Abondamment cité. Ceci
a été voulu, désiré, cultivé. Eprouvé comme une nécessité.
J'espere que le lecteur n'éprouvera pas comme une lourdeur ce
qui m'a paru, a moi, étre la vie dialogique de cet ouvrage, et l'une
des lois de son écriture.

Paris, le 28 octobre 1991.


Dans le cadre de mes travaux et de mes séminaires, j'ai été
amené a faire un certain nombre d'analyses ou de critiques de
traductions l. Aucune recherche traductologique, cela va sans
dire, ne saurait se passer de telles analyses ou critiques. Ce qui
ne signifie pas forcément que la place qu'elles occupent en
traductologie soit centrale : « aller au concret » ne se soutient
que porté par une réflexion conceptuelle.
En 1984, j'ai analysé en séminaire I'Antigone de Hólderlin
(ainsi que les traductions de Sappho par Édith Mora et Michel
Deguy), L'Énéide de Klossowski et le Paradis perdu de Chateau-
briand. En 1985, le commentaire de La táche du traducteur de
Walter Benjamin a simultanément été l'examen de la version
francaise de Maurice de Gandillac 2. En 1988, j'ai étudié deux
traductions du dernier con te de Grimm, Der goldene Schlüssel,
I'une d'Armel Guerne, l'autre de Marthe Robert. En 1989, j'ai
analysé des traductions francaises (Rothschild, Denis/Fuzier) et
mexicaine (Octavio Paz) du poérne deJohn Donne Going lo bed,
ainsi que trois traductions francaises du poéme de Hólderlin
Wenn aus der Ferne ... (jouve, Bianquis, Roud). La me me année,
dans un séminaire donné a Buenos Aires, j'étudiais une retra-
duction récente du Phédre de Platon 3. Enfin, dans rnon ouvrage
sur -Amyot, j'exarnine la traduction de l' Éthique a Nicomaque

l. On vena plus loin pourquoi je privilégie le terrne de critique.


2. In W. Benjamin, 1. Mythe et tnolence, trad. M. de Gandillac, coll. « Dossiers des
lettres nouvelles », Denoél, Paris, 1971, pp. 261-275. Une retraducúon de ce texte, due
a Martine Broda (qui avait suivi mon séminaire), est parue en 1990 dans la revue
Po&sie, nO55, Belin, 1991.
3. Par Luc Brisson, Flammarion, Paris, 1988.

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d' Aristote par Nicole Oresme et, bien entendu, le Plutarque Aussi vanees soient ces analyses, elles ont toutes certains
d'Amyot ". traits en commun. Fondamentalement, et e'est la ce qui les
La forme et le cadre de ces analyses varient. Dans le cas de
distingue de celles de MeschonnicLª!~.s norrt pas premierement
Hólderlin, Chateaubriand et Klossowski, il s'agissaít de ~on-
en vue un objectif négatif, e'est-a-dire démolir des traductions
trer le « travail sur la lettre » dont témoignent leurs traductions.
jugées «mauvaises» ou «insuffisantes »; Méme si certaines
Dans celui de Benjamin, l'analyse est venue s'i~s~r~r dans un
traduetions, de Donne, de Platon, de Benjamín etc. sont
commentaire du contenu et de la langue de 1 ongmal. Dans
vivement discutées, méme si le travail de l'analyse y décéle des
celui de Grimm, l'analyse comparée des traduc:ion~ de Guerne
fautes graves, j'ai toujours voulu éviter l'attaque systématique
et Robert se situait dans le cadre d'une réflexion sur les
et chercher plutót, s'il se pouvait, Je ou les « pourquoi » de ces
principes qui régissent (ou devraient régir) la traduction ..de la
fautes. Au total, si on fait le compte, dix de mes analyses sont
Iittérature dite « pour enfants ». Dans ceux de Donn~, Holder-
des « évaluations » positives (Hólderlin, Chateaubriand, Klos-
lin, l'analyse comparée des trad~cti~ns aC':0I1!pagnaIt, co:nme
pour Benjamín, un comrnentarre ligne a ligne des poemes sowski, Deguy, Paz, Jouve, Roud, Amyot, Oresme), trois sont
des évaluations «mitigées» (Robert, Guerne, Thiériot), c'est-
originaux. "
Pour ce qui est de la retraduction du Phedre, son analyse a á-dire estiment que ces traductions comportent certaines défail-
porté d'une part sur la traduction des mots fondamentaux de lances, quatre sont des évaluations négatives (Mora, Gandillac,
ce dialogue (tels qu'eidos, idée ou fo~me), d'~utre part, et Denis/Fuzier, Rothschild), c'est-á-dire estiment qu'il s'agit, non
surtout, sur l'appareil paratextuel (mtroduc~lOn, postface, de «<rnauvaises » traductions, mais de versions gravement
remarques, notes) qui vient étayer le texte traduit ", , défectueuses (Gandillac), poétiquement insuffisantes (le Sap-
Les analyses d'Oresme et d'Amyot - largeme?t ~ppu'yees pho de Mora) ou fondées sur un projet erroné (Rothsehild,
sur des études de spécialistes - sont liées au travail historique Denis/Fuzier). Les traductions de Brisson, Bianquis et de Freud
; évoqué plus haut et entendent saisir les traits fondamentaux sont a juger sur d'autres critéres. Le travail de .Brisson .est
d'lEuvres entiéres de traducteurs, plus que telle ou telle de leurs vivement attaqué, mais uniquernent du point de vue des
traductions 6. paratext~s. Celui de Gerievieve Bianquis n'est pas tant une
Enfin mes remarques sur la traduction des (Euores completes «'-traduction » qu'une « introduction » (j'ai moi-rneme décou-
de Freud aux PUF, dont la brieveté autorise a peine a parler vert Hólderlin, recu Holderlin par cette introduction), comme
d'analyse, ont eu pour origine le fait que les auteurs. de cett.e telle positive. Enfin, la traduetion de Freud aux PUF est un
traduction, et notamment Jean Laplanche, ont plusleu~s fois work in progress fondé sur un projet qui me semble positif, mais
fait référence a L'épreuue de l'étranger a propos de leur projet de qui demanderait ~ étre corrrpleté ".
traduction 7.

4. A cette liste doivent s'ajouter une breve recension de la traduction francaise de


Macounaíma de Mario de Andrade par Jacques Thiériot (NRF, Paris, 1980, n~ 326) et
mes observations sur la traduction des (Euores completes de Freud aux PUF (In Cinquiémes
assises de la traduction littéraire, ATLAS I Actes Sud, 1989). .
5. La notion d'étayage traductifest étudiée de prés dans rnon livre su.r Amyot.
6. L'ceuvre d'un traducteur n'est pas la somrne de ses traduc~lOns. ,Et tout
traducteur ne fait pas ceuvre. Le faire-oeuvre de la so~me de ses ~raducuons resulte de
la constante cohérence dans le choix des ceuvres traduites (et consequemment de la part
réduite des traductions accidentelles), de Ja cohérence dans le mod~ de t;aductlOn gne, L'épreuve de l'etranger, fournit des repéres utiles. » Mais les auteurs citent aussi les
élaboré, souvent peu a peu,' par le traducteur et, bien sur, de la p.art J?reponder~nte des
passages de ce !ivre relatifs a la « traduction ethnocentrique », en lesquels ils voient
traductions « réussies ». On peut ainsi parler d'ceuvre-de-traduction a propos d Amyot,
visiblernent confirmation de leur propre projet. En ce qui concerne ma position vis-a-vis
de Perrot d'Ablancourt, d'A.W. Schlegel, d'Arrnand Robin, de Paul Celan, de Pierre
de leur projet et de Ieur travail, cf. Cinquiémes assises de la traduction littéraire, op. cit.,
Leyris, etc. . . • "1 e: pp. 112-122.
7. Dans Traduire Freud, PUF, Paris, 1989, p. 9, il est dit : « Meme SIne rut pas
notre inspirateur, le livre d'Antoine Berrnan sur l'histoire de la traduction en Allema-
8. Voir mes rernarques a ce sujet, in Cinquiémes assises de la traduction littéraire, op . cit.,
pp. 120-121.

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Voyons quelle est la nature de cette positivité dans la
LE CONCEPT DE CRITIQUE
critique des oeuvres langagieres, puis dans celle de leurs traduc-
DE TRADUCTIONS
tions. La critique des oeuvres langagiéres, quelque forme qu'elle
ait revétue depuis la naissance de sa figure moderne, a l'orée du
XIXe siécle, et queIles qu'aient été ses inevitables déviations,
L'expression méme de « crmque de traductions» risque pertes de niveau (compensées par de continuels renouveaux)
d'induire en erreur. Car elle semble signifier seulement l'évalua- dans sa pratique et sa théorie, est nettement et clairement
tion négative d'une traduction. TeIles sont les analyses que quelque chose de nécessaire, entendons par la quelque chose qui
Meschonnic a faites de la traduction de Celan par du Bouchet ", a une nécessité a priori fondée dans les ceuvres Iangagieres
de la traduction de la Bible par Chouraqui, etc. Et quand elles-mérnes. Car ce sont ces oeuvres qui appellent et autorisent
Pierre Leyris, avec plus de suavité, passe au crible la traduction quelque chose comme la critique, parce qu'elles en ont besoin.
que Saint-John Perse a faite d'un poérne de T.S. Eliot, ou celle Elles ont besoin de la critique pour se comrriuniquer, pour se
que Valéry a faite d'un poéme de Thomas Hardy, c'est surtout 'rnanifester, pour s'accomplir et se perpétuer. Elles ont besoin du
pour révéler de graves changements de registres, bref, des miroir de la critique. Certes, les mille formes paratextuelles que
processus de perte 10. ce besoin suscite produisent souvent le résultat inverse: la
Cela renvoie, bien au-delá de la traduction, a une dualité critique éloigne, obscurcit, étouffe, a la limite tue les ceuvres (on
inscrite dans la structure méme de l'acte critique. J amais on ne pourra pense a ces étudiants qui ne lisent que des ouvrages sur tellivre,
évacuer de cet acte toute négativité. Benjamin parle de et jamais celui-ci). Mais quoi qu'il en soit de ce péril - et il est
inévitable - la critique est ontologiquement liée a l'auore.
l'inévitable moment négatif de ce concept 11.
Évidemment, cela ne veut pas dire que pour « bien com-
prendre Proust, il faille avoir lu Poulet, Blanchot, Deleuze,
La critique, a quoi qu'elle s'applique, est depuis les Lumie-
Genette ou Henry (qui ont produit de grands textes critiques
res travail du négatif Mais cela ne doit pas faire oublier que,
sur cette oeuvre), Rien ne nous y oblige. Mais l'existence de tout
non moins essentieIlement, ce travail du négatif est l'autre face
ce travail critique modifie la Recherche ... EIle est maintenant, et
d'un travail du positif La critique est par essence positive, qu'il
en ver tu du « criticisme » qu'elle porte en elle, I'oeuvre qui a
s'agisse de celle qui oeuvre dans le domaine des productions
produit ses critiques, ce qu'elle n'était pas a son début ; et ces
langagiéres, dans celui de l'art en général ou dans d'autres
critiques l'éclairent de mariiere sans cesse renouvelée. D'autant
domaines de l'existence hurnaine. Non seulement la critique est
que dans le cas de Proust il s'agit de critiques accomplies, de
positive, mais cette positivité estsa uérité : une critique purement
véritables auores critiques. Les critiques de ce genre rendent les
négative n'est pas une critique véritable. C'est pourquoi
oeuvres plus pleines en révélant leur signifiance in-finie. Et
Friedrich Schlegel, le pere fondateur de la critique moderne -
corrélativement, elles enrichissent la lecture des lecteurs. Il est
pas seulement allemande -, réserve le mot de «critique» a
toujours gratifiant de lire une ceuvre critique qui iIlumine de
l'analyse des oeuvres de « qualité », et emploie celui de « ca.rac-
facon nouvelle telle ceuvre a laqueIle nous sommes attachés.
téristique » pour l'étude et l'évaluation des ceuvres médiocres
La critique des ceuvres langagieres est donc une chose vital;
ou mauvaises.
pour les oeuvres, et par voie de conséquence pour l'exister
humain en tant ~u'il est aussi, et essentieIlement, un exister dans
9. Laquelle reste un modele du genre, autant par sa rigueur (au double sens du
terme) que pour le scandale qu'elle a provoqué dans les milieux poétiques parisiens de et par les auores I . NatureIlement, cette haute mission de la
l'époque, . critique n'est pas toujours facile a assumer, et le critique doit
la. In Palimpsestes, no2, Publications de la Sorbonne Nouvelle, Paris, 1990,
pp. 7-27. 12. Cf a cet égard P. Ricceur, Du texte a l'action, Essais d'herméneutique 11, Seuil, colL
11. Walter Benjamin, Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, trad. « Esprit », Paris, 1986, pp, 115 sq. et Harmah Arendt, Condition de l'homme modeme,
Ph. Lacoue-Labarthe et A.-M. Lang, Flammarion, coll, « La philosophie en effet », Calmann-Levy, Paris, 1983, chapitre IV, « L'(Euvre ».
Paris, 1986, p. 89.

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toujours lutter contre une dégradation érudite, scientiste. ou
dintérét des critiques pour les « problemes de traduction » el:le
purement formaliste de sa pratique. Le mveau auquel se srtue
fait qu'on ne trouve pas fréquemment de grands traducteurs
cette mission a été défini de maniere originelle par Schlegel :
qui soient de grands critiques (et vice versa).
Cette critique poétique [...] voudra exposer a nouveau l'exposition, La critique d'une traduction est done celle d'un texte qui, lui-méme,
donner forme nouvelle a ce qui a déjá forme, [...] et l'ceuvre, elle la résulte d'un travail d'ordre critique. Opération délicate, qui ne s'est
,
completera, 1a rajeurnra,
. . 1a faconnera a'f13
neu . développée sous sa forme « moderne », cest-á-dir-e comparable
Parmi les formes multiples de la critique des oeuvres langa-
a celle de la critique directe des oeuvres, que tres récemment 17.
Si la critique des traductions existe depuis longtemps (depuis au
gieres, il y a celle de ces oeuvres qui « résultent » du transfert,
moins le xvrr' siecle) sous forme de jugements, elle n'a jamais
de la translation d'une oeuvre d'une langue a une autre : ce été aussi développée que celle des originaux.
qu'on appelle: depuis Leonar.do ~runi, .les traductions. o?- sait La plupart du temps, on le sait, la critique étudie ceux-ci
que la traduction n'est pas mOl~s necessa~re aux reuv~es - ~ leu~ soit dans leur langue, soit dans quelque version francaise en
manifestation, a leur accomphssement, a leur perpetuation, a
« oubliant » qu'il s'agit d'une version : elle étudie une « ceuvre
leur circulation - que la critique, sans parler du faitqu'elle étrangére »,
possede une nécessité empirique plus évidente 14. Ce qui est
Non seulement la critique des traductions s'est peu dévelop-
important a noter, c'est que critiq~e et tr~ductio~ .sont structu- pée, mais, quand elle l'a fait, c'a été, surtout, dans une direction
rellement parentes. Qu'il se nournsse de Iivres c~ltlques.o.u no~ essentiellement négative ::.<:~-~le_<luJepérage, souvent obsession-
pour traduire tellivre étranger, le tra~ucteur agrt en cr:tlque a _~el,_des«défauts» des traductions, méme réussies. La critique
tous les niveaux 15. Lorsque la traduction est re-traduction, elle
positive est restée, jusqu'á il y a peu, tres rare - surtout a l'état
est implicitement ou non « critique» des traductions précéden-
pur (sans éléments négatifs). Mais de toute facon, les deux
tes et cela en deux sens : elle les « révéle », au sens photogra-
formes de critique se meuvent la plupart du temps - se
phique, comme ce qu'elles sont (les traductions d'une certaine
mouvaient jusqu 'á il y a peu (a l'exception des études érudites
époque, d'un certain état de la littérature, de la langue, de la
de traductions anciennes) - dans le méme espace, celui du
culture, etc.), mais son existence peut aussi attester que ces
jugement, alors que la critique des oeuvres, elle, tout en gardant
traductions étaient soit déficientes, soit caduques: on a, de
cette possibilité (par exemple dans la presse), se déploie dans
nouveau la dualité d'un acte critique.
une multiplicité de dimensions et de discours qui fait toute sa
Pour autant, il semble qu'il y ait une certaine tension entre force et toute sa richesse.
critique et traduction 16, attestée par le fréquent manque
Cette tendance a vouloir «juger » une traduction, et a ne
13. In Benjanún, Le concept de critique esthétique dans le roma~tisme allema~d, p. 112. vouloir faire que cela, renvoie fondamentalement a deux traits
« Rajeunir» l'ceuvre est exactement ce que Goethe demande a la traduction. Cf. le fondamentaux de tout texte traduit, l'un étant que ce texte
chapitre sur Goethe dans L'épreuu« de l'étrar}!;er. . " . •
14. Benjanún dit méme : « [...) la crruque, qUl represente egale~ent, rnars a un « second » est censécorrespondre au texte « premier », est censé
degré moindre, un moment de la survivance des oeuvres », zn « La tache du traduc- étre véti<:iique, vrai, I'autre étant ce que je propose d'appeler la
teur » trad. M. Broda, Po&sie, n= 55, op. cit., p. 154.
1'5. Cette nature critique du tr,;-duire a maintes ,f0is été r;le;-é<;. Ste~~er dit par
~difectivité, néologisme qui cherche a rassembler toutes les formes
exemple: « Il est des traduc?ons q~l son.t d~s che~s-d ,:"uvre d exeljfes.ecrinque, dans possibles de défaut, de défaillance, d'erreur dont est affectée
lesquels l'intelligence a~alytlqu.e, II~:"gmatl~n hlstonque, la maltnse. ~otale de. la toute traduction. Le texte traduit appelle le jugement parce qu'il
langue charpentent une évaluation cntlqu~ qUl .est du meme ~o,:,pe;,pOSltlOn.pa~alte-
ment honnéte et lucid e », in ApTes Babel, Albin Michel, coll. « Bibliotheque Albm Michel éveille la question de sa véridicité et paree qu'il est (ce qui met
des idées », Paris, 1978, p. 376. ..
16. Je renvoie ici a mon article «Critique, c,;,mment:ure et tradw::tlon (<?uelques
réflexions a partir de Benjarnin et Blanchot) », zn Po&su, nO37, Belin, Pans, 1986. 17. Cette forme moderne de la critique est duelle: d'un cóté le travail du critique
J'incline a penser aujourd'hui que j'ai exagéré cette .te~si?n, sur la b,,;se.d'un concept revét la forme de l'essai, de l'autre celle de I'anabse scientifique. La critique littéraire existe
discutable de l'acte critique, et qu'en outre cette indifférence, cet éloignernent des sur ce double mode, et il en va de rnéme, on le verra, pour celle des traductions. Critique
critiques de la traduction, appartient a une époque qui s'acheve. .« Iittéraire » et critique «scientifique» peuvent coexister dans une mérne ceuvre
critique, comme le montre par exemple Roland Barthes.

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en cause cette véridicité) toujours défectueux quelque parto de traductions atteignent ce statut, c'est certain. Un certain
Toute traduction « présente des défauts », comme on dit, mérne nombre y parviennent; quelques-unes, les «grandes traduc-
si beaucoup s'efforcent de les cacher ; les meilleurs traducteurs tions », atteignent au rang d'ceuvres majeures et exercent alors:
sont parfois pris de sommeils inexplicables aupres desquels ceux un rayonnement sur la culture réceptrice que peu d'ceuvres
du « bon Hornére > qui indignaient Horace 18 semblent bénins ; « autochtones » ont.
_sans a priori dogmatique, on peut dire que la plupart ~es Ainsi la critique des traductions a-t-elle pour objet des textes
traductions sont insuffisantes, médiocres, moyennes, voire qui sont « critiques» comme elle, et qui sont, en outre, soit de
mauvaises, et cela sans du tout mettre en cause le « talent » ou la simple échos affaiblis des originaux (cas le plus fréquent), soit
« conscience professionnelle» de leurs auteurs ; enfin, le texte (cas le moins fréquent) de véritables ceuvres qui la dominent de
traduitparait affecté d'une ;~re origi~ai~e.' sa secon,darité 19: Cette tout leur haut.
tres ancienne accusation, n etre pas 1 ongmal, et etre motns que Si nous estimons que la Critique littéraire est essentielle a la
l'original (on pass e aisément d'une affirmation a l'autre), a été Yi~_º~soeuvres (et de la lecture qui est un moment de cette vie),
la plaie de la psych« traductive et la source d~. toutes ses nous devons considérer, sur le fondement de ce qui a été dit, que
culpabilités : ce labeur défectueux serait une faute ~ll neJ~ut.p'a: la critique des traductions l'est tout autant, et donc accorder a
traduire les ceuvres, elles ne le désirent pas) et une impossibilite cette partie de la critique tout le sérieux que l'on accorde a celle
(on ne peut pas les trad uire) . " . , . relative aux ceuvres.J'ai dit que la critique des traductions était
Certes ce moros e discours sur la défectivité des traductions encore peu développée. On va voir tout de suite, néanmoins,
s'est toujo'urs doublé d'un autre plus positif: défectue~se~ ou qu'elle est en plein essor, et selon une pluralité de formes et de
non les traductions ont une évidente utilité cornmurucatron- modes de plus en plus différenciés etriches. Ce qui lui manque,
nelle et elles contribuent a « enrichir » la langue et la littéra- Cüffi'me a la traduction elle-mérne, c'est un certain statut
tu re traduisantes. Mais comme ce discours positifn'ajamais pu, ~.InJLQlique, c~s~ cette dignification secrete sans laquelle aucune
jusquá Goethe, Humboldt et Schleiermacher, dépasser le stade « pratique discursive » ne peut littéralement avoir droit d~ cité.
d'une - juste - apologie des bienfait:, collatérau,:, de la t~adu~- Coritribuer a cette dignification, que la critique ·des eeuvres a
tion sans du tout s'attacher au lien ontologique qUl relie obtenue au XIX< siecle, est l'une des ambitions de la traductolo-
l'ori~inal et ses traductions, il a aisément. été domin~ par le gie. Il est presque superflu d'ajouter que cette dignification
discours négatif qui est l'oubli (ou la négation) de ce heno , contribuerait a celle des traductions, de la traduction en
Mais une traduction ne vise-t-elle pas, non seulement a général, et peut-étre des traducteurs eux-mérnes.
«rendre» l'original, a en étre le « double» (confirmant ainsi sa
secondarité), mais a devenir, a étre aussi une ceu:',re? ~?e
ceuvre de plein droit? Paradoxalement, cette dermere vlse~,
atteindre l'autonomie, la durabilité d'une ceuvre, ne contredit
LES DIFFÉRENTS GENRES
pas la premiere, elle la renforce. Lorsquelle a~t~intcette double
D'ANALYSES DE TRADUCTIONS
visée , une traduction devient un « nouvel ongmal ». Que peu

18. At idem indignar quandoque bonus dormitatHomerus, Art poétique, cité par Steiner,
Apris Babel, op. cit., p. 290.. . A prerniére vue, la diversité des analyses de traductions est
19. Georges Mounin ouvre ses Belles infidéles p~r : <~ Tous les ar:guments contre la telle qu'elle décourage, ou parait rendre vain, tout classement.
traduction se résument en un seul : elle n'est pas 1original » (Cahiers du Sud, 19S5,
p. 7). L'évidence de cette phrase commence a étre ébranl~e.l.orsque l'on,.se rappel~e qU? Les textes traduits sont examinés de tous les points de vue
le concept méme d'« original» d~te seulement du .XVI slecle,. et ;Iu ¡] appartient a possibles, dans les contextes les plus variés, avec des finalités a
l'essence la plus intime de 1'« ongm~l» de pom~o~r, et .devOlr, ~tre traduit. SI la
traduction n'est pas l'original, elle n est pas exterieure a CelUI-CI:elle en est une chaque fois différentes.
métamorphose.

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11 Y a d'abord ce vaste groupe des~tud~s, ar~icles et~. q~i se
« renaissance » de Plutarque dans l'Europe du XVIe siécle, celui
conteritent de comparer directement 1 original a sa t.ra?~ctlOn,
de Zuber sur toutes les contributions de la traduction a la
ou de comparer des traductions entre elles, pour, inevitable-
constitution de la prose classique en France. Ces analyses sont
ment, rencontrer et établir des écarts, des« changements ~)',Ces
études ont toutes, quels que soient leur forme,. leur finahte ou done intégrées a des « disciplines» déjá constituées, c'est-á-dire
leur contexte, la méme structure formelle. Elles operent, !a plupart a l'étude des littératures et de leur histoire. En ce sens, non
du temps, au niveau micrologique, po.nctuel. Elles debo~che~t seulement elles ne sont pas autonomes, mais elles n'ont ni forme
ni méthodologie spécifiques.
sur un «constat de différences» qUl n'est (presque) JamalS
porté au crédit du traclucteur. 11 n'y a, ici, ni étud~ du systéme
de ces différences ni du pourquoi de ce sys~e~e .. ~l n y a pa~ de Toutes les analyses et types d'analyses évoqués jusqu'á
.\ réflexion sur le concepfde traduction qUl, mVlslblem~nt, Joue présent se caractérisent par leur hétérogénéité, leur absence de
le róle de tertium comparationis.-Aussi bien ~es ~tudes, qUl vont de forme et de méthodologie pr0J:res.Parforme d'une analyse de traduction, .
l'évaluation directe (bon/moyen/m~uvals) a des analys~s pl~s jentends une structure dlscursive sui generis, adaptée a son objet
neutres, plus objectives, n'ont-elles le plus souvent pas d arnbi- (la comparaison d'un original et de sa traduction, ou de ses
tion particuliére. Elles ne visent pas (y p~nsent-elles. seule- traductions), forme suffisamment individuée pour se distinguer
ment P) a se donner une forme rigoureuse qUl marquerait leur d'autres genres d'analyses. J'entends aussi par la une forme qui se
spécificité, ni a se doter d'une méthodologie. Elles comparent, réjZéchit elle-méme, thématise sa SPécificité et, ainsi, produit sa méthodo-
confrontent, naívement. logie ; une forme qui non seulement produit sa méthodologie, mais cherche
a fonder celle-ci sur une théorie explicite de la langue, du texte et de la
traduction.
11 y a, ensuite, des analyses fouil~ées, érudite.s, des s:s~emes
de transformation présidant a certaines ~raductlons, g~nerale- Parrni les analyses de traduction actuelles qui me paraissent .
ment de haut niveau. Ainsi une parne des traductions de avoir une forme, et une forme forte, j'ai choisi celles d'Henri
Holderlin a-t-elle été soigneusement analysée en Allema~ne ; Meschonnic, d'une part, et celles des traductologues liés a
pour la France, je citerai deux modeles du 2§enre : l~ travail de l'école «fonctionnaliste» de Tel-Aviv (Toury pour Israel et
Robert Aulotte sur le Plutarque d' Amyot et celui de Roger Brisset pour le Québec). Mon propos n'étant pas l'exhaustivité,
Zuber sur les traductions de Perrot d'Ablancourt 21.Ces analy- j'ai laissé de caté l'Allemagne, OUpourtant I'Übersetzungskritik22
ses sont globales: a partir d'exemI?les types et de ,passages n'est pas un domaine négligé.
privilégiés, elles reconstituent les traits fondamentaux d une tra-
duction, et me me de toute une ceuv~e de tradu~teur. I?a~s le cas
des deux ouvrages cités, la traduction analysee est srtuee ~ans Les analyses engagées d'Henri Meschonnic
tout son contexte historique, et comparée a d'autres ~rad,u~tl.O?S
de l'époque. Il va de soi qu'il s'~git d'analyses SI spécialisées
qu'elles sont réservées a un tres petit nombre de personnes. Ce Par cette expression, j'entends ces analyses qui, solidement
qui pose le problerne, sur lequel nous reviendrons, de la étayées par des savoirs « modernes» (linguistique, sémiologie,
« lisibilité »d'une. étude de traduction. Reste a no ter que ce~ poétique, etc.) et par une théorie explicite dutraduire et de
'ar;~ly~~;:r;~so~t pas a~t~nomes et forment partie d'un ~out qUl l'écriture, examinent des traductions au nom d'une idée de
les englobe: les études de B~iss~er. sur les traductions de l'acte traductif et de ses taches entierernenr déterminée. On
Holderlin font partie de cette « mstrtutron » allemande que sont peut a bon droit les dire «engagées», en ce qu'elles ne se
les Holderlinstudien, le travail d' Aulotte porte sur toute la contentent pas d'évaluer une traduction a partir de cette idée,

20. A"D'ol el Plutarque, Droz, Genéve, 1965.. .. 968 22. cr Fritz Paepcke, «Textverstehen-Textübersetzen-Übersetzungskritik», in
_____ .2!._Les « belles infidéles » el 0...form~I!,!!, dU~~1 c~SSlque, Arma~d Coh~, Pans,_1 . Mary Snell-Hornby, Uberselzungswissenschafl - eine Neuorientierung, UTB 1415, Francke
, Veriag, Tübingen, 1986, pp. 106-117.
j-

¡
44
45
mais qu'elles attaquent au nom de celle-ci les traductions qui ne tres bien .les « causes» de la défectuosité des traductions qu'il
s'y conforrnent pas. L'orientation de ces analyses prend alors un attaque, xl ne perd pas son temps a les analyser. Ce qui compre
tour, sinon polémique, du moins fortement «militant». On pour lui, c'est dénoncer, et dénoncer précisément. D'oú un suivi
peut certes trouver des analyses de ce genre qui ont une minutieux des incohérences, des mauvais systématismes des
orientation positive, en ce sens qu'elles portent sur des traduc- préjugés des traducteurs. Cette dénonciation s'accornpagne de
tions répondant el cette idée, mais le fait est qu'elles sont rares. re-traductions ponctuelles montrant, le plus souvent de maniére
C'est ce que j'ai tenté moi-méme avec Hólderlin, Chateau- convaincante, comment les traducteurs «auraient» pu sans
briand et Klossowski - sans toutefois mettre alors en jeu une difficulté respecter telle forme de signifiance de l'original:
méthodologie aussi rigoureuse que celle qui structure les analy- l'obstacle était dans leur téte, dans leurs préjugés, non dans
ses «négatives». Henri Meschonnic est le représentant de ce l'original. Toute cette critique minutieuse, enfin, ne cesse de se
genre d'analyse, el d'une certaine facon il en a créé la forme 23. Ses réfléchir, de s'accompagner d'assertions souvent injonctives sur
critiques des traductions de Celan, Trakl, Humboldt, Kafka, la la tache du traducteur, le sens du traduire comme travail
Bible sont bien connues. d'écriture, comme « travail dans le chairies du signifiant 27 ».
La encore, les analyses menées ne sont pas autonomes : elles Les critiques sont le plus souvent imparables. L'ceil de
appartiennent, chez Meschonnic, a la poétique de la traduc- l'analyste balaie jusque dans les moindres recoins les mille
tion, laquelle « ne peut que dépendre de la poétique " ». Mais, formes de la défaillance traductive. n ya plus, et plus frappant
en revanche, elles ont une forme déterminée, dont la structure encore: l'analyse de leur travail revele chez (presque) tous les
de l' étude On appelle cela traduire Celan 25 est le meilleur exemple : traducteurs mis en cause une certaine fatuité, un certain
une partie sur le poéte traduit (« Celan dans le langage »), une laisser-aller, une certaine désinvoltureallant jusqu'au mépris
partie sur les traductions (<< Celan dans Strette », Strette étant le objectif de l'auteur (et du public), une complaisance narcissi-
titre global donné par les traducteurs a leur recueil. C'est celui que et, last but not least, un manque de consistance (qui se revele,
d'un des recueils de Celan lui-méme, mais d'autres poémes de par exemple, dans le:~_i!~r:ie~x mélange d'asystématicité et de
Celan figurent aussi dans le Strette de du Bouchet), On voit alors mauvaise systématicité de leur travail, chose qui avait déjá
clairement comment la premiere partie, qui appartient a la étonné Mounin, qui parlait de « disparate ») assez surprenants.
poétique, étaye la seconde, qui appartient a la poétique de la Ces traits peu brillants, mais indéniables, de la psych» traductive
traduction. ne sont pas analysés, ni rnéme pris en vue, par l'analyste JIs-me
L'analyse menée pointe systématiquement toutes les défail- P<:l:r:.a~~~~_[lt
liés, entre alJ.Jres,au fait que cette psyche agit depuls
lances des traductions incriminées, en y voyant le plus souvent ~..<:~.iQu_rs?a~s _l'..c:>.~l:>.l"e._Per~on~~
neo «.regarde de _prés » ce
l'effet de partís pris idéologiques (au sens large), de modes qu elle fait : Il y a une certame tmpunité du traducteur, que lui
esthétiques et littéraires, de conventions, etc.26, et enfin de garantissent ironiquement sa solitude et sa déréliction. En
défauts subjectifs de la psyche traductive. Si Meschonnic repere conséquence de quoi, le traducteur, « laissé a lui-rnérne », peut
aussi faire « ce qu'il veut ». Et d'abord s'occuper de l'original
23. Jean-Louis Cordonnier,
dans sa thése intitulée L'homme dicen/Té, culture e/ a sa guise, au nom de sa liberté ": Il n'a, en effet, de comptes a
traduction, traduction el culture (U niversité de Franche-Cornté,
1989), analyse une traduc-
tion du romancier Alejo Carpentier, plus précisément de El arpa y la sombra, par René
L.F. Durand, son traducteur attitré, en s'inspirant de Meschonnic. La « méthodologie » 27_ POUT la poétique II, op. cito, p_ 314_
analytique de ce dernier s'avére parfaitement transférable et dérnontre une fois de plus, ~8_ La« liberté» du traducteur peut signifier deux choses. D'abord revendiquer,
s'il en était besoin, sa propre nécessité. face a une ceuvre, une certaine liberté - cornrne nécessaire á sa psychl (ne pas étre
24. POUT la poélique II, Gallimard, coll. « Le Chernin », París, 1973, p. 325. 1'« esclave ,,) etá son travail de transmutation. II faut savoir «tenir téte » dit
25. {bid., p. 369 sq. J -_-
Y- ~,asson «< Territoire de Babel. Aphorísrnes », in COTPS éerit, nO36 : «Babea ou la
26_ A propos de la traduction de Celan, Meschonnic parle d'« agglornérat de tics » d~verslte ?es langues », PUF, Paris, déc. 1990, p_ 158), I'original pour que le traduire
á

(p. 385), de «poétismes» (p. 389), d'« affectations éculées» (p. 388), d'« écriture s'épe.nouisse cornme rappo~t éthique ; il faut savoir parfois .« dire non» a une ceuvre,
épigonale» (p. 390), de «tics d'épigones» (p. 403), de «la convention la plus pour respecter en elle, écnt Isabelle Berman, «les zones noires, inaccessibles, d'une
vieillotte» (p. 403), etc. culture ». (Avant-propos aux Sept fous de Roberto Arlt, Belfond, Paris, 1981, pp_ ll

46 47
rendre a persorme ". Il peut étre asystématique: on ne lui ques, si .:l!es n'ont pas été inspirées ou suscitées par celle-ci, elles
demande que de paraitre systématique. Il peut enjoliver, en ont ete constamment nourries, et il existe sur maints points
esthétiser si cela lui chante : qui s'en souciera ? Qui ira voir ? Il une forte communauté d'intuitions fondamentales (par exern-
peut escamoter en douce des problernes : qui s'en doutera? ple sur le the~e de l' o~alité). Ce qui me parait « critiquable » ici,
Bref, la psyché traductive s'enfonce dans l'espace de la tromperie, et c~ s<;mt p~utot cert~ms stéré~rypes de l'écriture du poéticien.
bientót (ce qui devrait, peut-étre, rendre plus indulgent) se L,~:m(':n~atlOna,gressIve que Ion trouve dans tous ses écrits et
trompe elle-méme, croit étre fidéle, exacte, créatrice, etc. 11y a la, qui, les poetesznis a part, semble n'épargner que des figures
réoélé, el sans doute pour la premiere fois avec une telle force, quelque comme Humboldt et Benveniste, en est un dont il semble
chose de tres grave. Avec la «méthode » ou la «forme» créée parfois étre prisonnier. 11 est vrai qu'il est des auteurs qui ne
par Meschonnic cesse l'incognito du traducteur infidéle et peuvent donner leur mesure que dans la polémique et le
manipulateur. On ne saurait trop célébrer l'importance de «combat» con:me .Spitzer30• La négativité des critiques de
l'événement. Meschonmc a bieri sur son envers positif. Elles n'attaquent, en
Et pourtant, il y a dans tout cela queIque chose qui gene et outre, que des tr~ductions qui maltraitent des auures capitales pour
qui est de prime abord difficile a situer. notre culture : la Bible, Celan, Kafka, etc. Elles n'attaquent que
11 importe ici de bien préciser une chose: les quelques des traductions de grandes ceuvres, Elles défendent aussi bien
remarques « critiques» qui vont étre faites ne doivent pas faire les originau~ ~u'e.lles attaquent leurs traductions.~ª-is la,gene
oublier l'immense dette que nous devons a la poétique de d7Il!~ure. D ~u vient-elle ? De l'impressíon qu'un «juste ver-
Meschonnic. En ce qui concerne mes recherches traductologi- dI?t» a été prononcé sans qu~ Xélccusé ait pu se défendre, ou
r:ne~e que le~ régles élémentaires du preces n'ont pas été 'tout
et 12.) « La traduction des Sept fous allait subir notre censure, porter la marque de notre
a fait respectees. Tout est alié trop vite. Le ca.ractere expéditif
place, de notre histoire [...] car cette écriture si brute heurtait notre propre tolérance. d,u p:oces }:tte un doute sur la justesse complete du verdict. Et
Il nous a fallu aimer et haír la langue traduisante, aimer et hair la langue a traduire », e est jusqu a la nature de la faute commise qui devient incertaine _
ibid.
Le travail traductif requiert done un sujet libre, libre dans son choix fondamental malgré .le caractere accablant des « preuves ». On se demande,
de traduction, libre dans ses choix ponctuels, libre dans la maitrise de cette chaine de enfin, SI le chátiment administré ne l'a pas été en fonction de
.« coup par coup » U.-R. Ladmiral) qu'est le traduire dans sa pratique a ras de texte.
Cette liberté-la se confond avec la fidélité, et il appartient achaque traducteur, non sans
criteres quasi mécaniques. Et en vérité -le"mecanicisme est le
risque, de délimiter I'espace de jeu de cette Iiberté-fidele. plus grand danger de toutes les~aly~e;de traduction, comme
Mais la revendication de liberté a, hélas, un tout autre versant: il existe une on leverra encoreavec l'école de "Tel-Aviv. -
mauvaise liberté, comme il existe une fausse fidélité, un faux respecto Ce qui arrive
quand la liberté du traducteur prend la forme de libertes. Sous prétexte de n'étre pas un On cOrrÍpreñd alars,
méme si I'on n'épouse pas leur hostilité,
« esclave », détre un « créateur », de satisfaire les exigences du « public », etc., le que de nombreux traducteurs de haut niveau et dont au fond
traducteur prend des Iibertés avec I'original. La plus arrogante de ces Iibertés est celle
du poete qui, au nom de « La Poésie », plaque sa propre poétique sur celle de I'original les « idées » ~on~proches de celles de Meschormic, rejettent sans
(cas de du Bouchet avec Celan, de Jouve avec Shakespeare, etc.). La liberté débouche nuances ses ecnts.
alors sur de la manipulation pure et simple. Cette liberté-pour-rnanipuler est le refuge • Le critique ~e traductions qui, comme moi, éprouve de la
et I'expression de toutes les faiblesses, de toutes les paresses, de toutes les infatuations,
et elle témoigne, chez trop de traducteurs, d'une psyche menteuse puisqu'elle trahit les ge~e d.evant la. virulence de ces analyses, fera bien de garder en
principes de «fidélité» qu'elle ne manquejamais, en méme temps, de cIaironner haut :nemOlre ces lignes de Derrida, méme si, la encore, il ne les
et fort, D'oú I'adage italien traduttore traditore (mal traduit en francais par « traduction epouse pas :
trahison », puisqu'il ne s'applique qu'aux traducteurs, et non a la traduction, comme
I'a fait justement observer Maurice Pergnier {« Introduction. Existe-t-i] une science de
la Traduction ? », in 'Traduction et traducteurs au Moyen Age, Ed. du CNRS, Paris, 1989, E.n citant. les traductions existantes [de Celan], je souhaite d'abord
p. XVI). . dire une 1.n:T?ensede~te et rendre hommage a ceux qui ont pris la
29. Sauf, certes, a ce «Grand Autre » qu'est le commanditaire, I'éditeur, le responsabilité ou le risque de traduire [...]. Je me suis en général
directeur de collection. Mais il y a toujours moyen de le tromper, ou d'entrer en
connivence avec lui (ils partagent d'ailleurs souvent la mérne doxa). La servilité envers
ce « Grand Autre », si fréquente, ne contredit pas - au contraire -le mépris inconscient . 30. C( Jean Starobinski, « Leo Spitzer et la lecture stylistique », in Leo Spitzer,
de I'auteur et du public. Etudes de style, Gallimard, coll. «Te! », Paris, 1970, p. 14.

48 49

i
t
abstenu de traduire, surtout de retraduire. Je ne voulais pas sembler
de l'analyse textuelle (de la sémiotique, dit Toury), devra
vouloir, si peu que ce soit, amender une premiére tentative. Aux
recourir el un examen des conditions socio-historiques, culturel-
abords de tels textes, les lecons ou les polémiques n'ont aucune
place3J [ ••• ]. les, idéologiques, qui ont fait de telle traduction ce qu'elle est
(pareillement, les représentations de la traduction qui soutien-
nent ou accompagnent le· traduire a chaqúe~poque doivent
étre sournises a la rnéme approche). Toury ici ne parle pas de
Les analyses descriptioes a orientation conditions ou de facteurs, mais recourt au concept de norme :
sociocritique (Toury, Brisset )
Comme toute autre activité comportementale, la traduction est
nécessairement sujette a des contraintes de types et de degrés variés.
Toutes les analyses que nous avons mentionnées jusqu'á Jouissent d'un statut spécial parmi ces contraintes les normes - ces
maintenant sont ce que les traductologues que nous allons facteurs intersubjectifs qui sont la « traduction » de valeurs ou d'idées
présenter appellent source-oriented, c'est-á-dire axées sur les générales partagées par un certain groupe social quant a ce qui est
bien et mal, approprié ou inapproprié, en instructions opérationnelles
originaux. Description et caractérisation d'une traduction
spécifiques qui sont applicables a des situations spécifiques pourvu
visent a établir (d'oú la pente vers l'évaluation, positive ou que ces instructions ne soient pas encore formulées comme des lois
négative) si celle-ci a bien « rendu » l'original, et comment elle (Toury, 1978). Des lors on peut dire que ces normes en matíere de-
l'a, ou non, «rendu », sur la base d'un concept du traduire traduction servent de modele selon lequel des textes seront choisis pour
explicite ou implicite. Elles sont done - el I'exception des étre traduits et des traductions seront réellement formées et formu-
lées ",
analyses insérées dans des travaux d'histoire littéraire - tendan-
ciellementprescriptives". L'école dite de Tel-Aviv, fondée par
Parmi ces normes « translationnelles », il yace que Toury
Even-Zohar, et dont' le principal représentant actuel est Gidéon appelle la « norme initiale » :
Toury, traducteur et auteur d'un ouvrage fort intéressant, In
search of a theory rif translation 33, ainsi que tous ceux qui, notam- Avant de me mettre a discuter les .implications de la soumission du
ment en Belgique (Lambert et alia) et au Canada (Annie traducteur aux normes opérationnelles pour sa traduction, je vou-
Brisset), suivent ou développent leurs points de vue, se veulent drais introduire un concept supplémentaire, que j'appellerai pour
l'instant, faute d'un meilleur terme, « la norme initiale », Cette notion
au contraire target-oriented. 11 s'agit pour eux, d'entrée de jeu,
des plus importantes est un moyen utile pour dénoter le choix de base
d'éviter d'analyser les traductions en mettant enjeu un concept du traducteur entre deux aIternatives opposées qui dérivent des deux
prescriptif du traduire, et d'étudier de facon neutre, objective éléments constitutifs majeurs de la « valeur » en traduction littéraire
et « scientifique » ce qui est appelé la «Tittérature traduite », rnentionnés plus haut: i1 se soumet soit au texte original, avec ses
laquelle forme partie intégrante du «polysysteme» littéraire relations textuelIes et les normes qu'il exprime et qui y sont contenues,
d'une culture ou d'une nation. Le phénomene « traduction » soit aux normes linguistiques et littéraires a I'oeuvre dans la langue
doit étre saisi el partir de l'étude de cette « littérature traduite » cible ou dans le polysysteme 1ittéraire cible ou dans une section de
cel ui-ci 35.
dans son empiricité, sans se laisser guider par les schémas a priori
des linguistes ou des philosophes. Analyser une traduction n'est 11 est aisé de voir que cette norme initiale, qui place tout
plus la «juger », n'est plus seulement étudier le systéme de traducteur devant une disjonctive obligée, n'est que la reformu-
transformations qu'elle constitue. Ou plutót, cetteétude, menée lation du vieux dilemme si clairement énoncé par Humboldt :
rigoureusement, avec toutes les ressources de la linguistique et
Chaque traducteur doit immanquablement rencontrer l'un des deux
31. Jacques Derrida, Schibboleth,pour Paul Celan, Galilée, Paris, 1986, pp. 115-116. écueils suivants: il s'en tiendra avec trop d'exactitude ou bien a
32. C'est un trait commun a toutes les « théories » 'de la traduction que détre
prescriptives, normatives, mérne lorsqu'elles prétendent rester neutres ~t objectives ". 34. Gidéon Toury, In search of a theory if translation, op. cit., p. 141.
33. Gidéon Toury, In searcñ of a theory of translation, The Porter Institute for Poetics . 35. In search of a theory if translation, op. cit., p. 54. T.L. : « target language », langue
and Semiotics, T'el-Aviv University, 1980. cible,

50 51
l'original, aux dépens du gOla et d: la langu; de son,peupl~, o~ bien .<~pourquoi » des transformations operees par les traducteurs
a l'originalité de son peuple, aux depens de l eeuvre a traduire [...]. hébreux de Max und Morite; (elles varient achaque époque et
sont fonction, ég'alement, de la tendance adaptatrice propre a
Avec Toury, l'analyse des traductions cesse done; d'une la traduction des livres d'enfants).L~_«.P!?~!:quoi »,.de .ces
part, détre source-oriented (c'est-á-dire en fin de .co~Pte e:,~lua- .transforrnations, on l'a deviné, ce sont les fameuses « normes »,
trice) et se base sur une méthodologie et une theone explicites : en I'espece celles, particulieres, de la culture juive du XIXe et du
Une condition prerniere indispensable pour l'analyse de textes tra- xx" siecle. Cesnormes imposent au traducteur d'opérer a tous
duits (et aussi, en conséquenee, pour une étude systématique d<;s niveaux des transformations s'il veut que son travail soit accepté.
normes en traduction) est done l'élaboration d'une méthode thé~n- Le « systerne de transformations »__que présente toute traduc-
quement fondée et explicite qui perm:tt~ de :ompa:er une tr~d~ct~on tion est donc le résultat de I'intériorisation de ces normes, que
et son original, compte tenu des theones linguistiques ~t ~ltt:ralres certes le tradueteur n'applique pas comme des directives
générales (y eompris une certaine théorie du texte htt~ralre) et
extérieures. Le contenu des normes translationnelles, a son tour,
incluant des descriptions systématiques completes et précises de ~a
langue source (S.L.), de la langue cible (T.L.) et des deux polysyste- peut varier selon les exigences du polysystérne littér aire et
mes littéraires respectifs 37. culturei récepteur. Si pour Toury, durie rnaniere générale, les
normes translationnelles prescrivent I'adaptation des ceuvres
C'est ainsi que le traductologue israélien analyse, dans son étrangeres, leur naturalisation, il peut arriver qu'á certaines
ouvrage, les traduetions en hébreu d'un célebre livre allemand époques, dans certaines cultures, etc., elles prescrivent l'in-
pour enfants, Max und Moritr; de Wilhelm Busch, au cours de verse: ce serait le cas de l'Allemagne romantique, par exemple,
la période qui va du XIX· siecle a nos jours 38. Méme pour qui si l'on réécrivait L'épreuoe de l'étranger a la Toury.
ne cormait ni Busch, ni l'allemand, ni l'hébreu, cette analyse est Analyser une traduction sans remonter au systerne de
fort instructive. Car elle situe les diverses traductions en hébreu normes qui l'a modelée, puis la «juger » sur cette base, est donc
dans l'ensemble complexe de jeux de langues et de cultures, qui est leur une opération absurde, et injuste, puisqu'elle ne pouvait pas étre
espace historique et fait d'elles ce qu'elles sont ". Ainsi s'e~p.li~ autrement, et qu'elle n'avait sens eomme acte de traduction que
quent les idiosyncrasies ~e chacune d'er:tr~ elles, l~ ~a~or~l~lte comme opération assujettie a ces normes. Vialatte ne pouvait
atteinte par certaines qm, dans ce cas prec~s, r~nvo~e al utilisa- pas traduire « telle quelle » l'écriture dénudée de Kafka parce
tion d'une tierce langue (le russe en dermer lieu) Jouant pour qu'il obéissait, inconsciemment, a certaines normes esthétisan-
l'hébreu le róle de langue-de-formation dans son évolution vers tes du polysysterne francais, cela indépendamment de ses
une langue « moderne ». L'analyse de T<?ury, loin détre rivée « goúts » personnels en la matiere, Et quand G.-A.
a des comparaisons ponctuelles, est globahsante, ~t.les ex~mples Goldschmidt ou Lortholary retraduisent Kafka aujourd'hui, ils
de traduction fournis s'insérent dans cette globahte. Le resultat le font, chacun a sa maniere, en fonction des nouvelles normes
est du plus haut intérét, et laisse perplexe : voilá une analyse qui régissent le polysysterne littéraire francais. Dans trente ans,
socio-historique qui nc «juge » pas ; qui montre, sans plus, le on retr~duira peut-étre Kafka en fonction d'autres normes
encore mconriues.
36. Cité in L'épreuue de l'étranger, op, cit., p. 9.. .
37. Gidéon Toury, In search of a tlteory of translation, op. CIt., p. 58. S.L. : « Source Cette théorie de l'analyse des traductions parait aussi
language ", langue source. . . évidente que le concept sociologique de «norme» qu'elle
38. Gidéon Toury, In searcñ rifa theory of translation, op. CIt., pp. 140.-151, < German
children's literature in hebrew translation. The case of Max un? ~ontz ». .
emploie. Elle est applicable - je viens de le faire - a tous les caso
39. Ce qui rejoint, d'une certaine facon, le programm~ d'hlstolre.de la traduction de figure. Avant d'en venir aux avantages et aux périls d'une
proposé dans L'épreuue de l'étranger : « Montrer comment, a cha9ue .epoque, ou dans applicabilité aussi aisée, il importe de souligner que Toury,
chaque espace historique don~é, la .prauque de la traductlOn. s artz~le a ~elle de la
littérature des lanzues des divers echanges interculturels et interlinguistiques [... j. dans son souci de parvenir a une traductologie scientifique, et
Faire l'hi~toire de ':tIa ~raductiont c'est redécouvrir patiernment ce réseau culturel mérne fonctionnelle, bátit des sehémas ou lois qui non seule-
infiniment cornplexe et déroutant dans lequel, achaque époque, ou dans des espaces
différenrs, elle se trouve prise » (pp. 12-14).
ment sont discutables historiquement, mais contredisent son
----- - - ~------------ - --_.- -' ----- ~----- --------- ---- ---
52 53
propre « sens historique », Ces schémas révelent en outre qu'en qui se revele tout aussi fausse, ou plutót qui montre qu'en
ce qui concerne le róle de la « littérature traduite », l'école de histoire de la traduction, il n'y a pas de loi :
Tel-Aviv partage acritiquement les préjugés régnants sur sa
Habituellement - c'est-á-dire quand la littérature traduite occupe
«secondarité ». Importante, mais seconde, cet axiome commun a une position secondaire - le. premier et le principal but est son
tous les historiens des littératures est, ici, pour comble, trans- ~~_c:!:.pt~bilitfdans le systernecible (ou dans une part de ce systeme).
formé en loi, Il en résulte, comme d'habitude, une négation du C~tte préférence pour l'acceptabilité se traduit habituellement par le
róle créateur et autonome du traduire dans l'histoire occiden- fait que le traducteur soumet ses décisions et ses solutions aux normes
t<lI~~-cequi revient pour nous a dire que, comme toutes les qui s'inspirent de ce qui a déjá été institutionnalisé dans le póle cible
théories fonctionnelles, ~~_~ourant traductologique, en dépit de avec une diminution quasi automatique de l'attention prétée aux
relations textuelles de la source. D'autre part, dans les cas plus rares
son historicisme sociologisant, est aveugle a l'unicité de l'His-
oú la traduction occupe uraiment une position primaire dans le
1QÚ·_e.Dans son livre, Toury fait siennes les affirmations de son polysysteme cible, le traducteur se sent libre de s'écarter des normes.
maitre Even-Zohar sur le caractére « périphérique » ou « épi- Ce qui s'exprime souvent par un plus grand rapprochement a l'égard
gonal » de la littérature traduite dans le polysystérne littéraire : de la reconstruction des traits du texte source, c'est-á-dire par une
recherche d'adéquation au prix d'une incompatibilité croissante du
On peut émettre avec confiance l'hypothese que la position « nor- texte traduit qui en résulte et des normes régissant l'acceptabilité des
male » d'une traduction littéraire tend a étre secondaire (cf. Even- textes (ou mérne des traductions) dans le systérne cible littéraire etfou
Zohar, 1978 a: 124). C'est-á-dire qu'elle «constitue un systérne linguistiq ue 42.
périphérique a l'intérieur du polysystéme [littéraire ciblé], prenant
généralement le caractére d'un écrit épigone. En d'autres termes [...] L'affirmation selon laquelle, lorsque la littérature traduite
elle n'a pas d'influence sur des processus majeurs et se modele sur des occupe une position secondaire, le traducteur se soumet aux
\n6riries établies déjá conventionnellement selon un type dominant.
normes d'« acceptabilité », peut étre occasionnellement vraie.
, La littérature traduite en ce cas devient un facteur majeur de
~~~rváti~"ffie-(Even~Zohar, 1978 ;t-:T22).--Ü enest ainsÍ paree (p~e-ies Mais dans le cas de la France du XVIe siécle, on a une relation
conditions dans lesquelles la littérature traduite tend a adopter une inverse: la traduction occupe clairement le centre du polysys-
position primaire et a «contribuer activement a modeler le centre du
,43
teme ,ce qm., n empec h e pas 1a plupart des traductions de cette
A

polysysterne [ciblé]» (Even-Zohar, 1978 a: 120) exigent que ce époque d'aller dans le sens de l'acceptabilité !
dernier soitfaible et « a la longue aucun systéme ne peut demeurer Tout cela parait nous éloigner de l'analyse des traductions
dans un état de faiblesse constante » (Even-Zohar, 178 a : 124) : ou mais en réalité nous y rarnene : l-ª_JiJtérªtJ,lz:~_tra.duite va.étre,
bien il devient plus fort, ou bien il disparait graduellernent ?".
pour cette écoletraductologique, systématiquement considérée
La encore, les affirmations paraissent évidentes·"Mªj_s~!9~te comm~ un phénoméne le plus souvent secondaire, tenu de se
l'histoire occidentale demontreI'jnverse, méme aux périodes oú conformer ..a !!~~l!-0rlT!eS _q ~iJ_~i.sont entieJ."_eJnenLf!x!érkuT._es.
Et
dOl!!ine i¡itr~aductión-ethnocentrique
en
(xvn", XVIII' siécle). C'est
fa"íttout le schéma centrejpériphérie qui est a revoir. Le fait r.?~t
pa.r__~()i~ .• de conséguence,

á 1<,1 _~~~fi.~i:~~e
Ies analyses de traduction se borne-
_~!!~.~~-
iloi-~e~é~ti'l~ étuge-(k ieur emprise
que la -traduction ait toujours eu un statut problématique au sur les traducteurs et les traductions. D''oú un mécanicisme
seinde la « cité» ne signifie pas qu'elle soit « périphérique». La croissant qui n'est súrernent pas dans les intentions de Toury,
'-Üttérature traduite n'est pas périphérique, ni centrale ; elle a mais qui se manifeste au grand jour quand les comparatistes
~-t:~;~t. x:.este,s~_~_a}lS
_q~o_i_a_ucune
littérature autochtone ne peut analysent des traductions sur la base de ses idées "'.
exister dans cet espace du colinguisme/" (Renée Balibar) qu'est
l'Occident. 42. Gidéon Toury, In search of a theory of translation, op. cit., p. 142.
De cette loi qu'il vient d'énoncer, Toury tire une autre loi . 43. Héléne Naís, «. Traduction et imitation chez quelques poétes du XVI" siecle »,
In Reoue des sctences humaines, nO180, 4" trimestre de 1980.

40_ Gidéon Toury, In searcñ of a theory of translation, op. cit., p. 142_ 4~_ LOI: d'un colloque i~temational de littérature comparée ten u a la Sorbonne
41. cr; Renée Balibar, L'institution du fransais, PUF, París, 1985, pp. 75-81. en aout 198::., la plupart des interventions sur la traduction étaient norm-onented. Les

54 55
".1'

Il Y a plus grave. Si, par suite des « normes translationnel- méme intégrée dans un corpus d'enseignement de littérature
[Ies » (qui, en fait, ne sont pas des normes spécifiques p~ur la étrangére telle ou telle sans étre traduite ; elle peut étre publiée
.traduction, mais des normes valant pour tout?S les pra~lques sous une forme « adaptée » si elle « heurte » trop les « normes »
d'écriture, et au-delá, comme le «bon gout» classique}, littéraires autochtones; puis vient le temps d'une courageuse
\
Madame Dacier ne pouvait pas traduire Hornere autrement introduction sans prétention littéraire (destinée généralement a
: ••.
¡ •
..I!!.':!t, '". doit
q u' elle l' a fait,@J.uesti!!!!:...g!.J!L1!.qjf1..Jl!L~!L!!J:!:!1U(¿ti.º!!:.!1:.~ ceux qui étudient cette ceuvre); puis vient le temps des
. ,.:mime pas se poser.-ll en va de me me pour les tr~?UctlOns premieres traductions a ambition littéraire, généralement
....,.,.édulcorées de Dostoíevski en France a la fin du XIXe siecle, etc. .partielles et, comme on sait, les plus frappées de défectivité;
Mais s'il peut parairre en effet absurde, ou inutile - encore que . puis vient celui des (multiples) retraductions, et, alors, celui de
l' Allemagne romantique l'ait fait, et ait considér~ que la France la traduction de la totalité de l'ceuvre. Ce processus est accom-
classique n'avait pas traduit les Anciens -, de Juger ~adame pagné, soutenu par tout un travail critique. Puis vient - peut
Dacier, cela devient plus difficile pour ces traductions de venir - une traduction canonique qui va s'imposer et parfois
Dostoíevski, plus proches de nous. Il y a quelque chose, au fond, arréter pour longtemps le cycle des re-traductions. La translation
qui releve d'une confusion : apres les traductions de Chateau- littéraire s'est accomplie dans ses phases essentielles, qui,
briand , de Baudelaire, de Leconte de Lisle, de Mallarmé, , . ,
etc., naturellernent, peuvent se distribuer différemment selon les
les traductions de Dostoíevski ne peuvent étre caractensees que ceuvres, les domaines d'ceuvres, les époques, les langues-cultures
comme des adaptations, des introductions (au sens de Me- réceptrices. On voit aisément que le sens de cette translation est
schonnic), non comme des « traductions », ni me me comme de la « révélation » d'une oeuvre étrangére dans son étre propre a
4S • • • •
(-« premiéres » traductions . Ce qUl manque lCI - et qUl est la culture réceptrice. La « révélation » pleine et entiére de eette auore
" recouvert par l'analyse des normes - c'est une théorie générale de la est elle-méme l'euore de la traduetion, et d'elle seule. Et elle n'est j

translation littéraire, du passage dune ceuvre d'une «langue possible que si la traduction est « vraie ». Avant, il n'y a pas de'
culture » a une autre ". La translation en question a ses formes « révélation », il n'y a que les étapes menant (ou non) a celle-ci,
_.'et ses moments : une ceuvre étrangere est lue, par exemple, en Le concept de.« Iittérature traduite » brouille les cartes, parce
France, ou révélée chez nous ; elle est signalée, elle peut étre qu'il confond la translation littéraire avec ce moment central de
la iranslationqu'est la traduction. Pour l'école de Tel-Aviv, est
comparatistes avaient trouvé la un sur filon conceptuel et méu:odo~ogique pour 'ffadüé't:,rón--
tout ce qui se présente, se dénomme comme tel. C'est
intégrer - ce qu'ils auraient dü faire depuis longternps - les traductions a leur champ pourquoi, logiquement, Toury inclut les «pseudo-traduc-
d'études. . . .
45. Cf. Antoine Berman, « La traduction et la lettre ou L'auberge du lointain ", tions » (telles que le Candide de Voltaire) dans la littérature
in Les tOUTSde Babel, T.E.R., Mauzevin, 1985, pp. 116-117. .' traduite -;$"'il n'y a pas poser la question de lavérité a propos
á

46. La translation littéraire n'est elle-rnéme qu'une forme de translatum parml tout
cet espace de translations qu'est I'esp~ce occ!dental depuisla G~~ce,cornme le m~mtrent d~o...1:l_t~~_l~.~J9.r.!!J,~Ld(da
translation .Iittéraire, !l y a lieu de la
les expressions médiévales de translatio studii, de translatio unperu - deux transla~ons du poser a propos de la traduction, et encore, de maniére différen-
reste liées. Toutes les translations sont liées et s'étayent mutuellement. II y aurart done clée: on ne juge pas de la me me maniére une traduction
lieu d'édifier une vaste histoire réfléchissante de cet espace translationnel - tache
collective de longue haleine. ~.h.p!.Y~!<;(!i.c,,:~e_ment,ce:te ~tude.de,!'espace tr:,nslation- premiére et une retraduction ; une traduction partielle ou une
I nel reposerait sur une ~istoiTe'des migrations, et. une « theone ." de. l etre. humam cornme traduction complete, etc. A ne pas poser toutes ces différences.
. étre-migrant (la migrauon fonde la translauon) et, par la rneme, etre-mutant (toute
migration est rn,!!,ation, comme le rnontre.}e pI:.éno:néne~f~ndarn~n.tal~de I~ « colo- nécessaires, et a interpréter le phénornéne de la translatio litté-
-rne»f'Na'turellemeni~ iry a:cl'aufresespáces translationnels, et afortion rrugratoires, que raire comme un processus d'intégration au polysysterne littéraire.
--¡'Occident. Par exemple, l'espace d'Extrérne-Orient (Octavio Paz, Lecture et contempla-
d'une culture, Toury est mené a des erreurs néfastes : d'abord,
tion trad. Jean-Claude Masson, La Délirante, Paris, 1982).
, Dans tous ces espaces, pour autant qu'il y a de I'¿ent, la traduct!-0n - que I'on p<;.ut les littératures étrangéres traduites ne s'intégrent généralement pas
définir aussi cornrne une translation, une migration et une mutatron - joue un role
« primaire ». II y aurait lieu de voir si chacun de c~s espac;es- c'est pl~s que pro~able-
a la littérature autochtone, sauf dans le cas de tres grandes
posséde sa spécificité; et de se demander pourquoi le systerne translationnel occidental traductions, et en vertu de particularités non généralisables : la
est devenu planétaire. Bible de Luther, l'Authorized Version, le Plutarque d'Amyot, les

56 57
Mille et Une Nuits de Galland, le Shakespeare de Schlegel. Elles
n'aurait é~é en Occident cette fa<sonneuse'« primaire », et non
restent des « littératures étrangeres », me me si elles marquent la
«_~e~o~dalre » ou « périphérique », de langues, de littératures,
littérature autochtone. Le Hopkins de Leyris, aussi admirable
.Q<; _~!:!1tures,etc., qu'elle a été, et reste. Ll est bien vrai qu'ils ont
soit-il, n'est pas un « poerne francais », mais un poeme anglais,
d'ü, et doivent encore, eomposer ave e ees normes (comme on le
mérne si sa haute poéticité en fait un « vrai » poeme enfrancais,
voit ?lairement chez Lut~er ou Amyot), voire en ont épousé
Il n'est me me pas besoin qu'une traduction soit bonne pour
certames (Schlegel voulait un Shakespeare a la fois fidéle a
qu'elle agisse sur la culture réceptrice (cas de Dostoíevski
l'original et germanisé, intégré, oui, a la littérature allemande,
agissant sur Gide, de Kafka, etc.). La littérature traduite ne
s'integre done pas a la littérature autochtone, comme le ~ais . e~tte ,intégration supposait, l?,:ur lui la fidélité). Mais
montrent les rayons des librairies. Elle forme un domaine a part, jamais ils n ont perdu de vue la vente autonome de leur tache.
autonome, oú coexistent péle-rnéle pré-traductions, introduc- Toury a dú se rendre compre du caractere « réaetionnaire »
tions, et tous les genres de traduction mentionnés. Mais si l'on imprévu de ses théses initiales (justifier les modes de traduetion
interprete la translatio en termes d'intégration (de naturalisa- réducteurs existants, voire les eneourager), puisqu'il a écrit
tion), on est conduit a n'y voir qu'un processus d'adaptation, oú (mais je ne l'ai pas lu) un article intitulé « The Translator as a
prédominent naturellement les «normes» littéraires de la Noneonformist-to-be, or: How to train translators so as to
culture réceptrice, et oú régne la regle de l' acceptabilité: paree viola te translational norms 48 ». En vérité, l'école de Tel-Aviv
qu'ils sont par trop «étranges », Shakespeare, Dostoíevski, oscille entre deux concepts de la traduetion, ceux que déerit
Kafka doivent erre adaptés pour étre acceptés. D'oú la seconde Toury en parlant de « norme initiale ». Elle ne peut, au fond,
conséquence néfaste : la question de la vérité réapparait (on ne pas ne pas penser que la « vraie » traduction est la prerniére,
peut pas ne pas la poser), mais sous eette forme: la traduction ?elle qui est sourc~-oriented ; rnl,ljsson. champ d'étude et d'analyse
« vraie » est celle qui est « adéquate » a tel moment, etc. Adéquate non <:!ant la traduction target-oriented, c'est-á-dire la translatio litté-
a I'ceuvre de départ (source-oriented), mais a la eulture d'arrivée raire .interprétée comme intégration normée, elle est conduite el
(larget-oriented). La « vraie » traduction est celle qui est accepta- privilégie~ la traduction « réelle », c'est-á-dire statistiquement
ble, celle qui « transmet» et « integre» I'oeuvre étrangere au la plus frequente, la traductionjadaptation, et a construire sur
polysysterne récepteur. On voit la conséquence ahurissante de cette base ses analyses.
:-'ceraisonnement : l'agir du traducteur est désormais déterminé, Reste a signaler un point d'importance, essentiel, on le
: non par le désir de « révéler» au sens plein du terme I'ceuvre verra, ~our l'ori.entation des analyses de traductions : la place
étrangére (désir autonome, qui n'obéit - certes au sein de mille el.!!-~<.~uJet traduisant » dans eette pensée. --
: limitations - qu'á ce que du Bellay appelait la « loi de traduc- - L'emprise du fonctionnalisme,meme' enrichi, ernpéche a
tion " »), mais par l'état (relatif) d'ouverture ou de fermeture m<:>navis toute r~flexion sur le sujet traduisant, que pourtant
~9.e la culture réceptrice. Si celle-ci réclame des traductions Bnsset ne cesse d appeler de ses voeux 49. Ce sujet n'apparait
plutót source-oriented, il y aura des traductions de ce genre, et les dans son ouvrage que eomme
traducteurs se soumettront, consciemment ou non, a cette
injonction ; si elle réclame des traductions target-oriented, ce sera relais des norrnes du discours social et de l'institution qui les instaure
l'inverse. La encore, le schéma parait évident, maisilnietoute et les sanctionne 50.
autonomie du traduire, et, en fait, il nie toute l'histoire occiden-
taie-de-la:tráduction-: si les traducteurs, depuis saint j éróme, ne 48. fn Angetoandte Übersetcungsunssmschaft, Sven OlafPoulsed et \\"olfram \\"ilss éd.,
s'étaient souciés que d'obéir aux normes, jamais la traduction Arhus/Dan,emark, 1980, p~. 180~194.Inutile de dire que main~ traducteurs, et depuis
toujours, n o,:,t pas eu .besom qu on leur enseigne la chose. Mais c'est vrai qu'il y en a
beaucoup qUl en auraient grand besoin.
47. Du Bellay, La Déjense ei Illustration de la Langue Francaise, in Les Regrets, précédé
de Les Antiquités de Rome et suivi de La Défense el Illustration de la Langue Fransaise, 49. Annie Brisset, Sociocritique de la traduction, Éd. du Préambule, coll, « L'univers
des discours », Québec, 1990, pp. 251-257.
Gallimard, coll, « Poésie », Paris, 1967, pp. 211-212.
50. Ibid., p. 199.

58
59
Or la notion méme de sujet, quelle que soit l'interprétation traduction, de la poésie,du théátre, qui, quoique indéfinissable,
qu'on en donne, suppose tout a la fois cell~ d'individua!ion (tout n'est ni imaginaire, ni vide, ni abstraite, mais au contraire
sujet est ce sujet-ci, unique), celle de réflexion (tout sujet es.t un d'une grande richesse de contenus : la traduction, c'est toujours
soi, un étre qui se rapporte a « soi-rnérne ») et ce~le de lz~erté « plus» que la traduction, ad infinitum. La seule maniére d'aeeéder
(tout sujetest responsable). Cela vaut pour lapsyehe traductlve: a eette riehesse de eontenus, e'est l'Histoire. Loin d'apporter la preuve
Certes, devenir un simple relais est l'un de ses possibles. Et SI que le traduire est chose changeante, relative, sans identité ni
maints traducteurs ne sont que des «relais des normes du frontieres, l'Histoire, d'époque en époque, expose a nos yeux la
discours social », il s'agit toujours d'un choix, méme si ce choix richesse déroutante de la traduction et de son Idée. Les
n'est pas vraiment conscient. C'est parce qu:il e~t res1!0n~able de prétendues variations de la notion mérne de traduction aux
son travail que le traducteur peut, et doit, etre Juge: une différentes époques peuvent ainsi étre lues comme des manifes-
traduction est toujours individuelle, toujours traduction-par. .., tations préférentielles d'un des contenus de cette Idée, ou de
parce qu'elle procede d'une individualité, mérne so~~ise a de~ plusieurs. La traduction n' apparaít pas au Moyen Áge comme
« normes ». Lorsqu'un traducteur se conforme ent.lere:nent a a la Renaissance. La translatio n'est pas la traduetio. Mais toutes
celles-ci, cela prouve seulement quil a décidéde les faire siennes ; deux sont des actualisations, des manifestations de « La traduc-
certes, le plus souvent, dans la pénornbre a
peine consciente de tion » 53.
sa psyehe. Le concept d'« internalisation » emI:>loyépar. ~oury ~t Pour le traducteur, l'Histoire de la traduction est done
Brisset a perrt-étre une valeur psychosociologlque, mais il ne dit quelque chose qu'il faut nécessairement conriaitre, quoique pas
pas grand-chose sur la subjectivité du sujet traduisant '. forcément a la maniére d'un historien 54. Un traducteur sans
n y a d'autant plus choix que tout traducteur sait, po.ur conscience historique est un traducteur mutilé, prisonnier de sa
ainsi dire a priori, qu'il existe ce que du Bellay et Peletier représentation du traduire et de celles que véhiculent les
appelaient au XVIe siecle une « loi de traduction .51 » absolument «discours sociaux » du momento De mérne, un traducteur qui
indépendante des « discours sociaux » ; une Loi au sens le plus retraduit une ceuvre déjá maintes fois traduite a avantage a
fort du terme, que la, il n'est pas libre de modifier. Est. tradu~- cormaitre l'histoire de ses traductions, soit pour s'inscrire dans
teur qui se soumet a cette Loi. Perrot d' Ablancourt, qm prenait une lignée, soit pour s'inspirer de l'une des traductions de cette
maintes libertés avec les originaux et le disait haut et fort, lignée ss, soit pour rompre avec cette lignée.
écrivait a propos de sa version des oeuvres de Lucien :
cela n'est pas proprement de la traduction ; mais celf vaut mieux que . 53. Les divers mots Fondament~ux par lesquels, en Occident, les espaces langagiers
et cul~urels ont «.nomme » le traduire - translation pour I'anglais, traduction, traducción,
la traduction 52. traduaio et tradueione pour les langues latines, Überseteen pour I'allemand (et Übertra-
gung) - constituent également des manifestations différentielles de l'idée de la traduc-
nya peut-etre « mieux » que la traduc.tion, ma.is il y ~ un tion. Car chacun de ces mots, translation, traduction et Obersetzung, posséde sa signifiance
« proprernent » de celle-ci, et Perr~t le sait for~ bIen; N~an: p.rop!:e·;~·riléin~
.s'Il é9~ivaut aux autres da.ns I'échange cour.ant ou le dictionnaire.
Chacun est « iritraduisible ». Chacun actualise en une configuration déterminée tels ou
moins le eontenu de la loi de traduction ne saurait se redmre a tels contenus de I'Jdée. C'est jpourquoi se sont constituées des traditions-de-traduction
ce qu'~n dit du Bellay, ni tout autre. Il ne peut pas étre form~lé 'SpéCi"?quésaux air,es langa~hes I cultu~elles concernées, qui bien sur ne sont pas
de maniére thétique et absolue, parce que toute forrrrula tion ferm~es s~r .elles-,?emes, .mals ne ces.sent d interférer au cours de I'Histoire sans perdre
leur identité, Cf. a ce sUJet mon article «De la translation a la traduction» in TTR
que nous en pourrions donr:er res~erait, marquée p~~ d;s vol. 1, n= 1, université de Québec a Trois-Riviéres, Québec, 1988. ' ,
éléments de notre doxa, resterart relative. C est pourquoi 11 n y 54. Valery Larbaud <;,t le plus bel exemple de traducteur qui n'a cessé, littérale-
ment, de «voyager en histoire de la traduction » d'une maniére propre et a sa
a pas de «définition» de la traduction, pas plus que de la r:ersonnalité, et a s?-fig.ure de t~ad,:,cteur. Il.fau.t relire Sous l'inoocation de saint Jéróme pour
poésie, du théátre, etc. Et pourtant il y a une « idée » de la s apercevOlr. ~omblen 11 connaissait cette histoire, et ses figures les plus cachées.
55. Philippe Brunet, dans son introduction a sa traduction de Sappho, Poémes et
51. In P.-A. Horguelin, Anthologie de la maniére de traduire, Linguatech, Montréal, fragments (L'~ge d'Homme, Paris, 1991, p. 23), écrit de facon frappante:
«A parur de. la traduction scandée d'André Markowicz [de Catulle] [...] et a la
1981, p. 64. rencontre des versrons mesurées - rythmées, mais destinées a étre chantées - de Belleau
52. Ibid., p. 94.

61
60
Tentons a présent une premiere synthése avant d'en venir ~ustifié, puisqu;.l'a?~ly.se mérne montre qu'il ne pouvait pas etre
a notre conception des analyses de traductions. ,:utrem:nt. gu il n etait. On suppose que les ienants de cette
Malgré les vives critiques que je viens de faire a l'école ecole réalisent, au moins en leur for intérieur, le caractere
fonctionnaliste, je ne lui dénie pas une grande positivité. Entre ~r?pre~ent interrable, a tous points de vue, d'une telle neutra-
une analyse« trop» militante gen re Meschonnic et une analyse lIt.e. Meme un Derrida, qui refuse de prendre parti entre, en
« trop » fonctionnaliste, sociologique, genre Toury ou Brisset, il fait, B~oda et du Bouchet, sait de quel caté se trouve la
y a place pour un autre «discours» qui, loin de s'opposer traduction la plus « fid~l~ ». Il ne veut simplement pas entrer
polémiquement aux deux premiers, sache conquérir son auto- dans des querelles « pa.rrsrenries ». Il n'est súrement pas neutre.
nomie en leur rendant justice. Les analyses critiques de En tra~u,ctl?n, on ne peut pas, on ne doit pas étre neutre. La
Meschonnic (et de tous ceux qui pratiquent des analyses du neutrahte n est pas le correctif du dogmatisme.
mérne genre, c'est-á-dire des évaluations de traductions fondées ~ai~ si ~tr: neutre signifie erre « objectif », et si étre
sur un examen serré de l'original et un concept source-oriented du « obJec~I~» sl?"mfie étre «scientifique», et si toute véritable
traduire 56) me paraissent étre le prolongement naturel de cette n:=utrahte est impossible en traduction, le projet contemporain
attitude soupcormeuse du « simple » lecteur de traductions que d un~ scz~nce de la traduction n'est-il pas mis' en cause? Il Y a ici
décrit si bien Masson 57. Mérne armées conceptuellement, ces une eq~.uvoque qui doit erre vite dissipée. «Science de la
analyses interpellent les traductions et les traducteurs. Qualité t~aduetIOn» peut vouloi~ dire : savoir discursif et eoneeptuel
essentielle. ngou:~ux de l~ t~ad~~tIOn et des traduetions, essayant de
Les analyses de Toury et de Brisset représentent, a l'évi- conq~eTlr une scien tifici té propre. Mais cela peut vouloir dire
dence, la suspension de cette attitude naturelle du lecteur de aUSSI: chercher a constituer un savoir positiviste et seientiste de
traductions, puisqu'elles prónent une totale neutra:lité de juge- la tr~duetion, pui~ant servilement et acritiquement dans les
ment. Mais il en résulte deux conséquences. D'une part, le texte proeedures des sciences «exactes». Au xx" siecle tous les
traduit est objectivé, transformé en objet de savoir(s) ; il n'est plus grands noms des , scienees humaines semblent avoir conriu , a un
quelque chose qu'on interpelle pour le critiquer ou le louer. moment ou a ~n autre,. cette der'n iere tentation (la encore,
D'autre part, comme on l'a vu, il se trouve dans tous les cas Barthes est typique, mars on pourrait eiter péle-rnéle Lévi-
Strauss, Braudel, Lacan, ete.). Leurs ceuvres montrent qu'ils
et Baif, pouvait s'inscrire le projet de retraduire le poerne sapphique, puis tout Sappho, o~t t~uJours su dépasser eette tentation et fonder des discours
d'aprés le me me principe. On aurait voulu donner l'ensemble de ces traductions, s~lentlfiques rigoureux, mais spécifiques a leurs domaines. Des
anciennes, modernes, mesurées, rimées, ne füt-ce que pour rendre au livre de Sappho
le mouvement qui lui appartient et rétablir chaque nouvelle étape de la traduction, discours seientifiques qui sont ,a~ssi .des discours critiques. Et qui,
image possible d'une image possible du texte, dans sa fragilité. » Notable exemple, chez d~ne, ne, sont pa~ neutres. L h istoir-e, la sociologie (ef. Tou-
ce traducteur, de conscience historique et de retraduction conviviale.
56. Comme Steiner dans Aprés Babel. On trouve dans le chapitre V de cet ouvrage, ra.l~e), 1 ethnologle ne sont pas neutres. Ce sont des sciences
qui est de loin le plus attachant, de rernarquables micro-analyses de traductions de c:ztzques non idéologiques. Telle doit étre la « seienee de la traduc-
Shakespeare, Supervielle, Hopkins, qui sont des analyses .« positives ». Il est dommage non », quelles que soient son orientation, sa méthodologie ses
que l'auteur ne s'attarde presquejamais sur une traduction, mais passe sans cesse de l'une
a l'autre en ne laissant au lecteur qu'un sillage brillant de rernarques souvent profondes, eoneepts de base, ete. '
mais jamais développées, « exploitées o).
On trouvera chez Efim Etkind (Un art en cnse, essai de poétique de la traduction po/tique,
L'Áge d'Homme, Lausanne, 1982), également, des analyses de traductions poétiques
du plus grand intérét et écrites (dans le cas des positions critiques) dans un style
polémique fort réjouissant. Ce sont, a la différence de Steiner, des analyses completes
de poémes et de Ieurs traductions. On peut n'étre pas d'accord avec maintes affirma-
tions d'Etkind, on peut avoir une tout autre interprétation de la « crise » de la
traduction poétique, il n'en reste pas moins que la lecture du livre est vivifiante en de
nombreux endroits, et qu'il y a la un exemple d'évaluation de traductions expéditif,
mais convaincant dans se forme.
57. jean-Yves Masson, «Territoire de Babel. Aphorisrnes », op. cit., pp. 157-169.

62 63
l'ordre qui va étre décri~, que nous avons appris cette chose qui
ESQUISSE D'UNE MÉTHODE ne va pas du tout de SOl : apprendre a lzre une traduction :>8.

]e vais tenter maintenant de tracer l'architectonique d'une Lecture et relecture de la traduction


analyse des traductions qui tienne compre des formes élaborées
par Meschonnic et l'école de 'Tel-Aviv, tout en élaborant une A un regard méfiant et pointilleux, tout autant quá un
méthodologie et des concepts propres (au moins en partie) et re~ard pu~ement neutre et objectif, opposons un regard réceptif
tout en visant a correspondre au concept benjaminien de critique gUI, effectivement, n'accorde qu'une « confiance limitée» au
texte traduit. Telle est, telle sera la posture de base de l'acte
de traduction présenté pius haut.Je présenterai iciia forme la plus
critique:. suspendr~ tout jugement hátif, et s'engager dans un
développée et la plus exhaustive de cette architectonique qui,
long, patient travail de lecture et de relecture de la traduction
dans les faits, risquerait de donner un livre plutót qu'un article.
ou d~~ traductions, en laissant enttérement de caté I'original. La
Mais il est presque superflu de dire que cette forme maxímale premIe re lecture reste encore, inévitablement, celle d'une
peut se moduler suivant les finalités particulieres de chaque « ceuvre étrangére » en francais. La seconde la 'lit comme une
analyste, et se mouler dans toutes sortes de formes textuelles traducti~n, c~ ;Iui. implique une conuersion du regard. Car,
standardisées (article, communication, étude, ouvrage, recen- comme 11 a ete da, on n'est pas naturellement lecteur de
sion, these, etc.). Au reste, il ne s'agit pas de présenter un traductions, on le devient.
modele, mais un trajet analytique possible. , L~isser l'~riginal, résister a la compulsion de comparaison,
Mon trajet analytique sera divisé en étapes successives (ce e est la un pomt sur lequel on ne saurait trop insister. Car seule
qui correspond au concept de méthode). Les premieres étapes cette lecture de la traduction permet de pressentir si le texte
ont trait au travail préliminaire, c'est-a-dire a la lecture traduit « tient ». Tenir a ici un double sens : tenir comme un écrit
concrete de la traduction (ou, le cas échéant, des traductions) :Ians la la~gue réceptrice, c'est-á-dire essentiellement ne pas
et de l'original (sans parler des multiples lectures collatérales etre en decá des « normes » de qualité scripturaire standard de
celle-ci 59. T~n~r, ensuite, au-delá de cette exigence de base,
q ui viennent étayer ces deux lec tu res ). Les étapes suivantes
c?~me un~<:_~lt.~blet~xte (systématicité et corrélativité, organi-
ont trait aux moments fondamentaux de l'acte critique
C_lt~.de tous ses constituants). Ce que découvre ou non cette
lui-rnéme tel qu'il apparaitra sous forme écrite. C'est également
relecture, c'est son degré de consistance immanente en dehors de
dans cette partie que sont présentées les caLégories de base qui toute relation a l'original. Et son degré de vie immanente : il est
veulent structurer cette critique, et qui se distinguent aussi d~s trad~ct.ions - les critiques de magazines littéraires le savent
bien de celles de Meschonnic que de celles de l'école fonction- bien, mais lis en restent la - « froides» «raides» «enlevées»
naliste.
.
« VIves », etc.
'"
Laforme de ce genre d'analyse s'est peu a peu dégagée pour
moi au fur et a mesure que je «pratiquais» des études de 58. Le traje~ proposé est une généralisation, done, dequelques trajets personnels.
Ses formes concretes varieront pareillernent selon les analystes, les traductions et les
traductions, en essayant d'en préciser (et d'en systématiser) les ong¡naux en cause, etc.
procédures. Les prernieres étapes doivent beaucoup a mon . 59. C'est-a~dire, tour sirnplement, est « bien écrite » au sens le plus élémentaire.
Mamtes traducuons largement diffusé~s ne satisfont pas a ce critére. Un exemple : l'essai
travail de traducteur littéraire, et notamment a la difficile de Hannah Arendt On reuolution publié sous le utre Essai sur la réuolution chez Gallimard
traduction des Sept fous de Roberto Arlt, faite avec Isabelle ~n. ~olle:uon de poche (coll. « Tel ", Paris, 1967, trad. Michel Chrestien) est quasi
illisible a cau.sede sasyntaxe dére~[Ue.useet ernpétrée, alors que Arendt est connue pour
Berman. C'est en lisant et relisant ensemble, ou séparés, les son style clair et Iluide, sans ~s!=!ente~.Le texte traduit, ici, ne « tient " pas, et on le
successives versions de cette traduction, et en effectuant un remarque tout d~ s';llte. ~e. q.Ul~ em~eche pas cette traduction d'un livre irnportant de
circuler sans avorr JamalS ete crruquee. Cas plus que fréquent.
va-et-vient entre ces versions et l'original a peu pres dans
-]
65
64

"
~_-----------_~_-------------------------
~~

Cette relecture découvre aussi,


immanquablement, des Nous avons lu et relu la traduction ; nous nous sommes fait
« zones textuelles » problématiques, qui sont celles oú affieure une impression (ou une impression s'est faite en nous). I! faut
la défectivité : soit que le texte traduit semble soudain s'affai- maintenant nous tourner, ou nous re-tourner, vers l'original.
blir, se désaccorder, perdre tout rythme ; sO.itqu'il paraisse au
contraire trop._.aisé, trop coulant, trop lmpersonnellement
« francais » ;:;;oit .encorequ'iL exhibe ibrutalement des mots, Les lectures de ['original62
tournures, formes phrastiques qui détonn(,!Ilt ; s<;>itqu'enfin il
soit envahi de modes, tournures, etc., renvoyant a la langue de
l'original et qui témoignent d'un phérioméne de contamination Ces lectures laissent de cóté, elles aussi, la traduction. Mais
linguistiq ue (ou d'« in terférence »). elles n'oublient pas ces « zones textuelles » oú la traduction a
A l'inverse, elle découvre aussi, mais pas toujours, des semblé tantót problématique, tantót heureuse. Elle les lit et
« zones textu~lles » que je qualifierai de miraculeuses, e~ .ceci relit, les souligne, pour préparer la future confrontation,
qu'on se trouve en présence non seulement de passages visible- De simple lecture cursive, elle devient tres vite pré-analyse
ment achevés, rnais d'une écriture qui est une écriture-de- textuelle, ~'ést-a-dire repérage de tous les traits stylistiques, que1s
traduction, une écriture qu'aucun écrivain francais n'aurait pu <:l~Ú!:5_~<:)i~ºt.,
q~~~11:d(viduentl'écriture et la langue de I'original P" i
écrire, une écriture d'étranger harmonieusement passée en et en font un réseau de corrélations systématiques. Inutile de
francais, sans heurt aucun (ou, s'il y a heurt, un heurt bénéfi- chercher ici l'exhaustivité : la lecture s'attache a repérer tel type
que) 60. Ces« zones textuelles» oú le traducteur a écrit-étranger de forme phrastique, tel type signifiant d'enchainements propo-
en francais et, ainsi, produit un francais neuf, sont les zones de sitionnels, tels types d'emplois de l'adjectif, de l'adverbe, du
gráce et de richesse de texte traduit. De bonheur. A lire, par temps des verbes, des prépositions, etc. Elle releve, bien sur, les
exemple, le Naufrage du Deutschland ou d'autres poémes .de mots récurrents, les mots clefs 64. Plus globalement, elle cherche
Hopkins traduits par Leyris, on sent a la fois la longue peme a voir quel rapport lie, dans I'oeuvre, l'écriture a la langue,
qu'a été la traduction, et le bonheur qu'elle est parvenue quelles rythmicités portent le texte dans sa totalité. Ici, le critique
finalement a étre, refait le méme travail de lecture que le traducteur a fait, ou est censé avoir
Insistons sur l'importance de ces « impressions » : ce sont fait,avant et pendant la traduction.
elles, elles seules, qui vont orienter notre travail ultérieur, Le me me - et pas tout a fait le méme. Car la lec tu re
lequel, lui, sera analytique. Se laisser envahir, modeler par ces
du traducteur est, comme je l'ai souligné dans L'épreuve de
« impressions », c'est donner un sol sur a la critique a venir. Il
ne faut certes pas en res ter la, car non seulement toute impres-
sion peut etre trompeuse, mais mainte traduction est trom- 62. Ces lectures, pas plus que la précédente, ne sont séparées de lectures colJatéra-
peuse, et done produit des impressions trompeuses 61. les: lecture des autres ceuvres d'un auteur, lecture d'autres traductions du traducteur,
lectures critiques, informatives, etc. Mais ces lectures collatérales me semblent devoir
intervenir un peu aprés ces deux premie res lectures fondamentales. Il faut qu'il yait
60_ Emmanuel Hocquard, présentation a l'anthologie 49 + 1 nouveaux poétes d'abord intimité avec, d'un cóté, le texte traduit, de l'autre, l'original. Sans trop de
américains, choisis par Ernmanuel Hocquard et Claude Royet-Journou?, coll, «Un médiations.
bureau sur l'Atlantique », Ed, Action PoétiquefUn bureau sur I'Atlantique, Royau- 63. «Le style est un travail qui individue, c'est-á-dire qui produit de I'indivi-
mont, 1991, p. 10: « [ ...] il m'arrive de lire de la poésie américaine en anglaisvMais due! », Paul Ricceur, Du texte a l'action, Essais d'herméneutique II, op. cit., p. 109.
mon vrai plaisir est de la lire en francais, C'est alors que vraiment "soudain je vois 64. Cf. Michel Gresset, «De la traduction de la métaphore littéraire a la
quelque chose". Mon contentement pourrait s'exprimer alors dans ces terme.s: "a, traduction comme métaphore de I'écriture », Reuue francaise d'études américaines, n= 18,
jamais un poéte francais ne l'aurait écrit. [...] Je tiens a cette idée que la traduction est 1983, pp. 502-518. Ce repérage inclut tous les réseaux métaphoriques de l'ceuvre,
cette sorte de représentation dont j'ai besoin pour mieux voir et mieux comprendre souve,:,t négli~és par le traducteur. Sylviane Garnerone, citée par Gresset (p. 509), dit
(dans) ma propre langue. » .,. • •
fort bien : «S, le traducteur ne "poursuit pas" les divers réseaux métaphoriques [de
61. Mais cela, peut-étre, sur un autre registre. Lorsqu un critrque, dans un article, F~ulkner] [...] il ~e peut espérer communiquer la symbolique de l'ensemble, dont les
parle d'une traduction « brillante », « élégante », etc., il y a lieu de se méfier : il s'agit metaphores constituent les arcs-boutants. » Il n'y a pas que les réseaux métaphoriques ;
souvent de traductions qui séduisent pour masquer ou leur défectivité, ou leur ethnoc~n- il Y a les réseaux de signifíants, de termes, de concepts, et Gresset ajoute a ces divers
tricité, Mais il y a aussi d'excellentes traductions qui méritent ces qualificaulS, repérages ceux des éléments intertextuels (renvoi a une autre ceuvre du mérne auteur)
principalement parce que ceux-ci valent aussi pour I'original. et des éléments hypertextue!s (renvoi a des ceuvres d'autres auteurs). Bien sur.

66 67
i'étranger'"; déjá une pré-traduction, une lecture effectuée dans lec tu res libres 71. Aucune « analyse textuelle », en particulier, et
l'horizon de la traduction; et tous les traits individuants de pas rnéme celle que ferait un trarlucteur capable d'en mener
I'oeuvre que nous avons mentionnés se découvrent autant dans une véritable, ne peut constituer la base obligée d'un travail de
le mouvement du traduire qu'avant. C'est en cela que celui-ci traduction, comme on le croit parfois, comme on avaÍt cru il y
posséde son « criticisme » propre, autonome. Il est bien certain a quelques années avec Vinay et Darbelnet, narvernent, que la
que ce «criticisme» ne saurait étre purement et simplement traduction était de la «linguistique appliquée ». L'analyse
fondé sur le face-á-face du traducteur et de l'ceuvre, Il faut qu'il textuelle la plus éclairante - mérne celle qui vise a repérer des
,
« t r a ns 1emes 72
» - n , est e t ne saurart. etre qu un etayage tra d uc-
A "

recoure a de multiples lectures collatérales, d'autres ceuvres de


l'auteur, d'ouvrages divers sur cet auteur, son époque, etc. tif parmi d'autres. '"
Chateaubriand, pour retrad uire Paradise Lost, disait s'étre D'une facon générale, il faut refuser avec la derriiere
entouré « de toutes les disquisitions des scoliastes 66 ». J accottet, énergie: surtout depuis qu'on a commencé a enseigner la
pour retraduire L'Odyssée en soulignant son style souvent forrnu- tradu~tlOn littéraire, toute inféodation du traduire a un quelcon-
laire, renvoie a des lectures de spécialistes allemands d'Ho- que discours conceptuel qui, directernent ou non, lui dirait « ce
mere 67. Leyris, pour traduire Hopkins et comprendre son tns- quil faut faire » ; cela vaut pour !'analyse textuelle, pour la
cape, a lu l'ouvrage de Gilson sur Duns Scot. Savignac, p<:>ursa poétique, la linguistique, mais aussi (sino n surtout) pour les
récente traduction de Pindare, a lu ses traductions francaises et « traductologies» en tout genre. Ces traductologies ont a
allemandes ainsi que les travaux des principaux hellénistes développer leurs discours sur la trad uction sans du tout préten-
, 68
modernes sur la culture grecque dre régir la « pratique » traductive. Elles sont du reste autant
D'une maniere générale, traduire exige des lectures vastes destinées (en principe) aux non-traducteurs qu'aux traduc-.
et diversifiées. Un traducteur ignorant - qui ne lit pas de la teurs. Ainsi doit-il y avoir non-inféodation de l'un a l'autre (la
sorte - est un traducteur déficient. On traduit avec des livres 69. traduction ne dépend pas plus de la traductologie que celle-ci
Nous appelons ce nécessaire recours aux lecture~ (et a d'au~res n'est la simple explicitation du travail traductif), mais auto-
«outils» au sens d'Illich) l'étayage de Pacte traductif. Cette notron nomie réciproque.
est liée, mais non identique, a celle d' étayage de la traduction J'appelle pré-analyse la lecture du critique de traduction, car
elle-méme 70. elle n'est effectuée que pour préparer la confrontation. Pas plus
Que l'acte traductif doive étre étayé n'enleve rien a son que celle du traducteur, elle ne saurait échapper au cycle des
autonomie fonciere. Je veux dire par la, d'abord, que les lectures mentionnées. Ces lectures sont plus liéés, plus systéma-
lectures du traducteur ne sont pas des lectures liées, mais des
71. Yves Bonnefoy,. «La traduction de la poésie », in Entretiens sur la poésie,
65. Pp. 248-249. Dans toute cette note de L'épreuue de l'étrangeT, le concept Mercure de France, Pans, 1990, pp. 155-156. « [ ...] dans The Sorrou: of Lave, quand
d'herméneutique est entendu de maniére trop restrictive, trop lié a la seule herméneuti- (Yeats] da de la fille aux "red moumful lips" qu'elle est "doomed like Odysseus and the
que romantique (Schleiermacher). .. .
labouring ships" [... ] j'ai traduit, irrésistiblernent, labouring par "qui boitenrrau loin" [ ... ].
66. Chateaubriand, « Remarques» (a propos de la traduction de Milton), In Ces mots ne me sont pas venus par le circuir court qu'on croit qui va chez le traducteur
Po&s;e nO 23, Belin, Paris, 1982, p. 120. d.u t:xte a I.a tr~~uction, mais par toute une bouele de mon passé [ ... ] el, pensant bien
67. Philippe Jaccottet, «Note sur la traduction », in Hornére, L'Odyssée, trad. sur a .Verlame, J ébauchai une sortede poerne [...], un poerne que je n'aijamais achevé
Philippe Jacconet, FM/La Découverre, Paris, 1982, p. 411. . d~pUlS - et que jai mérne, ici, douze ans apres, soudain déchiré, en somme, pour que
68. Jean-Paul Savignac, « Préface », in Pindare, (Euores completes, trad. J.-P. Savi- vrve ma traduction, »

gnac, La Différence, Paris, 1990, pp. 7-39.


72. Cf. Annie Brisset,« Poésie : le sens en effer, érude d'un translérne », in 114ETA,
69. Et pas seulement avec des dictionnaires. . . 29, nO 3, sept. 1984. «J'appelle transléme une unité de traduction a caracrere sémiotique
70. L'étayage de la traduction comprend tous les paratextes qUl viennent la car il ~'agit d'une ~nité-systemecomposée d'éléments significauvernent solidaires [ ... ]. U~
soutenir : introduction, préface, postface, notes, glossatres, etc, La traduction ne peut t~~n,sleme est un reseau de relations gUI urussent, dans un rapport sérnantique, un ensemble
pas étre « nue » sous peine de ne p~s accomplir la translalio~}inéraire. A~jourd'hu~, l~s d élérnents appartenan~ soit au plan de l'expression, soit au plan du coruenu » (p. 263).
étayages traductifs proposés par l'Age classique, pu~s par 1 Age philolog:que (XIX sie- Bnsset da plus 10m, a propos du ca racte re «surcodé" du texte poétique: « La
ele), ne suffisent plus. Ils doivent étre - et sont en tram de I'étre par certams traducteurs traduction du texte poétique procede donc nécessairement d'une hiérarchisation des
_ repensés, La question de ces nouveaux étayages, et d'un nouveau consensus a ce a
translémes !'intérieur d'un programme translatif » Cene hiérarchisation, dans l'agir
concret du traducteur, se fonde, on le verra, sur un projet-de-rraducuon.
propos, est d'une importance cruciale.

68 69
de théátre, une ou deux répliques qui, d'un seul coup, nous
tiques que celles du traducteur, mais elles ne sont .P~s non plus
disent le sens de toute l'ceuvre de maniere précise et aveuglante.
inféodées a tel type d'analyse. Sauf que nous co~slde~o?s, avec
Meschonnic Toury et Brisset, que ce que la Iinguistique, la Dans une ceuvre depensée, des phrases qui, brusquement, dans
leur structure, attestent au plus prés le mouvement et la lutte
poétique, l';nalyse structurale, la stylisti~lu~,nous ont rév.élé du
de la pensé e 76. A la différence des « morceaux d'anthologie »
langage, des ceuvres et des textes au XX siecle est un « l~con-
toumable 73» du travail critique. Non pas, encore une fois, au classiques, ces passages ne sont pas toujours les plus « beaux »
sens oú ces sciences, ces savoirs, constitueraient des bases esthétiquement. Mais qu'ils le soient ou non, tous manifestent
contraignantes. Mais a celui oú notre approche de la langue, du d~ l'ceuvre en une écriture qui possede, redi-:"
la signifiaI.!.~~_
texte de l'ceuvre est marquée par ce q.u'elles nous en appren- sons-le, leplus haut degré de nécessité possiblév'I'outes les autres -
nent ~4. Le critique de traduction est plus lié que le trad.ucteur parties deTCeuvre sont marquées a des degrés divers, et queIle
a ces « sciences », puisqu'il a a produire Iui-rnérne un discours que soit leur apparente perfection formelle, par un caractére
aléatoire, en ce sens que, n'ayant pas cette nécessité scripturaire
conceptuel rigoureux.
A partir de cette pré-analyse et des lectures l'accompa.g~ant absolue, elles pourraient toujours avoir été écrites «autre-
va commencer un patient travail de sélection d'exemples stylistiques ment ». Cela vaut mérne pour le poerne le plus extérieurement
(au sens large) pertine~ts et significatifs dans, l'original. La parfait.r Ce dont témoignent, sur toute l'étendue de la littéra- é.,
rigueur de la confrontation - sauf dans le cas d un texte court ture, les"«-orouiHons"», «versions », «états» et «variantes»
oú «tout» est analysé - doit forcément s:<l:ppuyer sur .des dun texte. L'ceuvre finale est achevée, définitive, mais elle
exemples. Leur découpage est un ~oment deb~a~ et es~en~lel. garde toujours quelque chose de cette phase de gestation, de
Sont sélectionnés, découpés aUSSl,et cette fois a partir d une tátonnernent, a partir de laquelle elle a bifurqué vers sa figure
interprétation de l'aiune (qui va v.ari.er.selon les an~lystes!, ces finale. Done, quel que soit le degré final de systématicité et
passages de l'original qui, pour al?Sl.dlre, sont les beu~ ou elle d'unité d'une ceuvre, elle comporte par essence des parties
se condense, se représente, se slgmfie ou se sy~bobse. Ces aléatoires. Si la proportion de l'aléatoire est trop grande, ou
passages sont les zonessigñijianfes oú une ceuvre attemt sa propre plutót, si le poids de l'aléatoire l'emporte sur celui du nécessaire,
visée (pas forcément celle de l'auteur) et son ,prop:e ce?t;.re de l'ceuvre s'en voit affectée : c'est le cas de certaines piéces des
gravité. L'écriture y possede un tres haut degre d: nécessite. Ces Fleurs du Mal, se dit-on parfois. Si, a l'inverse, la proportion du
passages ne sont pas.forcément appare~ts a la sl~p!e lectu,re; nécessaire (pour autant que celui-ci puisse étre voulu) I'ern-
et c'est bien pourquOl, le plus souven~, e est le travail mte;preta- porte massivement sur l'aléatoire, l'ceuvre est menacée par un
tif qui les revele, ou confirme leur existence. Dans un poeme, ce certain formalisme monologique: pensons a Flaubert ou a
peut étre un, ou quelques vers ; dans un roman, tels passa!?i<:s ; Valéry. L'aléatoire a sa nécessité propre dans l'économie de
da ns un recueil de nouvelles
. ,
la phrase finale
75
de la derniére
., l'ceuvre.
nouveIle (comme dans Dubliners de]. ] oyce ); dans une plece Cette «dialectique» du nécessaire et de l'aléatoire (qui ne
doit pas étre confondue avec la distinction, elle-mérne néces-
73. Cet adjectif tellement a la mode maintenant, et.co~idé~é c?mme pédant par saire et aléatoire, du «marqué» et du «non-marqué») est
d'aucuns a été pour la prerniére fois employé de fa~on.slgrnfica~ve Il Ya trente an;; et déterminante pour le critique et le traducteur.
plus, lors'que André Préau a traduit le ~ot unu,;,g~ngl~ch ?e .Hel~:gger dans Essais et
confirences. Heidegger I'employait pour dire que I Histoire etart «.Illlcontou~abl~»?e Comme l'a dit Genette,
la science historique, la Nature « l'incontoumable » .de !~ p~y~lqU:, etc. C est:a-dlre
une dimension déja donnée et, pour ces sciences, par defirnuo~ mepu~able ..DeP~llscet.te l'intangibilité du poéti~ue est une idée « moderne » qu'il serait temps
époque, le mot a commencé a lentement circuler, che~ les heideggeríens, ~:)l<:n sur,"pU~' de bousculer un peu 7 •
dernierernent, dans tous les milieux francais, y compns poliuques. e.tn;edlauques. Mais
c'est un vieux mot, venu de la traduction, et.d:un tradu~teur meritoire.
74. Qui lirait un mythe comme aoant Levl-Strau~. . ",. 7~. Cf. par exemple les § I et 2 de I'Introduction in Gérard Granel, L'équiuoque
75. «Son ame s'évanouissait peu a peu comme il entendalt la neige s ep~ndre ontologique de la pensée kantienne, Gallimard, Paris, 1970, pp. 15-21.
faiblement sur tout l'univers comme a la venue de la derniére heure sur tous les vivarrts 77. Palimpsestes, Le Seuil, coll. « Poétique », Paris, 1982, p. 281.
et les morts.» JamesJoyce, Gens de Dublin, Plon, Paris, 1982, p. 250.

70 I 71

\
L'auteur souligne dans une note de la méme page que l'idée allongement, de telle suppression de joncteur, etc., sans mettre
d'intangibilité du texte poétique, ou littéraire au s?n.s large, est en cause l'évidente qualité de ces traductions. Il s'interroge sur
liée a eelle d'intraduisibilité, autre dogme, non spectfiquement les « raisons » de mille petits « écarts » dont la somme semble
moderne mais sans eesse réaffirmé a notre époque et par des définir l'idiosyncrasie de la traduction. Cette interrogation
poetes, e~ par des théorieiens (eomme Jakobson). La coexis- rebondit s'il compare ces traductions de Yeats et Dickinson
tence d'éléments intangibles et d'éléments tangibles dans 1,'CJ?u- avee celles, disons, de Bonnefoy et Reumaux : encore des écarts,
vre a une immense importance pour le traducteur ; elle precIse, mais différents (!) (e'est que ehaque tradueteur a sa systémati-
autant ou plus que celle des éléments «jnarqués » et «non cité, sa eohérence a lui, sa maniere d'« écarter », d'« espacer »,
marqués », l'espace de ses possibles liberté~. A l'in~erse, .la dirait du Bellay). Et voilá que pour comprendre la logique du
confusion du « marqué» et du « non marque », du n:eess~lre texte traduit nous sommes renvoyés au travail traductiflui-meme
et de l'aléatoire annihile chez le traducteur toute liberte et et, par-delá, au traducteur .
mene a des littéralismes (notamment syntaxiques) funestes.
Résumons: préalablement a l'analyse concrete du texte
traduit doivent étre effectuées : A la recherche du traducteur
1) une pré-analyse textuelle sélectionnant ~1I~ certain nom-
bre de traits stylistiques fondamentaux de l'ongmal;, .
« Aller au tradueteur », e'est la un tournant méthodologi-
2) une interprétation de I'oeuvre permettant une sélection
que d'autant plus essentiel que, comme nous l'avons vu plus
de ses passages signifiants. .' ,
Nous nous sommes pénétrés du texte tra.du.it ; avons repere haut, l'une des taches d'une herméneutique du traduire est la
ses zones faibles et ses zones fortes ; avons analysé et interprété prise en vue du sujet traduisant. Ainsi la question qui est le
l'original et constitué un «matériel» d'exemples exhaustif, traducteur ? doit-elle étre fermement posée face a une traduction.
raisonné et représentatif. Sornrnes-nous ?rets a la confr,onta- Apres tout, face a une oeuvre littéraire, nous demandons sans
tion? Absolument pas. Si nous connalssons le «.systeme» tréve : qui est l'auteur? Mais les deux questions n'ont pas
vraiment les mérnes contenus. La question sur l'auteur vise les
stylistique de l'original, nous ignorons tout de ce~Ul du ~exte
traduit. Nous avons certes « senti » que la traduction av ai t un éléments biographiques, psychologiques, existentiels, etc., cen-
systerne, puisqu'elle nous semblait te~ir (now~ restons évidem- sés illuminer son ceuvre ; rnérne si, au nom d'une analyse
ment dans ce seul cas de figure), mal s nous 19norons tout du structurale et immanente, on voulait limiter la valeur de ces
comment, du pourquoi et de la logique de ce svsterne. Si nous éléments, qui oserait nier qu'il est diffieile de saisir I'ceuvre d'un
procédons a de fugitives comparaisons de l're~vre. :t de sa du Bellay, d'un Rousseau, d'un Holderlin, d'un Balzac, d'un
traduction, par exemple dans le cas d'un recueil bl.lmgue de Proust, d'un Celan, si l'on ignore tout de la vie de ces auteurs ?
poésie, il peut bien nous apparaitr~ - tout ~e surte -: une <Euvre et existence sont liées.
correspondance globale, mais aUSSl des ChOlX, des e~arts, La question qui est le traducteur? a une autre finalité. Sauf
des modifications diverses qui, sans du tout choquer, eton- exceptions, comme saint J éróme et Armand Robin 80, la vie du
nent: pourquoi avoir « reridu » ceci par cela, se dit-on, alors traducteur ne nous concerne pas,et afortiori ses états dárne, Il
rr'empeche qu'il devient de plus en plus impensable que le
que... '
Celui qui lit la version de Dickinson qu'a publiée Claire traducteur reste ce parfait inconnu qu'il est encore la plupart
Malroux 78 ou la traduction de Yeats par Masson 79, se de- d~ temps. Il nous importe de savoir s'il est francais ou étranger,
mande fo;cément le pourquoi de telle permutation, de tel sil n'est «que» traducteur ou s'il exerce une autre profession
significative, eomme celle d'enseignant (eas d'une tres impor-
78. Emily Diekinson, Poémes; Belin, eoll.« L'extrérne eontemporain », Paris, 19~9.
79. W.B. Yeats, Les cygnes sauvages a Coole, trad. Jean-Yves Masson, Verdier, 80, A part le c1assiquede Larbaud, saintJéróme a eu droit a un pittoresque roman
québécois (jean Mareel, Jérome ou De la traduction, Léméae, Ottawa, 1990).
Lagrasse, 1990.

72 73
tante portion de tradueteurs littéraires e~ France); nous dont il a « internalisé » le discours ambiant sur le traduire (les
voulons savoir s'il est aussi auteur et a produit des ceuvres ; de «normes »}. La position traductive, en tant que compromis, est
quelle(s) langue(s) il traduit, quel(s) rapport(s) il entretient le résultat d'une élaboration: elle est le se-poser du traducteur
avee elle(s) ; s'il est bilingue, et de quelle sorte; quels ge~res vis-a-vis de la traduction, se-poser qui, une fois ehoisi (car il s'agit
d'ceuvres il traduit usuellement, et quelles autres ceuvres ti a bien d'un choix), lie le traducteur, au sens oú Alain disait
traduites : s'il est polytradueteur (eas le plus fréquent) ou qu'« un caractére est un serment »,
, • 81 1 La position traductive n'est pas facile a énoncer, et n'a
monotradueteur (eomme Claire Cayron );. nous v<?u.on~ sa-
voir quels sont, done, ses domaines langagiers et. Iittera.ires ; d'ailleurs nul besoin ,de I'étre ; mais elle peut aussi étre verbali-
nous voulons savoir s'il a fait ceuvre de traduction au sens sée, manifestée, et se transformer en représentations. Toutefois, ces
indiqué plus haut et quelles sont ses traductions centrales ; s:~l représentations n'expriment pas toujours la vérité de la position
a écrit des articles, études, theses, ouvrages sur les oeuvres qu 11 traductive, notamment lorsqu'elles apparaissent dans d s textes
a traduites ; et enfin, s'il a éerit sur sa pratique de t:aducteur, fortement codés comme les préfaces, ou des prises d par 1
sur les principes qui la guident, sur ses tr ad uct ions et la conventiormelles comme les eritretiens. Le traducteur, i i, .
. . . ¡8?
tra d uction en genera -. ... . " tendance a laisser parler en lui la doxa ambiante et 1 s topoi
Voila qui est déjá beaucoup, mais qUl :lsque d,e n e~re que impersonnels sur la traduction.
pure «information ». Il faut aller plus 10lr:, et determme.r sa C'est en élaborant une position traductive que la subj ti-
position traduetive, son projet de trad uction et son honzon vité du traducteur se constitue et acquiert son épaisseur signi-
traduetif. fiante propre, menacée depuis toujours par trois dangers
majeurs: l'informité caméléonesque, la liberté capricieuse et la
La position traductive tentation de l'effacement. Il n'y a pas de traducteur sans
position traductive. Mais il y a autant de positions traductives
Tout tradueteur entretient un rapport spéeifique avee sa que de traducteurs. Ces positions peuvent étre reconstituées a
propre aetivité, c'est-a-dire a une certaine «eoncep~ion» ou partir des traductions elles-mérnes, qui les disent implicitement,
« perception » du traduire, de son sens, de se.s finalités, de ses
et a partir des diverses énonciations que le tradueteur a faites
formes et modes. « Coneeption » et « perceptlOn » qUl ne s.ont sur ses traductions, le traduire ou tous autres « thernes ». Elles
pas purement personnelles, puisque ~e tr,:,-ducteur. est ~ff~ctl:e- sont par ailleurs liées a la position langagiére des traducteurs : leur
ment marqué par tout un discours historiq ue, soci al , Iittéraire, rapport aux langues étrangéres et a la langue maternelle, leur
idéologique sur la traduction (et l'écriture littéraire). La 1\ étre-en-langues (qui prend mille formes empiriq ues différentes,
'position traductive est, pour ainsi dire, le « compror:us » .entre mais est toujours un étre-en-langues spécifique, distinct des autres
la mariiere dont le traducteur percoit en tant que sujet pns par étre-en-Iangues qui ne sont pas concernés par la traduction) et
la pulsion de traduireí"; la tache de la traduction, et la maniere a leur position scripturaire (leur rapport a l'écriture et aux
eeuvres). Quand nous saurons prendre en vue en mérne temps
81. Claire Cayron, Sésame,pour la traduction, Le Mascaret, Bordeaux, 1987.
position traductive, position Iangagiere et position scripturaire
82. Liste non close. Avt-il, aussi , traduit avec da utres traducteurs? Et comment? ehez le traducteur, une «théorie du sujet traduisant » sera
~ possible.
83. Novalis, dans l.IJlelettreáA.W. Schlegel, ernploie I'expression d' Obe~setz:.un¡;s-
trieb, pulsion de traduction ou impulsion ála traduc,tlon, a pro pos des ecnvams
allemands. Expression frappante, que nous devons lire a par.tlr des siguifications q>:e
Trieb a déployées dans I'histoire de la langue. de la htteratu:e et de. la pensee
allemandes, mais aussi - inévitablement - a parnr du sens que IUl a ?onne Freud , et
ensuite la lecture lacanienne de Freud. C'est la pulsion-de-traductlon qUl fait du
traducteur un traducteur : ce qui le « pousse » au traduire, ce qui le ,.:« pou~se ~)?an~
l'espace du traduire. Cette pulsion peut surgir d'elle-meme, ou e~re re~e~¡¡eTea l'i~norons encere, n'ayant pas encore de « théorie » du sujet traduisant. Nous savons
elle-rnerne par un tiers. Qu'est-ce que cette pulsion ? Quelle est sa ,speClficlte. Nous uruquernent qu'elle est au principe de tous les destins de traduction.

74 75


--,-

« mode » de traduct~o~ choisi, leur« maniere »de traduire, qui


Le projet de traduction est la seconde face -de ieur projet.
Dans mon intervention a la «Journée Freud » d'ATLAS,en Lesformes d'un projet de traduction, lorsqu'il est énoncé par
1988, je tentais pour la prerniére fois de préciser le concept de les traducteurs, sont multiples. Prenons le cas de la traduction
. de tra ducnon
projet . 84
. de Shak.espeare depu~s une quarantaine d'années : si le projet
de Leyns est assez briévement exposé 87, celui de Bonnefoy est
L'union, dans une traduetion réussie, de l'autonomie et de l'hétéro-
longuement présenté et lié, comme ille dit, a une« certaine idée
nomie, ne peut résulter que de ee qu'on pourrait appeler un projet de
traduetion, lequel projet n'a pas besoin détre théorique. [...] ~e de la traduction 88 »; celui de Déprats est non seulement
,tradueteur peut déterminer a priori quel va étre le degré d'autonomle, en~ie~e~ent explicité (comme celui des PUF pour Freud), mais
ou d'hétéronomie qu'il va aeeorder asa traduetion, et cela sur la base theonse sous la forme d'un projet global incluant aussi bien le
d'une pré-analyse - je dis pré-analyse paree qu'on n'a jamais mode de t~aduction, une réflexion sur la traduction théátrale,
vraimeñt analysé un texte avant de le traduire - d'une préanalyse du la traduction de Shakespeare en particulier et les types de
texte a traduire 85. para tex tes q ui von t éta yer les tex tes trad uits 89.
lei apparait pour le critique un cercle absolu mais non
Toute traduction conséquente est portée par un projet, ou
visée articulée. Le projet ou visée sont déterminés a la fois par v~c~e1fx: il doit ~ire la traduction a partir de son pr~jet, mais la
vente de ce projet ne nous est finalement accessible qu'á partir
la position traductive et par les exigences achaque fois spécifi-
de la traduction elle-rnéme et du type de translation littéraire
ques posées par l'a:uvre a traduire. Ils n'ont nul besoin, eux
qu'elle accomplit. Car tout ce qu'un traducteur peut dire et
aussi, detre énoncés discursivement, et a fortiori théorisés. Le
écrire a propos de son projet n'a réalité que dans la traduction.
projet définit la maniere dont, d'une part, le traducteur va
Et ~ependant, la traduction n'est jamais que la réalisation du
accomplir la translation littéraire, d'autre part, assumer la
projet : elle va oula méne le projet, et jusqu'oü uc méne le projet.
traduction méme, choisir un «mode» de traduction, une
Elle ne nous dit la vérité du projet qu'en nous révélant comment
-x maniere de rraduire ». Prenons le cas des traducteurs qui ont
décidé de faire connaitre en France I'oeuvre poétique de ~l': été réalisé (et non, finalement, s'il a été réalisé) et quelles ont
ete les conséquences du projet par rapport a l'original.
Kathleen Raine. Ils avaient le choix entre plusieurs possibilités :
[aire une « anthologie » des poémes de Raine el partir de ses .Ainsi on ne p~ut pas du tout dire 90 : tel projet parait bon,
mars voyons les resultats ! Car lesdits résultats ne sont que la
différents recueils, ou transmettre ces recueils errx-rnernes, tout
résulta.nte du projet. Si la t~aduction ne « tient » pas, la faute
ou partie. Ils ont choisi de traduire plusieurs de ces recueils dans
en est Imputable au seul projet, ou a tel aspect de celui-ci.
leur intégrité ". Ils pouvaient, ensuite, proposer une édition
Il reste au critique, dans ces conditions, a entrer dans ce cercle
monolingue (fram;:ais seulement) ou bilingue. Ils ont choisi la
et a le parcourir. .
seconde possibilité. Ils pouvaient, enfin, présenter une édition
Ces affirmations ne peuvent choquer que ceux qui confon-
«nue », sans paratextes (introduction, etc.), ou une édition
étayée (avec paratextes). Ils ont choisi la seconde possibilité.
Ceci est leur projet de translation littéraire. Par ailleurs, l'étude ~7. Pierre Leyris, « Pourquoi retraduire Shakespeare », en avant-propos a (BU.Tes
comPI;les de Shakespeare, «Formes et reflets », Club Francais du Livre, Paris, 1954. Pierre
de leurs traductions (et elle seulement, puisqu'ils ne disent rien, Leyns: «Une posture », in « Confessions de traducteurs », L'Ane nO4 février-rnars
dans leurs paratextes, de leur travail traductif) nous revele le 1982, Paris, p: 41. L'introdu~t!on de Pierre Leyris a son Macbeth (Aubi;r Montaigne,
coll. « Montaigne », coll. « Bilingue », Paris, 1977) ne traite pas de la traduction.
88. Shakespeare, Hamlet suivi de «Idée de la traductie a » d'Yves Bonnefoy
84. Emprunté initialement a Daniel Gouadec, qui I'utilise dans le contexte de la
Mercure de France, Paris, 1962. '
traduction spécialisée. 89. Jean-Mi~hel Déprats, « La traduction : le tissu des mots », in Shakespeare, Le
85. In Cinquiémes assises de la traduction littéraire, op. cit., p. 114. Marchand de Ven.se, trad. J.-M. Déprats, Comédie-Francaisej'Sand Paris 1987
86. Kathleen Raine, SUT un rioage désert, trad. Marie-Béatrice Mesnet et Jean pp. 140-144. ' , ,
Mambrino, Granit, coll. du «Miroir », Paris, 1978; Katleen Raine, Isis errante, trad.
90. Cf. les remarques de Bernard Lortholary a la suite de mon intervention a la
Francois-Xavier Jaujard, Granit, coll. du «Miroir », Paris, 1978; Kathleen Raine, Le «Journée Freud » des Cinquiémes assises de la traduction littéraire, op. cit., pp. 146-151.
premier !ou~~~ran<;oi~~~vier J,:tjard, <?r~nit, coll~du _" ~i~ir », Paris~~~8~.~.

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76
dent (a quoi invite peut-étre le terme) projet avec projet théorique ce que Holderlin disait du poete, que sa « sensibilité doit étre
ou schéma a priori. Il est bien certain que tout projet eritierernent entiéremenr organisée ». Le traducteur allernand de littérature
explicité et déterminé devient, ou risque de devenir, rigide et latino-arriéricaine Meyer Clason me disait un jour qu'il était un
dogmatique. Ainsi .la « regle » de plus ~n plus acceptée (,non Bauchübersetzer, un traducteur qui traduisait avec son ventre.
sans de bonnes raisonsj vselon laquelle a un mot"marqu~de C'est bi.en ce que tout traducteur doit étre aussi s'il veut que sa
I'originaldoit toujours correspondre un méme mot danslét~xté traduction .nous. prenne? elle aussi, au ventre 94. Mais Meyer
íi'acluit"quel que"soit le «rcontexte », regle "que la tradition n'a Clason, qm avait traduit Grande sertiio : veredas, de Guirnaráes
-pas- connue, bien au contraire 91, peut-elle acquérir un tour Rosa, une ceuvre elle-mérne marquée par un mélange d'oralité
rigide. Certes, quand Georg Trakl emploie l'adjectif leise dans populaire et de réflexivité, savait fort bien que son travail avait
ses poémes, il faut toujours le traduire identiquement, car il exigé de lui. tout: une :éflexion, qu'il avait d'ailleurs exposée
s'agit chez lui d'un adjectiffondamental. Il en va de mérne pour dans un article nen moms que naif.
geme chez Hólderlin ou because chez Faulkner ", Un traducteur
étranger serait sournis au mérne impératif pour l'adjectif uaste
L'horirnn du traducteur
chez Baudelaire. Mais ceci n'est pas généralisable. La regle, a mon
sens, cesse d'étre absolument valide lorsqu'en vertu de la Position traductive et projet de traduction sont a leur tour
présence des éléments aléatoires ou stéréotypés qui existent dans pris ~ans un horieon. ]'emprunte le mot et le conce~t a l'hermé~
tout texte, un mot clef perd momentanément son caractere neutl9ue mod~rne. Développé philosophiquement par Husserl
marqué. Tel est le cas pour les mots Wunsch et ioünschen dans un e~ Held~gger, il a été élaboré de maniére plus concrete et épis-
texte de Freud. . temologlque par H.G. Gadamer et Paul Ricceur, puis, pour
La phrase francaise de la traduction des PUF: « S'agissant l'herméneutique littéraire, de maniere extrémernent fécoride
de telles fructueuses difficultés, le cas de maladie a décrire ici ne parHans Ro~ertJauss95. C'est sous cette forme qu'il est parti-
laisse rien a souhaiter " » correspond, pour la fin de la phrase cuherement bienvenu pour une herméneutique traductive.
allemande, a «nichts ru wünschen [souligné par moi] übrig ». On peut définir en prerniere approximation l'horizon
Wünschen, comme Wunsch, étant un terme clef de Freud, les comme l':nse~ble des pararnétres langagiers, littéraires, cultu-
traducteurs ont décidé de le traduire ici aussi par « ne laissait rels et historiques qui «déterminent» le sentir, l'agir et le
rien a souhaiter», et non par l'expression figée francaise penser d'un traducteur. ]e mets «déterminent » entre guille-
correspondante« ne laissait rien a désirer». Non seulement cela mets, car il ne s'agit pas de simples déterminations au sens de
heurte a la lecture, mais il me semble qu'ici, wünschen - en tant conditionnements, que ceux-ci soient pensés de facon causale
que pris dans un syntagme stéréotypé - a perdu sa significa ti- ou de facon str~cturale. Prenons un exemple : lorsque Philippe
vité, et qu'il faut donc le rendre par «désirer », cela me me si, Brunet retradmt Sappho, en 1991, l'horizon de sa retraduction
dans le mérne texte de Freud, il y a de nombreuses occurrences ce-a-p~rtir-de-quoiil retraduit Sappho, se spécifie en une pluralit~
du Wunsch ou du wünschen marqué. d'honzons plus ou moins articulés entre eux. Il y a, d'abord,
Une derniere remarque au sujet du projet de traduction: 1'« état » de la poésie lyrique contemporaine francaise. Il y a,
son existence ne contredit point le caractere immédiat, intuitif, aussi, le savoir sur la poésie lyrique grecque et, plus générale-
du traduire - si souvent invoqué. Car l'intuitivité de celui-ci est
traversée de part en part de réflexivité. Vaut pour le traducteur . 94. George Belmont raconte I'histoire de la cuisiniére savoyarde d'un ami ehez
qu:, lors d'une soirée, un poéte irlandais avait lu devant l'auditoire sa traduction d'un
poeme de -';IeI,moneLa cuisiniére avait éeo~té, puis avait dit : «Je ne eomprends pas,
91. Robert Aulotte, «Jaeques Amyot, tradueteur eourtois », in Reoue des sciences mals:;:a don erre beau paree qu~ <;:ame fait un tonnerre dans le ventre », in Encrages,
humaines, José Corti, Paris, avril-juin 1959, pp. 131-139. « Poésie/Traducuon », Uriiversiré de Pans VIII, Paris, 1980, nO4-5, p. 183.
92. Miehe1 Gresset, « Le "Paree Que" ehez Faulkner et le "Done" ehez Beckett », 95. NO,tamment .dans Pour une herméneutique [i/tiraire, Gallimard, eoll. « Bibliothé-
in Les Lettres nouoelles, nov. 1961, pp. 124-138. . ,,!u~ d.es Idees », Paris, 1988. Voir partieuliérement pp. 25-26. Jauss a rnérne fait
93. Sigmund Freud, (Euures completes, vol. XIII, PUF, Paris, 1989, p.8. 1histoire du eoneept d'horizon.

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possibilités limitées'", L'usage de la langue le confirme qui parle
ment, la «culture~) grecque qui se développe aujourd'hui - 1 . ' ,
pour _epreml:r sens, d'une « vie sans horizon » (sans ouverture,
notamment en France -, et qui differe profondément du savoir
sans perspectives) et, pour le second, de quelqu'un qui a un
des siecles antérieurs. Ce savoir atteste Iui-rnéme un autre
« horizon limité »,
rapport a la Grece antique, et a l' Antiquité grecque et romaine
· .Avec le conceptdhorizoncje veux échapper au fonctionna-
en général. On ne peut pas ne pas rernarquer que cette
lisme ou au «structuralisme» qui réduisent le traducteur au
retraduction survient a un moment oú, en France, se multi-
róle d'un <.< relais » entierement dé terminé .socio-idéologique-
plient les travaux des historiens sur les poetes grecs et romains ;
ment et.qJ..ll,.en outre, ramenent le réel a des enchainements de
oú des traductions et retraductions de poetes grecs et romains
loiset de syste.rne~99. leí, il est question, comme le disent Ricoeur
se multiplient également; oú les textes·des grands« classiques »
et Jauss, d'horizon, d'exPérience, de monde, d'action de dé- et de
de l' Antiquité (Séneque, Cicéron, Pline, Ovide, Plutarque,
recontextualisation, tous concepts fondamentaux de I'herméneuti-
etc.) paraissent dans une collection spéciale ", Toutes choses
que moderne étroite~ent corrélés et qui ont en outre, au moins
qui, conjuguées, témoignent d'un mouvement en profondeur de
~our l~s quat.re ~remlers, la méme dualité : ce sont des concepts
notre culture vers la Grece et la Rome antiques - dont nous
a l~ fOl~« objectifs » et « subjectifs ~~,« positifs » et « négatifs »,
ignorons encore le sens et la porté e - et done, pour utiliser
qm pomtent tous une finitude et une in-finitude. Ce ne sont,
l'expression de J auss, attestent l'existence d'un certain « hori-
ce:tes, pas ?es ~oncepts «fonctionnels », en ce sens qu'ils se
zon d'attente» d'un certain public francais rourné/retourné
pretent mOl.ns. a la construction de modeles ou d'analyses
vers la « chose » grecque et romaine 97.
formels, mais ils permettent, a mon avis de mieux saisir la
11Y a, aussi, le rapport que la lyrique francaise contempo-
dimension traductive dans sa vie irnmanente et ses diverses
raine (avec toutes les « matrices » qu'elle offre au traducteur)
dialectiques.
entretient avec sa propre tradition (rejet, éloignement, intégra-
· Q~re,cours avou~ a l'~erméneuti~ue moderne, laquelle est
tion, continuité, rupture, etc.). Seul ce rapport permet - ou
simultanément une réflexion sur le Poetique, l'Ethique l'Histo-
non - au traducteur de recourir, éventuellement, a des formes
rique et le Politique 100, nous parait fondé dans la mesu;e exacte
de poésie lyrique antérieures pour retraduire Sappho.
oú les axes fondamentaux de notre traductologie sont la
Il y a, ensuite, .~~.totalité des traductions existantes de
poétique, l'éthique et l'histoire, c'est-á-dire que le développe-
Sappho en France, depuis le xvr' siecle. Que le traducteur
ment aut~nome ?e nos recherches traductologiques rencontre, a
choisisse ou non de les lire, il appartient a une lignée, qui fait
un certam pomt de sa trajectoire, l'herméneutique qui, par
de lui un retraducteur, avec tout ce qu'implique cette position.
II y a, enfin (mais cette liste est-elle exhaustive ?), l'état des
· 98. Le théátre jouant son róle ici, et fomentant Iui-mérne de notables retraduc-
discussions contemporaines, en France (et me me ailleurs en nons : pensons a Bruno Bayen, metteur en scéne, écrivain et traducteur traduisant et
Occident), sur latraduction de la poésie, et la traduction en montant CEd,!!e.a Colone (Bourgois, col!. « Détroits », París, 1987) ; au Théatre du Soleíl
montant Euripide dans ~ne retr~duction ~resméditée de Mayotte etJean BoUack.
général. , En ce sens, J.-C. BailIy a raison de dire : e [ .•• ] c'est I'horízon qui est la clóture »
·11est aisé de voir que tous ces para me tres forment l'horizon (m Le paradis du ~ens, ~ourgois, París, 1988, p. 79).
obligé du traducteur de Sappho, et que cet horizon est lui- 99. 1".,[1<:: me pomt, cependant, I'existence g~..f.<::§ déterrnÍnations et la valeur des
analyses qw les explorent et ne conteste'pas:·pIus géñtfra:leméüt;·c-,,: q;:;'a clit·üü jo"Ur
méme pluriel. Fo~cault : « Tout peut étre pensé dans I'ordre du systéme, de la regle et de la norme. »
La notion d'horizon a une double nature. D'une part, (Mic~e1 Foucau!t, Les mots el les choses, Gallimard, coll. «Bibliorheque des sciences
hurnaines ». Paris, 1966, p. 372.)
désignant ce-a-partir-de-quoi l'agir du traducteur a sens et peut se 100., ~e n'est pas le lieu de développer ici le líen (Iui-méme historíque) du traduire
.; déployer, elle pointe l'espace ouvert de cet agir. Mais, d'autre part, elle et du.po~tlque a~ sens large : au Moyen Age arabe et chrétien et a la Renaissance la
désigne ce qui clót, ce qui enferme le traducteur dans un cercle de consntuuon des Etats-!"atio~ s'est, so~tenue de vérítables « politiques de la trad~c-
non ». 11 en va de. mem~ aujourd hui, de maniére différente. Sur ces politiques en
~urope et le,;,r possible develop¡>ement, cf mon article « Les systémes d'aide publique
a la u:aductlon en Europe », m Encrages, «Journées européennes de la traduction
96. Aux présupposés et aux procédés d'ailleurs suspects, professionnelle », nO 17, Université de París VIII, 1987, pp. 12-22.
._-----_~~-_. __ . __
97. Hans Robert Jauss, POUT une herméneutique littéraire, op. cit., p. 366.
~-.--_._- ._- ----_._----

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80
ailleurs (sauf assez vaguement chez Gadamer), n'a pas touché - étude du projet de traduction ;
les questions proprement dites de traduction 101 - étude de l'horizon traductif
En s'appuyant sur cette pensée, il faut certes éviter de faire Ces trois moments ne se succederit pas linéairement. Si
de la « philosophie de la traduction » et de nous enfermer l'analyse deJ'horizon est - en principe - préliminaire, celle de
totalement dans sa problématique. L'herméneutique traduc- la position traductive et celle du projet peuvent difficilement
tive - pas plus que l'herméneutique littéraire - n'est une étre séparées. L'analyse du projet elle-rnérne, en vertu du cercle
sous-partie de l'herméneutique philosophique, et celle-ci n'est évoqué plus haut, comporte deux phases :
qu'un «courant de pensée » dans la Babel philosophique - une premie re analyse se fonde a la fois sur la lecture de la
moderne. Il ya d'autres courants philosophiques concernés par traduction ou des traductions, qui fait apparaitre radiographi-
le traduire : nous avions cité pele-rnéle Benjamin, Heidegger, quement le projet, et sur tout ce que le traducteur a pu dire en
Derrida, Serres, Quine, Wittgenstein (en fait, aucune philoso- des textes (préfaces, postfaces, articles, entretiens, portant ou
phie moderne n'échappe vraiment a la rencontre avec la non sur la traduction : tout ici nous est indice) quand il y en a.
dimension trad uctive). En ou tre, il y a les réflexions de la En fait, il y a toujours, quand on cherche bien, parole du
psychanalyse sur la traduction et I'étre-en-Iangues, constantes traducteur, parfois a interpréter, sur la traduction. Le silence
depuis Freud Iui-mérne 102. Enfin, il y a tout le travail de la total est tres rare ;
linguistique sur la traduction 103 ; et méme - moins développé- - le travail cornparatif lui-mérne qui est, par définition, une
celui de l'ethnologie (Malinowski, Clastres et maints autres). analyse de la traduction, de l'original et des modes de réalisa-
tion du projet. La vérité (et la validité) du projet se mesure ainsi
Voilá définie la troisiéme étape de notre parcours, qui s'arti- a la fois en elle-méme et dans son produit.
cule elle-mérne en trois moments :
- étude de la position traductive ;
la!. A. Berman, «La traduetion et ses diseours ", in Confrontation, n? 16, París,
autornne 1986, p. 87.
102. Citons iei péle-rnéle les études ou indieations de Laean, Laplanehe, Bettel-
L'ANALYSE DE LA TRADUCTION
heim, Granoff, Alloueh et la revue Littoral, Bernard Thys, German García, etc. Les
écrits analytiques sur la traduetion vont de réfiexions sur les «problemes" de la
traduetion de Freud (et, plus réeemment, de Lacan) a des intcrrogations plus radicales
sur le traduire lui-rnérne et I'étre-en-Iangues humain. Cette pensée psychanalytique de
la traduction n'est pas transférable, en ce sens qu'elle ne peut erre que l'ceuvre des
Nous voici, a n'en pas douter, arnves a l'étape concrete et
psychanalystes eux-rnérnes. Je signale en passant que L'épreuue de l'étranger a trouvé des décisive de la critique de traductions : la confrontation fondée
lecteurs attentifs chez les psychanalystes. (fondée en ce sens que nous nous sommes assuré une série de
103. Dans mon artide« La traduction et ses discours ", op. cit., pp. 83-95, l'apport
de la linguistique a la réflexion traductologique est indúrnent sous-estimé. Un certain bases pour la [aire) de l'original et de sa traduction.
préjugé« antilinguistique ", dú peut-étre au reriorn a mon avis excessifde l'ouvrage de
Georges Mounin, Les problémes théoriques de la traduction, ouvrage tout a fait digne
d'Intéret, mais nullement central (rnérne dans I'ceuvre de Mounin), s'y manifeste. Je
pense maintenant que la linguistique, correctement interrogée, nous fournit de précieux
et indispensables éléments pour une réflexion rigourcuse sur le traduire: pensons a
Formes de l'analyse
I'ceuvre de Benveniste, par exemple. Plus généralement, j'estime que I'herméneutique
traductive, d'une part n'est pas le seul < discours » sur la traduction, qui en détiendrait
..la vérité, mais que la dimension t'."oductive concerne tous les savoirs et disciplines, et La forme de l'analyse pourra différer selon, d'abord, qu'il
qu'ils ont le e droit » d'en traiter,jl y a donc intérét á étudier, écouter, assumer ce que
nous disent ces savoirs et disciplines de la traduction. C'est mérne indispensable. Par s'agit d'une traduction (un poerne, une nouvelle, etc.), de la
"aílleurs, ra.' traductologie - qu'elle soit herméneutique, fonctionnaliste, etc, - est le seul traduction d'un ensemble (recueil de poemes, etc.) ou d'une euure
discours a traiter seulement de la dimension traduetive. On a donc d'un cóté des discours enttére de traducteur. Dans tous les cas sont analysées des totalités
divers non traductologiques traitant de la traduction de leurs points de vue, de l'autre
un ensemble de discours - dénommés traductologie, translatologie, science '!! translation, entiéres, non des extraits isolés, ponctuels. En fait, les trois cas de
Übersetrungsunssenchaft= souvent hétérogénes, mais qui ne traitent que du traduire. figure ne sont pas aisément distinguables, puisque l'analyse

82 83

,
~\ Oo'
d'une traduction d'un traducteur peut difficilement se faire sans méthodes duotraduire de Schleiermacher, la traduction espagnole
l'examen de ses autres traductions. C'est simplernent, achaque de V.GarC1a Yebra ne m'a pas peu aidé. Quant aux Septfous de
fois, le centre de gravité de la critique qui se déplace. Roberto Arlt, nous savions qu'il en existait des versions ita-
Elle différe ensuite selon que l'analyse porte seulement sur lienne et allemande bien antérieures a la nótre. Nous venions
une traduction de traducteur (selon les trois modes mention- « apres ». On peut considérer enfait que toute traduction qui vient aprés
nés) ou procede a des études comparatives avec d'autres un~,autre,.t.tJ.t-elle étrangére, estoipso facto une retraduction : ce quifait
traductions de la méme ceuvre, Il existe par exemple des
qu il y a bien plus de retraductions que de premiéres traductions !
études des traductions allemandes des Fleurs du Mal (George,
.Il s'ensuit qu'une analyse de «traduction» est, presque
Benjamin, etc.). Si la méthodologie de base reste la mérne, la
toujours, une analyse de retraduction qui, tout en se centrant
forme finale de l'analyse change. Mais ceci n'est qu'un cas de
sur une ceuvre de traduction telle ou telle, « convoque» aussi
figure. Plus essentiel est le fait que, me me si l'on ne considere
fondamentalement qu'une traduction d'une ceuvre, il est d'autres traductions, et souvent doit mérne le [aire: on imagine
toujours fructueux de la comparer aussi a d'autres traductions, mal qu'une étude de la traduction du Procés de Kafka par
quand il y en a. L'analyse de la traduction devient aiors Goldschmid t se passe de tout renvoi a la traduction antérieure
de Vialatte.
analyse d'une re-traduction, et elle l'est presque toujours. Du
moins est-ce sa forme la plus riche. Cela, en vertu du fait que La ?ompa~ution d'autres traductions dans l'analyse d'une
l'analyse d'une « prerniere traduction » rr'est, et ne peut étre, traduction a egalement valeur Pédagogique. Les «solutions»
qu'une analyse limitée. Pourquoi? Paree que toute prerniere apportées par chaque traducteur a la traduction d'une ceuvre
traduction, comme le suggere Derrida dans la note citée plus ~qui sont fonction de leurs projets respectifs) sont si variées, si
haut, est imparfaite et, pour ainsi dire, impure: imparfaite, matten.du.es,. qu'elles nous introduisent, lors de l'analyse, et
parce que la défectivité traductive et l'impact des « normes '» pour amsi dire sans autre commentaire, a une double dimen-
s'y manifestent souvent massivement, impure parce qu'elle est s~onplurielle : celle de la traduction, qui est toujours les traduc-
a la fois introduction et traduction. C'est pourquoi toute tions, celle de I'ceuvre, qui existe elIe aussi sur le mode de la
« prerniere traduction » appelle une retraduction (qui ne vient pluralité (infinie). Le lecteur ou l'auditeur, par le travail de
pas toujours). C'est dans la retraduction, et mieux, dans les I'analyse, ~st ainsi amené a se libérer de toute narveté et de tout
retraductions, successives ou simultanées, que se joue la tra- ª'ogmatisme. Pédagogiquement parlant, cette pluralitéde tra-
duction. Non seulement dans l'espace de la Iangue/culture d~c~ions ¿'u~ mérne texte est stimulante : malgré le nombre de
réceptrice, mais dans d'autres Iangues/cultures. Je veux dire versions ~leve de~ Sonnets de Shakespeare, moi aussi je peux les
par la que l'horizon d'une retraduction fraricaise est triple, de (re ltraduire. Mamtes retraductions surgissent aprés la lecture
ce point de vue : d'une traduction, en poésie notamment.
les traductions antérieures, en francais ; La forme concrete de la critique variera, enfin, en fonction
- les autres traductions francaises contemporaines ; d?s gen res doeuvres traduites, des oeuvres particulieres concer-
- les traductions étrangéres. nees, etc.
Le caso n'est point rare oú le traducteur «consulte» les
traductions étrangéres pour traduire telle ceuvre, mérne pour la
premiére fois, dans sa langue. Il suffit méme qu'il sache, füt-ce
La confrontation
par ouí-dire, que I'oeuvre a déja été traduite quelque part, pour
que la nature de son travail change. Il n'est pas le « premier ».
Les deux cas de figure se sont présentés pour moi ; lors de la La confrontation s'opere, en principe, sur un quadruple
traduction de Yo el Supremo de Roa Bastos, j'ai consulté la mode.
traduction allemande (antérieure) ; pour celle de Des différentes Il y a en premier lieu une confrontation des éléments et
-- ---_._--- - --- -----
84 85
passages sélectionnés dans l'original avec le «rendu» des D'autres (mini) discordances peuvent résulter de choix de
éléments et passages correspondants dans la traduction. tra~uctior: qui, ~o~e~tanément, violent le projet paree qu'ils
n y a, ensuite, confrontation inverse des « zones textuelles » obéissent ~' des I?IS dlfferente~. Ce cas n'est pas rare, et il s'agit
jugées problématiques ou, au contraire, accomplies, de la souvent d mterferences du discours «doxique » auquel aucun
traduction avec les «zones textuelles» correspondantes de traducteur ne peut échapper totalement (par exemple quand le
l'original. traducteur se met a clarifier indúmenr, a étirer, a « franciser »).
Ces deux confrontations n'ont évidemment pas a étre E.n bref, c'est la finitude du traducteur qui «explique» les
juxtaposées mécaniquement comme les pi~ces d'un puzzle .. , dIsco.rdances par rapport au projet. Mais il ne peut s'agir que
n y a également confrontation - au sem des deux premle- de dlscordances ponctuelles qui peuvent d'ailleurs étre assez
res - avec d'autres tráductions (dans la plupart des cas). nombreuses.
Enfin, ir y a confrontation de la traduction avec son projet,
qui fait apparaitre le « comment » ultime de sa réalisation, li~,
en derniére analyse, a la subjectivité du traducteur et ases ChOlX
intimes: a projets quasi identiques, traductions différentes, Le style de la confrontation
toujours; elle fait aussi apparaitre, comme il a été dit, ses
« conséquences » : ce que le projet « a donné ». En tant que travail d'écriture, la confrontation doit affron-
Cette derniére confrontation ne saurait constater de discor- ter le probleme de sa communicabilité, c'est-á-dire de sa lisibilité.
dance entre le projet et sa réalisation, ou, si elle en constate une, Car celle-cí, comme il est aisé de le voir en lisant maintes
elle doit déterrniner sa nature, ses formes et ses causes. Le plus analyses de tr~~u:tions,. est m:nacée par plusieurs dangers :
souvent, lorsqu'on croit .découvrir une telle discordance, c'est - la technicité termmolog¡que (avec l'emploi de termes de
qu'on a soi-mérne analysé incompleternent le projet et ses linguis~~que, ?e sémiotique, etc., non expl~cités) ;
conséquences - ce qui arrive facilement lorsqu'il a fallu le - I'irruption de la langue du texte ongmal ou de celle d'une
reconstituer hypothétiquement. traduction étrangere évoquée ;
Mais ce qui peut apparaitre comme une discordance, un - le caractére rninutieux, touffu (done potentiellement
« trou» entre le projet et la traduction, c'est la défectivité étouffant) de l'analyse ;
inhérente a l'acte traductif Quelles que soient la logique et la - le caractere spécialisé, isolé de l'analyse, qui semble se
cohérence d'un projet, quel que soit le projet, il y a, il y aura borner a comparer et n'ouvrir aucune question.
toujours de la défectivité dans une traduction. Si l'absence de
projet traductif déchaine toutes les formes de défectivité, I'exis- En ce qui concerne la technicité terminologique, que l'on
tence d'un projet ne garantit pas contre celle-ci. retro.uve ~ussi bien chez Meschonnic que chez Toury et Brisset,
Ce qui peut sembler discordance, aussi, c'est la coexistence
de parties contradictoires dans un projet. Cependant, il ne peut
.
elle implique une réduction de la communicabilité , tout en
g~rantlssant - dans ces cas précis - une plus grande rigueur du
s'agir que de contradictions latentes, ou locales: sinon, il y a d~scOl~rs. La «technicité» d'un texte critique n'a rien de
incohérence, et done absence de projet : qui di~_~~~3i_~~_~_dit négatif, avec tout son appareil de concepts et, souvent, de
« cohérence ». termes nouveaux ou tirés des disciplines les plus diverses. Elle a
Comme c'est au niveau ultime des choix ponctuels, et plus sa nécessité, mais elle menace quand mérne la visée fondarnen-
généralement a celui du contact ponctuel avec l'original, qu'agit la tale de la critique, qui est d'ouvrir un texte a des publics multiples
défectivité (cl'oú, toujours, quelques choix finaux discutables, des qu'on ne p.eut présupp'oser ni trop oastes ni réduits a une poignée de happy ,
erreurs . des contresens, des oublis, des lapsus, etc.), il n'y a ftw. Et il est logique qu'un acte d'ouverture soit Iui-rnérne
finalement jamais lieu de rapporter les discordances au projet, ouve.~t. L'an~lyste de traduction devra done expliciter, d'une
mais bien a la subjectivité du traducteur. maruere ou d une autre, et autant que la chose est possible, sa

86
87
terminologie et ses concepts, pour déshermétiser son discours (sauf confrontation micrologique et serrée-de fragments de l'original
contre-indication du contexte .et des circonstances, .bien- sur). et de fragments de' sa=traduction, chez Meschonnic, est certes
Mais ce n'est la, apres tout, qu'un détail. guidée par un plan, et n'a rien d'un alignement arbitraire de
Le second danger que rencontre l'analyse de traductions a petites remarques ; en outre le « serré» de cette confrontation
ce stade est plus sérieux : c'est celui de l'irruption a la fois massive est comme contrebalancé par la fréquente violence du ton, qui
etfragmentée de la langue de l'original dans son discours. Cette langue est, sinon divertissant comme chez Etkind, du moins commo-
ne peut pas étre supposée connue du lecteur, ou de tous les tionnant; mais des que la confrontation se fait longue, comme
lecteurs. Le critique doit postuler, méme si cela n'est pas vrai dans l'analyse, par ailleurs remarquable, des traductions de
empiriquement, que son premier lecteur est le lecteur de la Humboldt 108, elle engendre, par son inévitable pesanteur, de la
traduction, celui qui justement, dans la plupart des cas, a lu lassitude chez le lecteur. Lassitude qui n'aurait pas trop
celle-ci parce qu'il ne pouvait pas lire l'original dans sa langue. d'importance si elle ne venait souvent empécher la relecture,
Pour que l'analyse lui soit et ouverte, et féconde, il faut done l'acte me me (Meschonnic le dit Iui-rnéme dans La rime el la
que l'introduction de fragments de l'original soit acc~mpagr;té~ vie 109) par lequel nous nous approprions véritablement un texte.
de certaines procédures explicitantes. Les « retraductions », ici, Il faut toujours essayer d'écrire de facon a éveiller chez le
s'il y en a, ne viseraient pas tant a corriger, a donner une lecteur le désir de vous relire.
meilleure «solution », comme chez Meschonnic, quá faire Pour que le mouvement de l'analyse soit a la fois transpa-
entendre prosaiquement le texte étranger 104. Les mots étrangers rent, riche et ouvert sur la pluralité des «questions 110 » que
« clefs », qui sont souvent des intraduisibles, comme le self pose la dimension traduetive, on peut suggérer trois « procédu-
anglais lOS, ou le goce espagnol, ou le Sehnsucht allemand, etc., res» qui font, par ailleurs, de l'analyse un véritable travail
doivent étre explicités, et expliciter un mot fondamental d'une d'écriture.
autre langue (c'est-á-dire déployer toute sa signifiance) dans sa La prerniere est la clarté de l'exposition (pour reprendre la
propre langue est toujours possible 106, méme si ce mot n'a pas formule de Hólderlin 111), clarté qui n'implique aucun classi-
d'équivalent (done, de traduction préétablie) dans celle-ci. , cisme, mais, pour le critique, un certain nombre de requisits
Le troisierne «péril» auquel peut se trouver confronte stylistiques concretsvz d'auto-interdictions (éviter l'exces de
l'analyste est celui du caractere touffu, rninutieux, a la fois jargon, des syntaxes ampoulées, des ellipses - jusquá un certain
massif et morcelé, láche et serré, de son texte - qui risque de le point, ou plus précisément, jusqu'au point oú ces auto-interdic-
rendre et rebutant, et pour ainsi dire immobile, alors que la tions ne nuisent pas au mouvement de la pensée, a sa rigueur
critique vise au contraire a entrairier le lecteur dans un mouoe- propre, etc.). .
107 1 . . .
ment d'ouverture constant et passionnant . Il faut que ce Ul-CI soit
non seulement pris dans le mouvement de l'analyse compara-
108. Henri Meschonnic, «Poétique d'un texte de philosophe et de ses traduc-
tive, mais que ce mouvement soit pour lui a la fois transparent, tions: Humboldt, sur la tache de l'écrivain de I'histoire », in Les IOUTS de Babel, op. cit.,
riche et sans cesse ouvert sur la pluralité de perspectives et pp. 183-229.
109. Henri Meschonnic, La rime el la Die, Verdier, Lagrasse, 1989, p. 113: «Lire
d'horizons qui constitue la dimension traductive elle-méme. La ne commence qu'á relire [...] des qu'on relit, et qu'une différence éventuelle s'insinue
entre une premiére et une deuxierne fois, et a chacune des autres fois une différence
104. Ce que fait Etkind dans son livre. . nouvelle, alors la lecture elle-méme commence a apparaitre, en se lisant elle-rnérne,
105. Ricceur souligne a ce propos «que la I.angue francaise n'a pas de ,tecme comme un acte qui a son historicité propre, sa tenue distincte de son objeto »
correct pour traduire le "self" », in T emps et Récit, tome IIl, Le temps raconté, coll. 110. La dimension traductive suscite une pluralité de dialectiques questions/
« L'ordre philosophique », Seuil, Paris, 1985, p. 234. Nous retrouverons le self dans la réponses que I'analyse doit, achaque fois de maniére unique, assumer. Pour la
seconde partie de notre chapitre, avecJohn Donne. dialectique questionsJréponses dans I'espace littéraire, cf H.R.Jauss, Pour une herméneu-
106. In Georges-Arthur Goldschmidt, Quand Freud ooit la mer, Buchet-Chastel, tique littéraire, op. cit., pp. 39-lO1.
París, 1988. . .. ., , . 111. «Nous n'apprenons rien plus difficilement que le libre usage du rationnel, Et,
107. Il se peut que ce soit l'accumulauon de cuauons tantot etrangeres, tantot en je le crois, c'est justement la clarté de la présentation qui nous est originellernent aussi
langue d'arrivée, qui cree une impression de mosaíque dispersée et agglomirie en mime naturelle qu'aux Grecs le feu du ciel. » (Holderlin, (Euims, Gallimard, Bibliothéque de
temps. la Pléiade, París, 1967, p. 640.)

88 89

J
La deuxiérne est la rijlexivité incessante du discours qui et dans la poésie en général, sans parIer de son importance et
-«desserre » le face-á-face originaljtraduction(s) et s'accomplit dans le parler colloquial, et dans la mystique et dans la
avant tout sous la forme de la digressivité. Que l'analyse, dans philosophie - trois « domaines» auxquels la poésie de Donne
le parcours du ponctuel, soit réflexive, signifie d'abord qu'elle est du reste liée. Cette réflexion que les traducteurs n'ont pas
n'en reste pas a un collé-collé des textes confrontés (au double faite, pas plus que celles sur body etjoy, il appartient a l'analyse
sens de se coller a eux et de les coller entre eux), mais qu'elle s'en de la faire pour éclairer le passage de l'original pour le lecteur
éloigne perpétuellement pour les éclairer a la bonne distance, = Iui faire sentir les « enjeux » poétiques qui sont la, dans ce qui
se retourner sur son propre discours et ses propres affirmations, peut ne paraitre qu'un « point de détail » -, critiquer avec équité
etc. les choix des traducteurs, et, comme on le verra plus loin, ouvrir
Elle signifie, ensuite, qu'elle revét la forme de la digressivité. l'horizon pour d'autres choix, d'autres solutions, d'autres
Cela consiste, chaque fois que s'en avere la nécessité, a ouvrir projets de traduction.
a partir de tel exemple déterminé une série de questions, de Les digressions, en mérne temps, permettent a l'analyse de
perspectives, dapercus, et a y réfléchir un certain temps, qui s' éloigner de I'« explication de texte » : elles assuren t son auto-
certes doit étre mesuré 112. Pour prendre un exemple qui sera nomie scripturaire'P et lui donnent le caractere d'un commen-
examiné dans la seconde partie de ce livre, lorsque les traduc- taire, ou ce que j'appellerai la commentativité 114.
teurs francais de John Donne traduisent les vers Avec la réflexivité, la digressivité et la commentativité, entre
As souls unbodied, bodies uncloth'd rnust be, en jeu dans le discours transparent de l'analyste sa subjectivité.
To taste wholejoyes [... ] Car c'est lui, lui seul, qui décide de se lancer dans tel ou tel
excursus, certes non sans de bonnes raisons, mais aussi emporté,
par parfois, par le «démon» digressif et commentatif qui habite
tous les critiques. Concision? Longueur? Chacun, ici, décide
Il n'est quárnes sans chair et que chairs dévétues
de Iui-mérne, comme pour les notes de bas de page.
Pour jouir pleinement [...]

c'est au moins trois «questions» qui surgissent a propos des


« choix» de traduction opérés: rendre, d'abord, body par Le fondement de l'éoaluation
« chair» (alors que Donne thématise par ailleurs la différence
entre body etflesh), rendre, ensuite, to taste whole joyes par «jouir Le dernier problerne auquel se trouve confronté l'analyste
pleinement» (alors quejoy est un mot fondamental de la poésie de traduction est de taille, et l'on pourrait s'étonner qu'il ne soit
de Donne, et mérne de la poésie occidentale), et enfin - moins évoqué que maintenant. Si l'analyse, pour étre une véritable
visiblement - rendre les mots négatifs, unbodiedjunclothed, mis en « critique », doit nécessairement aboutir a une évaluation du
équilibre chez Donne, d'abord par une tournure privative travail du traducteur, répondant en cela a l'attente des lecteurs
faible, sans, puis par un mot négatif, «<dévétues », sans donc et a la nature de toute lec tu re de traduction, cette évaluation,
restituer le parallélisme unbodiedlunclothed, sans réfléchir a I'exis- mérne accompagnée de tous lesjustificatifs possibles, ne va-t-elle
tence de ce parallélisme, a la Íréquence des mots négatifs chez pas simplement refléter les idées, les théories, ou comme on
Donne (cinq dans le poérne en question), dans la poésie anglaise voudra dire, du critique en rnatiére de littérature et de traduc-
tion ? Comment ne va-t-elle pas tomber - si elle ne veut pas étre
112. La littérature connait des formes de digressivité non mesurée qui sont tantót
intentionnelles, rantót serni-pathologiques, rantót les deux, et qui rendent la lecture a 113. Cf. Abdelkebir Khatibi: «De la bi-Iangue », in Écritures, publication des
la fois captivante et érouffante. Ori pensera ici tout de suite a Thomas de Quincey. Cf.
Actes du Colloque de I'Université Paris 7 (VER de Textes & Documents), avril 1980,
Eric Dayre, «Thomas de Quincey : la mer n'est pourtant pas si sublime qu'on pourrait par A.-M. Christin, Le Sycornore, pp. 196-204.
d'abord se I'imaginer ... (Sur le vacancier romantique: théorie de la digression) », In 114. Cf. Antoine Berman, «Critique, commentaire et traduction », op. cit.,
Po&sie, nO54, Belin, Paris, 4' trimestre 1990. pp. 88-106.

90 91
neutr - dan 1 dogrnatisme, _ou, du moins, privilégier une que, pour le traducteur, un tel respect est la chose la plus difficile.
Masson signale le <cpréjugé- » q ui consiste a croire qué trad uire -
e rtainc . 1 .ption du traduire ?
J' r is qu'il est possible de fonder toute évaluation sur un est «simplement »respecter l'altérité du texte et done implique
dUlli)lfl critére qui échappe a ce danger, c'est-a-dire, n'implique tout a la fois 1'« anéan tissement » du traducteur et I'attache-
111 une utre conception de la traduction que celle qui, aujour- ment «servile» a la lettre 117.Mais l'éthicité du traduire est
db ui t me me hier, fait l'objet d'un consensus de fond assez menacée par un danger inverse, et plus répandu : la non-oéridi-
g 'n' ral - quoique jamais total et trop implicite - et chez. les cité, la tromperie. Ce sont toutes les formes de manipulation de
traducteurs, et chez tous ceux qui s'intéressent a la traductlOn. l'original que signale Meschonnic (mais il en est d'autres
Ces criteres sont d'ordre éthique et poétique (au sens large). encore) et qui, toutes, renvoient a une attitude profondément
La poéticité d'une traduction réside en ce que le traducteur irrespectueuse du traducteur vis-a-vis non seulement de I'origi-
a réalisé un véritable travail textuel, a fait texte, en correspon- nal, mais finalement des lecteurs. 11 n'y a cependant non-
dance plus ou moins étroite avec la textualité de l'original. Que véridicité que dans la mesure oú ces manipulations sont tues,
le traducteur doive toujours faire texte, cela ne préjuge absolu- passées saus silence. Ne pas dire ce qu'on va faire - par exemple
ment pas ni du mode ni de la uisée de l~ tra?uction 115:ent.re le adapter plutót que traduire - ou faire autre chose que ce qu'on
Lucien de Perrot d'Ablancourt, belle mfidele type, les Mille et a dit, voilá ce qui a valu a la corporation l'adage italien
Une .Nuits de Galland, le Poe de Baudelaire, le Paradis perdu de traduttore traditore, et ce que le critique doit dénoncer durement.
Chateaubriand, le Hopkins de Leyris, L'Odyssée de Jaccott~t, Le traducteur a taus les droits des lors qu'il joue franc jeu.
L'Énéide de Klossowski, la « poésie non traduite » de Robm, Lorsque Garneau, dans son Macbeth, dit «J'saute du vers 38 au
aucun point commun, si ce n'est que dans tous les cas il y a vers 47 pare' c'est mélé mélant 118»(Acte 111, sc. 6), il n'y a pas
travail textuel (poétique au sens large) et production d'iEuures lieu de considérer la chose comme inadmissible : elle est avouée,
véritables. Mérne s'il pense que son oeuvre n'est qu'un « pále et tire sa traduction - en partie - vers l'adaptation. Lorsque
reflet », qu'un « écho » de I'oeuvre « véritable », le traducteur Yves Bonnefoy traduit le Sailing to Byeantium de Yeats, faute de
doit toujours vouloir faire euore. mieux, par Byrance, l'autre riue, ce qui fait tres ... Bonnefoy, il n'y
L' éthicité, elle, réside dans le respect, ou plutót, dans un certain a pas lieu de dire qu'il plaque sa poétique sur Yeats, puisqu'il
respect de l'original. En quelques lignes dignes et denses, Jean- s'est longuement expliqué et sur ce point de traduction, et sur
Yves Masson a su définir cette éthicité, et il faut ici le citer :
117. Dolet, comme toute la tradition, dénonee eette servilité : «Je ne veulx taire
Les concepts issus de la réflexion éthique peuvent s'appliquer a la icy la 'follie d'aulcuns tradueteurs : lesque\z au lieu de liberté se submettent a servitude.
traduction précisément gráce a une méditation sur ~an~tion d.erespecto C'est asseavoir, qu'ilz sont si sots, qu'ilz s'efforeent de rendre ligne pour ligne, ou vers
Si la traduction respecte l'original, elle peut et doit meme dialoguer pour .vers. Par, laqu.elle erreur ilz dépravent souvent le sens de l'autheur, qu'ilz
avec lui, lui faire face, et lui tenir üte. La dimension du respect ne traduisent, & n expnment la graee, & perfeetion de l'une, & I'aultre Iangue. Tu te
comprend pas l'anéantissement de celui qui respecte. son propre garderas diligemment de ce viee : qui ne démonstre aultre ehose, que l'ignoranee du
traducteur. » In Paul A. Horgue\in, Anthologie de la maniére de traduire, op. cit., p. 54.
respecto Le texte traduit est d'abord une offrande falte au texte Le littéralisme exacerbé de certaines traductions, eomme eelles de Francois Fédier,
original 116 • montre. eombien ce « préjugé » est actue\ - surtout si on k eonfond avec les apologies
du «decentrement», de la traduction cornme «rapport·») ou comme ... ·« épreuve de
Dans toutes les traductions mentionnées, ce respect qui sait rétrang~r,> J.-Y. Masson a l'immense mérite de marqueren que\ques mots la mince
hgne - éthique, non poétique - de partage. Je puis le dire pour avoir travaillé sur le
« faire face » au texte, lui « tenir téte » et ainsi se poser comme problem: de la littéralité et avoir abandonné ee terme a cause de Yinsurmontable équiooque
« offrande » est présent - mérne chez Perrot. Mais nous savons qu'Il recele: que nous le vouhons ou non, «littéralité» signifie mot a mot, phrase a
phrase, et implique un attaehement anéantissant a ce mot a mot, phrase a phrase. Mais
en méme temps, littéralité signifie attachement a la lettre, respeet de la lettre de I'oeuvre .
.--, 115. La oisée est ici l'objeetif global de la traduetion: par exemple s'approprier Peut-on abandonner totalement un mot qui signifie a la fois le rapport le plus naíf un á

Plutarque, le franciser, l'intégrer au patrimo!ne fr,,;n<;:ais.Le mode est I'ensemble des texte et le rapport le plus intime?
118. Annie Brisset, «Shakespeare, poéte nationaliste québécois. La traduetion
stratégies de traduetion déployées pour obtenir ce res,:,ltat. .
perlocutoire », in Sociocritique de la traduction, op. cit., p. 207.
____ -_'-~/- 116. J.-Y. Masson, « !erritoire de Babel. Aphonsmes ~.:...czt., p~158.

93
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la liberté du traducteur '!", Perrot d'Ablancourt ne dissimulait Ce qUi, est sur, en tout cas, c'est que ces discussions ne
nullement ses coupures, ses ajouts, ses embellissements, etc. : il peuv~nt sélever que sur le sol de cette idée consensuelle du
les exposait dans ses préfaces et ses notes, franchement. Armel tradUlr~. C'est pourquoi il n'y a pas a présenter une « nouvelle
Guerne, traduisant les Fragments de Novalis de maniére explici- conception » ~e la traduction. Non seulement parce que l'Idée
tante et francisante (et pour nous par ailleurs totalement de la tr.aductlOn nous a ét.é «Téguée » d'une certaine facon
inadmissible a cause du mépris du traducteur pour la stylisti- « ~ne :,OlSpour toutes », mais paree q u'á chaque époque, cette
que, la concision et la « terminologie mystique »du poéte), s'en Ic:ee s m?~rne dans une figure déterminée qui, a son tour, déter-
est du moins ouvertement expliqué 120. rnrne entlerement, ou de rnarriere prédominante, notre « idée »
Ainsi nous somrnes-nous efforcés de préciser les bases d'un personnelle du traduire. Aujourd'hui, cette figure est celle
jugement de traduction le plus large, le plus équitable et le plus qu.'ont ~a<;:onn~ele romantisme allemand, Goethe, Humboldt et
consensuel possible : les criteres proposés valent aussi bien pour Hólderlin, mais il y a bien longtemps qu'elle a perdu ses traits
une traduction de la tradition que pour une traduction mo- « romantlques » externes et qu'el1e est devenue la figure moderne
derne, et ils n'impliquent aucun parti pris sur les visées et modes de la tra~uction. Le traducteur actuel ne peut que se situer Dar
de traduction. Éthicité et poéticité garantissent d'abord qu'il y rapport a cette figure. Il peut la rejeter, c'est-á-dire trad~ire
a, d'une maniére ou d'une autre, correspondance a l'original et a sa selon une figure antérieure, celle de l'Áge classique - par
langue. Le mot de correspondance est ici volontairement choisi a s.xemp!e You~cenar traduis~nt du grec 1~2 - ou méme du Moyen
cause de sa riche polysémie et, aussi, de son indétermination. Age (s en terur seulement a la translation des significations et
C'est un signifiant existentiel et ontologique fondamental (cf. les des termes.' comme en traduction spécialisée) -, dans tous les
«correspondances» de Baudelaire). Et également un signifiant cas, consclemmen.t ou non, il agit par rapport a la figure
concret: comme, en vocabulaire ferroviaire, «prendre» ou moderne du traduire. Ille peut : cette liberté est aussi son droit.
« manquer » la correspondance, en vocabulaire épistolier, « en-
tretenir la correspondance », etc. La traduction doit toujours
« correspondre » dans la pluralité de toutes ces significations.
Éthicité et poéticité garantissent ensuite qu'il y a un faire-
LA RÉCEPTION DE LA TRADUCTION
oeuvre dans la langue traduisante qui l'élargit, l'amplifie et
l'enrichit - pour reprendre le vocabulaire de la tradition - a
tous les niveaux, OU il a lieu. En disant cela, nous n'innovons pas
(et ne voulons surtout pas innover) : ce faire auore-en-correspon- C~tte étape de la critique, sur laquelle je ne m'étendrai pas
dance a depuis toujours été considéré comme la tache la plus peut etre autonome ou intégrée a d'autres étapes selon les cas.
haute de la traduction. Les discussions sur le littéralisme ou la Epe est fort impo~tante, ~omme tou~e étude d~ la réceptio~
liberté, la traduction source-oriented ou target-oriented, sur les d une ceuvre - rnars elle n est pas toujours possible dans le cas
« sourciers » et les « ciblistes », etc., sans étre dénuées de sens, ~es cc~vres traduites. Cal' il y a plus de réception d'« ceuvres
me rappellent ce que disait Foucault a propos du marxisme (et et~angeres» (dans la presse, c'est-a-dire dans les sections Iitté-
qui parut choquant a l'époque) dans Les mots et les choses : rarres ?es qU(~tic:iens, des hebdomadaires, dans les revues et
rnagazmes Iittér aires, dans les ouvrages critiques sur des auteurs
leurs débats ont beau émouvoir quelques vagues et dessiner des rides
a la surface : ce ne sont ternpétes qu'au bassin des enfants 121 [ ••• ]. e:rangers, et?) .que de «traductions» comme telles. Il faut
~ abord sav.Olr SI la traduction a été apercue (concretement si
119. Q.uarante-cinq poemes de Teats, suivis de La Résurrection, traduction et introduc- !?n a m:r:tlOnné qu'il s'agit d'une traduction, faite par X.:.).
tion Yves Bonnefoy, Hennann, Paris, 1989, pp. 7-31. SI elle a ete apercue, il faut savoir si elIe a été évaluée, analysée,
120. Anne1 Guerne, « Introduction; Novalis ou la vocation d'éternité », In
Novalis, CEuUTes completes, vol. 1, Gallimard, coll. « Du monde entier n, Paris, 1975.
121. Les mots et les choses , op. cit., p. 274. 122. Marguerite Yourcenar, La couronne et la (yre, Gallimard, París, 1979.

94 95
c'est-á-dire voir comment elle est apparue a la critique, aux , Appliquée a la littérature traduite, cette critique produetÍve
critiques, et, en íonction de 'cette apparition, a été jugée et enoneera. done, ou s'efforcera darriculer, les príncipes d'une
présentée au « public », Dans l'ensemble, les traductions ne font retr'adtrction de I'oeuvre concernée, et done de nouveaux projets
pas couler des flots d'encre, mérne si, en ce qui concerne la de. tr~duct!on. Il n'y a pas a proposer un nouveau projet (cela
presse, les choses s'améliorent un peu depuis quelques années doit etre 1oeuvre des traducteurs eux-rnómes] ni a jouer aux
ou, en tout cas, évoluent. Les critiques s'aventurent rarement a don~eurs ,de conseils,. mais .a préparer le plus rigoureusement
parler de pres du travail des traducteurs. Quand ils le font, c'est po.ssl~le 1espace de jeu de la retraduction. L'exposition des
souvent pour les fustiger. Les louanges, un peu moins nombreu- pnn~lpes de la r~tradu~tion ne doit étre ni trop générale ni trop
ses, sont généralement aussi peu « fondées », c'est-á-dire justi- fermee et excluslVe, pmsque la vie me me de la traduction réside
fiées par des raisons, que les blámes. Quandj'ai analysé L'Enéide dans la pluralité imprévisible des versions successives ou simul-
de Klossowski, je suis tombé sur une exception : le dossier de tanées d'une mérne ceuvre. Que deux .traductions de Yeats,
presse de Gallimard eontenait plus de quarante articles et celles de Bonnefoy et de Masson, aient paru presque en mérne
études publiés l'année me me de la parution de la traduetion t~mps 12\ avec des projets de traduction apparentés, mais
dans des journaux et revues de tou te la francophonie (et meme dIfferents, cela est positif. C'est la copia traductive.
d'Espagne). Il y avait autant d'articles de fond (Deguy, Leyris, Avec cette ultime étape, l'analyse de traduetion devient
Brion, Picon, ete.) que d'articles de quotidiens. lci, l'étude de ?om;ne le .reeou~s a ~e~legel l'atteste, critique au sens le plu~
la réeeption était possible - et féeonde. Mais, depuis 1964, el~:,e posslbl~, e est-a-dlre tente de s'aeeomplir eomme acte
aucune traduction francaise n'a éveillé de tels éehos. c~ltlque ~rod~ctif,fécondan!. Dans le cas de l'analyse d'une tradue-
tlOn. « ~eussI~ », elle a sirnplemenr pour visée, comme Schlegel
le disair aUSSIdans le texte cité par Benjamín, d'

exposer a nouveau l'exposition, de donner forme nouvelle á ce qui a


LA CRITIQUE PRODUCTIVE déjá forme 125 [ ••• 1,

c'est-a-dire de (dé)montrer l'excellence et les raisons de l'excel-


lene e de la traduction. Le pouvoir féeondant de l'analyse réside
Cette sixieme, et derniére, étape de notre parcours ne vaut
alors et dans la (dé)monstration au lecteur dufaire-aIUvre positif
en principe que lorsque l'analyse a traité d'une traduction qui
du traducteur, et dans l'exemplarité de la traduetion mérne 126.
appelle impérativement une retraduetion, soit pareequ'elle est
par trop défaillante ou insatisfaisante, soit paree qu'elle a trop
vieilli. Dans ce cas, l'analyse doit se faire critique positive,
« produetive », au sens oú Friedrieh Schlegel parlait d'

une critique qui ne serait pas tant le commentaire d'une littérature


déji existante, achevée et fanée, que l'organe d'une littérature encore
a achever, a former et mérne a commencer. Un organon de la
littérature, donc une critique qui ne serait pas seulement explicative
et conservatrice, mais qui serait elle-rnéme productive, au moins
indirectement 123.

1;4. Celle ~'Y,:es Bonnefoy en 19~9, celle de Jean-Yves Masson en 1990.


123. Cité in Antoine Bennan, L'épreuue de l'étTanger, Gallimard, coll. «Essais », L5. In ~enJamm, Le. conceP.t de crutque esthét.ique dans le romantisme allemand, p. 112.
París, i984, p. 196. 126. Qu une traduction soit exemplaire ne slgnifie pas qu'elle soit un modele.

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