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1
E.T.A. HOFFMANN
1821
LA FEMME VAMPIRE
Tous les travaux furent dirigés par le comte lui-même initié aux
connaissances nécessaires et qui se consacra exclusivement, et de
corps et d’âme, à sa vaste entreprise, si bien qu’une année entière
s’écoula sans qu’il eût songé une seule fois à paraître dans la
20 capitale, suivant le conseil de son vieil oncle, pour y éblouir par un
train splendide les nobles demoiselles à marier, afin que la plus
belle, la plus sage et la plus aimable lui échût en partage pour
épouse.
4
12 Un accident affreux, qui arriva le matin même du jour fixé pour
5 la noce, vint traverser tout à coup les vœux du comte. On avait
trouve la baronne gisant inanimée la face contre terre, dans le parc,
près du cimetière, d’où on l’avait transportée au château, au
moment même où le comte , à peine levé et dans l’ardente ivresse
de son bonheur, jetait un regard radieux par la fenêtre de sa
chambre.
13
0 Il crut d’abord que la baronne n’avait qu’une attaque de son mal
ordinaire ; mais tous les moyens employés pour la rappeler à la vie
restèrent sans succès; elle était morte! — Surprise par ce coup
imprévu, et secrètement désespérée , Aurélia s’abandonna moins à
l’explosion d’une douleur violente qu’à une consternation muette et
13 sans larmes. Le comte, inquiet des suites de cet événement , n’osa
5 toutefois rappeler à sa bien-aimée qu’en tremblant , et avec
précaution, que sa position d’orpheline, d’enfant délaissée, lui faisait
un devoir d’abjurer certaines bienséances, pour n’en pas violer une
plus rigoureuse, c’est-à-dire qu’il fallait, malgré la mort de sa mère,
rapprocher, autant que possible, le moment de leur union. Mais
alors Aurélia se jeta dans les bras du comte, et pendant qu’un
14 torrent de larmes ruisselait de ses yeux, elle s’écria d’une voix
0 émue : « Oui, oui, au nom de tous les saints ! au nom de ma félicité,
oui ! »
13
Théophile GAUTIER
1831
LA CAFETIÈRE
Onze étoiles,
Me faisaient la révérence,
La Vision de Joseph
II
15
70 Je ne savais que penser de ce que je voyais ; mais ce qui me
restait à voir était encore bien plus extraordinaire.
Un des portraits, le plus ancien de tous, celui d’un gros joufflu
à barbe grise, ressemblant, à s’y méprendre, à l’idée que je me suis
faite du vieux sir John Falstaff, sortit, en grimaçant, la tête de son
75 cadre, et, après de grands efforts, ayant fait passer ses épaules et
son ventre rebondi entre les ais étroits de la bordure, sauta
lourdement par terre.
Il n’eut pas plutôt pris haleine, qu’il tira de la poche de son
pourpoint une clef d’une petitesse remarquable ; il souffla dedans
80 pour s’assurer si la forure était bien nette, et il l’appliqua à tous les
cadres les uns après les autres.
Et tous les cadres s’élargirent de façon à laisser passer
aisément les figures qu’ils renfermaient.
Petits abbés poupins, douairières sèches et jaunes, magistrats
85 à l’air grave ensevelis dans de grandes robes noires, petits-maîtres
en bas de soie, en culotte de prunelle, la pointe de l’épée en haut,
tous ces personnages présentaient un spectacle si bizarre, que,
malgré ma frayeur, je ne pus m’empêcher de rire.
Ces dignes personnages s’assirent ; la cafetière sauta
90 légèrement sur la table. Ils prirent le café dans des tasses du Japon
blanches et bleues, qui accoururent spontanément de dessus un
secrétaire, chacune d’elles munie d’un morceau de sucre et d’une
petite cuiller d’argent.
Quand le café fut pris, tasses, cafetières et cuillers disparurent
95 à la fois, et la conversation commença, certes la plus curieuse que
j’aie jamais ouïe, car aucun de ces étranges causeurs ne regardait
l’autre en parlant : ils avaient tous les yeux fixés sur la pendule.
Je ne pouvais moi-même en détourner mes regards et
m’empêcher de suivre l’aiguille, qui marchait vers minuit à pas
10 imperceptibles.
0 Enfin, minuit sonna ; une voix, dont le timbre était exactement
celui de la pendule, se fit entendre et dit :
- Voici l’heure, il faut danser.
Toute l’assemblée se leva. Les fauteuils se reculèrent de leur
propre mouvement ; alors, chaque cavalier prit la main d’une dame,
10 et la même voix dit :
5 - Allons, messieurs de l’orchestre, commencez !
J’ai oublié de dire que le sujet de la tapisserie était un
concerto italien d’un côté, et de l’autre une chasse au cerf où
plusieurs valets donnaient du cor, des piqueurs et les musiciens, qui,
jusque-là, n’avaient fait aucun geste, inclinèrent la tête en signe
11 d’adhésion.
0 Le maestro leva sa baguette, et une harmonie vive et dansante
s’élança des deux bouts de la salle.
On dansa d’abord le menuet.
Mais les notes rapides de la partition exécutée par les
musiciens s’accordaient mal avec ces graves révérences : aussi
11 chaque couple de danseurs, au bout de quelques minutes se mit à
5 pirouetter comme une toupie d’Allemagne. Les robes de soie des
16
femmes, froissées dans ce tourbillon dansant, rendaient des sons
d’une nature particulière ; on aurait dit le bruit d’ailes d’un vol de
pigeons. Le vent qui s’engouffrait par-dessous les gonflait
prodigieusement de sorte qu’elles avaient l’air de cloches en branle.
12 L’archet des virtuoses passait si rapidement sur les cordes,
0 qu’il en jaillissait des étincelles électriques. Les doigts des flûteurs
se haussaient et se baissaient comme s’ils eussent été de vif-argent ;
les joues des piqueurs étaient enflées comme des ballons, et tout
cela formait un déluge de notes et de trilles si pressés et de gammes
ascendantes et descendantes si entortillées, si inconcevables, que
12 les démons eux-mêmes n’auraient pu deux minutes suivre une
5 pareille mesure.
Aussi, c’était pitié de voir tous les efforts de ces danseurs pour
rattraper la cadence. Ils sautaient, cabriolaient, faisaient des ronds
de jambe, des jetés battus et des entrechats de trois pieds de haut,
tant que la sueur, leur coulant du front sur les yeux, leur emportait
13 les mouches et le fard. Mais ils avaient beau faire, l’orchestre les
0 devançait toujours de trois ou quatre notes.
La pendule sonna une heure ; ils s’arrêtèrent. Je vis quelque
chose qui m’avait échappé : une femme qui ne dansait pas.
Elle était assise dans une bergère au coin de la cheminée, et
ne paraissait pas le moins du monde prendre part à ce qui se passait
13 autour d’elle.
5 Jamais, même en rêve, rien d’aussi parfait ne s’était présenté
à mes yeux ; une peau d’une blancheur éblouissante, des cheveux
d’un blond cendré, de longs cils et des prunelles bleues, si claires et
si transparentes, que je voyais son âme à travers aussi distinctement
qu’un caillou au fond d’un ruisseau.
14 Et je sentis que, si jamais il m’arrivait d’aimer quelqu’un, ce
0 serait elle. Je me précipitai hors du lit, d’où jusque-là je n’avais pu
bouger, et je me dirigeai vers elle, conduit par quelque chose qui
agissait en moi sans que je pusse m’en rendre compte ; et je me
trouvai à ses genoux, une de ses mains dans les miennes, causant
avec elle comme si je l’eusse connue depuis vingt ans.
14 Mais, par un prodige bien étrange, tout en lui parlant, je
5 marquais d’une oscillation de tête la musique qui n’avait pas cessé
de jouer ; et, quoique je fusse au comble du bonheur d’entretenir
une aussi belle personne, les pieds me brûlaient de danser avec elle.
Cependant je n’osais lui en faire la proposition.
Il paraît qu’elle comprit ce que je voulais, car, levant vers le
15 cadran de l’horloge la main que je ne tenais pas :
0 - Quand l’aiguille sera là, nous verrons, mon cher Théodore.
Je ne sais comment cela se fit, je ne fus nullement surpris de
m’entendre ainsi appelé par mon nom, et nous continuâmes à
causer. Enfin, l’heure indiquée sonna, la voix au timbre d’argent
vibra encore dans la chambre et dit :
15 - Angéla, vous pouvez danser avec monsieur, si cela vous fait
5 plaisir, mais vous savez ce qui en résultera.
- N’importe, répondit Angéla d’un ton boudeur.
Et elle passa son bras d’ivoire autour de mon cou.
17
- Prestissimo ! cria la voix.
Et nous commençâmes à valser. Le sein de la jeune fille
touchait ma poitrine, sa joue veloutée effleurait la mienne, et son
haleine suave flottait sur ma bouche.
Jamais de la vie je n’avais éprouvé une pareille émotion ; mes
16 nerfs tressaillaient comme des ressorts d’acier, mon sang coulait
0 dans mes artères en torrent de lave, et j’entendais battre mon cœur
comme une montre accrochée à mes oreilles.
Pourtant cet état n’avait rien de pénible. J’étais inondé d’une
joie ineffable et j’aurais toujours voulu demeurer ainsi, et, chose
remarquable, quoique l’orchestre eût triplé de vitesse, nous n’avions
16 besoin de faire aucun effort pour le suivre.
5 Les assistants, émerveillés de notre agilité, criaient bravo, et
frappaient de toutes leurs forces dans leurs mains, qui ne rendaient
aucun son. Angéla, qui jusqu’alors avait valsé avec une énergie et
une justesse surprenantes, parut tout à coup se fatiguer ; elle pesait
sur mon épaule comme si les jambes lui eussent manqué ; ses petits
17 pieds, qui, une minute auparavant, effleuraient le plancher, ne s’en
0 détachaient que lentement, comme s’ils eussent été chargés d’une
masse de plomb.
- Angéla, vous êtes lasse, lui dis-je, reposons-nous.
- Je le veux bien, répondit-elle en s’essuyant le front avec son
mouchoir. Mais, pendant que nous valsions, ils se sont tous
assis ; il n’y a plus qu’un fauteuil, et nous sommes deux.
- Qu’est-ce que cela fait, mon bel ange ? Je vous prendrai sur
17 mes genoux.
5
III
20 IV
0
Lorsque je repris connaissance, j’étais dans mon lit ; Arrigo
Cohic et Pedrino Borgnioli se tenaient debout à mon chevet.
Aussitôt que j’eus ouvert les yeux, Arrigo s’écria :
- Ah ! ce n’est pas dommage ! voilà bientôt une heure que je te
20 frotte les tempes d’eau de Cologne.
5 - Que diable as-tu fait cette nuit ? Ce matin, voyant que tu ne
descendais pas, je suis entré dans ta chambre, et je t’ai trouvé tout
du long étendu par terre, en habit à la française, serrant dans tes
bras un morceau de porcelaine brisée, comme si c’eût été une jeune
et jolie fille.
21 - Pardieu ! c’est l’habit de noce de mon grand-père, dit l’autre en
0 soulevant une des basques de soie fond rose à ramages verts. Voilà
les boutons de strass et de filigrane qu’il nous vantait tant.
- Théodore l’aura trouvé dans quelque coin et l’aura mis pour
s’amuser. Mais à propos de quoi t’es-tu trouvé mal ? ajouta
Borgnioli. Cela est bon pour une petite-maîtresse qui a des épaules
blanches ; on la délace, on lui ôte ses colliers, son écharpe, et c’est
une belle occasion de faire des minauderies.
- Ce n’est qu’une faiblesse qui m’a pris ; je suis sujet à cela,
répondis-je sèchement.
Je me levai, je me dépouillai de mon ridicule accoutrement.
Et puis l’on déjeuna.
Mes trois camarades mangèrent beaucoup et burent encore
plus ; moi, je ne mangeais presque pas, le souvenir de ce qui s’était
passé me causait d’étranges distractions.
Le déjeuner fini, comme il pleuvait à verse, il n’y eut pas
moyen de sortir ; chacun s’occupa comme il put. Borgnioli
tambourina des marches guerrières sur les vitres ; Arrigo et l’hôte
firent une partie de dames ; moi, je tirai de mon album un carré de
vélin, et je me mis à dessiner.
Les linéaments presque imperceptibles tracés par mon crayon,
sans que j’y eusse songé le moins du monde, se trouvèrent
représenter avec la plus merveilleuse exactitude la cafetière qui
avait joué un rôle si important dans les scènes de la nuit.
- C’est étonnant comme cette tête ressemble à ma sœur Angéla,
dit l’hôte, qui, ayant terminé sa partie, me regardait travailler
par-dessus mon épaule.
En effet, ce qui m’avait semblé tout à l’heure une cafetière
était bien réellement le profil doux et mélancolique d’Angéla.
- De par tous les saints du paradis ! est-elle morte ou vivante ?
m’écriai-je d’un ton de voix tremblante comme si ma vie eût
dépendu de sa réponse.
- Elle est morte, il y a deux ans, d’une fluxion de poitrine à la
19
suite d’un bal.
- Hélas ! répondis-je douloureusement.
Et, retenant une larme qui était près de tomber, je replaçai le
papier dans l’album.
Je venais de comprendre qu’il n’y avait plus pour moi de
bonheur sur la terre !
La Vénus d’Ille
Prosper Mérimée
1837
ΛΟΥΚΙΑΝΟΥ ΦΙΛΟΨΕΥΔΗΣ
Petrus BOREL
40
1843
Gottfried Wolfgang
40 II
III
46
EDGAR ALLAN POE
1843
LE CHAT NOIR
55
Alphonse DAUDET
1860
(Version première)
56
surprit à ce point que le bonhomme effrayé me lâcha et que je m'en
allai tomber lourdement sur le carreau, la tête la première. On me
10 crut mort sur le coup, et vous pensez les cris qu'on poussa ; le crâne
d'un nouveau-né est quelque chose de si débile, le tissu en est si
frêle, la pelure si délicate ; une aile de papillon glissant là-dessus
peut causer les plus grands ravages ! Ô surprise ! la ténuité de mon
crâne se ressentit à peine de cette terrible secousse, et ma tête, en
15 touchant le sol, rendit un son métallique et connu de tous qui fit
dresser vingt oreilles à la fois. On m'entoure, on me relève, on me
palpe, et grande fut la stupeur, quand le docteur déclara que j'avais
le sommet de la tête et la cervelle en or, à preuve un fragment qui
s'en était détaché dans ma chute, et qu'on reconnut être un morceau
20 d'or très pur et très fin.
- Singulier enfant ! dit monsieur le docteur en hochant la tête.
- Destiné à de grandes choses ! fit judicieusement observer
mon oncle.
Avant de se séparer, on se promit le plus grand secret sur
25 l'aventure : ce fut là la première pensée de ma mère, qui craignait
que ma valeur une fois connue ne vînt à tenter la cupidité de
méchantes gens. J'étais, du reste, un enfant comme tous les autres,
mangeant ou plutôt buvant bien, avec cela très précoce et porteur
d'allures drôlettes à dérider le front le plus sévère. Crainte
30 d'accident, ma mère voulut me nourrir elle-même ! Je grandis donc
dans notre vieille maison de la rue des Tanneurs, ne mettant
presque jamais le nez dehors, toujours caressé, choyé, surveillé,
talonné, n'osant faire un pas à moi seul de peur d'abîmer ma
précieuse personne, et regardant tristement à travers les vitres mes
petits voisins jouer aux osselets dans la rue et cabrioler à leur aise
dans les ruisseaux. Comme vous pensez, on se garda bien de
m'envoyer à l'école, mon père fit venir à grands frais des maîtres à
35 la maison, et j'acquis en même temps une instruction présentable.
J'avouerai même que j'étais doué d'une intelligence qui surprenait
les gens, et dont mes parents et moi avions seuls le secret. Qui n'eut
été intelligent avec une cervelle riche comme la mienne ? Un jour ne
se passait pas sans que chez nous on ne bénît le ciel d'avoir fait un
40 miracle en ma faveur et d'avoir honoré d'un enfant prodige l'humble
demeure du greffier.
Ah ! faveur maudite, exécrable présent ! ne pouviez-vous donc
tomber sur la maison d'en face !
45 II
III
IV
12
5 La femme que je choisis était, certes, faite pour charmer ; elle
avait des yeux, de l'esprit et du cœur, un nom qui me plaisait, de
fines attaches et de l'économie ; nous entrâmes en ménage et je me
crus heureux pour toujours. Hélas ! du jour de mon mariage
datèrent seulement mes vraies souffrances, et c'est là que je devais
13 engloutir le beau lingot d'or qui me restait encore dans le crâne.
0 Ma femme, avec des goûts modestes, était pourtant
aiguillonnée par le désir immodéré de la toilette; le soir, à la
musique, je l'entendais maintes fois soupirer et regarder
douloureusement, en passant à côté des dames de la ville, toutes
somptueusement habillées. Je voyais clair dans ses soupirs, et, bien
qu'elle n'osât me les avouer, je sentais les regrets que faisait naître
en elle cet étalage de luxe. Peu à peu je crus m'apercevoir que la
froideur se glissait dans la maison : plus d'effusion de cœur, plus
d'épanchements, plus de longues et douces causeries. Je compris
13 qu'on commençait à m'accuser de beaucoup d'égoïsme.
5 - « Pourquoi, se disait-on, me laisser dans un pareil dénuement et
59
puisqu'il a le moyen de me rendre heureuse pourquoi ne pas s'en
servir ? Que fera-t-il de ses richesses, s'il ne les dépense pour moi. »
Je lisais toutes ces choses et bien d'autres encore dans l'azur d'une
paire d'yeux trop beaux pour mentir et tandis que j'observais de
14 mon côté, l'amour s'en allait de l'autre. Il fallait prendre un parti ;
0 j'aimai mieux laisser faire mon cœur. Ma femme eut des diamants,
ma femme me rendit ses plus doux sourires : mais non ! vous ne
saurez jamais de quel prix je payai tout cela... Comment faire
autrement, puisque je n'avais pas de fortune ? Pouvais-je entrer en
boutique, mesurer du drap à l'aune, fabriquer des cornets de
14 papier ? Quelque chose de divin que je sentais en moi me défendait
5 obstinément des métiers pareils. Il me fallait de l'argent ; ma
cervelle valait de l'argent, et ma foi, je dépensai ma cervelle. -
Dépense de tous les jours, torture de toutes les heures, pour les
besoins de la vie, pour les joies de la vanité, ce soir pour un bal,
demain pour le dîner, hier pour une robe, aujourd'hui pour du pain ;
15 le trésor y passait tout entier. Parfois, aux heures de solitude et des
0 regards intérieurs, il me prenait de soudaines rages, je saisissais ma
tête à deux mains, comme pour arrêter les flots d'or qui s'en
échappaient ; je criais: « Ne t'en va pas ! ne t'en va pas ! » Un
instant après, je m'acharnais à me meurtrir le crâne pour en
extraire le divin minerai. Sur ces entrefaites, un bonheur imprévu
15 vint apporter quelque soulagement à mon affreuse position, poser
5 un baume sur mes plaies toujours saignantes. Un enfant nous
naquit, un bijou de petit garçon, vraie miniature de la mère. Mon
premier soin fut de m'assurer qu'il n'aurait pas la cervelle de son
père, et quand je vis qu'il n'avait pas hérité de cette infirmité royale,
j'eus de la joie pour quelque temps.
16
0
V
ALPHONSE DAUDET
1873
WOOD’ STOWN
61
de l'immense forêt vierge enracinée là depuis la naissance du
monde. Alors abritée tout autour par des collines boisées, la ville
5 descendrait jusqu'aux quais d'un port magnifique, établi dans
l'embouchure de la Rivière-Rouge, à quatre milles seulement de la
mer.
Peu à peu les arbres confondirent leurs cimes, et, sous le ciel bleu
plein de soleil, l'énorme masse de feuillage s'étendit des bords du
fleuve à l'horizon lointain. Plus trace de ville, ni de toits, ni de murs.
De temps en temps un bruit sourd d'écroulement, dernier écho de la
ruine, ou le coup de hache d'un bûcheron enragé, retentissait sous
la profondeur du feuillage. Puis plus rien que le silence vibrant,
bruissant, bourdonnant, des nuées de papillons blancs tournoyant
sur la rivière déserte, et là-bas, vers la haute mer, un navire qui
s'enfuyait, trois grands arbres verts dressés au milieu de ses voiles,
emportant les derniers émigrés de ce qui fut Wood'stown...
64
GUY DE MAUPASSANT
1875
LA MAIN D'ÉCORCHÉ
GUY DE MAUPASSANT
1883
APPARITION
Guy de MAUPASSANT
1890
75
Qui sait ?
1 Mon Dieu ! Mon Dieu ! Je vais donc écrire enfin ce qui m'est arrivé ! Mais le
pourrai-je ? l'oserai-je ? cela est si bizarre, si inexplicable, si incompréhensible, si fou !
Si je n'étais sûr de ce que j'ai vu, sûr qu'il n'y a eu, dans mes raisonnements, aucune
défaillance, aucune erreur dans mes constatations, pas de lacune dans la suite inflexible
5 de mes observations, je me croirais un simple halluciné, le jouet d'une étrange vision.
Après tout, qui sait ?
Je suis aujourd'hui dans une maison de santé ; mais j'y suis entré volontairement, par
prudence, par peur ! Un seul être connaît mon histoire. Le médecin d'ici. Je vais
l'écrire. Je ne sais trop pourquoi ? Pour m'en débarrasser, car je la sens en moi comme
10 un intolérable cauchemar.
La voici :
J'ai toujours été un solitaire, un rêveur, une sorte de philosophe isolé, bienveillant,
content de peu, sans aigreur contre les hommes et sans rancune contre le ciel. J'ai vécu
seul, sans cesse, par suite d'une sorte de gêne qu'insinue en moi la présence des autres.
15 Comment expliquer cela ? Je ne le pourrais. Je ne refuse pas de voir le monde, de
causer, de dîner avec des amis, mais lorsque je les sens depuis longtemps près de moi,
même les plus familiers, ils me lassent, me fatiguent, m'énervent, et j'éprouve une envie
grandissante, harcelante, de les voir partir ou de m'en aller, d'être seul.
Cette envie est plus qu'un besoin, c'est une nécessité irrésistible. Et si la présence des
20 gens avec qui je me trouve continuait, si je devais, non pas écouter, mais entendre
longtemps encore leurs conversations, il m'arriverait, sans aucun doute, un accident.
Lequel ? Ah! qui sait ? Peut-être une simple syncope ? oui ! Probablement !
J'aime tant être seul que je ne puis même supporter le voisinage d'autres êtres
dormant sous mon toit ; je ne puis habiter Paris parce que j'y agonise indéfiniment. Je
25 meurs moralement, et suis aussi supplicié dans mon corps et dans mes nerfs par cette
immense foule qui grouille, qui vit autour de moi, même quand elle dort. Ah! le
sommeil des autres m'est plus pénible encore que leur parole. Et je ne peux jamais me
reposer, quand je sais, quand je sens, derrière un mur, des existences interrompues par
ces régulières éclipses de la raison.
30 Pourquoi suis-je ainsi ? Qui sait ? La cause en est peut-être fort simple : je me
fatigue très vite de tout ce qui ne se passe pas en moi. Et il y a beaucoup de gens dans
mon cas.
Nous sommes deux races sur la terre. Ceux qui ont besoin des autres, que les autres
distraient, occupent, reposent, et que la solitude harasse, épuise, anéantit, comme
l'ascension d'un terrible glacier ou la traversée du désert, et ceux que les autres, au
35
contraire, lassent, ennuient, gênent, courbaturent, tandis que l'isolement les calme, les
baigne de repos dans l'indépendance et la fantaisie de leur pensée.
En somme, il y a là un normal phénomène psychique. Les uns sont doués pour vivre
en dehors, les autres pour vivre en dedans. Moi, j'ai l'attention extérieure courte et vite
épuisée, et, dès qu'elle arrive à ses limites, j'en éprouve dans tout mon corps et dans
40 toute mon intelligence un intolérable malaise.
Il en est résulté que je m'attache, que je m'étais attaché beaucoup aux objets inanimés
qui prennent, pour moi, une importance d'êtres, et que ma maison est devenue, était
devenue, un monde où je vivais d'une vie solitaire et active, au milieu de choses, de
meubles, de bibelots familiers, sympathiques à mes yeux comme des visages. Je l'en
45 avais emplie peu à peu, je l'en avais parée, et je me sentais, dedans, content, satisfait,
76
bien heureux comme entre les bras d'une femme aimable dont la caresse accoutumée
est devenue un calme et doux besoin.
J'avais fait construire cette maison dans un beau jardin qui l'isolait des routes, et à la
porte d'une ville où je pouvais trouver, à l'occasion, les ressources de société dont je
50 sentais, par moments, le désir. Tous mes domestiques couchaient dans un bâtiment
éloigné, au fond du potager, qu'entourait un grand mur. L'enveloppement obscur des
nuits, dans le silence de ma demeure perdue, cachée, noyée sous les feuilles des grands
arbres, m'était si reposant et si bon, que j'hésitais chaque soir, pendant plusieurs heures,
à me mettre au lit pour le savourer plus longtemps.
55 Ce jour-là, on avait joué Sigurd au théâtre de la ville. C'était la première fois que
j'entendais ce beau drame musical et féerique, et j'y avais pris un vif plaisir.
Je revenais à pied, d'un pas allègre, la tête pleine de phrases sonores, et le regard
hanté par de jolies visions. Il faisait noir, noir, mais noir au point que je distinguais à
peine la grande route, et que je faillis, plusieurs fois, culbuter dans le fossé. De l'octroi
60 chez moi, il y a un kilomètre environ, peut-être un peu plus, soit vingt minutes de
marche lente. Il était une heure du matin, une heure ou une heure et demie ; le ciel
s'éclaircit un peu devant moi et le croissant parut, le triste croissant du dernier quartier
de la lune. Le croissant du premier quartier, celui qui se lève à quatre ou cinq heures du
soir, est clair, gai, frotté d'argent, mais celui qui se lève après minuit est rougeâtre,
65 morne, inquiétant ; c'est le vrai croissant du Sabbat. Tous les noctambules ont dû faire
cette remarque. Le premier, fût-il mince comme un fil, jette une petite lumière joyeuse
qui réjouit le cœur, et dessine sur la terre des ombres nettes ; le dernier répand à peine
une lueur mourante, si terne qu'elle ne fait presque pas d'ombres.
J'aperçus au loin la masse sombre de mon jardin, et je ne sais d'où me vint une sorte
70 de malaise à l'idée d'entrer là-dedans. Je ralentis le pas. Il faisait très doux. Le gros tas
d'arbres avait l'air d'un tombeau où ma maison était ensevelie.
J'ouvris ma barrière et je pénétrai dans la longue allée de sycomores, qui s'en allait
vers le logis, arquée en voûte comme un haut tunnel, traversant des massifs opaques et
contournant des gazons où les corbeilles de fleurs plaquaient, sous les ténèbres pâlies,
75 des taches ovales aux nuances indistinctes.
En approchant de la maison, un trouble bizarre me saisit. Je m'arrêtai. On n'entendait
rien. Il n'y avait pas dans les feuilles un souffle d'air. "Qu'est-ce que j'ai donc ?" pensai-
je. Depuis dix ans je rentrais ainsi sans que jamais la moindre inquiétude m'eût effleuré.
Je n'avais pas peur. Je n'ai jamais eu peur, la nuit. La vue d'un homme, d'un maraudeur,
d'un voleur m'aurait jeté une rage dans le corps, et j'aurais sauté dessus sans hésiter.
80
J'étais armé, d'ailleurs. J'avais mon revolver. Mais je n'y touchai point, car je voulais
résister à cette influence de crainte qui germait en moi.
Qu'était-ce ? Un pressentiment ? Le pressentiment mystérieux qui s'empare des sens
des hommes quand ils vont voir de l'inexplicable ? Peut-être ? Qui sait ?
A mesure que j'avançais, j'avais dans la peau des tressaillements, et quand je fus
85 devant le mur, aux auvents clos, de ma vaste demeure, je sentis qu'il me faudrait
attendre quelques minutes avant d'ouvrir la porte et d'entrer dedans. Alors, je m'assis
sur un banc, sous les fenêtres de mon salon. Je restai là, un peu vibrant, la tête appuyée
contre la muraille, les yeux ouverts sur l'ombre des feuillages. Pendant ces premiers
instants, je ne remarquai rien d'insolite autour de moi. J'avais dans les oreilles quelques
90 ronflements; mais cela m'arrive souvent. Il me semble parfois que j'entends passer des
trains, que j'entends sonner des cloches, que j'entends marcher une foule.
Puis bientôt, ces ronflements devinrent plus distincts, plus précis, plus
reconnaissables. Je m'étais trompé. Ce n'était pas le bourdonnement ordinaire de mes
artères qui mettait dans mes oreilles ces rumeurs, mais un bruit très particulier, très
95 confus cependant, qui venait, à n'en point douter, de l'intérieur de ma maison.
77
Je le distinguais à travers le mur, ce bruit continu, plutôt une agitation qu'un bruit, un
remuement vague d'un tas de choses, comme si on eût secoué, déplacé, traîné
doucement tous mes meubles.
Oh! je doutai, pendant un temps assez long encore, de la sûreté de mon oreille. Mais
10 l'ayant collée contre un auvent pour mieux percevoir ce trouble étrange de mon logis, je
0 demeurai convaincu, certain, qu'il se passait chez moi quelque chose d'anormal et
d'incompréhensible. Je n'avais pas peur, mais j'étais... comment exprimer cela... effaré
d'étonnement. Je n'armai pas mon revolver - devinant fort bien que je n'en avais nul
besoin. J'attendis.
J'attendis longtemps, ne pouvant me décider à rien, l'esprit lucide, mais follement
10 anxieux. J'attendis, debout, écoutant toujours le bruit qui grandissait, qui prenait, par
5 moments, une intensité violente, qui semblait devenir un grondement d'impatience, de
colère, d'émeute mystérieuse.
Puis soudain, honteux de ma lâcheté, je saisis mon trousseau de clefs, je choisis celle
qu'il me fallait, je l'enfonçai dans la serrure, je la fis tourner deux fois, et poussant la
porte de toute ma force, j'envoyai le battant heurter la cloison.
11 Le coup sonna comme une détonation de fusil, et voilà qu'à ce bruit d'explosion
0 répondit, du haut en bas de ma demeure, un formidable tumulte. Ce fut si subit, si
terrible, si assourdissant que je reculai de quelques pas, et que, bien que le sentant
toujours inutile, je tirai de sa gaine mon revolver.
J'attendis encore, oh! peu de temps. Je distinguais, à présent, un extraordinaire
piétinement sur les marches de mon escalier, sur les parquets, sur les tapis, un
11 piétinement non pas de chaussures, de souliers humains, mais de béquilles, de béquilles
5 de bois et de béquilles de fer qui vibraient comme des cymbales. Et voilà que j'aperçus
tout à coup, sur le seuil de ma porte, un fauteuil, mon grand fauteuil de lecture, qui
sortait en se dandinant. Il s'en alla par le jardin. D'autres le suivaient, ceux de mon
salon, puis les canapés bas et se traînant comme des crocodiles sur leurs courtes pattes,
puis toutes mes chaises, avec des bonds de chèvres, et les petits tabourets qui trottaient
12 comme des lapins.
0 Oh! quelle émotion ! Je me glissai dans un massif où je demeurai accroupi,
contemplant toujours ce défilé de mes meubles, car ils s'en allaient tous, l'un derrière
l'autre, vite ou lentement, selon leur taille et leur poids. Mon piano, mon grand piano à
queue, passa avec un galop de cheval emporté et un murmure de musique dans le flanc,
les moindres objets glissaient sur le sable comme des fourmis, les brosses, les cristaux,
les coupes, où le clair de lune accrochait des phosphorescences de vers luisants. Les
12
étoffes rampaient, s'étalaient en flaques à la façon des pieuvres de la mer. Je vis paraître
5
mon bureau, un rare bibelot du dernier siècle, et qui contenait toutes les lettres que j'ai
reçues, toute l'histoire de mon cœur, une vieille histoire dont j'ai tant souffert ! Et
dedans étaient aussi des photographies.
Soudain, je n'eus plus peur, je m'élançai sur lui et je le saisis comme on saisit un
voleur, comme on saisit une femme qui fuit ; mais il allait d'une course irrésistible, et
13 malgré mes efforts, et malgré ma colère, je ne pus même ralentir sa marche. Comme je
0 résistais en désespéré à cette force épouvantable, je m'abattis par terre en luttant contre
lui. Alors, il me roula, me traîna sur le sable, et déjà les meubles, qui le suivaient,
commençaient à marcher sur moi, piétinant mes jambes et les meurtrissant ; puis,
quand je l'eus lâché, les autres passèrent sur mon corps ainsi qu'une charge de cavalerie
sur un soldat démonté.
13 Fou d'épouvante enfin, je pus me traîner hors de la grande allée et me cacher de
5 nouveau dans les arbres, pour regarder disparaître les plus infimes objets, les plus
petits, les plus modestes, les plus ignorés de moi, qui m'avaient appartenu.
Puis j'entendis, au loin, dans mon logis sonore à présent comme les maisons vides,
78
un formidable bruit de portes refermées. Elles claquèrent du haut en bas de la demeure,
jusqu'à ce que celle du vestibule que j'avais ouverte moi-même, insensé, pour ce départ,
14 se fût close, enfin, la dernière.
0 Je m'enfuis aussi, courant vers la ville, et je ne repris mon sang-froid que dans les
rues, en rencontrant des gens attardés. J'allai sonner à la porte d'un hôtel où j'étais
connu. J'avais battu, avec mes mains, mes vêtements pour en détacher la poussière et je
racontai que j'avais perdu mon trousseau de clefs, qui contenait aussi celle du potager,
où couchaient mes domestiques en une maison isolée, derrière le mur de clôture qui
14 préservait mes fruits et mes légumes de la visite des maraudeurs.
5 Je m'enfonçai jusqu'aux yeux dans le lit qu'on me donna. Mais je ne pus dormir, et
j'attendis le jour en écoutant bondir mon cœur. J'avais ordonné qu'on prévînt mes gens
dès l'aurore, et mon valet de chambre heurta ma porte à sept heures du matin.
Son visage semblait bouleversé.
- Il est arrivé cette nuit un grand malheur, monsieur, dit-il.
15 - Quoi donc ?
0 - On a volé tout le mobilier de monsieur, tout, tout, jusqu'aux plus petits objets.
Cette nouvelle me fit plaisir. Pourquoi ? Qui sait ? J'étais fort maître de moi, sûr de
dissimuler, de ne rien dire à personne de ce que j'avais vu, de le cacher, de l'enterrer
dans ma conscience comme un effroyable secret. Je répondis :
- Alors, ce sont les mêmes personnes qui m'ont volé mes clefs. Il faut prévenir tout
15 de suite la police. Je me lève et je vous y rejoindrai dans quelques instants.
5 L'enquête dura cinq mois. On ne découvrit rien, on ne trouva plus le plus petit de
mes bibelots, ni la plus légère trace des voleurs. Parbleu ! Si j'avais dit ce que je
savais... Si je l'avais dit... on m'aurait enfermé, moi, pas les voleurs, mais l'homme qui
avait pu voir une pareille chose.
Oh! je sus me taire. Mais je ne remeublai pas ma maison. C'était bien inutile. Cela
16 aurait recommencé toujours. Je n'y voulais plus rentrer. Je n'y rentrai pas. Je ne la revis
0 point.
Je vins à Paris, à l'hôtel, et je consultai des médecins sur mon état nerveux qui
m'inquiétait beaucoup depuis cette nuit déplorable.
Ils m'engagèrent à voyager. Je suivis leur conseil.
II
17
0
Je commençai par une excursion en Italie. Le soleil me fit du bien. Pendant six mois,
j'errai de Gênes à Venise, de Venise à Florence, de Florence à Rome, de Rome à
Naples. Puis je parcourus la Sicile, terre admirable par sa nature et ses monuments,
reliques laissées par les Grecs et les Normands. Je passai en Afrique, je traversai
pacifiquement ce grand désert jaune et calme, où errent des chameaux, des gazelles et
17
des Arabes vagabonds, où, dans l'air léger et transparent, ne flotte aucune hantise, pas
5 plus la nuit que le jour.
Je rentrai en France par Marseille, et malgré la gaieté provençale, la lumière
diminuée du ciel m'attrista. Je ressentis en revenant sur le continent, l'étrange
impression d'un malade qui se croit guéri et qu'une douleur sourde prévient que le foyer
du mal n'est pas éteint.
18 Puis je revins à Paris. Au bout d'un mois, je m'y ennuyai. C'était à l'automne, et je
0 voulus faire, avant l'hiver, une excursion à travers la Normandie, que je ne connaissais
pas.
Je commençai par Rouen, bien entendu, et pendant huit jours, j'errai distrait, ravi,
enthousiasmé, dans cette ville du moyen âge, dans ce surprenant musée
d'extraordinaires monuments gothiques.
79
18 Or, un soir, vers quatre heures, comme je m'engageais dans une rue invraisemblable
5 où, coule une rivière noire comme de l'encre nommée "Eau de Robec", mon attention,
toute fixée sur la physionomie bizarre et antique des maisons, fut détournée tout à coup
par la vue d'une série de boutiques de brocanteurs qui se suivaient de porte en porte.
Ah! ils avaient bien choisi leur endroit, ces sordides trafiquants de vieilleries, dans
cette fantastique ruelle, au-dessus de ce cours d'eau sinistre, sous ces toits pointus de
tuiles et d'ardoises où grinçaient encore les girouettes du passé !
Au fond des noirs magasins, on voyait s'entasser les bahuts sculptés, les faïences de
Rouen, de Nevers, de Moustiers, des statues peintes, d'autres en chêne, des christs, des
19 vierges, des saints, des ornements d'église, des chasubles, des chapes, même des vases
0 sacrés et un vieux tabernacle en bois doré d'où Dieu avait déménagé. Oh! les
singulières cavernes en ces hautes maisons, en ces grandes maisons, pleines, des caves
aux greniers, d'objets de toute nature, dont l'existence semblait finie, qui survivaient à
leurs naturels possesseurs, à leur siècle, à leur temps, à leurs modes, pour être achetés,
comme curiosités, par les nouvelles générations.
19 Ma tendresse pour les bibelots se réveillait dans cette cité d'antiquaires. J'allais de
5 boutique en boutique, traversant, en deux enjambées, les ponts de quatre planches
pourries jetées sur le courant nauséabond de l'Eau de Robec.
Miséricorde ! Quelle secousse ! Une de mes plus belles armoires m'apparut au bord
d'une voûte encombrée d'objets et qui semblait l'entrée des catacombes d'un cimetière
de meubles anciens. Je m'approchai tremblant de tous mes membres, tremblant
20 tellement que je n'osais pas la toucher. J'avançais la main, j'hésitais. C'était bien elle,
0 pourtant : une armoire Louis XIII unique, reconnaissable par quiconque avait pu la voir
une seule fois. Jetant soudain les yeux un peu plus loin, vers les profondeurs plus
sombres de cette galerie, j'aperçus trois de mes fauteuils couverts de tapisserie au petit
point, puis, plus loin encore, mes deux tables Henri II, si rares qu'on venait les voir de
Paris.
20 Songez ! songez à l'état de mon âme !
5 Et j'avançai, perclus, agonisant d'émotion, mais j'avançai, car je suis brave, j'avançai
comme un chevalier des époques ténébreuses pénétrait en un séjour de sortilège. Je
retrouvais de tas en tas tout ce qui m'avait appartenu, mes lustres, mes livres, mes
tableaux, mes étoffes, mes armes, tout, sauf le bureau plein de mes lettres, et que je
n'aperçus point.
J'allais, descendant à des galeries obscures pour remonter ensuite aux étages
21
supérieurs. J'étais seul. J'appelais, on ne répondait point. J'étais seul; il n'y avait
0
personne en cette maison vaste et tortueuse comme un labyrinthe.
La nuit vint, et je dus m'asseoir, dans les ténèbres, sur une de mes chaises, car je ne
voulais point m'en aller. De temps en temps je criais: - Holà! holà! quelqu'un !
J'étais là, certes, depuis plus d'une heure quand j'entendis des pas, des pas légers,
lents, je ne sais où. Je faillis me sauver; mais, me raidissant, j'appelai de nouveau, et
21 j'aperçus une lueur dans la chambre voisine.
5 - Qui est là? dit une voix.
Je répondis :
- Un acheteur.
On répliqua :
- Il est bien tard pour entrer ainsi dans les boutiques.
22 Je repris :
0 - Je vous attends depuis plus d'une heure.
- Vous pouviez revenir demain.
- Demain, j'aurai quitté Rouen.
Je n'osais point avancer, et il ne venait pas. Je voyais toujours la lueur de sa lumière
80
éclairant une tapisserie où deux anges volaient au-dessus des morts d'un champ de
22 bataille. Elle m'appartenait aussi. Je dis :
5 - Eh bien! Venez-vous ?
Il répondit :
- Je vous attends.
Je me levai et j'allai vers lui.
Au milieu d'une grande pièce était un tout petit homme, tout petit et très gros, gros
23 comme un phénomène, un hideux phénomène.
0 Il avait une barbe rare, aux poils inégaux, clairsemés et jaunâtres, et pas un cheveu
sur la tête ! Pas un cheveu ! Comme il tenait sa bougie élevée à bout de bras pour
m'apercevoir, son crâne m'apparut comme une petite lune dans cette vaste chambre
encombrée de vieux meubles. La figure était ridée et bouffie, ses yeux imperceptibles.
Je marchandai trois chaises qui étaient à moi, et les payai sur-le-champ une grosse
23 somme, en donnant simplement le numéro de mon appartement à l'hôtel. Elles devaient
5 être livrées le lendemain avant neuf heures.
Puis je sortis. Il me reconduisit jusqu'à sa porte avec beaucoup de politesse.
Je me rendis ensuite chez le commissaire central de la police, à qui je racontai le vol
de mon mobilier et la découverte que je venais de faire.
Il demanda séance tenante des renseignements par télégraphe au parquet qui avait
24 instruit l'affaire de ce vol, en me priant d'attendre la réponse. Une heure plus tard, elle
0 lui parvint tout à fait satisfaisante pour moi.
Je vais faire arrêter cet homme et l'interroger tout de suite, me dit-il, car il pourrait
avoir conçu quelque soupçon et faire disparaître ce qui vous appartient. Voulez-vous
aller dîner et revenir dans deux heures, je l'aurai ici et je lui ferai subir un nouvel
interrogatoire devant vous.
24 - Très volontiers, monsieur. Je vous remercie de tout mon cœur.
5 J'allai dîner à mon hôtel, et je mangeai mieux que je n'aurais cru. J'étais assez
content tout de même. On le tenait.
Deux heures plus tard, je retournai chez le fonctionnaire de la police qui m'attendait.
- Eh bien! monsieur, me dit-il en m'apercevant. On n'a pas trouvé votre homme. Mes
agents n'ont pu mettre la main dessus.
Ah! Je me sentis défaillir.
25
- Mais... Vous avez bien trouvé sa maison ? demandai-je.
0
Parfaitement. Elle va même être surveillée et gardée jusqu'à son retour. Quant à lui,
disparu.
- Disparu ?
- Disparu. Il passe ordinairement ses soirées chez sa voisine, une brocanteuse aussi,
une drôle de sorcière, la veuve Bidoin. Elle ne l'a pas vu ce soir, et ne peut donner sur
25
lui aucun renseignement. Il faut attendre demain.
5
Je m'en allai. Ah! que les rues de Rouen me semblèrent sinistres, troublantes,
hantées.
Je dormis si mal, avec des cauchemars à chaque bout de sommeil.
Comme je ne voulais pas paraître trop inquiet ou pressé, j'attendis dix heures, le
lendemain, pour me rendre à la police.
26 Le marchand n'avait pas reparu. Son magasin demeurait fermé.
0 Le commissaire me dit :
- J'ai fait toutes les démarches nécessaires. Le parquet est au courant de la chose;
nous allons aller ensemble à cette boutique et la faire ouvrir, vous m'indiquerez tout ce
qui est à vous.
Un coupé nous emporta. Des agents stationnaient, avec un serrurier, devant la porte
26 de la boutique, qui fut ouverte.
81
5 Je m'aperçus, en entrant, ni mon armoire, ni mes fauteuils, ni mes tables, ni rien,
rien, de ce qui avait meublé ma maison, mais rien, alors que la veille au soir je ne
pouvais faire un pas sans rencontrer un de mes objets.
Le commissaire central, surpris, me regarda d'abord avec méfiance.
- Mon Dieu, monsieur, lui dis-je, la disparition de ces meubles coïncide étrangement
27 avec celle du marchand.
0 Il sourit :
- C'est vrai ! Vous avez eu tort d'acheter et de payer des bibelots à vous, hier. Cela lui
a donné l'éveil.
Je repris :
- Ce qui me paraît incompréhensible, c'est que toutes les places occupées par mes
27 meubles sont maintenant remplies par d'autres.
5 - Oh! répondit le commissaire, il a eu toute la nuit, et des complices sans doute.
Cette maison doit communiquer avec les voisines. Ne craignez rien, monsieur, je vais
m'occuper très activement de cette affaire. Le brigand ne nous échappera pas
longtemps puisque nous gardons la tanière.
28 ...........................................................
0 Ah! mon cœur, mon cœur, mon pauvre cœur, comme il battait !
...........................................................
Je demeurai quinze jours à Rouen. L'homme ne revint pas. Parbleu ! parbleu ! Cet
homme-là qui est-ce qui aurait pu l'embarrasser ou le surprendre ?
28 Or, le seizième jour, au matin, je reçus de mon jardinier, gardien de ma maison pillée
5 et demeurée vide, l'étrange lettre que voici :
"MONSIEUR,
"J'ai l'honneur d'informer monsieur qu'il s'est passé, la nuit dernière, quelque chose
que personne ne comprend, et la police pas plus que nous. Tous les meubles sont
revenus, tous sans exception, tous, jusqu'aux plus petits objets. La maison est
29 maintenant toute pareille à ce qu'elle était la veille du vol. C'est à en perdre la tête. Cela
s'est fait dans la nuit de vendredi à samedi. Les chemins sont défoncés comme si on
0
avait traîné tout de la barrière à la porte. Il en était ainsi le jour de la disparition.
"Nous attendons monsieur, dont je suis le très humble serviteur.
"RAUDIN, PHILIPPE."
Ah! mais non, ah! mais non, ah! mais non. Je n'y retournerai pas !
Je portai la lettre au commissaire de Rouen.
29
- C'est une restitution très adroite, dit-il. Faisons les morts. Nous pincerons l'homme
5
un de ces jours.
...........................................................
Mais on ne l'a pas pincé. Non. Ils ne l'ont pas pincé, et j'ai peur de lui, maintenant,
comme si c'était une bête féroce lâchée derrière moi.
30 Introuvable ! Il est introuvable, ce monstre à crâne de lune ! On ne le prendra jamais.
0 Il ne reviendra point chez lui. Que lui importe à lui. Il n'y a que moi qui peux le
rencontrer, et je ne veux pas.
Je ne veux pas ! je ne veux pas ! je ne veux pas !
Et s'il revient, s'il rentre dans sa boutique, qui pourra prouver que mes meubles
étaient chez lui ? Il n'y a contre lui que mon témoignage, et je sens bien qu'il devient
30 suspect.
5 Ah! mais non ! cette existence n'était plus possible. Et je ne pouvais pas garder le
secret de ce que j'ai vu. Je ne pouvais pas continuer à vivre comme tout le monde avec
82
la crainte que des choses pareilles recommençassent.
Je suis venu trouver le médecin qui dirige cette maison de santé, et je lui ai tout
raconté.
31 Après m'avoir interrogé longtemps, il m'a dit :
0 - Consentiriez-vous, monsieur, à rester quelque temps ici ?
- Très volontiers, monsieur.
- Vous avez de la fortune ?
- Oui, monsieur.
- Voulez-vous un pavillon isolé ?
31 - Oui, monsieur.
5 - Voudrez-vous recevoir des amis ?
- Non, monsieur, non, personne. L'homme de Rouen pourrait oser, par vengeance,
me poursuivre ici.
...........................................................
32 Et je suis seul, seul, tout seul, depuis trois mois. Je suis tranquille à peu près. Je n'ai
0 qu'une peur... Si l'antiquaire devenait fou... et si on l'amenait en cet asile... Les prisons
elles-mêmes ne sont pas sûres...
6 avril 1890
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5
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0
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MARCEL SCHWOB
1891
L'HOMME VOILE
Frédéric BOUTET
88
1903
Un fantôme
93
SAKI
1910
SREDNI VASHTAR
97
La Disparition d'Honoré Subrac
(1910)
98
complètement nu et, avant tout, il s'empara de sa houppelande qu'il
endossa et boutonna le plus vite qu'il put. Il se chaussa ensuite et,
délibérément, me parla en m'accompagnant jusqu'à ma porte.
— Vous avez été étonné ! dit-il, mais vous comprenez maintenant
45 la raison pour laquelle je m'habille avec tant de bizarrerie. Et
cependant vous n'avez pas compris comment j'ai pu échapper aussi
complètement à vos regards. C'est bien simple. Il ne faut voir là
qu'un phénomène de mimétisme... La nature est une bonne mère.
Elle a départi à ceux de ses enfants que des dangers menacent, et
50 qui sont trop faibles pour se défendre, le don de se confondre avec
ce qui les entoure... Mais, vous connaissez tout cela. Vous savez que
les papillons ressemblent aux fleurs, que certains insectes sont
semblables à des feuilles, que le caméléon peut prendre la couleur
qui le dissimule le mieux, que le lièvre polaire est devenu blanc
55 comme les glaciales contrées où, couard autant que celui de nos
guérets, il détale presque invisible.
C'est ainsi que ces faibles animaux échappent à leurs ennemis
par une ingéniosité instinctive qui modifie leur aspect.
Et moi, qu'un ennemi poursuit sans cesse, moi, qui suis peureux
60 et qui me sens incapable de me défendre dans une lutte, je suis
semblable à ces bêtes : je me confonds à volonté et par terreur avec
le milieu ambiant.
J'ai exercé pour la première fois cette faculté instinctive, il y a un
certain nombre d'années déjà. J'avais vingt-cinq ans, et,
65 généralement, les femmes me trouvaient avenant et bien fait. L'une
d'elles qui était mariée, me témoigna tant d'amitié que je ne sus
point résister. Fatale liaison !... Une nuit, j'étais chez ma maîtresse.
Son mari, soi-disant, était parti pour plusieurs jours. Nous étions
nus comme des divinités, lorsque la porte s'ouvrit soudain, et le mari
70 apparut un revolver à la main. Ma terreur fut indicible, et je n'eus
qu'une envie, lâche que j'étais et que je suis encore: celle de
disparaître. M'adossant au mur, je souhaitai me confondre avec lui.
Et l'événement imprévu se réalisa aussitôt. Je devins de la couleur
du papier de tenture, et mes membres s'aplatissant dans un
75 étirement volontaire et inconcevable, il me parut que je faisais corps
avec le mur et que personne désormais ne me voyait. C'était vrai. Le
mari me cherchait pour me faire mourir. Il m'avait vu, et il était
impossible que je me fusse enfui. Il devint comme fou, et, tournant
sa rage contre sa femme, il la tua sauvagement en lui tirant six
80 coups de revolver dans la tête. Il s'en alla ensuite, pleurant
désespérément. Après son départ, instinctivement, mon corps reprit
sa forme normale et sa couleur naturelle. Je m'habillai, et parvins à
m'en aller avant que personne ne fût venu... Cette bienheureuse
faculté, qui ressortit au mimétisme, je l'ai conservée depuis. Le
85 mari, ne m'ayant pas tué, a consacré son existence à
l'accomplissement de cette tâche. Il me poursuit depuis longtemps à
travers le monde, et je pensais lui avoir échappé en venant habiter à
Paris. Mais, j'ai aperçu cet homme, quelques instants avant votre
passage. La terreur me faisait claquer les dents. Je n'ai eu que le
90 temps de me dévêtir et de me confondre avec la muraille. Il a passé
99
près de moi, regardant curieusement cette houppelande et ces
pantoufles abandonnées sur le trottoir. Vous voyez combien j'ai
raison de m'habiller sommairement. Ma faculté mimétique ne
pourrait pas s'exercer si j'étais vêtu comme tout le monde. Je ne
95 pourrais pas me déshabiller assez vite pour échapper à mon
bourreau, et il importe, avant tout, que je sois nu, afin que mes
vêtements, aplatis contre la muraille, ne rendent pas inutile ma
disparition défensive.
Je félicitai Subrac d'une faculté dont j'avais les preuves et que je
10 lui enviais...
0 Les jours suivants, je ne pensai qu'à cela et je me surprenais, à
tout propos, tendant ma volonté dans le but de modifier ma forme et
ma couleur. Je tentai de me changer en autobus, en Tour Eiffel, en
Académicien, en gagnant du gros lot. Mes efforts furent vains. Je n'y
étais pas. Ma volonté n'avait pas assez de force, et puis il me
manquait cette sainte terreur, ce formidable danger qui avait
réveillé les instincts d'Honoré Subrac...
Je ne l'avais point vu depuis quelque temps, lorsqu'un jour, il
arriva affolé :
— Cet homme, mon ennemi, me dit-il, me guette partout. J'ai pu
lui échapper trois fois en exerçant ma faculté, mais j'ai peur, j'ai
peur, cher ami.
Je vis qu'il avait maigri, mais je me gardai de le lui dire.
— Il ne vous reste qu'une chose à faire, déclarai-je. Pour
échapper à un ennemi aussi impitoyable : partez! Cachez-vous dans
un village. Laissez-moi le soin de vos affaires et dirigez-vous vers la
gare la plus proche.
Il me serra la main en disant :
— Accompagnez-moi, je vous en supplie, j'ai peur !
Dans la rue, nous marchâmes en silence. Honoré Subrac tournait
constamment la tête, d'un air inquiet. Tout à coup, il poussa un cri et
se mit à fuir en se débarrassant de sa houppelande et de ses
pantoufles. Et je vis qu'un homme arrivait derrière nous en courant.
J'essayai de l'arrêter. Mais il m'échappa. Il tenait un revolver qu'il
braquait dans la direction d'Honoré Subrac. Celui-ci venait
d'atteindre un long mur de caserne et disparut comme par
enchantement.
L'homme au revolver s'arrêta stupéfait, poussant une
exclamation de rage, et, comme pour se venger du mur qui semblait
lui avoir ravi sa victime, il déchargea son revolver sur le point où
Honoré Subrac avait disparu. Il s'en alla ensuite, en courant...
Des gens se rassemblèrent, des sergents de ville vinrent les
disperser. Alors, j'appelai mon ami. Mais il ne me répondit pas.
Je tâtai la muraille, elle était encore tiède, et je remarquai que,
des six balles de revolver, trois avaient frappé à la hauteur d'un
cœur d'homme, tandis que les autres avaient éraflé le plâtre, plus
haut, là où il me sembla distinguer, vaguement, les contours d'un
visage.
100
ROBERT BLOCH
1947
101
de sanglots. C'est pour ça qu'elle s'est mis cette idée dans la tête -
parce qu'il la traite tout le temps de petite sorcière.
Sam Steever se carra dans son fauteuil de bureau aux ressorts
fatigués, et croisa ses lourdes mains sur ses genoux, que
10 surplombait une panse respectable. En bon avoué qu'il était, il
gardait un visage impassible, mais, en fait, il se sentait fort mal à
l'aise.
« Des femmes comme Mlle Pal ne devraient jamais sangloter,
songeait-il. Leurs lunettes tressautent, leur nez se fronce, leurs
15 paupières ridées rougissent, leurs cheveux raides s'ébouriffent. »
- Je vous en prie, calmez-vous, Mademoiselle, déclara-t-il d'un
ton apaisant. Si nous pouvions discuter cette affaire sans passion...
- Ça m'est égal! s'exclama Mlle Pal en reniflant. Je ne
reviendrai pas dans cette maison. Je ne peux plus supporter cet état
20 de choses. D'ailleurs, je ne peux rien faire. M. John Steever est votre
frère, et Irma est sa fille. Moi, je dégage ma responsabilité. J'ai
essayé...
- Bien sûr, bien sûr, dit Sam Steever en arborant un sourire
bénin, comme si Mlle Pal eût été le chef d'un jury. Je comprends tout
25 cela, chère Mademoiselle, mais je ne vois pas pourquoi vous êtes
bouleversée à ce point.
Mlle Pal ôta ses lunettes et se tamponna les yeux avec un
mouchoir parsemé de fleurs. Puis, elle plaça la boule de toile humide
dans son sac qu'elle referma avec un bruit sec, remit ses lunettes et
30 se redressa sur son siège.
- Très bien, Monsieur Steever, déclara-t-elle. Je vais faire de
mon mieux pour vous exposer les motifs qui me poussent à quitter le
service de votre frère.
Elle réprima un reniflement attardé.
35 - Comme vous le savez, je me suis présentée chez M. John il y
a deux ans, sur la foi d'une annonce demandant une femme de
charge. Quand je m'aperçus que je devais être la gouvernante d'une
petite fille de six ans, orpheline de sa mère, je me trouvai dans un
extrême embarras car j'ignore tout de la façon dont on élève les
40 enfants.
- John avait eu une nurse jusqu'alors. Vous n'ignorez pas que'
la mère d'Irma est morte en couches.
- Je ne l'ignore pas, en effet, répliqua Mlle Pal d'un air pincé.
Naturellement, on se prend d'affection et de pitié pour une fillette
45 livrée à elle-même. Vous ne sauriez imaginer combien cette pauvre
petite était seule, Monsieur Steever ! Si vous l'aviez vue en train de
languir dans cette grande maison si vieille et si laide !...
- Je l'ai vue, Mademoiselle, se hâta de dire Sam Steever, dans
l'espoir de prévenir une autre crise de sanglots. Et je sais ce que
50 vous avez fait pour elle. Mon frère est enclin à l'indifférence, parfois
même à l'égoïsme. Il y a des choses dont il ne se rend pas compte.
- Il est cruel ! s'exclama Mlle Pal avec une brusque
véhémence. Cruel et pervers. Il a beau être votre frère, ça ne
m'empêchera pas d'affirmer que c'est un père indigne. Quand je suis
55 arrivée chez lui, la petite avait les bras pleins de bleus. Il prenait
102
une ceinture et...
- Mais oui, mais oui... Voyez-vous, Mademoiselle, je crois que
John ne s'est jamais remis de la mort de sa femme. C'est pourquoi
j'ai été très heureux de votre arrivée chez lui. J'espérais que vous
60 arrangeriez la situation.
- J'ai essayé, dit Mlle Pal en pleurnichant. Vous savez bien que
j'ai fait tout mon possible. Pendant deux ans, je n'ai jamais levé la
main sur cette petite, quoique votre frère m'ait souvent invitée à la
punir. « Flanquez donc une raclée à cette petite sorcière, médisait-il,
65 ça lui fera le plus grand bien. » Alors, la pauvre enfant se cachait
derrière moi et me demandait à voix basse de la protéger. Mais elle
ne pleurait pas, Monsieur Steever. En vérité, je ne l'ai jamais vue
pleurer.
Sam Steever sentait naître en lui une vague irritation. Cette
70 entrée en matière l'ennuyait prodigieusement, et il souhaitait que la
vieille pie en arrivât au but de sa visite sans plus attendre. En
conséquence, il lui adressa un sourire tout sucre et tout miel, et lui
dit :
- Mais quel est au juste le problème qui vous tourmente, chère
75 Mademoiselle ?
- Au début, tout a très bien marché. Irma et moi, nous nous
sommes entendues à merveille. J'ai voulu lui apprendre à lire, mais
je me suis aperçue avec étonnement qu'elle savait déjà. Votre frère
affirmait ne lui avoir jamais rien enseigné, et pourtant elle passait
80 des heures pelotonnée sur le divan, plongée dans un livre. « Ça lui
ressemble bien, disait-il. Cette petite sorcière n'est pas normale.
Elle ne joue jamais avec les autres enfants. Fichue petite sorcière ! »
Voilà ce qu'il répétait sans arrêt, Monsieur Steever. Comme s'il avait
parlé d'une espèce de... je ne sais quoi. Alors qu'Irma est si douce, si
85 sage, si jolie !
« Ça n'avait rien d'étonnant qu'elle aime la lecture. Moi-même,
j'étais comme elle dans mon enfance, parce que... mais peu importe.
» N'empêche que ça m'a donné un coup le jour où je l'ai
trouvée avec un volume de l'Encyclopœdia Britannica sous les yeux.
90 » "Qu'est-ce que tu es en train de lire, Irma ?" lui ai-je
demandé. Elle me l'a fait voir: c'était l'article sur la sorcellerie.
» Cela vous montre quelles pensées morbides votre frère a
inculquées dans l'esprit de cette pauvre enfant.
» Une fois encore, j'ai fait de mon mieux. Je lui ai acheté des
95 jouets: elle n'en avait pas un seul, pas même une poupée ! Figurez-
vous, Monsieur, qu'elle ne savait pas jouer ! J'ai essayé de la mettre
en rapport avec des fillettes du voisinage, mais ça n'a rien donné de
bon. Elles ne la comprenaient pas, et Irma ne les comprenait pas. Il
y a eu des scènes pénibles. Les enfants peuvent être cruels à
10 l'occasion. Et son père ne voulait pas l'envoyer à l'école. C'est moi
0 qui devais l'instruire...
» Alors, je lui ai apporté de la pâte à modeler, et ça lui a
beaucoup plu. Elle passait des heures entières à façonner des
visages. Pour une enfant de son âge, elle avait vraiment du talent.
Nous faisions ensemble de petites poupées pour lesquelles je
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10 cousais des vêtements.
5 » Cette première année m'a apporté bien des satisfactions,
Monsieur Steever. Surtout pendant les mois que votre frère a passés
en Amérique du Sud ; mais, cette année, dès qu'il a été de retour...
oh, je ne peux même pas en parler !
- Chère Mademoiselle, vous devez essayer de comprendre.
11 John n'est pas un homme heureux : la mort de sa femme, le
0 ralentissement de ses affaires d'importation, son penchant pour
l'alcool..., mais vous savez tout cela.
- Tout ce que je sais, c'est qu'il déteste Irma, répliqua Mlle Pal
d'un ton sec. Il la hait. Il veut qu'elle fasse des sottises afin d'avoir
l'occasion de la fouetter. « Si vous ne voulez pas dresser cette petite
11 sorcière, je m'en charge », me dit-il toujours. Après quoi, il la fait
5 monter dans sa chambre et la frappe à coups de ceinture. Il faut que
vous fassiez quelque chose, Monsieur Steever ; sans quoi j'irai moi-
même avertir les autorités.
« La vieille folle en est bien capable », songea Sam Steever. Et,
recourant une fois de plus à son sourire tout sucre et tout miel, il
12 demanda :
0 - Mais que devient Irma, chère Mademoiselle?
- Elle a beaucoup changé depuis le retour de son père. Elle
refuse de jouer avec moi. Elle feint d'ignorer ma présence. On dirait
qu'elle m'en veut de ne pas réussir à la protéger contre cet homme.
De plus, elle se prend pour une sorcière.
12 Cinglée ! Complètement cinglée !... Sam Steever se redressa
5 dans son fauteuil dont les ressorts grincèrent plaintivement.
- Ce n'est pas la peine de me regarder comme ça, Monsieur
Steever. Elle vous le dirait elle-même si vous veniez de temps en
temps à la maison.
Ayant discerné dans sa voix un ton de reproche, il fit un signe
13 de tête repentant.
0 - En ce qui me concerne, Monsieur Steever, elle me l'a dit tout
net : puisque son père le veut, elle sera une sorcière. Et elle refuse
de jouer avec moi ou avec n'importe qui d'autre, parce que les
sorcières ne jouent pas. La veille de la Toussaint, elle m'a demandé
de lui donner un manche à balai. Oh, ce serait drôle si ce n'était pas
13 si dramatique : cette enfant est en train de perdre la raison.
5 « Un dimanche, il y a quelques semaines, elle m'a priée de
l'emmener à l'église parce qu'elle voulait assister à la cérémonie du
baptême. Vous vous rendez compte, Monsieur Steever ? Une enfant
de huit ans qui s'intéresse à la cérémonie du baptême ! Tout ça
parce qu'elle lit beaucoup trop.
14 « Bref, nous sommes allées à l'église. Elle était ravissante avec
0 sa robe bleue, et elle a été sage comme une image. Vraiment,
Monsieur Steever, j'étais très fière d'elle.
« Mais, après ça elle est rentrée dans sa coquille. Elle a
recommencé à lire à longueur d'heure, à courir dans la cour au cré-
puscule et à se parler à voix basse.
14 « Peut-être parce que votre frère a refusé de lui donner un
5 petit chat. Elle voulait à toute force avoir un chat noir, et lorsqu'il lui
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a demandé pourquoi, elle lui a répondu que les sorcières étaient
toujours accompagnées d'un chat noir. Là-dessus, il l'a fait monter
dans sa chambre.
« Je ne peux rien y faire, bien sûr. Il l'a encore battue le jour
15 où nous avons eu une panne d'électricité et où nous n'avons pas pu
0 trouver les bougies. Vous vous rendez compte, Monsieur Steever ?
Accuser une enfant de huit ans d'avoir volé des bougies !
« Ça a été le commencement de la fin. Aujourd'hui, quand il
s'est aperçu de la disparition de sa brosse à cheveux...
- Irma la lui avait volée ?
15 - Oui, elle l'a reconnu. Elle a déclaré qu'elle en avait eu besoin
5 pour sa poupée.
- Mais vous m'avez dit qu'elle n'avait pas de poupée, ce me
semble.
- Elle s'en est fait une. Du moins, je le pense, car elle ne veut
plus rien nous montrer ; de même qu'elle ne nous adresse plus
16 jamais la parole à table...
0 « En tout cas, cette poupée doit être très petite, car, parfois,
elle la porte cachée sous son bras. Elle lui parle et elle la caresse,
mais refuse obstinément de nous la laisser voir.
« Quand elle a eu avoué à votre frère qu'elle avait pris sa
brosse à cheveux pour sa poupée, il s'est mis dans une colère folle (il
16 avait bu toute la matinée, enfermé dans sa chambre) ; mais elle s'est
5 contentée de lui dire en souriant qu'elle n'en avait plus besoin et
qu'elle allait la lui rendre. Elle est allée la chercher sur sa commode
et la lui a tendue. Elle ne l'avait pas du tout abîmée, et il y avait
encore, accrochés aux poils, quelques cheveux de son père.
Mais il la lui a arrachée des doigts et lui en a donné de
17 grands coups sur les épaules ; après quoi, il lui a tordu le bras et...
0 Mlle Pal se recroquevilla dans son fauteuil, tandis que de gros
sanglots secouaient sa frêle poitrine.
Sam Steever lui tapota le dos et s'empressa auprès d'elle, - tel
un éléphant auprès d'un canari mal en point.
- C'est tout, Monsieur Steever, conclut-elle. Je suis venue vous
17 trouver pour vous dire que je ne retournerai jamais chez votre frère.
5 Je ne peux plus supporter la façon dont il bat la petite... et sa façon à
elle de ricaner d'un air moqueur au lieu de pleurer !... Au point qu'il
m'arrive de croire qu'Irma est bel et bien une sorcière... que votre
frère en a fait une sorcière...
Sam Steever décrocha le téléphone, dont la sonnerie avait
18 rompu le silence bienfaisant de la pièce après le départ brusqué de
0 Mlle Pal.
- Allô, c'est toi, Sam ?
Il reconnut la voix de son frère, un peu empâtée par l'ivresse.
- Oui, John.
- Je suppose que la vieille chauve-souris est allée te voir pour
18 déblatérer contre moi ?
5 - Si tu fais allusion à Mlle Pal, je reconnais qu'elle sort d'ici.
- N'accorde pas la moindre attention à ce qu'elle t'a raconté.
Je peux tout t'expliquer.
105
- Veux-tu que j'aille chez toi ? Il y a des mois que je ne t'ai pas
rendu visite.
19 - Ma foi, pas aujourd'hui. J'ai rendez-vous ce soir avec mon
0 médecin.
- Ça ne va pas ?
- J'ai une douleur au bras. Je suppose que c'est du
rhumatisme. Je vais essayer des séances de diathermie. Mais je te
rappellerai, et nous tirerons au clair cette sale affaire.
19 - D'accord.
5 John Steever n'ayant pas téléphoné le lendemain, Sam l'appela
vers l'heure du dîner.
Chose curieuse, ce fut la petite voix aiguë d'Irma qui lui
répondit.
- Papa est là-haut dans sa chambre. Il dort. Il vient d'être
20 malade.
0 - Dans ce cas, ne le dérange pas. Il souffre toujours de son
bras ?
- Non, maintenant c'est son dos. Il faudra qu'il retourne chez
son médecin dans quelque temps.
- Bon. Dis-lui que j'irai le voir demain. Et, à part ça, Irma,
20 heu... tout va bien ? Tu ne regrettes pas trop Mlle Pal ?
5 - Non. Je suis très contente de son départ. Elle est idiote.
- Ah oui, je vois... Téléphone-moi si tu as besoin de quelque
chose. J'espère que ton papa va aller mieux.
- Moi aussi, répondit Irma.
Après quoi, elle eut un petit rire moqueur et raccrocha.
21 Le lendemain, dans l'après-midi, John Steever appela son frère
0 à son étude.
- Sam, dit-il d'une voix empreinte de souffrance, pour l'amour
du Ciel, viens tout de suite. Il m'arrive quelque chose d'affreux !
- Quoi donc ?
- Je ressens une douleur... qui me tue ! Il faut que je te voie le
21 plus tôt possible.
5 - J'ai un client à recevoir, mais je vais l'expédier en cinq
minutes. En attendant, pourquoi ne fais-tu pas venir ton médecin ?
- Ce charlatan ne peut m'être d'aucun secours. Il m'a déjà fait
deux séances de diathermie, avant-hier pour mon bras, hier pour
mon dos.
22 - Et ça ne t'a rien fait ?
0 - Je me suis senti soulagé sur le moment, mais, à présent, la
douleur est revenue: j'ai l'impression d'avoir la poitrine serrée dans
un étau ; j'ai du mal à respirer.
- Ce doit être de la pleurésie. Qu'en pense ton médecin ?
- Il m'a ausculté soigneusement, et il affirme que ce n'est pas
22 de la pleurésie. Tous mes organes sont en parfait état...
5 Naturellement, je n'ai pas pu lui révéler la cause réelle du mal.
- La cause réelle ?
- Mais oui : les épingles ; les épingles que cette petite
diablesse enfonce dans la poupée qu'elle a fabriquée. D'abord dans
le bras, puis dans le dos. Et maintenant, Dieu seul sait comment elle
106
23 s'y prend pour m'infliger cette douleur épouvantable.
0 - John, il ne faut pas...
- Oh, à quoi bon tous ces discours ? Je suis cloué dans mon lit.
Elle me possède maintenant. Je ne peux pas descendre l'empêcher
de continuer sa maudite besogne en lui prenant la poupée. Et
personne d'autre que toi ne voudrait me croire. Pourtant, c'est bel et
23 bien la poupée qui est cause de tout : cette poupée qu'elle a
5 fabriquée avec la cire des bougies et les cheveux de ma brosse. Oh,
la sale petite sorcière !... Ce que ça me fait mal de parler ! Dépêche-
toi, Sam... Promets-moi de faire quelque chose... n'importe quoi...
Arrache-lui cette poupée... cette fichue poupée...
Trente minutes plus tard, à quatre heures et demie, Sam
24 Steever arrivait devant la maison de son frère.
0 Irma ouvrit la porte.
Sam fut tout saisi en la voyant sur le seuil, calme et souriante.
Avec ses cheveux blond cendré impeccablement brossés en
arrière et son visage ovale aux joues roses, elle ressemblait
beaucoup à une poupée... à une petite poupée...
24 - Tiens, bonjour, oncle Sam.
5 - Bonjour, Irma. Ton papa m'a demandé de venir le voir, tu es
au courant, je suppose ? Il ne se sentait pas très bien et...
- Oui, je sais. Mais à présent, il va beaucoup mieux. Il dort.
Sam Steever eut l'impression qu'une goutte d'eau glacée roulait le long
de sa colonne vertébrale.
25 - Tu dis qu'il dort ? murmura-t-il d'une voix étranglée. Où ça ?
0 Là-haut ?
Sans laisser à la fillette le temps de répondre, il monta
l'escalier quatre à quatre jusqu'au second étage, puis gagna à
grands pas la chambre de son frère.
John Steever, couché sur son lit, dormait paisiblement. Il
25 respirait de façon régulière, et son visage était parfaitement
5 détendu.
Sam sourit de la frayeur qu'il avait éprouvée, murmura : « Je
suis stupide ! », et sortit de la chambre.
Tout en descendant l'escalier, il se mit à échafauder des
projets : six mois de repos pour son frère (en évitant soigneusement
26 d'appeler cela « une cure») ; pour Irma, un séjour dans un
0 orphelinat, qui permettrait à la fillette d'échapper à l'atmosphère
morbide de cette maison, à l'influence pernicieuse de tous ces
livres...
Parvenu à mi-étage, il s'arrêta et, regardant par-dessus la
rampe, il vit, dans la pénombre, la fillette pelotonnée sur le divan
26 comme une petite boule blanche. Elle parlait à un objet
5 indiscernable qu'elle berçait dans ses bras.
Donc, il y avait bel et bien une poupée dans cette affaire. Sam
descendit les dernières marches sur la pointe des pieds et
s'approcha furtivement de sa nièce.
- Tiens, te voilà, dit-il.
27 Elle sursauta violemment, souleva ses deux bras de façon à
0 dissimuler l'objet qu'elle avait caressé jusqu'alors, et l'étreignit de
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toutes ses forces.
Dans l'esprit de Sam Steever surgit l'image d'une poupée dont
on comprimait la poitrine...
Irma tourna vers son oncle un visage empreint d'innocence,
27 qui, dans la pénombre, ressemblait étrangement à un masque : le
5 masque d'une petite fille, recouvrant... quoi donc ?
- Papa va mieux à présent, n'est-ce pas ? dit-elle.
- Oui, beaucoup mieux.
- Je le savais.
- Mais je crois qu'il va être obligé de quitter la maison pour
28 prendre du repos, - un long repos.
0 Un léger sourire filtra à travers le masque.
- Très bien, dit la fillette.
- Naturellement, tu ne resterais pas ici toute seule. Peut-être
pourrions-nous t'envoyer dans une école... un pensionnat.
- Oh, tu n'as pas besoin de t'inquiéter à mon sujet, déclara-t-
28 elle en riant.
5 Sam ayant pris place sur le divan, elle s'écarta de lui ; puis,
comme il tentait de se rapprocher, elle se dressa d'un bond.
Ce faisant, elle releva les bras, et Sam Steever vit deux jambes
minuscules pendiller sous un de ses coudes. Elles étaient revêtues
d'un pantalon d'homme et avaient à leur extrémité deux petits bouts
de cuir en guise de souliers.
- C'est une poupée que tu as là, Irma ? demanda Sam en
tendant sa main potelée avec une prudente lenteur.
La fillette se rejeta en arrière.
- Tu ne la verras pas, déclara-t-elle. C'est défendu.
- Mais je voudrais bien la voir, Irma. Mlle Pal m'a dit que tu en
faisais de très jolies.
- Mlle Pal est stupide, et toi aussi. Va-t-en.
- Je t'en prie, Irma, laisse-moi la voir.
Au moment même où il prononçait ces mots, il aperçut la tête
de la poupée, qu'Irma avait décelée en reculant. Car c'était bel et
bien une tête, avec des mèches de cheveux surmontant un visage
blême. L'ombre croissante estompait les traits, mais Sam reconnut
les yeux, le nez, le menton...
Il ne put continuer à feindre.
- Donne-moi cette poupée, Irma ! ordonna-t-il d'un ton sec. Je
sais ce qu'elle est. Je sais qu'elle représente...
L'espace d'un instant, le masque se détacha du visage de la
fillette, et Sam vit devant lui la grimace d'une terreur panique.
Puis, tout aussitôt, le masque fut remis en place, et Irma
redevint une charmante petite fille, un peu gâtée, qui secouait
gaiement la tête, tandis qu'une lueur espiègle dansait dans ses yeux.
- Oh, oncle Sam, dit-elle en riant. Ce que tu es nigaud ! Ça
n'est pas une vraie poupée !
- Et qu'est-ce que c'est alors ?
Irma rit de plus belle, en tendant à bout de bras l'objet qu'elle
avait si bien caché.
- Du sucre d'orge, voilà tout ! dit-elle.
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- Du sucre d'orge ?
Irma fit un signe de tête affirmatif : puis, d'un geste rapide,
elle fourra la tête minuscule dans sa bouche, et la détacha d'un coup
de dent.
Un cri perçant retentit au second étage. Un seul cri, suivi d'un
affreux silence.
Pendant que Sam Steever faisait vivement demi-tour et grimpait
l'escalier en courant, la petite Irma, sans cesser de mâchonner avec
application, franchit le seuil de la porte d'entrée et s'éloigna en
sautillant dans les ténèbres.
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