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25/12/2017 “Éros, corps et eucharistie”, une réflexion d’Emmanuel Falque au nouvel Institut Jean-Paul II - La Croix

Urbi&Orbi

La Documentation catholique

“Éros, corps et eucharistie”, une


réflexion d’Emmanuel Falque au
nouvel Institut Jean-Paul II
16 novembre 2017, intervention du professeur Emmanuel Falque devant
l’Institut pontifical théologique Jean-Paul II pour les sciences du mariage et
de la famille
Par , le 14/12/2017 à 10h55

(*)

Le 16 novembre 2017, à l’occasion de l’inauguration de l’année académique 2017/2018, le professeur


Emmanuel Falque (a) est intervenu devant l’Institut pontifical théologique Jean-Paul II pour les sciences
du mariage et de la famille. Sous l’intitulé « Éros, corps et Eucharistie » (1), son propos consistait à prendre
la mesure et à interroger les expériences de l’homme qui, dans l’eucharistie, sont engagées pour en être
transformées par Dieu : « L’animalité (l’héritage eucharistique – la figure de l’agneau), le corps (le contenu
eucharistique – ceci est mon corps), l’éros (la modalité eucharistique – un corps donné), et enfin la
manence (la finalité eucharistique – demeurer en moi et moi en vous). Une intervention présentée en six
parties : La philosophie à la limite, La pâques de l’animalité, Ceci est mon corps, La force du corps, L’éros
eucharistié, La manence. La présence « réelle » (dans l’eucharistie), a notamment souligné Emmanuel
Falque, « ne l’est pas en cela qu’elle est chosifiée, mais plutôt par là qu’elle est donnée et attendue pour
être consommée, ou mieux désirée. C’est dans la distance du désiré, par Dieu lui-même, que le tabernacle
prend sens, et l’attente du corps eucharistique pour être adoré comme aussi mangé ».

« Heureux ceux qui sont appelés au festin des Noces de l’Agneau (…). Réjouissons-
nous, soyons dans l’allégresse et rendons-lui gloire, car voici les Noces de l’Agneau (…) ;
Son épouse s’est préparée, il lui a été donné de se vêtir d’un lin resplendissant et pur
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(…) ; Venez, rassemblez-vous pour le grand festin de Dieu » (Ap 19, 9 ; 5, 6 ; 19, 7-8 ; 19,
17). L’appel de saint Jean dans l’Apocalypse suffit à l’invitation au Banquet. Un
« agneau » se tient là, immolé, prêt à être vu, adoré, comme aussi mangé. Les frères
Eyck, en la cathédrale Saint Bavon à Gand, en ont tracé la figure, sur un retable des
Flandres aussi connu que contesté : le « retable de l’agneau mystique » (1432). Là où les
préréformateurs John Wicklif et Jean Huss soutenaient, peu avant la réalisation de
l’œuvre, que « le Christ n’est pas identiquement et réellement dans le sacrement de
l’autel en sa propre personne corporelle » (J. Wicklif), les frères Eyck font preuve de
réalisme, voire de substantialisme, affichant ostensiblement le Christ sur l’autel sous
l’effigie de l’Agneau, dont la réalité de la présence a de quoi surprendre comme aussi
d’être aussi revendiquée. Une « présence réelle » y attend l’homme, certes
nouvellement interrogée, mais non moins nécessaire et indubitable au cours des
époques qu’elle a traversé.

On se souvient du discours d’ouverture du pape Jean XXIII au concile Vatican II (1962),


attendant des penseurs catholiques qu’ils exposent la doctrine « de la façon qui répond
aux exigences de notre époque », voire « en suivant les méthodes de recherche et la
présentation dont use la pensée moderne » (2). Point n’est question ici, cela va sans
dire, de rejeter la tradition, bien au contraire. On ne trouvera du nouveau qu’en
s’appuyant sur l’ancien, renouvelant d’autant plus l’interprétation qu’on se sera ici
fondé sur le dogme et ses plus anciennes formulations. Le hoc est corpus meum, ou le
« ceci est mon corps », est certes et d’abord une question de croyance, et donc
d’adhésion personnelle. Mais il indique aussi une « affaire de culture » (J.-L. Nancy),
rendant d’autant plus urgent l’énoncé d’un christianisme « crédible » et non pas
uniquement « croyable ». Le christianisme possède en lui-même les moyens culturels,
comme aussi conceptuels, pour atteindre le fond de l’humain et le transformer de
l’intérieur. L’apologétique n’est pas de conversion d’abord, ni même affaire de raison.
Elle revient d’abord à « toucher le fond », à reconnaître que rien de l’homme ne sera
“métamorphosé” s’il n’est pas d’abord par le Fils de l’homme endossé : « tout ce qui
n’est pas assumé n’est pas sauvé, rappelle Grégoire de Nazianze, et seul ce qui est uni à
Dieu est sauvé » (Lettre à Clédonium). De cet adage, il convient de prendre la mesure, et
d’interroger l’ensemble des expériences de l’homme qui, dans l’eucharistie, sont
engagées, pour en être aussi par Dieu transformées : l’animalité (l’héritage
eucharistique [la figure de l’agneau]), le corps (le contenu eucharistique [ceci est mon

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corps]), l’éros (la modalité eucharistique [un corps donné]), et enfin la manence (la
finalité eucharistique [demeurer en moi et moi en vous]).

L’acte de « manger, voire de mâcher, la chair », et de « boire, voire d’ingurgiter, le sang »


– « qui mange ma chair (trôgôn mou tên sarka) et boit mon sang (pinôn mou to aima) »
(Jn 6, 56) – fit certes scandale en son temps. Encore faut-il, aujourd’hui aussi, ne pas
l’oublier, y compris à l’heure de s’avancer pour communier. Il y a « pire que d’avoir une
âme perverse, rappelle Charles Péguy, c’est d’avoir une âme habituée » (3). Ni la
philosophie, ni la théologie, ni la phénoménologie, ni la sacramentaire, ne sont affaire
de mots seulement. Ils signifient une “expérience” qui disparaitrait si elle ne savait se
dire (intuition sans concept), et se viderait si elle ne devait se vivre (concept sans
intuition). Ce qui vaut des autres modalités d’existence pour traduire
philosophiquement le vendredi saint ou le dimanche de Pâques (la « souffrance » pour
le Passeur de Gethsémani ou la « naissance » pour Métamorphose de la finitude), vaut
plus encore pour le jeudi saint, en cela même que le viatique, et donc la quotidienneté
de notre être ici-bas, y est aussi engagé (le « corps » pour Les noces de l’agneau). Au
triptyque philosophique – souffrance, naissance, corps – répond un triduum
théologique : passion, résurrection, eucharistie. C’est à tenir l’unité de l’humain que se
traduit aussi sa radicale assomption et transformation par le divin. L’expérience de
l’homme et le mystère de Dieu dans la figure de l’Homme-Dieu sont si imbriqués,
qu’on se leurrera à trop vouloir les séparer (4).

La philosophie à la limite

Entrer dans le mystère théologique de l’eucharistie revient paradoxalement à


interroger les limites de la philosophie, ou plutôt d’une certaine forme de la
phénoménologie. Si les analyses de la souffrance (Lévinas) ou de la mort (Heidegger)
[Passeur de Gethsémani], comme aussi celle de la chair (Henry), du don (Marion), ou de
la naissance (Romano) [Métamorphose de la finitude], peuvent éclairer ce qu’il en est de
la passion ou de la résurrection, rien n’assure qu’elles suffisent, ou vaillent à elles
seules, pour dire ce qu’il en est du « corps » comme tel, et donc aussi de l’eucharistie.
Un “choc en retour” se produit en effet, de la théologie vers la phénoménologie cette
fois, dès lors qu’il est question de « mystère eucharistique », et donc aussi de « corps
organique ». La pratique phénoménologique courante revient en effet à éclairer, d’un
bel éclat d’ailleurs, le donné du révélé (la prière [J.-L. Chrétien], l’incarnation

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[M. Henry], le don [J.-L. Marion], la liturgie [J.-Y., Lacoste], etc.), sans remettre en
cause, ou peu s’en faut, l’efficacité de ses instruments pour dire ce qu’il en est de la
théologie – de sorte que la théologie en devient elle-même, et parfois, intégralement
phénoménologique.

On s’interrogera cependant, moins sur la pertinence de tels outils, dont nous avons fait
et continuerons de faire usage, que sur leur possibilité à tout dire, ou plutôt à dire le
tout de l’expérience humaine comme aussi divine. La théologie elle-même fait voir à la
phénoménologie ses « limites », y compris dans la prétention hégémonique de cette
dernière rejetant à tort tout autre forme de pensée, en particulier ladite
« métaphysique ». Ainsi en va-t-il, et de façon exemplaire à nos yeux, de
l’interprétation authentique et anti-gnostique qu’il convient de faire de Tertullien,
disqualifiant toute tentative qui le rapporterait phénoménologiquement à la « chair »
ou au « vécu du corps » (Leib), plutôt qu’au « corps » ou à la « matérialité de la chose
étendue » (Körper). « Le Christ n’eut pas d’autre raison d’être pris simplement pour un
homme que de montrer la réalité humaine d’un corps (humana substantia corporis),
précise en ce sens le Carthaginois (…) : les muscles pareils aux mottes de glèbes, les os
semblables aux rochers et même autour des mamelons comme des gravillons, les
entrelacs de nerfs pareils aux surgeons des racines, les réseaux ramifiés des veines
comme des ruisseaux sinueux, les duvets semblables aux mousses, la chevelure
comme un gazon, et le trésor caché des moelles comme le minerai de la chair » (5).
Qu’on se le dise donc. Le corps du Fils incarné, loin de demeurer une simple “chair sans
corps” en particulier et surtout lorsqu’on se réfère à Tertullien ou Irénée (M. Henry), se
donne aussi comme “corps sans chair”, au sens cette fois d’une véritable humanité
incarnée, ou mieux « in-corporée », prise dans l’horizon du « monde » comme aussi de
la « matérialité ». L’humain n’est pas fait de « chair » d’abord (Leib), mais aussi de
« corps » (Körper). Mieux, et selon une étonnante inversion des termes en allemand, le
terme de « corps » en théologie sacramentaire cette fois – der Leib Christi. Amen (« Le
corps du Christ. Amen ») – dit moins le simple vécu d’une chair, qu’un Christ
réellement présent, donné à manger et à boire, nous y reviendrons, quand bien même
son organicité ne s’identifierait pas uniquement ici à sa simple historicité (distinction
du Jésus historique et du Christ ressuscité) (6).

Le choc en retour de la théologie sur la phénoménologie, soit du poids de corps comme


« incorporation » (Verkörperung) sur son vécu comme « incarnation » (Verleiblichung),

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interroge donc la limite de la philosophie. Une interrogation à partir de l’incarnation


substantielle du Christ qui remet en cause le choix du phénoménologue à privilégier le
« corps propre » (Leib) sur le « corps matière » (Körper), le vécu du corps sur l’organicité
du corps. On ne réduira pas cependant la substantialité de tout homme dans sa
corporéité à sa pure et simple matérialité. Entre le « corps étendu » (Descartes) et le
« corps vécu » (Husserl), se tient selon nous le « corps épandu », dont la réalité
organique ne le cède en rien ni à l’étendue d’une matière en “longueur, largeur,
profondeur” (corps objectif), ni au vécu d’une chair en mode d’auto-affection comme
aussi d’appropriation (corps subjectif). Fait aussi de « battements, de reniflements et
de gargouillements », comme le sont encore « la digestion, la sécrétion, la cicatrisation
ou la respiration » (l’inconscient du corps chez Nietzsche), le « corps épandu » marque
une sorte de zone frontalière, ou de corps intermédiaire, entre le corps étendu d’une
part (simple matérialité) et le corps vécu d’autre part (pure subjectivité).

Épandu sur un lit à l’aune de tomber dans le sommeil, épandu sur la table d’opération à
peine anesthésié, voire épandu sur la croix au point d’agoniser, ce corps-là ne cesse pas
d’être humain en cela qu’il signifie toujours pour l’autre une altérité différenciée, voire
possède des traits qui font sa spécificité : bipédie, finesse de la peau, délicatesse du
toucher, sexualité en vis-à-vis, etc., qui en sont sinon la preuve, au moins le « signe »
(7). Mais il possède en même temps une “part d’animalité” que jamais il ne saurait
renier, ni même totalement s’en retirer : « rien ne nous est donné comme réel sauf
notre monde d’appétits et de passions (…), préconise radicalement Nietzsche dans Par
delà le Bien et le Mal, comme une sorte de vie instinctive où toutes les fonctions
organiques d’autorégulation, d’assimilation, de nutrition, d’élimination, d’échanges
sont encore synthétiquement liées ; comme une préforme de la vie ? » (8). Suivant le
« fil conducteur du corps », et comme pour retrouver « le texte primitif, le rude texte, de
l’homme naturel » (Nietzche), nous rejoindrons ainsi, et jusque dans l’eucharistie,
l’Abîme de notre propre humanité, son Chaos et son Tohu-Bohu jamais totalement
surmontés, donnant par là un véritable contenu (charnel, humain, voire cosmique et
animal) au « ceci est mon corps » du christianisme. Car pour Nietzsche, comme pour
nous et peut-être aussi en mode chrétien s’entend, c’est d’abord « le corps qui
philosophe » – der Leib philosophirt (9).

La pâques de l’animalité

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Certes Dieu en s’incarnant ne s’est pas fait animal. Le Concile in Trullo de


Constantinople (692) requiert à juste titre qu’« on substitue l’image humaine du
sauveur à celle de l’agneau », ceci afin de départir le Verbe incarné du simple
paganisme de l’animalité et du seul judaïsme de l’agneau immolé (10). Reste que Dieu
lui-même ne peut rester indifférent, et même étranger, à ce chaos intérieur, cet abîme
ou ce gouffre de nos passions et pulsions, qu’une certaine forme de la phénoménologie
contemporaine a sinon renié, au moins en large part spiritualisé (Maurice Merleau-
Ponty excepté probablement). « Corps sans conscience », tel est ce qui définit l’animal.
Mais « conscience sans corps », telle est aussi la délimitation de l’ange. Le second
(l’angélisme) n’est pas davantage à envier que le premier (l’animalité), loin s’en faut. Le
mot de Pascal est suffisamment connu pour qu’il suffise de le répéter : « l’homme n’est
ni ange ni bête » (L. 678/B. 358), et c’est « être d’autant plus misérable qu’on est tombé
de plus haut » (L. 122/B. 416).

Le silence sur l’animalité, en particulier lorsqu’il provient du théologien qui semble


parfois en avoir évacué la question (avec de notables exceptions comme Jean Scot
Erigène ou François d’Assise par exemple), étonne le philosophe qui depuis plus d’un
siècle n’a de cesse d’en traiter (Husserl à partir de von Uexküll, puis Heidegger, Derrida,
Deleuze, Henry, etc.). Parler philosophiquement de l’« animalité » n’est pas traiter des «
animaux », cela va sans dire, ni même d’une simple différence entre l’homme et
l’animal. L’animalité trace plutôt les contours d’un « mode d’accès » à notre propre
corporéité, en cela que quelque chose de l’humain se tient dans l’incarné que la
philosophie, comme la théologie aussi, ont à retrouver. Peu importent les animaux, et
seule compte ce chaos de passions et de pulsions que Dieu lui-même vient aussi
assumer, dans un corps-à-corps eucharistique en attente de tout convertir, y compris le
« district de ce que l’on ne peut plus dire » (Heidegger à propos de Nietzche), ou la «
mêlée des sensations » absolument résistante à toute subsomption (Kant) (11).

La crainte de l’animalité provient en réalité, et le plus souvent, de sa confusion avec la


bestialité. Alors que le premier (l’animal) demeure toujours le soubassement de
l’humain par quoi nous sommes aussi incarnés, ou mieux incorporés, la seconde (la
bête) marque le possible de l’homme en deçà même de son animalité, comme s’il
revendiquait à lui seul ce triste privilège de pouvoir choir là où l’animal lui-même ne
saurait aussi tomber (prostitution, pornographie, gloutonnerie, etc.). La « bête tapie qui
te convoite » au livre de la Genèse pour tenter Caïn (Gn 4, 7), est bien celle aussi qui se

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lève pour une dernière fois sous le titre de la « Bête écarlate couverte de titres
blasphématoires » au livre de l’Apocalypse (Ap 17, 3). Mais la bestialité, ou autrement
dit la chute du corps dans le péché, ne disqualifie en rien l’animalité, qu’il s’agisse du
monde animal (cosmologie) ou de notre propre animalité (anthropologie). S’incarnant
ni dans l’animalité, et encore moins dans la bestialité, Dieu lui-même n’a pas moins
pris en charge le tout de « notre » humanité. Puisque rien de ce qui est humain ne lui
est étranger (Térence), il vient tout assumer comme aussi tout sauver – notre animalité
pour la faire passer à l’humanité (salut par solidarité), et notre bestialité pour
intégralement la purifier (salut par rédemption). Voici l’« agneau de Dieu » [tout court]
souligne saint Jean, dans une seconde reprise, dans la bouche de Jean le Baptiste (Jn 1,
36) ; et voici l’« agneau de Dieu qui enlève le péché du monde », avait-il déjà annoncé
dans une première relance (Jn 1, 29). L’animalité dans la figure de l’agneau, comme
aussi la bestialité par l’agneau immolé pour nos péchés, appartiennent intégralement à
l’histoire du salut, la première parce qu’elle assume tout de notre être incorporé
(passions, pulsions, chaos intérieur, etc.), et la seconde par là qu’elle rejoint et convertit
tout de notre être dévié (vices, péchés, luxure, etc.). L’être incorporé désigne donc, et
certes d’abord, l’homme incarné, mais non pas indépendamment d’un organique dont
il est aussi constitué, jusqu’à l’animalité, voire la bestialité, dont il ne saurait si
aisément se débarrasser.

Ceci est mon corps – hoc est corpus meum – est donc d’abord une formule capable de
tout porter, l’humain certes, mais aussi « sa » part d’animalité, comme aussi de
bestialité. Mieux, l’eucharistie n’a pas seulement pour but de nous diviniser, dans une
participation au mystère de la divinité certes essentielle, mais qui, à trop y insister,
nous ferait franchir à tort les limites de notre être créé. En même temps que de nous
faire passer de l’humanité à la divinité (divinisation), l’acte de communier nous
convoque d’abord à transiter de notre propre animalité à l’humanité (humanisation),
dans la filiation s’entend (Trinité). On ne trouvera aucun « humanisme » dans une telle
perspective, dont rien n’est plus à craindre que les professions de foi comme les dérives
politiques qui en sont le plus souvent tirées. Seule l’intégration dans le mystère de la
Trinité saura nous sauver (Col 1, 16). Fils dans le fils, et non pas en guise de quaternité
(IVe concile du Latran, 1215), l’homme demeure homme de bout en bout en son
humanité, de son incarnation dans un corps jusqu’à son accomplissement dans la
gloire. Diviniser l’homme sans jamais néanmoins le dépasser, tel est l’enjeu de
l’eucharistie comme don de l’organique à de l’organique, que les atermoiements de la
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chair ne sauraient donc si aisément oublier : « si l’homme aspire à être seulement


esprit et qu’il veut refuser la chair comme étant un héritage simplement animal,
rappelle Benoît XVI dans son Encyclique Deus caritas est, alors le corps et l’esprit
perdent leur dignité » (12).

Ceci est mon corps

La description phénoménologique de la « chair » (Leib) menait justement, et


nécessairement, la réflexion sur la résurrection [Métamorphose de la finitude]. Relevé
en son vécu du corps, le Ressuscité fait voir la manière d’être de son corps incarné, et
s’y fait d’abord reconnaître. L’esprit qui n’a « ni chair ni os » ne signifie pas d’abord que
des chairs et des os caractérisent le corps du Ressuscité, mais plutôt que c’est bien lui
qui a souffert et qui est maintenant ressuscité : « C’est bien moi. Touchez-moi, regardez
: un esprit n’a ni chair ni os, comme vous voyez que j’en ai » (Lc 24, 39). Apparu au bord
du lac, il est reconnu par ses disciples à la manière de son « manger » (Jn 21, 1-14),
déguisé en jardinier il est identifié par Marie-Madeleine à la « voix » par laquelle il s’est
exprimé (Jn 20, 11-18), et traversant le Cénacle il fait voir à Thomas la plaie par laquelle
il fut blessé, laissant la foi en reconnaître le signe plutôt que la raison en chercher la
preuve (Jn 20, 24-29). « Sortis du tombeau » (Jn 5, 29), les corps se vantent moins de
leur organicité, que de l’assomption de la totalité de ce qu’ils furent avant même de
ressusciter : « même si l’on ne s’en sert pas, précise Thomas d’Aquin à la fin de son
Contra Gentiles, tous les organes de ce genre (membres, intestins, organes génitaux,
etc.) seront là pour restituer l’intégrité (integritatem) du corps naturel » (13). Peu
importe les organes donc, mais plutôt ce qu’ils signifient – à savoir ce vécu par lequel
nous nous sommes exprimés.

Reste alors, la question essentielle – par quoi l’eucharistique rejoint notre viatique et
notre être-là in via [Noces de l’agneau]. Qu’en est-il de la matérialité – du corps du
Christ comme aussi du nôtre – dès lors que la résurrection consacre d’abord son
expressivité ? Dit autrement, à trop privilégier l’autoaffectif de la chair en philosophie
(Leib), ou l’expressivité du vécu en théologie (symbolisme), n’a-t-on pas omis une
dimension fondamentale de l’organicité du corps en philosophie (Körper), ou de son
épaisseur et de son “réalisme” en théologie ? Loin de nier le bien-fondé du vécu du
corps ou de la manifestation de la chair pour dire ce qu’il en est du corps ressuscité – «
autre est l’éclat du soleil, autre celui de la lune, autre celui des étoiles […], il en est ainsi

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pour la résurrection des morts » (1 Co 15, 41-42) –, comment cette autoaffectivité


rejoindra-t-elle la réalité, voire la substantialité, de ce corps incarné ? Le passage de la
mort à la résurrection indique celui du « corps » (souffrant) à la « chair » (ressuscitée),
et le transfert de la résurrection à l’eucharistie celui de la « chair » (ressuscitée) au «
corps » (donné). Du « corps à la chair » (de la passion orientée vers la résurrection), et
de la « chair au corps » (de la résurrection à la lumière de l’eucharistie), la conséquence
est bonne. Né dans un « corps » à Bethléem, le Fils de l’homme, comme tout homme,
est appelé à devenir « chair » dans sa résurrection ; mais en passant par un « corps-à-
corps » dans le double récit de la Cène et de la passion, qui consacre la « chair » comme
ce qui porte toujours les traces de ce que fut son « corps » (stigmates). La souffrance et
la mort disent le « corps » prêt à se putréfier [Passeur de Gethsémani], la résurrection
signifie la « chair » ou la re-naissance de cela qui fut traversé [Métamorphose de la
finitude], et l’eucharistie assume l’« organicité » sans laquelle le Fils de l’homme jamais
ne se serait véritablement incarné [Noces de l’agneau].

Le scandale du sacrement eucharistique naît ainsi, et précisément, de


l’incompréhension justifiée de ceux pour qui il fut d’abord destiné : « sur quoi les juifs
se mirent à discuter violemment entre eux : “comment celui-là peut-il nous donner sa
chair à manger” ? » (Jn 6, 56). Les stratégies d’évitement pour s’« habituer » à
l’inaccoutumé de la table eucharistique ne manquent pas cependant d’être jouées, tant
du côté de l’exégétique (A), que du théologique (B), voire du pastoral (C).

A. Du côté de l’exégèse d’abord, on insiste avec raison sur la racine hébraïque de la «


chair » pour dire le « tout de l’homme », et sur le « sang » marquant notre participation
à la vie de Dieu (comme les fumets de l’agneau sacrifié s’élevant jusqu’aux narines du
divin). L’argument certes porte, mais ne fait pas droit au premier étonnement des juifs
eux-mêmes, ni à la nécessité de lire aujourd’hui le sacrement eucharistique dans une
tradition grecque (soma) ou latine (corpus), et non pas originairement hébraïque
(basar). On ne lit pas l’écriture en dehors de sa traduction et de sa transmission dans
une tradition, en particulier dans le passage du sémitique à l’hellénique.

B. Du point de vue théologique ensuite, on invoque souvent le « symbolique » pour


justifier le sacrement eucharistique. La fameuse image des « tessères de bouteilles », du
signifiant et du signifié, permet certes de rapporter le sensible à l’intelligible, et de
rattacher le pain à la nourriture, ou le vin à la vie. Le symbolisme devient cependant le
plus souvent un argument pour justifier le saut, ou à tout le moins la conciliation, du
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sensible et de l’intelligible, de l’humain et du divin, réduisant en quelque sorte


l’épaisseur brute de tout être créé. En philosophie pourtant, le « symbole » n’est pas
seulement ce qui unifie, mais ce qui rebute dans son épaisseur sensible et nous renvoie
à ce que nous sommes nous-mêmes – ce que la théologie gagnerait aussi quant à elle à
interroger : « le symbole s’il est un mur, souligne Maurice Blanchot, c’est alors comme
un mur qui, loin de s’ouvrir, deviendrait non seulement plus opaque, mais d’une
densité, d’une épaisseur, d’une réalité si puissantes et si exorbitantes qu’il nous
modifie nous-mêmes » (14). Le symbole eucharistique renvoie ainsi d’abord à
l’épaisseur du corps du Christ, voire la question de son organicité comme aussi de la
nôtre, plutôt que vers « l’embardée de la chair » que la philosophie (phénoménologie
contemporaine) et la théologie (sacramentaire symbolique) ont toujours tendance à
accomplir.

C. Dans le cadre de la pastorale enfin, la symbolique du « repas » demeure certes à


retrouver, permettant ainsi de reconnaitre que « nous sommes » aussi le pain partagé.
Reste que l’assemblée, en mode catholique s’entend, ne se satisfait du seul peuple
rassemblé, mais trouve aussi sur la table eucharistique la présence « réelle » de cela
même qui est à manger. Le repas ne se satisfait pas uniquement des convives, mais
aussi de ce qui s’y donne à « boire », ou encore à « manger ». C’est à trop l’avoir oublié
qu’on se serait progressivement détourné de la raison centrale in via de notre
chrétienté : hoc est corpus meum – « ceci est mon corps ».

Relayé par toute une tradition patristique et médiévale, on ne cessera donc pas,
aujourd’hui encore, de s’étonner de ce « corps » offert sur une table pour le banquet. Ce
qui hier faisait scandale dans une culture juive (Jn 6, 56), le demeure aussi dans le
cadre latin, et saint Augustin se fait fort de nous le rappeler : « il semblait que ce fût un
délire (furor) et une folie (insania) de donner aux hommes sa chair à manger et son
sang à boire, s’exclame à juste titre le Docteur d’Hippone dans ses Ennarrationes in
psalmos : […]. Est-ce qu’il ne semble pas qu’il y ait folie à dire : manger la chair et buvez
mon sang ? Et en disant : “Quiconque ne mangera pas ma chair et ne boira pas mon
sang, n’aura pas la vie en lui” (Jn, 6, 54), Jésus ne paraît-il pas délirer (quasi insanire
videtur) ? » (15). Une sorte de « querelle de la viande » innerve ainsi la philosophie
eucharistique, du peintre Francis Bacon voyant, non sans raison, « des crucifixions
dans les boucheries » (Logique de la sensation [Deleuze]), à la position du problème tel
qu’il fut posé par Charles le Chauve au IXe siècle pour être ensuite solutionné : « ce que

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la bouche des fidèles reçoit dans l’Église, s’interroge le monarque en son palais, est-ce
en mystère ou en vérité » ? « En mystère » (in mysterio), le corps du Christ sera
immédiatement symbolisé, et telle est ce qui fut la position de Ratramne comme aussi
de Béranger. Seule compte la disposition intérieure de celui qui vient au repas à
partager, mais non pas la consistance de cela qui est donné à manger. « En vérité » (in
veritate), il est cette fois intégralement et totalement réifié, à l’instar des décisions de
Radbert de Corbie, voire de Lanfranc. Simples « voiles » du corps et du sang du Christ,
les espèces du pain et du vin demeurent en cela seulement que leur absence pourrait
nous rebuter. C’est pour « ne pas nous effrayer » en transformant le pain en corps ou le
vin en sang, et « afin de ne pas avoir l’air stupide auprès des païens », précise dans cette
veine Thomas d’Aquin en guise de réponse à des objections dans la Somme théologique,
que demeurent les espèces du pain et du vin lorsqu’elles sont consacrées, et que ne
sont pas immédiatement donnés à contempler, ni à digérer, le corps (viande) et le sang
(hémoglobine) du Seigneur (16).

On évoquera certes d’autres raisons, plus fondamentales bien sûr, pour tenir la
permanence des espèces, et en particulier l’épaisseur et la médiation du créé. Reste
que seule la distinction progressive du « corps véritable » (corpus verus) et du «
véritablement corps » (corpus vere) résoudra ce que la querelle n’avait fait jusque-là
que soulever. Du « corps véritable » (corpus verus) comme corps historique du Jésus
crucifié on ne saurait bien sûr manger, au risque de sombrer dans un cannibalisme
aussi stupide qu’impossible à supporter. Mais au « véritablement corps » (corpus vere)
du Christ ressuscité on doit cette fois communier, pour ne pas perdre les marques
‘pathiques’ de ce que fut aussi son être incarné. Les trois corps d’Amalaire de Metz mis
à jour par Henri de Lubac dans Corpus mysticum – le « corps immaculé joint au sang »
(hostie dans le calice), le « corps pérégrin ressuscité et mangé » (pain des fidèles), et le «
corps réssuscité et conservé » (réserve eucharistique, adoration, tabernacle) – se
joignent en un seul corps pour former le « Christum totum », dans une solution de
continuité qui ne se satisfait pas non plus de la dévoration d’une chair dont
l’anthropophagie aurait certes de quoi nous rebuter (17).

Le symbolisme eucharistique attend donc, aujourd’hui comme hier, son contrepoint


dans le réalisme. À trop insister sur la conscience du sujet allant communier, autre
version du seul « repas partagé », on perd probablement le sens et la consistance de ce
qui est mangé, voire donné aussi à adorer. Loin de rejeter la « transsubstantiation », ou

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de la rebaptiser de ses faux amis de “transsignification” ou de “transfinalisation”, on lui


redonnera l’épaisseur pour laquelle elle fut initiée : « par la consécration du pain et du
vin s’opère le changement de toute la substance du pain et du vin en la substance du
corps du Christ notre Seigneur et de toute la substance du vin en la substance de son
sang ; ce changement, l’Église catholique l’a justement et exactement appelé
“transsubstantiation” » (18).

La force du corps

Qu’en est-il alors de la « force du corps », ou plutôt de la possibilité pour aujourd’hui


aussi de dire ce “corps-à-corps”, du don de l’organique à de l’organique d’une part, et de
sa modalité érotique d’autre part ? Il ne faut en effet n’avoir jamais vécu ni la « Cène
eucharistique » ni la « scène érotique », selon un jeu de mots qu’on se gardera
cependant de trop exemplifier, pour ne pas voir que la première (scène érotique)
éclaire aussi la seconde (Cène eucharistique), quand bien même elle ne s’y réduirait
pas ni n’en dira le tout. Ni l’équivocité (Nygren) ni l’univocité (Marion) de l’éros et de
l’agapé, nous y reviendrons, ne suffisent selon nous à dire leur tout d’un amour érotisé,
s’il n’est pas en même temps converti, voire « métamorphosé », dans la charité : « en
réalité éros et agapé – amour ascendant et amour descendant – ne se laissent jamais
complètement séparer, souligne l’encyclique Deus caritas est. C’est ainsi que le
moment de l’agapé s’insère en lui ; sinon l’éros déchoit et perd aussi sa nature même (§
7) ; mais en même temps, l’éros est ainsi purifié jusqu’à se fondre avec l’agapé (§ 10) ».
S’il y a transsubstantiation, celle-ci dira aussi la transformation de l’humain dans le
divin, en même temps qu’elle consacre le pain pour en faire du « corps », et le vin pour
le convertir en « sang ».

La « transsubstantiation » contient certes, la « substance », et avec elle bien sûr, les


fausses accusations de la présence (Heidegger, Derrida, etc.). Mais à bien comprendre
la substance, on saura cependant qu’elle renvoie à l’« acte d’être » chez Thomas
d’Aquin, et à la « force agissante » comme au « lien substantiel » chez Leibniz (19). Un
renversement ainsi s’opère, qui fait du « transsubstantier » non pas le résultat d’une
opération qu’un corps aurait opéré, mais le principe d’une force à même de “corporer”.
Au principe naïf selon lequel « le corps donne la force », il convient de substituer la
découverte spinoziste par laquelle « la force produit le corps ». Le conatus ou l’« effort
pour persévérer dans son être » ne fait pas seulement effort pour subsister, comme on

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le croit ordinairement à tort, mais aussi et surtout pour se diversifier, s’adapter, voire
même créer. Nous ne savons pas « ce que peut le corps » tant que nous n’avons pas
laissé au corps son « propre pouvoir » (Spinoza). La force de la vie fait le vivant, et non
pas l’inverse. L’herbivore le devient aussi à force de se nourrir d’herbe, et le carnivore à
force de se repaitre de sa proie. Loin de nier la nature ou le monde créé, une telle vision
fait voir au contraire combien notre corps participe aussi à la « force agissante » de
Celui qui nous a voulu, comme aussi désiré (20).

Si un “primat de la chair sur le corps” fonde l’embardée de la philosophie


contemporaine, nous l’avons souligné, une autre primauté de la “faiblesse sur la force”
demeure donc aujourd’hui aussi non interrogée. Certes l’accueil de l’autre, son visage
et sa contre-intentionnalité, font qu’on ne saurait plus tout maitriser, et laisser au
Dasein authentique la puissance de tout contrôler. Reste qu’à force de « passivité » on
oublie l’« activité », et qu’à trop insister sur les bienfaits de la faiblesse et de la
vulnérabilité, on a progressivement omis les vertus de l’activité comme aussi de la
puissance assumée. Loin du surhomme appelé à tout dépasser, ou plutôt à se dépasser
soi-même, le chrétien n’en demeure pas moins « fort » de Celui qui vient vers lui se
donner, et sa propre « force » à la Pentecôte aussi lui conférer : « vous allez recevoir une
puissance (dunamis), celle du Saint Esprit qui viendra sur vous, confie le Christ à ses
disciples lors de sa dernière apparition, et vous serez alors mes témoins » (Ac 1, 7) ; et «
avec lui vous avez été ressuscité puisque vous avez cru en la force de Dieu (energeias
tou theou) qui l’a ressuscité des morts », commente saint Paul aux Colossiens (Col 2, 12).

Le corps à corps du sacrement eucharistique ne demeure ainsi pas indifférent à un tel «


partage des forces », loin s’en faut. Il en va, nous l’avons souligné et nous y reviendrons,
de l’agapé eucharistique comme de l’éros conjugal – le second (éros conjugal) ne
prenant en réalité pleinement son sens que dans le premier (agapé eucharistique).
L’union des corps n’est pas davantage fusion dans l’érotique, qu’elle n’est simple
unification dans l’eucharistique. L’impératif de faire « une seule chair » (Gn 2, 24) ne
nie pas qu’on demeure encore « deux corps », bien au contraire. L’amour ne nait pas de
la différence pour ensuite la supprimer, il « est différenciation de deux êtres qui
pourtant ne sont pas absolument différents l’un pour l’autre » (21). Dit autrement, la
force de l’un ne disparait pas dans et par la force de l’autre. Au contraire, elle se
renforce, trouve dans la différence la dimension de son altérité en même temps que la
nécessité de son identité. L’union de l’homme à la femme le « masculinise » dans la

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force qui lui est appropriée, et celle de la femme à l’homme la « féminise » dans la
résistance qu’elle sait lui opposer. L’union des chairs ne se fait pas sans la différence
des corps. Mieux, elle la corrobore. Ce qui est vrai de l’altérité dans l’éros charnel l’est
plus encore de la différenciation dans l’agapé eucharistique : Ego do corpus meum –
Accipio : « je te donne mon corps – Je l’accepte », disait-on de façon remarquable en
guise de rituel du mariage en Avignon au XVe siècle, comme pour anticiper dans
l’union érotique des corps ce qu’il en est du hoc est corpus meum – ou du « ceci est mon
corps » – du sacrement eucharistique (22).

L’éros eucharistié

On ne marquera jamais assez ce qui, en droit, devrait nous étonner ; mais qui, en fait,
n’est jamais, ou presque, signalé. Le Christ met paradoxalement le sixième jour au
premier jour, transposant la « création de l’homme et de la femme » en christianisme
en lieu et place de la « création du ciel et de la terre » en judaïsme. À la question des
pharisiens à Jésus pour le « mettre à l’épreuve » : « est-il permis à un homme de
répudier sa femme » selon « n’importe quel motif » (Mt 19, 3) ou « selon ce qu’a prescrit
la loi de Moïse » (Mt 10, 3-4) ?, le Christ répond : « n’avez-vous pas lu que le Créateur, au
commencement (ap’ archês), les fit homme et femme » (Mt 19, 4), ou encore qu’« au
commencement du monde (apô de arkês ktiseôs), Dieu les fit homme et femme » (Mc
10, 6) ? Sauf grave faute herméneutique, ce qui ne saurait être le cas sinon de façon non
intentionnelle, un véritable renversement s’opère donc du second au premier
Testament. Là où la Genèse dit qu’« au commencement (beureshit) Dieu créa le ciel et
la terre » (Gn 1, 1), et qu’au sixième jour seulement il « créa l’homme à son image, à
l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa » (Gn 1, 27), les synoptiques
mettent « au commencement » (en archê) la différence sexuelle, comme si le sixième
jour venait en christianisme constituer le premier jour, de sorte que « le masculin et le
féminin se révèlent comme faisant ontologiquement partie de la création, et donc
destinés à subsister par-delà le temps présent, sous une forme évidemment
transfigurée » (23).

Cette inversion, ou plutôt ce renversement dans le calendrier hebdomadaire ou


l’Hexaëmeron si bien réglé des six jours de la création, confère à la différence sexuelle,
en christianisme s’entend, un rôle qu’on ne saurait minorer. La « différence à l’origine »
se tient dès l’origine. Et c’est à ne pas la marquer qu’on confond l’intention véritable de

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l’éros, comme aussi de l’agapé. (A) Requérir le « sens de la limite » comme dimension
principale de notre être créé, (B) faire voir la « signification humaine de la tension du
désir », (C) et laisser à la parole le soin de se dire dans les « failles de la chair », justifient
précisément ce qu’il en est d’une telle altérité sexuée – dans un sens de l’érotique qui
ne sera pas, une fois encore, sans conséquence pour l’agapé eucharistique.

A. Dans la fusion des chairs, nous l’avons dit, se renforce la différence des corps. Tout
vient, et dépend en réalité, de la « limite » que Dieu donne à Adam pour le circonscrire,
voire aussi pour lui apprendre à s’aimer lui-même dans la différence – d’où la création
d’Eve, et la différence sexuelle comme telle : « c’est dans le cadre de ces limites
qu’Adam avait la vie, souligne remarquablement Dietrich Bonhoeffer, mais il ne lui
était pas encore possible d’aimer cette vie dans son caractère limité […]. C’est ce qui
amène Dieu à procurer à l’être humain l’aide qui devait être à la fois la matérialisation
de la limite d’Adam et l’objet de son amour […]. L’autre constitue la limite que Dieu a
établie pour moi, limite que j’aime et que je ne franchirai pas, à cause de mon amour
» (24). Loin de confondre la « limite » et l’« illimité », ce qui à proprement parler
constitue le péché [« vous serez comme des dieux » (Gn 3, 5)], la limite constitue mon
être créé et se doit donc d’être voulue comme aussi désirée, au risque à l’inverse de ne
pas voir ni comprendre que rien n’est plus à craindre que de franchir les bornes que
Dieu lui-même a fixées. L’homme aimera ainsi sa femme comme sa limite la plus
propre et la plus proche [celle-ci est l’os de mes os et la chair de ma chair » (Gn 2, 23)], et
la femme aussi son homme comme son engendré, et non seulement l’origine par où
elle a été tirée : « si la femme a été tirée de l’homme, l’homme naît de la femme, et tout
vient de Dieu » (1 Co 11, 12).

Ainsi en va-t-il aussi, et nous l’avons pour l’heure seulement suggéré, du sacrement
eucharistique venu non pas fusionner, mais surtout « unir en différenciant » – c’est-à-
dire aimer. Un paradoxal “amour de la limite” nous invite en effet à communier. Et la
parole du diacre selon laquelle « cette eau se mêle au vin pour le sacrement de
l’Alliance, afin que nous puissions être unis à la divinité de celui qui a pris notre
humanité » (liturgie eucharistique, préparation des dons), ne vient ni dépasser ni
oublier la commune condition de l’homme, bien au contraire. Elle la renforce plutôt, et
même l’assume, jusque dans le chaotique du monde et de notre humanité, voire aussi
de notre animalité. La « finitude phénoménologique » rejoint ici ce qu’il en est de la «
limite théologique », chez l’Aquinate par exemple. Constatée d’un côté (la finitude chez

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Heidegger), la limite est désirée de l’autre (la création de l’homme comme être
proportionné à son état chez Thomas d’Aquin) : « tout ce qui est participé en quelque
chose est en cette chose sur le mode de ce qui participe (est in eo per modum
participantis), faut-il rappeler selon l’adage de la proportion limitée chez Thomas
d’Aquin, parce que rien ne peut se recevoir au-delà de sa mesure (quia nihil poteste
recipere ultra mensuram suam) » (25).

Loin des perspectives du seul révélé, comme aussi de l’illimité, dont la


phénoménologie contemporaine use le plus souvent de façon non interrogée, on verra
donc dans l’amour de la limite ce à quoi nous appelle la conjugalité érotique, comme
aussi l’agapé eucharistique. Nous l’avons dit. L’homme est d’autant plus « homme » ou
« masculinisé » lorsqu’il rencontre sa femme, et la femme d’autant plus « femme » ou «
féminisée » lorsqu’elle s’unit à son homme. Ainsi en va-t-il, de manière
paradigmatique, mais en même façon, de la communion eucharistique. Ceux qui
s’approchent de la “Table du Seigneur” habitent d’autant plus leur humanité dans
l’assomption de leur être créé, que Dieu creuse et mesure l’écart de son être « illimité »
à notre propre « limite », que pour mieux nous y renvoyer. L’amour est différenciation,
qui fait la “communion”, à tous les sens du terme (unité et manducation
eucharistique). On n’assimile pas Dieu en soi – avec toutes les fausses présomptions
d’un récipient humain capable de le contenir comme aussi de l’enfermer –, mais on est
en quelque sorte “incorporé en lui”, à l’instar du prêtre en guise d’« homme mangé »
(l’Abbé Chatrier).

B. Le « désir », dans l’approche de la Cène (scène), n’est pas alors de « passion »


seulement – au sens à tout le moins passif du “pathos” de la souffrance et de l’abandon
à la mort (vendredi saint [Passeur de Gethsémani]). Il est aussi et surtout « passion » au
sens actif cette fois de la tension, ou encore de la recherche de l’union, comme dans
l’éros l’amant part en quête de l’aimé que pour mieux s’y unifier comme aussi se
différencier : « j’ai désiré d’un grand désir manger cette Pâques avec vous avant de
souffrir » (Lc 22, 15). À la passive réception du “souffrir” (vendredi saint) précède
chronologiquement l’active passion du “désir” (jeudi saint). Un redoublement du désir
le rend ici « anthropogène », pour le dire avec Hegel dans La phénoménologie de l’Esprit
: « le désir est anthropogène (ou générateur d’humanité) et diffère donc du “désir”
animal, souligne très exactement le philosophe dûment commenté par A. Kojève, par

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le fait qu’il porte non pas sur un objet réel, positif, donné, mais sur un autre Désir.
Ainsi, dans le rapport de l’homme et de la femme, par exemple, le Désir n’est humain
que si l’un désire non pas le corps mais le Désir de l’autre, s’il veut “posséder” ou
“assimiler” le Désir pris en tant que Désir […] : l’histoire humaine est l’histoire des
Désirs désirés » (26).

Ce qui est vrai de la différenciation “homme – femme” (désir du désir de l’autre plutôt
que besoin de le consommer comme aussi de le détruire), l’est donc aussi, et plus
encore, de l’écart et de la différence “homme – Dieu”. Le « Désir d’un grand désir »
(redoublement du désir) de manger la Pâques avec ses disciples au soir du jeudi saint
fait voir, dans le Christ et son agapé eucharistique, un désir en quelque sorte «
théogène » de se livrer à l’homme, comme se dit aussi dans l’éros un « désir
anthropogène » de se donner l’un à l’autre. Par le Désir bien compris, tout un chacun
devient soi-même : l’homme en tant qu’« homme » vis-à-vis de sa « femme » (et vice-
versa), et Dieu en tant que « Dieu » vis-à-vis de la création en général (et vice-versa). De
l’éros à l’agapé, la structure n’est pas de parallélisme seulement, ni même d’analogie,
mais d’« incorporation » cette fois de l’amour humain dans l’amour divin. Le surcroît
du Désir dans la communion eucharistique ne transpose pas l’érotique dans le
liturgique, selon des transferts extatiques toujours pour le moins sulfureux. Il
l’entraîne au contraire, et l’intègre en lui, en leurs différences respectives, de sorte que
les amants unis se tiennent, chrétiennement s’entend, dans « la main de Dieu », à
l’instar de la sculpture du même nom d’Auguste Rodin, où les « époux s’embrassent
comme contenus en Celui qui les enlace » (27).

C. La parole ne sera alors pas exempte, et enfin, de l’acte érotique comme aussi de l’acte
eucharistique. Certes une « promesse » fixe l’union des époux pour leur donner de
s’unir conjugalement. Reste que le contrat fixé (voire figé) dans le « serment » ne suffira
pas selon nous à nourrir la fidélité, s’il n’est en même temps rapporté à une « fidélité de
la chair » seule à même de le perpétuer. Au « mariage conclu » (matrimonium ratum)
correspond toujours le « mariage consommé » (matrimonium consummatum) pour,
dans l’Église à tout le moins, être validé. Ce qui est vrai au jour de l’union des époux
doit donc l’être aussi de l’ensemble des jours, au risque à l’inverse de s’en tenir à un «
oui » rapporté à sa seule contractualité, mais non pas à son accomplissement dans la
corporéité : « la réalisation du mariage se distingue de sa consommation au point que,
en l’absence de cette consommation, souligne Jean-Paul II commentant le Canon, le

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mariage n’a pas encore constitué sa pleine réalité. La constatation qu’un mariage a été
juridiquement contracté mais non consommé (ratum – non consommatum) équivaut à
la constatation qu’il n’a pas été constitué pleinement comme mariage » (28).

La parole ne se donne donc pas seulement avant l’acte érotique, comme aussi l’agapé
eucharistique. Certes, il est un performatif dont le « oui parlé » des consentements
scelle l’union des époux, comme le « ceci est mon corps » de la consécration la
conversion eucharistique (théologie sacramentaire fondée sur la performativité du
langagier). Mais l’acte langagier joue aussi son plein rôle après, voir en même temps,
que l’acte de la corporéité, en cela que le parler permet aussi de « dire » ce que l’éros
sexué, ou l’agapé eucharistique, ne sait pas exprimer. S’il est phénoménologiquement
un « bienheureux échec de la chair » dans la mesure où je ne pourrai jamais « sentir ce
que l’autre sent, ou ce qu’il ressent » (énigme du touchant-touché chez Husserl ou
Merleau-Ponty), dans cette « faille » précisément s’insère le sens du « parler » – soit la
nécessité de dire et d’exprimer à l’autre ce que mon corps, et le corps de l’autre, ne
sauraient à eux seuls signifier. Avoir en soi « les sentiments qui sont ceux du Christ
Jésus » (Ph 2, 5), ou « épouser les états du Christ au sacrement de l’autel dans
l’eucharistie », revient précisément entrer dans cette nouvelle dimension d’un langage
directement uni à la corporéité, qui fait que le parler n’est jamais déconnecté de notre
être incarné, et de son pathos qui lui est nécessairement lié (29).

***

La manence

Nous l’avons dit. Une triple hypertrophie marque donc, et à nos propres yeux, les
tentatives de l’actuelle phénoménologie, de sorte que s’y prêter pour dire l’eucharistie
ne pouvait suffire à descendre au fonds de notre « abime » cherchant ici à s’exprimer :
le surcroît du « sens sur le non sens » (en raison du primat toujours présent de
l’intentionnalité), la majoration de « la chair sur le corps » (pour dire le vécu certes,
mais sans mesurer le poids de l’organicité [l’« inconscient du corps » nietzschéen]), et
l’éloge de « la faiblesse dans l’oubli de la force » (dérives de l’accueil de l’autre tant
systématisé qu’il en devient instrumentalisé). Rejoindre dans l’union des corps,
comme aussi dans la communion eucharistique, notre chaos intérieur fait de passions
et de pulsions (héritage eucharistique [animalité]), la puissance du corps à même de
tout transformer (contenu eucharistique [corporéité]), et la concorde des cœurs dans la

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mesure où ils peuvent se donner (modalité eucharistique [éros]) – tels sont les trois
traits du viatique qu’il convenait de développer. Reste maintenant sa finalité, et
probablement ce qui lui donne sens en dernière instance : « qui mange ma chair, et boit
mon sang, demeure (meinein) en moi et moi en vous » (Jn 6, 56).

« Demeurer », la manence, ne le partage en rien avec la seule « permanence », ou


l’accusation du « présentifier ». La présence « réelle » ne l’est pas en cela qu’elle est
chosifiée, mais plutôt par là qu’elle est donnée et attendue pour être consommée, ou
mieux désirée. C’est dans la distance du désiré, par Dieu lui-même, que le tabernacle
prend sens, et l’attente du corps eucharistique pour être adoré comme aussi mangé. L’«
amour fait le corps », plus que « le corps ne fait l’amour ». On attendra ainsi de l’aimé
qu’il nous désire toujours et qu’il nous guette. Ainsi doit d’abord s’entendre le sens « du
don de sa présence », sans cesse continué, et en attente de toujours nous convoquer : «
dans le présent eucharistique, toute la présence se déduit de la charité du don, faut-il
dire avec Jean-Luc Marion ; tout le reste y devient apparence pour un regard sans
charité : les espèces sensibles, la conception métaphysique du temps, la réduction à la
conscience, tout se ravale à une figure (ou caricature) de la charité » (30).

M’apprendre à « habiter », le monde comme aussi moi-même par autrui, telle est donc
l’ambition de l’eucharistique, comme aussi de l’érotique. Loin de fuir au-delà de mon
humanité (angélisme) ou de choir en deçà de sa limite imposée (bestialité), un «
enthousiasme eucharistique » innerve étymologiquement l’acte de communier, au
sens où je suis intégralement incorporé en Dieu (en theos) en qui prend sens, et se
convertit à la fois, mon animalité, ma corporéité, et comme aussi mon acte de désirer.
La « demeure » du corps l’homme est, chrétiennement s’entend, celle du « corps de
Dieu », au sens où, à l’ascension et selon Romano Guardini, « le christianisme a osé
placer le corps (humain) dans les profondeurs les plus cachées de Dieu » (31). Ce qui est
vrai de l’eschatologique, l’est aussi en forme de d’anticipation de l’eucharistique,
préfiguré dans l’union érotique des époux et pleinement accompli dans le viatique
eucharistique : « frères, demandons à Dieu de bénir ces nouveaux époux qui vont
recevoir ensemble le corps et le sang du Seigneur, souligne magnifiquement la
“bénédiction nuptiale” au jour du mariage…, et pour qu’en se donnant l’un à l’autre ils
deviennent une seule chair et un seul esprit : donne leur le corps de ton Fils par qui se
réalisera leur unité » (32).

(*) Titre de La DC. Note (a) de La DC.

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25/12/2017 “Éros, corps et eucharistie”, une réflexion d’Emmanuel Falque au nouvel Institut Jean-Paul II - La Croix

(1) Nous reprenons, en les synthétisant ici, les grandes lignes de notre ouvrage : Les noces de l’Agneau, Essai
philosophique sur le corps et l’eucharistie, Paris, Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2011, 386 p. Cet essai,
nécessairement succinct, ne peut qu’y renvoyer pour justifier pleinement les thèses ici exposées et indiquer les
références qui y sont annoncées (à partir de l’index de l’ouvrage).

(2) Discours d’ouverture au concile Vatican II (Jean XXIII), Avec l’ajout de la première version en italien, citée,
traduite et commentée dans B. Sesboüé et Ch. Theobald, La parole du salut, Histoire des dogmes, t. 4, Paris, Desclée,
1996, p. 479.

(3) Ch. Péguy, Note conjointe sur M. Descartes, Paris, Pléiade, 1992, p. 1307.

(4) Nous renvoyons ici à l’ensemble de notre triptyque : Le passeur de Gethsémani, Angoisse, souffrance et mort,
Lecture existentielle et phénoménologique, Paris, Cerf, coll. « La nuit surveillée », 1999 ; Métamorphose de la
finitude, Essai philosophique sur la naissance et la résurrection, ibidem, 2004 ; Les noces de l’agneau, Essai
philosophique sur le corps et l’eucharistie, ibidem, 2011.

(5) Tertullien, La chair du Christ (De carne Christi), Paris, Cerf, 1975, SC n° 216, 1975, IX, 4, p. 253 [la réalité
humaine d’un corps], et IX, 3, p. 253 [muscles, os, nerfs, etc.]. Voir sur ce point notre analyse et commentaire du De
Carne Christi dans Dieu, la chair, et l’autre, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », ch. V, p. 251-288 : « La consistance de la
chair » (Tertullien) ; en particulier p. 269-286 : « ma sœur la chair » (§ 35) et « l’hypothèse d’une chair pour la mort
» (§ 36).

(6) cf. L’hypothèse de lecture de M. Henry, Incarnation, Paris, Seuil, 2000, § 24, p. 180-189 (« Les problématiques
fondamentales d’Irénée et Tertullien »), et nos remarques critiques : « Y a-t-il une chair sans corps ? », in Ph.
Capelle (éd.), Phénoménologie et christianisme chez Michel Henry, Paris, Cerf, 2004, p. 95-133. Traduction italienne
: « Si dà carne senza corpo ? Discussione con Michel Henry », in Filosofia e Teologia, Edizione Scientifiche Italiane,
3 / 2010, p. 527-558.

(7) Cf. P. Ide, « L’homme et l’animal. Une altérité corporelle significative », in L’humain et la personne (collectif),
Paris, Cerf, 2009, p. 281-299 (traits cités p. 287).

(8) F. Nietzsche, Par delà le Bien et le Mal, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1971, t. VII, § 36, p. 54-55.

(9) F. Nietzsche, Fragments posthumes, [in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1976, t. IX], respectivement 1884, 26
(374) [« le fil conducteur du corps], Par delà le Bien et le Mal, op. cit. § 230 p. 150 [« le texte primitif de l’homme
naturel »], et 1882, 5 (32) [« le corps qui philosophe »].

(10) Concile in Trullo, dit concile Quinixeste, tenu à Constantinople en 692, « sous la coupole ». D’où le concile du
palais dit de troulos, ou in trullo. Canon 82, in Acta conciliorum, Paris, Typographie Royale, 1714, t. III, can. 82, col.
1690-1691 : « nous décidons […] que soit érigé à la place de l’agneau mystique, sur les icônes et selon son aspect
humain (kata anthropinon kharaktèra), celui qui a enlevé le péché du monde, le Christ notre Dieu » [Christi Dei
nostri humana forma characterem etiam in imaginus deinceps pro veteri agno erigi ac depingi jubemus (col. 1691)].

(11) Respectivement M. Heidegger, Nietzsche I, Paris, Gallimard, 1971, « Le concept de Chaos », p. 438 ; et E. Kant,
Critique de la raison pure, Paris, PUF, 1980, « Déduction transcendantale, Principe de la possibilité de l’expérience
(recognition du concept) », p. 124 [A. 111]. Traduction par « mêlée des sensations » (Heidegger [Klossowski],
Nietzsche I, « Le Chaos », p. 138), préférée ici à « foule de phénomènes » (PUF) ou « masse de phénomènes » (G-F),
reconduisant nécessairement à l’opération de la « synthèse ».

(12) Benoît XVI, Encyclique Deus caritas est (Dieu est amour), Paris, Ed. du Cerf, 2006, § 5, p. 22 ; DC 2006, n. 2352,
p. 166-187.

(13) Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils (Contra Gentiles), Paris, Garnier-Flammarion, t. IV [La révélation],
ch. 88 (« Le sexe et l’âge des ressuscités »), p. 401.

(14) M. Blanchot, « Le secret du Golem », dans Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, p. 130-131 : « L’expérience
symbolique ».

(15) Saint Augustin, Enarrationes in Psalmos, I, 33, § 8, in Œuvres complètes de Saint Augustin, Paris, Vivès, 1871, t.
XVI.

(17) Cf. H. de Lubac, Corpus mysticum, L’eucharistie dans l’Église au Moyen Age, Paris, Aubier, 1941, p. 305ss : « Le
corps triforme d’Amalaire et ses destinées ».
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25/12/2017 “Éros, corps et eucharistie”, une réflexion d’Emmanuel Falque au nouvel Institut Jean-Paul II - La Croix

(16) Thomas d’Aquin, Somme théologique, Paris, Ed. du Cerf, 1986, IIIa q. 75, a. 5, resp. (« Les accidents du pain et
du vin subsistent-ils dans ce sacrement ? »), p. 577.

(19) Respectivement, Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, q. 3, a. 4, ad. 2 (être comme « acte d’être » et comme
« copule ») ; et G.W Leibniz, Principes de la nature et de la grâce fondés en raison (1714), Paris, Garnier-
Flammarion, 1996, § 1 (La substance comme « Être capable d’action »).

(18) Concile de Latran IV (1215), repris par le concile de Trente (1551), « Décret sur le sacrement de l’eucharistie »,
in G. Dumeige, La foi catholique, n° 739 (Dz 1642), ch. IV, p. 407 : « La transsubstantiation ».

(21) F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion, Paris, Vrin, III, 1 (« La religion absolue »), p. 77.

(20) Cf. B. Spinoza, Éthique, Paris, Vrin, 1983, Livre III, prop. VI, p. 261 [« L’effort pour persévérer dans son être »
(in suo esse persevare conatur)] ; ainsi que L. III, prop. II, scolie, p. 251 [« Personne, il est vrai, n’a jusqu’à présent
déterminé ce peut le Corps »].

(23) J. Ratzinger, Lettre aux évêques de l’Église catholique sur la collaboration de l’homme et de la femme dans
l’Église (31 Mai 2004), § 12 ; DC 2004, n. 2320, p. 776-777.

(22) Cité et commenté X. Lacroix, « Connaître au sens biblique », Christus, Janvier 2007, p. 13.

(25) Thomas d’Aquin, I Sent., d. 8, q. 1, a. 2, contra 2. Cf. notre article : « Limite théologique et finitude
phénoménologique chez Thomas d’Aquin », in Revue des sciences philosophiques et théologiques, Revue du
Centenaire, Juil-Sept. 2008, p. 527-536 (en particulier p. 549-551 : « L’adage de la proportion limitée ».

(24) D. Bonhoeffer, Création et chute (cours de Berlin de 1932), Paris, Petite bibliothèque protestante (reprise
Bayard), 1999, p. 78.

(27) Noces de l’agneau, respectivement p. 100, et p. 229.

(26) A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel (1947), Paris, Tel Gallimard, 1993, p. 13. Commentaire de G. W. F.
Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Paris, Aubier, t. I, (B) « conscience de soi », début de la « dialectique du maître et
de l’esclave », [« Indépendance et dépendance de la conscience de soi : domination et servitude »], p. 155-157 : « la
conscience de soi est en soi et pour soi quand et parce qu’elle est en soi et pour soi pour une autre conscience de soi ;
c’est-à-dire qu’elle n’est qu’en tant qu’être reconnu […]. Chaque extrême est à l’autre le moyen terme à l’aide
duquel il entre en rapport avec soi-même […]. Ils se reconnaissent comme se reconnaissant réciproquement ».

(29) Cf. J.-J. Olier (reprenant Saint Jean Eudes), « Mémoires » (1642-1652), Traité des Saints Ordres, 1984, t. IV,
p. 123 : « notre Seigneur n’est pas seulement hostie au saint Sacrement, mais il est aussi communion, en tant qu’il
vient nous communiquer ses sentiments religieux et respectueux qu’il porte à son Père […]. Comme notre Seigneur a
formé son Église par le saint Esprit et par l’esprit vivifiant, notre Seigneur maintenant veut réformer son Église en
prenant les qualités et les dispositions de l’esprit qui est son état au très saint Sacrement de l’autel ».

(28) Cf. Jean-Paul II, Homme et femme il les créa, Une spiritualité du corps, Paris, Cerf, 2004, p. 568 [allocution du
5 Janvier 1983 ; DC 1983, n. 1845, p. 153-154]. Cf. Code de droit canon, can. 1142 : « le mariage non consommé entre
baptisés, ou entre une partie baptisée et une partie non baptisée, peut être dissous par le Pontife pour une juste
cause, à la demande des deux parties ou d’une seule, même contre le gré de l’autre ».

(31) R. Guardini, Le Seigneur, Paris, Ed. Alsatia, 1954, t. II, p. 126.

(30) J.-L. Marion, « Le présent et le don », in Dieu sans l’être (1982), PUF, Quadrige, 1991, p. 251-252.

(32) « Rituel du mariage » (édition française), IVe bénédiction nuptiale, Manuel des Paroisses, Ed. Tardy, 1992,
p. 140.

(a) Doyen honoraire de la Faculté de philosophie de l’Institut catholique de Paris, ainsi que membre de son Conseil
scientifique de la recherche, le professeur Falque à plusieurs thèmes de recherche : la philosophie de la religion, la
philosophie patristique et médiévale, la phénoménologie et l’articulation philosophie et théologie.

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