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Les jeunes alter-activistes : altermondialisme, indignés et transition

écologique
Geoffrey Pleyers1

A paraître dans Becquet V. dir. (2014) Formes contemporaines de l’engagement des


jeunes, Paris : Syllepse.

Introduction
Si certains en doutaient encore, depuis l’année 2011 les preuves se sont multipliées pour
montrer à quel point les jeunes sont des acteurs majeurs de nos sociétés. Ils ont joué un
rôle de premier plan dans les révolutions arabes. Ils ont joué un rôle de premier plan dans
les révolutions arabes (Khosrokhavar, 2011 & 2012). D’autres ont initié le « mouvement
du 15 mai » en Espagne (Feixa & Nordi, 2013) pour dénoncer une « démocratie sans
choix » et occupé les places publiques en Europe et dans les Amériques contre la
collusion entre les décideurs politiques et les « 1% » les plus riches. Au Mexique, les
jeunes activistes du mouvement « #YoSoy132 » ont opposé la créativité, les réseaux
sociaux et la mobilisation citoyenne à un processus électoral biaisé par la collusion entre
groupes médiatiques et le principal candidat des présidentielles. Au Chili et au Canada,
les étudiants se sont mobilisés pour dénoncer des réformes de l’enseignement supérieur.
En Russie, la « prière punk » les Pussy Riots pour dénoncer la collusion entre l’Eglise
orthodoxe et le régime de Vladimir Putin et leur courage lors du procès ont mis en
lumière la dérive autoritaire de ce régime politique et en a durablement terni l’image en
Occident. En Chine, des jeunes se sont mobilisés pour dénoncer les dégâts
environnementaux de grands projets étatiques, d’autres sont devenus des cyber-activistes
(Gerbaudo, 2012). C’est aussi sur Internet que des milliers de jeunes sont aussi devenus
des « hacktivistes » (hackers et activistes) du réseau Anonymous pour défendre la liberté
d’expression, dénoncer les abus des pouvoirs économiques ou les collusions entre
certains responsables politiques et les réseaux mafieux.

Ces jeunes révoltés ne se sont pas contentés de dénoncer et de réclamer de meilleures


démocraties. Ils ont également expérimenté des modalités d’une démocratie directe et
ancrée dans les quartiers. Ils ont pour cela redéployé les éléments de la culture militante
« alter-activistes2 » (Pleyers, 2004): une volonté de mettre en œuvre les pratiques d’une
démocratie participative ; un engagement qui fait la part belle à la subjectivité, la
créativité, la transformation de soi, l’expérience et l’expérimentation ; des campements
qui sont à la fois des lieux d’échanges, de résistance, d’expression et d’ expérimentation
d’une démocratie directe et horizontale ; un usage créatif des nouvelles technologies et

1Chercheur FNRS au CriDIS, l’Université Catholique de Louvain et au CADIS/EHESS.


Geoffrey.Pleyers@uclouvain.be

2 « Alter-activisme » ne se réfère pas à un mouvement particulier mais à une catégorie heuristique qui
renvoie à une forme d’engagement, une « culture militante » définie comme une logique d’action basée sur
ensemble cohérent d’orientations normatives et d’une conception du monde, du changement social et de la
nature et de l’organisation des acteurs sociaux qui portent ce changement (voir. Pleyers 2010).

1
des connexions en réseaux ; une capacité à s’inscrire dans des enjeux globaux tout en
restant prioritairement ancrés dans l’espace local.

Cette participation politique des jeunes ne se réduit pas à ses aspects les plus visibles et
les plus médiatisés. C’est au contraire souvent loin des projecteurs des médias, à l’école
dans la famille, leur quartier que la plupart des jeunes s’engagent et deviennent acteurs de
leur vie et de leur monde, qu’ils se construisent comme sujets et expérimentent la
démocratie.

Autant de mobilisations qui démontrent, si c’était encore nécessaire, que les jeunes ne
sont pas que des « citoyens de demain en formation », rôle dans lequel les cantonnent
généralement les organisations de la société civile, les politiques de la jeunesse et
l’institution scolaire. Ils sont dès à présent des acteurs importants de nos démocraties, de
nos sociétés et de notre monde. Ces jeunes révoltés qui ont multiplié les mobilisations au
cours des dernières années ne se sont pas contentés de dénoncer les limites de la
démocratie et d’en réclamer l’approfondissement. Ils ont également exprimé une grande
créativité et expérimenté des pratiques de démocratie directe dans leurs campements et
leurs assemblées. Ils ont pour cela redéployé des formes d’engagement inspirées de
l’altermondialisme, et en particulier des jeunes « alter-activistes » (Pleyers 2004 et 2010),
une « culture militante» marquée par une volonté de mettre en pratique les valeurs
défendues par le mouvement et en particulier une démocratie directe et plus horizontale.
Leur engagement fait la part belle à la subjectivité, la créativité, la transformation de soi,
l’expérience et l’expérimentation. Leurs campements sont à la fois des lieux d’échanges,
de résistance, d’expression et d’expérimentations. Ces jeunes s’appuient sur un usage
créatif des nouvelles technologies, préfèrent les réseaux souples aux organisations et
ancrent leur engagement au niveau local tout en inscrivant leur action face à des enjeux
globaux.

Les jeunes « progressistes » et « engagés » constituent un groupe hétérogène : certains


développent des pratiques nouvelles alors que d’autres s’inscrivent dans la continuité
d’organisations plus traditionnelles, rejoignent des ONG ou des composantes peu
innovantes de l’extrême-gauche3. Beaucoup mélangent des formes traditionnelles
d’engagement avec des formes plus « distanciées » (Ion, 1997) perçues comme
innovantes. N’oublions pas non plus que la participation politique des jeunes ne se réduit
pas à ses aspects les plus visibles et les plus médiatisés. C’est aussi (et surtout) loin des
projecteurs des médias, dans leurs pratiques de consommation et de mobilité ou sur la
toile que la plupart des jeunes s’engagent et deviennent acteurs de leur vie et de leur
monde.

1. Alter-activisme : l’expérience au cœur de l’engagement


a. Expérience, subjectivité et engagement préfiguratif
L’expérience, entendue dans son double sens : éprouver et expérimenter (Dubet, 1994 :
92 ; McDonald, 2006 ; Pleyers 2010 : chapitre 2) est au cœur de cette forme

3 Cette typologie est développée aux pages 73 à 76 du livre « Alter-Globalization », auquel nous nous
permettons de renvoyer pour de plus amples développements sur les caractéristiques et les limites de
l’alter-activisme.

2
d’engagement. D’une part, ces activistes veulent défendre l’autonomie de leur expérience
vécue face à l’emprise d’une société globalisée et face aux pouvoirs économiques sur
tous les aspects de la vie (Habermas, 1987 ; Touraine, 2002). Ils s’insurgent contre les
manipulations des besoins et de l’information. Des campagnes « anti-pub » sont par
exemple menées dans les métros et les rues des villes occidentales pour « libérer les
espaces des contraintes de la société de consommation». Ces alter-activistes se disent
révoltés contre « cette société où il y a un formatage continu ! Ce n’est pas un délire de
dire que quand tu sors de chez toi tu es submergé de publicités. » (un militant du réseau
« Euromayday », Liège). Ces mouvements sont un appel à la liberté personnelle contre
les logiques du pouvoir et de la production, de la consommation et des médias de masse.
Or, comme l’explique Alain Touraine (2002 : 391), « nous ne pouvons pas nous opposer à
cette invasion avec des principes universels mais avec la résistance de nos expériences
singulières ». D’autant que la créativité et l’affirmation de sa subjectivité ne sont plus
seulement des moyens mis en œuvre dans un engagement pour une cause mais
constituent le cœur même de la résistance face à l’envahissement du monde vécu par les
forces de la mondialisation néolibérale. Fondé sur l’aspiration à un autre monde,
l’engagement doit aussi répondre à certaines valeurs hédonistes et esthétiques ainsi qu’à
une profonde soif d’expérience, dont Weber (1963: 96) soulignait à quel point elle
caractérisait la jeunesse moderne.

D’autre part, ces activistes considèrent l’engagement comme un processus


d’expérimentation créatif par lequel sont mises en pratique les valeurs d’un « autre
monde » au sein même des associations, ou au cours de la vie quotidienne. Refusant tout
modèle et plan préconçu pour créer cet autre monde, ils privilégient l’apprentissage par
l’expérience, par essai et erreur dans des processus d’expérimentation car « Il n’y a pas
de chemin. Le chemin se fait en marchant », pour reprendre l’adage zapatiste. « Il s’agit
pour nous de chercher à tâtons les voies concrètes et émancipatrices de la transformation
des rapports sociaux. » (tract présentant l’espace désobéissant du Forum Social Européen
2003, Paris).

Les activistes se donnent pour seule boussole la cohérence entre leurs pratiques et les
valeurs qu’ils défendent. Cet aspect préfiguratif et performatif de l’engagement est au
cœur de l’alter-activisme, qui reprend à son compte la maxime gandhienne « Soyez le
changement que vous voulez voir dans le monde ». Dès lors, l’objectif ne précède pas
l’action mais lui est concomitant, c’est dans l’acte lui-même que se réalise l’objet de
l’engagement: « Ce n’est pas demain qu’il y aura des changements, ils sont visibles dès
aujourd'hui dans le mouvement. »4. Plutôt que la rupture du grand soir, le changement est
un processus qui passe par les actes concrets des « petits matins ». Le changement ne se
limite pas au niveau local mais il est résolument conçu du bas vers le haut (bottom-up).
Désenchantés par les mouvements révolutionnaires du 20ème siècle comme par les limites
structurelles de la démocratie représentative, ces mouvements se focalisent sur la société
et les mouvements locaux plutôt que sur l’Etat, ses élus et ses institutions: « Ce que nous
cherchons à faire, c’est que ce soient les gens qui fassent les changements plus que les
politiciens.» (un activiste mexicain). Sans modèle global ou plan préétabli, c’est au

4Un jeune piquetero du Movimiento de Liberación Territorial, Buenos Aires, entretien, 2003.
3
pluriel que se déclinent leurs alternatives pour « un monde dans lequel il y a de la place
pour beaucoup de mondes ».

Pour les indignés d’aujourd’hui, comme pour les jeunes alter-activistes du début des
années 2000, la lutte se joue moins contre un adversaire ou un système extérieur que dans
la personnalité de chacun et dans chaque mouvement5 :

« La lutte est aussi forte contre soi-même que contre l’ennemi. Il faut être
conscient et reconnaître les tendances à l’orgueil, à l’opportunisme que nous
avons tous, puisque nous sommes tous imprégnés par ce système. » (jeune
militant argentin, entretien, 2003).
« Je pense que les choses se passent beaucoup au niveau du changement de soi. Pour
moi, il est clair que dans ma manière d’être engagée, le plus important, c’est de
maintenir mon intégrité et que mes pratiques soient cohérentes avec ce que je
défends. » (Sophie, une indignée, Bruxelles, entretien en 2012).

Ces modalités de l’engagement sont ainsi marquées par une plus grande individuation
(Ion, 1997, Roudet 2004 ; McDonald, 2006 ; Galland et Roudet, 2012) et une
distanciation face aux organisations, qui va parfois jusqu’à une réelle méfiance.
L’expérience vécue ne peut se déléguer, de nombreux activistes ont le souci d’éviter les
médiations et de limiter au maximum les pratiques de porte-parole:

« Tu ne peux déléguer cette parole sinon tu t’en remets à quelqu'un qui va


parler au nom de ta singularité, de ta spécificité, de tes désirs et de ce que tu as
besoin en termes de droits. » (un militant liégeois, 2005).

Soucieux de rester maîtres de leur expérience militante, nombreux sont ceux qui préfèrent
participer activement à une campagne, un projet ou une mobilisation sans pour autant
faire partie d’une organisation. Ils entendent rester des « électrons libres », des individus
gardant leurs distances par rapport à toute association mais se réservant le droit
d’interagir comme bon leur semble avec les groupes et les organisations qui leur
paraissent temporairement mieux correspondre à leurs idées et au type d’action qu’ils
entendent mener.

L’oganisation préfigurative du mouvement et des campements


Plutôt que dans des organisations formelles, les alter-activistes se mobilisent autour de
projets précis et reliés entre eux par des réseaux informels et des affinités personnelles.
Régulièrement rebaptisés, ces réseaux s’étendent, se réduisent et se transforment selon le
projet qui les guide. La volonté de préserver l’autonomie de sa propre expérience ne se
limite pas à la société de consommation et aux institutions, elle se déploie également face
aux organisations militantes. Comme les campements « No Border» organisés à
Strasbourg en 2001 et 2002, de nombreux campements altermondialistes et indignés

5De même, l’enjeu principal du mouvement des indigènes zapatistes, dans le sud du Mexique, se trouve
dans la transformation des relations sociales au sein des communautés elles-mêmes, que ce soit dans les
rapports de production, des processus participatifs de prise de décisions politiques ou l’égalité homme-
femme.

4
(notamment ceux de Bruxelles et de Paris en 2011) ont été déclarés « No Logo », « c'est-
à-dire pas de course à l'accrochage de banderoles, de distributions de tracts, d'affiches
d'organisation. »6.

Dans ce contexte, dépasser le caractère sporadique des mobilisations et assurer la


continuité des mouvements constituent un défi permanent. Le risque est d’autant plus
important que les alter-activistes ne sont guidés par aucun programme préétabli.
L’engagement étant centré sur l’individu et le rapport à soi, la réflexivité et le
questionnement constant de son propre engagement sont des paramètres fondamentaux
par lesquels l’acteur « s’efforce de construire son expérience et de lui donner un sens »
(Dubet, 1995: 120).

Face à l’envahissement de la vie par des logiques marchandes, ces mouvements


cherchent à construire des « espaces d’expérience » : des lieux suffisamment autonomes
et distanciés de la société capitaliste qui permettent aux acteurs de vivre selon leurs
propres principes, de nouer des relations sociales différentes et d’exprimer leur
subjectivité. Ce sont à la fois des lieux de lutte et les antichambres qui préfigurent un
autre monde. Ils permettent à chaque individu et à chaque collectivité de se construire
comme sujet, de devenir acteur de sa propre vie et de défendre son droit à la singularité.

Pour les mouvements paysans ou indigènes, ces espaces d’expérience prennent la forme
de communautés autonomes et s’inscrivent dans la durée. Dans les villes, les centres
culturels et sociaux alternatifs et certains squats sont une autre forme d’espace
d’expérience notamment prisée par des jeunes libertaires (Thörn, 2012). Les alter-
activistes créent ces espaces d’expérience à partir de deux éléments centraux de leur
répertoire d’action : les campements et l’organisation horizontale et participative de leurs
réseaux.

Les campements sont devenus des éléments centraux du répertoire d’action des jeunes
altermondialistes (Juris et Pleyers, 2009), puis du mouvement pour une justice climatique
(Schlembach, 2011) et, plus récemment, des mouvements des indignés et des occupiers.
En 2001 et 2002, les campements No Border ont réuni pour quelques jours des activistes
venus de toute l’Europe près de Strasbourg. En 2004, le campement des jeunes alter-
activistes contre le sommet du G8 d’Evian a accueilli plus de 4.000 personnes. Ils étaient
30.000 dans le camp des jeunes du Forum Social Mondial de 2005, organisé selon le
même principe d’autogestion. En août 2005, un camp semblable s’est tenu à la frontière
entre les Etats-Unis et le Mexique. Les trois campements des mobilisations contre le G8
dans le Nord de l’Allemagne en mai 2007 ont accueilli 10.000 altermondialistes. Forte de
l’expérience des campements des jeunes altermondialistes qui se sont multipliés depuis
2002 et appuyée sur une longue tradition allemande d’autogestion et d’organisation,
l´auto-organisation des campements a allié participation, expérimentation et efficacité
dans de nombreux aspects de la vie commune, de l’alimentation biologique à la fête
techno en passant par la sécurité, l´information, les ateliers de discussions, le nettoyage

6 Extrait d’un courrier électronique dans le cadre de la préparation de l’espace désobéissant du Forum
Social Européen de Paris.

5
ou les formations aux actions de blocage. L’importance de ces camps alter-activistes
culmine probablement avec les camps très médiatisés de Madrid et de Barcelone,
d’Occupy Wall Street et de la place St Paul à Londres en 2011. Les tentes ont été
installées au cœur des villes et face aux hauts lieux de la finance. Leur puissance
symbolique fut si redoutée que les forces de l’ordre ont inclus les tentes aux côtés des
armes dans la listes des objets interdits dans la zone entourant le stade et le village des
Jeux Olympiques de Londres7. Loin de cet écho médiatique, des « camps climat »
continuent d’être organisés chaque été en Europe comme en Amérique du Nord.

Les camps alter-activistes mélangent privé et public, amitié et engagement politique,


amusement et résistance, bonheur et lutte pour un monde meilleur. Loin de se limiter à la
contestation du néolibéralisme et de l’austérité, ils représentent des lieux forts de
socialisation, des possibilités d’échange et des occasions de fête. Les participants misent
sur une organisation autonome et participative, sur la répartition des tâches et
l’implication de chacun. Ils sont dès lors aussi confrontés à des problèmes très concrets
tels que la démocratisation de la prise de décision, une certaine délégation indispensable,
la gestion de différences culturelles et politiques ou l’implication à des degrés très divers
des participants. Bien qu’éphémères, ces expériences marquent durablement chacun de
leurs jeunes participants, renforcent la propension à renouveler la participation à des
mobilisations politiques et peuvent transformer considérablement et à long terme
l’identité sociale et les valeurs politiques de leurs participants (McAdam, 1989) et, au-
delà, marquent toute une génération de militants.

Les alter-activistes considèrent également les mouvements eux-mêmes comme des


espaces d’expérience qui doivent permettre aux individus de se réaliser et d’expérimenter
concrètement des pratiques alternatives. L’organisation du mouvement se doit de refléter
ses valeurs: organisation horizontale, participation du plus grand nombre, délégation
limitée, rotation des tâches, respect de la diversité, etc.

« Nous ne dissocions pas nos pratiques de nos objectifs. Nous choisissons un


fonctionnement horizontal, anti-sexiste, auto et éco-gestionnaire à partir de
regroupements affinitaires ».(Document de présentation de l’espace
désobéissant du Forum Social Européen de Paris, 2003).

« Pour nous, c’est très important d’avoir une organisation horizontale, sans
leader, afin de respecter tous les participants. Il faut parler et écouter en même
temps pour apprendre et partager ses informations. » (une jeune alter-activiste
mexicaine, 2003).

De même, les assemblées des indignés ont pour objectif de donner longuement la parole à
chacun pour lui permettre de partager son expérience, d’exprimer ses ressentiments, ses
espoirs et ses propositions d’alternatives et de prendre toute sa part dans les prises de
décision. Cela se traduit souvent par une rotation des tâches d’organisation, tant dans les
camps, assemblées et groupes de travail des indignés que des réseaux d’achat alimentaire

7 “Olympics organisers urged to ban tents for fear of Occupy-style protests”, The
Guardian, 25/01/2012.

6
alternatifs. Cette rotation des tâches et ce refus du leadership visent à limiter la distinction
entre les entrepreneurs de la mobilisation et d’autres militants qui en seraient davantage
« consommateurs » (Louviaux, 2011) afin que tous soient acteurs de leur engagement et
non pas des « moutons qui ne font que suivre » (un activiste malien du camp des jeunes
au FSM de Bamako, 2006). Néanmoins, dans bien des cas, la rotation des tâches demeure
un idéal vers lequel tendent ces groupes et n’est que rarement pleinement réalisé (voir
aussi Haug et Rucht, 2013). Malgré la volonté et l’enthousiasme suscité par ces modes
d’organisation participatifs, un même constat s’impose dans de nombreux forums :« Dans
ce Forum, il y a en fait quelques leaders et beaucoup de moutons » (le même activiste
malien). Malgré leur investissement dans la création d’un espace participatif et
horizontal, les initiateurs du village alternatif et autogéré lors du G8 d’Evian regrettaient
ainsi :
« C’est quand même sur nous que beaucoup de choses reposent. », la plupart des
campeurs ne s’étaient impliqués que de manière limitée dans l’organisation du
camp et généralement pour les aspects les plus ludiques.

La volonté de maintenir une organisation horizontale n’évite pas de se confronter aux


différentes modalités de ce que James Jasper (2006) a appelé le « dilemme de la
pyramide », particulièrement visible dans le mouvement altermondialiste (Pleyers, 2010).
Dans son analyse très stimulante des mouvements sociaux contemporains en France,
Lilian Mathieu (2011: 62) revient sur l’une de ses composantes: « Le leader est
fréquemment tiraillé entre son désir de partager sa charge et la crainte que ce partage
réduise son influence ou sa marge de manœuvre, dans le même temps qu’il s’expose aux
critiques d’une base parfois prompte à critiquer son autonomisation mais pas toujours
disponible à assumer les tâches militantes les plus lourdes ou ingrates ».

Plaçant l’autonomie au cœur de leurs projets, ces espaces d’expérience se situent


résolument en dehors de la politique institutionnelle, à la fois pour en éviter les relations
de pouvoir et parce que ces acteurs estiment que la capacité de changer les choses ne
relève pas essentiellement du pouvoir politique et institutionnel. Il en découle une grande
créativité et un certain renouveau de la pensée sociale et politique. Mais en évitant des
débats importants et en se centrant sur des logiques d’anti-pouvoir, ces acteurs ont-ils
choisi un moyen efficace pour parvenir aux changements qu’ils souhaitent ? Dans quelle
mesure peuvent-ils se passer de relais politiques pour parvenir à des transformations
sociales concrètes, moins éphémères et d’une certaine ampleur ? Quel impact peuvent
avoir leurs formes réticulaires de mobilisation et leurs espaces d’expérience sur
l’évolution politique nationale et internationale ? La construction d’espaces autonomes en
dehors de la société constitue à certains égards une « option de sortie » (Hirschman,
1995) qui, en soi, ne suffit pas pour amener le changement espéré par les militants et peut
au contraire faciliter la reproduction du système. Si les acteurs de ces mouvements
culturels tirent leur force du refus de l’engagement dans la sphère politique
institutionnelle, quitter le terrain du débat politique et négliger les institutions et
l’organisation de l’Etat, c’est également permettre à leurs adversaires de mieux s’en
servir.

2. Les indignés : démocratie, assemblées, subjectivité

7
Les mouvements des Indignés et Occupy ont surgi au cœur d'une crise économique qui a
eu un effet dévastateur sur la précarité et le chômage des jeunes, particulièrement dans le
Sud de l'Europe. C’est pourtant moins la crise économique que dénoncent ces indignés
que la crise de la démocratie (Kaldor et Selchow, 2013 ; Pleyers, 2013). En Espagne, le
« mouvement du 15 mai » a commencé par dénoncer une « démocratie sans choix »,
estimant qu’aux élections législatives de 2011, les deux principaux partis proposaient une
approche très similaire face à la crise. Ils ont aussi dénoncé une « démocratie vide », dans
laquelle les décisions les plus importantes concernant la manière de sortir de la crise ne
sont plus prises par les élus locaux et nationaux, mais par des institutions internationales
ou la troïka européenne. Ils se sont insurgés contre la collusion entre les élites politiques
et les grands intérêts économiques.
« Nous devons rompre le liens pernicieux entre le capital et les représentants élus
démocratiquement, mais qui défendent davantage l’intérêt du capital que celui de
la population qui les a élus. » (Daniel, un indigné de Barcelone)

Cela fait écho aux préoccupations des activistes d'Occupy Wall Street qui dénoncent
l'influence des grosses multinationales et du « 1% » des plus riches sur les deux grands
partis américains. La connivence entre l'élite économique (du secteur bancaire en
particulier) et l'élite politique s'est également retrouvée au cœur de l’indignations et des
mobilisations citoyennes en Islande. En Tunisie, la famille Ben-Ali contrôlait les
entreprises les plus prospères et utilisait son pouvoir politique pour accroître leur
business. Au Mexique, les étudiants du mouvement "#YoSoy132" ont dénoncé les deux
principaux consortiums médiatiques, dominés par les familles les plus riches du pays, et
dont les activistes estiment qu'ils ont « fabriqué de toute pièce » le principal candidat aux
élections et actuel président du Mexique.

Pour les indignés et les activistes d'Occupy, la démocratie n'est pas qu'une revendication,
elle est aussi (et surtout) une pratique (voir par exemple Nez, 2012). C’est moins à la
dénonciation des limites structurelles de la démocratie représentative qu’ils ont consacré
leur énergie qu’à la mise en œuvre de processus de participation directe, dans ses
dimensions expressive, subjective et préfigurative. Les campements des indignés, leurs
innombrables réunions et les assemblées de quartier sont devenus autant d’espaces
d’expérience qui ont octroyé une large place à la subjectivité et à l’expérience des
participants.

« Ce qui était vraiment intéressant dans le mouvement, c’est que nous avons
essayé de nous organiser de manière horizontale, de parler et de communiquer de
façon à ce que tout le monde puisse être entendu et que la voix de chacun soit
aussi importante. (…) Pour y parvenir, il fallait être ouvert, vraiment ouvert. (…)
Si nous voulons faire en sorte qu’une vraie démocratie puisse fonctionner, nous
devons être honnêtes avec nous-mêmes et nous ouvrir aux autres » (Sophie,
Bruxelles, entretien, 2012).

L’aspect préfiguratif de ces espaces d’expérience ne se limite pas à l’organisation


démocratique des camps. Elle en oriente toute la vie quotidienne, que ce soit pour la
cuisine, le recyclage, les relations interpersonnelles et même l’imagination. « Nous

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construisons des espaces où l'imagination est libre » disait l'un des animateurs de
« Occupy London Stock Exchange » (entretien, juin 2012).

Les activistes de ce mouvement ont fait preuve d’une grande réflexivité, s’interrogeant
sans cesse sur leurs pratiques avec la volonté de mettre en œuvre des expérimentations
qui renforce la cohérence entre leurs pratiques et leurs valeurs. A Londres, Madrid,
Barcelone ou New York, une commission était chargée d’étudier les manières de rendre
les assemblées plus efficaces, plus participatives, plus horizontales ou davantage capables
d’entendre l’opinion du plus grand nombre :
« Je travaille actuellement à un projet passionnant pour développer des
alternatives à la méthodologie traditionnelle des assemblées. Nous essayons de
passer des « assemblées générales » à des « espaces ouverts », une méthodologie
qui permet une intégration optimale de la diversité et qui n’a pas de limite en
termes de nombre de participants. Je suis vraiment hyper-motivé pour ce nouveau
projet qui me parait fondamental ! ». (David, un indigné de Barcelone, août
2012).

Cette expérimentation de formes concrètes de démocratie directe est également une


expérience personnelle et souvent transformatrice:

"Je pense que les choses arrivent plutôt par un changement personnel… Après
avoir fait partie des indignés, je ne vois plus les gens de la même façon. J'ai
réalisé que tout le monde a quelque chose à dire, j'essaye de respecter les opinions
de chacun et je vois chacun comme un être humain." (Anne, une indignée, Paris,
focus group, 2012).

« L’objectif du mouvement est le développement de nouvelles subjectivités et un


changement qui n’est pas seulement politique. Car le capitalisme est aussi en
nous, dans notre manière de consommer, notre manière de penser, la manière dont
nous nous connectons avec les autres, dans notre sexualité et la manière dont nous
nous pensons nous-mêmes.» (Daniel, un indigné de Barcelone, interview, janvier
2012).

Les émotions, la subjectivité et la cohérence entre les pratiques et les valeurs ont été au
cœur de l’engagement dans un mouvement qui laissait une grande place à la singularité
de chacun.

« Je pense que ça [le changement] passe beaucoup par un changement de soi.


Personnellement, c’est clair que dans ma façon de m’engager, le plus important
est que je sois intègre par rapport à moi-même » (Sophie, Bruxelles, entretien,
2012).

« On ne représente personne, chacun peut apporter ses idées, son expertise à titre
individuel. En fait, c’est vraiment l’idée de la remise en question de l’autorité.
(…) Il y a plus l’accent sur les individualités alors que c’est plus un mouvement
qui critique l’individualisme. », (Cécile, Paris, janvier 2012)

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Alors que certains cherchent à articuler ces pratiques démocratiques locales avec des
revendications pour une démocratie plus profonde aux niveaux national et international,
d'autres indignés ne croient plus en la démocratie représentative et ne misent que sur la
participation au niveau (micro)local.

"Je ne suis pas sûre que la démocratie puisse fonctionner au-dessus d'un certain
niveau, au-dessus du niveau local ou de celui d'une ville, c'est alors plus une
coordination qu'une démocratie"(Sophie, Paris, 2012).

Chez de nombreux jeunes indignés, cela s’est également traduit par une grande méfiance
à l’égard de toute forme de délégation et un sentiment de se distinguer des organisations
militantes existantes.

“Ce n’est pas un mouvement avec le programme politique préconçu auquel on


adhère. C’est les questions qu’on a envie de se poser et les réponses communes
qu’on peut y trouver. » (Cécile, une indignée à Paris).

Contrairement à Occupy Wall Street dans lequel les syndicats ont joué un rôle de soutien
discret mais déterminant, de nombreuses assemblées et camps indignés en France et en
Belgique ont été caractérisés par une méfiance réciproque entre indignés et militants
d’associations ou d’organisations militantes, que les indignés interrogés considéraient
comme « trop hiérarchiques », « formels », « institutionnalisés » ou « envahissants ».

“Il s’agissait de créer quelque chose de nouveau, de différent des communistes,


altermondialistes, anarchistes, des bobos ou des écologistes » (Augustin, un
indigné de Bruxelles).

Dès lors, les militants plus aguerris se sont souvent éloignés des assemblées des indignés
parisiens en regrettant « le niveau peu élevé du débat » :

« A Paris, ce mouvement ne donne aucune place aux gens qui étaient à la base des
militants politiques. … J’ai quand même eu l’impression de voir des gens qui
découvraient tout ça et qui réinventaient la poudre, surtout avec une lecture
politique qui n’était pas affirmée…du coup ça m’a découragé. » (Raoul, Focus
group, Paris, 2012).

Les assemblées et camps des indignés ont souvent rassemblé des citoyens qui n’avaient
pas d’expériences militantes significatives. Ils ont apporté une grande créativité et de
nombreuses innovations, mais aussi une mémoire limitée des expériences de mouvements
antérieurs. En se référant à la journée d’action globale des indignés du 15 octobre 2011,
un jeune chercheur très impliqué dans le mouvement des indignés à Barcelone
m’expliquait ainsi « Pour la première fois, un mouvement social a organisé une
manifestation globale, avec des actions dans des dizaines de ville à travers le monde »,
comme si les défilés du premier mai ou les journées d’action globale du mouvement
altermondialiste n’avaient jamais existé.

10
Une autre limite de ces formes d’engagement se trouve dans le surinvestissement dans les
dynamiques internes des groupes, réseaux et assemblées qui en viennent souvent à
occuper l’essentiel du temps et de l’énergie des activistes aux assemblées générales qui se
succèdent, avec pour conséquence de démobiliser rapidement certains participants et de
réduire l’énergie consacrée à la lutte contre un adversaire désigné. Le campement des
indignés de la Place de Catalogne à Barcelone a ainsi compté jusqu’à vingt et une
commissions et soixante-deux sous-commissions. L’excellent documentaire de A. Morán
(2011) « La plaza. Gestation du mouvement 15M » montre l’enthousiasme suscité par les
assemblées puis l’épuisement progressif d’un mouvement qui en vient à y consacrer
presque toute son énergie (voir aussi Nez, 2012). Par ailleurs, au niveau individuel, ces
formes d’engagement participatives et plus horizontales exigent une implication forte de
chaque militant et un apprentissage collectif, tant pour acquérir les compétences
nécessaires pour assumer les tâches différentes que pour développer le sens de
l’autogestion.

Enfin, comme bien des mouvements qui ont emprunté la voie de l’alter-activisme, le
mouvement des indignés s’est heurté au caractère sporadique de formes d’engagement
très expressives mais qui peuvent difficilement s’inscrire dans la durée. Alors que la crise
économique et les limites de la démocratie représentative dénoncées par les indignés
restent d’une grande actualité en 2013, les places publiques sont vides. Après avoir
exprimé leur indignations et vécu une intense expérience démocratique, certains
d’indignés ont emprunté d’autres formes d’engagement. Certains ont rejoint des
initiatives locales d’économie alternative (c'est particulièrement le cas en Espagne, cf.
Sanchez, 2012 ; Castells, 2012), d’autres s’investissent dans l’éducation populaire et la
diffusion d’analyses (voir par exemple les mensuels « Occupied Times of London » et
Adbusters en espagnol) ou ont rejoint des organisations de la société civile « plus
institutionnalisée ».

3. Transition locale et écologique : Espaces quotidiens et relations sociales


Comme les indignés, les "activistes de la transition" optent pour un engagement
préfiguratif, mais alors que les premiers le mettent en œuvre dans des espaces publics (les
campements, les assemblées…), les seconds ancrent leur engagement dans leur vie
quotidienne. Ils se révèlent particulièrement soucieux de la cohérence entre leurs valeurs
et leurs pratiques de consommation mais aussi de la qualité des relations sociales. Au
culte des marques globales et à l’anonymat des relations de (super)marché, ils opposent
l’authenticité et la convivialité de relations locales directes par lesquelles les
consommateurs rencontrent les petits producteurs. Ils se disent « objecteurs de croissance
et de vitesse » et remettent en cause le monopole des économistes dans la détermination
du bien-être sur la base de la croissance économique et du PIB. Les résistances se
transcrivent dans les gestes de tous les jours (Dobré, 2002 ; Scott, 1985) et la vie elle-
même est au cœur des alternatives. Ils combinent un souci de se construire soi-même,
caractéristique de la jeunesse tardive, et une volonté de s'ancrer dans leurs espaces locaux
de vie (quartier, université, réseaux affinitaires…) avec une sensibilité pour les défis
globaux. Mais plutôt que de rejoindre une ONG, ils considèrent que c’est au niveau local
que se construisent les alternatives et estiment que les bases d'un changement de société
se trouvent dans le changement du mode de vie de chacun.

11
Si certains “consommateurs critiques” attachent une portée politique à leurs gestes
quotidiens, d’autres ne se considèrent pas comme « militants », que ce soient parce qu’ils
recourent aux réseaux alimentaires alternatifs pour des raisons de santé, de commodité ou
de convivialité, ou parce qu’ils entendent se distinguer de formes plus classiques
d’engagement : « Pour moi, ce n’est pas de l’activisme. C’est juste un changement dans
notre manière de vivre »8.

La dimension subjective et d'auto-transformation est souvent centrale dans ce mode


d'action. Ces jeunes entendent défendre leur propre subjectivité face au « formatage »
subi par la publicité et les règles d’une société « de consommation, de compétition et de
comparaison » (Christophe, Louvain-la-Neuve, 2013) : « Il s’agit de se désaliéner. Une
fois qu’on devient plus conscient de ses besoins, on devient tout simplement plus
heureux » (David, Bruxelles, 2012). Cette subjectivité personnelle est également au cœur
de leurs pratiques alternatives qui s’articulent autour d’un sens de la responsabilité
personnelle et l’exigence d’une plus grande cohérence entre les pratiques et les valeurs
défendues.

"C'est d'abord et avant tout une manière de refuser de jouer le jeu avec lequel je
ne suis pas d'accord. Au moins, avec les légumes, je ne joue pas le jeu, je ne
fournis pas plus d'eau au moulin" (Jérôme, Paris, 2012).
"Je le fais pour me sentir bien avec moi-même. Au moins, je peux dire que tout ce
qui se passe, toute cette pollution, toutes ces catastrophes environnementales, tout
ce gaspillage, ce n'est pas de ma faute. (...) Depuis que j'ai changé mes pratiques
de consommation, je suis plus en paix avec moi-même." (Philippe, Liège, 2012).

Si le rapport à soi est au cœur de leur engagement, les jeunes alter-activistes engagés dans
la « transition écologique et locale » ne veulent surtout pas s’isoler de la société,
« s’enfermer dans une bulle », contrairement à d’autres mouvements contre-culturels
(Feixa, 1999) et les communautés utopiques qui visent à mettre en œuvre d’autres formes
de vie dans des espaces d’expérience à la marge ou en dehors de la société9.

Face à l’ampleur de la désaffiliation (Castel, 1995) et à une société « qui soumet toutes
nos relations à l’argent », ils placent la convivialité des relations sociales au cœur de leur
mode de vie et des alternatives qu’ils proposent. Autour des causes les plus diverses se
multiplient des initiatives qui visent à « recréer du lien social ». C’est notamment le cas
autour de la promotion du vélo comme moyen de transport (Eliasoph, Luhtakallio, 2013).
Ainsi, pour les jeunes initiateurs de l’ « Île aux vélos » de Caen, « l’essentiel, ce n’est pas
le vélo. C’est le fait qu’à partir du vélo, des gens recréent des relations sociales. Quand ils
réparent ensemble un vélo, un médecin et un chômeur de longue durée ont une relation

8 Une étudiante, Bruxelles, 2012. Cette conception de son engagement est évoquées par des acteurs parfois
très investis dans les réseaux alimentaires locaux et ce dans tous les pays dans lesquels la recherche sur la
consommation critique a été menées (France, Belgique, Italie, Angleterre, Canada et la ville de New York ;
Pleyers 2011).
9 Les jeunes alter-activistes qui ont participé à l’intervention sociologique menée à Louvain-la-Neuve
(Belgique, 2013) entendent au contraire développer des pratiques cohérentes avec leurs valeurs et des
alternatives tout en restant très intégrés dans la société et veulent à tout prix éviter la stigmatisation.

12
qu’ils n’ont pas dans un autre contexte. Les gens se rencontrent autour du vélo » (Fred,
28 ans, entretien, 2013).

Les mouvements et initiatives pour une alimentation « locale et conviviale » se sont


multipliées. La convivialité est une caractéristique centrale et très appréciée des Groupes
d’Achats Communs et de nombreuses AMAP (Hubaux, 2011). Le partage est à l’honneur
dans les initiatives des « incredible edible » qui invitent ceux qui cultivent un potager à
partager une partie de leur récolte avec leurs voisins en la déposant sur la place du
quartier ou du village. Des « jardins partagés » se multiplient en France comme dans
toutes les villes occidentales. Beaucoup ont pour objectif de (re)créer la convivialité des
quartiers et de rassembler des couches de la population qui se côtoient sans se croiser ou
d’intégrer des couches plus fragiles de la population (Winne, 2009; Prédine, 2009).
« Moins de bien, plus de lien » est également le slogan de la simplicité volontaire, pour
lesquels la réduction de la consommation matérielle permet de limiter son impact
environnemental mais aussi de dégager du temps pour développer des relations sociales
conviviales (de Bouver, 2009). Derrière ces initiatives, c’est en fait d’un autre projet de
société dont il est question : « Passer de la productivité à la convivialité, c'est substituer à
une valeur technique une valeur éthique. » (Illich, 1973: 28).

Cette perspective conduit également à une autre conception de l’organisation et de


l’extension du mouvement. L’objectif de nombreux groupes locaux n’est pas
d’augmenter le nombre de leurs adhérents mais de s’inscrire dans la durée tout en
maintenant la convivialité des relations en son sein. Les alter-activistes estiment qu’un
changement global n’adviendra pas par la croissance d’un mouvement ou par l’extension
d’un espace d’expérience qui atteindrait l’échelle nationale mais par la multiplication
d’espaces alternatifs ayant chacun leur spécificité. Il s’agit d’ « essaimer », d’encourager
la création d’autres mouvements semblables mais autonomes dans d’autres quartiers et
d’autres villes. La relation aux institutions et même la nécessité de réseaux de
coordination des initiatives locales constituent des sources permanentes de débats.

De nombreux "activistes de la transition" clament fièrement qu'ils n'en restent pas aux
discours et développent des alternatives concrètes. Mais s’ils espèrent « changer le
système », c’est sur le long terme, à partir du niveau local et de la multiplication de
conversions individuelles. Le passage d'une transformation de soi ou d'un changement
social dans un groupe limité vers une transformation sociale à plus grande échelle reste
souvent un angle mort de ces pratiques, notamment parce que beaucoup de ces groupes
rechignent à s'engager dans des coordinations plus larges et plus institutionnalisées.
« Dans mon cas, je ne suis pas dans l’utopie qui croit qu’il y aura un changement
important qui va partir d’une Amap. Pour moi c’est vraiment un projet personnel.
Je suis persuadée que ce sera en repartant de quelque chose d’essentiel qu’on
pourra raisonner avec le système. Je ne crois plus aux institutions, je ne serai
jamais une militante acharnée, je n’ai pas la force pour ça. Pour moi l’Amap c’est
pour revenir à quelque chose de très terre-à-terre, sans faire un jeu de mots. Je
crois vraiment au long terme. Le processus de pousse d’une plante c’est le même
processus de l’éducation et c’est quelque chose qui me parle. Je veux m’investir

13
dans quelque chose de concret, très concret, que je puisse toucher sur un plan
individuel et local surtout. » (Eloïse, coordinatrice d’une AMAP à Paris, 2012).

Conclusion
Pour comprendre l’engagement des jeunes activistes, il faut dépasser deux clivages qui
marquent encore trop souvent les analyses de la participation sociale et politique : celui
qui sépare l’engagement public et les lieux de la vie quotidienne et celui qui sépare la
construction de soi et la subjectivation d’un côté, l’espace public et la démocratie de
l’autre. Le caractère performatif et transformateur de l’engagement des alter-activistes lie
d’ailleurs intimement la construction de soi et l’engagement dans l’espace public : en
s'affirmant comme sujet, l'individu devient acteur de sa vie et en se transformant lui-
même, il transforme le monde. Ils rappellent que la démocratie ne se limite pas à la
sphère de la politique institutionnelle. Elle se réalise et s’expérimente dans la
participation dans tous les lieux et espaces de la vie et s’incarne dans la volonté de ces
adolescents et de ces jeunes de participer, d’être des acteurs de leur vie et de leur monde.

D’une part, le succès de l’alter-activisme comme forme d’engagement et conception du


changement social auprès des jeunes s’explique par le fait que cette culture politique
raisonne à la fois avec l’esprit du temps et avec l’expérience particulière que constitue la
jeunesse comme âge de la vie (Van de Velde, 2008), avec une certaine disponibilité
biographique (Fillieule 2009 ; Mathieu 2011) et une fluidité des rapports sociaux, mais
aussi comme l’expérience d’une épreuve structurée par une double exigence : être soi-
même et s’insérer dans la société (Dubet 2004).

D’autre part, les jeunes alter-activistes nous invitent à suivre Melucci ou Rancière et à
rompre avec la déconnexion entre un espace public et les lieux de la vie quotidienne, avec
l’idée d’une frontière entre la vie de tous les jours et la démocratie et que seules comptent
les actions qui trouvent un écho dans les médias ou dans les politiques institutionnelles.
Ces jeunes activistes créent des espaces permettant davantage de participation et tablent
sur la transformation du monde par une multitude d’alternatives centrées sur l’expérience,
la participation, la vie quotidienne, les mouvements locaux et le changement de soi-
même.

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