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LE SENS COMMUN pierre bourdieu le sens pratique pierre bourdieu le sens pratique autres ouvrages de pierre bourdieu SOCIOLOGIE DE WALGéRIE, P.U.F., 2° éd., 1961. THE ALGERIANS, Boston, Beacon Press, 1962. LE DERACINEMENT, Ed. de Minuit, 1964, nouvelle dition, 1977 (en collabora- tion avec A, Sayad) Les £TUDIANTS ET LEURS ETUDES, Ed. Mouton, 1964 (en collaboration avec J.C. Passeron). ® Les wéritieRS, Ed. de Minuit, 1964 (en collaboration avec J.-C. Passeron). YRAVAIL ET TRAVAILLEURS EN ALGERIE, Ed. Mouton, 1964 (en collaboration avec A. Darbel, J.-P. Rivet et C. Seibel). UN ART MOYEN, Ed. de Minuit, 1965 (en collaboration avec L. Boltanski, R. Castel et J~C. Chamboredon). RAPPORT PEDAGOGIQUE ET COMMUNICATION, Ed, Mouton, 1965 (en colla- boration avec J.C. Passeton et M. de Saint-Martin). L’AMOUR DE L’/ART, Ed, de Minuit, 1966, nouvelle édition 1969 (en colla- boration avec A. Darbel). LE METIER DE SOCIOLOGUE, Ed. Mouton/Bordas, 1968, nouvelle édition, 1973 (en collaboration avec J~C. Passeron et J.C. Chamboredon). ZUR SOZIOLOGIE DER SYMBOLISCHEN FORMEN, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp, 1970. LA REPRODUCTION, Ed. de Minuit, 1970, nouvelle édition 1971 (en colla- boration avec J.-C. Passeron). ESQUISSE D'UNE THEORIE DE LA PRATIQUE, précédée de trois études d’ethno- logie kabyle, Ed. Droz, Genéve, 1972. ALGERIE 60, Ed. de Minuit, 1977. LA DISTINCTION, Ed. de Minuit, 1979. LES EDITIONS DE MINUIT avec le concours de la maison des sciences de Vhomme © 1980 by Les Eprrions pe Minurr 7, tue Berard Palissy — 75006 Paris Tous droits réservés pour tous pays ISBN 2-7073-0298-8 ob RENEE Se Quelles affinités particuligres lui paraissaient exister entre la lune et la femme ? Son antiquité qui a précédé la succession des générations telluriennes et leur a survécu; sa prédominance nocturne ; sa dépendance de satellite; sa réflexion luminaire ; sa cons- tance durant toute ses phases, se levant et se couchant aux temps fixés, grandissante et déclinante; l'invariabilité obli- gée de son aspect; sa réponse indéterminée aux interroga- tions non affirmatives ; sa puissance sur le flux et le reflux; son pouvoir de rendre amoureux, de mortifier, de revétir de beauté, de rendre fou, de pousser au mal et d’y aider; la calme impénétrabilité de son visage; I’horreur sacrée de son voisinage solitaire, dominateur, implacable et resplen- dissant ; ses présages de tempéte et de bonasse; l’excitation de son rayonnement, de sa marche et de sa présence ; l’aver- tissement de ses cratéres, ses mers -pétrées, son silence; sa splendeur quand elle est visible; son attirance quand elle est invisible. i Joyce, Ulysse. Le progrés de la connaissance, dans le cas de la science Sociale, suppose un Di s dans, daconngissance des condi-. tions de la connaissance ; c’est pourquoi il exige des retours “Ghats aax mths objets (ici, ceux de l’Esquisse d’une théorie de la prati ue et, secondairement, de La distinction), qui sont autant d occasions d’objectiver plus completement le rapport objectit et subjectif a l'objet. Et, s’il faut essayer ’en reconstruire rétrospectivement les étapes, c'est que ce travail qui s’exerce d’abord sur celui qui l'accomplit, et que certains écrivains ont tenté d’inscrive fans Vceuvre méme en train de se faire, work in progress, comme disait Joyce, tend a faire disparaitre ses propres traces. Or l’essentiel de ce que _ jessaie de communiquer ici, et qui n’a rien de personnel » VES- it de perdre de son sens et de son efficacité si, en le se dissocier de la pratique d’ox il est parti et @ laquelle il devrait revenir, on lui permettait d’exister dé. cette existence irréelle et neutralisée qui est celle des « thé- “ses » théoriques ou des discours épistémologiques. - ~ IL n'est pas facile d’évoquer les effets sociaux qu’a produits, 7 LE SENS PRATIQUE dans le champ intellectuel francais, Vapparition de Vceuvre de Claude Lévi-Strauss et les médiations concrétes a travers lesquelles s’est imposée a toute une génération une nouvelle maniere de concevoir l’activité intellectuelle qui sopposait de facon. tout a fait dialectique a la figure de Vintellectuel « total », décisoirement tourné vers la politique, qu’incar- nait Jean-Paul Sartre. Cette confrontation exemplaire Wa sans doute pas peu contribué a4 encourager, chez nombre de ceux qui se sont orientés a ce moment vers les sciences sociales, V’ambition de réconcilier les intentions théoriques et les intentions pratiques, la vocation scientifique et la voca- tion éthique, ou politique, si souvent dédoublées, dans une maniere plus humble et plus responsable d’accomplir leur tache de chercheurs, sorte de métier militant, aussi éloigné de la science pure que de la prophétie exemplaire. Travailler, dans l’Algérie en lutte pour son indépendance, 4 une analyse scientifique de la société algérienne, C était essayer de comprendre et de faire comprendre les fonde- - ments et les objectifs réels de cette lutte, objectifs dont il était clair qu’ils étaient socialement différenciés, voire antagonistes, par-dela Vunité stratégiquement nécessaire, et tenter ainsi non, évidemment, d’en orienter le cours, mats de rendre prévisibles, donc plus difficiles, les détournements probables. C’est pourquoi je ne puis pas renier, dans leurs naivetés mémes, des écrits qui, bien qu’ils m’aient paru alors réaliser la réconciliation poursuivie de Vintention pra- tique et de l’intention scientifique, doivent beaucoup au contexte émotionnel dans lequel ils ont été écrits 1 et moins encore les anticipations ou, plus exactement, les mises en garde par lesquelles se concluaient les deux études empiri- ques sur la société algérienne, Travail et travailleurs en Algérie et Le déracinement, méme si ces études ont servi depuis (surtout la deuxiéme) a justifier certains des détour- nements probables qu’elles sefforcaient par avance dé pré- venir. S'l nest pas besoin de dire que, dans un tel contexte, ott le probleme du racisme se posait, a chaque moment, comme 1. Cf. P. Bourdieu, « Révolution dans la révolution », Esprit, n° 1, janvier 1961, p. 27-40 et « De la guerre révolutionnaire 2 la révolution », in Algérie de demain, Paris, P.U.F., 1962, p. 5-13. 8 PREFACE une question de vie ou de mort, un livre comme Race et histoire était autre chose qu’une prise de position intellec- tuelle contre l’évolutionnisme, il est plus difficile de com- muniquer le choc inséparablement intellectuel et émotion- nel que pouvait susciter le fait de voir analyser comme un langage ayant en lui-méme sa raison et sa raison d’étre les mythologies des Indiens d’Amérique. Cela surtout lorsqu’on venait de lire, au hasard de la recherche, telle ou telle des innombrables recollections de faits rituels, enregistrés sou- vent sans ordre ni méthode et voués a apparaitre comme totalement dépourvus de rime et de raison, dont regorgent les bibliothéques et les bibliographies consacrées a l'Afrique du Nord. La minutie et la patience respectueuses avec les- quelles Claude Lévi-Strauss, dans son séminaire du Collége de France, décomposait et recomposait les séquences a pre- mire apparence dépourvues de sens de ces récits ne pou- vaient manquer d’apparaitre comme une réalisation exem- plaire d'une sorte d’humanisme scientifique. Si je risque cette expression malgré tout ce qu'elle peut avoir de dérisoire c'est qu’elle me parait dire assez exactement cette espace a : hs d’enthousiasme métascientifique pour la science avec lequel Pat entrepris étude du rituel Rabyle, objet que j’avais d abord exclu de mes recherches, au nom de Vidée qui porte aujourd hui certains, surtout dans les pays anciennement colonisés, @ tenir V’ethnologie pour une maniére d’essentia- lisme fixiste, attentif aux aspects de la pratique les mieux faits pour renforcer les représentations racistes. Et de fait la quasi-totalité des travaux partiellement ou totalement consacrés au rituel qui étaient disponibles au moment ot je préparais ma Sociologie de |’Algérie me paraissaient coupa- bles, au moins dans leur intention objective et dans leurs effets sociaux, d’une forme particuliérement scandaleuse d ethnocentrisme, celle gui consiste & livrer, sans autre justification qu'un vague évolutionnisme frazérien bien fait pour justifier Vordre colonial, des pratiques vouées a étre apercues comme injustifiables. C’est pourquoi je m’orientais alors dans de tout autres directions, désignées par quelques travaux exemplaires : ceux de Jacques Berque, dont Les structures sociales du Haut Atlas, modéle, particulicrement précieux sur ce terrain, de méthodologie matérialiste, et les trés beaux articles, « Qu’est-ce qu’une tribu nord-africaine P» 9 LE SENS PRATIQUE et « Cent vingt-cing ans de sociologie maghrébine’ », m’ont fourni des points de départs innombrables et des points de référence inestimables ; ceux d’André Nouschi, dont les étu- des d’histoire agraire m’ont incité 4 chercher dans l'histoire de la politique coloniale et en particulier dans les grandes lois fonciéres le principe des transformations qu’ont connues I’éco- nomie et la société paysannes, et cela jusque dans les régions en apparence les moins directement touchées par la coloni- sation + ; ceux de Emile Dermenghem et Charles-André Julien enfin qui, dans des domaines différents, ont orienté mes regards de débutant. Je n’aurais jamais pu venir a Vétude des traditions rituelles si la méme intention de « réhabilitation » qui m’avait porté a exclure d’abord le rituel de l’univers des objets légitimes et & suspecter tous les travaux qui lui faisaient une place ne m avait poussé, a partir de 1958, 4 essayer de Varracher a la fausse sollicitude primitiviste et 4 forcer, jusque dans ses derniers retranchements, le mépris raciste qui, par la honte de soi qu’il parvient 4 imposer a ses propres victimes, contri- bue & leur interdire la connaissance et la reconnaissance de leur propre tradition. En effet, pour grand que puisse étre Veffet de licitation et d’incitation que peut produire, plus inconsciemment que consciemment, le fait qu’un probleme ou une méthode vienne a étre constitué comme hautement légitime dans le champ scientifique, il ne pouvait faire oublier completement Vincongruité, voire Vabsurdité d’une enquéte sur les pratiques rituelles menée dans les circonstances tra- giques de la guerre ; jen ai revécu récemment V’évidence en retrouvant des photographies de jarres maconnées, décorées de serpents, et destinées 4 recevoir le grain pour la semence, que j’avais prises vers les années 60 au cours d’une enquéte menée dans la région de Collo et qui doivent leur bonne qualité, bien qu’elles aient été prises sans flash, au fait que le toit de la maison a laquelle étaient incorporés ces « meu- 2. J. Berque, Les structures sociales du Haut Atlas, Paris, P.U.F., 1955; « Qu’est-ce qu'une tribu nord-africaine ? », Hommage a4 Lucien Febvre, Paris, 1954; « Cent vingt-cing ans de sociologie maghrébine », Avzzales, 3. A. Nouschi, Enxquéte sur le niveau de vie des populations rurales constantinoises de la conguéte jusqu’en 1919, Essai d’bistoire économique et sociale, Paris, P.U.F., 1961; La maissance du nationalisme algérien, 1914-1954, Paris, Ed. de Minuit, 1962. 10 + cameramen oe SILL 4 OS relations. PREF, bles » immobiles (puisque « maconnés ») avait été détr lorsque ses habitants avaient été expulsés par Varmée fran gaise. Il n’était donc pas besoin d’étre d’une lucidité épisté mologique particuliére ou d’une vigilance éthique ou politique spéciale pour s’interroger sur les déterminants profonds d'une libido sciendi si évidemment « déplacée ». Cette inquié- tude inévitable trouvait quelque apaisement dans Vintérét que les informateurs prenaient toujours & cette recherche lorsqu’elle devenait aussi la leur, c’est-a-dire un effort pour se réapproprier un sens a la fois « propre et autre ». Il reste que c’est sans aucun doute le sentiment de la « gratuité » de l'enquéte purement ethnographique qui m’incita a entre- prendre, dans le cadre de l'Institut de statistiques d’ Alger, avec Alain Darbel, Jean-Paul River, Claude Seibel et tout un groupe d’étudiants algériens, les deux enquétes qui devaient servir de base aux deux ouvrages consacrés a l’analyse de la structure sociale de la société colonisée et de ses transforma- tions, Travail et travailleurs en Algérie ef Le déracinement, ainsi qu’a différents articles plus ethnograpbiques, dans les- quels j’essayais d’analyser les attitudes temporelles qui sont au principe des conduites économiques précapitalistes. Les gloses philosophiques qui ont entouré un moment le structuralisme ont oublié et fait oublier ce qui en faisait sans ‘doute la nouveauté essentielle : introduire dans les sciences Sociales la méthode structurale ou, plus simplement, le mode e pensée relationnel gui, rompant avec 1 f Z ec le mode de pensée ub stantialiste conduit a ca ye GGUS £8 SCI ia e. elations gui l’unissent aux a -ysteme, tient son sens et sa fonction, Ce qui ésf difficile autant que rare, ce nest pas le fatt Cavoir ce gue l'on appelle des « idées personnelles », mais de contribuer tant soit peu & produire et @ imposer de ces modes de pensée impersonnels qui per- mettent aux personnes les plus diverses de produire des pensées jusque-la impensables. Si l’on sait la difficulté et la lenteur avec lesquelles le mode de pensée relationnel (ou structural) s’est imposé dans le cas des mathématiques et de la physique elles-mémes et les obstacles spécifiques qui s’opposent, dans le cas des sciences sociales, @ sa mise en @euvre, on mesure la conquéte que représente le fait d’avoir étendu aux systémes symboliques « naturels », langue, mythe, religion, art, V'application de ce mode de pensée. Ce qui 11 LE SENS PRATIQUE supposait entre autres choses que, comme le remarque Cas- Sirer, on parvienne aS er BLa Ucn la_ distinction établie par Leibniz et tout le rationalisme “classique, enire les vérités de raison_et les vérités de fait. pour_traiter Jes. faits. bistoriques comme des systemes de relations intelligibles, et. “cela dans une pratique. scientifique, et pas seulement dans le discours ow cela se faisait depuis Hegel’. En effet, ce qui, autant que Vapparence de l’absurdité ou de Vincohérence, protége les mythes ou les rites contre Pinterprétation relationnelle, c’est le fait qu’ils offrent parfois Vapparence du sens a des lectures partielles et sélectives qui attendent le sens de chaque élément d’une révélation spéciale plutét que d’une mise en relation systématique avec tous les éléments de la méme classe. C’est ainsi que la mythologie comparée qui, plus attentive au vocabulaire du mythe ou du rite qu’a sa syntaxe, identifie le déchiffrement a une traduc- tion mot @ mot, ne travaille en définitive qu’a produire une sorte d’immense dictionnaire de tous les symboles de toutes les traditions possibles, constitués en essences susce ptibles d'étre définies en elles-mémes et pour elles-mémes, indépen- damment du systeme, et donne ainsi une image concrete de ces bibliothéques révées par Borges qui enfermeraient « tout ce qu’il est possible d’exprimer dans toutes les lan- gues® ». Prendre le raccourci qui conduit directement de 4, Ma seule contribution au discours sur le structuralisme (dont la surabondance et le style n’ont sans doute pas peu contribué 4 me décou- rager de déclarer plus fortement ma dette) est née d’un effort pour expliciter —- et, par 1a, mieux maitriser — la logique de ce mode de pensée relationnel et transformationnel, les obstacles spécifiques auxquels il se heurte dans le cas des sciences sociales et, surtout, pour préciser les conditions auxquelles i] peut étre étendu, au-dela des systémes culturels, aux relations sociales elles-mémes, c’est-a-dire 4 la sociologie (cf. P. Bour- dieu, « Structuralism and theory of sociological knowledge », Social Research, XXXV, 4, hiver 1969, p. 681-706). 5. La table des matidres du Traité d’bistoire des religions de Mircea Eliade, publié en 1953, donne une idée assez juste de la thématique quia orienté Ja plupart des recollections de rites réalisées en Algérie (par exemple, la lune, la femme et Je serpent ; les pierres sacrées ; la terre, la femme et la fécondité ; sacrifice et régénération ; les morts et les semences ; divinités agraires et funéraires, etc.) La méme inspiration thématique se retrouve dans les travaux de l’école de Cambridge, avec par exemple From Religion to Philosophy, A Study in the Origins of Western Speculation, de F.M. Cornford (New York and Evanston, Harper Torchbooks, Harper and Row, 1957, 1" éd. 1914), Thespis, Ritual, Myth and Drama in the Ancient 12 PREFACE chaque signifiant au signifié correspondant, faire l'économie du long détour par le systéme complet des signifiants a l’inté- rieur duquel se définit la valeur relationnelle de chacun d’eux (qui n'a rien @ voir avec un « sens » intuitivement appreé- hendé), c’est se vouer a un discours approximatif qui, dans le meilleur des cas, tombe sur les significations les plus appa- rentes (par exemple, la correspondance entre le labour et Vacte sexuel) en s’armant d’une sorte d’intuition anthropo- logique de type jungien, soutenue par une culture compara- tive d’inspiration fraxérienne qui préléve dans Vunivers des systemes mythiques et des religions universelles des thémes décontextualisés °. Ainsi isolés, ces thémes n’opposent plus aucune résistance aux reconiexiualisations que leur font inévitablement subir les interprétes inspirés lorsque, préchant le « ressourcement spirituel » par le retour aux sources communes des grandes traditions, ils cherchent dans Vhistoire des religions ou dans Pethnologie des civilisations archaiques le fondement d’une religiosité savante et d’une science édifiante, obtenues par une respiritualisation de la science déspiritualisante. C’est un autre mérite de Claude Lévi-Strauss que d’avoir donné les moyens d’accomplir jusqu’au bout la rupture, instaurée par Durkheim et Mauss, avec l’usage du mode de pensée mytholo- gique dans la science des mythologies, en prenant résolument pour objet ce mode de pensée au lieu de le faire fonctionner, comme l’ont toujours fait les mythologues indigenes, pour résoudré mythologiquement des problémes mythologiques. Comme on le voit bien lorsque les mythologies étudiées sone des enjeux sociaux, et en particulier dans le cas des religions dites universelles, cette rupture scientifique est inséparable d’une rupture sociale avec les lectures équivoques des mythoa- Near East, de Th. H. Gaster (New York, Anchor Books, Doubleday and Company Inc., 1961) ou encore Themis, A Study of the Social Origins of Greek Religion, de J. Harrison (Londres, Merlin Press, 1963, 1°¢ éd. 1912). 6. Jean-Pierre Vernant indique de méme que Ja rupture avec les inter- prétations de type frazérien (qui voient par exemple en. Adonis une incarna- tion de l « esprit de la végétation ») et le refus d’vn « comparatisme global, procédant par assimilation directe, sans tenir compte des spécificités de chaque systéme de culture » sont la condition d’une lecture adéquate des cycles de légendes grecques et d’un déchiffrement juste des éléments mythiques, définis par leur position relative au sein d'un systéme parti- culier (cf. J.P. Vernant, Introduction 4 M. Détienne, Les jardins d’Adonis, Paris, Gallimard, 1972, p. III-V). . 13 LE SENS PRATIQUE logues « philomythes » qui, par, une sorte de double jeu conscient ou inconscient, transforment la science comparée des mythes en une quéte des invariants des grandes Tradi- tions, tachant ainsi de cumuler les profits de la luctdité scien- tifique et les profits de la fidélité religieuse. Sans parler de ceux qui jouent de l'ambiguité inévitable d’un discours savant empruntant a Vexpérience religieuse les mots employés a décrire cette expérience pour produire les apparences de la participation sympathique et de la proximité enthoustaste et trouver dans l’exaltation des mystéres primitifs le prétexte a un culte régressif et irrationaliste de l’originel. C’est dire qu'il est 4 peine besoin d’invoquer la situation coloniale et les dispositions qu’elle. favorise pour expliquer ce qu’était Vethnologie des pays maghrébins autour des an- nées 60 et tout spécialement dans le domaine des traditions vituelles. Ceux qui aimeni aujourd’hui a se constituer en juges et a se faire plaisir, Comme on dit, en distribuant le blame et Véloge entre les sociologues et les ethnologues du passé colonial feraient un travail plus utile s’ils s’efforcaient de comprendre ce qui fait que les plus lucides et les mieux intentionnés de ceux qu’ils condamnent ne pouvaient pas comprendre certaines des choses qui sont devenues évidenies pour les moins lucides et parfois pour les plus mal intention- nés : dans Vimpensable d'une époque, il ya tout ce que Von ne peut pas penser faute de dispositions éthiques ou politiques inclinant gle prendre en compte et en considération” mais aussi ce que l’on ne peut pas penser faute d’instr . de_pensée tels que problématiques, concepts, méthodes, tech-. niques, (ce qui explique que les bons sentiments fassent si “souvent de la mauvaise sociologie’). Il reste qu’on se trouvait en présence d’une masse de recollections dont on peut dire simplement qu’elles sont d’autant plus imparfaites dans leur qualité technique et affec- 7. Cf. P. Bourdieu, « Les conditions sociales de la production sociologi- que : sociologie coloniale et décolonisation de la sociologie », in Le Mal de voir, Cahiers Jussieu, n° 2, Paris, 10/18, 1976, p. 416-427. Les conditions dune véritable science de Vethnologie et de la sociologie coloniale seront remplies lorsqu’il sera possible de mettre en relation V’analyse du contenu des ceuvres et les caractéristiques sociales des producteurs (telles que les établissent par exemple les travaux de Victor Karady) et en particulier leur position dans le champ de production (et spécialement dans le sous-champ colonial), 14 PREFACE tées de lacunes d’autant plus graves que leurs auteurs sont plus complétement dépourvus de formation spécifique, donc démunis ala fois de méthodes d’envegistrement et d’hypothe- ses capables d’orienter l’observation et interrogation (bien qu’il arrive souvent que les amateurs — ou du moins les professionnels d’une autre discipline, comme les linguistes — fournissent des matériaux rigoureusement enregistrés qui ne sont pas amputés de tout ce que les attentes constitutives d@’une problématique « savante » portent a tenir pour insi- gnifiant). C’est ainsi que, sur fond des recollections impar- faites et incomplétes de calendriers agraires, de rituels de mariage ou de contes, pour la plupart collectés et interprétés dans une logique vaguement frazérienne, se détachaient quel- ques sources de grande qualité. Je citerai le Fichier de docu- mentation berbére (en particulier les excellents travaux des R. P. Dallet — Le verbe kabyle — et Genevois — sur la maison, le tissage et maint autre objet —, de Yasmina AtL-S, et Sr Louis de Vincennes —~ sur le mariage et le tournant de Vannée) sans lequel la plupart des travaux publiés depuis la guerre n’auraient pas été ou pas été ce qu’ils sont, les textes berbéres publiés par les linguistes (et en particulier les travaux de E. Laoust et de A. Picard) et quelques mono- graphies comme celles de Germaine Chantréaux, étude capi- tale, publiée dés 1941 dans la Revue africaine, sur le tissage a Ait Hichem, qui m’a déterminé a m’intéresser a la fois a Ait Hichem et au rituel, celles de Slimane Rabmani sur les populations du Cap Aokas et en particulier ses études sur le tir a la cible, sur le mois de mai, sur les rites relatifs a la vache et au lait, celles du R. P. Devulder (dont Vhospitalité _chaleureuse m’a offert un des lieux d’asile qui m’étaient nécessaires pour mener mes enquétes) sur les peintures mura- les et les pratiques magiques chez les Ouadbias. . A cété de ces contributions ethnographiques sont apparues, apres que jeus entrepris de travailler sur le rituel, trois ten- tatives d’interprétation ethnologique qui mévitent une men- tion spéciale. L’article de Paulette Galand-Pernet, paru en 1958, sur « les jours de la vieille » s’efforce de dégager la signification d’une tradition particuliére, trés anciennement attestée et sur une aire culturelle trés vaste, par un recense- ment et une analyse « dumézilienne » des variantes visant a établir les traits invariants (période de transition, laideur et 15 LE SENS PRATIQUE cruauté, tourbillon, rocher, forces mauvaises, etc.) : il est remarquable que cette forme de comparatisme méthodique, qui resitue le trait culturel considéré dans Vunivers des, variantes géographiques, parvienne a des interprétations tres proches de celles auxquelles on arrive en le replacant dans le systéme culturel oi il fonctionne *. Parmi les tres nombreuses publications dont. ont fait V’objet le cycle de l'année agraire dans les populations berbérophones et, plus précisément, Popposition entre les labours et les moissons, les deux ouvra- ges de Jean Servier, Les portes de l’année, paru en 1962, et L’homme et Vinvisible, en 1964 °, se distinguent en ce qu’ils s’efforcent de montrer, en s'appuyant sur un tres riche maté- riel ethnographique, que tous les gestes de la vie quotidienne se conforment au symbole de chaque saison, instaurant une correspondance entre le symbolisme des rites agraires et le symbolisme des rites de passage. Mais V’interprétation pro- posée doit sans doute ses limites au fait qu'elle cherche dans le symbolisme universel du cycle de la mort et de la résurrec- tion, plutédt que dans la logique méme des pratiques et des objets rituels apprébendés dans leurs telations mutuelles, de principe des correspondances apercues entre les différents domaines de la pratique. Bien que les contes qui sont le plus souvent des variations relativement libres sur des thémes fon- damentaux de la tradition introduisent moins directement aux schemes profonds de I’habitus que les pratiques rituelles elles- mémes ou, dans lordre du discours, les énigmes, les dictons ou les proverbes, le livre de Camille Lacoste sur Le conte kabyle, paru en 1970", rassemble des informations ethnogra- phiques intéressantes, en particulier sur le monde féminin, et il ale mérite de rompre avec les facilités du comparatisme en ce qu'il cherche la clé d’un discours historique dans ce dis- cours méme. Mais il ne suffit pas de prendre acte du fait que le langage mythico-rituel ne peut jamais étre apprébendé en dehors d’une langue déterminée pour aller au-dela d’un dic- tionnaire des traits fondamentaux' d’une culture particuliére, 8, P. Galand-Pernet, « La vieille et les jours d’emprunt au Maroc », Hesperis, 1958, 1° et 2° trimestre, p. 29-94, 9, J. Servier, Les portes de l’année, Rites et symboles, Paris, Laffont, 1962; L’homme et Vinvisible, Paris, Laffont, 1964. 10. C. Lacoste, Le conte kabyle, Etude etbnologique, Paris, Maspero, Mouton, 1962. 16 1970; et aussi Bibliographie ethnographique de la Grande Kabylie, Paris, PREFACE contribution qui est par soi extrémement précieuse (comme suffit a Vattester index du Conte kabyle). On ne voit que trop bien en quoi les signes neythiques, plus « motivés » dans leur apparence sensible et leurs réso- nances psychologiques, donnent prise a4 toutes les formes d’intuitionnisme qui tentent de dégager directement la signi- fication (par opposition a la valeur) des traits culturels pris isolément ou fondus dans V'unité sentie d’une vision globale ; et cela d’autant que la compréhension que l'on dit intuitive est le produit inévitable de l’apprentissage par familiarisation qui est impliqué dans tout travail approfondi d’enquéte et d analyse. Mais on voit moins qu’on n’a pas @ choisir entre Vévocation de l’ensemble des traits intuitivement mattrisables et la compilation indéfinie d’éléments épars ou W’analyse. (apparemment) impeccable de tel canton bien délimité et imprenable dont on ne pourrait rendre raison vraiment qu’en le réinsérant dans le réseau complet des relations constitutives du systéme. Appréhender les élé des thémes wscopbles “d’étre int 2 ou a échelle densembles partiels, c’est mule de Saussure, « arbitra {12s corrdlatives”” >> que d ment ce que les autre (partiellement) indétermine e_recoit, sa déterr complete que de sa relation a l’ensemble des autres traits, eset dite en tan ie différence dans un systtme de différen- ces. Ainsi, par exemple, s ton armée de l’ethnologue “poit d’emblée dans un trait comme le carrefour, lien dange- - veux, fréquenté par les esprits, et souvent marqué de tas de pierres, comme les endroits ot le sang a été versé, le point ou se croisent, se mélent, s’accouplent deux directions oppo- sées, VEst, masculin, sec, et l’Ouest, féminin, humide, c’est évidemment qu'elle le rapproche implicitement de tous les lieux ou les actes de croisement, comme lendroit ou se, croisent les fils du tissage et le montage, dangereux, du métier a tisser, ou comme l’eau de trempe et la trempe du . fer, ou encore comme le labour et l’acte sexuel. Mais, en fait, la relation de ce trait avec la fécondité, ou, plus exactement, 11. F. de Saussure, Codrs de linguistique générale, 2¢ i § 3, Paris, Payot, 1960, p. 163. Bee BLES partie, ch. 4, 17

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