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La Douleur de Marguerite Duras

Conférence IUTL donnée par Nadine Soret


Le jeudi 15 janvier 2009

Introduction

Les Cahiers de la guerre constituent la partie la plus exceptionnelle des archives déposées en
1995 par Marguerite Duras à l’IMEC (Institut des Mémoires de l’Edition Contemporaine).
Écrits entre 1943 et 1949, ils ont longtemps été conservés dans les mythiques « armoires
bleues » de sa maison de Neauphle-le-Château ; leur publication donne aujourd’hui accès à un
document autobiographique unique, en même temps qu’à un témoignage précieux sur le
travail littéraire de l’écrivain à ses débuts. Le contenu de ces quatre cahiers excède amplement
le cadre de la guerre, en dépit de l’appellation inscrite par Marguerite Duras sur l’enveloppe
qui les contenait. On y trouve en effet des récits autobiographiques où elle évoque les
périodes les plus cruciales de sa vie, particulièrement sa jeunesse en Indochine ; des ébauches
de romans comme celle d’Un barrage contre le Pacifique ou du Marin de Gibraltar ou
encore ce récit qui nous intéresse aujourd’hui, à l’origine de La Douleur, laquelle sera publiée
pour la première fois en 1985. À mi-chemin entre l’œuvre assumée et le document d’archive,
ces Cahiers de la guerre donnent à voir tout à la fois l’enfance d’une œuvre et l’affirmation
d’un écrivain.

La Douleur a déjà été réimprimé par deux fois aux éditions POL sous le titre Cahiers
de la guerre et autres textes. Les éditions Folio ont également réédité récemment, en 2008, cet
ensemble contenu dans les deux Cahiers de la guerre retrouvés par l’auteure, « presque par
mégarde »,écrira-t-elle, au fond des fameuses « armoires bleues » de sa maison de Neauphle-
le-Château. Cahiers qui étaient, selon ses dires, enfouis au fond de sa mémoire à tel point
qu’elle ne se souvenait même plus les avoir écrits1. Le volumineux (et remarquablement
documenté) travail biographique commencé par Laure Adler2 avant la mort de Duras, fut
publié en 1998, après le décès de celle-ci. Je me suis beaucoup appuyée sur cet ouvrage pour
réaliser les recherches que je vous présente aujourd’hui et vous en recommande vivement la
lecture.

1
Cf préface de La Douleur.
2
Marguerite Duras, Laure Adler, Biographies NFT Gallimard, 1998
Pour quelles raisons Duras a-t-elle tant tardé avant de livrer ces textes au public ?
Quelle est la part autobiographique de ces Cahiers de la guerre et en particulier du récit
intitulé La Douleur ? Le témoignage livré dans cette oeuvre est-il crédible ? Pour répondre à
ces questions, nous allons aujourd’hui adopter une démarche de détective, et mener une
véritable enquête en soumettant le texte à l’épreuve de la réalité.

 Les Carnets de la guerre des « armoires bleues »

En réalité Marguerite Duras avait longuement hésité avant de publier tardivement ces
cahiers, en 1985, grâce au soutien précieux de celui qui fut son dernier compagnon, Yann
Andrea. Elle expliqua ainsi à Laure Adler, qu’elle avait retrouvé, au hasard d’une commande
d’un texte de jeunesse qui lui avait été passée par la revue féministe Sorcières quelques mois
auparavant, des carnets rédigés pendant et juste après la guerre, et dont elle avait oublié
l’existence. Etonnée, elle les avait ouverts, découverts, lus plutôt que relus, tant la volonté
d’oubli avait fait son travail. Elle avait été si émue par leur lecture qu’elle en avait pleuré.
Fallait-il pour autant les rendre publics ? Elle avait demandé conseil à son ami éditeur, Paul
Otchakovsky-Laurens, lequel lui conseilla de les publier, augmentés de textes
postérieurs.3 »En réalité ceci n’est pas tout à fait exact, l’auteur avait déjà relu ces cahiers
quelque temps auparavant, puisqu’elle écrivait déjà en 1980,4 soit cinq ans auparavant : « J’ai
envie que vous lisiez ce que je fais, de vous donner, à vous, des écrits frais, nouveaux, de frais
désespoir, ceux de ma vie de maintenant. Le reste, les choses qui traînent dans les armoires
bleues de ma chambre, de toute façon elles seront publiées un jour, soit après ma mort, soit
avant, si une fois, de nouveau, je manque d’argent. »

« Marguerite a raconté tant d’histoires, poursuit Laure Adler, que maintenant on ne la


croit plus. Et pourtant, les carnets existent… Aujourd’hui abîmés par le temps, écornés, ces
carnets à l’écriture serrée sont conservés à l’IMEC, contenus dans une enveloppe sur laquelle
Duras avait écrit : « 4 cahiers de la guerre réutilisés Day Outside 2 + 1 cahier titre théodora
roman non utilisé ».L’existence de ces carnets ruine les hypothèses de certains qui, lors de la
publication de La Douleur, en 1985, avaient crié à l’artifice face aux assertions de l’écrivaine,
affirmant qu’elle n’avait pas retouché le texte : « Je me suis trouvée un désordre phénoménal
de la pensée et du sentiment auquel je n’ai pas osé toucher et au regard de quoi la littérature
m’a fait honte ».,5 Nous savons toutefois qu’une seconde version en fut réécrite en 1975, soit
dix ans avant que la version définitive ne soit finalement proposée au public. Paul
Otchakovski-Laurens a confirmé que Duras s’était grandement souciée de corriger de
3
Cf La Vie matérielle, p. 131
4
Dans Les Yeux verts.
5
Cf préface de La Douleur
nouveau ce texte dans ses moindres détails. De fait, l’état des épreuves et du nombre de leurs
corrections en témoigne : ajouts, reprises, liaisons… « Toutefois, explique Laure Adler, Duras
ne voulait pas que l’on appelle La Douleur un « écrit » et ce texte, qu’elle considérait comme
l’une des choses les plus importantes de sa vie, connut une lente maturation. » Il est donc
certain aujoursd’hui que La Douleur n’est pas le journal de Duras transcrit tel quel, comme
elle a pu l’ affirmer dans sa préface. Déjà parce que ce « journal » a été écrit en décalé,
quelque mois après les faits qu’il décrit, et ensuite parce qu’il s’agit d’une recomposition
littéraire soignée qui se joue plus ou moins volontairement de la chronologie et de la
temporalité. Ce travail de réflexion auto-réflexive constitua en outre pour l’auteure une
redoutable mise à l’épreuve d’elle-même.

Le récit des événements relatés dans La Douleur débute grosso modo à la fin du mois
d’août 1943, soit quatre mois environ après la parution de son premier roman Les Impudents.
Or la lecture de ces cinq textes regroupés sous le titre de La Douleur, mise en perspective
avec ce que nous apprennent les recherches récentes effectuées autour de l’écrivaine, est
instructive, en ce qu’elle nous apporte aussi un nouvel éclairage sur la personnalité complexe
de celle qui fait désormais partie des grands auteurs classiques français. Si La Douleur laisse
transparaître cet amour composé tout à la fois d’amitié très forte et d’attirance intellectuelle
que Marguerite voua à son mari Robert Antelme, les recherches biographiques menées par
Laure Adler nous permettent désormais d’apporter un éclairage nouveau sur les rapports
beaucoup plus complexes qu’ont entretenus ces deux écrivains. C’est très certainement là que
réside une grande part des lenteurs et hésitations de Duras à tenter de réécrire ces récits.
L’écrivaine attendit en réalité quarante ans pour rédiger la version définitive de ce qui s’était
passé !

Car, dans ces écrits « autobiographiques » longuement relus et plusieurs fois réécrits,
Duras ne raconte pas tout. En effet, celle qui fut, au début des années 40, selon plusieurs
témoins de sa vie, une jeune femme séduisante mais à l’attitude souvent ambiguë,.n’évoque
que ce dont sa mémoire se souvient, et sélectionne soigneusement ce qu’elle souhaite
transmettre. Nous verrons que d’autres témoins ont donné leur propre version des faits, et que
ces versions ne correspondent pas forcément à celle finalement retenue. Exceptionnellement,
aujourd’hui, et ce n’est pas ma façon habituelle de procéder, la conférence que je vous
propose s’occupera essentiellement de vérifier les repères biographiques et historiques qui
jalonnent et éclairent le premier texte de La Douleur. Nous allons donc nous pencher sur cette
bonne dizaine d’années (de 1935 à 1946) qui englobe les faits narrés Aussi, avant tout
commentaire sur le texte, convient-il de rappeler quelques éléments biographiques importants.
Une réflexion sur les événements qui ont précédé l’écriture de La Douleur me semble tout à
fait indispensable pour comprendre les enjeux qui parcourent ce texte..

 Débuts de la vie parisienne


Marguerite Donnadieu a passé la plus grande partie de son enfance en Indochine, dans
des conditions parfois difficiles, dont j’aurais souhaité vous parler, mais que je manque
malheureusement de temps pour évoquer aujourd’hui.

Dès l’obtention du baccalauréat, elle prend le bateau pour la France. Destination : Paris !
Cette première année de liberté française est pour Marguerite l’année de toutes les
découvertes. Elle connaît de nombreuses aventures, mais éprouve aussi curieusement le
besoin de faire une pause : c’est ainsi qu’elle délaisse les cours pour s’inscrire pendant 6 mois
à l’Armée du Salut afin d’aider les plus pauvres. Elle retrouvera quelques années plus tard cet
engagement auprès des défavorisés se retrouvera au sein du Parti Communiste. Son grand
frère Pierre, qui habite également Paris, « continue à la vampiriser et tente de l’exploiter 6».

La période est animée : les mouvements estudiantins de droite et d’extrême droite,


influencés par les idées fascistes, s’opposent en plusieurs occasions aux mouvements de
gauche. Ainsi le comité de vigilance anti-fasciste organise-t-il, le 14 juillet 1935 un défilé
contre la montée du nazisme. Des milliers d’étudiants et de professeurs sont là. Cependant
Marguerite ne participe pas aux mouvements étudiants, même si ses idées sont clairement de
gauche.

Manifestation contre Gaston Jèze devant la faculté de Médecine à Paris, 1er février 1935.

L’affaire Jèze fait grand bruit au début de l’année 1936. Ce professeur de droit fiscal a osé
prendre clairement position auprès du Négus contre l’agression de Mussolini en Ethiopie.
Aussitôt, l’extrême droite s’empare de l’affaire pour l’empêcher de s’exprimer. Ses cours sont

6
Cf Laure Adler, op cit p. 116
chahutés et celui que certains étudiants calomnient en l’appelant « le juif Jèze » est traîné dans
la boue. François Miterrand se vante auprès de ses camarades de droite d’avoir participé aux
manifestations anti-jézistes. En revanche Marguerite ne prend toujours pas parti dans cette
affaire. Décidée cette fois à réussir ses études avant tout, elle privilégie son travail avant tout.
Ses engagements viendront plus tard.

Par le hasard d’un incendie dans son immeuble, Marguerite va faire une rencontre
décisive :

celle de Jean Lagrolet, qui devient quelque temps son amant, et l’initie à la littérature
anglaise. Grâce à lui, elle découvre Faulkner, de T.S. Elliott et de J. Conrad, auteurs
américains qui l’influenceront fortement par la suite ; elle se met aussi à lire Descartes et
Spinoza. Son ami Jean Lagrolet est un grand amateur de théâtre. C’est ainsi qu’il conseille à
son camarade de faculté François Miterrand d’aller voir les pièces de Giraudoux et d’Henry
Bernstein et emmène régulièrement Marguerite au théâtre, en particulier à la Comédie
Française. Elle voit avec lui débuter Jean-Louis Barrault, découvre les mises en scène
d’Antonin Artaud, de Jean-Louis Jouvet et de Charles Dullin et se passionne pour les
réalisations de Ludmilla et Georges Pitoêff. Lagrolet lui fait connaître quelques amis, dont
deux deviendront des proches de la jeune femme : Georges Bauchamp et Robert Antelme. Ce
dernier tout particulièrement.

 La rencontre avec Robert Antelme

Au cours de ses recherches, Laure Adler a interrogé plusieurs témoins qui ont bien connu
Robert Antelme. Tous les témoignages qu’elle a recueillis évoquent sa grâce, sa profondeur,
son immense générosité. « Une sorte de grand ours métaphysique, écrit-elle, un poète du
quotidien, un passeur de vie. Et puis ce sourire qu’il arborait en permanence, cette gentillesse
innée qui faisait qu’en sa présence femmes comme hommes se sentaient rassurés.[…] Cet
homme était un saint, disaient à l’unisson Claude Roy, Georges Beauchamp et Dionys
Mascolo. Un saint laïc doublé d’un intellectuel d’une rare profondeur. « C’est l’homme que
j’ai connu qui a le plus agi sur les gens qu’il a connus, l’homme le plus important quant à
moi et quant aux autres » lui expliquera Marguerite. « Je ne sais pas nommer cela. Il ne
parlait pas et il parlait. Il ne conseillait pas et rien ne pouvait se faire sans son avis. Il était
l’intelligence même et il avait horreur de parler intelligent. » Laure Adler a également
recueilli l’édifiant témoignage de Georges Beauchamp , qui lui a confié : C’est l’homme le
plus exceptionnel que j’aie rencontré. Et pourtant j’ai quatre- vingts ans et j’ai été l’ami de
François Mitterrand » ainsi que celui d’Edgar Morin : « Un être d’une grande bonté, d’une
immense bienveillance. En réalité, il était plus complexe. Il suscitait l’admiration. Il donnait
l’impression qu’il écoutait. »

Les sentiments entre Jean Lagrolet et Marguerite Donnadieu se distendent au fil des mois.
Les expériences de l’opium qu’elle a proposées à son amant l’entraînent vers des dérives qui
deviennent épuisantes pour eux deux. Jean est devenu un être torturé, dont les tourments
pèsent lourd sur la jeune femme. En revanche, son ami Robert est toujours disponible et
attentionné aux côtés de Jean. Moins beau sans doute, mais si gai… Marguerite aspire au
calme et à la sérénité dont elle a tant besoin. C’est ainsi qu’elle quitte Jean pour Robert. Celui-
ci, éprouvant la terrible impression de trahir son meilleur ami, est prêt au suicide.
Heureusement, Georges Beauchamp sauve la situation en emmenant Jean Lagrolet en voyage,
libérant ainsi la place aux deux amoureux.

A cette époque, Robert vit encore chez ses parents avec ses deux sœurs, Marie-Louise et
Alice. Son père, ancien sous-préfet, a été récemment démis de ses fonctions après avoir arrêté
le maire de Bayonne et le directeur du Crédit Municipal, compromis dans l’affaire Staviski7.
Sa mère, née Ricaserra, est issue de la haute bourgeoisie corse. « Les photographies de
l’époque, écrit Laure Adler, le montrent l’air facétieux, lèvres sensuelles, regard gourmand,
un bon vivant ». Robert fait du droit sans réelle conviction, plutôt pour faire plaisir à sa
famille, mais en réalité la littérature, le théâtre ou l’histoire de l’Antiquité l’intéressent
beaucoup plus. Catholique, il perdra la foi à Auschwitz. « Quand on me dira charité
chrétienne, je répondrai Auschwitz », murmurera-t-il à son ami Beauchamp venu le chercher
au camp.

Aux yeux des autres, et peut-être pour ne pas blesser Jean Lagrolet revenu de voyage,
Robert et Marguerite entretiennent plus des rapports de camaraderie intellectuelle que
d’amants. « Elle aime l’écouter, elle qui durant sa vie a si rarement écouté les autres », dit
encore Laure Adler. Elle l’admire, apprécie son sens du paradoxe. Après la mort de Robert,
elle dira qu’elle était son enfant et que, lui vivant, elle savait qu’il ne permettrait jamais qu’on
lui fasse du mal. Leurs relations traverseront bien des épreuves, mais rien ne parviendra à les
séparer. Qui plus est, leur vie commune dans l’appartement de la rue Saint-Benoît persistera
longtemps, alors que chacun vivait d’autres amours. En effet, dès le départ, tous deux ont en
commun une même sensibilité au monde et vouent une vraie passion à la littérature et au
théâtre. Avec leurs amis, ils refont le monde des nuits entières dans les cafés de Montparnasse
en envisageant les conséquences de l’hitlérisme, l’avenir du Front Populaire et la manière la
plus efficace d’aider les républicains espagnols. A plus d’un égard, leur couple peut faire
penser à celui de Sartre et Beauvoir. Un peu plus tard, ils s’engageront politiquement
7
L’affaire Staviski précipitera la chute du gouvernement Camille Beautemps et sera à l’origine des émeutes de
1934.
ensemble, au sein du Parti Communiste, partageant les mêmes valeurs humaines. Leur union
se transformera au fil du temps en une amitié très forte.

 Les étudiants et la montée du fascisme

Pendant ce temps, Robert Antelme continue à fréquenter Georges Beauchamp et Jean


Lagrolet. Tous trois, voyant leurs espoirs dans le Front Populaire s’effondrer, deviennent de
plus en plus pacifistes et observent avec ironie une France fatiguée qui ne tente rien pour
éviter son malheur. Un de leurs amis, fils de général, veut les emmener à une réunion de
Doriot8. François Mitterrand s’y trouve sans doute également. Mais Robert Antelme ne fera sa
connaissance que six ans plus tard, au moment de leur entrée dans la Résistance. Mitterrand
collabore alors au journal L’Echo de Paris qui défend Mussolini et le fascisme, après s’être
engagé comme volontaire au sein du mouvement des Croix-de-feu9 (dissous depuis les
émeutes de 1934). Il a aussi participé aux croisades anti-communiste et anti-Blum. Qu’ils
aient été réceptifs ou pas aux thèses de Doriot, aucun de ces jeunes gens toutefois n’adhèrera
au PPF.

Jacques Doriot

8
Doriot est l’un des premiers communistes français à avoir appelé au ralliement avec le SFIO afin de former une
véritable union de gauche contre le fascisme. Malheureusement cette prise de position lui vaudra d’être exclu du
Parti Communiste en 1934. Doriot devient alors isolé et ses idées se tournent vers le pacifisme. Il fonde le Parti
Populaire Français en juin 1936, au programme assez flou dont le but principal est de s’opposer au
communisme. Le PPF reçoit alors le soutien d’une partie de la droite française et devient l’un des partis
politiques les plus proches du fascisme, par les idées xénophobes, racistes et antisémites qu’il véhicule.
9
La question de l'appartenance des Croix-de-Feu aux ligues d'extrême-droite est épineuse. René Rémond , en
1982, qualifie même le cas de « pièce maîtresse de la controverse sur le fascisme en France ». En effet, si les
Croix-de-Feu sont une ligue nationaliste et paramilitaire, puisqu'ils en possèdent certains attributs secondaires
(sauf les armes et les uniformes) : stricte discipline, mouvement fortement centralisé, délibérations secrètes,
service d'ordre… l’organisation s’est distinguée radicalement des mouvements d'extrême-droite
antiparlementaristes en affichant plusieurs fois son légalisme et son indépendance. Les Croix-de-Feu étaient
évidemment visées par le décret du gouvernement même si l’association se voulait toutefois plus républicaine
que la plupart des ligues d'extrême-droite de l’époque. En effet, la capacité du mouvement à mobiliser des foules
nombreuses et organisées et le programme d'action sociale, très proche de celui du Front populaire, pouvaient
séduire de nombreux militants parmi la classe ouvrière. (voir article sur Wikipedia)
Jacques Benet, qui sera incorporé en 1938 avec Robert Antelme, est à l’époque un copain
catholique de François Mitterrand, lequel conseille à ses connaissances du moment de lire
Brasillach10

(Cf Laure Adler, op. cit. p. 126). « Tous ces jeunes gens, note Laure Adler, n’éprouvaient
pas le besoin d’une adhésion politique à un parti et ne croyaient pas à une idéologie
particulière. Ils avaient le sentiment qu’un changement était nécessaire, que le vieux monde
corrompu était incapable de faire face aux difficultés économiques. Rejetant le dogme du
communisme ou du fascisme, ils choisissent plutôt parmi un certain nombre de courants de
pensée ceux qui donnent priorité au développement spirituel de l’individu et qui proposent la
constitution de « communautés d’âmes ». Les influences de Maurras, Barrès, Proudhon, Sorel
se mélangent dans les têtes de ces jeunes bourgeois qui se veulent non-conformistes et
vaguement révolutionnaires. Rive gauche mais pas forcément à gauche. »

A cette époque, Claude Roy, qui deviendra assez vite l’un des amis préférés du couple
fréquente le cercle étudiant d’Action Française11.

10
Robert Brasillach assure une chronique littéraire dans le quotidien L’Action française et dans L’Etudiant
français durant la première moitié des années 30. Rédacteur en chef de l'hebdomadaire Je suis partout dans
lequel il laissa transparaître sa haine des Juifs, du Front Populaire, de la République et, à partir de l'Occupation,
son admiration du IIIe Reich En 1943, il cède sa place à Pierre-Antoine Cousteau (frère de Jacques-Yves
Cousteau, collaborateur plus militant, à la tête de l'hebdomadaire. Persuadé de la justesse de ses idées comme au
premier jour, Brasillach est paradoxalement évincé à cause de sa constance : fasciste convaincu, il réclame un
fascisme à la française, qui soit allié au nazisme sans être un simple calque. Il se constituera prisonnier en sept
1944 et sera fusillé en 1945.

11
Mouvement nationaliste et royaliste, dirigé par Charles Maurras.
Défilé de l’Action française, 1939

Claude Roy écrit sous le pseudonyme de « Claude Orland » dans le journal Je suis partout
(journal antisémite et pro-nazi) où Brasillach, doux amateur de poésie et admirateur de
Supervielle, l’a entraîné.12. Mobilisé en septembre 39, Roy sera fait prisonnier en Lorraine. Il
s’évadera en 40 et gagnera la zone non occupée où il collaborera à la presse et à la radio
vichystes avant de participer à la revue Combat (organe clandestin de la Résistance) fondée
par deux anciens d’Action Française. Puis il rejoindra un peu plus tard le petit groupe d’amis
qui gravitera autour du couple Antelme rue Saint-Benoît, dont il partagera souvent les
convictions politiques et idéologiques.

Mais durant ces années qui précèdent la guerre, Claude Roy et François Mitterrand
passent des nuits entières à parler littérature. « Notre seule passion d’alors, confiera
Mitterrand à Laure Adler13, était la recherche de la vérité »

C’est dans ce climat intellectuel à la fois trouble et exaltant, mais aussi en perpétuelle
recherche à travers de multiples avatars, qu’évolue le couple Duras-Antelme, où, comme le
remarque la première biographe de l’écrivaine, « la météorologie sentimentale est changeante
et les opinions politiques non définitives ». Tous ces jeunes gens vont être précipités bien
malgré eux dans des événements qui vont les contraindre à évoluer parfois radicalement.

12
13
Entretien daté de 1995.
En 1928, Marguerite obtient son diplôme de Sciences Politiques et trouve aussitôt un
travail de secrétaire au Ministère des Colonies, dès le début du mois de juin. Elle est affectée
au service intercolonial d’information et de documentation. Que Marguerite soit précisément
entrée dans ce Ministère n’est pas une simple coïncidence. Sans doute ce choix est-il lié aux
relations que la jeune femme a pu nouer là en s’occupant des affaires complexes de sa mère.

En effet Marie Donnadieu, ancienne institutrice et directrice d’école, a rencontré bien des
difficultés et s’est en particulier battue pour avoir le droit de continuer à travailler au-delà de
l’âge fatidique de la retraite. Dès le moment où Marguerite s’est installée à Paris, sa mère a
saisi cette opportunité pour faire transiter ses demandes par l’intermédiaire de sa fille. A cette
époque, Marguerite a déjà tenté en vain de plaider la cause maternelle auprès du Ministre
Mandel, et il semble assez probable que ce soit à cette occasion qu’elle l’ ait rencontré la
première fois.

 1938 : l’incorporation

Robert Antelme, lui, va être mobilisé dans l’armée deux mois plus tard, à la fin de l’été.
Contraint à endosser l’habit militaire pour rejoindre la garnison de Rouen, Robert Antelme
part sans aucune conviction. Il éprouve le sentiment d’un énorme gâchis intellectuel et
l’impression14 de renoncer à tout ce qui était en maturation à l’intérieur de lui-même. Il sait en
outre qu’il laisse une Marguerite charmeuse et séductrice à Paris. A l’époque, Marguerite est
déjà considérée par ses amis comme une fille émancipée et indépendante

Au 39 ème régiment d’infanterie de Rouen, Robert Antelme évoque avec Jean Benet, son
nouveau camarade d’incorporation, la mauvaise préparation du pays à la guerre et doute d’une
14
Cf lettre à France Brunel, in Laure Adler, op. cit. p. 128
quelconque victoire. Tous deux voient l’Europe à la l’agonie, la démocratie en berne et ne
sont guère optimistes. Antelme déplore parfois l’influence germanique de plus en plus
prégnante dans les mentalités et la culture, influence dont ne sont volontairement retenus que
les aspects les plus détestables : « On ne vous parle que de Wagner et de Lohengrin,
confondant la légende intérieure et l’épopée sanglante, l’harmonie et le nivellement. », écrit-il
encore dans une autre lettre, datée du 17 septembre 1938. Durant un mois, ils passent des
jours et des nuits à parler. Benet est violemment antihitlérien, et sans doute, fasciné par l’
intelligence et la sensibilité de son compagnon, Antelme change-t-il d’opinion sur la
nécessité de la guerre. Deux ans plus tard, c’est Jean Benet qui organisera la rencontre secrète
entre François Morland (nom de résistant de François Mitterrand) et Robert Leroy (alias
Robert Antelme).

Au même moment, Mitterrand est incorporé dans le même grade. Il établira plus tard de
cette expérience ce constat ironique : « Etre soldats, pour nous qui fûmes appelés en 1938,
c’était apprendre de quelle manière un citoyen honnête dans sa médiocrité pourrait
s’accoutumer dans le minimum de délai à la saleté, à la paresse, à la boisson, aux maisons
closes et au sommeil »

Accords de Munich, Chamberlain, Daladier, Hitler et Mussolini, 29 sept 1938

Cependant, à Munich, Chamberlain et Daladier acceptent les exigences d’Hitler au sujet


de la Tchécoslovaquie. Le bruit court que lorsque Daladier, à son retour d’Allemagne, voit la
foule l’attendre à l’aéroport, il s’attend à être conspué. Mais il est au contraire largement
applaudi. »Ah, les cons.. » aurait-il dit. Comme Robert Antelme, la plupart des Français n’ont
aucune envie de se battre. Si le souvenir de la dernière guerre est encore trop vivace, faire
des sacrifices au nom de la paix semble pour certains encore réaliste.

Dès qu’il obtient une permission, Robert rentre à Paris. Cependant il racontera à plusieurs
témoins interrogés par Laure Adler qu’arrivé quelquefois à l’improviste en pleine nuit, il lui
arriva à plusieurs reprises d’attendre des nuits entières le retour de Marguerite en dormant sur
le paillasson. Une amie du couple se souvient de la vie amoureuse « agitée » de Marguerite,
menée en parallèle avec de brillantes études.

 Le travail au Ministère des Colonies


Georges Mandel

Ancien ministre des PTT, Georges Mandel vient d’être nommé au Ministère des
Colonies et a de très ambitieux projets pour son nouveau Ministère. Il y bouscule les
habitudes, met de l’ordre dans les nominations, révoque les incompétents. Loin de se borner à
faire fonctionner efficacement son Ministère, Mandel se préoccupe surtout de préparer les
colonies à la guerre. Peut-être parce que le Ministère de la Défense lui a été refusé, le nouveau
ministre des colonies « transforme son petit ministère en celui de la défense des colonies »,
écrit Laure Adler. Traumatisé par la guerre de 14 et persuadé que le prochain conflit ne se
bornera plus aux frontières de l’Europe, il veut faire de l’ensemble des colonies une force
d’appoint militaire stratégique, prête à l’offensive en cas de combat. Pour cela, Mandel
s’entoure d’une équipe de fidèles collaborateurs, dont Philippe Roques et Pierre Lafue qui
deviendront rapidement des proches de Marguerite Donnadieu. Philippe Roques sera chargé
des relations avec la presse et Pierre Lafue commis à la préparation des discours ministériels.

Philippe Roques

Le choix de Melle Donnadieu dans l’équipe rapprochée de Mandel n’est pas dû


au hasard. Dès le mois de septembre 38, la jeune femme avait commencé à gravir les échelons
de l’administration, s’investissant avec ardeur et passion dans les dossiers qui lui étaient
confiés (comité de la propagande de la banane, puis du thé…). Elle a en effet eu l’occasion de
se faire remarquer pour son esprit de synthèse, sa capacité de travail, sa facilité à rédiger, et sa
connaissance du passé de l’Indochine. « A partir du 1er mars 39, rapporte Laure Adler, sa
tâche au service intercolonial d’information est très précise : elle doit concevoir la rédaction
d’un ouvrage sur les vertus et les grandeurs de l’Empire colonial en collaboration avec son
supérieur hiérarchique Philippe Roques, et avec l’aide de Pierre Lafue, historien de formation,
qui publiera l’année suivante chez Gallimard un roman intitulé La Plongée. Elle se lance
donc dans la commande qui lui est faite, soumettant ses pages à Philippe Roques qui les
corrige et les réécrit. Cette écriture à quatre mains aboutira à la rédaction de L’Empire
français, ouvrage de propagande visant à promouvoir ce que les auteurs appellent un
« humanisme colonial » afin de préparer l’engagement des troupes coloniales dans le conflit
armé qui s’annonce.

L’ouvrage suscitera bien des controverses. En effet il abonde en clichés faisant appel à
une hiérarchie entre les êtres humains, où l’on retrouve l’ « Annamite », même si « l’on ne
peut pas mêler cette race jaune à notre race blanche » en haut de l’échelle des habitants des
colonies, et « le négrille » d’Afrique, tout en bas. Certains passages nous paraissent
aujourd’hui grotesques : « Le négrille s’enfonce dans la forêt à mesure que l’Européen y
pénètre pour laisser la place à des races indigènes plus vigoureuses. » et la vision du monde
qu’il propose repose sur une conception raciste de l’humanité : « Le nègre de la steppe est
plus courageux, plus hardi ». Pour les auteurs, « la race noire est en enfance » tandis que la
race blanche est celle des conquérants. De plus, « il est du devoir des races supérieures de
civiliser les races inférieures ». L’accès à l’indépendance des pays colonisés, que certains
intellectuels d’extrême gauche commencent à envisager, inconcevable à l’époque pour la
grande majorité des Français, n’est pas considérée comme souhaitable pour les auteurs du
livre. Durant sa vie, Marguerite Duras « oubliera » également cet ouvrage, l’omettant
délibérément de toutes ses bibliographies. 15

Avant même la parution de L’Empire français, Mandel poursuit son objectif de


militarisation des colonies, explique Laure Adler, et « obtient de Daladier le droit de siéger au
Conseil supérieur de la Défense nationale. « Nous, les colonies, nous allons dès à présent
mener une guerre subversive à partir de nos frontières contre le Boche et les fascistes »
explique-t-il inlassablement à la classe politique qui le trouve un peu égocentrique, excessif et
pessimiste. Sur le terrain stratégique et militaire, Mandel fut en tous cas d’une grande
efficacité. En juin 1939, il annonce qu’il est en mesure de parer à toute éventualité et qu’il
dispose de 600 000 hommes prêts à combattre sur tous les terrains. Mais il comprend vite que
son action doit être rapidement relayée par une campagne d’information. C’est ainsi qu’il
prend pour attachée de presse Marguerite Donnadieu.

La jeune femme devient donc le soldat zélé de cette propagande militaire-coloniale et


fourbit ses premières armes d’écrivain en défendant haut et fort la grandeur de la politique
coloniale… »

15
Cf Laure Adler, p. 139
 Un mariage pour conjurer le mauvais sort

Affiche de mobilisation générale, 1er septembre 1939

Pendant ce temps, Robert Antelme est toujours cantonné à Rouen et commence à trouver
le temps long. Quelques jours après l’annonce de la mobilisation générale, il reçoit un
télégramme : « Veux t’épouser. Reviens à Paris. Stop. Marguerite. » Son compagnon Jacques
Benet se souvient de la joie suscitée par cette nouvelle. Aussitôt obtenue sa permission de
trois jours, Robert prend le premier train pour Paris, et le 23 septembre 1939 à 11h15, le
mariage est célébré dans l’intimité à la mairie du XVème arrondissement, sans amis (Georges
Beauchamp et Jean Lagrolet, incorporés eux aussi, n’ont même pas été prévenus). Deux
témoins de circonstance sont présents pour cette formalité administrative : un journaliste
anglais, amant du moment de Marguerite16, et une inconnue dont aucun des amis du couple
n’a jamais entendu parler.

Quelles sont les raisons de ce mariage ? Le sombre climat lié à la déclaration de guerre est
certainement à l’origine de ce lien juridique. Se serait-il agi seulement de faire obtenir à
Robert une permission de 3 jours ? Hypothèse peu vraisemblable. Peut-être alors était-ce là un
moyen de régulariser ce lien fort de camaraderie qui unissait les deux jeunes gens depuis
plusieurs années ? Mais après tout, il est possible aussi que cette union n’ait pas eu le même
sens pour chacun : mariage d’amour pour Robert, mariage « blanc » pour Marguerite ?

Bientôt reparti pour rejoindre son poste, Robert Antelme devient de plus en plus lucide sur
les événements qu’il pressent. Ses propos ne sont désormais plus ceux d’un pacifiste, mais
prennent le ton du constat d’un soldat qui se prépare à se battre : « Les combats qui vont se
livrer, écrit-il à une amie, « reprennent dans leur principe cette lutte que vous avez menée et
moi aussi peut-être contre ce qui relève de la barbarie des hommes. Mettons que ce soit une
relève que nous devons opérer, relève de forces épuisées contre l’ère de la bêtise et du
néant. »17

16
Robert Antelme le confiera trente ans plus tard à sa seconde épouse, Monique (Cf Laure Adler, p. 133-134)
17
Lettre à France Brunel, octobre 1939.
Sartre, lui aussi est devenu très lucide : « On s’est habitué à l’idée que le sang est fait
pour couler. Ca n’est plus le sacrilège du début. »

Raymond Queneau, qui éditera plus tard les romans de Duras et deviendra un ami du
couple, connaît la même expérience. Il note ainsi dans son journal la terreur de ses camarades
de chambrée : « Les types la nuit appellent maman, maman. Des hommes de 40 ans traités
comme des bleus, agissant comme des gosses. »

Quant à François Mitterrand, ce dernier semble avoir mûri certaines décisions : « Ce qui
m’ennuierait c’est de mourir pour les valeurs auxquelles je ne crois pas. Alors je m’arrange
avec moi-même. »

 L’engrenage infernal de l’Histoire


Plaque commémorative à la mémoire de Georges Mandel18

Le 18 mai 1940, Mandel est nommé au ministère de l’Intérieur. C’est donc tout
naturellement qu’il emmène avec lui son collaborateur et ami Philippe Roques, dont il fait un
membre éminent de son cabinet. Cependant Marguerite décide de rester administrativement
aux Colonies (sans doute pour mieux défendre le cas échéant la cause maternelle) mais
fréquente toujours assidûment ses amis Roques et Lafue. Elle poursuit également en sous-
main son travail avec eux.

Le 6 juin 1940, les Allemands rompent le front de la Seine. Le 10, ils traversent la Seine.
Dans les jours qui suivent, le Conseil des ministres décide de transférer les pouvoirs publics
hors de Paris et c’est le début de l’exode. Sept millions de femmes, d’hommes et d’enfants
partent sur les routes pour gagner le Sud de la France. Mandel, qui a encore le titre de ministre
de l’intérieur mais plus le pouvoir, est le dernier à quitter Paris. Dans la nuit du 10 au 11 juin,
accompagné d’une équipe réduite, il part pour Tours et transforme la préfecture d’Indre-et-
Loire en ministère de l’Intérieur. A ses côtés, se trouvent Philippe Roques, Pierre Lafue et…
Marguerite Donnadieu. Un témoin19 la voit arriver le 12 juin au château de Cangey, résidence
officiellement attribuée au président de la République Albert Lebrun. Marguerite, toute
fraîche et pomponnée, sort d’une superbe auto de la préfecture en compagnie de Roques et de
Lafue.

Le 12 juin se déroule un premier Conseil des ministres à l’issue duquel le général


Weygand prononce le mot d’armistice. Mais Mandel refuse la capitulation : il veut « se
battre, se battre jusqu’à la mort ».

Le 13 juin, Mandel reçoit Churchill à la préfecture de Tours. Un nouveau conseil se tient,


à 18 heures, au cours duquel l’idée d’armistice gagne encore du terrain. Toutefois, à vingt
heures, Mandel envoie un télégramme à tous les préfets en leur demandant de tenir bon. Au
cours de la nuit, il a une longue conversation avec le sous-secrétaire d’Etat à la guerre, le
général de Gaulle, sur la nécessité de poursuivre le combat.

« Marguerite, remarque Laure Adler, participe indirectement à ces journées tragiques où


le destin de la France bascule mais, curieusement, elle n’évoquera jamais, ni dans ses
entretiens ni dans ses romans, le climat délétère dans lequel évoluait la république
agonisante. Le 14 juin, Mandel quitte Tours pour Bordeaux. Leurs destins se séparent.
Marguerite ne le reverra plus. Elle a décidé de suivre Pierre Lafue en exode chez une cousine
à Brive. » Elle y restera tout l’été, après s’être trouvée un poste de rédactrice à la préfecture,
en tant que fonctionnaire détachée du ministère des Colonies. Certains de ses amis disent
qu’elle file alors le parfait amour avec Lafue.20

Le 17 juin, le maréchal Pétain appelle la population à collaborer pour former un


gouvernement franco-allemand à Vichy.

18
Refusant la capitulation, Mandel sera immédiatement arrêté, incarcéré puis déporté. Renvoyé en France come
otage, il sera fusillé le 7 juillet 1944.
19
Cf témoignage de France Brunel, in biographie de Laure Adler, p. 140
20
Cf Laure Adler, p. 141
Dès le lendemain, depuis Londres, le général De Gaulle lance sur les ondes son appel à la
Résistance contre l’occupant.

 Au 5 de la rue Saint-Benoît

Lorsque Georges Beauchamp retrouve son ami Robert Antelme à la fin de l’automne
1940, celui-ci vient de s’installer en location rue Saint-Benoît, au cœur de Saint-Germain-des-
Prés, dans un immeuble « petit-bourgeois » assez spacieux et pas trop cher avec Marguerite.
Grâce à des appuis familiaux, Robert Antelme est entré depuis le mois de septembre comme
rédacteur auxiliaire à la préfecture de police de Paris. Certains lui reprocheront d’avoir
collaboré avant d’entrer dans la Résistance. Mais le recul permet de considérer aujourd’hui
que ce poste lui a permis à la fois de nouer de précieuses relations et de commencer à se
livrer, comme d’autres, à des activités de résistance « de l’intérieur », en particulier avec sa
voisine de bureau Jacqueline Lafleur21. Robert va aider aussi son ami Georges Beauchamp au
ramassage des parachutistes anglais et canadiens.

C’est alors le début de l’époque héroïque de la rue Saint-Benoît : Jean, Robert et


Marguerite passent des nuits entières à discuter de la situation et des moyens à employer pour
21
Jacqueline Lafleur obtiendra à la Libération la médaille de la Résistance et le mérite franco-britannique pour
avoir fait s’évader par avion des hommes recherchés par la préfecture, entre août 1940 et août 1944.
lutter contre l’occupant. Chez eux, on boit, on refait le monde. Des amis passent à
l’improviste. Lafue par exemple, qui vient souvent. Mais d’autres aussi. Le 5 de la rue Saint-
Benoît devient un lieu d’échange et de rencontre. L’appartement du couple sera, pendant toute
la durée de la guerre, une cache et une possibilité d’hébergement pour les résistants. Après la
guerre, le lieu sera fréquenté par bon nombre d’intellectuels français partageant le même
esprit communautaire (plus d’hommes que de femmes, certainement…). Marguerite y aura sa
chambre, qu’elle partagera également parfois. Enfin, le 5 de la rue Saint-Benoît sera le
territoire d’écriture de Duras jusqu’à sa mort, ainsi que le titre de l’un de ses romans.

En février 1941, Jean Benet récemment évadé cherche à se loger. Robert et Marguerite
l’hébergent spontanément. Pour Jean, le couple vit à cette époque « comme il imaginait que
vivaient tous les couples mariés». Jean Benet a évoqué devant Laure Adler ses souvenirs de
Marguerite Antelme à cette époque : « Pour moi c’était une jolie fille très chaleureuse avec
un parfum exotique évident. Elle m’avait longuement raconté l’histoire de sa famille en
Dordogne et parlait beaucoup de sa mère qui vivait en Indochine. »

Assez curieusement, l’appartement du couple Antelme se trouve juste au-dessous de


Ramon et Betty Fernandez. Or il se trouve Ramon Fernandez est depuis 1927 membre du
comité de lecture chez Gallimard. Ramon Fernandez est un ami de Jacques Rivière et de
Marcel Proust, mais il collabore également à la NRF désormais dirigée par Drieu la Rochelle
et est membre du bureau politique du PPF de Doriot. On peut croiser chez eux Gerhardt
Heller, officier de la Propagandastaffel et délégué à la censure, Céline, notoirement antisémite
(dont le roman Les beaux Draps sera 43 fois réédité), mais aussi

Jouhandeau ou Drieu la Rochelle. En dépit des engagements clairement affichés des


Fernandez, une véritable amitié va se nouer entre les deux couples. « Je n’ai jamais rencontré
de gens qui aient davantage de charme que ces deux-là, les Fernandez, dira Marguerite. Un
charme essentiel. Ils étaient l’intelligence et la bonté. »Laure Adler rapporte qu’entre les deux
étages de la rue Saint-Benoît il n’y a ni réprobation ni crainte, au contraire. Ramon Fernandez
fascine Marguerite qui monte pour l’écouter des heures parler de littérature : de Molière,
Gide, Balzac, Proust…Elle témoignera de cette séduction exercée par les propos de Ramon
Fernandez dans L’Amant22. Cependant les Fernandez ne sont jamais invités chez les Antelme.

Avec Betty, qu’elle adore, elle va parler au café, peut-être de ce désir d’enfant qui la
taraude ? Peut-être aussi évoque-t-elle ses projets de publication et ses déboires ? Le
manuscrit qu’elle a envoyé chez Gallimard fin février 41, après l’avoir fait lire à Pierre Lafue
et à Robert Antelme, n’a suscité aucune réaction de la part de l’éditeur. Ce n’est qu’après

22
« On ne parlait pas de politique. On parlait de littérature. Ramon Fernandez parlait de Balzac. On l’aurait
écouté jusqu’à la fin des nuits. » in L’Amant.
maintes démarches dont l’intervention appuyée de Pierre Lafue auprès de Gaston Gallimard
que Raymond Queneau, directeur de la publication, accepte de recevoir la jeune écrivaine, en
avril. Queneau, bien qu’il se montre encourageant, refuse pourtant d’éditer ce premier jet.
Peut-être évoque-t-elle aussi le départ imminent de Robert de la préfecture de police de Paris,
puisque Robert s’apprête à assumer de nouvelles responsabilités au cabinet de la Production
industrielle en tant qu’attaché au service de documentation et d’information sous les ordres du
ministre Pierre Pucheu ?

Pierre Pucheu, dans son bureau du ministère de la Production Industrielle

A la fin de l’automne 41, Marguerite apprend avec joie qu’elle est enceinte. Elle a
vraiment désiré cet enfant et a fini par en persuader Robert. Cependant sa grossesse est
difficile. Elle observe et subit les transformations de son corps et de son caractère avec une
certaine angoisse. Ces difficultés rejaillissent dans la vie du couple et Marguerite pressent
intuitivement que Robert est en train de s’éloigner d’elle. Le fait est que, bien qu’il aime
encore Marguerite, Robert aime aussi Anne-Marie… La naissance de l’enfant est un
cauchemar : le bébé meurt et ce drame traumatisera longtemps la jeune femme23qui couchera
quelques mois plus tard dans son journal la souffrance de ne pas avoir pu serrer son enfant
mort dans les bras.

Après cette épreuve, les relations entre Marguerite et Robert ne seront plus jamais comme
avant. « Même s’ils se sont rapprochés moralement l’un de l’autre, quelque chose s’est cassé
entre eux physiquement, » remarque leur ami Georges Beauchamp. C’est sans doute juste
avant ou peu de temps après l’accouchement que le couple Antelme demande à Jacques Benet
de trouver un autre hébergement.

En décembre 1941, au cours d’un grand meeting du PPF (parti violemment antisémite),
Jacques Doriot prononce un discours auquel assistent sans doute, entre autres, ses
amis Ramon Fernandez, Drieu la Rochelle et Céline.

23
Dans Détruire, dit-elle, le personnage d’Elisabeth est inspiré de ce douloureux épisode.
32 ans plus tard, la naissance de son fils Jean, surnommé Outa, sera pour elle le moment d’exorciser ces atroces
souvenirs, à l’occasion d’un texte publié dans la revue féministe Sorcières.
Meeting du PPF, décembre 1941

 L’histoire individuelle dans l’ Histoire collective

A partir de ce moment, il est assez difficile de faire la part des choses, car les
témoignages, parfois contradictoires, ne simplifient pas la tâche des biographes. Si l’histoire
individuelle de Marguerite et Robert Antelme s’inscrit dans la grande Histoire, comme celle
de tant d’autres » héros » de la Résistance, connus ou méconnus, le travail de reconstitution
historique se complique ici du fait du milieu intellectuel privilégié dans lequel le couple
évolue. Qui plus est, la complexité s’accroît ici singulièrement en raison des liens personnels
tissés entre ces personnages historiques, qui entrave parfois la recherche de la vérité. Certains
mythes concernant les « héros » de la Résistance, construits après la guerre demeurent bien
ancrés encore aujourd’hui dans les mentalités et sont parfois fort éloignés de la réalité. Les
textes des Cahiers de la guerre, et en particulier celui appelé La Douleur s’inscrivent en plein
dans cette problématique.

Il semble vraisemblable qu’après avoir démissionné du Ministère des colonies, Marguerite


Antelme ait pu trouver assez facilement un nouveau travail, à partir du mois de juillet 42, au
Comité d’Organisation du Livre, grâce à Ramon Fernandez. Sous le contrôle des nazis,
Marguerite Antelme y est chargée de remettre (ou non) le papier aux éditeurs. Elle dirigera le
service des notes de lecture et, bien qu’elle s’en dédise va jouer un rôle non négligeable à ce
moment-là dans l’édition française. En s’entourant d’un comité de lecteurs composé d’une
quarantaine de personnes, Mme Antelme doit décider du sort des livres qui seront ou non
publiés et établit des listes d’ouvrages qu’elle soumet à la Propaganda, qui peut à son tour
émettre un avis sur ce choix.

Avis de la Propaganda Abteilung interdisant la publication des publications non-


conformes.
C’est ainsi que des auteurs comme Blum, Freud, Malraux, Nizan, Aragon ou Koëstler
seront rapidement interdits. Les ouvrages de ces écrivains seront détruits. S’agit-il de
collaboration de la part de Marguerite Antelme ? Le débat est ouvert. Laure Adler remarque
avec justesse que « pour ceux et celles qui ont vécu ces années dans ce milieu, si travailler
dans cette commission signifie avoir collaboré, alors les Français ont tous collaboré ! [et]
continuer à vendre quitte à s’arranger avec les Allemands fut le credo de l’écrasante majorité
des éditeurs » qui signèrent avec l’occupation une convention de censure. Il n’empêche que
Gerhardt Heller, qui fréquente comme Marguerite les thés du dimanche après-midi chez les
Fernandez, demande par note écrite que « la réglementation de la répartition du papier ne
puisse être discutée que pour les maisons qui soutiennent à 100 % les intérêts allemands. »
Marguerite ne peut ignorer le degré de collaboration de cet organisme avec la Propaganda.
Comment, dans ces conditions, expliquer qu’elle ait accepté de rester à ce poste ?

D’une part, comme un grand nombre de personnes, Marguerite est avant tout soucieuse de
défendre ses propres intérêts. Elle est prête à tout pour se rapprocher du monde de l’édition et
publier un jour ses écrits. Ce poste la met en relation avec des auteurs comme elle en
recherche de publication. Claude Roy sera ainsi appelé à la rencontrer afin de pouvoir éditer
ses poèmes chez Julliard. D’autre part, elle jouit dans le cadre de ses fonctions à la
Commission du papier d’une considération certaine, due tant à sa prestance qu’à ses facilités
d’expression.

Cependant certains collaborateurs zélés jugent la Commission trop intellectuelle, trop


lente et trop peu empressée. Des plaintes parviennent aux autorités nazies. Un certain
Baudinière se plaint publiquement du manque de zèle de la commission et accuse « le clan »
de « gaullisme dissimulé ». Ces gens, dit-il aux Allemands, étaient tous avant-guerre connus
pour « leurs relations avec les milieux juifs, maçonniques ou extrémistes ». En dépit de ces
protestations, un livre de Paul Valéry et un autre de Léon-Paul Fargue sont refusés, sous
prétexte de pénurie de papier. L’émoi des éditeurs est grand et ils vont se plaindre auprès des
autorités nazies. Les Allemands, jouant au chat et à la souris, feignent de ne pas être
responsables de, mais continuent à surveiller de très près les activités de la commission en
assistant à chaque réunion.

De même, de façon tout à fait ambiguë, les fameuses « listes Otto » sont établies sous un
titre favorable à l’occupant,

Liste Otto, page de garde, février 1941

tandis que leur contenu classe ouvrages et auteurs de manière frondeuse, en fonction de
leur appartenance associative ou politique :
Liste Otto, contenu, 1942

Comité de vigilance des intellectuels anti-fascistes, comité mondial contre la guerre et le


fascisme, comité mondial des femmes contre la guerre et le fascisme, etc… Dans quelle
mesure Marguerite Antelme a-t-elle contribué ou non à l’établissement de ces listes ? La
question est ouverte et nécessite d’être posée aujourd’hui. Il me semble que le recul est
désormais suffisant pour y répondre sereinement. Il est en tous cas certain que tous les
ouvrage publiés à cette époque ne peuvent l’être qu’en ayant reçu l’agrément de la
commission dont Marguerite Antelme est responsable. imprimé en cette année 42.

Lorsque Dyonis Mascolo, vient, au mois de novembre 42, défendre la cause des éditions
Gallimard où il travaille depuis peu, Mme Antelme lui propose tout de suite de l’engager
comme lecteur au sein de sa commission.

Dionys Mascolo

Elle le trouve « beau comme un dieu » selon ses propres mots. A l’époque, le jeune
homme vit chez sa mère qui va chercher la soupe populaire dans des pots à lait pour nourrir la
famille. Après un an de philo sans être allé jusqu’à l’examen, il a connu le chômage et est
entré chez Gallimard comme coursier grâce à Michel Gallimard, « un copain de collège ». Il
accepte bien sûr tout de suite la proposition qui lui est faite. Marguerite déploie tous ses
charmes pour entreprendre la conquête de Dionys et tous deux deviennent amants.

 L’engagement dans la Résistance

Marguerite et Dionys discutent beaucoup de littérature. Convertie récemment à Balzac par


l’intermédiaire de Ramon Fernandez, elle dévore ses romans. Lui est passionné par Stendhal.
Elle pense déjà à son deuxième roman alors que le premier n’est toujours pas publié. Ils vont
beaucoup au cinéma, où ils protestent bruyamment lorsque le Maréchal apparaît lors des
actualités. Il lui présente sa mère.

A la fin de l’année 42, les membres du Conseil national des écrivains se réunissent chez
Gallimard dans le bureau de Paulhan. S’y trouvent Aragon, que Marguerite a contribué à faire
éditer, Mauriac, Sartre, Guéhenno, Eluard, Camus, Raymond Queneau, voisin de bureau et
ami indéfectible de Dionys Mascolo. Quant à Philippe Roques, l’ex co-auteur de L’Empire
français, il a choisi depuis longtemps de s’engager dans la Résistance et mourra quelques
semaines plus tard, en février 43, arrêté par les Allemands. Jean Lagrolet, lui, après avoir été
fait prisonnier en Allemagne, a réussi à s’évader. Revenu à Paris, il est hébergé par Georges
Beauchamp, qui vient toujours en aide aux aviateurs britanniques.

Au milieu de la tourmente, Marguerite évoque avec Dionys sa famille, de son enfance en


Indochine, ne lui cachant rien de sa vie conjugale libre ni de l’estime qu’elle éprouve pour
son mari ni de ses amants. Tous deux ont le désir que leur nouvelle relation perdure.
Eprouvant pour la première fois l’aspect adultérin d’une liaison extra-conjgale, Marguerite
attendra six mois avant de présenter Dionys à Robert.

Entre Dionys et Robert, c’est tout de suite « le coup de foudre », selon les mots de
Dionys Mascolo, qui tombe immédiatement sous le charme et une relation amicale d’une
intensité peu commune voit le jour entre les deux hommes. Dionys devient lui aussi un
habitué des thés du dimanche chez Betty et Ramon Fernandez, jusqu’au jour où son ami et
collègue Queneau lui conseille de prendre ses distances.

Depuis des mois Marguerite passe tout son temps libre à relire et corriger les pages de
son manuscrit, qu’elle ne désespère pas de faire éditer. Elle fait lire ses pages à Robert, qui les
trouve formidables, et ensuite à Dionys, qui se montre toujours beaucoup plus critique. Le 21
avril 43, le premier roman titré Les Impudents est enfin publié chez Plon sous le nom de
Marguerite Duras. Pourquoi Duras ? Marguerite a choisi pour pseudonyme le pays de son
père, près de Pardaillan, dans le Lot-et-Garonne, où elle va passer deux étés inoubliables en
compagnie de Dionys. Duras reniera longtemps ce premier roman, le considérant comme une
œuvre de jeunesse maladroite. Elle dira plus tard ne l’avoir écrit que pour se délivrer de son
adolescence. Dionys lui aussi se met à écrire en prenant le pseudonyme de Gratien.

Pendant ce temps, dès janvier 43, François Mitterrand a démissionné, avec d’autres
amis cadres, de ses fonctions au Commissariat général des prisonniers de la zone sud à Vichy.
François Mitterrand recevant la francisque du maréchal Pétain

Aussitôt après sa démission, François Mitterrand rejoint rapidement Paris et, dans les
trois mois qui suivent, ébauche avec des camarades l’organisation d’un mouvement de
résistance, en jouant de son ancienne appartenance au gouvernement de Vichy. Il rencontre
clandestinement Jacques Benet plusieurs fois dans des cafés parisiens après l’évasion de
Jacques. Tous deux s’apprécient beaucoup. Le 7 février 43, ils apprennent la mort au combat
de Philippe Roques, le jour de ses 33 ans. Après une mission de recrutement à Lyon, à la
demande de Mitterrand, Benet revient à Paris au mois de juin. Tout naturellement, il retourne
chez son ami Robert Antelme. Là, Marguerite lui parle de son enfant mort. « Elle était
inconsolable. Pour la première fois, elle m’a parlé de la littérature comme d’une consolation.
Avant je n’avais pas véritablement compris qu’elle voulait devenir écrivain. » relate Benet.

Ils discutent politique des nuits entières. Marguerite et Robert lui font part de leur
volonté de « s’engager à 100 % ». C’est ainsi par l’intermédiaire de Benet que Marguerite
entre dans la Résistance, et avec elle son mari et son amant. Dès lors, en sus de son travail à la
Commission du Papier, Marguerite commence à jouer un rôle actif contre l’occupant, parfois
comme facteur, mais aussi comme agent de liaison ou agent recruteur. Le mouvement qui en
est à ses débuts n’a pas encore de nom. C’est sans doute à ce moment que Marguerite met fin
à ses relations avec les époux Fernandez.

Robert Antelme continue par ailleurs à voir son copain de lycée Georges Beauchamp.
Or celui-ci a des ennuis dans le cadre des actions qu’il mène pour aider les aviateurs anglais.
Antelme parle de Mitterrand à Beauchamp. Un rendez-vous est organisé dans un café. Bien
qu’ayant fait les mêmes études de droit dans la même faculté au même moment, tous deux ne
s’étaient jamais rencontrés. Les deux réseaux fusionnent. Les deux hommes ne se quitteront
plus.
 La rencontre entre Duras et Mitterrand

Afin de brouiller les pistes et éviter de se faire repérer, François Mitterrand change
souvent d’endroit. Jouant sur deux tableaux à la fois, il entretient des relations aussi bien avec
l’entourage du Maréchal qu’avec l’ensemble des branches de la Résistance. Il parvient ainsi à
s’entourer peu à peu d’un réseau très structuré dont il est le seul à connaître toutes les cartes.
Peu à peu, il s’est imposé comme patron au sein de la communauté des prisonniers de guerre.
Le 10 juillet 43, Mitterrand accomplit publiquement son premier acte de Résistance : il
perturbe la séance de la journée nationale du Mouvement des prisonniers en criant son dégoût
aux autorités d’occupation. Interpellé par des policiers, il quitte la séance en compagnie de
quelques camarades devant des policiers indécis. Londres apprécie visiblement la provocation
et Maurice Schumann le félicite sur la BBC.

Quelques jours plus tard, au milieu du mois d’août 43, Mitterrand rencontre Marguerite
Duras en compagnie de Dionys Mascolo.

Contrairement à la légende maintes fois mythifiée, y compris par les principaux intéressés
eux-mêmes, cette première rencontre n’a pas lieu au retour d’Angleterre de Mitterrand, qui
n’est pas encore imprégné de l’odeur des fameuses cigarettes anglaises. Le retour
d’Angleterre aura lieu seulement l’année suivante. Pour quelle mystérieuse raison Duras et
Mitterrand ont-ils tenu tous deux à changer la date de cette rencontre ? La question reste
entière aujourd’hui. Toujours est-il qu’à partir de cette période, Marguerite démissionne du
Comité du livre et commence à militer activement, transmettant des lettres, acceptant de
cacher des documents ou des personnes rue Saint-Benoît. Elle ne refuse jamais une mission,
affirment plusieurs témoins..

Un jour, Benet demande au couple Antelme de loger Mitterrand quelque temps. Les
Antelme acceptent spontanément ; leur appartement est devenu une vraie communauté
fraternelle. Benet et Mitterrand dormiront plusieurs nuits dans le même lit, au N° 5 de la rue
Saint-Benoît.

A la fin du mois d’août, le couple demandera à Benet et Mitterrand d’aller dormir rue
Dupin, chez la mère de Robert Antelme. Aucune explication ne sera donnée sur ce
changement. A partir de ce moment, de nombreux rendez-vous secrets seront organisés rue
Dupin. Cependant Marguerite ne participera jamais à ces réunions de la rue Dupin.
Robert, lui, travaille encore au cabinet de Pucheu et profite de ses fonctions pour faire
disparaître des listes des personnes recherchées, en particulier de nombreux communistes. Il
s’engage de plus en plus et devient un agent recruteur redoutablement efficace au sein des
administrations. Par ailleurs, il entretient toujours une relation suivie avec Anne-Marie, qui
vient rue Saint-Benoît mais n’y dort jamais.

Dionys Mascolo, lui non plus, ne dort jamais rue Saint-Benoît bien qu’il y vienne souvent.
Transmettant des renseignements militaires ou des armes, il prend d’énormes risques,
n’hésitant pas à commettre des cambriolages pour pouvoir imprimer des tracts. Dionys
participe activement à la revue Combat.

D’un point de vue sentimental, Dionys hésite à cette époque entre une amourette avec une
jeune fille douce et attirante, et cet amour passionnel, brûlant, envahissant, mais si exaltant
que lui propose Marguerite, qui est intensément éprise de lui (elle lui écrit tous les jours des
lettres déchirantes). L’amitié fraternelle qu’il a construite avec Robert Antelme ne facilite pas
la prise de décision.

 Les circonstances de l’arrestation

Rue Dupin, Mitterrand propose à ses camarades la création d’un journal clandestin :
L’Homme libre. Trois numéros seulement verront le jour, mais qu’importe… Après avoir
échappé de justesse à une arrestation, en nov 43, François Morland fait comprendre à ses amis
qu’il se prépare à partir pour Londres. Il rejoindra finalement Alger, au début du mois de
décembre, afin de demander à De Galle de lui confier la direction du réseau « Charrette ». De
Gaulle refuse.
Pendant ce temps, à Paris, on discute des nuits entières rue Dupin, tandis que Marguerite
écrit, rue Saint-Benoît.

Elle revoit Pierre Lafue qui l’encourage à écrire, puis Desnos et Queneau, qui la
soutiennent également dans ce sens. Entre-temps, Dionys a enfin tranché : il a choisi
Marguerite.

A la fin du mois de février 44, Mitterrand revenu d’Alger via Londres, reprend contact
avec Benet et Antelme. Sous le pseudonyme de Morland, il loge de nouveau rue Dupin où il
apprécie particulièrement Marie-Louise, la sœur de Robert, dont il est question à plusieurs
reprises dans le texte de La Douleur. La chaude amitié qui règne rue Dupin soude tous ces
compagnons qui luttent pour la même cause. Mitterrand choisit de prendre officiellement la
tête du MNPGD (Mouvement National des Prisonniers de Guerre et Déportés), légalement
reconnu. Pour brouiller les pistes, il se déplace beaucoup, annule ses rendez-vous au dernier
moment pour en redonner d’autres, change souvent de nom et de domicile.

En avril 44, des pressions semblent s’exercer autour du noyau de la rue Dupin. S’agit-il de
délation ? De trahison ? Toujours est-il que des renseignements précis sont donnés sur les
caches et les lieux de rendez-vous si bien que le 1er juin 44, Bertin est le premier à tomber. Ses
camarades assistent impuissants à son arrestation. Laure Adler a raconté les détails de cette
journée noire, qui entraînera la déportation de Marie-Louise Antelme et de Paul Philippe. Par
instinct, François Morland parviendra à éviter le piège tendu et à sauver Beauchamp et
Marguerite. Il n’en sera pas de même pour Robert Antelme, qui sera incarcéré à Fresnes avant
son transfert à Compiègne le 17 ou 18 août, où l’un des derniers convois l’enverra à
Buchenwald. Robert Antelme reviendra miraculeusement et écrira L’Espèce humaine.

Cet ouvrage méconnu est, pour ceux qui l’ont lu, l’un des témoignages les plus forts sur la
déportation, au même titre que Si c’est un homme de Primo Lévi, dont il évite cependant le
pessimisme.

Le récit de La Douleur débute précisément dans les jours qui suivent l’arrestation de
Robert Antelme.(R. dans le texte). Celle qui est plus que jamais sa femme tente
désespérément de savoir où est enfermé son mari. Elle fait le guet dans les gares pour tenter
de l’apercevoir dans un convoi, puis attend désespérément de ses nouvelles. Le texte évoque
l’attente interminable dans l’angoisse, l’absence de nouvelle, l’obsession de la mort
inéluctable. « Le récit, a écrit Thierry Beinstingel, est particulièrement précis sur l’arrivée
massive des déportés et des prisonniers de guerre au fur et à mesure que les Alliés libéraient
les camps dans les derniers soubresauts d’une Allemagne maintenant en flammes. On y
trouve les procédures mises en place, les acteurs institutionnels à rigidité chrétienne et
militaire, à fausse compassion, et parallèlement la chasse intrépide aux collaborateurs qui
devait donner bonne conscience à ceux qui n’en avaient pas tellement. ». Marguerite
s’ausculte dans son journal, jour après jour, constatant l’avancée de l’insomnie, de l’anorexie,
de la dépression, en dépit de la présence affectueuse de Dionys (D. dans le texte). Puis ce sont
les prémices de l’espoir infime, données par François Mitterrand (Morland dans le texte),
avant le lent, miraculeux et insoutenable retour à la vie de Robert, évoqué en des termes si
crus et avec des détails si intimes que la parution d’un article proposant des extraits de ce
journal dans la revue Sorcières provoqua, dit-on, la séparation de leur couple, qui avait jusque
là résisté à tous les aléas.

Bien qu’étant le premier récit du recueil, il est indissociable des récits qui le suivent, en
particulier Monsieur X dit ici Pierre Rabiet, Albert des Capitales, Ter le milicien et Aurélia
Paris, qui le prolongent et l’éclairent et sur lesquels il y aurait encore tant à dire. Je vous
recommande plus que chaudement la lecture de ces nouvelles.

 Conclusion

Si nous pouvons considérer, avec beaucoup de précaution, le premier récit de La Douleur


comme un réel témoignage historique, il convient cependant de les approcher en tenant
compte a contrario de tout ce qu’ils ne disent pas. D’une façon générale, l’écriture de Duras a
toujours été intrinsèquement liée à sa vie. Elle en est même, dans nombre de ses romans, l’un
des éléments constitutifs et structurants. Mais dans quatre des cinq récits regroupés sous le
titre de La Douleur, la dimension autobiographique crève les yeux. Aussi, bien qu’elle
détestât « que l’on aille fouiller dans [sa] vie, » la mise en perspective de ces textes avec la
vie de Duras apparaît ici incontournable. Elle nous permet d’élucider de nombreux mystères,
à commencer par le nom des personnages ou les relations qui existent entre eux.

En y regardant de près, il semblerait que la triple (ou quadruple ?) réécriture de La


Douleur se soit effectuée en quelque sorte « en creux »/ Le récit s’avère au final lourdement
chargé justement de ce qu’il ne dit pas. Une lecture attentive y révèle de nombreux silences,
trop nombreux pour être seulement des omissions. Si vous avez déjà lu le texte, vous avez pu
constater je pense que ces oublis cachent en réalité un certain nombre de choses troublantes,
longtemps tenues secrètes. Si vous le découvrez au moment su spectacle, j’ose espérer que les
quelques clés que je vous ai livrées aujourd’hui vous permettront d’en comprendre plus
précisément les enjeux. En dépit de ces silences nombreux que certains ont pu qualifier de
« zones d’ombre », nous avons la chance aujourd’hui de pouvoir apprécier ce magnifique et
poignant extrait des Cahiers de la guerre. La transparence et la fluidité si caractéristiques de
l’écriture durassienne ne sont pas les moindres qualités de ce court récit. Patrice Chéreau et
Dominique Blanc ne s’y sont pas trompés, en choisissant de porter à la scène ce moment
d’une extraordinaire intensité, qui fouille dans les profondeurs les plus intimes de l’être,
atteignant, au-delà d’un intérêt biographique et historique indéniables, une dimension
universelle.

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