PRESENCES DU PRIMITIF
MASQUES ET CHIMERES
DANS L'QhUVRE DE JOSEPH BEUYS
En Europe : labyrinthes d'images vouées
la destruction (Fluxus). Réflexions sur la pré-
nuette des machines. Retours 4 objet
trouvé, entre Dada et Arte Povera ; 8 Schwitters,
aux slogans-témoignages d’un art de rue. En
sence
Amérique : hypertrophie de l'image sexuelle
(David Salle), tensions d’espaces abstraits,
ralentissements vertigineux du temps qui fixe
Vimage et la rend mémorable (Bill Viola) —
et encore I’héritage, tout autrement compris,
de Marcel Duchamp. A Yexposition Manifesie
Trente ans de création en perspective, tout semb
¢ jouer dans l’espace clos d’une seule tra-
dition, dont les limites se font plus sensibles
encore par ce face-a-face que l’exposition or-
ganise — je ne sais si volontairement ou in-
volontairement — entre V'art a
Vart européen. Confrontation prévi
sans doute inévitable.
Cependant, pour ’ethnologue, absence
d’un troisiéme terme capable de nuancer —
et méme, peut-étre, de mieux saisir I
cette opposition — est sensible. Rien n/
d'une présence qui a fasciné et
évoqué
fascine encore les uns et les autre
peuples dits primitifs — et de cet extraord
naire phénomeéne d’écho qu'il a entrainé dans
me, Ce mou-
vement a travers¢ la naissance méme du mo-
dernisme, et reste aujourd’hui obstinément
Vart d’aujourd’hui : le primi
1. Américains et Européens, chacun a sa
maniére, continuent de s‘y référer. Bt, ce-
LES CAHIERS du Musée national d'art moderne
31
tement ret
On ne peut aborder la question du pri
sans se référer a 'ceuvre de William Rubin
CARLO SEVERI
pendant, aucune présence du primitif dans Vart
de ces trente derniéres anné
n’est explici
nue dans l'exposi
on, sauf pour
une exception éclatante — peut-étre méme
involontaire, dont je vais explorer quelques
aspects dans ce texte. Mais avant d’y venir
— et de justifier cette critique — il me faut
mentionner quelques prémisses liées & Van-
thropologie de l'art et a son rapport avec
Vétude du primitivisme.
‘est sans doute a partir du travail de 'équipe
qu'il a dirigée au Museum of Modern Art de
New York, et de exposition quia fait le bilan
de ces recherches!, que cette question est re-
venue — et a pris un poids tout a fait nouveau
— dans le débat sur ’art contemporain. Les
résultats positifs de ce travail d’exploration sont
nombreux. On écrivait volontiers, avant
Primitivism in the Art of the XXth Century, que
Vexercice de l'art dans des sociétés dites pri-
mitives impliquait la répétition constante de
formules préétablies. apport d’un individu
(Vartiste) y était toujours — croyait-on —
subordonné a Vin.
fluence d’une tradi-
tion. On parlait alors
volontiers d'art ano-
nyme ; méme, par-
fois, dart involontaire
42. HIVER 19CARLO SEVERI
Rubin, qui dédare
Les différe
les pigces tribales d'un,
méme style me [rap:
pent davantage que
leurs resemblances’,
a montré que cette
prétendue unifor-
mité est illusoire : il
ya bien des artistes
doués et des artisans
ily a bien
médiocre
des chefs-d’ceuvre
ec
niéres et plates dans
Vart des peuples pri-
mitifs. De cette nou-
velle perception —
résolument fondée
des images routi-
sur la lecture des
ceuvres, plutét que
sur les significations
qu’elles peuvent as-
sumer dans les ri-
twels ou les mythes — Rubin a aussi tiré une
définition nouvelle de la relation qui a lié
Vart primitif a la modernité
Telle quill Va maintes fois illustrée dans ses
études, par exemple sur Picasso’, cette rela-
tion parait de nature strictement formelle. Les
affinités entre art primitif et art moderne
sont le résultat, selon lui, d’un processus de
transformation de la forme conceptuelle’ de
Vimage artistique qui caractérise, des ses dé
buts, le mouvement moderniste. Aprés
Gauguin, les principes de construction de
Vimage deviennent de plus en plus indé-
pendants de cette expérience de la vision a tra-
vers la lumiére, de cette fidélité a la visibi-
lité pure qui constituait l’idéal esthétique des
impressionnistes (et dont, sans doute, l’ceuvre
de Seurat a été \'exemple extreme).
Dés 1906, des artistes (Vlaminck, Derain,
bient6t Picasso et Braque) se consacrent a
Vexploration d/autres expériences esthétiques,
qu’ils cherchent a traduire non plus par ’éla-
32
boration de Fimage optique, mais phutst par
Vinvention de nouveaux signes. Une fois réa-
lisée cette séparation de Vespace de la pein-
ture des apparences du monde, l'art se fait
porteur d’une utopie du regard. Lartiste ne
peint plus pour découvrir une certaine image
du réel. Il travaille plutét, comme Giacometti
le dira plus tard,
pour tacher de savoir ce {qu'il voit]
Aprés de longues années de travail, pas-
sées aussi bien dans les musées que dans les
collections des artistes, Rubin a établi que le
choix primitiviste de ces artistes est ’étape
essentielle, presque la plaque tournante de
ce passage « du plan perceptif au plan concep-
uel » dans I’art de notre siécle. C’est a ce
moment que l'art primitif (dans un premier
temps presque exclusivement africain) entre
dans les ateliers des artistes européens,
Commence alors une mémorable migration
de formes que Rubin résume ainsi :
La substitution de signes élémentaires 3 Villustration
directe offrait a Vartiste moderne une occasion de
se pencher sur un type danalogies que les artistes
uuibaux connaissaient bien depuis longtemps.®
Le grand effet de surprise, sinon de ré-
yélation, de l’exposition que Rubin et ses col-
laborateurs ont organisée réside précisémentdans la reconstruction de ce mouvement
d’emprunts : une recherche et une recons-
titution de sources visuelles qui a été réalisée
avec une grande habileté, un souci de la do-
cumentation historique, un examen attentif
des motivations des artistes. Un grand nombre
d’ceuvres, qui avaient pu paraitre le fruit d'un
pur parti pris théorique, se révélent ainsi le ré-
sultat d’une élaboration créative, d'un regard
porté sur Vart primitif. Lart négre admiré et
imité par les artistes sort des collections eth-
nologiques et réclame sa place au musée.
La mise en évidence de ces liens, jusque-
1a mal connus, est naturellement pour un
ethnologue une bonne raison de se réjouir. Les
sociétés dont il s‘occupe sont done moins pé-
riphériques que ce qu’on peut penser, puisque
des ceuvres provenant de ces cultures ont
dominé la réflexion et presque, dirait-on
guidé la main de beaucoup d’artistes de ce
siécle, Cependant, l'ethnologue a aussi plu-
sérusiiqueroruianeoucoNco
33
PRESENCES DU PRIMITIF
sieurs raisons d’éprouver un malaise. La pre:
miére est que, puisque le primitivisme est
une poétique propre a l’art occidental, son
analyse se fait, selon Rubin, a l’exclusion
pure et simple de la lecture de l'art primitif
dans son contexte. Seules les « qualités for-
melles » de cet art comptent a ses yeux’.
La lecture comparative des images telle
qu'elle est pratiquée par Rubin et son équipe
est done fondée sur la pure reconnaissance des
sources. Rien n’est évoqué quant a la signi-
fication, 'usage rituel — bref, univers propre
de ces images. Il y a donc primitivisme seu-
lement 1a of il y a emprunt, ressemblance
ou renvoi direct — comme c’est le cas dans
les figures que nous venons de mentionner —
d’une image a l'autre’
Je ne peux naturellement pas discuter ici
les détails de cette these, d’autant plus que la
lecture d'images de Rubin est souvent trés
juste : un jeu d’analogie de formes dans une
statuette, une symétrie cachée, une varia
tion morphologique entre un objet sculpté
et sa décoration peinte, un contraste inten-
tionnel entre matériaux et textures d'images
différents lui échappent rarement. Je dirai
seulement que ses conclusions, qui opposent
— suivant le vieux systéme de catégories de
WoOlfflin? — un art africain « tactile », « en-
raciné dans la réalité » et « expression du ri-
tuel », a des arts océaniens et amérindiens
« picturaux », « liés 8 Vinvisible » et « propres
au mythe »'®, sont fort contestables aussi biensur le plan de la théorie an
thropologique que sur celui de
la réalité ethnographique'
Pourquoi ce décalage entre
Vinterpréiation, parfois brillante,
de certaines ceuvres dart primitif
et une vision d’ensemble qui
semble fragile, contradictoire
parfois méme sommaire ? Je
crois que ce déséquilibre est dé
a Vapproche, fortement
trice, que Rubin et son équipe ont adoptée vis-
a-vis du primitivisme
En fait, lesthétique primitiviste de Rubin
fonctionne comme un ethnocentrisme a l’en
vers. Le point de vue ethnocentriste réserve
le terme “art” 8 la seule tradition occiden-
tale, et nie que les productions plastiques ou
picturales des sociétés dites primitives refle
tent une attitude comparable a celle de Var
tiste européen. De ce point de vue, l'an-
thropologie de l'art est, 8 la rigueur, sans
Pa
objet, puisqu’elle n’étudie jamais des pra-
tiques analogues a celles dont s‘occupent
histoire et la critique de l'art occidental
Dans cette perspective, comme I’écrivait
Ruskin,
Vart’a jamais existé ni en Afrique, ni en Asie, ni
en Amérique!
stein!
a nos jours, postule, a Vinverse, universalité
Lesthétique primitiviste, de Carl
absolue du langage artistique. N’importe quel
objet d’art peut étre compris sans se référer
a la signification qu’il a dans la société oi il
a été concu. Lanthropologie de l'art se voit
ainsi réduite 4 un pur assemblage d’infor-
mations épisodiques, sans rapport direct avec
la valeur intrinstque — esthétique et par
conséquent universelle — de Vceuvre. Si l'eth-
nocentrisme renonce a universalité de art,
Vesthétique primitiviste, qui la postule, re-
nonce au point de vue anthropologique sur
Vceuvre artistique. Dans un et l'autre cas,
Vart primitif se trouve irrémédiablement
Pls SFE NATIONAL ART MODKANEcoupé de son contexte, et 'anthropologie de
art n’a pas sa place.
Mais cette perspective mutile aussi l'objet
qu’elle choisit d’étudier, puisqu’elle présente
le primitivisme comme un mouvement modeme
et intérieur & l'art, Rubin date la naissance du
primitivisme a partir du moment oi deux
dictionnaires illustres, le Larousse et le Webster,
enregistrent le mot : 1897 pour l'un, 1934
pour l'autre". Or, d’une part, le primitivisme
en art nail sur un arriére-fond bien plus an-
cien et, d’autre part, les formes d’élabora-
tion du contact avec les civilisations primi-
tives dépassent largement le domaine de la
poétique des arts. Il suffit de consulter Panofsky
sur Piero di Cosimo ou Lovejoy
racines de la tradition primitiviste occiden-
tale pour s’en convaincre"
Enfin, cette réduction de Venjeu du pri-
mitivisme ne concerne pas seulement son
histoire, mais aussi sa définition a l'intérieur
du mouvement moderniste. En effet, celui-ci
a connu des primitivismes qui ont explicite-
ment rejeté le recours & l'emprunt des formes.
est le cas d’artistes comme Gottlieb, Clifford
Still, Rothko, Barnett Newman. En septembre
1946, en présentant une exposition d’ceuvres
d’art d’Indiens de la Cote du Nord-Ouest
Barnett Newman écrivait
Ii devient de plus en plus apparent que, pour com-
prendre V'art moderne, il faut apprécier les arts
primitifs, car, de méme que Fart moderne constitue
un ilot de révolte dans le flux de I'esthétique eu-
ropéenne occidentale, les nombreux arts primitils
constituent pour leur part autant d’authentiques
réussites esthétiques qui ont fleuri sans V'appui de
Vhistoire européenne."
Tout en postulant un rapport trés étroit entre
son travail de peintre et l'art des Primitifs,
Newman propose ici une esthétique ot la ré
férence primitiviste ne passe pas, comme en
Europe, par I'emprunt direct de formes. Le
grand peintre new-yorkais fait appel un es-
prit originaire de création qu’il attribue a des
artistes d’Amérique ou d’Océanie!” et, en méme
temps, poursuit une recherche formelle libre
de toute imitation. Comme dautres artistes
Boas sur les
35
PRESENCES DU PRIMITIF
new- yorkais,
thémes visuels a Vart des Primitifs, mais plutot
s'y référer comme a une recherche parallele.
Une premiere
exploration de ce \
il ne veut pas emprunter des
primitivisme non
formaliste, sensi -
blement différent a a
de celui étudié par He
Rubin ou meme
Goldwater's, m’a |
permis de montrer
que ce qui a inté- 5
ressé ces artistes
dans l'art amérin-
dien et océanien, 4
est une certaine _
conception de l’es-
pace qui précéde
tout emprunt de
formes. Pour New
man (et, comme F
nous allons le voir
pour Beuys), l'art
des Primitifs ne
constitue pas un
répertoire de
formes a imiter.
Cet art lui offre plut6t le modéle d’un espace
non illusionniste, et ume série de techniques de
1a représentation mentale. Newman illustre on
ne peut plus clairement ce point lorsque, en
‘commentant dans un texte de 1946 leur fas-
ination pour art océanien, il reproche aux
surréalistes d/avoir voulu insérer les inven-
tions formelles de cet art dans I’espace propre
a la tradition occidentale. C’est, pour lui, la
raison d’un €chec évident : l'invention de
Vartiste océanien, conclut Newman, crée un
monde magique. Celle du surréaliste, qui la
met en scéne sur 'estrade de la peinture tra-
ditionnelle (a renaissance plasticity and a re~
naissance space), ne fait que Villustrer"
A ce refus de limitation correspond, pour
Newman comme pour d/autres, une concep-
tion de l'art primitif qui en fait a la fois laCARLO SEVERI
de Vart moderne — « le monde pri-
«racine
mitif est a l'artiste d’aujourd’hui ce que
V’Antiquité était & artiste de la Renaissance
écrit encore Newman” » — et son utopie. En
ce sens, le primitiviste qui se refuse a ’em
prunt direct suit un chemin tout a fait diffé-
rent de celui, pourtant tout tracé dans notre
tradition, de 'exotisme. I ne cherche plus
hors de VOccident des shémes & illustrer (animal
exotique de Durer ou de Pietro Longhi, les
Maures de Delacroix), mais plutot des indi
cations pour la construction d’un-espace dé
livré de ce que Newman appelait les piéges de
Villusion (illu trappings")
de ’art primitif ne s’exercera done plus di-
rectement sur l'image, mais plutt sur les
on Linfluence
miers instants du travail de définition de image”
ceux qui définissent l’espace dans lequel
Vimage va paraitre. Dés lors, au-dela des affinités
de forme, artiste et le primitif partagent le
méme univers esthétique. C’est sans doute
ce qui fait écrire 4 Newman que
ce n’est pas Vartiste moderne qui est primitif
Ie premier homme qui était un artiste
D’oui sa définition, paradoxale mais on ne
peut plus précise, du primitivisme : an wtopian
dream based on the past
36
Lapproche de Rubin, done, réduit forte
ment Venjeu du primitivisme. Cela devient
nettement visible si 'on passe d’une idée pu-
rement formaliste de ce mouvement a un
essai d’exploration d’autres primitivismes,
fondés plus sur les actes qui menent a oeuvre
que sur les formes qui la constituent. Edmund
Carpenter® a remarqué que, une fois située
dans son propre univers,
une sculpture, avant d’étre un objet, est un acre
Et que, si cela est vrai
il est proprement parler insensé de croire qu'une
Visite au musée nous mette en présence dun art
primiti.
Si on adopte cette perspective, on peut for-
muler ainsi le double pari qui attend l'an-
thropologie de l'art
tiques leur langage propre et élucide
la nature de cet acte.
j‘essaierai de faire en lisant certaines oeuvres
restituer aux objets exo-
ailleurs
est ce que
comme ici
d'un grand primitiviste auquel Manifeste
consacre une trés belle salle : Joseph Beuys
En 1943, le jeune Beuys est pilote de la
Luftwvaife, Son avion tombe en Crimée. Grave
ment blessé, il est secouru par des nomades
qui enveloppent dans une couverture de
feutre. Cet épisode, constamment repris sous
de multiples variantes comme un mythe
dorigine, marque l’aeuvre de Vartiste qui
commence & travailler dans une Allemagne
presque entigrement détruite, tout de suite
aprés la guerre. Beuys est donc, littérale-
ment, un artiste qui s‘exhibe, qui veut ra
conter son histoire. Toutefois, le narrateur de
cette histoire se construit aussi, paralléle-
ment, un masque : veste noire, chapeau de
feutre, expression apparemment impassible.
D’un cété, allusion constante a la blessure,
au destin de soldat vaincu ; de autre, un
visage silencieux, un regard immobile.
Limage publique de Beuys, pour plusieurs
raisons, ne va pas sans rhétorique. Encouragés
par certaines de ses déclarations, parfois
confuses, les commentateurs de son ccuyre
évitent rarement la référence aux sociétésprimitives, 8 la mythologie, aux rituels an
cestraux, méme parfois a la Préhistoire”
Crest ainsi que, au lieu d’analyser son eeuvre
comme une mythologic, on en fait un per
sonnage mythique. On dit de lui, par exemple
qu’« il veut nous réconcilier avec la nature »
(Caroline Tisdall), qu'il prétend «
la vie dans la Terre qui en perd » (David Lévi
Strauss), qu’il exerce consciem
njecter de
nent un cha
manisme adapté nos besoins (Eric Valentin,
Kirk Varnedoe), etc."* D’autres auteurs (pour
ne pas dire tous) reconnaissent en Lui le re
tour d'une pensée animiste ou méme d’un
syst
des solides, du froid et du chaud, du chthonien
et du céleste, proche de ceux que les ethno-
log
africaines, amérindiennes ou sibériennes. Et
on cite Eliade, De Angulo, Kereny, Jung.
La encore, l’ethnologue éprouve un ma-
res archétypales,
d’harmonies du cosmos, de secrets perdus
jamais. Bref, d’une mythologi
tandis qu’il a Vhabitude, lui
questions par les formes, les présuppositions,
me d’équilibre magique des fluides et
ies ont identifiés dans certaines traditions
on parle ici de fig
e des contenus,
d’approcher ces
les structures. Il sait bien aussi que nul texte
nul objet, nul geste rituel réel ne contient di-
rectement de telles références. Seules les nai’
vetés d'une certaine littérature spiritualiste sont
responsables de cet effet d’illusion
Le probléme qui se pose & lui est donc le
suivant : si les références de V'exégése sont
sicontestables, qu’en est-il de Vceuvre elle
méme ? S‘agit-il chez Beuys d’une pure fic
tion, d'une supercherie, voire, comme cer
tains ont éc
d'un rappel a un sentiment nordique d’immersion
dans la nature, déja exploité, avec de terribles
conséquences, par le nazisme™ ?
Je crois, quant 4 moi, que le travail de V'ar-
tiste orique dont il
sentoure.
En effet, il en est de action chamanique
de Beuys comme de son action politique. Tl
lui est arrivé, par exemple, de formuler le
projet d'un parti politique des animaux. Pris
asse de loin la rh
7
PRESENCES DU PRIMITIF
a la lettre et inséré dans le programme des Verts
allemands, ce projet a naturellement rapi-
dement échoué.
fait, si les relations entre
Beuys et les Verts allemands ont vite pris le
caractére d'une comédie de malentendus,
Cest bien parce que, chez lui, aspect poli-
rituelle”)
que et non inverse.
Il ne propose pas un art utile a laction po:
litique — mais une
action politique en
forme dintervention
artistique.
tique (tout comme la dimension
est un aspect de sa por
Je partage
pour part,
Vidée récemment
exprimée par
Thierry de Duve” :
sion veut com-
prendre l’ceuvre
de Beuys, il faut
chercher a voir si
elle résiste une fois
écarté le commen-
taire idéologique ;
et essayer donc de
faire une lecture
‘image sur sa po:
litique (et sur ses
“actions rituelles”)
— comme on la fe
rait d’un de ces ta~
bleaux noirs cou-
verts de signes,
encadrés d’animaux empaillés ou empilés par
terre qu’il exposait dans les galeries.
Je me bornerai done a rappeler & ce propos
le texte de présentation qui figure dans la
salle que exposition consacre 4 Beuys, et
que je trouve sobre et bien fait. On y men-
tionne, avec V'idée de Beuys d'un art élargi
capable de mobiliser d'autres dimensions que
le regard, trois domaines d’élaboration de
Vimage : une biographie, une mythologie,
une approche politique. Et il est vrai que, s'il
ya une chose qui frappe dans le travail deBeuys, c'est bien lintensité
avec laquelle il révéle, par la
métaphore mythologique, un
enjeu politique associé au sow
venir écrasant d'une guerre
On peut done y reconnaitre
une double référence : d’une
art, une référence immémo:
riale aux origines et, comme
‘on va le voir, a certains aspects
de art primitif et, d’autre part
un renyoi constant au présent
a la circulation des images, co.
casse ou violente, que nous
avons tous les jours sous les
ux. En ce sens
ment artiste le plus représentatif de Fluxus
y il est vrail
et il reste proche, par exemple, d’un Vostell.
En effet, son ceuvre pratique si intensé
ment hybridation entre I’art et la vie quo:
tidienne que, parfois, cest la réalité qui se
meta ressembler 3 son ceuvre. On a dit cela
de beaucoup dlartistes, de beaucoup d’ceuvres,
Dans la perspective d’un Gombrich, ce serait
méme un truisme puisque, pour lui, nous
voyons littéralement le monde tel que les ar-
Listes le construisent pour nous*!. Toutefois,
dans le cas de Beuys, ce renvoi est singulié-
rement dramatique. Il se veut immédiat : i
se donne plus comme événement que comme
représentation.
Permettez-moi de rappeler une expérience
fai eue en lisant une chronique de journal,
que
38
ily a quelques années. Un
mouvement terroriste péru-
vien avait choisi de faire sa
premiére apparition, de donner
donc une image de soi, en pen-
dant & tous les poteaux de la
place de Cuzco (dominée par
d’immenses cathédrales ba
roques) des cadavres de chiens,
Ces animaux portaient au cou
une affiche, toujours la méme,
qui contenait une insulte
Vactuel Président de la
République populaire chinoise,
Deng Xsiao Ping hijo de puta”. Un
cadavre danimal (comme dans
Comment expliquer la peinture &
un lidvre mort ou dans Eurasia ;
tun slogan aussi incongru que
cruel, utilisé dans un espace
religieux, public, chargé de
souvenirs, d’emblémes du pou:
voir, Quand j'ai formé l'image
mentale de cette scene, je me
is dit il y a quelque chose ici
qui rappelle Beuys. Pourquoi ?
Non pas que je veuille le moins du monde as-
similer le terrorisme et la cruauté de ce mou-
vement révolutionnaire aux idées politiques,
pacilistes et utopistes de Beuys — on vient
de le voir : la politique de Beuys fait partie de
sa poétique et non vice-versa. Cette coin
dence révéle, a Vinverse, que le regard d’un
artiste, la mimesis qu'il réalise est un instru-
ment redoutable de compréhension de certains
phénoménes sociaux
Mais pourquoi cette familiarité, cette as-
sociation d’images liant deux formes d’ac-
tion si éloignées ? Comme on va le voir, la
réponse réside peut-étre dans le double registre
sur lequel joue Vaeuvre de Beuys : l’ances-
tralité et Vaction politique. C’est parce qu’elles
sont campées sur un vertigineux background
primitiviste, o& dominent certaines tech-
niques représentatives de l'art primitif, que les
images les plus banales — et les plus cruellesaussi — assument le caractére paradigma-
tique qui leur est propre dans son ceuvre. On
y verra alors apparaitre une autre déclinaison,
anerée dans l'histoire récente, du renvoi pri:
mitiviste, et de cette utopie fondée sur le
passé que, selon Newman, il implique.
Pour essayer de le montrer, il faudra main
tenant passer de la critique du commentaire
— mythologique ou politique — a la lecture
des images
Rubin, avons-nous dit, pense que le déchif-
frement de art primitif est inutile a la com-
préhension de l'art moderne. En particulier,
usage rituel d'un objet, quoique parfois utile
— note-t-il en passant — comme critére
d’authenticité d’une ceuvre, est relégué au
fond de la scéne. Je vais essayer de montrer
que c'est le contraire qui est vrai
Ce qui passe dans nos musées sous la dé-
nomination d’art primitif” est un immense
répertoire d’objets hétérogénes, ob il serait
vain de chercher une cohérence d’ensemble.
Toutetois, certains grands ensembles s‘y or-
ganisent : non seulement par aires cultu-
relles, mais aussi autour de certains problémes
propres 3 la représentation visuelle. Parmi
ces problémes, un nous parait dominer :
comment rendre sensible un lien entre les
aspects visibles et les aspects invisibles d'une
image ? Les stratégies stylistiques pour ré-
soudre ce probléme varient naturellement
dune tradition 4 Yautre. Un sculpteur Sawos
(Nouvelle-Guinée), par exemple, peut se li-
miter a tiliser les vides créés dans la surface
d'une planche de bois pour en faire le contre-
point de sa décoration peinte, Ce jeu du plein
et du vide, quia fasciné le Giacometti de
l'objet invisible, donne ainsi a Vimage la com-
plexité qui lui est propre. Mais ce jeu avec
le vide peut aller plus loin et impliquer non
seulement la description de certains aspects
implicites de Vimage, mais aussi Vallusion 3. une
présence invisible. G’est ainsi qu’un masque
kwakiutl fait surgir, en marge d’un visage vu
de face, le profil noir & peine suggéré d’un
39
PRESENCES DU PRIMITIF
autre visage. Les Elément visibles du visage, dont
on ne donne qu’une partie, appartiennent des
lors & deux présences, dont l'une est bien 1a,
mais ne nou
Cette manire de combiner des traces par
tielles d'images est si proche, au moins en
apparence, du travail onirique qu’il m’est ar-
rivé de 'appeler condensation, méme si ce
qui m’intéresse (maintenant comme il y a
quelques années) n’est ni le réve en soi, ni'€lé-
ment onirique du travail de V'artiste, mais
plutot de savoir comment, dans une tradi-
tion, un symbolisme
de V’expérience in-
dividuelle est en-
gendré et préservé.
En fait, dans un tra-
vail réalisé avec
Michael Houseman”,
jai pu montrer que
Ja condensation joue
est nullement montrée.CARLO SEVERI
an réle essentiel dans l’action rituelle et
marque tout élément constitutif de Vespace
cérémoniel
Un objet sculpté de I'ile de Paques (ve
nant de la collection d’André Breton) nous
montre un exemple, a la fois élémentaire et
parfait,
tendue dans l'espace comme un arc, articule
de ce procédé. Une seule forme.
dans un seul développement un sexe mas-
culin, un lézard et le corps d’un homme. La
perfection (a laquelle le principe que Salvatore
Settis a appelé « contraction iconographique »®*
nest pas étranger) de cet objet réside sans
doute dans sa simplicité m
ent visibles, s’y tiennent en
fortement nouées les unes aux
trois images,
toutes partielle
équilibre
autres, dans la partie non visible (mais pas du
tout arbitraire, ou variable) de l'image. Celle
qui, comme le visage en ombre a peine sug
a¢ré par le profil noir du masque kwakiutl, ap
parait seulement dans I'esprit de celui qui
regarde. Soulignons que, si lle est partielle
cette image n'est nul-
lement imprécise
mme Va bien vu
Vincent Bounoure,
cet homme-lézard
pourrait étre vivant,
Ce n’est donc pas le
produit d’un arbitre
de Vimagination
est une chimere””
En ce sens, 'homme-lézard de Vile de Paques
est comparable aux monstres de Goya, dont
Baudelaire disait qu’ils étaient
viables, harmoniques [...] et que
e naturelle, il serait difficile de
méme au point
de vue de histo
les condamner, tant il y a analogie et harmonie
dans toutes les parties de leur étre™
Pour lui aussi, on pourrait dire
que le point de suture entre le réel et le fantastique
est impossible a saisir”,
Si nous repensons aux remarques de Newman,
nous nous apercevons toutefois que ce qui
ci, c’est précisément la nature de I'es-
pace oit l'image surgit.
Le résultat que Goya obtenait en perfec-
tionnant illusion spatiale ou il plagait ses
monstres — c’est-a-dire le sentiment de sortir,
a travers la vision de Vart, de l'expérience
ordinaire de la perception — est obtenu ici
par un procédé de construction qui, sans vou:
loir faire illusion a l’ceil, étend néanmoins
40image mentale de Vocuvre par rapport a Vobjet
qui en est le support
La modalité psychologique de cette ex
tension est claire : toute condensation dé.
clenche inévitablement une projection, Notre
perception fait donc exister certaines parties
de Vobjet, et nous lie ainsi a son image. D’ou
son pouvoir d‘illusion, trés fort, méme si l’es
pace oi cette im
niste. On ne
est précisément ainsi, dans bien des traditions
parait n’est pas illusion
sera pas étonné de découvrir que
primitives, qu’on rend sensible la présence
d'un dieu dans espace du rituel. Nous avons
déja vu ce jeu de la double présence dans un
masque provenant de la Cote du Nord-Ouest’®
Voyons un autre exemple de
(art
Ces deux masques tlingit se référent
me beaucoup d’autres objets sculptés
rindiens, a la représentation rituelle d'un
esprit animal : ici, le Pic et le Faucon. Du
point de vue purement esthétique, ce sont
deux exemples d’un procédé graphique tres
répandu dans Wart primitif
tion par plans de syméirie. Mais comment
expliquer anthropomorphisme évident de
ces images ? En fait, dans la culture kwa-
kiutl, les esprits animaux, en général invi-
sibles, paraissent aux yeux des humains se
lement & travers l’extase rituelle. Une sorte
de « folie sacrée »1 saisit alors l'initié qui
porte ce masque au cours d'une danse céré-
monielle, pendant laquelle V'esprit-oiseau
descend dans son corps.
Certains pas de danse deviennent ainsi
(comme ces signes que nous voyons inscrits
sur un visage humain dans les illustrations
la représenta-
PRESENCES DU PRIMITIF
ci-contre et ci-dessus) des indices de la mé
tamorphose du danseur en Faucon, ou en
Pic, Pendant la séquence rituelle, done, Vimage
de esprit sransparait dans certains gestes du
chamane : est 4 ce moment qu'il sera pergu
@ la fois comme un homme et comme un
animal. Le masque, loin de tenter la repré-
sentation optique d’un oiseau, enregistre les
traces d’une métamorphose rituelle du vi-
sage humain
il est donc, comme I’homme-
lézard, image partielle et complexe & la fois
Regardons maintenant le piano de Beuys
et nous verrons y jouer un procédé similaire
Linstrument de musique y est affublé des
pattes d’un animal : un éléphant, un rhino-
re. Mais si nous pensons au
Voeuvre de Beuys — trans-
céros peut-
proj
rire une biographie en mythe — nous ver-
rons aussi que cette présence animale, en-
veloppée de feutre, renyoie au corps d’un
soldat blessé, auquel des nomades ont au-
qui travers
trefois prété secours. Ce piano baillonné —
animal silencieux — est done aussi un corps
de soldat blessé (la croix rouge). Voix étoulfée,
métamorphose animale, traces d’une bles-
sure : cette ceuvre aussi, comme le masqueCARLO SEVERI
kwakiutl, comme I’homme-lézard de ile de
Paques, est construite par la condensation,
le montage d'images partielles juxtaposées. En
ce sens, donc, ce piano est une chimere. Beuys
s'y montre primitiviste comme Newman.
Comme lui, il utilise des techniques de re-
présentation de linvisible. Et il le fait en se
situant dans un espace projectif et non dans
un espace optique
On s’était demandé quel sens pouvait
avoir dans l'ceuyre de Beuys la référence a la
représentation “mythologique”. On peut ré-
pondre maintenant que cela signifie : trans.
crire histoire d’une vie — ou plutét les frag.
ments dispersés d’un souvenir — dans un
symbolisme lié 4 la condensation. Toutefois,
ily a.un autre aspect qui rend Beuys tres dif-
ferent de Newman. Si ce dernier attribuait
volontiers 4 ’expressionniste abstrait une
sorte de « volonté rituelle » (ritualistic will’)
analogue a celle de Vartiste primitif, il n’avait
jamais, comme
Beuys, présenté ses
propres ceuvres
comme des rituels. A
nouveau, le renvoi
entre art et événe-
ment est, chez Beuys,
immédiat. C’est une
férence dont il faut
rendre compte.
42
En 1974, Beuys € action
aux Etats-Unis. I] installe une sorte de cage
en fer dans une galerie de New York et il y vit
entidrement recouvert de feutre, avec un
lise sa prem
coyote qu’on vient de capturer. De cette “ac-
tion rituelle” reste un document vidéo, qui nous
permet d’en reconstituer quelques étapes.
Reprenons la voie la plus sire pour pénétrer
dans l’univers de Beuys : Venjeu de I'ccuvre
reste la transcription d’un épisode obsédant
dans un symbolisme dont nous venons de
voir la complexité. Il faut donc lire cette ac-
tion, dont le titre en apparence paradoxal est
ILIKE AMERICA AND AMERICA LIKES ME,
comme on vient de lire le piano exposé a
Manifeste
Le Beuys qui arrive a l'aéroport Kennedy
est un homme aveugle et recouvert de feutre.
I porte done sur soi, sans un mot, le souvenir
de sa blessure, de sa défaite. C’est une am-
bulance, qu‘une patrouille de police arréte
pour contréle, qui ménera cet homme enve-
loppé et muet dans la galerie. Sur l'ambu-
lance, nous reconnaissons la croix rouge qu’on
vu camper sur le piano-chimere. Lorsque
Beuys entre dans la cage installée dans la ga-
lerie, le systéme des indices est en place : voici
tun soldat allemand, blessé, emprisonné,
Face au coyote, ce soldat muet se montre
Tespectueux, presque soumis. Suit un conflit
violent : Vanimal attaque homme recouvertde feutre, il le mord, il déchire cruellement
le tissu. homme ne se défend pas. I! se tait
Il tente plutot d’établir un espace commun,
de communiquer avec l’animal par le son
d’un triangle. Méme, parfois, par la parole.
Les deux images, du coyote et de Yhomme
qui vit avec lui, tendent ensuite a s‘appro-
cher. C’est le coyote, maintenant, qui vient par-
fois se coucher dans la masse de feutre. Un
Equilibre, une sorte de tréve s‘installe entre
eux deux. Beuys, avant de sortir, prendra le
coyote dans ses bras. A ce moment
le dos ses spectateurs. Pour un instant ( mo:
ment bref, nullement souligné) coyote et Beuys
forment une seule image. De Vidée d'un espace
partagé nait ainsi la construction d'une fi-
gure multiple, d’une fusion de l'un dans
Yautre, d’une réconciliation avec “Vanimal
ancestral” de Amérique.
On se gardera de prendre ce geste pour
une identification directe. Ce n’est pas Beuys
qui “prend la place” du coyote, il ne dit pas
«le coyote, Vanimal américain, c'est moi
Encore moins — comme on I’a aussi pré
tendu — veut-il lancer un slogan politique
direct : « Réconcilions-nous avec le monde
animal ». Ce n’est pas ici "image publique
de Beuys en leader, en chamane d’aujourd’ hui
qui parle, pui
se fait trouble, se cache, se confond avec
animal, s‘engage dans un processus de mé-
| tourne
que son image, précisément.
4B
PRESENCES DU PRIMITIF
tamorphose. C’est la figure complexe pro-
gressivement construite au cours de action
Cest I’ceuvre elle-méme qui devient une fi
gure intermédiaire entre le coyote et Beuys
Crest seulement cette condensation par I'ac
ion qui permet de comprendre le titre : "énon-
ciateur de cette phrase « I LIKE AMERICA
AND AMERICA LIKES ME » n’est ni le soldat
blessé parti a la recherche dune réconcilia-
tion, ni le faux chamane venu évoquer les
esprits de I’Amérique indienne. C’est un per
sonnage qui cumule en soi et coyote et image
(masquée, aveugle, blessée) de lartiste. Ce
sont ces deux présences qui composent I'ceuvre
et la constitu
Ce passage par l'action rend possible un dé-
placement crucial : la technique de la conden-
c son effet corollaire — le déclen:
sation, avCARLO SEVERI
chement d'une projection perceptive capable
d'étendre image mentale par rapport @ la repré-
sentation optique — se déplace ainsi, de lceuvre
elle-méme a Vimage de Yartiste. Loin d’étre por-
teurs d'un message politique, les mots du titre
he sont qu'un autre indice de cette transfor
mation, Du monde, ils ne disent rien : ils mar-
quent plutét la nature de celui qui parle.
Primitiviste d/aujourd’hui, Beuys ne cher
che plus, comme Newman, a trouver une at-
44
Litude paralléle & celle de Vartiste primitif, 1
cherche & devenir un Primitif — et méme
parlois, comme I’a écrit Thierry de Duve, un
animal”. Si
Gait un artiste
dautre que la révélation d'une primitivité
Cente position paradoxale du primitivisme
pour Newman, le premier homme
pour Beuys, art n'est rien
dans la modernité, cette tension, qui fait du
Primitif a la fois une origine et un but utopique,
se fait vertigineuse chez Beuys. On a vu que
la condensation est dans certains objets dart
primitif — vus du point de vue de leur usage
rituel — une maniére de représenter la mé-
tamorphose, et la présence qu’elle révéle
d'un esprit invisible. Par les actions qu'il réa-
lise, Beuys devient dans ses rituels un étre
soumis a la métamorphose. Accomplir un ri
tuel, pour lui, signifie donc non seulement
déplacer la condensation sur l’énonciateur
d'un symbolisme, mais aussi et surtout trans.
former en chimére image méme de artiste
D’ou son masque en apparence indifférent
trace, désormais obligatoire, d’une méta
morphose accomplie.
NOTES
1. William Rubin (64), Primitivisos in XXth Century
Art, catalogue de exposition du Museum of Moder
Art, New York, 1984. J‘utilise ic la traduction fran-
aise, Le Primitivisme dans l'art du 20° site
Flammarion, 1987, oi j'ai puisé toutes mes citations.
Je ne m’occuperai pas du livre que Robert Goldwater
4 consacré a cette question en 1938 (Primitivism
in Modern Ari, nouvelle éd. Cambridge, Mass.
Harvard University Press, 1986, trad. frang. Denise
Paulme, Paris, Presses universitaires de France
1988), dont analyse exigerait une étude a part
2. William Rubin, « Le pri
, Paris,
itivisme moderne
une introduction », in Rubin (éd.), op.cit., p. 21
3. William Rubin, « Picasso », in Rubin (éd.).
opt, p. 241-343.
4. Rubin (€d.), op.cit.. p. 19 et 58 sq,
5. Alberto Giacometti : « J/ai envie de peindre
pour tacher de savoir ce que je vois » (extrait de
I sogno di una testa, Ritratto di A, Giacometti, film,
16 mm, réalisé pour la télévision suisse italienne,
1969).
6. Cf. Rubin, « Le primitivisme:
sat city, p. 138, ou encore ibid, p. 59: « La plupart des ca
teres plastiques communs a l'art moderne et
art tribal peuvent étte attribués 3 adoption assez
eneralisée au XX® siecle vers des modes d’ima.
Ces mémes modes sont
(p. 28)
Les fonction et signification précises de chaque
ination conceptuels
qualifigs di
idéographiques
objet. dont les ethnologues se préoceupent au pre
mnier chel, n’entrent pas dans mon propos, saul
dans la mesure od elles étaient connues des ar
tistes modemes en question » (Rubin, « Le pri-
vs aft cit, pe I). CL. aussi id, p. 74, notes
Let 6
Rubin distingue toutefois entre I
non intentionnelle, "'emprunt direct et I’élabora:
alfinité »
tion consciente ou inconsciente de ces themes,
Ch. id., p. 32 54
9. CL. 3 ce propos : Heinrich Wolfflin, Principes
a histoire de Wart, Paris, Plon, 1952
10, C1. Rubin, « Le primitivisme
11. Pour une critique de la méthode des resem
blances de famille dans analyse comparative —
une méthode qui, comme celle de Rubin, wilise tour
i tour des termes de comparaison différents au
Le cha:
», art. cit, p. 41-55.
cours d'une méme analyse — ef. mon «
manisme et la Dame du Bon Jeu, Sur le dernier livre
Je C. Ginzburg », L’Homme, n° 121, janvier-mars
1992, XXXII (1), p. 165-177,
12. Cit. in Rubin, « Le primitivisme... », art cit, p. 6.
13. CL, par exemple, Carl Einstein, « La sculp-
ture négre » (1915], in Qu’est-ce que la sculpture
moderne ?, Patis, Cent es Pompidou, 1986,
p. 344 sq.
14, Rubin, « Le primitivisme... », art. cit., p. 2
15. Cl, Erwin Panofsky, « The History of Man in.
‘Two Cycles of Paintings by Piero di Cosimo »
[1939]. in Studies in Iconology, New York, Icon.
Edition, Harper and Row, 1967 (trad. frang.
Cl, Herbette et B. Teyssedre, In Essais d iconologie
Paris, Gallimard, 1967), et Arthur O. Lovejoy et
George Boas, A Documentary History of Primitivism and
Related Ideas, Baltimore, Jobn Hopkins University
Press, 1935,
16, Cit. in Harold Rosenberg, Barnett Newman, New
York, Abrams, 1978, p. 241
17. Cl. des textes comme « The First Man Was an.
Artist », « American Indians Paintings », « Art of
the South Seas », souvent préparés pour la ga
lerie de Betty Parson, aujourd’hul réunis in Barnet
Newman, Selecied Writings and Interviews, New York,
Knopf, 1990.
18. Cf, mon « Primitivisme sans emprunts —
Newman, Boas et Vanthropologie de l'art », Caliers
du Musée national d'art maderne, n° 28, Eté 1989,
p. 55-60.
19. Cf, Newman, « Art of the South Seas
45
PRESENCES DU PRIMITIF
Selected Writings... op
20. Ibid.
21. Ibid,
22. Harold Rosenberg, Art on the Edge, Chicago,
Chicago University Press, 1983, p. 4
23. Newman, « The First Man... », aft dt. p. 156-160.
24. Newman, « Art of the South Seas », art, cit.,
p. 102
cit, p. 101-102
Edmund Carpenter, in Herta Haselberger,
Methods of Studying Ethnological Art », Current
Anthropology, 2(4), 1961, p. 341-384.
26. Cf,, par exemple, ces déclarations, citées par Kirk
Varnedoe (« Explorations contemporaines », in
Rubin (éd.), ep. cit, p. 683, note 18)
dere cette forme ancienne de comportement [le
chamanisme] comme l'idée d’une transformation
qui s‘effectue & travers les processus concrets de
existence, de la nature et de l'histoire. [...] On pour
rait le décrire comme la racine la plus profond
ment enfouie de V'idée de vie spirituelle
veau plus profond encore que celui des mythologies
des stades suivants, dans la culture grecque ou
égyptienne par exemple... [..] Quand les gens di
sent que les pratiques chamanistes sont ataviques
et irrationnelles, on pourrait répondre que Vat
tude des savants contemporains est tout aussi dé-
Je consi
modée et atavique, parce que nous devrions au~
jourd’hui avoir atteint un autre stade de
développement dans notte relation avec les choses
materielles.
27, Cf, David Lévi-Strauss, « American Beuys : 1
like America and America likes me », Parkett
nn? 26, 1990, p. 124-129,
28, Outre Lévi-Strauss, « Ai
rican Beuys... »CARLO SEVERI
art, cit,, et Varnedoe, « Explorations...» art. cit
cl. aussi Caroline Tisdall, Joseph Beuys : Coyote, trad.
franc, Paris, Hazan, 1988, et Eric Valentin, « Beuys
mélancolie saturnienne et arc-en-ciel », Aristudio,
Spécial Joseph Beuys, n°4, Printemps 1987, p.
47, Pour une attitude critique proche de celle de
Varnedoe, cl. Benjamin H.D. Buchloh,
Twilight of the Idol. Preliminary Notes for a Critique
Anorum, vol. XVI, n° 5, janvier 1980, p. 35-43
Explorations p.6si
Joseph Beuys ou le der
Aristudio, 1
Beuys, the
29. Cl. Vamnedoe i
nier des prolétaires
987, p. 129-133,
Thierry de Duve
4, printemps
46
31. Emst Hans Gombrich,
ay of P
Art and Illusion. A Study in
Represenation [1956], Princeton,
Princeton University Press, 1984 (trad. franc. G.
Durand, Arte tilusion, Paris, Gallimard, 1971)
32. Cet épisode a été récemment rappelé par Ronald
Bennet (« What Happened at Ayacucho », London
10 septembre 1992)
33. Rubin, « Le primitivisme... », art. cit
34. Cf « Una st
Antropologia della forma onirica
vela la natura delle cos
Museo d’arte contemporanea,
p. 226-234
35. Cl. a ce propos Michael Houseman et Carlo
Severi, « Introduzione al Naven. Morfotogia ¢ lo-
gica della relazione rituale », in Gregory Bateson,
Naven, Un rituale di travestimento in Nuova Guinea,
Turin, Einaudi, 1989 (édition originale anglaise
1936).
36. Salvatore Settis, La tempesta interpretata, Turin,
Einaudi, 1979, p. 88-89 (trad. frang. O. Christin,
Lnvention d'un tableau, Paris, Minuit, 1984, p. 95, 96).
37. Dans la mythologie grecque, la chimére est
un étre résultant de la combinaison de différents
animaux : t@te et poitrail de lion, ventre de chévre
queue de dragon. Je fais allusion ici a une com-
munication personnelle de Vincent Bounoure
38. Charles Baudelaire, Guvres completes, Paris, La
Pléiade, 1968, p, 1018.
39. Id., p. 1020,
40. Grace a Marie Mauzé (Laboratoire d’anthro-
pologie sociale, C.N.R.S., Paris), je peux signaler
qu'il s‘agit d’une représentation de nutlamail, le
boutfon rituel du grand cycle cérémoniel kwa.
kiutl de 'hiver et que cet objet fut collecté par
Franz Boas en 1886 a Fort Rupert, Qu’elle en soit
chaleureusement remerciée.
41. Ace propos, cl. Franz Boas, Social Organization and
the Secret Socteties of the Kwakiut! indians [1895], New
York, Londres, Johnson Reprints, 1970, p. 431-500.
42. Rosenberg, Barnett Newman, op. cit, p. 241
43. De Duve, « Joseph Beuys... », art. cit, p. 132
Review of Books
po 4.
in Il sogno ri
catalogue de exposition,
Bolzano, 1991
Carlo Severi
Ge texte a d’abord fait objet d’une conférence
prononcée le mercredi 23 septembre 1992 au
Studio 5 du Centre Georges Pompidou dans le
cadre d'un cycle organisé par Les Cahiers du musée
national dart moderne a propos de l’exposition
Manifeste : Trente ans de création en perspective (18
juin-28 septembre 1992).