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Pourquoi Je suis Catholique

Par
le Père Auguste BOULENGER
Manuel d’Apologétique : Introduction à la doctrine catholique, éd. Emmanuel
Vitte, Paris Lyon, 1937, 8e éd., 490 p.

[ IMPRIMATUR : C. GUILLEMANT, Vic. gen. , Atrebati, die 30 Aprilis 1920.]

LETTRE D’APPROBATION

CHER MONSIEUR L'AUMONIER,

Succès oblige. Votre premier ouvrage : La Doctrine catholique, vous a conduit


et presque contraint à lui donner un complément : Le Manuel d'Apologétique.

Ne vous en prenez qu'à vos qualités de méthode, de précision, de probité


scientifique. Ce sont elles qui vous ont conquis tant de lecteurs et de disciples, et qui
les ont autorisés à attendre de vous ce nouvel effort.

Un manuel d'apologétique, en effet, n'est pas chose facile. L'objet en est


complexe, ardu et, du moins en sa partie négative ou défensive, en voie de perpétuelle
transformation. La tâche exige une intelligence toujours en éveil, et autant de
souplesse que de fermeté dans l'esprit.

Et puis, l'Apologétique n'est-elle point, par son but, un art aussi bien qu'une
science? Si elle prétend convaincre et toucher, ne lui faudra-t-il pas compter avec les
circonstances de temps, de pays, de personnes? Le choix des arguments, leur
importance respective, la manière de les faire valoir : c'est en cela que précisément
consistera le talent de l'apologiste, son mérite et son succès.

Votre « Manuel», Monsieur l'Aumônier, trahit de vastes lectures et un long


travail de mise en œuvre.

Vous avez eu raison de donner, pour point de départ à la recherche de la vraie


Religion et de la véritable Église, dés notions rationnelles sur la certitude, sur la nature
de l'homme, sur les rapports qui existent entre l'âme humaine et son Créateur. Rien
n'est plus opportun à l'heure actuelle. Le plus difficile aujourd'hui, c'est d'amener les
indifférents à reconnaître la nécessité d'une religion. Dès qu'ils sont arrivés là, leur
choix est vite fait. La religion chrétienne et catholique défie toute comparaison.

1
Toutefois, là encore, vous aviez à combattre de redoutables adversaires. Formés
aux disciplines scientifiques, habitués à passer au crible tous les textes et tous les
raisonnements, les savants modernes sont aussi habiles à l'attaque qu'à la riposte. Vous
avez exploré, avec beaucoup de sagacité et de conscience, ce qu'on peut appeler leurs
positions de combat. Je ne crois pas que vous ayez éludé aucune des questions agitées
naguère dans les divers domaines où se rencontrent la foi et le rationalisme : exégèse,
histoire des religions, évolution des dogmes, histoire de l'Église primitive.

Malgré des imperfections inévitables en une matière qui touche à des problèmes
si délicats, vous avez réalisé une œuvre de valeur.

Vous excellez à mettre les idées dans un ordre lumineux et serré. Vous êtes plus
touché par la solidité des arguments que par la renommée de leurs auteurs. Vous savez
puiser les informations aux bonnes sources, sans abdiquer la légitime indépendance de
votre jugement.

Je souhaite donc à votre livre, cher Monsieur l'Aumônier, le même succès qu'à
ses devanciers. Je suis heureux de vous encourager à poursuivre les travaux que vous
avez entrepris, depuis quelques années, pour la diffusion de la science qui est la plus
nécessaire, je pourrais dire, la plus passionnante de toutes : celle de la Religion.

Je bénis, cher Monsieur l'Aumônier, votre vaillante initiative, et je vous


renouvelle l'assurance de mes sentiments paternellement dévoués en Notre-Seigneur.

Eugène LOUIS, évêque d’Arras

Arras, le 23 mai 1920, en la fête de la Pentecôte

2
TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION. — Notions générales

Première Partie : Les Préambules rationnels de la Foi.

SECTION I : DIEU
CHAP. PRELIMINAIRE. — Le problème de la certitude
CHAP. I. — De l'existence de Dieu
CHAP. II. — De la nature de Dieu
CHAP. III. — Action de Dieu. Création et Providence

SECTION II : L'HOMME
CHAP. I. — Nature de l'homme
CHAP. II. — Origine et Destinée de l'homme. — Unité de l'espèce humaine.
— Antiquité de l'homme

SECTION III : RAPPORTS ENTRE DIEU ET L'HOMME


CHAP. I. — Religion et Révélation
CHAP. II. — Les Critères de la Révélation. Le Miracle et la Prophétie

Seconde Partie : Recherche de la vraie Religion.

SECTION I : LES FAUSSES RELIGIONS


CHAPITRE UNIQUE. — Les principales Religions non chrétiennes

SECTION II : LA VRAIE RELIGION. LE CHRISTIANISME


CHAP. I. — Les Documents de la Révélation
CHAP. II. — L'Affirmation de Jésus
CHAP. III. — Réalisation en Jésus des prophéties messianiques
CHAP. IV. — Jésus a confirmé son affirmation par ses prophéties, par ses miracles, par
sa résurrection
CHAP. V. — La Doctrine de Jésus. Sa rapide diffusion. Sa merveilleuse conservation.
Le Martyre

Troisième Partie : La vraie Église.

SECTION I : RECHERCHE DE LA VRAIE ÉGLISE


CHAP. I. — Institution d'une Église
CHAP. II. — La vraie Église. Ses notes. Seule l'Église romaine les a.

SECTION II : CONSTITUTION DE L'ÉGLISE


CHAP. I. — Hiérarchie et pouvoirs de l'Église

3
CHAP. II. — Les Droits de l'Église. Relations de l'Église et de l'État

SECTION III : APOLOGIE DE L'ÉGLISE


CHAP. I. — L'Église et l'Histoire
CHAP. II. — La Foi devant la raison et la science

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PREMIERE PARTIE : Introduction et préambules rationnels de la Foi

INTRODUCTION NOTIONS GÉNÉRALES


1. Définition. Étymologiquement, le mot apologétique (grec apologêtikos, apologia)
veut dire justification, défense. Conformément à l’étymologie, l'apologétique est la
justification et la défense de la foi catholique.
2. Objet. Comme on peut le voir par la définition, l'apologétique a un double objet.
Elle est : a) la justification de la foi catholique. Considérant la religion dans son
fondement, c'est·à-dire dans le fait de la révélation chrétienne, dont l'Église catholique
se dit la seule dépositaire fidèle, elle expose les motifs de crédibilité qui en démontrent
l'existence. Le problème qu'elle doit résoudre est donc celui-ci: Étant donné qu'un
certain nombre de religions se partagent l'humanité, il s'agit de trouver la vraie. Or
l'apologiste catholique prétend que sa foi est la seule vraie, qu'elle est objectivement
vraie: il doit donc en faire la preuve. Ce premier travail constitue l'apologétique
démonstrative ou constructive,. - b) la défense de la foi catholique. Non seulement
l'apologétique présente les titres de la Religion catholique à notre adhésion, mais elle
fait front à ses adversaires et répond aux attaques qu'elle rencontre, chemin faisant. Et
comme les attaques varient avec les époques, il s'ensuit qu'elle aussi doit évoluer et se
renouveler sans cesse: laissant de côté les objections anciennes et démodées, elle doit
se porter sur le terrain de combat choisi par les adversaires de l'heure présente.
Envisagée sous ce second aspect, l'apologétique a un caractère négatif et porte le nom
d'apologétique défensive.
3. - Corollaire. - APOLOGÉTIQUE ET APOLOGIE. - L'on a coutume de distinguer
l'apologétique de l'apologie. « Apologétique signifie proprement: science de l'apologie,
de même que dogmatique signifie science des dogmes. L'apologétique est la défense
savante du christianisme par l'exposé des raisons qui l'appuient ... Une apologie est une
défense opposée à une attaque1.» L'objet de l'apologétique est donc plus général.
L'apologie, au contraire, se meut dans une sphère restreinte: elle se borne à défendre
un point de la doctrine catholique, qu'il s'agisse du dogme, de la morale ou de la
discipline2. Elle prouve, par exemple, que le mystère de la Trinité n'est pas absurde,
qu'il est injuste d'accuser la morale chrétienne d'être une morale intéressée, que le
célibat, loin d'être une institution blâmable, offre de précieux avantages ; elle réhabi-
lite, s'il le faut, la mémoire d'un saint. L'apologie remonte au premier âge du
christianisme; l'apologétique, étant une science, n'est venue que plus tard, et elle est
toujours en voie de formation, ou du moins, de perfectionnement.

BUT ET IMPORTANCE DE L'APOLOGETIQUE.


4. - But. - L'objet de l'apologétique (N° 2) fait ressortir clairement le but qu'elle
poursuit.

1
F. HETTINGER, Théologie fondamentale, tome I.
2
L'apologie a donc sa place dans l'exposé de la Doctrine catholique. Nous renvoyons aux trois
fascicules de notre ouvrage.

5
A. EN TANT QUE DÉMONSTRATIVE, elle vise le croyant, d'une part, et d'autre part,
l'indifférent et l'athée: - a) le croyant, pour le soutenir dans ses convictions en lui
permettant d'établir le bien-fondé de sa foi, en éclairant son intelligence et en
affermissant sa volonté; - b) l'indifférent et l'athée, le premier pour le convaincre que la
question religieuse s'impose, et que l'indifférence, en matière aussi grave, est
déraisonnable, le second pour le tirer de son incrédulité. Elle veut les amener tous les
deux à réfléchir, à étudier et à se convertir3.
B. - EN TANT QUE DÉFENSIVE, l'apologétique ne vise que les anti-croyants et elle a
pour but de réfuter leurs préjugés et leurs objections. Nous disons anti-croyants, et non
incroyants, car tandis que souvent les incroyants se contentent de ne pas croire, les
anti-croyants ont leur religion à eux, qu'ils dressent contre la religion catholique:
religion de la science, de l'humanité, de la démocratie, de la solidarité, etc.
5. - Importance. - L'importance de l'apologétique se déduit des deux raisons
suivantes: - a) Elle est à la base de la foi. Rappelons-nous, en effet, que la foi implique
un triple concours: le concours de l'intelligence, de la volonté et de la grâce. Or, le rôle
de l'apologétique est de conduire au seuil de la foi, de la rendre possible en démontrant
qu'elle est raisonnable4. Sans doute, à consulter les faits, la question ne se pose pas tout
d'abord pour nous. Elle est résolue, avant même que notre esprit s'attache à la discuter;
car, quelle que soit la religion à laquelle nous appartenons, nous la recevons tous de
notre milieu et de notre éducation: elle nous vient de nos parents et de nos maîtres.
Beaucoup s'en contentent toujours d'ailleurs et l'acceptent ainsi, toute faite, d'autorité,
sans discussion et sans contrôle. Mais il peut arriver un moment oille doute envahisse
notre esprit et où il soit nécessaire d'armer notre foi contre. les attaques de nos
ennemis. Saint Pierre ne recommandait-il pas déjà aux premiers chrétiens de se tenir
prêts à répondre quand on leur demanderait compte de leur croyance (1 Pierre, III, 15).
Autant et plus que jamais, tout catholique doit être en état de se raisonner sa foi et d'en
rendre raison aux autres5. - b) L'apologétique est la condition nécessaire de la
théologie. En effet, l'exposition de la Doctrine catholique suppose la foi déjà admise et
3
Qu'elle s'adresse aux croyants ou aux incroyants, l'apologétique a toujours pou but de produire dans
les âmes la certitude touchant l'existence de la révélation chrétienne. Or plusieurs écoles
philosophiques contestent à l'esprit humain le pouvoir d'atteindre la vérité. Il conviendra donc de
résoudre avant tout, le problème de la certitude (voir chapitre préliminaire).
4
Les preuves que l'apologiste nous fournit du fait de la révélation doivent nous amener à former deux
jugements: le premier, c'est que la révélation se manifeste à nous avec une évidence objective, qu'elle
est croyable (credibile est), jugement de crédibilité; le second, c'est que, si elle est croyable, il y a
obligation de croire (credendum est), jugement de crédentité. Alors que le premier jugement est
d'ordre spéculatif et ne s'adresse qu'à l'intelligence, le second va plus loin, il atteint la volonté: c'est un
jugement pratique.
5
Toutefois, il est bon de remarquer que, si l'examen est permis. le doute ne l'est pas. Le Concile du
Vatican déclare, en effet, que. ceux qui ont reçu la foi sous le magistère de l'Eglise ne peuvent jamais
avoir une raison valable de Changer leur foi ou d'en douter Const. Dei Filius, Can. III , et Can. VI). A
ceux qui prétendent qu'il faut d'abord faire table rase de sa foi pour arriver à la vérité, LEIBNIZ
répond: « Quand il s'agit de rendre compte des choses, le doute n'y fait rien ... Que, pour surmonter le
doute, on examine, soit. Mais que, pour examiner il faille commencer par douter, c'est ce que je nie. »
Et M. BLONDEL, après avoir cité ces mots de Leibniz, ajoute à son tour: « Qu'on cesse de se
méprendre sur le véritable sens de l'esprit critique: avoir l'esprit bon et l'appliquer bien, ce n'est, à
aucun moment de la recherche, cesser de voir; loin de là, c'est voir, au contraire, qu'il y a toujours plus
à voir, et mieux à prouver, et davantage à vivre. C'est chercher la lumière avec la lumière, Et pourquoi
faudrait-il, parce qu'on aspire à voir plus clair, commencer par éteindre toute clarté ? »

6
ne concerne que les croyants. Il suit de là que, si toutes deux ont des points de contact
et s'occupent également de la révélation, elles diffèrent quant au point de départ et
quant à la marche. Ainsi l'apologiste, sans autre instrument que la raison, part des
créatures pour s'élever au créateur, à un Dieu révélateur et aboutit au fait de l'Église
enseignante, au lieu que la théologie suit un ordre inverse: partant du point d'arrivée de
l'apologétique, à savoir, du magistère infaillible de l'Église, elle expose les ensei-
gnements de la foi.
DIVISION DE L'APOLOGETIQUE.
6. - La religion catholique ayant pour fondement le lien, les rapports qui existent entre
Dieu et l'homme, ou plutôt l'âme humaine, il s'ensuit que l'apologétique doit traiter de
Dieu, de l'homme et de leurs rapports. Or la solution des problèmes qui concernent ce
triple objet est du domaine de la philosophie et de l'histoire. D'où deux grandes
divisions: la partie philosophique et la partie historique.
7. – 1° Partie philosophique. - Les principales questions, qui sont du ressort de la
philosophie, sont les suivantes. - A. SUR DIEU. Cette première section traite de
l'existence de Dieu, de sa nature et de son action (Création et Providence). - B. SUR
L'HOMME. La seconde section doit démontrer l'existence de l'âme humaine, d'une
âme qui a pour propriétés d'être spirituelle, libre et immortelle. - C. SUR LEURS
RAPPORTS. La troisième section forme comme la conclusion des deux premières. En
partant de la nature de Dieu et de l'homme, elle a pour but d'établir les rapports qui
s'ensuivent nécessairement et ceux dont il est possible de présumer l'existence. Les
trois sections de la première Partie forment ce qu'on appelle les préambules rationnels
de la foi.
8. - 2° Partie historique. - Avec la seconde partie, nous abordons la question de fait.
Or tout fait relève de l'histoire. C'est donc par les documents historiques que
l'apologiste doit prouver l'existence des révélations primitive et mosaïque, puis de la
révélation chrétienne faite par Jésus-Christ et dont l'Eglise catholique garde le dépôt.
La partie historique se subdivise donc en deux sections: la démonstration chrétienne et
la démonstration catholique.
A. DÉMONSTRATION CHRÉTIENNE. - Dans cette 'première section, il s'agit de
prouver l'origine divine de la religion chrétienne par des signes ou critères qui
emportent notre assentiment. Ces signes sont de deux sortes. Il y a : - a) les critères
externes ou extrinsèques, c'est-à-dire tous les faits, miracles et prophéties, qui, ne
pouvant avoir d'autre auteur que Dieu, ont été fournis par lui en vue de la révélation
pour déterminer et confirmer notre foi, et - b) les critères internes ou intrinsèques c'est-
à-dire ceux qui sont inhérents à la doctrine révélée (voir N° 156):
B. DÉMONSTRATION CATHOLIQUE. - Après avoir, prouvé l'origine divine de la
religion chrétienne, l'apologiste doit montrer que l'Eglise catholique seule possède les
marques de la vraie Église fondée par Jésus-Christ.
9. - AUTRE FORME DE DÉMONSTRATION. - Ces deux sections de la partie
historique peuvent être fondues en une seule, et l'on peut faire immédiatement la
démonstration catholique sans passer par l'intermédiaire de la démonstration
chrétienne. L'apologiste qui adopte cette méthode à un degré va droit à l'Église
catholique qu'il montre « illustrée de tels caractères, que tout le monde peut aisément
la voir et la reconnaître pour la gardienne et la maîtresse unique du dépôt de la révéla-
tion », possédant elle seule « le trésor immense et merveilleux des faits divins qui

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portent jusqu'à l'évidence la crédibilité de la foi chrétienne », et étant elle-même un fait
divin, « un grand et perpétuel motif de crédibilité, par son admirable propagation, sa
sainteté éminente, son inépuisable fécondité en toute sorte de biens, son unité
catholique et son invincible stabilité6. » La crédibilité du magistère divin de l'Église
une fois admise il ne reste plus qu'à écouter ses enseignements.
Telles sont les grandes lignes de l'apologétique démonstrative. Elle marche, du reste,
de pair avec l'apologétique défensive qui lui déblaie le terrain en réfutant les objections
que lui opposent ses adversaires, soit dans la partie philosophique, soit dans la partie
historique.
LES METHODES DE L’APOLOGETIQUE

10. - 1° Définition. - On entend par méthode apologétique l'ensemble des procédés


que les apologistes emploient pour démontrer la vérité de la religion chrétienne.
11 – 2° Espèces. - Comme la méthode de l'apologétique doit ,varier nécessairement
avec la nature du sujet qu'elle traite, il y a lieu de distinguer: - a) la méthode
philosophique ou rationnelle dans la partie philosophique où il s'agit de démontrer par
la raison l'existence et la nature de Dieu et de l'âme humaine, et d'établir leurs rapports;
- b) la méthode historique dans la seconde partie où il faut prouver par l'histoire le fait
de la révélation. La méthode historique, à son tour, prend différents noms, selon la
manière de procéder de l'apologiste.
1. SELON LE POINT DE DEPART qu'il adopte, nous avons la méthode descendante et
la méthode ascendante. - 1) Dans la méthode descendante, l'apologiste suit la marche
que nous avons tracée au N° 8 : il va de la cause à l'effet, de Dieu à son œuvre.
Remontant aux origines du monde, il apporte successivement les preuves de la triple
Révélation divine, primitive, mosaïque et chrétienne. - 2) Dans la méthode ascendante,
il suit l'ordre inverse dont nous avons parlé au N° 9 : il va de l'effet à la cause, de
l'œuvre à l'auteur. Partant du fait actuel de l'Église, il établit ses titres à notre croyance;
après quoi, il ne reste plus qu'à écouter son témoignage sur la révélation elle-même.
2. SELON LA NATURE DES ARGUMENTS et l'importance que l'apologiste leur
attribue dans la démonstration, nous avons: la méthode extrinsèque ou externe, et la
méthode intrinsèque ou interne. - 1) La méthode extrinsèque est ainsi appelée parce
que son point de départ est extrinsèque, c'est-à-dire pris en dehors de l'homme, et parce
qu'elle fait un usage presque exclusif des critères extrinsèques ou externes (voir N°
156). - 2) La méthode intrinsèque, au contraire, part de l'homme pour s'élever jusqu'à
Dieu, et attache plus d'importance aux critères intrinsèques (voir N° 156). Considérant
l'homme au point de vue individuel et au point de vue social, elle montre combien la
religion surnaturelle répond aux appels et aux besoins de son âme.
12. Nota. LA MÉTHODE D'IMMANENCE. A la méthode intrinsèque se rattache la
méthode de l'immanence. Les partisans de la méthode d'immanence prennent leur
point de départ dans la pensée et l'action de l'homme. L'homme, disent-ils, sent en lui
un besoin inassouvissable de béatitude; il a faim et soif d'idéal, d'infini, de divin. A
certaines heures de mélancolie et de tristesse, il éprouve, selon le mot de saint
AUGUSTIN, une inquiétude qui ne lui laisse aucun repos. Ces états d'âme, qui sont
l'œuvre de la grâce, doivent disposer l'homme de bonne volonté à accepter la

6
Const. de Fide, ch. III.

8
révélation chrétienne qui seule peut combler le vide de son cœur. Ainsi les aspirations
internes et immanentes (du lat. in manere, immanens, qui réside dans), c'est-à-dire,
d'après l'étymologie du mot, qui sont au fond de notre être, démontrent que notre
nature a besoin d'un surcroît, et qu'elle postule7, pour ainsi dire, le surnaturel, le
transcendant, le divin que nous offre la révélation chrétienne ..
13. - Valeur des différentes méthodes. -1. Nous n'avons pas à apprécier ici les deux
méthodes, descendante et ascendante. Qu'il nous suffise de remarquer que la
démonstration à un degré, méthode ascendante, a l'avantage d'être moins longue, mais
aussi l'inconvénient d'être moins complète. - 2. Que faut-il penser des méthodes
extrinsèque, intrinsèque et d'immanence ? Il est bien évident que leur efficacité, et par
conséquent leur valeur, varie avec les époques et l'état des esprits auxquels elles
s'adressent8. Aucune n'est d'ailleurs sans dangers si elle ne reste dans de justes limites.
- 1) La méthode extrinsèque, poussée trop loin, tombe dans l'intellectualisme. En
exagérant la part de l'esprit et la force de la raison, elle paraît détruire la liberté de la
foi et risque de manquer son but. Car elle aura beau démontrer comme un théorème
qu'il y a une révélation divine et que l'Église catholique en garde le dépôt, nous ne
consentirons à y adhérer que si elle correspond à nos aspirations. - 2) De même, la
méthode intrinsèque, si elle rabaisse trop la raison et accorde trop de place à la volonté
et au sentiment dans la genèse de l'acte de foi, aboutit au subjectivisme et au fidéisme,
et manque également son but. Il ne suffit pas, en effet, dé montrer la conformité de la
révélation chrétienne avec les aspirations du cœur humain; si l'on passe sous silence
les preuves historiques qui attestent son origine divine, les adversaires pourront
toujours objecter que la religion catholique n'a pas plus de valeur que les autres
religions. - 3) Ce que nous venons de dire de la méthode interne s'applique à la
méthode d'immanence. Celle-ci peut être une excellente préparation d'âme, mais elle
ne saurait être irréprochable que dans la mesure où elle n'est pas exclusive.
14.-.Apologétique intégrale. - L'apologétique intégrale doit donc réunir les trois
méthodes, extrinsèque, intrinsèque et d'immanence. - a) Pour aboutir plus sûrement à
l'acte de foi, il est bon de faire d'abord la préparation d'âme, soit par la méthode
intrinsèque, soit par la méthode d'immanence. « C'est seulement dans le vide du cœur,
dit M. BLONDEL, c'est dans les âmes de silence et de bonne volonté qu'une révélation
se fait utilement écouter du dehors. Le sens des paroles et l'éclat des signes ne seraient
rien sans doute, s'il n'y avait intérieurement le dessein d'accepter la clarté divine.» - b)
Ce travail préliminaire une fois achevé, la méthode intrinsèque et la méthode
d'immanence doivent rejoindre la méthode extrinsèque et commencer avec elle
l'enquête historique pour faire la preuve du fait de la révélation.
HISTORIQUE DE L’APOLOGETIQUE
Que les méthodes de l'apologétique aient varié avec les temps, qu'elles aient dû
s'adapter aux idées et aux besoins des milieux, cela va de soi. Il est permis cependant,
7
Postuler = demander, entraîner comme conséquence, avoir besoin de.
8
C'est surtout au point de vue de la méthode que l'apologétique peut être regardée comme un art.
Ayant pour objectif de convaincre les esprits et de toucher les cœurs, Il est assez naturel qu'elle prenne
les moyens les plus adaptéS aux conditions de temps et de personnes. Immuable dans son fond,
l'apologétique est donc très variable dans sa forme: la manière de présenter les motifs de crédibilité, le
choix des arguments, l'importance qu'il convient de donner à chacun, tout cela est laissé à l'habileté de
l'apologiste.

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parmi les tendances diverses, de distinguer trois courants principaux, et par con-
séquent, trois sortes d'apologétiques : l'apologétique traditionnelle, l'apologétique
moderne et l'apologétique moderniste.
15. - Apologétique traditionnelle. - L'apologétique traditionnelle est celle qui a
toujours été et qui est encore en usage dans l'Église, et qui forme ainsi comme une
tradition ininterrompue. Elle se caractérise par l'importance qu'elle. donne aux critères
externes. Elle s'adresse surtout à l'intelligence, mais il ne faut pas croire toutefois
qu'elle se désintéresse des dispositions morales.
Il suffit de jeter un rapide coup d'œil sur les principaux apologistes, pour se con-
vair1cre qu'elle a su faire une heureuse alliance des méthodes extrinsèque et intrin-
sèque. - 1. A commencer par Notre-Seigneur lui-même, n'est-il pas évident qu'il
attache le plus grand prix à la préparation morale? (Paraboles de la semence, Marc, IV,
1, 20 ; des invités aux noces, Mat., XXII, Luc, XIV). Il ne consent généralement à
donner des signes de sa mission divine qu'à ceux qui ont la foi, la confiance et l'hu-
milité. - 2. Les Apôtres ne procèdent pas autrement que leur Maître. - 3. Plus tard, au
temps des persécutions, l'apologétique est avant tout, défensive. Les chrétiens sont
accusés de complot contre la sûreté de l' Etat, d'athéisme et d'immoralité. Pour les
défendre de ces calomnies, les apologistes instituent un parallèle entre le paganisme et
le christianisme, ils font ressortir la transcendance de celui-ci (critères internes), puis
ils invoquent les miracles d'ordre moral: la conversion du monde, la sainteté de vie des
chrétiens, leur constance héroïque au milieu des supplices, leur nombre croissant (saint
JUSTIN, TERTULLIEN). - 4. Saint THOMAS D'AQUIN, le grand apologiste du
moyen âge, après avoir exposé les préambules de la foi et réfuté les objections des
adversaires (Somme contre les Gentils), montre, dans sa Somme théologique,
l'harmonie et l'accord des vérités chrétiennes, avec les aspirations de notre âme
(critères intrinsèques). - 5. Au L'on comprendra mieux le modernisme quand on aura
étudié le chapitre suivant et en particulier le système intuitionniste de M. BERGSON.
Au XVIIe siècle, BOSSUET fait, il est vrai, un usage exclusif des critères externes9,
mais PASCAL, en revanche, s'attache surtout aux critères internes, au point qu'il a pu
être regardé comme l'initiateur de la méthode d'immanence dont il a été question plus
haut (N ° 12.) Débutant par les critères internes d'ordre subjectif, il considère la nature
humaine dans sa grandeur et sa misère. Il veut ainsi amener l'homme à reconnaître que
la religion lui est nécessaire comme explication et comme remède à son indigence; elle
seule nous fait comprendre, en effet, notre misère en nous en découvrant la cause dans
le péché originel, et elle nous indique le remède dans la Rédemption du Christ. Pascal
fait donc la préparation du cœur avant de prouver la vérité du christianisme par les
critères externes.
16. - 2° Apologétique moderne. - La caractéristique de l'apologétique moderne c'est
la prépondérance accordée aux critères internes. Sous prétexte que les preuves
historiques et les critères externes: miracles et prophéties, ont peu de force pour
convaincre les esprits imbus des idées philosophiques et scientifiques modernes, les
apologistes s'attachent surtout à la préparation morale. Ils exposent les merveilles du
christianisme, la parfaite harmonie du culte catholique avec le sens esthétique

9
BOSSUET, dans la 2e Partie du Discours sur l'histoire universelle, prouve historiquement la divinité
du christianisme par l'intervention de Dieu dans son origine, ses progrès, sa diffusion et sa stabilité:
démonstration par la Providence.

10
(CHATEAUBRIAND), sa valeur et sa vertu intrinsèque (OLLÉ-LAPRUNE, Yves LE
QUERDEC), sa transcendance (Abbé DE BROGLIE), ses beautés intimes, ses
admirables effets, par exemple, en apportant la consolation à ceux qui souffrent
(méthode intime de Mgr BOUGAUD). Ou bien ils voient dans la religion et l'autorité
de l'Eglise le fondement de l'ordre moral et social (LACORDAIRE, BALFOUR,
BRUNETIÈRE), etc. Nous avons déjà dit que cette méthode, excellente en soi, serait
incomplète, si elle supprimait totalement les critères externes: miracles et prophéties
(N° 13).
17. - 3° Apologétique moderniste. - L'apologétique moderniste, dont les représentants
les plus connus sont: en France, LOISY (L'Évangile et l'Église, Autour d'un petit
livre), LE ROY (Dogme et Critique) ; en Angleterre, TYRREL (De Charybde à
Scylla), en Italie, FOGAZZARO (Le Saint), a été condamnée par le Décret
Lamentabili (3 juillet 1907) et l'Encyclique Pascendi (8 sept. 1907). En voici les traits
principaux:
A. DANS LA PARTIE PHILOSOPHIQUE. - Deux points caractérisent la philosophie
moderniste: - a) Dans son côté négatif elle est agnostique. Nourri des philosophies
modernes: subjectivisme de Kant, positivisme d'A. Comte, intuitionnisme de M.
Bergson, le modernisme professe que la raison pure est impuissante à franchir le cercle
de l'expérience et dés phénomènes et, de ce fait, inapte à démontrer l'existence de
Dieu, même par le moyen des créatures. - b) Dans son côté positif, la philosophie
moderniste est constituée par la doctrine de l'immanence vitale ou religieuse
(immanentisme). D'après cette théorie, rien ne se manifeste à l'homme qui ne soit
préalablement contenu en lui. « Dieu n'est pas un phénomène qu'on puisse observer
hors de soi, ou une vérité démontrable par un raisonnement logique. Qui ne le sent pas
en son cœur ne le trouvera jamais au dehors. L'objet de la connaissance religieuse ne
se révèle que dans le sujet par le phénomène religieux lui-même10. » Ainsi la raison ne
démontre pas Dieu, mais l'intuition11, le découvre12 au fond de l'âme, ou plutôt, comme
ils disent, dans les profondeurs de la subconscience où nous le trouvons vivant et
agissant.
B. DANS LA PARTIE HISTORIQUE. - L'historien moderniste est, quoiqu'il s'en
défende, tributaire de ses principes philosophiques. Agnostique, il prétend que
l'histoire n'a pour objet que les phénomènes. Dieu, étant au-dessus des phénomènes, ne
peut donc être l'objet de l'histoire, mais affaire de foi: d'où la grande distinction entre
le Christ de l'histoire et le Christ de la foi, le premier, réel, le second, transfiguré et
défiguré par la foi. Deux autres principes, l'immanence vitale et la loi de l'évolution
expliquent le reste: l'origine de la religion, née du sentiment religieux du Christ et des
premiers chrétiens, sa transformation successive que l'on constate dans le déve-
loppement du dogme. Les Livres Saints, en général, et les Évangiles, en particulier,
n'ont du reste aucune valeur historique.
En résumé, l'apologiste moderniste rejette toutes les preuves traditionnelles. Dans la
partie philosophique, partant de la théorie kantiste, que la raison pure ne démontre pas

10
SABATIER, Esquisse d'une philosophie de la religion, d'après la psychologie et l'histoire.
11
L'intuition (latin, intueri, contempler, voir) est la connaissance directe des objets, sans Intermédiaire
et sans raisonnement .
12
L'on comprendra mieux le modernisme quand on aura étudié le chapitre suivant et en particulier le
système intuitionniste de M. BERGSON.

11
Dieu, il substitue les preuves de sentiment aux preuves rationnelles. Dans la partie
historique, n'admettant pas que Dieu puisse être un personnage de l'histoire, il sup-
prime les critères extrinsèques: miracles et prophéties qui sont les grands signes de la
révélation divine. Au reste, il estime superflu de demander à l'histoire ce que le témoi-
gnage de la conscience lui révèle. Pourquoi chercher Dieu en dehors de nous lorsqu'il
est en nous et qu'on le sent en son cœur ? La tâche de l'apologiste se borne donc à des-
cendre dans les profondeurs de notre âme et à y provoquer l'expérience religieuse. Le
sentiment religieux, c'est-à-dire la conscience individuelle qui nous fait constater que
le christianisme vit en nous et satisfait les profondes exigences de notre nature: telle
est l'unique raison de croire, la seule révélation et la source de toute religion.
Ce bref aperçu suffit à nous montrer que le modernisme détruit toute idée de vraie
religion et va à l'encontre de l'apologétique catholique.
PLAN DE L'OUVRAGE
18. - Nous suivrons, dans notre démonstration de. la foi catholique, l'ordre que nous
avons indiqué plus haut (Nos 6, 7 et 8). Cet ouvrage comprendra. donc trois parties:
1ere Partie. - Les Préambules rationnels de la foi.
2me Partie. - La vraie Religion.
3me Partie. - La vraie Église.
Nous ferons précéder chaque partie d'un tableau synoptique qui en marquera les points
principaux.
BIBLIOGRAPHIE. - MAISONNEUVE, Art. Apologétique, Dict. de théologie Vacant-
Mangenot (Letouzey). - X. M. LE BACHE,LET, Art. Apologétique, Dict. de La foi
catholique d'Alès (Beauchesne). - A. DE POULPIQUET, L'objet intégral de
l’Apologétique (Bloud). - X. M. LE BACHELET, De l'Apologétique traditionnelle et
de l'apologétique moderne (Lethielleux). - BAINVEL, De vera Religione et
Apologetica (Beauchesne). - GARDEIL, La crédibilité et l'apologétique (Gabalda). -
BAINVEL, La Foi et l'acte de Foi (Lethielleux). - WILMERS, De religione revelata
libri quinque. _ MARTIN, L'apologétique traditionnelle. - VALENSIN, Art.
Immanence, Dict. d'Alès. - Dans la Revue pratique d'apologétique: BAINVEL, Un
essai de systématisation apologétique, 1er mai et 1er juin 1908; LEBRETON, Art. Le
Moderniste, PETITOT, L'Apologétique moderniste, 1er sept. 1911 ; PACAUD, L'œuvre
apologétique de M. BRUGERE, 1er fév.1906; GUIBERT, L'apologétique vivante, 15
janv.1906; CARTIER, Brunetière apologiste, 15 mars 1907 ; X. DE MAU, Une
méthode apologétique, 15 fév. 1906; LIGEARD, Le fait catholique, Une question de
méthode, 15 mars 1906. - Mgr MIGNOT, Lettre sur l'apologétique contemporaine
(Albi). - Dans la Revue « Les Annales de la philosophie chrétienne» : M. BLONDEL,
Lettre sur les exigences de la pensée contemporaine en matière d'apologétique janv.-
juill. 1896 ; articles de LABERTHONNIÈRE 1898, 1900, 1901. - M. BLONDEL, L.
OLLE-LAPRUNE, L'Achèvement et l'Avenir de son œuvre. - H. PINARD,
L'Apologétique, ses problèmes, sa définition (Beauchesne). Revue du Clergé français;
Revue thomiste. - Encyclique Pascendi.
APERÇU GENERAL DE LA PREMIERE PARTIE
19. - Comme on peut le voir par le tableau synoptique qui précède, l'apologiste, dans
la première Partie, se propose de démontrer que l'homme est obligé, à tout le moins, de
professer la religion naturelle. Il suit de là que son étude doit porter sur deux objets:
Dieu et l'homme, car la religion naturelle a pour fondement le lien qui rattache

12
l'homme, en tant que créature, à Dieu, en tant que créateur.
A. L'APOLOGÉTIQUE DÉMONSTRATIVE doit donc fixer sur ces deux objets
les points principaux que présuppose toute religion. A l'aide de la raison, qui est son
unique instrument, et dont par conséquent il convient de montrer d'abord la valeur,
l'apologiste doit prouver l'existence de Dieu, d'un Dieu personnel qui a créé le monde
et qui le gouverne, qui se distingue de son œuvre, mais ne s'en désintéresse pas. Puis il
doit démontrer l'existence de l'âme, d'une âme qui différencie l'homme de l'animal,
d'une âme qui ne se confond pas avec la matière, qui est un esprit libre et immortel,.
libre, sans quoi elle n'aurait aucun devoir envers son créateur; immortel, autrement
l'homme se désintéresserait de sa destinée,.
Quand l'apologiste a établi l'existence et la nature de Dieu, d'un côté, de l'âme
humaine, de l'autre, il lui est facile de déterminer les obligations qui découlent pour
l'homme de ce fait qu'il est la créature de Dieu: obligations qui constituent la religion
naturelle. Telle est la première conclusion à laquelle l'apologiste doit aboutir dans la
première Partie. Ce premier résultat obtenu, il fait un pas en avant. Restant toujours sur
le terrain philosophique, il se demande si la religion naturelle, basée ,sur la raison,
suffit « pour que les vérités, même naturelles, prises dans leur ensemble, puissent, dans
la condition présente du genre humain, être connues de tous facilement, et sans
mélange d’erreurs, s'il y a lieu de présumer que Dieu ait voulu instruire l'humanité par
une révélation, si cette révélation est possible, et même nécessaire dans le cas où Dieu
aurait voulu manifester à l'homme des vérités qui dépassent sa raison et l'élever à une
fin supérieure aux exigences de sa nature, et dans cette hypothèse, quels sont les signes
qui peuvent en attester l'existence.
B. L'APOLOGÉTIQUE DÉFENSIVE a pour principaux adversaires dans cette
première Partie, les positivistes ou agnostiques, et les matérialistes sur les questions de
Dieu et de l'âme; et les rationalistes sur la question de la révélation.
LE PROBLEME DE LA CERTITUDE.
20. Au seuil de l'apologétique, un grave problème se pose. L'esprit de l'homme peut-il
connaître la réalité des choses et arriver à la certitude objective Et puisque la raison
doit être l'instrument principal de l'apologiste, que vaut cet instrument pour la
recherche de la vérité ? Pouvons· nous avoir confiance en lui et peut-il nous mener à la
certitude ? Telle est la première question qui s’impose à l’apologiste et à laquelle nous
nous proposons de répondre brièvement. Nous disons brièvement, car il ne saurait
rentrer dans notre plan d'établir ex professo la valeur de notre raison et l'objectivité de
notre connaissance. Outre que le sujet est trop complexe et dépasse les limites d'un
simple Manuel, il appartient au domaine de la philosophie; et s'il y a de nos lecteurs
qui désirent étudier la question dans toute son ampleur, nous ne saurions mieux faire
que de les renvoyer aux Traités de philosophie que nous signalons à la Bibliographie.
Notre unique but est donc de donner une idée du problème et des systèmes qui le
solutionnent en sens divers, et par là, de faire prendre contact déjà avec les adversaires
que nous allons bientôt rencontrer sur notre route.
Ce chapitre comprendra quatre articles: 1° Notion, espèces et critérium de la certitude.
2° Les fausses solutions du problème de la certitude. 3° La vraie solution. 4° Ce qu'il
faut entendre par certitude religieuse.
ART. I. LA CERTITUDE. NOTION. ESPECES. CRITERIUM.
21. - 1° Notion. - On entend par certitude l'état de l'esprit qui a l'in· time persuasion de

13
se trouver d'accord avec la vérité. Etre certain, c'est par conséquent porter un jugement
qui exclut le doute et toute crainte d'erreur.
2° Espèces. - La certitude n'admet pas de degrés: elle est ou elle n'est pas. Car, pour
peu qu'il y ait dans l'esprit crainte d'erreur, la certitude s'évanouit et fait place à
l'opinion ou au doute. Cependant l'on peut distinguer divers ordres de certitude selon
les aspects sous lesquels on la considère.
A. SELON LA NATURE DES VÉRITÉS qu'elle atteint, nous avons : - a) la certitude
métaphysique fondée sur la relation nécessaire des termes du jugement. Ainsi quand je
dis que « le tout est plus grand que la partie », l'attribut convient tellement au sujet que
le contraire ne peut se concevoir. En émettant un semblable jugement, non seulement
mon esprit n'admet pas la possibilité du doute, mais il affirme que la contradictoire est
absurde et ne peut être pensée; - b) la certitude physique fondée sur la constance des
lois de l'univers. Seule l'expérience peut me donner cette sorte de certitude. Ainsi
quand je dis que « les corps tendent à tom· ber vers le centre de la terre, mon esprit
juge que la proposition contraire est fausse parce que, en contradiction avec tous les
faits constatés, mais non pas absurde, car les lois qui sont ainsi pourraient tout aussi
bien être autrement; - c) la certitude morale, fondée sur le témoignage des hommes;
quand celui-ci présente toutes les garanties de vérité. Les vérités historiques et, par
conséquent, les vérités religieuses sont objet de la certitude morale.
B. SELON LE MODE DE CONNAISSANCE, la certitude est : a) immédiate ou directe
ou intuitive quand la vérité apparaît à notre esprit sans l'intermédiaire d'une autre
vérité; ex. : le tout est plus grand que la partie; - b) médiate ou indirecte ou discursive
quand nous la connaissons indirectement et à l'aide d'un raisonnement; ex.: la somme
des angles d'un triangle est égale à deux droits.
C. SOUS LE RAPPORT DE L'ÉVIDENCE, la certitude est: a) intrinsèque, si l'évidence
est perçue dans l'objet lui-même, directement ou indirectement; - b) extrinsèque, si elle
découle de l'autorité de celui qui l'affirme. Dans le premier cas, il y a science
proprement dite; dans le second, il y a croyance ou foi morale, comme il arrive pour
les vérités historiques.
22. - 3° Critérium. - On entend par critérium en général la marque ou le signe par où
l'on distingue une chose d'une autre. Le critérium de la certitude c'est donc le signe
auquel on peut reconnaître qu'une chose est vraie et qu'on peut en être certain. D'où il
suit que le problème de la certitude consiste à dire à quel signe l'on peut reconnaître
que c'est la vérité que l'on a atteinte.
Divers critères ont été proposés: la révélation divine (HUET, DE BONALD), le
consentement universel (LAMENNAIS), le sens commun (REID, HAMILTON), le
sentiment (JACOBI). Tous ces critères doivent être rejetés parce qu'ils sont
insuffisants et procèdent d'une défiance injustifiée. Vis-à-vis de la raison humaine
prise en général, ou vis·à·vis de la raison individuelle.
Le critérium qui est la marque infaillible de toute vérité et le motif de toute certitude,
c'est l'évidence. Mais qu'est-ce que l'évidence ? Le mot évident, conformément à
l'étymologie, indique que la vérité apporte avec elle une clarté qui la fait briller à nos
yeux. L'évidence exerce donc sur notre esprit une sorte de contrainte; elle le met dans
l'impossibilité de ne pas voir. Je suis certain parce que je vois que la chose est ainsi et
qu'elle ne peut .pas être autrement; et je vois que la chose est ainsi soit par une
intuition directe, soit par une démonstration, soit par un témoignage incontestable qui

14
ne permettent pas à mon esprit de croire le contraire.

ART. II. - LES FAUSSES SOLUTIONS DU PROBLEME DE LA CERTITUDE.


La possibilité de connaître la vérité et de se reposer dans la certitude est contestée par
plusieurs écoles philosophiques. Nous n'envisagerons ici la question qu'au seul point
de vue du rôle qui revient à la raison dans la découverte de la vérité. Or les sceptiques,
les criticistes, les positivistes et les intuitionnistes ou rabaissent la valeur de ln raison.
Nous allons passer très rapidement en revue ces différents systèmes.

23. – 1° Le Scepticisme. - Les sceptiques prétendent que l'homme est incapable de


discerner le vrai du faux, et partant, qu'il doit suspendre son jugement. Pour prouver
leur thèse, ils invoquent quatre motifs: l'ignorance, l'erreur, la contradiction et le
diallèle. - a) L'ignorance, L'ignorance humaine est manifeste sur une foule de sujets;
de plus, comme les choses s'enchaînent, l'ignorance sur un point, fait qu'une chose ne
peut être connue à fond et telle qu'elle est; nous ne savons « le tout de rien », comme
dit PASCAL. - b) L'erreur. L'homme se trompe souvent, et, qui est pis, quand il se
trompe, il croit être dans le vrai. Comment savoir alors quand il est dans le vrai ? - c)
La contradiction. Les hommes ne sont pas d'accord entre eux. La vérité change: - 1.
avec les pays. « Plaisante justice, qu'une montagne ou une rivière bornent ! Vérité en
deçà des Pyrénées, erreur au-delà » dit encore PASCAL - 2. avec les siècles, Telles
actions, licites aujourd'hui, étaient défendues autrefois, ou réciproquement ; 3. avec les
individus. Ce que l'un juge bien, l'autre le trouve mal. Bien plus, le même individu
n'est pas stable dans sa manière de voir et de juger. d) Le diallèle13. Cet argument, le
plus spécieux du scepticisme, peut ,se formuler ainsi : Il n'y a pas d'autre moyen de
prouver la puissance de la raison que par la raison elle-même. Or c'est là, de toute
évidence, un cercle vicieux. Donc pour ce motif, comme pour ceux qui précèdent, le
scepticisme a le droit de soutenir que le doute est le seul état légitime de l'esprit.
24. – 2° Le criticisme ou relativisme kantien. D'après KANT, tous nos jugements se
conforment aux lois de notre esprit. Notre connaissance ne se règle pas sur les objets;
elle ne vient pas du dehors par l'intermédiaire de l'expérience. Nous ne pouvons
connaître les choses telles qu'elles sont en elles-mêmes. Les objets ne sont que ce que
notre esprit les fait être: ils se moulent, pour ainsi dire, sur les formes de notre
entendement et ils seraient autres à nos yeux si notre esprit était constitué autrement.
Ainsi, notre connaissance est toute relative, elle n'a de valeur que relativement à nous,
puisque ce sont nos facultés qui imposent leurs formes subjectives aux objets qui
viennent à leur connaissance: d'où les noms de relativisme et de subjectivisme donnés
encore parfois à la doctrine de Kant. Mais, si nous n'atteignons que nos idées14, il
importe que nous fassions la critique de nos facultés de connaître (de la Raison pure,
de la Raison pratique et du jugement), en déterminant la part de l'influence subjective

13
Le mot diallèle (grec dia lêllon l'un par l'autre) est synonyme de cercle vicieux.
14
Toute doctrine qui pose en principe que nous ne pouvons atteindre l'objet tel qu'il est en lui-même,
mais seulement tel qu'il est dans notre esprit, porte le nom générique d'idéalisme. Parmi les multiples
variétés d'idéalisme. nous n'avons signalé ici que les deux principales: l'idéalisme critique, ou
criticisme de KANT, et l'idéalisme métaphysique de BERGSON, la forme la plus moderne d'idéalisme
que nous désignons plus loin sous le titre d'intuitionnisme.

15
dans l'objet connu: d'où le nom de criticisme par lequel on désigne généralement la
théorie kantienne. D'autre part, l'esprit est poussé par son organisation à concevoir
trois idées transcendantales: l'âme, le monde et Dieu. Ces trois idées paraissent avoir
trois êtres, objets ou, noumènes15 correspondants. Mais ces idées correspondent-elles à
des existences réelles ? Par delà les phénomènes y a-t-il réellement des noumènes?
L'esprit humain ne saurait le dire, La raison est impuissante à résoudre le problème;
elle ne peut avoir aucune connaissance de l'être en soi, c'est-à-dire de l'âme, du monde
et de Dieu. Il est vrai que, par un procédé ingénieux, Kant distingue entre la raison
théorique et la raison pratique16, et rétablit par la seconde ce que la première avait
supprimé. La raison théorique ignore les choses en soi, mais la raison pratique,
découvrant l'existence de l'obligation au fond de la conscience, en déduit l'existence
des choses en soi, c'est-à-dire de la loi morale qui postule la liberté, la responsabilité,
l'immortalité de l'âme et l'existence de Dieu nécessaire pour expliquer l'existence de la
loi morale et la possibilité de la sanction.
25. – 3° Le positivisme. - Le positivisme (A. COMTE, LITTRÉ, en France;
HAMILTON, H. SPENCER, STUART-MILL, en Angleterre) professe que l'esprit
humain peut atteindre les vérités de l'ordre expérimental ou vérités positives, mais qu'il
est incapable de résoudre tout ce qui ne peut pas être vérifié expérimentalement. Nous
pouvons donc connaître les phénomènes, le relatif, mais non pas la substance, ni
l'absolu17 . Ainsi l'esprit humain peut constater des faits, en tirer des lois: c'est là le
connaissable et l'objet de la science. Au delà des faits et de leurs lois s'étend le
domaine inaccessible des choses en soi et des causes: c'est l'inconnaissable. D'où le
nom d'agnosticisme par lequel on désigne quelquefois le positivisme.
26. - 4° L'intuitionnisme. - L'intuitionnisme, - nom sous lequel nous désignons ici les
théories de M. BERGSON sur la connaissance,-procède du relativisme de Kant et de
l'évolutionnisme de H. Spencer.
Pour M. BEGSON, nous avons deux manières de connaître : par l'intelligence et par
l'intuition. - a) Par l'intelligence, Comme Kant, il admet que la raison pour arriver à la
connaissance objective des choses, mais à cette impuissance il assigne des causes
différentes Tandis que, dans la théorie kantienne, la connaissance est toujours
subjective, du fait que nous imposons aux objets les formes immuables de notre esprit,
M. BERGSON prétend qu'une première cause d'erreur vient, au contraire, de l’activité
de l'esprit, qui, loin d'avoir des formes invariables, travaille sur les objets avec lesquels
il est en contact, les modifie en se les assimilant, tout comme notre organisme
transforme la nourriture qui lui est confiée. Une seconde cause d’erreur, c'est que les
objets eux-mêmes sont soumis à un perpétuel changement et qu'on ne peut les saisir
qu'à un moment de leur existence mobile. Une troisième cause d'erreur vient de ce que
les changements s'opèrent par d'insensibles liaisons: il y a évolution des choses plutôt
que transformation. Or, la raison étant obligée de procéder par concepts stables, il
15
Le noumène (du grec noumenon connu par le « nous » la raison pure) désigne l'essence des choses,
ce qui est, par opposition à ce qui apparaît. D'après KANT, le noumène peut être objet de fol, non de
science.
16
La raison pratique n'est pas autre chose que la conscience morale, c'est-à-dire la faculté de juger du
bien et du mal par le moyen de la loi morale.
17
Les mots « absolu », « chose en soi » « noumène » tels qu'ils sont employés dans cette leçon, sont
des termes synonymes et s'opposent aux mots « relatif », « apparence », « phénomène ».

16
s'ensuit qu'elle ne peut, ni exprimer le mouvement des, choses, ni marquer ce qu'il y a
de continu dans leur évolution ; elle doit isoler les états successifs des objets,
substituer le discontinu et le morcelage de la réflexion au continu et à l'unité de leur
devenir. b) Par l’intuition. Mais et c’est ici que M. Bergson entend dépasser Kant, si la
raison n arrive pas à une connaissance objective des choses, il y a. un autre moyen
.pour atteindre la réalité. Ce moyen, c'est l'intuition qui perçoit le réel vivant 'et mobile
par une vue immédiate et directe de l'objet. Seule la connaIssance intuitive est donc
objective
Ainsi le système bergsonien pense échapper à la Critique kantienne en ajoutant un
nouvel élément de connaissance. Il suit de là que si la connaissance de Dieu par la
raison est sans valeur, rien ne nous empêche de l'atteindre par l'intuition, par la
conscience et par le cœur. Voilà pourquoi les modernistes, adeptes de la philosophie
bergsonienne ont substitué l'apologétique rationnelle une apologétique de l’intuition ou
de l’immanence (voir N° 17).
ART. III. - LA VRAIE SOLUTION DU PROBLEME. LE DOGMATISME.
VALEUR ET LIMITES DE LA RAISON.
27. – 1° Le Dogmatisme. - On appelle dogmatisme (grec dogmatizô, j'affirme) le
système philosophique qui soutient que l'esprit humain peut atteindre à la certitude et
que la certitude correspond. a la réalIté .des choses, c'est-à-dire qu'il y a accord entre
nos représentations et les objets de notre connaissance.
Le dogmatisme invoque en sa faveur les raisons suivantes: - a) la fausseté des
systèmes opposés; - b) l'intuition immédiate de la vérité objective des principes
premiers; et - c) les exigences du sens commun.
A. FAUSSETÉ DES SYSTÈMES OPPOSÉS. - a) Aux septiques le dogmatisme répond
que l'ignorance et l'erreur sur certains points ne prouvent pas que la certitude ne peut
exister sur d'autres. De ce que nous ne savons le tout de rien, il ne s'ensuit pas que
nous ne sachions rien. Le fait que nous découvrons parfois nos erreurs n'est-il pas, au
contraire, une preuve que notre esprit n'est pas frappé d'impuissance totale ? La
contradiction ne prouve pas davantage en faveur du scepticisme, car elle est loin d'être
universelle; elle ne s'étend pas à tous les domaines et ne porte pas sur toutes les
propositions. Quant à l'argument du diallèle, il vaut tout aussi bien contre ceux qui
l'invoquent. Qu'on veuille démontrer, par la raison, la légitimité ou l'illégitimité de la
raison, le cercle vicieux est le même. - b) Aux empiristes et aux positivistes le
dogmatisme fait observer que la distinction établie par eux entre le phénomène et le
noumène ne saurait être absolue et qu'elle ne peut s'appliquer aux faits de conscience.
Nous atteignons en effet dans la même intuition notre être et la représentation que nous
en avons. C'est une autre erreur de prétendre que notre science s'arrête aux
phénomènes, qu'il n'y a de certain que ce qui peut être vérifié expérimentalement et
qu'on ne peut conclure de ce qui paraît à ce qui est. Il est incontestable au contraire que
la raison peut, à l'aide des données fournies par les sens et la conscience, déduire les
principes de causalité et de substance. Des effets elle peut remonter aux causes, et des
causes secondes, relatives, à la cause première et absolue. c) Le dogmatisme admet,
avec M. BERGSON, qu'il y a bien deux modes de connaissance, mais il estime que la
raison est un procédé aussi légitime que l'intuition. La différence entre les deux n'est
du reste pas aussi grande qu'on pourrait le croire. La connaissance rationnelle suppose,
en effet, une intuition à son point de départ et à son point d'arrivée. Prenons, par

17
exemple, la démonstration d'un théorème de géométrie. La raison doit s'appuyer
d'abord sur les axiomes dont l'esprit perçoit directement la vérité, c'est-à-dire sur une
intuition; et, par une suite de déductions, elle aboutit à une autre intuition, en mettant
en lumière une autre vérité, qui, jusque-là, était cachée et dont l'évidence apparaît à la
fin de la démonstration. Il n'est pas exact non plus de dire que l'activité de l'esprit
transforme la nature des objets. Par l'abstraction l'esprit dégage ce qui est au fond des
choses, car si les êtres sont soumis à une évolution dont la marche est continue, s'ils
sont dans un perpétuel devenir, ils ne deviennent Pas tout entiers. Quelque chose reste
en eux qui ne change pas, et c'est ce que nous appelons la substance: à travers les
multiples changements de mon existence, j'ai conscience d'être le même homme. Dans
la mesure où elle atteint la substance, la raison peut donc arriver à une connaissance
objective, tout aussi bien que l'intuition.
B. L'INTUITION IMMEDIATE DE LA VÉRITÉ OBJECTIVE DES PRINCIPES
PREMIERS. - Il y a un certain nombre de principes premiers que nous découvrons par
une intuition immédiate et dont la vérité nous apparaît avec une telle évidence qu'elle
s'impose à notre esprit: tels sont, par exemple, le principe d'identité et le principe de
raison suffisante. Qui oserait prétendre que A n'est pas A ou qu'une chose peut
commencer d'exister sans raison suffisante ? Nous avons l’intime conviction que ces
axiomes ne sont pas seulement des représentations de notre esprit mais des lois de
l'être.
C. LE SENS COMMUN. - Il est bien certain que le sens commun est en faveur du
dogmatisme. Tous les hommes croient, - et même les philosophes qui font profession
de ne pas y croire, - que leur pensée a plus qu'une valeur subjective et qu'elle est
conforme à la réalité des choses. « Quel est le savant qui ne se mettrait à rire si on lui
soutenait sérieusement que les propositions de physique ou de chimie qu'il a
découvertes après tant de pénibles tâtonnements, ne correspondent à rien, que
l'oxygène ou le carbone, par exemple, ne sont en en dehors de sa pensée et que les
éclipses de la lune ou de. Vé,nus ne, sont que de pures, « représentations » de sa
conscience ? Or il n est guère admissible que l’instinct naturel et universel du genre
humain le fasse ainsi se tromper sur une chose de cette importance. »18
28. – 2° Valeur et limites de la raison. De ce qui précède il résulte: - a) que l'esprit
humain peut, en un certain nombre de matières, arriver soit par l'intuition soit par le,
raisonnement, à, une certitude objective. Nous serions les êtres les plus déshérités de la
création, Si, avec un esprit fait pour connaître, nous nous trompions toujours, ou même
si nous n'étions jamais sûrs de ne pas nous tromper; - b) que la Science ne se borne pas
à la connaissance des phénomènes et qu'elle peut, dans une certaine mesure, atteindre
l'être en soi; - c) Nous disons: dans une certaine mesure, car, même quand nous
arrivons à la certitude, notre connaissance n'est jamais absolue et adéquate; elle ne peut
pénétrer l'essence intime des choses. La raison a des limites infranchissables, et plus
l'objet à atteindre dépasse l'esprit, plus la connaissance est imparfaite. Ainsi elle peut
démontrer l'existence de Dieu et savoir quelque chose de sa nature· mais plus loin elle
veut avancer, plus incomplète est sa science, plus la connaissance s'enveloppe de
mystère.
Conclusion. - Ce que nous affirmons des choses est donc vrai, bien que ce ne soit pas
l'exacte et adéquate reproduction de la chose même. Etant hommes, il serait insensé de
18
FONSEGRIVE, Eléments de philosophie, tome II.

18
désirer l'impossible et de vouloir posséder une science surhumaine. Retenons par
conséquent le conseil de LACTANCE qui nous apprend que « la sagesse consiste à ne
pas croire qu'on sait tout, ce qui n'appartient qu'à Dieu, ni qu'on ne sait rien, ce qui est
le propre de la brute. »
ART. IV. - LA CERTITUDE RELIGIEUSE. ROLE DE LA RAISON ET DE LA VOLONTE.
29. - Certitude religieuse. - De quel ordre est la Certitude qu'engendre l'apologétique
? Assurément la certitude religieuse est une certitude d'ordre moral. - a) Il est vrai que,
dans la partie philosophique, les vérités sont métaphysiques de leur nature; mais les
questions qu'on y aborde: existence de Dieu et de l'auteur leur nature, les rapports de
Dieu avec le monde, sont si complexes et en· dehors de toute expérimentation directe;
que la solution de ces problèmes ne peut s'imposer à nous avec une évidence
mathématique et qu'elle requiert par conséquent des dispositions morales. - b) Dans la
partie historique, les preuves du fait de la révélation reposent sur la valeur du
témoignage: le motif de notre certitude est donc tiré des signes qui nous attestent
l'existence et la crédibilité du témoignage. Mais, d'un côté comme de l'autre, dans la
partie philosophique comme dans la partie historique, la raison et la volonté doivent
jouer, chacune, leur rôle.
Rôle de la raison. - C'est la raison qui doit reconnaître le vrai. Or le critérium de la
vérité c'est, comme nous l'avons dit précédemment (N° 28), l'évidence, et non le
sentiment. On ne croit pas qu'une chose est vraie parce qu'on veut qu'elle le soit, mais
on y· croit parce qu'on voit qu'elle est vraie. Le sentiment et la volonté ne peuvent
suppléer la raison, car, pour aimer et vouloir une chose, il faut d'abord la connaître.
Nous n'arrivons donc à la certitude religieuse que parce que la Révélation se présente à
nous avec des caractères d'évidence manifeste et des motifs de crédibilité qui
emportent notre assentiment.
Rôle de la volonté. Toutefois, la raison serait ici insuffisante si la volonté se tenait à
l'écart. Une double besogne lui est assignée. - a) Avant le jugement, il faut qu'elle
prépare l'esprit à voir la lumière. C'est elle qui choisit l'objet à étudier; c'est elle qui y
porte l'attention, et l'y fixe De plus, pour que l'intelligence soit mieux à même de juger,
elle doit refouler de l'âme les préjugés et les passions. - b) Au moment de prononcer le
jugement, l'intervention de la volonté n'est pas moins nécessaire pour déterminer
l'intelligence à adhérer au vrai, car cette adhésion ne va pas sans sacrifices; les vérités
morales, telles que l'existence de Dieu, d'un souverain juge, de l'immortalité de l'âme,
de la loi morale et de la vie future, imposent des devoirs qui coûtent à notre nature et
que d'instinct nous serions souvent tentés de repousser.
Sans exagérer le rôle de la volonté, il est donc permis de dire que la vérité religieuse ne
peut en tirer dans l'esprit par la simple vertu d'un syllogisme. Faut-il ajouter, avec
BRUNETIÈRE, qu' « on ne croit pas pour des raisons d'ordre intellectuel. » Mal
interprétées, ces paroles prêteraient le flanc à la critique; mais, dans l'esprit de leur
auteur, elles signifiaient sans doute que la foi ne naît pas de la force des arguments si,
préalablement, on ne prend pas soin de préparer l'âme par l'humilité, la mortification
des passions et surtout par la prière. Les grandes conversions, les transformations
morales opérées par le christianisme à travers les siècles, ont été l'œuvre de la volonté
et de la grâce, autant et plus, que le fruit du raisonnement.
Concluons donc qu'il faut savoir faire à la raison et à la volonté la part qui leur revient.
Selon le mot de PLATON, il faut « aller au vrai de toute son âme ». Raison, volonté et

19
cœur doivent s'unir pour la conquête de la vérité ..
Biographie. - Les Traités de philosophie; en particulier ceux de FONSEGRIVE, du P.
LAHR et de G. SORTAIS. - Saint THOMAS, Somme théologique, De la vérité. -
KLEUTGEN, La philosophie scolastique (Gaume). - GÉNY, Art. Certitude, Dict.
d'Alès. - CHOLLET, Art. Certitude, Dict. Vacant-Mangenot. - OLLÉ-LAPRUNE, La
certitude morale (Belin). - FARGES, La crise de la certitude (Berche et Tralin). -
MICHELET, Dieu et l'agnosticisme contemporain (Gabalda). - DE PASCAL, Le
christianisme, 1re partie, La Vérité de la religion (Lethielleux). - NEWMAN,
Grammaire de l'assentiment (Bloud). - PACAUD, Art. La certitude religieuse d'après
la philosophie d'Ollé-Laprune, Rev. pr. d'Apol., 1 mai 1907. - L. Ruy, Le Procès de
l'Intelligence Chap. Le rôle de l'intelligence dans la connaissance de Dieu (Bloud). -
Abbé JULIEN WERQUIN, L'Évidence et la Science; Connaître, 1933.

CHAPITRE I. - De l'Existence de Dieu.

DÉVELOPPEMENT

Division du Chapitre.

30. - La question de l'existence de Dieu comporte une triple étude: 1° Une question
préliminaire: est-il possible de démontrer l'existence de Dieu' ? - 2° Seconde étude:
exposé des preuves qui établissent l'existence de Dieu.- 3° Enfin une question
subsidiaire: si la raison démontre Dieu d'une façon péremptoire, comment expliquer
qu'il y ait des athées ? Quelles sont les causes de l'athéisme et quelles en sont les
conséquences ? D'où trois articles:

Art. I - L'existence de Dieu est-elle démontrable ?

Cette première question de la démonstrabilité de l'existence de Dieu se subdivise à son


tour en deux autres: 1° Est-il possible de démontrer l'existence de Dieu ? 2° Par quelles
voies peut-on faire cette démonstration ?

§ 1. - EST-IL POSSIBLE DE DÉMONTRER L'EXISTENCE DE DIEU ?


ERREURS DU MATÉRIALISME ET DE L'AGNOSTICISME.

31. – Devant le problème de l'existence de Dieu, trois attitudes sont possibles: on peut
répondre par l'affirmation, par la négation, ou par une fin de non-recevoir. Au premier
groupe appartiennent les théistes ou croyants, au second, les matérialistes ou athées, au
troisième, les agnostiques ou indifférents.
1° Théisme (du grec théos, Dieu). - Les théistes affirment qu'il est possible de
démontrer l'existence de Dieu. Dans l'article suivant, nous exposerons les preuves sur
lesquelles ils appuient leur croyance.
2° Matérialisme. - L'athée, de quelque nom qu'il s'appelle, - matérialiste, naturaliste,
ou moniste19, - prétend qu'on ne peut démontrer l'existence de Dieu, parce que Dieu

20
n'existe pas. Il estime qu'il n'est pas nécessaire de recourir à un créateur pour expliquer
le monde, et que Dieu est une hypothèse inutile. La matière est la seule réalité qui soit:
éternelle et douée d’énergie, elle suffit, seule, à résoudre les énigmes de l'univers. Le
arguments du matérialisme seront du reste exposés dans l'article 2 sous le titre
d'objections.
3° Agnosticisme. - D'une manière générale, le positiviste ou agnostique20 déclare que
l'existence de Dieu est du domaine de l'inconnaissable. La raison théorique ne peut en
effet dépasser les phénomènes; l'être en soi, les substances et les causes, ce qui est au
fond intime des apparences, tout cela lui échappe. « Le problème de la cause dernière
de l'existence, écrivait HUXLEY, en 1874, me paraît définitivement hors de l’étreinte
de mes pauvres facultés.» Pour LITTRÉ (1801-1881), l'infini est « comme un océan
qui vient battre notre rive », et, pour l'explorer, « nous n'avons ni barque ni voile ». (
Auguste Comte et la philosophie positive). D'où conclusion toute naturelle : puisque la
recherche des causes en général et, a fortiori, de la cause dernière, est vouée à
l'insuccès, ne perdons pas notre temps à l'entreprendre. Et c'est bien le conseil que
LITTRÉ nous donne encore: « Pourquoi vous obstinez-vous à vous enquérir d'où vous
venez et où vous allez, s'il y a un créateur intelligent, libre et bon ! Vous ne saurez
jamais un mot de tout cela. Laissez donc là ces chimères... La perfection de l'homme
et de l'ordre social est de n'en tenir aucun compte... Ces problèmes sont une maladie; le
moyen d'en guérir est de n'y pas penser21.»
Ainsi, là où le matérialiste prend position contre Dieu, l'agnostique observe une sage
réserve: il « ne nie rien, n'affirme rien, car nier ou affirmer ce serait déclarer que l'on a
une connaissance quelconque de l'origine des êtres et de leur fin» (LITTRÉ). Il consent
même à admettre la distinction entre le phénomène et la substance, entre le relatif et
l'absolu, pourvu,
qu'on lui concède que l'absolu est inaccessible. Ignorance et désintéressement de la
question, telle pourrait donc être la formule agnostique. Il est vrai que cette neutralité
n'est souvent qu'apparente, car il est évident que de l'attitude d'abstention à la négation
il n'y a qu'un pas, et la plupart des agnostiques le franchissent. Après avoir dit: « Au
delà des données de l'expérience nous ne savons rien », ils ajoutent: « Au delà des
objets de notre expérience il n'existe rien.»

19
Les trois dénominations: matérialiste, naturaliste, moniste, désignent, sous des aspects différents, le
même fond de doctrine. Tous trois prétendent expliquer le monde par l'existence d'un seul élément,
mais tandis que le matérialiste met en avant la seule matière, le naturaliste parle de la nature, ce qui est
déjà un terme plus vague, et le moniste fait appel au mouvement cosmique. - Le moniste dont nous
parlons ici est évidemment le moniste matérialiste.
20
Agnostique (du grec « a » privatif et « gnosis » connaissance). - D'après l'étymologie, le mot
agnostique est opposé à gnostique.. l'agnostique déclare ignorer là où le gnostique prétend savoir. Le
mot a été jeté dans la circulation par le philosophe anglais HUXLEY vers 1869. , La plupart de mes
contemporains, dit-il un jour, pour faire profession de libre-pensée, pensaient avoir atteint une certaine
gnose et prétendaient avoir résolu le problème de l'existence; j'étais parfaitement sûr de ne rien savoir
sur ce sujet, et bien convaincu que le problème est insoluble : et comme j'avais Hume et Kant de mon
côté, je ne croyais pas présomptueux de m'en tenir à mon opinion. .
21
Revue des Deux- Mondes. 1er juin 1865

21
Toutefois, tous les agnostiques ne vont pas aussi loin. Certains, comme KANT,
LOCKE, HAMILTON, MANSEL, H. SPENCER, distinguant entre existence et nature
de Dieu, proclament que l'être en soi existe mais que nous ne pouvons rien savoir de ce
qu'il est. Si, dans ce système, Dieu devient, selon le mot de H. SPENCER, une «
Réalité inconnue», il reste cependant une réalité et un objet de croyance.

§ 2. PAR QUELLES VOIES DÉMONTRER L'EXISTENCE DE DIEU


ERREURS.

32. – 1° Par quelles voies démontrer l'existence de Dieu ? –

Les preuves de l'existence de Dieu nous sont fournies par l'âme tout entière: par la
raison, par le sentiment et la conscience. Cependant, il est bon de noter aussitôt que si
la raison n'est pas l'unique instrument, elle en est certainement l'essentiel. L'on peut
aller à Dieu par d'autres voies, mais à condition de ne pas rejeter celle-là, ni même de
la rabaisser, comme si elle était désormais une voie défectueuse et cadrant mal avec la
pensée moderne. Le concile du Vatican a déclaré, en effet, que « la sainte Église notre
Mère, tient et enseigne que, par la lumière naturelle de la raison humaine, Dieu,
principe et fin de toutes choses, peut être connue avec certitude, au moyen des êtres
créés, car depuis la création du monde, ses invisibles perfections sont vues par
l'intelligence des hommes au moyen des êtres qu'il a faits» (Rom., 1,20). - A son tour,
l'Encyclique Pascendi a rappelé la décision du concile du Vatican. - Et plus
récemment, le serment antimoderniste, prescrit par le Motu proprio du 1er sept. 1910,
a confirmé et complété le texte du concile: « Et d'abord, je professe, y est-il dit, que
Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être connu, et par conséquent aussi,
démontré avec certitude par la lumière naturelle de la raison au moyen des choses qui
ont été faites, c'est-à-dire par les ouvrages visibles de la création, comme la cause par
ses effets. » Il convient de remarquer les deux additions très importantes, faites par le
serment antimoderniste, au texte du concile du Vatican. Ce dernier affirmait bien que
Dieu peut être connu, mais comme on pouvait épiloguer sur les voies qui mènent à la
connaissance, le serment antimoderniste a précisé ce qu'il fallait entendre par là : Dieu
peut être connu et par conséquent aussi démontré,. donc connaissable et démontrable.
Démontrable, comment ? Par les lumières naturelles de la raison, qui, prenant son
point de départ dans les êtres créés et s'appuyant sur le principe de causalité, remonte
des effets à la cause22.

33. - 2° Erreurs. - Par ces différentes décisions l'Église entendait condamner: - a) les

22
Les additions faites parle serment antimoderniste au dogme défini parle Concile du Vatican,
s'imposent-elles à notre croyance à titre de vérité de foi ou à titre de vérité certaine en connexion avec
un dogme ? Dans le premier cas, le refus d'y adhérer constituerait une hérésie, et, dans le second, on
serait suspect seulement d'hérésie parce qu'on ne peut rejeter une vérité en connexion avec un dogme
sans paraître rejeter le dogme lui-même.
La première hypothèse, qui les regarde comme vérité de foi, est assez vraisemblable, vu que ces
additions font partie d'une profession de foi et qu'elles sont précédées du mot « profiteor » je professe,
qui désigne, dans le langage de l'Eglise, un acte de foi.

22
ontologistes, comme MALEBRANCHE, et les intuitionnistes, comme BERGSON, qui
soutiennent que Dieu n'est pas démontrable par la raison. Il est vrai que dans leurs
systèmes cette démonstration n'est pas nécessaire parce que nous avons, soit l'idée
innée, soit l'intuition directe de Dieu; - b) les fidéistes et les traditionalistes (J. DE
MAISTRE, DE BONALD, LAMENNAIS) qui, affirmant ou exagérant l'impuissance
de la raison, prétendent que l'existence de Dieu ne peut être démontrée par le
raisonnement et qu'elle n'est venue à notre connaissance que par la loi ou par suite
d'une révélation primitive transmise d'âge en âge par la voie de la tradition : erreur
condamnée par le Concile du Vatican, sess. III ch. II, can. 123. - c) les criticistes qui,
avec KANT, distinguant entre la raison théorique et la raison pratique, nient la valeur
de la première et regardent la croyance en Dieu comme un postulat de la loi morale
(voir N° 24) ; - d) les modernistes qui ne retiennent que l'expérience individuelle
comme l'unique preuve de l'existence de Dieu, jugeant que les autres sont sans valeur,
ou tout au moins incompatibles avec la philosophie contemporaine. A leur point de
vue, Dieu n'est pas démontrable par la raison, mais le cœur le découvre: l'expérience
religieuse tient lieu de tout; elle résout le problème de la connaissance de Dieu,
l'origine de la révélation et de la religion (voir N° 17).
Il convient de remarquer que l'Église a condamné la théorie moderniste de
l'immanence, non parce qu'elle use de cette preuve de sentiment, mais parce qu'elle
réduit toutes nos raisons de croire à la seule présence de Dieu dans l'âme. L’Eglise
admet en effet que, chez les âmes de bonne volonté, Dieu peut faire sentir sa présence
et son action, qu'il peut devenir, d'une certaine manière, immanent, mais elle ne pense
pas que l'immanence de Dieu soit toujours perçue directement par la conscience et le
sentiment. Ce sont là des états mystiques plutôt rares, des faveurs qui ne constituent
pas pour nous un droit, et qui, par conséquent, ne peuvent être considérées comme le
seul moyen d'arriver à la connaissance de Dieu.

Art. II. - Exposé des preuves de l'existence de Dieu.

CLASSIFICATION DES PREUVES DE L'EXISTENCE DE DIEU.

34. - Il y a bien des manières d'exposer les preuves de l'existence de Dieu. 1° Les uns
ne font pas de classification et se contentent de présenter un certain nombre de
preuves. Ainsi, Saint THOMAS distingue cinq preuves qu'il donne à la suite. Partant
des choses que l'on peut observer dans le monde, il aboutit à cinq attributs qui
impliquent l'existence de Dieu. Il est certain, et les sens le constatent, que dans ce
monde il y a des choses qui sont mues, des êtres qui sont causés par d'autres, des
choses qui peuvent être et ne pas être, qui sont plus ou moins parfaites, des êtres
dépourvus d'intelligence qui agissent d'une manière conforme à leur fin. Or tout être
mû ne s'explique que par l'immobile (argument du premier moteur), tout être causé par

23
OLLE-LAPRUNE a dit très justement à propos du fidéisme: « L’Eglise condamne tout fidéisme.
Elle qui, sans la foi, ne serait pas, elle commence par rejeter comme contraire à la pure essence de la
foi, une doctrine qui réduirait tout à la foi. L'ordre de la foi n'est assuré que si l'ordre de la raison est
maintenu. » (Ce qu'on va chercher à Rome).

23
une cause première (argument des causes efficientes ou de la cause première), l'être
contingent par l'être nécessaire (argument de la contingence), les êtres imparfaits par
l'Etre parfait (argument par les degrés des êtres), les choses ordonnées par un
ordonnateur (argument tiré de l'ordre du monde). Donc il est nécessaire de remonter à
un premier moteur, une cause première, etc., que nous appelons Dieu.
2° Les autres classent les preuves en groupes distincts. - a) KANT distingue les
arguments théoriques et les arguments moraux, les premiers tendant à donner une
démonstration rationnelle et les seconds n'étant que de simples raisons de croire. Il
subdivise en outre les arguments théoriques en arguments a priori et a posteriori24
selon que l'on prend comme point de départ une idée que nous trouvons dans notre
esprit ou un fait, soit indéterminé, soit déterminé. - b) La classification la plus courante
consiste à diviser les preuves selon la nature du fait qui leur sert de point de départ. On
obtient alors trois classes de preuves: les preuves physiques, les preuves
métaphysiques et les preuves morales, selon que le point de départ est un fait physique,
ou une idée rationnelle, ou un fait moral. Malheureusement, cette classification prête à
équivoque, car les subdivisions des trois classes rie sont pas nettement délimitées; par
exemple, l'argument de la contingence, appelé physique par les uns, est regardé
comme métaphysique par les autres.25

c) Nous prendrons comme guides les paroles du Concile du Vatican et du serment


antimoderniste : nous partirons des choses que nous pouvons observer dans le monde,
et nous aurons ainsi une double classe d'arguments. En effet, si je considère les
ouvrages visibles de l'univers; .mon étude ne peut avoir que deux objets; ce qui est en
dehors de moi et ce qui est en moi. Or cette double connaissance, du monde extérieur
et du monde intérieur, doit nous conduire à la connaissance de Dieu. D'où deux sortes
de preuves: les preuves cosmologiques fournies par l'étude du cosmos et les preuves
psychologiques et morales fournies par l'étude de l'âme humaine. A ces deux classes
de preuves il y aura lieu d'ajouter comme confirmation le fait de la croyance
universelle des peuples.

§ 1. - LE MONDE EXTÉRIEUR. PREUVES COSMOLOGIQUES.

35. - Si nous observons le monde extérieur, tel qu'il est, du moins dans la mesure où
nous pouvons le connaître, nous y constatons trois choses: - a) son existence d'abord; -
b) le mouvement dont il est animé, et - c) l'ordre qui y règne. Or ces trois faits
supposent qu'il y a quelqu'un, en dehors du monde, qui est. la cause de son existence,
la source de son activité et le principe de l'ordre que nous y découvrons. Ce quelqu'un
24
L'expression a priori veut dire antérieur à l'expérience et signifie par conséquent que l'on raisonne
indépendamment de l'expérience, en s'appuyant seulement sur les principes de la raison. L'expression a
posteriori a le sens contraire et signifie que l'on s'appuie sur l'expérience, que l'on remonte des effets
aux causes.
25
L'on pourrait objecter également à cette classification que toutes les preuves rationnelles sont, en
somme, métaphysiques, puisqu'elles s'appuient toutes sur le principe de causalité.

24
nous le nommons Dieu. D'où trois preuves tirées: - 1. de l'existence du monde; - 2. du
mouvement du monde; et - 3. de l'ordre du monde.

1ère Preuve tirée de l'existence du monde. Argument dit de la cause première ou de la


contingence.

36. - Argument - Cet argument peut être présenté de diverses façons. On peut dire très
simplement : l'existence d'un monde contingent ne s'explique pas sans un être
nécessaire que nous appelons Dieu. BOSSUET l'a formulé ainsi: « Qu'il y ait un
moment où rien ne soit, éternellement rien ne sera.» Ce qui revient à dire: L'existence
d'un monde, qui n'est ni éternel ni nécessaire, ne s'explique que par l'existence d'un être
éternel et nécessaire, appelé Dieu.
Nous développerons l'argument dans le syllogisme26 suivant: Les causes secondes
supposent une cause première et les êtres contingents supposent un être nécessaire. Or
il n'y a dans le monde que des causes secondes et des êtres contingents. Donc le monde
suppose une cause première et un être nécessaire: cet être c'est Dieu27.

A. PREUVE DE LA MAJEURE. - Les causes secondes supposent une cause


première et les êtres contingents supposent un être nécessaire.

Il faut entendre par cause seconde une cause qui est à la fois cause et effet, qui doit sa
propre existence à une autre cause (ex: le père), et être contingent celui qui n'a pas en
soi la raison de son existence et qui pourrait ne pas être, Au contraire, la cause
première est celle qui ne doit son existence à aucune autre, et l'être nécessaire est celui
qui porte en soi la raison de son existence et qui ne peut pas ne pas être. Comme on le
voit, toute cause seconde est contingente puisqu'elle n'a pas en soi la raison de son
existence, et réciproquement, tout être contingent est cause seconde puisqu'il tient son
existence d'un autre. La différence entre les deux dénominations c'est que, d'un côté,
nous considérons le monde dans le fait de son existence, c'est-à-dire en tant que cause
seconde, et de l'autre, nous l'envisageons dans sa nature, c'est-à-dire en tant que
contingent.
Que les causes secondes supposent une cause première, cela découle, à la fois du
26
Le syllogisme est un raisonnement composé de trois propositions telles, que, les deux premières (les
prémisses) étant admises, la troisième (la conclusion) s'ensuit nécessairement. La première proposition
des prémisses s'appelle la majeure, la seconde, la mineure. Pour plus de clarté, nous distinguerons la
majeure et la ,mineure, que nous prouverons séparément.
27
L'argument est quelquefois formulé sous la forme suivante: Tout ce qui a commencé d'exister
n'existe pas par soi et suppose un créateur. Or le monde a commencé d'exister. Donc le monde a dû
recevoir l'existence de Dieu. Ainsi présenté, l'argument parait défectueux, car les adversaires ne
manqueront pas de reprendre aussitôt la mineure et de dire: « Mais le monde n'a pas commencé.
L'argument ne s'appuie pas sur le commencement du monde mais sur sa contingence, au point de vue
de son existence et de sa nature. Que le monde ait commencé ou non, qu'Il soit éternel ou créé dans le
temps, Il n'en reste pas moins contingent, c'est-à-dire insuffisant, et appelle un être nécessaire. Les
philosophes, comme PLATON et ARISTOTE, qui croyaient à l 'éternité du monde, n'en admettaient
pas moins l'existence de Dieu, et il n'est pas démontré par la raison Dieu n’aurait pas pu créer le
monde ab aeterno.

25
principe de causalité et du principe de raison suffisante, car l'on ne peut pas alléguer
que les causes secondes s'expliquent les unes par es autres. Qu'on remonte, en effet, la
série des causes secondes, qu'on aille du fils au père, du père à l'aïeul, et ainsi de suite,
aussi loin qu'on le voudra; qu'on suppose même une série infinie28, si la chose le peut,
on ne fera que reculer la difficulté, et il faudra bien recourir à une cause première, car
il va de soi que, si chaque cause subordonnée est insuffisante par elle-même à produire
son existence, ce n'est pas le nombre de semblables Muses qui en changera la nature.
Prenez dix, vingt, cent, une multitude infinie d'ignorants, vous n'aurez pas obtenu un
homme savant. Incomplètes et insuffisantes par nature, les causes secondes requièrent
donc une cause première, distincte d'elles, et qui leur ait donné l'existence, Le
raisonnement est le même, si l'on considère les êtres, non plus comme causes secondes
mais comme êtres contingents, n'ayant pas en eux-mêmes la raison de leur existence,
ils demandent un être nécessaire qui soit leur raison d'être.

B. PREUVE DE LA MINEURE. - Or le monde est composé de causes secondes et


d'êtres contingents. Pour le démontrer, considérons dans le monde la matière brute et
les êtres vivants.

a) Matière brute. - Si nous examinons la matière qui s'offre à nos regards, nous en
concevons très bien la non-existence, Nous ne pensons pas que les minéraux, que les
cailloux du chemin que nous foulons aux pieds, devaient nécessairement exister et
existent par eux-mêmes.

b) Etres vivants. - Mais où la chose apparaît, non pas plus certaine, mais plus
facilement démontrable, c'est quand il s'agit des êtres vivants. A commencer par nous-
mêmes, n'est-il pas évident que nous avons le sentiment de notre contingence29. L'être
que nous avons, nous le tenons de nos parents; à aucun moment, nous ne sommes les
maîtres de notre vie; nous aurions pu ne pas naître et nous devrons mourir, Et ce qui
est vrai de nous, ne l'est pas moins des autres hommes, et, a fortiori, des êtres
inférieurs, des animaux et des végétaux.
Nous pouvons du reste aller plus loin. Non seulement nous pensons que les êtres
vivants que nous voyons, ne tiennent pas d'eux-mêmes leur propre vie, qu’ils auraient
pu ne pas exister et n'existeront pas toujours, mais la science positive établit que la vie
a commencé sur la terre, qu'il fut un temps où il n'y avait dans le monde aucun être
vivant, où la vie n'était même pas possible. C'est la géologie qui nous l'apprend. Elle a
étudié, en effet, le globe terrestre et lui a demandé les secrets de son passé. Dans les

28
D'après ARISTOTE, saint THOMAS, LEIBNIZ, KANT, une multitude infinie de causes secondes,
de moteurs seconds, n'est pas contradictoire ; la raison ne peut démontrer par exemple que la série des
générations animales ou des transformations de l’énergie a du avoir un commencement, au lieu
d'exister ab aeterno. Ce qui répugne, c'est qu’une série de causes secondes ou de moteurs mus existent
sans qu’i1 y ait une cause première, un premier moteur immobile qui soit la raison de leur existence.'
29
En réalité, cette analyse du moi et de sa contingence, pourrait être reportée au second groupe de
preuves qui part de l'observation du monde intérieur. Si on voulait en faire une preuve spéciale, il
suffirait de dire: la contingence et les imperfections de notre être supposent une cause première
nécessaire et parfaite.

26
couches supérieures, dans les terrains quaternaires, elle a rencontré la trace des races
humaines; au-dessous, dans les couches tertiaires, elle n'a vu que des traces de plantes
et d'animaux supérieurs; puis, plus profondément, dans les terrains secondaires, elle a
découvert les restes des mollusques qui peuplaient les mers et des grands reptiles qui
régnaient sur les continents humides; plus bas encore, dans les étages primaires, la vie
revêtait les formes les plus simples. Enfin plus loin encore, dans les roches cristallines
primitives, aucun vestige de vivants; non point que le temps en ait fait disparaître les
traces, mais parce qu'alors aucun être n'existait et que l'écorce terrestre, étant à l'état de
fusion ignée, à 3000°, offrait des conditions incompatibles avec la vie.
Considéré au point de vue de la matière brute et des êtres vivants qu'il renferme, le
monde ne porte donc pas en soi l'explication de son existence; n'ayant pu se faire seul,
il suppose l'intervention d'un être souverain qui lui a communiqué l'être et la vie (V. la
valeur de cette preuve plus loin).

37. - Objections. 1° CONTRE LA MAJEURE.- A. Le principe de causalité sur


lequel s'appuie l'argument de la, cause première et de la contingence, est rejeté par
KANT et les positivistes, « Nous ne nous occupons pas des causes, dit A. COMTE,
nous étudions seulement les relations de succession et de similitude dans les
phénomènes.» D'après HUME, la causalité n'est pas dans les choses, elle n'est que
dans notre esprit. Le feu fait bouillir l'eau, et l'eau transformée en vapeur met en branle
la locomotive. Allez-vous conclure que le premier phénomène est cause du second ?
C'est une déduction qui n'a pas de caractère scientifique. Tout ce qu'il vous est permis
d'affirmer c'est que le premier est l'antécédent invariable et la condition nécessaire du
second. - De toute façon, la science ne connaît que les phénomènes, et jamais elle ne
peut passer du phénomène au noumène, c'est-à-dire à Dieu.

Réfutation. - Les positivistes entendent n'étudier que les phénomènes et leurs relations
de succession et de similitude. Mais qu’est-ce que cet antécédent invariable et cette
condition nécessaire, sinon ce à quoi nous donnons le nom de cause - Quand ils
prétendent en outre que la science ne dépasse pas les phénomènes, nous sommes
d'accord avec eux. Ce n'est pas la science expérimentale qui doit nous mener à Dieu.
Dieu ne s'aperçoit ni au bout d'un télescope ni au fond d'une éprouvette. Aussi n'est-ce
pas à la science positive de rechercher Dieu, mais à la métaphysique. Or celle-ci
n'outrepasse pas ses droits en s'appuyant sur le principe de causalité, qui s'impose à la
raison comme évident, bien que l'expérience ne parvienne pas toujours à en faire la
vérification. Personne ne met en doute, sauf les positivistes, du moins en théorie, que
tout ce qui n'a pas en soi sa raison d'être, a une cause, et que la cause n'est pas
seulement suivie de son effet, mais qu'elle le produit.

38. -B. La causalité, dit-on encore, implique le passage de l'inactivité à l'activité, donc
changement. En effet, concevoir Dieu comme créateur d'un monde qui n'est pas
éternel, c'est dire qu'il a posé dans le temps un acte qui n'est pas éternel, c'est admettre
qu'en devenant cause, Dieu a changé et que, par conséquent, il n'est ni immuable ni
nécessaire.

Réfutation. - C'est une erreur de concevoir la cause première comme les causes

27
secondes que nous observons par l'expérience. Tandis que celles-ci sont soumises à la
loi du temps, celle-là est en dehors. C'est de toute éternité que Dieu est cause première
et qu'il conçoit et décrète la création du monde. Que cet effet se produise dans le
temps, cela n'est pas évidemment sans mystère, mais ne modifie en rien la nature de
Dieu , qui reste immuable et nécessaire.

39. - CONTRE LA MINEURE. - A. Si le monde a commencé, objectent. les


matérialistes, sans nul doute il faut admettre un créateur. Mais le monde n'a pas
commencé, il est éternel. Rien ne nous empêche de remonter indéfiniment la série des
causes secondes. L'impossibilité que nous croyons y voir n'est pas dans les choses,
mais dans notre esprit, qui est incapable de concevoir l'infini.

Réfutation - A supposer que nous puissions remonter indéfiniment dans le passé


l'échelle des causes secondes30, il faudra toujours dire qui leur a donné l'être, et, si
chaque cause seconde a besoin d'une autre cause pour exister, la chose ne sera pas
moins vraie de la série infinie, comme nous l'avons déjà dit dans la preuve de la
majeure.

40. - B. Forme moderne de l'objection matérialiste. - La nouvelle école matérialiste31


(Karl VOGT, BUCHNER, MOLESCHOTT, HAECKEL...), qui remonte au milieu du
XIXe siècle, a tenté de donner une explication scientifique de l'origine du monde, dans
le but de supprimer Dieu. Pour cela, elle s'est appuyée sur la philosophie de
l'immanence, qui suppose que le monde contient le principe de son activité. D'après ce
système, le monde, autrement dit, l'universelle substance, a deux attributs qui lui sont
essentiels: la matière et la force. La matière est donc la seule réalité apparente; et
comme elle est éternelle et douée d'énergie, elle suffit à tout expliquer.

a) Mais comment prouver que le monde est éternel - Par trois faits soi-disant vérifiés
par la science : à savoir l'indestructibilité de la matière, la conservation de l'énergie et
la nécessité des lois de la nature: 1. Indestructibilité de la matière. C'est un principe
admis, disent-ils, depuis les expériences de Lavoisier, que la masse des corps n'est pas
altérée au milieu des transformations qu'ils peuvent subir: rien ne se crée, rien ne se

30
Les philosophes distinguent en effet la série infinie du nombre infini. Si le nombre infini est une
impossibilité mathématique, parce qu'il n'y a pas de nombre tel qu'on ne puisse en former un plus
grand, il n'en va pas de même de la série qui est un ensemble de choses distinctes et successives de
quelque manière. D'après ARISTOTE et saint THOMAS, il n'y a pas de répugnance à admettre une
régression sans fin dans la série des phénomènes qui se seraient succédé dans le passé, ni même à
concevoir une multitude actuellement infinie et innombrable. C'est pour cela que saint THOMAS
pensait que la révélation seule nous apprend que le monde n'est pas créé de toute éternité.
31
De cette école, HAECKEL a été un des plus récents et des plus ardents champions. Son livre, Les
énigmes de l'univers, paru en 1900 et répandu à profusion, en Allemagne, puis en France en 1905, a
pour but d'exposer le pur monisme et de résoudre les problèmes de l'univers: « Nous nous tenions
fermement, y est-il dit, au monisme pur... qui ne reconnaît dans l'univers qu'un' substance unique, à la
fois Dieu et Nature; la matière et l'esprit ou énergie sont les deux attributs fondamentaux, les deux
propriétés essentielles de l'Etre cosmique divin qui embrasse tout, de l'universelle substance. »

28
perd32. - 2. Conservation de l'énergie. De même que la matière est indestructible, ainsi
la quantité d'énergie que possède l'univers, reste constante. - 3. Nécessité des lois de la
nature: la matière obéit à des lois qui sont invariables. Si la matière et l'énergie se
conservent toujours et qu'elles obéissent à des lois immuables, nous pouvons conclure,
disent les matérialistes, que le monde n'aura pas de fin, et s'il ne doit pas avoir de fin, il
n'a pas eu de commencement : il est éternel.

b) La matière, une fois supposée éternelle, les matérialistes font appel à la théorie de
l'évolution pour expliquer la formation du monde et des êtres vivants. Les atomes
éternels forment à l'origine une immense nébuleuse qui, peu à peu, et sous l'action des
forces inhérentes à la matière, donne naissance aux astres semés dans l'espace infini.
Et si nous voulons considérer spécialement le monde qui est le nôtre, nous le voyons
passer par une série de changements nécessaires. La terre, comme tous les astres, se
façonne elle-même, allant de la période gazeuse à la période solide, se recouvrant avec
le temps d'une écorce qui bientôt devient habitable.
c) Quand les conditions requises pour la vie sont remplies, on voit éclore les premiers
êtres vivants par génération spontanée, par une sorte d'évolution créatrice33
(BERGSON), et sans qu'il soit nécessaire de recourir à l'intervention d'un Dieu
créateur. Contenus en germe dans la matière éternelle, les êtres particuliers sont donc
comme les cellules de cet immense organisme qu'on appelle le monde: s'ils nous
apparaissent contingents, c'est parce que nous avons le tort de les « abstraire de tout
continu» (LEROY) et que nous ne les regardons pas dans leur collectivité.
En résumé, éternité de la matière, formation du monde par l'évolution, apparition des
premiers êtres vivants par génération spontanée et leur transformation en espèces:
telles sont les trois grandes formules avec lesquelles les matérialistes prétendent
expliquer tout sans recourir à un Créateur.

Réfutation. - a) Éternité de la matière. Remarquons d'abord que les deux premiers


principes invoqués par les matérialistes pour prouver l'éternité de la matière, à savoir:
son indestructibilité et la conservation de l'énergie, ne sont que des hypothèses,
autorisées sans doute par l'expérimentation scientifique, mais rien de plus. Les
principes ne sont ni évidents par eux-mêmes ni susceptibles d'une démonstration
purement expérimentale, Mais à supposer qu'ils fussent absolument certains, que
prouveraient-ils ? Tout simplement que la nature de la matière est d'être indestructible
et douée d'une somme d'énergie inaltérable, mais non pas pour cela, qu'elle est
éternelle. Que la matière ait été créée par Dieu indestructible, cela ne nous permet pas
de conclure qu'elle existe de toute éternité. - Quant au troisième principe, la nécessité
des lois, il est aisé de voir qu'il ne prouve rien en faveur de l'éternité; car les lois
expriment uniquement la manière d'être constante de la matière, sans rien dire de son

32
Ainsi un même corps peut passer par différents états physiques sans varier en quantité: tel est le cas
de l'eau, qui peut être tour à tour solide (glace), liquide ou gazeuse (vapeur).
33
Tout en faisant allusion ici au système, bergsonien qui suppose un grand courant vital rayonnant
d'un centre, s'insinuant dans la matière pour l'organiser et créer ainsi les végétaux et les animaux, notre
pensée n'est pas évidemment de ranger M. BERGSON parmi les matérialistes.

29
origine.

Mais accordons que la matière soit éternelle. Dira-t-on aussi qu'elle est nécessaire ? Il
faudrait prouver alors qu'elle a en soi sa raison d'être, qu'elle ne peut pas ne pas être, ni
être autrement qu'elle n'est. Mais qu'est-ce qu'un être nécessaire qui est sujet du
devenir, qui se transforme indéfiniment, qui suit une incessante évolution créatrice ?
Qu'est-ce qu'un être nécessaire qui est borné par deux termes, la naissance et la mort ?
– Sans doute, les matérialistes répondent que ce n'est pas ainsi qu'ils l'entendent., et
que, dans leur conception, le monde n'est un être nécessaire, qu'autant qu'on l'envisage
dans son ensemble, et non dans les parties qui le composent. Mais il ne faut qu'un peu
de bon sens pour voir que, si toutes les parties sont contingentes, l'ensemble ne peut
pas être nécessaire34. Ainsi, qu'on le suppose éternel ou non, qu'on le considère soit
dans son ensemble, soit dans ses parties, le monde est contingent. Il suppose donc un
être nécessaire qui l'ait appelé à l'existence.

b) Formation du monde - Après avoir posé en principe que la matière ne requiert pas
de créateur parce qu'elle est éternelle, les matérialistes se mettent en mesure
d'expliquer la formation du monde en dehors de Dieu. Adoptant l'hypothèse
cosmogonique de LAPLACE, d'ailleurs généralement admise, quoique avec des
modifications, ils supposent que l'univers était, à l'origine, une poussière d'atomes, et
qu'un jour, sous l'influence d'un fluide quelconque, appelé indifféremment force,
énergie ou électron, la matière s'est mise à évoluer et a formé successivement les
mondes que nous voyons.
Mais de deux: choses l'une: ou bien la matière et l’énergie sont toutes deux éternelles,
ou elles ne le sont pas, - 1. Si elles sont éternelles, elles ont dû évoluer de toute
éternité. Or cette supposition contredit l'hypothèse de LAPLACE qui admet un
commencement et une fin au mouvement de la matière et à l'évolution. Il est clair par
ailleurs, que si l'évolution doit avoir une fin, ce serait chose déjà faite, du moment
qu'on suppose qu'elle a lieu de toute éternité. - 2. Il faut donc admettre la seconde
alternative qui pose en principe que la matière et l'énergie ont eu un commencement,
ou tout au moins l'une des deux35. Mais si l'énergie, par exemple, n'est pas éternelle,

34
Les philosophes modernes de l'école bergsonienne essaient de tourner la même difficulté en disant
que l'ensemble, le Grand Tout n'est pas précisément une somme de tontes les parties, mais une source
d’où elles jaillissent, la substance d'où émanent tous les êtres par voie d'évolution. M. BERGSON
parle « d'un centre d'où tous les mondes jailliraient comme les fusées d'un immense bouquet ».
L'évolution créatrice, p. 270. - Mais quand on a expliqué la formation des mondes par l'évolution de la
matière, il reste toujours à dire d’où vient la matière elle-même.

35
Certains apologistes, pour démontrer que l'évolution de la matière, a commencé un jour, s'appuient
sur la loi de la dégradation de l'énergie, Notons d'abord que les physiciens distinguent deux sortes
d'énergies. Selon qu'elle est plus ou moins apte à produire du travail, l'énergie est dite de qualité
supérieure (exemple: le mouvement) ou de qualité inférieure (exemple: la chaleur). Or si c'est une loi
que l'énergie se conserve, que la somme d'énergie qui est dans le monde, reste constante, c'en est une
autre qu'elle baisse en qualité, qu'elle se dégrade. En d'autres termes, « l'énergie de qualité supérieure
ne se dépense jamais sans qu'il en tombe une partie à l'état d'énergie de qualité inférieure ou de
chaleur. La balle élastique qui rebondit ne retrouve jamais tout à fait la hauteur d'où elle est partie: au
contact du sol, une partie de la vitesse s'est transformée en chaleur... D'un autre côté, cette énergie de
qualité inférieure ne remonte jamais intégralement à l'état d'énergie supérieure... D'où il résulte qu'à

30
qui l'a donnée à la matière ? Ne la possédant pas de toute éternité, elle n'a pu se
l'attribuer par la suite: on ne se donne pas ce qu'on n'a pas. Elle l'a donc reçue de
quelqu'un, en dehors d'elle et au-dessus d'elle, et ainsi, de toute nécessité, il faut arriver
à Dieu.

c) Génération spontanée et Transformisme. - Pour expliquer l'origine des êtres vivants,


les matérialistes invoquent deux hypothèses: la génération spontanée et le
transformisme. - 1. Malheureusement, la première hypothèse (génération spontanée)
est antiscientifique et se heurte aux conclusions de la science positive. Comme nous le
dirons plus loin (N° 86), aucun savant n'a pu apporter la preuve du passage, réel ou
possible, de la matière inorganique à la vie: le plus ne sort pas du moins. Les
expériences de PASTEUR ont démontré, au contraire, que le vivant ne sort que d'un
vivant: omne vivum ex vivo. - 2. L'hypothèse transformiste, qui explique la formation
des espèces par voie d'évolution, n’est qu'une hypothèse assez vraisemblable (N° 89),
mais quand bien même elle serait une certitude36, elle n'a de valeur pour la théorie
matérialiste qu'autant qu'elle serait une suite de la génération spontanée. Si en effet il
faut recourir à un Créateur pour le premier être vivant, on pense bien que les matéria-
listes n'ont plus que faire de l'hypothèse transformiste.
Comme on le voit, la théorie matérialiste, loin de pouvoir s'appuyer sur la science
expérimentale, est en opposition avec elle. Son explication du monde sans Dieu n'est
pas plus conforme à la science qu'à la raison. Elle doit donc être rejetée.

2eme Preuve tirée du mouvement constaté dans le monde.

41. - Argument. - Sous sa forme la plus simple, cet argument peut-être ainsi présenté:
le mouvement que nous constatons dans le monde ne s'explique pas sans Dieu. Nous
développerons cette preuve dans le syllogisme suivant: Tout ce qui est en mouvement,
tous les moteurs seconds supposent un moteur premier immobile. Or nous constatons
du mouvement dans le monde. Donc le mouvement du monde suppose un premier

tout moment l'énergie se dégrade. En un mot, l'univers tend, en vertu des lois qui le régissent, vers une
fin qui n'est pas le néant, mais le repos... Or ce qui doit ainsi finir ne peut être conçu comme infini. Si
l'énergie utilisable était infinie en quantité, elle ne pourrait pas s'épuiser, sa dépense ne pourrait pas
aboutir à une limite. Puisque nous voyons avec certitude qu'il y aura un terme, la quantité d'énergie
utilisable est donc finie. Si elle se débitait et s'épuisait depuis une durée infinie, à supposer que ces
deux mots ne soient pas contradictoires, l'épuisement serait achevé depuis longtemps: puisqu'elle ne
l'est pas, c'est qu'elle ne remonte pas à l'infini. » GUIBERT, Le conflit des croyances religieuses et des
Sciences de la nature.
Ainsi, de cette loi de la dégradation de l'énergie, les apologistes en question concluent : 1. - qu'il y a eu
des commencements dans le monde, que l'énergie utilisable a commencé puisqu'elle n'est pas infinie,
et - 2, que, dès lors, le mouvement du monde n'a pu venir de la matière, vu qu'elle n'était pas douée
d'énergie utilisable. Ce second point appartient à la preuve suivante (argument du premier moteur).
36
De toute façon, la théorie de l'évolution ne saurait s'appliquer à l'homme, du moins à son âme. Nous
verrons plus loin (N° 106 et suiv.) que l'homme n'est pas un animal perfectionné et que, si son corps ne
diffère pas essentiellement de celui des animaux supérieurs, son âme est d'une autre nature et possède
des facultés intellectuelles et morales qui la séparent entièrement de la brute.

31
moteur37.

PREUVE DE LA MAJEURE. - Les moteurs seconds supposent un moteur premier


immobile. Les moteurs seconds sont des moteurs qui n'ont pas en soi la raison d'être de
leur mouvement et qui ont dû le recevoir d'une impulsion étrangère. Il est clair que,
pour les moteurs seconds comme pour les causes secondes, il nous faut toujours
aboutir à un moteur premier. Qu'on suppose autant de moteurs qu'on veut et même une
série infinie; du moment que chacun reçoit le mouvement dont il est animé,
nécessairement il faut supposer un premier moteur qui soit immobile. Si, en effet, on
n'admet pas un premier moteur qui donne sans recevoir, le mouvement n'aura jamais
lieu car il n'aura jamais de cause. La majeure s'appuie donc, comme l'argument de la
contingence, sur le principe de causalité.

PREUVE DE LA MINEURE. - Qu'il y ait du mouvement dans le monde, la chose est


incontestable. Et si nous voulons seulement nous borner au mouvement local de la
matière, nous constatons que toutes les planètes tournent à la fois sur elles-mêmes et
autour du soleil. Le soleil exécute lui aussi un mouvement de rotation autour de son
axe, et se dirige avec l'ensemble de son système planétaire vers un point fixe du ciel
appelé l'apex. La terre elle-même que nous habitons et qui nous parait immobile est
animée de ce double mouvement de rotation autour de son axe et de translation autour
du soleil. Bien plus, tout ce qui est à sa surface est doué de mouvement: les eaux
descendent des montagnes et courent, lentes ou rapides, formant les rivières et les
fleuves, qui s'en vont vers la mer: la mer a ses flux et reflux, ses vagues et ses
courants... (V. la valeur de cette preuve plus loin).

42. - Objections 1° CONTRE LA MAJEURE - Un premier moteur immobile c'est,


dit-on, une contradiction dans les termes. Tout moteur, en effet, doit passer de la
puissance à l'acte... il ne peut donc rester immobile. De plus, s'il a commencé à
mouvoir, il n'est plus immuable. Cette objection est la quatrième antinomie de Kant.

Réfutation. - Définissons d'abord les termes. On entend par puissance la possibilité de


recevoir ou d'acquérir une qualité, et acte38, la possession même de cette qualité. Par
exemple, l'eau froide est en puissance par rapport à la chaleur; elle peut devenir chaude
mais elle ne l'est pas. Quand elle est chaude, on dit qu'elle est en acte. Mais pour
passer du froid au chaud, il faut l'action du feu qui possède la chaleur et qui est lui-
même en acte. - Cette distinction établie, il est facile de voir que la contradiction qu'on
a cru trouver dans le fait d'un moteur immobile, n'existe pas en réalité et provient d'une
fausse conception du premier moteur immobile. Il ne faut pas confondre immobilité
avec inactivité. Quand nous disons que Dieu, moteur premier, est immobile, cela ne

37
L'argument du premier moteur se rattache à l'argument de la cause première: il s'appuie sur le même
Principe et suit la même marche. Aussi certains auteurs l'exposent-ils en même temps.

38
Le mot acte s'opposant au mot puissance, il s'ensuit que dire de Dieu qu'il est acte pur revient à dire
qu'il n'y a rien en lui qui soit à l'état de puissance ou de devenir, qu'il est une réalité pleine et complète,
ou si l'on veut, qu'il possède toutes les qualités.

32
signifie pas qu'il est inactif, mais au contraire qu'il ne passe pas de la puissance à l'acte,
qu'étant acte pur par définition, il est activité même. Il ressemble à un foyer de chaleur
qui chauffe par le fait même qu'il est foyer. Et si ce foyer est éternel, il chauffe
éternellement. La difficulté est évidemment de comprendre comment les effets n'en
sont pas éternels et se produisent dans le temps. Nous avons déjà répondu à cette
objection à propos de la cause première (N° 38).

43. – 2° CONTRE LA MINEURE. - Nous ne songeons pas, disent nos adversaires, à


nier le mouvement qui est dans le monde, mais nous pouvons l'expliquer sans Dieu.
Deux hypothèses peuvent rendre compte du mouvement de la matière: l'hypothèse
mécaniste et l'hypothèse dynamiste

A. Hypothèse mécaniste. Cette hypothèse met en avant la loi d'inertie. D'après ce


principe, admis par la science, les corps sont indifférents au repos ou au mouvement:
ils sont donc incapables de modifier l'état dans lequel ils se trouvent, sans
l'intervention d'une cause étrangère. Mais si un corps persiste dans l'état où il est, repos
ou mouvement, il suffit pour expliquer le mouvement du monde, de supposer qu'il est
éternel.

Réfutation - Remarquons d'abord que le principe d'inertie, invoqué par l'hypothèse


mécaniste, en tant qu'il affirme qu'un mouvement continue indéfiniment si aucune
cause n'y met obstacle, ne peut être vérifié par l'expérience.

« On n'a jamais pu l'expérimenter, déclare H. POINCARÉ, sur des corps


soustraits à l'action de toute force et ce n'est qu'une hypothèse suggérée par
quelques faits particuliers (projectiles) et étendue sans crainte aux cas les plus
généraux (en astronomie, par exemple), parce que nous savons que, dans ces
cas généraux, l'expérience ne peut plus ni la confirmer ni la contredire. »

Mais admettons le principe d'inertie. Si les corps sont indifférents au repos! comme au
mouvement, pour expliquer qu'ils sont en mouvement plutôt qu'en repos, il faut une
cause autre que les corps, il faut supposer une cause étrangère qui les ait fait sortir de
cet état d'indifférence. Il ne suffit pas de dire que le mouvement est éternel, il faut dire
qui l'a imprimé. Du reste, nous avons vu précédemment que, selon l'hypothèse de
Laplace, le mouvement a commencé un jour et qu'il est antiscientifique de le supposer
éternel (voir la note sur la loi de la dégradation de l'énergie (N° 40).
B. Hypothèse dynamiste. - Cette hypothèse explique le mouvement du monde d'une
autre manière. Il est vrai, disent les dynamistes, que les corps sont inertes, mais ils ont
aussi une autre propriété, celle de s'attirer mutuellement selon une loi qu'on appelle
l'attraction universelle. Or si les corps ont le pouvoir de s'attirer, plus n'est besoin d'un
moteur pour les mettre en branle: la formation des mondes, le mouvement qui les
anime, n'ont pas d'autre principe que les forces mêmes de la matière.

Réfutation. - Si nous admettons que les corps sont en mouvement en vertu de la loi
d'attraction universelle, c'est-à-dire parce qu'ils sont doués d'une force qui les pousse
les uns vers les autres, comment se fait-il que les atomes ne se sont pas rencontrés en

33
une masse unique ? Pour rendre compte de la formation des mondes, les dynamistes
sont donc obligés d'admettre deux forces en présence. La force attractive ou centripète
est, selon eux, contrebalancée par une autre force, la force tangentielle ou centrifuge,
qui produit des mouvements giratoires et donne naissance à ces astres innombrables
qui remplissent l'espace. Mais comment expliquer que la matière soit animée de deux
mouvements, celui d'attraction et celui de rotation, dont les effets se contrarient et
s'opposent ? Il y aurait alors dans la matière deux forces contraires. En outre,
l'hypothèse dynamiste supposant que la matière est éternelle. il s'ensuit que les atomes
doivent s'attirer de toute éternité et que l'évolution des mondes n'aurait pas eu de
commencement; et ainsi, encore une fois, nous nous trouvons en contradiction avec le
système de Laplace. Il faut donc toujours, qu'on le veuille ou non, recourir à la
chiquenaude initiale, au premier moteur.

3eme Preuve tirée de l'Ordre du monde.

Argument dit des Causes finales.

44. - Argument. - L'ordre du monde ne s'explique pas sans Dieu. Sous la forme
poétique, c'est le même argument que nous retrouvons dans ces deux vers souvent
cités de Voltaire:
«L'univers m'embarrasse, et je ne puis songer
Que cette horloge marche et n'ait point d'horloger.»

Nous exposerons l'argument dans le syllogisme suivant: Tout ordre requiert une
intelligence ordonnatrice. Or il y a de l'ordre dans le monde. Donc l'ordre du monde
suppose une intelligence ordonnatrice.
Cette preuve très populaire, présentée déjà par SOCRATE (Mémorables), par
CICÉRON (De natura deorum), par SÉNÈQUE (de Beneficiis), exposée avec
beaucoup d'ampleur par FÉNELON (Traité de l'existence de Dieu), et pour laquelle
KANT lui-même professait de l'admiration, est connue sous le nom de preuve
téléologique (de telos, fin) ou des causes finales.
Ce qu'il faut entendre par causes finales. - Pour comprendre cette expression causes
finales, il faut dire auparavant ce que l'on entend par fin et par moyen. La fin d'une
chose est le but, ce à quoi cette chose est destinée: une horloge a pour fin d'indiquer
l'heure, l'œil a pour fin de voir. Le moyen est ce par quoi l'on atteint une fin. Il va de
soi qu'à chaque fin correspondent des moyens différents. D'où il suit que la fin
poursuivie inspire le travail de l'ouvrier, elle est la cause qui le détermine dans le choix
des moyens. La finalité ou cause finale, c'est-à-dire cette recherche des moyens pour
atteindre la fin, cette appropriation des moyens à la fin, qui constitue l'ordre, suppose
donc une intelligence qui ait conscience, à la fois, du but à atteindre et de l'aptitude des
moyens.
Quand il s'agit du monde, l'on peut distinguer deux sortes de finalités: la finalité
interne et la finalité externe. Si l'on prend chaque individu en particulier, nous voyons
qu'il a des organes parfaitement disposés pour la fin qu'il poursuit : le poisson a des
nageoires pour nager, l'oiseau a des ailes pour voler, etc.: c'est la finalité interne. La
finalité externe, c'est la fin qui est assignée à chaque être dans l'ensemble de la

34
création: le minéral a pour fin de nourrir la plante, la plante est utilisée par l'animal,
lequel est utilisé pour l'homme. La finalité externe étant plutôt difficile à déterminer,
nous ne parlerons, dans l'argument, que de la finalité interne.

1° PREUVE DE LA MAJEURE. - Tout ordre suppose une intelligence ordonnatrice.


Le principe invoqué par la majeure est, comme on le voit, le même que pour les deux
arguments précédents : il s'agit toujours du principe de causalité. L'ordre, avons-nous
dit, consiste dans l'adaptation des moyens à une fin. Il est donc un effet et suppose une
cause, un ouvrier intelligent qui ait choisi les moyens capables d'arriver à la fin qu'il
avait en vue.

2° PREUVE DE LA MINEURE. - Or il y a de l'ordre dans le monde. Considéré dans


son ensemble, le monde nous apparaît comme un vaste système parfaitement ordonné,
où tout est à sa place, selon un plan aussi bien conçu que réalisé. Les savants, chacun
dans sa sphère, pourraient, d'ailleurs, nous dépeindre les merveilles qui éclatent dans
tous les détails de ce plan. Si, guidé par l'astronome, vous scrutez l'immense
profondeur des cieux, vous restez muet devant le spectacle grandiose qui s'offre à votre
regard. Mais votre étonnement grandit, quand vous apprenez que ces astres
innombrables qui sont à d'énormes distances de notre planète, et de dimensions bien
plus grandes, se déplacent à des vitesses vertigineuses suivant un cours déterminé et
avec une telle régularité qu'on peut prédire quand l'astre se lèvera et se couchera à
l'horizon, quand il en rencontrera un autre...
Et maintenant du monde céleste, descendez sur la terre que vous habitez, vous ne
trouverez pas moins d'ordre et d'harmonie. Le physicien vous dira les lois auxquelles
les corps obéissent d'une manière inflexible (lois de la chute des corps, de la chaleur,
de la propagation de la lumière). Le botaniste vous fera admirer la fleur des champs: la
symétrie des parties qui la composent, sa forme élégante, la richesse et la variété de ses
couleurs, tout vous dira qu'elle est l'œuvre d'un artiste consommé. A son tour, le
physiologiste peut vous décrire tout ce qu'il y a de beauté dans les organes du corps
humain, et spécialement, dans ces deux organes si délicats que sont l'œil et l'oreille.
Et si vous voulez même descendre l'échelle des êtres, vous y trouverez encore les
choses les plus étonnantes. Vous aurez à admirer l'instinct de l'abeille qui façonne si
ingénieusement sa ruche, de l'araignée qui tisse sa toile d'une manière si parfaite, de
l'oiseau qui bâtit impeccablement son nid; vous verrez comment tous adaptent les
moyens à la fin qu'ils veulent atteindre.
« Le monde actuel, pouvons-nous conclure avec KANT, nous offre un si vaste théâtre
de variété, d'ordre, de finalité et de beauté que toute langue est impuissante à traduire
son impression devant tant et de si grandes merveilles.» (V. la valeur de cette preuve p.
59).

45. - Objections. 1° CONTRE LA MAJEURE. - C'est surtout contre la majeure que


les athées ont dirigé leurs attaques. Ils ont reconnu généralement l'ordre qui règne dans
le monde; mais ils ont essayé de l'expliquer autrement. Tout ordre suppose un
ordonnateur, ont-ils dit, soit; mais cet ordonnateur ce n'est pas Dieu, c'est le hasard, ou
plutôt, selon la formule nouvelle, c'est l'évolution.

35
A. Le Hasard. - C'est le hasard, disait-on dans l'antiquité. Selon DÉMOCRITE,
ÉPICURE et LUCRÈCE, le monde actuel est une des innombrables combinaisons par
lesquelles l'univers est passé. Obéissant à des forces aveugles, inconscientes et fatales,
les atomes dispersés dans l'espace infini et animés d'un mouvement oblique qui les
poussait les uns vers les autres, se sont rencontrés et se sont accrochés mutuellement.
Ces rencontres fortuites ont donné naissance à des agglomérations instables qui ont
plus ou moins duré, mais un jour une combinaison plus harmonique et plus heureuse
s'est produite et s'est perpétuée, précisément parce que, en raison de son ordre et de son
harmonie, elle était née plus viable que les autres. L'ordre aurait donc été, non l'effet
d'une cause intelligente, mais le résultat du hasard.

Réfutation. - L'explication de l'ordre du monde par l'hypothèse du hasard n'est, en


somme, que l'absence de toute explication. Quand on ne sait pas comment une chose
s'est faite, l'on peut bien alléguer que c'est le hasard qui en est l'auteur, mais personne
ne s'y trompe et ne met en doute votre ignorance39. Et puis le hasard a justement pour
caractéristique l'inconstance et l'irrégularité, c'est-à-dire juste le contraire de l'ordre «
On ne tire pas le même numéro vingt fois de suite, dit LEGOUVÉ (Fleurs d'hier). On
ne fait pas tomber un dé sur le même numéro vingt fois de suite. Or la nature tire le
même numéro et amène le même dé depuis des milliers de siècles.» Si nous ne
comprenons pas qu'une horloge soit l'effet du hasard, comment pourrions-nous
supposer que le monde qui est une machine autrement compliquée, n'ait pas d'autre
cause ? Le hasard peut bien expliquer un ordre partiel, un heureux coup de chance
mais non un ordre qui s'étend à des cas innombrables. Prétendre que le hasard produit
l'ordre universel, c'est donc dire qu'il y a des effets sans cause, que l'ordre peut sortir
du désordre; c'est supposer l'absurde.

B. L'évolution. - Au hasard on a substitué de nos jours un mot qui sonne mieux :


l'évolution. L'ordre du monde, dit-on maintenant, n'est pas l'œuvre de Dieu, mais le
travail de l'évolution. Ce que nous appelons finalité n'est qu'une illusion de notre
esprit. Les ailes n'ont pas été données à l'oiseau pour voler, mais l'oiseau vole parce
qu'il a des ailes; l'homme n'a pas des yeux pour voir, mais il voit parce qu'il a des yeux.

D'autre part, la formation des organes s'explique par un long travail d'évolution. «
Considérons l'exemple sur lequel ont toujours insisté les avocats de la finalité: la
structure d'un œil tel que l'œil humain... Tout paraît merveilleux, en effet, si l'on
considère un œil tel que le nôtre, où des milliers d'éléments sont coordonnés à l'unité
de fonction. Mais il faudrait prendre la fonction à son origine, chez l'infusoire, alors
qu'elle se réduit à la simple impressionnabilité (presque purement chimique) d'une
tache de pigment à la lumière. Cette fonction, qui n'était qu'un fait accidentel au début,
a pu, soit directement par un mécanisme inconnu, soit indirectement, par le seul effet
des avantages qu'elle procurait à l'être vivant et de la prise qu'elle offrait ainsi à la
sélection naturelle, amener une complication légère de l'organe, laquelle aura entraîné

39
« Le hasard, dit BOSSUET, est un nom dont nous couvrons notre ignorance. Ce qui est hasard à
l'égard de nos conseils incertains est un dessein concerté dans un conseil plus haut, c'est-à-dire dans ce
conseil éternel qui renferme toutes les causes et tous les effets dans un même ordre » (Discours sur l’
Histoire universelle ; chap. VIII).

36
avec elle un perfectionnement de la fonction. Ainsi, par une série indéfinie d'actions et
de réactions entre la fonction et l'organe, et sans faire intervenir une cause extra-
mécanique, on expliquerait la formation progressive d'un œil aussi bien combiné que
le nôtre40. » Il serait le résultat d'une série d'adaptations à des circonstances
accidentelles, et non la réalisation d'un plan. - Ainsi l'ordre du monde se serait formé
peu à peu par suite d'une évolution lente et par un concours de lois qui régissent la
matière et les forces qui lui sont inhérentes. Mais de finalité, point, si l'on entend par là
l'œuvre d'une intelligence qui aurait dirigé selon un plan l'organisation de la nature: il
ne peut s'agir dans la thèse évolutionniste que d'une finalité inconsciente.

Réfutation. - La finalité est une illusion de notre esprit, nous disent les
évolutionnistes, ou en tout cas, elle n'est pas l'œuvre d'une cause intelligente, elle est le
résultat des forces inconscientes propres à la nature, qui adaptent les organe_ aux
besoins suivant la loi de l'évolution. Ainsi, il ne faut pas dire que l'oiseau a des ailes
pour voler, il faut dire: l'oiseau vole parce qu'il a des ailes. - Mais que les ailes aient
été faites pour voler, ou que l'oiseau vole parce qu'il a des ailes, il n'en reste pas moins
qu'il y a une merveilleuse adaptation entre l'organe et sa fonction, et la conclusion est
toujours la même: c’est que l'adaptation des moyens à la fin suppose un plan, et que le
plan, selon lequel le monde a été conçu, suppose un ouvrier très habile.
Mais, nous réplique-t-on alors, cet ouvrier très habile qui a fait l'aile de l'oiseau et l'œil
de l'homme, c'est l'évolution: c'est le milieu qui a créé l'organe. - C'est là une
affirmation toute gratuite et que les évolutionnistes sont bien incapables de démontrer
expérimentalement.

Nous ne voyons pas bien, en effet, comment l'air a pu créer l'aile de l'oiseau, comment
la lumière a pu produire par son action l'organe qui lui est approprié, ce merveilleux
appareil qui faisait dire à Newton: « Celui qui a fait l'œil a-t-il pu ne pas connaître les
lois de l'optique ? » Admettons néanmoins que l'évolution soit la grande loi qui
gouverne le monde. Nous pourrons toujours demander qui l'a faite, cette loi. Elle
suppose d'abord l'existence de la matière et nous avons vu que la matière n'a pas en soi
la raison de son existence. De toute façon, l'évolution peut être un procédé de forma-
tion comme un autre, elle peut être une loi, mais non une cause. Si par conséquent la
théorie évolutionniste accepte de laisser Dieu à la base, pour créer les atomes, pour
leur donner l'énergie et tracer le plan suivant lequel la matière doit faire son
développement dans la suite du temps, nous n'avons pas à combattre cette hypothèse.
Dieu reste alors à sa place et n'est pas diminué parce qu'il n'interviendrait pas il chaque
instant dans l'organisation incessante de l'univers. Si c'est cela ce qu'on appelle
l'évolution créatrice, elle ne rabaisse pas la grandeur de Dieu. « Il y a plus de gloire
encore, dit saint THOMAS, à créer des causes que des effets. »
Que l'ordre du monde soit le résultat, non d'un acte immédiat de Dieu, mais le produit
de causes secondes et de lois qu'il a établies de toute éternité, nous aimons autant cette
hypothèse qu'une autre41.

40
H. BERGSON, L'évolution créatrice.
41
Nous exposerons plus loin d'une manière plus complète la théorie évolutionniste (Voir N° 89 et

37
46. - 2° CONTRE LA MINEURE. - Il n'est pas vrai, disent les pessimistes, que
l'ordre règne dans le monde. Les preuves du désordre sont, au contraire, nombreuses.
Le monde est plein de monstruosités, d'êtres mal faits ou inutiles; les catastrophes y
sont fréquentes. Il y a donc du désordre, donc pas d'ordonnateur.

Réfutation. - Nous répondrons à cette objection quand il sera question de la


Providence. Nous ferons seulement remarquer ici qu'il ne s'agit pas de savoir s'il y a du
mal dans le monde, s'il y a des tares et du désordre, à titre exceptionnel, mais
seulement s'il y a un plan, si l'harmonie existe dans la nature, d'une manière générale,
et si alors il y a lieu d'en rechercher la cause. L'objection porte donc sur des
exceptions, sur des cas isolés qui ne diminuent pas la beauté de l'ensemble. Semblables
aux dissonances d'une symphonie qui aboutissent aux accords les plus harmonieux, les
désordres du monde. n'en font que mieux ressortir l'ordre général. Si l'athée veut
invoquer les désordres partiels du monde, il est donc tenu, d'autre part, à convenir
aussi de l'ordre qui y règne, et s'il objecte qu'il y a une déchirure dans la trame, il lui
faut bien avouer qu'il y a une trame.

§ II - PREUVES TIRÉES DE L'AME HUMAINE.

47. - Après avoir observé le monde extérieur, nous devons interroger l'âme humaine.
L'étude de ce monde intime qui fait le fond de notre être, nous conduira également à
Dieu. Nous trouvons, en effet, dans notre intelligence l'idée de parfait, dans notre cœur
les aspirations d'infini et dans notre conscience, l'existence de la loi morale. Or, l'idée
de parfait, le besoin d'infini et le fait de l'obligation morale impliquent l'existence de
l'être parfait et infini et du souverain législateur. D'où trois preuves tirées: 1° de l'idée
de parfait; 2° des aspirations de l'âme et 3° de l'existence du devoir.
Ces trois preuves sont toutes trois des preuves psychologiques, dans ce sens qu'elles
sont tirées de l'analyse de notre âme. Toutefois, la première, qu'on appelle ontologique,
est considérée comme une preuve métaphysique. La troisième est connue sous le titre
de preuve morale, de sorte que la seconde seule garde le nom de preuve
psychologique.

1ère Preuve tirée de l'idée de parfait.


Preuve ontologique.

48. - Exposé. - Si nous interrogeons notre pensée, elle nous dit que tout ce que nous
voyons est incomplet, borné, dépendant, en un mot, imparfait. Or pour reconnaître que
les choses sont imparfaites, il faut que nous ayons l'idée du parfait, car nous ne
pouvons juger de l'imparfait qu'autant que nous le comparons avec le parfait. Donc
l'être parfait existe, car s'il n'existait pas, il ne serait plus parfait. Cet argument a été
exposé différemment par saint ANSELME, DESCARTES et BOSSUET.

suiv.).

38
49. - Argument de saint Anselme. - Après avoir cité les mots de l'Écriture: « Dixit
insipiens in corde suo : non est Deus »42, saint ANSELME se propose de convaincre
l'impie que c'est une folie de nier Dieu. L’homme, dit-il, a l'idée d'un être tel qu'il n'en
peut concevoir de plus grand. Donc cet être parfait existe en réalité. Si en effet il
n'existait que dans l'intelligence, je pourrais le concevoir plus grand, en lui attribuant
l'existence réelle: ce qui ne peut se faire sans contradiction, vu que je le conçois
comme le plus grand. Donc Dieu existe dans l'intelligence et dans la réalité. (V. la
critique de la preuve ontologique p. 61).

50. - Argument de Descartes. - Je trouve en moi l'idée d'un être parfait. Or cette idée
ne peut me venir du néant, incapable de rien donner, ni de moi, puisque je trouve
partout dans mon être des bornes et des imperfections. Donc cette idée doit me venir
d'un être infini et parfait qui l'a mise en moi comme « la marque de l'ouvrier sur son
ouvrage ».
51. - Argument de Bossuet. - « L'impie demande: Pourquoi Dieu est-il ? Je lui
réponds: Pourquoi Dieu ne serait-il pas ? Est-ce à cause qu'il est parfait, et la
perfection est-elle un obstacle à l'être? Erreur insensée ! au contraire, la perfection est
la raison de l'être. Pourquoi l'être à qui rien ne manque ne serait-il pas, plutôt que l'être
à qui quelque chose manque ? » (1ère Elévation sur les mystères.)

2ème Preuve tirée des aspirations de l'âme humaine.


Preuve psychologique.

52. - Argument. - C'est un principe admis par la philosophie et par la science qu'un
désir de la nature ne saurait être vain. Or l'homme appelle Dieu de tous ses désirs.
Donc Dieu doit exister.

PREUVE DE LA MAJEURE. - Un désir de la nature ne saurait être vain: en d'autres


termes, il faut que les tendances naturelles d'un être soient satisfaites. Les philosophes
les plus célèbres: PLATON, ARISTOTE, CICÉRON l'ont proclamé. Les sciences sont
unanimes à le reconnaître. Que la nature ne fait jamais rien en vain et que les instincts
sont toujours en rapport avec des objets réels, il serait facile d'en apporter de nom-
breuses preuves: les ailes de l'oiseau attestent l'existence de l'air; la nageoire du
poisson, l'existence de l'eau; l'œil prouve la lumière, et la faim suppose une nourriture.
Si, par conséquent, il y a chez l'homme un désir irrésistible d'idéal et de bonheur, c'est
qu'il doit exister un Dieu capable de l'assouvir un jour.

PREUVE DE LA MINEURE. - Les désirs de l'homme appellent Dieu43.

42
«L'insensé a dit dans son cœur: Il n'y a point de Dieu.. (Ps., LII, 1).
43
Cette preuve peut être présentée avec un autre point de départ. Au lieu du désir on peut envisager
l'action humaine. Notre action n'est jamais telle que nous la voudrions. Il y a toujours disproportion
entre l'objet et la pensée, entre l'acte et la volonté. Notre action aspire sans cesse au mieux. « Au bout
de la science et de la curiosité de l'esprit, dit M. BLONDEL, au bout de la passion sincère et meurtrie,
au bout de la souffrance et du dégoût, le même besoin renaît », le besoin du transcendant, de Dieu:
ainsi Dieu est Immanent au centre de notre action.

39
« Borné dans sa nature, infini dans ses vœux
L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux» (LAMARTINE)

disait le poète. L'homme, en effet, tend à l'infini par toutes les puissances de son âme.
Il a une intelligence qui veut arriver au vrai, une volonté qui, malgré sa faiblesse et ses
écarts, aspire au bien; il a surtout un cœur qui a une soif insatiable de bonheur. Or, non
seulement la terre ne nous donne pas ce que nous voulons, mais elle nous apporte
souvent ce que nous ne voulons pas. Notre intelligence se sent enveloppée de toutes
parts par l'inconnu, notre volonté est poussée vers le mal et notre cœur est souvent
torturé par le chagrin. Alors même que la vie nous est douce et que la fortune paraît
nous sourire, nous ne trouvons nulle part le bonheur rêvé: ni la richesse, ni la gloire, ni
la science, ni l'amour n'épuisent les immenses désirs de notre cœur. Et plus nos désirs
sont grands, mieux ils nous font sentir notre misère.
Mais comment expliquer que notre intelligence, notre volonté et notre cœur, qui sont
pourtant des puissances finies et bornées, nous poussent ainsi :ers le Vrai, le Bien et le
Beau, vers le « souverainement désirable », comme dit ARISTOTE, s'il n'y avait rien
pour répondre à notre appel ? Le besoin d'infini, d'une vie indéfectible et heureuse,
suppose donc l'existence d'un objet infini et d'une source de bonheur qui puisse
combler l'insuffisance de notre âme. Cet infini, c'est Dieu.44 (V. N° 60).

3ème Preuve tirée de la loi morale.

53. - Argument. - La conscience nous témoigne qu'il existe une loi morale qui nous
commande le bien et défend le mal, et que cette loi morale doit être appuyée par une
sanction. Or la loi morale et la sanction supposent un législateur et un juge qui ne
peuvent être autres que Dieu. Donc Dieu existe.

1° La loi morale. - A. L'existence de la loi morale est hors de conteste. Il y a une règle
absolue, universelle, antérieure et supérieure à toute législation humaine, qui s'impose
à notre volonté, qui nous prescrit certains actes et nous en défend certains autres. Peu
importe du reste que les hommes se trompent parfois sur les conceptions du bien et du
mal, le principe reste intact: ce qui est estimé bien par la conscience, est commandé; ce
qui est jugé mal est défendu.

B. Or l'existence de cette loi morale suppose un législateur. Et ce législateur, il faut


le chercher en dehors de nous et de nos semblables a ) En dehors de nous. On ne peut
être à la fois maître et sujet. Et si nous étions les législateurs, rien ne nous empêcherait
d'abroger une loi faite par nous: la conscience nous dit, au contraire, que si nous avons

44
Il ne faut pas confondre cette preuve psychologique par les aspirations de l'âme avec ce que les
modernistes appellent l'expérience individuelle. Pour les immanentistes, l'expérience individuelle nous
découvre Dieu, nous le fait atteindre directement dans les profondeurs de la conscience, tandis que la
preuve psychologique, tout en prenant comme point de départ nos états d'âme, ne conclut l'existence
de Dieu que par le rais8onnemt, et non par suite d'une intuition directe.

40
la liberté physique de violer la loi morale, nous n'avons pas le pouvoir de la supprimer.
b) En dehors de nos semblables. La loi morale s'impose à, tous les hommes, elle ne
représente donc pas la supériorité d'un homme sur ses semblables. Mais si le
législateur est hors de nous et hors de nos semblables, il faut le chercher plus haut.
Dieu seul peut commander; seul il est la raison d'être du devoir, de l'impératif
catégorique45. (V. la Critique de la preuve morale n° 60).

54. - Objection. - On a voulu expliquer l'existence de la loi morale en dehors de Dieu.


Des nombreux systèmes qui l'ont tenté, nous ne mentionnerons que les deux
principaux: la morale évolutionniste et la morale rationnelle.

A. - Morale évolutionniste. - Les positivistes et les matérialistes expliquent ainsi la


formation de la morale. A l'origine, les hommes suivaient leurs appétits et leurs
instincts : était bien ce qui plaisait, mal ce qui répugnait: c'était la morale du plaisir.
Cependant, peu à peu l'expérience leur enseigna que des actions, même agréables aux
sens, avaient de fâcheuses conséquences, tandis que d'autres, pénibles à la nature,
avaient de bons résultats: ce fut la morale de l'intérêt. Plus tard, une sorte d'instinct les
détermina à la sympathie et à la bienveillance réciproques: ce fut la morale de la
sympathie et de la solidarité. Ainsi, tour à tour, le plaisir, l'intérêt individuel, l'intérêt
général, la sympathie et l'altruisme furent les principes qui servirent à classer les
actions en bonnes ou mauvaises. Dans les différents cas, les parents et les chefs de la
société intervinrent pour commander les unes et défendre les autres. La morale, en tant
qu'elle établit le caractère absolu du bien et du mal, est donc, dans l'hypothèse
matérialiste, un fruit de l'évolution et ne suppose pas Dieu comme législateur.

Réfutation de la morale évolutionniste. - De l'exposé de la morale évolutionniste, il


ressort qu'elle n'est pas, à vrai dire, une morale, mais une prétendue histoire de la
morale dont les différentes phases auraient été la morale du plaisir, la morale de
l'intérêt et la morale de la sympathie. Or tous ces principes d'action sont impuissants à
fonder la morale. Ni le plaisir ni l'intérêt individuel ne peuvent être des règles
obligatoires de conduite: rien ne m'oblige à rechercher mon plaisir ni même mon
intérêt; l'intérêt d'autrui et la sympathie sont assurément des motifs plus nobles; mais
s'ils commandent seuls et indépendamment d'un législateur suprême, ils se heurteront à
l'égoïsme individuel et seront incapables de créer l'obligation.

B. - Morale rationnelle. - La raison, disent les partisans de cette morale, suffit à


fonder la morale. L'homme est son propre maître et il a la raison pour lui dicter ses
devoirs envers lui-même (morale individuelle), envers la famille, la patrie et
l'humanité (morale sociale). Le devoir, la loi morale, c'est donc l'obligation que la
raison impose, et le bien c'est le respect de cette loi.

Réfutation. - La morale rationnelle serait irréprochable si elle laissait Dieu à la base.


Si la raison est seule à dicter l'obligation, la volonté est libre de l'accepter ou de la

45
La loi morale est appelée par KANT' impératif catégorique. C'est un impératif, c'est-à-dire qu'elle
commande sans contraindre; catégorique, parce que ses ordres sont absolus, sans condition.

41
refuser. - Mais, dit-on, c'est l'ordre de la nature. Nous demanderons alors qui est
l'auteur de la nature, qui a créé l'ordre. Et si l'on nous répond que c'est Dieu, nous
sommes d'accord, et nous concluons que c'est en celui qui a créé l'ordre et la nature,
c'est en Dieu que, en définitive, il faut chercher la source de l'obligation. Nous
pouvons donc conclure qu'aucune morale n'a de base et ne se soutient qu'autant qu'elle
fait appel à Dieu.

55. - 2° La sanction. - Avant nos actes, la conscience nous fait connaître l'existence
d'une loi morale qui commande les actions bonnes et défend les mauvaises. Après nos
actes, la conscience intervient à nouveau pour poser la double question de
responsabilité et de sanction. Et quand elle a porté un jugement sur la valeur
intrinsèque de l'acte, elle proclame que le bien a droit à la récompense et que le mal
mérite le châtiment. Or Dieu seul peut appliquer à nos actes une sanction équitable et
proportionnée à leur valeur.

56. - Objection. - Mais, dit-on, la sanction n'est pas nécessaire pour fonder la morale;
et si elle l'est, l'on peut trouver des sanctions sans recourir à Dieu. - a) La sanction,
disent les partisans de la morale rationnelle, n' est pas nécessaire pour fonder la
morale. Il faut faire le bien pour le bien, et non pour l'amour de la récompense. Moins
il y a de calcul intéressé dans l'accomplissement du bien, plus notre action gagne en
grandeur et en mérite.- b) Mais, la sanction fût-elle nécessaire, ne peut-on pas trouver
de nombreuses sanctions, sociales et même naturelles, en dehors de Dieu ? Il y a, par
exemple: - 1. l'opinion publique, - 2. les répressions sociales, - 3. la justice immanente
des choses, et - 4. par-dessus tout, le témoignage d'une bonne conscience.

Réfutation. - a) Toute sanction, dit-on, est inutile, parce que la vertu doit être
désintéressée.- Que le bien doive être fait pour de bien d'abord, et non pour l'amour de
la récompense, nous ne le contesterons pas, puisque c'est la un des principes essentiels
de la morale chrétienne.

Ne pas prendre la récompense pour motif d'action, c'est assurément très bien; mais la
mépriser est une marque d'orgueil, ce n'est plus la vertu; la rejeter c'est aller contre
l'ordre des choses et la justice. Car s'il n'y a pas de sanctions, s'il n'y a pas de
récompense pour la vertu, il n'y a pas non plus de châtiment pour le crime; le bien et le
mal sont dès lors mis sur le même pied: ce qui est contraire à toute idée de morale. La
sanction est donc nécessaire, non pour fonder la morale, mais pour la couronner.

b) D'autres qui admettent la nécessité de la. sanction pour couronner la morale,


allèguent comme sanctions suffisantes: - 1. l'opinion publique. Or tout le monde sait
que l'opinion publique, loin de pouvoir servir de sanction, est parfois injuste dans ses
jugements; la popularité n'est pas nécessairement un brevet d'honnêteté et de vertu, et
les faveurs officielles ne vont pas toujours au mérite; - 2. les répressions sociales.
Combien de crimes restent impunis et combien de malfaiteurs courent les rues, malgré
la bonne volonté des gendarmes! - 3. la justice immanente des choses. Le mal et le
vice portent souvent en soi le germe de souffrances qui en doivent être, tôt ou tard, la
punition. Quelque juste et fréquente que soit cette sanction, on ne peut la considérer

42
comme une loi inflexible;
4. le témoignage de la conscience. Il faut bien admettre que voilà enfin une sanction, à
première vue, acceptable. La conscience, toutefois, en tant que justicière, n'est pas à
l'abri de tout reproche. Il y a des âmes vertueuses qui connaissent le trouble et le
scrupule, et il y a des criminels qui ignorent le remords et vivent dans la plus douce
quiétude.
Mais si, d'une part, la sanction doit être le complément de la loi morale et si, d'autre
part, rien ne nous garantit la justice des sanctions terrestres, n'avons-nous pas tout lieu
de croire qu'il y a ailleurs un Rémunérateur équitable qui, après avoir établi la loi
morale, appréciera les actes à, leur vraie valeur et leur appliquera les sanctions qu'ils
méritent ?

§ III. - PREUVE TIRÉE DU CONSENTEMENT UNIVERSEL

57. - Argument. - Le témoignage de l'histoire nous atteste que, dans tous les temps et
dans tous les pays, les hommes ont cru à l'existence de Dieu. Or ce que tous les
hommes tiennent instinctivement pour vrai, dit ARISTOTE, est une vérité de nature.
Donc Dieu existe.

PREUVE DE LA MAJEURE. - Toujours et partout les hommes ont cru à une


divinité. Il est à peine besoin d'établir ce fait d'histoire « Un peuple sans Dieu, sans
prières, sans serments; sans rites religieux, sans sacrifices, dit PLUTARQUE, nul n'en
vit jamais» « Aucune nation, dit CICERON n'est si grossière et si sauvage, qu'elle ne
croie à l'existence des dieux, encore qu'elle se trompe sur leur nature» (De natura
deorum).

Aucune époque n'a poussé plus loin que la nôtre l'étude des religions. Or l'inventaire
des documents fournis par l'histoire et la préhistoire n'a pu signaler le moindre cas d'un
peuple sans croyances religieuses. Telle est la constatation faite par des érudits comme
Max MULLER et de QUATREFAGES: « Obligé par mon enseignement même, dit ce
dernier, de passer en revue toutes les races humaines, j'ai cherché l'athéisme chez les
plus inférieures, comme chez les plus élevées. Je ne l'ai rencontré nulle part si ce n'est
à l'état individuel ou à celui d'écoles plus ou moins restreintes, comme on l'a vu en
Europe au siècle dernier, comme on le voit encore aujourd'hui. L'athéisme n'est nulle
part qu'à l'état erratique.» Ainsi l'histoire des religions nous conduit à cette conclusion
qu'aucun peuple, considéré dans sa masse, n'a jamais été athée, et que l'athéisme a
toujours été le fait de quelques individus ou de quelques écoles. Il importe peu de
savoir si leurs conceptions de la divinité furent plus ou moins justes, et elles furent
d'ailleurs moins grossières qu'on ne pourrait le croire au premier abord. Quelque
impression bizarre que puissent nous donner certaines mythologies, elles contenaient
sans doute une part importante de vérité46.

46
MAX MULLER va même jusqu'à prétendre que l'unité divine n'était pas inconnue des peuples
apparemment polythéistes. « Les races païennes primitives, dit-il, ne furent pas polythéistes, à
proprement parler, Ce n'est pas à dire qu'elles adorassent un Dieu unique, mais on peut dire qu'en un
certain sens elles adoraient un Dieu un, c'est-à-dire que leurs hommages s'adressaient en somme à la
divinité, bien que celle-ci leur apparût sous diverses formes personnelles lesquelles recueillaient tour à

43
De quelque nom que s'appelât la divinité, que ce fût le Zeus des Grecs, le Jupiter des
Romains, le Mardouk des Babyloniens, le Baal des Phéniciens, le Brahmâ des Indiens
ou encore le Grand Esprit des savanes du Nouveau-Monde, c'est toujours au fond le
même Dieu que tous les peuples adorèrent sous des noms divers47.

PREUVE DE LA MINEURE. - Or ce que tous les hommes tiennent instinctivement


comme vrai « est une vérité de nature», « Ce qui est affirmé par tous d'un commun
accord, dit saint THOMAS, ne saurait être entièrement faux. Une fausse opinion, en
effet, est une infirmité de l'esprit, elle est donc accidentelle à sa nature. Or ce qui est
accidentel à la nature ne peut se retrouver partout et toujours» (Contra gentes, l. II, c.
XXXIV).

58. – 1ère Objection. - Le suffrage universel est une mauvaise marque de vérité. Dire:
tous les hommes croient en Dieu, donc Dieu existe, c'est tirer une conclusion que ne
renferment pas les prémisses. Il y a eu des erreurs universelles ; telle fut, par exemple,
la croyance à l'immobilité de la terre.

Réfutation. - Le consentement des foules n'est pas une preuve infaillible de vérité, il
faut bien en convenir. Toutefois, il constitue déjà une présomption sérieuse. «Avant de
croire que tout le monde se trompe, dit le P. MONSABRÉ, on est tenté de croire que
tout le monde a raison. 1) La croyance collective acquiert surtout une très haute valeur
lorsqu'elle s'appuie sûr des raisons sérieuses. - Il y a eu cependant, dit-on, des erreurs
universelles. Ce n'est pas contestable, mais il faut ajouter aussi que ces erreurs avaient
une cause et qu'elles ont fini par être découvertes et redressées. Ainsi la croyance à
l'immobilité de la terre, qui s'explique par l'illusion des sens, ceux-ci ayant pris
l'apparence pour la réalité, a cessé avec le progrès des sciences.

59. – 2eme Objection. - Précisément, la croyance universelle à la divinité s'explique


par une des causes d'erreur: - a) soit par l'ignorance et la peur. - b) soit par les préjugés
de l’éducation . - c) soit par l'influence des législateurs et des prêtres.

Réfutation. - a) l’ignorance et la peur ne sauraient rendre compte de la croyance


universelle en Dieu. Lorsque l'homme primitif entendit le vent mugir, la foudre
gronder, lorsqu'il vit l'éclair sillonner la nue, il demeura, dit-on, épouvanté, et ne
sachant quelle était la cause de ces phénomènes, il trouva tout simple de les attribuer à
des agents surnaturels.
Il crut alors qu'il y avait un dieu derrière le nuage pour le mouvoir, un autre pour
lancer la foudre, un autre encore dans l'immensité des mers pour pousser les flots sur le

tour, par une contradiction que voilait le symbole, des hommages quasi-exclusifs et souverains ».
47
On a multiplié les recherches pour découvrir un peuple athée. On a cru un certain temps en avoir
trouvé un en Océanie dans les îles sauvages d'Adaman habitées par une peuplade nègre si primitive
qu'elle ne sait ni cultiver la terre ni élever le bétail. Après un examen plus approfondi, l'on a été obligé
d'avouer que ces hommes incultes admettaient un Dieu unique, créateur et rémunérateur. De même, il
a fallu reconnaître que les Négritos de la presqu’île Malacca et des Philippines, les pygmées d'Afrique,
les Hottentots, les Boschimans pratiquaient une religion. (Cf. Mgr LE ROY, La Religion des
Primitifs).

44
rivage... C'est donc à la fois l'ignorance et la peur qui ont enfanté les dieux, selon le
mot du poète latin STACE: «Primus in orbe deos fecit timor ». Mais la science a
expliqué ces phénomènes, elle a montré qu'ils étaient le résultat des forces de la nature,
elle a donc supprimé du même coup les dieux comme des agents inutiles et inexistants.
- Il est vrai que la science a trouvé la cause immédiate des phénomènes, et pour ne
citer qu'un exemple, il ne faut plus dire: Jupiter lance la foudre, mais la foudre a pour
cause l'électricité. Tout cela est juste, mais l'on n'a découvert encore que les causes
immédiates et les causes secondes, cela ne supprime en rien la cause des causes. Pour
l'homme primitif comme pour le scientifique, le point de départ est le même: ce sont
les effets et les phénomènes qu'il faut expliquer. Et si le primitif avait tort de s'arrêter
trop vite dans la recherche des causes, au moins sa conclusion était juste, tandis que le
scientifique, en ayant raison de remonter plus haut, tire, en fin de compte, une
conclusion qui est fausse. Si d'ailleurs le progrès des sciences avait pu résoudre, en
dehors de Dieu, l'énigme de l'univers, la divinité n'aurait plus d'adeptes parmi les
hommes de science. Or si nous devions nommer tous les hommes illustres qui ont cru
en Dieu, la liste en serait longue. Citons seulement, parmi les mathématiciens et
astronomes célèbres: COPERNIC, GALILÉE, KEPLER, NEWTON, CAUCHY,
HERSCHELL, LE VERRIER, LAPLACE, FAYE...; parmi les physiciens : AMPÈRE,
VOLTA, MAYER, LIEBIG, BIOT, DALTON, BRANLY... ; parmi les naturalistes:
CUVIER, AGASSIZ, LATREII,LE, MILNE-EDWARDS, G. SAINTHILAIRE,
WURTZ, CHEVREUL, PASTEUR, DE LAPPARENT, LAMARCK le père du
transformisme, et DARWIN eux-mêmes rendent hommage au Créateur. Citons enfin
le créateur de la cristallographie HAUY,DE QUATREFAGES, VAN BENEDEN, une
des gloires de la Belgique. F. BACON disait: « Peu de science éloigne de Dieu,
beaucoup de science y ramène.» N'est-ce pas la conclusion qu'on est en droit de tirer
devant tant de noms illustres 7 La croyance en Dieu n'est donc pas issue de la peur ni
de l'ignorance.

b) Le consentement universel ne vient pas davantage des préjugés de l’éducation. Sans


contredit, l'éducation joue un rôle considérable sur les idées et les croyances, mais il
faut bien remarquer que les préjugés varient de pays à pays, de génération à
génération, qu'ils ne résistent pas à l'instruction et au progrès, et qu'il n'y a pas
d'exemple qu'un préjugé qui va contre les passions, n'ait été vite supprimé.

c) Enfin l'influence des législateurs et des prêtres ne saurait être invoqué pour
expliquer la croyance des peuples. - 1. Les législateurs ont pu se servir de la croyance
en Dieu pour mieux gouverner leurs peuples, mais ils n'ont pas pu la créer. L'on ne cite
pas, du reste, le nom de l'inventeur; et l'on pense bien qu'on devrait le connaître s'il
existait, en raison des difficultés qu'il aurait rencontrés pour imposer un dogme
contraire aux inclinations et aux mauvais instincts du cœur humain. - 2. La supercherie
des prêtres est une explication encore plus mauvaise, car les prêtres n'existant que par
la religion, ils ne peuvent être antérieurs à elle, et ils n'ont leur raison d'être qu'autant
qu'il y a déjà un culte. Considérer les prêtres comme les inventeurs de la Divinité et les
fondateurs des religions, c'est donc commettre, d'après S. REINACH lui-même
(Orpheus) « un anachronisme ridicule ».48

45
CONCLUSION. - La croyance universelle ne s'explique donc par aucune cause
d'erreur. Si elle provenait d'une cause d'erreur: crainte, éducation, influence des
législateurs et des prêtres, elle n'aurait pas manqué de disparaître avec la cause qui
l'aurait fait naître. Or elle s'est maintenue partout, en dépit des obstacles qu'elle a
rencontrés. Il faut dès lors admettre qu'elle a une autre origine, et qu'elle découle soit
du sentiment religieux déposé par Dieu au fond de notre âme, soit de la force du rai-
sonnement qui nous permet de déduire son existence. Dans les deux hypothèses, la
conclusion est identique. Si Dieu s'est manifesté lui-même dans une révélation
primitive transmise d'âge en âge, et si, moyennant certaines dispositions, les hommes
le sentent vivant et agissant dans leur âme, rien de mieux. Si l'idée de Dieu est le fruit
du raisonnement, la croyance universelle s'explique non moins bien, vu que la raison
est un patrimoine du genre humain49. (V. la valeur de cette preuve, n° 60).

Conclusion générale des preuves de l'existence de Dieu.

60. - Si nous jetons un coup d'œil rétrospectif sur les preuves de l'existence de Dieu, il
n'est pas sans intérêt de rechercher quelle est la valeur et la portée de chaque preuve,
considérée isolément. Nous l'établirons brièvement en reprenant chaque groupe de
preuves.

1° Valeur des preuves cosmologiques. - Des trois preuves qui nous sont fournies par
l'observation du monde extérieur, les deux premières, - argument de la contingence et
du premier moteur, - nous permettent de conclure qu'il y a un Etre nécessaire, et, par le
fait, éternel, puisqu'un Etre nécessaire ne peut pas ne pas être ; distinct du monde,
puisque le monde est sujet du devenir, puisqu'il se transforme et que l'Etre nécessaire,
la cause première et le premier moteur ne peuvent être sujets au changement. La
troisième preuve par l'ordre du monde a moins de portée.

Malgré l'ordre et la beauté qui y règnent, le monde a ses imperfections; il n'implique

48
Cette erreur fut surtout le fait des impies du XVIIIe siècle et en particulier de VOLTAIRE.

49
Preuve par la révélation. - Aux preuves rationnelles de l’existence de Dieu convient-il d'ajouter une
autre preuve complémentaire tirée du témoignage de l’histoire, qu'on pourrait formuler de la manière
suivante?
Si nous étudions les Livres Saints, non pas comme livres inspirés, mais simplement comme livres
humains, présentant tous les caractères d'authenticité et de véracité que la critique est en droit d'exiger
de tout livre historique, nous constatons que Dieu s'est révélé à Adam, à Noé, à Abraham, à Isaac, à
Jacob, à Moïse, au peuple israélite dans le désert, aux prophètes, et plus récemment par Jésus-Christ,
qu'il s'est manifesté souvent et qu'il se manifeste encore de nos jours (ex: à Lourdes) par le miracle et
la prophétie. Donc nous devons croire à l'existence de Dieu tout aussi bien que nous croyons à l'exis-
tence d'Alexandre le Grand, de César et de Napoléon, puisqu'elle nous est attestée par des documents
aussi dignes de foi.
Exposée ici, cette preuve n'a aucune valeur pour ceux qui nient l'autorité des Livres Saints qui ne sera
démontrée que par la suite. La preuve ne s'adresse donc qu'aux croyants, et dès lors il nous semble
qu'il vaut mieux la réserver pour la partie dogmatique, où l'existence de Dieu est présentée comme une
vérité rationnelle et une vérité de foi, s'appuyant à la fois sur le raisonnement et sur la Révélation voir
notre Doctrine catholique N° 28).

46
pas dès lors un art infini, il requiert seulement un ou plusieurs architectes assez habiles
pour réaliser l'unité de plan50. Et puis, l'organisateur du monde n'en est pas
nécessairement le créateur. L'ordre du monde suppose donc une intelligence
supérieure, mais non un Etre infini, unique et créateur. La preuve des causes finales ne
doit pas, par conséquent, être isolée des deux premières preuves. Il n'en est pas moins
vrai que celui qui admettrait déjà un Architecte du monde, sortirait au moins de son
athéisme, et il aurait peu de peine à passer de l'Architecte au Dieu créateur.

2° Valeur des preuves tirées de l'âme humaine. - A. La preuve ontologique51 tirée


de l'idée d'être parfait contient un sophisme, et partant, ne peut être retenue comme une
preuve valable. On ne peut dire d'un être qu'il possède telles ou telles qualités que s'il
existe. L'existence n'est donc pas un attribut. Mais, à supposer qu'elle en soit un,
d'après les règles du syllogisme, l'attribut doit être de même nature que le sujet. Or
quand j'affirme que l'idée d'être parfait implique l'existence de tel être, il s'agit de l'être
parfait conçu par mon intelligence; l'attribut que je lui donne, à savoir, l'existence,
appartient donc à l'être idéal conçu par moi, non à un être réel. La proposition
rigoureusement vraie, en tant que hypothétique, reste une proposition hypothétique, et
les lois du raisonnement nous demandent de transformer l'hypothèse en réalité, de
passer de l'existence idéale à l'existence réelle.

B. La preuve par les aspirations de l'âme n'a pas une valeur absolue. Il n'est pas
possible, en effet, de démontrer rigoureusement qu'un bonheur fini ne pourrait
satisfaire les désirs de l'homme, et pas davantage, que le désir, même naturel, implique
nécessairement l'existence de l'objet désiré.

C. La preuve par la loi morale et la sanction avait, aux yeux de Kant, une très grande
force; elle lui arrachait cet aveu significatif: « Deux choses me remplissent l'âme d'un
respect et d'une admiration sans cesse renaissants: le ciel étoilé au-dessus de nos têtes,
la loi morale au-dedans de nous-mêmes. » Toutefois, il est bon de remarquer que, dans
l'exposé de cette preuve, nous ne suivons pas la même voie que le philosophe
allemand. D'après Kant, l'existence de la loi morale suppose Dieu non comme
législateur, mais comme rémunérateur.

L'accomplissement du devoir nous confère, en effet, un droit au bonheur. Or, si nous


sommes libres de bien agir et de nous rendre dignes du bonheur, il ne dépend pas de
nous que le bonheur vienne toujours récompenser nos bonnes actions. En
conséquence, pour que la loi morale ne soit pas une chimère, il faut qu'il y ait une
volonté souverainement juste et puissante qui réalise l'harmonie du bonheur et de la
vertu, il faut qu'il y ait un Dieu: ainsi l'existence de Dieu devient un simple postulat de

50
Cette preuve aboutit donc tout aussi bien au polythéisme qu'au monothéisme.
51
Il ne faut pas confondre la preuve ontologique, qui prend pour point de départ la notion de Dieu,
avec l'ontologisme, signale plus haut parmi les erreurs, et d'après lequel nous aurions une vue
immédiate de Dieu.

47
la loi morale. Au contraire, dans l'argument tel que nous.1'avons exposé (p. 51),
l'existence de la loi morale suppose Dieu comme législateur, de même que le monde
contingent l'exige comme être nécessaire: dans les deux cas, nous nous appuyons sur
le principe de causalité et nous remontons d'un effet à sa cause.
Cependant, même ainsi présentée, la preuve tirée de la loi morale peut être attaquée
dans sa majeure. En effet, la connaissance claire et distincte d'une loi morale, de
caractère universel et obligatoire, présuppose la connaissance de l'existence de Dieu,
c'est-à-dire d'un législateur suprême qui, seul, a le pouvoir de lier la conscience; de lui
intimer une obligation absolue, (impératif catégorique). Mais si la connaissance de la
loi morale exige au préalable la connaissance de l'existence de Dieu, c'est que la notion
de Dieu est antérieure à la loi morale et, par conséquent, n'en découle pas; L'argument
est donc vicieux de ce fait qu'il contient dans ses prémisses ce qui ne doit venir que
dans la conclusion52.

3° Valeur de la preuve par le consentement universel - La croyance universelle est un


confirmation de l'ensemble des preuves. L'unanimité de la croyance ne l'explique, en
effet, que par la valeur intrinsèque des raisons qui l'ont produite: d'où il suit que le
consentement universel, sans être à proprement parler un nouvel argument ni un
critérium de certitude53, constitue pourtant une démonstration indirecte de l'existence
de Dieu.
Ainsi, l'ensemble des preuves qui se complètent l'une par l'autre et nous présentent
Dieu sous un aspect différent, forme un bloc intangible.

Chacun reste libre d'ailleurs de choisir l'argument qui convient le mieux à sa mentalité,
à sa tournure d'esprit, et le plus apte à étayer ses convictions,.

Art. III - De l'Athéisme.


Y a-t-il des athées ? Causes et conséquences de l'athéisme.

61. - Après l'exposé des preuves de l'existence de Dieu, une question subsidiaire,
avons-nous dit, se pose à nos investigations. Si Dieu est nécessaire pour expliquer le
monde, comment se fait-il qu'il y ait des athées ? Mais est-il vrai tout d'abord qu'il y ait
des athées ? Et s'il y en a, quelles sont les causes et les conséquences de l'athéisme.

52
D'après l'Ami du Clergé (10 mai 1923), au lieu de la loi morale, il serait préférable de prendre pour
point de départ l'ordre essentiel qui régit les êtres raisonnables: on aurait alors la quatrième preuve de
saint THOMAS « par les degrés de perfection» envisagée sous l'aspect spécial du vrai et du bien. On
remarque dans la nature quelque chose de plus ou moins bon, de plus ou moins vrai, de plus ou moins
noble. Or, le plus ou le moins de perfection ne peut se dire des objets que par comparaison avec l'être
le plus parfait. Il y a donc quelque chose qui est le bon, le vrai, le noble, et par conséquent l'être par
excellence... qui est cause de ce qu'il y a d'être, de bonté et de perfection dans tous les êtres, et c'est
cette cause que nous appelons Dieu. » Somme th. l, 1,q. 2, art 3 (Voir sur ce sujet le Traité de
philosophie par les Professeurs de l'Université de Louvain).
53
Il n'est pas dans notre pensée de faire du consentement universelle critérium de la certitude (N° 22).
Ce serait aller contre l’Eglise qui enseigne le contraire et contre 1’Ecrlture Sainte qui nous apprend
que tous les peuples de l'antiquité, les Juifs excepté, ignoraient le seul vrai Dieu et méconnaissaient sa
1oi (Rom.I,21-23).

48
1° Y a-t-il des athées ? - L'athée (du grec a privatif et theos, dieu) est celui qui ne
croit pas à l'existence de Dieu.

De cette définition il ressort qu'il ne faut pas ranger parmi les athées: - a) les
indifférents qui laissent de côté la question des origines du monde et de l'âme, et
vivent sans se préoccuper de leur destinée. Bien que cette manière d'être aboutisse
pratiquement à l'athéisme, les indifférents ne sont pas des athées proprement dits. - b)
Les agnostiques qui proclament que Dieu est du domaine de l'inconnaissable, ne sont
pas non plus des athées. Aussi longtemps qu'ils s'en tiennent à cette affirmation, leur
état d'esprit équivaut à un scepticisme religieux. - c) Encore moins faut-il compter
parmi les athées ceux qui, ignorant le tout, ou à peu près, de la question religieuse, font
profession extérieure d'athéisme, soit parce qu'ils jugent que cette attitude convient à
des esprits forts qui ne veulent pas suivre le vulgaire troupeau, soit parce qu'ils ont
intérêt à aller du côté où souffle le vent des faveurs officielles.
Il convient donc de ne considérer comme athées, que les scientifiques et les
philosophes qui, après mûr examen des raisons pour et contre l'existence de Dieu, se
prononcent pour ces dernières. De ces athées, qui seuls méritent de retenir notre
attention, l'on peut bien dire que le nombre est fort restreint. Il suffirait, pour le
prouver, de nous en référer au témoignage d'un des leurs. « A notre époque, écrit M.
LE DANTEC (L'athéisme), quoi qu'on dise, il existe une infime minorité d'athées. »
Mais il faut ajouter, pour être juste, qu'en revanche le nombre des agnostiques qui
veulent que la question soit insoluble, a augmenté dans une sérieuse proportion.

62. - 2° Causes de l'athéisme, - L'on explique généralement l'athéisme par des raisons
intellectuelles, des raisons morales et des raisons sociales.

A. RAISONS INTELLECTUELLES. - a) L'incrédulité des scientifiques: physiciens,


chimistes, biologistes, médecins, etc., doit être attribuée souvent à leurs préjugés et à
l'application d'une fausse méthode. Il est clair, en effet, que s'ils prétendent employer
ici la méthode expérimentale, qui n'admet que ce qui peut être vérifié par l'expérience,
que ce qui tombe sous les sens, ils ne pourront pas dépasser les phénomènes et
atteindre les substances54. Notons, en outre, que certaines formules, dont ils abusent
dans l'intérêt de leurs négations, ne sont pas vraies, au moins dans le sens où ils s'en
servent. Quand, par exemple, ils allèguent que la matière est nécessaire et non
contingente, ils invoquent, pour le démontrer, la nécessité de l'énergie et des lois (N°
40). Or il apparaît tout de suite que le mot nécessaire renferme ici une équivoque. La
nécessité d'une chose est en effet absolue ou relative. Elle est absolue si sa non-
existence implique contradiction, relative lorsque la chose en question, dans
l'hypothèse de son existence, doit avoir telle ou telle essence, telle ou telle qualité:
ainsi un oiseau doit avoir des ailes, autrement il ne serait plus un oiseau. De ce que
l'énergie et les lois sont nécessaires, au sens relatif, les matérialistes ont donc le tort de
conclure que la matière elle-même est l'Etre nécessaire au sens absolu.

54
Les philosophes matérialistes rentrent donc dans cette catégorie.

49
b) L'athéisme des philosophes contemporains dérive du criticisme de Kant et du
positivisme d'A. Comte. Nous avons vu, dans le chapitre préliminaire, que, d'après les
criticistes et les positivistes, la raison ne peut arriver à une certitude objective ni
atteindre les substances derrière les phénomènes. En rabaissant ainsi la raison, on ruine
du même coup toutes les preuves traditionnelles de l'existence de Dieu. L'on peut donc
dire que, chez la plupart des philosophes contemporains, la crise de la foi est, en fait,
une crise de la raison: les négateurs de Dieu sont, à notre époque, les négateurs de la
raison. Mais celle-ci, comme il arrive toujours pour les arrêts injustes, sera un jour
réhabilitée et reprendra ses droits.

B. RAISONS MORALES.- Nous citerons parmi les raisons morales: - a) le manque de


bonne volonté. Si l'on étudiait les preuves de l'existence de Dieu avec plus de
simplicité, et moins d'esprit critique, on serait sans doute moins rebelle à la force des
arguments. Il ne faut pas non plus demander aux preuves plus qu'elles ne peuvent
donner: leur force démonstrative, bien que réelle et absolue, n'entraîne pas une
évidence mathématique; - b) les passions. Il est bien évident que la foi se dresse devant
les passions comme un obstacle. Or, quand une chose gêne, on trouve toujours de
bonnes raisons pour la supprimer.
« Il y a toujours dans un cœur égaré par les passions, dit Mgr FRAYSSINOUS, des
raisons secrètes de trouver faux ce qui est vrai... On se persuade aisément ce qu'on
aime et, quand le cœur se livre au plaisir qui séduit, l'esprit s'abandonne volontiers à
l'erreur qui justifie »55.

Et Paul BOURGET, dans une analyse très pénétrante de l'incrédulité, écrit les lignes
suivantes: «l’homme, en se détachant de la foi, se détache surtout d'une chaîne
insupportable à ses plaisirs... je n'étonnerai aucun de ceux qui ont traversé les études
de nos lycées en affirmant que la précoce impiété des libres penseurs en tunique a pour
point de départ quelque faiblesse de la chair accompagnée d'une horreur de l'aveu au
confessionnal. Le raisonnement - quel raisonnement ! - arrive ensuite et fournit des
preuves (!!!) à l'appui d'une thèse de négation acceptée d'abord pour les besoins de la
pratique »56; - c) Les mauvais livres et les mauvais journaux. Sous cette dénomination
nous n'entendons pas les livres et les journaux qui sont immoraux, mais ceux qui, sous
des formes parfois dissimulées, s'attaquent à tout ce qui est à la base de la moralité, et
veulent faire croire, au nom du soi-disant Progrès et d'une prétendue Science, que
Dieu, l'âme, la liberté ne sont plus que des mots qui recouvrent des chimères.

C. RAISONS SOCIALES. - Signalons seulement: - a) l'éducation. Il n'est pas exagéré


de dire que les écoles neutres ont été pour l'athéisme un terrain de culture
exceptionnel. Prise en masse, notre société va donc à l'athéisme parce qu'elle le veut; -
b) le respect humain. Beaucoup ont peur de paraître religieux parce que la religion
n'est plus en faveur et qu'ils pourraient être tournés en dérision.

63. - 3° Conséquences de l'athéisme. - L'athéisme, en supprimant Dieu, enlève toute

55
FRAYSSINOUS, Défense du christianisme. L'incrédulité des jeunes gens.
56
P. BOURGET, Essai de psychologie contemporaine.

50
base à la morale. De là les plus graves conséquences pour l'individu et pour la société.

A. POUR L'INDIVIDU. - a) L'athéisme le livre sans frein à ses passions. Si l'homme


ne reconnaît pas un maître suprême qui ait le pouvoir de lui commander le bien et de le
châtier s'il fait mal, pourquoi ne se laisserait-il pas aller au gré de ses désirs, et ne
courrait-il pas après le bonheur terrestre, ou du moins ce qu'il croit tel, par quelque
voie qu'il pense l'obtenir ? - b) Mais, par réciproque, l'athéisme enlève à l'homme toute
consolation parmi les épreuves de la vie. Celui qui ne croit pas en Dieu doit
abandonner tout espoir de réconfort, lorsque la vie lui devient amère et que la terre lui
refuse les joies qu'il lui demande.

B. POUR LA SOCIÉTÉ. - Les conséquences de l'athéisme sont plus ruineuses encore


pour la société. En supprimant les idées de justice et de responsabilité, il conduit au
despotisme et à l'anarchie, la force remplace le droit. Si les gouvernants ne sentent pas
au-dessus d'eux un maître qui leur demandera compte de leur gestion, ils sont libres de
gouverner la société suivant leurs caprices: « Je ne voudrais pas, disait VOLTAIRE,
avoir affaire à un prince athée qui trouverait son intérêt à me faire piler dans un
mortier: je serais bien sûr d'être pilé. » D'autre part, il y a dans toute société de grandes
distances entre chaque membre au point de vue du rang, des honneurs, des dignités, de
la situation et des richesses. S'il n'y a pas de Dieu pour récompenser un jour ceux qui,
moins bien partagés, acceptent leur destinée avec courage et font leur devoir, pourquoi
ne pas se révolter contre une société mal faite et lui réclamer sa part de bonheur et de
jouissances ?

BIBLIOGRAPHIE. - Dictionnaire de la foi cath. : CHOSSAT, Art. Agnosticisme..


GARRIGOU-LAGRANGE, Art. Dieu.. GRIVET, Art. Évolution créatrice.. DARIO,
Art. Matérialisme. MOISANT, Art. Athéisme. - CHOSSAT, Art. Dieu. Dict. de théol.
SERTILLANGES, Les Sources de la croyance en Dieu. - MICHELET, Dieu et
l'Agnosticisme contemporain. - FARGES, Nouvelle Apologétique.. L'idée de Dieu
d'après la Raison et la Science (Berche et Tralin). - GUIBERT, Les Origines
(Letouzey) ; Le Conflit des croyances religieuses et des sciences de la nature
(Beauchesne). - DUILBIÉ DE SAINT-PROJET et SANDERENS, Apologie
scientifique de la foi chrétienne (Poussielgue). - Mgr GOURAUD, Notions
élémentaires d'apologétique (Belin). - PRUNEL, Les Fondements de la doctrine
catholique (Beauchesne). - Mgr D'HULST, 1re Conf. car. 1892 (Poussielgue). - POU
LIN et LOUTIL, Dieu (Bonne-Presse). - Mgr Le Roy, La Religion des Primitifs. - C.
PIAT, De la croyance en Dieu (Alcan). - VILLARD, Dieu devant la science et la
raison (Oudin). - DE LAPPARENT, Science et Apologétique (Bloud), Traité de
géologie. - P. JANET, Les causes finales ; Le matérialisme contemporain (Baillère). -
Saint THOMAS, Contra gentes, Somme théologique. - KLEUTGEN, Philosophie
scolastique. - Traités de philosophie de G. SORTAIS, du P. LAHR, de
FONSEGRIVE, de l'abbé DOMECQ, etc. - DE MARGERIE. Théodicée. - Abbé DE
BROGLIE, Le Positivisme et la Science expérimentale (Victor Palmé). - L'Ami du
Clergé, 10 mai 1923.

51
Chapitre II : LA NATURE DE DIEU
DÉVELOPPEMENT
Division du Chapitre.

64. — La nature de Dieu, — comme l'existence, — comporte une triple étude : — 1°


Une question préliminaire : La raison qui démontre l'existence de Dieu peut-elle aussi
connaître sa nature ? — 2° Si oui, quelle est-elle t Quels sont ses attributs.— 3° La
connaissance que nous avons de sa nature, nous permet-elle d'affirmer, contre les
panthéistes, que Dieu est une personne distincte du monde ?
D'où trois articles.

Art. I. Pouvons-nous connaître la nature de Dieu ?

Cette première question peut se subdiviser en deux autres : 1° Est-il possible de


connaître la nature de Dieu? 2° Par quelles voies peut-on arriver à cette connaissance ?

§ 1. L'ERREUR AGNOSTIQUE. — DIEU N'EST PAS INCONNAISSABLE.

65. — Dieu est, mais pouvons-nous savoir ce qu'il est? Pouvons-nous avoir de sa
nature une connaissance, sinon parfaite, au moins initiale et confuse?

1° L'erreur agnostique — A cette question les agnostiques dogmatiques57) répondent


par la négative. Les philosophes, comme KANT et H. SPENCER, déclarent qu'il ne
convient pas de laisser à la base de la vie religieuse des vérités métaphysiques que la
raison pure ne peut pas prouver. Les protestants libéraux, comme RITSCHL, SABATIER
; les modernistes, comme LE ROY et TIEREL; les pragmatistes, comme W. JAMES,
supposant l'existence de Dieu démontrée par le sentiment et 1,'expérience religieuse,
prétendent qu'il est impossible, et dès lors inutile, de se faire une représentation
quelconque de l'essence divine, et ils reprochent aux théologiens leur intellectualisme,
c'est-à-dire leurs affirmations catégoriques et définies sur la nature intrinsèque de
Dieu. A quoi bon, disent les pragmatistes, se représenter Dieu ? Une religion n'a de
valeur que par ses résultats et le degré de piété qu'elle produit, et non par ses formules
dogmatiques58 — Sans doute, c'est la piété qui importe, mais est-il vrai, comme
l'affirment les pragmatistes, que la pratique religieuse soit indépendante des idées de

57
Nous appelons agnostiques dogmatiques ceux qui bornent leur agnosticisme à la nature de Dieu, par
opposition aux agnostiques purs qui prétendent que l'existence même de Dieu est du domaine de
l'inconnaissable.
58
« L'aséité de Dieu, sa nécessité, son immatérialité, sa simplicité, son individualité, son
indétermination logique, son infinité, sa personnalité métaphysique, son rapport avec le mal qu'il
permet sans le créer ; sa suffisance, son amour de lui-même et son absolue félicité : franchement,
qu'importent tous ces attributs pour la vie de l'homme? dit W. JAMES. S'ils ne peuvent rien changer à
notre conduite, qu'importe à la pensée religieuse qu'ils soient vrais ou faux ? » (L'expérience
religieuse.)

52
l'esprit ? Si l'on conçoit Dieu comme l'âme de la nature, ou comme un idéal abstrait,
selon la doctrine panthéiste, peut-on encore le prier et lui rendre un culte? Il est bien
évident que non. Pour commencer la vie religieuse, il est nécessaire que nous ayons
d'abord de Dieu une connaissance rationnelle, et la prière ne sortira du cœur qu'autant
que nous connaissons Dieu comme un Etre personnel, distinct du monde, bon et
miséricordieux.

66. — 2° Dieu incompréhensible, mais non inconnaissable. — Quand on parle de la


nature de Dieu, il importe, si l'on veut éviter tout malentendu, de faire la distinction
entre la connaissance et la compréhension de la nature divine. Dieu est
incompréhensible mais non inconnaissable : — a) Incompréhensible. Sous quelque
aspect que nous le considérions, Dieu c'est l'Etre infini. Or il est bien évident qu'une
intelligence finie comme celle de l'homme est incapable de comprendre l'infini ; Dieu
dépasse notre conception et notre langage : il est ineffable, comme disent les
théologiens. — b) Mais non inconnaissable. Là où les agnostiques disent : nous ne
pouvons absolument rien savoir, les apologistes catholiques répondent : nous savons
assurément peu de choses, mais nous savons quelque chose. En nous révélant son
existence, la raison nous a appris que Dieu est la Cause première, l'Etre nécessaire,
éternel, le Premier Moteur, l'Organisateur du monde en même temps que l'Etre parfait,
le Souverain Bien et le Législateur Suprême. Savoir tout cela, c'est avoir déjà une
connaissance, qui permet de pousser plus loin notre recherche59

Naturellement, la connaissance à laquelle nous parvenons, n'est pas une connaissance


adéquate et entière de l'objet. Faut-il s'en étonner ? S'il est vrai que nous ne « savons le
tout de rien » combien plus Dieu reste enveloppé d'obscurité ! Alors que la science ne
peut nous expliquer les nombreux mystères de la nature, et qu'elle ne sait nous dire,
par exemple, ce qu'est l'électricité, la lumière, la gravitation, la germination, etc.,
pourquoi voudrait-on nous enfermer dans ce dilemme inacceptable : Ou vous con-
naissez entièrement la nature de Dieu, ou vous n'en savez absolument rien ?

§ 2. — PAR QUELLES VOIES PEUT-ON CONNAITRE LA NATURE DE DIEU ?

67. — En partant des êtres créés, nous avons vu qu« la raison prouvait l'existence
d'une Cause première, d'un Etre nécessaire et d'un premier Moteur. Si nous nous
bornons à cette seule preuve indiquée par le Concile du Vatican, nous arrivons à
déduire la nature de Dieu par une double méthode : a priori et a posteriori.

1° A PR1ORI, c'est-à-dire en déduisant ce qui est contenu dans les notions de Cause
première, d'Etre nécessaire et de premier Moteur, nous pouvons tirer cette triple
conclusion : — a) Dieu est l’Être parfait. En effet, un être imparfait est un être limité
et contingent, puisqu'il pourrait changer pour devenir meilleur et acquérir la perfection
qui lui fait défaut. Or, s'il pouvait recevoir cette qualité d'un autre, il ne serait plus la

59
Nous ne parlons ici que de la connaissance de Dieu par la raison. Cette connaissance a été
augmentée par la Révélation qui, en nous découvrant les mystères de la Trinité et de l'Incarnation,
nous a fait pénétrer plus avant dans les secrets de la vie divine.

53
Cause première de tout, ni l'Être nécessaire, vu qu'il pourrait être autrement qu'il n'est.
La Cause première, l'Être nécessaire est donc en même temps l'Être parfait. — b) Dieu
est infini. La notion d'infini découle de celle d'Être parfait. Dire que Dieu n'est pas
infini, c'est dire qu'il n'a pas la plénitude absolue de l'être, et, par conséquent, qu'il
n'est pas parfait, qu'on pourrait concevoir un être plus grand, à savoir, celui qui aurait
cette plénitude de l'être. — c) Dieu est unique. L'unicité de Dieu se déduit de la notion
d'infini. La raison ne peut admettre l'existence de deux êtres infinis. Car, ou bien ils
sont indépendants l'un de l'autre, ou l'un dépend de l'autre. Dans le premier cas, la
puissance de l'un étant limitée par la puissance de l'autre, aucun n'est infini. Dans le
second cas, celui qui dépend de l'autre ne saurait être infini. Le dualisme, qui admet
l'existence de deux dieux, le polythéisme qui en admet plusieurs, sont donc des erreurs
: la raison nous dit qu'il ne peut y avoir qu'un seul Dieu.

2° A POSTERIORI, c'est-à-dire en prenant pour point de départ les êtres créés, nous
déduisons les perfections divines. Si nous examinons l'œuvre de Dieu, et en particulier
l'homme, nous y trouvons des qualités mêlées à des imperfections. Or, étant donné que
Dieu est l'Etre parfait, comme nous venons de l'établir a priori, il s'ensuit que nous
devons retrancher de sa nature toutes les imperfections des êtres créés et lui attribuer
toutes leurs qualités60. D'où deux procédés : — a) la voie de négation ou d'élimination
qui supprime on Dieu tous les défauts des créatures, et — b) la voie d'éminence qui lui
attribue, en les élevant à l'infini, toutes les perfections des êtres créés. La méthode a
posteriori n'est pas de l'anthropomorphisme61. Nous nous servons des qualités des
créatures pour nous représenter Dieu, mais nous ne concevons pas la nature de Dieu
sur notre modèle, nous ne le faisons pas à notre ressemblance. Nous attribuons à Dieu
les qualités des créatures par analogie62 seulement, et nous pensons bien que
l'intelligence divine par exemple n'est pas seulement supérieure à l'intelligence
humaine, mais d'un autre ordre.

Art. II — La Nature de Dieu. Les Attributs de Dieu. Notion. Espèces.

68. — 1° Notion. — L''attribut en général, c'est toute qualité essentielle à un être. Les
attributs de Dieu ce sont donc ses perfections, c'est-à-dire ce qui constitue son essence.
En réalité, attributs et essence désignent une seule et même chose. Il n'y a pas
60
Ainsi nous attribuons à Dieu toutes les perfections de? créatures parce que nous avons d'abord établi
a priori que Dieu est l’Etre parlait. Nous ne nous appuyons donc pas sur le principe de causalité selon
lequel tout ce qu'il y a dans les effets se retrouve dans la cause. Cette dernière méthode parait en effet
défectueuse, car de ce que toutes les perfections des effets se retrouveraient dans la cause, même à un
degré supérieur, il ne s'ensuit pas que la cause première soit infinie et parfaite, vu que les effets sont
finis et Imparfaits et n'exigent cas dès lors une cause parfaite.
61
l'anthropomorphisme (gr. « anthrôpos », homme, et « morphê », forme) désigne en philosophie
cette tendance de notre esprit qui nous porte à prêter à la Divinité les sentiments, les passions, les
pensées et les actes des hommes.
62
Analogie (grec. «ana » : par ; « logos » : rapport). Comme l'étymologie l'indique, l'analogie résulte
d'une comparaison, et conclut a une ressemblance entre deux choses, mais à une ressemblance qui
n'implique pas identité et laisse subsister des différences.

54
plusieurs perfections divines, il n'y a que l'essence divine qui est parfaite et
indécomposable. La distinction que nous établissons n'est donc qu'une distinction de
raison, nécessitée parla faiblesse de notre intelligence.

69. — 2° Espèces — Par le double procédé indiqué plus haut, nous obtenons deux
sortes d'attributs : — a) les attributs négatifs ou métaphysiques, par la voie de
négation, et — b) les attributs positifs ou moraux par la voie d'éminence.

§ 1. — LES ATTRIBUTS NEGATIFS OU METAPHYSIQUES.

70. — Les attributs négatifs s'obtiennent, avons-nous dit, en retranchant de la nature


divine, toutes les imperfections des êtres créés. Or ceux-ci sont contingents, composés
de parties, sujets au changement, limités par le temps et l'espace. Les attributs négatifs
de Dieu seront donc ; l'aséité, la simplicité, l’immutabilité, l'éternité et l'immensité.

1° Aséité. — Sous ce vocable emprunté à la langue scolastique (aseitas), on désigne la


propriété qui appartient à Dieu seul d'exister par soi (ens a se) et non par un autre,
d'avoir la plénitude de l'être, contrairement aux créatures qui tiennent leur existence de
Dieu et sont des êtres imparfaits et contingents.

2° Simplicité. — Dieu n'est pas composé de parties. S'il était composé de parties,
celles-ci seraient finies ou infinies. Si elles étaient finies, Dieu ne serait plus l'infini,
car l'addition du fini avec le fini ne donne pas l'infini. Dire, d'autre part, que les parties
sont infinies est une chose contradictoire : nous venons de voir plus haut que la notion
d'infini implique l'unité. Mais si Dieu est simple c'est qu'il est esprit, vu que le propre
de la matière est d'être composée de parties et divisible.

3° Immutabilité. — Dieu est immuable. On ne change que pour acquérir les


perfections qu'on n'a pas ou pour perdre celles que l'on a. Dans Ie8 deux hypothèses,
Dieu ne serait plus ni l'Etre nécessaire ni l'Etre parfait puisqu'il ne serait pas toujours le
même et qu'il passerait d'un état moins parfait à un plus parfait, ou réciproquement.

4° Éternité — Etre nécessaire, ne pouvant pas ne pas être, Dieu est donc éternel.
Toutefois, n'expliquons pas cette perfection en disant que Dieu n'a ni commencement
ni fin. Cette manière de parler serait impropre, car elle ne s'applique qu'au temps. Et
précisément l'éternité est opposée au temps. Quand nous disons que Dieu est éternel,
nous entendons par là, si difficile que la chose soit à concevoir, que Dieu est en dehors
du temps, en dehors du commencement et de la fin. Et pourquoi Dieu est-il en dehors
du temps? C'est que le temps est divisible, qu'il implique le changement, la succession,
le devenir, c'est qu'il est fait d'un passé qui n'est plus, d'un avenir qui n'est pas encore,
et d'un présent qui fuit entre le passé et le futur ; en un mot, qu'il est imparfait. Il
répugne donc à la perfection et à l'immutabilité de Dieu : d'où il suit qu'il faut
concevoir l'éternité divine comme un éternel présent où il n'est question ni de passé ni
de futur.

55
5° Immensité. — Ce que nous venons de dire de l'éternité, s'applique à l'immensité de
Dieu. De même que l'éternité est en dehors du temps,. l'immensité est en dehors de
l'espace. Dieu est donc partout, non pas à la manière des corps qui sont limités par leur
propre étendue, mais comme un esprit qui pénètre tout, même les corps matériels, sans
cependant se confondre avec eux (exemple : l'âme humaine). S'il est vrai que Dieu est
en tout et partout, il n'est pas moins juste d'ajouter que tout est en lui et par lui, selon la
parole de saint Paul aux Athéniens : « C'est en lui que nous avons la vie, le
mouvement et l'être. » (Actes, XVIII 28.)

§ 2. — LES ATTRIBUTS POSITIFS OU MORAUX DE DIEU.

71. — Les attributs positifs s'induisent en prenant comme point de départ les facultés
de l'homme et en les élevant à un degré infini. Or les facultés de l'homme sont
l'intelligence, la volonté et la sensibilité. Les attributs de Dieu seront donc :
l'intelligence, la volonté et l'amour.

1° Intelligence. — L'intelligence de l'homme est bornée dans son mode de


connaissance et dans son objet. D'une manière générale, elle n'arrive à connaître que
lentement, péniblement et par le raisonnement. De plus, elle est sujette à l'erreur, au
doute, à l'oubli, et son savoir est toujours limité.
L'intelligence divine, au contraire, est parfaite : — a) dans son mode de connaissance.
Elle voit tout, d'une seule intuition, et sans recourir au raisonnement ; — b) dans son
objet. La science divine embrasse tout : Dieu se connaît lui-même et il connaît ses
œuvres d'une manière parfaite. Le passé et l'avenir n'existent pas devant lui : ils sont
un éternel présent.

72. — Objection. Prescience divine et liberté humaine. — Si Dieu connaît l'avenir,


que devient la liberté de l'homme, puisqu'il est entendu que tout ce que Dieu prévoit
arrive nécessairement?

Réfutation. — La conciliation de la prescience divine et de la liberté humaine est une


difficulté plus apparente que réelle. -— a) II importe, avant tout, de s'entendre sur les
mots : — 1. Et d'abord, le mot prescience ou prévision est un terme impropre, appliqué
à Dieu. Nous avons vu, en effet, au N° 70, au sujet de l'éternité, qu'il n'y a en Dieu ni
passé, ni futur, mais seul, un éternel présent. Par conséquent, Dieu ne prévoit pas, il
voit.
— 2. Dire, d'autre part, que ce que Dieu a prévu arrive nécessairement n'est pas une
expression plus juste. Sans doute, la science de Dieu est infaillible ; et ce que Dieu voit
de toute éternité, arrivera certainement dans le temps. Mais ne nous y trompons pas.
La chose arrivera : — 1 ) d'une manière nécessaire, s'il s'agit des êtres privés de raison
et qui obéissent aux lois physiques de leur nature ou aux impulsions de leur instinct ;.
— 2) d'une manière libre, s'il s'agit des êtres raisonnables.
b) Mais, à supposer que le terme « prescience» soit juste et puisse être retenu, à propos
de la science divine, n'est-il pas évident que le fait de prévoir un événement n'est
nullement la cause de cet événement? Je prévois qu'un aveugle, qui marche dans la
direction d'un précipice, va tomber dans l'abîme et se tuer. Dira-t-on que ma prévision

56
a été cause de sa chute et de sa mort? Donc la prescience de Dieu, tout éternelle et
infaillible qu'elle est, n'est pas la cause de nos actions, elle n'en est que la
conséquence.
c) I1 est vrai que notre imagination se représente mal ces choses, mais, quand on ne
peut pénétrer tous les secrets d'un mystère, il faut écouter le conseil de BOSSUET, qui
nous dit de tenir fermement les deux bouts de la chaîne, — science de Dieu et liberté
de l'homme, — bien que nous ne voyions pas les anneaux intermédiaires par ou ils se
relient.

73. — 2° La volonté de Dieu. — La volonté de l'homme est limitée dans son mode
d'opération et dans son objet. Elle n'arrive souvent à ses ' fins qu'au prix de laborieux
efforts et elle ne fait pas tout ce qu'elle veut, En Dieu, la volonté est toute-puissante :
elle ne connaît ni l'effort ni la limite. Dieu peut tout Ce qu'il veut, mais il ne peut
vouloir que ce qui est conforme aux lumières de son intelligence, c'est-à-dire le bien.
Quant au mal, s'il s'agit du mal physique, Dieu peut le vouloir, comme moyen d'obtenir
un bien supérieur (V. N° 101) ; s'il s'agit du mal moral, il ne peut jamais le vouloir, il
ne peut que le tolérer pour laisser à l'homme le libre choix de ses actes, et
conséquemment, le mérite ou le démérite.

74. — Objection. — Mais, dira-t-on, Dieu n'est pas libre, s'il ne peut choisir entre le
bien et le mal.
Réponse. — Ne confondons pas la liberté divine avec la liberté humaine. L'homme
peut hésiter entre le bien et le mal et se déterminer pour le mal. C'est là une
imperfection de la liberté humaine, car la vraie liberté consiste dans le choix entre
deux biens : telle est la liberté divine. Or, comme Dieu est l'Etre infiniment parfait, le
souverain Bien, il se veut et s'aime lui-même nécessairement. La liberté divine ne
concerne donc que ses actes extérieurs, ceux qui sont relatifs aux créatures : Dieu a
créé le monde librement, il a créé celui qui existe, comme il en aurait pu créer un autre.

75. — 3° L'amour de Dieu. — L'amour c'est le mouvement de la sensibilité vers le


bien. Or, l'homme se trompe souvent sur ce qui en doit être l'objet, et alors qu'il ne se
trompe pas, le bien qu'il atteint n'est jamais complet, soit qu'il s'y mêle la crainte de le
perdre, où la déception de ne pas le trouver aussi grand qu'il l'avait rêvé. Il faut donc
supprimer en Dieu ces imperfections et ces souffrances qui accompagnent même la
possession du bonheur. Dieu aime les choses en proportion de leur valeur : il s'aime
donc infiniment et il aime le bien qu'il trouve dans ses couvres dans la mesure où il
reflète ses propres perfections. Et comme l'amour engendre la bonté, Dieu répand ses
bienfaits parmi ses créatures « bonum diffusivum sui ». C'est en le considérant sous cet
aspect que saint Jean a dit de Dieu qu'il était la charité. « Deus caritas est » ( I Jean,
IV, 8).
Parmi les attributs moraux de Dieu, on cite parfois la sainteté, la justice et la
miséricorde. Infiniment pariait, Dieu est évidemment saint, juste et miséricordieux
dans une mesure infinie ; mais, en réalité, ce sont là des perfections de sa volonté
plutôt que des attributs distincts.

Art. III. — La Personnalité de Dieu.

57
§ 1. — DIEU EST UNE PERSONNALITE DISTINCTE DU MONDE.

76. — Les attributs que nous venons d'étudier forment ce qu'on appelle la personnalité
divine. Or, dire que Dieu est un être personnel c'est affirmer qu'il est une substance
individuelle, distincte des créatures. Dieu est : — a) une substance, c'est-à-dire un être
qui demeure, et non un mode ou un phénomène qui passe : il n'est pas un perpétuel
devenir ; — b) une substance individuelle ; en d'autres termes, Dieu est capable d'agir
par lui-même, et ses actes lui sont imputables, comme les effets le sont à leur cause ;
— c) une substance distincte des créatures ; sinon, le monde et Dieu ne seraient plus
qu'un seul et même être, comme le prétendent les panthéistes, dont nous allons parler
dans le paragraphe suivant.
La personnalité de Dieu découle de sa perfection infinie. Si Dieu, en effet, n'était pas
un être personnel63 et distinct du monde, il ne serait pas indépendant. Or s'il n'était pas
indépendant, il ne serait plus l'Être parfait.

§2. — LE PANTHEISME. REFUTATION.

77. — 1° Exposé du Panthéisme. — Pour les panthéistes, Dieu n'est pas une
personnalité transcendante et distincte II ne fait qu'un avec le monde : il lui est
immanent64. Et voici la raison principale qu'ils invoquent pour appuyer leur thèse.
Dieu, disent-ils, est l'infini. Or rien ne peut exister en dehors de l'infini. Donc le monde
doit en faire partie intégrante : Dieu est tout et tout est Dieu. D'où l'origine de leur nom
(du grec « pan » tout, et « theos» Dieu).

78. — FORMES DU PANTHÉISME. — Nous venons de voir le principe général du


panthéisme. Tout en gardant ce fonds commun, la doctrine panthéiste a revêtu de
nombreuses formes, dont les deux principales sont : le panthéisme naturaliste ou
matérialiste, et le panthéisme idéaliste ou évolutionniste. — a) D'après le panthéisme
naturaliste, Dieu et le monde sont deux substances incomplètes qui s'unissent comme
le corps et l'âme pour former le même individu. Dans ce système, Dieu est l'âme du
monde, une force inhérente à la nature, le principe de la vie. Cette doctrine se confond
d'ailleurs avec le matérialisme dont nous avons parlé dans le chapitre précédent (N°
40), elle ne s'en distingue guère que par le nom de Dieu qu'elle retient, c'est, si l'on
veut, un athéisme déguisé, ou, selon le mot du P. GRATRY « c'est l'athéisme, plus un
mensonge». — b) Le panthéisme idéaliste de SPINOZA (1632-1677) et de HEGEL
(1754-1831) est devenu très à la mode par les idées de progrès et d'évolution qui ont
été introduites dans le système. Il a été popularisé en France par RENAN, TAINE et

63
Nous employons ici l'expression courante « être personnel » en tant qu'elle s'oppose au système
panthéiste gui confond Dieu avec le monde. Évidemment, nous ne voulons pas entendre par là qu'il n'y
aurait en Dieu qu'une seule personne. A la rigueur, l'expression « être personnel » serait
avantageusement remplacée par cette autre expression « substance distincte ».
64
Ainsi le mot immanent s'oppose à transcendant. Dire de Dieu qu'il est transcendant, c'est affirmer
son existence hors du monde; dire qu'il est immanent c'est l'identifier avec le monde.

58
VACHEROT. Dans le panthéisme évolutionniste, Dieu s'appelle la « catégorie de l'idéal
». Ce qui revient à dire qu'il n'a de réel que le nom ; c'est un idéal qui évolue, qui se
réalise un peu chaque jour, qui est en marche vers un progrès indéfini ; on ne peut
donc pas dire que Dieu est, mais il se fait, il se crée de jour en jour. Le monde est ainsi
l'évolution nécessaire de la substance divine.

79. — 2° Réfutation. — La doctrine panthéiste qui confond Dieu avec le monde est
contredite par les principes de la raison (argument métaphysique), par le témoignage
de la conscience (argument psychologique), et elle est inadmissible à cause des
conséquences désastreuses qui en résultent pour la morale et la société {argument
moral).
a) ARGUMENT MÉTAPHYSIQUE. — Le panthéisme va contre le principe de
contradiction qui dit qu'il est impossible qu'une même chose soit et ne soit pas, en
même temps, et sous le même rapport : la même ligne ne peut pas être à la fois droite
et oblique. Or le panthéisme, en faisant de Dieu et du monde la même substance,
suppose que le nécessaire et le contingent, l'infini et le fini, l'esprit et la matière, le moi
et le non-moi, le vrai et le faux, le blanc et le noir ne sont qu'une seule et même chose.
Il proclame donc l'identité des contraires : ce qui est absurde.

b) ARGUMENT PSYCHOLOGIQUE. — Le panthéisme contredit le témoignage de la


conscience. Nous avons tous le sentiment d'être des êtres individuels, des personnes
distinctes les unes des autres, et non des manières d'être, des modes de la même
substance : le moi ne se confond pas avec le non-moi Au surplus, nous n'avons pas
l'impression d'être des parcelles de la divinité : nos imperfections, nos misères et nos
maladies nous rappellent trop bien à la réalité des choses.

c) ARGUMENT MORAL. — Le panthéisme a des conséquences désastreuses pour la


morale et la société. Si nous sommes des parcelles
do la substance divine, de l'Etre nécessaire et parfait, il n'y a plus place ni pour la
liberté, ni pour la responsabilité ; la morale s'écroule et la société est impuissante à la
fonder. En effet, si tout est Dieu, tout est bien ; tout ce qui arrive est l'évolution de la
substance divine. Dès lors il n'y a plus ni vertu ni vice, ni droit ni violence, ni mérite ni
démérite : tout se vaut, tout est respectable et sacré, comme le reconnaissait VA-
CHEROT lui-même : « Diviniser tout, disait-il, c'est tout justifier, tout consacrer. Quelle
affreuse nécessité ! Quelle amère dérision65 ! »

80. — Objection- — Le monde, disent les panthéistes, doit faire partie intégrante de
l'infini, sinon l'infini aurait des limites, ce qui est contradictoire.
Réponse. — a) Notons d'abord que le panthéisme ne supprime, en aucune façon, la
difficulté, car si les êtres particuliers et finis font partie de la divinité, s'ils sont des
modes de la substance divine, Dieu n'est plus l'Etre infini, vu que les êtres finis sont
imparfaits et contingents et dès lors ne peuvent, aussi nombreux qu'ils soient, former
l'infini. — b) Mais, par ailleurs, l'objection panthéiste repose sur une conception fausse
de l'infini. Il ne faut pas confondre infini avec totalité. L'infini n'est pas une collection
65
VACHEROT, Le nouveau Spiritualisme.

59
infinie d'êtres, c'est la plénitude de l'être, ce n'est pas une somme, un total, mais une
perfection infinie, une substance transcendante. Peu importent les perfections qui se
trouvent dans les êtres, elles ne diminuent en rien la perfection de l'Etre infini, de
même que la science d'un maître n'est ni augmentée ni amoindrie, au fur et à mesure
que ses élèves y participent : après, comme avant, il n'y a pas plus de science, mais
seulement plus de savants.
La création, par conséquent, que les panthéistes considèrent comme impossible parce
qu'elle aurait limité l'infini, n'a rien ajouté à la perfection de Dieu. Il y a eu, en plus,
des êtres seconds, limités, imparfaits, bref, des êtres finis ; l'Etre infini est resté le
même. La coexistence de l'infini et du fini n'est donc pas contradictoire, parce que les
deux ne sont pas du même ordre.

BIBLIOGRAPHIE. — Les mêmes auteurs qu'au chapitre précédent.

CHAPITRE III. — Action de Dieu.

DÉVELOPPEMENT
Division du Chapitre.

81 — Après avoir établi l'existence et la nature de Dieu, nous devons rechercher quelle
est son action, ou, si l'on préfère, quels sont ses rapports avec le monde. Dieu est la
Cause première de tout, nous l'avons vu en démontrant son existence. Nous devons
poursuivre plus loin et faire sur ce sujet une double enquête. Nous nous demanderons :
1° Comment Dieu, qui est le seul Etre nécessaire, a produit le monde, s'il l'a créé, ou
s'il l'a tiré de sa substance, et 2° comment il le gouverne. D'où deux articles.

Art. I. — De la Création.

Cet article se subdivisera en trois paragraphes : 1° Origine du monde. 2° Origine de la


vie. 3° Origine des espèces.

§1. ORIGINE DU MONDE.

82. — 1° Erreurs sur ce point- — On ne peut expliquer l'origine du monde que de trois
manières : — a) Ou bien l'on peut dire que la matière est éternelle, nécessaire,
indépendante comme Dieu qui n'en serait alors que l'organisateur : c'est la réponse du
dualisme. — b) Ou bien le monde est une émanation de la substance divine, Dieu
l'aurait tiré de sa propre substance : c'est la réponse du panthéisme. Une forme de
panthéisme, plus à la mode de nos jours, le panthéisme évolutionniste (N° 78), dit
plutôt que Dieu, c'est le monde qui évolue. — c) Ou bien le monde a été produit de
rien par la toute-puissance de Dieu, il a été créé : c'est la réponse des théistes.
Seule, la dernière réponse est acceptable. Les deux premières constituent des erreurs.
— a) Le dualisme, qui fait de la matière un être nécessaire et indépendant, suppose par
le fait qu'il y a deux dieux. Or nous avons vu (N° 70) que, Dieu étant l'être infini, il ne
saurait exister, à côté de lui, un autre être indépendant, puisque ce dernier limiterait sa

60
puissance66 (1). — b) Le panthéisme a été également réfuté dans la leçon précédente
(N° 79). La théorie de l'émanation est, du reste, une hypothèse contradictoire.
Comment expliquer qu'une substance, qui tirerait son origine de l'infini, n'aurait plus
les attributs de la substance d'où elle émane ? Comment la substance nécessaire et
infinie deviendrait-elle contingente et finie ? II faudrait donc supposer qu'une partie de
la substance divine perdrait ses propriétés en se détachant de la substance commune :
ce qui est contradictoire dans un être immuable et simple.

83. — 2° La Création. — A. DÉFINITION. — créer c'est tirer du néant. La création


du. monde, c'est donc Dieu qui tire le monde du néant, et non de sa substance, ni
d'aucune matière préexistante.

B. POSSIBILITÉ. — Mais la création est-elle possible? On objecte que du néant il ne


sort rien. « Ex nihilo nihil fit». Et cela est juste si l'on entend par là que le néant ne
peut être une cause, que, n'existant pas, il ne peut rien produire ; cola est encore vrai si
l'on suppose un néant absolu et que Dieu n'existe pas ; mais cola est faux si l'on
prétend que là où il n'y avait rien, il n'est pas possible que quelque chose soit67. Il n'y a
dans ce fait ni contradiction ni impossibilité. D'ailleurs le concept de création peut
trouver des analogies parmi les causes secondes. Si aucune substance créée n'a le
pouvoir de créer d'autres substances, elle peut cependant donner naissance à des
accidents nouveaux ou produire de nouvelles substances. C'est ainsi que notre esprit
produit nos pensées ; notre volonté, nos volitions. Par la synthèse et l'analyse le
chimiste produit de nouvelles substances (ex : l'eau avec l'oxygène et l'hydrogène). Il
ne faut donc pas refuser à Dieu, dont la puissance est infinie, ce que l'homme peut faire
dans une certaine mesure.

C. NÉCESSITÉ. — La création est non seulement possible, mais elle est nécessaire.
Nous avons vu en effet que les systèmes, dualiste et panthéiste, étaient inadmissibles.
La création est donc la seule explication valable de l'origine du monde68.
Mais si le fait de la création peut être affirmé avec certitude, le problème se complique
quand il s'agit d'en déterminer le mode. Comment le monde a-t-il été formé ? Nous
renvoyons, pour les réponses que la Foi et la Science font à cette question, à notre
Doctrine catholique (Nos 55-57).
66
Mentionnons aussi le dualisme manichéen, d'après lequel il y aurait deux principes : un principe
bon, source de tout bien, qui est l'esprit, et un principe mauvais source de tout mal, qui est la nature.
Le bien et le mal que nous constatons dans le monde s'expliqueraient par une lutte éternelle entre ces
deux principes.
67
Il est facile après cela de saisir le sens exact de l'expression « tirer du néant ». Le néant et l'objet créé
n'ont pas ici les rapports de cause à effet ; pas davantage, ils ne sont les deux termes d'une évolution.
La relation qui existe entre les deux est une relation purement mentale. Tirei du néant marque donc le
passage du non-être à l'être, sans qu'il y ait entre le premier et le second d'autre relation que celle de
deux moments différents.
68
Nous pourrions faire remarquer ici que la science ne peut rien opposer au dogme de la création. La
création, en effet, est en dehors du champ d'observation de la science, et elle ne présente rien de
contraire aux faits constatés par la science.

61
§ 2. — ORIGINE DE LA VIE.

84. — Les êtres vivants n'ont pas toujours existé sur la terre: tous les savants sont
unanimes à le reconnaître. L’hypothèse de Laplace qui explique la formation du
monde, suppose que la terre a passé par une période d'incandescence incompatible
avec la vie. Mais si la vie n'a pas toujours existé, comment a-t-elle commencé ? I1 n'y
a sur ce point que deux hypothèses possibles : il y a eu création ou génération
spontanée69.

85. — 1° Création. — Selon cette hypothèse, les premiers êtres vivants ont été créés
par Dieu. Toutefois, cette création a pu se faire de deux façons. — a) Ou bien Dieu,
par un acte de sa toute-puissance, a fait apparaître les premiers êtres vivants lorsque les
conditions nécessaires à la vie furent réalisées sur la terre : il y aurait eu, dans ce cas,
création directe. — b) Ou bien Dieu a déposé, à l'origine, au sein de la matière, soit
des germes, soit des forces capables de produire les premiers organismes, au moment
propice à leur éclosion : dans ce second cas, il y aurait eu création indirecte. La
supposition de germes, créés par Dieu en même temps que la matière, est du reste peu
vraisemblable, car il serait difficile d'expliquer, dans cette hypothèse, comment ces
germes auraient pu résister aux températures extrêmement élevées que la terre a
connues dans sa période d'incandescence

86. — 2° Génération spontanée. — On appelle génération spontanée ou hétérogénie


(du grec, heteros, autre et genos, race) la naissance d'un être vivant, sans germes
préexistants, et par le simple jeu des activités physico-chimiques de la matière.
Autrement dit, le premier être vivant serait sorti de la matière ; le minéral aurait
produit le végétal, le corps brut aurait donné naissance à un être doué de vie. Que,
penser de cette hypothèse? Que vaut-elle au point de vue scientifique? Et quelle
importance aurait-elle au point de vue philosophique, si elle était vérifiée ?

A. — AU POINT DE VUE SCIENTIFIQUE, l'hypothèse de la génération spontanée


est loin d'être nouvelle. Elle remonte, au contraire, à la plus haute antiquité. ARISTOTE
croyait que le monde était plein d'âmes et de vies, qu'il portait en lui les semences des
êtres. On connaît le passage des Géorgiques (liv. IV) où VIRGILE décrit la naissance
d'un essaim d'abeilles qui sort des flancs d'un taureau mort. D'après LUCRECE (De
rerum natura, liv. V, v. 794-795), « l'on voit sortir de terre des animaux qui sont
produits par la pluie et par les chaudes vapeurs du soleil ». OVIDE (Métamorphoses, I,
416-438) fait sortir les animaux du dépôt limoneux laissé par le déluge. VAN
HELMONT, au XVIe siècle, enseignait encore le moyen de produire spontanément des
souris ; d'autres auteurs donnaient des recettes pour les grenouilles et les anguilles.
L'hypothèse de l'hétérogénie resta en vogue jusqu'au XVIIIe siècle, mais il convient

69
II n'y a pas lieu, en effet, d'envisager une troisième hypothèse comme celle du panspermisme
interastral, d'après laquelle la terre aurait été ensemencée par des germes tombés des espaces
interplanétaires, au moment où elle commença à se refroidir. Une semblable réponse ne ferait que
reculer la difficulté, car il faudrait toujours dire comment ces germes se trouvaient dans les autres
astres et quelle en était l'origine.

62
d'ajouter de suite qu'elle n'était pas exploitée, du moins d'une manière générale, dans
un sens athée ; et la preuve en est que des Pères de l'Église comme saint AUGUSTIN, et
plus tard, des scolastiques comme ALBERT LE GRAND et saint THOMAS, pensaient que
tous les êtres vivants avaient été créés, en puissance et dans leurs germes, au premier
instant de la Création, et que la matière avait reçu de Dieu le pouvoir de s'organiser
sous l'action de forces terrestres ou d'influences astrales. Entendue dans ce sens, la
génération spontanée était donc une création indirecte.
C'est seulement vers le milieu du XIXe siècle, que l'hypothèse de la génération
spontanée prit un autre aspect. Elle fut considérée désormais par l'école matérialiste ou
moniste (VOGT, BUCHNER, HAECKEL) comme le seul moyen de se passer de Dieu. Si
l'on pose, en effet, comme principe, que la matière est éternelle, qu'elle est douée de
force et capable de produire la vie, et que les premiers être vivants purent se
développer et s'organiser peu à peu en espèces, si, selon la formule d'HAECKEL, «
depuis la chute d'une pierre jusqu'à la pensée de l'homme tout se réduit dans l'univers à
du mouvement dans les atomes », il sera permis de dire, avec KARL VOGT, que « Dieu
est une borne qui recule à mesure que la science avance ».
Le premier problème que les adversaires de Dieu avaient donc à résoudre, c'était de
prouver que la vie peut sortir de la matière. A maintes reprises, les hétérogénistes
crurent qu'ils tenaient la solution. Mais les expériences de Pasteur ( 1859-1865)
renversèrent leurs espérances. Un savant de marque, POUCHET, avait prétendu qu'il n'y
a pas de germes dans l'air et qu'il avait obtenu la génération spontanée d'infusoires
dans une matière putrescible. PASTEUR démontra au contraire par une triple expérience
: — 1. que l'air contient en suspens des corpuscules organisés semblables à des germes
; — 2. que, si l'on prend soin d'éliminer ces germes, on n'obtient jamais de production
d'infusoires ; — 3. qu'on peut obtenir ou supprimer les productions d'infusoires selon
qu'on introduit ou qu'on supprime les germes obtenus par la première méthode.

Devant les conclusions de PASTEUR, les partisans de la génération spontanée ne


s'avouèrent pas cependant vaincus. Changeant de tactique, ils objectèrent que les êtres
unicellulaires, que nous révèle le microscope, ne représentent pas la première ébauche
de la vie, qu'ils sont déjà l'aboutissement d'une longue période d'évolution et de
perfectionnement, que la vie est apparue à l'origine sous la forme d'organismes
beaucoup plus rudimentaires que les microbes, et que les premiers êtres vivants étaient
intermédiaires entre ces derniers et les molécules chimiques. En 1868, on crut avoir
découvert la fameuse monère70 primitive. On, avait retiré du fond de la mer une

70
La monère est, dans la théorie moniste, le plus simple organisme que nous puissions connaître, une
parcelle de protoplasme sans noyau. — La cellule, elle, se compose du noyau, au centre, et autour du
noyau, du protoplasme, formé d'un ensemble de filaments plongeant dans un liquide assez dense ; c'est
déjà un organisme plus compliqué, puisqu'il contient un noyau. — Au-dessus des organismes
unicellulaires (composés d'une seule cellule) tels que les microbes, il y a les organismes
pluricellulaires, composés d'un nombre incalculable de cellules. Et dans un organisme pluricellulaire,
il y a différentes sortes de cellules. Le groupement des cellules semblables entre elles forme le tissu :
tissu nerveux, tissu musculaire, etc.

63
matière gélatineuse semblable à un informe protoplasme71. HAECKEL pensa que l'on se
trouvait en présence d'un type élémentaire d'être vivant sorti de la matière inerte.
HUXLEY le baptisa alors du nom de Bathybius (c'est-à-dire qui vit dans les
profondeurs). Cependant le bonheur du camp matérialiste fut éphémère, car la critique
scientifique ne tarda pas à montrer que le Bathybius n'était pas un vrai protoplasme
doué de vie, mais « un amas de mucosités que les éponges et certains zoophytes
laissent échapper quand leurs tissus sont froissés par le contact des engins de pêche»
(MILNE-EDWARDS). AU surplus, en admettant que le Bathybius eût été une monère
douée de toutes les propriétés vitales, il aurait encore fallu prouver qu'il était le résultat
de la génération spontanée.
Mais, se dirent alors les matérialistes, si la nature nous refuse des exemples, de
génération spontanée, pourquoi n'essaierions-nous pas de produire chimiquement des
organismes élémentaires tels que la monère ? La science a établi que la matière de
l'être vivant ne lui est pas spéciale, que tout être vivant se compose en grande partie
d'hydrogène, d'oxygène, d'azote, de carbone et, en petite proportion, de phosphore, de
fer, de soufre, etc. Par ailleurs, BERTHELOT est arrivé â reconstruire artificiellement les
sucres, les éthers, les alcools, reliant ainsi la chimie organique à la chimie minérale.
Mais si la matière vivante est réductible à la matière inorganique, pourquoi ne
pourrait-on pas, par de simples procédés de laboratoire, créer des matières que l'on
considérait autrefois comme l'œuvre de la force vitale ? Les forces physico-chimiques
ne sont-elles pas suffisantes à rendre compte de la vie végétative t Des tentatives furent
faites dans ce sens. Il y eut surtout, dans ces derniers temps, deux expériences qui
firent grand bruit et qui aboutirent d'ailleurs à un piteux échec. Nous les rappellerons
brièvement.

a) Les radiobes de Burke. — En 1905, un jeune physicien anglais, J. BURKE, crut qu'il
avait réussi à produire, par le radium, des organismes tout à fait primitifs qu'il appela
radiobes, c'est-à-dire vivants par la toute-puissante vertu du radium. Voici comment il
fit ses expériences. Il prit trois ballons dans lesquels il introduisit un bouillon de
culture, c'est-à-dire un mélange de substances organiques destinées à servir au
développement des microbes. Après avoir soigneusement stérilisé ce bouillon de
culture, il introduisit du bromure de radium dans le premier ballon, du chlorure de
radium dans le second et rien dans le troisième qui devait être le ballon témoin. Après
quelques jours, Burke constata que les deux premiers ballons dans lesquels il avait mis
un composé de radium, présentaient à la surface de leur bouillon un recouvrement qui
avait toutes les apparences d'une culture de microbes, tandis que rien n'apparaissait
dans le ballon témoin. Ces fruits du radium, ou radiobes, étaient, aux yeux de Burke,
les microorganismes, tels qu'ils durent apparaître à l'origine. Mais, quelque temps
après, Burke fut obligé de reconnaître qu'il s'était trompé, qu'il avait pris pour des
vivants des apparences de vivants et que ses radiobes n'étaient que des bulles gazeuses
formées par la décomposition de l'eau de la gélatine sous l'influence du radium.

b) Vers la fin de 1906, un professeur à l'École de médecine de Nantes, M. STEPHANE


LEDUC, communiqua à l'Académie des Sciences la découverte qu'il venait de faire de «
71
Le protoplasme (de deux mots grec prôtos, premier, et plassein, former) désigne, selon l'étymologie
du mot, l'organisme primitif, la première forme d'être vivant.

64
cellules artificielles réalisant la plupart des fonctions de la vie ». L'expérience
consistait à semer des granules de sulfate de cuivre sur une gélatine formée de ferro-
cyanure de potassium, de sucre, de sel et d'eau. Bientôt les granules se gonflaient
comme des graines et se développaient comme des plantes. M. Leduc concluait qu'il
avait ainsi réalisé la vie sans germes. Conclusion encore prématurée, car on lui démon-
tra bientôt que ce qui s'était produit sous ses yeux, ce n'était nullement la génération
spontanée d'un être vivant, et qu'on se trouvait en présence d'un cas du phénomène
connu en physique sous le nom d'osmose. Quand deux liquides sont séparés par une
membrane ou une cloison poreuse, l'un d'eux peut se transporter vers l'autre et
l'augmenter indéfiniment, ce qui donne à ce dernier l'apparence de grossir et de croître
comme la pousse d'une végétation. M. Leduc n'avait donc produit qu'une contrefaçon
de la vie, « un calembour de la vie » comme l'appelèrent d'Arsonval et Bonnier,
membres de l'Institut.
La science expérimentale en est toujours là. Les expériences de Pasteur restent intactes
: l'être vivant vient d'un autre être vivant. Si les laboratoires ont été impuissants à créer
la vie, c'est qu'entre la matière inorganique et la matière vivante, il y a apparemment
une barrière infranchissable. Le principe vital dépasse les forces de la matière ; en
d'autres termes, la vie ne peut être le produit de la matière. Jusqu'à preuve du contraire,
nous avons donc le droit dé conclure que la vie a dû être créée en dehors des forces de
la nature.

B. AU POINT DE VUE PHILOSOPHIQUE, que devons-nous penser de la génération


spontanée ? Dans l'état actuel de la science, toutes les expériences ont démontré qu'elle
n'existe pas. Avons-nous le droit d'en conclure qu'elle n'a jamais existé et qu'elle n'est
pas possible , ? Ces deux conclusions seraient téméraires. Car, si nous prétendons
qu'eue n'a jamais existé parce qu'autrement elle existerait encore, vu que les lois de la
nature sont immuables et que la matière n'a pas dû perdre sa puissance, on pourra nous
répondre que les conditions voulues font défaut pour le moment et qu'il n'en a pas été
ainsi par le passé. Et si nous estimons qu'elle n'est pas possible parce que nos
adversaires sont incapables d'en faire la preuve, on pourra nous répondre que la
création est également impossible, puisque nous ne sommes pas non plus en état d'en
apporter des exemples72.
Les apologistes catholiques n'ont donc pas à prendre parti dans le débat. Ils affirment
seulement que, si la vie a commencé par génération spontanée, c'est que Dieu avait
doué la matière de forces capables de produire la vie. Directement ou indirectement, il
faut toujours recourir à la création. Ainsi nous pouvons conclure, avec le matérialiste
VIECHOW, que la création spontanée « ce ne sont pas les théologiens qui la repoussent,
ce sont les savants ».

72
A vrai dire ni l'une ni l'autre des deux thèses, ni celle qui affirme ni celle gui nie la possibilité de
jamais produire chimiquement un organisme élémentaire, ne peut Invoquer l'autorité de l'expérience.
Elles sont toutes deux invérifiables, la première parce que la science n'a pas encore avancé d'un pas
vers la synthèse chimique d'une substance vivante, la seconde parce qu'il n'existe aucun moyen
concevable de prouver expérimentalement l'impossibilité d'un fait. » (H. BERGSON, L'évolution
créatrice.)

65
§ 3. — ORIGINE DES ESPECES. FIXISME OU ÉVOLUTIONNISME.

87. — Quelle que soit l'origine de la vie, elle nous apparaît actuellement sous
beaucoup de formes qui vont des plus simples aux plus compliquées. Si nous
considérons les deux grands règnes, végétal et animal, dans lesquels on classe tous les
êtres vivants, nous constatons que, depuis l'algue unicellulaire jusqu'au chêne, et
depuis l'infusoire jusqu'au mammifère, il y a de multiples variétés, de nombreuses
espèces, dont les ressemblances et les divergences sont en proportion de la distance qui
les sépare. D'où viennent ces espèces? Ont-elles été créées par Dieu, par autant d'actes
créateurs qu'il y a d'espèces ? Ont-elles, au contraire, une origine commune et sortent-
elles d'un même tronc, d'un même protoplasme qui aurait évolué peu à peu? Telles
sont les deux hypothèses que comporte l'origine des espèces. Elles s'appellent : 1° le
fixisme, et 2° l’évolutionnisme.

88. — 1° Fixisme. — Dans l'hypothèse fixiste, les espèces ont été créées par Dieu,
telles que nous les voyons. Ou tout au moins, elles proviennent de germes créés
directement par Dieu, en aussi grand nombre qu'il y a d'espèces différentes, et qui
auraient éclos lorsqu'ils auraient été dans les conditions voulues. Quelle que soit, du
reste, la manière dont elles ont été créées, les espèces ont pour caractéristique d'être
fixes, de ne pouvoir subir aucune modification essentielle, et partant, d'être inaptes à
produire de nouvelles espèces par voie d'évolution. Cette hypothèse que, pour cette
raison, on appelle fixisme, a eu pour partisans la plupart des anciens apologistes, et des
naturalistes de première valeur : CUVIER, DE QUATREFAGES, FLOUKENS,
AGASSIZ, FAIVRE, HÉBERT, BLANOCHIARD, DE NADAILLAC, etc. Nous
verrons plus loin les arguments qu'elle oppose à l'évolutionnisme.

89. — 2° Évolutionnisme. — Considéré à un point de vue général, l'évolutionnisme


est un vaste système qui explique l'origine des choses par l’évolution. Suivant cette
théorie, tout ici-bas évolue : matière, vie, pensée. L'évolution de la matière a fait passer
celle-ci de l'état de masse confuse, chaotique, à l'état de monde organisé et habitable
(théorie de Lapidée). L'évolution de la vie a donné naissance aux espèces, et l'évo-
lution de la pensée explique tous les progrès que les hommes ont faits dans le domaine
des lettres, des sciences et des arts73.

90. — Transformisme. — Appliqué aux espèces, l'évolutionnisme porte le nom de


transformisme: Comme le mot l'indique, le transformisme enseigne que les espèces
sont issues les unes des autres par une série de transformations successives, qu'elles
ont une descendance commune et sont ainsi comme les rameaux d'un grand arbre.

73
L’évolution, n'est du reste pas une idée nouvelle ; nous la trouvons déjà chez les philosophes grecs
(École d’Ionie, Stoïciens, Alexandrins), chez certains Pères de l'Eglise (saint GREGOIRE DE NYSSE,
saint HILAIRE, saint AMBROISE, saint AUGUSTIN), chez les scolastiques (ALBERT LE GRAND, saint
THOMAS). Chez les modernes, BACON, PASCAL, LEIBNIZ sont plus ou moins évolutionnistes ; TURGOT
et CONDORCET défendent l'idée de progrès, voisine de celle d'évolution. H. SPENCER a fait de
l'évolutionnisme une vaste synthèse où l'évolution est regardée comme la loi générale qui régit le
monde.

66
Mai» comment ces transformations se sont-elles opérées? Le problème est résolu
différemment par les deux systèmes qui s'appellent le lamarckisme et le darwinisme.74.

91. — A. LE LAMARCKISME. — D'après LAMARCK (1744-1829) qui peut être


regardé comme le père du transformisme, trois facteurs expliquent le passage d'une
espèce à l'autre : le milieu, l'hérédité et le temps. Le milieu, et il faut entendre par là le
climat, la lumière, la température, la nourriture, etc., est le facteur principal. Le milieu
force l'organisme à s'adapter aux conditions qui lui sont faites, il crée donc de nou-
veaux besoins, et les besoins créent les organes, lesquels se transmettent par l'hérédité.
Toutefois, les transformations ne se faisant que lentement et progressivement, le temps
est un facteur indispensable.

92. — B. LE DARWINISME. — D'après DARWIN (1809-1882), un autre facteur plus


important explique le fait des transformations. Ce facteur c'est la sélection naturelle.
Puisque l'homme peut bien améliorer les espèces, végétales ou animales, par la
sélection artificielle, pourquoi la nature, se dit DARWIN, ne serait-elle pas capable d'en
faire autant ? Partant de cette idée, le naturaliste anglais avait à rechercher la raison
d'être de la sélection naturelle. Il crut la trouver dans le fait de la concurrence vitale.
La nature produisant dans les mêmes milieux plus d'individus qu'elle n'en peut nourrir,
il s'établit entre eux une lutte pour la vie (struggle for life), dans laquelle les plus
faibles succombent. Seuls les plus forts survivent et transmettent leurs qualités à leurs
descendants.75 Ainsi, Darwin ajoute à l'influence du milieu et à l'hérédité la sélection
naturelle76, c'est-à-dire la survivance du plus fort dans la lutte pour la vie.

93. — Arguments des transformistes. — Que les espèces ne sont pas fixes et n'ont
pas été créées telles qu'elles sont, qu'elles ont une descendance commune, qu'elles
proviennent, sinon du même ancêtre, tout au moins d'un nombre d'ascendants très
restreint, les évolutionnistes prétendent pouvoir en faire la preuve scientifique par la
double étude du passé et du présent.

A. L'HISTOIRE DU PASSÉ est, à vrai dire, l'argument le plus décisif en faveur de


leur thèse, vu que l'un des facteurs essentiels de l'évolution des espèces, c'est le temps.
D'après les transformistes, les paléontologistes, en étudiant les fossiles77 retrouvés dans

74
Il ne faut pas confondre, en effet, le transformisme qui est la théorie générale affirmant la
transformation des espèces, avec les systèmes particuliers : le lamarckisme ou système de LAMARCK,
le darwinisme ou système de DARWIN, qui prétendent expliquer comment l'évolution a eu lieu, et
indiquer les causes qui ont déterminé les transformations.
75
D'après le darwinisme, les survivants transmettent à leurs descendants leurs caractères acquis ;
d’après le néo-darwinisme (WEISSMANN) ils transmettent seulement leurs caractères innés.
76
La sélection (seligere, choisir) naturelle, c'est donc la nature qui, pour améliorer les espèces, semble
imiter les éleveurs qui choisissent pour la reproduction les animaux les mieux constitués.
77
Les fossiles (latin fossilis, extrait de la terre) sont les restes, maintenant pétrifiés, des plantes et des
animaux que l'on retrouve dans les couches géologiques Ces débris sont donc comme les témoins des
différentes phases de la terre et nous permettent de reconstruire les étapes de son passé

67
les couches de la terre, ont constaté : 1) qu'il y a une grande différence entre les
espèces actuelles et les espèces anciennes, que ces dernières ont subi, dans le cours des
temps, de nombreuses modifications, attestant par là qu'elles ne sont pas fixes et n'ont
pas été créées telles qu'elles sont actuellement ; 2) que les espèces ont apparu les unes
après les autres, que leur nombre augmente au fur et à mesure qu'on remonte les
terrains. Cette apparition successive des espèces, leur nombre toujours croissant,
indiquent bien qu'elles descendent les unes des autres ; autrement il faudrait
supposer que Dieu retouche sans cesse son œuvre, changeant les espèces anciennes,
leur ajoutant des traits insignifiants pour en faire des espèces nouvelles.

B. POUR LE PRÉSENT, les évolutionnistes font appel surtout aux données de deux
sciences : l’anatomie et la biologie. — a) En anatomie, disent-ils, nous voyons qu'il y
a similitude entre les organes et les os des différentes espèces : ainsi, la patte d'un lion,
celle d'une tortue, la nageoire d'une baleine, l'aile d'une chauve-souris et le bras d'un
homme comportent les mêmes os semblablement disposés et ne différant que par leurs
dimensions relatives ; or, une telle similitude n'est-elle pas la preuve évidente d'une
descendance commune? — b) De son côté, la biologie peut, de nos jours encore, nous
montrer des êtres en voie d'évolution, de vraies créations d'espèces par la culture
Les évolutionnistes allèguent encore que deux faits sont inexplicables dans l'hypothèse
fixiste : — 1. la présence, chez un grand nombre d'animaux, d'organes rudimentaires
si peu développés qu'ils sont impropres à tout usage : tels sont, par exemple, les dents
fœtales de la baleine, les ailes de l'autruche qui ne lui servent pas à voler, les lobes des
poumons chez les serpents, etc. Dans la théorie fixiste, il faut dire que Dieu a fait
œuvre inutile en créant des tronçons d'organes. Les évolutionnistes y. voient, au
contraire, une preuve de la descendance commune : ces organes atrophiés par suite du
manque d'usage, rappellent l'ancêtre commun et sont comme sa signature ; — 2.
L'histoire du développement individuel que nous révèle l'embryologie. D'après
HAECKEL et l'école transformiste, ['ontogenèse (développement de l'individu) serait la
reproduction à grands traits de la phylogénèse (développement de l'espèce) ; en
d'autres termes, chaque individu répéterait brièvement, au cours de sa formation, les
phases par lesquelles a dû passer son espèce. Les transformistes objectent aux fixistes
que le passage d'un être par des formes inférieures à son espèce, est incompréhensible
dans leur hypothèse, tandis que pouf eux, la chose paraît toute simple, l'évolution
individuelle étant comme la reproduction abrégée de l'évolution de l'espèce

94. Arguments des fixistes. —Les fixistes pensent, au contraire, que la théorie des
évolutionnistes n'a aucune base scientifique, ni dans le passé, ni dans le présent, et que
les transformations invoquées par eux n'ont jamais été assez grandes pour former des
espèces nouvelles, qu'elles n'ont abouti qu'à constituer des races parmi les espèces.
A. L'Histoire DU PASSÉ, loin d'appuyer la thèse transformiste, l'infirme. Non
seulement les paléontologistes ont été, jusqu'ici, incapables de retrouver les formes de
transition, et pour la bonne raison que ces formes n'existent pas, mais ils ont dû
reconnaître que souvent, dans les terrains géologiques, de nouvelles espèces
apparaissent brusquement et sans formes transitoires. Le savant DEPERET a montré en
systématique (science qui traite de la classification des êtres) que les séries des
mammifères fossiles se présentaient comme des rameaux parallèles, absolument

68
séparés les uns des autres, sans lien qui puisse les rattacher à leur base, ce qui ne
permet pas de leur attribuer un ancêtre commun. D'autre part, les paléontologistes
n'ont pas tardé à s'apercevoir que l'évolution réelle qu'ils ont pu établir d'après les
pièces qu'ils avaient recueillies, ne s'était pas effectuée suivant la théorie transformiste,
c'est-à-dire du simple au compliqué. La fameuse sélection naturelle, invoquée par
DARWIN, est contredite par les faits : plus d'une fois, les animaux les plus faibles ont
survécu, tandis que les plus forts ont disparu (ex. : les reptiles géants des couches
secondaires).

B. POUR LE PRÉSENT, ni l’anatomie, ni la biologie, n'apportent d'arguments sérieux


en faveur du transformisme. — a) En anatomie, la conclusion tirée de la ressemblance
entre les organes des différentes espèces, dérive d'une vue superficielle des choses.
D'après l'éminent professeur d'histologie de Montpellier, M. VIALLETON, qui en a fait
la démonstration dans un récent ouvrage très remarqué (Membres et ceintures des
vertébrés tétrapodes, critique morphologique du transformisme), si l'on examine
attentivement chaque os, on voit qu'il revêt dans chaque cas une structure particulière,
qu'il a sa nature propre, adaptée à ses conditions d'existence et qu'en fait, les
organismes, une fois formés, sont comme des systèmes clos ne comportant pas de
modification profonde, ce qui est une preuve manifeste que les passages d'une espèce
à l’autre sont impossibles. — b) En biologie, les fixistes croient trouver leur meilleur
argument dans le fait de l'infécondité qui existe entre les espèces; même les plus
voisines. Est-il compréhensible que les espèces qui, d'après les transformistes, doivent
être douées de la plus grande plasticité ou aptitude à évoluer, soient ainsi frappées de
stérilité quand on les rapproche, ou n'aient qu'une fécondité extrêmement limitée? L'on
est donc en droit de conclure, disent les fixistes, que les espèces sont permanentes,
qu'elles constituent des essences différentes qui répugnent à se mélanger entre elles,
puisque les efforts qu'on tente pour les transformer ne sont pas couronnés de succès.
La permanence des formes organiques à travers de longues périodes est d'ailleurs
attestée par l'histoire. C'est ainsi qu'on peut constater que des espèces décrites par
ARISTOTE n'ont pas varié depuis plus de vingt siècles et .qu'un grand nombre d'espèces
actuelles sont absolument semblables à celles qu'on retrouve dans les terrains
tertiaires78.
1. Les organes rudimentaires ne prouvent pas plus en faveur de la thèse transformiste
que contre. « L'apparence morphologique, dit le professeur RABAUD (Rev. générale
des Sciences, 1923) ne suffit pas pour nous permettre de dire si des parties que nous
tenons pour rudimentaires, n'ont d'autre raison d'être qu'un état ancestral ». — 2.
L'argument tiré du développement individuel n'a pas plus de valeur. « En réalité, écrit
le professeur BRACHET de Bruxelles (Rev. gén. des Sc. 1915), pourtant transformiste
convaincu, l'ontogenèse n'est jamais une récapitulation de la phylogenèse. » Et ailleurs

78
En se plaçant sur un autre terrain, et en ne considérant que le point de vue philosophique, les fixistes
peuvent encore objecter aux évolutionnistes que dans le moins il n'y a pas le plus, en d'autres termes,
qu'on ne donne pas ce qu'on n'a pas, que par conséquent l'évolution peut développer les qualités, mais
non en créer de nouvelles et que dès lors une espèce n'a pas par elle-même de quoi produire une
espèce supérieure

69
: « On a fait de l'embryologie historique un très mauvais usage... Il est bien démontré
qu'elle est incapable d'atteindre le but que ses fondateurs lui avaient assigné ».

95. Conclusion. — 1. A notre époque, dans tous les pays, en France, en Belgique, en
Italie, en Allemagne, aux Etats-Unis, etc., on s'accorde à proclamer que le
transformisme passe par une crise grave et que sa prétention de vouloir expliquer la
formation des espèces par l'évolution lente et graduelle d'un seul ou d'un nombre très
restreint de types, ne repose sur aucun fondement solide.
2. Remarquons, par ailleurs, que seuls sont condamnés par l'Eglise les évolutionnistes
matérialistes, c'est-à-dire ceux qui se servent de l'évolution comme d'une machine de
guerre contre la religion, ceux qui, pour supprimer Dieu, se font fort de tout expliquer
par cette triple formule : éternité de la matière (V. N° 40), génération spontanée sans
intervention surnaturelle (N° 86), formation des espèces par les lois de l'évolution.
Il n'en est pas de même des évolutionnistes spiritualistes. Ces derniers observent, en
effet, à juste titre, que le fixisme n'est nullement un dogme de la religion catholique, et
qu'on peut être à la fois évolutionniste et créationniste. Pourvu qu'on suppose Dieu à
l'origine du monde, à l'origine de la vie et à l'origine de l'âme humaine, la formation
des espèces par suite d'un développement dont le Créateur aurait posé lés lois, n'est pas
moins glorieuse pour Dieu. Elle l'est même plus, puisque l'évolution est une merveille
d'ordre et d'harmonie, tandis que l'hypothèse de créations successives semble rabaisser
le Créateur, en le montrant sous les traits d'un artiste maladroit, qui retouche son
œuvre à mesure qu'il en aperçoit les défauts79. Au surplus, nous avons vu que
l'évolutionnisme en général (N° 89), que le transformisme en particulier et même la
génération spontanée (N° 86) avaient déjà des partisans parmi les Pères de l'Église et
les théologiens scolastiques.

Art. II. — De la Providence.


§ 1. — LA PROVIDENCE. NOTION. EXISTENCE. MODE.

96. — 1° Notion. — La Providence (lat. providere, prévoir et pourvoir) c'est l'action


par laquelle Dieu conserve et gouverne le monde qu'il a créé, dirigeant tous les êtres à
la fin qu'il s'est proposée dans sa sagesse.

97.— 2° Existence.—A. Adversaires.—La Providence a été niée: — a) par Aristote


qui n'admet pas que l'Etre parfait puisse sans déchoir s'occuper des êtres imparfaits ;
— b) par les fatalistes (latin, fatum, destin), qui regardent le monde comme soumis à
un Destin inexorable qui aurait réglé irrévocablement la suite des événements sans
laisser de place à la liberté (voir N° 114) ; — c) par les déistes et les rationalistes80 qui

79
Pour expliquer la disparition de certaines espèces et l'apparition postérieure d'autres espèces, les
fixistes sont en effet obligés de dire que les espèces disparues par suite de bouleversement dans
l'écorce terrestre, ou de toute autre cause, ont été ensuite remplacées par de nouvelles créations, à
moins toutefois qu'ils n'admettent qu'il y ait eu a l'origine des germes de toutes les espèces.
80
On appelle déiste celui qui admet l'existence de Dieu et de la religion naturelle mais ne reconnaît ni
révélation ni Providence. — Le rationaliste rejette également la révélation et prétend n'admettre que
les vérités démontrées par la raison

70
soutiennent que le monde, une fois créé, se conserve de lui-même par ses propres lois
et indépendamment de Dieu ; — d) par les pessimistes, qui prétendent que tout est mal
dans le monde.

B. PREUVES. — a) A priori. — L'existence de la Providence découle de la nature des


êtres créés et des attributs de Dieu ; — 1. de la nature des êtres créés. A quelque
moment qu'on les considère, les créatures sont contingentes : n'ayant jamais en soi leur
raison d'être, elles restent dépendantes de leur Créateur. Il faut donc que celui qui les a
créées, veuille bien les maintenir dans l'existence ; — 2. des attributs de Dieu, et en
particulier de sa sagesse qui, après avoir créé le monde, doit le conserver dans l'ordre,
de sa puissance qui peut exécuter tous les plans que sa sagesse a conçus, et de sa bonté
qui serait on défaut s'il se désintéressait de ses créatures.

b) A posteriori. — L'existence de la Providence nous est révélée par l'ordre qui règne
dans le monde. — 1. Ordre physique. L'ordre et l'harmonie que nous constatons
partout, nous prouvent que la cause intelligente qui a créé et organisé le monde,
continue de le conserver et de le diriger. — 2. Ordre moral. Non seulement Dieu
gouverne le monde physique, mais il règle la volonté de l'homme en lui faisant
connaître la loi morale par la voix de la conscience. — 3. Ordre social. L'histoire de
l'humanité nous atteste l'action providentielle. Malgré les passions et les égoïsmes qui
font et défont les empires, les sociétés n'en suivent pas moins une loi de progrès dans
tous les domaines : progrès matériel et économique, progrès scientifique, progrès
moral. Or ce fait s'expliquerait difficilement s'il n' y avait pas intervention d'une
intelligence supérieure qui coordonne les efforts, tire le bien du mal et poursuit la
réalisation de son plan.

c) Consentement universel. — Dans tous les temps, les peuples ont cru à la
Providence. Les prières et les sacrifices, en usage dans tous les pays en sont une
preuve évidente : ces appels à la divinité, ces actes de dépendance et de soumission
pour obtenir les faveurs et écarter les maux, n'auraient pas, de sens sans la foi à un être
souverain qui peut intervenir dans la marche des événements.

98. — 3° Mode. — La Providence existe ; mais comment gouverne-t-elle le monde ?


Quel est l’objet et le mode du gouvernement divin ?

a) SON OBJET. — Celui-ci comprend l'ensemble des êtres et chaque être en


particulier. Il y a donc une Providence générale qui veille à l'harmonie de l'univers et
une providence spéciale qui s'occupe de chaque être en particulier, depuis le plus
grand jusqu'au plus petit. Que l'homme soit parmi les créatures, l'objet d'une sollicitude
plus vigilante, parce qu'il est un être moral et appelé à une plus haute destinée, c'est ce
qu'il serait aisé de démontrer par l'histoire et ce qui apparaîtra quand nous étudierons la
révélation chrétienne. (Voir BOSSUET, Discours sur l’Histoire universelle.) b) SON
MODE. — Quant à la manière dont gouverne la Providence, nous pouvons dire que
son action s'exerce de double façon : par l'établissement de lois générales et par des
interventions particulières. — 1. Par des lois générales : lois physiques selon
lesquelles les mêmes causes secondes amènent les mêmes effets avec cette régularité

71
inflexible qui fait l'ordre du monde ; lois morales qui s'adressent aux êtres doués dé
liberté pour leur prescrire le bien et leur défendre le mal. — 2. Par des interventions
particulières. Si les lois générales sont le mode ordinaire du gouvernement divin, il va
de soi que Celui qui a fait les lois, peut y déroger et y déroge quand il le juge bon.
Ainsi la grâce, le miracle et la prophétie sont autant d'interventions qui dépassent les
forces et l'ordre de la nature. Elles ne sont pas pour cela un bouleversement dans le
plan providentiel : qu'il s'agisse des exceptions ou des lois, il n'y a rien qui ne soit
prévu de toute éternité. Seulement, les dérogations aux lois sont pour Dieu une
manière plus éclatante de nous révéler son action et de nous faire entendre sa parole.

§ 2. — OBJECTIONS CONTRE LA PROVIDENCE.

99. — On fait contre la Providence trois sortes d'objections. La première est tirée de la
nature de Dieu ; la seconde, de la difficulté de concilier le gouvernement divin avec la
liberté de l'homme ; la troisième, de l'existence du mal dans le monde.

1re Objection tirée delà nature divine. — D'après ARISTOTE, Dieu ne peut s'occuper
des créatures, parce qu'elles sont imparfaites. Le gouvernement du monde détournerait
Dieu de la contemplation de son être et de ses infinies perfections. Il ne serait plus
alors souverainement heureux : ce qui est inadmissible.

Réponse. -— Dieu n'a pas à se détourner de la contemplation de son être pour voir
tous les êtres créés : c'est à travers son essence qu'il connaît toutes choses. Du reste, le
fait de connaître une chose imparfaite et d'en prendre soin, ne constitue nullement une
imperfection

100. — 2me Objection. La Providence et la liberté humaine- — Si Dieu concourt à


nos actes, comment concevoir que notre liberté reste intacte1?
Réponse. — Cette objection revient à celle qui a déjà été faite contre la science divine
(N° 72). Le concours divin ne modifie pas la nature des êtres. « Dieu meut les
créatures, dit saint THOMAS, selon le mode de leur nature, si bien que l'acte de l'agent
nécessité est nécessaire, et que celui de l'agent libre est libre.» La coopération divine
accompagne donc et affermit la volonté mais ne la violente pas.

101. — 3me Objection. Existence du mal. — Voici la grande objection contre la


Providence. S'il existe du mal dans le monde, il est incompatible avec les attributs de
Dieu : il s'élève contre sa toute-puissance s'il n'a pu l'empêcher, et contre sa bonté s'il
ne l'a pas voulu. Or, dit-on, le mal existé dans le monde, et il se présente sous une
triple forme : le mal métaphysique, le mal physique et le mal moral.

1° MAL MÉTAPHYSIQUE. — On entend par mal métaphysique l'imperfection des


êtres. Le monde, dit-on, n'a pas la perfection qu'il devrait avoir. Le monde, disent les
pessimistes, est essentiellement mauvais, et si l'on fait le bilan des biens et des maux,
la vie est pire que le néant.

72
Réponse. — II paraît certain, en effet, que le monde n'a pas toute la perfection qu'il
pourrait avoir81. Mais, fût-il plus parfait, il aurait toujours des limites, car qui dit
créature, dit être contingent et limité. Dès lors, reprocher à Dieu d'avoir créé un monde
imparfait c'est tout simplement lui reprocher d'avoir créé. Toute la question est donc de
savoir si le monde, malgré ses imperfections, est bon ou mauvais, s'il vaut mieux être
que ne pas être. Or il ne fait pas de doute que l'être vaut mieux que le non-être, que la
vie présente est bonne et qu'il dépend de nous, créatures libres, qu'elle suive une
ascension continue vers le mieux et qu'elle se rapproche de plus en plus de la
perfection. La vie vaut donc ce que nous la faisons et, si elle devient mauvaise, qui
avons-nous le droit d'accuser, sinon nous-mêmes et notre action.

2° MAL PHYSIQUE. — Tandis que le mal métaphysique est purement négatif, qu'il est
le défaut d'être ou de perfection, le mal physique a un caractère positif : il est la
privation d'un bien qui devait appartenir à la nature. Comment concilier alors le mal
physique avec la puissance et la bonté de Dieu ? Pourquoi tant de désordres dans la
nature ? Pourquoi les tremblements de terre, les inondations, les incendies? Pourquoi
les catastrophes ? Pourquoi les fléaux, la peste, la famine, la guerre? En un mot,
pourquoi la douleur? Comment justifier Dieu d'avoir refusé à la nature et à certains
êtres la perfection à laquelle il semble qu'ils avaient droit î

Réponse. — A. LES DÉSORDRES DE LA NATURE. — A vrai dire, les désordres de


la nature, c'est-à-dire l'existence de choses ou d'êtres qui paraissent nuisibles, comme
les tremblements de terre, les inondations, les fléaux, les animaux malfaisants, rentrent
dans le mal métaphysique : ils sont l'inévitable conséquence des imperfections du
monde. Considéré à ce point de vue, le pourquoi du mal nous échappe, pour la bonne
raison que notre science est trop courte, et que, pour juger une œuvre, il nous faudrait
la connaître dans son ensemble et dans ses détails.

B. LA DOULEUR. — Au surplus, si le mal qui est dans la nature nous révolte, c'est
que nous en souffrons. Tout se ramène donc à cette unique question : pourquoi la
douleur ? Incontestablement, la douleur est un mal, mais si elle se doit tourner en bien,
si elle est, non une fin, mais un moyen, la bonté de Dieu n'est plus en défaut. Pour
justifier la Providence, il suffit donc d'établir que le bien peut sortir du mal, et partant,
que le but pour suivi par Dieu est bon.
Il convient d'abord de ne pas rendre Dieu responsable des maux qui sont le fait de
l'homme. Que d'accidents viennent de sa témérité ou de son incurie82 ! Que de

81
II y a sur la question de la valeur du monde trois opinions : — a) l'optimisme absolu
(MALEBRANCHE, LETBNIZ) qui prétend que le monde considéré dans son ensemble, est le meilleur
possible ; — b) le pessimisme (LEOPARDI, SCHOPENHAUER, HARTMANN, BAHNSEN) qui affirme que
le monde est essentiellement mauvais. La religion bouddhiste professe aussi le pessimisme, et
enseigne à ses adeptes qu'ils doivent détruire en eux le désir de vivre et tendre au nirvana, c'est-à-dire à
l'anéantissement de l'être individuel. — c) Une troisième opinion, l'optimisme relatif (saint ANSELME,
saint THOMAS, BOSSUET, FENELON) est celle crue nous exposons.
82
Devant certains cataclysmes, comme ceux de la Martinique et de Messine dont le souvenir est
encore récent, on est tenté de maudire l'apparente sauvagerie des forces de la nature. Mais «le plus

73
maladies ont leur cause dans l'inconduite des individus83 ! Que de familles, que de
sociétés sont malheureuses par leur faute ! Quant aux cas où la douleur ne saurait être
imputée à l'homme, elle est toujours une conséquence de sa nature et la condition d'un
plus grand bien. — a) Elle est la conséquence de sa nature. Doué de sensibilité,
l'homme doit accepter les peines aussi bien que les joies qui découlent des facultés de
son âme. — b) La douleur est surtout la condition d'un plus grand bien, soit dans
l'ordre physique, soit dans l'ordre moral. —, 1. Dans l'ordre physique, elle est la source
du progrès en stimulant l'activité et en poussant à la recherche des remèdes qui
peuvent guérir le mal. — 2. Dans l'ordre moral, elle est l'école des plus belles vertus et
un excellent moyen d'expiation.84 École des plus belles vertus. La douleur est un
merveilleux instrument de perfectionnement moral : elle développe dans l'homme les
plus hautes vertus : la patience, la maîtrise de soi, l'héroïsme. Rien ne trempe les âmes
comme la douleur ; rien ne leur donne cette grandeur morale, cette énergie
surhumaine, cette délicatesse, « ce je ne sais quoi d'achevé», selon le mot de Bossuet,
qui distingue les âmes qui ont connu la souffrance de celles qui ne l'ont pas connue ou
mal supportée. Le poète avait raison quand il disait :
« L'homme est un apprenti, la douleur est son maître Et nul ne se connaît tant qu'il n'a
pas souffert » (A. DE MUSSET). 2) Enfin la douleur est un excellent moyen d'expiation.
Elle est le creuset où l'homme pécheur purifie son âme Elle devient alors « la bonne
souffrance» qui arrache l'homme aux choses de la terre et tourne son regard vers le
ciel. « Les épreuves n'ont-elles pas pour effet de faire rentrer l'homme en lui-même, de
l'attacher à la réalité éternelle, au mépris des plaisirs? Que- d'âmes, qui se perdaient
parce que tout leur souriait ici-bas, ont été ramenées à Dieu par les déceptions, les
mécomptes, les chagrins ! Qui n'a entendu la sagesse antique nous dire que la vertu
languit, si elle n'éprouve pas de contradictions, qu'elle s'épure dans l'adversité comme
l'or s'épure dans la fournaise ? qu'on la reconnaît à sa force au milieu des épreuves, que
l » plus beau spectacle est celui du juste aux prises avec l'infortune, et se montrant
supérieur à elle? .. Si Dieu, lorsqu'il nous châtie, agit comme un père, qui retient ses
enfants sous une discipline sévère, afin de les rendre vertueux, comme un médecin qui
donne un breuvage amer pour rétablir la santé ou la fortifier, loin de se plaindre et de

souvent, ces désastres n'atteignent que les régions où il a fallu à l'homme quelque témérité pour
espérer d'y fonder une installation durable. Il a cru pouvoir braver un fléau dont les manifestations
étaient espacées, et la plupart du temps cette hardiesse a été récompensée par de notables profits
(fertilité du sol). Comment se plaindre, le jour où la nature reprend pour un moment des droits qu'elle
n'avait jamais abdiqués? » (DE LAPPARENT, La Providence créatrice.)
83
« Soyons, dit Mgr FRAYSSINOUS, plus modérés dans nos désirs... plus sobres, plus tempérants, plus
éloignés des voluptés et des vices qui énervent a la fois l'âme et le corps, et nous verrons disparaître le
plus grand nombre des maux dont nous souffrons. » (La Providence dans l'ordre moral.)
84
Ainsi comprise, la douleur peut se tourner en joie, comme l'atteste l'exemple des saints. Au plus fort
des tourmentes, les grands chrétiens savent garder l’âme sereine et même se réjouir, parce que, alors,
ils ressemblent mieux à l’objet de leur amour : Jésus crucifié et expérimentent en eux ces paroles de
l’Imitation : « Lors donc que tu seras parvenu à ce point que la tribulation endurée pour l'amour du
Christ te paraîtra douce et savoureuse, tu auras trouvé le paradis sur terre. » (Liv. II, Chap. XII, De la
voie royale....)

74
maudire à l'occasion des épreuves du juste, n'y a-t-il pas lieu, au contraire, de
remercier et de bénir85? »

3° LE MAL MORAL — Sous ce titre nous comprendrons : — a) toutes les infractions à


la loi du devoir, et — b) secondairement toutes les injustices morales qui sont dans le
monde. Comment admettre que Dieu, qui est la sainteté même, permette le péché ? Et
comment expliquer qu'un Etre souverainement juste ait réparti les biens de ce monde
d'une manière si inégale ? Pourquoi, trop souvent, la fortune sourit-elle aux méchants
tandis que les justes connaissent les insuccès et les revers ? Pourquoi ce mal social ?

Réponse- — «) II en est du mal moral comme du mal physique. Se demander


pourquoi Dieu permet le péché alors qu'il aurait pu l'empêcher, c'est rechercher de quel
autre bien il est la condition. Or il est facile d'apercevoir que le péché est une
conséquence de la liberté. Pour supprimer le péché, il fallait donc supprimer la liberté.
Mais alors il n'y avait plus de place pour le bien moral, plus de mérite ni de vertu. Qui
oserait prétendre qu'un monde sans liberté ni moralité eût été meilleur qu'un monde
avec la vertu et le péché?
b) L'inégale répartition des biens est un fait incontestable. La plainte ne doit pas
cependant être exagérée : il s'en faut de beaucoup que la vertu soit toujours
malheureuse et le vice toujours prospère. D'autre part, il est un bien qui n'abandonne
pas le juste, même au sein de la misère, et qui n'appartient qu'à lui : c'est la pais, de
l'âme que seul peut donner le témoignage d'une bonne conscience. Mais surtout il né
faut pas perdre de vue que les biens de la terre peuvent, être nuisibles, qu'ils sont
toujours éphémères et que la vie présente n'est pas un terme, qu'il y a une autre vie où
se feront les compensations nécessaires. Peu importent donc des privations passagères
si elles sont le gage d'une récompense plus élevée.
La vie est un combat dont la palme est aux cieux.
Ainsi l'existence du ma] moral comme du mal physique, loin d'être un argument contre
la Providence, démontre la nécessité d'un Dieu infiniment juste pour rétablir un jour
l'équilibre que nous ne trouvons pas ici-bas, d'un Dieu sage qui se sert de la souffrance
passagère comme d'un moyen pour nous conduire à une gloire éternelle86.

BIBLIOGRAPHIE. — Sur la Création. — PINARD, Art. Création, Dict. de la foi


cath. — Mgr FARGES, La Vie et l'Évolution des Espèces (Berche et Tralin). —
GUIBERT, Les Origines (Letouzey) ; Les Croyances religieuses et les Sciences de la
Nature (Beauchesne). — DUILHE DE SAINT-PROJET et SANDERENS, Apologie
scientifique du christianisme (Poussielgue). — DE LAPPARENT, Science et
Apologétique (Bloud). FANTOM, Les Radiobes de M. Burke (Rev. prat. d'Apol. 15 fév.
1906). — WINTREBERT, Rev. prat. d'Apol., 15 janv. 1907. — COLIN, Les théories
récentes de l'évolution. Rev. prat. d'Apol., 19 mai 1910. — L'Ami du Clergé année

85
BERSEAUX, La science sacrée, tome I.
86
La doctrine de l'Église dégage mieux encore la Providence de reproches qui lui sont laits (voir notre
Doctrine catholique, fasc. I, N° 37).

75
1925, N° 20. — La Presse médicale, 3 mai 1924. — LE DANTEC, La crise du
transformisme.
Sur la Providence. — MOISANT. Pour discuter le problème du mal. Rev. prat.
d'Apol., 15 avril 1910. Traités de philosophie du P. LAHR, de G. SORTAIS, etc. —
PRUNEL., Les Fondements de la Doctrine catholique. — De LAPPARENT, La
Providence créatrice (Bloud).

SECTION II : L'HOMME

CHAPITRE I. — Nature de l'Homme.


DÉVELOPPEMENT

Nature de l'homme. L'erreur matérialiste. Division du Chapitre

102. — La religion consiste, avons-nous dit (N° 6), dans l'ensemble des rapports qui
existent entre Dieu et l'homme. L'homme est donc le second objet qui s'impose à notre
étude. Or, dans cette étude de l'homme, la première question qui intéressé l'apologiste,
c'est celle de sa nature, car seule la nature d'un être permet d'en déduire l'origine et la
destinée, et conséquemment, les relations qui en découlent entre lui et son créateur. A
cette question capitale, deux réponses peuvent être faites : celle du matérialisme et
celle du spiritualisme.

1° Le matérialisme. — La doctrine du matérialisme sur l'homme est une suite de sa


doctrine sur Dieu, sur l'origine de la vie et des espèces, que nous avons exposée dans le
chapitre précédent. Partant de ce principe, qu'il n'y a rien, en dehors de ce qui peut être
expérimentalement vérifié, les matérialistes n'admettent qu'une seule substance : la
matière éternelle qui a produit un jour la vie par génération spontanée, puis, grâce à
des transformations successives, tous les êtres vivants, y compris l'homme.
Voici, du reste, les quelques points fondamentaux qui résument la théorie matérialiste
sur l'homme : — a) L'homme est formé d'une seule substance : le corps. L'âme est une
hypothèse inventée pour rendre compte de certains phénomènes que la matière paraît,
à première vue, incapable d'expliquer. — b) Entre l'homme et l'animal il n'y a pas de
différence essentielle. L'homme est un animal perfectionné qui doit sa supériorité au
développement de son cerveau. — c) La pensée est un produit de la matière cérébrale,
et le libre arbitre est une pure illusion.

A quelles conséquences graves aboutit le matérialisme, il est facile de le conclure de


ces trois points de sa doctrine. Si l'homme est composé d'une seule substance, le corps,
s'il n'y a qu'une différence de degré, et non de nature, entre l'homme et la brute, si la
pensée n'est qu'un produit du cerveau ; en un mot, si l'homme n'a pas une âme
spirituelle et libre, plus de religion, puisque les deux termes, Dieu et l'âme, sont
supprimés ; plus de morale, plus de devoir, puisque, à supposer qu'il y ait lieu de faire
une distinction entre certains actes, les uns bons, les autres mauvais, l'homme serait
privé du libre arbitre et soumis au déterminisme de la matière.

76
103. — 2° Le spiritualisme. — Contre une doctrine aussi pernicieuse, nous allons
démontrer, avec le spiritualisme chrétien, que l'homme est formé d'une double
substance : le corps et l'âme ; que, entre lui et l'animal, il y a une différente essentielle
qui fait que les deux êtres sont irréductibles et que l'un n'a pu sortir de l'autre par voie
d'évolution ; que l'homme seul a une âme spirituelle et libre. En même temps nous
exposerons et réfuterons les objections matérialistes. Ce chapitre comprendra donc
trois articles : — 1. Existence ; — 2. Nature ; et — 3. Liberté de l'âme. .

Art. I. — Existence de l'âme humaine. Objection.

104. — 1° Existence de l'âme humaine- — L'existence de l'âme, c'est-à-dire d'une


substance qui se distingue du corps, qui est le principe de la connaissance et de la
pensée, nous est attestée à la fois par Y expérience, par la conscience et par l'intuition.

A. Expérience. — L'observation nous montre qu'il y a en nous deux sortes de


phénomènes : les phénomènes physiologiques, comme la nutrition, la digestion, la
circulation du sang ; et les phénomènes psychologiques, comme la pensée, le
jugement, le souvenir, etc. Or le plus simple raisonnement nous dit que des
phénomènes de nature différente ne peuvent provenir du même principe : tel effet, telle
cause. Nous devons donc admettre dans l'homme deux principes, qui expliquent, l'un,
les faits physiologiques, et l'autre, les faits psychologiques.

B. CONSCIENCE. — La conscience perçoit dans notre être un principe qui, à travers


les vicissitudes de l'existence, reste toujours le même. Quelque lointain que soit mon
passé, j'en garde le souvenir ; je me rappelle ce que j'étais dans ma prime enfance,
quels étaient mes goûts, mes inclinations, mes idées. Aussi me faut-il admettre qu'il y a
eu, dans la marche de ma vie, autre chose qu'une suite plus ou moins longue de faits
sans lien qui les rattache, car, de toute évidence, un phénomène ne porte pas en soi la
mémoire de ceux qui l'ont précédé. Bien plus, je me sens responsable des fautes que
j'ai commises, il y a de nombreuses années ; cela ne se comprendrait pas si la cause qui
a posé ces actes avait changé depuis. I] faut donc conclure qu'il y a en nous un principe
qui reste toujours identique, qui fait que je suis le même être, la même personne, aux
différentes étapes de ma vie; en un mot, un principe permanent, qui constitue mon
identité personnelle.
Or ce principe ne peut être le corps, car il est scientifiquement démontré qu'il est
soumis au tourbillon vital, qu'il évolue et se transforme sans cesse, à tel point qu'en
quelques mois, selon certains physiologistes (FLOURENS), en un mois seulement,
d'après d'autres (MOLESCHOTT), le renouvellement est total, et qu'il y a un changement
complet de toutes les molécules qui le composent. Donc la substance identique que
nous révèle la conscience, ne doit pas être confondue avec le corps : ce principe c'est
l'âme.

C. INTUITION. — En dehors des raisonnements qui précèdent et qui démontrent


l'existence d'une substance immuable, l'intuition découvre au fond de notre être un
principe qui produit notre pensée et notre action et qui ne peut être le corps. C'est ce
principe distinct du corps que nous appelons l’âme.

77
Conclusion. — L'homme est donc composé de deux substances distinctes, différant
totalement de nature : l'une, étendue, composée, changeante, autrement dit, matérielle :
c'est le corps ; l'autre, inétendue, simple, identique, en d'autres termes, immatérielle :
c'est l'âme.87

105. — 2° Objection. — Personne, disent les matérialistes, n'a jamais vu l'âme. Or la


science expérimentale nous interdit de croire à ce qui ne peut être vérifié. « Un homme
raisonnable, dit BROUSSAIS, ne peut admettre l'existence d'une chose qui n'est
démontrée par aucun sens. » II faut donc considérer l'existence de l'âme comme une
hypothèse sans fondement.
Réponse. — Assurément, l'âme ne tombe pas sous les sons. Mais est-il vrai que les
sens, c'est-à-dire la perception extérieure, soient le seul moyen de connaître? Nous
pensons, au contraire, que la conscience est un procédé tout aussi légitime, et nous
venons d'établir qu'elle perçoit directement le moi, ses actes et ses modifications en
même temps que sa permanence. Au reste, alléguer que l'âme n'existe pas, parce qu'on
ne la voit pas, est un argument qu'on peut tout aussi bien retourner contre ceux qui
vous l'opposent. Car si la pensée était un produit de la matière, une fonction du
cerveau, comment se fait-il qu'ils n'en peuvent faire la preuve expérimentale ? Nous
pouvons donc conclure que l'âme ne se voit pas, non parce qu'elle n'existe pas, mais
parce qu'elle est spirituelle (voir N° 108).

Art. II. — Nature de l'âme humaine.


§ 1. L'ÂME HUMAINE ET L'ÂME DES BÊTES.

106. — L'homme a une âme, c'est-à-dire un principe qui est la cause des phénomènes
psychologiques qu'on ne peut expliquer par les simples forces physico-chimiques. —
Mais, dira-t-on, dans ce sens, les animaux aussi ont une âme. — La question qui se
pose est donc de savoir s'il y a entre les deux des différences essentielles, telles qu'on
ne puisse concevoir la transition de l'une à l'autre. Or deux facultés caractérisent l'âme
humaine et la séparent totalement de l'âme des bêtes : ces deux facultés sont la raison
et la liberté.
A. LA RAISON. — Sous le titre de raison, il ne faut pas entendre ici l'intelligence en
général, c'est-à-dire la simple faculté de connaître. Car, à ce point d^ vue, il y a des

87
Comment deux substances de nature aussi opposée peuvent-elles s'unir, former un tout harmonieux,
et exercer l'une sur l'autre une influence réciproque : c'est là un des problèmes les plus ardus que
puisse aborder l'esprit humain. Aussi les solutions proposées n'ont-elles qu'une valeur relative. Au
surplus, cette question intéresse plus le philosophe que l'apologiste. Nous renvoyons donc pour ce
point aux .traités de Philosophie. Signalons seulement la théorie de l'animisme, professée par
ARISTOTE, puis par saint THOMAS et les scolastiques, d'après laquelle le corps et l'âme sont deux
substances incomplètes, formant par leur union étroite un tout substantiel, appelé le composé humain,
l'âme vivifiant le corps, devenant la forme qui anime ce corps et le différencie des autres. — Toutefois,
bien qu'incomplète si on la considère dans l'ensemble de ses facultés dont quelques-unes (sensibilité,
perception extérieure...) nécessitent le concours des organes, l'âme n'en reste pas moins, dans ses
facultés supérieures, une substance complète, capable de vivre de sa vie propre.

78
traits communs entre l'intelligence de l'homme et celle de l'animal. Tous deux ont des
connaissances sensibles qui embrassent des objets particuliers et déterminés ; ils ont la
mémoire des choses sensibles, la faculté de se rappeler et d'associer les sensations, les
impressions extérieures ; l'on admet même que les animaux ont la faculté imaginative.
— La raison, dont il est ici question, c'est la faculté de penser et de raisonner qui
appartient en propre à l'homme et qui met un abîme entre lui et l'animal. Par sa raison,
l'homme a le pouvoir d'abstraire88, de dégager du particulier des idées générales : il
aura, par exemple, la notion du triangle en général, sans envisager tel triangle pris en
particulier ; il atteint les réalités immatérielles, comme le vrai, le bien, le beau, l'être,
la substance, etc.
De cette faculté de penser, de raisonner et d'abstraire découlent des conséquences
d'une extrême importance et qui dressent une barrière entre l'homme et l'animal. Tels
sont : — 1. le langage. Sans doute, les animaux ont un langage naturel composé de
signes extérieurs par lesquels ils manifestent les impressions de leur âme, mais ce
qu'ils n'ont pu et ne pourront jamais créer, c'est le langage artificiel, conventionnel, qui
sert à traduire la pensée ; et si leur impuissance est définitive, ce n'est pas que l'organe
de la parole leur manque, — le singe a tous les organes requis, la luette y comprise, les
perroquets répètent les mots qu'on leur apprend sans les comprendre, — c'est que la
pensée leur fait défaut et que justement le langage conventionnel a pour but d'exprimer
la pensée. — 2. Le jugement et le raisonnement. L'homme a le pouvoir de comparer
les idées entre elles, d'étudier leurs rapports et de prononcer des jugements ; puis il
peut rapprocher ces jugements, et ,par le raisonnement, en tirer des conclusions
nouvelles. L'animal, lui, n'ayant pas la faculté de penser, est incapable, par le fait, de
juger et de raisonner. — 3. Le progrès. Grâce au raisonnement et au langage, c'est-à-
dire au pouvoir de se communiquer leurs pensées, les hommes développent sans cesse
leurs connaissances, si bien que l'humanité suit une marche continue dans la voie du
progrès et de la civilisation. L'animal a, pour le servir, d'admirables instincts, mais il
n'invente ni ne progresse. L'art merveilleux avec lequel l'abeille construit sa ruche ne
s'est pas modifié depuis le premier jour où il y a eu des abeilles : c'est toujours la
même perfection, mais, pour ainsi dire, la perfection d'une machine, qui, de la
première minute où elle marche, accomplit parfaitement sa tâche, mais ne peut en
accomplir une autre. h'instinct est donc pour l'animal une précieuse faculté qui supplée
la raison ; toutefois, il faut convenir qu'entre l'instinct et la raison il n'y a rien de
commun : l'un ne peut pas conduire à l'autre. — 4. La moralité. Grâce à sa raison,
l'homme perçoit les notions de bien et de mal, et sa conscience lui dit que les actions
bonnes lui sont commandées tandis que les mauvaises lui sont défendues. L'animal ne
fait point de semblable distinction ; s'il évite le mal, c'est par crainte du châtiment dont
il garde le souvenir. — 5. La religiosité. Si l'homme est un être religieux, c'est que sa
raison lui démontre l'existence d'un Créateur, tandis que l'animal, privé du pouvoir de
penser et de raisonner, ne peut s'élever jusqu'à Dieu. «Seule, dit BOSSUET, la nature
humaine connaît Dieu, et voilà, par ce seul mot, les animaux au-dessous d'elle jusqu'à
l'infini .»89

88
Le mot abstraire désigne cette opération de l'esprit qui consiste à considérer une qualité en dehors
de l'objet qui la possède : par exemple, la blancheur d'un mur en l'isolant du mur qui la possède. Le
mot abstrait est opposé au mot concret.

79
107. — B. LA LIBERTÉ. — La seconde faculté par laquelle l'homme se distingue de
l'animal, c'est la liberté. La liberté est du reste une conséquence de la raison. Pour
choisir entre deux alternatives, il faut connaître par la raison lès motifs qui inclinent
plutôt d'un côté que de l'autre. L'animal ne peut se laisser guider que par ses
sensations, ses appétits et son instinct. Chaque impression reçue par ses organes des
sens, en se transmettant au cerveau, provoque une action réflexe, c'est-à-dire une
réaction en rapport avec l'impression reçue. Si les sensations aboutissent aussi chez
l'homme à des vibrations cérébrales, au moins il a le pouvoir d'en modifier les effets,
de diriger les forces mises on jeu et de les transformer. Nous prouverons d'ailleurs plus
loin que l'homme a ce pouvoir (N° 111).
Il est donc permis de conclure que, grâce à ces deux facultés, raison et liberté,
l'homme est séparé de l'animal par une distance infranchissable, que l'évolution ne peut
expliquer le passage de l'âme animale à l'âme humaine, et que seule l'action divine a
pu créer l'âme humaine90

§ 2. — SPIRITUALITE DE L'AME HUMAINE. OBJECTION MATERIALISTE.

108. — La raison et la liberté sont lés deux facultés par lesquelles l'âme humaine se
différencie de l'âme des bêtes. Nous devons faire un pas plus loin, et nous demander de
quelle nature est ce principe qui produit la pensée : il nous faut donc démontrer, avec
le spiritualisme chrétien, que l'âme humaine est une substance spirituelle, et non pas
matérielle, comme le prétendent les matérialistes.

1° Spiritualité de l'âme humaine. — A. CONCEPT. — Une substance spirituelle ou


immatérielle est une substance indépendante de la matière dans son être et ses
opérations. Une substance matérielle, au contraire, est celle qui, pour être et agir,
dépend intrinsèquement de la matière : v. g. les âmes végétatives et animales qui n'ont
d'être et d'action que par la matière et les organes auxquels elles sont liées. — L'on voit
tout de suite combien grave est cette question de la spiritualité de l'âme. Car, si l'âme
de l'homme n'était pas spirituelle, si elle dépendait du corps pour agir, elle ne pourrait
pas lui survivre.

B. PREUVES. — De la définition qui précède il suit que, pour prouver la spiritualité


de l'âme humaine, il faut établir qu'elle possède une existence et une action propres, au
moins dans sa vie intellective.

a) Preuve tirée de la nature des opérations de l'âme. — C'est un principe admis en


philosophie que l'opération suit l'être, en d'autres termes, que la nature des effets

89
On pourrait signaler encore le rire comme étant une des caractéristiques les plus curieuses qui
distinguent l'homme de l'animal. Le comique ou le ridicule des choses qui provoquent le rire,
supposent la raison pour les percevoir.
90
Cette impossibilité du passage de l'animal à l'homme peut être invoquée comme preuve de
l'existence de Dieu. Si, en effet, l'âme de l'homme ne peut sortir par évolution de l'âme animale, de
toute nécessité, il faut recourir à quelqu'un qui la crée directement.

80
indique la nature des causes. L'on peut donc juger de l'essence d'un être par ses
opérations ou encore par les objets de ses opérations. Or, nous concevons certains
objets qui n'ont rien de commun avec la matière : telles sont les idées de vrai, de bien,
de beau, d'idéal, de devoir, de vertu ; telles sont aussi toutes les idées abstraites. Il faut
donc conclure que ces idées ont pour principe un agent de la même nature, c'est-à-dire
un agent immatériel. Or, comme le corps est matériel, il faut admettre, en dehors de
lui, un principe spirituel.
b) Preuve tirée de la nature de la volonté. — La liberté que nous avons de choisir
entre deux objets, entre le bien et le mal, la faculté que nous avons d'agir ou de ne pas
agir, prouve également que nous avons un principe d'action qui n'est pas la matière.
Car la matière est inerte, indifférente au repos ou au mouvement et, de ce fait,
incapable de modifier l'état où elle se trouve. Par conséquent, si l'âme est libre, si elle
peut se mouvoir à son gré, c'est qu'elle n'est pas, comme le corps, soumise aux lois de
la matière.
c) La spiritualité de l'âme apparaît encore dans ce fait, que l'intelligence, loin de
s'affaiblir avec l'âge, se développe souvent et profite de l'expérience acquise. Tandis
que les sens faiblissent avec le temps, que la vue, l’ouïe, le goût baissent avec leurs
organes, il y a des vieillards qui gardent leur intelligence plus vigoureuse et plus
lucide que jamais. Ce phénomène serait inexplicable dans l'hypothèse où l'âme, même
dans ses facultés supérieures, serait dépendante du corps.

109. — 2° Objection matérialiste. — Le cerveau et la pensée. — A. Le grand


argument des matérialistes contre l'existence de l'âme, ou du moins contre une âme
spirituelle et distincte de la matière, est tirée des RAPPORTS DU CERVEAU ET DE
LA PENSÉE. — Le cerveau, disent les matérialistes, est la cause unique qui produit la
pensée. « Le cerveau, dit K. VOGT, sécrète la pensée comme le foie sécrète la bile et
les reins sécrètent l'urine. » Et BUCHNER, dans une formule plus habile et moins
manifestement fausse, déclare « qu'il y a le même rapport entre la pensée et le cerveau
qu'entre la bile et le foie, l'urine et les reins. » Et la preuve que le cerveau est la cause
de la pensée, les matérialistes croient la trouver dans la corrélation étroite entre l'un et
l'autre : dans ce fait que, plus le cerveau est développé ,plus l'intelligence est grande, et
dans cet autre fait, que les accidents, — lésions, altérations morbides, — qui affectent
le cerveau, ont leur contrecoup sur la pensée.
B. Veut-on savoir maintenant le PROCESSUS de la pensée? — Pour montrer comment
le cerveau produit la pensée, les matérialistes font appel à la loi physique de la
transformation des forces. « La pensée, dit MOLES-CHOTT, est un mouvement de la
matière. » Elle est une forme de mouvement propre à la substance des centres nerveux,
et il est permis de dire que le cerveau pense comme le muscle se contracte : des deux
côtés, les faits s'expliquent par une transformation des forces. Ainsi, la vibration
nerveuse devient sensation, émotion, pensée ; et inversement, la pensée se transforme
en émotion, détermination volontaire, vibration nerveuse, puis mouvement musculaire
et mécanique.

Réfutation. — A. LES RAPPORTS ÉTROITS ENTRE LE CERVEAU ET LA PENSÉE


ne sont pas contestables. Mais l'unique question est de savoir si le cerveau est cause ou
condition.— a) S'il est cause, il doit toujours y avoir équation entre le cerveau et

81
l’intelligence, car c'est un principe général que la même cause, dans les mêmes
conditions, produit toujours les mêmes effets. Il faudrait donc nous dire comment on
peut établir cette corrélation. La valeur de l'intelligence dépend-elle du poids ou du
volume du cerveau, ou du nombre et de la finesse de ses circonvolutions, ou encore de
la qualité de la substance qui le compose, de sa richesse en phosphore 1 Les
matérialistes seraient bien embarrassés de le dire. Si en effet ils invoquent le poids, on
leur objecte aussitôt que, à côté de cerveaux comme ceux de Cuvier dont le poids était
de 1830 grammes, de lord Byron, 1795 grammes, on peut leur en citer d'autres comme
celui de Gambetta, qui ne pesait que 1160 grammes. Allèguent-ils le volume? La
cérébrologie, ou science des fonctions du cerveau, leur démontrera alors que le cubage
des crânes oscille dans toutes les races dans d'étroites limites, entre 1477 et 1588 ce; et
pourtant il faut bien admettre qu'il y a des races qui sont supérieures par le degré
d'intelligence. Les rapprochements entre la pensée et le nombre, la finesse, la richesse
en phosphore des circonvolutions n'ont guère plus de fondement. La corrélation entre
le cerveau et la pensée est donc loin d'être une loi rigoureuse, et voilà, du même coup,
la thèse matérialiste qui part d'un faux supposé.
Bien plus, la cérébrologie est parvenue à établir la parfaite ressemblance
morphologique des cerveaux humain et simien. Comment se fait-il alors que, si les
cerveaux sont identiques, l'homme seul pense et raisonne ?
En outre, deux autres faits s'élèvent contre la doctrine matérialiste : la folie et les
localisations cérébrales. — 1. La folie. Il a été reconnu que la folie peut exister sans
lésion cérébrale. Comment expliquer qu'un instrument, qui est l'unique cause de la
pensée, fonctionne mal alors qu'il est intact? — 2. Les localisations cérébrales. Il fut
un temps où les matérialistes fondaient grand espoir sur la théorie des localisations
cérébrales : ils avaient déterminé la place des centres sensitifs et moteurs, de la
mémoire, etc., ils croyaient même pouvoir loger la pensée dans les lobes frontaux. Or,
leur théorie, déjà insuffisamment démontrée par l'expérimentation, a été complètement
mise en échec par les constatations que les médecins ont faites au cours de la guerre
1914-1918. On a pu observer, en effet, de nombreux cas de lésions du cerveau, —
perte considérable de substance cérébrale, ablation des prétendus centres sensitifs et
moteurs, réduction en bouillie des lobes frontaux, — sans que les blessés s'en soient
ressentis gravement et sans qu'ils aient cessé de jouir de leurs facultés, de sentir, de
marcher, de penser et de parler, comme par le passé. Il faut donc conclure, à l'inverse
de la théorie des localisations, qu'il n'y a dans le cerveau aucune région qui soit le
siège et l'organe de la pensée.

b) En second lieu, si le cerveau est la cause de la pensée, il doit y avoir une similitude
de nature entre la cause et l'effet. Si par conséquent la cause est matérielle, l'effet doit
l'être aussi. La parole de K. VOGT retourne donc contre la thèse matérialiste. Il est bien
vrai que le foie sécrète la bile, mais précisément l'effet est matériel comme sa cause.
Pour que la comparaison fût vraie, il faudrait dès lors que le cerveau qui est matériel,
composé et multiple, produisît un effet du même ordre. Or l'intelligence est une,et
simple, elle a des idées qui n'ont rien de commun avec la matière. Elle ne peut donc
procéder d'une cause matérielle ; elle suppose une activité immatérielle, qui est l'âme.

82
c) Enfin, comment concilier l'identité personnelle du moi, dont nous avons parlé plus
haut (N° 104) avec les changements continuels du corps, et particulièrement, du
cerveau ? Comment l'identique pourrait-il résulter du changement 1 Et comment les
molécules nouvelles qui se sont substituées aux anciennes dans le cerveau, peuvent-
elles garder le souvenir d'événements ou d'impressions qui ont affecté les molécules
dont elles ont pris la place ?
d) II faut donc conclure, avec le spiritualisme, que le cerveau n'est pas la cause de la
pensée ; il n'en est que la condition. Il n'est pas l'organe de l'intelligence ; il est tout
simplement un instrument à son service, semblable à la harpe qui ne peut rendre de
sons que sous les doigts du harpiste. L'âme seule est la cause de la pensée ;
absolument parlant, elle n'a pas besoin d'organe, mais dans l'état actuel des choses,
étant donné que nous ne pensons pas sans images et que les images sont transmises au
cerveau par les organes des sens, le cerveau est un instrument nécessaire à l'exercice
de la pensée. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner que les accidents, les lésions qui
surviennent dans les centres nerveux, paralysent les fonctions qu'ils ont à remplir.
D'une harpe brisée le harpiste ne sait plus tirer de sons ; il n'en reste pas moins
harpiste, après comme avant.

B. QUANT AU PROCESSUS DE LA PENSÉE, rien n'empêche qu'il soit le même dans


les deux hypothèses. Que le cerveau soit cause, ou simplement condition, la manière
dont il fonctionne ne varie pas. Par le fait que l'âme se sert, du cerveau comme
instrument, la production de la pensée doit être accompagnée de phénomènes matériels
qui relèvent de la physique. Rien donc d'étonnant qu'il entre en vibration, qu'il dégage
de la chaleur et donne naissance à de nouvelles substances chimiques. L'erreur des
matérialistes est de s'arrêter là et de conclure que la pensée n'est que mouvement, parce
qu'elle est liée au mouvement.
De ce qui précède, nous pouvons conclure que le cerveau seul n'explique pas la
pensée, que par conséquent, il n'en est pas la cause. Il n'en est que la condition
nécessaire, au moins dans l'état présent de la nature humaine.

Art. III. — Liberté de l'âme.


§ 1. LE LIBRE ARBITRE. NOTION. EXISTENCE.

110. — 1° Notion. — Étymologiquement, être libre (latin liber) c'est être affranchi de
tout lien. Et comme il y a des liens physiques et matériels (chaînes), et des liens
moraux (lois), il y a aussi deux sortes de libertés : la liberté physique et la liberté
morale. Il est clair que nous ne jouissons pas de ces deux libertés, toujours et d'une
façon complète. Ainsi le prisonnier qui est enchaîné, n'a pas la liberté physique ; aucun
de nous n'a une liberté morale absolue, car la loi morale la restreint dans la mesure ou
elle nous impose ses commandements. Nous n'avons donc de liberté sur ce point qu'en
tout ce qui n'est pas défendu par notre conscience.
La liberté dont il est ici question, ou plutôt le libre arbitre, c'est le pouvoir que la
volonté a de choisir entre deux alternatives, d'agir ou de ne pas agir, de se déterminer
pour une chose ou pour une autre sans qu'elle y soit contrainte par une force extérieure
ou intérieure. Tandis que la matière obéit nécessairement aux lois qui la régissent et
que les animaux suivent irrésistiblement les impulsions de leur instinct, l'homme est

83
maître de ses décisions et peut prendre le parti qu'il lui plaît. C'est donc la liberté qui
fait de l'homme seul un être moral, responsable, capable de mérite et de démérite. L'on
peut juger par là combien il importe de prouver l'existence du libre arbitre.

111. — 2° Existence. — A. PREUVE DIRECTE. Témoignage de la conscience. — «


Nous sommes tellement assurés de notre liberté morale, dit DESCARTES, qu'il n'y a rien
que nous connaissions plus clairement.» Avant d'agir, nous délibérons ; au moment
d'agir, nous fixons notre choix. Or, délibérer et choisir sont deux actes qui témoignent
que nous sommes libres. Encore que théoriquement certains nient la liberté, pra-
tiquement personne n'en doute. Et nous nous croyons d'autant plus libre et
responsables que nous avons mieux réfléchi, pesé d'avance le pour et le contre, et que
nous n'avons pas suivi notre premier mouvement.

B. PREUVE INDIRECTE. — a) Preuves morales. — 1. L'existence de la loi morale


implique la liberté. Nous admettons tous qu'il y a des règles de conduite qui s'imposent
à notre volonté, que certains actes nous sont défendus tandis que d'autres nous sont
commandés. Or cet état de choses serait absurde si nous n'avions pas la liberté
d'accomplir les devoirs qui nous sont prescrits. — 2. l'éducation postule également la
liberté. Quel est en effet le but de l'éducateur ? C'est de diriger la volonté de celui qu'il
éduque, de la pousser à certains actes, et de la détourner de certains autres. Chose qui
serait tout à fait irréalisable s'il n'y avait pas possibilité d'opter entre deux alternatives.
b) Preuves sociales. — 1. Maintes institutions sociales supposent la liberté : tels sont,
par exemple, les contrats, les engagements, les promesses, qui n'auraient pas de valeur
si ceux qui les font n'étaient pas libres de les tenir. —- 2. Les défenses édictées par les
lois civiles ne se comprendraient pas davantage si les individus n'avaient pas la
possibilité d'agir de plusieurs manières dans une circonstance donnée. — 3. Les
pénalités, qui sanctionnent les lois, n'auraient pas de fondement moral en dehors du
libre arbitre. Il y aurait cruauté et tyrannie à châtier des actes que la nécessité aurait
imposés. A cela les adversaires de la liberté objectent que, dans toute hypothèse, les
punitions sont utiles parce qu'elles sont pour la société le seul moyen de garantir
l'ordre et d'assurer la protection réciproque des citoyens. La remarque est juste, mais si
le châtiment des ooupables ne laisse pas d'être utile, même si les hommes ne sont pas
libres, il n'en est pas moins vrai qu'il perd alors tout caractère de moralité. Les faits
parlent, du reste, contre cette manière de voir ; car les juges, avant de prononcer leur
sentence, recherchent toujours s'il y a des raisons, — ignorance, faiblesse d'esprit,
manque de préméditation, — qui diminuent la responsabilité et constituent autant de
circonstances atténuantes : ce qui serait superflu si la peine n'avait d'autre but que de
corriger et de guérir.

C. PREUVE TIRÉE DU CONSENTEMENT UNIVERSEL. — « Non seulement, dit J.


SIMON (Le devoir), tous les hommes, depuis que le monde est monde, croient à la
liberté ; mais cette croyance est naturelle et invincible... Le sauvage croit à sa liberté,
comme le citoyen d'une société civilisée, l'enfant comme le vieillard... Celui qui, à
force de méditer, s'est créé un système où la liberté ne trouve pas de place, parle, sent
et vit comme s'il croyait à la liberté. Il ne doute pas, il s'efforce de douter, et c'est tout
le résultat de sa science. Trouvez un fataliste qui n'ait ni orgueil ni remords... Ou il faut

84
dire que l'homme est libre, ou il faut dire qu'il a été créé pour croire invariablement à
l'erreur. »

§ 2. — LE DETERMINISME.

112. — 1° Définition. — Par déterminisme il faut entendre tout système qui nie le
libre arbitre, et qui prétend que la volonté de l'homme est toujours déterminée à tel
parti plutôt qu'à tel autre par des influences nécessitantes.

113. — 2° Formes. — Selon la nature des influences, le déterminisme revêt


différentes formes. Il s'appelle : — a) déterminisme théologique ou fatalisme,
lorsqu'on suppose la volonté subissant l'influence divine d'une manière nécessaire ; —
b) déterminisme scientifique si on considère l'homme comme soumis aux lois
nécessaires de la matière ; — c) déterminisme soit physiologique, soit — d)
psychologique, si l'on regarde l'homme comme entraîné nécessairement par les
conditions de sa nature.

114. — A. Déterminisme théologique. — Cette première forme de déterminisme se


subdivise en plusieurs espèces. Il y a : — 1. le fatalisme que nous trouvons à la base de
certaines religions, qui fut comme le dogme fondamental de la religion grecque, et qui
l'est encore aujourd'hui chez les Musulmans. Dans ce système, les hommes sont menés
par une force aveugle, inexorable, appelée le Destin (lat. fatum, d'où le nom de fata-
liste) dont ils ne peuvent prévoir ni changer les effets. On n'échappe pas à sa destinée,
tout ce qui doit arriver arrivera. « C'était écrit», disent les disciples de Mahomet ; d'où
il suit que tout effort devient inutile, et que le parti le plus sage c'est de s'abandonner à
son sort ; — 2. le fatalisme panthéistique. Toute doctrine panthéiste doit
nécessairement aboutir au fatalisme. Il est clair, en effet, que si Dieu est l'unique
substance, si tout est Dieu, il n'y a plus de place pour le libre arbitre, car Dieu est l'être
nécessaire et il ne peut y avoir en lui rien de contingent ; — 3. le fatalisme théologique
ou prédestinatianisme. La destinée de tous les hommes, des méchants comme des
bons, est fixée d'avance par le choix»de la volonté divine qu'aucun moyen ne saurait
changer. D'autre part, l'homme est incapable de faire le bien sans la grâce, et la grâce
est un don purement gratuit. Nous ne sommes donc pas libres de faire notre destinée
comme nous voudrions ; nous devons l'accepter, comme Dieu l'a décrété.

Réfutation. — 1. Il apparaît tout de suite que le fatalisme mahométan ,en détachant


les effets des causes, en proclamant que les effets arrivent nécessairement, même en
dehors des causes qui les produisent, et qu'il n'y a pas d'intérêt à fuir le danger, s'il est
écrit qu'on doit en être victime, est un système absurde et tout à fait irrationnel. — 2.
Le fatalisme panthéistique n'est pas plus soutenable. Il ne faut pas observer longtemps
le monde pour y découvrir partout des choses qui commencent, qui se transforment et
évoluent sans cesse : c'est donc que le monde est contingent, puisque tout changement
est incompatible avec l'idée d'être nécessaire. — 3. Les difficultés soulevées par les
prédestinatiens (LUTHER, CALVIN), ont déjà été réfutées à propos de la prescience
divine (N° 72). Il est vrai que nos actes sont prévus et prédéterminés par Dieu, mais ils
le sont avec leur nature, c'est-à-dire que nos actes libres sont prévus et déterminés

85
comme libres ; il est vrai encore que l'homme ne peut rien sans la grâce et que la grâce
est un don purement gratuit, mais Dieu ne refuse sa grâce à personne et il appartient à
la volonté de l'homme d'accepter ou de rejeter ce secours que Dieu met à sa
disposition.

115. — B. Déterminisme scientifique. — Le déterminisme scientifique est le


déterminisme à la mode. Il invoque deux principes de la science (fui, d'après lui, ne
peuvent être contestés : le déterminisme universel et le principe de la conservation de
l'énergie. — 1. Déterminisme universel. Tout dans le monde obéit au déterminisme,
c'est-à-dire à une loi d'après laquelle tous les phénomènes seraient reliés entre eux par
des rapports nécessaires, tous les événements, tous nos actes dérivant d'autres faits,
comme des effets sortent de leurs causes. Le déterminisme est d'ailleurs une
condition de la science : celle-ci, en effet, dans l'hypothèse du libre arbitre, ne pourrait
plus établir ses lois.

2. Conservation de l'énergie. D'après ce principe, la quantité d'énergie qui est dans le


monde, reste constante; elle se transforme, mais elle n'augmente ni ne diminue. Il
s'ensuit que nos déterminations, qui nous semblent libres, ne sont, en réalité, qu'un
nouvel état des forces qui sont en nous et qui se transforment selon une loi nécessaire
et absolue. — Le déterminisme scientifique fait partie de la doctrine matérialiste qui,
ne voyant dans le monde qu'une soûle substance, la matière, prétend que tous les
phénomènes sont régis par les lois de la mécanique.

Réfutation.— 1. Dire que lé déterminisme, que nous constatons dans le monde, est
une règle universelle, c'est affirmer une chose qu'on aurait bien de la peine à
démontrer. De ce que le déterminisme des lois paraît régir tous les phénomènes d'ordre
physique, est-on en droit de conclure qu'il s'applique également au monde de l'esprit?
Il est d'autant moins permis de le faire que les deux ordres de faits n'ont rien de
commun entre eux et que ce qui est vrai pour l'un, peut ne pas l'être pour l'autre. —
D'autre part, est-il vrai que le libre arbitre s'oppose à la science, c'est-à-dire à la
détermination des lois ? En aucune manière. La loi dit que les mêmes causes
produisent les mêmes effets dans les mômes circonstances. Or, que ma volonté
modifie les circonstances, qu'elle fasse par exemple, dévier un mouvement de sa
direction normale, il est clair que, en dépit de mon intervention, la loi reste la même,
bien que dans la circonstance elle n'ait pas son application et que la cause ne soit pas
suivie de son effet. La science n'a donc rien à craindre du libre arbitre et peut continuer
d'établir les lois qui régissent le monde matériel. — 2. Ce qui vient d'être dit du
déterminisme des lois, vaut pour le principe de la conservation de l'énergie. Les
déterministes ne peuvent pas démontrer que ce principe, qui s'applique aux forces de la
nature, est également valable pour la volonté. Du reste, à supposer que nos
déterminations soient des transformations des forces qui sont en nous, notre volonté
n'en est pas moins libre de diriger ces forces dans un sens ou dans l'autre, et cela suffit
à constituer la liberté.

116. — C. Déterminisme physiologique. — D'après le physiologique, nos actes que


nous croyons libres, sont, en réalité, la résultante de causes physiques telles que le

86
milieu, le climat, le tempérament, et tout ce qui fait le caractère de chaque individu. La
chose est si vraie que, si nous connaissions le caractère d'un homme et les circons-
tances dans lesquelles il se trouve, nous pourrions toujours prévoir le parti qu'il
prendra.

Réfutation. — Sans doute, le tempérament, le caractère, les circonstances de temps et


de lieu sont des facteurs très importants qui ont une grande influence sur nos
déterminations, mais ils ne rendent pas compte de tous nos actes. La preuve en est qu'il
nous arrive assez souvent d'agir différemment dans des circonstances identiques. La
pré visibilité ne saurait jamais être que relative, car le caractère change et c'est
justement à la volonté qu'il appartient de le modifier. Dans l'hypothèse du
déterminisme physiologique, la vertu se confondrait avec un heureux tempérament.
N'est-il pas vrai, au contraire, et d'expérience quotidienne, que l'éducation redresse le
caractère et que, selon le mot de BOSSUET, une âme généreuse est maîtresse du corps
qu'elle anime?

117. — D. Déterminisme psychologique. — Le déterminisme psychologique prétend


que nos décisions sont toujours déterminées par le motif le plus fort, non pas
évidemment par le motif qui a la plus grande valeur morale, par le devoir, par le plus
grand bien en soi, mais par le motif qui exerce le plus d'attrait sur nous, sur notre
intelligence et surtout sur notre sensibilité. C'est ainsi que l'égoïste se laisse guider par
son intérêt, l'avare par l'amour de son trésor, l'ambitieux par ses rêves de gloire.

Réfutation. — II n'est pas vrai que nos déterminations soient toujours prises par le
motif qui exerce sur nous l'attrait le plus puissant. Bien souvent, au contraire, l'homme
résiste à ses tendances, préfère le sacrifice au plaisir: l'égoïste n'agit pas toujours en
égoïste, l'avare en avare... Naturellement, le motif qui entraîne notre volonté est le plus
fort, mais il s'agit de savoir si c'est le plus fort qui a été choisi ou s'il est le plus fort
parce que la volonté l'a choisi.
Conclusion. — Aucun des systèmes que nous venons d'exposer rapidement, n'infirme
les preuves de l'existence du libre arbitre. Nous pouvons donc conclure que Dieu a
doté l'âme humaine de la noble prérogative de pouvoir choisir entre le bien et le mal et
d'être la maîtresse de sa destinée. Mais, écrit Paul JANET (La Morale), « l'homme n'est
vraiment libre que lorsqu'il s'est affranchi non seulement du joug des choses
extérieures, mais encore du joug de ses passions. Tout le monde reconnaît que celui
qui obéit à ses désirs d'une manière aveugle n'est pas maître de lui-même, qu'il est
l'esclave de son corps, de ses sens, de ses désirs et de ses craintes... Dans ce sens n'est
pas comprise la puissance de faire le bien ou le mal et de choisir entre l'un, et l'autre.
Au contraire, faire le mal, c'est cesser d'être libre, et faire le bien, c'est l'être en effet. »

BIBLIOGRAPHIE. — Voir chap. suivant.

Chapitre II. — Origine et Destinée de l'homme. — Unité de l'Espèce humaine. —


Antiquité de l'homme.

87
DÉVELOPPEMENT

Division du Chapitre.

118. — Après avoir établi la nature de l'homme» l'apologiste doit en rechercher


l’origine et la destinée : deux questions, la seconde surtout, qui sont d'un intérêt capital
pour la morale et la religion. Il y a lieu également de se demander si tous les hommes
appartiennent à la même famille et sortent d'un tronc unique, et à quelle date il faut
reporter l'apparition du premier homme. D'où quatre articles : 1° Origine ; 2° Destinée
de l'homme ; 3° Unité de l'espèce humaine ; 4° Antiquité de l'homme.

Art. I. — Origine de l'homme.

119. — État de la question. — En étudiant sa nature, nous avons vu que l'homme est
composé d'une double substance : l'une, spirituelle, qui s'appelle l'âme ; l'autre,
matérielle, qui s'appelle le corps. Il en résulte que la question de l'origine de l'homme
se subdivise en deux points : 1° l’origine de l’âme ; 2° l’origine du corps.

Évidemment, pour le matérialiste, le problème ne se présente pas sous le même aspect.


N'admettant dans l'homme qu'une substance, faisant de l'homme un animal
perfectionné, il n'a pas à se poser la question de l'origine de l'âme, puisque, pour lui,
l'âme n'existe pas, tout au moins comme principe distinct : il lui suffit de rechercher
l'origine du corps. Pour prouver sa thèse, il doit donc nous présenter les êtres de
transition, intermédiaires entre l'animal et l'homme, et nous démontrer, documents en
main, que le corps de l'animal a évolué, qu'il s'est transformé peu à peu pour aboutir à
la forme humaine. Il l'a tenté en effet ; nous verrons plus loin si ses efforts ont été
couronnés de succès.
120. — 1° Origine de l'âme. — L'âme, avons-nous dit, est un principe spirituel,
distinct du corps, n'en dépendant que d'une manière toute relative et accidentelle, et
pouvant subsister sans lui. Or l'origine d'une substance doit répondre à sa nature. Étant
simple et immatérielle, elle ne peut être produite par le corps, qui est une substance
composée et matérielle, car il n'y aurait pas proportion entre la cause et l'effet. L'âme
ne peut pas sortir davantage de l'âme des parents, car celle-ci, du fait qu'elle est
également simple et spirituelle, ne saurait se diviser : ce qui est simple ne se fractionne
pas. Reste donc que l'âme soit directement l'œuvre de Dieu et vienne à l'existence par
création. Il n'en va pas ainsi de l'âme de l'animal. Celle-ci en effet dépend totalement
du corps et par conséquent, doit être produite comme lui, c'est-à-dire par voie de géné-
ration.

121. — 2° Origine du corps. — A propos de l'origine du corps, la question qui se


pose est la suivante. Le corps du premier homme, considéré indépendamment de son
âme, a-t-il été créé directement par Dieu, ou est-il le fruit de l’évolution, auquel cas le
corps de l'animal se serait élevé, par étapes successives, à la forme humaine?
Remarquons, avant d'aller plus loin, que cette question n'est 'pas définie par l'Église, et
que, de ce fait, une certaine latitude est laissée aux apologistes catholiques. Sans doute,
il est dit au chapitre n dp la Genèse que « Dieu forma l'homme du limon de la terre et

88
lui souffla dans ses narines un souffle de vie » et qu'il forma la femme d'une des côtes
d'Adam (v. 7, 21, 22). Il est vrai encore que la plupart des Pères de l'Église ont
interprété ces paroles dans le sens obvie d'une création directe de Dieu, et que,
conformément à cette opinion traditionnelle, l'Eglise réprouve comme téméraire la
théorie des évolutionnistes catholiques, selon laquelle Dieu se serait borné à prendre le
corps de l'animal le plus perfectionné et à lui infuser une âme humaine. Mais il y a une
autre doctrine évolutionniste plus mitigée, qui ne semble pas inconciliable avec
l'opinion traditionnelle de l'Eglise et avec les idées de saint AUGUSTIN (Traité sur la
Genèse, l. VII, c. XXIV) et de saint THOMAS (II-Ia q. 91, 2, ad 4) : c'est celle qui
professe que Dieu, pour créer l'homme, se serait servi d'un corps déjà organisé auquel
il aurait fait un certain nombre de retouches et ajouté quelques perfections avant d'y
introduire l'âme. Le limon dont parle la Genèse aurait donc été, dans cette hypothèse,
un organisme préparé peu à peu par un long travail d'évolution, et mis au point par une
nouvelle intervention directe de Dieu91.
Cette remarque faite, voyons, en nous plaçant sur le seul terrain scientifique-, ce que
valent les arguments de la thèse matérialiste.

122.— Théorie matérialiste.—A. Ses arguments. — Pour prouver que l'homme sort
de l'animal par voie d'évolution, qu'il n'est pas un être à part, qu'il est tout simplement
un animal perfectionné, les matérialistes invoquent un triple argument : — a)
l'évolution disent-ils, est la loi générale qui gouverne le monde. Le système de
LAPLACE la suppose comme une hypothèse nécessaire pour expliquer la formation du
monde physique. L'évolution est également admise, du moins d'une manière générale,
pour rendre compte des espèces végétales et animales. Mais, s'il en est ainsi pourquoi
l'homme seul ferait-il exception et échapperait-il à la loi générale ?
b) Les ressemblances qu'il y a entre l'homme et l'animal indiquent leur parenté et leur
origine commune. En examinant l'homme, au point de vue de son organisation
corporelle (anatomie) et au point de vue de ses fonctions vitales (physiologie), les
naturalistes le rangent parmi les mammifères, dans l'ordre supérieur des Primates.
Même au-dessus des autres animaux par la perfection de ses organes et de leurs
fonctions, il reste cependant par tous ses caractères généraux l'un d'entre eux. « Dans
cotte hiérarchie des êtres, dit M. Charles RICHET, l'homme est au premier rang, mais il
n'est pas hors rang. Mêmes organes, mêmes appareils, mêmes fonctions, même
naissance, même vie, même mort. » II serait donc assez étrange, concluent les
matérialistes, que Dieu aurait fait de l'homme l'objet d'une création à part, pour le
former sur le même plan et le même modèle que les animaux.
c) Les matérialistes veulent en outre prouver la descendance animale de l'homme par
l'histoire, ou plutôt, la préhistoire92. Si l'homme a pour ancêtre un animal quelconque,

91
Cette opinion est celle de RUSSEL WALLACE, d'ailleurs transformiste convaincu, qui, après Darwin,
fut le défenseur le plus ardent de la théorie de la sélection naturelle.
92
On appelle préhistoire l'histoire des temps sur lesquels il n'existe aucun document écrit. Cette
histoire doit donc être faite par d'autres moyens ; par la découverte, par exemple, des ossements de
l'homme (fossiles), d'objets (outils, armes, parures), d'habitations qui ont été à son usage A ses yeux, le
corps de l'homme doit à la fois à la sélection naturelle et à l'intervention divine les facultés qui le

89
le singe ou le kangourou, la paléontologie doit retrouver, parmi les fossiles, les êtres de
transition qui, conformément à la loi de l'évolution, auraient marqué le passage entre le
point de départ et le point d'arrivée. Ces formes transitoires existent-elles? A plusieurs
reprises, les matérialistes l'ont pensé. Voici, du reste, en suivant, l'ordre de leur
découverte, les principaux fossiles dans lesquels ils ont cru retrouver le précurseur de
l'homme : — 1. le crâne de Neandertal, en Prusse Rhénane (1856), le crâne de
Gibraltar (1866), les deux squelettes de Spy, en Belgique (1886) ; les fameux
ossements (fragments de crâne, fémur et quelques dents) retrouvés dans l'île de Java
par le docteur DUBOIS et baptisés par lui du nom de Pithécanthrope de Java (1895) ;
dix à douze crânes et squelettes humains, de l'abri de Krapina, en Croatie (1899) ; -2.
plus récemment, la mâchoire de Mauer, près de Heidelberg, et celle de Piltdown, en
Angleterre (1907) ; les squelettes de la chapelle-aux- Saints, en Corrèze, de Moustier,
en Dordogne (1908) ; les deux squelettes de la Ferrassie, en Dordogne, l'un d'homme,
l'autre de femme (1909) ; le crâne de la Rhodésie, dans l'Afrique du Sud (1921). Tous
ces fossiles sont des représentants des deux plus anciennes races connues : la race
chelléenne et la race moustérienne dont les types les plus caractéristiques sont, pour la
première, le Pithécanthrope de Java et le crâne de la Rhodésie, et pour la seconde, le
crâne de Neandertal et l'homme de la Chapelle-aux-Saints. Or, les fossiles paraissent,
aux yeux des transformistes, présenter les caractères réclamés par leur théorie : le
crâne fuyant, prolongé en avant par des arcades sourcilières très saillantes, extrême
petitesse de l'angle facial (V. note 4, p. 117), grand développement de la face qui se
termine en museau, nez large et profondément enfoncé, réduction ou même
inexistence du menton, bref, tout un ensemble qui rapproche de la forme pithécoïde
(singe) ; d'autre part, des bras, des jambes, des mains, des doigts qui tiennent de
l'homme par leurs dimensions. Tel est, disent les transformistes, l'être intermédiaire ;
en tout cas, si ce n'est pas lui, rien ne nous empêche de conjecturer qu'il peut avoir
existé à l'époque tertiaire et que les paléontologistes l'y retrouveront un jour.
D'ailleurs, ajoutent-ils, il n'est même pas besoin de recourir au passé pour découvrir les
échelons intermédiaires entre l'homme et l'animal. D'une part, le sauvage actuel est un
témoin vivant de ce type primitif: il lui ressemble par sa structure physique et il n'est
guère supérieur à l'animal, ni par son intelligence ni par sa moralité. D'autre part,
l'enfant, dans sa lente évolution, reproduit toutes les phases de transition qu'a dû
traverser l'intelligence humaine avant de sortir complètement de l'animalité.

123. — B. Ce que valent les arguments matérialistes. — Reprenons les arguments


matérialistes et voyons ce qu'ils valent. — a) l'évolution, disent les matérialistes, est
partout ou elle n'est nulle part. Or il est difficile de contester qu'elle existe, au moins
dans le monde physique. Donc elle s'étend à tous les êtres, sans qu'il y ait lieu de faire
d'exception pour l'homme. C'est là un argument que les fixistes n'ont pas de peine à
rétorquer. « Si l'évolution, disent-ils, est la loi qui régit la vie dans la plus large
acception du mot, la vie végétale comme la vie animale, elle ne peut être qu'une1 loi
générale embrassant fous les êtres qui ont habité ou qui habitent le globe, s'étendant à
tous les temps et à toutes les régions. Or, dans les temps actuels comme dans les temps

caractérisent : il y aurait eu intervention de Dieu pour donner la forme humaine à un organisme déjà
préparé par l'évolution.

90
préhistoriques, aussi haut que nous puissions remonter, nous ne voyons aucune trace
de l'évolution, aucune espèce, aucun genre, aucun ordre en voie de formation, et nous
pouvons dire que les espèces quaternaires, qui ont encore des représentants parmi
nous, n'ont pas éprouvé de modification organique qui autorise l'idée d'une
transformation du type spécifique.»93 En d'autres termes, si l'évolution est une loi
générale qui s'applique à tous les temps et à tous les êtres, les transformistes devraient
être en mesure de nous fournir des exemples actuels d'animaux en train d'évoluer, de
singes, — si les singes sont nos ancêtres, — en voie de devenir hommes. On ne peut
donc pas dire que l'évolution est la loi générale qui gouverne le monde94, et pas
davantage, que la théorie du transformisme soit établie scientifiquement (V. N° 94 et
95).
b) Les ressemblances entre l'homme et l'animal, dont les matérialistes font grand état,
sont singulièrement contrebalancées par les divergences sur lesquelles ils insistent
moins. Si l'on compare le corps de l'homme, avec celui du singe, par exemple, il y a
des différences essentielles : l'attitude verticale propre à l'homme95, l'existence de deux
mains seulement, l'angle facial96, qui, dans la race humaine, flotte entre 70 et 90°,
tandis qu'il n'atteint chez le singe qu'un maximum de 50° — sans parler des facultés de
l'âme, raison et liberté, qui mettent un abîme entre les deux. Par ailleurs, comment
expliquer, dans l'hypothèse de la descendance animale de l'homme, que l'animal soit
supérieur à l'homme par ses organes des sens (ex : odorat du chien), quand la sélection
naturelle aurait dû développer chez l'homme les qualités qui existaient déjà chez
l'animal? Pourquoi l'homme a-t-il été jeté nu sur la terre nue, nudus in nuda humo,
comme dit PLINE L'ANCIEN? Si les poils étaient pour l'animal un précieux avantage
pour le garantir du froid, n'auraient-ils pas pu rendre le même service à l'homme?
Ainsi, tandis que l'animal porte en soi des armes de défense qui lui permettent de lutter
contre ses adversaires, l'homme en est réduit à les chercher dans les forces de la nature.
Donc, même à ne considérer que le corps, la 'parenté directe entre l'homme et l'animal
n'existe pas.

c) Quant aux formes de transition, invoquées par les évolutionnistes matérialistes, il


est permis de dire que la paléontologie n'a pas encore fait jusqu'ici de découvertes bien
concluantes. HUXLEY, dont le témoignage ne saurait être suspect, n'a-t-il pas dit, à
93
DE NADAILLAC, L'homme et le singe.
94
A supposer que l'évolution fût une loi définitivement établie, elle ne supprimerait pas Dieu. Nous
avons prouvé ailleurs (N° 45) qu'il n'en faudrait pas moins recourir à un Etre tout-puissant pour créer
la matière et régler son développement selon la loi de révolution.
95
« L'homme, dit DE LAPPARENT, est le seul mammifère dont la station soit absolument verticale, et
dont le visage soit fait pour regarder en face, en respirant à pleins poumons, le Ciel où sa destinée
l'appelle. » La Providence créatrice. — Le poète latin avait dit déjà :
Os homini sublime dédit, coelumque tueri
Jussit...
96
L'angle facial est l'angle formé par la rencontre de deux lignes hypothétiques; l'une, verticale, allant
des incisives supérieures au point le plus saillant du front ; l'autre, horizontale, allant du conduit auditif
aux mêmes dents.

91
propos des ossements trouvés à Neandertal, qu'ils « ne peuvent être considérés comme
ceux d'un intermédiaire entre l'homme et le singe ?» Les autres documents
paléontologiques qui nous restent, ont souvent d'ailleurs une valeur douteuse : ainsi il
est bien difficile de dire si les ossements qu'on a attribués au pithécanthrope de Java,
ont réellement appartenu au même individu. « Au surplus, les squelettes, nous dit M.
BONNIER (L'enchaînement des organismes), ainsi que plusieurs crânes humains des
dépôts quaternaires les plus anciens, indiquent des races humaines évidemment
supérieures aux plus dégradées de celles qui sont actuellement vivantes. »
Cela nous amène à envisager le cas du sauvage qui, dans l'hypothèse matérialiste,
serait aujourd'hui encore, un représentant de la forme intermédiaire entre l'animal et
l'homme. Les évolutionnistes prétendent qu'il y a moins de distance entre l'animal et le
sauvage? qu'entre-le sauvage et l'homme civilisé. C'est là une assertion dont l'absurdité
est manifeste, car il est incontestable qu'entre le sauvage et le civilisé il n'y a aucune
différence de nature, et que seul le développement diffère. Le sauvage, tout sauvage
qu'il est, reste homme dans toute la force du terme, c'est-à-dire doué d'une âme
raisonnable qui le rend apte au progrès, alors que l'animal, même dressé, ne devient
jamais capable de penser, de raisonner, d'inventer, etc. Sans doute, l'intelligence des
sauvages est inférieure parce qu'elle n'est pas cultivée, mais elle ne représente pas un
moyen terme entre l'intelligence du civilisé et l'instinct de l'animal.
Nous pouvons en dire autant de l'enfant. L'évolution, par laquelle il passe, avant de
devenir homme, ne répète nullement les phases qu'aurait traversées l'humanité ; il ne
faut pas considérer l'enfant comme s'il était simple animal d'abord, et s'élevait peu à
peu à la forme humaine. L'enfant obéit seulement aux lois du développement qui
régissent la nature de l'homme.

Conclusion. — De ce qui précède il ressort que, dans l'état actuel de la science, les
matérialistes ne peuvent apporter aucune preuve de la descendance animale de
l'homme. — 1. Au point de vue de l'âme, il y a une démarcation radicale entre l'homme
et la brute ; le passage de l'un à l'autre n'a pu se faire, car l'évolution développe bien ce
qui existe déjà, mais ne crée pas ce qui n'est pas en germe. — 2. Au point de vue du
corps, l'hypothèse évolutionniste n'est aucunement vérifiée. Tous les squelettes
humains que renferment nos musées appartiennent à la même humanité que la nôtre ;
l'homme a fait son apparition sur la terre avec tous les caractères qui le distinguent
aujourd'hui et le séparent de l'animal. Que si les recherches scientifiques démontrent
un jour le contraire, l'Église sera la première à adopter une solution qu'elle n'a jamais
combattue officiellement97.

97
Le livre de M. BOULE, professeur au Muséum national d'Histoire naturelle, paru au début de 1921,
et qui a pour titre : « Les hommes fossiles », ne saurait modifier notre conclusion. Après avoir rappelé
les principales découvertes de fossiles faites jusqu'à nos. jours, ce savant paléontologiste prétend que
de la reconstitution anatomique des nommes préhistoriques qu'il est permis de faire d'après les
squelettes qu'on a retrouvés, il ressort que l'homme primitif diffère moins des singes anthropoïdes que
ceux-ci des singes inférieurs. S'appuyant alors sur ce principe que « te ressemblance prouve la parenté
», M. BOULE conclut que le corps de l'homme provient par filiation soit d'un singe, soit d'un ancêtre
commun au singe et à l'homme. Cette déduction n'est qu'une hypothèse que nous sommes en droit de
ne pas admettre, tant qu'elle n'est pas vérifiée. (V. N« 94 et 95). De toute façon, elle ne concerne que le
corps ; l'abîme entre l'âme de l'homme et l'âme des bêtes reste Infranchissable

92
Art. II. — Destinée de l'homme. Immortalité de l'âme

124. — 1° Importance de la question. — La question de la destinée de l'homme


n'offre pas moins d'intérêt pour l'apologiste que celle de son origine, car, plus encore
que belle-ci, elle est grosse de conséquences. « Toutes nos actions et nos pensées, dit
PASCAL, doivent prendre des routes si différentes, selon qu'il y aura des biens éternels
à espérer ou non, qu'il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement,
qu'en la réglant par la vue de ce point, qui doit être notre dernier objet... Notre premier
intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir sur ce sujet, d'où dépend toute notre
conduite... Je trouve bon qu'on n'approfondisse pas l'opinion de Copernic, mais ceci !
Il importe à toute la vie de savoir si l'âme est mortelle ou immortelle. » (Pensées, art.
IX et art. XXIV, 17).

125. — 2° Définition de l'immortalité. — Que faut-il entendre d'abord par


l’immortalité ? Évidemment il faut écarter : — 1. la conception des positivistes pour
qui « l'immortalité réside tout entière dans les suites que peuvent avoir nos actes pour
l'avenir et le bonheur de l'espèce » (H. SPENCER), OU encore dans le long souvenir que
nous laisserons dans la postérité ; — 2. la conception panthéiste qui considère l'âme
comme une parcelle de la divinité, appelée à rentrer un jour dans le Grand Tout dont
elle a été momentanément détachée, et à se confondre avec lui en perdant sa propre
personnalité.
L'immortalité, comme les spiritualistes chrétiens l'entendent, c'est la survivance de
l'âme qui, à sa séparation d'avec le corps, continue de vivre de sa vie propre, gardant
ses facultés supérieures, son identité, le souvenir de son passé et le sentiment de sa
responsabilité. D'une immortalité ainsi comprise, nous allons voir quelles sont les
preuves.

126. — 3° Preuves de l'immortalité de l'âme. — Trois arguments nous démontrent


l'immortalité de l'âme : un argument métaphysique, un argument psychologique et un
argument moral.

A. ARGUMENT MÉTAPHYSIQUE. — L'immortalité de l'âme découle de sa


nature, c'est-à-dire de la double propriété qu'elle a d'être une substance simple et
spirituelle — 1. Etant simple, —non composée de parties, — elle ne peut pas périr par
décomposition, à la manière des corps matériels, dont la mort consiste précisément
dans la dissolution des éléments qui les composent. — 2. Etant spirituelle, — ne
dépendant pas essentiellement du corps, — elle ne saurait être entraînée dans la des-
truction de celui-ci, vu qu'elle a tout ce qu'il lui faut pour pouvoir lui survivre. Il est
vrai que l'âme humaine, comme toutes les créatures, est contingente : de même qu'elle
aurait pu ne pas exister, de même elle pourrait être annihilée. Mais la raison démontre
qu'urne telle annihilation répugne aux attributs de Dieu, en particulier à sa bonté et à
sa justice, comme nous allons le voir dans les deux arguments qui suivent98.

98
Malgré sa force, cette preuve ne doit pas être isolée des deux autres. Car, d'une part,
l'anéantissement, qui est la base de l'argument, n'est nullement inconcevable : Dieu peut rendre au
néant ce qu'il lui a pris ; d'autre part, l'immortalité de la substance n'est pas nécessairement

93
B. ARGUMENT PSYCHOLOGIQUE. — II doit y avoir équation entre les penchants
naturels d'un être ci les moyens de les satisfaire, autrement, cet être serait mal fait, et
la «sagesse et la bonté de Dieu seraient en défaut. Or les aspirations de l'homme
réclament l'immortalité de son âme. Son cœur en effet est plein d'un immense désir de
bonheur et soupire après une vie où il puisse connaître le vrai, contempler le beau et
aimer le bien. Il est évident, par ailleurs, qu'il ne rencontre ici-bas que vérités incom-
plètes, imperfections et joies éphémères. Il faut donc une autre vie où l'âme étanche sa
soif de bonheur, et une vie sauf fin, car on ne peut jouir pleinement d'un bien qu'autant
qu'il n'y a pas crainte de le perdre un jour. Il faut que Dieu qui a mis dans notre âme le
besoin d'infini, en même temps que le sentiment de ne l'atteindre jamais dans cette vie,
nous réserve un avenir où il y ait proportion entre nos désirs et les moyens de les
réaliser ; sinon, l'homme, qui est l'être le plus parfait de la terre, serait aussi le plus
malheureux : au lieu que l'animal trouve les jouissances que réclame son instinct, lui
seul serait condamné par sa nature à poursuivre une fin à laquelle il lui serait
impossible de parvenir.

C. ARGUMENT MORAL. — L'immortalité de l'âme est une condition de la morale. Il


est conforme, en effet, à la justice de Dieu que chacun reçoive selon ses œuvres, que le
bien soit récompensé, et le vice puni. Or il est assez évident que dans la vie présente
cet ordre n'est pas toujours observé ; il n'est pas rare que la force prime le droit et que
le vice l'emporte sur la vertu. C'est là assurément une situation injuste et anormale que
Dieu ne peut tolérer que passagèrement. Il faut donc admettre que Dieu ne dit pas son
dernier mot ici-bas, qu'il attend une autre vie où il fera les compensations nécessaires
et où chacun recevra selon son mérite. Pour cela, l'âme humaine doit être immortelle et
garder sa vie individuelle, consciente de son passé, de ses fautes comme de ses vertus.

D. CONSENTEMENT UNIVERSEL. — Aux preuves qui précèdent, la croyance de


tous les peuples peut être ajoutée comme un confirmatur. Nous trouvons des traces de
la croyance à l'immortalité de l'âme dans tous les temps et dans tous les pays. Que le
séjour des bons s'appelle Ciel ou Elysée ; le séjour des méchants, Enfer ou Tartare,
c'est toujours de la même foi à une survie des âmes qu'il est question. Les cérémonies
funèbres, le culte des morts, les prières en leur faveur, n'auraient guère de sens en
dehors de la croyance à l'immortalité de l'âme. Ajoutons enfin que cette croyance n'est
pas un fruit de la civilisation, car elle se retrouve aussi bien chez les peuples sauvages :
« Quelle que soit la dégradation de certaines peuplades sauvages, dit LIVINGSTONE, il
est deux choses qu'on n'a pas besoin de leur enseigner, c'est l'existence de Dieu et
l'immortalité de l'âme. »

Art. III. — Unité de l'espèce humaine.

l'immortalité de la personne. Il importe donc de compléter cette preuve par les deux autres preuves :
psychologique et morale.

94
127. — État de la question. — Tous les hommes qui composent l'humanité ont-ils une
descendance commune et appartiennent-ils à la même espèce99? Voilà bien une
question qu'il importe de résoudre, car le monogénisme, c'est-à-dire la provenance de
tous les hommes d'un couple unique, est impliqué dans les dogmes du péché originel et
de la rédemption, qui sont à la base de la religion chrétienne. Il s'agit donc de savoir si
la science est en opposition ou s'accorde avec la foi qui, s'appuyant sur l'Écriture,
affirme que le genre humain tout entier est issu d'un seul homme, Adam, et d'une seule
femme, Eve.
Le monogénisme a été nié, au XVIIe siècle, par un gentilhomme protestant, DELA
PEYRERE, qui, se figurant que les hommes dont la Genèse rapporte la création au VIe
jour (Gen., i, 26 et suiv.), n'étaient pas les mêmes qu'Adam et Eve dont il n'est parlé
qu'au chapitre n, crut qu'il y avait eu deux créations, et partant, deux espèces : la
première, les Préadamites d'où seraient venus les Gentils, la seconde, les Adamites
d'où seraient issus les Juifs. Cette opinion qui s'appuie uniquement sur une fausse
interprétation de la Bible, et qui fut rétractée par son auteur, lorsqu'il passa au
catholicisme, fut reprise par les philosophes du XVIIe siècle, au nom de la science et
de la raison. Mais depuis que DE QUATREFAGES a accumulé, dans son ouvrage
l’Espèce humaine, les faits et les preuves qui démontrent lé monogénisme, la question
est résolue dans ce sens. Nous allons, du reste, passer rapidement en revue les
arguments des polygénistes, et nous verrons comment les monogénistes y répondent.

128. — 1° Arguments des polygénistes. — Si l'on compare les différents groupes


humains et que l'on considère les principaux caractères morphologiques qui les
distinguent, tels que la couleur de la peau, la nature des cheveux, la conformation du
crâne et de la face, l'angle facial, l'on peut partager l'humanité en trois types
fondamentaux : le type blanc ou caucasien, le type jaune ou mongolique, le type nègre
ou éthiopique. — a) La race blanche se caractérise par la couleur blanche de la peau,
par les cheveux soyeux, lisses ou bouclés», par un crâne bien développé, un front large
et élevé, par des arcades sourcilières peu saillantes, par l'ouverture des yeux
horizontale, le nez droit, le menton non fuyant et par un angle facial voisin de 90°.
Cette race que nous trouvons en Europe, au nord de l'Afrique et de l'Amérique et dans
une partie du sud-ouest de l'Asie, comprend 42 % de la population totale du globe. —
b) La race jaune se distingue par la couleur jaune, les cheveux raides, le crâne
brachycéphale c'est-à-dire court d'avant en arrière, la face large, les pommettes sail-
lantes, les yeux obliques et étroits, le nez plus large que chez le blanc, mais non aplati,
comme chez le nègre, un angle facial un peu plus petit que chez le blanc. La race jaune
qui occupe presque toute l'Asie, sauf le sud-ouest, représente 44 % de l'humanité. — c)
La race nègre se caractérise par la couleur, qui va du brun foncé jusqu'au noir le plus
pur, les cheveux laineux, le crâne dolichocéphale c'est-à-dire allongé d'avant en
arrière, le front étroit et fuyant, les arcades sourcilières saillantes, les yeux grands et
noirs, le nez court et aplati, lés mâchoires prognathes (du grec pro, en avant et
gnathos, mâchoires) c'est-à-dire projetées en avant et terminées par des lèvres épaisses,

99
L'espèce est définie par DE QUATREFAGES « l'ensemble des individus plus ou moins semblables
entre eux qui peuvent être regardés comme descendus d'une paire primitive unique par une succession
ininterrompue et naturelle de familles. »

95
ce qui rend le menton fuyant, par un angle facial qui descend quelquefois à 70°. La
race nègre qui peuple l'Afrique, sauf le Nord, les îles africaines méridionales,
Madagascar, quelques îlots asiatiques, l'Australie et la Mélanésie, et qui se trouve
disséminée en Amérique, compte 12 % de l'espèce humaine. — L'on pourrait ajouter à
ces trois types principaux les races mixtes, comprenant des groupes aux caractères
mélangés, tels que les Peaux-rouges qui sont dispersés dans toute l'Amérique et
forment 1 ou 2 % de l'humanité.
Ainsi, les polygénistes, insistant sur les différences qui caractérisent les trois types que
nous venons de passer en revue, concluent que l'humanité n'a pas une descendance
commune et se rattache à plusieurs ancêtres.

129. — 2° Preuves du monogénisme. — Les partisans du monogénisme prouvent


l'unité de l'espèce humaine par un double argument. — a) Ils montrent d'abord que les
différences invoquées par les polygénistes ne sont pas telles qu'elles constituent des
espèces différentes, mais seulement des races distinctes : c'est la preuve indirecte ou
négative. — b) Puis ils établissent que les ressemblances entre les races appellent
l'unité de l'espèce : c'est la preuve directe et positive.

A. PREUVE INDIRECTE. — Aucun des traits qui différencient les trois types ci-
dessus mentionnés, ne peut être considéré comme constituant une divergence
essentielle entre eux, d'autant plus qu'il y a des différences plus grandes entre certaines
races d'animaux dont on ne conteste pas l'unité d'espèce.
Les polygénistes invoquent : — 1. la couleur. Or tout le monde sait que la coloration
de la peau résulte de l'influence du milieu et du régime, et qu'elle dépend de la couche
de pigment qui se trouve entre le derme et l'épiderme, couche qui s'épaissit et brunit au
soleil ; — 2. la nature des cheveux. Quelle que soit leur couleur ou leur forme, leur
nature est la môme dans toutes les races ; les cheveux restent toujours des cheveux.
Les variations sont plus grandes chez certains animaux, par exemple, chez les moutons
qui perdent leur toison en Afrique pour se couvrir d'un poil court et lisse ; — 3. les
différences anatomiques, en ce qui concerne surtout là conformation du crâne et de la
tête. Or il y a pou de différence entre les races sous le rapport de la capacité crânienne
: le poids moyen du cerveau des hommes blancs dépasse un peu 1400 grammes tandis
qu'il atteint à peine 1250 grammes chez les nègres ; encore faut-il ajouter que bien des
cerveaux de blancs dont l'intelligence est incontestée, comme celui de Gambetta,
s'abaisse au-dessous de celui des nègres. Combien moins grandes sont ces différences
si on les compare à celles qui existent dans certaines races animales telles que le
bouledogue, le lévrier et le barbet! La différence dans la conformation de la tête, —
crâne brachycéphale (court et large) chez les blancs; dolichocéphale (allongé d'avant
en arrière) chez les nègres, l'allongement de la face qui distingue les orthognathes des
prognathes,— n'a pas davantage une valeur absolue, car il est facile de constater qu'il
existe des dolichocéphales et des prognathes dans toutes les races. L'on pourrait encore
alléguer la différence dans la taille : il y a des Patagons qui mesurent environ deux
mètres tandis que des Bochimans ont à peine un mètre ; mais combien cet écart est
moins grand que parmi certaines races d'animaux! le chien épagneul n'a que les 2/10
de la taille du Saint-Bernard. — 4. h'angle facial varie à peine de 20° parmi les races
humaines tandis qu'il descend brusquement à 40° chez les singes.

96
Les polygénistes objectent encore la diversité des langues dont certaines paraissent
n'avoir aucune racine commune. S'il en était ainsi, -— et plusieurs philologues
distingués comme Max Muller le contestent, — l'on pourrait seulement en conclure
que la langue primitive unique aurait disparu sans laisser partout de traces.

B. PREUVE DIRECTE. — Les différences entre les races ne dressent pas entre elles
une barrière infranchissable. Il y a plus. Leur communauté d'origine ressort de leurs
ressemblances : — 1. Ressemblances anatomiques. « Plus on étudie, dit DE
QUATREFAGES, et plus on s'assure que chaque os du squelette, depuis le plus
volumineux jusqu'au plus petit, porte avec lui dans sa forme et dans ses proportions,
un certificat d'origine impossible à méconnaître ». — 2. 'Ressemblances
physiologiques. Tant au point de vue de la vie de l'individu que de la conservation de
l'espèce, les races sont identiques et diffèrent notablement des animaux. De plus,
l'interfécondité des races est le signe le plus évident de l'unité de l'espèce100.— 3.
Ressemblances psychologiques. Si nous considérons les races, du point de vue
intellectuel et moral, il y a sans contredit de notoires différences dans leur degré de
culture et de moralité, mais elles sont loin d'être irréductibles et les distances peuvent
être comblées, plus ou moins vite, par l'éducation : aussi bien ne peut-on pas observer
de pareils écarts entre individus de même race et de même pays? N'y a-t-il pas, à Paris
même, des individus à demi-sauvages à côté de gens de la plus haute culture? Quoi
qu'il en soit du degré de civilisation propre à certains individus et à certaines races, il
est bien certain que tous les hommes sont doués d'intelligence, capables, par le fait, de
penser, de raisonner, de progresser et d'inventer.
Mais, dira-t-on encore, si les hommes actuels paraissent descendre du même couple,
peut-on affirmer la môme chose des hommes qui ont appartenu aux temps
préhistoriques? « Quand on visite les collections préhistoriques, répond à cela le
marquis DE NAPAILLAC, il est impossible de se défendre d'un véritable étonnement en
voyant partout les mêmes formes, les mêmes procédés de travail, et cela chez des
populations sans communication entre elles, séparées par des océans ou par des déserts
arides. » Conclusion. — De ce qui précède nous pouvons tirer une double conclusion :
— a) Si l'on se place sur le seul terrain scientifique, l'on constate que tous les hommes
sont morphologiquement et physiologiquement semblables : leur descendance
commune est donc vraisemblable. « En a-t-il été réellement ainsi? ajoute DE
QUATREFARGES. N'y a-t-il eu, en effet, au début, pour chaque espèce animale, qu'une
seule et unique paire? Ou bien plusieurs paires entièrement semblables
morphologiquement et physiologiquement, ont-elles apparu simultanément et
successivement? Ce sont là des questions de fait que la science ne peut ni ne doit
aborder, car ni l'expérience ni l'observation ne lui apportent la moindre donnée pour
les résoudre. Mais ce que la science peut affirmer, c'est que les choses sont comme si
chaque espèce (et par conséquent l'espèce humaine) avait eu pour point de départ une

100
II faut noter en effet que le caractère essentiel qui distingue la race de l'espèce, c'est que les
croisements entre individus de races différentes sont indéfiniment féconds, tandis qu'entre individus
d'espèces différentes, même les plus rapprochées, ils sont frappés de stérilité immédiate ou du moins à
brève échéance.

97
paire primitive unique. »101 — b) La science ne fait donc pas opposition à la doctrine
de l'Église qui enseigne que tous les hommes descendent d'un seul couple, qu'ils sont
tous frères par l’origine et la nature.

Art. IV. — De l'Antiquité de l'homme.

130. — La foi nous enseigne, — et la science n'y contredit pas, — que l'humanité tout
entière descend d'un couple unique. Une dernière question intéresse l'apologiste : c'est
celle de savoir quand ce couple primitif fit son apparition sur la terre. Quel est sur ce
point l'enseignement de l'Église? Est-il en opposition avec les données de la science?

1° Antiquité de l'homme d'après la Foi. — Pour fixer l'âge de l'humanité, l'Église ne


peut trouver d'autres renseignements que ceux de la Bible qui raconte la création du
premier homme. Malheureusement, « la Bible, dit François LENORMANT, ne donne
aucun chiffre positif au sujet de la naissance du genre humain. Elle n'a pas, en réalité,
de chronologie pour les époques initiales de l'existence de l'homme, ni pour celle qui
s'étend de la création au déluge, ni pour celle qui va du déluge à la vocation
d'Abraham. Les dates que les commentateurs ont prétendu en tirer sont purement
arbitraires et n'ont aucune autorité dogmatique ; elles rentrent dans le domaine de
l'hypothèse historique. La chronologie de la Bible, dont on ne connaît pas le vrai texte,
ne se présente à nous que profondément corrompue... On est forcément amené à
refuser tout caractère historique aux chiffres de durée énoncés dans la Genèse, à
l'occasion des patriarches antédiluviens... les nombres sont aujourd'hui tellement
incertains que l'étude vraiment scientifique on est presque impossible. Les trois
recensions du texte canonique : hébreu ou de la Vulgate, des Septante, Samaritain,
offrent entre elles des divergences énormes ; et saint Augustin n'hésitait pas à
reconnaître, comme le fait aujourd'hui la critique, les traces de remaniements artificiels
et systématiques.»102
Ainsi, notons ces deux points importants : — a) La Bible ne fournit aucun chiffre sur
la date d'apparition du premier homme ; — b) on ne connaît pas le texte original de la
Bible, et les dates données pour la vie des patriarches antédiluviens varient avec les
différentes versions : il y a donc eu de la part des copistes altération des chiffres. Pour
ce double motif les calculs des exégètes qui ont voulu établir l'âge de l'humanité,
présentent de grands écarts, si bien que la création du premier homme remonterait,
selon les uns, à 3.500 ans environ avant Jésus-Christ, à 7.000 ans, selon les autres.
Mais en admettant même que le texte original de la Bible fût connu, il resterait à
démontrer que l'autour inspiré entendait nous donner une chronologie authentique et
une histoire complète du peuple hébreu. Il apparaît, au contraire, que son but essentiel
était d'inculquer aux Juifs des vérités morales et religieuses. Qu'il existe des lacunes
dans les arbres généalogiques des premiers patriarches, la chose paraît vraisemblable,
évidente même, si l'on prend soin de remarquer que les écrivains sacrés comme tous
les Orientaux, se laissèrent guider généralement dans leurs chronologies par une raison

101
DE QUATREFAGES, L'Espèce humaine
102
FRANÇOIS LENORMANT, Manuel de l'histoire ancienne de l'Orient; les Originel de l'histoire.

98
mnémotechnique. Il ne faut pas oublier en effet que les Livres sacrés étaient destinés à
être appris par cœur. Alors pour faciliter le travail de la mémoire, leurs autours
n'hésitaient pas, dans les listes généalogiques, à supprimer des intermédiaires et à
grouper les noms dans des nombres plus commodes à retenir. C'est pour cette raison
sans doute que les patriarches d'avant et d'après le déluge, sont partagés en deux
groupes de dix. L'on peut trouver, d'ailleurs, des exemples analogues, dans des livres
où les omissions sont faciles à contrôler : telle, par exemple, la généalogie de Jésus par
saint Matthieu, où trois noms d'ancêtres les plus connus, Ochozias, Joas et Amazias,
sont passés sous silence, sans doute parce que l'Évangéliste voulait diviser sa liste en
trois groupes symétriques de quelques noms chacun.
Il faut donc conclure que la Bible ne fixe aucune date pour l'apparition du premier
homme. Mais, objectent les adversaires mal intentionnés ou mal informés, comme
Gabriel DE MORTILLET, est-ce que BOSSUET lui-même dans son Discours sur
l'Histoire universelle n'a pas fait remonter la création du monde à 4.000 ans avant
Jésus-Christ, date que certains catéchismes ont répétée et répètent encore? Sans doute,
mais ni Bossuet, ni les catéchismes n'ont jamais émis la prétention de donner cette
chronologie comme un enseignement officiel de l'Église. Et la preuve en est bien que
ceux qui font profession d'exégèse ne se croient nullement liés par une date
quelconque, et que l'un des plus illustres d'entre eux, LE HIE, a pu écrire les paroles
suivantes que nous adoptons comme conclusion. « La chronologie biblique flotte
indécise ; c'est aux sciences humaines qu'il appartient de trouver la date de la création
de notre espèce. »

131. — 2° Antiquité de l'homme d'après la Science. — La question de l'antiquité de


l'homme, que l'Église n'a jamais eu la prétention de trancher, est-elle résolue par la
Science? Celle-ci est-elle en mesure de déterminer, au moins d'une manière
approximative, la date à laquelle il faut reporter les débuts de l'humanité ? Avant de
répondre à cette question, demandons-nous de quels éléments d'information la science
dispose pour résoudre le problème. Évidemment l'histoire ne saurait lui apporter sur ce
point aucun renseignement ; celle-ci, remonte en effet, à peine à 2.000 ans avant Jésus-
Christ. Il y a bien encore les monuments et les traditions populaires que l'on rencontre
dans les pays réputés les plus anciens comme la Chine, l'Inde, l'Egypte, la Chaldée.
Mais les monuments datent d'une époque où les nations étaient déjà constituées et ne
peuvent avoir dès lors qu'une antiquité très restreinte, et quant aux traditions popu-
laires, elles appartiennent plutôt au domaine de la légende qu'à celui de l'histoire ; par
exemple, le chiffre de plus de deux millions que certains lettrés chinois assignent à
l'existence de leur pays ne repose sur aucun fondement, L''histoire n'est donc d'aucune
utilité dans la solution du problème ; tout au plus, peut-elle fixer un minimum au delà
duquel la science doit porter son enquête. L'antiquité de l'homme ne saurait dès lors
être déterminée que par la préhistoire, si tant est qu'elle puisse l'être. Or la science
préhistorique est elle-même très imparfaite pour la bonne raison qu'elle doit faire appel
à d'autres sciences telles que la géologie, la paléontologie, l'archéologie, qui sont
incapables de marquer des dates précises.
Quoi qu'il en soit, il s'agit pour la préhistoire de retrouver les premières traces de
l'espèce humaine et de calculer combien d'années ont pu s'écouler depuis. Or, comme
on peut le voir aisément, le problème une double difficulté. La première c'est que la

99
géologie n'est jamais sûre d'atteindre les traces du premier homme, et la seconde c'est
qu'il n'est guère possible d'établir de chronologie.
Voici maintenant comment les savants procèdent pour solutionner le problème. Le
premier travail est celui de la géologie. Étudiant les différentes phases par lesquelles la
terre a passé, depuis la formation de son écorce, les géologues distinguent cinq
périodes, de durée plus ou moins longue, désignées, suivant la nature des terrains et
leur ordre de superposition, sous les noms de primitive, primaire, secondaire, tertiaire
et quaternaire. La vie commence à partir de la période primaire, mais c'est seulement
dans les terrains quaternaires que l'on trouve des traces certaines de l'homme ;
l'hypothèse de son apparition à l'époque tertiaire n'a pu être démontrée jusqu'ici. Et il
faut entendre par traces certaines, non seulement les ossements qui sont un témoignage
irrécusable de son existence, mais encore les objets dont on peut garantir qu'ils furent
travaillés ou utilisés par lui : tels sont les silex taillés, les os façonnés en poinçons, en
aiguilles et en harpons, les colliers et les pendeloques qui lui servaient d'ornements.
Tous les préhistoriens s'accordent à dire que les silex de la forme chelléenne103, taillés
en amande aplatie, représentent pour le moment les traces les plus anciennes de
l'existence de l'homme. En 1867, l'abbé BOURGEOIS, supérieur du petit séminaire de
Pontlevoy, découvrira Thenay (Loir-et-Cher),dans des couches marneuses du mio-
cène104, de nombreux éolithes ou silex éclatés qui lui paraissaient indiquer les traces du
travail humain. Mais, en 1878, au congrès du Trocadéro, la majorité d'une commission
scientifique fut d'avis contraire. Il a été reconnu, depuis, que ces éolithes pouvaient
tout aussi bien être le résultat d'agents naturels et que, par exemple, des silex entraînés
par un torrent pouvaient, en s'entrechoquant, produire les éclatements que l'abbé
BOURGEOIS avait pris pour l'œuvre de l'homme. Il n'y a donc pas de preuve que les
débuts de l'humanité doivent être reportés au tertiaire.

La chronologie doit, par conséquent, jusqu'à preuve du contraire, s'établir à partir de


l'époque quaternaire. Or celle-ci se divise en deux parties : l'époque glaciaire et
l'époque moderne. L'époque glaciaire se subdivise elle-même en trois phases
principales d'avancement suivies d'une période intermédiaire de recul des glaciers. Les
restes de squelettes humains font défaut au commencement de l'ère quaternaire ; par
contre, les plus anciens silex travaillés par l'homme, qu'on a retrouvés, sont considérés
par les géologues comme de l'époque qui a précédé la seconde invasion glaciaire.

103
Au point de vue archéologique, et en considérant la matière, la forme, et le degré de perfection des
instruments, des armes, etc., qui furent travaillés par les hommes primitifs, on distingue trois âges :
l'âge de la pierre, l'âge du bronze et l'âge du fer.
L'âge de la pierre se subdivise en trois périodes : éolithique ou de la pierre éclatée, paléolithique ou de
la pierre taillée et néolithique ou de la pierre polie. La période paléolithique se subdivise à son tour en
quatre époques connues sous le nom des endroits on les divers types caractéristiques semblent dominer
: l'époque chelléenne (Chelles, commune de Seine-et-Marne), l'époque moustérienne (de Moustier,
dans la Dordogne), l'époque solutréenne (Solutré, commune de Saône-et-Loire), l'époque
magdalénienne (de la Madeleine, Dordogne).
104
La période tertiaire comprend quatre phases : éocène, oligocène, miocène et pliocène. C'est dans
une couche du miocène que les silex en question de l'abbé BOURGEOIS furent trouvés.

100
Toute tentative de chronologie doit dès lors prendre là son point de départ. Mais
comment apprécier l'âge de l'époque quaternaire? On l'a essayé en se basant sur la
marche des glaciers. Les uns, comme DE MORTILLET, ont évalué l'âge de l'humanité à
plus de deux cent mille ans ; d'autres, à dix mille ans. L'écart des deux chiffres suffit à
montrer combien les résultats de la science manquent de précision.

Conclusion. — Ainsi, comme on peut le voir, d'une part, la Foi ne peut être en
contradiction avec la Science, vu qu'elle ne fixe aucun chiffre ; d'autre part, la Science
manque encore de données suffisantes pour résoudre un problème qui doit rester bien
son domaine105.

BIBLIOGRAPHIE. — L'Ami du Clergé, 1er mars 1923 (N° 9). — Mgr FARGES, Le
Cerveau, l'Ame et les Facultés (Berche et Tralin). — P. JANET, Le Matérialisme
contemporain. — Mgr DUILHE DE SAINT-PROJET, Apologie scientifique de la Foi. —
GUIBERT, Le conflit des croyances religieuses et les sciences de la nature ; Les
Origines. — POULIN et LOUTIL, Dieu (Bonne-Presse). — Dans le Dictionnaire ap. de
la Foi ; DARIO, Art. Matérialisme ; COCONNIER, Art. Ame Dr SURBLED, Art.
Cérébrologie ; P. DE MONNYNCK., Art. Déterminisme ; abbés BREUIL et BOUYSSONIE,
Art. L'Homme préhistorique d'après les documents paléontologiques ; GUILBERT,
Unité de l'Espèce humaine. — DAUMOIJT, Le problème de l'évolution de l'homme (Se.
et Foi). — DE NADAILLAC, L'homme et le singe (Bloud), Le problème de la vie
(Masson). — DE QUATREFAGES, L'Espèce humaine (Alcan). — DE LAPPARENT,
L'ancienneté de l'homme et les silex taillés (Bloud). — M. BOULE, Les Hommes
fossiles, Éléments de Paléontologie humaine. Voir sur ce livre le compte rendu des
Études (5-20 mars 1921) et la Chronique de Préhistoire dans la Rev. d'Ap. (1er et l5
avrill921).—VIALLETON, L'Origine des êtres vivants, L'Illusion transformiste, Paris,
1929.

SECTION III RAPPORTS ENTRE DIEU ET L'HOMME

CHAPITRE I. — Religion et Révélation.

DÉVELOPPEMENT

Les Rapports entre Dieu et l'homme. Division du Chapitre.

132. — Les Rapports entre Dieu et l'homme. — Entre Dieu, créateur et Providence, et
l'homme doté d'une âme raisonnable, libre et immortelle, il importe de savoir quels

105
M. REID MOIR a retrouvé récemment dans un terrain tertiaire d'Ipswich, localité proche de
Cambridge (Angleterre), des outils de silex manifestement taillés par l'homme, et dont la présence
dans ce terrain semble ne pouvoir s'expliquer par des apports artificiels. Ces outils, qui sont du type
moustérien, marquent déjà, par la finesse du travail, un certain degré d'évolution et de culture,
supérieur aux produits de l'homme chelléen. Si rien ne vient contredire ces assertions, il s'ensuivrait
que l'homme remonterait au moins à l'époque tertiaire. L'avenir nous réserve sans doute d'autres
découvertes encore. Quelles qu'elles puissent être, elles ne pourront modifier notre conclusion et ne
sauraient s'opposer à la Foi catholique qui déclare : — 1. qu'il 'y a pas de chronologie biblique, et —
2. que l'antiquité de l'homme est un problème qui relève de la Science, et BOB de la Foi

101
sont les rapports. Que le lien de dépendance qui rattache la créature à son créateur,
impose à l'homme des devoirs envers Dieu, cela va de soi. Ce qui est certain encore,
c'est qu'à l'aide de sa raison seule, l'homme peut déterminer, plus ou moins bien sans
doute, l'ensemble de ses obligations qui constituent ce qu'on appelle la religion.
Mais la raison ne saurait aller plus loin. Ce qu'elle ne peut pas dire a priori c'est si les
rapports qui doivent exister en droit, sont ceux qui existent en fait. Car les relations,
qui se forment entre deux personnes, ne dépendent pas, toujours et uniquement, de
l'ordre naturel des choses, mais encore et surtout, de leur libre volonté. Or, sur ce
point, seule, l'histoire peut nous renseigner. C'est donc elle qu'il faut consulter pour
apprendre si, en dehors du lien naturel qui unit la créature à son créateur, il a plu à
Dieu d'établir d'autres rapports avec l'humanité, s'il n'a pas élevé l'homme à une
destinée plus haute que celle à laquelle il avait droit, et conséquemment, s'il ne lui a
pas imposé des devoirs nouveaux.
Si cette dernière hypothèse est la vraie, comment pouvons-nous en acquérir la
certitude1! A supposer que Dieu soit intervenu dans la marche de l'humanité, qu'il soit
entré en communication avec elle, nous ne pouvons pas refuser créance à sa parole,
mais à une condition toutefois» c'est que son intervention soit entourée de signes qui
ne laissent aucun doute dans notre esprit.

133. — Division du chapitre. — La recherche historique de la vraie religion suppose


donc trois questions préliminaires. Il nous faut savoir : -— 1° ce qu'est la religion en
général; — 2° ce qu'est la Religion révélée ; et — 3°œ quels signes on peut
reconnaître la "Révélation. Nous traiterons les deux premières questions dans ce
chapitre et la troisième dans le chapitre suivant.

Art. I. — De la Religion en général.

134. — Si nous considérons la religion au point de vue général, nous pouvons nous
demander : 1° quel concept nous devons nous en faire ; 2° quelle en est la nécessité ;
et 3° quelle en est l’origine.

§ 1.— LA RELIGION EN GENERAL. SES ELEMENTS. DEFINITION. OBJECTION.

135. — Étymologiquement, le mot religion vient : — a) selon les uns CICERON), de «


relegere» recueillir, ramasser, considérer avec soin, et s'oppose à negligere, faire peu
de cas, négliger ; la religion serait alors l'observation fidèle des rites ; — b) selon les
autres (LACTANCE, saint JEROME, saint AUGUSTIN), de religare, relier, la religion
ayant pour fondement le lien qui rattache l'homme à Dieu. Si la première étymologie
paraît plus probable, la seconde est plus simple et indique mieux la raison d'être de la
religion.
136. — 1° Éléments qui constituent la Religion. — II y a deux façons de déterminer
les éléments qui constituent la religion considérée en général : par la méthode a priori
et par la méthode a posteriori. — a) A PRIORI. Si l'on prend comme point de départ ce
que nous savons déjà sur la nature de Dieu et de l'homme, il est possible de déduire les
rapports qui naissent de ce fait que le premier est Créateur et Maître, et le second,
créature et serviteur. —b) A POSTERIORI. Si, au lieu de considérer la religion d'une

102
manière abstraite, nous interrogeons les faits, si, à la lumière de l'histoire, nous
étudions ce que l'on appelle le phénomène religieux, tel qu'il nous apparaît dans le
passé comme dans le présent, il est assez facile de découvrir ce qui fait le fond de
toutes les religions.
Par ce double procédé nous aboutissons au même résultat, et nous voyons que la
religion comporte un triple élément ; des croyances, des préceptes et un culte : — 1.
Des croyances ou dogmes. Il est clair, en effet, qu'aucune religion ne peut subsister
sans un certain nombre de croyances, tant sur l'existence même et la nature de la
divinité, que sur l'existence et la survivance de l'âme humaine. « Sans doute, dit DE
QUATREFAGES, cette religion pourra être rudimentaire, souvent puérile ou bizarre...
maie elle « ne perd pas pour cela son caractère essentiel... Toute religion repose sur la
croyance à certaines divinités. Les idées que les divers peuples se sont faites de ces
êtres qu'ils vénèrent ou qu'ils redoutent ne pouvaient évidemment être les mêmes. Pour
le sauvage comme pour le mahométan, le juif ou, le chrétien, l'être auquel il s'adresse
est le maître de ses destinées, et il le prie, comme eux, dans l'espoir d'obtenir le bien ou
d'écarter le mal. » Ainsi, à la base de la religion, nous trouvons la foi en une divinité
supérieure, de laquelle dépend notre destinée et que dès lors il importe de se rendre
favorable. — 2. Des préceptes fondés sur la distinction entre le bien et le mal. Toute
religion entraîne avec soi des obligations morales dont l'accomplissement ou
l'infraction implique récompense ou punition, II est assez évident que si l'on admet une
divinité souveraine, l'impiété et l'injustice ne doivent pas avoir le même sort que la
piété et la justice. — 3. Un culte, c'est-à-dire des rites, — cérémonies extérieures,
prières, sacrifices, — par lesquels l'homme traduit son respect et sa reconnaissance vis-
à-vis de son Maître et Bienfaiteur, fait l'aveu de sa dépendance, implore les faveurs de
la divinité et s'efforce de calmer son courroux, dans le cas de faute. Le culte est donc
une suite et une conséquence de la croyance à un, ou plusieurs Etres supérieurs : aussi
le retrouvons-nous, d'une manière plus ou moins parfaite, au centre de toutes les
religions.

137. — 2° Définition. — La religion, dont nous venons de déterminer les éléments


constitutifs, peut donc se définir : l'ensemble des croyances, des devoirs et des
pratiques par lesquels l'homme confesse la divinité, lui adresse ses hommages et
implore son assistance.
Nota. — La définition qui précède s'applique à la religion en général, mais, en fait, il y
a lieu de distinguer la religion naturelle et la religion surnaturelle. — a) La religion
naturelle est l'ensemble des obligations qui découlent pour l'homme du fait de sa
création, et qu'il peut discerner à l'aide de sa raison. — b) La religion surnaturelle ou
positive est l'ensemble des obligations qui sont imposées à l'homme par suite d'une
révélation divine et qui ne découlent pas nécessairement de la nature des choses.

138. — 3° Objection. — II n'est pas vrai, nous objecte-t-on, que toutes les religions
comprennent les trois éléments que nous venons de signaler comme formant l'essence
de la religion en général. Il est possible de découvrir partout une sorte de culte, si l'on
appelle de ce nom les innombrables pratiques de superstition et de magie. Mais il n'en
va pas de même des croyances et des préceptes. — a) Pour ce qui concerne d'abord les
croyances, il y a des religions qui n'admettent aucune divinité. Telle est par exemple la

103
religion des sauvages dont les seuls éléments, sont, d'après M. Salomon REINACH
(Orpheus), l'animisme, la magie, les tabous et le totémisme. — b) Quant à la morale,
elle n'a, d'après TYLOR, « aucun rapport avec la religion ou n'a tout au plus que des
rapports rudimentaires. »106 Et les principaux facteurs du développement de la morale
auraient été, selon G. LE BON107, l'utilité, l'opinion, le milieu, les sentiments affectifs,
l'hérédité, mais non la religion.

Réfutation.. — A. CROYANCES. Ainsi, d'après M. S. REINACH, la religion des


sauvages ou Primitifs, désignée souvent sous le nom de Fétichisme108, comprend bien
un certain nombre de superstitions et de pratiques, telles que l'animisme, la magie, les
tabous et le totémisme, mais non la croyance à une divinité.
Définissons d'abord les mots. — 1. L'animisme est la croyance à l'existence d'êtres
spirituels, les uns attachés à des corps dont ils sont l'âme, les autres indépendants des
corps, mais pouvant entrer en communication avec eux. L'animiste peuple donc le
mondé d'âmes et d'esprits avec lesquels il peut entrer en relations109. — 2. La magie,
c'est précisément l'art d'entrer en communication avec les esprits qui sont supposés être
derrière les corps, de capter leur influence, de se les associer par un pacte pour des
œuvres occultes. — 3. Le tabou est une interdiction de caractère sacré. Ce mot «
s'applique à tout ce qui a été désigné par l'autorité compétente, — personnes, animaux,
plantes, lieux, mots, actions, etc. — comme sacré et interdit, sous peine, en cas
d'infraction, de souillure ou de péché, entraînant la mort ou un autre dommage, à
moins qu'on n'ait été absous à temps, et qu'on n'ait satisfait par une pénitence
appropriée, ordinairement une offrande ou un sacrifice»110. — 4. Le totémisme est
difficile à définir. D'après M. S. REINACH, le totémisme est « une sorte de culte rendu
aux animaux et aux végétaux considérés comme alliés et apparentés à l'homme » ; le

106
Tylor, la civilisation primitive
107
G. LE BON, Les premières civilisations.
108
« Le fétiche est un objet vulgaire, sans aucune valeur en lui-même, mais que le Noir garde, vénère,
adore, parce qu'il croit qu'il est la demeure d'un esprit... Une pierre, une racine, un vase, une plume,
une bûche, un coquillage, une étoffe bigarrée, une dent d'animal, une peau de serpent... tout au monde
peut être fétiche pour ces grands enfants. » REVILLE, Les religions des peuples non civilisés. — II y a
trois catégories de fétiches : les fétiches familiaux, tirant leur vertu des reliques des ancêtres et destinés
à protéger la famille, le village ou la tribu ; les fétiches des bons génies et les fétiches des esprits
mauvais ou fétiches vengeurs.
Le fétiche se différencie : — a) de l'amulette en ce qu'il tire sa force et son influence de l'esprit qui
l'habite, tandis que l'amulette qui est un petit objet que l'on porte sur soi est censée préserver des
malheurs et procurer du bonheur par une vertu secrète, mystérieuse et inconsciente ; et — b) du
talisman, petit objet marqué de signes cabalistiques que l'on ne porte pas toujours sur soi comme
l'amulette, et qui est destiné à exercer une action déterminée sur les choses ou les événements, à en
changer le cours ou la nature. (Voir Mgr LE ROY, La Religion des Primitifs).
109
Comme on le voit, l'animisme est chez les sauvages ce que le spiritisme est chez les peuples
civilisés.
110
Mgr LE ROY, op. cit.

104
nom de totem, d'origine indienne (otam = marque ou enseigne) désigne « l'animal, le
végétal, ou plus rarement, le minéral ou le corps céleste en qui le clan reconnaît un
ancêtre, un protecteur et un signe de ralliement ». Le totémisme » n'a pas créé le tabou,
dont la raison d'être part d'un autre principe, mais il a été l'occasion de nombreux
tabous : c'est ainsi qu'il est généralement interdit aux membres de la famille qui porte
le nom d'un totem ou qui se réclame de lui, de le tuer ou de le manger, — si ce n'est en
sacrifice et par manière de communion, — de le toucher ou même de le regarder. »111
« L'animal ou le végétal dont il est convenu qu'on doit s'abstenir est tantôt considéré
comme sacré, tantôt comme immonde ; en réalité il n' est ni l'un ni l'autre : il est tabou.
La vache est tabou chez les Hindous, le porc est tabou chez les Musulmans et les Juifs,
le chien est tabou dans presque toute l'Europe. »112

Est-il vrai que la Religion des Primitifs consiste uniquement dans quelques croyances
et pratiques superstitieuses dont nous venons de signaler brièvement les principales ?
Sans doute, « il y a, dit Mgr LE ROY, du Fétichisme chez les Noirs, mais il y a autre
chose : le Fétichisme n'est pas tout leur culte, et encore moins toute leur Religion...
Quand on a longtemps vécu avec nos Primitifs... on arrive bientôt à cette constatation
que, derrière ce qu'on appelle leur Naturisme, leur Animisme, leur Fétichisme, surgit
partout, réelle et vivante, quoique souvent plus ou moins voilée, la notion d'un Dieu
supérieur — supérieur aux hommes, aux mânes, aux esprits et à toutes les forces de la
Nature. Les autres croyances, en fait, sont variables comme les cérémonies qui s'y
rattachent ; celle-ci est universelle et fondamentale »113. La Religion des Primitifs n'est
donc pas, comme on l'a prétendu, un Fétichisme pur et simple. Là, comme ailleurs, il
importe de distinguer ce qui constitue les vrais éléments de la Religion, de ceux qui
n'en sont que la contrefaçon.

B. MORALE. — Quant au second élément de toute religion, la Morale, peut-on dire


que la connaissance de Dieu soit sans influence sur la vie du Primitif ?... Nous ne
pouvons mieux faire que d'emprunter la réponse à M. S. REINACH lui-même. « L'hu-
manité, écrit-il, croit d'instinct qu'il existe une relation intime entre la morale et la
religion, malgré les philosophes qui voudraient constituer la morale comme une simple
création de la raison... Une restriction (morale) rentre dans la classe des tabous dont
les prohibitions ayant un caractère de moralité permanente, ne sont qu'un cas
particulier. Or un trait caractéristique des anciennes législations religieuses... c'est de
ne pas distinguer nettement les interdictions morales des autres qui sont de nature
superstitieuse ou rituelle. »114
Conclusion. — Pour les préceptes, comme pour les croyances, il faut donc savoir faire
la distinction entre les défenses de nature religieuse et celles de nature superstitieuse.
Mais il reste incontestable que les Religions, même les plus rudimentaires comme

111
Mgr LE ROY, op. cit.
112
S. REINACH, Orpheus.
113
Mgr Le Roy, Op. cit.
114
S. REINACH, Cultes. Mythes et Religions.

105
celle des Primitifs, comportent une croyance à un être supérieur et des obligations qui
découlent de cette connaissance.

§ 2. NÉCESSITÉ DE LA RELIGION.

139. — Le lien de dépendance qui rattache l'homme à Dieu est le fondement de la


Religion. Il s'agit maintenant de savoir si l'homme est libre de s'affranchir de ce lien et
de rejeter les obligations qu'il lui impose. La religion est-elle pour l'homme un devoir
auquel il n'a pas le droit de se dérober?

1° Adversaires. — Cette nécessité est niée : — a) par les athées. Que la religion n'ait
pas sa raison d'être pour ceux qui n'admettent pas l'existence de Dieu, comme les
athées, ni même pour ceux qui le déclarent inconnaissable, comme les positivistes et
les agnostiques, c'est là une conséquence toute naturelle ; — b) par les indifférentistes
qui, sans être athées, pensent que Dieu n'a que faire de nos hommages ; — c) par
certains déistes, qui ne croient pas à l'utilité de la prière ou qui estiment que Dieu doit
être adoré en esprit et en vérité, et non par un culte extérieur et public.

140. — 2° Thèse. — Il y a obligation morale pour tout homme de professer la


religion, c'est-à-dire de reconnaître Dieu comme son Seigneur et Maître et de lui
rendre un culte. Cette proposition s'appuie sur trois arguments : un argument
métaphysique, un argument psychologique et un argument historique.

A. ARGUMENT MÉTAPHYSIQUE. — Le fait que Dieu est notre Créateur, notre


Providence et notre Législateur, — ce qui a été démontré dans la première section, —
impose à l'homme des devoirs auxquels il ne peut se soustraire. En tant que Créateur,
Dieu a droit à nos hommages et à nos adorations : il faut que, par des actes de culte,
nous reconnaissions, d'une part, son souverain domaine et, de l'autre, notre absolue
dépendance. En tant que Providence, Dieu nous conserve la vie, il continue ses
bienfaits : il a droit dès lors à notre reconnaissance. En tant que Législateur, et à ne
considérer que la Religion naturelle, il nous a donné la raison qui nous permet de
distinguer entre le bien et le mal. Nous devons donc obéir à cette loi que la conscience
nous fait connaître et, quand il y a lieu, réparer nos fautes par la pénitence.

B. ARGUMENT PSYCHOLOGIQUE. — Si nous interrogeons les facultés de notre


âme, la religion nous apparaît nécessaire, dans ce sens qu'elle seule peut satisfaire leurs
aspirations. — 1. Notre intelligence cherche irrésistiblement le vrai, mais elle ne peut
le trouver qu'en Dieu, la Vérité infinie. Or la religion a pour but de l'y conduire et de
l'arracher déjà aux angoisses du doute : « Comment vivre en paix, dit JOUFFROY,
quand on ne sait ni d'où l'on vient ni où. l'on va, ni ce qu'on a à faire ici-bas ? quand
tout est énigme, mystère, sujet de doutes et d'alarmes ? »115 En nous donnant
précisément la solution de ces problèmes, la religion fixe et tranquillise notre esprit. —

115
JOUFFROY, Mélanges philosophiques.

106
2. Notre volonté tend au bien ; mais pour l'accomplir, elle se sent faible, incertaine, et
réclame un secours qu'elle ne trouve pas en dehors de la religion. — 3. Notre cœur
enfin a soif de bonheur. Mais il a beau le demander aux richesses, à la gloire, aux
plaisirs de ce monde. Celui qu'il rencontre par hasard se flétrit et se décolore aussitôt ;
jamais il ne tient ses promesses : il n'est pas ce qu'il paraissait ni surtout ce que l'on
voudrait qu'il soit. Semblable à une ombre, à un rêve trompeur, le bonheur vient dans
la mesure où il existe ici-bas : illusoire et fugitif. La religion seule peut combler le vide
de notre âme en y mettant Dieu.

C. ARGUMENT HISTORIQUE. — L'histoire nous témoigne que la religion est un fait


universel, à tel point que des anthropologistes ont défini l'homme « un animal
religieux». Or ce fait serait incompréhensible, si la croyance au surnaturel116 ne
répondait pas à un besoin intime d« l'homme et ne s'imposait pas à lui comme une
nécessité.
Que la religion soit un fait universel, c'est là un point d'histoire que l'on ne conteste
plus à notre époque.— 1. Sans doute, certains paléontologistes, comme Gabriel DE
MORTILLET, l'ont nié de l'homme primitif et ont prétendu que la préhistoire ne pouvait
apporter aucune preuve que la religion aurait existé à l'âge de la pierre taillée. Les
choses seraient telles que nous ne pourrions rien conclure plutôt dans un sens que dans
l'autre, vu que des générations aussi éloignées de nous ont pu disparaître sans laisser
de traces de leurs manifestations religieuses. Mais il n'en est pas ainsi, et l'on a
retrouvé dans plusieurs stations paléolithiques de nombreux objets que les
paléontologistes s'accordent à regarder comme des instruments de culte, des talismans
ou amulettes. — 2. Nos adversaires ont encore allégué l'exemple des sauvages actuels
; et certains voyageurs, comme LUBBOCK, ont cherché à établir qu'ils n'avaient
rencontré parmi eux aucune croyance religieuse. Nous avons vu précédemment (N°
138) ce qu'il fallait penser de cette opinion. Elle s'appuie sur des recherches
superficielles, ainsi que le constate le célèbre professeur hollandais TIELE, dans son
Manuel de l'histoire des religions : « L'assertion, dit-il, d'après laquelle il y aurait des
peuples ou des tribus sans religion, repose, soit sur des observations inexactes, soit sur
une confusion d'idées... On a donc le droit d'appeler la religion prise dans son sens le
plus large un phénomène propre à l'ensemble de l'humanité. »
3. Il est vrai que des positivistes, tels que A. COMTE, tout en reconnaissant le fait,
essaient d'en contester la valeur en faisant entrevoir la disparition des dogmes dans un
avenir plus ou moins prochain, en montrant la science succédant à la religion, et l'ère
théologique faisant place à la religion de l'Humanité, laquelle doit répondre, d'une
façon définitive, à l'irréductible instinct religieux de la nature humaine. C'est là une
pure hypothèse qui ne repose sur aucun fondement et qui, en tout cas, sort du domaine
des faits. Nous n'avons pas à percer le voile de l'avenir, ni à rechercher ce que
l'humanité sera un jour ; il s'agit de ce qu'elle fut et de ce qu'elle est. Sur ce double

116
Le surnaturel, tel que nous l'entendons ici, désigne le monde invisible, distinct du nôtre, où il y a
des êtres réels, vivants, personnels et libres avec lesquels toutes les religions enseignent que l'homme
peut avoir des rapports. — II ne faut pas confondre cette signification avec le sens strict du mot, et
comme l'emploient les théologiens catholiques, pour désigner la révélation proprement dite et la grâce,
moyen surnaturel, c'est-à-dire au-dessus des exigences de notre nature, pour arriver à la vision
béatifique.

107
terrain des faits, — le seul sur lequel puisse se placer tout positiviste conséquent avec
lui-même, — nous pouvons dire que les hommes de tous les temps, non seulement ont
affirmé l'existence du surnaturel, mais même ont cru à la possibilité d'entrer en
relations avec des êtres supérieurs, de se les rendre propices soit par la prière, soit par
d'autres moyens. Toutes les religions se sont proposé de mettre l'homme en rapport
avec la divinité, et la Religion naturelle, quelque séduisante qu'elle puisse paraître dans
les descriptions de Jean-Jacques ROUSSEAU (Profession de foi d'un Vicaire Savoyard),
de V. COUSIN et de J. SIMON (La Religion naturelle), a toujours paru insuffisante.
Nous avons donc le droit de conclure que la nécessité de la Religion nous est
démontrée par la raison, par les aspirations de l'âme humaine et par l'histoire.
Remarque. — Nous pourrions nous demander si la nécessité d'une Religion en général
implique le devoir d'accomplir certains actes de religion en particulier, et quels actes
plus spécialement doivent nous concilier la divinité. Ces différents points rentrent
mieux dans l'exposition de la Doctrine catholique, où il est question de la prière, des
actes de culte et du sacrifice. Nous y renvoyons117.

§ 3. — ORIGINE DE LA RELIGION.

141. — Position du problème. — Rechercher l'origine de la Religion, c'est se


demander si la Religion vient de l'homme ou de Dieu, si elle est une invention
humaine ou si elle est de provenance divine. Or la question peut être envisagée à un
double point de vue : au point de vue historique et au point de vue dogmatique.
Evidemment l'apologiste n'a le droit de traiter la question que du seul point de vue
historique, mais il a en même temps le devoir de montrer qu'il n'y a pas opposition
entre les deux points de vue.
Deux hypothèses principales ont été proposées pour expliquer l'origine de la religion :
la première, soutenue par les rationalistes, suppose que la religion primitive est le
produit de l'homme et que la première forme en fut le polythéisme ; la seconde pense,
au contraire, que l'espèce humaine fut instruite, d'abord, par Dieu lui-même, et que la
religion primitive fut le monothéisme. Nous allons exposer rapidement ces deux
opinions.

142. — I. Hypothèse rationaliste. — 1° Préliminaires. Remarquons, avant d'aborder


le système rationaliste, que beaucoup d'historiens des religions, à tendances
matérialistes et positivistes, attachent le plus vif intérêt à la question qui nous occupe,
moins par une curiosité philosophique, assurément très légitime, que par l'arrière-
pensée de trouver un terrain où ils puissent battre en brèche le catholicisme. Ils
étudient donc les faits religieux comme le physicien et le chimiste étudieront les faits
de la nature. Appliquant la méthode positive, ils décrivent, analysent, classent les
phénomènes religieux avec une précision rigoureuse ; puis, comme dans toute science
positive, ils recherchent les lois qui président à l'éclosion et au développement du
sentiment religieux. Passant ainsi en revue les croyances, pratiques, cultes,
superstitions et magies des peuples, tant anciens que modernes, ils prétendent aboutir à
cette conclusion : que toutes les religions ont une origine naturelle qui ne suppose

117
Voir notre Doctrine catholique N° 171, 327, 381 et SUIV.

108
aucune intervention supérieure. L'on voit tout de suite les conséquences d'une telle
hypothèse, si elle était démontrée historiquement vraie. Ce ne serait rien moins que la
ruine du dogme catholique qui enseigne qu'Adam et Eve furent éclairés au sujet de
leurs devoirs par une révélation divine.

2° Exposé du système rationaliste. — L'hypothèse rationaliste s'appuie sur un double


argument : philosophique et historique.

A. ARGUMENT PHILOSOPHIQUE.— Les rationalistes qui adoptent la thèse de


l'évolution, — et c'est la majeure partie, — raisonnent de la manière suivante.
L'homme, disent-ils, étant sorti de l'animal par une longue série de lentes
transformations, ne fut pas religieux à l'origine, il ne le devint que peu à peu. Sa
religion fut d'abord vague et grossière, comme nous Je constatons encore aujourd'hui
chez les sauvages qui représentent à nos yeux les mœurs et les croyances des hommes
primitifs. Elle se perfectionna, s'idéalisa petit à petit : le primitif fut d'abord animiste,
fétichiste, puis idolâtre, puis polythéiste, et enfin monothéiste. Les différentes
croyances religieuses marquent donc les étapes qui vont de l'état sauvage à la
civilisation.
Cependant l'évolution n'est qu'une partie du système rationaliste, car il va de soi que, si
elle suffit à expliquer, dans une certaine mesure, le développement des religions, elle
ne dit pas comment est né le sentiment religieux. La question de l'origine de la religion
n'est donc pas résolue par la doctrine de l'évolution. Si l'homme n'a pas toujours été
religieux, ou même s'il l'a toujours été, d'où lui est venu ce besoin du surnaturel? Les
rationalistes ont proposé, pour solutionner le problème, de multiples théories dont les
trois principales sont : la théorie naturiste, la théorie sociologique et la théorie
psychologique. — 1. Théorie naturiste. A mesure qu'il se dégagea de l'animalité,
l'homme voulut se rendre compte des phénomènes merveilleux de la nature qui
frappaient son imagination. Incapable d'en découvrir la cause réelle, il supposa qu'il y
avait derrière eux des agents qui les produisaient à leur gré ; c'est ainsi qu'il peupla le
monde d'êtres invisible, d'âmes, de génies, de dieux, etc. L'origine de la religion serait
donc à chercher dans l'étonnement devant la grandeur des phénomènes
atmosphériques, dans l'ignorance et la crainte physique ou morale, dans les troubles de
conscience nés de la peur du châtiment. Cette théorie est adoptée, au moins dans son
fond, par les positivistes A. COMTE, LITTRE, H. SPENCER, LUBBECK, et plus
récemment, par A. REVILLE. — 2. Théorie sociologique. D'après les partisans de cette
théorie (DURKHEIM, MAUSS, LEVY, HUBERT...) la religion serait l'œuvre de la société ;
elle aurait été d'abord un ensemble de croyances et d'interdictions (tabous) imposées
par la collectivité à ses membres : croyances et interdictions sans lesquelles aucune
société ne saurait ni exister ni se développer. Et la preuve que telle est bien l'origine de
la religion, disent les sociologistes, c'est que le culte et toutes les manifestations
religieuses ont toujours fait partie de la vie sociale. — 3. Théorie psychologique. Bien
que-différant dans leurs explications, tous les psychologistes s'accordent sur ce point
général que la religion serait issue de la nature de l'homme, que les croyances, la
morale, le culte, bref, toute l'organisation religieuse serait le produit du cœur humain.
Et le principal argument sur lequel ils s'appuient, est tiré de la permanence et de
l'identité du phénomène religieux. Les mêmes effets supposant les mêmes causes, il

109
faut, disent-ils, rejeter l'hypothèse d'une simple coïncidence ou du hasard, et admettre
comme seule cause possible l'identité de la nature humaine. « II faut donc, dit M.
Salomon REINACH (Culte, Mythes et Religions), chercher l'origine des religions dans la
psychologie de l'homme, non pas de l'homme civilisé, mais de celui qui s'en éloigne le
plus, dans la psychologie des sauvages actuels. »
A la théorie psychologique l'on pourrait rattacher la théorie moderniste qui attribue
l'origine de la religion à l'action de Dieu ou du divin dans la subconscience. D'après
les partisans de ce système, les relations entre Dieu et l'homme s'établiraient d'abord au
fond de l'âme, dans cette partie qui constitue le domaine de l'inconscient. La religion
naîtrait le jour où ces rapports intimes entre Dieu et l'homme sortiraient de la sub-
conscience et seraient perçus par la conscience qui ferait, alors seulement, l'expérience
individuelle de ses relations avec l'invisible ; le subconscient serait, dans cette '
hypothèse, le trait d'union entre les deux mondes : le surnaturel et la nature (voir W.
JAMES, L'Expérience religieuse).

B. ARGUMENT HISTORIQUE. Quels que soient les services que la philosophie


puisse rendre dans la recherche de l'origine de la religion, il est clair que la question
est, avant tout, historique. Les rationalistes, d'ailleurs, ne l'ont pas compris autrement,
et ils ont demandé à l'histoire des preuves que celle-ci était bien incapable de leur
donner. Ils ont donc prétendu que l'animisme (voir Î7° 138) faisait le fond des religions
des peuples les plus anciens, des Sumir et des Acead, races primitives de la Chaldée,
des Égyptiens et des Chinois, et que c'est de cette forme primitive, de cette simple
croyance aux esprits invisibles et aux génies que seraient sorties les formes les plus
parfaites et les religions les plus élevées.

143. — II. Hypothèse catholique. — Nous appelons de ce nom l'hypothèse des


historiens des religions qui, sans s'appuyer Sur le dogme catholique prétendent que, du
seul point de vue historique, il est tout aussi admissible et même plus vraisemblable,
d'attribuer l’ origine de la religion à une révélation primitive et de croire que la
première forme religieuse fut le monothéisme. L'hypothèse catholique s’appuie sur un
double argument : un argument négatif et un argument positif.

A. ARGUMENT NÉGATIF. — L'un des meilleurs arguments en faveur de la thèse


catholique, c'est précisément la faiblesse et l'insuffisance du système rationaliste. Les
historiens catholiques n'ont pas de peine à montrer que les raisons apportées par les
rationalistes à l'appui de leur thèse ne sont pas convaincantes. — a) Tout d'abord pour
ce qui concerne l'argument philosophique, ils font remarquer que la doctrine de
l'évolution, en dépit de la vogue dont elle jouit, est loin d'être une certitude118 et qu'elle
ne semble pas applicable à tous les domaines. Or, disent-ils, baser une théorie
religieuse sur une hypothèse non vérifiée, n'est pas un procédé scientifique. Quant aux
trois systèmes qui se font fort d'expliquer l'origine du phénomène religieux, s'ils

118
L'histoire des religions paraît même la contredire. Elle nous atteste, en effet, que les idées
religieuses ne se sont pas toujours perfectionnées, qu'il y a eu parfois recul : ainsi, les peuples
sémitiques sont souvent allés du plus parfait au moins parfait, du monothéisme au polythéisme, à
l'idolâtrie et au fétichisme.

110
contiennent des parcelles de vérité, ils n'en sont pas moins incomplets. — 1. La théorie
naturiste qui met l'origine de la religion dans l'ignorance ou la peur, ne rend pas
compte de la permanence du culte, si, à la rigueur, elle en peut expliquer l'origine ; car
l'ignorance et la peur sont des causes passagères qui doivent disparaître avec
l'explication des phénomènes merveilleux de la nature. — 2. La théorie sociologique
est-elle plus soutenable quand elle donne pour cause au sentiment religieux l'influence
de la société ? II est permis d'en douter. Il est vrai que l'un des caractères du
phénomène religieux, c'est d'être collectif et ce trait a paru si essentiel à certains apo-
logistes qu'ils en ont parfois exagéré l'importance, comme en témoignent les paroles
suivantes : « II n'y a pas, dit BRUNETIERE, de religion individuelle, on ne peut pas plus
être seul de sa religion, qu'on ne le pourrait être de sa famille et de sa patrie : patrie,
famille, religion, sont des expressions collectives s'il en fut jamais.»119 Mais de ce que
la religion est ordinairement sociale, — et cela n'est pas étonnant, puisque le lien qui
nous rattache à Dieu est le même pour tous les hommes, — il n'en faut pas conclure
que l'homme ne peut être religieux qu'autant qu'il fait partie de la société ; ni
davantage, que l'origine de la religion se trouve dans la collectivité. On peut être
religieux tout en vivant dans les déserts, témoin les ermites et les anachorètes. Tout au
plus peut-on dire que la forme sociale accompagne généralement le phénomène
religieux, mais il ost faux de prétendre qu'elle le crée. Donc le sociologisme ne résout
pas le problème. — 3. La théorie psychologique et la théorie moderniste n'ont pas tort
quand elles font une large place soit au sentiment religieux, soit à l'influence de Dieu
sur l'âme humaine, mais elles sont insuffisantes en laissant de côté le rôle de la raison.
b) L’argument historique invoqué par les rationalistes n'a pas plus de valeur. L'histoire
ne prouve pas que l'animisme soit la plus ancienne forme religieuse. « En effet, dit
l'abbé DE BROGLIE, il est une conception religieuse, toute différente de la conception
animiste, tout aussi ancienne que celle-ci et qui semble lui être irréductible, et ne
pouvoir nullement en sortir. C'est la conception de la divinité q\ie nous trouvons dans
les Védas dé l'Inde et dans la religion officielle de l'Egypte et qui paraît aussi être
l'antique religion de la Syrie. Ce qui caractérise ces religions c'est une conception de la
divinité très élevée, mais vague.» 120 Mais à supposer que l’histoire fût en faveur de la
thèse rationaliste, la question de l’origine de la religion ne serait pas encore résolue,
car de l’histoire il faudrait remonter à la préhistoire, et celle-ci, nous l'avons déjà vu,
ne peut nous donner que des éléments très incomplets de solution (voir N° 140, Argu-
ment historique).

B. ARGUMENT POSITIF. — Si nous considérons comment se fait l'éclosion du


sentiment religieux dans chaque individu, nous constatons que l'enfant reçoit sa
religion de ses parents et de son milieu. Sans doute l'homme apporte en naissant des
facultés et des dispositions religieuses. Non seulement son cœur a des aspirations qui
le poussent vers l'Infini, vers le Divin, mais sa raison, consciente de sa faiblesse et de
son insuffisance, s'élève de la contingence du monde à l'idée d'une Cause première, de
l'Etre suprême. Assurément ce sentiment de dépendance est une des sources

119
BRUNETIERE, Sur les chemins de la croyance, Ch. III, La religion comme fait sociologique.
120
Abbé de Broglie, Problèmes et conclusions de l’histoire des religions.

111
principales de la croyance en Dieu. Mais il n'en est pas moins vrai que, dans le cours
ordinaire des choses, ces dispositions ne se développent pas spontanément, et que
l'initiation religieuse se fait par la tradition. Pourquoi ne pourrait-on pas alors supposer
que ce qui se passe tous les
jours pour l'individu, a eu lieu à l'origine pour l'espèce humaine ? Pourquoi le premier
homme n'aurait-il pas pu être instruit directement par Dieu ? Pour trouver cette
hypothèse inadmissible, il faudrait dire, ou que Dieu n'existe pas, ou que, s'il existe, il
se désintéresse de son œuvre. L'idée d'une révélation primitive est donc vraisemblable.
Elle a de plus l'avantage de rendre compte de ce fond identique que nous retrouvons
dans les conceptions religieuses de tous les temps et de tous les pays.121

Conclusion. — Comme on le voit, l'hypothèse catholique est une interprétation des


faits aussi simple et aussi logique que l'hypothèse rationaliste. Du seul point de vue
historique, rien ne nous empêche donc d'admettre : — 1. que la religion a son origine
dans un enseignement primordial donné par le Créateur à sa créature, enseignement
qui trouva dans les aspirations religieuses de l'homme un terrain tout préparé ; et — 2.
que peu à peu, au contact des passions humaines, cette religion spiritualiste est allée se
dégradant, et a pris les formes les plus grossières, sauf chez un peuple (peuple juif), qui
est resté monothéiste et a gardé seul le dépôt de la tradition primitive.

Art. II. — La Révélation.

La religion naturelle est pour l'homme un devoir autant qu'un besoin, voilà ce dont
l'article précédent nous a donné la certitude (N° 139). Autre question maintenant : la
religion naturelle suffit-elle ? Certainement oui, s'il n'existe entre Dieu et la créature
que les rapports qui découlent de la création. Non, au contraire, si Dieu a établi un
nouvel ordre de choses, s'il lui a plu, par un don purement gratuit, d'appeler l'homme à
une vie supérieure, à une vie surnaturelle entraînant la connaissance d'autres vérités et
d'autres devoirs. Mais il est clair, d'autre part, que, si cette hypothèse s'est réalisée, les
hommes n'ont pu l'apprendre que par révélation divine. D'où le travail préliminaire, qui
s'impose à notre étude, de rechercher : 1° ce qu'il faut entendre par la révélation ; 2° si
elle est possible, et 3° si elle est nécessaire.

§ 1. — LA REVELATION. NOTION. ESPECES.

121
Une autre hypothèse (Max MULLER), appelée l'hénothéisme, pense que la religion rait le résultat
d'un double élément : un élément subjectif et un élément objectif. L’élément subjectif consisterait dans
une faculté spéciale à l’homme par laquelle il percevrait l’infini et aurait le sentiment du divin.
L'élément objectif serait fourni par l'univers et les grands phénomènes de la nature. De la rencontre de
ces deux éléments serait née l'idée de la divinité, d'une divinité une, mais pouvant subsister en
plusieurs sujets, par opposition au monothéisme qui croit nue les attributs divins, que la divinité réside
dans un sujet unique

112
144. — 1° Notion. — Étymologiquement, révéler (lat. revelare} signifie écarter le
voile qui recouvre un objet et nous empêche de le voir.
a) Dans le sens général du mot, la révélation c'est la manifestation d'une chose cachée
ou inconnue. Elle est humaine ou divine, selon que la chose est révélée par l'homme ou
par Dieu. — b) Dans le sens spécial et théologique, la révélation c'est la manifestation,
faite par Dieu, de vérités ou de devoirs que l'homme ne connaît pas. La révélation est
donc toujours un fait surnaturel, vu qu'elle implique l'intervention de Dieu. Mais elle
peut l'être de double façon, soit quant à la substance, soit quant au mode : — 1. Quant
à la substance, si la vérité révélée (mystères) dépasse les forées dé la raison : c'est alors
la révélation proprement dite. — 2. Quant au mode, si la vérité révélée est une vérité
naturelle et que la raison peut, à la rigueur, la découvrir (existence de Dieu) : c'est,
dans ce cas, la révélation improprement dite.

145. — FAUSSES CONCEPTIONS DE LA RÉVÉLATION. —De quelque nature


qu'elle soit, la révélation ne doit pas être entendue : — 1. à la manière des rationalistes
ou des protestants libéraux qui, à la suite de KANT, SCHLEIERMACHER, RITSCHL,
SABATIER, appliquent le mot révélation à un certain commerce avec l'Être suprême,
qui s'établit surtout par la prière; — 2. ni à la manière des modernistes, pour qui la
révélation n'est pas la manifestation d'une doctrine ayant pour objet, comme ils disent,
« des vérités tombées du Ciel » (LOISY), mais uniquement « la conscience acquise par
l'homme de ses rapports avec Dieux. Dans cette théorie, la révélation est toute
subjective, et se produit dans la conscience de chaque individu.

146 — 2° Espèces. — A. Selon la MANIÈRE dont elle est faite, la révélation est
immédiate ou médiate : — a) immédiate, lorsqu'elle vient directement de Dieu lui-
même ; — b) médiate, lorsqu'elle est portée à notre connaissance par l'intermédiaire
d'un autre homme, comme par exemple, la révélation qui nous a été transmise par les
Apôtres.
La révélation immédiate se subdivise elle-même en : — 1. révélation interne, si Dieu
manifeste la vérité sans l'accompagner de signes visibles et par une simple action
directe sur les facultés de l'âme ; et — 2. révélation externe, lorsque la lumière qui se
fait dans l'âme est accompagnée de signes sensibles.
B. Selon le BUT qu'elle poursuit, la révélation est : — a) privée, lorsqu'elle s'adresse à
une ou plusieurs personnes particulières ; — b) publique, si elle s'adresse à une
collectivité (ex : révélation mosaïque pour le peuple juif) ou à tout le genre humain
(révélation chrétienne).

§ 2. — POSSIBILITE DE LA REVELATION.

147. — La révélation, entendue dans le sens d'une communication, faite par Dieu, soit
de vérités inaccessibles ou non à la raison, soit de préceptes qui obligent la conscience
humaine, est-elle possible ?

1° Adversaires. — La possibilité de la révélation est niée : — a) par les athées,


matérialistes, panthéistes, etc. Il est évident que pour ceux qui n'admettent pas
l'existence ou la personnalité de Dieu, il n'y a pas d'intervention divine possible ; — b)

113
par les déistes et les rationalistes qui, pour la plupart, rejettent la révélation en général,
et plus spécialement, la révélation médiate et celle des mystères.
148. — 2° Thèse. — La révélation, quels qu'en soient la substance et le mode,
n'implique aucune impossibilité. La proposition s'appuie sur une double preuve :
indirecte et directe.

A. PREUVE INDIRECTE TIRÉE DE LA CROYANCE UNIVERSELLE. — Si l'on jette


un coup d'œil sur les religions, du passé comme du présent, on constate que tous les
peuples ont cru à l'existence et, par le fait, à la possibilité d'un commerce surnaturel
avec Dieu. La religion des Primitifs elle-même comporte des relations avec les Etres
supérieurs (N° 138). Tous les cultes n'ont-ils pas leurs Livres saints où sont consignées
les vérités révélées1? Nous trouvons le Zend Avesta chez les Perses, le Véda chez les
Hindous, le Coran chez les Musulmans, la Bible (Ancien Testament) chez les Juifs, la
Bible (Ancien et Nouveau Testament) chez les Chrétiens.

B. PREUVE DIRECTE TIRÉE DE LA RAISON. — La raison ne voit rien qui s'oppose


à la révélation, ni du côté de Dieu, ni du côté de l'homme, ni du côté de l'objet révélé.
— a) Du côté de Dieu, La révélation ne répugne pas aux attributs de Dieu ; elle ne
répugne ni à sa majesté, ni à sa sagesse. — 1. Pourquoi Dieu, qui a créé l'homme, ne
pourrait-il lui parler pour l'instruire et lui donner une règle de vie ? Il n'y a rien dans
cette hypothèse qui soit contraire à sa majesté. — 2. La sagesse divine n'est pas non
plus mise en défaut, du fait de la révélation, car celle-ci n'est pas, comme l'a prétendu
le rationaliste allemand STRAUSS, une retouche de l'œuvre divine. La révélation, aussi
bien que la création, ont été prévues de toute éternité ; bien qu'elles se soient réalisées
dans le temps et qu'elles nous apparaissent ainsi comme deux moments de l'action
divine, elles n'en sont pas moins éternelles dans la pensée de Dieu.
b) Du côté de l'homme, la révélation ne blesse en rien l'autonomie de la raison. Elle
respecte son indépendance sur le terrain des recherches scientifiques. Si parfois les
vérités qu'elle contient sont au-dessus de la raison, elles ne sont jamais contre : loin de
la contredire, la révélation a généralement pour but de la confirmer et de la compléter.
c) Du côté de l'objet révélé.— 1. Que Dieu puisse nous révéler des vérités accessibles
à la raison, mais que l'intelligence humaine, réduite à ses seules forces, découvrirait
difficilement, cela est évident. — 2 Qu'il révèle des préceptes positifs qui ne découlent
pas de la nature des choses et qui dépendent de sa libre volonté, cela se comprend
encore, car, en tant que créateur. Dieu est notre maître, et en tant que maître, il est
législateur. Il a donc le droit de faire des lois soit pour préciser les commandements de
la loi naturelle, soit pour réclamer de nous la soumission que toute créature lui doit
mais que trop souvent nous perdons de vue. — 3. La difficulté commence lorsqu'il
s'agit de mystères, c'est-à-dire de vérités qui dépassent la raison, au point que celle-ci,
non seulement ne peut les découvrir, mais ne peut ni les démontrer ni même les
comprendre, lorsqu'elle en connaît l'existence. La révélation de semblables vérités est-
elle chose possible?

149.— POSSIBILITÉ DE LA RÉVÉLATION DES MYSTÈRES. — La révélation des


mystères n'implique aucune répugnance, ni de la part de Dieu, ni de la part de
l'homme. — 1) De la part de Dieu. Dieu est omniscient. S'il lui plaît de communiquer

114
à l'homme des vérités de l'ordre surnaturel122, qui sont inaccessibles à la raison
humaine, quels motifs pourraient bien l'en empêcher ? Mais, dira-t-on, le mystère c'est
le mystère. Dieu ne peut le révéler sans qu'il cesse d'être un mystère. La révélation d'un
mystère qui reste mystère implique donc une contradiction dans les termes. — La
contradiction n'est qu'apparente, car, quand nous disons que Dieu révèle un mystère,
nous n'entendons pas par là qu'il nous fait pénétrer dans la nature intime de la chose
révélée. La révélation nous apprend seulement qu'une chose est ; elle nous fait savoir
par exemple que trois personnes distinctes subsistent dans une seule nature divine,
mais elle s'arrête là, elle ne nous fait pas comprendre comment la chose est, ni
comment elle peut être. Le mystère reste donc incompréhensible. Mais ne confondons
pas incompréhensible avec inintelligible. Le mystère serait inintelligible s'il était
dépourvu de sens. Or il n'en est pas ainsi. Lorsque nous affirmons que le Christ est
présent sous les espèces sacramentelles, nous savons ce que nous disons et nous
comprenons qu'il n'y a pas contradiction entre les deux termes de notre jugement ; le
mystère commence lorsque nous voulons aller plus loin ot rechercher comment la
chose se fait et peut se faire. — 2) De la part de l'homme. L'homme aurait le droit de
rejeter le mystère si celui-ci était absurde et répugnait à sa raison. Mais le mystère ne
contient aucune absurdité. Les contradictions apparentes que les incrédules y croient
rencontrer, proviennent soit d'une explication défectueuse, — ce qui est la faute de
théologiens inhabiles, — soit d'une fausse interprétation de la vérité proposée, — ce
qui leur est imputable. Loin de répugner à la raison, le mystère peut lui être de grande
utilité. Outre qu'il abaisse son orgueil et lui rappelle sa faiblesse et son insuffisance, il
n'y a peut-être pas de thème plus propice à la piété affective que la méditation des
grands mystères d'amour tels que la Trinité, l'Incarnation, la Rédemption, l'Eucharistie,
etc.

Conclusion. — Nous pouvons donc conclure que la révélation, considérée au point de


vue de sa substance, ne répugne pas, et même, qu'elle convient. La même conclusion
s'impose si l'on envisage le mode par lequel elle nous est connue, et en particulier la
révélation médiate. Si la révélation immédiate nous paraît un procédé plus commode
pour nous, la révélation médiate se recommande pour une double raison : — 1.
D'abord elle rentre dans l'ordre choisi par Dieu dans ses œuvres. L'expérience ne nous
montre-t-elle pas à chaque instant que Dieu se sert des causes secondes pour réaliser
ses desseins ? — 2) De plus, ce mode de révélation est en harmonie avec la nature
sociale de l'homme. Au lieu que la révélation immédiate isolerait les hommes sur la
question religieuse, la révélation médiate les unit par les liens les plus étroits de la
charité et de l'obéissance

122
Nous ne parlons que des vérités de l'ordre surnaturel. Non pas que nous prétendons qu'il n'y ait pas
de mystères dans l'ordre naturel. Nous pensons au contraire que la science est loin d'avoir résolu toutes
les énigmes de la création, et que le savant Berthelot qui proclamait que « Le monde est aujourd'hui
sans mystères », était bien vain de le croire et de le dire. Cependant il faut admettre que sur ce terrain
l'impuissance de la raison n'est qu'accidentelle, et que, plus la science progresse, plus elle fait reculer
le mystère. Il n'en est pas de même des vérités de l'ordre surnaturel : ces dernières ne peuvent être que
des mystères, puisqu'elles sont d'un ordre qui dépasse la nature.

115
§ 3. — NÉCESSITÉ DE LA RÉVÉLATION.

150. — La révélation est possible ; bien plus, elle convient ; faut-il aller plus loin et
dire qu'elle est nécessaire?

1° Ce qu'il faut entendre par nécessité. — D'une manière générale, on dit qu'une
chose est nécessaire, quand elle est le seul moyen d'atteindre la fin que l'on poursuit.
Or le moyen est : — a) physiquement nécessaire lorsque aucun autre ne peut le
suppléer ; — b) moralement nécessaire, lorsque, sans lui, la fin ne saurait être atteinte
qu'avec beaucoup de peine ou imparfaitement.

151. — 2° Nécessité de la Révélation. — Quand on se demande si la révélation est


nécessaire, il importe avant tout de dédoubler la question et d'envisager les doux
hypothèses d'une religion naturelle et d'une religion surnaturelle. La doctrine de
l'Église peut se formuler dans les deux propositions suivantes :

1re Proposition. — HYPOTHÈSE DE LA RELIGION NATURELLE. Dans la condition


présente de l'humanité, la révélation est moralement nécessaire, pour que tous les
hommes puissent arriver à une connaissance, certaine et exempte d'erreurs, de
l'ensemble des vérités et des devoirs de la religion naturelle.
Nota. — Remarquons, avant de prouver la thèse catholique, qu'il s'agit : — a) d'une
nécessité relative et morale ; relative, en tant qu'elle résulte des conditions actuelles123
de l'humanité ; morale, c’est-à-dire provenant d'une difficulté très grande de connaître
les vérités de la religion naturelle. — b) II s'agit, en outre, de l'ensemble du genre
humain et de l'ensemble des vérités religieuses, et non pas d'un individu prie en parti-
culier ou d'une vérité considérée isolément. L'Église ne prétend donc pas que la raison
soit radicalement impuissante. Elle tient un juste milieu entre : — 1. l'opinion des
traditionalistes et des fidéistes (HUET, DE BONALD, BAUTAIN), d'après laquelle la
raison est tellement faible que, réduite à elle seule, elle ne peut arriver à connaître
aucune vérité religieuse ; et — 2. l'opinion des rationalistes (Jean-Jacques ROUSSEAU,
COUSIN, JOUFFROY, J. SIMON), qui soutiennent que la révélation est superflue, et que
la raison peut arriver par ses propres forces à la connaissance de la religion naturelle.
La thèse catholique s'appuie sur un argument historique et sur un argument
psychologique.

A. ARGUMENT HISTORIQUE. — L'histoire nous montre que tous les peuples, même
les plus civilisés, comme les Grecs et les Romains, tombèrent dans les plus graves
erreurs sur la religion. Nous voyons par leurs mythologies, que, non seulement ils
étaient polythéistes idolâtres, mais qu'ils concevaient leurs dieux à leur image : vicieux
et criminels comme eux, afin de trouver un encouragement ou une excuse à leurs pires
excès, car il est tout à fait logique que d'une notion fausse de la divinité découlent les
conséquences les plus fâcheuses pour la morale. Le culte lui-même ne fut-il pas chez

123
D'après le dogme catholique, l'impuissance de la raison est la conséquence d une déchéance de la
nature humaine, causée par le péché originel. Toutefois cette vérité n'étant connus que par la
Révélation, l'apologiste ne doit pas en faire usage.

116
eux un prétexte à la débauche ? Qui n'a entendu parler, par exemple, des bacchanales,
des lupercales et des saturnales, de ces fêtes en l'honneur des dieux où le désordre et la
licence se donnaient libre cours ?
Mais, dira-t-on, les philosophes illustres de l'antiquité, les Socrate, les Platon, les
Aristote, les Cicéron, les Sénèque, les Marc-Aurèle ne pouvaient-ils pas instruire le
peuple ? — Sans compter qu'ils avaient pour lui le mépris le plus profond, témoin ce
vers du poète latin :
« Odi profanum vulgus et arceo » (HORACE, l. III, Ode 1.)
ils auraient dû auparavant se mettre eux-mêmes d'accord sur les questions les plus
vitales de la religion : sur la nature de Dieu et du monde, sur l'origine et la destinée de
l'âme humaine, etc.124
Dira-t-on encore que ce que le passé n'a pu faire, les philosophes modernes l'ont
réalisé, et que, s'il se rencontre parmi ces derniers un certain nombre de matérialistes,
de positivistes ou d'agnostiques, il y a eu aussi des spiritualistes comme J. SIMON, qui,
sans autre secours que la raison, ont pu tracer tous les devoirs de la religion naturelle?
Sans doute, mais à supposer que les philosophes en question n'aient subi aucunement
l'influence de la révélation chrétienne, — ce qui serait difficile à prouver, car les traces
du contraire apparaissent avec évidence dans le livre de J. SIMON (La Religion
naturelle), où l'auteur promet par exemple la vision béatifique à ses adeptes, — à
supposer donc que la raison soit assez puissante pour établir les grandes lignes de la
religion naturelle, cela démontrerait justement les deux points de notre thèse : à savoir
que la raison, considérée individuellement, n'est pas radicalement impuissante, mais
qu'elle l'est si on l'envisage dans l'ensemble du genre humain.

B. ARGUMENT PSYCHOLOGIQUE. — Cette preuve est une conséquence de la


précédente. Si l'expérience de tous les âges nous démontre que le genre humain s'est
généralement trompé dans la solution de la question religieuse, il faut bien supposer
qu'il doit y avoir une cause permanente d'erreur. Or cette cause ne peut être autre que
la faiblesse relative de la raison. C'est que les hommes, pris dans leur ensemble, sont
incapables, soit par défaut d'intelligence, soit par faute de temps ou d'application, soit
par suite des préjugés et des passions, d'atteindre la vérité et de solutionner les
problèmes essentiels qui forment,1a base de la religion naturelle125.

124
« Parmi les philosophes anciens, qui n'eurent pas le bienfait de la foi, dit LEON XIII dans son
Encyclique Aeterni Patris, ceux mêmes qui passaient pour les plus sages, tombèrent, en bien des
points, dans de nombreuses erreurs. Vous n'ignorez pas combien, à travers quelques vérités, ils
enseignent de choses fausses et absurdes, combien plus d'incertaines et de douteuses, touchant la
nature de la divinité, l'origine première des choses, le gouvernement du monde, la connaissance que
Dieu a de l'avenir, la cause et le principe des maux, la un dernière de l'homme et l'éternelle félicité, les
vertus et les vices et d'autres points de doctrine, dont la connaissance vraie et certaine est d'une
nécessité absolue au genre humain. »
125
« Quand un éloquent écrivain du siècle dernier, écrit Emile SAISSET dam ses Essais sur la
philosophie et la religion, prétendit écrire le symbole de la religion naturelle sous l'inspiration de sa
seule conscience, il l'écrivait, en effet, sous la dictée d'une philosophie préparée par le Christianisme.
Ce n'est pas l'homme de la nature qui parle dans la Profession de foi du Vicaire savoyard, c'est un
prêtre devenu philosophe. » « Je ne sais pourquoi l'on veut attribuer au progrès de la philosophie la
belle morale de nos livres, confesse lui-même Jean-Jacques ROUSSEAU (Lettres de la montagne). Cette
morale, tirée de l'Evangile était chrétienne avant d'être philosophique. »

117
Conclusion. —De cette insuffisance de la raison humaine, nous pouvons donc déjà
présumer l'existence de la révélation, ou tout au moins, d'un secoure spécial. Car nous
avons peine à croire que la Providence ait pu nous faire défaut dans des choses aussi
nécessaires, et nous ne comprendrions pas que là bonté ot la sagesse de Dieu n'aient
pas répondu aux besoins de notre nature.

152. — 2eme Proposition. — DANS L'HYPOTHÈSE D'UNE RELIGION


SURNATURELLE, c'est-à-dire dans le cas où Dieu aurait voulu établir avec l'homme
d'autres rapports que ceux qui découlent du fait de la création, la révélation se présente
alors comme une nécessité absolue. Il est clair en effet que, si Dieu, par un don tout
gratuit, a daigné assigner à l'homme une fin surnaturelle126 et lui fournir en même
temps les moyens adaptés à cette fin, l'homme ne peut en avoir la connaissance que par
une révélation spéciale.
Or l'on peut présumer qu'une telle révélation existe, de ce double fait : — 1. que toutes
les religions se donnent comme surnaturelles et supposent l'intervention divine, et —
2. que le genre humain est incapable, par ses seules forces et en dehors d'un secours de
Dieu, d'acquérir la somme de vérités religieuses nécessaires pour accomplir sa
destinée.

153. — Corollaire. — De ce que la révélation est possible, qu'elle est moralement


nécessaire dans l'hypothèse de la religion naturelle, et absolument nécessaire dans
l'hypothèse d'une religion surnaturelle, devons-nous conclure qu'il y a obligation pour
nous de rechercher si elle existe ?

Cette obligation a été niée : — a) par les rationalistes qui pensent que la raison suffit à
établir la religion naturelle ; — b) par les indifférentistes qui affirment que toutes les
religions sont bonnes ; et — c) par les modernistes qui, plaçant la révélation et la
religion dans la conscience que nous avons de nos rapports avec Dieu, en font une
affaire individuelle : ce qui signifie en d'autres termes que toutes les religions sont
vraies, dans la mesure où nous en faisons l'expérience.
Malgré les prétentions des rationalistes, des indifférentistes et des modernistes,
l’obligation s'impose pour nous de rechercher et d'embrasser la vraie religion. Si Dieu
nous offre un don, nous ne sommes pas libres de l'accepter ou de le refuser. Nous
l'admettons bien lorsqu'il s'agit de la vie du corps. Pourquoi n'en serait-il pas ainsi pour
la vie surnaturelle de l'âme, s'il est établi que Dieu a daigné nous combler de ce
nouveau bienfait?

126
Fin surnaturelle. — Pour bien comprendre cette expression, il faut se rappeler que tous les êtres
créés par Dieu poursuivent une fin appropriée à leur nature. Or l'homme, en tant que créature
raisonnable, doit arriver, par sa raison, a la connaissance de l'Etre infini, et par sa volonté, à l'amour de
Dieu proportionné à cette connaissance : c'est là sa fin naturelle et l'ordre naturel des choses.
Mais si Dieu a assigné à l'homme, comme fin dernière, le bonheur de le contempler un Jour face à
face, tel qu'il est, dans la plénitude de sa splendeur (I. Cor., XIII, 12), de l'aimer et de le posséder, la
fin est au-dessus des exigences de la nature humaine, elle est surnaturelle, et constitue un nouvel ordre
de choses : l'ordre surnaturel.

118
Il ne faut pas prétexter davantage que toutes les religions sont bonnes et que Dieu est
indifférent à la manière dont on l'honore. Cela ne peut pas être, car il est inadmissible
que Dieu mette sur le même pied le vrai et le faux, le juste et l'injuste. Il importe donc
de rechercher quelle est la vraie religion, mais l'enquête ne se peut mener à bien que si
l'on dépose auparavant tout préjugé, toute idée préconçue, et si l'on va à la lumière de
toute son âme.

BIBLIOGRAPHIE. — Voir à la fin du chapitre suivant.

CHAPITRE II. — Les Critères de la Révélation. Le Miracle et la Prophétie.


DÉVELOPPEMENT
Division du Chapitre.

154. — Nous avons vu dans le chapitre précédent que la révélation est moralement
nécessaire pour constituer la religion naturelle, et absolument nécessaire dans
l'hypothèse d'une religion surnaturelle. Mais si la révélation existe, comment pouvons-
nous le savoir ? Par l'histoire sans doute. Il nous faut cependant des signes auxquels
nous puissions la reconnaître. Il va de soi, en effet, qu'avant de croire à la parole de
Dieu, il faut être sûr que Dieu a réellement parlé127. L'assentiment de foi n'est
raisonnable que s'il s'appuie sur des motifs moralement certains, disons plus, sur des
motifs d'autant plus certains et plus forts que la vérité révélée est plus obscure, et ne
porte pas en soi une évidence intrinsèque (mystères). Nous allons traiter de ces signes
ou critères en général, et en particulier, du miracle et de la prophétie. Ce chapitre
comprendra donc trois articles : 1° Des critères en général ; 2° Du miracle ; 3° De la
prophétie.

ART. I. — DES CRITERES EN GENERAL.

155. — 1° Définition. —Les critères (grec « critêrion » qui sert à juger) sont les
signes qui permettent de discerner la vraie révélation de celles qui sont fausses.

156. — 2° Espèces. — Les critères sont intrinsèques ou extrinsèques. A. CRITÈRES


INTRINSÈQUES. — Les critères intrinsèques ou internes sont ceux qui sont inhérents
à la doctrine révélée elle-même. Ils sont de deux sortes : négatifs ou positifs. — 1. Les
critères négatifs ont un double aspect : — 1) Ou bien ils sont des signes qui dénotent la
fausseté d'une doctrine ; ils sont alors éliminatoires. Par exemple, si une doctrine soi-

127
Cette expression « Dieu a parlé aux hommes » ne doit pas nécessairement être entendue au sens
obvie, sauf lorsqu'il s'agit de l'enseignement oral du Christ. Il est clair que Dieu a de multiples moyens
d'instruire les hommes : représentations imaginatives ou intellectuelles, impressions visuelles ou
auditives, et qu'il sait proportionner la forme de son message à l'aptitude de son destinataire. Ce qui
importe donc, c'est que sa révélation soit entourée de signes qui ne laissent pas de doute sur la réalité
du fait.

119
disant révélée va contre la raison, — nous ne disons pas, si elle dépasse la raison, ce
qui est le cas du mystère, — mais si elle va contre, si elle est contradictoire, nous
pouvons conclure aussitôt qu'elle ne vient pas de Dieu : tel est le cas de toute religion
qui enseigne l'existence de plusieurs dieux, qui nie la liberté humaine et l'immortalité
de l'âme. Les critères négatifs nous serviront, au début de la seconde partie, à exclure
les diverses religions autres que le judaïsme et le christianisme, de leur prétention à
être la vraie religion. — 2) Ou bien ils sont des signes qui indiquent qu'une révélation
peut être vraie sans prouver cependant qu'elle le soit. Ainsi, qu'une religion soit
exempte d'erreur, cela est déjà une marque qu'elle peut être d'origine divine, mais non
une preuve qu'elle le soit effectivement.
2. Les critères positifs sont des signes qui démontrent, dans une certaine mesure, que la
révélation qui les possède, est divine. Qu'on suppose, par exemple, une religion qui,
non seulement soit en conformité avec la raison et les aspirations du cœur humain,
mais qui produise, dans l'ordre moral, des effets qui paraissent dépasser la puissance de
toute autre doctrine philosophique ou religieuse : il y a tout lieu de croire qu'elle est
d'origine divine128. Les critères internes positifs apparaissent donc dans toute leur
valeur lorsque, à l'aide de l'analyse et de la comparaison, l'on peut faire ressortir la
transcendance d'une religion sur toutes les autres (méthode de l’abbé de Broglie).

B. CRITÈRES EXTRINSÈQUES. — Les critères extrinsèques ou externes sont des faits


surnaturels, distincts de la révélation elle-même, mais fournis par Dieu en vue de la
révélation, pour en attester l'origine divine. Ces critères peuvent être également de
caractère négatif ou positif, — 1. De caractère négatif : par exemple, si l'intermédiaire
qui proposé une révélation, est malhonnête et indigne, on peut conclure à la fausseté de
son affirmation. — 2. De caractère positif. Ces critères sont : — 1) les vertus
surhumaines, la sainteté du messager qui communique, de la part de Dieu, la doctrine
révélée : — 2) les miracles et les prophéties (voir articles suivants).

ART. II. — LE MIRACLE.

Nous diviserons la question en quatre points. Nous étudierons : 1° la nature, 2° la


possibilité, 3° la constatation et 4° la valeur probante du miracle.

§ 1. — NATURE DU MIRACLE.

157. — 1° Définition. — Étymologiquement, le miracle (lat. miraculum, mirari, être


surpris), désigne tout ce qui est merveilleux et excite la surprise. Or un phénomène est
de caractère merveilleux quand il se présente comme un effet inattendu, inexplicable
par une cause ordinaire.

A. DANS UN SENS LARGE, le miracle est un phénomène dont la cause est un agent
surhumain, un phénomène insolite qui semble l'effet d'êtres intelligents autres que

128
Les critères internes pourraient s'appeler aussi critères probables par opposition aux critères
externes (miracles et prophéties) qui sont des critères certains.

120
l'homme. Si l'agent surhumain n'est pas Dieu, mais simplement une créature supérieure
à l'homme, ange ou démon, c'est le miracle improprement dit. Ces sortes de miracles
s'appellent plutôt prodiges ou prestiges.

B. AU SENS STRICT, le miracle est un fait sensible et extraordinaire produit par


Dieu, autrement dit, un effet qui ne peut avoir pour cause aucune nature créée. Seuls
ces faits, ou effets, constituent le miracle proprement dit.

158. — 2° Conditions du miracle proprement dit. — De la définition qui précède,


il ressort que trois conditions sont requises pour constituer un miracle proprement dit.
— a) II faut que le fait soit sensible. Le miracle ayant pour but de fournir une preuve
irrécusable de l'intervention divine, il s'ensuit que le phénomène doit être perçu par les
sens, faute de quoi il ne saurait être un signe. Par conséquent, toute œuvre surnaturelle,
toute opération divine qui ne tombe pas sous les sens, comme la justification de
l'homme par la grâce, n'est pas un miracle. — b) II faut que le fait soit extraordinaire.
Tout phénomène insolite et rare, dont on ne découvre pas la cause, n'est pas
nécessairement un miracle ; il faut qu'il soit en dehors des lois générales, tant
naturelles que surnaturelles, qu'il soit inexplicable par une cause créée129, en un mot,
qu'il soit extraordinaire. Il suit de là que la création, par exemple, n'est pas un miracle,
car, précédant, au moins logiquement, l'existence des lois, elle ne peut être en dehors.
De même, la présence de Jésus-Christ sous les espèces eucharistiques, produite par les
paroles de la consécration, n'est pas davantage un miracle, car non seulement elle n'est
pas un fait sensible, mais elle rentre dans l'ordre surnaturel établi par Notre-Seigneur ;
si un jour cette présence se manifestait aux sens, elle serait un miracle, parce que, fait
sensible et extraordinaire.

159. — LES DEUX MANIÈRES DE CONCEVOIR LE FAIT EXTRAORDINAIRE. —


Nous avons dit que le fait doit être extraordinaire, c'est-à-dire en dehors des lois
établies. Mais il est bon de remarquer ici, qu'on peut concevoir le fait miraculeux de
deux façons : — 1. Ou bien l'on peut dire que le miracle est une dérogation aux lois,
qu'il est contre les lois. — 2. Ou bien on peut le concevoir, — et c'est ainsi que nous
venons de l'expliquer, — comme « une chose qui arrive en dehors de l'ordre » (saint
THOMAS), comme un fait qui est à côté ou au-dessus de la loi, mais qui ne la viole pas,
et encore moins la détruit. Ainsi conçu, le miracle apparaît comme l'action d'une force
surnaturelle qui s'oppose à l'application d'une loi. Prenons un exemple. Supposons
qu'un caillou détaché d'une montagne roule dans le ravin qui borde la route, et que
l'apercevant, j'arrête sa chute en lui opposant la résistance de ma main, dira-t-on que
j'ai violé la loi de la pesanteur ? Évidemment non, je l'ai seulement empêchée d'avoir
son application. Supposons maintenant qu'au lieu d'un caillou, un énorme bloc de
granit qu'aucune force naturelle ne pourrait retenir, se précipite du sommet de la
montagne, et s'arrête soudain, soutenu par une force surnaturelle ; c'est le même cas
que le précédent : il n'y aura eu ni violation ni même suspension momentanée d'une loi

129
C'est pour cette raison que les prodiges opérés par les démons, par conséquent par une cause créée,
ne sont que des miracles improprement dits. Ils sont surnaturels par rapport à nous, mais naturels par
rapport à eux.

121
de la nature, il y aura eu seulement non application. L'ordre des choses établi est resté
ce qu'il était, mais l'intervention de Dieu qui a superposé à la nature une force qui la
dépasse, qui a agi non contre l'ordre des choses, mais en dehors de cet ordre, constitue
ce qu'on appelle un miracle.
c) Pour qu'il y ait miracle proprement dit, il faut en troisième lieu que le fait soit
produit par Dieu. Mais comment le reconnaître? La chose est difficile s'il s'agit d'un
ange ou d'une autre créature prise par Dieu comme intermédiaire; peu importe du reste,
puisque, dans ce cas, le thaumaturge n'est que l'instrument de la volonté divine. Quant
aux œuvres accomplies par le démon, on les distingue de celles qui ont Dieu pour
auteur par certains signes que nous signalerons plus loin (N° 166).

160. — CONCEPTION FAUSSE DU MIRACLE. — Les modernistes regardent le miracle


comme une disposition subjective du croyant, non comme une réalité objective ni
comme un fait divin. Selon les uns, le miracle présuppose la foi, pour être constaté et
cru tel. Selon les autres (LE ROY, Dogme et Critique), c'est la foi qui cause le miracle :
agissant à la façon « d'une force de la nature », elle produit comme une secousse
physiologique, et, sous son influence, l'esprit triomphe de la matière.

161. — 3° Espèces. — On peut distinguer trois sortes de miracles. Le miracle est : —


a) d'ordre physique, quand il est en dehors des lois ordinaires de la nature physique :
ex. multiplication des pains, guérison d'un lépreux, résurrection d'un mort ; — b)
d'ordre intellectuel, quand l'intelligence découvre des choses qui sont au-dessus de ses
moyens : ex. prophétie, connaissance des secrets ; — c) d'ordre moral, lorsque les faits
sont inexplicables par les règles ordinaires qui gouvernent les actes humains : ex.
propagation de l'Évangile en dépit de» obstacles, la constance de» martyrs.

§ 2. — POSSIBILITE DU MIRACLE.

162. — 1° Adversaires. — A. Parmi les adversaires du miracle il faut signaler : — a)


les athées et les panthéistes. Il va de soi que ceux qui ne croient pas à l'existence de
Dieu ou qui ne le conçoivent pas comme un être personnel, ne peuvent admettre la
possibilité d'une intervention divine ; — b) les déistes du XVIIIe et du XIXe siècles qui
prétendent que le miracle répugne à la sagesse et à l'immutabilité de Dieu.
B. A notre époque, l'idée du miracle est rejetée surtout par deux systèmes
philosophiques, qui se placent, pour le faire, à deux points de vue tout à fait différents
et même opposés l'un à l'autre. — a) D'un côté, les rationalistes et les déterministes
disent : L'univers obéit à des lois inflexibles. S'il n'en était pas ainsi, toute science
serait impossible, car la science consiste dans la détermination des lois qui régissent
les corps : ce qu'elle ne pourrait faire si les mêmes causes ne produisaient pas toujours
les mêmes effets. Or la science existe. Donc le miracle n'existe pas, puisqu'il est une
exception à la loi et s'oppose au déterminisme. — b) A l'opposite, les théoriciens de la
contingence et de la continuité, comme Ed. LE ROY, disent : Loin d'être soumis au
déterminisme, l'univers est une réalité, qui évolue, qui change sans cesse, et ne se
répète jamais exactement. Donc impossibilité d'établir des lois immuables : il ne peut y
avoir que des lois qui se modifient sans cesse avec la marche des choses. En outre, en
vertu du principe de continuité, tout se tient dans le monde ; un phénomène ne doit

122
donc pas être isolé de l'ensemble des phénomènes auxquels il se rattache et qui
l'expliquent. Mais, si dans le monde tout est imprévu et continu, s'il n'y a pas de lois
absolues, comment pourrait-il y avoir miracle ? Il n'y a d'exception que là où il y a une
règle130.

2° Thèse. — Rien ne s'oppose à la possibilité du miracle, ni du côté des lois de la


nature, ni du côté de Dieu.

163. — A. DU COTÉ DES LOIS DE LA NATURE. — Plaçons-nous successivement


dans les deux conceptions du miracle (N° 159). — a) Considérons-le d'abord comme
une dérogation à la loi, comme un fait qui n'est pas seulement en dehors ou au-dessus
du cours ordinaire des choses, mais qui va contre. Le miracle, ainsi conçu, est-il
impossible ? Oui, disent les déterministes, parce que les lois sont nécessaires. Mais
précisément il faudrait prouver que les lois sont nécessaires. — 1. Or si l'on envisage
la question du point de vue philosophique, du moment que l'on admet Dieu, on ne voit
pas bien comment celui qui a fait le monde, qui l'a assujetti à des lois, n'aurait plus
aucun pouvoir sur son œuvre et ne pourrait rien modifier à l'ordre qu'il a établi? — 2.
Du point de vue scientifique, la nécessité des lois ost loin d'être un fait acquis et la
preuve en ost bien que les théoriciens de la contingence soutiennent, au contraire, que,
le monde évoluant, il ne peut être gouverné par des lois immuables. Sans prétendre
avec ces derniers que les lois scientifiques ne sont que des constructions arbitraires, ne
reposant sur aucun fondement objectif, nous voulons bien concéder aux déterministes
que les lois sont nécessaires s'ils entendent par nécessité la manière constante dont les
causes produisent leurs effets. Mais, tout nécessaires qu'elles sont, par rapport au
monde, les lois de la nature n'en restent pas moins contingentes par rapport à Dieu ; en
d'autres termes, celui qui a fait les lois reste au-dessus et peut y déroger s'il lui semble
bon.
b) Si nous considérons maintenant le miracle comme une œuvre extraordinaire, à côté
ou au-dessus de la loi, mais non pas contre, toute objection tombe, car le miracle n'est
pas alors, comme nous l'avons dit plus haut (N° 159), la violation d'une loi, mais sa
non-application. Or il est évident qu'au point de vue de leur application, les lois sont
contingentes, et n'ont qu'une nécessité conditionnelle. La loi porte seulement que, dans
telles conditions, telle cause produira tel effet. Que la volonté de l'homme vienne à
changer les conditions, la cause ne produira plus son effet : le caillou qui se détache de
la montagne doit tomber par terre, oui, mais à une condition, c'est qu'aucun obstacle ne
s'oppose à sa chute. Les exemples abondent, du reste, des cas où l'homme empêche
l'application des lois : il dresse des digues qui arrêtent ou détournent les fleuves de leur

130
Il est clair, en effet, que si l'on conçoit toute réalité sur le modèle des êtres libres et spirituels dont
on ne peut prévoir les actes, il n'est plus possible d'établir de lois et, par conséquent, de constater le
miracle. Poussé jusqu'à ces limites, ce système est surtout le fait de M. Ed. LE Roy. Les théoriciens de
ce qu'on a appelé la philosophie nouvelle, MM. BOTTTKOUX, BERGSON, DUHEM, Henri POINCARE, W.
JAMES, ne sont pas allés si loin. Ils ont affirmé seulement qu'il y a de la contingence dans le monde,
que tout n'y est pas soumis à une nécessité absolue, et que ce qui est considéré par les scientistes ou
déterministes comme des lois universelles et certaines de toute réalité, n'est en somme qu'un ensemble
de règles approximatives qui gouvernent la matière, qu'il convient, par conséquent, de faire une place
au psychique, c'est-à-dire à l'élément spirituel, auquel il faut reconnaître la possibilité d'intervention.

123
cours, il assainit les marais, sa vie se passe à mettre en œuvre les forces dont il dispose
pour lutter contre les éléments. Oserions-nous dès lors refuser à Dieu le pouvoir de
faire, dans une mesure supérieure, ce que l'homme accomplit dans la sphère de ses
forces? Ne semble-t-il pas évident que, de même qu'il pouvait établir un autre ordre de
choses, de même il peut agir en dehors de l'ordre établi, vu qu'il lui reste supérieur!

164. — B. DU COTÉ DE DIEU. — Le miracle ne répugne ni à l'immutabilité ni à la


sagesse de Dieu. — a) II ne répugne pas à son immutabilité. Le miracle ne doit pas être
regardé comme une mutation de la volonté divine, car il a été prévu de toute éternité. «
Autre chose, dit saint THOMAS, est changer sa volonté, et autre chose vouloir le
changement du cours ordinaire des événements. » — b) Le miracle ne répugne pas
davantage à sa sagesse. Car il ne faut pas croire, comme l'ont écrit VOLTAIRE et A.
FRANCE, que le but poursuivi parDieu est de faire des retouches à son œuvre. S'il en
était ainsi, l'on pourrait dire avec M. SEAILLES que le miracle «est un procédé enfantin
indigne d'une haute intelligence, à laquelle il ne saurait convenir de troubler les lois
qu'elle a établies. »131 Mais les choses ne sont pas telles. Si Dieu opère des prodiges,
c'est pour des motifs dignes de lui : — 1. Pour la manifestation de sa puissance. Non
pas que la puissance de Dieu n'éclate pas partout dans le spectacle de l'univers, mais
l'homme ost ainsi fait que les merveilles qu'il a constamment sous les yeux ne le
frappent plus, «assueta vilescunt ». « Gouverner le monde entier, c'est assurément, dit
saint AUGUSTIN132, un plus grand miracle que de rassasier cinq mille hommes avec
cinq pains ; le premier, pourtant, personne ne l'admire, tandis que les hommes
admirent le second, non parce qu'il est plus grand, mais parce qu'il est plus rare » ; —
2. pour la manifestation de sa bonté. Dieu pourrait-il mieux montrer sa miséricorde et
sa bonté qu'en accordant, par exemple, la guérison à un malade, à cause de sa foi et de
ses prières ? — 3. et surtout pour la confirmation de sa doctrine. N'est-il pas évident,
comme nous l'avons déjà dit, que si la révélation est moralement nécessaire, le miracle
s'impose, du même coup, comme le meilleur moyen de nous en faire connaître l'exis-
tence ?

§ 3. — CONSTATATION DU MIRACLE.

Le miracle est possible. Mais s'il existe, comment le constater? En d'autres termes,
comment discerner le caractère miraculeux d'un fait t

165. — 1° Adversaires. — La possibilité de constater le miracle est niée par certains


rationalistes et surtout parles positivistes (LITTRE, RENAN, CHARCOT, SEAILLES). «
Nous ne croyons pas, dit M. SEAULES, qu'on ait jamais constaté dans la suite des faits
l'intervention d'une puissance surnaturelle.»133 Dans le même courant d'idées, RENAN
avait déjà écrit, à la suite de Littré : « Ce n'est pas au nom de telle ou telle philosophie,
o'est au nom d'une constante expérience que nous bannissons le miracle de l'histoire.

131
G. SEAILLES, Les affirmations de la conscience moderne
132
Saint AUGUSTIN, Tracat. XXIV in Joannem.
133
G. SEAILLES, Les affirmations de la conscience moderne

124
Nous ne disons pas : « Le miracle ost impossible » ; nous disons : « II n'y a pas eu
jusqu'ici de miracle constaté. »134 C'est toujours, comme on voit, la même formule
positiviste : on ne nie pas, on déclare ne pas connaître. Nous verrons plus loin quelles
raisons on invoque.

166. — 2° Thèse. — La constatation du miracle est possible.


Deux cas sont à envisager : — a) le cas du fait actuel rapporté par un témoin oculaire,
et — b) le cas du fait passé rapporté par l'histoire.

A. Cas du fait actuel. — Que faut-il pour qu'un témoin oculaire qui rapporte un fait
de caractère miraculeux soit digne de foi? Deux choses : qu'il soit bien informé et
sincère, autrement dit, qu'il ait la compétence voulue pour être à même de constater le
miracle, et la probité, pour raconter les faits tels qu'il les a vus et ne pas en dénaturer le
caractère.

a) LA COMPÉTENCE. —Étant donné que le miracle est un fait sensible,


extraordinaire, produit par Dieu, il s'ensuit que le témoin doit constater l'existence de
ces trois conditions : la réalité du fait sensible, son caractère merveilleux et la causalité
divine. Or ces trois conditions n'impliquent pas une compétence spéciale135, comme
nous allons le voir.

1. Pour l'existence du fait sensible, la question ne fait pas de doute. Bien que le miracle
soit en dehors des lois de la nature, il reste un fait comme tous les autres faits :
tombant sous les sens, il est donc observable. Tout le monde peut constater la guérison
d'un aveugle-né : il suffit de savoir que l'individu en question était aveugle de
naissance et qu'il a recouvré la vue ; de même, pour la résurrection d'un mort, il suffit
de constater deux moments différents : l'état de vie qui succède à l'état de mort. — 2.
Peut-on connaître également si le fait est de caractère surnaturel ? Certainement oui.
Et la chose est même facile dans un bon nombre de cas. Il suffit de constater qu'il n'y a
pas de proportion entre les moyens employés et les effets produits, si bien que les
effets ne sont attribuables qu'à une cause surnaturelle. Il est évident, par exemple, — et
personne ne pourrait le contester, — qu'un homme qui est mort depuis quatre jours, ne
revient pas à la vie, sur l'injonction d'un autre homme, ce dernier fût-il le médecin le
plus réputé du monde ; un peu de poussière humectée de salive n'est pas un moyen
suffisant à rendre la vue. Si par conséquent de semblables faits sont constatés, ils
dépassent sans nul doute les forces de la nature. Il n'y a donc lieu de requérir
l'attestation de spécialistes, que pour les cas pathologiques dont le diagnostic exige des
connaissances spéciales. — 3. Constater la causalité divine- constitue une difficulté
plus grande. La chose n'est pourtant pas impossible, car il y a des signes qui

134
RENAN, Vie de Jésus, Introd.
135
Bien que nous parlions des trois conditions requises pour constater un miracle à propos du témoin,
il est clair que le rôle de ce dernier peut et souvent doit se borner à la constatation du fait sensible (voir
N° 167).

125
distinguent les œuvres de Dieu de celles des démons. Ces signes sont: — 1) la nature
et l'éclat de l'œuvre. Les démons n'ont pas une puissance illimitée : ils ne peuvent pas,
par exemple, ressusciter un mort, car ressusciter c'est, en réalité, créer, et le pouvoir de
créer n'appartient qu'à Dieu ; — 2) les caractères moraux de l'œuvre. Toute œuvre
divine étant nécessairement morale et bonne, il faut donc considérer les circonstances
dans lesquelles s'accomplit le miracle. Circonstance de personne. Le thaumaturge ne
peut être l'intermédiaire choisi par Dieu que s'il est vertueux et de bonnes mœurs.
Circonstance de mode. Si les moyens employés pour l'accomplissement du miracle ne
sont ni honnêtes ni décents, ils décèlent une origine qui n'est certainement pas divine.
Le but de l'œuvre. L'action de Dieu ne peut poursuivre d'autre but que la bienfaisance
ou l'enseignement d'une doctrine. Si les miracles sont faits en confirmation d'une
doctrine révélée, c'est la valeur de celle-ci qui nous permet de juger de la valeur de
ceux-là. Si la doctrine est certainement fausse et contraire à Dieu, Dieu ne saurait la
confirmer par de vrais miracles. « Les miracles, dit PASCAL, discernent la doctrine et la
doctrine discerne les miracles.»136 b) LA PROBITÉ. — A la compétence le témoin doit
joindre la probité pour que son témoignage soit recevable. Mais comment savoir qu'un
témoin est sincère ? Nous n'avons d'autre moyen d'en juger qu'en recherchant son état
d'âme, ses tendances naturelles et ses dispositions, et en nous demandant si son
témoignage a pu être inspiré parla passion ou par l'intérêt. Il est clair encore que, plus
le témoin est crédule, impressionnable, exalté, amoureux de l'extraordinaire, moins de
créance nous devons lui accorder. Au contraire, s'il est défavorable au merveilleux, s'il
a des préjugés contre lui, s'il est sceptique, à plus forte raison, s'il est athée, plus son
témoignage aura de force. Ajoutons enfin que la valeur d'un témoignage s'accroît avec
le nombre de témoins compétents et probes.

167. — Objection. — 1. Les rationalistes et les positivistes objectent que le miracle


est scientifiquement indémontrable, car, disent-ils, la seconde condition requise pour la
constatation du miracle, ne pourrait être remplie que si l'on connaissait préalablement
toutes les forces de ta nature. « Puisqu'un miracle, écrit Jean-Jacques ROUSSEAU, est
une exception aux lois de la nature, pour en juger, il faut connaître ces lois, et pour en
juger sûrement, il faut les connaître toutes.»137 — 2. RENAN et CHARCOT sont moins
exigeants : ils se contenteraient, si Dieu voulait bien accomplir ses miracles « devant
une commission composée de physiologistes, de physiciens, de chimistes, de
personnes exercées à la critique historique.»138

Réponse. — 1. Le miracle, assure-t-on, n'est pas scientifiquement démontrable.


Entendons-nous. Si l'on veut dire par là que la science est incapable de prouver le

136
En dépit de sa forme, le mot de PASCAL ne contient pas de cercle vicieux. Car il n'est pas question
de prouver la doctrine par les miracles seuls et les miracles par la doctrine seule. C'est la raison qui
démontre d'abord la valeur d'une doctrine, qui déclare si elle est bonne ou mauvaise, et c'est encore la
raison qui juge si les miracles portent les signes dont nous venons de parler et qui permettent de les
attribuer à Dieu. Ce travail préliminaire une fois fait, il est clair que la doctrine confirme les miracles,
et réciproquement, que les miracles confirment la doctrine.
137
Jean-Jacques ROUSSEAU, Lettres écrites de la montagne.
138
RENAN, Vie de Jésus, Introd., p. 51 (4e Ed.).

126
caractère miraculeux d'un fait, nous n'avons garde de le contester. On ne le lui
demande pas, du reste. Car n'oublions pas que la constatation du miracle se passe sur
le triple domaine de l'histoire, de la science et de la philosophie. L'histoire doit
démontrer l'existence du fait, en montrant que les témoins sont dignes de foi. La
science doit déclarer ensuite si le fait est conforme ou non aux lois de la nature, et son
rôle se borne là. C'est alors à la philosophie et à elle seule, qu'il revient de dire si le fait
est explicable par une autre cause que Dieu. Or, pour cela, il n'est nullement nécessaire
de connaître toutes les forces de la nature. Il suffit, comme nous l'avons dit plus haut
(N° 166), que l'on soit certain qu'il n'y a pas proportion entre la cause et l'effet.
2. Quant à la prétention émise par RENAN et CHARCOT, que Dieu ait à opérer ses
prodiges « devant une commission de savants », c'est une amusante plaisanterie.
Prennent-ils donc les miracles pour des tours de force destinés à amuser le public ou à
provoquer les recherches des savants ? Les miracles ne sont pas cela. Ils viennent à
leur heure ; et quand Dieu juge à propos de manifester sa puissance ou de faire
entendre sa parole, il choisit les témoins qu'il lui plaît, les humbles et les ignorants tout
aussi bien que les superbes et les savants. Le témoignage des non-professionnels a la
même valeur que celui des professionnels, puisqu'il ne s;'agit, dans la plupart des cas,
que d'avoir les organes des sens en bon état, de constater les faits tels qu'ils sont et de
les rapporter tels qu'ils se sont passés. Au surplus, si les commissions scientifiques
tiennent à être témoins de miracles, au lieu de sommer Dieu de comparaître devant
elles et d'accomplir ses merveilles en leur présence, pourquoi ne vont-elles pas là où
ces merveilles ont lieu, à Lourdes, par exemple ?

168. — Instance139. Le fait de Lourdes — Mais précisément, répliquent les


adversaires du miracle, le fait de Lourdes, comme tous les autres faits du même genre,
peut s'expliquer sans recourir à une intervention surnaturelle. Les nombreux prodiges
qui s'y opèrent et que nous ne contestons pas, sont dus soit à la vertu curative de Veau
de la grotte, soit à la suggestion, soit à toute autre force inconnue de la nature.

Réponse. — Examinons successivement ces trois solutions proposées.


— 1. On allègue tout d'abord la vertu curative de l'eau de la grotte. Pour les besoins
de la cause, on lui attribue, soit des propriétés chimiques spéciales, soit une puissance
radio-active, ou bien l'on invoque les effets thérapeutiques des bains froids que les
malades prennent dans la piscine.
— Or il a été reconnu, par l'analyse de cette eau, qu'elle ne diffère en rien de celle de la
fontaine publique qui se trouve dans la ville et qu'elle « ne renferme aucune substance
active, capable de lui donner des propriétés thérapeutiques marquées.»140 Quant à
l'hydrothérapie et à la radioactivité de l'eau, —à supposer que l'eau de la grotte eût ces
propriétés,— jamais elles n'ont produit des cures aussi merveilleuses que celles qui

139
Ce n'est pas ici une objection nouvelle. Mais, tandis que l'objection précédente (N° 167) se tient à
un point de vue général et abstrait, l'instance concrétise en quelque sorte le cas. En prenant un exemple
dans le fait de Lourdes, qui est toujours d'actualité, elle a l'avantage de mettre mieux à jour la tactique
des incrédules.
140
Rapport du Dr. FILHOI, de la Faculté des Sciences de Toulouse.

127
sont constatées à Lourdes. Mais il y a plus ; dans cette première hypothèse qu'on nous
propose comme une solution vraisemblable, comment se fait-il que des guérisons se
soient produites en dehors de tout usage de cette eau? Et pour ne citer qu'un cas, celui
du Belge Pierre de Rudder141, comment expliquer que les fragments de ses os brisés se
soudèrent brusquement à Oostacher, près de Gand, dans une chapelle de Notre-Dame
de Lourdes, bien loin des piscines de la Grotte pyrénéenne?
2. La suggestion semble, à notre époque, une solution plus heureuse. D'après les
suggestionneurs « toute cellule cérébrale actionnée par une idée, actionne les fibres
nerveuses qui doivent réaliser cette idée »142; en d'autres termes, il suffirait d'être
persuadé que l'on va guérir, que l'on est guéri, pour l'être en effet. — Est-il donc vrai
que la suggestion produise des résultats si merveilleux1? Disons d'abord que les
médecins ont coutume de distinguer deux ordres de maladies : les maladies organiques
où il y a lésion de l'organe, et les maladies fonctionnelles ou nerveuses où l'organe est
intact et sans lésion, mais fonctionne mal. Or tout le monde admet aujourd'hui que la
suggestion ne guérit que les maladies fonctionnelles et jamais les maladies organiques,
qu'elle n'a que des résultats éphémères et que, pour obtenir ces résultats, encore faut-il
qu'elle s'exerce fréquemment et pendant un certain temps. Au contraire, les guérisons
de Lourdes portent tout aussi bien sur les maladies organiques que sur les maladies
nerveuses143 ; elles sont radicales et durables et se font instantanément. Donc la
suggestion ne solutionne pas le problème de Lourdes.
3. -Obligés d'abandonner ces deux premières hypothèses, les incrédules n'ont plus
d'autre ressource que d'en appeler aux forées inconnues de la nature dont il a été parlé
dans l'objection précédente. Nous sommes loin, disent-ils, de connaître toutes les
forces de la nature. La science, depuis un siècle, a multiplié ses découvertes : vapeur,
électricité, téléphone, radiographie, télégraphie sans fil, etc. Ne sommes-nous pas en
droit alors de supposer que les miracles sont dus à des forces ignorées, et non à
l'intervention divine1? — II est certain que nous ne connaissons pas toutes les lois des
corps, mais il importe peu, car, que nous connaissions les lois ou non, les corps n'en
gardent pas moins leurs propriétés et produisent quand même leurs effets. Ainsi, les

141
Voir la liste détaillée des guérisons obtenues à Lourdes, depuis 1858 jusque 1904, dans G. BERTIN,
Histoire critique des événements de Lourdes.
142
BERNHEIM, Hypnotisme, suggestion psychothérapie.
143
D'après l'abbé BERTIN, Le Fait de Lourdes (Dict. ap. de la Foi cat.) le Bureau médical écarte de
plus en plus les maladies nerveuses, les guérisons de ces maladies pouvant être attribuées à une cause
naturelle. Il est donc faux de croire et de dire que les affections nerveuses forment la grande clientèle
de Lourdes ; elles ne fournissent pas même la quinzième partie des guérisons. Jusqu'en 1913, on en
compte 285, tandis qu' « on trouve 694 cas pour les maladies de l'appareil digestif et de ses annexes,
106 pour les maladies de l'appareil circulatoire, dont 61 pour celles du cœur, 182 pour les maladies de
l'appareil respiratoire (bronchites, pleurésies), 69 pour les maladies de 1 appareil urinaire, 143 pour
celles de la moelle, 530 pour celles du cerveau, 155 pour les affections des os, 206 pour celles des
articulations, 42 pour celles de la peau, 119 pour les tumeurs, 546 pour les maladies générales et les
maladies diverses, dont 170 pour les rhumatismes, 22 pour les cancers, et 54 pour les plaies. Signalons
aussi spécialement 55 aveugles, qui ont eu le bonheur de voir, et 24 muets qui ont recouvré la faculté
de parler, tandis que 32 sourds recouvraient celle d'entendre ».

128
corps n'ont pas attendu que Newton découvrît sa fameuse loi, pour s'attirer en raison
directe de leurs masses et en raison inverse du carré des distances. Si par conséquent,
les guérisons de Lourdes sont le fait d'une force inconnue, elles doivent se produire
toujours de la même façon, les conditions étant les mêmes. Or c'est justement le con-
traire qui arrive. La force mystérieuse agit dans les circonstances les plus diverses et
les plus dissemblables, aussi bien en plein soleil sur le passage du Saint-Sacrement que
dans l'eau, au milieu des piscines, le soir comme dans le jour, et, ce qui paraît plus
étrange encore, sur certaines personnes seulement, et non sur d'autres, d'ailleurs aussi
croyantes et aussi vertueuses et qui ont peut-être prié plus que les premières.
Par ailleurs, bien qu'on ne connaisse pas toutes les forces physiques et psychiques144 du
monde, l'on sait bien que, pour ce qui concerne la guérison des maladies organiques,
qui suppose la restauration du tissu malade soit par la rénovation des cellules
anciennes, soit par la création de nouvelles, il n'y a pas de forces naturelles qui soient
capables de se passer du concours du temps pour accomplir cette œuvre de
régénération. Les trois explications données par nos adversaires au fait de Lourdes ne
peuvent donc pas être sérieusement soutenues ; et décidément, si l'on tient, malgré
tout, à écarter l'hypothèse du surnaturel, de l'intervention divine, il faudra trouver
mieux145.

169. — B. Cas du fait ancien rapporté par l'histoire. — S'il s'agit d'un fait de date
ancienne, avant de procéder à la critique du témoignage, il faut commencer par la
critique du document qui le contient. Donc deux points à établir.

a) CRITIQUE DU DOCUMENT. — Pour juger de la valeur d'un document écrit, —


car c'est celui-ci qui nous intéresse surtout, — il faut d'abord s'assurer si nous le
possédons dans son intégrité ; il faut ensuite en rechercher l'auteur, la date de
composition146, les sources ; enfin, dernier travail, il faut l'interpréter en essayant de
pénétrer la pensée intime de l'auteur, le but qu'il poursuit, les raisons qui ont pu
déterminer sa manière de voir. Toutes ces questions, nous aurons à nous les poser
lorsque nous étudierons les Livres Sacrés qui contiennent le dépôt de la Révélation.

144
Forces physiques (gr. phusis, nature) et psychiques (gr. psuchê, âme) = forces matérielles et
spirituelles.
145
L'on voit par là que les guérisons si nombreuses, si étonnantes dont la grotte de Lourdes est le
théâtre permanent, peuvent être un argument très précieux au service de l'Apologétique. Celle-ci a le
droit d'y puiser différentes preuves : — a) la preuve de l'existence du miracle, et — b) la preuve de la
vérité de la Religion catholique puisque ces miracles sont accomplis en faveur de sa doctrine pour
appuyer son autorité. Et si l’on considère les circonstances de l’apparition de la Sainte Vierge à
Bernadette, sa réponse à l’interrogation de l’enfant : « Je suis l’Immaculée Conception », il est permis
de croire que Dieu voulut, à quelques années de la promulgation du dogme, ratifier la décision
doctrinale du pape Pie IX.
146
L'on comprend combien il importe de connaître la date de composition et l'auteur ; c'est par là, en
effet que nous apprenons si l'historien a pu être témoin oculaire ou non. Lorsque l'historien n'a pas été
témoin oculaire, la valeur de son témoignage dépend des sources où il a puisé.

129
b) CRITIQUE DU TÉMOIGNAGE. — Lorsque l'étude du document nous a révélé le
nom de l'auteur et la date de composition, il n'y a plus, pour la critique du
témoignage,'qu'à appliquer les mêmes règles que nous avons signalées précédemment
à propos du témoin d'un fait actuel, c'est-à-dire établir sa compétence et sa probité.

170. — Objections. — Nos adversaires rejettent le miracle rapporté par l'histoire pour
différents motifs. — a) Les uns, comme MM. SEIGNOBOS et LANGLOIS, et les
positivistes, en général, écartent le miracle historique parce qu'il est en contradiction
avec les lois scientifiques147. — Réponse. — Que cette assertion soit fausse, cela
ressort des preuves qui démontrent la possibilité du miracle (voir N°8163 et 164).
b) D'autres (STUART MILL, HUME) sont d'avis qu'il faut toujours, dans l'interprétation
des faits, chercher les explications les plus simples et les plus vraisemblables, ou, en
d'autres termes, celles qui ne recourent pas à l'intervention du surnaturel. — Réponse.
— Cette opinion n'est pas plus admissible que la précédente. Dans un tel système, en
effet, il faudrait retrancher de l'histoire tous les faits qui sont rares, singuliers,
anormaux, tout ce qui n'a pas encore été vu. L'application d'une pareille théorie
conduirait fatalement aux résultats les plus regrettables : c'est ainsi qu'il est arrivé
d'ailleurs que des faits exclus jadis de l'histoire (aérolithes, stigmates) parce que,
apparemment invraisemblables, ont dû par la suite être reconnus authentiques.
c) D'autres encore disent, avec Jean-Jacques ROUSSEAU, que « le miracle qui n'est
connu que par le témoignage humain ne saurait garantir avec certitude une révélation
». — Réponse. C'est là rejeter l'histoire, qui n'a d'autre fondement que l’autorité du
témoignage. S'il n'y avait de sûr que ce que l'on peut expérimenter soi-même, non
seulement il n'y aurait plus de certitude historique, mais la somme de nos connais-
sances serait bien restreinte puisque la plupart des choses que nous savons, nous les
tenons du témoignage d'autrui.
d) A la suite de Jean-Jacques ROUSSEAU, RENAN148 et LOISY font remarquer que jadis
l'humanité voyait le miracle partout. Mais, avec les progrès de la critique, le
merveilleux a perdu du terrain, et il est, selon eux, appelé à disparaître. Des causes
naturelles ont déjà expliqué beaucoup de phénomènes regardés autrefois comme des
miracles et rien n'empêche de croire qu'un jour on pourra expliquer de la même ma-
nière tout ce qui est resté jusqu'ici inconnu. — Réponse. Cette objection est à peu près
identique à celle que nous avons déjà exposée (N°167). Ce qui la différencie, c'est
qu'au lieu de se placer uniquement sur le terrain scientifique, elle invoque les erreurs
historiques. Il est vrai qu'autrefois, beaucoup de forces de la nature étant inconnues,
bien des phénomènes passèrent pour merveilleux, qui ne l'étaient pas. A ce point de
vue, il est juste de dire que la science, en découvrant certaines lois ignorées, a fait
reculer le domaine du merveilleux. Mais il est bon cependant de ne pas exagérer. Les
anciens n'ignoraient pas toutes les lois de la nature ; tout aussi bien que nous, ils

147
« Une vérité scientifique ne s'établit pas par témoignage. Pour affirmer une proposition, H faut des
raisons spéciales de la croire vraie. » SEIGNOBOS et LANGLOIS Introduction à la Méthode historique.
148
« Aucun des miracles dont les vieilles histoires sont remplies, dit RENAN, ne s'est passé dans des
conditions scientifiques. Une observation qui n'a pas été une seule fois démentie nous apprend qu'il
n'arrive de miracles que dans les temps et les pays où l'on y croit, devant des personnes disposées à y
croire. »

130
pouvaient dire, par exemple, que la résurrection d'un mort est un fait qui est en dehors
et au-dessus du cours normal des choses.
e) Dans le même ordre d'idées, RENAN dit que les miracles rapportés par TITE-LIVE et
PAUSANIAS sont controversés. Donc, conclut-il, il en est de même des miracles
évangéliques. — Réponse. De ce qu'il y a eu dans tous les temps, et, dans le passé plus
que de nos jours, des historiens dont les récits étaient fantaisistes, on n'a pas le droit de
conclure que tous doivent être mis sur le même pied. On ne passe pas ainsi du
particulier au général : à Tite-Live et à Pausanias l'on peut opposer du reste des
historiens consciencieux, comme Thucydide et Tacite.

§ 4. — VALEUR PROBANTE DU MIRACLE.

171. — Thèse. — Les miracles, opérés en faveur d'une doctrine, sont une marque
certaine de son origine divine. Cette proposition s'appuie sur la raison et le
consentement universel.

A. PREUVE DE RAISON. — Le miracle proprement dit apparaît comme une œuvre


qui ne peut avoir d'autre auteur que Dieu (N° 158). Sans doute, considéré en soi, il
signifie uniquement qu'il y a eu intervention divine. Mais s'il est associé à un autre fait,
si le thaumaturge l'opère en confirmation de la doctrine qu'il enseigne, il est évident
que cette doctrine doit venir de Dieu, ou tout au moins, avoir son approbation. Sinon,
il faudrait dire que Dieu ratifie le mensonge et l'imposture, qu'il est « un témoin de
fausseté » (S. THOMAS), ce qui répugne à ses attributs.

B. PREUVE TIRÉE DU CONSENTEMENT UNIVERSEL. — Chez tous les peuples


nous retrouvons cette croyance que les miracles sont une preuve incontestable de
l'intervention divine. Aussi toutes les fausses religions attribuent-elles à leurs
fondateurs la puissance de faire des miracles. -
Précisément, objecte-t-on, la croyance universelle témoigne contre la valeur des
miracles allégués par le christianisme, puisque chaque religion' prétend avoir les siens.
— Cette objection porte à faux. Car il ne s'agit pas pour le moment d'instituer une
comparaison entre la valeur respective des miracles allégués par les différentes
religions. Nous invoquons la preuve du consentement universel dans le seul but de
montrer que tous les peuples ont cru à l'existence de miracles opérés par Dieu en
faveur d'une doctrine. Quant à ce qui est de savoir si les prodiges de telle ou telle
religion sont des miracles proprement dits ou non, des œuvres de Dieu ou du démon,
c'est une question "qui appartient à la critique historique et dont nous nous occuperons
lorsque nous serons à la recherche de la vraie religion.

Art. III. — LA PROPHETIE.

La question de la prophétie ne comporte pas de long développement. La prophétie est,


en effet, un miracle d'ordre intellectuel (N°161). Ce qui a été dit du miracle en général,
convient par conséquent à la prophétie. Nous ne ferons ici qu'indiquer rapidement ce

131
qu'elle a de particulier en suivant le même ordre que pour le miracle. Donc 1° nature ;
2° possibilité ; 3° constatation, et 4° valeur probante de la prophétie.

§ 1. — NATURE DE LA PROPHETIE.

172. — 1° Définition. — Étymologiquement le mot prophétie (gr. prophètes ; pro,


avant, phêmi, je dis) signifie prédiction.

A. AU SENS LARGE, et conformément à l'étymologie, la prophétie, c'est la prédiction


d'un événement futur. Dans ce sens, la prédiction d'une éclipse est une prophétie.168

B. AU SENS STRICT du mot, et comme on l'entend généralement, la prophétie peut


être définie, d'après saint THOMAS, « la prévision certaine et l'annonce de choses
futures gui ne peuvent être connues par les causes naturelles.

173. — 2° Conditions de la prophétie. — De la définition qui précède il ressort que


deux conditions sont requises pour qu'il y ait prophétie au sens strict du mot. — a) II
faut que la prévision soit certaine, et non de caractère ambigu, comme c'était souvent
le cas pour les oracles païens, dont CICERON disait qu'ils « étaient si adroitement
composés que tout ce qui arrivait paraissait toujours prédit, et si obscurs que les
mêmes vers pouvaient en d'autres circonstances, s'appliquer à d'autres choses.»149 —
b) II faut que la prévision ne puisse être fournie au moyen des causes naturelles. Que
l'astronome annonce une éclipse, le marin une tempête, et le médecin, la mort de son
malade, ce ne sont pas là des prophéties proprement dites, car la prédiction de ces
événements futurs peut se déduire facilement de la connaissance des lois de la nature.
Il n'y a de véritable prophétie que si l'événement à venir ne peut être connu par ses
causes naturelles parce que celles-ci n'existent pas encore et dépendent de la volonté
humaine.

§ 2 — POSSIBILITE DE LA PROPHETIE.

174. — La possibilité de la prophétie est démontrée par une double preuve : indirecte
et directe.

A. Preuve indirecte tirée de la croyance universelle. — L'histoire nous atteste que tous
les peuples ont eu leurs devins à qui ils demandaient les secrets de l'avenir. Que les
oracles rendus par eux aient été de vraies prophéties ou non, ce n'est pas ici la
question, il s'agit seulement de montrer la croyance de tous les peuples comme une
présomption en faveur de la possibilité de la prophétie.
B. Preuve directe tirée de la raison.— Pour que la prophétie soit possible, deux
conditions sont requises. Il faut : —a) que Dieu connaisse!'avenir, et — b) qu'il puisse
nous le révéler. Or ces deux conditions sont certainement réalisables. Car, d'une part,
Dieu est omniscient. Aucun des secrets de l'avenir ne lui échappe. Il connaît tous les

149
CICÉRON, De divin., l. II.

132
événements futurs, non seulement ceux qu'on appelle les futurs nécessaires, c'est-à-
dire ceux qu'on peut prévoir par la connaissance de leurs causes, mais même les futurs
libres, c'est-à-dire ceux qui dépendent de la libre détermination de la volonté. La chose
ne doit pas étonner du reste, puisque, comme nous l'avons déjà vu, le mot prescience
appliqué à Dieu, est un terme impropre. Dieu ne prévoit pas, il voit. Pour lui tous les
événements qui, selon notre manière de parler, seront un jour, sont déjà. — D'autre
part, Dieu peut nous révéler l'avenir, cela ressort des preuves qui démontrent la
possibilité de la révélation en général. S'il est établi en effet que Dieu peut faire
connaître à l'homme des vérités que celui-ci ignore, l'on ne voit pas ce qui l'empêche-
rait de lui révéler l'avenir.

§ 3. — CONSTATATION DE LA PROPHETIE.

175. — Constater une prophétie revient à vérifier les deux points suivants : 1° la
réalité de la prophétie, et 2° son accomplissement.
1° Réalité de la prophétie. — Ce premier point n'est pas difficile à établir : il suffit de
se rendre compte que les deux conditions nécessaires pour constituer une prophétie
sont remplies. C'est là un travail qui appartient à la critique historique : celle-ci doit
contrôler les documents où se. trouvent consignées les paroles qui annoncent les
événements de l'avenir, juger si la prévision a été faite en termes clairs et précis, et si
le fait prédit ne pouvait être connu par la science des lois naturelles.
2° Accomplissement de la prophétie. — Ce second point ne présente pas de difficulté
plus grande. Il suffit en effet de rapprocher l'événement en question des paroles qui
l'annoncent et de constater si le fait correspond bien et dans tous ses détails à la
prédiction qui l'a précédé.
Qu'on n'objecte pas, avec Jean-Jacques ROUSSEAU, que la constatation de la prophétie
exigerait que le même homme fût témoin de la prophétie et de l'événement. — I1
semble bien plutôt que plus la prédiction est éloignée de l'accomplissement, plus elle
acquiert de valeur, car s'il est. déjà difficile d'annoncer quelques jours à l'avance un
événement qui dépend de la liberté humaine, la difficulté ne fera que croître avec
l'intervalle qui sépare la prophétie de sa réalisation.
Qu'on n'allègue pas davantage les prédictions des somnambules. Tout le monde sait
qu'elles sont d'une valeur très relative, et que, semblables aux oracles antiques, elles ne
brillent pas généralement par leur clarté.

§ 4. — VALEUR PROBANTE DE LA PROPHETIE.

176. — La prophétie est un miracle proprement dit, vu que Dieu seul connaît les
événements qui dépendent des déterminations libres de l'homme. D'où il suit que
tout ce qui a été dit de la valeur démonstrative du miracle s'applique aussi bien à la
prophétie.

Conclusion. — Ainsi, de ce qui a été dit des critères en général, et en particulier, du


miracle et de la prophétie, il ressort que la vraie doit être celle qui réunit on soi
l'ensemble de ces signes: d'abord les critères internes : excellence, transcendance de la

133
doctrine ; puis les critères externes qui sont, à vrai dire, le principal argument150,
comme le Concile du Vatican l'a parfaitement-indiqué dans la décision dogmatique
suivante : « Pour que la soumission de notre foi fût on accord avec la raison, Dieu a
voulu joindre aux secours intérieurs de l'Esprit Saint des preuves extérieures de sa
révélation, à savoir des faits divins, et surtout les miracles et les prophéties, lesquels,
en montrant abondamment la toute-puissance et la science infinie de Dieu, sont des
signes très certains de la révélation divine et sont approprias à l'intelligence de tous. »

BIBLIOGRAPHIE. — Saint THOMAS, Contra Gentiles. — TANQUEREY, Théologie


fondamentale (Desclée). — BAINVEL, De vera Religione et Apologetica ; Nature et
Surnaturel (Beauchesne). — VALVEKENS, Foi et Raison (de Meester, Bruxelles). —
DE PASCAL, Le Christianisme, La Vérité de la Religion. (Lethielleux). — MICHELET,
Dieu et l’Agnosticisme contemporain. — Mgr LE ROY, La Religion des Primitifs
(Beauchesne). — DE BROGLIE, Critique et Religion (Lecoffre) ; Problèmes et conclu-
sions de l'histoire des Religions (Putois-Cretté).— GONDAL, La Religion, Le Surna-
turel (Roger et Chernovitz). — HUBY, Christus (Beauchesne). —- BRICOUT,
L'Histoire des Religions et la Foi chrétienne (Bloud). — BRUNETIERE, Sur les
Chemins de la croyance (Perrin) ; Emile BOUTROUX, Science et religion
(Flammarion), LIGEARD, Vers le catholicisme (Vitte), ALFARIC, Valeur apologétique
de l’Histoire des religions, Rev. Prat. d’Apol., 15 juill. 1907.
Sur le miracle. — Dans le Dict. de la Foi cat. : J. DE TONQUEDEC, Art. Miracle ; G.
BERTIN, Lourdes (Le fait de). — LEROY, La Constatation du miracle et l'Objection
positiviste ; La Constatation du miracle (Bloud). — DE BONNIOT, Le Miracle et ses
contrefaçons (Rétaux). — MONSABRE, Introduction au Dogme (tome III). — MERIC,
Le Merveilleux et la Science. — Dr LAVRAND, La suggestion et les guérisons de
Lourdes (Bloud). — VOURCH, Quelques cas de guérisons de Lourdes et la Foi qui
guérit (Lethielleux). — COSTE, Le Miracle (Sc. et Rel.). — GONDAL, Le Miracle. —
DE LA BARRE, Faits surnaturels (Bloud). — J. DE TONQUEDEC, Introduction à l'étude
du Merveilleux et du Miracle (Beauchesne). — G. SORTAIS, La Providence et le
Miracle (Beauchesne) — B. RABIER, Leçons de philosophie. — BOUTROUX, De la
contingence des lois de la nature.

150
Nous avons vu (N° 12) que, selon l'importance que l'on attache à chaque série de critères, la
méthode d'apologétique employée dans la démonstration de la vraie religion est dite intrinsèque ou
extrinsèque. Il serait bon de relire ici cette question capitale qui a été traitée dans l'introduction (N" 10
et suiv.).

134
DEUXIEME PARTIE : Recherche de la vraie religion

Aperçu général de la seconde Partie.

177. — Deux points ont été établis dans la première Partie de l'Apologétique. Le
premier, c'est que l'homme, en tant que créature douée d'une âme raisonnable et libre,
est obligé, à tout le moins, de professer la religion naturelle. Le second c'est que, selon
toute vraisemblance. Dieu, Créateur et Providence, est intervenu dans la marche de
l'humanité -pour guider l'homme dans sa recherche de la vérité religieuse, et peut-être
même, pour l'élever à une dignité plus grande et à une destinée plus haute.
Il s'agit maintenant, dans cette seconde Partie, de soumettre à l'examen cette dernière
hypothèse. Pour cela, il nous faut interroger l'histoire et lui demander si, en fait, elle
nous apporte le témoignage d'une Révélation divine. Or, comment instituer cette
enquête religieuse? La chose serait simple, s'il n'existait par le monde qu'une seule
religion : il suffirait alors de vérifier ses titres à notre créance. Mais il n'en est pas
ainsi, et les religions sont nombreuses, soit dans le passé, soit dans le présent, qui ont
revendiqué ou revendiquent une origine divine.
Deux voies sont dès lors ouvertes à l'apologiste chrétien qui prétend que sa religion
est, à l'heure actuelle, la seule Religion révélée, — 1. Ou bien, laissant de côté toutes
les autres religions, il peut aller droit au christianisme et lui faire l'application des
critères dont nous avons parlé précédemment (N° 156). Et si, de cet examen, il résulte
que la religion chrétienne est, sans doute aucun, une religion révélée, toute enquête
ultérieure devient superflue. Car, comme d'une part, il est manifeste que, en beaucoup
de points de son dogme et de sa morale, elle est en opposition avec les autres religions,
et comme d'autre part, il n'est pas moins évident que Dieu n'a pu révéler des vérités
successives et contradictoires, la vérité de l'une implique la fausseté des autres. L'étude
de ces dernières ne pourrait, dans ce cas, se faire qu'à titre de contre-épreuve.
2. Une seconde méthode consiste à suivre l'ordre inverse. L’apologiste chrétien se
tourne d'abord vers les religions, autres que la sienne, et dont il veut démontrer la
fausseté. A vrai dire, cette première enquête pourrait paraître un chemin bien long s'il
s'agissait d'exposer en détail toutes les formes de religion qui ont existé et existent
encore sur la terre ; mais une telle nécessité ne s'impose pas, car il va de soi que, si l'on
peut prouver que les religions qui se recommandent le plus à notre attention, soit par le
nombre de leurs adeptes soit par la valeur de leur doctrine, doivent être rejetées
comme fausses, plus n'est besoin de s'occuper des autres religions dont l'infériorité est
incontestable.

Ce premier travail terminé, et, comme on dit, le terrain une fois déblayé, il n'y a plus
qu'à aborder la seule religion qui n'ait pas été éliminée, c'est-à-dire, dans l'espèce, la
religion chrétienne. Cependant il n'est pas permis de dire, comme tout à l'heure dans la
première méthode, que la fausseté de toutes les religions, passées en revue, implique la
vérité de la religion chrétienne : celle-ci pourrait être fausse comme les autres. Pour
être en droit de tirer une telle conclusion, il faudrait démontrer auparavant qu'il y a
certitude de l'existence d'une religion révélée. Que la chose puisse être présumée, cela

135
ne fait pas de doute. Mais un fait d'histoire s'établit par l'histoire, et non par le
raisonnement. C'est, dès lors, par l'histoire qu'il faudra prouver l'existence et la vérité
de la Religion chrétienne.
C'est cette seconde méthode que nous suivrons ici. Cette partie comprendra donc deux
sections.

A. LA PREMIÈRE SECTION, beaucoup moins étendue, sera un exposé très rapide et


très succinct des principales religions non chrétiennes, où il apparaîtra, par la seule
application des critères négatifs, qu'elles ne portent pas les marques d'une origine
divine.

B LA SECONDE SECTION sera la démonstration proprement dite du christianisme.


En nous appuyant sur le témoignage des Évangiles, dont nous aurons préalablement à
établir la valeur historique, il nous faudra vérifier les titres du fondateur et contrôler la
qualité de sa doctrine. Si de cette étude il ressort que Jésus est « Envoyé de Dieu », il
ne restera qu'à conclure que le christianisme dont la diffusion s'est faite à travers le
monde d'une façon si extraordinaire, est une religion d'origine divine, qu'il est la vraie
religion.

SECTION I
CHAPITRE UNIQUE. — Les fausses Religions.

DÉVELOPPEMENT
L'enquête religieuse.

178. — Il convient, avant de commencer notre enquête religieuse, de déterminer les


conditions dans lesquelles elle doit se faire et sur quelles religions elle doit porter.
1° Conditions. — Nous avons vu (N° 156) qu'il y a deux sortes de critères auxquels on
peut reconnaître la valeur objective d'une religion. — a) Les uns sont tirés de la
doctrine (critères intrinsèques). Ainsi toute religion qui a sur Dieu et sur l'homme des
conceptions opposées aux conclusions que la raison soûle nous a permis d'établir dans
la première Partie, ne peut être la vraie religion. — b) Les autres sont tirés du
fondateur ( critères extrinsèques). L'on pense bien qu'il ne suffit pas a un homme de se
présenter comme chargé d'une mission divine, il faut qu'il la prouve et qu'il garantisse
son enseignement par des signes authentiques qui soient comme le sceau de Dieu.
Pour savoir ce que vaut une religion, nous la soumettrons donc à une double éprouve.
Nous nous tournerons d'abord vers le fondateur et nous lui demanderons ses litres.
Puis nous étudierons sa doctrine et nous verrons ce qu'elle vaut.
2° Religions sur lesquelles portera notre enquête. — Notre enquête portera d'abord sur
les religions auxquelles nous ne reconnaissons pas les marques d'origine divine. Nous
parlerons ; — 1° du paganisme ; — 2° des religions de la Chine ; -— 3° de la religion
de la Perse ; — 4° du Mithriacisme ; — 5° des religions de l’ Inde ; — 6° de
L’Islamisme ; et — 7° du Judaïsme actuel.

Art. I. — Le Paganisme.

136
179. — Sous ce titre il faut entendre les diverses religions qui ont professé ou
professent encore le polythéisme. Aussi loin que remonte l'histoire, nous constatons
que le paganisme fut la religion de tons les peuples de l'antiquité, exception faite des
Juifs : les Chaldéens, les Égyptiens, les Assyriens, les Babyloniens, les Grecs et les
Romains, tous furent polythéistes. De nos jours, le paganisme est encore la religion des
peuplades fétichistes dû l'Asie et de l'Afrique.

1° Fondateur. — Non seulement il est superflu de rechercher les fondateurs du


paganisme, mais il n'est même pas possible de savoir comment les mythologies ont pu
se former. — a) D'après EVHEMERE, philosophe grec du ive siècle avant Jésus-Christ,
les mythes auraient été des récits légendaires, et les dieux, des héros divinisés. — b)
Selon PLOTIN et PORPHYRE (IIIe siècle de notre ère), les mythes païens seraient des
symboles cachant des dogmes philosophiques et des notions morales : ainsi l'aventure
d'Ulysse et des Sirènes serait une allégorie destinée à mettre en garde contre les
séductions du mal. — c) l’école traditionaliste a voulu voir dans les mythes des
déformations de la tradition primitive qui n'aurait été conservée intacte que chez les
Juifs : ainsi s'expliqueraient sans difficulté bien des parallélismes que l'on peut
remarquer entre les croyances païennes et les récits de la Bible : par exemple, la boîte
de Pandore d'où sortirent tous les maux correspondrait à la chute d'Eve. — d) D'après
une école plus récente (Max MULLER, en Angleterre, Michel BREAL en France), les
mythes auraient leur origine dans le langage. Les dieux ayant été considérés à l'origine
comme les agents mystérieux des phénomènes de la nature, leurs noms ne seraient
autres que les épithètes qui désignent ces phénomènes.

180. — 2° Doctrine. — La doctrine du paganisme se trouve consignée dans les


mythologies dont nous trouvons des descriptions chez des poètes comme HOMERE OU
des historiens comme HESIODE. Or, les mythologies sont un ensemble de fables plus
ou moins ridicules, de mythes bizarres sur la vie des dieux et leurs rapports avec les
hommes. Pour souligner l'infériorité des doctrines païennes, il n'est pas nécessaire
d'entrer dans les détails : nous n'avons qu'à montrer la multiplicité de leurs dieux et les
imperfections de leur nature où se mêlent la grandeur et la faiblesse, la vertu et le vice.
N'ayant pas de valeur au point de vue doctrinal, comment le paganisme en aurait-il eu
au point de vue moral? Comment les dieux, qui avaient les mêmes passions et les
mêmes défauts que l'homme auraient-ils prêché la vertu à celui-ci ? L'homme échappe
d'autant plus facilement aux devoirs de la morale qu'il trouve des excuses dans ses
croyances. ,

181. — 3° Critique. — Religion imparfaite et n'ayant aucune trace d'origine divine,


faut-il conclure que le paganisme était une religion absolument mauvaise et inutile ?
Gardons-nous de le croire. Malgré ses inconcevables lacunes, le paganisme avait au
moins l'énorme avantage d'entretenir chez l'homme le sentiment religieux, de lui faire
lever les yeux vers le ciel, de le faire penser à sa destinée future. Le païen qui vivait en
rapport constant avec des puissances cachées, qui craignait de leur déplaire, qui
sollicitait leur appui et s'humiliait devant elles, pouvait trouver là des moyens efficaces
de lutter contre les mauvaises tendances de sa nature.

137
Tout compte fait, par conséquent, et « si l'on veut comparer le polythéisme antique à
un état de l'humanité où il n'y aurait aucune religion, à l'état où voudraient nous
amener les matérialistes modernes, peut-être la conclusion sera-t-elle que le paganisme
est préférable et que mieux vaut une croyance quelconque, même superstitieuse, à un
monde invisible, qu'un état où l'homme serait entièrement renfermé dans le monde
terrestre...
« Quel était maintenant l'état des âmes sincères et droites qui cherchaient la vérité dans
ces longs siècles d'erreur ?... Nous pouvons nous en tenir à ce que la foi nous enseigne
au sujet de la bonté de Dieu, de sa justice et de sa miséricorde, et à ce que saint Paul
nous dit au sujet des païens, qui, n'ayant pas de loi écrite, seront jugés d'après la loi
naturelle gravée dans leur conscience.
« Quoi qu'il en soit de ce problème, il est de toute évidence que le polythéisme antique
ne saurait entrer en comparaison, en tant que solution des problèmes de la destinée
humaine, avec le christianisme, ni même avec les religions fondées sur l'idée d'une
révélation positive. »151

Art. II. — Les Religions de la Chine.

182. — La Chine compte trois religions officielles : deux indigents, le Taoïsme et le


Confucianisme, la troisième importée de l'Inde, le Bouddhisme dont nous parlerons
plus loin. (Nos 194 et suiv.)

I. Le Taoïsme. 1° Fondateur. — La religion connue sous le nom de Taoïsme, est


attribuée à LAO-TSEU, philosophe contemporain et rival de Confucius. On. sait peu de
chose de sa vie. Certains pensent même que la religion fondée sous son nom ne serait
nullement son œuvre, et qu'elle serait seulement une collection de vieilles superstitions
de la Chine repoussées par Confucius, et que, dans le but de faire opposition au
Confucianisme, on aurait recueillies et groupées sous le nom d'un sage, Lao-tseu, afin
de leur donner plus d'autorité.

183. — 2° Doctrine. — Le Taoïsme est un amalgame de superstitions grossières, de


sorcellerie et de magie, avec les doctrines philosophiques de LAO-TSEU dénaturées par
ses disciples. C'est du reste une religion polythéiste et, pour cette raison, il est inutile
que nous insistions davantage.

184. — II. Le Confucianisme- — 1° Fondateur. — Confucius naquit en 551 avant


notre ère dans le royaume de Lou, d'une ancienne famille du nom de Khoung. Il se
distingua de bonne heure par la vivacité de son intelligence et par la droiture de son
caractère, si bien que le roi de Lou n'hésita pas à lui confier, malgré sa jeunesse, des
fonctions importantes dans son gouvernement. Il les abandonna du reste bientôt pour
suivre sa vocation. Il se mit alors à l'étude des Kings ou Livres sacrés de la Chine, et
voulut se consacrer à la direction des peuples. Dans ce dessein il parcourut les
principautés féodales qui composaient l'Empire chinois, puis, fatigué de cette vie
errante, il revint à Lou où il ouvrit une école et professa jusqu'à la fin de sa vie. Parmi
151
L'abbé DE BROGLIE, Problèmes et conclusions de l'histoire des religions

138
ses nombreux élèves, il en distingua soixante-douze, pris parmi les meilleurs, qu'il
appela ses disciples. Telle fut l'origine des Lettrés, qui, depuis cette époque, ont joué
un si grand rôle en Chine, en formant une sorte de caste fermée à qui allaient toutes les
faveurs du pouvoir. Cet état de choses a duré jusqu'au commencement de notre siècle.
« Maintenant, sous la République chinoise, tout est changé. La caste des Lettrés est
défunte. La doctrine de Confucius a cessé d'être classique. Les auteurs de la Chine
nouvelle n'ont pas encore attenté aux temples désertés du Sage. Mais ils ont éliminé
ses œuvres de l'enseignement primaire comme surannées, et les ont reléguées, à titre
de philosophie antique, dans les accessoires de l'enseignement secondaire... Ainsi
disparaît, sans secousse, sans bruit, une chose qui paraissait un roc inébranlable et qui
n'était qu'un bois vermoulu.»152

185. — 2° Doctrine. — Le confucianisme est plutôt une philosophie morale qu'une


religion. Les dieux, c'est-à-dire le Ciel (Châng-Tï), la Terre et les Esprits supérieurs
sont considérés, non comme des personnes réelles mais comme des abstractions. Aussi
le seul culte qui soit en grand honneur est celui des ancêtres ; c'est par là que le
confucianisme est une religion bien nationale ; il semble du reste que, aux yeux de
Confucius et de ses adeptes, le Chang-Ti ou Seigneur du Ciel, et les autres dieux ne
soient que les esprits des premiers ancêtres de la nation. Biais, chose étrange, tout en
affirmant la survivance des esprits, Confucius ne parle pas de la vie future et ne
tranche pas la question de l'immortalité de l'âme.
La morale de Confucius ne manque pas d'élévation et se distingue par un réel amour
de l'humanité ; toutefois, elle ne dépasse pas les limites d'une morale humaine. Elle
proclame bien qu'il ne faut pas faire aux autres ce qu'on ne veut pas que les autres vous
fassent à vous-même, mais elle ne va pas au delà de cette simple règle de justice.

186. — 3° Critique — Si la doctrine de Confucius ne contient pas d'erreurs très


graves, c'est une religion « incomplète, insuffisante pour le besoin des âmes ; un
ensemble de conseils sages et sensés, mais sans rien qui inspire l'enthousiasme. On
comprend qu'elle n'ait pas suffi au peuple chinois et qu'il ait préféré l'idolâtrie et là
magie du Taoïsme et du Bouddhisme ... Nous pouvons donc considérer cette doctrine
comme une assez belle œuvre humaine, un code religieux et moral à peu près pur,
péchant par défaut plutôt que par excès. Mais nous n'avons pas besoin d'ajouter, tant
cela est évident, qu'il n'y a eu ni dans la vie du fondateur, ni dans sa doctrine, aucun
signe d'une révélation divine. Confucius n'a jamais prétendu au titre de prophète et n'a
réclamé pour sa doctrine d'autre preuve que celles de la raison et de la tradition
immémoriale. »153

Art. III. — La Religion de la Perse. Le Zoroastrisme ou Mazdéisme.

187. —L'ancienne religion de la Perse, autrement dit, de l'Iran, s'appelle Zoroastrisme,


du nom de son fondateur, ou Mazdéisme du nom du dieu Ahura- Mazdâ que Zoroastre

152
LEON WIEGER, Religions et doctrines de la Chine (Christus).
153
L'abbé DE BROGLIE, op. cit.

139
met au-dessus de tous les autres dieux, même au-dessus de Mithra, le dieu de la
lumière.

1° Fondateur. — On ne sait si le prophète à qui l'on attribue la fondation de la


religion des mages154, appartient à l'histoire ou à la légende. Selon l'une ou l'autre,
ZOEOASTEI; vécut au vie siècle avant Jésus-Christ. Révolté des abus de l'idolâtrie et du
culte des Dêvas ou mauvais génies, il se retira dans une grotte solitaire et se livra, sept
années durant, à la méditation. Là, il eut des révélations d'Ahura-Mazdâ, le seigneur
tout-puissant, qui confirma sa mission, en faisant de nombreux prodiges en sa laveur.

188. — 2° Doctrine. — Le Zend-Avesta est le livre sacré du Zoroastrisme. La date de


composition en est incertaine. Il renferme du reste des morceaux d'âge différent, et
dont certains paraissent être de composition relativement récente.
En métaphysique, le zoroastrisme admet la doctrine du dualisme. Il est vrai que le Dieu
suprême, Ormazd, est créateur, Dieu du ciel. Mais à Ormazd est opposé un principe
mauvais, appelé Ahriman, qui lui dispute l'empire. Les deux principes du bien et du
mal sont éternels sinon égaux. Entourés, chacun d'une armée, ils doivent lutter pendant
9.000 ans ; Ormazd sera alors vainqueur et précipitera Ahriman et les Dévas, ses
acolytes, dans l'enfer.

La morale du mazdéisme est pure et élevée. Elle impose le respect de la femme et de


l'enfant, elle recommande les bonnes pensées, les bonnes paroles et les bonnes actions.
Malheureusement, le culte n'est pas à la hauteur de la morale, car il est entaché de
pratiques de superstition et de magie.

189. — 3° Critique- — « Nous n'avons pas besoin de discuter le caractère purement


humain de cette religion. Elle est sans doute, par certains côtés, supérieure au
paganisme, elle combat l'idolâtrie ; elle enseigne un spiritualisme élevé. Mais le
principe du dualisme est une erreur funeste... Le dualisme ébranle la morale du
zoroastrisme et la rend irrationnelle... La révélation faite à Zoroastre est dénuée de
preuves sérieuses. On ne comprendrait pas que Dieu eût fait une révélation à un
homme et n'eût pas donné, pour preuves de la vérité de sa parole, des témoignages plus
certains que les récits légendaires des livres sacrés d'un petit peuple. »155

190. — REMARQUE. — On a constaté entre la religion des Perses et celle des Juifs
un certain nombre de ressemblances qui semblent indiquer que l'une des deux a
influencé l'autre. Ainsi toutes deux attendent le royaume de Dieu et admettent la
résurrection des morts. Naturellement, les rationalistes prétendent que les Juifs sont
les emprunteurs. Sans doute, ces derniers, ayant été sous la domination des Perses,

154
Les mages étaient les prêtres du zoroastrisme. Ils passaient pour astrologues et magiciens.
L'Évangile de saint Matthieu (II, 1, 7) rapporte, qu'à la naissance de Jésus, des mages, guidés par une
étoile, se rendirent à Bethléem et adorèrent « le roi des Juifs »
155
L'abbé DE BROGLIE, op. cit.

140
auraient pu adopter une partie des croyances de leurs vainqueurs. Cependant cette
hypothèse n'est guère vraisemblable, car les convictions des Juifs étaient trop fortes,
elles remontaient trop loin dans le passé pour subir aussi facilement les influences
étrangères. Et pour ce qui concerne l'idée du royaume de Dieu, il ne fait aucun doute,
dit le P. LAGRANGE, que « le règne attendu qui est celui de Dieu et celui du bien, dont
les justes procurent l'avènement et qui aura son Messie, c'est le royaume de Dieu, des
prophètes et ensuite de l'Évangile. Or s'il est une idée dont il soit possible de suivre le
développement chez le peuple juif, c'est celle du royaume de Dieu et de son Messie...
Cette première conception eschatologique est pour nous certainement d'origine juive.»
De même, à propos de la résurrection des morts, « il est difficile de faire remonter très
haut la croyance des Perses... Dans Israël, elle fait partie, d'après les Pharisiens
contemporains de Jésus, de la foi nationale et elle s'appuie sur des textes qu'on ne peut
pas, en tout cas, faire descendre aussi bas que 150 avant Jésus-Christ. D'une façon
générale, on constate que les Perses ont été bien plus entraînés par les Sémites qu'ils
n'ont eux-mêmes agi sur leurs sujets conquis. »156

Art. IV. — Le Mithriacisme.

191. — Le Mithriacisme est une religion dérivée du Mazdéisme. Il y avait peu de


temps qu'il avait pénétré à Rome et en Occident, lorsque les apôtres du christianisme
vinrent pour y prêcher la foi du Christ. Nous ne nous attarderions pas à parler de cette
religion d'importance secondaire, si nos adversaires, profitant, ici encore, des
nombreuses analogies ~qui existent entre le Mithriacisme et le Christianisme,
n'accusaient ce dernier de plagiat. Voici du reste les principales ressemblances qu'ils se
plaisent à relever. Mithra est un jeune dieu qui a vécu parmi les hommes. Il naquit, lui
aussi, dans une grotte ou une étable. Quand il fut devenu grand, il terrassa les animaux
malfaisants, et en particulier, un taureau, puis il remonta au ciel, d'où il continue à
veiller sur ceux qui se font initier à ses mystères et le prient.
La morale mithriaque impose aux initiés le respect de la vérité, la fidélité au serment,
la fraternité, le culte de la pureté physique et morale. C'est sur l'accomplissement de
ces préceptes que Mithra juge l'âme après la mort : si elle est trouvée juste, il l'emmène
au ciel avec Ormazd : si elle est coupable, elle est livrée au feu et consumée avec
Ahriman.
Le culte de Mithra offre avec le culte chrétien des analogies non moins perceptibles.
L'initiation mithriaque comprenait sept degrés qu’on a comparés à nos sept sacrements
: elle comportait, entre autres choses, des ablutions symboliques, l'impression d'un
signe sur le front, l'oblation de pain et d'eau, des onctions de miel...
On rapproche également certains détails des deux liturgies, mithriaque et chrétienne.
Par exemple, la fête de la Nativité du Christ aurait été fixée le 25 décembre, jour où
l'on célébrait déjà la naissance de Mithra. Telles sont entre les deux religions les
ressemblances les plus frappantes. Les historiens rationalistes des religions en
concluent que le mithriacisme est un ancêtre du christianisme. Ne serait-ce pas le
contraire qu'il faudrait dire ? Les points de contact que nous venons de signaler entre
les deux religions ne sont-ils pas de date postérieure dans la tradition romaine sur
156
LAGRANGE, Iran (Religion de l'), Dictionnaire d'Alès.

141
Mithra? Les premiers apologistes chrétiens, saint JUSTIN et TERTULLIEN le pensaient et
dénonçaient déjà le plagiat mithriaque des rites chrétiens. S'ils avaient eu tort, s'il en
était autrement, comment expliquer que l’empereur JULIEN qui aurait été trop heureux
de prendre le christianisme et ses apologistes en défaut, n'ait pas accusé ces derniers
d'avoir emprunté leur doctrine à la religion de Mithra ? L'hypothèse d'une influence
mithriaque sur les dogmes et sur le culte chrétiens n'a donc pas de fondement
historique.

Art. V. Religions de l'Inde.

192. — Les religions principales qui se sont succédé dans l'Inde sont : le Védisme, le
Brahmanisme, le Bouddhisme et l'Hindouisme ou Néo-brahmanisme.

I. Le Védisme. — Le Védisme est, parmi les diverses religions des Hindous, la


première qui ait laissé des traces dans l'histoire. La religion védique est contenue dans
les livres sacrés appelés Védas, et particulièrement dans le plus ancien d'outre eux, le
Rig-Véda. C'est une religion naturaliste où les phénomènes et les forces de la nature
sont divinisés, et par là, le Védisme peut être rapproché du Paganisme dont nous avons
parlé précédemment, ce qui nous dispense d'insister pour en démontrer la fausseté.

193. — II. Le Brahmanisme. — 1° Fondateur. — Aucun document ne nous permet


de fixer, d'une manière certaine, l'origine du brahmanisme encore moins par
conséquent, de dire le nom du fondateur.

2° Doctrine. — Celle-ci se trouve bien dans les Védas, mais l'interprétation des Livres
sacrés est laissée entièrement aux brahmanes, c'est-à-dire aux prêtres de Brahmâ. Or
les Védas contiennent comme deux religions superposées : l'une qui faisait le fond de
la vieille religion védique et qui est un polythéisme naturaliste ; l'autre qui est un
panthéisme idéaliste joint à l'idée de la métempsycose, et c'est le brahmanisme
proprement dit.
Le dieu Brahmâ est l'être unique : de lui procède le monde par émanation. Tous les
êtres sortent donc de lui et y retournent pour en sortir de nouveau, et ainsi un certain
nombre de fois, jusqu'à ce que l'âme, purifiée de toute souillure, puisse s'absorber
définitivement en Brahmâ et entrer pour toujours dans le Nirvana.
La morale du brahmanisme dérive de cette doctrine de la métempsycose. Étant donné
que, à la mort, l'âme passe dans un autre corps, dans le corps d'un animal ou d'un
monstre, suivant qu'elle a été jugée plus ou moins coupable, il faut considérer la vie
comme le mal suprême. I1 importe donc de mettre un terme à ces morts et à ces
renaissances continuelles. Or, pour arriver à ce résultat, il faut pratiquer le
renoncement, anéantir la concupiscence, bref, éteindre on soi la soif de l'existence,
cause de tout le mal. Et voilà comment la doctrine brahmaniste a conduit à la pratique
de l'ascétisme, à ces mortifications exagérées des fakirs qui habitent les forêts, ne se
nourrissant que d'herbes et de fruits sauvages, restant de longs mois dans la même
posture ou s'exposant aux ardeurs du soleil des tropiques des journées entières.
3° Critique. — Nous avons vu que les Védas contiennent un mélange de polythéisme
et de panthéisme. Il n'est donc pas possible de leur reconnaître une origine divine. Bien

142
que la partie morale contienne de sages préceptes sur la lutte contre les passions, et
d'excellentes prescriptions sur la chasteté, la véracité, la fidélité aux promesses, elle est
muette sur les devoirs de la bienfaisance et de la charité.

194. — III. Le Bouddhisme. — Le brahmanisme ancien, avec sa inorale austère et


son culte froid, sans temples et sans idoles, ne pouvait être une religion populaire. Il
n'est donc pas étonnant que l'Inde accueillit avec faveur la religion du Bouddha.

1° Fondateur. — La vie du Bouddha fut écrite longtemps après sa mort : ses


biographes furent donc à leur aise pour y introduire autant de légendes que bon leur
sembla. C'est seulement après l'ère chrétienne, — qu'on remarque bien oe point, —
que l'on mit en œuvre les documents qu'on possédait en y ajoutant de nombreuses
interpolations.
Le Bouddha naquit au VIe ou au Ve siècle avant l'ère chrétienne. Ilappartenait à la
famille des ÇAKYAS et s'appelait SIDDARTHA. Le titre de Çakya-Muni sous lequel il est
connu, veut dire moine de la famille des Çakyas. De nombreuses légendes entourent
son berceau et sa jeunesse : il serait trop long de les raconter. Un certain temps après
s'être marié, il quitta sa femme et sa famille pour devenir moine et travailler à son
salut. Pendant plusieurs années, Use livra à des austérités effrayantes. Un jour qu'il
méditait sous un figuier, il sentit qu'il était Bouddha (racine budh, comprendre) c'est-à-
dire sage, éclairé, celui qui a compris. Il-avait trouvé le secret pour ne plus renaître. De
ce bonheur il voulut faire profiter l'humanité en lui prêchant sa doctrine. Mais
auparavant il décida de passer quatre semaines dans la solitude. C'est durant cette
retraite que Mâra, l'Esprit tentateur, lui proposa de le faire entrer immédiatement dans
le Nirvana pour lui épargner les peines et les déceptions de la vie. Le Bouddha rejeta
l'offre, jugeant qu'il se devait au salut de ses frères et à la propagation de la vérité.
Le parallélisme qui existe entre la retraite et la tentation du Bouddha, d'une part, et
celles de Notre-Seigneur, au désert, d'autre part, n'échappera à personne. Mais il est
superflu de défendre les traditions chrétiennes contre l'accusation de plagiât, vu que les
Évangiles sont antérieurs à la rédaction définitive des documents bouddhistes. (V. n°
278).
Plus de quarante ans, le Bouddha prêcha sa doctrine de la délivrance. De toutes parts
on venait le consulter. Lui-même allait de pays en pays, vivant d’aumônes et
instruisant les peuples. Il avait quatre-vingts ans lorsqu'il mourut à la suite dune
indigestion. Ses biographes racontent qu'une musique céleste se fit alors entendre et
que Brahmâ en personne vint chercher Je Bouddha pour l'introduire dans le Nirvana.
Ainsi, visiblement, la légende se mêle à l'histoire dans des proportions telles que celle-
ci disparaît et que des savants ont pu se demander si le Bouddha avait réellement
existé.

195. — 2° Doctrine. — Les points principaux qui caractérisent la doctrine bouddhiste


sont : — a) l'athéisme, ou, si l'on préfère, l'agnosticisme. S'il y a une Cause première,
un Etre suprême, le Bouddha ne le recherche pas, estimant qu'une telle question est
insoluble et oiseuse ; — b) la croyance à la métempsycose-: doctrine qui lui est
commune avec le brahmanisme. A sa mort l'homme est transporté au tribunal de Yama

143
qui le juge et le remet entre les mains de ses bourreaux. Quand la peine est expiée, car
l'enfer n'est pas éternel, l'âme est rejetée dans le monde pour recommencer une
nouvelle existence ; elle reprend dans l'échelle des êtres la place qu'elle a pu mériter
par sa vie antérieure. Seuls ceux qui sont proclamés Bouddhas sont affranchis de la
renaissance et entrent dans la béatitude parfaite du Nirvana ; — c) le pessimisme. Dans
la doctrine du Bouddha, l'existence est un mal, et le bonheur suprême consiste
précisément à en être délivré et à parvenir au Nirvana. Mais qu'est-ce que le bonheur
du Nirvana ? Il serait bien difficile de le dire. Le Nirvana n'est pas le néant, mais c'est
la non-existence individuelle, c'est la délivrance de la transmigration, et par
conséquent, de la douleur, c'est une sorte de béatitude passive et négative d'où l'amour
et la vie sont absents.
La morale bouddhiste ressemble bien à celle du brahmanisme. Partant de ce principe
que l'existence est un mal, elle professe, elle aussi, qu'il n'y a d'autre remède que la
pratique du renoncement. Or la pratique du renoncement comporte une série
d'exercices assez semblables à ceux qui sont en usage dans nos Ordres religieux. Ainsi
la méditation, la confession des fautes, la direction de conscience, la chasteté157, la
pauvreté sont des règles strictes pour les Bhikchous, ou moines bouddhistes. C'est,
comme on le voit, tout le côté négatif de la perfection chrétienne, c'est le renoncement
absolu qui doit aboutir à la mort et au Nirvana ; ce n'est pas, comme dans la mystique
chrétienne, le détachement des biens de ce monde pour aller plus sûrement à Dieu et
pour trouver en Lui un jour la vie pleine et l'amour parfait. Le culte bouddhiste était à
l'origine réduit à son strict minimum. Et à quoi ce culte eût-il bien pu se rapporter,
puisque la doctrine bouddhiste était athée et que dès lors il était inutile de prier un dieu
dont on ignorait l'existence? Mais, à la mort de Çakya-Muni, il s'établit un culte de
vénération en son honneur. Pour conserver ses reliques, on construisit d'abord des
monuments très simples, puis des temples magnifiques, généralement au centre d'un
monastère. Par la suite, on rendit un culte, non seulement au grand Bouddha Çakya-
Muni, mais à tous les autres Bouddhas, semblables à lui, c'est-à-dire qui étaient entrés
dans le Nirvana On y joignit le culte des images et des statues ; et ce fut ainsi un
véritable polythéisme, en même temps qu'une- idolâtrie mêlée de magie.

196. — NOTA. — Le bouddhisme se propagea surtout en Chine, dans l'Indochine, au


Cambodge, au Siam, en Birmanie, au Japon et au Tibet. Sa diffusion si étendue
s'explique par l'insuffisance du culte brahmanique sans idoles et sans temples, par
l'apostolat de ses moines et aussi par la protection du pouvoir civil : protection qui
était accordée d'autant plus facilement que, les moines bouddhistes étaient des
auxiliaires précieux pour développer l'influence des rois en dehors de leur pays. De
plus, si la morale recommandait avant tout la pratique du renoncement, elle ne
défendait aux laïques ni la polygamie ni le divorce.

197— 3° Critique. — Nous n'avons pas à insister pour prouver que la religion
bouddhiste n'est pas d'origine divine, car Çakya-Muni n'a jamais voulu se faire passer

157
Il est bon de remarquer que le moine bouddhiste n'est pas lié par des vœux et qu’il se contente
d'accepter la chasteté comme une règle. De même, sa vie se passe à mendier et a méditer sur le néant
de l'existence : il ne s'adonne pas au travail manuel.

144
ni pour Dieu ni pour envoyé de Dieu ; il n'a jamais prétendu qu'au titre de sage. Si
nous considérons maintenant sa doctrine, il faut bien reconnaître que, au point de vue
moral, elle a une valeur incontestable. En prêchant le renoncement, le détachement des
biens de là terre, la chasteté et l'esprit d'apostolat, en inspirant aux hommes une grande
crainte des châtiments futurs, elle a pu atteindre de sérieux résultats. Mais
malheureusement sa doctrine métaphysique n'est pas à la hauteur de la morale. Elle
encourt d'abord le grave reproche l’athéisme, quoique, en pratique, ses partisans soient
polythéistes et idolâtres. En outre, les doctrines de la transmigration et du Nirvana ont
également pour conséquence fâcheuse de placer l'idéal de la vie monastique dans la
contemplation pure et la mendicité sans travail. Autant la vie monastique, animée par
le sentiment chrétien, réglée de manière à donner sa part au travail, a été en Occident
une force civilisatrice, autant les couvents bouddhistes sont devenus des causes de
torpeur et de léthargie chez les peuples où cette institution a fleuri. C'est une religion
sans action sociale... Çakya-Muni a prescrit le célibat aux religieux, mais il ne s'est pas
occupé des laïques... Aussi les hommes impartiaux, même dans le camp rationaliste,
renoncent à comparer le bouddhisme au christianisme et professent hautement que le
christianisme est supérieur... Nous ne trouvons donc pas dans le bouddhisme, plus
qu'ailleurs, cette parole divine que nous cherchons. »158

198. — IV. L'Hindouisme ou Néo-brahmanisme. 1° Fondateur. — Le bouddhisme,


tel que nous venons de l'exposer, ne vécut dans l'Inde que les quelques siècles. Vers le
IIIe siècle avant Jésus-Christ, d'autres sectes naquirent, auxquelles on donna le nom
générique d'hindouisme ou néo-brahmanisme. La nouvelle religion était le produit de
plusieurs écoles, et aucun nom ne s'attache à sa fondation : elle est d'ailleurs une sorte
de fusion entre le brahmanisme et les vieux cultes idolâtriques de l'Inde. Les deux
principales sectes sont le Vishnouisme et le Civaïsme, noms qui lui viennent de ce
qu'elles regardent soit Vishnou, soit Civa comme Dieu suprême. Le Vishnouisme seul
nous intéresse à cause des ressemblances que sa doctrine offre avec le christianisme.

199. — 2° Doctrine. — Ce qui caractérise le Vishnouisme, ou du moins, ce qui lui


donne à nos yeux le plus vif intérêt, c'est la présence dans sa doctrine des deux dogmes
de la Trinité et de V Incarnation,— a) La Trinité hindoue ou Trimurti se compose de
Brahmâ, le dieu créateur, de Vishnou, le dieu conservateur, et de Civa, le dieu
destructeur. — b) Les incarnations ou avatars de Vishnou tiennent une place capitale
dans l'hindouisme. Vishnou s'incarne un certain nombre de foie : il prend
successivement les formes de poisson, de tortue, de sanglier, de lion, et il apparaît
surtout dans la personne de deux héros fameux Bâma et Krishna. Ce dernier est
particulièrement célèbre : il a une naissance miraculeuse, il est adoré par des bergers,
persécuté par le roi Kamsa qui le redoute comme un compétiteur et ordonne le
massacre des enfants. Il y a là, on le devine, matière à rapprochement entre le
bouddhisme et le christianisme, et les adversaires de celui-ci ne se sont pas fait faute
de l'accuser de plagiat. Mais accuser n'est pas prouver et il faudrait avant tout montrer
que les légendes du Vishnouisme existaient avant leur rédaction définitive qui n'eut

158
L'abbé DE BROGLIE, op. cit.

145
lieu que vers le XIIe ou le XIIIe siècle de notre ère — ce qui jusqu'ici n'a pas été fait.
(V. N°s 194 et 278.)

200. — 3° Critique. — Pas plus dans l'hindouisme que dans le bouddhisme nous ne
trouvons des traces de l'action divine. Le culte néobrahmanique se signale, au
contraire, par des rites grossiers et cruels ; il va d'un extrême à l'autre, d'un ascétisme
exagéré à la débauche ; il est un mélange d'exaltation religieuse et de corruption
morale. Pour en donner une idée il n'y a qu'à rappeler que le gouvernement anglais qui
a pourtant pour principe de respecter les croyances des peuples qui sont sous son
autorité, s'est vu forcé de défendre un grand nombre de cérémonies religieuses et de
coutumes barbares, on particulier, les sacrifices humains offerts encore récemment à la
déesse Kali, le suicide des veuves sur la tombe de leurs maris, les immolations
volontaires des fanatiques qui se faisaient écraser sous le char du dieu Vishnou.

Art. VI. — L'Islamisme.

201. — Avant la fondation du Mahométisme, les Arabes, sémites comme les Hébreux,
se disant descendants d'Ismaël, fils d’Abraham et d'Agar,, étaient divisés en tribus
indépendantes, les unes nomades, et les autres sédentaires. Un lien rapprochait ces
tribus : c'était la Kaaba, leur sanctuaire commun, qui s'élevait dans une gorge de
l'Hedjaz, à environ 90 kilomètres de la mer Rouge. Là, ils adoraient le Dieu
d'Abraham, mais ce culte n'excluait pas celui des idoles particulières à chaque tribu.
Les Arabes y venaient chaque année en pèlerinage.
Notons encore, pour mieux faire connaître les influences qui purent s'exercer sur
l'esprit de Mahomet, que la Mecque qui fut construite vers le VIe siècle après Jésus-
Christ, était peuplée en partie de Juifs et de chrétiens.

1° Fondateur. — MAHOMET (Mohammed, en arabe) naquit à la Mecque en 570 après


Jésus-Christ. Pauvre, et orphelin de bonne heure, il fut. mis au commerce par son oncle
Abu-Talib. C'est justement dans un voyage commercial qu'il fit pour le compte d'une
riche veuve, KHADIDJA, qu'il épousa par la suite, qu'il eut, dit-on, l'occasion de
rencontre! un moine chrétien avec qui il put s'entretenir. Il eut aussi des relations avec
Zeïd, un judéo-chrétien, qui voulait restaurer la religion d'Abraham. Faut-il chercher là
l'origine de sa vocation ? On peut en douter ; mais ce qui est certain, c'est que vers
l'âge de 40 ans il commença à se préoccuper des questions religieuses et se livra dans
la solitude à de longues méditations. Un jour qu'il était en contemplation au mont Hira,
il eut deux visions au cours desquelles l'Archange Gabriel lui apparut et lui ordonna de
prêcher qu'il n'y avait d'autre Dieu qu'Allah, et que Mahomet était son prophète.
Conformément à cet ordre, Mahomet prêcha d'abord à la Mecque, mais il fut accueilli
par les railleries des Koreischites, ses parents, et il eut à subir les objections des Juifs.
Il dut même, à la suite d'une persécution plus violente, quitter la ville. Il partit alors
avec quelques fidèles à Médine, ville rivale, de la Mecque : c'est de cette fuite, appelée
Y-hégire, que date l'ère musulmane (16 juillet 622). Reçu en prophète à Médine, il s'y
installa ; et, à partir de cette date, il prêcha la guerre sainte. Il dit à ses partisans : «
Faites la guerre à ceux qui ne croient pas en Dieu, ni en son prophète. Faites-leur la
guerre jusqu'à ce qu'ils paient le tribut et qu'ils soient humiliés. » Alors, de son vivant,

146
et après sa mort, les Arabes entreprirent la guerre sainte. C'est ainsi, par les armes,
qu'ils imposèrent la religion nouvelle chez les peuples de l'Asie (Syrie, Egypte, Perse)
et de l'Afrique (Tripoli, Tunisie, Algérie, Maroc). Au début du VIII6 siècle, ils
attaquèrent l'Europe ; ils pénétrèrent en Espagne, où la victoire de Xérès leur livra le
pays ; ils entrèrent en Gaule par la vallée du Rhône jusqu'à Lyon, puis ils conquirent la
vallée de la Garonne et ils s'avançaient déjà dans la vallée de la Loire lorsque les
Francs commandés par Charles Martel vinrent les arrêter et les battre à Poitiers (732).
Cette victoire brisa l'élan musulman sur le front d'Occident, comme, quinze ans plus
tôt, l'empereur LÉON III et les Byzantins l'avaient brisé sur le front d'Orient.

202. — 2° Doctrine. —Le Coran est le livre sacré de l'Islam, il contient les révélations
de l'archange Gabriel au prophète. Mais le livre n'a pas été écrit par le prophète lui-
même ; il est le recueil de? fragments de discours que ses disciples avaient retenus ou
recueillis sur des tablettes. Le Coran est pour le mahométan Je livre par excellence,
celui qui remplace tous les autres : il renferme la loi civile aussi bien que la loi
religieuse, le Code du juge et l'Évangile du prêtre.
En voici les points principaux. — a) Sur la question de Dieu, Mahomet enseigne
l’unité divine. Il rejette la Trinité et l'Incarnation, et considère les chrétiens qui adorent
Jésus-Christ comme des polythéistes. Parmi les attributs de Dieu il insiste surtout sur
sa puissance, laquelle se manifeste bien plus par l’ordre et la beauté du monde que par
les miracles ; il parle aussi du « Dieu clément et miséricordieux ». Mahomet admet les
anciens prophètes dont les principaux sont Abraham, Moïse, Jean-Baptiste et Jésus.
Mahomet, lui, est le dernier et le plus parfait ; il est le «Paraclet promis par Jésus à ses
Apôtres » (Jean, XV, 26).
b) Sur la question de l’homme. D'après le Coran, il semble bien que la destinée
humaine, ici-bas et là-haut, dépende absolument de la volonté arbitraire et souveraine
de Dieu. Ilest vrai que les docteurs musulmans n'admettent pas que leur religion soit
fataliste ; elle en a au moins toutes les apparences, et si en théorie elle ne l'est pas, elle
y aboutit certainement en pratique. L'or sait que les populations musulmanes se plient
sans peine aux coups du sort, au Destin, comme on disait danS l'antiquité. Le mot
islam signifie du reste résignation, abandon à la volonté de Dieu.
La mort est suivie du jugement particulier : l'âme est destinée alors au Paradis ou à
l'Enfer, mais, jusqu'à la résurrection, elle reste dans la tombe, heureuse -ou
malheureuse suivant la sentence prononcée.
c) La morale et le culte de la religion de Mahomet prescrivent cinq devoirs principaux
: — 1. la foi : « I1 n'y a de Dieu qu'Allah, et Mahomet est son prophète », telle est la
brève profession de foi imposée à celui qui veut appartenir à l'Islam ; — 2. la prière.
Le mahométan doit prier cinq fois par jour : à l'aurore, à midi, dans l'après-midi, au
coucher du soleil et après la tombée de la nuit. Il peut prier, soit en particulier, soit à la
mosquée ; pour les mosquées, l'heure de la prière est annoncée par le muezzin du haut
des minarets. La prière est précédée des ablutions : le musulman se lave les mains et
les bras jusqu'au coude, les pieds jusqu'aux chevilles ; il se déchausse avant d'entrer
dans la mosquée. Les attitudes sont prescrites ; en même temps qu'il récite les formules
de prières, tirées pour la plupart du Coran, le musulman fait des génuflexions, des
prosternations, il élève les mains de chaque côté de la tête, les abaisse le long du corps
ou sur les genoux. Il prie sur des tapis spéciaux, et tourné vers la Mecque, comme le

147
chrétien vers Jérusalem ; — 3. Aumône. Celle-ci affecte une double forme : l'une
obligatoire et à un taux fixé d'après la fortune individuelle, l'autre non officielle, en
argent ou en nature, et pratiquée surtout à la fin du mois de jeûne ; —4. le jeûne. Le
Coran impose un mois entier de jeûne : le mois de Ramadan. Deux heures avant le
lever du jour, les fidèles sont avertis d'avoir à préparer leur repas du matin ; puis, à
partir de ce moment jusqu'au coucher du soleil, le musulman ne peut ni manger, ni
boire, ni fumer, ni même avaler exprès sa salive ; — 5. un pèlerinage à la Mecque que
tout musulman qui en a les moyens, doit accomplir au moins une fois dans sa vie.

203. — 3° Critique. — On s'est demandé si Mahomet qui se donnait pour un prophète


inspiré, était réellement convaincu de sa mission. Le ton enthousiaste de ses
prédications, la conviction profonde qu'il sut inspirer à ses compatriotes, pourtant si
fiers, sa ténacité devant l'indifférence, et même l'hostilité des siens, tout cela peut nous
autoriser à croire qu'il fut sincère au début de sa mission, mais il n'en reste pas moins
vrai que, dans la seconde phase de sa carrière, il n'a plus rien du messager divin. Non
seulement il ne recule devant aucun moyen pour propager ses idées, mais il prétexte
même de fausses révélations pour excuser son immoralité et ses brigandages.
« Si l'on voulait, dit l’abbé DE BROGLIE, attribuer à l'islamisme une origine divine, on
pourrait poser ce dilemme : ou le christianisme directement opposé à l'islamisme est
divin de son côté, ou c'est une œuvre humaine. S'il est divin, il y aurait donc deux
religions divines opposées, l'une prêchant la chasteté, la patience, la douceur de ses
martyrs, l'autre permettant les mœurs dissolues, la propagation de la vérité par le sabre.
Si, d'autre part, on considérait l'islamisme comme divin et le christianisme comme uns
œuvre humaine, ce serait alors l'homme qui prêcherait la chasteté, l'indissolubilité du
mariage, la patience, le mépris des richesses, et ce serait Dieu qui, par son prophète,
autoriserait les hommes à se livrer à leurs passions sensuelles et à leur cupidité. »
Nous pouvons donc conclure que l'islamisme « présente le plus singulier mélange
d'erreur et de vérité que l'on puisse imaginer. Son dogme fondamental, l'unité de Dieu,
est une grande et salutaire vérité. Il en est de même du principe dé l'exclusion de
l'idolâtrie, qui en est la conséquence... La sanction de la morale se trouve également
dans l'idée de la vie future, du jugement, du ciel et de l'enfer.»159 Les prières précédées
d'ablutions qui ont lieu cinq fois par jour, le jeûne rigoureux du Ramadan, sont des
pratiques excellentes. On peut supposer que les musulmans qui « croient que Dieu
existe et qu'il récompense ceux qui l'approchent», selon la parole de saint Paul (Héb.,
XI, 6), qui sont de bonne foi dans leur religion et suivent leur conscience, y trouvent
les éléments nécessaires pour leur salut.

Art. VII. — Le Judaïsme actuel.

204. — Nous ne nous arrêterons pas longtemps sur le judaïsme actuel. La preuve qu'il
n'est pas la vraie religion découle, en effet, de la démonstration' que nous ferons plus
loin de la divinité du christianisme. Nous verrons plus loin (N° 213) que la religion
mosaïque était une religion préparatoire, et qu'un des dogmes principaux de sa
doctrine c'était l'idée messianique, c'est-à-dire L'attente d'un Envoyé divin qui
transformerait la religion particulariste et nationale des Juifs en une religion
159
L’abbé DE BROGLIE, op. cit.

148
universelle. Or, si nous apportons la preuve que cette espérance s'est réalisée dans le
Christ, le judaïsme actuel est dans l'erreur lorsqu'il prétend, soit que le Messie n'est pas
venu et qu'il viendra un jour comme un roi temporel à qui toutes les nations seront
soumises, soit qu'il est venu, mais qu'il est resté inconnu à cause des péchés de son
peuple.

205. — Conclusion générale — 1° De l'examen rapide que nous venons de faire des
principales religions de l'humanité, il ressort qu'aucune ne porte les signes d’une
origine surhumaine. — a) D'une part, leurs fondateurs ne sont pas, et généralement, ne
prétendent pas être, des envoyés de Dieu; il arrive même parfois que leur existence,
comme celle de Zoroastre, est problématique, ou que les récits qu'on fait de leur vie,
comme c'est le cas pour Çakya-Muni, s'ont plutôt du domaine de la légende que de
celui de l'histoire. — b) D'autre part, leur doctrine est mêlée d'imperfections, et les
miracles qu'on leur attribue sont des faits, dont la réalité n'est pas suffisamment
établie, ou qui sont explicables par une^ cause naturelle : tels sont, par exemple, les
oracles de Delphes et de Memphis, ie8 faits miraculeux mis sur le compte de l'empereur
Vespasien, et les faits de magie qui se produisent encore fréquemment de nos jours
dans l'Extrême-Orient. 2° De ce que les religions que nous venons de passer en revue
sont fausses, nous n'avons garde de conclure que le christianisme est vrai. Ce serait
évidemment tirer une conséquence que ne renferment pas les prémisses. Mais n'est-ce
pas un semblable illogisme que commettent les historiens rationalistes des religions,
lorsqu'ils prétendent que, les religions ci-dessus mentionnées étant fausses, le
christianisme l'est aussi. Il est vrai qu'ils cachent le vice de leur raisonnement sous une
forme plus habile. Ou bien, en effet, ils accordent que la religion chrétienne est une
religion supérieure, que sa doctrine est la plus belle, et son fondateur, l'homme idéal;
en un mot, ils veulent bien concéder qu'elle est transcendante160, mais pour mieux lui
dénier toute origine divine. Ou bien ils exaltent les fausses religions et rabaissent la
religion chrétienne pour pouvoir plus facilement conclure que toutes se valent, qu'il y a
équivalence de doctrines et de fondateurs, et dès lors, que toutes les religions sont
fausses. La seule réponse à de telles attaques c'est la démonstration de l'origine divine
du christianisme, comme nous nous proposons de le faire dans la section suivante, en
justifiant les titres du fondateur et en faisant ressortir la qualité de la doctrine.
3° Quand nous disons que la religion chrétienne est la seule vraie, et que toutes les
autres formes religieuses sont fausses, cela ne veut pas dire qu'il y ait opposition totale
entre l'une et les autres, ni que tout soit à condamner dans les fausses religions. Elles
sont, au contraire, vraies et bonnes dans tous les points où elles sont d'accord avec la
vraie religion.

BIBLIOGRAPHIE- - DE BROGLIE, Problèmes et conclusions de l'histoire des


religions (Tricon) ; Religion et critique (Lecoffre). — DUFOURCQ, Histoire comparée

160
Il n'y a pas lieu d'établir ici la transcendance de la religion chrétienne. Celle-ci sera suffisamment
démontrée lorsque nous aurons apporté les preuves de la divinité du christianisme. Évidemment la
transcendance est une condition nécessaire de la vraie religion, et la faire apparaître peut servir
d'échelon préparatoire à la démonstration de la divinité, mais c'est une voie qu'il n'est pas nécessaire de
prendre pour arriver au but que nous poursuivons.

149
des religions païennes et de la religion juive (Bloud). — POULIN ET LOUTIL, La
Religion (Bonne Presse). — Du Dictionnaire d'Alès : CONDAMIN, art. Babylone et la
Bible ; J. HUBY, art. Religion des Grecs ; MALLON, art. Egypte ; LAGRANGE, Religion
de l'Iran ; D'ALES, La Religion de Mithra ; ROUSSEL, Religions de l'Inde ; CARRA DE
VAUX, L'Islamisme et ses sectes ; POWER, art. Mahomet ; TOUZARD, Le peuple juif
dans l'Ancien Testament. — BRICOUT, Où en est l'histoire des religions (Letouzey). —
HUBY, Christus (Beauchesne).

SECTION II
LA DIVINITÉ DU CHRISTIANISME

CHAPITRE I. — Les Documents de la Révélation. Valeur historique du


Pentateuque et des Évangiles.

DÉVELOPPEMENT
Division du Chapitre.

206. — Deux méthodes s'offrent à l'apologiste chrétien pour démontrer l'origine divine
du christianisme. — 1° Ou bien, procédant comme il vient d'être fait à propos des
fausses religions, il va directement au fondateur et lui demande ses titres. Si celui-ci
peut lui apporter le témoignage de nombreux miracles, dûment constatés et consignés
dans des documents authentiques, dont la valeur et l'autorité ne sauraient être
contestées, il "n'y a pas de doute : il est un envoyé divin, et nous n'avons plus qu'à
écouter sa parole et accepter sa doctrine. — 2° Si cette première méthode paraît très
logique, elle n'en a pas moins le défaut de ne pas être totalement conforme à l'histoire.
Car il ne faut pas oublier que Jésus-Christ, le fondateur du christianisme, ne s'est pas
donné comme un simple envoyé de Dieu, mais comme l'Envoyé attendu par les Juifs,
comme le Messie promis par Dieu au peuple qu'il s'était choisi et chez lequel il avait
gardé le trésor de la vraie religion. La démonstration chrétienne ne doit pas être, par
conséquent, une démonstration indépendante : le christianisme se présentant comme la
troisième phase de la Révélation divine, et se rattachant plus particulièrement à la
Religion mosaïque dont il se dit le couronnement, c'est, en réalité, la démonstration de
cette triple Révélation qu'il s'agirait de faire. Pour cela, il est indispensable, avant tout,
de vérifier les documents qui rapportent le fait de cette triple Révélation. Il faut donc
établir la valeur historique : — a) du Pentateuque qui contient les deux premières
Révélations : la Révélation primitive161 et la Révélation mosaïque162 ; et — b) celle des
Évangiles où est consignée la Révélation chrétienne.

161
La Révélation primitive ou patriarcale est celle que Dieu a faite à nos premiers parents et aux
patriarches. Elle a : — 1. pour dogmes principaux : l'unité de Dieu, créateur du ciel et de la terre, ayant
fait tout bien dès le principe, dogme qui excluait le polythéisme et le dualisme ; l'existence de l'âme
humaine, spirituelle et libre, la chute originelle et la promesse d'un sauveur ; — 2. pour préceptes :
l'obligation de rendre un culte à Dieu, de lui offrir des sacrifices et, plus tard, au temps d'Abraham, la
Circoncision comme signe de l'alliance entre Dieu et le peuple juif.

150
Nous suivrons cette seconde méthode, de préférence à la première qui nous paraît
incomplète et dangereuse163, sans cependant nous croire obligé à faire la démonstration
complète de l'origine divine des deux premières Révélations : leur vérité est en effet
impliquée dans la démonstration chrétienne. Nous nous contenterons d'établir
rapidement l'autorité humaine du Pentateuque, et d'indiquer la marche de la
démonstration mosaïque (N° 213). Ce chapitre comprendra donc deux articles. 1° Le
premier traitera de la valeur historique du Pentateuque. 2° Le second, de la valeur
historique des Évangiles.

REMARQUE PREMMINAIRE AUX DEUX ARTICLES

207. — Il s'agit de savoir si les documents qui contiennent le fait de la Révélation


méritent notre confiance tout aussi bien que les autres documents de l'histoire profane,
tels que les Annales de Tacite et les Commentaires de César. Or, pour se rendre
compte de la valeur historique d'un document, il faut le soumettre à un triple examen.
La première chose à vérifier c'est le document lui-même : le possédons-nous dans sa
teneur originelle et -tel qu'il est sorti des mains de son auteur164 ? Le second point c'est
de rechercher l'auteur. Le troisième c'est de s'assurer si cet, auteur est digne de foi. Ces
trois conditions de la valeur historique d'un livre : intégrité, authenticité, véracité, nous
allons voir si les deux documents de la triple Révélation, c'est-à-dire le Pentateuque et
les Évangiles, les remplissent ; et, comme nous avons surtout besoin, dans cette
seconde Partie, des documents de la Révélation chrétienne, nous insisterons davantage
sur la valeur des Évangiles.

Art. I — Valeur historique du Pentateuque.

162
La Révélation mosaïque est celle qui fut faite au peuple juif par l'intermédiaire de Moïse et des
prophètes : elle avait pour but d'instaurer à nouveau la religion primitive et de préparer l'avènement du
Messie et la religion chrétienne. Elle a : — 1. les mêmes dogmes que la religion primitive, mais elle
met plus particulièrement en relief le dogme de 1 unité divine (monothéisme) que les autres nations
avaient perdu de vue ; —- 2. les préceptes moraux formulés dans le Décalogue, lesquels sont une
promulgation de la loi naturelle, s'adressant par conséquent à toute l'humanité, sauf la sanctification du
sabbat qui ne concernait que les Juifs. A cette première catégorie de préceptes s'en ajoutait une autre,
tout à fait spéciale aux Juifs, et qui réglait les questions de culte (cérémonies, objets sacrés, jours de
fêtes, personnes consacrées à Dieu).
163
Nous disons que la première méthode est : — 1. incomplète. En effet, dès lors qu'elle se borne à
prouver que Jésus-Christ est un simple envoyé divin, elle supprime l'un des meilleurs arguments en
faveur du christianisme, à savoir l'argument tiré des prophéties ; — 2. dangereuse, car cette méthode
parait une concession à la thèse rationaliste qui rejette l'authenticité du Pentateuque. Il est vrai que la
divinité du christianisme peut être démontrée, indépendamment de toute autre question, et en
s'appuyant uniquement sur la crédibilité des Évangiles ; mais en acceptant ou en ayant l'air d'accepter
le point de vue rationaliste, comment les apologistes qui ont d'abord suivi cette voie, s'y prendront-ils
ensuite pour justifier les dogmes du christianisme parmi lesquels se trouve celui de l'origine divine de
la religion mosaïque?
164
L’intégrité est évidemment le premier point à établir, vu que, pour rechercher l'auteur, l'on s'appuie
sur la critique Interne du document, laquelle n'a d'autorité qu'autant qu'elle porte sur le document
authentique.

151
Nous allons démontrer dans trois-paragraphes : 1° l'intégrité ; 2° l'authenticité, et 3° la
véracité du Pentateuque.

§ 1. — LE PENTATEUQUE. SON INTEGRITE.

208. — 1° Le Pentateuque. — Division. — Le Pentateuque (du grec « pente » cinq


et « teuchos » livre) est ainsi nommé parce qu'il contient cinq,, livres, à savoir : — a)
lav Genèse (gr. « genesis » origine), qui raconte la "création et l'origine des choses ; —
b) l’Exode (gr. « excodos» sortie), qui raconte la sortie des Israélites de la terre
d'Egypte ; — c) le Lévitique, c'est-à-dire la loi des prêtres ou lévites, ainsi appelé parce
qu'il est comme le rituel du culte et des sacrifices ; — d) les Nombres : appellation qui
vient de ce que le livre commence par un dénombrement du peuple et des lévites ; —
e) le Deutéronome ou seconde loi ; livre qui contient une récapitulation de la loi déjà
donnée. Le Pentateuque était désigné par les Juifs sous le nom de Torah, ou la Loi,
parce qu'il contient la législation mosaïque.

209. — 2° Intégrité. — Avant de se servir d'un document, il est nécessaire, avons-


nous dit, d'en contrôler le contenu, et de s'assurer si le texte qu'on a entre les mains est
conforme au manuscrit autographe de l'auteur. La chose serait très simple si l'on
possédait l'original, l'autographe même de l'auteur. Mais il n'en va pas ainsi quand il
s'agit des ouvrages de l'antiquité. Les originaux en sont perdus depuis longtemps, et
nous ne pouvons les connaître qu'à travers les copies plus ou moins fidèles qui en ont
été faites. Il y a donc lieu de distinguer deux sortes d'intégrités : — a) l'intégrité
absolue, quand le texte original est parvenu dans toute sa teneur primitive, et — b)
l'intégrité substantielle, lorsque les modifications qui ont été apportées, ne détruisent
pas ce qui fait l'essence de l'ouvrage, ce qui en compose, pour ainsi dire, la vraie
substance.
L'intégrité du Pentateuque actuel est une intégrité substantielle ; L'on comprend
aisément que, dans un si long cours de siècles, quelques modifications se soient pro-
duites. La Commission biblique, dans son décret du 27 juin 1906, signale plus spécia-
lement quatre sources de modifications : — 1. des additions postérieures à la mort de
Moïse, même faites par un auteur inspiré : il est de la plus grande évidence que le récit
de la mort de Moïse, à la fin du Deutéronome, est une addition ; —2. des gloses et des
explications insérées dans le texte primitif165 et qui avaient pour but d'expliquer les
passages qui ne se comprenaient plus ; — 3. des termes et des expressions tombés en
désuétude, et traduits en langage plus moderne; —4. enfin des leçons fautives
attribuables à l'incorrection des copistes. Ceux-ci ont pu se tromper, soit

165
Tout ce qui est inséré au milieu d'un texte porte le nom à'interpolation. Il y a donc deux sortes
d'additions-: la continuation et l'interpolation. La continuation consiste à reprendre le récit où l'auteur
l'avait laissé et à le compléter ; ce procédé était fréquemment employé au Moyen Age : beaucoup de
chroniques ont été continuées sans qu'il soit possible de savoir où commence et où finit le travail des
différents continuateurs, ceux-ci n'ayant pas pris soin de le déterminer. "L'interpolation c'est
l'insertion, au milieu d'un texte, de mots ou de phrases qui n'étaient pas dans le manuscrit de l'auteur.

152
involontairement en transcrivant un mot pour un autre, soit volontairement en croyant
bien faire en corrigeant le texte qu'ils avaient sous les yeux.

Ainsi, comme l'admet la Commission biblique, le Pentateuque a subi dans la suite des
temps un certain nombre de modifications portant sur des points accessoires et
n'atteignant pas le fond de l'ouvrage. Quelles furent ces modifications, c'est à la
critique de le déterminer : la Commission biblique lui en reconnaît le droit, mais à une
condition, c'est qu'elle justifie ses suppositions et qu'elle laisse le dernier mot à
l'Église, celle-ci devant toujours juger, en dernier ressort, et dire si les critiques ont
raison ou si leurs conclusions manquent de valeur.

§ 2. — AUTHENTICITE DU PENTATEUQUE.

210. — 1° Définition. — On dit qu'un livre est authentique, quand il est bien de
l'auteur auquel la tradition l'attribue. Ainsi, le Pentateuque est authentique s'il a été
vraiment écrit par Moïse.

211. — 2° Authenticité. — A. ADVERSAIRES. L'origine mosaïque du Pentateuque a


été révoquée en doute par les critiques rationalistes. Mais, bien qu'ils affirment tous
que le Pentateuque n'est pas l'œuvre de Moïse, ils sont incapables de se mettre d'accord
sur l'auteur et le mode de composition de l'ouvrage. Parmi les hypothèses qu'ils ont
faites, les trois principales sont : l'hypothèse documentaire, l'hypothèse fragmentaire si
l'hypothèse complémentaire, — a) Hypothèse documentaire. Le Français Jean ASTRUC
(en mort 1766), l'Allemand EICHHORN (mort en 1827) ont vu, le premier dans la
Genèse seulement, le second dans tout le Pentateuque, une réunion de documents, dont
les deux principaux sont :1e document élohiste et le document jahviste, ainsi
dénommés parce que Dieu est appelé dans l'un Elohim, et dans l'autre, Jahweh. Cette
opinion est restée en vogue, mais a subi des" modifications ; de nos jours, les
rationalistes considèrent généralement le Pentateuque comme la fusion de quatre
documents : l’Elohiste, le Jahviste, le Deutéronome et le Code Sacerdotal, rédigés tous
à des dates diverses, allant du IXe au VIe siècle, de beaucoup postérieurs, par consé-
quent aux événements qu'ils rapportent et ne -pouvant être attribués à Moïse. — b)
Hypothèse fragmentaire. Cette opinion, professée par l'Ecossais GEDDBS (mort en
1802) et par l'Allemand VATER (mort en 1826), regarde le Pentateuque comme une
réunion de nombreux fragments, d'ailleurs assez mal assemblés. — c) Hypothèse
complémentaire. Cette hypothèse, dont l'Allemand EWALD (mort en 1875) fut le
premier représentant, admet un écrit primitif, composé par des prêtres au XIe ou Xe
siècle, l’Elohiste, auquel un auteur plus récent, qui appelait Dieu Jahweh, ajouta de
nombreux suppléments166.

166
En somme, les adversaires de l'authenticité du Pentateuque ont suivi la tactique des critiques
littéraires qui ont attribué la composition de l'Iliade et de l'Odyssée à plusieurs auteurs, qui ont
considéré ces deux poèmes épiques comme un assemblage de petits poèmes indépendants, ou comme
formés d'un noyau primitif grossi par des additions et remaniements successifs.

153
B. PREUVES. — L'origine mosaïque du Pentateuque repose sur quatre preuves
traditionnelles, rappelées par la Commission biblique le 27 juin 1906 : — a) sur. le
témoignage de nombreux passages de l’Ancien Testament. D'abord le Pentateuque se
présente à nous comme ayant été écrit par Moïse (Exode, XVII, 14 ; XXIV, 4 ; Deut.,
XXIX, XXX). Tous les livres postérieurs au Pentateuque confirment l'origine
mosaïque : le livre de Josué en fait mention ; les Psaumes et les Prophètes sont tout
imprégnés de la loi de Moïse. Supprimer Moïse et la Législation mosaïque contenus
dans le Pentateuque, c'est rendre inintelligible toute l'Histoire sainte ; — &) sur la
tradition juive, qui attribue le Pentateuque à Moïse : ainsi les écrivains JOSEPHE et
PHILON ne laissent aucun doute à cet égard ; — c) sur le témoignage du Nouveau
Testament. Notre-Seigneur et les auteurs du Nouveau Testament parlent très souvent
de Moïse : ils sont unanimes à le regarder comme l'auteur du Pentateuque (Mat., VIII,
4 ; XIX, 7, 8 ; Marc, VII, 10; XII, 26; Luc, XVI, 29, 31 ; XXIV, 44; Act., XXI, 21 ; XXVI,
22 ; ROM., X, 5) ; — d) sur les critères internes qui se tirent du livre lui-même.

A vrai dire, cette quatrième preuve de l'origine mosaïque du Pentateuque est utilisée,
en sens contraire, par les rationalistes dont nous avons signalé plus haut les principales
hypothèses. C'est, en effet, sur la critique interne du livre qu'ils s'appuient pour
prétendre que le Pentateuque est un ensemble d'écrits, — documents, fragments ou
suppléments, — d'époques diverses et ne saurait être attribué à Moïse. Pour démontrer
leur thèse, ils allèguent : — 1. les diversités de langue, de style, d'idées qui trahissent
une époque et des auteurs différents ; — 2. l'emploi de deux noms, Elohim et Jahweh,
pour désigner Dieu, — 3. les doublets, c'est-à-dire les faits racontés deux fois : il y a,
par exemple, un double récit de la création, du déluge, de l'enlèvement de Sara, de
l'expulsion d'Agar ; Joseph est vendu à des Ismaélites et à des Madianites : la chose
leur paraît inexplicable dans l'hypothèse de l'unité de composition et d'auteur ; -— 4.
les passages relatant des faits ou des institutions manifestement postérieurs à Moise,
par exemple, les endroits où il est question de la terre au-delà du Jourdain que Moïse
n'habita jamais, de la mort de Moïse, et de lois concernant le royaume (Deut, XVII, 19).

A ces difficultés soulevées par les rationalistes, nous répondrons, en nous inspirant des
conclusions de la Commission Biblique : — 1. que de nombreux mots égyptiens
témoignent que l'auteur a vécu en Egypte, ce qui est le cas de Moïse, que les diversités
de langue et de style s'expliquent non seulement par la diversité des sujets, mais par ce
fait que Moïse a pu se servir de secrétaires qui, sous sa direction et d'après son plan
ont rédigé, chacun, des œuvres complètes par elles-mêmes et souvent parallèles, qu'il a
pu utiliser, lui-même ou par ses collaborateurs, des sources, antérieures ou
contemporaines, écrites ou orales, sources qui ont été insérées, mot à mot, ou quant
aux idées, tantôt abrégées, tantôt développées comme certains épisodes de l'histoire
d'Abraham, de Jacob et de Joseph. Ajoutons, d'autre part, que rien, dans le décret de la
C. B. du 27 juin 1906 ne nous oblige à supposer que ces œuvres de Moïse et de ses
scribes auraient été fusionnées en un seul tout de leur vivant. Il nous suffit de croire
que ces documents remontent à Moïse, qu'ils en dépendent, qu'ils lui sont imputables
et n'ont subi aucune altération substantielle. — 2. L'emploi des deux mots, Elohim et
Jahweh pour nommer Dieu, n'implique nullement qu'il y ait eu deux sources ou deux
auteurs différents : les deux mots, en effet, n'ont pas le même sens ; le premier désigne

154
Dieu en tant que Créateur et Providence, le second désigne le Dieu d'Israël, le Dieu qui
a contracté une alliance solennelle avec son peuple d'élection. — 4. Pour ce qui
concerne les passages d'origine certainement postérieure à Moïse, la chose s'explique
par des modifications qui ont pu se produire au cours des siècles sans détruire, pour
cela l'intégrité substantielle (V. N° 209).
Des quatre preuves qui précèdent il résulte que l'authenticité mosaïque du Pentateuque
reste incontestable.

§ 3. — VERACITE DU PENTATEUQUE.

212. — De ce que le Pentateuque est substantiellement intègre et qu'il est l'œuvre de


Moïse, pouvons-nous conclure qu'il est digne de foi ? Ou mieux, le témoignage de
Moïse que nous trouvons dans le Pentateuque, réunit-il les conditions de la véracité ?
Un témoignage est véridique, il mérite d'être cru, lorsque le témoin n'a pas pu se
tromper et n'a pas voulu tromper167. Or en est-il ainsi pour ce qui concerne le
témoignage de Moïse? Que Moïse n'ait pas pu se tromper, cela paraît bien évident, car
il racontait les faits dont lui-même avait été le principal acteur. Pas davantage il n'a
voulu tromper ; quel intérêt aurait-il eu à le faire ? Mais, même s'il en avait conçu le
dessein, la chose lui aurait été impossible, car il écrivait pour son peuple qui, lui aussi,
avait été témoin et acteur des événements que Moïse racontait.

213. — Remarque. — La valeur historique du Pentateuque une fois admise, il


faudrait démontrer ici l'origine divine de la Révélation primitive, et surtout de la
Révélation mosaïque, à laquelle la Révélation chrétienne se rattache si étroitement.
Nous indiquerons seulement la marche à suivre pouf la Révélation mosaïque. Deux
points sont à discuter, comme nous l'avons fait pour les fausses religions : les titres du
fondateur et la valeur de la doctrine.

A. LE FONDATEUR. — La mission divine du fondateur, ressort de ce fait que, par


son intermédiaire, Dieu a opéré de nombreux prodiges, dans le détail desquels nous ne
pouvons entrer. Rappelons seulement les Dix plaies d'Egypte, le passage de la Mer
Rouge, la manne qui nourrit les Israélites durant quarante jours dans le désert,
l'apparition de Dieu sur le Sinaï, etc.

B. LA DOCTRINE. — Pour faire apparaître la transcendance de la religion juive, il


suffirait d'en signaler les deux traits essentiels : le monothéisme et l'idée messianique :
— a) Et d'abord le monothéisme, c'est-à-dire la croyance à un Dieu unique et créateur
et l'adoration exclusive de ce Dieu. Or ce monothéisme est un fait unique dans
l'histoire des religions : à lui seul, il suffit à classer la religion juive hors de pair.
Aucune cause naturelle ne peut en donner une explication suffisante : ni la race, ni le
climat, ni la langue, ni les circonstances ne sont des causes acceptables ; le peuple juif,
en effet, n'était-il pas entouré de peuples de même race, sémites comme lui, de même
langue, Assyriens, Arabes, Araméens qui tous étaient polythéistes ? Mieux que cela :

167
Nous insisterons davantage sur la question de la véracité dans l'article sur les Évangiles (Nos 233 et
suiv.).

155
les Juifs eux-mêmes n'étaient-ils pas enclins à l'idolâtrie, ne s'y sont-ils pas laissé
entraîner maintes fois au point que les rationalistes ont pu prétendre que la nation juive
a commencé comme toutes les autres, par le polythéisme ? Le monothéisme hébreu
n'est donc explicable que par l'intervention surnaturelle de Dieu. Si le peuple juif ne
reconnaît d'autre Dieu que Jahvé, s'il bannit du camp ou de la ville toute idole qui
rappellerait le souvenir d'un dieu étranger, c'est parce qu'il a reçu l'enseignement de
Moïse qui l'a instruit au nom de Dieu, enseignement que les prophètes devront plus
tard lui rappeler tant de fois pour le retenir dans la voie tracée par Dieu et le garder de
l'idolâtrie. — b) Le second caractère de la religion juive c'est l'espérance messianique.
Si, d'une part, Moïse et les prophètes ont proclamé que le monothéisme était le dogme
essentiel de leur religion, ils ont, d'autre part, annoncé que leur religion n'était pas
définitive et qu'à sa forme imparfaite et restreinte succéderait une autre forme
religieuse destinée à devenir la religion universelle. Et de cette future religion ils ont
prédit qu'un Envoyé de Dieu, un Messie, serait l'apôtre et le fondateur. L'espérance
messianique c'est donc l'attente du royaume de Dieu qui s'étendra à tout l'univers et
l'attente d'un Roi, d'un Oint, — Christ ou Messie, — qui conquerra le monde au vrai
Dieu.
La question qui maintenant va se poser, c'est par conséquent de savoir si cette
espérance est réalisée, si elle est désormais un fait accompli. Les apologistes chrétiens
qui répondent affirmativement, ont donc pour tâche de montrer que Jésus-Christ, le
fondateur du christianisme, est bien le Messie attendu, fit qu'il l'est parce qu'il réalise
en sa personne tous les caractères annoncés par les Prophètes : de la tribu de Juda et de
la race de David, et parce qu'il a prouvé son origine divine par ses œuvres. C'est le
travail que nous ferons quand nous aurons vérifié tes documents de la Révélation
chrétienne.

Art. II — Valeur historique des Évangiles.

214. — Les quatre Évangiles168 selon169 saint Matthieu, saint Marc, saint Luc et saint
Jean, sont les principaux170 documents qui contiennent le fait de la Révélation

168
Le mot Évangile (du grec « euaggelion » bonne nouvelle) a un double sens. Il désigne : — 1. soit la
nouvelle par excellence, celle du salut apporté au monde par Jésus-Christ ; — 2. soit les livres eux-
mêmes qui contiennent cette bonne nouvelle. Il n'y a donc qu'un Évangile, celui de Jésus-Christ, et
quatre livres qui le rapportent.
169
A première vue, cette expression selon pourrait signifier que nos Évangiles actuels sont des écrits
se couvrant simplement de l'autorité de saint Matthieu... Mais toute l'antiquité a vu dans cette formule
l'indication des auteurs, comme nous le montrerons dans le paragraphe 2.
170
Nous disons que les Évangiles sont les principaux documents de la Révélation chrétienne. Ils ne
sont pas, en effet, notre seul moyen d'information sur la vie et l'œuvre du Christ. Outre les Évangiles,
il y a encore : — a) parmi les sources chrétiennes canoniques, les Actes des Apôtres et tous les autres
écrits du Nouveau Testament, entre lesquels les Epîtres de saint Paul occupent une place de tout
premier ordre ; — b) parmi les sources chrétiennes non canoniques, les Évangiles apocryphes. Le mot
« Apocryphes» (du grec apocruphos, caché) sert à qualifier soit des œuvres qu'il faut tenir secrètes,
soit des œuvres dont on ne connaît pas ou dont on suspecte l'origine. Il est employé ici dans le second
sens et désigne un certain nombre d'écrits, composés entre le n» et le v» siècle, qui prétendent raconter
l'histoire évangélique, mais qui n'ont pas été reconnus par l'Église comme inspirés et ne figurent pas

156
chrétienne. Il y a donc lieu, comme pour le Pentateuque, d'en rechercher la valeur
historique. Dans trois paragraphes nous établirons : 1° leur intégrité ; 2° leur
authenticité ; et 3° leur véracité.

§ 1. — INTEGRITE DES ÉVANGILES.

215. — Les textes actuels des Évangiles sont-ils tels qu'ils sont sortis des mains de
leurs auteurs? Telle est la première question qui se pose. Que la solution en soit
difficile, on le devine aisément, si l'on remarque, d'un côté, que les originaux, écrits
sans doute sur du papyrus, matière friable et de peu de durée, ont disparu depuis
longtemps, et de l'autre, que les critiques ont relevé plus de 150.000 variantes dans les
nombreuses copies qui en ont été faites. Variantes qui n'ont du reste rien d'étonnant,
car il était impossible que le texte primitif passât entre tant de mains sans être altéré,
au moins dans ses détails. Parfois les copistes ont oublié des mots, passé une ligne,
écrit un mot pour un autre ; parfois aussi les variantes n'étaient pas accidentelles, et il
est arrivé que les copistes ont, de propos délibéré, substitué à un passage obscur des
expressions qu'ils jugeaient meilleures ou même remplacé des idées par d'autres plus
conformes à leurs opinions personnelles et à leurs préoccupations doctrinales.
Le premier travail de la critique historique a donc été de reconstituer, aussi fidèlement
que possible, les textes originaux, au moyen des manuscrits171 qui ont été retrouvés,
des versions anciennes172 et des citations des Pères173. La chose n'allait pas sans

dans le canon ou liste officielle des Livres Sacrés. Les Évangiles apocryphes dont les principaux sont :
l'Évangile de saint Pierre, l'Évangile de Thomas, l'Évangile des Hébreux... n'ont guère de valeur
documentaire ; les détails qu'ils contiennent, par exemple, sur l'enfance de Jésus, sur ses dernières
heures sur la Croix, sont des détails romanesques où la puérilité se mêle à l'indécence ; — c) parmi les
sources non chrétiennes : — 1. les écrits juifs, tels que les Antiquités judaïques de l'historien JOSEPHE
où il est fait allusion à la mission de Jésus, les ouvrages de PHILON qui nous montrent les pensées qui
fermentaient au temps de Jésus dans les âmes préoccupées de la question religieuse ; — 2. les écrits
des historiens latins, entre autres, de PLINE LE JEUNE qui, alors qu'il était gouverneur de Bithynie,
écrivit à Trajan pour lui demander quels supplices il convenait d'infliger aux chrétiens (Epître 97) ; de
SUETONE (Vies de Claude et de Néron), et surtout de TACITE qui mentionne que Jésus lut crucifié sous
Tibère, Ponce Pilate étant gouverneur de Judée (.Annales, livre XV).
Remarquons enfin que, même en l'absence de tout document écrit, nous aurions toujours, pour
connaître les traits de Jésus, le témoignage de la tradition, ce grand fait historique de l'existence d'une
communauté chrétienne dont la naissance et le développement ne s'expliquent pas en dehors de la vie
et de l'œuvre du Christ.
171
Les manuscrits grecs et latins déjà retrouvés sont plus de 12.000. Voici les principaux : le
Vaticanus, du IVe siècle, à la bibliothèque du Vatican ; le Sinaïticus,. du IVe siècle, découvert au
"couvent du Mont Sinaï par TISCHENDORF et actuellement à Saint-Pétersbourg ; l'Alexandrinus du Ve
siècle qui se trouve au Musée britannique de Londres; le Codex Ephraemus rescriptus du Ve siècle à la
Bibliothèque nationale de Paris ; le Codex Bezae du VIe siècle, à l'Université de Cambridge.
172
Les Évangiles ayant été écrits en grec, sauf l'Évangile primitif de saint Matthieu qui était en hébreu,
on appelle versions les traductions qui en ont été faites dans une autre langue. La plus célèbre des
anciennes versions s'appelle la Vulgate, traduction latine, faite par saint JEROME à la fin du IVe siècle.
Il y a aussi des versions syriaque, égyptienne, éthiopienne, arménienne.
173
Les Pères de l'Église citent souvent les Écritures. Mais leurs citations ne sont pas toujours littérales,
auquel cas elles ne peuvent servir qu'à la reconstitution du sens et non de la lettre.

157
difficultés, vu le grand nombre de variantes. Toutefois, comme la plupart de ces
dernières sont sans importance et que les corrections tendancieuses sont plutôt rares174
et assez facilement reconnaissables, il n'y a pas à douter que le texte critique actuel soit
identique dans sa substance, au texte original.
216. — Voici, du reste, pour chaque Évangile, les endroits dont l'authenticité est mise
en doute. — a) Saint Matthieu. La question d'authenticité du premier Évangile est plus
complexe que celle des autres: la raison en est que cet Évangile a été très
vraisemblablement écrit d'abord dans l'idiome araméen, la langue courante des Juifs de
Palestine, puis traduit en grec. Quel rapport exact y a-t-il entre le texte grec que nous
possédons et le texte primitif araméen? A cette question la Commission biblique a
répondu, dans son décret de juin 1911, que l'Évangile grec est en substance identique à
l'Évangile écrit par l'Apôtre dans la langue de son pays. — b) Saint Marc. Seule
l'authenticité de la finale (XVI, 9-20) a été rejetée par un certain nombre de critiques
sous le prétexte qu'elle manque dans beaucoup de manuscrits anciens et qu'elle n'est
pas conforme au style de saint Marc. La Commission biblique (26 juin 1912) a déclaré
qu'il fallait tenir Marc pour l'auteur des douze derniers versets. — c) Saint Luc. Il n'y a
discussion que sur quelques points de détail, spécialement sur les versets 43 et 44 du
chapitre XXII La Commission biblique a décrété (26 juin 1912) qu'il n'est pas permis de
douter de la canonicité des. récits de saint Luc sur l'Enfance du Christ, sur l'Apparition
de l'Ange qui réconforta Jésus et la sueur de sang. — d) Saint Jean. Les difficultés à
propos du IVe Évangile se bornent à trois passages : 'au récit relatif à l'ange de la
piscine probatique (V, 3, 4), à l'épisode de la femme adultère (VII, 53 ; VIII, 11) et
enfin à l'appendice (XXI). Mais n'insistons pas. Ces différents passages que nous
venons de mentionner, — les seuls dont l'authenticité soit sérieusement contestée, —
sont de peu d'intérêt pour l'apologétique et ne doivent guère être utilisés dans les
arguments qui serviront à la démonstration de la divinité du christianisme. Qu'ils aient
été interpolés ou non, c'est donc ici une question secondaire.

§ 2. — AUTHENTICITE DES ÉVANGILES.

217. — Les Évangiles une fois reconstitués dans leur texte primitif, il faut rechercher
de qui ils viennent, quels en sont les auteurs et quelle en est la date de composition.
Un document n'a en effet de valeur, que dans la mesure où l'auteur a pu connaître les
faits qu'il rapporte et a voulu les rapporter fidèlement. Les Évangiles ont-ils été écrits
par saint Matthieu, saint Marc, saint Luc et saint Jean, comme l'apologiste chrétien le
prétend, conformément à la doctrine de l'Église? Ce n'est pas par les écrits eux-mêmes
que nous pouvons l'apprendre, car, outre que les anciens et spécialement les Orientaux,
ne mettaient pas leur nom-en tête de leurs ouvrages, nous avons dit plus haut qu'il y a
beau temps que les originaux ont disparu. L'authenticité des Évangiles ne peut donc

174
Que les corrections tendancieuses soient rares, cela s'explique par une double raison. La première
c'est que les chrétiens veillaient sur leurs Écritures avec un soin jaloux, les apprenant par cœur, les
lisant dans toutes leurs assemblées, bref, les entourant d'un respect et d'un culte presque à l'égal de
l'Eucharistie, considérant l'altération de leurs Livres Sacrés comme une profanation grave. La seconde
c'est que les adversaires des chrétiens : juifs, hérétiques, infidèles, étalent, eux aussi, attentifs à la
destinée des Écritures, épiant toutes les occasions d'en découvrir les points faibles ou de surprendre les
chrétiens en flagrant délit de falsification

158
être établie que par deux sortes d'arguments : — a) des arguments extrinsèques, tirés
du témoignage de l'histoire, et — b) des arguments intrinsèques tirés de la critique
interne, c'est-à-dire de l'examen du livre lui-même, de son style, de sa méthode, de ses
idées, des idées surtout, car il va de soi que les idées d'une époque ne peuvent être
fidèlement rendues que par un contemporain. C'est en nous appuyant sur ces deux
arguments que nous allons démontrer l'authenticité de chaque Évangile.

1° Authenticité de l'Évangile de saint Matthieu. — A. ARGUMENT


EXTRINSÈQUE. — A la fin du IIe siècle, la tradition commune dans toutes les Églises
chrétiennes admet que l'apôtre saint Matthieu est l'auteur de notre premier Évangile :
ainsi en témoignent CLEMENT D'ALEXANDRIE, TERTULLIEN, saint IRENEE. Ce dernier
disait vers 185 : « Ainsi, Matthieu publia par écrit l'Évangile chez les Hébreux, dans
leur langue, tandis que Pierre et Paul évangélisaient Rome et fondaient l'Église.» Déjà,
au milieu du ne siècle, PAPIAS, évêque d'Hiérapolis en Phrygie, et qui fut l'ami de
Polycarpe, disciple de saint Jean, parlait de l'Évangile hébreu composé par saint
Matthieu : « Matthieu, disait-il, écrivit les Logia en langue hébraïque, et chacun les a
traduits comme il a pu. » Et les critiques les plus en vue pensent que le terme de logia
ne doit pas être restreint aux discours du Seigneur, mais qu'il peut s'appliquer à des
récits et désigner par conséquent notre Évangile actuel.
Comme on le voit par les témoignages qui précèdent, les écrivains ecclésiastiques des
premiers siècles attribuent unanimement la composition du premier Évangile à l'apôtre
saint Matthieu. La chose ne peut s'expliquer que par la vérité du fait, car s'il s'était agi
de mettre un ouvrage anonyme sous l'autorité d'un nom célèbre, on aurait choisi un
nom plus en relief, celui de Pierre, par exemple, et non pas celui de saint Matthieu,
tard venu dans l'apostolat et qui n'avait joué dans le collège apostolique qu'un rôle
accessoire.

B. ARGUMENT INTRINSÈQUE. — Le témoignage de la tradition est confirmé par la


critique interne du livre. Celle-ci établit, en effet, que l'auteur était à la fois, juif
palestinien, publicain, et qu'il écrivait pour les Juifs convertis : trois caractères qui
conviennent parfaitement à l'apôtre saint Matthieu.
a) L'auteur du premier Évangile était juif palestinien. Les hébraïsmes abondent dans
son œuvre. On sent qu'il est au courant de toutes les coutumes juives ; il connaît la loi
de Moïse et les prophètes mieux qu'aucun autre. En outre, il décrit la Palestine avec
une stricte fidélité ; il sait la topographie des lieux : Capharnaüm est désigné comme
une ville maritime sise sur les confins de Zabulon et de Nephtali, il parle des lis qui
couvrent les champs, des rudes tempêtes qui s'élèvent sur le lac de Génésareth, etc.
L'auteur était donc palestinien ou tenait ses renseignements d'un palestinien. — b)
L'auteur était publicain, du moins si l'on s'en rapporte à la compétence spéciale qu'il
témoigne en matière d'impôts. Seul des évangélistes, il note que l'apôtre saint Matthieu
était publicain à Capharnaüm et, dans son énumération des Apôtres, il nomme Thomas
avant lui, tandis que saint Marc et saint Luc font le contraire. Il est à supposer dès lors
que par humilité il a laissé la première place à son compagnon. — c) L'auteur écrivait
pour des Juifs convertis : la preuve en est qu'il emploie de nombreuses locutions
d'origine araméenne, telles que rabbi, raca, mammona, gehenna, corbona, sans
éprouver le besoin de les expliquer. Mais ce qui indique encore mieux qu'il s'adresse à

159
des Juifs, c'est le dessein de son ouvrage. Partout il apparaît qu'il veut prouver que
Jésus était le Messie. Pour cela il place en tête de son Évangile l'arbre généalogique
qui montre dans le Sauveur un descendant de David et d'Abraham ; puis, à chaque
instant il rappelle que Jésus accomplit les prophéties anciennes. Un tel but et une telle
méthode n'auraient pas de raison d'être avec d'autres lecteurs que des Juifs.
Nous pouvons donc conclure que l'authenticité du premier Évangile repose sur un
ensemble de preuves, d'ordre externe et interne de la plus grande valeur.
Date et lieu de composition. — La majorité des critiques catholiques placent la
composition du premier Évangile entre 36 et 70, et croient que saint Matthieu l'a écrit
en Palestine, peut-être à Jérusalem. De toute façon, il n'est pas possible de reculer la
date après 70, comme l'ont fait les rationaliste» en général, encore moins de la rejeter
jusqu'à 130, selon le système de l'école de Tubingue. (BAUR.)

218. — 2° Authenticité de l'Evangile de saint Marc. — A. ARGUMENT


EXTRINSÈQUE. — L'on possède, à partir du ne siècle, de nombreux témoignages qui
attribuent le second Évangile à saint Marc, disciple de saint Pierre à Rome : les
principaux sont ceux de TERTULLIEN, de CLEMENT D'ALEXANDRIE, de saint IRENEE,
du Canon de Muratori175, de saint JUSTIN, de PAPIAS. Ce dernier rapporte, vers 150,
que « Marc, l'interprète de Pierre, écrivit avec exactitude, non pas cependant dans leur
ordre chronologique, tout ce dont il se souvenait, des choses dites ou faites par Jésus.
Car il n'avait pas vu le Seigneur et ne l'avait pas accompagné, mais il avait
accompagné Pierre qui donnait ses enseignements selon les besoins de ceux qui
l'écoutaient... De la sorte, Marc ne fit aucune faute en écrivant quelques faits comme il
se les rappelait. Sa seule préoccupation était de ne rien omettre de ce qu'il avait
entendu et de ne rien altérer. »
Le témoignage de la tradition représente une valeur de premier ordre, car il est
incontestable que, le second Évangile contenant les souvenirs de saint Pierre, on
n'aurait pas manqué de le lui attribuer si par ailleurs on avait eu des doutes sur le
véritable auteur.

B. ARGUMENT INTRINSÈQUE. — De l'étude du livre lui-même il résulte que


l'auteur était juif, disciple de saint Pierre et qu'il a écrit pour des Romains : — a) Il
était juif, comme le témoignent les nombreux hébraïsmes qu'on y rencontre et les
citations syro-chaldaïques ou araméennes telles que « Ephpheta» (ouvre-toi) VII, 34 ;
« Eloï, Eloï, lamma sabachtani» (Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous
abandonné?), XV, 34. La manière dont il décrit les usages, les mœurs, et la géographie
de la Palestine, indiquent même qu'il était juif palestinien, et qu'il s'était trouvé à
Jérusalem lors de la mort de Jésus, car le jeune homme, dont il est parlé dans la scène
de l'arrestation à Gethsémani, qui suivait Jésus « n'ayant sur le corps qu'un drap »,
semble bien ne pas être autre que lui-même. — b) Il était disciple de saint Pierre. Cela

175
Le Canon de Muratori, ainsi appelé du nom du savant italien qui l'a découvert et publié en 1740,
est un document dans lequel sont énumérées les Écritures du N.T. telles qu'on les lisait dans l'Église
romaine entre 170 et 200. Les quatre Évangiles y sont mentionnés comme faisant partie du recueil
biblique.

160
ressort de la place prépondérante que saint Pierre occupe dans cet Évangile : tous les
faits et gestes du premier des apôtres y sont rapportés avec la plus grande précision.
L'auteur s'étend même avec plus de complaisance sur les défauts, les faiblesses et les
fautes du chef de l'Église que sur ce qu'il y a de glorieux dans sa vie : ce qui ne
s'explique que si l'auteur reproduit la prédication de saint Pierre. — c) Le second
Évangile a été écrit pour des Romains. Les multiples détails qu'il fournit à ses lecteurs
sur la langue, les mœurs, les coutumes juives, le soin qu'il prend de traduire les termes
araméens qu'il cite, les expressions et tournures latines qui abondent dans sa langue
grecque, en sont une preuve très nette.
Or tous les caractères que nous venons d'indiquer conviennent bien à Marc, disciple de
saint Pierre, et dont la mère, nommée Marie, possédait à Jérusalem une maison où
Pierre s'abrita lorsqu'il sortit de la prison d'Hérode Actes, XII, 12).

Date et lieu de composition. — D'après les critiques catholiques, le second Évangile a


été écrit au plus tard de 67 à 70, et fort probablement à Rome, vu que l'ouvrage était
destiné aux Romains.

219. — 3° Authenticité de l'Évangile de saint Luc. — A. ARGUMENT


EXTRINSÈQUE. — Dès la fin du IIe siècle, la tradition commune attribue le troisième
Évangile à saint Luc, disciple et compagnon de saint Paul, « le médecin bien aimé»,
comme l'apôtre des Gentils l'appelle dans son Épître aux Colossiens (IV, 14). Parmi les
principaux témoignages, il faut citer ceux de CLEMENT d'Alexandrie, de saint IRENEE,
de TERTULLIEN, du Canon de Muratori. Or, saint Luc était dans la communauté
chrétienne un personnage trop obscur pour qu'on mît sous son nom une œuvre qui
représentait en partie la prédication de saint Paul.

B. ARGUMENT INTRINSÈQUE, -r L'analyse interne du livre confirme le témoignage


de la tradition. Elle montre, en effet, que l'auteur était médecin, grec d'origine et esprit
cultivé, et disciple de Paul. — a) IL était médecin, comme le prouve la précision avec
laquelle il décrit les maladies ; — b) grec d'origine et esprit cultivé : un style plus pur
et plus élégant que celui des deux premiers Évangiles, une plus grande richesse de
vocabulaire, un art plus grand dans la composition, sont un indice certain que le grec
était la langue maternelle de l'auteur ; — c) disciple de saint Paul. Il y a, en effet, entre
le troisième Évangile et les écrits de saint Paul, des affinités remarquables, tant au
point de vue du fond que de la forme. Le récit de la Cène dans le troisième Évangile
(XXII, 17, 20) est presque identique à celui de la première Épître aux Corinthiens (XI,
23, 25). Le troisième Évangile, plus que les autres, met en relief les thèses favorites de
saint Paul : la nécessité de la foi, la gratuité de la justification et le caractère universel
du christianisme. Et quant à ce qui concerne la forme, on a pu relever 175 mots
particuliers aux deux écrivains.
Date et lieu de composition. — L'opinion de la plupart des catholiques et même des
protestants, c'est que le troisième Évangile a été composé avant l'an 70, soit à Borne,
soit en Asie-Mineure, soit à Corinthe ou à Césarée.

220.— 4° Authenticité de l'Évangile de saint Jean. — L'authenticité du quatrième


Évangile est niée par un certain nombre de critiques protestants et rationalistes

161
(BAUR, STRAUSS, J. REVILLE, LOISY). Beaucoup de critiques libéraux, parmi lesquels
RENAN, HARNACK, JULICHER, lui reconnaissent une authenticité partielle : le
quatrième Évangile contiendrait un fond traditionnel, plus ou moins important, qui
aurait l'apôtre saint Jean pour auteur.
L'authenticité de l'Évangile de saint Jean, admise par tous les critiques catholiques,
repose sur les mêmes arguments que celle des trois premiers Évangiles

A. ARGUMENT EXTRINSÈQUE. — A la fin du IIe siècle, nombreux sont déjà les


témoignages qui attribuent le quatrième Évangile à l'apôtre saint Jean. Outre ceux de
TERTULLIEN, du Canon de Muratori, de THEOPHILE D'ANTIOCHE, voici deux
témoignages importants : — 1. celui de saint Irénée, évêque de Lyon, disciple de saint
Polycarpe, qui lui-même avait été disciple de saint Jean. Il écrit vers 185 : « Jean, dis-
ciple du Seigneur, qui a reposé sur sa poitrine, a écrit lui-même aussi son Évangile,
tandis qu'il vivait a Éphèse, en Asie»; —2. celui de Clément d'Alexandrie qui écrit,
quelques années après saint Irénée, que « d'après la tradition des Anciens, Jean, le
dernier des Évangélistes, a écrit l'Évangile spirituel, sous l'inspiration du Saint-Esprit
et à la prière de ses familiers. » — 3. La tradition chrétienne est elle-même corroborée
par les témoignages de la tradition hétérodoxe. CELSE, les judaïsants, les gnostiques
BASILIDE et VALENTIN sont formels en faveur de l'origine johannique du quatrième
Évangile.

Ainsi le quatrième Évangile était déjà répandu dans tout l'univers chrétien, au milieu
du ne siècle, ce qui suppose qu'il remonte au Ier siècle, et des témoins orthodoxes et
hétérodoxes autorisés l'attribuent à l'apôtre saint Jean. Il est invraisemblable qu'ils se
soient trompés sur le véritable auteur et qu'ils aient confondu Jean l'apôtre avec Jean
l'Ancien, dont parle Papias ; il est du reste assez probable que les deux noms désignent
la même personne.

B. ARGUMENT INTRINSÈQUE. — De l'examen intrinsèque du livre il résulte que


l'auteur du quatrième Évangile était juif d'origine, apôtre, plus que cela, qu'il était «
l'apôtre que Jésus aimait ». — a) IL était juif d'origine. Les nombreux hébraïsmes que
l'on rencontre dans sa langue grecque, les termes araméens qu'il cite et qu'il interprète
très correctement à ses lecteurs, les usages juifs qu'il décrit fidèlement, les détails
topographiques qu'il donne sur la Palestine et sur Jérusalem, tout cela prouve bien que
nous avons affaire à un auteur familiarisé avec les idées juives, avec la langue et les
traditions religieuses des Juifs. — b) L'auteur était un apôtre. Les récits des faits sont
si vivants, si précis et si intimes qu'ils supposent un témoin oculaire qui rapporte ce
qu'il a vu. — c) L'auteur était « l'apôtre que Jésus aimait». Si nous en croyons le der-
nier chapitre dont l'authenticité ne paraît pas douteuse, le quatrième Évangile a pour
auteur « le disciple que Jésus aimait » (XXI, 20, 24). Or des trois apôtres : Pierre,
Jacques le Majeur et Jean, qui étaient dans une familiarité plus grande avec Notre-
Seigneur, les deux premiers doivent être éliminés, car ils étaient morts bien avant la
composition du livre. Il faut remarquer en outre que l'Apôtre Jean et les membres de sa
famille ne sont jamais nommés explicitement dans le quatrième Évangile, tandis que
les autres apôtres le sont fréquemment. Ce silence est tout naturel dans l'hypothèse où
l'auteur du livre tairait son nom par discrétion.

162
Date et lieu de composition. — Le quatrième Évangile a été composé à Éphèse, vers la
fin du Ier siècle, entre 80 et 100, du moins d'après l'opinion des critiques catholiques176.

§ 3. — VÉRACITÉ DES ÉVANGILES

221. — Les Évangiles nous sont parvenus dans leur intégrité substantielle, et ils ont
bien pour auteurs deux apôtres : saint Matthieu et saint Jean, et deux disciples
d'apôtres : saint Marc et saint Luc. Troisième question à résoudre : quelle est la valeur
historique de ces documents ?
Deux conditions sont requises pour qu'un historien soit digne de foi, Il faut 1° qu'il soit
bien informé et 2° qu'il soit sincère (V. Nos 166 et 169). Connaître les événements tels
qu'ils se sont déroulés, savoir la vérité et vouloir la dire, tout est là. Nous allons donc
rechercher si les Évangélistes ont rempli ces deux conditions, en nous posant la
question séparément, pour les Synoptiques, c'est-à-dire les trois premiers Évangiles, et
pour le quatrième.

222. — I. Valeur historique des Synoptiques. — Le mot « Synoptiques » attaché aux


trois premiers Évangiles vient de ce que, si l'on dispose les textes de ces trois
Évangiles sur trois colonnes, en prenant soin de faire correspondre les parties
communes, l'on obtient une synapse (gr. « sunopsis» vue simultanée), c'est-à-dire une
vue d'ensemble du contenu évangélique, concordante en de nombreux points.
Pour déterminer la valeur historique des Synoptiques, nous allons donc répondre à
cette double question : 1° Les trois premiers Évangélistes étaient-ils bien informés? 2°
Étaient-ils sincères?

223. — 1° Les trois premiers Évangélistes étaient bien informés. — Pour établir ce
premier point, un travail préliminaire s'impose : il faut étudier les documents eux-
mêmes pour savoir comment ils ont été composés. Sont-ils des récits de témoins
oculaires et auriculaires qui se bornent à rapporter exactement ce qu'ils ont vu et
entendu? Ou bien ont-ils été écrits par des historiens qui ont puisé à des, sources et
utilisé d'autres documents? Autrement dit, sont-ils œuvres de première main ou œuvres
de seconde main? Et s'ils sont œuvres de seconde main, quelle est la valeur de leurs
sources? Ceux de qui ils tiennent leurs renseignements sont-ils dignes de foi? Cette
question, nous sommes d'autant plus amenés à la poser, que les trois premiers
Évangiles présentent entre eux des ressemblances frappantes, tandis qu'ils diffèrent
entièrement du quatrième. Comment expliquer leurs rapports? Problème délicat qui n'a
reçu jusqu'ici d'autre solution que celle d'hypothèses plus ou moins acceptables. Nous
allons dire un mot et du problème et des solutions qui ont été proposées pour le
résoudre.

224. — A. LE PROBLÈME SYNOPTIQUE. — Si l'on compare les trois premiers


Évangiles entre eux, on n'est pas longtemps à discerner de nombreux passages
identiques, à côté d'autres absolument divergents. — a) Ressemblances. 1. Tout

176
Les critiques rationalistes reculent la date de composition du 4e Evangile beaucoup plus loin rentre
160-170 (BAUR), vers 125 (RENAN), entre 80-110 (HARNACK),entre 100-125 (LOISY).

163
d'abord même plan général. Alors que le quatrième Évangile ne reproduit que le
ministère de Jésus en Judée avant la dernière semaine, les trois premiers adoptent une
division quadripartite et encadrent les événements de la vie publique de Notre-
Seigneur dans ces quatre points : le baptême de Jésus, le ministère en Galilée, le
voyage à Jérusalem et la dernière semaine dans la Ville Sainte (passion, mort et
résurrection). — 2. Récits des mêmes faits. Les trois premiers Évangiles rapportent
souvent les mêmes miracles et, qui plus est, dans le même style et les mêmes
expressions ; mêmes discours aussi, surtout dans saint Matthieu et dans saint Luc,
introduits par les mêmes procédés et se dénouant par les mêmes conclusions. — b)
Divergences. A côté de ces ressemblances, des divergences curieuses. C'est ainsi qu'on
trouve dans saint Matthieu et saint Luc des récits de l'enfance de Jésus, différant de
l'un à l'autre, tandis qu'ils font complètement défaut dans saint Marc. En outre, la partie
narrative est plus développée dans saint Marc, les discours moins abondants. Des
parties sont spéciales à chacun des Évangélistes.

225. — B. SOLUTIONS PROPOSÉES. — Les trois principales solutions proposées


pour résoudre le problème synoptique sont les hypothèses de la dépendance mutuelle,
de la tradition orale et des documents — 1. Hypothèse de la dépendance mutuelle.
D'après les partisans de ce système, les Évangiles se seraient utilisés réciproquement,
ou plus exactement, ceux de date postérieure, auraient utilisé l'œuvre de leurs devan-
ciers. Mais qui écrivit le premier ? Ici, désaccord entre les critiques ; l'hypothèse la
plus généralement suivie, suppose que Marc, qui est le plus bref, est antérieur à saint
Luc et à saint Matthieu (version grecque), et leur a servi de source. — 2. Hypothèse de
la tradition orale. D'après ce système (MEIGNAN, CORNELY, FILLION, FOUARD, LE
CAMUS, LEVESQUE...) les Evangiles n'auraient pas d'autre source ou du moins, auraient
pour source principale, la tradition orale ; ils seraient la reproduction de la catéchèse
ou prédication primitive. Les Apôtres et les missionnaires de la nouvelle religion,
voulant donner un enseignement unique, auraient été amenés à faire un choix dans les
actes et les paroles du Seigneur : voilà comment nous retrouvons le même fond dans
les trois Evangiles. Bien plus, les Apôtres, hommes simples et sans culture, ne se
préoccupaient pas de varier la forme sous laquelle ils présentaient ce fond identique : à
force d'être répété, ce qui faisait la matière de la catéchèse, finit donc par prendre une
forme unique, et pour ainsi dire, stéréotypée. Cependant la tradition orale étant
appelée, sinon à se perdre, du moins à s'altérer- peu à peu avec la disparition des
témoins de la vie du Christ, les chrétiens voulurent la fixer dans des écrits autorisés :
d'où l'origine des Synoptiques. Ainsi les ressemblances s'expliqueraient par un fond
unique qui était l'objet principal de la catéchèse primitive. Les divergences ne
s'expliqueraient pas moins bien par ce fait que la catéchèse devait être adaptée aux
milieux différents auxquels s'adressaient les premiers prédicateurs de la foi. Il est clair
que le point de vue juif n'était pas le même que le point de vue grec ou romain. Devant
les Juifs il s'agissait de montrer que Jésus était le vrai Messie, annoncé par les
prophètes, et qu'il avait fondé le royaume attendu. A Rome ou dans les villes grecques,
l'argument prophétique étant sans portée, les Apôtres présentaient Jésus comme un
envoyé divin à qui Dieu avait donné tous ses pouvoirs. — 3. Hypothèse des
documents. D'après cette hypothèse, les rapports des Synoptiques seraient dus à
l'emploi de documents écrits;les uns (EICHHORN...) supposent un seul document

164
primitif plus ou moins retouché ; d'autres (SCHLEIERMACHER, RENAN, SCHMIEDEL,
LOISY) admettent à la base des synoptiques plusieurs documents araméens et grecs que
les auteurs sacrés auraient utilisés et adaptés à leur but ; d'autres enfin (WEISS,
WENDT, STAPFER, A. REVILLE...) distinguent dans les Évangiles deux sources
principales : un Proto-Marc en grec ou recueil des principaux faits et discours du
Seigneur et un Proto-Matthieu en hébreu ou recueil de discoure. Une hypothèse plus
récente (BATIFFOL, ERMONI, LAGRANGE, GIGOT, CAMERLYNCK) suppose, au lieu d'un
Proto-Marc, le Marc actuel lequel aurait été utilisé par les deux autres Synoptiques qui
se seraient servis en même temps des Logia ou discours du Proto-Matthieu et d'autres
sources particulières, comme le témoigne saint Luc (I, 1).

Que valent ces trois hypothèses? — L'hypothèse 1 de la dépendance commune


n'explique pas les divergences qui existent entre les trois documents Saint Marc, en
effet, n'a pu servir de source que pour les faits. D'autre part, si l'on suppose que saint
Luc a utilisé saint Matthieu, comment se fait-il que leurs récits de l'enfance de Jésus ne
concordent pas, et que des discours et des paraboles de saint Matthieu manquent chez
Luc, alors que tous deux attachent tant de prix à l'enseignement de Jésus? —
L'hypothèse 2 de la tradition orale rend bien compte de la ressemblance générale au
point de vue du fond : il est assez vraisemblable que la catéchèse primitive ait eu le
même objet : mêmes faits, mêmes miracles, 'mêmes discours. Mais ce que cette
hypothèse n'explique pas, c'est 1) que les mêmes faits soient groupés dans le même
ordre et par des liaisons artificielles identiques, et 2) que les auteurs sacrés s'accordent
dans des détails secondaires, tandis qu'ils diffèrent dans des parties plus importantes
telles que la formule de l'oraison dominicale et le récit de l'institution de l'Eucharistie.
Incontestablement, ces particularités supposent une dépendance à l'égard de documents
écrits. — L'hypothèse 3 d'un document primitif unique est inadmissible, car on ne
comprend pas dans ce cas pourquoi saint Marc aurait éliminé les discours. L'hypothèse
de plusieurs documents rend bien compte des divergences, mais non de l'accord des
écrivains sacrés, soit dans leur plan général, soit dans le choix des matériaux, soit dans
l'ordre où ils les ont disposés. Aussi l'hypothèse des deux sources a-t-elle été rejetée
par la Corn. Biblique le 26 juin 1912.

Conclusions. — 1. Aucune des trois hypothèses : dépendance mutuelle, tradition orale,


documents, n'est donc satisfaisante. On ne peut dès lors résoudre le problème
synoptique par l'une de ces trois hypothèses, à l'exclusion des autres. L'explication la
plus vraisemblable consiste sans doute à les combiner toutes les trois et à prendre ce
qu'il y a de bien dans chacune. Tout d'abord il convient de faire une part très large à
l'influence de la tradition orale. Puis il est à supposer que chaque Évangéliste a utilisé
ses souvenirs personnels et ses sources particulières. Enfin rien n'empêche de croire,
pour expliquer le plan général, que les Synoptiques se soient servis d'un ou de deux
documents primitifs : l'un contenant une sélection des actes du Seigneur, l'autre étant
un choix de ses discours.
2. Quoi qu'il en soit du mode de composition des Synoptiques, il ressort de ce qui vient
d'être dit, - et telle est l'unique question qui nous intéresse ici, — que nous pouvons
considérer le témoignage des trois premiers Évangiles comme venant d'historiens bien
informés, car, ou bien les Synoptiques racontent ce dont eux-mêmes ont été les

165
témoins, ou ils rapportent ce que beaucoup d'autres avaient vu et entendu, ce qui faisait
l'objet de la prédication courante, ce que les premiers missionnaires de la religion
chrétienne annonçaient partout, sans que leurs adversaires aient pu les convaincre
d'erreur. Dans l'un comme dans l'autre cas, nous sommes en présence de témoins qui
connaissaient exactement les choses qu'ils rapportaient.

226. — 2° Les trois premiers Évangélistes étaient sincères. — Non seulement les
Synoptiques étaient bien informés, mais ils étaient sincères. Leur sincérité ressort avec
évidence : — a) de la critique interne des Évangiles. Les récits que nous y trouvons
donnent l'impression que nous avons affaire à des gens qui rapportent les faits tels
qu'ils se sont passés, et qui disent les choses telles qu'elles sont : c'est ainsi qu'ils font
d'eux-mêmes un portrait peu flatteur ; ils n'hésitent pas à confesser leur basse extrac-
tion, à dévoiler leur intelligence étroite et bornée, leurs faiblesses, leur lâcheté au cours
de la Passion de leur Maître, leur découragement après sa mort, leur incrédulité ; — b)
du manque d'intérêt qu'ils avaient à mentir. Les hommes ne mentent pas,
généralement, si le mensonge ne doit pas leur profiter. Mais ils songent encore bien
moins à mentir s'ils risquent de payer leur imposture de leur vie. Il est vrai qu'on peut
mourir par fanatisme et pour défendre une idée fausse. Encore faut-il cependant qu'on
la croie vraie, car à moins d'être fou, on ne ment pas pour soutenir ce qu'on croit être
une erreur, ce qui ne vous est d'aucune utilité, ce qui vous coûte et vous demande des
sacrifices, et s'il n'est pas absolument juste de conclure, avec PASCAL, qu'il faut croire
« les histoires dont les témoins se font égorger »177, tout au moins pouvons-nous dire
qu'il n'y a pas lieu de douter de la sincérité de semblables témoins.
Mais à quoi bon insister sur la sincérité des Évangélistes ? A notre époque, elle n'est
plus mise en doute par les critiques sérieux. Sans doute « il fut un temps, dit M.
HARNACK, OU l'on se croyait obligé de regarder la littérature chrétienne primitive, y
compris le Nouveau Testament, comme un tissu de mensonges et de fraudes. Ce temps
est passé. » Oui, le temps où les adversaires du christianisme accusaient les
Evangélistes d'imposture et de fraude, est bien passé, mais les attaques n'ont fait que
changer de terrain, comme nous allons le voir.

227. — Objection. — Théorie de l'idéalisation. — Les rationalistes modernes


admettent donc la sincérité des Evangélistes. Mais ils prétendent qu'il y a lieu de
distinguer dans les récits évangéliques deux éléments : l’élément naturel et l'élément
surnaturel. Partant de ce principe a priori, que le miracle n'existe pas et n'est même pas
possible, ils ne reconnaissent de valeur historique qu'à l'élément naturel. Comment
expliquer alors la présence de l'élément surnaturel dans les Évangiles? Un ancien
système, — école naturaliste de Paulus, — prétendait que les miracles étaient des faits
ordinaires, qui avaient pris un caractère de merveilleux en passant par l'imagination
des Orientaux, et que la critique pouvait ramener à de justes proportions et expliquer
suivant les lois de la nature. Un autre système, le seul dont nous ayons à tenir compte à
l'heure actuelle, entend éliminer l'élément surnaturel en l'attribuant à un long travail

177
D'après l'édition Havet, page 387, le texte de PASCAL est le suivant : « Je ne crois que les histoires
dont les témoins se feraient égorger. » Ce qui revient à dire que jamais on ne s'est fait martyriser pour
des miracles qu'on dit avoir vus, mais en réalité on n'a pas vus et qu'on n'est pas fou au point de subir
le martyre pour soutenir un mensonge

166
d'idéalisation progressive accompli autour de la vie et de la personne du Christ. Les
Évangiles ne seraient pas des livres purement historiques, mais « avant tout, des livres
d'édification » où le critique doit démêler « ce qui est souvenir primitif de ce qui est
appréciation de foi et développement de la croyance chrétienne. »178 Les récits des
cures merveilleuses opérées par le Christ ne seraient nullement « des procès-verbaux
authentiques de ce qui advint en telle ou telle occasion. Ils ont été transposés, corrigés,
amplifiés selon le goût des Evangélistes, l'intérêt de l'édification, les besoins de
l'apologétique. »179 En d'autres termes, les miracles seraient des mythes ou légendes,
qui se seraient greffées sur l'histoire réelle du Sauveur. Et combien de temps ces
légendes ont-elles mis à se former? A peine un siècle, d'après l'école mythique de
Strauss. Beaucoup moins, d'après une école nouvelle (BRANDT, SCHMIEDEL, LOISY),
qui estime que le travail d'idéalisation a pu se faire en moins d'un demi-siècle180.

Réfutation. — 1. Le point de départ du système de l'idéalisation, à savoir la négation


du surnaturel, est un préjugé rationaliste dont il n'est pas possible d'établir le bien-
fondé. — 2. Le système lui-même, appliqué . aux Synoptiques, est en contradiction
avec les faits. Tout d'abord il ne s'accorde pas avec la date de composition des
Évangiles. La rédaction de ceux-ci a suivi de très près les événements. Or
l'idéalisation, la légende requiert, pour se former, un long espace de temps : c'est du
reste ce qui déterminait le rationaliste allemand STRAUSS à rejeter la composition des
Évangiles vers 150. Lorsque la critique impartiale dut reconnaître que les Synoptiques
avaient été composés avant la fin du 1er siècle, il fallut bien apporter quelques
modifications à la théorie de l'idéalisation. On prétendit alors que le travail
d'idéalisation peut se faire beaucoup plus rapidement, puis on mit sur le compte de la
foi ce qui autrefois était attribué à la légende, et l'on eut la fameuse distinction entre le
Christ de la foi et le Christ de l'histoire. Mais comment la foi aurait-elle pu se mettre
en contradiction si flagrante avec les faits de l'histoire, lorsque ceux-ci étaient encore si
récents que tout le monde pouvait en contrôler l'exactitude ? — 3. Il serait facile par
ailleurs de démontrer que les Evangélistes s'attachent, avant tout, à faire un récit fidèle
de la carrière de leur Maître. Ce n'est qu'incidemment qu'ils décrivent la foi chrétienne
de leur temps ; à ce point de vue, il est incontestable qu' ils sont en retard sur saint Paul
dont les Épîtres étaient pourtant antérieures. Saint Paul, en effet, n'affirme-t-il pas déjà
clairement la divinité du Christ et la valeur satisfactoire de sa mort, alors que ces deux
dogmes ne sont qu'insinués dans les Synoptiques, à ce point même que les rationalistes
ont pu prétendre qu'ils ne l'étaient pas du tout?

La théorie de l'idéalisation manque donc de base, et la conclusion qui s'impose de


l'examen des Synoptiques, c'est que leurs récits sont indépendants de la foi nouvelle de

178
LOISY, Les Évangiles synoptiques.
179
Ibid.
180
D'après M. LOISY, la rédaction définitive de l'évangile selon saint Marc peut être fixée
approximativement à l'an 75, celle du premier Évangile et du troisième aux environs de l'an 100

167
l'Eglise, qu'ils n'ont pas subi l'influence des idées ambiantes, en un mot, qu'ils sont
purement historiques.

228. — II. Valeur historique du IVe Évangile. — A. ADVERSAIRES. La plupart des


critiques rationalistes ont dénié au quatrième Évangile toute valeur historique, ou ne
lui ont accordé qu'une historicité relative. — a) Les uns (STRAUSS) ont prétendu que
l'auteur du quatrième Évangile avait peint un Christ historique d'après l'idéal qu'il s'en
était forgé. — b) D'autres, comme RENAN et certains critiques indépendants de notre
époque (HARNACK), reconnaissent dans cet ouvrage un fond de tradition historique,
mais considèrent les discours comme des fictions. — c) D'autres enfin, comme J.
REVILLE, LOISY181, GUIGNEBERT, regardent le quatrième Évangile, — tant dans sa
partie narrative que dans ses discours, — comme une composition artificielle destinée
à exposer, sous le voile de l'allégorie, les idées propres de l'auteur.

B. PREUVES DE L'HISTORICITÉ. — Le quatrième Évangile n'est nullement une


composition artificielle : il est facile, en effet, de montrer le caractère historique des
faits et des discours qui y sont contenus. — a) Caractère historique des faits. Que les
faits miraculeux rapportée par le quatrième Évangile ne soient pas de simples
allégories, mais des faits bien réels, cela ressort : — 1. du but de l'ouvrage. L'auteur
déclare lui-même, à la fin de son œuvre (XX, 31), qu'il veut amener ses lecteurs à
croire « que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, pour qu'en croyant ils aient la vie en
son nom ». A moins de le prendre pour un imposteur, — ce que ne font pas les
rationalistes, — il faut admettre qu'il a entendu démontrer sa thèse en s'appuyant, non
sur des récits allégoriques, mais sur des faits empruntés à l'histoire de Jésus. Que de
cette histoire il détache un petit nombre de faits, qu'il choisisse les plus typiques, ceux
qui vont le mieux à son but182, qu'il omette les gestes et les paroles du Seigneur qui ne
lui importent pas, et plus particulièrement ce qui a déjà été raconté par les
Synoptiques, cela n'est que trop naturel. Mais ce qui ne reste pas moins certain, c'est
qu'il est un témoin qui raconte « ce qu'il a vu de ses yeux, ce qu'il a entendu de ses
oreilles, ce que ses mains ont touché du Verbe de vie» (I Jean, I, 1, 3) ; — 2. de
l'examen interne du livre. On ne saurait prétendre tout d'abord que l'Évangile
johannique n'est pas historique parce qu'il n'a pas le même fond que les Synoptiques,
car ni les Synoptiques ni Jean n'ont la prétention d'être complets, et si saint Jean a
voulu compléter ses devanciers, comme nous l'avons insinué plus haut, les divergences
de fond s'expliquent très bien. Du reste, tout n'est pas divergences ; les Synoptiques et
le quatrième Évangile ont des points communs. Qu'on veuille bien les comparer, et l'on

181
D'après M. LOISY (Autour d'un petit livré), le quatrième Évangile n'est pas l'écho direct de la
prédication du Christ. C'est un livre de théologie mystique où l'on entend la voix de la conscience
chrétienne, non le Christ de l'histoire.
182
Il est incontestable que l'auteur du quatrième Évangile s'attache moins à exposer les faits qu'à les
interpréter et que son récit de la vie du Sauveur1 n'est pas essentiellement historique comme ceux des
trois premiers Évangélistes, qu'il est plutôt doctrinal et théologique. Mais un fait historique ne cesse
pas d'être historique parce que l'auteur s'applique plus à le commenter, à en déduire des conclusions
dogmatiques, qu'à le raconter.

168
constatera que, parmi des variantes de peu d'importance, les faits sont rapportés de part
et d'autre avec la même exactitude : tels sont, par exemple, les récits de la
multiplication des pains, de la marche de Jésus sur les flots, de son entrée triomphale a
Jérusalem et de sa Passion. Or si, sur ces différents points, l'on concède aux
Synoptiques une valeur historique, de quel droit la refuserait-on au quatrième Évangile
? — Quant aux récits qui sont propres à ce dernier, l'on peut remarquer encore que les
événements y sont rapportés avec une foule de détails qui seraient bien superflus dans
l'hypothèse de récits symboliques. Le quatrième Évangile note les circonstances de
personne, de temps et de lieu avec plus de soin que saint Luc lui-même : il signale, par
exemple, que Nicodème est venu à Jésus la nuit (III, 2), que la rencontre de Jésus avec
la Samaritaine eut lieu à la sixième heure (IV, 7) ; il dit que la piscine probatique se
trouve à Jérusalem, près de là porte des Brebis (V, 2). Il décrit non moins
minutieusement les usages et les traditions des Juifs, leurs fêtes, les divisions intestines
entre Juifs et Samaritains, entre Pharisiens et Sadducéens ; l'état politique de la
Palestine ; les détails topographiques touchant la Galilée, le lac de Génésareth,
Jérusalem. Tout cela indique bien un historien exact qui raconte les faits tels qu'ils se
sont passés, et non un mystique qui invente des histoires adaptées à la thèse qu'il a en
vue.
b) Caractère historique des discours. — Si les faits rapportés dans le quatrième
Évangile sont historiques, l'on ne voit pas la raison pour laquelle les discours ne le
seraient pas. L'on fait remarquer, il est vrai, que, plus encore que les faits, ils diffèrent,
soit au point de vue du fond, soit au point de vue de la forme, de ceux que nous
trouvons chez les Synoptiques. Mais, encore qu'il ne faudrait pas exagérer l'étendue de
ces divergences, celles-ci s'expliquent très bien par le caractère et le but différents que
poursuivent les écrivains sacrés. Tandis que les sujets traites dans les Synoptiques sont
très variés et portent surtout sur des préceptes de morale : humilité, charité, aumône,
mépris des richesses et des honneurs, le quatrième Évangile insiste sur la doctrine
christologique, sur le caractère suréminent et la mission du Christ. 'Voulant prouver
plus particulièrement la divinité du Sauveur, sans doute parce qu'elle était alors
attaquée par le gnostique CERINTHE, il relève dans l'enseignement de Jésus, et qui
pouvait servir son but. En cela, il ne contredit pas les Synoptiques, il les complète. Les
critiques rationalistes objectent encore que l'auteur du quatrième Évangile a emprunté
sa doctrine du Logos, ou Verbe de Dieu incarné, à l'école grecque d'Alexandrie et au
Juif PHILON. Il serait difficile de dire quelle fut la genèse des idées de saint Jean mais
ce qui est certain c'est que l'identification du Christ avec le Verbe de Dieu p'a pu
germer dans l'esprit de l'apôtre saint Jean, pas plus que chez les chrétiens de l'époque,
— car il est reconnu que la doctrine était chose reçue au dernier quart du Ier siècle en
Asie-Mineure et dans la plupart des Églises, — sans que la croyance eût été
déterminée par la réalité historique.

CONCLUSION. — IL est donc permis de conclure que l'Évangile selon saint Jean a
une valeur historique, comme les Synoptiques. « Sans doute l’Apôtre a pu imprimer
son cachet propre dans la manière de raconter les miracles du Sauveur, dans le choix
qu'il a fait de scènes évangéliques. Il est même incontestable que ses comptes rendus
de discours ne prétendent pas reproduire la pleine réalité, étant donné l'éloignement où

169
l'auteur était des faits. »183 Cependant « ses narrations ont beau avoir leur cachet
propre, elles n'en correspondent pas moins aux faits. Ses discours peuvent porter la
marque de son esprit, ils n'en reproduisent pas moins la pensée authentique du
Sauveur. »184 Nous avons donc le droit, dans! la démonstration de la divinité du
christianisme, de nous appuyer sur le quatrième-Évangile comme sur les Synoptiques.

BIBLIOGRAPHIE. — MANGENOT, L'authenticité mosaïque du Pentateuque ; Les


Évangiles synoptiques — MECHINEAU, L'origine mosaïque du Pentateuque (Bloud).
— VIGOUROUX, Manuel biblique, t. I (Roger et Chernoviz). — LESETRE, L'authen-
ticité du Pentateuque (Rev. pr. d'Ap. 15 mai, 15 juin 1910). — Dom HOEPFL, art.
Pentateuque et Hexateuque (Dict. d'Alès).
BRASSAC, Manuel biblique (à l'index), t. III. — LEPIN, Jésus, Messie et Fils de Dieu;
L'origine du quatrième Évangile; La valeur historique du quatrième Évangile;
Évangiles canoniques, Évangiles apocryphes (Dict. d'Alès) ; Les théories de Loisy
(Beauohesne).—MECHINEAU, L'origine du Nouveau Testament (Bloud). — JACQUIER,
Histoire des livres du Nouveau Testament (Gabalda). — ROSE, Les évangiles,
traduction et commentaires (Bloud). —FOUARD, Vie de Jésus-Christ (Lecoffre). —
BATIFFOL, Six leçons sur l’Évangile (Bloud). — CALMES, Comment se sont formés les
Évangiles (Lethielleux). — LEVESQUE, Nos quatre Evangiles. Leur composition et leur
position respective (Beauchesne). — FILLION, Introduction générale aux Évangiles
(Lethielleux). — CAMERLYNCK, De quatro Evangelii auctore (Bruges). — DURAND,
A propos des décrets de 1912 sur les Évangiles (Rev. pr. d'Ap., 1er fév. 1914). —
TANQUEREY, Théologie dogmatique fondamentale (Desclée). — LANGLOIS et
SEIGNOBOS, Introduction aux. Études historiques (Hachette).

CHAPITRE II
La divinité du Christianisme. Le Fondateur. L'Affirmation de Jésus.

DÉVELOPPEMENT

Division du Chapitre.
229. — Pour connaître l’origine, et par conséquent, la valeur d'une religion, il faut,
avant tout, se tourner du côté du fondateur, et lui demander qui il est.^ Personne,
mieux que lui, n'est à même de le savoir et de le dire. S'il est un Envoyé de Dieu, c'est
à lui de nous le faire connaître et de nous en apporter la preuve.
Or, l'apologiste chrétien veut démontrer : — 1° que Jésus est l’ Envoyé de Dieu, l'Oint
ou Messie, annoncé par la voix des prophètes ; — 2° que ce Messie n'est pas un
Envoyé ordinaire, qu'il est le Fils unique de Dieu, Dieu lui-môme. Il est clair que, s'il
arrive à faire cette démonstration, il aura le droit de conclure que la Révélation
chrétienne est d'origine divine.

183
LEPIN, Évangiles canoniques (Dict. d'Alès).
184
Ibid.

170
Nous avons donc à rechercher tout d'abord185 si Jésus s'est bien donné pour le Messie
attendu des Juifs et pour un Messie d'une nature tout à fait transcendante, pour le Fils
de Dieu, ayant la même essence que Dieu le Père. À cette double question quelle a été
la réponse de Jésus et quelle foi devons-nous y ajouter ? D'où trois articles: — 1°
L'affirmation de Jésus sur sa messianité. 2° L'affirmation de Jésus sur sa filiation
divine. 3° La valeur de ce double témoignage.

230. — Nota — A vrai dire, la première question, seule, importe à l'apologiste, IL lui
suffit, en effet, de montrer que Jésus a déclaré et prouvé qu'il était un Envoyé de Dieu,
qu'il était le Messie attendu et qu'il a fondé une Église infaillible, chargée d'enseigner,
jusqu'à la fin des siècles, ce qui doit être cru et pratiqué. Ce résultat une fois acquis, il
ne reste plus qu'à écouter cette Église et à accepter les dogmes qu'elle propose à notre
foi, parmi lesquels se détache au premier rang la divinité du Christ. La seconde
question sort donc du domaine de l'apologétique ; tout au moins de l'apologétique
constructive (V. N° 2). Car s'il s'agit de l'apologétique défensive c’est une autre affaire.
Les rationalistes modernes prétendent, comme nous le verrons plus loin, non
seulement que Jésus n'est pas Dieu, mais qu'il n'a jamais revendiqué ce titre, qu'il n'a
jamais eu conscience d'être Dieu, et que dès lors le dogme n'a aucune base historique :
c'est à ce point de vue, c'est-à-dire sur le terrain de l'apologétique défensive, ou si l'on
préfère, sur le terrain de l'apologie des dogmes, que nous aurons à traiter la question
dans l'article II186.

Art. I. — L'affirmation de Jésus sur sa messianité.

231. — Jésus s'est-il donné pour le Messie prédit par les Prophètes? Que croyait-il
être et qu'a-t-il dit qu'il était1! Le seul moyen de nous éclairer sur ce point, c'est de
consulter les Évangiles et d'y recueillir son témoignage. Avant de le faire, remarquons
que les Évangiles ne sont pas considérés ici comme des écrits divinement inspirés,
mais comme de simples documents humains dont nous avons établi précédemment la
valeur historique.

1° Adversaires. — Certains protestants libéraux et les rationalistes n'admettent pas


l'affirmation de Jésus sur sa messianité. — a) Leur tactique consistait autrefois
185
Nous estimons en effet superflu de poser la question préalable de l'existence de Jésus Quelques
érudits, plus originaux que sages, n'ont voulu voir dans l'existence même de Jésus qu'un mythe. Une
telle opinion ne mérite pas d'être discutée. S'il fallait voir dans l'histoire de Jésus une collection de
légendes groupées autour d'un nom, comment pourrait-on expliquer un mouvement religieux aussi
considérable que celui du christianisme, un effet aussi grandiose, sans cause qui l'ait produit? L'époque
où Jésus a vécu, appartient du reste à l'histoire et nous est comme par tout un ensemble de monuments
dont on ne peut contester l'authenticité.
186
Il importe donc de bien distinguer les deux questions : la messianité et la divinité de Jésus. Comme
le but de l'apologiste est de démontrer la divinité du christianisme, il suffit de prouver que le fondateur
est accrédité par Dieu dans sa mission, qu'il est un légat divin. A ce point de vue, la démonstration
chrétienne ne diffère pas de la démonstration de la divinité du judaïsme. De même que le judaïsme est
d'origine divine sans que son fondateur, Moïse, soit Dieu, de même le christianisme est divin, du
moment qu'il est reconnu que Jésus était Bien le Messie promis et envoyé de Dieu.

171
(STRAUSS, BAUR) à considérer les Évangiles comme un recueil de mythes ou légendes
formées après coup par les Apôtres ; les déclarations de Jésus sur sa messianité
seraient donc pure invention de la part des écrivains sacrés. — b) Les rationalistes et
modernistes contemporains (WELLHAUSEN, WREDE, WEISS, LOISY) prétendent, ou
que Jésus n'a jamais eu conscience d'être le Messie, ou en tout cas, qu'il n'a pensé l'être
qu'à la fin de sa vie, ou encore qu'il pensait que son rôle de Messie « était
essentiellement eschatologique », c'est-à-dire ne devant se réaliser qu'à la fin du monde
dans le royaume céleste.

232. — 2° Thèse. — Du début à la fin de sa vie publique, Jésus a manifesté, soit


implicitement, soit explicitement, sa qualité de Messie.

Il ne faut pas lire longtemps les Évangiles pour remarquer qu'il y a eu dans les
déclarations de Jésus comme une marche ascendante, et que son affirmation comporte
des degrés. Mais, qu'elle se soit traduite, soit d'une manière implicite, en raison des
circonstances de temps et de personnes, soit d'une manière explicite, il n'en est pas
moins certain qu'elle n'a jamais varié dans sa substance et que Jésus a toujours eu
conscience de sa messianité. Nous distinguerons donc entre ses affirmations implicites
et ses affirmations explicites, en insistant davantage sur les premières parce qu'il est
plus facile d'en contester le sens et la portée.

A. AFFIRMATIONS IMPLICITES. — Au début de sa vie publique, Jésus ne manifeste


sa qualité de Messie que d'une manière implicite et avec une extrême réserve. Si nous
voulons avoir le secret de sa conduite, de ses réticences, de ce que, à première vue, on
pourrait prendre pour les hésitations d'une conscience imparfaitement éclairée, il est
nécessaire que nous envisagions un instant la situation politique et religieuse de la
Judée contemporaine de Jésus.
A l'heure où commença la carrière publique du Sauveur, la nation juive était tombée
sous le joug romain ; le sceptre était sorti de Juda et, plus que jamais, l’espérance
messianique travaillait les âmes. Deux grands partis rivaux les Saducéens et les
Pharisiens, se disputaient l'influence. Les premiers, amis du pouvoir, occupaient les
hautes charges du sacerdoce mosaïque, et ils avaient surtout l'insigne privilège de
choisir dans leurs rangs celui qui devait exercer les fonctions de grand-prêtre. Les
seconds, moins favorisés, étaient un parti religieux avant tout, et se distinguaient par
leur zèle outré pour l'observation de la Loi et par leur répugnance à entrer en contact
avec les païens : d'où leur nom de Pharisiens (du grec pharisaioi, séparés). Parmi eux,
un petit groupe de fanatiques, appelés Zélotes, parce qu'ils étaient plus étroits et plus
formalistes que les autres, interprétaient la Loi avec un rigorisme insupportable. C'est
de ces derniers que Notre-Seigneur eut surtout à subir les contradictions et dont il se
plut du reste à dénoncer l'hypocrisie et l'orgueil.
L'on devine aisément que dans des sectes où les intérêts étaient si opposés, l'espérance
messianique ne se présentait pas sous le même aspect. S'accommodant assez bien-de
leur situation, les Sadducéens n'attachaient qu'un prix très minime à la venue du
nouveau royaume, et si, par orgueil national, ils souhaitaient l'indépendance de leur
pays, la sujétion leur rapportait assez de bénéfices pour ne pas courir au devant d'un
bouleversement qui pouvait ne pas tourner à leur profit. Les Pharisiens, au contraire,

172
supportant mal un régime qui humiliait leur orgueil et les laissait sans privilèges,
appelaient de tous leurs vœux l'avènement du Royaume attendu qui ferait de Jéhovah,
leur Dieu, le Maître de l'univers, qui mettrait surtout la nation juive à sa place, c'est-à-
dire au premier plan, et qui ferait succéder aux humiliations et aux injustices du jour
les triomphes et les réparations du lendemain. Telles étaient les aspirations de la
plupart des Juifs, mais lorsqu'il s'agissait de déterminer le caractère du futur royaume,
les esprits se divisaient. Les uns, insistant sur le côté moral et religieux, considéraient
l'avènement messianique comme le triomphe des justes, comme le grand jour où
chacun recevrait selon son mérite. Les autres, — c'était la masse, et les Apôtres
partageaient cette mentalité, — faisaient des rêves de grandeur et de prospérité
matérielle, et voyaient déjà dans le Messie un grand conquérant, un guerrier fameux
qui apparaîtrait soudain sur les nuées du ciel et ferait son entrée triomphale à
Jérusalem. Jamais il n'était question d'un Messie souffrant, libérateur des âmes, et non
des corps, rachetant les fautes des hommes et réconciliant l'humanité coupable avec
Dieu.
Que, dans de telles conditions, Jésus ne se soit pas révélé brusquement le Messie, et le
Messie, tel, qu'il devait être, il n'est que trop naturel. Il ne pouvait le faire sans éveiller
les appréhensions des Sadducéens, et sans provoquer les enthousiasmes des Pharisiens
et déchaîner des manifestations et des troubles qui auraient entravé son œuvre, s'il ne
rentrait pas dans les desseins de Dieu de briser les oppositions à coup de miracles. Le
premier travail qui s'imposait, était donc de préparer les esprits à la réalité et de faire
pressentir la vérité avant de la dévoiler sans ambages.
Les choses étant telles, comme du reste l'indiquent les récits évangéliques, nous
n'avons plus à nous étonner que Jésus, au début de sa carrière, ne manifeste pas
ouvertement sa qualité de Messie, qu'il l'insinue seulement par des déclarations
indirectes, par ses œuvres et par toute son attitude. — a) Par des déclarations
indirectes. C'est ainsi que, sans prononcer le nom de Messie, il dit qu'il est « venu »,
qu'il a été « envoyé», pour prêcher l'Évangile du royaume (Marc, I, 38), pour appeler
les pécheurs (Marc, II, 17), pour prêcher l'Évangile aux pauvres (Luc, IV, 18). Puis il
commence déjà son enseignement, mais craignant de faire briller tout d'un coup une
lumière trop vive, il enveloppe sa pensée sous les dehors énigmatiques de la parabole,
dans le but d'intriguer les esprits, de les pousser à la recherche de la vérité, se réservant
d'ailleurs d'aller plus loin avec les disciples qu'il s'est attachés, et de les instruire, en
dehors de la foule. — b) Par ses œuvres. Jésus multiplie ses miracles ; mais, pour ne
pas précipiter les événements, il impose la consigne rigoureuse de n'en point parler.
Cependant il n'hésite pas à répondre aux envoyés de saint Jean-Baptiste qui lui
demandent s'il est « celui qui doit venir », que les œuvres qu'il opère doivent être pour
eux un signe évident que l'œuvre messianique annoncée par Isaïe (XXXV, 5, b) se
réalise (Luc, VII, 18, 23). — c) Par son attitude. Jésus s'arroge des pouvoirs que n'ont
jamais revendiqués les plus illustres prophètes. Il se met au-dessus de la Loi. Il
supprime le divorce toléré dans certains cas par Moïse. Il déclare que « le Fils de
l'homme»,— c'est ainsi qu'il se désignait, — était « maître du Sabbat » (Marc, il, 28),
etc.

233. — B. DÉCLARATIONS EXPLICITES. — IL faut arriver à la dernière année du


ministère de Jésus pour trouver une affirmation explicite de sa messianité. Voici, du

173
reste, les trois grandes circonstances où Jésus se révèle publiquement ce qu'il est. — a)
Confession de Pierre. A Césarée de Philippe, le Maître, se trouvant au milieu de ses
disciples, leur pose enfin sans détour l'importante question : « Qui dit-on que je suis? »
Jusque-là, il avait laissé sa personnalité au second plan, il avait eu pour unique
préoccupation de prêcher le royaume de Dieu ; mais il est temps que ses intimes
sachent qui il est. Il les interroge donc successivement, et quand saint Pierre confesse
qu'il est le Christ, il ne manque pas de l'approuver (Mat., XVI, 13-17). — b) Entrée
triomphale à Jérusalem. La confession de saint Pierre n'avait pas dépassé le petit
cercle des Apôtres, et même avec ceux-ci, Jésus n'avait pas sitôt avoué qu'il était le
Christ qu'il leur défendait sévèrement de le publier (Mat., XVI, 20). La manifestation
de sa messianité était réservée pour un autre jour et un autre théâtre. C'est, peu de
jours avant sa mort, à Jérusalem, la capitale de la Judée, que Jésus revendiqua son titre
de Messie, à la face d'une foule de pèlerins venus pour la fête de Pâques, de tout un
poupin qui l'acclama comme « celui qui vient an nom du Seigneur» (Mat., XXI, 1-9).
— c) Le procès devant le Sanhédrin. Enfin la grande affirmation de Jésus eut lieu
devant le Sanhédrin. Le grand-prêtre lui pose la question suprême qui doit décider de
son sort. Le Sauveur le sait, mais, maintenant que sa mission est terminée, il dédaigne
les réticences et les réponses évasives : il proclame hautement qu'il est « le Christ » (
Mat., XXVI, 63, 64).
Donc, soit d'une manière implicite, soit d'une manière explicite, Jésus a bien affirmé
qu'il était le Messie attendu, et les prétentions des rationalistes qui le nient, ne reposent
sur aucun fondement. On ne peut plus soutenir sérieusement que les Évangiles sont
une collection de légendes, maintenant qu'il est admis par les meilleurs critiques, qu'ils
datent du 1er siècle. Il est bien évident par ailleurs que la vie de Jésus et la propagation
du christianisme ne sauraient s'expliquer par des légendes (Voir N° 229) . Quant à la
seconde thèse rationaliste qui affirme que Jésus n'a pas eu conscience d'être, de son
vivant, le Messie, et qu'il a considéré son rôle comme eschatologique et ne concernant
que le royaume des cieux à venir, il faut, pour arriver à une telle conclusion, qu'elle
laisse de côté ou interprète à sa façon et d'une manière fantaisiste, les déclarations que
nous avons rapportées plus haut. Il est vrai que certaines paroles de Jésus visent le
futur royaume, le royaume des élus dont le Christ doit être le chef suprême : il est vrai
que le titre de Messie lui conviendra, d'une manière spéciale, à la fin des temps, et
quand le royaume messianique aura reçu son achèvement définitif. Sans doute aussi, sa
Résurrection et son Ascension le manifesteront déjà comme un Messie glorieux. Mais
quel que soit le moment de la carrière messianique qu'on envisage, qu'on la prenne à
ses origines, au moment où Jésus prépare le royaume messianique, ou à la fin des
temps qui sera le couronnement de son œuvre, Jésus ne s'en présente pas moins dans
les Évangiles, non pas seulement comme celui qui doit être le Messie, mais comme
celui qui l'est déjà, comme le Messie en personne et en fonction.

Art. II. — L'affirmation de Jésus sur sa filiation divine.

234. — Nous savons que Jésus s'est donné pour le Messie. Mais de quelle nature ce
Messie prétendait-il être? Simple créature, quoique dépassant le commun des mortels

174
par sa mission, ou être divin ; homme ou Dieu187. La réponse à cette nouvelle question
ne peut se trouver ailleurs que dans le témoignage de Jésus.

1° Adversaires. — a) D'après les Protestants libéraux (SABATIER, HARNACK,


JULICHER, BOUSSET, WEIXHAUSEN) Jésus dépasse la commune mesure de l'humanité,
il est une personnalité transcendante, il y a même, si l'on veut, quelque chose de divin
en lui, mais il n'est pas Dieu, il est seulement le médiateur entre Dieu et les hommes, il
est l'homme qui a eu l'union la plus étroite avec Dieu, l'homme, comme dit A.
SABATIER, « dans lequel s'est révélé le plus complètement le cœur paternel de Dieu
»188. — b) Les rationalistes admettent encore moins la divinité de Jésus. « Que jamais
Jésus n'ait songé à se faire passer pour une incarnation de Dieu lui-même, dit RENAN,
c'est ce dont on ne saurait douter. Une telle idée était profondément étrangère à l'esprit
juif ; il n'y en a nulle trace dans les trois premiers Évangiles ; on ne la trouve indiquée
que dans certaines parties de l'Évangile de Jean, lesquelles ne peuvent être acceptées
comme un écho de la pensée de Jésus. »189 Comment expliquer alors le fait chrétien?
Tout simplement par un malentendu de la première génération chrétienne qui a mal
interprété le témoignage de Jésus et le titre qu'il se donnait de « Fils de Dieu». Jésus du
reste ne serait arrivé à s'attribuer ce titre qu'après être passé par une série d'états d'âme,
et comme par un travail progressif de sa pensée qui se serait adaptée aux
circonstances. « L'admiration de ses disciples, dit encore RENAN, le débordait et l'en-
traînait. Il est évident que le titre de rabbi, dont il s'était d'abord contenté, ne lui
suffisait plus ; le titre même de prophète ou d'envoyé de Dieu ne répondait plus à sa
pensée. La position qu'il s'attribuait était celle d'un être surhumain, et il voulait qu'on le
regardât comme ayant avec Dieu un rapport plus élevé que celui des autres hommes.
»190 Ainsi, d'après, les rationalistes, Jésus a été divinisé par ses disciples qui l'ont
entraîné et poussé à prendre un titre qu'au début de sa carrière il eût jugé blas-
phématoire de s'arroger. — c) Les modernistes, avec leur distinction subtile entre « le
Christ de la foi et le Christ de l'histoire », aboutissent, en fait, aux mêmes conclusions.
Ils enseignent en effet que, pour la foi, Jésus est bien le Fils éternel de Dieu,
consubstantiel à son Père et incarné dans le temps, pour racheter l'humanité et
enseigner la vraie religion ; mais ils s'empressent d'ajouter que le Christ de la foi n'est
pas celui de l'histoire. Il est vrai que Jésus se donne le titre de « Fils de Dieu », mais,
dit M. LOISY, « en tant que le titre de Fils de Dieu appartient exclusivement au
Sauveur, il équivaut à celui de Messie, et il se fonde sur la qualité de Messie ; il
appartient à Jésus... comme à l'unique agent du royaume céleste.»191 « La divinité de

187
Sans doute si l'on envisage la question du point de vue dogmatique, et que l'on considère le Messie
comme le Rédempteur du monde, une réparation adéquate des pêches de l'humanité exigeait
l'Incarnation d'une personne divine, mais Dieu pouvait accepter une expiation proportionnée aux
capacités de l'homme, auquel cas le Messie pouvait être une simple créature.
188
SABATIER, Esquisse d'une Philosophie de la religion d'après la psychologie et l’histoire.
189
RENAN, Vie de Jésus.
190
Ibid.

175
Jésus est un dogme qui a grandi dans la conscience chrétienne, mais qui n'avait pas été
expressément formulé dans l'Évangile ; il existait seulement en germe dans la notion
du Messie Fils de Dieu. » Et suivant M. LOISY toujours, le passage de l'idée de Jésus-
Messie à celle de Jésus vrai Dieu, serait l'œuvre de saint Paul, de saint Jean et des
conciles de Nicée, d'Éphèse et de Chalcédoine. Ainsi, dans la théorie moderniste
comme dans la théorie rationaliste, ce sont les disciples du Christ, c'est l'Église qui a
regardé Jésus comme Dieu, sans qu'il se fût jamais déclaré tel, et sans qu'il eût jamais
élevé la prétention d'être autre chose que le Messie.

235. — 2° Thèse. — Jésus s'est donné four le Fils de Dieu, dans le sens strict du mot,
soit explicitement par ses paroles, soit implicitement par sa manière d'agir.
Remarques préliminaires. — 1. Il importe, avant tout, de bien comprendre le sens du
problème que nous avons à résoudre. Nos adversaires prétendent que Jésus n'est pas
Dieu, qu'il n'a jamais énoncé l'idée sacrilège qu'il fût Dieu, et que le titre de Fils de
Dieu qu'il se donne, est l'équivalent de celui de Messie. La question qui se pose donc
est de savoir si Jésus s'est vraiment déclaré Fils de Dieu dans un sens qui ne se
confond pas avec le titre de Messie. En d'autres termes, le dogme catholique qui
enseigne que Notre -Seigneur est le Fils de Dieu, le Verbe incarné, a-t-il sa racine et
son fondement dans l’affirmation de Jésus ; découle-t-il de ce que Jésus a dit de sa
personne et de sa nature, ou bien n'est-il que l'expression de ce que Jésus était, depuis
le commencement, pour la conscience chrétienne?
2. Les limites de la question étant ainsi tracées, il apparaît avec évidence que notre
proposition ne peut être démontrée que par l'affirmation personnelle de Jésus.
Invoquer le témoignage des Apôtres ou de l'Église, comme le font certains apologistes,
c'est prêter des armes à l'adversaire, — rationalistes et modernistes, — dont la
tactique consiste précisément à dire que Jésus n'a jamais voulu se faire passer pour
Dieu, qu'il n'a été Dieu que vis-à-vis de la conscience chrétienne, autrement dit, qu'il
n'a été Dieu que parce que ses disciples et les premiers chrétiens se sont figuré qu'il
l'était, sans que lui-même l'eût dit. Encore une fois, la seule preuve de la divinité de
Jésus, c'est son affirmation personnelle.
3. Comme les adversaires refusent, en général, toute valeur historique, à l'Évangile de
saint Jean, nous distinguerons les témoignages tirés de saint Jean de ceux qui se
trouvent dans les Synoptiques, et nous appuierons plus particulièrement sur ces
derniers.
4. Évidemment nous ne prétendons pas que le dogme de la divinité du Christ se
retrouve dans l'enseignement de Jésus, formulé dans les termes mêmes par lesquels
l'Église l'a défini. Ce que nous soutenons seulement, c'est que le dogme est en germe et
quant à la substance, dans les Évangiles, que nous pouvons en reconnaître les
linéaments, non seulement dans l'Évangile de saint Jean dont le but était de mettre en
lumière la divinité de Jésus-Christ, mais même chez les Synoptiques.

230. — A. TÉMOIGNAGES TIRÉS DE SAINT JEAN. — Laissant de côté les passages,


tels que le Prologue, où l'Évangéliste expose ses idées personnelles sur la nature du
Messie, nous citerons rapidement les textes principaux qui contiennent un
enseignement de Jésus sur sa personne et sur ses rapports avec Dieu le Père. — a)
191
LOISY, Autour d'un petit livre.

176
Dans sa rencontre avec Nicodème, Jésus déclare que « Dieu a aimé le monde au point
de donner son Fils unique » (Jean, III, 16). — b) Au chapitre v (16, 18) il est rapporté
que Jésus, ayant guéri un paralytique le jour du sabbat, fut poursuivi par les Juifs, et
que « ceux-ci cherchaient à le faire mourir, parce que, non seulement il profanait le
sabbat, mais il appelait Dieu son propre père, se faisant l'égal de Dieu». — c)
Discutant un jour avec les Pharisiens, il pose en principe que les hommes ne peuvent
avoir la connaissance du Père que par l'intermédiaire du Fils : « Vous ne connaissez
ni moi, ni mon Père, leur dit-il ; si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon
Père» (Jean, VIII, 19). Si le Père et le Fils sont seuls à se connaître réciproquement,
c'est qu'ils sont de même nature et de même dignité. — d) Jésus va plus loin : il ne
craint pas de s'identifier avec son Père : aux Juifs qui lui posaient cette question : « Si
tu es le Christ, dis-nous-le ouvertement, Jésus répondit : « Je vous l'ai dit et vous ne
me croyez pas ; les œuvres que je fais au nom de mon Père témoignent pour moi... Moi
et le Père nous sommes un. » Et les Juifs comprirent si bien quel titre Jésus
revendiquait par là, qu'ils prirent des pierres pour le lapider (Jean, X, 23-31). — e) Ces
deux idées, — que la connaissance du Père ne s'acquiert que par le Fils, et que le Fils
se confond avec le Père, — reviennent dans la bouche de Jésus, lors de son dernier
entretien avec ses Apôtres. Saint Thomas lui demandait d'indiquer le chemin qui
conduit au séjour où est le Père. Jésus lui dit : « Je suis la voie, la vérité et la vie;
personne ne va au Père, si ce n'est par moi. Si vous m'aviez connu, vous connaîtriez
aussi le Père. » Et comme Philippe interrompt Jésus pour le prier de leur montrer le
Père, Jésus répond : « Depuis si longtemps je suis avec vous, et tu ne m'as pas connu,
Philippe! Celui qui m'a vu, a vu le Père, comment dis-tu : montre-nous le Père? Tu ne
crois pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi? » (Jean, XIV, 5,10).
Les déclarations de Jésus sur sa nature, sur son union substantielle avec le Père sont
donc bien claires dans le quatrième Évangile, mais il n'est pas besoin d'insister,
puisque aussi bien nos adversaires ne discutent pas le sens de ces textes et ne rejettent
que l'autorité historique du livre.

237. — B. TÉMOIGNAGES TIRÉS DES SYNOPTIQUES. — L'affirmation de Jésus


sur sa qualité divine ne se présente pas dans les Synoptiques avec le même caractère
de netteté que dans l'Évangile de saint Jean ; mais il est possible cependant d'en
retrouver l'équivalent dans les paroles et dans les actes du Sauveur.
a) Dans ses paroles. — 1. Il est incontestable que le titre de « Fils de Dieu » est un de
ceux que Jésus se donne parfois ou qu'il accepte de la part de ses interlocuteurs et de
ses adversaires. Nous avons vu précédemment que Pierre le proclame le « Christ, le
Fils du Dieu vivant « ( Mat., XVI, 16), et que devant le Sanhédrin, lorsque le grand-
prêtre l'adjure de dire s'il est « le Christ, le Fils de Dieu», il répond affirmativement.
La question revient dès lors à savoir quel sens cette appellation a dans la bouche de
Jésus. Sans nul doute, le titre de Fils de Dieu est une expression courante dans la
Sainte Écriture. C'est de ce nom que Dieu lui-même désigne le peuple d'Israël : « Ainsi
parle Jéhovah : Israël est mon fils, mon premier né» (Exode, IV, 22). « Le juste est fils
de Dieu» est-il dit dans la Sagesse (II, 18). L'on peut même aller plus loin et prétendre
que, à un certain point de vue et sous le rapport de la création, tout homme est fils de
Dieu. Que Jésus ne se soit pas donné ce titre dans un sens aussi large, c'est ce qu'il est
superflu de démontrer. Mais faut-il admettre, avec les rationalistes et les modernistes,

177
que le titre de Fils de Dieu ne dépasse pas celui de Messie? Il De semble pas, car,
même en laissant de côté la confession de Pierre et son affirmation solennelle devant le
Sanhédrin où il marque nettement que sa filiation divine lui confère les mêmes droits
que son Père, entre autres, celui d'être un jour le grand juge de l'humanité192, il y a d
autres manières de dire de Notre-Seigneur qui indiquent bien que ses relations avec le
Père sont d'un ordre unique. Ainsi, qu'il parle de Dieu avec ses disciples, il dit : « mon
Père », « votre Père », jamais il ne dit « notre Père ». Le Notre Père qu'il enseigne à
ses disciples ne fait même pas exception, car la prière est censée sortir de la bouche de
ses disciples et non de la sienne ; ainsi il dit encore à propos du jugement dernier : «
Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite : Venez, vous qui êtes bénis de mon Père
; prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès la fondation du monde...
(Mat., XXV, 34); et à l'institution de l'Eucharistie, il fait ses adieux à ses disciples par
ces mots : « Je ne boirai plus désormais de ce fruit de la vigne, jusqu'au jour où je le
boirai avec vous dans le royaume de mon Père » ( Mat., XXVI, 29). Ce soin que met
Jésus, d'ailleurs si humble, à ne pas se confondre avec ses disciples, à se séparer d'eux
sur la question des rapports avec Dieu, n'est-il pas une preuve suffisante que sa
filiation est transcendante et d'un ordre unique? — 2. Dans les Évangiles de saint
Matthieu et de saint Luc, Jésus déclare, comme nous l'avons déjà vu dans saint Jean,
que la connaissance du Père ne se fait que par l'intermédiaire du Fils : « Personne ne
connaît le Fils, si ce n'est le Père ; personne non plus ne connaît le Père, si ce n'est le
Fils» (Mat., XI, 27). — 3. Le témoignage le plus suggestif de Jésus sur sa filiation
divine est assurément la parabole des vignerons homicides. La voici, telle que la
rapporte saint Matthieu (XXI, 33, 39) : « Un père de famille planta une vigne, il
l'entoura d'une haie, y creusa un pressoir, y bâtit une tour de garde et il la loua à des
vignerons et quitta le pays. Lorsque le temps de la récolte fut venu, il envoya ses
serviteurs aux vignerons, pour recevoir le produit de sa vigne. Mais les vignerons,
s'étant saisis de ses serviteurs, battirent l'un, tuèrent l'autre, et lapidèrent un troisième.
Il envoya encore d'autres serviteurs, plus nombreux que les premiers ; et ils leur firent
de même. Finalement il leur envoya son fils, en disant : Ils respecteront mon fils. Mais,
quand les vignerons virent le fils, ils dirent entre eux : Voici l'héritier ; venez, tuons-
le, et emparons-nous de son héritage. Et, l'ayant pris, ils le jetèrent hors de la vigne, et
le tuèrent... » Le sens de cette parabole est transparent. Elle contient en raccourci
l'histoire des relations d'Israël avec son Dieu. Les serviteurs qui viennent percevoir le
fruit de la vigne, ce sont les prophètes que Jéhovah envoie à son peuple élu et que
celui-ci reçoit mal. Le Fils unique que le Père envoie en dernier lieu, l'héritier qui subit
le même sort, c'est évidemment Jésus. — 4. Nous avons encore comme dernier
témoignage, — celui-là, il est vrai, après sa résurrection, — la formule solennelle du
Baptême où le Fils apparaît entre les noms du Père et du Saint-Esprit, associé à eux
dans une Trinité mystérieuse.

192
C'est, du reste, l'opinion des rabbins les plus célèbres, que Jésus fut condamné à mort parce qu'il se
proclamait Dieu. Jésus comparait devant le Sanhédrin, écrit M. WEIL (Le Judaïsme, ses dogmes, sa
mission, t. III) pour répondre à l'accusation de lèse-majesté divine. » Incontestablement, écrit à son
tour M. COHEN (Les Déicides), Jésus, par la proclamation de sa divinité, non seulement heurtait
violemment les croyances séculaires du peuple juif, inquiétait toutes les consciences et détruisait
toutes les vérités reçues, mais portait une atteinte spécialement grave à cette loi qu'il avait déclaré,
d'abord si solennellement, n'être pas venu modifier. »

178
b) Dans ses actes. — Plus encore que ses paroles, la manière d'agir de Jésus rend
témoignage de sa divinité. — 1. Jésus s'attribue les perfections, divines :
impeccabilité, .éternité, ubiquité... — 2. Il revendique les droits divins : il demande de
ses disciples la fo,i, l'obéissance et l'amour, même jusqu'au sacrifice de la vie : «
Quiconque m'aura confessé devant les hommes, je le confesserai devant mon Père qui
est dans les cieux. Qui aime son père et sa mère plus que moi, n'est pas digne de moi»
(Mat., X, 32, 37). Il accepte des hommages qui ne sont rendus qu'à la divinité, il
souffre qu'on se prosterne devant lui et qu'on l'adore : c'est dans cette humble attitude
que le lépreux au pied du mont des Béatitudes (Mat., VIII, 2), que le possédé de
Gérasa (Marc, V, 6) implorent leur guérison ; Jaïre, un chef de la Synagogue, se
prosterne également devant Jésus pour le prier de rendre la vie à sa fille qui vient de
mourir (Mat, IX, 18). Nous voyons, au contraire, les Apôtres agir tout différemment
dans les mêmes circonstances. Lorsque saint Pierre se rend auprès de Corneille, celui-
ci « tombant à ses pieds se prosterne. Mais Pierre le releva en disant : « Lève--toi, moi
aussi je suis un homme» (Actes, X, 25, 26). De même, Paul et Barnabé, après avoir
guéri un boiteux, se dérobent aux honneurs qu'on veut leur rendre (Actes, XIV, 10-17).
L'attitude de Notre-Seigneur est donc- d'autant plus significative qu'elle contraste avec
celle de ses Apôtres. — 3. Il s'arroge les pouvoirs divins. Nous avons vu déjà qu'il se
met au-dessus de la Loi, qu'il traite sur le pied d'égalité avec le divin Législateur du
Sinaï. Il interprète et modifie, comme il l'entend, les préceptes du Décalogue, et il le
fait avec une autorité souveraine : « Vous avez appris qu'il a été dit aux anciens... Et
moi je vous dis..., répète-t-il plusieurs fois (Mat., V, 22, 28, 32, 34, 39, 44). Nous avons
vu encore qu'il remet les péchés : privilège exclusivement réservé à Dieu, et pour
montrer qu'il n'usurpe pas un pouvoir qui ne lui appartient pas, il opère aussitôt un
miracle. Il annonce qu'il sera un jour le juge suprême de l'humanité, qu'il enverra à ses
Apôtres l'Esprit Saint. Il accomplit surtout de nombreux prodiges, si bien qu'on croit
qu'une vertu divine sort de lui : il commande en maître à la nature, il chasse Ios
démons, il guérit les malades, ressuscite les morts, et le tout sans faire appel à une
puissance étrangère. Il agit en son propre nom, et qui plus est, il confère à ses disciples
la puissance qu'il détient sans limites.

Conclusion. — Qu'il s'agisse donc de ses déclarations ou de ses actes, Jésus se


présente uni à Dieu d'une manière si étroite ; il revendique une telle participation aux
pouvoirs et aux privilèges de Dieu que ses prétentions seraient vraiment
incompréhensibles, s'il était étranger à la nature divine. Pour parler ainsi, pour agir
ainsi, il fallait qu'il eût pleine conscience que Dieu était en lui, non pas seulement par
sa puissance et sa vertu, mais par sa nature et son essence ; en un mot, il fallait qu'il fût
Dieu. Nous pouvons conclure par conséquent, même à n'écouter que le. témoignage
des Synoptiques, que la Divinité de Jésus-Christ repose sur une base solide, et qu'il n'y
a pas solution de continuité entre le fait historique et son interprétation, entre
l'affirmation de Jésus et le dogme défini par l'Église

Art. III. — Valeur du double témoignage de Jésus.

238. — Dans les deux articles qui précèdent, nous avons recueilli le témoignage de
Jésus sur sa personne. Nous avons vu qu'il s'était affirmé Messie, Fils de Dieu. Cela ne

179
suffit pas, car il est évident qu'un témoignage ne vaut que ce que vaut le témoin. Or
trois hypothèses sont possibles. Ou bien le témoin manque de sincérité et veut nous
tromper. Ou bien il se méprend et s'illusionne sur son propre cas. Ou bien il sait la
vérité et veut la dire. Donc, ou imposteur, ou illusionné, ou véridique, telles sont les
trois alternatives entre lesquelles il faut choisir. Nous prouverons qu'il faut écarter les
deux premières et retenir la troisième.
1° Jésus n'était pas un imposteur. — Jésus a-t-il trompé? Lorsqu'il affirmait qu'il était
le Messie, File de Dieu, Jésus avait-il conscience de ne pas être ce qu'il disait être?
Mentait-il? Les critiques contemporains sont trop pénétrés de la grandeur morale du
Christ pour s'arrêter à une hypothèse aussi injurieuse. Tous reconnaissent que la
loyauté et l'humilité de Jésus le mettent au-dessus de tout soupçon. — a) Sa loyauté.
S'il est, en effet, une qualité à laquelle Jésus attache le plus grand prix, c'est bien la
franchise, au point qu'on a pu le trouver dur pour ceux qui ne l'ont pas, pour ceux dont
l'extérieur est en désaccord avec l'intérieur, dont les paroles ne traduisent pas les
sentiments de l'âme, disons le mot, pour les hypocrites. Personne n'a flagellé ce vice
plus que lui, et n'a dénoncé avec tant de véhémence la souillure du dedans qui se cache
sous la propreté du dehors : « Malheur à vous ! dit-il aux scribes et aux pharisiens
hypocrites, parce que vous ressemblez à des sépulcres blanchis qui paraissent beaux au
dehors et qui, au dedans, sont pleins d'ossements de mort et de toute espèce
d'impuretés. Vous de même, au dehors, vous paraissez justes aux hommes mais au
dedans, vous êtes pleins d'hypocrisie et d'iniquité. » (Mat., XXIII, 27, 28). Et Jésus
professe un amour tel de la droiture, il veut l'inculquer si profondément dans l'âme de
ses disciples qu'il leur défend le serment, devenu désormais inutile, en raison de la
confiance réciproque que chacun doit avoir dans la parole de son semblable. « Moi je
vous dis de ne point jurer du tout... Que votre parole soit oui, oui, non, non» (Mat., V,
34, 37). — b) Son humilité. Supposer que Jésus voulut se faire passer pour le Messie et
le Fils de Dieu, alors qu'il aurait eu conscience de ne pas l'être, c'est l'accuser d'un
orgueil extravagant, dont il doit être facile de retrouver d'autres traces dans les
Évangiles. Or qu'on lise ceux-ci avec attention, et l'on sera frappé, au contraire, de
l'insistance que Jésus met à prêcher l'humilité par le discours et par l'exemple. Il n'est
pas moins dur pour l'orgueil que pour l'hypocrisie,: il cingle de ses traits acérés qui
recherchent partout les premières places, qui se laissent guider dans leurs actes par
l'ostentation et le désir de paraître. Les Scribes et les Pharisiens, dit-il à ses disciples, «
font toutes leurs actions pour être vus des hommes... Ils aiment la première place dans
les festins, les premiers sièges dans les synagogues, les salutations dans les places
publiques, et à s'entendre appeler par les hommes Rabbi. » (Mat., XXIII, 6-7). «
Gardez-vous, dit-il ailleurs à ceux qui veulent être ses disciples, de faire vos bonnes
œuvres devant les hommes, pour être vus d'eux... Quand vous faites l'aumône, ne
sonnez pas de la trompette devant vous, comme font les hypocrites dans les
synagogues et dans les rues, afin d'être honorés des hommes.» (Mat., VI, 1, 2). Une
autre fois il présente le modèle du publicain contrit et humilié devant Dieu (Luc, XVIII,
9, 14). Lui-même déclare qu'il est venu pour servir et non pour être servi. I1 se dérobe
à l'enthousiasme des foules qui veulent le proclamer roi. Or une telle conduite est
incompatible avec l'excès d'orgueil qui l'aurait poussé à se dire le Messie, le Fils de
Dieu, le futur Juge de l'humanité.

180
Nous ne faisons appel ici qu'à deux vertus du Christ qui s'opposent plus directement à
l'hypocrisie et à l'orgueil présupposés nécessairement par l'hypothèse qui veut faire
passer Jésus pour un imposteur. Nous pourrions invoquer toutes ses autres vertus, sa
personne morale tout entière, sa sainteté193 incomparable qui ne connaît pas la moindre
défaillance, mais à quoi bon insister, puisque aussi bien on ne prend plus au sérieux les
railleries de VOLTAIRE et des Encyclopédistes qui regardaient Jésus comme un fourbe
et les Apôtres, comme des faussaires qui auraient inventé les miracles de l'Évangile
dans le but de faire adorer leur Maître.

239. — 2° Jésus n'est pas un illusionné. — Jésus n'a pas voulu tromper mais il a pu
se tromper. Il a pu se faire illusion sur sa personne et tromper sans le vouloir. C'est à
cette seconde hypothèse que se rallient, de nos jours, les adversaires de la divinité du
Christ.
Partant de ce principe a priori que le surnaturel n'existe pas et qu'il n'y a pas d'Envoyé
divin, les rationalistes modernes concluent que Jésus a été victime de l'illusion et qu'il
est une sorte d'halluciné. Nous avons eu l'occasion déjà (N° 234) de signaler comment
le plus habile d'entre eux décrit les états d'âme par lesquels le Sauveur serait soi-disant
passé pour arriver à la conscience de sa messianité. Au point de départ, il suppose « la
conviction profonde» que Jésus avait « de son union intime avec Dieu », union telle
qu'il « se croyait avec Dieu dans les relations d'un fils avec son père, bien plus, qu'il se
croyait, à un degré unique et incomparablement au-dessus des autres hommes, le Fils
de Dieu. » « Dieu est en lui, il se sent avec Dieu, et il tire de son cœur ce qu'il dit de
son Père... Il se croit en rapport direct avec Dieu, il se croit Fils de Dieu. » Et alors
convaincu qu'il était le « Fils de Dieu, Jésus se sentit aussitôt la mission de faire
participer tous les hommes à sa filiation divine, en leur apprenant à connaître Dieu
comme leur Père et à recourir à lui comme des fils. »194 A partir de ce jour, où il « se
proposa de créer un état nouveau de l'humanité», où son « idée fondamentale» fut «
l'établissement du royaume de Dieu», Jésus accepte le rôle de Messie. Et comme tout
aussitôt il se heurta à l'opposition violente des pharisiens, il comprit qu'avant d'être le
Messie triomphant et d'être appelé à la fonction glorieuse de Juge suprême de
l'humanité, il devait passer par la souffrance et la mort.
Assurément cette psychologie de l'âme de Jésus ne manque pas de savoir-faire, mais
les conceptions de RENAN sont plus ingénieuses que solides. Nulle part, en effet, dans
les Évangiles, on ne découvre les traces d'une pareille évolution dans les idées de

193
Nous ferons remarquer avec M. TANQUEREY que la sainteté, même suréminente de Jésus, ne
constitue pas une preuve de sa mission divine, si on la considère isolément et indépendamment de son
affirmation. Un homme peut être un très grand saint, il peut, avec la grâce de Dieu, atteindre au plus
haut degré de perfection, sans être pour cela un envoyé divin. Que la sainteté découle de la mission
divine, cela paraît évident : on ne conçoit pas, en effet, un envoyé divin chargé d'établir une religion, et
dont la conduite démentirait les vérités qu'il a mission d'enseigner ; mais la réciproque n'est pas vraie.
Les vertus transcendantes de Jésus peuvent donc fournir un thème riche en développements à
l'apologétique oratoire, alors que la démonstration de la divinité de Jésus est déjà chose faite, mais
dans l'apologétique didactique, elles ne peuvent être la matière d'un argument.
194
RENAN, Vie de Jésus.

181
Jésus. C'est à partir du premier instant de sa vie publique, qu'il a conscience d'être le
Messie, et s'il y a évolution, ce n'est pas dans la pensée de Jésus, mais dans la manière
de l'exprimer, ou plutôt, la foi de Jésus en sa mission reste à chaque instant la même ; c
qui se développe et progresse, c'est la conviction qui se fait dans l'âme de ses disciples
et de ses auditeurs.
Mais écoutons, pour répondre à RENAN, un des représentants les plus fameux du
protestantisme libéral en France : « Jésus, écrit M. STAPFER, s'est dit Messie. Cela est
prouvé, cela est certain. Comment en est-il arrivé là? Y a-t-il eu folie, oui ou non?
Telle est, nous semble-t-il, la seule alternative qui se pose désormais entre les croyants
et les non-croyants. »195 « Renan a dit : Jésus, enivré par le succès, s'est cru le Messie.
Il était sain d'esprit au commencement de son ministère, il ne l'était plus à la fin, et son
histoire, telle que la raconte Renan, est, malgré les ménagements qu'il y apporte,
l'histoire de la surexcitation croissante d'un homme qui a commencé par le bon sens, la
clairvoyance, la santé morale d'un noble et beau génie, et qui a fini par une exaltation
maladive voisine de la démence. Le mot folie n'a pas été écrit par Renan, mais la
pensée se trouve exprimée à chaque page. Eh bien, les faits s'opposent à cette expli-
cation. »196 « Ce qui frappe au contraire» en Jésus, « plus on l'étudié de près, c'est sa
possession de lui-même, sa clairvoyance, son absence complète d'illusion . » IL est
extrêmement remarquable que la foi de Jésus en lui-même et en son œuvre reste
absolument identique à elle-même Cette confiance inébranlable de Jésus en son œuvre,
en son Père et en lui-même est certainement surnaturelle... Il y a dans cette assurance
qu'aucun événement extérieur ne trouble, une preuve d'une force énorme de la nature
divine de Jésus . » (E. STAPFER).

Ainsi, de l'aveu de ceux-là mêmes qui rejettent le dogme catholique de la divinité de


Jésus-Christ, l'on ne saurait prétendre que Jésus se soit illusionné à ce point sur son
propre compte, sans recourir à l'hypothèse de la folie, qu'on prononce le mot, ou qu'on
le remplace par d'autres équivalents tels que l'exaltation mystique, l'hallucination ou le
déséquilibre Mais alors comment expliquer ce désordre mental avec l'élévation
d'esprit, avec l'intelligence profonde et lucide qui se manifestent partout dans les
discours et les entretiens de Jésus? Comment ce déséquilibré peut-il être l'auteur d'une
doctrine religieuse qui dépasse les plus hautes conceptions des philosophes anciens, et
d'une morale qui est devenue l'idéal de l'humanité? Non, vraiment, un fou n'a pas tant
de sagesse. Jamais un déséquilibré n'aurait accompli une œuvre aussi grandiose, créé
un mouvement d'âmes aussi intense, et exercé une influence aussi considérable sur le
monde.

195
E. STAPFER, Jésus-Christ avant son ministère.
196
La thèse de Renan a été reprise de nos jours par le Dr BINET-SANGLE, qui, dans un ouvrage
Interminable « La folie de Jésus » (4 vol. in-8°, 1908-1915), a prétendu démontrer que Jésus était un
fou atteint de théomanie, autrement dit, un fou religieux. Cette thèse a été réfutée, tout dernièrement,
au double point de vue médical et exégétique, par le Dr VERUT. dans un livre qui a pour titre : « Voilà
vos bergers... Jésus devant la science. » (Paris, 1928).

182
Conclusion. — Dès lors, la conclusion s'impose, Jésus n'est ni un imposteur ni un
dément. Il n'a pas trompé et il ne s'est pas trompé. Son affirmation doit donc être
retenue. S'il a dit qu'il était le Messie, Fils de Dieu, c'est qu'il l'était.

BIBLIOGRAPHIE. — LEPIN, Jésus, Messie et Fils de Dieu (Letouzey) ;


Christologie ; Les théories de M. Loisy (Beauchesne). — BATIFFOL, L'enseignement
de Jésus (Bloud). — DE GRANDMAISON, art. Jésus-Christ (Dict. d'Alès). — ROSE,
Études sur les Évangiles (Bloud). — FREMONT, Lettres à l'abbé Loisy (Bloud). — Mgr
FREPPEL, La divinité de Jésus-Christ (Palmé). — HUGUENY, Critique et catholique
(Letouzey). — MANGENOT, Jésus, Messie et Fils de Dieu (Bloud). — F. PRAT, La
théologie de saint Paul (Beauchesne).

CHAPITRE III. — Réalisation en Jésus des prophéties messianiques.

DÉVELOPPEMENT
L'argument prophétique.

240.— Préliminaire. — Dans le chapitre précédent, nous avons vu que Jésus s'était
donné pour le Messie prédit par les prophètes. Quelque de foi que puisse être la parole
d'un homme que recommandent par ailleurs la sainteté de sa vie et la sublimité de sa
doctrine, il n'en reste pas moins qu'une telle affirmation demande à être contrôlée.
Si Jésus est un Envoyé divin, il doit nous apporter des marques non équivoques de sa
mission divine, telles que prophéties et miracles. Mais, avant tout, si Jésus est l'Envoyé
divin annoncé par les prophètes, il doit réaliser dans sa personne et dans son œuvre les
prophéties faites à son sujet ; il faut qu'il y ait relation étroite entre l'Ancien et le
Nouveau Testament, que l'un s'explique par l'autre, que le second confirme le premier.

241. — 1° Adversaires. — L'argument tiré des prophéties a deux sortes d'adversaires.


Les uns nient l'existence même des prophéties. Les autres en contestent la réalisation
en Jésus.

A. A LA PREMIÈRE CATÉGORIE appartiennent les rationalistes et les protestants


libéraux qui prétendent que le Messie n'a pas été prédit et que les prophéties alléguées
ne sont ni des prophéties, ni des prophéties messianiques. D'après M. J. REVILLE, les
passages de l'Ancien Testament « où l'on se plaisait à voir des prédictions surnaturelles
»197 ont été mal interprétés par les prédicateurs et les théologiens. Pas plus que les
sibylles et les devins, les prophètes n'ont eu le privilège de connaître et d'annoncer les
secrets de l'avenir. Ce qui ne les empêche pas, suivant SABATIER, d'avoir été des
hommes d'une valeur incomparable ; et si leurs prédictions sont inexistantes ou sans
valeur, leur prédication les place bien au-dessus de leurs contemporains, et à ce titre,
ils sont des hommes providentiels qui ont eu une idée plus pure et plus haute de Dieu

197
J. REVILLE, Le prophétisme hébreu, esquisse de son histoire et de ses destinées.

183
et de la loi morale198. Comme on le voit, les rationalistes et les protestants libéraux
veulent bien reconnaître la grandeur morale des prophètes, ils veulent bien les mettre
au premier rang parmi leurs contemporains, mais c'est pour mieux refuser tout
caractère surnaturel à leur œuvre et à leur parole. Donc, prédicateurs hors de pair, mais
non prophètes au sens strict du mot, voilà tout ce que l'on peut dire d'eux. D'où il suit
que l'argument prophétique, tel qu'il nous a été transmis par l'apologétique
traditionnelle, est dénué de valeur.

B. DANS LA SECONDE CATÉGORIE d'adversaires il faut ranger les Juifs qui, tout en
reconnaissant l'existence des prophéties messianiques, n'admettent pas qu'elles se
soient réalisées en Jésus. Pour prétendre le contraire, il faudrait, selon eux, détourner
les prophéties de leur sens naturel et les interpréter en dehors de leur contexte. C'est
pourquoi — et c'est encore SABATIER qui nous le dit — « les Juifs, d'après leur exé-
gèse, ont bien pu ne pas voir dans Jésus de Nazareth le Messie qu'ils attendaient,
puisqu'ils n'auraient pu croire eu lui qu'en renonçant aux espérances politiques et
nationales que leurs livres leur avaient données. Il est permis de dire que les prophéties
messianiques, en tant qu'elles ont un sens historique et grammatical, n'ont jamais été
accomplies, et qu'elles n'ont paru l'être dans la vie, l'enseignement, la mort de Jésus-
Christ et le merveilleux développement de son œuvre, que suivant un sens que cer-
tainement elles n'avaient pas dans l'esprit de ceux qui les avaient prononcées tout
d'abord. »199

242. — 2° Argument. — L’argument prophétique peut se formuler dans le syllogisme


suivant : IL existe dans l'Ancien Testament une série de prophéties qui prédisent, qui
décrivent à l'avance la personne et l'œuvre du Messie. Or ces prophéties se sont
réalisées dans la personne et l'œuvre de Jésus. Donc Jésus est le Messie.
L’argument comprend donc deux points à établir : — 1. l'existence des prophéties
messianiques ; — 2. leur réalisation en Jésus. Si nous parvenons à démontrer ces deux
points qui forment la majeure et la mineure du syllogisme, nous aurons répondu, par le
fait, aux deux classes d'adversaires que nous avons devant nous. Nous tâcherons de le
faire dans les deux articles qui suivent.

REMARQUES. — 1. Auparavant, il convient de rappeler, — comme nous avons eu


déjà l'occasion de le dire, — que, à la rigueur, la démonstration chrétienne peut se faire
en dehors de l'argument prophétique. N'y eût-il eu aucune prophétie, Jésus n'en
apparaîtrait pas moins « Envoyé de Dieu », du moment qu'on peut établir qu'il a fait de
nombreux et incontestables miracles, qu'il a réuni dans sa personne toutes les qualités
qui conviennent à un envoyé céleste et que sa doctrine et sa morale portent bien les
marques d'une origine surnaturelle. Moïse, le fondateur de la religion qui porte son
nom, n'a été annoncé par aucune prophétie ; et cependant sa mission divine ressort très
clairement des multiples prodiges qu'il accomplit et de la transcendance de sa doctrine.
2. Néanmoins, l'argument prophétique a une valeur de premier ordre pour une double
raison : — 1) Tout d'abord il est indiscutable que le fait d'avoir été prédit d'une

198
SABATIER, Esquisse d'une philosophie de la religion d'après la psychologie et l'histoire.
199
SABATIER, Esquisse d'une philosophie de la religion d'après la psychologie et l'histoire.

184
manière claire et formelle, ajoute un nouveau poids aux autres preuves qui attestent
que Jésus est un Envoyé de Dieu. — 2) D'autre part, l'argument prophétique remonte
aux origines du christianisme. L'on peut même dire que, aux yeux des Juifs, il était
l'argument capital. Jésus, le premier, s'appuie très souvent sur cet argument pour
prouver sa mission. Il y revient d'autant plus, que les Juifs, — les Apôtres y compris,
— s'étaient surtout arrêtés aux prophéties de l'Ancien Testament qui concernaient la
gloire du Messie saris prendre garde à celles qui prédisaient ses humiliations et ses
souffrances. Il lui fallait donc redresser les fausses conceptions de ses contemporains :
travail souvent infructueux et long, si long que nous l'entendons, au matin de sa
Résurrection, reprocher aux deux disciples qui allaient à Emmaüs, de ne pas saisir
encore le sens des prophéties : « O insensés, leur dit-il, dont le cœur est lent à croire
tout ce qu'ont dit les Prophètes ! Ne fallait-il pas que le Christ souffrît ces choses et
qu'il entrât ainsi dans sa gloire? Et commençant par Moïse et par tous les prophètes, il
leur expliquait, dans toutes les Écritures, ce qui le concernait. » (Luc, XXIV, 25, 27).

Art. I- — Existence des prophéties messianiques.

Avant de démontrer qu'il y a eu des prophéties et des prophéties messianiques, il


convient de donner quelques notions générales sur les prophètes. Cet article
comprendra donc deux paragraphes : 1° Notions générales sur les Prophètes. 2° Le fait
des prophéties messianiques.

§ 1. — NOTIONS GENERALES SUR LES PROPHETES200.

243. — 1° Définition. — Étymologiquement, le mot prophète (du grec « prophètes »


interprète; celui qui prévoit l'avenir) désigne en grec soit un interprète des dieux, soit
celui qui prédit l'avenir.
A. Dans le premier sens, ou sens large, le prophète, appelé nabi en hébreu, est donc un
interprète. C'est ainsi que Moïse qui alléguait sa difficulté de parole pour se dérober à
la charge redoutable que le Soigneur lui imposait, entendit Dieu lui répondre : «
Aaron, ton frère, sera ton nabi» (Ex., IV, 16) ; autrement dit : Aaron parlera à ta place.
— Dans la Bible, le mot prophète est encore employé pour désigner un homme qui
chante les louanges de Dieu : il est dit, par exemple, de Saul, que dans ses accès de
mélancolie, il prophétisait (c'est-à-dire chantait) dans sa maison, pendant que David
jouait des instruments (I Sam., XVIII, 10).
B. Au sens strict, le prophète était un homme à qui Dieu révélait l'avenir, et donnait la
mission de le communiquer aux autres.
Comme on le voit, dans quelque sens qu'on entende le mot, le prophète était «
l'interprète de Dieu, l'intermédiaire entre Dieu et son peuple ; il recevait les ordres du
Seigneur et communiquait à la race d'Abraham le plan divin... Sa mission était double,
l'une se rapportant au temps présent, l'autre à l'avenir »201.

200
Ces notions générales sont indépendantes de la question de savoir s'il y a eu des prophéties
messianiques lesquelles se seraient réalisées en Jésus.
201
VIGOUROUX, Manuel biblique, t. II, n. 895.

185
244. — 2° Le mode de la révélation prophétique. — Interprète de Dieu, le prophète
recevait les communications divines de triple façon : par la parole, par des visions et
par des songes : — a) par la parole. Il faut entendre par là, du moins ordinairement,
non pas un langage articulé et sensible qui aurait frappé l'oreille du prophète, mais une
voix qui résonnait au fond de son âme ; — b) par des visions. Dieu faisait-il passer
devant les yeux du prophète des imagos matérielles et physiques, ou les faisait-il
percevoir par son imagination, sans qu'elles fussent produites par aucune réalité
extérieure, les deux hypothèses sont admissibles, quoique la seconde paraisse plus
vraisemblable ; — c) par des songes. Cette sorte de manifestation divine, beaucoup
plus rare que les autres, diffère de la seconde, en ce que la vision avait lieu pendant
l'état de veille, tandis que le songe ne se produisait que pendant le sommeil.
« IL faut remarquer d'ailleurs que, de quelque manière que fût communiquée la
révélation céleste, le prophète n'était jamais dans l'état de délire, à plus forte raison, de
démence, qui caractérisait les devins du paganisme lorsqu'ils rendaient les oracles des
faux dieux. Il savait donc toujours ce qu'il prophétisait »202, alors même qu'il ne
saisissait pas entièrement la portée de ses prédictions et la manière dont elles se
réalisaient.

245. — 3° Les particularités du langage prophétique. — Les événements de l'avenir


se présentent d'ordinaire à l'esprit des prophètes comme des faits présents, déjà réalisés
: c'est là ce qui explique les particularités du langage prophétique. D'abord l'emploi
très fréquent du prétérit au lieu du futur ; puis, tout au moins d'une manière générale,
l'absence de toute chronologie : les faits ne sont pas annoncés nécessairement dans
l'ordre de leur réalisation future ; les intervalles qui doivent les séparer ne sont pas
indiqués. Le tableau de l'avenir s'offre à eux sans perspective : tout y est mis sur le
même plan. Il a fallu généralement l'accomplissement des divins oracles pour que la
séparation ait pu être opérée. Toutefois, quoique, d'une manière générale, Dieu ait jugé
suffisant d'annoncer la fondation de son royaume sans en fixer la date et le mode de
réalisation, il arrive parfois que les prophètes indiquent clairement l'époque des évé-
nements qu'ils prédisent.

246 — 4° Les prophètes de l'Ancien Testament. — A prendre comme points de


comparaison l'étendue et l'importance de leur œuvre, les prophètes se divisent en deux
classes : les grands et les petits prophètes.
a) Les premiers, au nombre de quatre, sont : ISAÏE, JEREMIE avec BARUCH pour
appendice, ÉZECHIEL et DANIEL. — b) Les seconds, au ombre de douze, sont : OSEE,
JOËL, AMOS, ABDIAS, JONAS, MICHEE, NAHUM, HABACUC, SOPHONIE, AGGEE,
ZACHARIE, MALACHIE.
L'ère prophétique s'ouvrit avec ABDIAS203 au début du IXe siècle avant Jésus-Christ et
fut close avec MALACHIE, vers l'an 435 : c'est donc une période de quatre siècles et
demi qu'elle embrasse.

202
Ibid., n. 898

186
Outre les grands et les petits prophètes dont nous venons de citer les noms, il y eut
dans l'Ancien Testament une longue suite d'hommes illustres qui méritent le nom de
prophètes, entendu dans le sens large du mot, c'est-à-dire qui ont été soit auprès du
peuple d'Israël, soit auprès de ses chefs, les représentants et les interprètes des volontés
divines. Tels sont MOÏSE, le libérateur et le législateur du peuple hébreu ; SAMUEL qui
détourna Israël des cultes de Baal et d'Astaroth ; NATHAN sous le règne de David, et
DAVID lui-même ; ÉLIE et ELISEE qui, après le schisme d'Israël, furent chargés par
Dieu de restaurer le vrai culte de Jahvé.

§ 2. — LE FAIT DES PROPHÉTIES MESSIANIQUES.

247. — Est-il vrai, comme l'affirme la majeure de l'argument prophétique, qu'il existe
dans l'Ancien Testament une série de prophéties qui prédisent la personne et l'œuvre
du Messie? Telle est la première question qui se pose.
Il n'est pas besoin d'étudier longuement les livres de l'Ancien Testament, et en
particulier, les écrits des prophètes, pour constater qu'il règne dans toute l'histoire juive
une grande pensée, une idée-maîtresse, ou comme on Fa dit, une idée-force, laquelle
revient partout comme un invariable leitmotiv et tient une si grande place dans la vie et
l'âme de la nation : cette idée c'est l’idée messianique. Mais que faut-il entendre par là?
L'idée messianique comprend deux choses : — a) Elle est d'abord l'attente d'un
royaume qui doit s'établir un jour, — par l'intermédiaire et sous la domination d'Israël,
— groupant tous les peuples dans le culte du vrai Dieu, reconnu désormais et adoré
partout comme le Maître de l'univers. — b) Elle est, en second lieu, l'attente d'un roi,
— « Oint ou Messie » — chargé d'établir ce royaume universel, d'en être le roi
terrestre et d'être un jour au ciel le roi des élus, le juge qui récompense les bons et
précipite les méchants dans la géhenne.

Comme on le voit, les prophéties ont un double objet. Elles concernent soit le royaume
futur, soit le Roi qui instaurera et régira le royaume.

248. — 1° Prophéties concernant le royaume. — L'attente messianique concernant


le futur royaume peut être envisagée au triple point de vue de son origine, de sa nature
et du rôle joué far les prophètes dans la genèse de cette idée.

A. ORIGINE DE L'ESPÉRANCE MESSIANIQUE. — Le moindre examen des Livres


sacrés indique qu'il ne faut pas en chercher d'autre que les révélations et les promesses
divines. Celles-ci remontent aux origines de l'humanité. Adam et Eve avaient à peine
commis leur péché de désobéissance que Dieu leur promettait un rédempteur (Gen., III,
14, 15), Maintes fois Dieu renouvela ses promesses de bénédictions : plus spécia-
lement il les adressa à Noé, à Abraham, à Isaac et à Jacob. Voici, du reste, parmi ces
promesses prophétiques, les deux plus solennelles et les plus précises : « Toutes les

203
En réalité, il est très difficile de déterminer l'époque à laquelle a vécu Abdias « Les uns, dit
VIGOUROUX, le regardent comme le plus ancien des petits prophètes, les autres le font vivre du temps
de la captivité... On peut, néanmoins, sans affirmer le fait somme certain, regarder le prophète Abdias
comme le plus ancien de tous ceux dont les écrits nous ont été conservés. »

187
nations de la terre seront bénies dans votre race, dit le Seigneur à Abraham, parce que
vous avez obéi à ma voix. »(Gen., XXII, 18). « Le sceptre ne sortira pas de Juda, dit le
prophète Jacob à son quatrième fils Juda, jusqu'à ce que vienne un chef de sa race,
jusqu'à ce que vienne l'Envoyé qui rassemblera les peuples. »(Gen., XLIX, 8 et suiv.).
Ainsi, des les premières heures de l'humanité, Dieu annonce déjà son plan, non pas
certes en formules expresses qui marquent tous les détails de l'œuvre future, mais en
paroles suffisamment claires pour faire comprendre au peuple juif qu'il a un grand rôle
à jouer dans l'œuvre annoncée, pour découvrir à son regard de brillantes perspectives,
des horizons lumineux et pour éveiller dans son âme de grandes espérances. A la
lumière de ces promesses, il devient facile d'apercevoir dans les multiples péripéties de
l'histoire juive, à la fois l'unité et la continuité du plan divin. Celui qui y regarde de
près, constate sans difficulté que, si l'œuvre se prépare et se développe avec une
mystérieuse lenteur, avec des moments d'interruption, ou tout au moins, de
ralentissement, elle n'en poursuit pas moins la route avec un progrès indéfini. A travers
les vicissitudes de fidélité, et de défection du peuple juif, l'on discerne toujours la
volonté de Dieu de garder au sein d'une nation élue le monothéisme, appelé à devenir
un jour la religion de toute la terre.

B. NATURE DE L'ATTENTE MESSIANIQUE. — On ne saurait contester qu'il se mêle


dans l'idée messianique deux éléments tout à divers. L'établissement du futur royaume,
du règne universel de Dieu, est lié dans la pensée juive au rétablissement de leur
royaume terrestre. Cette espérance d'une restauration nationale est tellement ancrée
dans tous les cœurs que, au moment de l'Ascension de leur Maître, les Apôtres lui
posaient encore cette question ; « Seigneur, est-ce maintenant que vous rétablirez le
royaume d'Israël? » (Actes, I, 6). Il y a cependant des oracles où le côté temporel de
l'espérance messianique ne tient aucune, ou presque aucune place (Is., II, 2, 5 ; XI, 1, 8
; XLII, 1, 4 ; L, 4, II ; LII, 13 ; LIII, 12). De nombreuses prophéties décrivent la nature du
futur royaume sous les traits d'une union intime entre Dieu et l'âme de chaque fidèle
(Osée, II, 19). D'autre part, le fait que les prophéties annoncent que tous les peuples
participeront au royaume messianique, indique bien que tout ce qui constitue le
particularisme juif dans le domaine religieux et politique, sera un jour abrogé.

C. ROLE DES PBOPHÈTES204. Le rôle des prophètes, dans la genèse et le


développement de l'espérance messianique, fut certainement dé tout premier plan. —
1. Ils ont d'abord été les défenseurs du monothéisme. A toutes les époques de l'histoire,
et avant les prophètes proprement dits, Dieu suscite des hommes qui doivent être les
interprètes de ses volontés et de ses desseins. C'est MOÏSE, le législateur d'Israël qui
prêche le culte exclusif de Jahvé, Maître souverain, Seigneur juste et bon, misé-
ricordieux à ceux qui l'aiment et gardent sa loi. C'est SAMUEL qui détourne les
Hébreux des cultes idolâtriques de Baal et d'Astaroth. Ce sont, après le schisme
d'Israël, ÉLIE et ELISEE qui chassent les fausses divinités et rétablissent le vrai culte. —
2. Ils ont annoncé que le monothéisme, qui constituait le dogme principal de la religion

204
Le but que nous poursuivons ici étant uniquement de montrer le rôle des prophètes dans l'origine de
l'espérance messianique, nous n'avons pas à rechercher la date précise où leurs livres furent composés.
Il suffît qu'ils aient été antérieurs à l'avènement du Christ (V. N° 251).

188
juive, s'étendrait à toutes les nations de l’univers. C'est ISAÏE qui prédit que Jérusalem
deviendra un jour le centre du vrai culte où « toutes les nations afflueront » (Is., II, 2).
C'est JEREMIE qui ne craint pas de déclarer aux Juifs que la religion n'est pas seulement
un pacte social entre Jahvé et Israël, mais encore une union intime entre Dieu et l'âme
de chaque croyant, union intime qui convient aux étrangers, aux Gentils comme aux
Juifs. C'est ÉZECHIEL, le plus grand des prophètes de la captivité, qui soutient la foi et
l'espérance des Juifs malheureux et châtiés pour leurs crimes, mais non pas
abandonnés de Dieu, et qui leur prédit la résurrection d'Israël. Ce sont les trois pro-
phètes postexiliens : AGGEE, ZAMIER et MALACHIE qui annoncent le futur royaume
messianique ; c'est MALACHIE, en particulier, qui entrevoit un ordre de choses
nouveau, et un nouveau sacrifice ( Mal. I, 11).

Conclusion. — Ainsi, le rôle des prophètes au sujet du royaume à venir fut double. —
Leur première mission fut de garder intacte chez le peuple juif la foi en un Dieu
unique, et de maintenir l'adoration exclusive de Jahvé. — La seconde mission qui fut
réservée, d'une manière plus spéciale, aux prophètes proprement dits, fut d'annoncer,
pour un avenir plus ou moins rapproché, un ordre nouveau, une religion spirituelle qui
ferait une plus large part au culte intérieur, une religion non plus nationale et restreinte
au peuple juif, mais universelle, à laquelle tous les hommes seraient appelés, et qui
serait ainsi comme le complément de l'antique religion juive.

249. — 2° Prophéties concernant la personne et l'œuvre du Messie. — Pour établir


le royaume en question, Dieu enverra son représentant. Or les prophètes ne se
contentent pas d'annoncer cet Envoyé ou Messie205 ; longtemps à l'avance ils en
déterminent l'origine, la naissance, les fonctions et le mode dont il accomplira son
œuvre.

A. SON ORIGINE. — Le Messie sera de la race d'Abraham (Gen. XII) et de la


famille de David (II Sam., VII).

B. SA NAISSANCE. — 1. La date. Le Messie ne viendra pas avant que le sceptre soit


sorti de Juda (Gen., XLIX, 10) : voilà déjà une indication très précieuse ; mais la
célèbre prophétie de Daniel est autrement précise, puisqu'elle fixe l'époque de la venue
du Christ, cinq siècles206 avant l'événement : « Depuis l'ordre donné pour rebâtir

205
Il convient de remarquer que les deux termes Envoyé et Messie qui, dans le langage courant, sont
employés indistinctement l'un pour l'autre, ne sont pas en réalité des termes équivalents. Le mot
Messie, transcription de l'hébreu Meschiah, et synonyme dU mot grec Christos, signifie : oint, sacré,
de sorte que, quand nous disons Messie, nous voulons désigner un personnage oint, sacré par Dieu, et
non pas un Envoyé.
206
Les rationalistes prétendent que le livre de Daniel ne serait pas de Daniel ; il aurait été composé
beaucoup plus tard. La chose importe peu, puisque aussi bien Ils reconnaissent que le livre est
antérieur à l'ère chrétienne, au moins de deux siècles, et que par conséquent il y a eu prophétie. Et
comment pourraient-ils ne pas le reconnaître? Sans compter qu'il est rapporté, dans l'Évangile, que
Notre-Seigneur cite la prophétie de Daniel lorsqu'il annonce que l'abomination de la désolation doit
fondre sur Jérusalem (Mat., XXIV, 15), il est bien certain que les Juifs n'auraient jamais inscrit le livre
de Daniel parmi leurs livres sacrés, s'il avait été composé après l'Évangile.

189
Jérusalem, dit le prophète DANIEL, jusqu'au Christ chef, il y aura sept semaines et
soixante-deux semaines... Et après soixante-deux semaines, le Christ sera mis à mort»
(Dan., IX, 25-26). Suivant les paroles du prophète Daniel qui tient son inspiration de
l'ange Gabriel, le Messie sera mis à mort dans la semaine qui viendra lorsque sept
semaines et soixante-deux semaines, c'est-à-dire soixante-neuf semaines (d'années),
seront écoulées après le décret relatif à la reconstruction de Jérusalem : ce qui nous
donne le chiffre approximatif de 486 ans. Or en retranchant 33 ans, — âge probable du
Christ à sa mort, — de 486, on obtient l'année 453 qui nous conduit en plein règne
d'Artaxerxés Longuemain, auteur de l'édit permettant de rebâtir Jérusalem. — 2. Le
lieu. Le Messie doit naître à Bethléem, d'après le prophète MICHEE : « Et toi, Bethléem
Ephrata, tu es petite entre les mille de Juda ; de toi sortira celui qui dominera sur
Israël, et dont l'origine est dès le commencement; dès les jours de l'éternité. » (Michée,
V, 2). — 3. Le caractère miraculeux de sa naissance : « Une vierge concevra, est-il dit
dans ISAÏE (VII, 14), et elle enfantera un fils, auquel on donnera le nom d'Emmanuel. »
C. SES FONCTIONS. — Le Messie exercera la triple fonction de roi, de prêtre et de
prophète : — 1. Le Messie sera roi ; comme les autres rois, il sera appelé et sera, d'une
manière plus éminente, le Fils de Dieu (Ps., II, 7) ; mais sa royauté sera toute
spirituelle (Is., XLIX, 6) et pacifique ; il sera le « Prince de la paix » (Is., IX, 5). — 2.
Le Messie sera prêtre. Ainsi le dépeint DAVID dans un de ses psaumes (CX, 1-5). « Le
Seigneur a dit à mon Seigneur, asseyez-vous à ma droite, jusqu'à ce que je fasse
ramper vos ennemis à vos pieds... Le Seigneur l'a juré, il ne se rétractera point : vous
êtes prêtre pour toujours selon l'ordre de Melchisédech. » Les anciens docteurs juifs
ont reconnu dans ces paroles du Roi-prophète les traits du Messie. — 3. Le Messie
sera prophète (Deut., XVIII, 15 ; Is., LXI, 1).

D. LE MODE DONT IL ACCOMPLIRA SON ŒUVRE. — Nous le trouvons décrit en


entier dans la seconde partie d'Isaïe, dans quelques passages de Zacharie et dans
quelques psaumes, en particulier le psaume XXI. Dans ISAÏE, le Messie est représenté
comme le serviteur de Dieu qui sauvera son peuple, non pas en écrasant ses ennemis,
mais par son humble obéissance, par sa passion et sa mort ignominieuse : le chemin de
la croix sera donc le chemin du salut. Avant de remporter la victoire et de consommer
son œuvre de rédemption, le Messie subira toutes les humiliations : il sera trahi par
l'un des siens (Ps., XL, 10), vendu pour trente pièces d'argent (Zach., XI, 12-13) ; il sera
flagellé, rendu semblable à un lépreux, l'opprobre des hommes et le rebut du peuple
(Ps., XXI) ; on lui donnera le fiel en nourriture et le vinaigre en breuvage (Ps., LXVIII).
Il aura les pieds et les mains percés ; les soldats tireront ses habits au sort (Ps., XXI,
17,19); son cœur sera percé d'une lance (Zach., XII, 10). Mais les humiliations du
Christ seront suivies de sa glorieuse résurrection et de son ascension ; son corps ne
sera pas livré à la corruption (Ps., XV, 10) ; il ressuscitera le troisième jour (Osée, VI,
3). Puis triomphant il s'élèvera de la montagne des Oliviers (Zach., XIV, 4) et ira
s'asseoir à la droite de Dieu (Ps., CIX, 1).
Ainsi, la vie de Jésus est déjà écrite, pour ainsi dire, longtemps à l'avance. Les
circonstances en sont si bien marquées qu'il sera facile de constater si le Messie
attendu en réalise toutes les conditions.

ART. II. — REALISATION DES PROPHETIES MESSIANIQUES EN JESUS.

190
250. — Or les prophéties messianiques, dit la mineure de l'argument prophétique, se
sont réalisées dans la personne et dans l’œuvre de Jésus.

1° La personne de Jésus a réalisé les prophéties messianiques. — Jésus est-il bien


l’Envoyé annoncé par les prophètes pour fonder le royaume attendu ? A-t-il réalisé
dans sa personne tous les traits marqués par les prophètes au point de vue de l'origine,
de la naissance, des fonctions et de la manière dont l'œuvre messianique devait être
accomplie.

A. SON ORIGINE. — Jésus est de la race d'Abraham ; il appartient à la famille de


David, comme le prouvent les tableaux généalogiques de saint Matthieu et dé saint
Luc, les exclamations des infirmes qui implorent son assistance : « Ayez pitié de nous,
fils de David »( Mat., IX, 27), et les acclamations de la foule le jour des Rameaux : «
Hosanna au fils de David» (Mat., XXI, 9, 15). — B. SA NAISSANCE. — Jésus est né :
— 1. au temps marqué par les prophètes, alors que la Judée était tombée sous la
domination romaine et que le sceptre était par conséquent sorti de Juda ; — 2. au lieu
indiqué et de la manière prédite (Luc, I, 34 ; II, 1, 7). — C. SES FONCTIONS. — Jésus
a exercé la triple fonction de roi, de prêtre et de prophète : — 1. de roi. Devant Pilate,
il a affirmé qu'il était roi, mais que sa royauté n'était pas de ce monde (Jean, XVIII, 37),
qu'elle était spirituelle et devait s'établir, non par la force des armes, mais par la
persuasion des cœurs (Mat., XVIII, 18) ; — 2. de prêtre. Jésus s'offrit lui-même
volontairement en sacrifice sur l'arbre de la croix, et il a voulu que ce sacrifice de son
corps et de son sang se renouvelât jusqu'à la fin des siècles ; — 3. de prophète. Jésus a
prédit l'avenir, comme nous aurons l'occasion de le dire plus loin (Nos 255 et suiv.).

D. MANIÈRE DONT JÉSUS ACCOMPLIT L'ŒUVRE MESSIANIQUE. — L'on


connaît trop bien tous les détails de l'histoire de Jésus, pour qu'il soit nécessaire de
nous y arrêter : inutile donc de montrer que Jésus, par les humiliations de sa vie, par sa
passion ignominieuse, par sa mort infâme sur la croix, a réalisé le programme tracé par
les prophètes, en particulier par Isaïe et le Roi-prophète au psaume XXI.

251. — 2° L'œuvre de Jésus a réalisé les prophéties messianiques. — Est-il vrai


que Jésus a établi le royaume attendu et qu'il a ainsi réalisé l'espérance messianique?
L'histoire est là pour nous attester que Jésus-Christ a vraiment fondé une religion dont
les racines plongent dans le judaïsme, une religion qui peut être considérée comme la
continuation et le perfectionnement de la religion mosaïque. Sans doute, il n'a pas éta-
bli le royaume temporel que les Juifs, avides de jouissances matérielles, avaient
entrevu dans leurs rêves de grandeur terrestre, mais il a fondé le vrai royaume, celui où
Dieu régnerait et étendrait sa domination spirituelle sur les âmes. Mais est-il vrai, se
demandera-t-on peut-être, que celui-là même, le règne du vrai Dieu, se soit implanté
de la manière que l'annonçaient les prophètes? Il semble bien qu'il ne soit pas difficile
d'en faire la démonstration. — 1. Remarquons d'abord, que la diffusion du culte de
Jahvé au milieu du monde, a eu Israël pour intermédiaire, comme il était prédit. Le
christianisme n'a-t-il pas été propagé par douze fils d'Israël? Il est vrai que, pour
accomplir leur œuvre, ils ont dû rompre avec de nombreuses exigences de l'Ancienne

191
Loi. Pour rendre la religion chrétienne accessible à tous les peuples, ils ont dû se
débarrasser des observances légales et attacher plus de prix au culte intérieur
consistant dans le respect et surtout l'amour de Dieu. Mais précisément les prophètes
leur avaient préparé la voie. Il en est, en effet, parmi eux, qui, dans leurs perspectives
d'avenir, considèrent déjà comme secondaires les formes liturgiques du. judaïsme et
qui renoncent aux objets les plus sacrés du culte israélite : c'est ainsi que JEREMIE
prévoit le jour où, non seulement il n'y aura plus d'arche d'alliance, mais où le temple
de Jérusalem pourra disparaître comme celui de Silo (Jér., VII, 12, 15). — 2. Il est
certain, d'autre part, que le monothéisme a depuis longtemps franchi les limites de la
Judée, et il est permis de dire, sans exagération, que, si la religion chrétienne n'est pas
devenue la religion de tout l'univers, elle est au moins répandue par tout l’univers et
elle s'est implantée parmi les nations les plus civilisées.
Avant de conclure, nous avons à nous demander si les oracles qui annonçaient le
Messie remplissent les conditions de la prophétie proprement dite (Nos 172 et 173).
Étaient-ils la prévision certaine et l'annonce de choses futures qui ne peuvent être
connues par les causes naturelles? Il est facile de démontrer que les oracles
messianiques avaient les caractères requis pour être de véritables prophéties. — a) Ils
étaient d'abord des prédictions certaines, et non conjecturales. La preuve en est que
l'attente messianique était générale, comme en témoignent les Évangiles et même les
auteurs profanes : juifs et païens. — b) Ils étaient l'annonce de choses futures. Il est
certain que les livres prophétiques existaient plusieurs siècles avant l'ère chrétienne,
puisqu'ils se trouvent dans la version alexandrine des Septante commencée au IIIe
siècle et terminée vers 130 avant Jésus Christ. Même les rationalistes qui contestent
l'authenticité de la seconde partie d'Isaïe et reportent la prophétie de Daniel beaucoup
plus tard, ne mettent pas en doute l'existence des livres prophétiques avant l'avènement
de Jésus, et ils admettent que, du moins dans l'ensemble, ils ont été composés entre le
IXe et le Ve siècle avant Notre-Seigneur. Les prophéties n'ont donc pas été forgées
après coup. — 3. Ils étaient l'annonce de choses futures qui ne pouvaient être connues
par des causes naturelles. Qu'il s'agisse du règne de Dieu lui-même ou du Roi qui
devait en être le fondateur, aucune cause naturelle ne pouvait les faire entrevoir cinq
siècles à l'avance.
Conclusion. — Il est donc permis de conclure : — 1. qu'il y a dans l'Ancien Testament
de véritables prophéties messianiques ; et — 2. que Jésus les a réalisées dans sa
personne et dans son œuvre, si bien qu'on peut accepter cet adage connu de l'École :
Novum Testamentum in Veteri latet.
Vetus Testamentum in Novo latet.
Il est bien vrai que le Nouveau Testament se trouve déjà en germe dans l'Ancien, et
que l'Ancien à son tour ne s'explique que par le Nouveau.207

207
L'on remarquera que nous n'avons fait usage, dans l'argument prophétique, que des textes qui
peuvent être entendus au sens littéral, mais il y en a beaucoup d'autres que l'exégèse chrétienne a
toujours considérés comme formant des prophéties spirituelles ou figuratives, dominée qu'elle a
toujours été « par ce principe que toute l'économie de la Loi était figurative de l'ordre futur, que les
personnages, les institutions, les usages d'antan étaient des symboles, des types, des ombres, de ce qui
devait se réaliser dans l'avenir... Les apologistes ont donc le droit de voir dans les interventions de
Dieu au cours de l'histoire juive, le prélude des interventions futures et dans les grandes âmes de
l'Ancien Testament les figures de celles du Nouveau, et en particulier de celle qui devait dominer

192
252. — Objections. — 1° Certains rationalistes (KUENEN, DARMESTETER, J. REVILLE,
LOISY) font appel à la doctrine de l'évolution pour dépouiller les prophéties de tout
caractère surnaturel. Dans leur hypothèse, les prédictions dont nous avons parlé,
s'expliqueraient par une évolution de la pensée dont ils marquent les différentes
phases, à peu près comme il suit. A la première étape, ils signalent l’apparition
soudaine du prophétisme, sortant d'une cause inconsciente, et se manifestant comme
Un phénomène nouveau dans l'histoire d'Israël. Hommes transcendants, les prophètes
parvinrent, par la supériorité de leur esprit, à la conception du monothéisme le plus
pur, c'est-à-dire à la notion d'un Dieu unique, créateur et maître du monde. De là à
reporter ces attributs sur leur Dieu à eux, sur Jéhovah, il n'y avait qu'un pas. Concevant
donc leur Dieu comme le Dieu unique, créateur et maître du monde, ils passèrent
facilement à cette idée que Jéhovah triompherait un jour partout, et qu'il serait adoré,
non plus seulement dans le temple de Jérusalem, mais dans tout l'univers. Et puisque
c'était leur Dieu qui devait triompher, il ne faut pas s'étonner que, par un
développement normal de leur pensée, ils aient prédit que le soin d'établir le règne
universel de Jéhovah reviendrait à Israël, et que, plus particulièrement, un descendant
de la race de David serait chargé de cette mission. C'est ainsi, en flattant les vœux et
les rêves de domination de leurs compatriotes, en leur montrant dans l'avenir le jour où
ils seraient délivrés de leurs ennemis et domineraient eux-mêmes les autres nations,
qu'ils exercèrent un si grand ascendant sur leurs contemporains. La pensée des
prophètes a donc travaillé l'âme des Juifs ; elle y a fait naître cette grande espérance
qu'on appelle l’idée messianique. Et comme les idées ont une tendance à se traduire
dans les faits, il est arrivé qu'un jour il s'est trouvé un personnage qui s'est cru le
Messie, et qui s'est attribué les titres et la mission indiqués par les oracles
prophétiques.

Réponse. — La thèse rationaliste qui prétend trouver dans l'évolution une explication
très simple des prophéties messianiques, est fausse à son point de départ et à son point
d'arrivée.

1. AU POINT DE DÉPART, elle suppose que l'origine du monothéisme s'explique par


des causes naturelles. Or ceci est en contradiction avec les faits. — 1) Notons tout
d'abord que les prophètes sont les premiers à avouer qu'ils n'exposent pas leur propre
doctrine, mais ce qu'ils ont appris par révélation. Ainsi AMOS déclare qu'il a été envoyé
par le Seigneur « comme prophète vers le peuple d'Israël » (Amos, VII, 15) ; JEREMIE
dit que ses paroles sont celles de Dieu ( Jér., I, 2). Du reste, il suffit de les lire pour se
convaincre aussitôt qu'ils n'argumentent pas comme des philosophes, mais qu'ils
parlent en voyants et décrivent ce que Dieu leur manifeste. — 2) En dehors du propre
témoignage des prophètes, le principe de l'évolution, c'est-à-dire la loi du
déterminisme qui veut que les mêmes causes placées dans les mêmes conditions
produisent les mêmes effets, n'explique pas pourquoi le peuple d'Israël seul a eu des
prophètes, tandis que les peuples voisins, de même race, de même origine, de même

toutes les autres, et dans les vieux rites mosaïques eux-mêmes l'ombre des augustes réalités dé l'ordre
nouveau» (TOUZARD)

193
climat comme les Iduméens, n'en ont pas eu, ou n'ont eu que des devins, qui n'avaient
pas de plus grande importance que nos somnambules modernes. Le monothéisme des
prophètes n'est donc pas explicable par une cause naturelle (V. N° 213).— 3) IL n'est
pas plus juste de prétendre que les prophètes prirent un grand ascendant sur leurs
contemporains parce qu'ils surent entrer dans leurs idées et flatter leurs rêves. En
prêchant le monothéisme, ils allaient au contraire, contre leurs instincts charnels et
leurs passions qui les entraînaient si souvent vers l'idolâtrie. En annonçant que le culte
du vrai Dieu, de leur Dieu à eux, s'étendrait un jour à toutes les nations de l'univers, ils
ne leur étaient pas plus agréables, tant il répugnait à ce peuple si particulariste et si
exclusif, de partager ses privilèges avec les Gentils qu'il détestait.

2. LE POINT D'ARRIVÉE de la thèse rationaliste n'est pas plus solide. L'on soutient
que l'idée messianique, une fois jetée dans la circulation par les prophètes, y a travaillé
à la manière d'une idée-force qui s'est emparée des esprits, les a échauffés et y a
produit une telle effervescence que l'idée a fini par se résoudre en fait. Or tout ceci est
encore contraire à l'histoire. Le règne des prophètes n'a duré qu'un peu plus de quatre
siècles ; leur voix qui annonçait l'établissement du royaume messianique s'est fait
entendre du IXe au Ve siècle avant Jésus-Christ ; puis tout d'un coup elle s'est tue et,
pendant quatre siècles, elle est restée muette. Il n'y a donc pas eu progrès,
développement de l'idée, comme le voudrait la loi de l'évolution. Les rationalistes
devraient donc nous expliquer comment le mouvement d'opinion, la marche de l'idée,
le prophétisme, en un mot, s'arrête tout d'un coup pendant quatre cents ans, et ne
reprend son évolution qu'à l'avènement de Jésus. Et non seulement l’idée ne progresse
pas ; au lieu de se développer et de se préciser, elle dévie de la pensée des prophètes.
Ceux-ci avaient parlé d'une religion de l'avenir plus spirituelle et plus élevée, d'un
culte du cœur où l'amour de Dieu et de la justice tiendraient une plus large place, et
pendant quatre siècles, les Juifs se cantonnent dans un ritualisme étroit, dans une foule
d'observances mesquines qui faussent les conceptions prophétiques. Les prophètes
avaient annoncé le règne universel de Dieu, et les Juifs pratiquent, comme nous l'avons
dit plus haut, un exclusivisme jaloux, ne traitant pas avec les autres peuples, les
méprisant et en étant méprisés, s'attachant à la partie matérielle des prophéties, au
point qu'ils ne surent jamais y renoncer, pas même lorsque l'espérance messianique se
présenta devant eux comme un fait accompli.
Concluons donc que la théorie de l'évolution ne rend pas compte de l'existence des
prophéties messianiques, et que la seule explication qui reste valable c'est la révélation
divine.

253. — 2° Mais si tant est, objectent encore les rationalistes, qu'il y a eu des prophéties
messianiques, elles ne se sont pas réalisées. Les Juifs n'ont connu ni la félicité
temporelle ni le rétablissement du royaume d'Israël que les prophètes leur avaient
prédits. Tout au contraire, ils ont vu la destruction de leur temple, la ruine de
Jérusalem et leur dispersion à travers le monde.

Réponse. — Il convient de distinguer dans les prophéties un double élément :


l'élément spirituel et l'élément matériel. — a) Que l'élément spirituel qui tenait la
première place se soit réalisé, c'est ce que nous avons déjà démontré (N° 251). — b)

194
Quant à l’élément temporel, il apparaît au premier abord que les prophéties ont été
mises en défaut ; il n'en est rien cependant. Car : — 1. les promesses de prospérité
matérielle et nationale ne formaient qu'un élément secondaire dans l'espérance
messianique et n'avaient d'autre but que de servir de cadre à l'élément spirituel. I1
fallait bien que Dieu accommodât ses révélations à la mentalité de ses destinataires. La
part excessive que les Juifs firent dans leurs conceptions à l'élément temporel prouve
bien qu'ils n'auraient jamais consenti à être les propagateurs du culte de Jahvé, s'ils
n'avaient espéré en même temps la restauration de leur royaume temporel. — 2. De
plus, il faut remarquer que les promesses de Dieu concernant la félicité terrestre et le
rétablissement du royaume d'Israël, ont toujours été conditionnelles. Les prophètes
n'ont jamais cessé de lier l'avenir temporel des Juifs à leur fidélité à Jahvé. Il n'y a plus
dès lors à s'étonner si les Juifs, persévérant dans leur endurcissement et leur orgueil,
s'obstinant à ne pas vouloir reconnaître le Messie, ont été privés du bénéfice des
promesses matérielles dont le rôle était accessoire.

254. — 3° Si les prophéties avaient été claires, les Juifs n'auraient pas refusé en si
grand nombre de reconnaître le Messie qu'ils attendaient.

Réponse- — Remarquons d'abord que, si Jésus n'avait pas été persécuté et rejeté par
les siens, s'il n'avait pas été mis à mort par eux, — bref, s'il avait été reconnu par le
peuple juif, — il ne serait pas le Messie, puisque les oracles messianiques qui
annonçaient ces différents points, ne se seraient pas réalisés.
Malgré cela, l'on a toujours le droit de se demander comment les Juifs ont pu se
tromper en si grand nombre sur l'interprétation des prophéties, et comment il se fait
que les uns se sont convertis au christianisme, tandis que les autres se sont obstinés
dans le judaïsme. — « Les Israélites, dit l'abbé DE BROGLIE, qui ont résisté à la lumière
de l'Évangile, ceux qui n'ont pas voulu recevoir le Messie, s'étaient attachés d'avance à
la conception d'un royaume temporel ; ils s'y étaient tellement attachés qu'ils ne
voulaient point s'en déprendre. Ils tinrent à cette conception au point de tout sacrifier,
et, dès qu'ils virent que le Sauveur s'écartait de leur pensée, ils le rejetèrent.
Les Apôtres, au contraire, et les premiers disciples du Christ, avec cette même
conception, avaient l'esprit plus simple, plus soumis et plus docile. Ils avaient reconnu
en Jésus-Christ le caractère du Messie ; et saisis d'admiration par sa sainteté, par sa
sagesse, par ses œuvres incomparables, certains qu'il était le Fils de Dieu, ils
sacrifièrent leur propre pensée à son enseignement. Ils se dirent : « Voilà comment
nous comprenions les prophéties, mais peut-être nous nous trompions. Et, avec
répugnance, sans doute avec peine, en sacrifiant leur propre jugement, ils acceptèrent
dans leur vrai sens les paroles de Notre-Seigneur. Ils avaient résisté d'abord : ils se
soumirent et l'événement leur donna raison. »208
208
« N'est-ce pas ce qui se passe encore de nos jours ? continue l'abbé DE BROGLIE (Les prophéties
messianiques, seconde conférence). Que de difficultés, que d'objections contre la foi sont venues de ce
que, pareils en cela aux Juifs obstinés, nous nous étions fait de la religion une conception qui n'était
pas la conception de Dieu I Bien des personnes avaient rêvé une Église dégagée de tout lien terrestre ;
lorsqu'elles ont vu qu'afin de pourvoir aux besoins des ministres et du culte on demandait de l'argent,
elles ont abandonné une société qui ne répondait pas à leur idéal. D'autres ont imaginé une Église dont
la sainteté exclurait de ses adeptes et de ses ministres toute faute, toute imperfection. Là où ils
rencontrent le moindre scandale, ils ne reconnaissent plus l'Église et ils s'en vont.

195
BIBLIOGRAPHIE. — TOUZARD, art. La religion juive (Dict. d'Alès) ; Sur l'étude
des prophètes de l’Ancien Testament (Rev. pr. d'Ap. 1907-1908) ; L'argument
prophétique (Bloud). — Abbé DE BROGLIE, Questions bibliques ; Les prophéties
messianiques (Bloud). — S. PROTIN, L'argument prophétique (Rev. Augustinienne, 15
octobre 1909). — Mgr PELT, Histoire de l'Ancien Testament (Lecoffre). — Mgr
MEIGNAN, Les Prophètes d'Israël et le Messie. — CONDAMIN, Le livre d'Isaïe
(Lecoffre). — LAGRANGE, Le Messianisme chez les Juifs (Gabalda). — LE HIR, Les
prophètes d'Israël. — Mgr FREPPEL, La divinité de Jésus-Christ (Palmé). — Abbé
FREMONT, La divinité de Jésus-Christ et la libre-pensée (Bloud). —HUGUENY,
Critique et catholique (Letouzey). — BOSSUET, Discours sur l'Histoire universelle, 2e
partie, chap. IV. — LACORDAIRE, 41e conférence. — MONSABRE, Introduction au
dogme catholique, 16e et 17e conférences. —A. NICOLAS, Études philosophiques sur le
christianisme, t. II (Vaton). — TANQUEREY, Théologie fondamentale. — VALVEKENS,
Foi et raison (de Meester).

CHAPITRE IV. — Jésus a confirmé son affirmation par ses prophéties, par ses
miracles et par sa Résurrection.

DÉVELOPPEMENT
Division du Chapitre.

Pour prouver qu'il disait vrai lorsqu'il affirmait qu'il était le Messie (voir chapitre II),
Jésus ne s'est pas borné à réaliser en sa personne et en son œuvre les prophéties de
l'Ancien Testament ; il a voulu encore appuyer sa parole par des signes propres à
authentiquer sa mission et à en démontrer l'origine divine. Ces signes sont : 1° les
prophéties ; 2° les miracles ; et 3° le miracle suprême de sa résurrection. Nous
traiterons ces trois points dans les trois articles qui suivent.

Art. I. — Jésus a confirmé son affirmation par ses prophéties.

Trois choses sont nécessaires pour que les prophéties de Jésus aient la valeur d'un
signe confirmatif de son affirmation. Il faut : 1° que les prédictions qu'il a faites se

« Pour d'autres, c'est la Providence qui est en cause. Dieu est juste : donc il doit châtier les méchants, il
doit récompenser les bons. S'il ne le fait pas immédiatement, Dieu a tort, il n'y a pas de Dieu.
« Ou bien : Dieu est bon, donc il ne doit imposer aux hommes qu'une certaine mesure d'épreuves. Si la
mesure leur parait dépassée, Dieu n'est pas bon, et, en conséquence, Dieu n'est pas. C'est imiter la
conduite des Juifs, c'est se former soi-même une certaine conception de Dieu, de sa Providence, de sa
religion et de son Église, s'obstiner dans cette conception, et tout lui sacrifier. Et, s'il arrive que Dieu
ne se plie pas à nos désirs, a notre conception, on donne tort a Dieu.
Qu'ont fait les Apôtres? Ils ont reconnu, ils ont senti, à un certain jour, que Jésus-Christ était le Messie,
et dès qu'ils eurent reconnu cette autorité divine du Messie, ils se remirent entre ses mains. Ils ont
accepté tout ce qu'il voulait, même ce qui leur répugnait le plus et qu'ils comprenaient le moins, même
l'idée que le roi glorieux d'Israël, le fils de David qui devait régner sur les douze tribus, et sur toutes
les nations, serait cloué sur un gibet. »
Bien que ce passage soit indépendant de l'argument prophétique, il nous a paru intéressant de le citer à
cause de son caractère apologétique d'application quotidienne.

196
soient réalisées ; 2° que ces prédictions remplissent les conditions de la vraie
prophétie ; et 3° qu'elles aient été faites en confirmation de sa parole, ou si l'on veut,
de la vérité de sa mission.

§ 1. — JÉSUS A FAIT DES PRÉDICTIONS QUI SE SONT RÉALISÉES.

255. — Tous les Évangélistes sont d'accord pour attribuer à Jésus le don de prophétie,
la faculté de deviner les secrets des cœurs et de lire dans l'avenir. D'après, leur
commun témoignage, Jésus a fait des prophéties relatives : — 1° à lui-même ;. — 2° à
ses disciples ; — 3° aux destinées de l'Église et des Juifs ; — 4° à la ruine de
Jérusalem et du temple et à la fin du monde.

1° Relativement à lui-même. — Jésus a prédit sa passion, sa mort et sa résurrection.


Un jour qu'il allait à Jérusalem avec ses douze Apôtres, « il se mit à leur dire ce qui
devait lui arriver : Voici que nous montons à Jérusalem, et le Fils de l'homme sera
livré aux princes des prêtres, et aux scribes, et aux anciens ; ils le condamneront à
mort, et ils le livreront aux Gentils ; et ils l'insulteront, et cracheront sur lui, et le
flagelleront, et le feront mourir, et il ressuscitera le troisième jour (Marc, X, 32, 34). Il
est superflu de prouver, par le témoignage des Évangélistes qui rapportent la Passion,
le crucifiement et la Résurrection de Jésus, que ces prédictions se sont réalisées à la
lettre.

256. — 2° Relativement à ses disciples. — Jésus a prédit la trahison de Judas, la fuite


des Apôtres et le triple reniement de Pierre. Au cours de la célébration de la Cène,
Jésus annonce ainsi ce qui doit arriver : « Et pendant qu'ils mangeaient, il dit : En
vérité, je vous le dis, l'un de vous trahira ... Vous serez tous scandalisés cette nuit à
mon sujet. Car il est écrit : Je frapperai le pasteur, et les brebis du troupeau seront
dispersées. Mais après que je serai ressuscité, je vous précéderai en Galilée. Pierre,
prenant la parole, lui dit : Quand même tous seraient scandalisés à votre sujet, moi je
ne serai jamais scandalisé. Jésus lui dit : En vérité, je te le dis, cette nuit même, avant
que le coq chante, tu me renieras trois fois (Mat., XXVI, 21, 31-34). — Jésus annonce
aux Apôtres les persécutions qui les attendent, « Mettez-vous en garde contre les
hommes : car ils vous livreront aux tribunaux, et ils vous flagelleront dans leurs syna-
gogues, et vous serez traduits à cause de moi, devant les gouverneurs et devant les rois,
pour servir de témoignage à eux et aux nations. » (Mat., X, 17, 18). — Jésus prédit à
Pierre son futur martyre, et lui annonce « par quelle mort il devait glorifier Dieu. »
(Jean, XXI, 18, 19). — Que l'avenir ait réalisé ces prédictions, les événements sont trop
connus pour qu'il soit nécessaire d'insister.

257, — 3° Relativement aux destinées de l'Église et des Juifs. — a) DESTINÉE DE


L'ÉGLISE. — Jésus annonce : — 1. La descente du Saint-Esprit sur les Apôtres et
l'admirable propagation de l'Église. Avant son Ascension, il leur dit : « Vous recevrez
la force du Saint-Esprit qui descendra sur vous et vous serez mes témoins à Jérusalem,
et dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu'aux extrémités de la terre. » (Actes, I, 8).
Ainsi Jésus prédit que le Royaume de Dieu qui a des débuts si humbles, ira
grandissant, tel l'imperceptible grain de sénevé qui peu à peu devient un grand arbre

197
(Mat., XIII, 32). — 2. Il promet à son Église l’indéfectibilité. Il dit, en effet, à Pierre : «
Je te dis que tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l'enfer
ne prévaudront point contre elle. » (Mat., XVI, 18). L'histoire en main, il serait facile
d'établir que l'Église a eu jusqu'ici les destinées que Jésus lui avait prédites. — b)
DESTINÉE DES JUIFS. Jésus prédit le rejet de la synagogue et le châtiment des Juifs.
A cause de leur endurcissement dans le mal, les Juifs seront exclus du royaume ; leurs
places seront prises par les Gentils : tel est bien le sens des deux paraboles des
vignerons rebelles et des noces royales (Mat., XXI, 33 et suiv. ; XXII, 2, 14). Aucun
doute encore sur la réalisation de ces prophéties.

258. — 4° Relativement à la ruine de Jérusalem et du temple, et à la fin du


monde. — Les trois premiers Évangélistes nous rapportent une double prédiction de
Jésus à propos de la ruine de Jérusalem et de la destruction de son temple, et à propos
de la fin du monde (Mat, XXIV ; Marc, XIII ; Luc, XXI) ; et quand ses disciples lui
demandent « quand ces choses arriveront et quels signes il y aura » de son «
avènement », « et de la consommation des siècles » (Mat, XXIV, 3), Jésus répond en
indiquant un certain nombre de signes auxquels on pourra reconnaître la proximité de
ces événements, — Or si nous ne pouvons rien dire encore sur la réalisation des signes
indiqués pour la fin du monde, il est certain que la prophétie sur la destruction de
Jérusalem et du temple s'est vérifiée au moment de la prise de Jérusalem par Titus, en
l'an 70.

§ 2 — LES PREDICTIONS DE JESUS SONT DE VRAIES PROPHETIES.


OBJECTION.

259. — 1° Les prédictions de Jésus sont de vraies prophéties. — Les prédictions


dont nous venons de parler remplissent toutes les conditions de la prophétie. Elles
sont, en effet : — a) des prédictions certaines, et non conjecturales. Elles annoncent
des événements d'une façon claire, et non ambiguë : ainsi, Jésus prédit, non seulement
sa mort prochaine, mais les circonstances qui doivent la précéder ; — b) des
prédictions de choses futures. Pour dire le contraire, il faudrait prétendre que les Évan-
gélistes auraient fabriqué les prophéties après coup, qu'ils seraient des imposteurs et
que leur témoignage n'est pas digne de foi. Or nous avons établi précédemment qu'ils
sont des historiens sincères et que leur témoignage, considéré du seul point de vue
humain, est recevable ; — c) des prédictions de choses futures qui ne pouvaient être
connues par des causes naturelles: il s'agissait d'événements qui dépendaient de la
liberté humaine, de futurs contingents que Dieu seul pouvait connaître. Les
rationalistes objectent, il est vrai, que Jésus, connaissant, d'une part, la haine et la
jalousie des Pharisiens, et de l'autre, la timidité de ses Apôtres, pouvait parfaitement
prévoir qu'il serait mis à mort par ses adversaires et abandonné par les siens. Dans une
certaine mesure, l'hypothèse est admissible, mais si, à la rigueur, Jésus pouvait prévoir
sa condamnation et la lâcheté de ses disciples, il ne pouvait pas connaître les détails de
sa passion et de sa mort. En dehors de là, comment Jésus aurait-il pu conjecturer les
admirables destinées de son Église et la ruine de Jérusalem et du temple?

198
260. — 2° Objection. — A cette dernière prédiction les rationalistes et les
modernistes objectent deux choses. — a) D'un côté, ils prétendent que la prophétie sur
la ruine de Jérusalem est l’œuvre des Évangélistes qui, écrivant après l'événement,
attribuèrent à Jésus une prédiction qu'il n'avait jamais faite. — b) De l’autre,
s'appuyant sur ce passage : « En vérité, je vous le dis, cette génération ne passera point
que toutes ces choses n'arrivent» (Mat., XXIV, 34), et soutenant qu'il s'applique à la fin
du monde dont il venait d'être question, ils déclarent que Jésus a commis une erreur
manifeste, puisqu'il a donné la fin du monde, ainsi que son glorieux avènement ou
parousie209, comme des faits imminents et dont la génération à laquelle il s'adressait
devait être témoin.

Réponse. — Ne dissimulons pas que les passages qui rapportent la double prédiction
de Jésus sur la ruine de Jérusalem et sur la fin du monde sont de ceux dont l'exégèse
est loin d'être facile. — a) Quant à la première attaque qui porte sur l’ensemble du
passage et qui accuse les Evangélistes d'avoir forgé eux-mêmes la prophétie, elle ne
résiste pas à l'examen. On ne saurait prétendre que nous sommes on présence de
prédictions faites après coup, car il y a dans les récits un tel enchevêtrement de faits,
une confusion de choses qui ne se comprendrait pas si la rédaction avait été faite après
l'événement. Si les Évangélistes avaient écrit après la ruine de Jérusalem, ils auraient
distingué mieux entre la ruine de Jérusalem et la fin du monde, et ils auraient indiqué
avec plus de clarté l'événement dont ils donnaient les signes précurseurs. — Par
ailleurs, l'historien EUSEBE (Hist. eccl., III, 5, 3) nous apprend que les chrétiens de la
Judée se souvinrent de la prédiction de Jésus, lorsqu'ils virent les Romains
s'approcher, qu'ils s'enfuirent en grand nombre à Pella, de l'autre côté du Jourdain, et
qu'ils échappèrent ainsi aux horreurs de l'invasion.
b) Quant à la seconde attaque des rationalistes et des modernistes qui prétendent que
Jésus a donné la fin du monde comme imminente, et que par conséquent il a commis
une erreur, elle n'a pas plus sa raison d'être. Sans doute il y aurait erreur si les paroles
de Jésus « cette génération ne passera pas que ces choses n'arrivent», s'appliquaient à
la fin du monde, mais il n'en est pas ainsi. C'est en effet une règle élémentaire
d'exégèse que les passages obscurs doivent être interprétés d'après les autres plus
intelligibles. Or, dans le même discours, Jésus déclare que le jour du jugement n'est
connu de personne, sauf de Dieu (Mat., XXIV, 36) ; il déclare, en outre, qu'avant la fin
du monde l'Évangile doit être prêché dans le monde entier, et à toutes les nations
(Mat., XXIV, 14). Voilà donc deux passages qui, dans l'hypothèse rationaliste, seraient
en contradiction flagrante avec la première prédiction. Est-il admissible que, d'un côté,
Jésus affirme que la fin du monde est proche, quand, de l'autre côté, il déclare qu'il
n'en connaît pas l'époque et qu'elle n'aura pas lieu avant que l'Évangile soit prêché dans
le monde entier c'est-à-dire avant un laps de temps forcément de grande étendue. Il
s'ensuit que ces paroles « Cette génération ne passera pas... » doivent s'entendre de la
destruction de Jérusalem, et non de la fin du monde et de son glorieux avènement.

209
Le mot parousie (du grec « parousia » présence) est synonyme d'avènement (adventus, venue).
Tous les deux désignent le glorieux avènement de Jésus-Christ aux derniers jours du monde.

199
Concluons avec le P. LEMONNYER que : « ni Jésus n'a annoncé, ni les Synoptiques ne
lui font dire que son avènement glorieux et la fin du monde se produiront du vivant de
ceux qui l'écoutaient ou même dans un avenir prochain. Peut-être cependant quelques-
unes de ses paroles, mal comprises des premiers chrétiens, ont-elles contribué, sous
l'action d'idées et de sentiments où Jésus n'était pour rien, à former l'état d'esprit que
les écrits apostoliques nous révèlent touchant la parousie... Il reste simplement ceci,
que Jésus n'a pas cru nécessaire de mettre au point, par des déclarations précises et tout
à fait claires, les préoccupations eschatologiques de ses disciples immédiats... L'on
dirait qu'il s'est appliqué à les mettre dans une complète et vive incertitude touchant la
date, lointaine ou toute proche, de son retour, multipliant à la fois les appels à la vigi-
lance et à la fidélité. » (Art. Fin du monde. Dict. d'Alès.)210

§ 3. — LES PREDICTIONS DE JESUS ONT ETE FAITES


POUR CONFIRMER SA PAROLE.

261. — Les prophéties faites par Jésus sont en connexion étroite avec sa mission. C'est
pour prouver l'origine divine de celle-ci, et par conséquent, la vérité de son
affirmation, que Jésus prophétise. Plusieurs fois il en fait la déclaration formelle à ses
Apôtres. Ainsi, après avoir prédit la trahison de Judas, il déclare : « Dès maintenant, je
vous le dis, avant que la chose arrive, afin que, lorsqu'elle sera arrivée, vous croyiez à
ce que je suis. »(Jean, XIII, 19). de même, après leur avoir annoncé les persécutions
qui les attendent, il ajoute : « Je vous ai dit ces choses, afin que. lorsque l'heure en sera
venue, vous vous souveniez que je vous les ai dites. » . (Jean, XVI, 4). Comme on le
voit, Jésus indique clairement le but qu'il se propose par ses prophéties: il veut que les
Apôtres croient plus fermement à sa parole et à son origine divine, lorsqu'ils verront
ses prédictions se réaliser.

Conclusion.— Il est donc permis de conclure que Jésus a fait des prédictions qui se
sont réalisées, que ces prédictions avaient tous les caractères de la vraie prophétie et
qu'il les a faites dans le but de prouver sa mission divine. Donc il est un Envoyé divin.

Art. II. — Jésus a confirmé son affirmation par ses miracles.

210
Pour l'interprétation des textes de saint PIERRE (I Pet., I, 6 ; II Pet., III, 9, 15) et de saint PAUL (I
Thess., IV, 15-17 ; II Thess., I, 6, 7 ; I Cor., VII, 29-31 ; IV, 51, 53 ; Rom., XIII, 11, 12 ; Heb., X, 25, 37)
qui semblent annoncer le jour de la Parousie comme prochain, la Commission Biblique, dans sa
décision du 18 juin 1915, a énoncé les principes suivants :
1er Principe. — Pour résoudre les difficultés qui se rencontrent dans les épîtres de saint Paul et des
autres apôtres où il est question de la Parousie, c'est-à-dire du second avènement de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, il n'est pas permis à un exégète catholique d'affirmer que les Apôtres, bien que sous
l'inspiration du Saint-Esprit ils n'enseignent aucune erreur, émettent néanmoins leurs propres opinions
tout humaines ou peut se glisser l'erreur ou l'illusion.
2e Principe. — L'apôtre saint Paul n'a absolument rien dit, dans ses écrits, qui ne concorde
parfaitement, en ce qui concerne l'époque de la Parousie, avec cette ignorance dont le Christ a dit
qu'elle était commune à tous les hommes.
3e Principe. — Quand saint Paul a écrit : « Nous les vivants qui sommes restés » (I Thess., IV, 15), il
n'a voulu, en aucune façon, affirmer une Parousie tellement prochaine qu'il se soit rangé, lui et ses
lecteurs, au nombre des fidèles qui seront alors vivants et iront au devant du Christ... (V. L'Ami du
Clergé, 6 mai 1920)

200
Nous suivrons ici la même marche que dans l'article précédent. Trois choses sont
nécessaires pour que les miracles attribués à Jésus-Christ aient la valeur d'un signe
divin. Il faut : 1° qu'ils soient historiquement certains ; 2° qu'ils soient de vrais
miracles ; 3° qu'ils aient été accomplis en confirmation de sa mission.

§ 1. — LES MIRACLES ATTRIBUES A JESUS-CHRIST SONT HISTORIQUEMENT


CERTAINS.

262. — La certitude des miracles attribués à Jésus ressort de la valeur historique des
Évangiles qui les rapportent. Il a été établi précédemment (Nos 223 et suiv.) que les
Évangélistes sont dignes de foi et que leur autorité humaine est indiscutable : les
écrivains sacrés étaient à la fois bien informés et sincères ; bien informés, puisque
deux d'entre eux, saint Matthieu et saint Jean étaient des Apôtres, et partant, des
témoins oculaires ; sincères, la chose ne prête plus à discussion à notre époque, aucun
critique ne prenant les Évangélistes pour des imposteurs.
Qu'on ne prétende pas que les miracles soient des interpolations qu'on aurait
introduites après coup dans les récits évangéliques. Il ne faut pas lire longtemps les
Évangiles pour être convaincu du contraire. Que les miracles appartiennent à la
substance même de l’histoire évangélique, cela résulte : — a) de la place considérable
qu'ils tiennent dans les Évangiles. S'il ne s'agissait que de deux ou trois miracles, on
pourrait, à la rigueur, admettre qu'ils auraient été ajoutés par la suite, mais comme ils
dépassent la quarantaine, l'hypothèse de l'interpolation est absolument invraisemblable
; — b) du rôle qui leur est attribué dans l'histoire évangélique. Retrancher les miracles
des Évangiles, c'est rejeter l'histoire du Christ Les miracles sont une partie si
essentielle des Évangiles que ceux-ci, sans eux, deviennent incompréhensibles. Ce
sont les miracles qui expliquent la foi des Apôtres et de beaucoup de Juifs : ainsi, il est
dit, que, après le miracle de Cana, « ses disciples crurent en lui » (Jean, II, 11),que
«pendant qu'il était à Jérusalem pour la fête de Pâque, beaucoup crurent en son nom,
voyant les miracles qu'il faisait » (Jean, II, 23). Le jour de la Pentecôte, saint Pierre,
s'adressant au peuple, rappelle les miracles accomplis par Jésus (Actes, II, 22). Or
comment saint Pierre aurait-il osé en appeler aux miracles de Jésus, s'ils avaient pu
être mis en doute par ses auditeurs? Au reste, ni les Juifs contemporains du Christ, ou
postérieurs, qui ont écrit dans le Talmud211, ni les païens adversaires de la religion
chrétienne : Celse, Porphyre, Hiéroclès, Julien et autres, n'ont rejeté la réalité des
miracles de Jésus. Ces derniers se sont contentés de les attribuer à la magie et à un
commerce avec les démons ; ils ont repris à leur compte l'accusation des Pharisiens, à
savoir que, si Jésus chassait les démons, c'était par Belzébuth, prince des démons
(Mat., XII, 24). Devant la notoriété publique des miracles et la non-protestation des

211
Le mot « Talmud » est le nom sous lequel les Juifs désignent l'ensemble des doctrines et préceptes
enseignés par leurs docteurs les plus autorisés. Le Talmud représente donc la tradition, juive, et il est
pour nous une excellente source de renseignements pour l'histoire du judaïsme postérieur à Jésus-
Christ.

201
Juifs, ils n'ont pas osé dire que c'étaient là des fables inventées par l'imagination fertile
des Évangélistes.

§ 2. — LES MIRACLES OPERES PAR JESUS-CHRIST SONT DE VRAIS MIRACLES,

263. — 1° Les miracles. — Nous laisserons de côté les miracles opérés par Dieu en
faveur de Jésus : apparition des Anges aux bergers, apparition d'une étoile aux Mages
lors de sa naissance ; témoignage rendu à l'occasion de son baptême et de sa
transfiguration, etc. Nous ne parlerons que des miracles que Jésus-Christ a accomplis
lui-même pour prouver la divinité de sa mission.
Or les miracles qui font partie de la matière évangélique, — plus de quarante, comme
il a été dit plus haut, — peuvent être divisés en trois classes. Il y a : — a) les miracles
opérés sur les substances spirituelles ; autrement dit, la délivrance des possédés. Jésus
a chassé les démons ; les Évangiles nous rapportent sept miracles de ce genre ; — b)
les miracles opérés sur les éléments et les êtres privés de raison. Dans cette catégorie,
il faut ranger : — 1. le miracle du changement de l'eau en vin aux noces de Cana
(Jean, II, 1-11) ; — 2. la tempête du lac apaisée (Mat., VIII, 24, 26) ; — 3. deux pêches
miraculeuses (Luc, v, 1, 11 ; Jean, XXI, 3, 11) ; — 4. la multiplication des pains (Mat.,
XIV, 15, 21 ; Marc, VI, 30, 44 ; Luc., IX, 10, 17 ; Jean, VI, 1, 15) ; — 5. le figuier
desséché (Lue, XIII, 6-9) ; — 6. la marche de Jésus sur les flots (Mat., XIV, 25) ; — c)
les miracles opérés sur les hommes. Les Évangélistes ne relèvent pas moins de quinze
guérisons de maladies corporelles : guérisons de lépreux, de paralytiques, du serviteur
du centurion qui a la main desséchée, d'hydropiques, de sourds-muets et d'aveugles.
Outre ces guérisons de maladies, Jésus a ressuscité trois morts : le fils de la veuve de
Naïm, la fille de Jaïre et Lazare.

264. — 2° Ce sont de vrais miracles- — Après avoir jeté un rapide coup d’œil sur les
miracles rapportés dans les Evangiles, il nous faut établir que ces faits sont bien des
miracles proprement dits, c'est-à-dire des faits surnaturels et divins.

A. CE SONT DES FAITS SURNATURELS. — Rappelons d'abord ce que nous avons


dit plus haut, à savoir que les contemporains du Christ et ses premiers adversaires
païens n'ont pas contesté l'apparence surnaturelle des miracles. — Sans doute, disent
nos modernes rationalistes, mais leur méprise n'a pas d'autre cause que leur ignorance
totale des lois de la nature Au dire de ces derniers, les prodiges en question
s'expliquent donc par des causes naturelles: — a) soit par l'habileté et l'influence
morale du thaumaturge : « La présence d'un homme supérieur traitant le malade avec
douceur, et lui donnant par quelques signes sensibles l'assurance de son rétablissement,
est souvent un remède décisif. Qui oserait dire que, dans beaucoup de cas et en dehors
des lésions tout à fait caractérisées, le contact d'une personne exquise ne vaut pas les
ressources de la pharmacie ? Le plaisir de la voir guérit. Elle donne ce qu'elle peut, un
sourire, une espérance, et cela n'est pas vain. » Ainsi parle RENAN dans la Vie de Jésus
(2e éd., p. 260); — b) soit par la suggestion et l'hypnotisme ; — c) soit par la « foi qui
guérit » the faith-healing, comme disent les Anglais. Cette dernière hypothèse est celle
à laquelle se rallient de préférence beaucoup de nos adversaires actuels, et en
particulier les modernistes (Ed. LE ROY, FOGAZZARO...), du moins pour les faits dont

202
ils reconnaissent la réalité. Comprenant bien, en effet, que tous les miracles ne sont pas
explicables par la foi, ils n'admettent la réalité historique que des faits qui peuvent
s'expliquer par cette hypothèse. Pour prouver le bien-fondé de leur théorie, ils
s'appuient surtout sur ce fait qu'avant de guérir les maladies, Jésus requiert la foi : « Si
tu peux croire, tout est possible à celui qui croit (Marc, IX, 22), dit Jésus au père d'un
jeune épileptique qui lui demande la guérison de son fils. « Ma fille, ta foi t'a guérie »
(Marc, V, 34), dit-il à l'hémorroïsse. « Va, ta foi t'a sauvé » (Marc, X, 52), dit-il encore
à l'aveugle de Jéricho.
Aucune des explications qui précèdent ne suffit à rendre compte de l'ensemble des
miracles contenus dans l'Évangile. Nous disons de l'ensemble des miracles, car, ou
bien l?on admet la valeur historique des Évangiles, ou bien on la rejette. Si on la
rejette, si l'on considère la partie miraculeuse comme mythique ou légendaire, toute
discussion devient inutile. Mais si on l'admet, il n'y a aucune raison qui permette de
faire un choix entre les miracles et de retenir tel miracle plutôt que tel autre. Ceci posé,
nous prétendons que les miracles ne s'expliquent : — a) ni par l'habileté et l'influence
morale du thaumaturge. Tout d'abord on ne saurait prendra Jésus pour un adroit
metteur en scène : tout ce que nous savons de son caractère s'y oppose. Et puis,
quoique habile que soit une personne, quelque influence morale qu'elle ait sur une
autre, il va de soi qu'elle ne pour rendre la vue à un aveugle, l'ouïe à un sourd et la
parole à un muet ; — b) ni par la suggestion et l'hypnotisme. Nous avons vu déjà (N°
168) que la suggestion a des limites très étroites par rapport aux sujets et aux
affections qu'elle peut guérir. Elle est sans efficacité sur les maladies organiques, telles
que la lèpre, l'atrophie, la cécité, l'hémorragie habituelle. On ne voit pas bien non plus
l'influence que la suggestion pourrait avoir sui les vents déchaînés ni comment elle
pourrait calmer soudain une tempête. Ajoutons on outre que le Christ opère ses
miracles instantanément ; ce qui n'arrive jamais dans les guérisons dues à l'hypnotisme
et à la suggestion qui exigent et le temps et l'emploi des moyens ;, — c) ni par la foi
qui guérit. Il est faux de prétendre que Jésus requiert toujours la foi : il l'exige, il est
vrai, de ceux qui viennent lui demander la guérison, et ce n'est que trop juste ; mais il
ne l'exige pas, dans toutes les circonstances, du malade lui-même ; la preuve en est que
plusieurs fois il accomplit ses miracles à distance, comme il arriva pour la
Cananéenne. On ne peut donc soutenir que la foi des malades fut toujours la cause de
leur guérison. En outre, l'hypothèse de la foi qui guérit ne pour s'appliquer qu'à un
nombre très restreint de cas ; elle est sans valeur pour tous les mi-racles opérés sur la
nature : elle ne rend compte ni des tempêtes apaisées, ni des pains multipliés, ni des
morts ressuscités. Aussi les partisans de cotte théorie se voient-ils contraints, comme
nous l'avons dit plus haut, de faire un choix arbitraire dans les matériaux fournis par
l'histoire évangélique, et de rejeter, contrairement aux règles de la méthode historique,
tous les faits qui sont on opposition avec leurs préjugés philosophiques.

B. CE SONT DES FAITS DIVINS. — a) Nous venons de prouver que les miracles
attribués à Notre-Seigneur sont au-dessus de la nature ; il n'est pas nécessaire d'insister
longuement pour montrer qu'ils ne sauraient être l'œuvre du démon. Car il est. évident
que la plupart dépassent la puissance de tout être créé ; toiles sont, par exemple, les
trois résurrections que Jésus a opérées, sans parler de la sienne. — b) Si Jésus avait usé
de la puissance du démon, il ne l'aurait pas utilisée assurément à chasser les démons ;

203
il n'est pas admissible que Satan se mette en opposition lui-même. — c) Mais
comment admettre que Jésus-Christ dont la sainteté est au-dessus de tout soupçon, ait
pu servir d'agent au démon? D'ailleurs tous ses miracles ont un caractère moral ; ils
sont des œuvres de bonté et de miséricorde212, ils ont souvent pour fin dernière la
sanctification de l'âme plutôt que la guérison du corps : autant de propriétés que ne
pourraient pas avoir les œuvres de Jésus, si elles dérivaient de la puissance diabolique.
Conclusion. — De ce qui précède nous avons le droit de conclure que les prodiges
attribués à Notre-Seigneur sont de vrais miracles. D'où il suit qu'il faut reconnaître en
Jésus l'existence d'une force surhumaine, transcendante, surnaturelle. Ceux qui
n'acceptent pas la conclusion sont obligés de rejeter les faits eux-mêmes et de contester
la valeur historique des Évangiles : c'est là une nécessité à laquelle ils se trouvent
acculés mais dont ils ont à fournir l'explication.

§ 3. — LES MIRACLES ONT ETE FAITS PAR JESUS POUR CONFIRMER SA


MISSION.

265. — A. Jésus ne se contente pas d'affirmer qu'il est le Messie ; il entend le prouver
par ses œuvres et particulièrement par ses miracles. — a) Aux envoyés de Jean-
Baptiste qui lui demandent s'il est le Messie, il renvoie à ses miracles (Mat., XI, 5). —
b) Aux Juifs qui lui posent la même question, il répond : « Les œuvres que je fais au
nom de mon Père rendent elles-mêmes témoignage de moi» (Jean, X, 25). — c) Avant
la résurrection de Lazare, il déclare que le miracle qu'il va accomplir, c'est pour que le
peuple qui l'entoure croie à sa mission (Jean, XI, 42).
B. Les miracles de Jésus ne furent d'ailleurs pas interprétés autrement par tous ceux
qui en ont été les témoins. — a) Par ses disciples. Nous avons dit précédemment qu'ils
crurent en lui à partir et à cause du miracle de Cana ; — b) par Nicodème, qui le
confesse on ces termes : « Maître, nous savons que vous êtes venu de la part de Dieu
comme docteur ; car personne ne peut faire les miracles que vous faites, si Dieu n'est
pas avec lui» (Jean, III, 2) ; — c) par l'aveugle-né qui croit en Jésus après sa guéri-son
(Jean, IX, 38) ; — d) par les foules en général « qui étaient dans l'admiration et
disaient : N'est-ce point là le fils de David? » (Mat., XII, 23).
Conclusion. — Les miracles évangéliques sont donc des miracles historiquement
certains ; ils sont de vrais miracles et ils ont été faits pour démontrer que Jésus était un
Envoyé de Dieu. Si par conséquent cet Envoyé de Dieu nous dit qu'il est le Messie, et
plus, qu'il est le Fils de Dieu, dans le sens propre du mot, sa parole est digne de foi, car
il est inadmissible que Dieu ait consacré par sa puissance la parole d'un imposteur.

Art. III. — Jésus a confirmé son affirmation par sa Résurrection.

212
« Ce ne sont point des signes dans le ciel, tels que les Juifs les demandaient... Tous ces miracles
tiennent plus de la bonté que de la puissance, et ne surprennent pas tant les spectateurs, qu'ils les
touchent dans le fond du cœur.» BOSSUET, Discours sur l'Histoire universelle, chap. XIX, Jésus-Christ
et sa doctrine.

204
266. — 1° Importance de la question. — Au moment où nous en sommes de la
démonstration chrétienne, et après avoir établi la réalité historique des miracles de
Jésus, il pourrait sembler que le miracle de la Résurrection ne soit plus désormais
nécessaire pour attester sa mission divine et que ce soit chose faite. Il est vrai.
Cependant il importe au plus haut point que l'apologiste démontre la Résurrection par
les preuves les plus solides et qu'il ne laisse point les attaques des adversaires sans
réponses, car, outre qu'elle est bien le miracle des miracles, et qu'elle est un miracle
prophétisé par Notre-Seigneur lui-même, — donc miracle et prophétie à la fois, —
elle a toujours été comme la base et la clef de voûte de la prédication chrétienne. Les
Apôtres ont cru et prêché que le Christ était ressuscité des morts. Saint Pierre a affirmé
la résurrection du Christ en termes formels dans ses deux premiers discours (Act., II, 24
; III, 15). Saint Paul, qui est revenu souvent sur le sujet, n'hésitait pas à dire aux
Corinthiens que leur foi était vaine si le Christ n'était pas ressuscité (I Cor., XV, 17).
L'on peut juger par là de l'importance de la question.

2° Position de la question. — IL convient d'abord de bien déterminer comment se


pose la question du miracle de la Résurrection en face de la critique moderne.
Deux choses sont nécessaires pour que la Résurrection de Jésus ait toute sa valeur
apologétique et puisse être regardée comme un signe divin IL faut : 1° que le fait soit
historiquement certain, et 2° qu'il se soit accompli pour confirmer la mission divine de
Jésus. Il n'y a pas lieu en effet de démontrer le caractère miraculeux du fait, que
personne ne conteste. D'où deux paragraphes seulement

§ 1. — LA RESURRECTION EST UN FAIT HISTORIQUEMENT CERTAIN.

267. — 1° Adversaires. — Le miracle de la Résurrection a rencontré à toutes les


époques de nombreux adversaires. Seuls, ceux de l'heure présente doivent retenir notre
attention. D'une manière générale, l'on pourrait poser en principe que l'opinion des
ennemis du christianisme fut toujours commandée par leurs passions et leurs préjugés,
Celle de nos rationalistes modernes dérive de leur philosophie qui repousse a priori
tout miracle, à supposer même qu'il fût attesté par les témoignages les plus forts et les
plus dignes de foi. « Aujourd'hui, dit M. STAPFER, pour l'homme moderne, une
résurrection véritable, le retour à la vie organique d'un corps réellement mort est
l'impossibilité des impossibilités. »213 Le siège de ces critiques est donc fait d'avance,
et la seule question qui se pose pour eux c'est de découvrir le meilleur terrain sur
lequel ils puissent donner l'assaut à l'apologétique catholique. Ce terrain, ils ont cru le
trouver dans la critique littéraire et historique. L'on ne dit donc plus aujourd'hui : nous
ne croyons pas à la Résurrection, parce que le fait est impossible, parce qu'il est en
dehors des lois de la nature ; l'on se contente de dire : Tout fait historique doit être
prouvé par le témoignage de ceux qui ont pu le connaître. Or « la Résurrection, si on
veut la prendre pour une réalité historique, de même ordre que la mort, n'est attestée
que par des témoignages discordants... la mort, fait naturel et réel, a eu des témoins et
pouvait être racontée ; la Résurrection, matière de foi, n'a jamais été vérifiée... On ne
parle que de visions et les récits qu'on en donne sont contradictoires. »214 La
213
STAPFER, La mort et la résurrection de Jésus-Christ.

205
Résurrection est « une croyance chrétienne, non un fait de l'histoire évangélique. Et s'il
fallait y voir un l'ait d'ordre historique, on serait obligé de reconnaître que ce fait n'est
pas garanti par des témoignages suffisamment sûrs, concordants, clairs et précis. »215
Comme il est permis d'en juger par ces deux brèves citations, c'est bien au nom de la
critique historique qu'on entend nier le fait de la Résurrection: c'est en s'appuyant sur
les témoignages qui le rapportent, en les opposant entre eux, que l'on espère ruiner l'un
des points principaux de la croyance chrétienne. C'est ainsi que l'on met le témoignage
de saint Paul en parallèle avec le témoignage des Évangélistes, et comme le premier
est moins circonstancié et qu'il est de date antérieure, l'on prétend qu'il représente la
tradition primitive, laquelle n'aurait cru d'abord qu'à l'immortalité du Christ et ne serait
arrivée à la foi à la Résurrection corporelle de Notre-Seigneur que peu à peu et par des
étapes successives dont les récits évangéliques portent les traces. Nous allons voir si
toutes ces prétentions sont justifiées.

268. — 2° Preuves de la Résurrection. — Les deux principaux témoignages qui nous


rapportent le fait de la Résurrection sont, d'après l'ordre chronologique : — a) le
témoignage de saint Paul, consigné dans la première Épître aux Corinthiens, dont la
date de composition peut être fixée, de l'avis de tous les critiques, entre 52 et 57216 ; et
— b) le témoignage des Évangiles, composés entre 67 et la fin du 1er siècle.

A. TÉMOIGNAGE DE SAINT PAUL. — Saint Paul, avons-nous dit plus haut, a


souvent prêché la Résurrection du Christ. Mais le passage le plus important où il en
rende témoignage, se trouve dans son Épître aux Corinthiens (XV, 11-14). Voici
d'ailleurs les points principaux de ce passage ; « Je vous rappelle, frères, l'Évangile que
je vous ai annoncé... je vous ai enseigné avant tout, comme je l'ai appris moi-même,
que le Christ est mort pour nos péchés, conformément aux Écritures ; qu'il a été
enseveli et qu'il est ressuscité le troisième jour, conformément aux Écritures ; et qu'il
est apparu à Képhas, puis aux Douze. Après cela, il est apparu en une seule fois à plus
de cinq cents frères, dont la plupart sont encore vivants, et quelques-uns se sont
endormis. Ensuite il est apparu à Jacques, puis à tous les Apôtres. Après eux tous, il
m'est apparu aussi à moi, comme à l'avorton... Or, si l'on prêche que le Christ est
ressuscité des morts, comment quelques-uns parmi vous disent-ils qu'il n'y a point de
résurrection des morts? S'il n'y a point de résurrection des morts, le Christ non plus
n'est pas ressuscité. Et si le Christ n'est pas ressuscité, notre prédication est donc vaine,
vaine aussi est votre foi. »
De l'analyse impartiale de ce texte, il ressort que saint Paul affirme la mort,
l'ensevelissement et la résurrection de Jésus : — a) la mort de Jésus « Je vous ai

214
LOISY, Quelques lettres sur. des questions actuelles et sur des événements récents.
215
LOISY, Les Évangiles synoptiques.
216
Lorsque nous avons établi la valeur historique des écrits du Nouveau Testament, notre étude s'est
bornée aux Évangiles et il n'a pas été question des Epîtres de saint Paul dont nous invoquons ici le
témoignage. Ce n'est point là une omission. La raison pour laquelle nous ne nous arrêtons pas à
prouver l'historicité de la première Epître aux Corinthiens, c'est qu'elle n'est pas contestée par les
critiques rationalistes.

206
enseigné que le Christ est mort pour nos péchés, conformément aux Écritures. »217 La
mort de Jésus, — la mort rédemptrice, Jésus s'immolant volontairement sur la croix
pour le rachat de l'humanité coupable, — voilà bien le thème ordinaire de la
prédication de saint Paul. Or le fait et la doctrine qui s'y rattache, il déclare les avoir
reçus de la tradition apostolique ; -— b) la sépulture de Jésus : « Je vous ai enseigné...
qu'il (le Christ) a été enseveli. » Le mot grec « etaphê» dont saint Paul se sert, et que
l'on a traduit par: « a été enseveli», désigne généralement, chez les écrivains sacrés du
Nouveau Testament, une sépulture honorable : c'est le mot que saint Luc emploie
quand il parle de la sépulture du riche dans la parabole de Lazare (Luc, XVI, 22), et
c'est encore le mot que nous trouvons dans les Actes des Apôtres (II, 29), à propos de la
sépulture de David. Il ne peut donc être question d'un enfouissement, comme M. Loisy
en a fait l'hypothèse dans un fragment de lettre reproduit par 1'Univers du 3 juin
1907218, où il ne craint pas de dire que « l'ensevelissement par Joseph d'Arimathie et la
découverte du tombeau vide, le surlendemain de la passion, n'offrant aucune garantie
d'authenticité, l'on est en droit de conjecturer que, sur le soir de la passion, le corps de
Jésus fut détaché de la croix par les soldats et jeté dans quelque fosse commune, où l'on
ne pourrait avoir l'idée de l'aller chercher et reconnaître au bout d'un certain temps. »
On ne voit pas bien sur quels textes une telle hypothèse petit s'appuyer ; en tout cas ce
n'est pas sur le mot etaphê employé par saint Paul et qui désigne à tout le moins une
sépulture ordinaire. Conjecturer après cela que Jésus fut jeté dans une fosse commune
n'est plus de la critique historique, c'est de la critique fantaisiste ; — c) le fait même de
la Résurrection. Ce troisième point est, à vrai dire, celui qui importe le plus à l'Apôtre,
le seul qui aille à la thèse qu'il soutient. Toutefois, il convient de le remarquer aussitôt,
il ne s'agit pas tant pour saint Paul de prouver la résurrection de Jésus qui n'est pas en
cause, que de la rappeler comme une vérité admise et de s'en servir comme de point
d'appui pour la démonstration d'un autre dogme mis en discussion. Quel est en effet le
but de la première lettre aux Corinthiens1! C'est de prouver aux fidèles de cette Église,
précédemment évangélisée par saint Paul, que ceux d'entre eux qui nient la
résurrection des morts sont dans l'erreur et l'illogisme, puisqu'ils admettent bien la
résurrection de Jésus-Christ. Car, dans la pensée de l'Apôtre, les deux choses
s'enchaînent, l'une est impliquée dans l'autre. L'on ne peut nier la résurrection des
morts sans nier la Résurrection du Christ; et nier la Résurrection du Christ c'est donner
un démenti au témoignage des Apôtres, c'est dire qu'ils ont enseigné une chose fausse,
et que dès lors le christianisme est sans valeur. « Si les morts ne ressuscitent pas, le
Christ non plus n'est pas ressuscité. Et si le Christ n'est pas ressuscité, vaine est votre

217
« Conformément aux Écritures ».— Cette expression répétée deux fois par saint Paul, est invoquée
à tort par les rationalistes qui s'en servent pour diminuer la valeur du témoignage. Il n'y a pas lieu, en
effet, de s'étonner que les Apôtres aient pris soin de rapprocher les faits de la vie de Jésus des
prophéties de l'Ancien Testament. Aux yeux des Juifs qui ne juraient que par les Écritures et qui
mettaient l'argument prophétique au-dessus de tout, l'accord entre les prédictions des prophètes et les
événements de la vie de Jésus avait plus de valeur que le témoignage des Apôtres affirmant qu'ils
avaient vu Jésus ressuscité. Mais ce recours aux Écritures n'enlevait rien à la vérité du témoignage, et
les Apôtres n'en restaient pas moins des témoins bien informés et sincères, alors que les faits qu'ils
rapportaient s'étaient déroulés « conformément aux Ecriture
218
Cette hypothèse M. LOISY l'a renouvelée dans son grand ouvrage Les Evangiles Synoptiques.

207
foi.» (1 Cor., XV, 16, 17). Étant donné le but de l'Apôtre, il est assez naturel qu'il
n'insiste pas autrement sur les preuves de la Résurrection du Christ. Il lui suffit de faire
un choix et de retenir celles qui sont le plus aptes à faire impression sur ses lecteurs.
Or des deux arguments employés par les Évangélistes : le tombeau vide et les
apparitions, il est indiscutable que le premier a une moindre portée que le second, vu
que le tombeau vide peut s'expliquer par d'autres hypothèses que la résurrection. Saint
Paul laisse donc de côté ce premier argument, ou tout au moins, n'en parle-t-il que
d'une manière indirecte. Nous disons cependant qu'il en parle d'une manière indirecte,
car lorsqu'il déclare que « le Christ est mort», « qu'il a été enseveli » « et qu'il est
ressuscité », c'est bien celui qui est mort et a été enseveli, qui ressuscite, et comment la
chose pourrait-elle se faire si le corps était resté au tombeau? Toutefois, si le tombeau
vide est dans la pensée de saint Paul, il faut reconnaître que l'Apôtre ne cherche pas à
en tirer un argument et qu'il se contente d'insister sur le fait des apparitions.
Pour prouver, ou mieux, pour rappeler aux Corinthiens que Jésus est ressuscité, saint
Paul invoque donc six apparitions qu'il divise en trois groupes : — 1. Dans le premier
groupe, deux apparitions, l'une à Pierre, l'autre aux Douze ; — 2. dans le second, trois
apparitions, la première à cinq cents frères, la seconde à Jacques, la troisième à tous les
Apôtres ; — 3. dans le troisième, une seule apparition, celle dont il fut lui-même gra-
tifié. Toutes les apparitions d'ailleurs sont mises sur le même pied, mais il y a tout lieu
de présumer que, aux yeux de saint Paul, l'apparition aux cinq cents frères avait une
importance particulière, car, au moment où il écrivait, quelque vingt-cinq ans après
l'événement, la plupart de ces témoins étaient encore vivants, et c'est une sorte d'appel
à leur témoignage commun que l'Apôtre ne craint pas de leur adresser.

269. — Objection. — Les apparitions, objectent les rationalistes, sont mises par saint
Paul sur le même pied ; toutes furent du même genre, puisque l'apôtre les décrit de la
même manière, et qu'il emploie partout le même mot, le verbe ôphtê qu'on peut
traduire par les expressions françaises, « il a été vu» ou « il est apparu». Telle fut
l'apparition de Jésus à Saul sur le chemin de Damas ; telles furent donc les autres
apparitions. La question revient dès lors à déterminer ce que l'Apôtre a voulu signifier
en disant qu'il avait vu le Christ ressuscité. Or saint Paul n'a pas pu entendre par là
qu'il avait vu le Christ revenu en vie dans le corps qui avait été déposé dans le tombeau
; il n'a vu qu'une lumière, « un corps de gloire» (Phil., III, 21). Et la lumière même qu'il
a vue n'était pas une lumière réelle et objective. « IL a eu la sensation de voir, sans
qu'il y ait rien à la portée de son regard. Il était halluciné.»219 Et comment cette
hallucination se produisit-elle? C'est que, d'après M. MEYER, saint Paul, homme de
génie mais atteint d'une maladie nerveuse, et coutumier de semblables visions, se
trouvait corporellement et intellectuellement prédisposé à l'événement du chemin de
Damas. Les idées de Jésus Messie, de Jésus principe de vie, de Jésus vivant et
immortel s'étaient formées peu à peu à son insu dans sa subconscience. Sur la route de
Damas, ces idées firent soudain irruption de sa subconscience à sa conscience, et il vit
alors le Christ dans un corps de gloire, un corps spiritualisé ou pneumatique, qui
projeta sur lui une lumière aveuglante, mais ce corps n'était pas le cadavre de Jésus
revenu à la vie. Toutes les apparitions mentionnées par saint Paul, concluent alors les

219
LADEUZE, La Résurrection du Christ devant la critique contemporaine

208
rationalistes, étant de la même nature que la sienne, n'ont été que des visions
subjectives.

Réfutation. — Nous admettons avec les rationalistes, comme nous l'avons du reste dit
précédemment, que les apparitions décrites par saint Paul, sont mises sur le même
pied. Mais est-il vrai que l'Apôtre, en rappelant l'apparition dont il fut témoin sur le
chemin de Damas, veut parler d'une « vision subjective» Le contexte indique tout le
contraire. La pensée intime de l'Apôtre peut on effet se déduire du but qu'il poursuivait
dans sa lettre. Voulant combattre l'opinion de certains fidèles de Corinthe qui niaient la
résurrection corporelle des morts, saint Paul entend en démontrer l'existence et la
nature en s'appuyant sur la Résurrection de Jésus. Son raisonnement eût donc tombé à
faux, si, pour prouver que les morts reprendront leurs corps, leurs vrais corps, quoique
glorieux et doués de propriétés nouvelles, il eût commencé par dire, que la Résurrec-
tion du Christ, qui en était le principe et le modèle, n'avait pas été corporelle. Quand il
déclare que le Christ ressuscité lui est apparu, il veut donc dire qu'il l'a vu dans le
même corps qui était mort et avait été enseveli, identique à ce qu'il avait été durant sa
vie terrestre, sauf la qualité de gloire en plus. Telle est, à ne pas en douter, le fond de la
pensée de l'Apôtre. — Cela est juste, répliquent les rationalistes, « les Évangélistes et
saint Paul n'entendent point raconter des impressions subjective? ; ils parlent d'une
présence objective, extérieure, sensible, non d'une présence idéale, bien moins encore
d'une présence imaginaire. Les conditions d'existence de ce corps étaient différentes,
mais c'était le même qui avait été mis dans le tombeau, et que l'on croyait n'y être point
demeuré »220. Oui, mais c'était là, d'après M. LOISY toujours, pure hallucination ou
simple illusion, de la part des Apôtres.
1. Pour ce qui concerne le propre cas de saint Paul, peut-on dire qu'il fut halluciné? Il
est vrai que plusieurs fois dans sa vie, il eut des visions, mais il a toujours pris soin de
distinguer entre celle-ci et les autres. La vision du chemin de Damas était, à ses yeux,
le fondement de sa vocation. C'est parce qu'il avait vu le Christ glorieux, qu'il s'était
rencontré avec lui et avait entendu son appel, qu'il revendiquait le titre d'apôtre. Jamais
il n'aurait osé se prévaloir de ce titre s'il n'avait eu la conviction d'avoir vu le Christ
aussi réellement que les autres Apôtres, et d'avoir ouï sa voix qui l'appelait à
l'apostolat.
Sans doute, poursuivent nos adversaires, saint Paul fut sincère, mais cela n'empêche
pas qu'il fut victime de l'hallucination. Tout en poursuivant les chrétiens, il se fit au
fond de son être un travail inconscient ; il eut des doutes sur la vérité de la doctrine de
Jésus, sur la légitimité de ses persécutions, bref, il eut des remords. Ces impressions
restées d'abord latentes, à l'intérieur de son être, jaillirent subitement de sa
subconscience à sa conscience, provoquant les hallucinations de la vue et de l'ouïe, et
produisant dans son esprit des convictions nouvelles et causant sa conversion. — Or
rien de tout cela n'est historique. Ce prétendu travail préparatoire à la conversion, qui
se serait passé dans la conscience subliminale de saint Paul, n'apparaît nulle part. C'est
toujours de bonne foi que Paul persécuta les chrétiens, et parce qu'il croyait bien faire
en défendant les « traditions» de ses « pères», comme il L'a déclaré lui-même (Gal., I,

220
M. LOISY, Les Évangiles synoptiques.

209
14 ; Act., XXVI, 9). Ce qu'il a fait, il l'a fait « par ignorance» (I Tim., I, 13). L'hypothèse
du remords n'a aucune base dans les textes. C'est en un instant que Saul se trouva
converti et qu'il crut en Celui dont il persécutait les disciples.
2. Mais supposons, si on le veut, que saint Paul fut halluciné. Dira-t-on que les autres
témoins, dont parlent saint Paul et les Évangélistes, furent tous hallucinés ? Tout
repousse cotte supposition : les conditions de nombre, de temps et de circonstances
ne comportent pas une telle hypothèse. — 1. Le nombre. Il n'est pas raisonnable de
supposer que tant de témoins d'un caractère si différent aient été victimes d'une illusion
de leurs sens. Ce n'est pas une fois que Notre-Seigneur se montre ressuscité, mais de
nombreuses fois ; ce n'est pas à une personne, ce n'est pas même à ses soûls Apôtres
qu'il apparaît, mais à cinq cents frères à la fois. — 2. Le temps. Les apparitions ont ou
lieu après la mort de Jésus, c'est-à-dire à un moment où les disciples étaient
désemparés et songeaient à se cacher. Dans un pareil état d'esprit, ils ne pouvaient
s'imaginer que le Crucifié leur apparaissait dans la gloire. Les apparitions ont donc dû
s'imposer du dehors et dans des conditions d'objectivité telles qu'elles ont entraîné une
foi irrésistible à la Résurrection. — 3 Les circonstances. Saint Paul il est vrai, ne
mentionne aucune circonstance, mais si nous nous reportons aux récits des
Évangélistes, nous voyons que les Apôtres sont d'abord incrédules et croient voir un
esprit. Jésus leur fait alors toucher ses plaies (Luc, XXIV, 37, 40 ; Jean, XX, 27) ; il
mange devant eux (Luc, XXIV, 43) ; il leur fait remarquer « qu'un esprit n'a ni chair ni
os » (Luc, XXIV, 39) ; il permet aux saintes femmes d'embrasser ses pieds (Mat.,
XXVIII, 9).
Dira-t-on encore que les hallucinations, telles qu'on les entend, ont été des
hallucinations vraies, des hallucinations objectives, produites directement par Dieu
pour obtenir la foi des Apôtres à Jésus vivant et triomphant? Cette hypothèse n'est pas
plus historique que les autres ; elle est de plus blasphématoire, vu qu'elle regarde Dieu
comme la cause directe de l'erreur.

CONCLUSION. — Les attaques des adversaires manquent donc de base sérieuse, et


nous avons le droit de conclure que, suivant le témoignage de saint Paul, la
Résurrection est un fait historiquement certain, démontré par six apparitions. De ces
apparitions saint Paul peut rendre témoignage d'une, puisqu'il a conscience d'en avoir
été l'heureux témoin. Quant aux outres, il affirme qu'elles sont venues à sa
connaissance par le récit qui lui en a été fait lors de sa première rencontre à Jérusalem
avec les Apôtres, an particulier avec saint Pierre et saint Jacques, trois ans après sa
conversion (Gal., I, 18), c'est-à-dire environ quatre ans après l'événement lui-même, si
l'on suit la chronologie adoptée par M. HARNACK qui reporte la conversion de saint
Paul à l'année même de la mort de Jésus. Ainsi, à une époque aussi rapprochée des
faits, les Apôtres croyaient déjà à la Résurrection corporelle de leur Maître. Il n'est
donc pas possible d'admettre, avec l'école mythique, que la Résurrection est une
légende qui s'est formée au milieu du IIe siècle, ni, avec certains critiques
contemporains (LOISY), que les Apôtres et les disciples n'ont ni cru ni prêché que le
corps de leur Maître était sorti vivant du tombeau au troisième jour après sa mort, et
que les chrétiens ne seraient arrivés à cette foi qu'en défigurant les croyances
primitives et les impressions des premiers disciples.

210
270. — B. TÉMOIGNAGE DES ÉVANGILES. — D'après le témoignage des quatre
Évangiles, la foi à la Résurrection de Jésus est née d'une double cause : — a) de la
découverte du tombeau vide, et — b) des apparitions du Ressuscité.
a) Argument tiré de la découverte du tombeau vide. — Suivant les récits des quatre
Évangélistes, les femmes et les disciples qui se rendirent au sépulcre pour embaumer
Jésus, trouvèrent le tombeau vide. La pierre qui fermait l'entrée du sépulcre était
rejetée sur le côté (Marc, XVI, 4). A l'intérieur du sépulcre, les linges gisaient à terre,
les linceuls et le suaire séparément (Jean, XX, 7) ; le corps de Jésus n'était plus là (Luc,
XXIV, 3). Un Ange leur annonça la Résurrection. Les gardes effrayés avaient fui et
étaient allés annoncer la nouvelle aux princes des prêtres qui leur donnèrent une forte
somme d'argent pour publier que les disciples avaient enlevé le corps pondant qu'ils
dormaient (Mat, XXVIII, 11, 13).
Ainsi le premier argument invoqué par les Évangélistes en faveur de la Résurrection
est tiré de ce fait que le lendemain du sabbat, le dimanche matin, le corps de Jésus
avait disparu du tombeau où il avait été enseveli l'avant-veille par Joseph d'Arimathie.

271. — Objection. — L'argument tiré de la découverte du tombeau vide a été, de tout


temps, l'objet des plus vives attaques de la part des adversaires dix christianisme. — 1.
Ou bien ils ont admis la matérialité du fait, et ils se sont ingéniés a en fournir des
explications naturelles : — 1) Les Juifs, au 1er siècle, recoururent à l'hypothèse de
l’enlèvement. Ils accusèrent les disciples d'avoir dérobé le corps de leur Maître, la nuit,
pendant que les gardes dormaient221. — 2) Parmi les critiques modernes. les uns ont
complètement abandonné l'hypothèse de l'enlèvement par les disciples de Jésus. C'est
ainsi que l'école naturaliste allemande (BRET-SCHNEIDER, PAULUS, HASE) supposa
que Jésus n'était pas mort sur la croix et qu'il était seulement tombé en léthargie. La
fraîcheur du tombeau, la vertu des baumes et la forte odeur des aromates l'ayant
rappelé à la vie, il se débarrassa de ses linceuls et du suaire qui lui couvrait la tête, et il
put sortir du sépulcre grâce à un tremblement de terre qui fit rouler la pierre qui on
scellait l'entrée. Il apparut alors à ses disciples qui le crurent ressuscité. Les autres, au
contraire, ont repris l'hypothèse de l'enlèvement en la modifiant. Comme le
découragement dans lequel étaient tombés les Apôtres, écarte d'eux tout soupçon
d'imposture, ils ont supposé que l'enlèvement avait été fait soit par les Juifs222 qui
voulaient empêcher l'affluence des visiteurs, soit par le propriétaire du jardin qui
voulait débarrasser son caveau du cadavre qui en avait pris possession223, soit par
Joseph d'Arimathie lui-même qui, n'étant pas un disciple de Jésus, et n'ayant prêté son

221
Cette hypothèse ne put résister longtemps à la réplique des apologistes chrétiens Aussi vit-on
bientôt les Juifs reporter leur accusation sur le jardinier du lieu où était le tombeau, qui aurait fait
disparaître le corps, de peur que les allées et venues des pieux visiteurs ne nuisissent à ses laitues (voir
TERTULLIEN, Tr. de Spectaculis).
222
MM. Albert REVILLE et Edouard LE ROY ont supposé que les autorités Juives qui détestaient Jésus
et ne supportaient pas qu'il eût une sépulture honorable avaient fait enlever le corps afin qu'il subit le
sort que la loi réservait aux cadavres des suppliciés
223
RENAN, Les Apôtres

211
caveau que par charité, se serait empressé, le sabbat passé, de faire transporter le corps
dans un autre endroit224.

2. Ou bien ils ont nié la matérialité du fait et ont prétendu que le récit de la découverte
du tombeau vide est une légende inventée par la seconde ou la troisième génération
chrétienne, et ils en veulent voir la preuve dans le silence de saint Paul. Si saint Paul,
disent-ils, dont le témoignage est antérieur à celui des Évangiles, ne mentionne pas
l'argument du tombeau vide, c'est qu'il ne le connaissait pas et que la légende n'était
pas encore formée au moment où il écrivait.

Réfutation. — Nous ne nous attarderons pas à répondre longuement à ceux qui,


prenant les Apôtres pour des imposteurs, soutiennent qu'ils ont été les auteurs du rapt.
Quel intérêt pouvaient-ils avoir à inventer la fable de la Résurrection et à faire adorer
comme un Dieu, un séducteur dont ils auraient été les premières victimes? Un tel plan
n'était-il pas d'ailleurs irréalisable? Comment auraient-ils enlevé le corps? Par vio-
lence, par corruption ou par ruse? Aucune des trois hypothèses n'est sérieuse. La
violence n'est pas admissible, de la part de gens qui avaient montré si peu de courage
au cours de la Passion. La corruption n'est possible qu'avec de l'argent, et les Apôtres
étaient plutôt pauvres. Reste le troisième moyen : enlever le corps par ruse. Il s'agissait
alors de surprendre les gardes par un chemin détourné, ou la nuit, alors qu'ils auraient
été endormis, de pousser la pierre sans le moindre bruit, puis d'enlever le corps sans
éveiller personne, et de le cacher dans une retraite assez sûre pour qu'on ne pût le
découvrir : une telle entreprise ne dépasse-t-elle pas les limites de la vraisemblance ?

2. L'hypothèse de la mort apparente de Jésus est tombée aujourd'hui dans le plus


complet discrédit. Il faut choisir en effet. Ou l'on accepte les récits des Évangélistes
tels qu'ils sont, et alors rien n'autorise à croire que la mort de Jésus ne fut qu'apparente.
Si les souffrances de la croix et le coup de lance ne l'avaient pas fait mourir, il aurait
sûrement été asphyxié par les cent livres d'aromates et par le séjour au tombeau. Ou
bien l'on regarde les récits évangéliques comme des légendes, et alors l'on tombe dans
l'objection qui nie la matérialité du fait et à laquelle nous répondrons plus loin.

3. Dire que le rapt a été commis par les Juifs, est une hypothèse plus absurde encore
et contredite par les faits. Il faut se souvenir en effet que les Apôtres prêchèrent la
Résurrection, non seulement devant le peuple, mais devant les chefs de la nation.
Pierre et Jean furent emprisonnés pour cela, et ils comparurent devant le tribunal juif
(Actes, IV, 1, 12). Conçoit-on alors le silence des Sanhédrites? « La pièce à conviction
était entre leurs mains ; ils pouvaient ébranler d'un seul geste, d'une parole, la foi
nouvelle dont les progrès rapides les inquiétaient... Si les Sanhédrintes se sont tus, s'ils
n'ont pas opposé ce démenti éclatant, c'est parce qu'ils n'étaient pas en état de le
fournir. A Jour insu et sans eux le sépulcre avait été dépouillé de son cadavre. »225 Et

224
HOLTZMANN, La Vie de Jésus.
225
P. ROSE, Etudes sur les Évangiles. C'est là sans cloute la raison qui a déterminé les rationalistes
contemporains à imaginer l'hypothèse de la fosse commune. Ils pensent ainsi échapper à la nécessité

212
qui donc l'avait enlevé? « Ce n'est pas un ami. Ce n'est pas un ennemi. Ce n'est pas un
étranger. Depuis plus de dix-neuf siècles (Mat., XXVIII, 12-15) on a épuisé toutes les
hypothèses pour échapper au miracle ; à aucune on n'a pu donner quelque
vraisemblance. Il ne reste qu'une réponse possible. Le Christ est sorti de lui-même de
son sépulcre. Il est ressuscité corporellement » 226!

4. Est-on mieux fondé à prétendre que la découverte du tombeau vide est une légende
inventée par la seconde ou la troisième génération chrétienne227 ? Comment expliquer
alors la foi des Apôtres, la transformation totale, qui s'est faite en eux quelque temps
après le grand drame de la croix qui les avait laissés si découragés et si abattus? Si rien
n'est venu les remettre de leur déception, si la foi à la Résurrection ne s'est formée que
peu à peu, comment se fait-il que, de lâches et timides qu'ils étaient au cours de la
Passion, ils soient devenus, après, intrépides, audacieux et qu'ils prêchèrent la
Résurrection jusqu'au sacrifice de leur vie? Faut-il croire « ces témoins qui se font
égorger » ou les prendre pour des exaltés et des fous?

272. — b) Argument tiré des apparitions. — Tandis que l'argument tiré du tombeau
vide n'est qu'une preuve indirecte, vu que le fait peut être expliqué par d'autres
hypothèses que la Résurrection, les apparitions constituent une preuve directe.
Si l'on compare les deux témoignages de saint Paul et des Évangélistes, l'on peut
compter onze apparitions, celle du chemin de Damas à saint Paul non comprise. Deux
apparitions mentionnées par saint Paul ne figurent pas chez les Évangélistes, à savoir
l'apparition aux cinq cents disciples et l'apparition à Jacques. Le total des apparitions
relatées par les Évangélistes s'élève donc à neuf, dont sept eurent lieu à Jérusalem ou
aux environs, et deux en Galilée. Dans le premier groupe, — les apparitions
hiérosolymitaines, — l'on compte les apparitions : — 1. à Marie-Madeleine (Marc,
XVI, 9 ; Jean, XX, 14, 15) ; — 2. aux femmes qui revenaient du sépulcre ( Mat., XXVIII,
9) ; — 3. à Simon Pierre (Luc, XXIV, 34) ; — 4. aux deux disciples qui allaient à
Emmaüs (Marc, XVI, 12 ; Luc, XXIV, 13 et suiv.) ; et — 5. aux Apôtres réunis dans le
Cénacle, Thomas absent (Marc, XVI, 14 ; Luc, XXIV, 36 et suiv. ; Jean, XX, 19-25). Ces
cinq premières apparitions eurent lieu le jour de Pâques. — 6. Huit jours plus tard, à
Jérusalem encore, Jésus apparut aux onze Apôtres, Thomas présent et invité par le
Seigneur à toucher les plaies de ses mains et de son côté (Jean, XX, 26-29). — 7. En
Galilée, il apparut à sept disciples sur le lac de Tibériade (Jean, XXI, 1, 14) ; puis — 8.

qui leur incombe d'expliquer pourquoi les Juifs n'ont pas confondu les apôtres en reproduisant le
cadavre.
226
LADEUZE, op. cit.
227
Les rationalistes supposent deux stades dans la formation de la légende. Au premier stade se
placent les hallucinations. Après la grande épreuve delà Croix, l'amour des Apôtres pour leur Maître
triomphe de leur découragement. Pierre d'abord, puis les autres Apôtres, suggestionnés par Pierre, ont
des visions dans lesquelles ils se figurent voir Jésus ressuscité. Telle est la première étape de la
croyance à la résurrection où il n'est question que de Jésus vivant et immortel, étape dont nous
trouvons l'écho dans le témoignage de saint Paul. Au second stade, les Apôtres, pour légitimer leur
prédication, commencent à matérialiser la croyance à la survivance du Christ. Pour les besoins delà
cause, l'on forge de toutes pièces les circonstances de la résurrection : l'ensevelissement, la garde au
tombeau, la découverte du tombeau vide, Jésus faisant toucher ses plaies, etc.

213
aux onze Apôtres sur une montagne de (ralliée (Mat., XXVIII, 16, 17). — 9. Enfin, une
dernière apparition qui précéda l'Ascension et qui eut lieu sur le Mont des Oliviers
devant tous les Apôtres assemblés (Luc, XXIV, 50).

273. — Objection. — On objecte contre l'argument tiré des apparitions les


divergences que l'on trouve dans les narrations évangéliques. — 1. L'on fait remarquer
que les Évangélistes ne s'entendent pas sur le nombre des femmes qui se rendirent au
tombeau, ni sur le nombre des Anges qu'elles virent. — 2. Mais l'on invoque surtout la
soi-disant opposition entre les auteurs sacrés à propos du théâtre des apparitions.
D'après les critiques libéraux et rationalistes, il y aurait dans les récits évangéliques
comme deux traditions superposées et d'ailleurs inconciliables : l'une représentée par
saint Matthieu et saint Marc, plaçant les apparitions en Galilée, conformément au
message que l'ange donne aux saintes femmes pour les Apôtres au matin de la
résurrection ; l'autre représentée par saint Luc et saint Jean et mettant le théâtre des
apparitions exclusivement en Judée.

Réfutation. — 1. Loin d'infirmer leurs récits, les divergences prouvent au contraire


l'indépendance des historiens. Les divergences portent d'ailleurs sur des points
secondaires, tels que le nombre des femmes et le nombre des anges ; elles laissent
intact le fait lui-même de la Résurrection. Il apparaît avec évidence que les variantes
de détails n'empêchent nullement l'identité du fond. — 2. L'opposition qu'on signale
entre les Évangélistes à propos du théâtre des apparitions, n'est pas aussi évidente
qu'on l'affirme, et il est loin d'être démontré qu'il y eut deux traditions distinctes, l'une
hiérosolymitaine, l'autre galiléenne, et encore moins, que chaque évangéliste ne connut
que l'une des deux traditions. Comment peut-on prétendre, en effet, que saint Matthieu
qui, avec saint Marc, représente la tradition galiléenne, ignore la tradition judéenne,
alors qu'il rapporte une apparition de Jésus aux saintes femmes, au moment où elles
sortaient du sépulcre? (Mat., XXVIII, 8, 9). La finale de saint Marc rapporte également
des apparitions hiérosolymitaines, mais n'insistons pas sur ce fait, vu que nos
adversaires considèrent cette finale comme apocryphe. De même, l'Évangile de saint
Jean, si on le prend en son entier et avec son appendice, raconte des apparitions
judéennes et des apparitions galiléennes. Saint Luc ne rapporte que les apparitions
judéennes. Donc, en définitive, si l'on excepte saint Luc, les Evangélistes connaissent
les deux théâtres des apparitions du Christ, et l'exclusivisme qu'on voudrait trouver
dans leurs narrations, n'existe en réalité que dans l'esprit des critiques rationalistes.
Trois Évangélistes au moins sur quatre ont recueilli la double tradition :
hiérosolymitaine et galiléenne.
Remarquons, par ailleurs, que la plupart des divergences s'expliquent très bien par le
but différent que les Évangélistes poursuivaient. Ainsi saint MATTHIEU, écrivant pour
le milieu juif où le bruit courait que les disciples avaient enlevé le corps du Christ
montre l’invraisemblance d’une telle accusation par le récit de la garde mise au
tombeau et de l'apposition des scellés sur la pierre du sépulcre. Saint MARC écrivant
pour le milieu romain, très attaché aux formes juridiques, rapporte d'abord que la mort
de Jésus a été constatée officiellement par une enquête de Pilate auprès du Centurion
chargé de l'exécution de la sentence, puis il insiste sur l'incrédulité des disciples qui
refusent d'ajouter foi au récit de Marié-Madeleine. — Saint Luc, écrivant pour le

214
milieu grec, où le témoignage des femmes n'était pas reçu en justice et où la
résurrection des morts était regardée comme une absurdité, ne mentionne que les
apparitions aux hommes (aux deux disciples d'Emmaüs, à Pierre, aux Onze et à leurs
compagnons) et apporte des détails matériels afin de démontrer que le corps ressuscité
du Christ n'était pas un fantôme, mais bien un corps réel, puisqu'il se laissait toucher et
qu'on pouvait le voir manger et boire. Ne suivant pas la même marche, les
Évangélistes se sont donc approprié ce qui rentrait dans leur plan et convenait le mieux
à leurs lecteurs : ce serait dès lors une erreur de conclure qu'ils aient ignoré les faits
qu'ils passent sous silence.

Conclusion. — Ainsi, de l'examen des documents, il résulte que, dès les premiers
jours, les Apôtres, tant par la découverte du tombeau vide que par les apparitions,
crurent que leur Maître était ressuscité, qu'ils se le représentèrent survivant, non
seulement dans son âme immortelle, mais dans son corps. Ils crurent que son corps
n'était pas resté au tombeau, mais qu'il vivait à nouveau et pour toujours, transformé et
glorifié228.

§ 2. — LE MIRACLE DE LA RESURRECTION FUT ACCOMPLI POUR CONFIRMER LA


MISSION DIVINE DE JESUS.

274. — La connexion entre la Résurrection de Jésus et sa mission divine est chose si


manifeste qu'elle n'a jamais été l'objet de controverse. Entre les adversaires du
christianisme et les apologistes chrétiens le débat n'a jamais porté que sur le fait même
de la. Résurrection. Il a toujours été admis que, si Jésus était ressuscité, sa mission
était divine ; il était le Messie, le Fils de Dieu.

Il ne sera donc pas nécessaire d'insister longuement sur ce point. La pensée de Jésus de
lier sa mission au miracle de la Résurrection, ressort : — 1. de ce fait qu'il prédit
l'événement à plusieurs reprises, comme étant une marque révélatrice du Messie : «
Alors (après la confession de Pierre) il commença à leur (aux Apôtres) enseigner qu'il
fallait que le Fils de l'homme souffrît beaucoup... qu'il fût mis à mort et qu'il
ressuscitât trois jours après. » (Marc, VII, 31). A trois autres reprises, Jésus prédit
encore sa mort et sa résurrection (Marc, IX, 8, 9 ; 30 ; X, 32-34) ; — 2. de cet autre fait
qu'on doux circonstances Jésus fit appel à sa Résurrection future comme au seul signe
qui serait donné pour prouver sa mission. — 1. Dans une première circonstance, un
groupe de Pharisiens lui demande un signe de sa mission : « Maître, nous voudrions
voir un signe de vous. » Il leur répondit : « Cette race méchante et adultère demande
un signe, et il ne lui sera pas donné d'autre signe que celui du prophète Jonas : de
même que Jonas fut trois jours et trois nuits dans le ventre du poisson, ainsi le Fils de
l'homme sera dans le sein de la terre trois jours et trois nuits. » (Mat., XII, 38-40). — 2.
Dans une seconde circonstance, alors qu'il venait de chasser les vendeurs du Temple,
les Juifs, s'étonnant de le voir agir ainsi, lui demandent un signe qui l'autorise a user
d'une telle autorité ; Jésus répond en ces termes : « Détruisez ce temple, et en trois
jours je le relèverai. » Les Juifs repartirent : « C'est en quarante-six ans que ce temple a

228
V. LEPIN, Christologie

215
été bâti, et vous, en trois jours, vous le relèverez ! » Mais lui, il parlait du temple de
son corps. Lors donc qu'il fut ressuscité des morts, ses disciples se souvinrent qu'il
avait dit cela. » (Jean, II, 18-22).

Conclusion. — Ainsi le seul signe que Jésus consente à donner à ses ennemis en
faveur de sa mission divine, c'est sa Résurrection. Et comme celle-ci est un fait
historiquement certain, nous pouvons conclure que Jésus nous a laissé le témoignage
le plus authentique et le plus grand de son origine divine.

BIBLIOGRAPHIE. — Sur les prophéties et les miracles. — Les Vies de Jésus-


Christ par l'abbé FOUARD, Mgr LE CAMUS, le P. DIDON. le P. BERTHE.—
LEMONNYER, art. Fin du monde (Dict. d'Alès). — LEPIN, Jésus, Messie et Fils de
Dieu. — BATIFFOL, Six leçons sur l'Évangile (Blond). — FILLION, Les miracles de
Notre-Seigneur Jésus-Christ, — DE BONNIOT, Les miracles de l'Évangile (Étude
1888) — BOURCHANY, PERIER, TIXERONT, Conférences apologétiques (Gabalda). —
Mgr FREPPEL, La divinité de Jésus-Christ — COUGET, La divinité de Jésus-Christ.—
FRAYSSINOUS, Défense du Christianisme, Des miracles (Le Clère). — LACORDAIRE,
38e conférence. — MONSABRE, 28e , 29e , 36e conférences, Introduction au Dogme.

Sur la Résurrection. — MANGENOT, La Résurrection de Jésus (Beauchesne) —


LADEUZE, La Résurrection du Christ devait la critique contemporaine (Bloud). —
CHAUVIN, Jésus est-il ressuscité? (Bloud). — LEPIN, Christologie (Beauchesne).—
LEBRETON, art. Sur la Résurrection, Rev pr. d'Ap., mai 1907. — LESETRE, Jésus
ressuscité, Rev. du Clergé français, 1907. L'Ami du Clergé, Année 1923, Nos 36, 44,
49. — BOURDALOUE, Sermon sur la Résurrection...

CHAPITRE V. — La Doctrine chrétienne, Sa rapide diffusion. Le Martyre.

DÉVELOPPEMENT
Division du Chapitre.

275. — Maintenant que nous avons vérifié les titres du fondateur du christianisme et
que nous avons démontré que Jésus est le Messie annoncé par les prophètes, il semble
superflu de mettre en lumière la qualité de la doctrine. Il y a tout lieu, en effet, de
préjuger qu'elle est transcendante, puisqu'elle est l'œuvre d'un Envoyé divin.
Comme nous aurons l'occasion, dans le second article, de parler de l’excellence de la
doctrine chrétienne (V. N° 285), nous laisserons de côté la question pour le moment.
De toute façon, il n'est pas possible, dans un Manuel d'Apologétique, de donner à cette
preuve de la divinité du christianisme (critère intrinsèque) les développements qu'elle
comporte. Ce travail nous entraînerait trop loin, et nous prenons la liberté de renvoyer
à notre « Doctrine catholique ».
Nous plaçant sur le seul terrain de l'apologétique défensive, nous nous bornerons ici à
répondre à une objection que les rationalistes tirent de l'histoire comparée des
religions. Lorsque nous avons parlé des fausses religions, à dessein nous avons mis en

216
relief les ressemblances qui existent entre elles et le christianisme. Nous tenons à y
revenir, afin d'écarter définitivement l'objection rationaliste qui voudrait représenter la
doctrine chrétienne comme une doctrine d'emprunt et sans individualité propre.
Après cela, nous envisagerons les circonstances historiques du christianisme, ses
destinées dans l'espace et dans le temps, autrement dit, sa rapide diffusion parmi le
monde, et sa merveilleuse vitalité à travers les siècles, en dépit des obstacles nombreux
qu'il a rencontrés, en particulier, des violentes persécutions qui ont essayé de l'étouffer
à ses origines. Ce dernier point nous amènera à la question du martyre.
Ce chapitre comprendra donc trois articles : 1° Dans le premier, nous établirons le
caractère original de la doctrine du Christ. 2° Dans le second, nous parlerons de sa
merveilleuse propagation. 3° Enfin nous traiterons du martyre.

Art. I. — La doctrine chrétienne n'est pas une synthèse de doctrines


étrangères.

276. — 1° Objection rationaliste. — Nous avons vu précédemment (N° 142) que les
rationalistes, s'appuyant sur la doctrine de l'évolution, assignent au sentiment religieux
une origine tout humaine, où il n'y a place ni pour le surnaturel ni pour la révélation.
Partant de ce principe qu'ils érigent en dogme, ils étudient les religions comme des
institutions humaines, ils en relèvent avec soin les points de ressemblance, et n'hésitent
pas à tirer les conclusions suivantes : à savoir que toutes les religions sont de la même
essence, qu'elles se sont influencées réciproquement, que le judaïsme et le
christianisme ne sont pas des religions plus originales que les autres, et qu'en
particulier, le christianisme est une religion d'emprunt, qu'il a puisé son dogme, sa
morale et son culte soit au judaïsme, soit aux doctrines philosophiques de la Grèce et
de Rome, soit surtout aux religions de plus vieille date, telles que le zoroastrisme, le
bouddhisme et le mithriacisme, bref, qu'il est une synthèse de doctrines étrangères.

277. — Réfutation. — Ainsi, les historiens rationalistes des religions, après avoir noté
les points de contact qu'il y a entre le christianisme et les autres religions, se croient en
droit de conclure que le christianisme est coupable de plagiat, et que, de ce fait, il ne
saurait revendiquer une origine divine, puisqu'il aurait emprunté sa doctrine à des
religions que lui-même déclare d'origine humaine.
Il convient, pour répondre à ces allégations, de distinguer deux choses : la question de
fait, et la question de l'interprétation du fait, ou si l'on veut, la matérialité du fait, et les
conclusions qu'on en tire.

A. LA QUESTION DE FAIT. — Dans le but de prouver que le christianisme n'a pas


d'individualité propre, qu'il n'est pas une religion originale, les rationalistes relèvent
donc les ressemblances qui existent entre sa doctrine et les autres doctrines antérieures,
soit philosophiques, — soit religieuses. Voici les principales analogies qu'ils signalent
sur le triple terrain du dogme, de la morale et du culte.
a) Dogme. — D'après les rationalistes, qu'il s'agisse des vérités naturelles ou des
vérités surnaturelles, il n'y a rien dans le christianisme qui ne se trouve déjà ailleurs.
— 1. Ainsi, les philosophes de l'antiquité grecque et latine, tels que Socrate, Platon,
Aristote, Cicéron, Sénèque, etc., ont enseigné, plus ou moins clairement, l'existence

217
d'un Dieu unique, d'une Providence qui gouverne le monde, d'une âme spirituelle et
libre destinée à une survie où elle recevra soit la récompense de ses bonnes actions,
soit le châtiment de ses fautes. D'une façon plus précise encore, ces vérités sont
enseignées par les livres sacrés des Juifs. — 2. Passons maintenant aux dogmes qui
paraissent former le fond original de la religion chrétienne, c'est-à-dire aux trois
grands mystères de la Trinité, de l'Incarnation et de la Rédemption, celle-ci avec son
corollaire obligé, le sacrifice. Eh bien, disent les rationalistes, non seulement ces
dogmes ne sont pas nouveaux et appartiennent tous, plus ou moins, aux religions de
l'Inde, mais même les circonstances historiques, ce que l'on pourrait appeler les
alentours des dogmes, sont comme une réédition de ce qui se lit dans les Livres sacrés
de religions d'origine plus ancienne. Nous avons signalé ces différents points au
chapitre des fausses religions (V. Nos 191 et suiv.) Nous les rappelons ici brièvement.
Dans le mithriacisme, le jeune dieu Mithra naît dans une grotte comme Jésus. Mais
c'est surtout avec lès religions de l'Inde que la parenté du christianisme est étroite.
Krishna, dieu incarné de. l'hindouisme, est adoré, à sa naissance, par des bergers et
quelque temps après, il doit, comme Jésus, fuir en exil. Le Bouddha, à son tour, nous
rappelle maints traits de la vie de Jésus. Avant d'entreprendre sa prédication et de
commencer son rôle de libérateur, il passe quatre semaines dans la solitude où il subit
les assauts du démon tentateur, Mâra. Les livres sacres de la Perse racontent également
une tentation de Zoroastre. Ajoutons enfin que la résurrection de Jésus elle-même n'est
pas un fait unique dans l'histoire des religions : elle a comme parallèles la mort et la
résurrection de trois jeunes dieux, Osiris, Adonis et Atys.
b) Morale. — La morale chrétienne ne présenterait pas, d'après les rationalistes, de
caractère plus original. Elle serait, en grande partie, une adaptation de la morale
stoïcienne et de la morale de Zoroastre. Bien plus, le christianisme ne serait même pas
neuf sur le terrain de l’ascétisme. Les conseils évangéliques, — le célibat volontaire, la
pauvreté volontaire et la vie commune, — auraient été mis en pratique avant l'Évangile
: nous avons vu en effet que le bouddhisme a ou ses moines longtemps avant le
christianisme (V. N° 195).
c) Culte. — 1. L'on prétend retrouver les sept sacrements dans le mithriacisme. Le
bouddhisme et le brahmanisme ont également la confession des fautes. La communion
qui fait partie intégrante du sacrifice eucharistique a pour pendant dans les cultes
païens l'usage de participer aux victimes immolées à la divinité. — 2. Le culte des
saints et des images correspond, dit-on, au culte des dieux et des idoles. — 3. Le
christianisme a emprunté au paganisme tous ses rites et toutes ses cérémonies ; il
adore et implore la divinité de la môme façon, par les mêmes signes extérieurs, par les
mêmes gestes, voire par les mêmes formules. Les ex-voto qui recouvrent les murs des
églises célèbres, et qui sont des marques de faveurs obtenues, ont leurs analogues dans
le paganisme : les monuments d'actions de grâces abondaient près du temple
d'Esculape à Épidaure et près du temple de Jupiter à Dodone. Donc, concluent les
rationalistes, sur ce point comme sur les autres, la religion chrétienne n'a rien innové ;
elle est une copie évidente des autres cultes.

278. — B L'INTERPRÉTATION DU FAIT. — Des ressemblances qui existent entre le


christianisme et les autres religions, les rationalistes s'empressent de tirer la conclusion
que le premier est l'emprunteur. Mais c'est précisément ce qu'il s'agirait de démontrer,

218
car il va de soi que le plagiat ne se présume pas, il faut en faire la preuve. Or c'est
chose facile de noter les ressemblances ; ce qui est plus difficile c'est d'établir la filia-
tion. En reprenant les trois divisions : dogme, morale et culte, nous allons voir que
cette filiation n'existe pas ou qu'elle s'explique par des raisons valables.
a) Dogme. — 1. Que les vérités naturelles, telles que l'unité et l'immortalité de l'âme
aient été enseignées par des philosophes antérieurs au christianisme, cela se conçoit,
puisque la raison peut, par ses seules forces, découvrir ces vérités. L'on pourrait
cependant remarquer qu'elles ont été rarement connues sans mélange d'erreur. Ainsi
PLATON, tout en reconnaissant une Divinité suprême, est dualiste. ARISTOTE rejette la
Providence, SENEQUE paraît plutôt panthéiste, et presque tous ont représenté la
Divinité comme soumise à l'aveugle Destin.
Mais on objecte aussi que le monothéisme, l'immortalité de l'âme, la croyance à une
vie future, étaient déjà les éléments essentiels de la religion juive. Assurément, et ce
serait un contresens de vouloir en tirer parti contre le catholicisme, puisque celui-ci est
le premier, non seulement à admettre sa parenté, mais à affirmer cotte filiation comme
un de ses dogmes.
Les ressemblances d'ailleurs s'arrêtent là. Et si nous voulions relever les divergences
entre les deux religions, établir le contraste entre le rigorisme, l'orgueil et la justice
austère des Pharisiens, d'une part, et d'autre part, la bonté, l'humilité la charité
inépuisable de Jésus, nous forcerions nos adversaires à confesser que la religion
chrétienne, tout en étant une évolution de la religion juive, a accompli un tel progrès
qu'elle peut être considérée comme une religion tout à fait neuve et originale.
2. Le point important de l'objection rationaliste concerne évidemment les trois dogmes
de la Trinité, de l’Incarnation et de la Rédemption, c'est-à-dire ce qui paraît être le
fond propre de la religion chrétienne. Remarquons tout d'abord que ces trois dogmes
ont leur fondement dans les Livres sacrés du Nouveau Testament et en particulier dans
les Évangiles. Pour démontrer que 1P christianisme a emprunté des dogmes, il faudrait
donc faire la preuve que les documents de la révélation chrétienne n'ont pas de
caractère original, qu'ils portent des traces d'importation étrangère. Or si l'on rapproche
nos Livres sacrés de ceux de l'Inde et de la Perse, on constate aisément, par la critique
interne, que les premiers n'ont pas été influencés par les seconds.
Par ailleurs, les ressemblances signalées sont-elles si complètes que l'on puisse dire
que les dogmes du christianisme sont empruntés? « Ne consistent-elles pas fort
souvent en de simples analogies très éloignées, de telle sorte qu'il y ait entre les
éléments correspondants du christianisme et des autres cultes autant de différence que
de ressemblance?... Nous voyons dans plusieurs religions l'idée d'une trinité divine,
mais entre les triades païennes, vagues et changeantes, composées généralement d'un
père, d'une mère et d'un fils, et la conception de la Trinité chrétienne, il y a un abîme.
Sur un grand nombre de points il est possible de constater, à côté des ressemblances,
des différences aussi grandes. »229
L'on pourrait s'étonner encore que l’idée d'un libérateur se retrouve en dehors du
christianisme, que Çakya-Muni, par exemple, se soit donné, avant Jésus, pour le
.sauveur de l'humanité. Mais il convient de se rappeler que l'attente messianique avait
dépassé les bornes du territoire juif. Cette idée, dont les prophètes avaient été les

229
L'abbé DE BROGLIE, Problèmes et Conclusions de l'histoire des religions.

219
ardents propagateurs, avait pénétré partout. Elle faisait écho du reste aux sentiments du
cœur humain. A la vue de ses misères et de ses fautes, devant la crainte des châtiments
futurs, l'homme ne conçoit-il pas, comme d'instinct, le désir et l'espoir de la
délivrance? « Or qu'arrive-t-il, dit l'abbé DE BROGLIE, lorsque les hommes animés de
ces sentiments se trouvent privés du bienfait de la révélation véritable et de la religion
divine? Il arrive naturellement qu'ils cherchent ce qui leur manque, qu'ils le créent,
qu'ils l'imaginent selon leurs lumières et leurs forces Sentant le besoin d'une révé-
lation, ces hommes écouteront le premier prophète venu, sans vérifier ses titres ;
sentant le besoin d'un libérateur ils écouteront celui qui dira qu'il peut, qu'il veut les
sauver. Sentant le besoin d'émotions religieuses, ils organiseront des cérémonies, des
chants capables de les leur inspirer. Croyant au surnaturel, ils s'adresseront à des êtres
invisibles pour obtenir d'eux la santé et la richesse... Ainsi se développeront les fausses
religions où il y aura toujours une part d'imposture, et où le bien sera mêlé au mal.»230
Quant aux circonstances historiques des dogmes. c'est-à-dire à tout ce qui porte sur la
vie et les actes des fondateurs, les rapprochements signalés plus haut sont loin d'être
défavorables au christianisme. Sans parler du mithriacisme qui s'est propagé dans
l'Empire romain à la même époque que le christianisme et que les apologistes chrétiens
ont pu accuser de plagiat sans recevoir de démenti (V. N° 191), l'on ne saurait regarder
la vie du Bouddha comme un modèle sur lequel les Évangélistes auraient calqué la vie
du Christ. Au contraire, la biographie de Çakya-Muni est relativement moderne dans la
littérature de l'Inde, la rédaction définitive n'en ayant pas été faite avant le XIIe siècle
de notre ère. Pour démontrer que le christianisme est tributaire du bouddhisme, il
faudrait donc prouver que les livres actuels qui contiennent la vie du Bouddha sont
identiques aux originaux ; et c'est ce qui n'a pas été fait. Il n'y a pas lieu davantage de
nous arrêter au parallélisme qu'on a voulu établir entre la résurrection de Jésus dont
nous avons apporté précédemment les preuves indiscutables, et la mort et la
résurrection des dieux mythologiques, Osiris, Adonis et Atys, lesquelles ne sont autre
chose que des symboles, destinés à figurer la succession des saisons, la mort apparente
de la nature en hiver et sa résurrection au printemps.
b) Morale. — La morale chrétienne n'a aucunement la prétention d'être en tous points
une morale nouvelle. Les préceptes fondés sur la nature des choses et imposés par la
raison ne sont pas sa propriété exclusive. Il ne faut donc pas s'étonne des rapports
qu'elle peut avoir avec d'autres morales, comme celle des stoïciens et celle de
Zoroastre. Au surplus, la morale chrétienne les dépasse, tant dans l'ensemble de ses
préceptes et de ses conseils que dans les motifs qui l'inspirent. Ainsi les stoïciens, tout
en recommandant la pratique du bien comme la condition unique du bonheur, ne
poursuivent que leur propre félicité ; ils ne connaissent pas la pitié à l'égard du
prochain. D'autre part, en nous imposant comme premier devoir de supprimer le
sentiment et de n'écouter que la raison, ils vont à l'encontre de la nature humaine et
nous proposent une morale impraticable. Combien la morale du Christ, basée sur
l'amour de Dieu et du prochain, compatissante à la faiblesse et indulgente aux
défaillances, toujours guérissables par le repentir, est plus humaine et meilleure, on ne
saurait le mettre en doute.

230
Ibid.

220
Mais on dit encore qu'il y a eu dans l'Inde des moines qui ont pratiqué les conseils
évangéliques avant et tout aussi bien que les ascètes chrétiens. Nous voulons bien
l'admettre, mais tout au plus peut-on en conclure que la nature humaine a été la même
dans tous les temps et sous tous les cieux, qu'il y a toujours eu des âmes d'élite qui ont
aspiré à un idéal de perfection, et que leurs instincts religieux leur ont découvert les
mêmes moyens d'y parvenir.
c) Culte. 1. Nous n'avons pas à répondre à l'objection qu'on tire des ressemblances
qu'il peut y avoir entre les sept sacrements chrétiens et les sept degrés de l'initiation
mithriaque, puisque le mithriacisme n'est pas antérieur au christianisme, et que, s'étant
répandu à Rome, il a pu entrer facilement en contact avec la religion de Jésus et lui
emprunter ses rites. — 2. Quant au culte des saints et des images que l'on rapproche du
culte des dieux et des idoles, les deux s'expliquent par la tendance de la nature humaine
« à multiplier les objets de culte et à choisir des objets visibles de vénération religieuse
: cette tendance, abandonnée à elle-même, a produit dans l'antiquité païenne le
polythéisme et l'idolâtrie. Dans l'histoire du christianisme, ces mêmes aspirations,
gouvernées et dirigées pari Esprit-Saint et par l'Église, ont trouvé leur satisfaction dans
un culte de vénération envers les saints, distinct du culte d'adoration qui est réservé à
Dieu seul, et dans l'usage légitime d'images qui ne sont nullement des idoles »231. S’il
est arrivé parfois que la distinction entre le culte de Dieu et celui des saints n'a pas été
suffisamment établie et que le culte d'un saint a remplacé purement et simplement le
culte d'un dieu local sans qu'il y eût de différence dans la manière de vénérer l'un et
d'adorer l'autre, ce sont là des abus qui sont imputables à l'ignorance des nouveaux
convertis, et non à la religion elle-même. — 3. On allègue enfin l'identité des
cérémonies du culte chrétien et du culte païen pour accuser le premier de plagiat. A
supposer que la liturgie chrétienne ait emprunté tous ses rites secondaires soit au culte
juif, soit au culte païen, c'est-à-dire en somme, au milieu dans lequel elle pénétrait, et
qu'elle les ait adaptés à ses besoins, il n'y aurait pas là de quoi l'accuser de plagiat. Les
cérémonies, en tant que formes extérieures par lesquelles l'homme se propose
d'adresser ses hommages à la divinité, sont du domaine public. Pourquoi voudrait-on
refuser à la vraie religion le droit de faire usage, par exemple, des encensements, des
processions, des chants, des vêtements sacerdotaux, sous prétexte que d'autres cultes
les auraient employés avant elle ? La nature humaine étant la même partout, comme
nous le disions plus haut, comment trouver étrange qu'elle traduise ses sentiments
d'une manière identique ? « L'homme qui se sent coupable et malheureux se tourne
naturellement vers son Créateur, vers une puissance invisible capable de le délivrer. A
quelque race qu'il appartienne, il risque fort d'imploré! la miséricorde divine dans les
mêmes sentiments et presque dans les mêmes termes. L'attitude de la prière, les
manifestations extérieures du respect et de l'humilité sont à peu près les mêmes partout
: on lève les bras au ciel, on se prosterne ; plus est grand le désir d'obtenir une grâce,
plus on insiste en répétant la même formule dans une sorte de litanie... Il est assez
naturel de porter solennellement en procession les images de ceux qu'on veut présenter
à la vénération publique. La purification, réelle ou symbolique, au moyen d'ablutions,
la transmission d'un pouvoir ou d'une influence par l'imposition des mains et bien
d'autres pratiques religieuses sont autant de choses très conformes aux dispositions de
la nature humaine. Il est puéril de s'étonner des similitudes en pareille matière et de les
231
L'abbé DE BROGLIE, op. cit., p. 283

221
noter avec empressement comme une découverte ; ou de se laisser prendre à quelques
traits extérieurs de ressemblance entre certaines images, et de vite conclure à une
imitation. »232

CONCLUSION. — Tout ceci nous amène à la double conclusion suivante : — l. que


les points de ressemblance entre le christianisme et les autres religions antérieures ne
sont pas aussi caractéristiques que le voudraient les historiens rationalistes des
religions, que les divergences qui se mêlent aux ressemblances sont souvent plus
importantes ; et — 2. que les conclusions adoptées par les rationalistes dépassent les
prémisses, et que par conséquent, le christianisme ne peut être accusé de plagiat sur
aucun point, sauf, si l'on veut, sur les questions telles que les vérités naturelles et les
accessoires du culte, qui font partie du domaine commun de l'humanité.

Art. II. — La rapide diffusion du Christianisme.

279. — État de la question. — La rapide diffusion du christianisme a toujours été


considérée par les apologistes comme un solide argument en faveur de son origine
divine. Cependant, la question n'a pas toujours été vue par eux sous le même angle.
Dans le rapide essor du christianisme tous ont reconnu la main de la Providence, mais
comme celle-ci a deux modes d'action, et qu'elle mène le monde, soit par le moyen des
causes secondes, soit en dehors et au-dessus d'elles, l'on comprend qu'il y ait eu
divergence de vue sur l'interprétation des faits.
Les apologistes qui adoptent la première hypothèse, font une part très large aux
circonstances favorables à la propagation du christianisme. De l'admirable
enchaînement des causes secondes qui ont permis à la religion nouvelle de faire une
pénétration si rapide, ils remontent à la Cause suprême « qui prépare les effets dans les
causes les plus éloignées »233, de la même façon que de l'ordre du monde l'on peut
conclure à un sage ordonnateur. Une telle hypothèse, bien que supposant l'action
continue de Dieu, est exclusive du miracle. Elle est du reste parfaitement soutenable,
mais elle a, à notre époque, le grave inconvénient de prêter des armes à nos
adversaires, qui, partant de là, exagèrent, d'un côté, les circonstances favorables à la
rapide diffusion du christianisme, 3t de l'autre, affaiblissent les obstacles qui
s'opposaient à ses progrès, pour pouvoir aboutir à cette conclusion que la propagation
du christianisme s'explique très bien par des causes naturelles et en dehors de Dieu.

232
CONDAMIN, Art. Babylone et la Bible (Dict. d'Alès).
233
BOSSUET, Discours sur l'Histoire universelle, 3e Part., ch. VIII. L'importance que Bossuet attache à
l'action des causes secondes n'est nullement une diminution de l'action divine, car c'est Dieu qui
prépare la suite et la succession des choses par le travail des causes secondes et qui en dispose
l'enchaînement pour la réalisation de son plan éternel, et de ce que Bossuet appelle sa politique céleste
(Sera, sur la Providence). Rien n'est donc laissé au hasard. « Ce qui est hasard à l'égard de nos conseils
incertains est un dessein concerté dans un conseil plus haut, c'est-à-dire dans ce conseil éternel qui
renferme toutes les causes et tous les effets dans un même ordre. De cette sorte tout concourt à la
même fin ; et c'est faute d'entendre le tout, que nous trouvons du hasard ou de l'irrégularité dans les
rencontres particulières. »

222
La seconde hypothèse, qui est celle que nous exposerons, tout en laissant aux causes
humaines la part qui leur revient, les regarde comme impuissantes à produire de tels
effets et suppose par conséquent qu'il a dû s'y ajouter un élément divin ; en d'autres
termes, elle prétend qu'il y a eu disproportion entre les moyens employés et les
résultats obtenus, donc, miracle d'ordre moral.
Mais que faut-il entendre par miracle d'ordre moral ? Pour bien saisir le sens de cette
expression, il faut se rappeler que tous les êtres créés obéissent à des lois propres à leur
nature : les êtres sans raison à des lois nécessaires, les êtres raisonnables à des lois
morales où la liberté joue son rôle. Ainsi, des leçons que l'histoire tire de la marche des
événements, il résulte que l'on peut considérer comme une loi morale qu'une masse
d'hommes ne changent pas d'opinion ni de mœurs, lorsque leurs passions, leurs intérêts
et surtout leur vie sont en jeu. Si le changement se produit, il faut donc l'attribuer à une
intervention spéciale de Dieu, et non aux causes secondes, et de ce fait, recourir à
l'hypothèse du miracle moral. D'où il suit que le miracle moral, c'est tout fait qui, ne
s'expliquant pas par les lois ordinaires de l'histoire, suppose, comme condition
nécessaire, l'intervention spéciale de Dieu.
Pour démontrer le bien-fondé de cette hypothèse, nous avons dès lors à établir: 1° le
fait même de la rapide diffusion du christianisme, et 2° le caractère surnaturel de ce
fait.

§ 1. — LE FAIT DE LA RAPIDE DIFFUSION DU CHRISTIANISME.

280 — La diffusion du christianisme peut être envisagée au point de vue du


développement numérique et géographique, et au point de vue de l'expansion sociale.

1° Développement numérique et géographique. — Le christianisme se donnant


comme une religion universelle, il importe de distinguer entre le nombre des nouveaux
convertis et l'importance du territoire conquis.

A. LE NOMBRE. — Notre enquête sur l'expansion numérique du christianisme


s'arrêtera au début du IVe siècle. A cette époque, en effet, les conquêtes de la nouvelle
religion sont, non pas certes définitives, mais elles ont pris une importance telle,
qu'elles ont forcé le pouvoir impérial, représenté par Constantin, à la tolérance d'abord
par l'édit de Milan (313), puis à la bienveillance, et enfin au patronage officiel. Il
devient dès lors difficile de faire le départ, dans le développement du christianisme qui
s'intensifie chaque jour, entre ce qui peut être attribué aux causes secondes, c'est-à-dire
aux auxiliaires humains, et ce qui semble impliquer une intervention spéciale de Dieu.
En d'autres termes, le miracle moral n'est discernable que dans les trois premiers
siècles où le christianisme, laissé à ses seules ressources, rencontre devant lui des
obstacles humainement insurmontables.
a) Au 1er siècle — Nous avons, pour nous renseigner sur la marche de l'Évangile, le
témoignage des auteurs sacrés et celui des auteurs profanes. — 1. Témoignage des
auteurs sacrés. C'est aussitôt après la descente du Saint-Esprit, le jour de la Pentecôte,
que se place le berceau du christianisme. Les Actes des Apôtres rapportent que les
deux premiers discours de Pierre font cinq mille convertis (Act, II, 41 ; IV, 4). Ailleurs,

223
ils parlent « de milliers de Juifs convertis » (Act., XXI, 20). Dans l'Apocalypse (I, 11) il
est fait mention de sept Églises. Les progrès de la nouvelle doctrine sont si rapides que
la finale de saint Marc constate que, selon l'ordre donné par Jésus, d'annoncer dans le
monde entier l'Évangile du royaume (Mat., XXIV, 14), « les disciples partirent et
prêchèrent en tous lieux» (Marc, XVI, 20). Saint Paul, à son tour, entre 53 et 57, c'est-
à-dire vingt ans environ après l'Ascension de Notre-Seigneur, ne craint pas d'écrire aux
Romains que « leur foi est annoncée dans le monde entier» (Rom., I, 8). — 2.
Témoignage des auteurs profanes. TACITE et SUETONE parlent de nombreux chrétiens
qui périrent par la persécution de Néron, en l'an 64.
2) Au IIe siècle, — 1. Nous avons, tout au début du IIe siècle, vers 112, l'important
témoignage de Pline le jeune. Api es avoir parcouru, en vertu de ses fonctions de légat
impérial, les vastes provinces de Bithynie et du Pont, il écrit une lettre-rapport à
Trajan, dans laquelle il lui exprime sa surprise d'avoir rencontré « de nombreux
chrétiens de tout âge, de tout sexe et même de tout rang, et d'avoir constaté que les
temples des dieux étaient presque abandonnés, les sacrifices depuis longtemps
interrompus, les victimes destinées aux dieux ne trouvant plus que de rares acheteurs
». — 2. Témoignage des Pères. Saint JUSTIN, philosophe célèbre de l'école de Platon,
converti au christianisme, déclare dans son Dialogue avec Tryphon, qu'« il n'y a pas
une seule race d'hommes, soit barbares, soit grecs, ou de quelque nom qu'ils
s'appellent, Scythes qui vivent sur les chars ou nomades qui habitent sous la tente,
chez qui ne soit invoqué le nom de Jésus-Christ ». Saint IRENEE, vers 170, voulant
prouver l'unité de l'Église, la montre répandue par tout l'univers : « Les langues sont
diverses dans le monde, écrit-il, mais la tradition de la foi est partout la même. Ni les
Églises qui s'élèvent en Germanie n'ont une autre foi ou une autre tradition, ni celles
qui sont en Ibérie ou chez les Celtes, ni celles qui sont vers le Levant, ni celles qui sont
en Egypte, ou en Libye, ni celles qui sont vers le centre du monde (c'est-à-dire vers la
Palestine)». A la fin du IIe siècle, vers 197, TERTULLIEN écrit dans son Apologétique,
c. XXXVII, n° 124 : Nous ne sommes que d'hier et nous remplissons tout votre empire,
vos cités, vos maisons, vos places fortes, vos municipes, les assemblées, les camps
mêmes, les tribus, les décuries, le palais, le sénat, le forum, nous ne vous laissons que
vos temples. » Et Tertullien ajoute même, plus loin : « Il est évident que si les
chrétiens voulaient se révolter, ils seraient plus redoutables que les Maures, les Parthes
ou les Marcomans ; ou si seulement ils venaient à se retirer de l'Empire, les païens
seraient effrayés de leur solitude ; il y aurait un silence et une sorte de stupeur comme
si le monde était mort. »
Que, dans les paroles de Pline le Jeune, aussi bien que dans celles de saint Justin, de
saint Irénée et de Tertullien, il y ait une part à faire à l'exagération et à l'emphase
oratoire, la chose ne semble pas contestable, mais l'amplification n'équivaut pas à la
falsification de la vérité. La preuve o'est que plus tard, vers 212, le même Tertullien,
écrivant au proconsul d'Afrique Scapula pour protester contre une reprise de
persécution, parle de « l'immense multitude » des chrétiens formant déjà « presque la
majeure partie de chaque cité », paroles qui ne s'expliqueraient pas, et qui, en de telles
circonstances, seraient bien maladroites si elles allaient ouvertement contre la réalité
des choses.
c) Au IIIe siècle. Un des plus précieux témoignages du me siècle est celui d'Oui GENE
qui, après avoir écrit, dans sa IXe homélie sur la Genèse, qu'il n'y avait « presque aucun

224
lieu qui n'eût reçu la semence de la parole divine», avouait, avec une loyauté digne
d'un historien moderne, que «la fin du monde était encore loin, puisque l'Évangile
n'avait pas encore été prêché partout». Un autre témoignage de la même époque doit
être rappelé, quoique moins précis et moins mesuré que le précédent ; c'est celui de
saint CYPRIEN qui compare l'Église de son temps au soleil dont les rayons éclairent
tout le monde, à un arbre dont les rameaux couvrent toute la terré, à un fleuve qui
répand ses eaux de tous côtés.
Nous arrivons ainsi au début du IVe siècle où nous entendons, d'un côté, le païen
PORPHYRE qui se plaint de trouver des chrétiens partout, et de l'autre, l'historien
EUSEBE, évêque de Césarée, qui proclame que le Christ est adoré dans le monde entier.
D'ailleurs les nombreux conciles, — on en compte plus de cinquante avant le concile
œcuménique de Nicée en 325, — qui se sont tenus de toutes parts, à Rome, en Afrique,
dans les Gaules, en Espagne, en Grèce, dans la Palestine, etc., sont une preuve évi-
dente que le christianisme était déjà en pleine floraison ayant la conversion de
l'empereur Constantin.

281.— B. LE TERRITOIRE CONQU1S. —Les documents qui contiennent l'histoire du


christianisme aux trois premiers siècles, nous le montrent répandu partout dans le vaste
Empire romain, qui comprenait presque l'Europe tout entière et une grande fraction de
l'Afrique et de l'Asie. Si l'on classe les provinces par rapport au nombre de leurs chré-
tiens, M. HARNACK pense qu'on peut les partager dans les quatre groupes suivants : —
a) Le premier groupe, où le christianisme comptait presque la moitié des habitants et
formait la religion dominante, comprend l’Asie Mineure actuelle, la partie sud de la
Thrace, l'île de Chypre, l'Arménie, la ville et le territoire d'Edesse. — b) Le deuxième
groupe se compose des provinces où le christianisme a gagné une partie notable de la
population et peut rivaliser avec les autres religions : ce sont Antioche et la Célé-Syrie,
l'Egypte et la Thébaïde, surtout Alexandrie, Rome avec des parties de l'Italie centrale
et méridionale, l'Afrique proconsulaire et la Numidie, l'Espagne, les principales parties
de la Grèce et la côte méridionale de la Gaule. — c) Le troisième groupe formé des
provinces où le christianisme était peu répandu, comprend la Palestine, la Phénicie,
l'Arabie, quelques districts de la Mésopotamie, l'intérieur de la Péninsule grecque avec
les provinces danubiennes, le nord et l'est de l'Italie, la Mauritanie et la Tripolitaine. —
d) Le quatrième groupe, composé des provinces où le christianisme est tout à fait
clairsemé et pour ainsi dire inexistant, embrasse les villes de l'ancienne Philistin, les
côtes nord et nord-ouest de la mer Noire, l'ouest de la haute Italie, le contre et le nord
de la Gaule, la Belgique, la Germanie et la Rhétie, peut-être aussi la Bretagne et la
Norique.

282. — 2° Diffusion sociale. — Après avoir établi l'expansion numérique et


géographique du christianisme, il importe de savoir quelle était la qualité ou la valeur
sociale de ses adeptes, car il va de soi que si le nom-Tire est une force, la qualité en est
une autre. En principe, le christianisme, étant une religion universelle, s'adresse à
toutes les classes de la société. — 1. Or il est indéniable que la diffusion de la religion
chrétienne s'est faite, à l'origine, surtout parmi ce qu'on peut appeler la classe des
petites gens. Saint Paul écrit en effet aux Corinthiens qu'il n'y a parmi eux « ni
beaucoup de sages selon la chair, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de nobles» (I

225
Cor., I, 26). Il s'en glorifie d'ailleurs, puisqu'il ajoute que « Dieu a choisi ce qui était
faible pour confondre les forts », c'est-à-dire l'orgueil et la fausse science du monde.
Malgré cela, ce serait une erreur de croire que le premier noyau chrétien ne se
composait que de gens de basse condition. — 2. Il y eut, au contraire, et dès la
première heure, quelques personnages de marque : à Chypre, le proconsul SERGIUS
PAULUS (Act., XIII, 7, 12) ; à Athènes DENIS L'AREOPAGITE (Act., XVII, 34), convertis
tous ceux par saint Paul ; à Thessalonique plusieurs ferûmes de haut rang (Act., XVII, 4,
12). À Rome, on peut citer POMFONIA GRAECINA dont Tacite raconte qu'elle fut
accusée de superstition étrangère (Ann., XIII, 32), AGILIUS GLABRION, sénateur et
personnage consulaire, que Domitien fit mettre à mort. En Bithynie, il y avait, suivant
la lettre de Pline dont il a été question précédemment, des chrétiens appartenant à tous
les rangs de la société. La un du IIe siècle marque surtout un accroissement notable du
christianisme dans les rangs de l'aristocratie romaine ; les épitaphes que l'on a
retrouvées dans un des plus anciens hypogées de Rome, et qui portent les noms des
CAECILII, des ATTICI, des ANNII, des POMPONII, des AURELII, illustres familles de
l'époque, en font foi. — 3. A côté des représentants de la richesse, nous trouvons ceux
de la science. Dès les temps apostoliques, les Actes signalent « un Juif nommé
APOLLOS, originaire d'Alexandrie, homme éloquent et versé dans les Écritures » (Act.,
XVIII, 24). Plus tard, les apologistes étaient tous des hommes de grande culture ; il
suffit de nommer TERTULLIEN, juriste distingué, et ORIGENE, esprit d'une rare
puissance. — 4. A la cour, la doctrine chrétienne eut aussi ses partisans. Saint Paul
parle des chrétiens « de la maison de César» (Phil., IV, 22), de ceux « de la maison
d'Aristobule et de Narcisse» (Rom., XVI, 10, 11). A la fin du Ier siècle, FLAVIUS
CLEMENS, le cousin de l'empereur Domitien, est chrétien ainsi que ses enfants qui sont
les héritiers» présomptifs du trône. Le nombre des chrétiens augmente surtout dans
l'entourage des empereurs plus libéraux, Constance Chlore et Licinius. — 5. Dans
l'armée, le recrutement était difficile, la douceur évangélique paraissant sans doute
incompatible avec la profession des armes. Cependant, sous Marc Aurèle, la douzième
légion (fulminata) comptait un grand nombre de chrétiens ; c'est de ses rangs que
sortirent plus tard les quarante martyrs de Sébaste. Au IV siècle, la christianisation de
l'armée était suffisamment accomplie pour que Constantin pût arborer la croix sur ses
étendards. — 6. Après avoir parlé des chrétiens en général et sans distinction de sexe,
il est juste d'accorder une mention spéciale aux femmes, en raison du rôle important
qu'elles jouèrent dans la primitive Église. De nombreux noms de femmes sont
rapportés par les Actes des Apôtres, entre autres celui d'une personnalité importante,
PRISCILLE, femme d'Aquila (Act., XVIII, 2 et 26). Les salutations qui terminent les
Épîtres de saint Paul comprennent généralement des noms de femmes : l'Epître aux
Romains spécialement en contient huit contre dix-huit noms d'hommes. Saint Paul se
préoccupe des mariages mixtes (I Cor., vu, 12) et de la tenue des femmes dans les
assemblées (I Cor., XI, 5), et l'on sait que, de bonne heure, il fut institué un corps de
vierges chrétiennes et de diaconesses.

Conclusion. — De ce bref aperçu, il est permis de conclure que le christianisme a fait


une pénétration rapide presque dans le monde entier, et que, s'il a trouvé plus d'adeptes
dans la classe ordinaire, il n'a jamais été la religion d'une caste ni d'un parti. Il a été,
dès les premiers jours, une religion universelle et une véritable puissance morale.

226
§ 2, — LE CARACTERE SURNATUREL DU FAIT.

283. — Le fait de la rapide diffusion du christianisme à travers le monde s'explique-t-


il par des causes naturelles, tant extrinsèques qu'intrinsèques, c'est-à-dire tirées soit du
milieu où le christianisme pénétrait, soit de la doctrine elle-même? Ou bien suppose-t-
il une intervention spéciale de Dieu et faut-il conclure qu'il y a eu miracle d'ordre
moral?
Pour résoudre le problème, il suffit de savoir s'il y a, oui ou non, juste proportion entre
les moyens employés et les résultats obtenus. Comme on le devine bien, tous les
rationalistes répondent par l'affirmative, quoiqu'ils se divisent sur le caractère et sur le
nombre des causes qu’ont produit la rapidité du développement chrétien. Les
apologistes catholiques soutiennent la thèse contraire. Avant d'exposer les arguments
que font valoir ces derniers, il convient, en toute justice, que nous passions en revue
les circonstances favorables invoquées par nos adversaires.

284. — 1° Thèse rationaliste. Explication naturelle des faits. — D'après M.


HARNACK234, le succès de la nouvelle religion était normal, tant il y avait adaptation et
harmonie entre le milieu et la doctrine.

A. LE MILIEU. — Le christianisme s'est propagé dans deux sortes de milieux : le


milieu juif et le milieu païen.
a) Le milieu juif. — Sous ce nom il faut entendre non seulement les Juifs qui habitaient
la Palestine, ou Juifs palestiniens, dont la langue était le dialecte araméen, mais les
Juifs helléniques, c'est-à-dire tous ceux qui, à partir de l'exil de Babylone, avaient
essaimé dans le monde gréco-romain et qui ne parlaient que le grec. Ces derniers, au
début de l'ère chrétienne, formaient une population importante dans les centres
principaux de l'Empire romain ; on trouvait des communautés juives ou juiveries à
Antioche, à Damas, à Smyrne, à Éphèse, à Thessalonique, à Athènes, à Corinthe, à
Alexandrie, à Rome. L'ensemble des communautés constituait ce qu'on a appelé la
Diaspora, d'un mot grec qui veut dire dispersion. Chaque juiverie avait sa synagogue ;
elle y menait sa vie religieuse comme dans la mère-patrie, restant inviolablement
attachée à ses institutions, à son culte et à ses espérances Toutefois, bien que gardant
leur individualité de race et évitant tout contact avec les païens sur le terrain religieux,
les Juifs avaient, par l'élévation de leur doctrine monothéiste, exercé une assez forte
influence autour d'eux. Ils avaient même détaché des cultes païens bon nombre d'âmes
droites qui, désabusées des erreurs idolâtriques, avaient reconnu le vrai Dieu et
s'étaient affiliées au Judaïsme par la circoncision et l'observance des prescriptions
mosaïques235.

234
Nous exposons la thèse de M. HARNACK, parce qu'elle est une des plus récentes et des plus
documentées.
235
Les païens qui s'affiliaient au judaïsme s'appelaient les prosélytes (grec « proselytos = lat. «
advena» celui qui vient du dehors). Comme les Juifs, ils attendaient le Messie et devaient participer
aux promesses messianiques.

227
Il est donc incontestable, concluent les rationalistes, que la Diaspora favorisa les
débuts du christianisme en lui fournissant les cléments des premières chrétientés. —
Contentons-nous de remarquer ici que les apologistes chrétiens reconnaissent le fait de
cette première circonstance favorable à l'éclosion du christianisme, mais toute la
question revient à savoir si la chose doit être regardée comme l'effet du hasard ou
comme une heureuse disposition de la Providence.
b) Le milieu païen. — Le monde païen, de beaucoup plus considérable que le monde
juif, constituait l'ensemble de l'Empire romain. Nous allons voir quels avantages il
offrait à la pénétration chrétienne, tant au point de vue politique et général, qu'au point
de vue religieux.
1. Au point de vue politique, on peut regarder comme circonstances favorables : — 1)
l'unité politique de l'Empire romain embrassant la presque totalité du monde civilisé :
ainsi le terrain semblait préparé pour une Eglise catholique ; — 2) la paix universelle
indispensable à la propagation religieuse ; — 3) L’usage général de la langue grecque.
L'hellénisme, regardé comme la plus haute forme de civilisation, avait créé l'unité de
langue et d'idées ; — 4) la facilité des communications qu'assuraient les multiples
voies romaines et la navigation méditerranéenne.
2. Au point de vue religieux, le paganisme se trouvait en pleine décadence. Personne
ne croyait plus à son absurde et grossière mythologie, et le seul culte qui eût gardé
quelque faveur était celui de Borne et de l'empereur, c'est-à-dire le culte de la force.
Cependant, toute préoccupation religieuse n'avait pas disparu. Depuis les conquêtes de
l'Asie et de l'Egypte, les religions orientales avaient au contraire provoqué un réveil
des âmes, et les cultes de Cybèle, Isis, Adonis, Astarté, Mithra avaient « empêché »,
dit Mgr DUCHESNE, « le sentiment religieux de mourir» et lui avaient « permis
d'attendre la renaissance évangélique »236. Tous ces cultes, du reste, vivaient côte à
côte, en bonne harmonie, et il était admis qu'on pouvait les pratiquer tous à la fois, si
bien qu'il s'était produit entre toutes ces croyances diverses une sorte de fusion qu'on
désigne généralement sous le nom de syncrétisme237 gréco-romain. Au contact de ces
religions étrangères, le monde païen avait fait plus que de garder sa foi en la divinité ;
ses idées sur Dieu, sur le monde et sur l'âme, s'étaient épurées. Les esprits étaient donc
prêts, disent les rationalistes, à accepter une religion plus spirituelle.

Les prosélytes proprement dits, ou, comme on les a appelés plus tard, les prosélytes de la justice
étaient beaucoup moins nombreux que ceux qui, abandonnant leurs pratiques idolâtriques, adhéraient
au culte du vrai Dieu, sans toutefois se soumettre à la circoncision et aux observances de la Loi
mosaïque. Ceux-ci sont appelés dans le Nouveau Testament les t craignant Dieu » (Act., X, 2). On les
désigna au moyen âge sous le nom de prosélytes de la porte, c'est-à-dire ceux qui n'avaient pas le droit
de franchir l'enceinte du temple, dont l'accès était réservé aux juifs et aux prosélytes proprement dits.
236
Mgr DUCHESNE, Histoire ancienne de l'Église.
237
Syncrétisme. — Etymologiquement le mot syncrétisme (du grec « sun » avec et keran, mélanger)
signifie la réunion de systèmes différents et même incompatibles. Le syncrétisme diffère donc de
l'éclectisme (grec eklegein, choisir) en ce qu'il est un assemblage plus ou moins arbitraire d'opinions
diverses, tandis que l'éclectisme est un système qui consiste à choisir parmi les doctrines différentes ce
que chacune a de vrai.

228
285. — B. LA DOCTRINE CHRÉTIENNE. — Tel était le milieu où la semence
chrétienne allait être jetée Voyons si celle-ci avait toutes les qualités voulues pour y
germer, croître et se développer. D'après les rationalistes, la doctrine chrétienne était
tout ce qu'il y a de plus adapté au milieu qui devait la recevoir — a) Si on la considère
dans son dogme, elle était à la fois simple et complexe, claire et mystérieuse, pouvant
se résumer en quelques brèves formules on s'épanouir en riches aperçus, présentant
une telle variété d'aspects qu'elle était apte à satisfaire les besoins religieux de toutes
les âmes. Au lion des froides divinités païennes, elle montrait un Dieu unique, créateur
et maître tout-puissant, un Dieu qui n'était lié à aucune race ni à aucun peuple, Dieu et
Père en même temps Fère dont la bonté était allée jusqu'à donner son Fils unique,
lequel après voir passé sur la terre en taisant le bien, s'était offert en sacrifice pour le
rachat des péchés de l'humanité. — b) Si on le considère dans sa morale, le
christianisme, en professant que tous les hommes sont frères dans le Christ, apportait
l’Évangile de l’amour. Il proclamait la grande loi inouïe jusque-là, de la fraternité
universelle qui n'exclut personne pas même les ennemis ; loi d'où découlent tous les
devoirs sociaux : la charité, la solidarité, le dévouement la miséricorde et le pardon des
injures. — c) Si nous la considérons dans son culte, la doctrine chrétienne n'est pas
moins salutaire. Le Christ ne s'est pas contenté de prêcher l’Évangile du salut et de la
guérison, il l'a réalisé. Il a guéri les malades, i1 a consolé les affligés et relevé les
pécheurs. Il a été vraiment le Sauveur et il le reste toujours par les Sacrements qu'il a
institués : c'est ainsi que le Baptême est un bain salutaire qui donne une vie nouvelle et
engage les âmes dans la voie de l'immortalité bienheureuse. Or, pour atteindre une si
radieuse perspective, les âmes comprirent aisément qu'elles devaient être pures et
saintes, et par conséquent, qu'elles devaient pratiquer la continence, et renoncer au
monde, aux plaisirs, aux richesses. Appliquant ces principes à la lettre, les chrétientés
primitives ne souffrirent dans leur sein aucun membre impur ; luttant contre tous les
désordres sociaux, elles défendirent le luxe, les théâtres et les spectacles. — d) Si l'on
considère la religion chrétienne, non plus dans sa substance, mais dans son mode
d'enseignement, elle est tout ensemble la religion de l'autorité et de la raison. D'une
part, elle s'impose par la foi, par une foi absolue qui ne souffre pas la discussion. Or ce
dogmatisme intransigeant devait lui gagner bien des âmes, trop heureuses d'être
délivrées de leur doute, et de rencontrer une doctrine qui leur apportait la lumière
complète sur Dieu, sur le monde et sur leur destinée. D'autre part, la raison n'était pas
sacrifiée ; il lui revenait de montrer l'harmonie des mystères et leur conformité avec la
nature humaine. Ainsi, concluent les rationalistes, l'on peut voir avec quelle richesse et
quelle complexité la doctrine chrétienne apparut dès l'abord au monde païen.
Renfermant en soi tout ce qui peut être demandé à une religion, elle a capté toutes les
forces et toutes les idées pour les mettre à son service.
Ces conclusions, nous nous garderons d'autant plus de les contredire que nous sommes
les premiers à proclamer l'excellence de la doctrine chrétienne et à regarder la
transcendance de l'enseignement du Christ comme une présomption en faveur de son
origine divine.

286. — 2° Réfutation de la thèse rationaliste. Explication vraie. —

229
Les circonstances favorables à la propagation du christianisme ne sauraient être mises
en doute, encore que les rationalistes en exagèrent l'importance et en tirent des
conclusions fausses. Car toute là question, avons-nous dit revient à savoir si les
circonstances favorables ci-dessus mentionnées ne sont pas l'œuvre de la Providence,
si elles n'ont pas été préparées par elle comme autant de moyens propres à ouvrir les
voies à la nouvelle religion. Ce que nous voudrions démontrer maintenant, c'est que
toutes les causes signalées comme éléments de succès n'auraient pas suffi à produire
de tels effets, contrebalancées qu'elles étaient par la grandeur des obstacles et la
petitesse des moyens employés.

287. — A. OBSTACLES.— La diffusion du christianisme rencontrai-deux sortes


d'obstacles : les uns inhérents à la doctrine elle-même (obstacles intrinsèques) ; les
autres venant du dehors (obstacles extrinsèques).

a) Obstacles intrinsèques. — Tout excellente qu'elle fût, la doctrine chrétienne ne


s'adaptait pas plus à l'esprit des Juifs qu'à celui des païens — 1. Les mystères, qui
composaient son dogme, étaient une rude humiliation pour la raison humaine. Plus
spécialement, le mystère de la Rédemption devait choquer les esprits : il était «
scandale pour les Juifs » (1 Cor., I, 23) qui attendaient un Messie glorieux et
conquérant, et il était « folie pour les Gentils » qui regardaient la croix comme un objet
infâme, comme une ignominie réservée à de vils esclaves. — 2. Les exigences de la
morale n'étaient pas un moindre obstacle. Habitués qu'ils étaient à adorer des dieux
pleins d'indulgence pour leurs vices, les païens devaient, en embrassant la religion
chrétienne, renoncer aux plaisirs, aux théâtres, aux jeux, même à leurs relations de
société, puisque les réunions étaient mêlées presque toujours de superstitions
idolâtriques. En outre, la vie chrétienne demandait des vertus, — douceur, humilité,
pitié, chasteté, — qui semblaient dépasser les forces humaines. Se convertir au
christianisme, c'était donc pour tout païen rompre avec son passé, c'était sortir de son
milieu, se priver de multiples jouissances, alors que les autres cultes syncrétistes
n'avaient aucune exigence et n'imposaient aucun sacrifice.

b) Obstacles extrinsèques. — La nouvelle religion eut à lutter contre deux sortes


d'ennemis, contre la calomnie et contre la persécution. — l.- La calomnie, Les
adversaires du christianisme, mal intentionnés, allaient répétant les pires calomnies sur
les croyances et les mœurs des chrétiens. Ils les accusèrent par exemple, d'adorer un
dieu à tête d'âne, de se livrer, dans leurs réunions nocturnes, à des orgies sans nom.
Interprétant faussement le sacrifice eucharistique, ils prétendirent que les chrétiens
égorgeaient un enfant et se nourrissaient de sa chair, si bien que Tertullien fut obligé
de rappeler que les chrétiens n'étaient ni des ogres ni des monstres inhumains. On les
fit passer pour des athées et on les accusa d'être, par leurs impiétés et leurs sortilèges,
la cause de tous les maux. — 2. La persécution. Pendant deux siècles et demi, de
Néron à Constantin, les chrétiens furent en butte aux plus atroces persécutions (au
nombre de dix), et ce n'est rien exagérer que de dire avec TERTULLIEN que tout païen
converti était « un candidat au martyre». M. HARNACK le reconnaît d'ailleurs : « Ce
serait, écrit-il, une illusion de se représenter la situation des chrétiens comme tout à fait
supportable : l'épée de Damoclès restait suspendue sur la tête de chaque chrétien, et

230
celui-ci restait toujours en face de la terrible tentation d'apostasier : car l'apostasie le
rendait libre... Aussi n'a-t-on pas le droit de méconnaître le courage qu'il y avait à se
faire chrétien et à vivre en chrétien ; il faut surtout glorifier la fidélité de ces martyrs
qui n'avaient qu'un mot à dire ou un geste à faire pour être délivrés du châtiment et qui
préférèrent la mort à cette délivrance. Dans cette interdiction légale il y avait, à n'en
pas douter, un fort obstacle pour la propagande chrétienne. »238 Il est vrai que M
Harnack se reprend un peu plus loin et déclare, sans se laisser arrêter par une évidente
contradiction, que « l'histoire nous apprend, qu'une religion opprimée s'accroît et
grandit sans cesse et qu'ainsi la persécution est un bon moyen de propagande ». Il
faudrait pourtant choisir : une mémo chose ne saurait être à la fois obstacle et
circonstance favorable. Loin d'être un bon moyen de propagande, la persécution est
assurément le plus rude obstacle qu'une doctrine puisse rencontrer sur son chemin.
L'histoire en témoigne, contrairement à ce que prétend M. HARNACK: « I1 y a des
persécutions qui ont réussi, dit G. BOISSIER, et le sang a quelquefois étouffé des
doctrines qui avaient toutes sortes de raisons de vivre et de se propager... Ne disons
donc pas d'un ton si assuré que la force est toujours impuissante quand elle s'en prend
à une opinion religieuse ou philosophique. »239 Les albigeois, les vaudois, les hussites
ont succombé sous les coups de la répression. Le protestantisme a disparu, là où il a
rencontré l'opposition des pouvoirs publics. Le catholicisme lui-même, quand il était
déchu de sa première ferveur, a été balayé par la persécution, comme il est arrivé au
e
XVI siècle sous le règne d'Elisabeth. « Mais une fois au moins, dit encore BOISSIEK, en
parlant du christianisme naissant, la force a été vaincue ; une croyance a résisté à
l'effort du plus vaste empire qu'on ait vu ; de pauvres gens ont défendu leur foi et l'ont
sauvée en mourant pour elle. »240

288. — B. MOYENS EMPLOYÉS. — Autant les obstacles étaient grands, autant les
moyens employés étaient faibles. Nous venons de voir précédemment que la religion
chrétienne n'avait à son service, comme moyens de propagande, ni les séductions de sa
morale, ni la protection du pouvoir civil. Au lieu d'allécher les peuples par les
séductions de la volupté et de subjuguer les esprits par la force des armes, comme le fit
Mahomet, elle déclara la guerre aux passions et aux vices, et pendant trois siècles elle
fut impitoyablement traquée par ses adversaires. Aussi pouvons-nous dire avec
PASCAL que « si Mahomet a pris la voie de réussir humainement, Jésus-Christ a pris
celle de périr humainement. Et au lieu de conclure que, puisque Mahomet a réussi,
Jésus-Christ a bien pu réussir, il faut dire que, puisque Mahomet a réussi, Jésus-Christ
devait périr. »241
N'ayant pour elle ni les attraits séducteurs de sa morale, ni la force des armes, la
nouvelle religion avait-elle au moins à sa disposition l’éloquence de ses prédicateurs ?
Douze hommes, appartenant à une race mal vue, douze Juifs, sans crédit, sans argent et
238
HARNACK, Die Mission und Ausbreitung des Christentums.
239
BOISSIERE, La fin du paganisme.
240
Ibid.
241
PASCAL, art. XIX, n. 10, éd. Havet

231
sans puissance, presque tous illettrée, parlant mal la langue grecque, comme leurs
écrits le prouvent ; même saint Paul, saint Jean et saint Luc qui sont des esprits de
plus grande envergure, sont, sur ce point, inférieurs aux philosophes-grecs ou latins de
l'époque. Voilà les seuls instruments que le Christ a choisis pour faire la conquête du
monde. Da reste, les apôtres de la nouvelle religion ne se targuent pas de gagner les
esprits par la logique et la force des arguments, et saint Paul ne se fait pas scrupule de
dire que « Dieu a choisi ce qui était insensé aux yeux du monde pour confondre les
sages, la bassesse et l'opprobre du monde, ce qui n'est rien, pour réduire au néant ce
qui est, afin que nulle chair ne se glorifie devant Dieu. » (I Cor., I, 27, 29). Ils ne
s'appuient que sur une chose, sur l'autorité divine, sur les miracles du Christ et en
particulier sur sa résurrection.

Conclusion. — La rapide diffusion du christianisme, pénétrant dans des milieux si


différents et s'adaptant à toutes les intelligences, les plus raffinées comme les plus
frustes, en dépit d'obstacles apparemment insurmontables, peut donc être considérée
comme « l'un des faits de l'histoire qui se dérobent le plus aux explications ordinaires
»242. Aussi pouvons-nous poser à nos adversaires le fameux dilemme de saint AUGUS-
243
TIN : Ou bien des miracles évidents ont été opérés pour la conversion du monde, et
alors le christianisme est divin et approuvé de Dieu, ou bien il n'y a pas eu de miracle
et alors la conversion du monde sans miracle est le plus grand des miracles, parce que
contraire aux lois de l'ordre moral.

289. — Remarque. — La merveilleuse conservation du christianisme.

Les apologistes ont coutume de compléter l'argument tiré du fait de la rapide diffusion
du christianisme par celui tiré du fait de son étonnante vitalité à travers les siècles.
Nous nous contenterons de le signaler, car c'est toute l'histoire de l’Église qu'il y aurait
lieu de faire pour présenter l'argument dans toute sa force, h'intervention divine
n'apparaît pas moins évidente dans le fait de la conservation de la religion chrétienne
que dans son admirable propagation. Si, par suite des obstacles qui se dressaient
devant elle, il était humainement impossible à la doctrine du Christ de conquérir le
monde, il lui était peut-être plus difficile encore de continuer à vivre et de résister à
l'éprouve du temps. C'est qu'on effet le temps est un impitoyable démolisseur. L'attrait
du nouveau, l'expérience qui montre la faiblesse des doctrines, le danger de corruption
qui les menace sans cesse, l'opposition qu'elles rencontrent de toutes parts, voilà autant
de causes qui font que leur succès est toujours éphémère. Or toutes ces cause» de mort,
le christianisme les a trouvées sur son chemin. Dans la longue suite des siècles, il eut à
lutter contre les assauts répétés des sectes hérétiques et contre la domination du
pouvoir civil. A peine était-il sorti de l'ère des persécutions, qu'il fut menacé
d'asservissement en passant sous la protection des empereurs et que sa victoire faillit
tourner en défaite. Puis il assista à la ruine de l'Empire romain auquel son sort semblait
lié. Plus tard, au Moyen Age, il connut l'ingérence despotique des pouvoirs civils, la
grave querelle des investitures, le schisme d'Occident, le relâchement de l'esprit

242
P. ALLARD, Dix leçons sur le martyre. L'expansion du christianisme,
243
SAINT AUGUSTIN, La Cité de Dieu, Liv. XXII, chap. V.

232
chrétien jusque chez les pasteurs de l'Église, les excès de l'humanisme, la crise
protestante, la crise plus grave de l'esprit moderne avec ses conséquences sociales et
politiques...
Ainsi, tandis que dans le monde tout disparaît avec le temps, tandis que les empires
s'écroulent les uns après les autres, que les écoles philosophiques ne gardent la faveur
du public que peu de temps, en un mot, tandis que toutes les institutions humaines,
quelles qu'elles soient, naissent et meurent tour à tour, seul le Christianisme demeure,
gardant toute sa vitalité et ne donnant aucun signe de déclin : Stat crux, dum volvitur
orbis. Aussi le concile du Vatican a-t-il, avec raison, présenté le fait de l'Église comme
« un grand et perpétuel motif de crédibilité. »

Art. III. — Le Martyre.

290. — État de la question. — La diffusion du christianisme a rencontré, avons-nous


dit (N° 287), comme principal obstacle, les violentes persécutions que les empereurs
romains ont déchaînées contre lui durant les trois premiers siècles. Le martyre fait
donc, en réalité, partie intégrante de l'article qui précède. Mais les apologistes ont
coutume de détacher cette question pour en faire un argument spécial on faveur de la
divinité du christianisme.
Dans ce but, ils considèrent le martyre chrétien sous un double jour : à un point de vue
psychologique et à un point de vue historique. — 1. Au point de vue psychologique, ils
prennent comme point de départ le fait de cette phalange innombrable de chrétiens qui
bravent les pires tourments et la mort, avec un héroïsme et un courage qui ne se
démentent pas un instant, et ils concluent que pareil fait dépasse les forces humaines et
ne s'explique pas sans l'intervention divine. — 2. Au point de vue historique, les
martyrs, du moins les premiers, ceux qui ont été les contemporains du Christ, ont
rendu témoignage des miracles de Jésus, et plus spécialement de sa Résurrection :
miracles qui servent de fondement à la doctrine chrétienne et prouvent la divinité du
christianisme. En ne reculant pas devant le sacrifice de leur vie, pour affirmer ce qu'ils
avaient vu, ils ont donné à leur témoignage une valeur sans égale, et l'on peut dire avec
PASCAL qu'il y a tout lieu de croire « les histoires dont les témoins se font égorger ».
(Voir supra).
Nous ne considérerons la question que du seul point de vue psychologique. Le second
point de vue, outre qu'il nous paraît très discutable (V. N° 297),se rattache à une autre
question ; il appartient entièrement à la preuve historique des miracles du Christ, qu'il
s'agisse de ses miracles en général, ou du miracle de la Résurrection (V. N° 271).
Au point de vue psychologique, nous aurons à établir deux points : — 1° le fait du
grand nombre des martyrs et 2° le caractère surnaturel du fait.

§ 1. — LE FAIT DU MARTYRE CHRETIEN.

291. — Nous allons voir : 1° ce qu'il faut entendre par martyrs ; 2° quel fut le nombre
de chrétiens martyrisés ; et 3° s'ils furent martyrisés parce que chrétiens

1° Définition. — Étymologiquement, martyr (du grec martus, marturos) veut dire


témoin. Ce mot a donc été choisi pour désigner les Apôtres et les premiers disciples

233
qui, ayant vu les miracles et la Résurrection du Christ, versèrent leur sang pour en
rendre témoignage. Le mot a été employé depuis dans un sens plus large. Il désigne
tous les chrétiens qui ont souffert la mort plutôt que de renier leur foi. Peu importe
donc que les chrétiens aient sacrifié leur vie pour attester un fait dont ils avaient été les
témoins, ou pour confesser leur foi à une doctrine ; les uns comme les autres sont des
martyrs du christianisme.

292. — 2° Le nombre. — « Aucune donnée statistique, dit M. P. ALLARD ne permet


de retrouver, même approximativement, le nombre des martyrs ; on ne saurait douter
qu'il n'ait été très grand. »244 Ainsi, d'après le célèbre historien des persécutions, il n'est
pas possible, faute de documents, d'évaluer par un chiffre quelconque, même
approximatif, le nombre des victimes des persécutions. La raison en est que les listes
dressées par les Églises et composant leurs Martyrologes, sont loin d'être complètes et
ne mentionnent que les noms des martyrs dont l'anniversaire était célébré. Ce qui n'est
pas douteux, c'est que le nombre en fut très grand. Cette opinion repose sur le
témoignage des auteurs profanes et des auteurs chrétiens : — a) Témoignage des
auteurs profanes- — 1. TACITE dit que, sous Néron, il périt une immense multitude de
chrétiens, « multitudo ingens »245. — 2. DION CASSIUS rapporte que « Domitien mit à
mort, avec beaucoup d'autres, son cousin Flavius Clemens, alors consul, et la femme
de celui-ci, FLAVIA DOMITILLA, sa parente »246. — b) Témoignage des écrivains
chrétiens. LACTANCE écrit dans son ouvrage De la mort des persécuteurs (ch. XV) : «
Toute la terre était cruellement tourmentée, et, à l'exception des Gaules, l'Orient et
l'Occident étaient ravagés, dévorés par trois monstres. » L'historien EUSEBE écrit à son
tour dans son Histoire ecclésiastique (liv. VII, ch. IX) : « II est impossible de dire
quelle multitude de martyrs la persécution fit en tout lieu. En Phrygie, une ville
chrétienne fut livrée aux flammes avec tous ses habitants, sans en excepter les femmes
et les enfants. ».
La tradition sur le grand nombre des martyrs fut d'ailleurs acceptée sans conteste
jusqu'à la fin du XVIIe siècle. Elle fut mise en doute en 1684 par le protestant
DODWELL qui, tout en réduisant le nombre des victimes des persécutions, admet
cependant qu'il fut assez considérable pour être une preuve en faveur du christianisme.
Après le critique anglais, la même thèse fut soutenue, au XVIIIe siècle, par VOLTAIRE
naturellement, et tout récemment par certains rationalistes: HOCHARD (Études au sujet
de la persécution de Néron), HAVET (Le Christianisme et ses origines), AUBE (Histoire
des persécutions de l’Église jusqu'à la fin des Antonins), M. HARNACK (op. cit.).
Mais la thèse du grand nombre des martyrs a été suffisamment prouvée par d'autres
historiens tels que TILLEMONT dans ses Mémoires pour servir à l'histoire
ecclésiastique des six premiers siècles, par RUINART, dans ses Acta sincera Martyrum,
par LE BLANC dans son Supplément aux « Acta sincera» de Dom RUINART, par P.
ALLARD, dans son Histoire des persécutions du Ier au IVe siècle, par G. BOISSIEK dans

244
P. ALLARD, Histoire des persécutions du 1er au 4e siècle ; t. I, Introd.
245
TACITE, Annales, Liv. XV, chap. XLIV.
246
DION CASSIUS, Liv. XVII, chap. IV.

234
La fin du Paganisme, et même par RENAN dans son Histoire des Origines du
Christianisme.
Au demeurant, alors même qu'il faudrait diminuer le nombre des martyrs, le chiffre en
resterait toujours imposant, et il ne faut pas oublier que l'atmosphère de crainte et de
péril dans laquelle vivaient tous ceux qui faisaient profession d'être chrétiens,
équivalait pour ainsi dire à la mort. , Dans le passage que nous avons cité (N° 287), M.
HARNACK n'hésite pas à le reconnaître, et il confesse sans détour que là situation des
chrétiens était intolérable.
Et si nous n'arrêtions pas notre enquête aux trois premiers siècles, nous pourrions
ajouter qu'à travers sa longue histoire- l'Église a toujours eu des martyrs, et que le
témoignage du sang ne lui a jamais fait défaut. Qu'on consulte les Annales de la
Propagation de la Foi des cinquante dernières années, et l'on pourra lire le récit du
martyre de nombreux chrétiens, missionnaires et laïques, qui sont tombés pour la foi
du Christ, au Japon, en Chine, en Cochinchine, au Tonkin, en Mongolie, dans
l'Ouganda, etc.

293. — 3° Ils ont été martyrisés parce que chrétiens. — Il n'est pas besoin d'insister
longuement pour démontrer que les chrétiens ont été martyrisés pour le seul crime
d'être chrétiens. Il est vrai que le premier édit de persécution porté par NERON paraît
avoir ou pour prétexte l'incendie de Rome, mensongèrement imputé aux chrétiens.
Mais, outre que ce cas est exceptionnel dans l'histoire des persécutions, l'accusation
portée par l'empereur n'a jamais été prise au sérieux, comme en témoignent les
historiens de l'époque, TACITE et SUETONE. Toutes les persécutions ont pour point de
départ la promulgation d'un édit ou rescrit qui défend de se convertir à la nouvelle
religion. Aussi l'interrogatoire des juges est-il très simple. On pose une première
question pour savoir si l'accusé fait profession de christianisme, et, dans l'affirmative,
s'il veut renier sa foi et sacrifier aux dieux du paganisme, s'il veut être renégat ou
martyr.

§ 2. — LE CARACTERE SURNATUREL DU FAIT.

294. — Le caractère surnaturel du fait découle des circonstances du martyre, de la


grandeur des supplices, d'une part, et du courage héroïque des chrétiens, d'autre part.
1° La grandeur des supplices. — Comment dépeindre les affreuses tortures morales et
physiques qui guettaient les nouveaux convertis. — a) Les tortures morales. Lorsque
la persécution sévissait, la vie des chrétiens était dans un danger continuel ; « l'épée de
Damoclès, comme dit M. HARNACK, restait suspendue sur leur tête. » Surtout s'ils
appartenaient aux classes riches, leur situation était intolérable. Non seulement ils ne
pouvaient briguer les honneurs et les dignités de l'Empire, mais ils étaient dans la
nécessité de les refuser, si on les leur offrait, parce que toute charge impliquait
l'obligation de sacrifier aux dieux païens247. Il est même arrivé parfois que dans l'armée

247
Il ne faut pas oublier en effet que la législation romaine ne connaissait pas la liberté des cultes.
Dans la pratique, il est vrai, la tolérance était grande, autant par indifférence du pouvoir que par crainte
de se rendre hostiles les dieux dont on aurait persécuté les adeptes. Jusqu'en 64, c'est-à-dire aussi
longtemps qu'on le confondit avec le judaïsme, le christianisme profita de cette tolérance, mais à partir

235
les officiers furent dégradés et chassés des rangs Une autre peine plus grave que la
précédente consistait dans la confiscation des biens, c'est-à-dire, en fait, dans la misère
pour toute la famille, et la déchéance, puisque la perte de la fortune entraînait comme
conséquence de rejeter les gens de haute condition dans la classe des plébéiens. A côté
de ces tortures qui concernaient surtout les hommes de condition élevée, il y avait un
ignoble supplice que l'on infligeait parfois à la femme chrétienne. Nous ne le
mentionnerons qu'en passant, tant il répugne de penser que, dans une société soi-disant
civilisée, il ait pu se trouver des persécuteurs assez bas pour imposer à des jeunes filles
la honte de la prostitution.
b) Tortures physiques. Les tortures physiques n'étaient pas moindres que les tortures
morales. Depuis l'arrestation jusqu'à l'exécution, il arrivait fréquemment que les
malheureux accusés devaient passer par les plus rudes épreuves. Jetés dans d'affreuses
geôles où ils étaient chargés de lourdes chaînes, ayant parfois les jambes emboîtées
dans des blocs de bois munis de trous (neivus) et tenues dans un écart douloureux,
comme il arriva à Paul et à Silas, lors de leur séjour à Philippes (Act., XVI, 24), ils
avaient presque toujours à y endurer tous les tourments de la faim et de la soif et ils
attendaient parfois plus de deux ans le moment où ils devaient comparaître devant le
juge. Et quand l'interrogatoire était venu, pour obtenir d'eux le désaveu de leur foi, on
leur faisait subir différentes tortures : la flagellation, la tension de leur corps sur le
chevalet, la lacération de leurs membres avec des ongles de fer, l'application du fer
rouge ou des torches enflammées. Enfin la peine était prononcée : c'était, soit le
bannissement, soit la déportation, soit les travaux forcés dans les carrières de pierre,
de marbre, dans les mines d'or, d'argent, de plomb, de cuivre, soit la peine de mort. La
peine de mort comportait à son tour des degrés dans les supplices suivant la gravité des
cas et la condition des personnes. La peine la plus cruelle et la plus ignominieuse était
le supplice de la croix puis venaient la peine du feu, la mort sur un bûcher, l'exposition
aux bêtes, le supplice le plus dramatique, celui qui servait de jeu et de réjouissance
publique à la société païenne . il y avait enfin la décapitation, la peine la plus douce
appliquée aux condamnés de haut rang248.

295. — 2° Le courage des martyrs devant les supplices — A voir la somme de


souffrances qui étaient réservées aux nouveaux convertis, il semble bien que le
christianisme n'ait pu recruter d'adeptes que parmi les hommes dans la force de l'âge,
et encore parmi les âmes douées d'une trempe exceptionnelle. Or, il n'en est rien : la

de cette date, on lui appliqua toutes les rigueurs des lois, parce qu'il était regardé par les païens comme
une religion athée (N° 287).
248
« En principe, dit M. P. ALLARD, la décapitation est le privilège des gens de condition honnête, la
croix le supplice des esclaves et des personnes viles, le feu et les bêtes celui des non-citoyens; mais en
ce qui concerne les chrétiens, ces distinctions s'effacèrent vite ; dès la fin du n" siècle, le choix de leur
supplice dépendit moins de la condition des personnes que de l'arbitraire du magistrat. Citons, parmi
le» martyrs décapités : au Ier siècle, saint Paul, citoyen romain ; au ns siècle, Justin et ses disciples ; au
m» siècle, le pape Sixte II et plusieurs de ses diacres, saint Cyprien... Dans la dernière persécution, il
est aussi question de noyades : chrétiens « innombrables » de Nicomédie portés liés sur des barques et
précipités en pleine mer, martyrs Jetés dans les fleuves, quelquefois cousus dans un sac comme des
parricides, quelquefois « avec une pierre au cou». Art. Martyre (Dict. d'Alès).

236
religion du Christ compte des martyrs de tout âge, de tout sexe, et de toute condition Il
y a donc tout lieu de croire qu'il y avait là quelque chose d'extraordinaire et qu'un
secours d'en haut soutenait les martyrs dans leurs épreuves Il est clair qu'une telle
opinion ne saurait s'établir par des preuves rigoureuses, mais au moins elle s'appuie sur
le témoignage des victimes elles-mêmes et sur celui des païens qui assistaient au
spectacle de leurs souffrances.— l. Que les chrétiens aient été convaincus de recevoir
un secours surhumain, cela ressort de leur témoignage. Citons, entre autres, celui de la
martyre FELICITE. Ses historiens racontent que, étant encore en prison et ayant été
prise un jour des douleurs de l'enfantement, elle ne put retenir ses cris. Un des
assistants lui dit alors : « Si tu ne peux supporter en ce moment la souffrance, que
feras-tu donc en face des bêtes féroces ? » Elle répondit : « C'est moi, en ce moment,
qui souffre mes douleurs : mais alors un autre sera en moi, qui souffrira pour moi,
parce que je souffrirai pour lui. » — 2. Le fait n'était pas jugé moins étrange par les
païens qui ne comprenaient pas comment des femmes, des enfants, des vieillards
pussent supporter de telles douleurs, alors qu'un mot, un simple geste auraient suffi à
les sauver. Leur étonnement était pour beaucoup d'ailleurs le principe de leur
conversion. « Bien des hommes, dit TERTULLIEN, frappés de notre courageuse
constance, ont recherché les causes d'une patience si admirable ; dès qu'ils ont connu la
vérité, ils sont devenus des nôtres et ont marché avec nous.»249 Le « sang des martyrs»
devenait ainsi selon la parole du même auteur, « une semence de chrétiens ».

296. — Objections. — 1° La constance des martyrs, objectent les rationalistes,


s'explique — a) soit par l’amour de la gloire, — b) soit par la perspective des biens
futurs, — c) soit par le fanatisme.

Réponse. — C'est en vain que les rationalistes cherchent, en dehors dé l'intervention


divine, des causes qui puissent expliquer la constance des martyrs. — a) Invoquer Y
amour de la gloire, c'est se mettre en contradiction avec les faits. La plupart des
martyrs se distinguent par leur humilité. Un certain nombre furent envoyés au supplice
loin de la foule, et partant, sans qu'il y eût possibilité pour eux de faire admirer leur
courage. Qu'on ne dise pas non plus que ce qu'ont fait les martyrs, les soldats le font
tous les jours sur les champs de bataille. Car le soldat se bat pour le butin ou pour la
gloire, et, s'il a conscience d'aller au danger, il garde toujours 1’espoir d'y échapper —
b) La perspective des biens futurs a été un motif de courage, c'est indéniable, mais cela
ne suffit pas à rendre raison de la constance de si nombreux martyrs, car ne savons-
nous pas, par expérience que, malgré l'attente des biens futurs, nous sommes souvent
très faibles, non seulement vis-à-vis de la douleur, mais même en face de nos passions
— c) Ce serait une autre erreur de prendre le courage des martyrs pour du fanatisme.
Le fanatisme est un zèle aveugle et extravagant qui emploie tous les moyens, même les
plus mauvais, pour la défense d'une opinion. Le fanatique ne discute pas, il s'obstine
dans ses idées et veut les faire triompher à n'importe quel prix. Loin d'être fanatiques,
nos martyrs sont calmes et réfléchis. Certes, ils ont une foi invincible, mais ils sont
prêts à en discuter le bien-fondé, et s'ils y restent inviolablement attaché, jamais ils ne
cherchent à l'implanter chez les autres par des moyens violents. Du reste, le fanatisme
249
TERTULLIEN, Ad Scapulam, 5

237
ne s'expliquerait qu'aux origines de la religion et pendant un laps de temps restreint,
mais non pendant trois siècles, ou plutôt, dix-neuf siècles.

297. — 2° Mais, répliquent encore les rationalistes, toutes les religions ont leurs
martyrs. L'hindou, le musulman, le protestant peuvent donc, tout aussi bien et pour les
mêmes motifs que le catholique, se réclamer de leurs martyrs en faveur de la divinité
de leur religion250.

Réponse. — Si toute mauvaise cause peut avoir des partisans capables de mourir pour
elle, si l'on a vu des pétroleurs tomber bravement en criant : Vive la Commune, des
nihilistes et des anarchistes se faire tuer pour leurs idées révolutionnaires, à plus forte
raison toute religion, même fausse, peut avoir ses martyrs. Sur ce point comme sur
bien d'autres, rien n'empêche qu'il y ait ressemblance entre la vraie et les fausses
religions. Tout n'est pas erreur dans les religions fausses, et tout n'est pas mauvais on
dehors du christianisme. Pourquoi voudrait-on alors que le christianisme ait le
monopole de la vertu et du courage?
Ces concessions une fois faites, qui oserait prétendre qu'il y ait équivalence entre
l'histoire du martyre chrétien et celle des autres religions! Qu'on compare, non pas
seulement quelques martyrs entre eux, mais qu'on regarde l'ensemble, et l'on verra que
jamais, à nulle époque de l'histoire, aucune religion n'a donné tant d'exemples de
constance et de courage devant la souffrance et la mort. Le fait du miracle moral, ce
n'est donc pas dans quelques cas isolés que nous le voyons ; c'est dans cette multitude

250
Pour se dérober à cette objection, les apologistes du XVIIIe siècle (BERGIER) ont répondu que la
valeur apologétique de l'argument du martyre n'était pas là, et que les martyrs étaient des témoins, non
d'une idée, mais d'un fait. A notre époque M. P. ALLARD a repris la même méthode d'argumentation :
« Quelles que soient les confusions introduites par l'usage dans la langue courante, écrit-il (Dix leçons
sur le Martyre), tout homme qui meurt pour une opinion ne peut être appelé un martyr. Selon
l'étymologie du mot, un martyr est un témoin. On n'est pas témoin de ses propres idées. On est témoin
d'un fait... Les martyrs (chrétiens) sont témoins non d'une opinion, mais d'un fait, le fait chrétien. Les
uns l'ont vu naître sous leurs yeux, ils ont connu son auteur. Ils ont assisté à la vie, à la mort, à la
résurrection du Christ. Ce sont ses Apôtres, ses disciples immédiats... Quand ces hommes bravent tous
les périls, acceptent toutes les privations et toutes les fatigues pour attester les faits extraordinaires qui
se passèrent sous leurs yeux, et enfin meurent en affirmant leur foi, il est difficile de douter d'un
témoignage scellé de leur sang. Entre l'attestation qu'ils en donnent par leur sang, et la mort
d'hérétiques qui refusent de renoncer à une opinion nouvelle, il n'y a pas de commune mesure. Quand
même la sincérité et le courage seraient égaux, la valeur du témoignage est toute différente, ou plutôt
les premiers seuls ont le droit au titre de témoins.» — Cette distinction entre les martyrs du
christianisme et ceux des autres religions ne nous paraît pas soutenable. En tout cas, si on veut l'établir,
en bonne logique il faut refuser le titre de martyrs à tous ceux qui n'ont pas été les contemporains du
Christ, et même à ceux qui l'ont été mais n'ont pas été les témoins de ses miracles. C'est, du même
coup, retrancher du martyrologe chrétien toute une multitude. D'autre part, il est historiquement
certain que les chrétiens ne mouraient pas pour attester un fait, mais pour adhérer à une doctrine.
L'interrogatoire des juges ne portait que sur un point, sur une seule question qui était de savoir si
l'accusé était chrétien ou non. Au surplus, comme nous l'avons déjà dit, l'argument du témoignage des
martyrs appartient à la preuve de la divinité du christianisme par les miracles du Christ, et lorsqu'il
s'agit de démontrer la réalité de ces miracles par la valeur des historien» nui ont scellé leur parole de
leur sang.

238
d'hommes, de femmes, d'enfants, de vieillards qui vont au devant des plus affreuses
tortures et que l'on doit même parfois retenir, qui supportent la douleur sans pousser
une plainte et sans prononcer une parole de désaveu. Non, jamais aucune religion n'a
donné autant de marques de virilité, n'a manifesté un héroïsme aussi pur, aussi
universel, aussi persévérant. Et cela nous suffit pour ne pas douter que Dieu était avec
la religion chrétienne et ses martyrs.

BIBLIOGRAPHIE. — 1er Art. — Abbé DE BROGLIE, Problèmes et conclusions de


l'histoire des religions. — HUBY, Christus. — BRICOUT, Où en est l’histoire des
religions. — CONDAMIN, art. Babylone et la Bible (Dict. d'Alès). — CHOLLET, La
Morale stoïcienne en face de la Morale chrétienne (Lethielleux). — POULIN ET
LOUTIL, Les religions diverses (Bonne Presse).
2e et 3e Art. — Mgr DUCHESNE, Histoire ancienne de l'Église (Fontemoing). — Pau'
ALLARD. Histoire des persécutions ; Dix leçons sur le Martyre (Lecoffre). — J.
RIVIERE, La propagation du christianisme dans les trois premiers siècles (Bloud) :
Autour de la question du martyre (Rev. pr. d'Ap., 15 août 1907). — BATIFFOL,
Ancienne littérature chrétienne (Gabalda). — BOISSIER, La fin du paganisme
(Hachette). — G. SORTAIS, Valeur apologétique du martyre (Bloud).— DE
POULPIQUET, L'argument des martyrs (Rev. pr. d'Ap., 15 mars 1909). — Dubois, Rev.
du Clergé français, 15 mars, 15 avril 1907. — VALVEKENS, Foi et raison —
TANQUEREY, Théologie dogmatique fondamentale. — DIDIOT, Logique surnaturelle
objective, th. 43, 44. — FOUARD, Saint Pierre et les premières années du
Christianisme. — BOSSUET, Discours sur l’Histoire universelle. — FRAYSSINOUS,
Conférences. — LACORDAIRE, 29e-36e Conférences.

239
TROISIEME PARTIE : LA VRAIE ÉGLISE

Aperçu général de la troisième partie.

298. — Ainsi que l'indique le tableau qui précède, cette troisième Partie de
l'Apologétique se partage en trois sections.

A. LA PREMIÈRE SECTION comprend deux chapitres groupés sous le titre général


de « Recherche de la vraie Église ».
La conclusion à laquelle nous avons abouti, dans la seconde Partie, c'est que, entre
toutes les religions actuelles qui revendiquent le nom de religion révélée, une seule
porte les marques d'origine divine ; cette religion c'est la religion chrétienne. Mais cela
ne suffit pas, et il reste à savoir où nous pouvons la trouver. Donc deux questions :
Jésus-Christ a-t-il fondé une institution quelconque, une Église dont il nous soit
possible de découvrir les traits essentiels dans l'Écriture, et à qui il ait confié le dépôt
exclusif de sa doctrine! Dans l'affirmative, — et étant donné que plusieurs sectes
prétendent être cette Église fondée par le Christ, — quelles sont les marques
auxquelles nous puissions la discerner? Quelle est la vraie Église?

B. DEUXIÈME SECTION. — A vrai dire, lorsque l'apologiste a démontré que l'Église


romaine est la vraie Église, son œuvre est terminée. Les deux autres sections sont donc
en dehors de l'apologétique constructive, Nous les avons ajoutées pour répondre à des
questions du plus haut intérêt et d'ailleurs généralement inscrites aux Programmes
d'Instruction religieuse.
La seconde section, qui porte le titre général de « Constitution de l’Église », comprend
deux chapitres : Le premier où l'on étudie» du point de vue théologique, la hiérarchie
et les pouvoirs de l'Église ; le second, sur les droits de l'Église et ses relations avec
l’État.

C. TROISIÈME SECTION. — La troisième section est consacrée à la défense de


l'Église, non pas évidemment contre toutes les attaquée qui lui ont été faites, sur le
terrain historique, philosophique et scientifique, mais contre les principales, et celles
qu'on rencontre le plus couramment dans les livres et sur les lèvres des adversaires mal
intentionné» ou mal informés. Cette section aura deux chapitres: 1° L'Église et
l'Histoire, et 2° l'Église ou la Foi devant la raison et la Science.

DÉVELOPPEMENT

Notions préliminaires. Division du Chapitre

299. — I. Notions préliminaires. — Pour qu'aucune confusion ne naisse dans l'esprit,


il importe, avant tout, de bien déterminer le sens des deux mots « royaume de Dieu» et
«Église », dont l'usage sera fréquent au cours de ce chapitre.

240
1° Concept du royaume de Dieu. — L'expression « royaume de Dieu » ne revient pas
moins de cinquante fois dans les Évangiles de saint Marc et de saint Luc. Saint
Matthieu au contraire ne l'emploie que rarement (XII, 28 ; XXI, 31, 43) ; il lui substitue
l'hébraïsme « royaume des cieux». Peu importe du leste : les deux expressions ont
même sens. Le royaume de Dieu ou des cieux est bien le point contrai de la
prédication de Jésus. L'on se rappelle que les Juifs, instruits par les oracles
messianiques, attendaient depuis plusieurs siècles l'avènement d'un vaste Royaume
appelé à s'étendre au loin, et d'un Roi que Jahvé enverrait pour le gouverner.
L'établissement de ce royaume doit donc être l'œuvre propre du Messie. Mais ce
royaume dont Jésus vient annoncer la venue, n'est pas tel que les Juifs se le
représentent. Dans son ensemble il est la nouvelle religion, la grande société
chrétienne que le Christ va instaurer, qu'il doit inaugurer sur cette terre jusqu'à ce qu'il
en devienne le juge et le roi à son dernier avènement. Le royaume de Dieu a donc deux
phases. Il est : — a) un royaume terrestre dans lequel pourront se grouper tous les
sujets de l'univers, et — b) un royaume céleste, transcendant, qui sera établi dans le
ciel, un royaume eschatologique.

300. — 2° Concept de l'Église. — Étymologiquement, le mot Église (du grec «


ekklêsia» assemblée), désigne une assemblée de citoyens convoquée par un crieur
public.

A. DANS LE LANGAGE SCRIPTURAIRE, le mot est employé avec une double


signification. — a) Au sens restreint et conforme à l’étymologie, il s'applique soit à
l’assemblée des chrétiens qui tiennent leur réunion dans une maison particulière
(Rom., XVI, 5 ; Col., IV, 15)251, soit à l’ensemble des fidèles d'une même cité ou d'une
même région : telles sont, par exemple, l'Église de Jérusalem (Act., VIII, 1 ; XI, 22 ; XV,
24), l'Église d'Antioche (Act., XIV, 26 ; XV, 3 ; XXIII, 1), les Églises de Judée (Gal., I,
22), les Églises d'Asie (I Cor., XVI, 19), les Églises de Macédoine (II Cor., vin, 1). —
b) Dans un sens général, le mot désigne la société universelle des disciples du Christ.
Le mot est ainsi employé par saint Matthieu dans le fameux « Tu es Petrus... Tu es
Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église » ( Mat., XVI, 18). Le même sens est
assez fréquent dans les Actes (V, 11 ; VIII 1, 3 IX, 31), dans les Épîtres de saint Paul (I
Cor., X, 32 ; XI, 16 ; XIV, 1 ; XV, 9 ; Gal, I, 13 ; Eph., I, 23 ; V, 23 ; Col, I, 18), dans
l'Épître de saint Jacques (V, 14).

DANS LE LANGAGE DES PÈRES, le mot Église se retrouve avec les deux mêmes
sens — a) sens restreint, soit d'assemblée des fidèles : ex. Didachè (IV, 12) soit de
groupement local ou régional des fidèles: ex. première Épître de saint Clément pape

251
A L’origine le mot « Eglise » ne désigne donc pas le local où les disciples se réunissent. Il faut bien
rappeler d’ailleurs que les premiers chrétiens ne disposent pas d’édifices propres à leurs réunions
religieuses et qu’il s’assemblent où ils peuvent, chez l’un ou l'autre, chez celui d'entre eux qui peut
mettre à la disposition de ses frères une salle plus spacieuse. Le mot Église désigne donc l'assemblée.
Cependant il est bon d'ajouter que saint Paul applique le mot non seulement à l'assemblée, à la réunion
en acte, mais encore à la collectivité des membres qui sont les habitués des réunions. Il écrit par
exemple dans son Epître aux Romains (XVI, 5) : « Saluez Priscille et Aquila... Saluez aussi l'Église qui
est dans leur maison. »

241
aux Corinthiens dans la suscription et XLVII, 6; — b) sens général, pour désigner
l'ensemble des fidèles appartenant à la religion chrétienne : le mot se trouve ainsi
employé dans les écrits du pape saint Clément, de saint Ignace, de saint Irénée, de
Tertullien et de saint Cyprien.

B. D'APRÈS LA DOCTRINE CATHOLIQUE, le mot Église pris au sens général,


s'entend de la société des fidèles qui professent la religion du Christ sous l'autorité du
Pape et des Évêques — a) En tant que société, l'Église offre les trois caractères
communs à toute société, à savoir une fin, des sujets aptes à atteindre cette fin et une
autorité qui a la mission de les y conduire. — b) En tant que société religieuse, les
caractères de l'Église sont d'une nature spéciale. La fin qu'elle poursuit est d'ordre
surnaturel. Les sujets auxquels elle s'adresse sont considérés, non par rapport à leurs
intérêts temporels, mais au seul point de vue du salut de leur âme. De même, l'autorité
qui assume la direction est une autorité surnaturelle qui a reçu de Jésus-Christ un triple
pouvoir: — 1 un pouvoir doctrinal pour enseigner d'une manière infaillible la doctrine
du Christ ; — 2. un pouvoir sacerdotal pour communiquer la vie divine par les
sacrements; et — 3. un pouvoir de gouvernement pour obliger tous les fidèles à ce qui
est jugé nécessaire ou utile à leur salut.

301, — Nota. — I. Il est facile de voir, par les deux notions qui précèdent, que le
concept du royaume est beaucoup plus étendu que celui de l'Église. L'Église est
quelque chose du royaume. Elle en est le côté visible et social, mais elle n'est pas tout
le royaume, celui-ci ayant deux aspects : l'aspect terrestre et l'aspect céleste ou
eschatologique (N° 299). Cependant l'Église, entendue au sens large, se confond avec
le royaume de Dieu. Les théologiens distinguent en effet le corps et l’âme de l'Église,
c'est-à-dire, d'un côté, la communauté visible et hiérarchique des chrétiens, et, de
l'autre, la société invisible, l'âme, à laquelle appartiennent tous ceux qui sont en état de
grâce, quelque religion qu'ils professent. Ils comprennent en outre dans la notion
d'Église, non seulement les fidèles de la terre (Église militante), mais aussi les élus qui
sont au ciel (Église triomphante) et les âmes qui souffrent en Purgatoire (Églises
souffrante). — 2. Au point de vue apologétique, et comme il est entendu dans ce
chapitre, où nous recherchons si Jésus-Christ a institué une Eglise, ce mot ne
s'applique qu'à la société visible et hiérarchique des chrétiens ici-bas, donc à la société
considérée sous son aspect extérieur et social (sens général).

302. — II. Division du Chapitre. — Une double question doit faire l'objet de notre
étude. 1° Tout d'abord nous avons à rechercher si Jésus a pu songer à fonder une
Église : c'est la question préalable. 2° Puis, dans l'affirmative, nous aurons a établir,
d'après les documents de l'histoire, quels sont les caractères essentiels de l’Église
fondée par le Christ. D'où deux articles. Dans le premier, nous rencontrerons devant
nous les rationalistes, les protestants libéraux et les modernistes. Dans le second, nous
aurons les mêmes adversaires, et en plus, les Protestants orthodoxes et les Grecs
schismatiques.

Art. 1. — Question préalable : Que Jésus a pu songer à fonder une Église.

242
303. — D'après les protestants libéraux et les modernistes, l'institution d'une Église ne
pouvait pas être dans la pensée de Jésus, la prédication du Sauveur n'ayant d'autre but
que l'établissement du royaume de Dieu. Le royaume de Dieu, en effet, tel que nos
adversaires le conçoivent, est incompatible avec la notion catholique de l'Église. Le
royaume de Dieu prêché par Jésus serait: — 1. un royaume purement spirituel, d'après
les uns (SABATIER, STAPFER, HARNACK) ; — 2. un royaume uniquement
eschatologique, d'après les autres (M. LOISY). NOUS allons examiner ces deux
systèmes, et nous montrerons qu'ils sont une interprétation incomplète, et par
conséquent fausse, de la pensée et de l'œuvre de Jésus.

§ 1. — LE SYSTEME D'UN ROYAUME DE DIEU SEULEMENT INTERIEUR.


REFUTATION.

304. — 1° Exposé du système. — Si nous en croyons SABATIER et HARNACK, Jésus


n'a jamais songé à fonder une Église, en tant que société visible. Il s'est borné à
prêcher un royaume de Dieu intérieur et spirituel ; son unique préoccupation a été
d'établir le règne de Dieu dans l'âme de chaque croyant, en produisant en lui une
rénovation intérieure et on lui inspirant envers Dieu les sentiments d'un fils à l'égard
de son Père. Dans sa race, dans son milieu, dans la génération de son temps, Jésus
trouvait une religion exclusivement rituelle et formaliste. Sans doute, il un l'a pas
interdite d'un seul coup ; mais ce côté extérieur de la religion, il l'a on visage comme
secondaire. Ce que l'on peut au contraire regarder comme la grande nouveauté
apportée par lui, comme l'élément original et qui lui appartient en propre, ce qui, en
d'autres termes, est bien l'essence du christianisme, c'est la place prépondérante
accordée désormais au sentiment. Ainsi le royaume de Dieu serait un royaume intime
et spirituel, s'adressant aux besoins de l'âme, n'impliquant aucune adhésion à des
dogmes, à des institutions positives et à des rites tout extérieurs, laissant donc toute
liberté au sens individuel. D'où il suit que l'organisation du christianisme en société
hiérarchique serait en dehors du plan tracé par le Sauveur ; l'Église serait une création
humaine dont il appartient à l'histoire de découvrir les origines et les causes.

305. — 2° Réfutation. — Que la religion prêchée par le Christ, autrement dit, le


royaume de Dieu soit surtout d'essence spirituelle, que la grande innovation du
christianisme ait été la rénovation intérieure par la foi, la charité et l'amour du Père,
que ces conceptions de Jésus aient créé un abîme entre le pharisaïsme alors régnant et
la religion nouvelle, c'est ce dont nous aurions mauvaise grâce à ne pas convenir avec
HARNACK. Il ne faudrait pourtant rien exagérer, car, dans une certaine mesure, le
royaume spirituel n'était nullement étranger à l'enseignement des prophètes, comme
nous l'avons vu en étudiant l'argument prophétique (N° 248). Toutefois il n'en est pas
moins vrai, — et c'est ce qu'il fait reconnaître avec HARNACK, — que le royaume
spirituel et intérieur est bien l'œuvre de Jésus. Alors que la voix des prophètes avait eu
peu d'écho, Jésus seul eut assez d'autorité pour remonter le courant et opposer à la
justice tout extérieure et matérielle du culte mosaïque la
justice du nouveau royaume où les vertus intérieures telles que l'humilité, la chasteté,
la charité, le pardon des injures, occupent la première place.

243
Mais, ces justes concessions une fois faites, s'ensuit-il qu'il y ait lieu de conclure, avec
HARNACK, que le royaume de Dieu annoncé et établi par le Christ, soit un royaume
purement individuel, une société invisible composée des âmes justes, et qu'il n'ait
aucun caractère collectif et social ? Est-on même en droit de prétendre que la
perfection intérieure doit être considérée comme l’essence du christianisme, parce que
seule elle est l'œuvre du Christ? Il semble bien que non, et il y a dans cette manière de
voir un sophisme que M. LOISY a relevé dans les termes suivants. « II y aurait, dit-il,
peu de logique à prendre pour l'essence totale d'une religion ce qui la différencie
d'avec une autre. La foi monothéiste est commune au judaïsme, au christianisme et à
l'islamisme. On n'en conclura pas que l'essence de ces trois religions doive être
cherchée en dehors de l'idée monothéiste. Ni le juif, ni le chrétien, ni le musulman
n'admettent que la foi à un seul Dieu ne soit pas le premier et le principal article de
leur symbole. . C'est par leurs différences qu'on établit la destination essentielle de ces
religions, mais ce n'est pas uniquement par ces différences qu'elles sont constituées...
Jésus n'a pas prétendu détruire la Loi, mais l'accomplir. On doit donc s'attendre à
trouver dans le judaïsme et dans le christianisme, des éléments communs, essentiels à
l'un et à l'autre... L'importance de ces éléments ne dépend ni de leur antiquité, ni de
leur nouveauté, mais de la place qu'ils tiennent dans l'enseignement de Jésus et du cas
que Jésus lui-même en a fait. »252 Autrement dit, ce n'est pas parce que le Messie a
enseigné que le « royaume de Dieu » devait être surtout spirituel, qu'il faut en conclure
qu'il doit être exclusivement spirituel.
Du reste, la chose apparaît tout à fait évidente si l'on prend soin de remettre le langage
de Jésus dans les conditions de milieu et d'idées dans lesquelles il a été tenu. Si le
Sauveur insiste tout particulièrement sur l'idée de perfection intérieure et de rénovation
spirituelle, c'est qu'il doit corriger les conceptions fausses des Juifs. Ceux-ci attendent
un royaume temporel ; ils se sont attachés dans les prophéties à l'élément secondaire
(V. Nos 248 et 253) et ils croient à la restauration du royaume d'Israël. Le Messie veut
donc redresser leurs conceptions fausses et leur faire comprendre que le royaume de
Dieu qu'il est venu établir, n'est nullement un royaume temporel, qu'il n'est pas le
triomphe d'une nation sur les autres, mais un royaume qui s'adresse à tous les peuples
et dans lequel aura accès tout homme de bonne volonté qui pratique les vertus morales
et intérieures.
Que le royaume ne soit pas purement spirituel, qu'il ait au contraire un caractère
collectif et social, c'est ce qui ressort surtout de nombreuses paraboles, qui sont, on le
sait, une des formes les plus ordinaires sous lesquelles Jésus donne son enseignement.
Il est clair, par exemple, que les paraboles où Notre-Seigneur compare le royaume au
champ du père de famille sur lequel poussent à la fois le bon grain et l'ivraie (Mat.,
XIII, 24, 30), au filet du pécheur où se confondent les bons et les mauvais poissons
(Mat., XIII, 47), n'auraient aucun sens dans l'hypothèse d'un royaume purement
intérieur et spirituel.
D'autre part, le terme de royaume de Dieu ne serait-il pas bien impropre s'il fallait
l'entendre du règne de Dieu dans l'âme individuelle? Ce n'est plus en effet d'un
royaume qu'il s'agirait, mais d'autant de royaumes qu'il y aurait d'âmes.
Les partisans de ce système s'appuient, il est vrai, pour prouver leur thèse, sur ce texte
de saint Luc (XVI, 20) « Ecce regnum Dei intra vos est » qu'ils traduisent ainsi : « Le
252
LOISY. L'Evangile et l'Église, Introd. p. XVI et suiv.

244
royaume de Dieu est en vous. » Mais ce texte comporte un autre sens, et il semble plus
juste et plus en rapport avec le contexte de traduire : « Le royaume de Dieu est au
milieu de vous. » D'après saint Luc, en effet, ce sont les pharisiens qui interrogent
Notre-Seigneur. Comme ils lui demandent quand viendra le royaume de Dieu, il leur
répond : « Le royaume de Dieu ne vient pas de manière à frapper les regards. On ne
dira point : Il est ici, ou : il est là ; car voyez, le royaume de Dieu est au milieu de
vous. » Ainsi remise dans son cadre, la parole de Jésus paraît plutôt contredire le
système d'un royaume purement intérieur que de le favoriser. S'adressant à des
pharisiens qui étaient incrédules, qui, du fait qu'ils rejetaient l'Évangile, se mettaient en
dehors du royaume, n'est-il pas évident que Jésus ne pouvait leur dire que ce royaume
était en eux, c'est-à-dire dans leurs âmes? La pensée du Sauveur est donc tout autre. Se
heurtant aux idées fausses de ses adversaires, qui s'imaginaient que la venue du
royaume et du Messie serait accompagnée de signes éclatants, de prodiges
extraordinaires dans le ciel, Jésus apprend aux pharisiens comment le royaume de
Dieu doit venir. Il ne viendra pas, leur dit-il alors, comme une chose qu'on peut
observer, comme un astre dont on pourrait suivre le cours, car le royaume sera surtout
spirituel et se dérobera par conséquent à l'observation. Du reste, ajoute Notre-Seigneur,
n'allez pas le chercher où il ne faut pas, car il est déjà venu, il est au milieu de vous.

Conclusion. — De la correcte interprétation du texte de saint Luc, ainsi que des raisons
qui précèdent, il résulte donc que le royaume de Dieu ne peut être considéré comme un
royaume purement spirituel, qu'il est au contraire collectif et social, et qu'on ne peut
induire de là que Jésus n'ait jamais songé à fonder une Église visible.

§ 2. —. LE SYSTEME D'UN ROYAUME DE DIEU PUREMENT ESCHATOLOGIQUE.


REFUTATION.

306. — 1° Exposé du système.— Suivant M. LOISY, l'institution d'une Église n'a pu


rentrer dans les desseins du Sauveur. Voici à peu près comment l'auteur de l’Évangile
et l'Église entend le démontrer. A l'époque où parut Notre-Seigneur, c'était une idée
courante parmi les Juifs, que le Messie aurait pour mission d'inaugurer le règne final et
définitif de Dieu ou, si l'on aime mieux, le royaume eschatologique. Or, si l'on analyse
les textes des Évangiles, du seul point de vue critique et sans les déformer par une
interprétation théologique, il semble bien que Jésus partageait l'erreur de ses
contemporains. En conséquence, sa prédication a eu un double but : —-1. annoncer la
venue prochaine du royaume en même temps que la fin du monde qui devait en être
l'accompagnement obligé ; et — 2. y préparer les âmes par le renoncement aux biens
de ce monde et par la pratique des vertus morales capables de procurer la justice. Le
Christ de l'histoire n'a donc pas pu songer à fonder une Église, c'est-à-dire une
institution durable, puisque son œuvre n'était pas appelée à durer et qu'elle devait se
terminer à brève échéance par l'avènement du royaume
final.
On ne saurait donc parler à l'institution divine de l'Église. Ce sont les circonstances et
la non-réalisation du royaume eschatologique qui ont déterminé les disciples à
corriger le programme de leur Maître, à « réinterpréter » ses paroles « pour
accommoder à la condition d'un monde qui durait, ce qui avait été dit à un monde

245
censé près de finir »253. D'où il paraît légitime de conclure que Jésus « annonçait le
royaume, et c'est l'Église qui est venue. »254 Cependant, d'après la théorie moderniste,
si l'Église ne procède pas d'une pensée et d'une volonté expresse de Jésus, l'on peut
dire cependant qu'elle se rattache à l'Évangile, en tant qu'elle fait suite à la société que
Jésus avait groupée autour de lui en. vue du royaume. Elle est ainsi, en un certain sens,
le résultat légitime, quoique inattendu, de la prédication du Christ, et rien n'empêche
de voir, entre l'Évangile et l'Église, un rapport étroit, et de dire en toute vérité que
l'Église continue l'Évangile»255. En d'autres mots, Jésus avait groupé autour de sa
personne un certain nombre de disciples à qui il donna la mission de préparer
l'inauguration prochaine du royaume, et comme les événements ont trompé l'attente
des apôtres, — le royaume si ardemment désiré et si impatiemment attendu n'étant pas
venu, — la petite société a grandi et, en grandissant, elle a donné naissance à l'Église.
L'on peut donc définir l'Église : la société des disciples du Christ, qui, ne voyant pas
venir le royaume eschatologique, se sont organisés et adaptés aux conditions
d'existence de l'heure présente.
L'on pourrait se demander ce que M. LOISY fait des textes évangéliques qui rapportent
l'institution de l'Église. C'est bien simple. Comme les protestants libéraux, il les
déclare sans valeur pour l'historien, et il en donne comme raison que « les textes qui
concernent véritablement l'institution de l'Église sont des paroles du Christ glorifié ».
Ces textes seraient donc des produits de la pensée chrétienne. Et M. LOISY conclut que
« l'institution de l'Église par le Christ ressuscité n'est pas un fait tangible pour
l'historien»256.

307. — 2° Réfutation. — N'ayant d'autre objectif que de préparer les âmes à la venue
imminente du royaume des cieux et à sa parousie, le Christ ne pouvait songer à
organiser une société durable : telle est l'idée maîtresse du système de M.Loisy. Or
nous allons prouver que, pour soutenir une thèse aussi absolue, il est nécessaire de se
livrer à un découpage de textes que rien n'autorise, et procéder à un choix inadmissible
ou à une interprétation fantaisiste des passages de l'Évangile qui s'appliquent à l'Église.
Considérons d'abord le point de départ Est-il vrai que les contemporains de Jésus
n'aient eu d'autre idée que l'établissement du règne définitif de Dieu? Comme l'a fort
bien démontré le P. LAGRANGE257, l'on peut distinguer au contraire dans la littérature
de l'époque deux manifestations de la pensée juive : celle que l'on trouve dans les
apocalypses et celle des rabbins. Or, pas plus dans l'une que dans l'autre, le règne
messianique n'est identifié avec le règne final de Dieu ; ni d'un côté ni de l'autre l'on ne
se désintéresse de l'avenir d'Israël en ce monde. Il y a toutefois cette différence entre

253
LOISY, L'Évangile et l'Église, p. 26.
254
Ibid., p. 111
255
LOISY, Autour d'un petit livre
256
Loisy, op. cit., p. 17.
257
LAGRANGE, Le Messianisme chez les Juifs.

246
les deux que les auteurs apocalyptiques insistaient beaucoup plus sur le royaume
eschatologique tandis que les rabbins, dans leur concept du règne messianique,
attachaient une part plus importante au monde présent. Si, par conséquent, Jésus avait
adopté les idées des apocalypses et n'avait voulu prêcher qu'un royaume purement
eschatologique, il n'aurait pas manqué de corriger les croyances des rabbins Or cela, il
ne l'a pas fait. De l'examen impartial des Évangiles il résulte au contraire que le
Sauveur présente le royaume comme devant avoir une double phase : une phase
terrestre avant la période de consommation finale. Il y a en effet de nombreux
caractères par lesquels Jésus décrit le royaume, qui sont totalement inconciliables avec
le royaume eschatologique et qui ne s'accordent qu'avec la vie présente. C'est ainsi que
Jésus parle du royaume comme déjà inauguré. « Depuis les jours de Jean-Baptiste
jusqu'à présent, le royaume des cieux est emporté de force», est-il dit dans sain,t
Matthieu (XI, 12). Ainsi encore il réplique aux Pharisiens qui l'accusent de chasser les
démons au nom de Belzébuth : « Que si c'est par l'Esprit de Dieu que je chasse les
démons, le royaume de Dieu est donc venu à vous » (Mat., XII, 28).
Mais c'est surtout dans les paraboles que l'enseignement de Jésus transparaît le plus.
Le royaume y est représenté comme une réalité déjà existante et concrète, comme un
royaume destiné à grandir et à se développer, — parabole du grain de sénevé (Mat.,
XIII, 31, 35; Marc, IV, 30, 32), — comme un royaume comportant le mélange des bons
et des méchants, — paraboles du bon grain et de l'ivraie (Mat., XVIII, 24, 30), du filet
qui ramasse des poissons de toutes sortes, bons et mauvais (Mat., XIII 47, 50), des
vierges sages et des vierges folles (Mat., XXIV, 1, 18). Autant de caractères qui ne sont
pas applicables au royaume eschatologique et qui ne peuvent convenir qu'à un
royaume déjà formé, susceptible de s'étendre et de se perfectionner, préparatoire à une
autre forme de royaume qui, elle, sera la forme; définitive, où le bon grain seul sera
engrangé, où le tri entre les bons et les mauvais poissons sera chose faite, et d'où les
vierges folles seront exclues.
Tout cela serait juste, répliquent alors les partisans du système eschatologique, si les
textes allégués pour prouver l'annonce d'un royaume terrestre étaient authentiques.
Mais, ils ne le sont pas. Ils ont été introduits dans la trame évangélique par la première
génération chrétienne qui, ne voyant pas venir le royaume eschatologique attendu, n'a
pas craint de travestir 1 enseignement du Sauveur pour mettre sa pensée et ses paroles
en harmonie avec les faits. Qu'il y ait dans les Évangiles deux séries de textes : l'une
eschatologique, l'autre non eschatologique, et que les textes qui annoncent la fin du
monde et la parousie soient incompatibles avec ceux qui parlent d'un royaume
terrestre, c'est ce que tout critique de bonne foi doit reconnaître. Mais si les deux séries
sont exclusives l'une de l'autre, il faut donc choisir entre les deux et rechercher la
tradition primitive, celle qui doit être attribuée à Jésus. Or, ajoute-t-on, il y a tout
lieu de croire que la série eschatologique seule représente la pensée authentique de
Jésus, car elle n'a pu être inventée au moment où les événements venaient la démentir.
La seconde série aurait donc été élaborée ultérieurement pour adapter l'Évangile du
salut aux circonstances nouvelles imposées par le développement chrétien.
L'objection des modernistes est plus spécieuse que solide. Ils ont raison sans doute,
lorsqu'ils affirment qu'il y a dans les Évangiles deux séries de textes, mais sont-ils en
droit de conclure que ces deux séries sont exclusives l'une de l'autre? N'y a-t-il pas
plutôt un moyen de les concilier? Le nœud du problème est là. Si Jésus a annoncé la

247
fin du monde et l'avènement du royaume eschatologique comme des choses
imminentes, il y a sans contredit opposition entre les deux séries de textes. Jésus qui se
serait mépris si gravement en montrant le royaume eschatologique dans un avenir tout
proche, ne pourrait plus être l'auteur de la série non eschatologique. Mais la question
est précisément de savoir s'il a présenté la fin du monde et la venue du royaume
eschatologique comme des événements prochains. A la question ainsi posée nous
pourrions d'abord répondre qu'il y a tout lieu de croire a priori que la conciliation est
possible, car comment admettre que les Évangélistes rapportant les paroles de Notre-
Seigneur, assez longtemps après qu'elles avaient été prononcées, auraient été assez
maladroits pour introduire dans leurs récits des textes en contradiction avec ces
paroles? De deux choses l'une. Ou bien les Évangélistes sont sincères ou ils ne le sont
pas. Dans la première hypothèse, ils auraient reproduit fidèlement les paroles de leur
Maître et nous n'aurions qu'une série de textes : la série eschatologique. Dans la
seconde hypothèse, ils n'auraient pas manqué de supprimer la série eschatologique,
puisque les événements lui donnaient tort, et ils lui auraient substitué purement et
simplement la série non eschatologique
Mais voyons si les textes de la série eschatologique ne comportent pas d'autre
explication que celle donnée par les modernistes Cela nous ramène à la célèbre
prophétie sur la fin du monde dont nous avons parlé dans la seconde Partie (N° 260).
Nous n'insisterons donc pas sur ce point. Qu'il nous suffise de rappeler que la parole de
Notre-Seigneur « Cette génération ne passera pas avant que toutes ces choses ne
s'accomplissent» (Mat, XXIV, 34 ; Marc, XIII 30 ; Luc, XXI, 32), invoquée par nos
adversaires pour prouver que Jésus croyait à la fin imminente du monde, s'applique
plutôt, d'après le contexte, à la ruine de Jérusalem et du peuple juif. Que les
Évangélistes ne distinguent pas les deux catastrophes avec assez de netteté, que leurs
récits concernant à la fois la fin du monde et la ruine du Temple manquent de
précision, c'est ce qui n'est pas douteux. Et cela est si vrai que beaucoup de critiques
ont pu croire que, entraînés par les idées courantes de leur milieu, les Apôtres s'étaient
trompés sur la pensée de Jésus. Nous avons vu (p. 272) ce qu'il fallait penser de cette
opinion. En toute hypothèse, on ne saurait admettre que Jésus lui-même ait commis
l'erreur que nos adversaires lui imputent. Tout au contraire, il ne paraît pas douteux,
— à s'en tenir aux simples données d'une sage critique littéraire, — que la catastrophe
dont Jésus annonce la date prochaine et à laquelle la génération de son temps doit
assister, c'est la ruine de Jérusalem et du Temple, tandis que l'époque de la seconde ne
serait envisagée que dans une perspective beaucoup plus lointaine, puisque Jésus dit
que « personne n'en connaît ni le jour ni l'heure » (Mat., XXIV, 36).
Quant aux passages qui déclarent imminente la venue du Fils de l'homme sur les nuées
du ciel (Mat., XVI, 28 ; XXVI, 64 ; Marc, IX, 1 ; Luc, IX, 27 ; XXII, 69), il est permis
d'entendre par là la prédiction de l'admirable essor que prendra bientôt le règne
messianique et dont la génération à laquelle Notre-Seigneur s'adresse sera témoin258.
Ainsi interprétés, ces textes se sont vérifiés à la lettre, vu que la diffusion de la religion
chrétienne s'est faite avec une merveilleuse rapidité.

258
LAGRANGE, Rev. biblique, 1904, 1906, 1908.

248
Conclusion. — De la discussion qui précède il n'est donc pas téméraire de conclure
que, pas plus que le système d'un royaume purement intérieur et spirituel, le système
d'un royaume exclusivement eschatologique n'est acceptable. Il n'est pas vrai de dire
alors que Jésus n'a pu nullement envisager l'établissement d'une Église en tant que
société visible.

Art. II. — Jésus-Christ a fondé une Église. Ses caractères essentiels.

308. — Position du problème — Il vient d'être démontré ci-dessus que « le royaume


de Dieu» prêché par le Christ comporte une première période qui peut s'appeler la
phase terrestre et préparatoire du royaume eschatologique. Or ce royaume comprend
tous ceux qui acceptent la doctrine enseignée par Jésus. Il est par conséquent une
société et c'est à cette société que nous donnons le nom à'Église. La question qui se
pose donc à présent, c'est de savoir quelle est la nature de cette société. Se compose-t-
elle de membres égaux : auquel cas l'interprétation de la doctrine du Christ serait
laissée à l'arbitraire du jugement individuel? Est-elle au contraire constituée sur le
principe de la hiérarchie259, comprenant deux groupes distincts, l'un qui enseigne et
gouverne, l'autre qui est enseigné et gouverné! Jésus a-t-il institué lui-même une
autorité à laquelle il ait confié la charge d'enseigner authentiquement sa doctrine! Bref,
le christianisme est-il « religion de l'esprit » ou « religion d'autorité »?
Les Protestants orthodoxes, que nous avons désormais devant nous, soutiennent la
première hypothèse. Ils n'admettent pas que Jésus ait créé une autorité vivante. Les
vérités à croire, les préceptes à suivre et les moyens de sanctification, tout serait
abandonné à l'appréciation subjective de chaque croyant. Entre Dieu et la conscience
Jésus n'aurait placé aucun intermédiaire obligatoire. Que si on leur demande alors
pourquoi ils se groupent et tiennent des réunions; ils répondent que c'est tout
simplement pour prier en commun, pour lire et commenter l'Évangile, pour pratiquer
les rites du baptême et de la cène, et pour s'édifier mutuellement dans l'amour de Dieu
et la charité fraternelle mais non pour obéir à une autorité constituée. C'est d'ailleurs
sur l'histoire que les Protestants entendent appuyer leur point de vue. Nous verrons
plus loin comment ils expliquent la création d'une hiérarchie, et partant, les origines du
catholicisme (V. N° 312).
Contre de telles affirmations il s'agit donc de prouver que Jésus a institué une
hiérarchie permanente, — le collège des Douze et leurs successeurs, — à la tête de
laquelle il a placé un chef unique, Pierre et ses successeurs : hiérarchie à laquelle il a
octroyé une autorité gouvernante, revêtue d'une divine garantie: l’infaillibilité
doctrinale. Pour mieux atteindre notre but, nous décomposerons les questions dans les
propositions suivantes. Nous prouverons : 1° que Jésus a fondé une hiérarchie en
conférant aux Apôtres le triple pouvoir d'enseigner, de régir et de-sanctifier, qu'il a
donc constitué une autorité vivante ; — 2° que cette hiérarchie est permanente, le
triple pouvoir des Apôtres devant se transmettre à leurs successeurs ; — 3° que, à la
tête de la hiérarchie, il a placé un chef unique (primauté de Pierre et de ses

259
Hiérarchie (gr. ieros, sacré, arche, commandement). Étymologiquement le mot hiérarchie désigne
un pouvoir sacré, directement institué par Dieu. C'est dans ce sens que ce mot sera employé au cours
de cet article où nous voulons prouver que l'Église fondée par Jésus-Christ est une société hiérarchique
investie de pouvoirs divins.

249
successeurs) ; — 4° qu'il a garanti la conservation intégrale de sa doctrine en octroyant
à l'Eglise enseignante le privilège de l'infaillibilité. D'où quatre paragraphes.

§ 1. — JESUS-CHRIST A FONDE UNE ÉGLISE HIERARCHIQUE.

309. — État de la question. — a) Les Protestants orthodoxes, avons-nous dit (N° 308),
n'admettent pas que Jésus ait constitué à la tête de son Église une autorité vivante,
mais ils concèdent l'historicité et même l'inspiration des textes évangéliques invoqués
par les catholiques en faveur de leur thèse. — b) Au contraire, les rationalistes, les
Protestants libéraux et les modernistes rejettent l'authenticité de ces textes. Ils pré-
tendent qu'ils sont dus à un travail postérieur et rédactionnel d'auteurs inconnus et
auraient été introduits dans la trame évangélique après les événements, c'est-à-dire au
moment où l'institution d'une Église hiérarchique était un fait accompli.
La thèse catholique s'appuie donc sur un double argument: — 1. sur un argument tiré
des textes évangéliques que nous sommes en droit d'invoquer contre les Protestants
orthodoxes, et — 2. sur un argument historique, où nous aurons à réfuter la fausse
conception des libéraux et des modernistes sur les origines de l'Église hiérarchique.

310. — 1° Argument tiré des textes évangéliques. — Nota. —Lorsque nous


soutenons qu'il est possible de retrouver l'institution d'une Église hiérarchique dans les
textes évangéliques, qu'on ne se méprenne pas sur notre pensée. Nous ne voulons pas
dire que Jésus a déclaré explicitement qu'il fondait une Église hiérarchique qui serait
gouvernée un jour par les Évêques sous le principat du Pape. Des paroles aussi
formelles n'ont pas été prononcées. I1 suffit, pour la démonstration de notre thèse,
d'établir que nous on retrouvons l'équivalent dans ce double fait qu'il choisit Douze
Apôtres et leur délégua des pouvoirs spéciaux à eux, à l'exclusion des autres disciples.
A. CHOIX DES « DOUZE ». — Tous les Évangélistes sont d'accord pour témoigner
que, parmi ses disciples, Jésus en choisit douze qu'il nomme ses Apôtres (Mat., X, 2, 4
; Marc, III, 13, 19 ; Luc, VI, 13, 16 ; Jean, I, 35 et suiv.), qu'il instruit d'une façon toute
particulière, à qui il dévoile le sens des paraboles qui restent incomprises de la foule
(Mat., XIII, 11), qu'il associe déjà à son œuvre en les envoyant prêcher le royaume de
Dieu aux fils d'Israël (Mat., X, 5, 42 ; Marc, VI, 7, 13 ; Luc, IX, 1,6).

B. P0UV0IRS CONFÉRÉS AU COLLÈGE DES DOUZE. — a) A ce collège des


Douze, — à Pierre en particulier (Mat., XVI, 18, 19), à l'ensemble du collège (Mat.,
XVIII, 18), — Jésus commence par promettre le pouvoir de « lier dans le ciel ce qu'ils
auront lié sur la terre », c'est-à-dire une autorité gouvernante qui les fera juges des cas
de conscience, qui leur donnera la faculté de prescrire ou de défendre, et partant, de
créer des obligations, si bien que celui qui n'écoutera pas l'Église sera regardé «
comme un païen et un publicain» (Mat., XVIII, 17). Mais, objectent les Protestants à
propos de ce dernier texte, le mot Église est employé au verset 17 dans le sens restreint
d'assemblée (N° 300), et dès lors, ce passage ne saurait servir d'argument en faveur de
l'existence d'une autorité hiérarchique.— Nous ne contesterons pas que, dans le texte
en question, le mot Église prête à deux interprétations. Il faut donc faire intervenir ici
la règle de critique qui veut que tout passage obscur soit interprété d'après les autres
passages parallèles qui sont plus clairs. Or il ne fait pas de doute que, dans les autres

250
textes où il est question des pouvoirs accordés par Notre-Seigneur à son Église, cette
concession ne concerne jamais que le collège apostolique. Il y a donc lieu de présumer
le même sens pour le passage de saint Matthieu.
b) Le pouvoir qu'il avait d'abord promis, Jésus le confère, peu de jours avant son
Ascension, au collège des Douze, alors devenu le collège des Onze par la défection de
Judas : « Toute puissance m'a été donnée dans le ciel et sur la terre, leur déclare-t-il.
Allez donc, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, et du Fils, et du
Saint-Esprit, leur apprenant à garder tout ce que je vous ai commandé : et voici que je
suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du monde. » (Mat., XVIII, 19,20). Ainsi le
Christ accorde à ses Apôtres le triple pouvoir: — 1. d'enseigner : « Allez, enseignez
toutes les nations » ; — 2. de sanctifier, par les rites institués à cet effet, en particulier,
par le baptême ; — 3. de gouverner, puisque les Apôtres devront apprendre au monde
à garder ce que Jésus a commandé.
Et qu'on n'objecte pas encore que ce texte n'a aucune valeur sous prétexte que les
paroles et les actes du Christ ressuscité ne peuvent être contrôlés par l'historien. Le
préjugé rationaliste serait manifeste. Du moment en effet que la Résurrection peut être
démontrée comme un fait historique et qu'elle est une réalité dont les Apôtres ont
acquis la certitude, il y aurait autant de parti-pris à rejeter les paroles du Christ ressus-
cité que la résurrection elle-même. Du reste, les paroles du Christ ressuscité sont si
bien liées avec les paroles de la promesse, que contester les unes c'est contester les
autres, et que nier les unes et les autres c'est rendre inexplicable la conduite des
Apôtres qui, après la mort de leur Maître, revendiquèrent le triple pouvoir ci-dessus
mentionné.

311. — 2° Argument tiré de l'histoire. — Préliminaires. — 1. Quelle que soit la


valeur des textes évangéliques qui nous prouvent que l'Église n'est pas hors de la ligne
de l'Évangile, il va de soi que la question de l'institution divine d'une Église
hiérarchique est, avant tout, historique. Si l'histoire en effet nous apportait la preuve
que la création de l'Église serait postérieure à l'âge apostolique, et aurait été le résultat
de circonstances accidentelles, l'on aurait beau invoquer les textes de l'Évangile : nos
adversaires seraient certes en droit de les considérer comme des interpolations.
2. Les documents qui servent à l'étude du christianisme naissant sont les Actes des
Apôtres260, les Épîtres de saint Paul261, et pour la période sub-apostolique (c'est-à-dire

260
Les Actes des Apôtres. — D'après une tradition universelle et constante, saint Luc est l'auteur des
Actes des Apôtres. La tradition repose : — a) sur un argument extrinsèque (témoignage de saint
IRENEE, du canon de Muratori, de TERTULLIEN, de CLEMENT D'ALEXANDRIE), et — b) sur un
argument tiré de la critique interne. Il résulte en effet de l'analyse de l'ouvrage que l'auteur était
médecin et compagnon de saint Paul et que les Actes offrent les mêmes particularités de langue et de
composition que le troisième Évangile : tous traits qui s'appliquent à saint Luc.
Comme le livre s'arrête à la première captivité de saint Paul à Rome, il y a tout lieu de croire qu'il a été
composé à la lin de la première captivité et certainement avant la mort de saint Paul (67). Les Actes
sont donc pour l'historien des origines de l'Eglise un document des plus précieux. L'auteur y rapporte
les faits soit en témoin oculaire, soit d'après le récit de témoins oculaires : Paul, Barnabé, Philippe,
Marc. La précision et les détails circonstanciés avec lesquels ils sont narrés, repoussent toute
hypothèse de légende ou d'amplification tendancieuse. Quant aux discours qui y sont contenus, ils ont
été puisés sans doute à des sources écrites : et que semblent indiquer les nombreux archaïsmes qu'on y
rencontre. La sincérité de saint Luc n'est, du reste, pas suspectée, et les critiques rationalistes ne

251
pour les trois générations qui suivent les Apôtres) les écrits des Pères et des écrivains
ecclésiastiques.
3. Il est parlé de « charismes » à maintes pages des Actes des Apôtres. Que faut-il
entendre par là? Les charismes (grec « charis » et « charisma » grâce, faveur, don)
sont des dons surnaturels octroyés par le Saint-Esprit en vue de la propagation du
christianisme et pour le bien général de l'Église naissante. Ce sont des manifestations
de l'Esprit Saint, parfois même étranges et désordonnées, telles que le don des langues
ou glossolalie qui consistait à louer Dieu en langue étrangère et en des accents
d'enthousiasme, exalté (Lire à ce sujet : I Cor., XIV). Les charismes auxquels on
attachait le plus de prix étaient le don des miracles et le don des prophéties ; mais
quelle qu'en fût la nature, ils étaient toujours des signes divins qui avaient pour but de
confirmer la première prédication de l'Évangile. — 4. Nous allons exposer, en nous
plaçant sur le seul terrain de l'histoire, les deux thèses, rationaliste et catholique, sur les
origines de l’Église. La première que nous mettons sous l'étiquette générale de
rationaliste, est, en réalité, le point de vue, non seulement des rationalistes, mais de
tous les historiens protestants, orthodoxes ou libéraux, et des modernistes. Le meilleur
exposé français en a été fait par A. SABATIER (Les Religions d'autorité et la Religion
de l'esprit, pp. 47-83, 4e éd.) En voici un résumé, aussi objectif que possible.

312. — A. THÈSE RATIONALISTE. — Les origines de l'Église. — 1. La création


d'une Église hiérarchique ne saurait être l'œuvre de Jésus. « Non seulement il n'a pas
voulu cette Église, mais il ne pouvait même la prévoir, pour la bonne raison qu'il
croyait venir aux derniers jours du monde et que tout ce développement historique du
christianisme restait en dehors de son horizon de Messie.» — 2. Comme les Apôtres «
attendaient de jour en jour le retour triomphant de leur Maître sur les nuées du ciel»,
ils vivaient « dans l'exaltation et la fièvre», se regardant i comme des étrangers et des
voyageurs qui passent sans songer à aucun établissement durable ».— 3. Les premières
communautés formées par les disciples du Christ n'eurent donc rien d'une société
hiérarchique. « Les dons individuels (charismes) départis car l'Esprit aux divers
membres de la communauté répondaient à tous les besoins. C'était l'Esprit agissant
dans chaque fidèle qui déterminait ainsi les vocations et attribuait aux uns et aux
autres, suivant la faculté ou le zèle de chacun, des min stères et des offices qui
paraissaient devoir être provisoires.» — 4. Les premières communautés chrétiennes
composées à l'origine • de membres égaux entre eux et distingués par la seule variété

rejettent que ce qui contredit leur thèse, c'est-à-dire les miracles et certains discours à cause de leur
portée doctrinale.
On devine l'importance des Actes des Apôtres par ce double fait qu'ils contiennent un exposé complet
de la première prédication des Apôtres et nous font connaître l'organisation de la primitive Église.
261
Les Epîtres de saint Paul, tant par leur ancienneté que par leur valeur documentaire, sont aussi pour
l'apologiste des sources de premier ordre.
D'après la date de composition, les Epîtres de saint Paul peuvent être classées en quatre groupes — a)
1er groupe : Ire et IIe Ep. aux Thessaloniciens (51);— b) 2e groupe: Les grandes Epîtres I et II aux
Corinthiens, aux Galates, aux Romains (56, 57) ; — c) 3e groupe : Les Epîtres de la captivité aux
Philippiens, aux Éphésiens, aux Colossiens, billet à Philémon (61 -62) ; — d) 4e groupe : Les
Pastorales I et II à Timothée, à Tite (62). — L'authenticité des trois premiers groupes n'est guère
contestée par les critique» rationalistes.

252
des dons de l'Esprit» deviennent avec le temps « des corps organisés, de véritables
églises qui se développent et prennent d'abord des physionomies différentes, suivant la
diversité des milieux géographiques et sociaux. L'assemblée des chrétiens se modèle,
en Palestine et au delà du Jourdain, sur la synagogue juive... En Occident, elle semble
plutôt reproduire la forme des collèges ou associations païennes, si nombreuses à cette
époque dans les villes grecques. Cependant « les associations chrétiennes dispersées
dans l'empire entretiennent entre elles des relations fréquentes… Il est donc naturel
qu’elles aient eu dès le principe, la conscience très vive de leur unité spirituelle et
qu’au dessus des Eglise particulières et locales ait apparu, précisément dans les lettres
de l’apôtres aux païens, l’idée de l’Eglise de Dieu, ou du Christ une et universelle...
L’unité idéale de l'Eglise tendra à devenir une réalité visible, par l'unité de
gouvernement, de cul le et de discipline». — 5. Pour créer cette unité, deux conditions
nécessaires manquent encore. Il faut d'abord que la chrétienté apostolique trouve Un
centre fixe autour duquel les églises particulières puissent se grouper. Ensuite il faut
qu'elles arrivent à tiret d'elles-mêmes une règle dogmatique et un principe d'autorité
qui leur permette de vaincre toutes les hérésies et toutes les résistances». Or ces deux
conditions se réalisèrent de la façon suivante. Après la destruction de Jérusalem en l'an
70, « la chrétienté gréco-romaine cherchait un centre nouveau autour duquel elle se pût
grouper, elle ne devait pas hésiter bien longtemps.
Les grandes Églises d'Antioche, d'Éphèse, d'Alexandrie se faisaient équilibre et
n'avaient d'autorité que sur les communautés de leur région. Seule une ville s'élevait
au-dessus de toutes les autres et avait une importance universelle. Rome restait
toujours la ville éternelle et sacrée... La capitale de l'empire était marquée à l'avance
pour devenir la capitale de la chrétienté. » Voilà pour la première condition : le centre
fixe, principe de l'unité hiérarchique, est trouvé. — 6. Les sectes nombreuses, entre
autres, les grandes hérésies du gnosticisme, d'une part, et du montanisme, d'autre part,
qui éclatent la première vers l'an 130 et la seconde, vers l'an 160, vont fournir
l'occasion de remplir la seconde condition. L'on chercha et l'on découvrit « le moyen
d'opposer à toutes les objections un déclinatoire, une sorte de question préalable qui
faisait mieux que de réfuter l'hérésie, qui l'exécutait avant même qu'elle eût ouvert la
bouche. Ce moyen, ce fut une confession de foi apostolique, un symbole populaire et
universel, qui, devenant loi de l'Église, excluait de son sein, sans disputes, tous ceux
qui se refusaient à le redire. Ce fut « la règle de foi », le Symbole dit des Apôtres qui
vit le jour sous sa première forme, dans 1 Église de Rome, entre les années 150 et
160.» A partir de là seulement, le catholicisme avec son gouvernement épiscopal et sa
règle de foi extérieure est fondé.
En résumé, le christianisme aurait été d'abord « religion de l'esprit» n'ayant d'autre
règle de foi que les charismes, c'est-à-dire les inspirations individuelles de l'Esprit
Saint. Il n'aurait possédé, au début de son existence, ni hiérarchie, ni unité sociale et
visible. Il n'aurait été indépendant ni des synagogues juives ni des associations
païennes. Il ne serait devenu une religion d'autorité, il n'aurait eu sa hiérarchie que
cent vingt ou cent cinquante ans après Jésus-Christ, à la fin du n° siècle, au temps "de
saint Irénée et du pape saint Victor. Entre la mort de Jé3us et la constitution catholique
de l'Église, l'histoire découvrirait donc une période intermédiaire où aucune
organisation n'existait : période qu'on pourrait dénommer l'âge précatholique du
christianisme. Il résulte de là que l'Église catholique ne saurait être d'institution divine.

253
Sa naissance, son développement et les péripéties de son histoire, tout s'expliquerait
par un concours de circonstances humaines. « Ce n'est qu'après que l'Église fut
constituée en oracle infaillible... que l'on songea à justifier en théorie ce qui avait
triomphé dans les faits. Le dogme ne consacre jamais que ce qui est déjà, depuis un
siècle ou deux, passé en pratique.»262

313. — B. THÈSE CATHOLIQUE. — Nota. — Avant toute discussion de la thèse


rationaliste, il convient de remarquer, pour qu'il n'y ait pas de malentendu, que les
historiens catholiques ne prétendent nullement que l'on retrouve, à l'origine du
christianisme, une Église tout organisée comme elle le sera par la suite. Requérir une
pareille chose, ce serait vouloir que la semence jetée en terre devienne aussitôt un épi
de blé avant de passer par les différentes phases de la germination. Les rationalistes
concèdent qu'au début du me siècle, et même à la fin du second, l'Église possède une
hiérarchie avec un centre d'unité et un symbole de foi. Notre enquête peut donc
s'arrêter là. Il nous suffit dès lors de montrer que l'épi dont les historiens rationalistes
constatent l'éclosion à la fin du second siècle, est le développement normal d'une
semence confiée à la terre à l'origine du christianisme. Et, pour parler sans figures,
nous prouverons qu'il n'y a pas eu d'âge précatholique, que les organes essentiels du
christianisme postérieur, étaient précontenus dans le christianisme primitif, dès l'âge
apostolique. Auparavant, nous allons reprendre, point par point, les divers articles du
système rationaliste.

314. — a) Réfutation de la thèse rationaliste. — 1. Au point de départ, nos adversaires


posent en principe que Jésus n'a pas pu songer à fonder une église, parce que la
pensée de toute fondation durable était en dehors de son horizon messianique. C'est là
un préjugé que nous avons réfuté précédemment (N° 307). Nous n'y reviendrons pas.
2. Est-il vrai, comme on l'affirme bien légèrement, que les Apôtres trompés par la
prédication de Jésus et attendant la venue prochaine du royaume eschatologique, ne
purent songer, pas plus que leur Maître, à une institution durable? S'il en était ainsi, si
les Apôtres et les premiers chrétiens avaient été vraiment convaincus que le Christ leur
avait annoncé l'imminence du royaume final, si tel était le dogme essentiel de leur foi,
comment expliquer que cette première communauté ne se soit pas dissoute, dès que les
faits lui démontrèrent que Jésus avait enseigné une erreur ? La chose paraît si évidente
que des historiens libéraux, tels que Harnack, reconnaissent que l'Évangile était plus
que cela, qu'il était quelque chose de nouveau, à savoir « la création d'une religion
universelle fondée sur celle de l'Ancien Testament ».
3. Dire que les charismes ont fourni les premiers éléments d'organisation, est une
hypothèse aussi dénuée de fondement. N'est-il pas évident, — et le fait n'est-il pas
d'expérience quotidienne? — que l'inspiration individuelle n'aboutit jamais qu'à
l'anarchie? RENAN lui-même n'hésite pas à l'avouer. « La libre prophétie, écrit-il dans
Marc Aurèle, les charismes, la glossolalie, l'inspiration individuelle, c'était plus qu'il
n'en fallait pour tout ramener aux proportions d'une chapelle éphémère, comme on en
voit tant en Amérique et en Angleterre. »

262
SABATIER, Les religions d'autorité et ta religion de l'esprit.

254
4. Il n'est pas plus juste de prétendre que les premières communautés chrétiennes
n'eurent aucune autonomie et qu'elles n'étaient guère distinctes des synagogues ou des
associations païennes. Sans doute, sur certains points secondaires, des concessions
furent faites d'un côté comme de l'autre : c'est ainsi que les communautés composées
exclusivement de Juifs convertis, « les judaïsants » furent autorisés à garder la pratique
de la circoncision, tandis que les païens étaient admis au baptême sans passer par le
judaïsme. Il fallait bien ménager les transitions. Mais ce qui n'en est pas moins vrai,
c'est que le christianisme apparaît dès les premiers jours, comme une religion distincte,
en dehors de la hiérarchie mosaïque, puisque les Apôtres se reconnaissent une mission
religieuse, universelle, qu'ils ne tiennent pas des chefs du judaïsme. L'idée de l'Église
une et universelle n'est donc pas une idée spéciale à saint Paul, encore qu'elle occupe
une grande place dans son enseignement. Elle vient de ce fait que les Apôtres sont tous
disciples du même Maître et prêchent la même foi, et si les différentes Églises du
monde entier arrivent à ne former qu'une seule Église, c'est qu'elles procèdent toutes,
par filiation, d'une même communauté primitive, de l'Église-mère de Jérusalem.
5. Il est faux de dire que la ruine de Jérusalem a déplacé le centre de gravité de la
chrétienté, car déjà au temps des missions de saint Paul, bien avant par conséquent
l'année 70, les communautés de la gentilité avaient répudié le judéo-christianisme263 et
n'avaient plus d'attache à la capitale de la Judée. Que Rome soit devenue alors la
capitale de la chrétienté parce qu'elle était la capitale de l'Empire gréco-romain, c'est
tout à fait vraisemblable. « Cette coopération de Rome, dit Mgr BATIFFOL, au rôle de
la Cathedra Pétri, nous aurions mauvaise grâce à la contester ; nous faisons nos
réserves sur les termes politiques dont on se sert pour la décrire, comme aussi sur la
tendance à transformer en cause génératrice ce qui n'est qu'une circonstance. »264
6. Quant à l'influence attribuée au Symbole des Apôtres pour créer l'unité de foi de
l'Église et pour réagir contre les hérésies naissantes, rien n'est plus contestable. Il n'est
pas probable en effet que le texte romain qui était la profession de foi baptismale
commune à Rome et aux églises de Gaule et d'Afrique, au temps de saint Irénée et
même avant, fût imposé aux églises de la chrétienté grecque. Il y a tout lieu de croire
même que celles-ci n'ont possédé aucun formulaire commun de leur foi avant le
concile de Nicée (325). L'on ne peut donc soutenir que ce fut le symbole romain qui
fut cause d'unité.
Les rationalistes supposent que le Symbole des Apôtres aurait été rédigé à l'occasion
des hérésies naissantes, en particulier du gnosticisme et du montanisme. Or il n'y a
dans cette formule de foi aucune préoccupation antignostique, et les articles s'en
retrouvent équivalemment dans des écrits antérieurs à l'hérésie gnostique, par exemple
chez les apologistes comme saint Justin (vers 150), Aristide (vers 140) et saint Ignace

263
Le judéo-christianisme est la doctrine professée dans les premiers temps du christianisme par la
secte dite des « judaïsants » et qui prétendait que la loi mosaïque (et en particulier la circoncision)
n'était pas abrogée, qu'on ne pouvait pas par conséquent entrer dans l'Eglise de Jésus-Christ sans
passer par le judaïsme. Cette doctrine qui n'avait été appliquée ni par saint Pierre ni par saint Paul, fut
définitivement condamnée par le Concile de Jérusalem (vers 50), où sur la proposition de saint Pierre
et de saint Jacques, il fut décidé que le rite de la circoncision ne devait pas être imposé aux païens qui
se convertissaient au christianisme. A dater de là, le judéo-christianisme devint une hérésie.
264
P. BATIFFOL, L'Eglise naissante et le catholicisme.

255
(vers 110) ; on peut même dire que, tout au moins dans leur substance, ils font partie
déjà de la littérature chrétienne de l'âge apostolique. A plus forte raison, le Symbole
romain est-il indépendant du montanisme qui est une hérésie plus tardive et qui ne
pénétra guère dans le monde chrétien d'Occident avant 180 : date à laquelle la formule
du Symbole était déjà rédigée, de l'avis de nos adversaires.

315. — b) Preuves de la thèse catholique. — D'après les historiens catholiques, la


hiérarchie de l'Église remonte à l'origine du christianisme. Comme nous en avons fait
déjà la remarque (N° 313) il n'est pas douteux que l'Église ait connu le progrès dans les
formes extérieures de son organisation, mais ce que nous affirmons, et ce qui est
d'ailleurs le seul point en litige, c'est que l'évolution s'est faite normalement.
Les protestants et les modernistes admettent que, du temps de saint IRE-NEE, du pape
saint Victor et de la controverse pascale, l'Église possède une autorité enseignante et
gouvernante, qu'elle est hiérarchique. Il nous sera facile de montrer qu'elle l'était bien
avant, qu'elle le fut toujours et qu'il n'y a pas eu d'âge précatholique. Sans doute les
documents sur lesquels s'appuie la thèse catholique, ne sont pas nombreux, mais ils
sont d'un caractère décisif. Voici les principaux, énumérés dans l'ordre régressif. — 1.
Témoignage de saint Irénée. A la rigueur, le témoignage de saint Irénée ne devrait pas
être invoqué, puisque les rationalistes conviennent que, à cette date, l'Église
hiérarchique était née. Si nous nous en servons, c'est qu'il est du plus haut intérêt et
qu'il nous fait remonter beaucoup plus loin. Argumentant contre les hérétiques, saint
IRENEE présente le caractère hiérarchique de l'Église comme un fait notoire et
incontesté, comme une fondation du Christ et des Apôtres. Or comment aurait-il pu
revendiquer pour l'Église chrétienne une origine apostolique, si ses adversaires avaient
été en état de lui apporter les preuves que la hiérarchie était de fondation récente ?
2. Témoignage de saint Polycarpe. De saint Irénée passons à la génération précédente.
Nous trouvons le témoignage de saint POLYCARPE qui, au milieu du second siècle,
représente les pasteurs comme les chefs de la hiérarchie et les gardiens de la foi265.
3. Témoignages de saint Ignace d'Antioche (mort vers 110) et de saint Clément de
Rome (mort 100). Avec ces deux témoignages nous arrivons au début du ne siècle et à
la fin du Ier. Dans son Épître aux Romains, saint IGNACE parle de l'Église de Rome
comme du centre de la chrétienté : « Vous (Église de Borne), écrit-il, vous avez
enseigné les autres. Et moi je veux que demeurent fermes les choses que vous
prescrivez par votre enseignement » (Rom., IV, 1). Vers l'an 96, CLEMENT DE ROME,
disciple immédiat de saint Pierre et de saint Paul, écrit une lettre aux Corinthiens où il
donne de l'Église une notion équivalente à celle de saint Irénée, présentant la
hiérarchie comme la gardienne de la Tradition, et l'Église de Rome comme la
présidente universelle de toutes les Églises locales.

265
Parmi les témoignages du second siècle nous pourrions encore citer ceux: — 1. d'HEGESIPPE qui
montre les Eglises gouvernées par les Evêques successeurs des Apôtres ; — 2. de DENYS DE
CORINTHE qui, dans sa lettre à l'Église romaine, écrit que Corinthe garde fidèlement les admonitions
qu'elle a reçues autrefois du pape Clément ; — 3. d'ABERCIUS Dans cette inscription célèbre de la fin
du IIe siècle, Abercius, peut-être évêque d'Hiéropolis raconte que dans ses voyages à travers les
Églises chrétiennes, il a trouvé partout même foi, même Écriture, même Eucharistie.

256
4. Ainsi, de génération en génération, nous parvenons à l'âge apostolique. Nous avons
ici, pour nous renseigner, les Actes des Apôtres. Les témoignages en sont clairs et
précis : ils nous montrent avec évidence l'existence d'une société avec sa hiérarchie
visible, sa règle de foi et son culte : — 1) sa hiérarchie visible. Dès la première heure
du christianisme, les Apôtres jouent le double rôle de chefs et de prédicateurs. Ils
choisissent Mathias pour remplacer Judas (Act, I, 12, 26).Le jour de la Pentecôte, saint
Pierre commence ses prédications et fait de nombreux convertis (Act., II, 37). Les
Apôtres instituent bientôt des diacres à qui ils délèguent une partie de leurs pouvoirs
(Act., VI, 1,6); — 2) sa règle de foi. Incontestablement, parmi les premiers chrétiens, il
y en eut qui furent favorisés des dons de l'Esprit Saint ou charismes, mais n'exagérons
rien, et ne croyons pas pour autant que les premières communautés n'étaient que des
groupes mystiques de Juifs pieux qui auraient reçu tous leurs dogmes des inspirations
de l'Esprit Saint. Les charismes étaient des motifs de crédibilité qui poussaient les
âmes à la foi ou entretenaient en elles la ferveur religieuse. Mais, loin d'être une règle
de foi, ils restaient subordonnés au magistère des Apôtres et à la foi reçue. La preuve
évidente en est que saint Paul en réglemente l'usage dans les assemblées (I Cor., XIV,
26) et n'hésite pas à déclarer qu'aucune autorité ne saurait prévaloir contre l'Évangile
qu'il a enseigné (I Cor., XV, 1). Le christianisme primitif a donc sa règle de foi, et
celle-ci lui vient des Apôtres. Sans doute elle n'est pas compliquée et tient en quelques
points. Le thème général des prédications apostoliques, c'est que Jésus a réalisé
l'espérance messianique, qu'il est le Seigneur à qui sont dus les honneurs divins et en
qui seul est le salut (Act., IV, 12). C'est là une doctrine élémentaire, quoique
susceptible de riches développements, que les apôtres imposent à tous les membres de
la communauté chrétienne. Rien n'est laissé à l'inspiration individuelle. Que s'il surgit
au sein de la jeune Église des sujets de controverse, le cas est déféré aux Apôtres
comme à une autorité incontestée, à laquelle seule il appartient de trancher le point en
litige ; — 3) son culte. La lecture des Actes des Apôtres nous témoigne abondamment
que la société chrétienne possède et pratique des rites spécifiquement distincts de ceux
du judaïsme: le baptême, l'imposition des mains pour conférer le Saint-Esprit, et la
fraction du pain.

Conclusion. — De cette longue discussion, il résulte bien que l'Église chrétienne est,
au début de son existence, une société hiérarchisée, entendue au sens de la doctrine
catholique (N° 300). Ce que les rationalistes appellent l'âge précatholique est un
mythe. Mais si les Apôtres, aussitôt après l'Ascension de leur Maître, parlent et
agissent en chefs, c'est qu'ils s'en croient le droit et les pouvoirs. Et s'ils se croient en
possession de tels pouvoirs, c'est, selon toute vraisemblance, qu'ils les ont reçus de
Jésus-Christ. Par conséquent, les textes de l’Évangile concordent avec les faits de
l'histoire, et l'on ne voit plus, dès lors, de quel droit nos adversaires peuvent prétendre
qu'ils ont été interpolés. C'est donc à juste titre que nous avons appuyé notre thèse sur
un double argument, sur l'Évangile et sur l'histoire.

§. 2. — JESUS-CHRIST A FONDE UNE HIERARCHIE PERMANENTE. LA SUCCESSION


APOSTOLIQUE.

257
316. — État de la question. — Nous avons établi, dans le paragraphe précédent, que
Jésus-Christ a fondé une Église hiérarchique du fait qu'il a institué une autorité
enseignante et gouvernante dans la personne des Apôtres. Il s'agit maintenant de savoir
si la juridiction conférée aux Apôtres était transmissible, et, dans le cas affirmatif, à
qui la succession devait échoir.
Ici encore deux thèses sont en présence : la thèse rationaliste et la thèse catholique. —
a) D'après la première, la hiérarchie n'étant pas d'institution divine, la question de la
transmission de la juridiction apostolique ne se pose pas. C'est seulement le besoin qui
aurait créé l'organe ; l’épiscopat serait une institution purement humaine. Nous
verrons plus loin à quelles circonstances les rationalistes en attribuent l'origine. — b)
D'après la thèse catholique, les évêques, pris en corps, sont, de droit divin, les
successeurs des Apôtres. Ils ont recueilli les pouvoirs du collège apostolique et
jouissent de ses privilèges. La thèse catholique s'appuie sur un double argument : — 1.
sur un argument tiré des textes évangéliques et — 2. sur un argument historique où
nous aurons à réfuter la thèse rationaliste sur les origines de l'épiscopat.
1° Argument tiré des textes évangéliques. — Les textes de l'Évangile doivent nous
servir à traiter la question de droit, qui est de savoir si l'autorité apostolique était
transmissible. Or la chose paraît découler, d'une manière évidente, des textes déjà
invoqués, et en particulier, des paroles par lesquelles .Notre-Seigneur met les Apôtres
à la tête de son Église. Ne leur dit-il pas en effet : « Allez, enseignez toutes les nations,
les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, leur apprenant à garder tout
ce que je vous ai commande : et voici que je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin
du monde »? (Mat., XXVIII, 20). Jésus donne à ses Apôtres la mission de prêcher
l'Évangile à toute créature, de baptiser et de régir son Église jusqu'à la fin du monde.
Voilà une tâche qui ne saurait être remplie par ceux à qui elle est confiée. Il suit donc
de là que les pouvoirs conférés aux Apôtres n'ont pu être limités ni dans l'espace ni
dans le temps, et que, par conséquent, dans la pensée du Christ, ils devaient se
transmettre aux successeurs des Apôtres.

2° Argument tiré de l'histoire. — Comme on peut le remarquer, nous avons insisté


peu sur l'argument scripturaire, sur la question de droit. C'est que, on se le rappelle,
nos adversaires s'accordent à récuser tous les textes qui rapportent les paroles du Christ
ressuscité. Ils ne considèrent donc que la question de fait. Dans leur théorie « c'est à
l'histoire et à l'histoire seule, en dehors de tout préjugé dogmatique, qu'il convient de
demander les origines de l'épiscopat »266. Nous allons résumer, en quelques points,
comment ils expliquent ces origines.

317. — A THÈSE RATIONALISTE.-— Les origines de l’épiscopat. — 1. D'après la


thèse rationaliste, les membres des premières communautés chrétiennes étaient tous
égaux (V. N° 312). Tous ils formaient un « peuple élu », un peuple de prêtres et de
prophètes. — 2. L'on peut cependant distinguer dans la société chrétienne primitive «
deux grandes classes d'ouvriers occupés à l'œuvre de Dieu ; d'une part, les hommes de
la parole : les apôtres, les prophètes, les docteurs ; de l'autre, les anciens, les sur-
veillants ou épiscopes, lès diacres ». Les premiers étaient au service de l'Église

266
SABATIER, op. cit.

258
générale et ne relevaient que de l’Esprit qui les inspirait. Les seconds étaient, au
contraire, les employés élus de chaque communauté particulière.
3. « Non seulement on ne trouve au début aucune institution formelle de l'épiscopat ni
d'une hiérarchie quelconque, mais les noms d'episcopi et de presbyteri sont équivalents
et désignent les mêmes personnes.» « L'histoire authentique ne mentionne aucun
exemple d’évêque constitué par un apôtre, et auquel un apôtre aurait transmis, par
cette institution, soit la totalité, soit une partie de ses pouvoirs.»267 Les pouvoirs
d’enseigner et de gouverner étaient réservés à ceux qui étaient favorisés de charismes.
C'est seulement petit à petit que les épiscopes ou presbytres, préposés d'abord à
l'administration temporelle des Églises, se seraient emparés des pouvoirs d'enseigner et
de gouverner, primitivement réservés aux Apôtres et à tous ceux qui jouissaient de
charismes. D'après la thèse rationaliste, il ne faut donc pas parler de pouvoirs conférés
par Jésus-Christ. Le christianisme est une démocratie où l'ensemble des chrétiens
détient le pouvoir et le délègue à ses élus268. L'autorité passe d'abord du peuple des
fidèles au conseil des Anciens, aux seniores ou presbytres, puis de ceux-ci elle passe
au plus influent d'entre eux qui devient l'Évêque unique, L'épiscopat serait par
conséquent, selon le mot de RENAN et de HARNACK, une institution humaine née de la
médiocrité de la masse et de l'ambition de quelques-uns : c'est la médiocrité qui aurait
fondé l'autorité269.

318 — B. TRÈSE CATHOLIQUE. — a) Le point de départ de la thèse rationaliste qui


suppose que les membres des premières communautés étaient égaux a été réfuté
précédemment (N° 315).

267
Ibid.
268
Pour prouver que l'autorité dérive de l'ensemble des fidèles et ne peut être exercée que du
consentement du peuple chrétien (système appelé multitudinisme ou presbytérianisme professé par
certaines sectes protestantes),les historiens rationalistes allèguent qu'autrefois les évêques ont été
souvent élus par le peuple.— C'est évidemment là confondre deux choses : l'élection, d'une part, et
d'autre part, la collation de la juridiction et la consécration. — 1. Pour ce qui concerne l'élection, il est
vrai que les fidèles ont parfois concouru au choix du candidat. — 2. Mais l'élection ne conférait pas le
pouvoir à l'élu. Lorsque le choix des fidèles avait été ratifié par les évêques de la province, les élus ne
recevaient la juridiction et la consécration que du métropolitain et, par la suite, du Souverain Pontife.
Le peuple ne participait ni à l'une ni à l'autre
269
La thèse moderniste est sensiblement la même. M. LOISY écrit en effet dans Autour d'un petit livre
: « Les anciens (presbytres, d'où le nom de prêtres), qui exerçaient dans les assemblées chrétiennes les
fonctions de surveillants (épiscopes, d'où le nom d'évêques), ont été institués de même par les Apôtres,
pour satisfaire à la nécessité d'une organisation dans les communautés, non précisément pour perpétuer
la mission et les pouvoirs apostoliques. Le ministère coexistait à celui de l'apostolat et le remplaça en
fait, autant que besoin était. La distinction entre le prêtre et l'évêque s'accentua plus tard. » Ce qui
revient à dire que l'épiscopat n'est pas d'origine divine et que les évêques n'ont reçu des apôtres ni
mission ni pouvoirs.

259
b) La distinction établie entre les deux classes d'ouvriers270 qui travaillent à l'œuvre
chrétienne, entre ce qu'on a appelé la hiérarchie itinérante et la hiérarchie stable, n'est
pas contestable. Mais c'est à tort que les rationalistes y cherchent une preuve contre
l'origine divine de l’épiscopat, comme nous allons le voir dans la discussion du
troisième article de leur thèse.
c) Avec le troisième point où l'on tente d'expliquer les origines de l'épiscopat par une
série de crises et de transformations, nous arrivons au cœur de la question. On prétend
qu'il n'y avait, au début, aucune institution de l'épiscopat et on en donne comme
preuves : — 1. que les deux termes episcopi et presbyteri sont équivalents, et — 2. que
l'histoire ne mentionne aucun exemple d'évêque monarchique constitué par un apôtre
et auquel il ait transmis la totalité ou une partie de ses pouvoirs.

Réponse. — 1. Que les mots episcopi et presbyteri aient été d'abord synonymes, la
chose paraît bien évidente. Ainsi, —pour ne donner qu'un exemple, — saint Paul écrit
dans sa Lettre à Tite : « Je t'ai laissé en Crète, afin que tu achèves de tout organiser, et
que, selon les instructions que je t'ai données, tu établisses des presbytres dans chaque
ville. Que le sujet soit d'une réputation intacte... Car il faut que l’évêque soit irrépro-
chable, en qualité d'administrateur de la maison de Dieu» (Tit., I, 5, 7). Il est apparent
que dans ce passage, les deux mots presbytre et évêque sont employés indistinctement
l'un pour l'autre.
2. Il est vrai encore que. au premier abord, nous ne retrouvons pas les traces de
l’évêque monarchique, tel qu'il existera par la suite. Les presbytres ou épiscopes, que
les Apôtres mettent à la tête des communautés fondées par eux, forment un conseil, le
presbyterium, chargé de gouverner l'église locale (Act., XV, 2, 4 ; XVI, 4 ; XXI, 1.8).
Ces presbytres avaient-ils les pouvoirs que l'évêque monarchique aura plus tard ou

270
Cette distinction entre les deux classes d'ouvriers est déjà établie par saint PAUL dans l'Epître aux
Ephésiens. Dans la première classe saint Paul mentionne les apôtres, .les prophètes, les évangélistes,
et dans la seconde les pasteurs et les didascales (Eph., IV, 11).
A. Les apôtres, les prophètes et les évangélistes, c'est-à-dire les ouvriers de la première catégorie,
étaient des missionnaires : ils formaient la hiérarchie itinérante.
a) Le terme d'apôtre comporte un sens large et un sens strict. — 1. Au sens large, d'ailleurs conforme
à l'étymologie du mot (gr. « aposlolos » envoyé, messager), l'apôtre est un messager quelconque (II
Cor., VIII, 23 ; Phil., II, 25). Étaient apôtres tous ceux qui servaient d'intermédiaires, qui, par exemple,
étaient chargés par une église de porter une lettre ou quelque communication à une autre église. — 2.
Au sens strict, le mot apôtre désigne les envoyés du Christ. Toutefois, même dans ce sens, il ne
s'applique pas exclusivement aux Douze, car on ne saurait exclure de l'apostolat Paul et Barnabé. Les
deux expressions « les Apôtres» et « les Douze» ou collège des Douze (N° 310), ne sont donc pas
identiques. Mais qu'est-ce qui constitue 1'aposfolcrf proprement dit? C'est à la fois le fait d'avoir vu le
Christ vivant ou ressuscité et d'avoir reçu de lui sa mission. Ce sont les deux raisons que saint Paul
invoque pour revendiquer le titre d'apôtre du Christ.
b) Les prophètes étaient ceux qui, sans avoir été envoyés directement par le Christ, parlaient au nom
de Dieu, en vertu d'une inspiration spéciale. Doués du don de prophétie, et de la faculté de lire au fond
des cœurs, ils avaient pour rôle « d'édifier, d'exhorter » et de convertir les infidèles (I Cor., XIV, 3, 24-
25).
c) Les évangélistes. Ce mot qui ne se trouve que trois fois dans le Nouveau Testament (Act., XXI, 8 ;
Eph., IV, 1-1 ; II Tim., IV, 5) désigne celui qui est chargé d'annoncer l'Évangile.
B. Dans la seconde catégorie saint Paul place : — a) les pasteurs, c'est-à-dire les chefs préposés aux
églises locales : évêques ou prêtres ; — b) les didascales ou docteurs, sortes de catéchistes attachés à
quelque localité et chargés d'instruire les fidèles.

260
étaient-ils de simples prêtres ? Les documents de l'histoire ne permettent pas de solu-
tionner le problème271. Il importe peu du reste, car la question n'est pas là. Qu'avons-
nous à rechercher en effet ? Uniquement si les Apôtres ont, oui ou non, délégué de leur
vivant les pouvoirs qu'ils détenaient de Jésus-Christ, de façon à s'assurer des
successeurs lorsqu'ils viendraient à mourir. Tel est bien, il nous semble, le seul point
qui nous intéresse et sur lequel nous devons faire la lumière.
On nous dit que les pouvoirs étaient attachés aux charismes, et que, pour cette raison,
ils n'étaient pas transmissibles, les charismes étant incommunicables. Sans nul doute,
les charismes étaient des dons de circonstance, des dons personnels, venant
directement de l'Esprit, donc incommunicables. Mais il ne faut pas confondre pouvoirs
apostoliques et charismes. Si ceux-ci ont accompagné ceux-là, ils n'en ont pas été le
principe. Les charismes étaient des signes divins qui appuyaient l'autorité, mais ils ne
la constituaient pas. Les Apôtres avaient donc reçu de Jésus-Christ des pouvoirs
indépendants des charismes, donc transmissibles. Consultons maintenant les faits et
voyons s'ils les ont transmis. — 1. Interrogeons tout d'abord les Épîtres de saint Paul.
Elles nous apprendront que, tout en se réservant l'autorité suprême dans les Églises
qu'il fondait (I Cor, V, 3 ; VII, 10, 12 ; XIV, 27, 40 ; II Cor., XIII, 1, 6), saint Paul confie
parfois ses pouvoirs à des délégués. Ainsi il commissionne Timothée pour instituer le
clergé à Éphèse ; il lui donne les pouvoirs d'imposer les mains et d'appliquer la
discipline (I Tim., V, 22). De même, il écrit à Tite ces mots que nous avons cités plus
haut : « Je t'ai laissé en Crète, afin que tu achèves de tout organiser... » (Tit., I, 5).
Timothée et Tite reçoivent donc la mission d'organiser- les églises et les pouvoirs d'im-
poser les mains, c'est-à-dire les pouvoirs épiscopaux. — 2. La première lettre de
Clément de Rome à l'Église de Corinthe nous apporte encore un exemple très précieux
de la transmission des pouvoirs apostoliques. La lettre de CLEMENT était destinée à
rappeler à l'ordre la communauté de Corinthe qui avait destitué des prêtres de leurs
fonctions. Dans ce but, il leur déclare que, de même que Jésus-Christ a été envoyé par
Dieu, les Apôtres par Jésus-Christ, de même des prêtres et des diacres furent établis
par les Apôtres : on leur doit, de ce fait, la soumission et l'obéissance. , Après quoi il
conclut que « ceux qui furent établis par les Apôtres, ou après, par d'autres hommes
illustres, avec l'approbation de toute l'Église... ne peuvent être démis de leurs fonctions
sans injustice. » On ne saurait proclamer plus clairement le principe et le fait de la
transmission des pouvoirs apostoliques. Qu'est-ce que ces hommes illustres qui ont
établi des prêtres et des diacres, sinon les délégués ou les successeurs des Apôtres?
Ces successeurs ne portent pas encore le nom d'évêques : ce sont des hommes illustres,
faisant partie, comme les Apôtres, du clergé itinérant et jouant le rôle d'évêques.
Qu'importe que le titre fasse défaut, du moment que la fonction existe1?
3. Considérons maintenant l'Église du IIe siècle. Nous venons de découvrir, dès l'âge
apostolique, le germe de l'épiscopat. Tout au début du IIe siècle, nous allons en
constater l'éclosion. L'existence de l'épiscopat monarchique nous est attestée par de

271
D'après saint JEAN CHRYSOSTOME et saint THOMAS, les deux titres presbyteri et episcopi avaient
une signification générale et étaient employés indifféremment pour désigner les évêques et les prêtres.
D'après saint JEROME et le P. PETAU, ils ne désignaient que les simples prêtres. Il y a même un passage
célèbre de saint Jérôme sur lequel s'appuient les rationalistes et les protestants pour nier la suprématie
des évêques sur les prêtres dans la primitive Église (Voir SABATIER, op. cit., p. 144).

261
nombreux témoignages : — 1) Témoignage de saint Jean. Au début de son
Apocalypse, saint JEAN écrit qu'il va rapporter ses révélations sur les « sept Églises qui
sont en Asie : à Éphèse, à Smyrne, à Pergame, à Thyatire, à Sardes, à Philadelphie et à
Laodicée » (Apoc., I, 1-11). En conséquence, sept lettres sont destinées à l'ange de
chacune de ces églises. Qui est cet ange? On s'accorde à dire qu'il ne peut s'agir de
l'ange gardien de ces églises, puisque les lettres contiennent des blâmes à côté des
éloges, des exhortations et des menaces : ce qui ne saurait s'appliquer à des esprits
célestes. Selon toute vraisemblance, ces anges sont donc les chefs spirituels des
églises, anges du Seigneur, dans le sens étymologique du mot (aggelos = messager,
envoyé), qui jouissaient des pouvoirs de l'évêque, sans en porter encore le nom.
— 2) Témoignage de saint Ignace d'Antioche. Au témoignage de saint Ignace qui date
des dix premières années du second siècle, il y avait un évêque non seulement à
Éphèse, à Magnésie, à Tralles, à Philadelphie, à Smyrne, mais dans beaucoup d'autres
églises. La hiérarchie est du reste déjà en possession tranquille. L'histoire ne nous
apporte pas les traces de crises et de révolutions par lesquelles aurait passé l'épiscopat
avant de conquérir les pouvoirs qui lui sont reconnus. « En dehors de l'évêque, des
prêtres et des diacres il n'y a pas d'église », écrit saint IGNACE à l'église de Tralles (III,
1).— 3)Témoignage tiré des listes épiscopales dressées, l'une par HEGESIPPE dans ses
Mémoires, l'autre par saint IRENEE dans son Traité contre les hérésies. Sous le
pontificat d'Anicet (155-166), HEGESIPPE voulant connaître l'enseignement des
diverses Églises et en vérifier l'uniformité, entreprit un voyage à travers la chrétienté.
Il s'arrêta dans un certain nombre de villes, en particulier à Corinthe et à Rome. A
Rome, il établit la liste successorale des Évêques jusqu'à Anicet... Malheureusement
cette liste a été perdue et nous n'en connaissons des extraits, que par l'historien
EUSEBE. AU contraire, la seconde liste, dressée par saint IRENEE, est intacte, et on peut
la dater des environs de 180. L'Évêque de Lyon se propose de combattre les hérésies,
et particulièrement, le gnosticisme. Pour cela il s'appuie sur la tradition et pose en
principe que la règle de foi doit être cherchée dans l'enseignement des Apôtres
inaltérablement conservé par l'Église. A cette fin, il déclare qu'il peut « énumérer ceux
que les Apôtres instituèrent évêques, et établir la succession des évêques jusqu'à nous
». Et comme « il serait trop long de donner le catalogue de toutes les églises », il ne
veut « considérer que la plus grande et la plus ancienne, l'église connue de tous, fondée
et organisée à Eome par les deux très glorieux apôtres Pierre et Paul ». Il dresse alors
la liste épiscopale de Rome jusqu'à Eleuthère : les bienheureux apôtres (Pierre et Paul),
Lin, Anenclet, Clément, Évariste, Alexandre, Sixte, Télesphore, Hygin, Pie, Anicet,
Soter, Eleuthère.
On objecte contre l'historicité de ces listes épiscopales, que les noms des évêques
varient de catalogue à catalogue, et que la liste de saint IRENEE diffère de la liste du
catalogue « Libérien» dressé, en 354, par PHILOCALUS, sous le pape Libère. — II est
vrai qu'il y a entre les deux listes quelque divergence : ainsi le catalogue « Libérien »
fait suivre Lin immédiatement de Clément et dédouble Anenclet en Clet et Anaclet. De
telles variantes sont assez minimes pour qu'on n'y attache pas une trop grande
importance, et il y a par ailleurs tout lieu de croire qu'elles sont le fait des copistes.

Conclusion. — Nous pouvons donc tirer de ce qui précède les conclusions suivantes:
— 1. Des textes de l'Évangile et des documents de la primitive Église il résulte que les

262
pouvoirs apostoliques étaient transmissibles et ont été transmis. — 2. Les Apôtres ont
communiqué leurs pouvoirs à des délégués en élevant certains disciples à la plénitude
de l'Ordre et en leur donnant la mission, soit de diriger les Eglises qu'ils avaient eux-
mêmes fondées, soit d'en fonder et d'en organiser de nouvelles. 3. il est dès lors faux
de prétendre que l'épiscopat soit né de la médiocrité des uns et de l'ambition des autres.
Ce n'est pas la « médiocrité qui a fondé l'autorité», c'est l'Évangile. Les Évêques ont
été institués pour recueillir la mission et les pouvoirs dont Jésus-Christ avait investi ses
Apôtres. Pris en corps, les Évêques sont par conséquent les successeurs du collège
apostolique.

§ 3. JESUS-CHRIST A FONDE UNE ÉGLISE MONARCHIQUE. PRIMAUTE DE PIERRE ET


DE SES SUCCESSEURS.

319. Nous avons démontré, dans les deux paragraphes précédents, que l'Église fondée
par Jésus-Christ n'est pas une démocratie qui comporte l'égalité des membres, qu'elle
est une société hiérarchique où il y a des chefs qui détiennent leurs pouvoirs, non du
peuple chrétien, mais de droit divin. Une autre question se pose encore. l’autorité
souveraine qui appartient à l'Église enseignante réside-t-elle dans le corps des Evêques
ou dans un seul de ses membres? L'Église est-elle une oligarchie ou une monarchie
272
? A la tête de son Eglise Jésus-Christ a-t-il constitué un chef suprême? La négative
est soutenue par les Protestants et les Grecs schismatiques. Cependant ces derniers et
un certain nombre d'Anglicans concèdent que Pierre reçut une primauté d'honneur et
non une primauté de juridiction273. Les catholiques prétendent le contraire. Ils
affirment que Jésus-Christ a conféré la primauté de juridiction à saint Pierre, et dans
sa personne, à ses successeurs. Les deux points de la thèse catholique que nous devons
établir séparément, s'appuient sur un argument tiré des textes évangéliques et sur un
argument historique.

320 — I. Premier Point. — La Primauté de Pierre. - Jésus-Christ a fondé une


Église monarchique en conférant à saint Pierre une primauté de juridiction sur toute
l'Église.

1° Argument tiré des textes évangéliques. — La primauté de Pierre découle des


paroles de la promesse et des paroles de la collation.

272
Monarchie (gr. monos seul, arche, commandement). Conformément a l'étymologie, la monarchie
est une société qui est soumise à l'autorité d'un chef suprême. L'oligarchie (gr. oligos peu nombreux;
arche, commandement) est la société où l'autorité est entre les mains d’un petit nombre.
273
Primauté de juridiction et primauté d'honneur. - II existe entre la primauté de juridiction et une
primauté d'honneur cette différence essentielle que la prendre implique une autorité effective tandis
que la seconde n’accorde que des droits honorifiques. Ceux qui possèdent la première ont le droit de
gouverner comme de vrais sujets ceux qui relèvent de leur juridiction ; la primauté d’honneur ne
constitue qu’un droit de préséance.

263
A. PAROLES DE LA PROMESSE. — Les paroles par lesquelles Notre-Soigneur
promit la primauté de juridiction à saint Pierre, furent prononcées à Césarée de
Philippe. Jésus avait interrogé ses disciples pour savoir quelle opinion l'on se faisait de
sa personne. Et Pierre, en son propre nom, et d'une inspiration spontanée, avait
confessé que « Jésus était le Christ, le Fils du Dieu vivant ». C'est alors que le Sauveur
lui adressa ces paroles fameuses : « Tu es heureux, Simon, fils d« Jonas, car ce n'est
pas la chair et le sang qui te l'ont révélé, mais mon Père qui est dans les cieux. Et moi,
je te dis que tu es Pierre, et que sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de
l'Enfer ne prévaudront point contre elle. Et je te donnerai les clefs du royaume des
cieux, et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu
délieras sur la terre sera délié dans les cieux » (Mat., XVI, 17,19).
De ce texte trois choses doivent être relevées, qui vont à la démonstration de la thèse
catholique : — a) Tout d'abord il convient de remarquer que Jésus change le nom de
Simon en celui de Pierre. Or le changement de nom est, d'après l'usage biblique, le
signe d'un bienfait. Ainsi, Abram fut appelé Abraham, lorsque Dieu voulut contracter
alliance avec lui et le désigner comme le père des croyants (Gen., XVII, 4, 5). — b)
Dans le cas présent, le nouveau nom, donné à Simon, symbolise la mission dont Jésus
veut le revêtir. Simon s'appellera désormais Pierre, parce qu'il doit être la pierre274, la
roche sur laquelle Jésus veut fonder son Église275. Ce qu'est le rocher par rapport à
l'édifice, Pierre le sera par rapport à la société chrétienne, à l'Eglise du Christ :
fondement ferme qui assurera la stabilité à toute la construction, roc inébranlable qui
défiera les siècles et sur lequel viendront se briser « les portes de l'enfer» autrement
dit, les assauts du démon. — c) Enfin les dés du royaume des deux sont remises entre
les mains de Pierre- Nous ne nous arrêterons pas aux pouvoirs de lier et de délier ; ils
ne sont pas en effet, la propriété exclusive de Pierre ; il les partage avec les autres
apôtres. Mais la remise des clés est un privilège insigne et spécial, elle confère un
pouvoir absolu. Le royaume des cieux est comparé à une maison. Or, — cela va de soi,
— seul, celui qui a les clés et ceux à qui ce dernier veut bien ouvrir, ont accès à la
maison. Voilà donc Pierre constitué le seul intendant de la maison chrétienne, l'unique
introducteur au royaume de Dieu. Inutile d'insister plus : la promesse du Christ est trop
claire pour qu'il reste un doute sur sa signification. Seul Pierre change de nom, seul il
est appelé le fondement de la future Église, seul il en recevra les clés : si les mots ont
un sens, c'est bien la primauté de Pierre qu'ils signifient.
Les adversaires objectent, suivant leur tactique habituelle, que le passage en question
est inauthentique et qu'il a été interpolé au moment où l'Église avait déjà vécu tin
certain temps et avait accompli son évolution vers la forme catholique. Ils en voient la

274
Le jeu de mots qui a toute sa force dans la langue araméenne où le nom « Kêphâ » que Jésus donne
a Pierre, est du masculin et signifie roche, pierre, disparaît en grec et en latin, Pierre se disant Petros
ou Petrus et roche se disant petra.
275
Ce passage a prêté a d'autres interprétations. Il y a des protestants qui ont prétendu que Jésus, en
disant : « sur cette pierre je bâtirai mon Église», voulait se désigner lui-même parce que seul 11.est la
pierre angulaire de 1 Église. Plusieurs Pères (ORIGENE, saint JEAN CHRYSOSTOME, saint AMBROISE et
saint HILAIRE) ont cru que le rocher désignait la foi de l'Apôtre, et ils en ont déduit que tous ceux qui
ont une fol semblable, sont, eux aussi, des rochers. C'est, d'un coté comme de l'autre, une exégèse qui
fait violence au contexte

264
preuve dans ce fait que saint Matthieu est le seul à rapporter les paroles de Notre-
Seigneur.

Réponse. — L'argument tiré du silence de Marc et de Luc est purement négatif. Il


n'aurait de valeur que si l'on pouvait prouver que le passage devait être rapporté par
eux et était commandé par le sujet qu'ils traitaient. Or une telle démonstration ne peut
être faite, et le silence des deux synoptiques doit être attribué à des motifs littéraires
qui ne comportaient pas l'introduction du texte.

321. — B. PAROLES DE LA COLLATION. — Le pouvoir suprême que Jésus avait


commencé par promettre à Pierre, deux passages de l'Évangile nous attestent qu'il le
lui a effectivement conféré. — a) Mission donnée à Pierre de confirmer ses frères.
Quelque temps avant sa Passion, Jésus annonce aux Apôtres leur prochaine
défaillance, mais en même temps qu'il prédit celle de Pierre, il lui déclare qu'il a
spécialement prié pour lui : « Simon, Simon, voici que Satan vous a réclamés, pour
vous cribler comme le froment. Moi, j'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas, et
toi, quand tu seras revenu, affermis tes frères » (Luc, XXII, 31-32). Ainsi, lorsque les
Apôtres, d'abord vaincus par la tentation, se seront relevés de leur chute, purifiés par
l'épreuve qui aura retranché de leur âme les faiblesses du passé, tel le crible qui sépare
la paille du froment, Jésus donne à Pierre la mission de confirmer ses frères. Une telle
mission implique évidemment la primauté de juridiction. — b) Pierre reçoit la charge
du troupeau chrétien. La scène se passe après la Résurrection. Voici comment saint
Jean la rapporte (Jean, XXI, 15, 17). Par trois fois Jésus demande à Pierre s'il l'aime ;
par trois fois, Pierre proteste de son amour et de son inviolable attachement. Alors le
Sauveur, se sentant à la veille de quitter ses disciples par son Ascension, remet à Pierre
la garde de son troupeau. Il lui confie le soin de la chrétienté tout entière, à la fois des
agneaux et des brebis. « Pais mes agneaux », lui dit-il deux fois, puis une troisième
fois : « Pais mes brebis». Or, d'après l'usage courant des langues orientales, le mot
paître veut dire gouverner. Paître les agneaux et les brebis c'est donc gouverner avec
une autorité souveraine l'Église du Christ ; c'est en être le chef suprême ; c'est avoir la
primauté.

322. — 2° Argument historique. — A ne considérer la question que du seul point de


vue historique, nous retrouvons, en face l'une de l'autre, les deux thèses, rationaliste et
catholique.

A. THESE RATIONALISTE. — D'après les rationalistes, le texte : Tu es Pierre et sur


cette pierre je bâtirai mon Église « n'a pris le sens et la portée dogmatique que les
théologiens de la papauté lui ont donnée, qu'au IIIe siècle, lorsque les Évêques de Rome
en eurent précisément besoin pour soutenir leurs prétentions naissantes »276. La
primauté de saint Pierre, prétendent-ils, n'a nullement été reconnue par les autres
apôtres, et en particulier par saint Paul, car ce dernier, non seulement ne recense pas
toujours Pierre le premier (I Cor., I, 12 ; III, 22) ; Gal., II, 9), mais il ne craint même
pas de « lui résister en face » (Gal., II, 11).

276
SABATIER, op. cit., p. 209.

265
323. — B. THÈSE CATHOLIQUE. — Les Actes des Apôtres fournissent à l'historien
catholique de nombreux témoignages qui attestent que Pierre a exercé sa primauté dès
les premiers jours de l'Église naissante. — 1. Après l'Ascension, c'est Pierre qui
propose le remplacement de Judas pour compléter le collège des Douze (Act., I, 15,
22). — 2. Le premier, il prêche l'Évangile aux Juifs le jour de la Pentecôte (Act., II, 14
; III, 6). — 3. Le premier, éclairé par l'ordre de Dieu, il reçoit les Gentils dans l'Église
(Act., X, 1). — 4. Il visite les Églises (Act., IX, 32). — 5. Au Concile de Jérusalem, il
clôt la longue discussion qui s'est engagée, en disant que la circoncision ne doit pas
être imposée aux païens convertis, et personne ne fait opposition à son avis (Act., XV,
7, 12). Et si Jacques parle après lui, ce n'est pas pour discuter son opinion, mais
uniquement, parce que, préposé à l'Église de Jérusalem, il juge qu'il y a lieu d'imposer
aux Gentils quelques prescriptions de la loi juive dont l'infraction pourrait scandaliser
les chrétiens d'origine juive qui forment la masse de son Église277.

On nous objecte, il est vrai, que saint Paul n'a pas reconnu la primauté de Pierre. —
Comment se fait-il alors que, trois ans après sa conversion, il soit venu à Jérusalem
pour le visiter (Gal., I, 18, 19). Pourquoi est-il allé à Pierre, plutôt qu'aux autres, plutôt
qu'à Jacques qui présidait à l'Église de Jérusalem? N'est-ce pas une preuve évidente
qu'il le regardait comme le chef des Apôtres? — S'il en était ainsi, réplique-t-on,
pourquoi ne le nomme-t-il pas toujours le premier? — La chose est bien simple, c'est
que saint Paul ne recense jamais ex professo le collège apostolique, et ne fait que citer
quelques noms en passant. Parfois aussi, comme au passage (I Cor., I, 12), il lui arrive
de suivre une gradation ascendante, puisque, après Pierre, il nomme le Christ.

Mais, dit-on, et c'est là un terrain d'attaque cher aux rationalistes, oubliez-vous le


conflit d'Antioche où Paul ne craignit pas de résister en face à Pierre? — Pour que nos
adversaires ne nous accusent pas de diminuer l'importance du conflit, nous allons le
rapporter d'après les propres paroles de saint Paul. « Quand Képhas vint à Antioche,
écrit-il aux Galates (n, 11-14), je m'opposai à lui en face, parce qu'il était visiblement
en faute. En effet, avant l'arrivée de certaines personnes d'auprès de Jacques, il
mangeait avec les Gentils. Mais quand elles furent arrivées, il se retira et se tint à
l'écart, par crainte de ceux de la circoncision. Et les autres Juifs s'associèrent à son
hypocrisie, en sorte que Barnabé aussi fut entraîné par leur duplicité. Mais quand je vis
qu'ils ne marchaient pas droit selon la vérité de l'Évangile, je dis à Képhas en présence
de tous : Si toi qui es Juif, tu vis à la manière des Gentils et non pas à celle des Juifs,
comment peux-tu contraindre les Gentils à vivre en Juifs? »
Comme on peut le constater, le conflit est né de la fameuse question, soulevée par les
judaïsants, de savoir si la loi mosaïque avait gardé son caractère obligatoire et s'il était
exigé de passer par la circoncision pour entrer dans l'Église chrétienne. Or, — qu'on

277
JACQUES demande que les Gentils aient à s'abstenir de quatre pratiques : « des souillures des idoles
» (c'est-à-dire des viandes offertes aux idoles), « de l'impureté » que les païens ne regardaient pas
comme un désordre grave, « des viandes étouffées et du sang» dont l'usage était interdit aux Juifs
(Act., XVII, 20). A ses yeux, outre que ces prescriptions éviteront le scandale des faibles, elles seront
de nature à aplanir les difficultés de rapports entre les chrétiens de différente origine.

266
remarque bien ce point, — les deux Apôtres ont toujours été d'accord pour répondre
que non : il n'y a donc pas eu conflit entre eux sur le terrain dogmatique. Et voici où le
litige va surgir. Il arriva que saint Pierre, pour ne pas provoquer les récriminations des
judaïsants, s'abstint de manger avec les Gentils qui s'étaient convertis sans passer par
le judaïsme.

Certainement une telle manière de faire pouvait être interprétée en sens divers. — 1.
Ou bien l'on pouvait y voir une simple mesure de prudence que justifiait le but
poursuivi. S'adressant à des milieux différents, l'un, apôtre des circoncis, l'autre, des
incirconcis, faut-il s'étonner que saint Pierre et saint Paul aient eu à adopter, dans les
questions de discipline, des attitudes différentes? N'est-il pas raconté par ailleurs dans
les Actes des Apôtres, que saint Paul, placé à l'occasion dans une circonstance
identique, n'a pas agi autrement, et qu'en dépit de ses convictions, il a circoncis
Timothée, à cause des Juifs qui étaient dans ces contrées (de Lystres et d'Iconium :
Act., XVI, 3). — 2. Ou bien l'on pouvait prendre la conduite de saint Pierre pour de
l'hypocrisie et de la lâcheté : et c'est ainsi que la chose fut jugée par saint Paul. Il
sembla à ce dernier que, pour éviter les conséquences regrettables de l'attitude de
Pierre, il était de son devoir de le reprendre. Nous nous trouvons donc dans un cas de
correction fraternelle faite par un inférieur, et dans laquelle ce dernier, selon toute
apparence, manqua de mesure et de déférence, emporté sans doute par un zèle
excessif.
Mais que si saint Paul attachait une telle importance à la conduite de saint Pierre,
objecterons-nous à notre tour aux rationalistes, n'est-ce pas, de toute évidence, que son
influence sur les églises était plus grande et moins incontestée? L'argument des
rationalistes retourne donc contre eux, et le conflit d'Antioche, loin de prouver contre
la primauté de Pierre, nous en apporte un nouveau témoignage.

324.— II. Deuxième point. — La primauté des successeurs de saint Pierre. — La


primauté conférée par Jésus à saint Pierre était-elle un don personnel, une sorte de
charisme ? Ou était-elle un pouvoir transmissible et devant échoir à ses successeurs?
Et dans ce dernier cas, quels devaient être les successeurs de Pierre? Nous répondrons
à ces questions en montrant dans les deux thèses suivantes : 1° que la primauté de
Pierre tait un pouvoir permanent, et 2° que les successeurs de Pierre sont les Évêques
de Borne.

Thèse I. La primauté de Pierre était transmissible. — Cette proposition s'appuie sur


un argument tiré des textes de l'Évangile et sur un argument historique.

1° Argument tiré des textes évangéliques. — Du texte de saint Matthieu (XVI, 17, 19)
invoqué précédemment pour pouvoir la primauté (N° 320), il résulte que Pierre a été
choisi pour être le fondement de toute l'Église et qu'il a reçu les clés du royaume des
cieux. Or le fondement doit durer aussi longtemps que l'édifice lui-même. Et comme
Jésus a promis d'être avec son Église jusqu'à la fin du monde (Mat., XXVIII, 20), il faut
en déduire que la primauté, principe et fondement de l'édifice, doit durer autant que
celui-ci, et que Pierre doit transmettre son autorité à ses successeurs. L'autorité

267
suprême sera d'ailleurs d'autant plus requise que l'Église se développera et étendra ses
rameaux plus loin : plus une armée est nombreuse, plus elle a besoin d'un chef
suprême qui la commande.
2° Argument historique. — Si la primauté de Pierre a été recueillie par ses successeurs,
l'histoire doit en témoigner. Mais comme cette question se confond avec celle de
savoir quels furent les successeurs, nous renvoyons à la seconde proposition.

325. — Thèse II. Les successeurs de Pierre dans la primauté sont les Évêques de
Rome278. — Pour prouver cette thèse, il faut établir deux choses : 1° que Pierre est
venu à Rome et peut être considéré comme le premier Évêque de l'Église de Rome ; et
2° que la primauté des Évêques de Rome, ses successeurs, a toujours été reconnue
dans tonte l’Église. La question est donc tout historique.

1° La venue et la mort de saint Pierre à Rome. — État de la question. — 1. Il s'agit


de rechercher si Pierre est venu dans la capitale du monde romain et s'il y a fondé une
communauté chrétienne. Point n'est besoin de démontrer qu'il y est resté un laps de
temps plus ou moins long, ni d'une façon continue279. Il ne faut pas en effet se
représenter l'Église primitive sous la forme de l'Église actuelle. Les Apôtres étaient des
missionnaires qui se souvenaient de la parole de leur Maître : « Allez, enseignez toutes
les nations. » En face d'un champ aussi vaste ouvert à leur activité, il serait bien
étrange de les trouver attachés à une résidence fixe. Ils étaient donc, ici ou là, partout
où ils pouvaient jeter, avec espoir de moisson, la semence de l'Évangile.
2. Le fait de la venue et de la mort de saint Pierre à Rome était nié autrefois par les
critiques rationalistes et protestants, qui voyaient dans cette contestation un excellent
argument contre la primauté de l'Évêque de Rome. Mais la faiblesse de leurs
arguments était telle que RENAN n'hésita pas à reconnaître, dans un appendice à son
volume L'Antéchrist (1873), comme une chose « très admissible que saint Pierre fût

278
Le nom de pape (gr. pappas, père), qui est réservé de nos jours à l’évêque de Rome, était donné
autrefois aux autres évêques, et était, dans la bouche de ceux qui l'employaient, un terme de déférence.
Une inscription qui date du pape Marcellin (mort en 304) nous fournit la première attestation de
l'application au mot à l'Évêque de Rome.
279
Certains catholiques, comme BARONIUS, ont prétendu que saint Pierre avait été Evêque de Rome
pendant 25 ans, à partir de l'an 42. C'est là un chiffre qui paraît bien exagéré, cependant la thèse en
question s'appuie sur plusieurs témoignages de valeur : — 1. sur le catalogue, dit libérien, qui
comprend la chronologie des papes, telle qu'elle était alors reçue dans l'Église romaine ; — 2. sur le
témoignage de Lactance et — 3. sur celui de l’historien Eusèbe. De ce triple témoignage, il ressert tout
d'abord -que l'on peut considérer comme une tradition généralement admise au IVe siècle, — puisque
les trois témoignages sont de cette époque, — que saint Pierre était venu à Rome et y avait gouverné
l'Eglise pendant 25 ans. Et comme il y eu tout lieu de croire que le catalogue libérien dérive du
catalogue d'Hippolyte dont nous avons parlé plus haut, et que l'historien Eusèbe a utilisé des
Catalogues antérieurs, et entre autres, la liste dressée par saint IRENEE, il s'ensuit que les témoignages
précédente représentent une tradition qui remonte bien plus loin que leur époque.
Remarquons en outre que ceux qui soutiennent la thèse des 25 ans d'épiscopat de Pierre à Rome ne
prétendent pas que l’apôtre soi toujours resté à Rome. Le contraire est trop certain. En effet, les Actes
des Apôtres nous le montrent à Jérusalem, en 44, pour les fêtes de Pâques, et en 50, où il préside le
concile. Le gouvernement d'une Église ne requiert jamais la présence continuelle du chef ; à plus forte
raison aux temps de la primitive Église.

268
venu à Rome » et même à regarder « comme probable le séjour de Pierre à Rome ».
Les critiques actuels vont plus loin et ne font plus de difficultés pour soutenir le point
de vue catholique. Citons quelques lignes du plus illustre d'entre eux : « Le martyre de
Pierre à Rome, écrit M, HARNACK –(Chronologie) a été combattu jadis en vertu de
préjugés protestants tendancieux... Mais que ce fût une erreur, cela est évident
aujourd'hui pour tout chercheur qui ne s'aveugle pas. » « Aujourd'hui, dit encore le
même critique dans un Discours prononcé en 1907 devant l'Université de Berlin, nous
savons que cette venue (de Pierre à Rome) est un fait bien attesté, et que les
commencements de la primauté romaine dans l'Église remontent jusqu'au IIe siècle. »
La thèse catholique, qui affirme que saint Pierre est venu à Rome, qu'il y a fondé
l'Église romaine et qu'il y reçut le martyre, n'étant plus sérieusement contestée, il nous
suffira dépasser rapidement en revue les principaux témoignages sur lesquels elle
s'appuie.
Les voici, en suivant l'ordre régressif, et siècle par siècle, — a) Au début du IIIe siècle,
nous avons les témoignages du prêtre romain Caius et de Tertullien. — 1. CAIUS,
écrivant contre Proclus, disait : « Je puis vous montrer les monuments des apôtres. Que
vous veniez au Vatican ou sur la voie d'Ostie, vous aurez sous les yeux les monuments
des fondateurs de notre Église. » Ce passage, qui date des environs de l'an 200, prouve
qu'à cette époque on était persuadé que les tombeaux du Vatican et de la voie d'Ostie
gardaient les reliques de saint Pierre fit de saint Paul, fondateurs de l'Eglise romaine et
martyrs sous Néron. — 2. TERTULLIEN, à la même époque, discutant contre les
gnostiques, rappelle le martyre que, sous Néron, saint Pierre et saint Paul subirent à
Rome, le premier sur la croix, le second par le glaive du bourreau.
b) A la fin du IIe siècle. — 1. Saint IRENEE écrivait en Gaule : « Ce sont les apôtres
Pierre et Paul qui ont évangélisé l'Église romaine... et c'est pour cela qu'entre toutes
elle est la plus antique, la plus connue, tenant des apôtres sa tradition : c'est pour cela
que chaque Église doit se tourner vers elle et reconnaître sa supériorité. » — 2. DENYS
DE CORINTHE, écrivant aux Romains, en 170, leur disait : « Venus tous deux à
Corinthe, les deux apôtres Pierre et Paul nous ont élevés dans la doctrine évangélique ;
partis -ensuite ensemble pour l'Italie, ils nous ont transmis les mêmes enseignements,
puis ont subi en même temps le martyre. »
c) Parmi les Pères apostoliques280 nous avons les témoignages de saint Ignace et du
pape saint Clément. — 1. Saint IGNACE D'ANTIOCHE venait d'être condamné aux bêtes
et avait été envoyé à Rome pour y subir le dernier supplice. Ayant appris que la
communauté romaine avait entrepris des démarches pour le sauver, il lui écrivit de n'en
rien faire, l'adjurant en ces termes : « Ce n'est pas comme Pierre et Paul que je vous
commande ; eux, ils étaient apôtres et moi je ne suis plus qu'un condamné. » « Ces
paroles, dit Mgr DUCHESNE, ne sont pas l'équivalent littéral de la proposition : saint
Pierre est venu à Rome. Mais supposé qu'il y soit venu, saint Ignace n'aurait pas parlé

280
On nomme Pères apostoliques les écrivains (ou écrits dont plusieurs sont anonymes) de la fin du Ier
ou de la première moitié du IIe siècle, et qui sont censés avoir connu les Apôtres et tenir d'eux leur
enseignement. Les principaux écrivains sont saint CLEMENT, troisième successeur de saint Pierre,
saint IGNACE, évêque d'Antioche, célèbre par ses Epîtres, saint POLYCARPE, évêque de Smyrne. Les
principaux écrits sont la Doctrine des Doute Apôtres ou Didaché, le Pasteur d'Hermas et le Symbole
des Apôtres.

269
autrement ; supposé qu'il n'y soit pas venu, la phrase manque de sens. »281 — 2. Saint
CLEMENT. Ecrivant aux Corinthiens entre 95 et 98, il met en relief les souffrances des
deux apôtres Pierre et Paul « qui restent chez nous le plus beau des exemples». Ainsi
saint Clément qui est romain, qui envoie sa lettre en qualité d'évêque de Rome, insiste
sur cette circonstance, que les actes d'héroïsme qu'il décrit se sont passés sous ses
yeux, que le martyre de saint Pierre et de saint Paul a été d'un grand exemple « chez
nous», c'est-à-dire à Rome.
d) Au temps des Apôtres, nous avons le témoignage de saint Pierre lui-même, qui date
de Babylone la première Épître adressée aux fidèles d'Asie (I Pierre, V, 13). Or «
Babylone, dit RENAN, désigne évidemment Rome. C'est ainsi qu'on appelait dans les
chrétientés primitives la capitale de l'Empire ».

326. — A la thèse catholique les Protestants objectent que saint Luc dans les Actes des
Apôtres, saint PAUL dans son Épître aux Romains, FLAVIUS JOSEPHE qui rapporte la
persécution de Néron, ne font pas mention de Pierre.

Réponse. — Nous avons déjà observé que l'argument tiré du silence n'a de valeur que
si le point passé sous silence rentrait dans le sujet traité par l'historien et aurait dû être
mentionné par lui. Or — 1. pour ce qui concerne saint Luc, l'objection est sans
fondement pour la bonne raison que les Actes des Apôtres ne décrivent que les débuts
de l'Église chrétienne dans les douze premiers chapitres et qu'à partir du chapitre XIII,
il n'est plus question que des Actes de saint Paul. Que les Actes soient par ailleurs loin
d'être complets, c'est ce qui est bien évident ; ainsi, ils ne parlent pas non plus du
conflit d'Antioche. — 2. Il n'y a pas lieu de s'étonner davantage que saint PAUL ne
mentionne pas saint Pierre dans son Épître aux Romains : ses autres Épîtres nous
montrent qu'il n'avait pas l'habitude de saluer les évêques de la ville. Lorsqu'il écrit aux
Éphésiens, il ne parle pas non plus de Timothée, leur, évêque. — 3. JOSEPHE déclare
qu'il a voulu passer sous silence la plupart des crimes de Néron ; s'il omet la
crucifixion de Pierre, il ne parle pas davantage de l'incendie de Rome et du meurtre de
Sénèque.

Conclusion. Le fait de la venue et du martyre de saint Pierre à Rome n'est donc


contredit par aucune objection sérieuse. Il est au contraire démontré par de nombreux
témoignages qui, de génération en génération, nous conduisent à l'âge apostolique.
Nous pourrions ajouter encore que le fait est confirmé par les monuments qui attestent
la présence à Rome du Prince des Apôtres, tels que les deux chaires de saint Pierre,
dont l'une est conservée au baptistère du Vatican, les peintures et les inscriptions des
Catacombes, datant du IIe siècle, et où son nom est mentionné. Mais il n'est pas
nécessaire d'insister, puisque aussi bien la thèse catholique n'est pas contredite par les
critiques sérieux.

327. — 2° Les Évêques de Rome ont toujours eu la primauté. — Puisque saint


Pierre peut être considéré comme le premier Évêque de Rome, sa primauté devait se
transmettre aux héritiers de son siège : c'est la question de droit. Mais il nous faut

281
Mgr DUCHESNE, Histoire ancienne de l'Église, t. 1

270
examiner la question de fait et demander à l'histoire s'il en a été ainsi. Le point est de la
plus haute importance, car si les documents de l'histoire nous démontraient que
primitivement la primauté des évêques de Rome n’était pas reconnue, la question de
droit serait fortement en péril. Il ne faut donc pas trop s'étonner que les rationalistes,
protestants et modernistes, aient pris à tâche de prouver, par l'histoire, que la primauté
des Évêques de Rome n'est pas d'origine primitive.

A. THÈSE RATIONALISTE. — La thèse des rationalistes tient en quelques mots.


Suivant leur théorie, il n'y aurait eu, à l'origine, aucune distinction entre les évêques :
ils auraient tous joui d'une autorité égale. Pou à peu ils se seraient arrogé une puissance
plus ou moins grande et relative à l'importance de la ville où était leur siège. Il arriva
donc tout naturellement que les évêques de Rome, qui habitaient la capitale de
l'Empire, furent considérés comme les chefs de l'Église universelle. A cette raison
majeure s'ajoute un heureux ensemble de circonstances, telles que l'ambition des
évêques romains, leur prudence dans le jugement des causes soumises à leur arbitrage
et les services qu'ils rendirent lorsque l'Empire s'écroula. La primauté de l'Évêque de
Rome ne serait née qu'à la fin du u' siècle, lorsque le pape Victor, pour terminer la
controverse qui s'était élevée à propos du jour où l'on devait célébrer la fête pascale, «
lança en 194, un édit impérieux qui retranchait de la communion catholique et
déclarait hérétiques toutes les Églises d'Asie ou d'ailleurs qui ne suivraient pas, dans
cette question de la Pâque, la coutume romaine »282.

328. — B. THÈSE CATHOLIQUE. — Les historiens catholiques prétendent au


contraire que la primauté de l'Évêque de Rome a toujours été reconnue dans l'Église
universelle. Au commencement du IVe siècle, la primauté de la Chaire romaine est un
fait incontesté. A cette époque il est manifeste que les évêques de Rome parlent et
agissent en pleine conscience de leur primauté. Le pape SYLVESTRE envoie ses légats
pour présider le concile de Nicée (325). JULES I déclare que c'est à Rome que doivent
être jugées les causes des évêques. Le pape LIBERE, à qui l'empereur Constance
demande de condamner Athanase, — ce qui prouve qu'il lui en reconnaît le droit, — se
refuse à le faire. De même, les Pères sont unanimes à admettre la primauté de
l’Évêque de Rome. Saint OPTAT DE MILET, argumentant contre les Donatistes qui
prétendaient que l'Église se composait des seuls justes et que la sainteté était la marque
essentielle de l'Église, répond que l'unité est une note non moins essentielle et qu'il est
absolument indispensable de rester en communion avec la Chaire de Pierre. Saint
AMBROISE regarde également l'Église romaine comme le centre et la tète de tout
l'univers catholique. A leur tour, les évêques orientaux saint ATHANASE, saint
GREGOIRE DE NAZIANZE, saint CHRYSOSTOME parlent de l’Évêque de Rome comme
du chef de l'Église universelle.
La primauté de l'Évêque de Rome étant universellement reconnue au IVe siècle, notre
enquête pourra se borner aux siècles qui précèdent. Or, dans les trois premiers siècles,
l'existence de la primauté romaine nous est attestée par les écrits des Pères, par les
conciles et par la coutume d'en appeler à l'Évêque de Rome pour terminer les
différends.

282
SABATIER, op. cit., p. 193

271
a) Examinons d'abord les témoignages des Pères de l'Église. — 1. Au IIIe siècle,
ORIGENE écrit au pape Fabien pour lui rendre compte de sa foi. TERTULLIEN, avant
d'être montaniste, admet la primauté de Pierre. Devenu montaniste, il la tourne en
dérision, ce qui est une autre preuve qu'il en reconnaît l'existence. — 2. A la fin du IIe
siècle, saint IRENEE pose comme critère des traditions apostoliques, la conformité de
doctrine avec l'Église romaine qui doit servir de règle de foi à cause de la primauté
qu'elle a héritée de saint Pierre. Saint POLYCARPE DE SMYRNE, disciple de saint Jean,
ABERCIUS vont à Rome pour visiter l'Évêque et le consulter sur les choses de la foi et
de la discipline. Les hérétiques eux-mêmes, MARCION et les montanistes veulent faire
approuver leur doctrine par le siège apostolique. Au début du IIe siècle, saint IGNACE,
écrivant aux Romains, déclare que leur église préside à toutes les autres. - 3. Et nous
voici parvenus au Ier siècle. En 96, l'Évêque de Rome, CLEMENT, comme nous l'avons
déjà vu, écrit aux Corinthiens pour rappeler à l'ordre la communauté, qui a déposé
injustement des presbytres. Il leur déclare que ceux qui ne lui obéiront pas, se rendront
coupables de faute grave. La conduite de Clément de Rome a d'autant plus d'intérêt
qu'au moment où il écrivait, l'apôtre saint Jean vivait encore et aurait dû intervenir
si l'Évêque de Rome avait été sur le même pied que les autres évêques.

b) La primauté des évêques de Rome a été reconnue par les conciles283.


— 1, Ainsi, au concile d'Éphèse (431), saint CYRILLE D'ALEXANDRIE, qui occupait le
premier rang parmi les patriarches d'Orient, demanda à l'Évêque de Rome une
sentence et une définition contre l'hérésie nestorienne.
— 2. Les Pères du concile de Chalcédoine (451); presque tous orientaux, adressèrent
une lettre au pape saint LEON pour demander confirmation de leurs décrets. Le pape
répondit par une lettre célèbre où il condamnait les erreurs d'Eutychès ; en même
temps il envoya des légats pour présider le concile en son nom, et le concile se termina
par cette formule : « Ainsi le concile a parlé par la bouche de Léon. » — 3.
Successivement, les conciles de Constantinople, le troisième tenu en 680, le huitième
en 869, le concile de Florence, en 1439, composé de Pères grecs et latins,
proclamèrent la primauté du successeur de saint Pierre et dirent que Jésus-Christ lui a
donné, dans la personne de saint Pierre, « plein pouvoir de paître, de diriger et de
gouverner l'Église entière ».
c) La primauté des Evêques de Rome est en outre attestée par ce fait qu'ils
interviennent dans les différentes Églises pour terminer les différends. Ainsi, sans
rappeler à nouveau que, à la fin du Ier siècle déjà, CLEMENT DE ROME écrivit à l'Église
de Corinthe pour la remettre dans le droit chemin, nous verrons plus tard les Évêques
orientaux eux-mêmes, entre autres saint Athanase et saint Jean Chrysostome, en
appeler à l'Évêque de Rome pour la défense de leurs droits.

329. — Les Protestants objectent : — 1. que ceux à qui on donne le nom d'évêques
n'étaient en réalité que les présidents du presbyterium ; — 2. qu'en toute hypothèse,
leur autorité n'a pas été universellement reconnue, puisque saint Cyprien et les évêques

283
Le premier concile œcuménique n'ayant eu lieu qu'au IVe siècle (325 à Nicée), il est clair que nous
ne pouvons pas apporter de témoignages antérieurs.

272
d'Afrique ont résisté au décret du pape saint Etienne qui défendait la réitération du
baptême conféré par les hérétiques.
Réponse. — 1. Pour prouver que les Évêques n'étaient que de simples présidents du
presbyterium, on allègue ce fait que la Prima Clementis, les lettres de saint Ignace aux
Romains et le Pasteur d'Hermas ne parlent pas d'un évêque monarchique de Rome. —
Or le silence d'un écrivain sur un fait, avons-nous déjà dit, ne prouve pas
nécessairement contre l'existence de ce fait. Ainsi, en 170, Denys de Corinthe envoie
une réponse à l'église de Rome, et non à son évêque Soter, et pourtant M. HARNACK
lui-même qui fait l'objection, admet que Soter était certainement évêque monarchique.
Il importe donc peu que la première lettre de Clément aux Corinthiens ne porte pas son
nom et ait été envoyée au nom de l'Église de Rome ; il ne fait pas de doute que son
auteur est un personnage unique et n'est autre que le pape Clément. — Quant à la lettre
d’Ignace aux Romains (107) et au Pasteur d'Hermas, s'ils ne mentionnent pas l'Évêque
de Rome, il n'y a pas à en conclure que celui-ci n'existait pas, car ils ne parlent pas
davantage des presbytres et des diacres de Rome dont personne ne songe pourtant à
contester l'existence.

2. Il est vrai que saint CYPRIEN, estimant que la réitération du Baptême était surtout
disciplinaire a résisté au décret du Pape Etienne. Mais la résistance d’un homme,
même très saint et de bonne foi, ne détruit en rien le fait de cette autorité. N’a-t-on pas
vu aussi, de temps en temps, de grands évêques comme Bossuet, adhérer à des
propositions condamnées, tout en reconnaissant la primauté du Souverain Pontife ?

Conclusion. — La primauté des Évêques de Rome découle donc de ce premier fait que
saint Pierre a fixé sa chaire à Borne, et de ce second, qu'elle a toujours été reconnue
dans l'Église universelle. L'on ne peut dire dès lors que l'autorité suprême des papes
soit née de l'ambition des Évêques de Rome et de l'abdication des autres Évêques. Si
en effet les évêques avaient été d'abord égaux de droit divin, comme le prétendent les
adversaires, il y aurait eu, à un moment de l'histoire, un changement total dans là foi et
la pratique de toute l'Église. Or cela n'aurait pu se produire sans soulever des
dissensions et des réclamations sans fin, de la part des autres Évêques, qui auraient été
lésés dans leurs droits, et dont les privilèges auraient été d'autant diminués. Comme
l'histoire ne porte aucune trace d'une semblable agitation, et qu'elle ne relève des
discussions que sur des points secondaires, tels que la célébration de la fête de Pâques
et la question des rebaptisants, il faut en conclure que le principe de la primauté de
l'Évêque de Rome n'a jamais été contesté, et que l'Église universelle lui a toujours
reconnu, non pas seulement une primauté d'honneur, mais une vraie primauté de
juridiction.

§ 4 — JESUS-CHRIST A CONFERE A SON ÉGLISE LE PRIVILEGE DE L’INFAILLIBILITE.

330. — Nous avons vu que Jésus-Christ a fondé une Église hiérarchique du fait qu'il a
conféré au collège des Apôtres, et des Évêques leurs successeurs, le triple pouvoir
d'enseigner, de sanctifier et de régir. Dans ce paragraphe nous démontrerons qu'au
pouvoir d'enseigner Jésus a attaché le privilège de l'infaillibilité. Nous parlerons : 1°

273
du concept de l'infaillibilité ; 2° des preuves de son existence ; et 3° de ceux à qui
appartient le privilège.

I. Concept de l'infaillibilité. — Que faut-il entendre par infaillibilité? L’infaillibilité


concédée par Jésus-Christ à son Église est la préservation de toute erreur doctrinale,
garantie par l'assistance spéciale de l'Esprit Saint. Ce n'est pas simplement l'inerrance
de fait, c'est l’inerrance de droit, c'est l'impossibilité de l'erreur, de sorte que toute
doctrine proposée par ce magistère infaillible doit être crue comme véritable, parce
que proposée comme telle. L'infaillibilité ne doit donc pas être confondue : — 1. avec
l'inspiration, qui consiste dans une impulsion divine poussant les écrivains sacrés à
écrire tout ce que et rien que ce que Dieu veut ; — 2. ni avec la révélation qui implique
la manifestation d'une vérité, auparavant ignorée. Le privilège de l'infaillibilité ne fait
pas découvrir à l'Église des vérités nouvelles ; elle lui garantit seulement que, grâce à
l'assistance divine, elle ne pourra, sur les questions de foi et de morale, ni errer ni par
conséquent induire en erreur.

Fausse conception de l'infaillibilité. — II faut rejeter comme faux le concept


moderniste de l'infaillibilité, lequel découle d'ailleurs de leur concept, également faux,
de la révélation. Comme dans leur système, la révélation se fait dans l'âme de chaque
individu, qu'elle est « la conscience acquise par l'homme, de ses rapports avec Dieu »
(N° 145), l'Église enseignante n'aurait pas d'autre tâche que d'interpréter la pensée
collective des fidèles et « de sanctionner les opinions communes de l'Église enseignée
». Cette façon étrange de concevoir l'infaillibilité a été condamnée par le Décret
Lamentabili.

331. — II. Existence de l'infaillibilité. — 1° Adversaires. — L'existence de


l'infaillibilité de l'Église est niée : — a) par les rationalistes et les Protestants libéraux.
Cela va de soi, puisqu'ils n'admettent même pas que Jésus-Christ ait pu songer à fonder
une Église ; — b) par les Protestants orthodoxes qui, mettant tous les membres de
l'Église sur le même pied, prétendent que la doctrine chrétienne est laissée à
l'interprétation du jugement individuel (théorie dit libre examen).

2° Preuves. — L'infaillibilité de l'Église repose sur deux arguments : — a) sur un


argument a priori, tiré de la raison et — b) sur un argument a posteriori, tiré de
l'histoire.

332. — A. ARGUMENT TIRÉ DE LA RAISON. — Nota. — Avant d'exposer ce


premier argument, il convient pour qu'on ne se méprenne pas sur notre but, de spécifier
quelle place il tient dans notre démonstration. Nous disons, — et nous expliquerons
tout à l'heure pourquoi, — que si Jésus-Christ a tenu que sa doctrine soit conservée
dans toute son intégrité, il a dû en confier la garde à une autorité vivante et infaillible,
et non pas la déposer comme une lettre morte dans un livre, même inspiré. A cela les
Protestants nous objectent que nous appuyons notre thèse sur un argument a priori,
que toutes nos preuves se réduisent à dire que cela est, parce que cela doit être. Or,
ajoutent-ils, « dans les questions de fait, la preuve de fait est, sinon la seule légitime,
du moins la seule décisive... Si de la convenance, de l'utilité, de la nécessité présumée

274
d'une dispensation divine on pouvait conclure à sa réalité, où cela mènerait-il ? »284
Que de la convenance d'une chose on ne puisse pas toujours conclure à sa réalité, c'est
indiscutable. On pourrait nous demander, en effet, par exemple, pourquoi les hommes
ont été abandonnés par Dieu à l'erreur pendant de longs siècles, pourquoi la
Rédemption s'est faite si tardivement, pourquoi elle n'a pas été assez éclatante pour
forcer tous les hommes à l'accepter. Donc la question est historique et c'est sur ce
terrain que nous entendons bien la placer. Mais auparavant nous avons le droit de nous
demander si, entre la théorie protestante qui admet comme règle de foi285 unique
l'Écriture infaillible, et le dogme catholique qui prétend que le Christ a constitué un
magistère vivant et infaillible pour nous faire connaître les vérités contenues dans le
double dépôt de l'Écriture et de la Tradition, nous avons le droit, disons-nous, de nous
demander s'il n'y a pas présomption en faveur du dogme catholique. Nous nous
proposons donc de prouver, — sans prétendre pour cela que cet argument a priori
puisse nous dispenser de l'argument historique, — que la règle de foi des Protestants
est insuffisante pour la conservation et la connaissance de la doctrine chrétienne,
tandis que la règle de foi de l'Église catholique remplit les conditions voulues
a) La règle de foi proposée dans la théorie protestante est insuffisante. Aucune
autorité vivante, nous disent les protestants, n'était nécessaire et n'a été instituée pour
nous faire connaître les vérités enseignées par le Christ. Il n'y a qu'une seule règle de
foi : c'est l'Écriture infaillible. Chacun a donc le devoir et le droit de lire l'Écriture, de
la comprendre selon les lumières de sa conscience, d'en tirer les dogmes et les
préceptes qui lui conviennent.
Qu'une telle règle de foi soit tout à fait insuffisante, c'est ce que nous n'aurons pas de
peine à montrer. — 1. Tout d'abord comment savoir quels sont les livres inspirés, si
aucune autorité n'a été constituée pour nous en garantir l'inspiration286, ou même s'il
n'y a personne pour nous dire que le texte que nous avons sous les yeux n'a pas été
altéré par la faute des copistes287. — 2. Mais, supposé qu'en dehors de là il y ait un
critère qui nous permette de les reconnaître et qu'on puisse par exemple poser en
principe, que sont inspirés tous ceux qui. ont été regardés comme tels par Notre-
Seigneur à propos de l'Ancien Testament, et par les Apôtres à propos du Nouveau, il
s'agira toujours de les interpréter, d'en connaître le vrai sens et de comprendre la
Parole de Dieu, comme elle doit être comprise. Comment résoudre les difficultés? Par
l'examen privé et en appliquant les règles de critique et d'exégèse, répondent les
luthériens et les calvinistes. A l'aide de l'histoire et de la tradition, disent par ailleurs
les anglicans. Par l'inspiration privée, par l'illumination de l'Esprit- Saint qui éclaire la
conscience de chaque individu, disent à leur tour les anabaptistes, les quakers, les

284
JALAGUIER, De l'Église
285
Il faut entendre par règle de foi le moyen pratique de connaître la doctrine de Jésus-Christ.
286
Saint AUGUSTIN disait déjà qu'il ne croirait pas aux Evangiles s'il ne croyait d'abord à l’Eglise.
287
« A quoi bon, en effet, dit SABATIER, postuler l'inspiration divine d'un texte antique et son
infaillibilité jusqu'à l'iota, si, dès à présent, ce texte écrit en langues mortes depuis longtemps, n'est
accessible qu'à quelques savants philologues, et si le peuple chrétien doit se contenter de versions
vulgaires, qui ne sont, elles, ni infaillibles ni parfaites ».

275
méthodistes et les sectes mystiques. La variété des réponses suffirait déjà à juger la
théorie protestante. Quel que soit d'ailleurs le procédé dé solution qu'on adopte, ce qui
est bien évident c'est que nous aurons autant d'interprétations que d'individus « quot
capita tot sensus ». N'accepter d'autre guide que la raison individuelle ou l'inspiration
de l'Esprit-Saint, c'est ouvrir la voie à l'anarchie intellectuelle où à l'illuminisme. — 3.
Tout au moins ceux qui auront pu ainsi étudier la Bible posséderont dans une certaine
mesure une sorte de vérité subjective. Mais que feront ceux qui n'ont ni l'instruction ni
les loisirs requis pour lire l'Ecriture et la comprendre î Que devaient faire autrefois, au
moment où l'imprimerie n'était pas inventée et que les manuscrits étaient rares et de
grand prix, ceux qui n'avaient pas les moyens de se procurer la Bible? Mais il y a plus.
Il fut un temps, à l'origine du christianisme, où le Nouveau Testament n'existait pas. Le
Christ n'avait laissé aucun écrit. Il avait dit à ses Apôtres : « Allez, enseignez les
nations. » Il ne leur avait pas commandé d'écrire sa doctrine ; aussi les Apôtres n'ont-
ils jamais prétendu exposer ex professo l'enseignement du Christ. Le plus souvent leurs
écrits furent des lettres de circonstance destinées à rappeler quelques points de leur
catéchèse. Avant l'apparition de ces écrits, que les protestants veuillent bien nous dire
où se trouvait la règle de foi.

333. — b) Au contraire, la règle de foi catholique est un moyen sûr de nous faire
connaître la doctrine intégrale du Christ. Il est facile de voir qu'elle n'a aucun des
inconvénients du système protestant. Sans doute, le catholicisme reconnaît
l'infaillibilité de l'Écriture Sainte ; mais, à côté de cette première source de la
révélation, il en admet une seconde, non moins importante et antérieure à l'Écriture,
qui s'appelle la Tradition. Et surtout, — et c'est ce qui met un abîme entre la théorie
protestante et la théorie catholique, — celle-ci soutient que Jésus-Christ a constitué
une autorité vivante, un magistère infaillible qui, avec l'assistance de l*Esprit-Saint, a
reçu pour mission de déterminer quels sont les livres inspirés, de les interpréter
authentiquement, de puiser à cette source comme à celle de la tradition la vraie
doctrine de Jésus pour l'exposer ensuite à l'ensemble des fidèles : savants et ignorants.

Qu'il y ait entre les deux systèmes, considérés au seul point de vue de la raison, une
présomption en faveur du catholicisme, c'est ce que reconnaissent même certains
Protestants. « Le système catholique, dit SABATIER, a mis l'infaillibilité divine dans
une institution sociale, admirablement organisée, avec son chef suprême, le pape ; le
système protestant à mis l'infaillibilité dans un livre. Or, a quelque point de vue que
l'on «examine les deux systèmes, l'avantage est sans contredit du côté du catholicisme.
»288 Nous ne voulions pas démontrer autre chose par l'argument a priori ; notre but est
donc atteint.

334. — B. ARGUMENT TIRÉ DE L'HISTOIRE. — Nous arrivons maintenant sur le


terrain positif de l'histoire. Ce que Jésus-Christ devait faire, l'a-t-il fait? A-t-il créé une
autorité vivante et infaillible chargée de garder et d'enseigner sa doctrine ? Le premier
point a été établi précédemment : nous avons vu que Notre-Seigneur a institué une

288
SABATIER, op. cit., p. 306.

276
Église hiérarchique, qu'il a constitué des chefs à qui il a conféré le pouvoir d'enseigner.
Seul le second point reste donc à examiner : nous avons à prouver que le pouvoir
d'enseigner, tel qu'il a été donné par le Christ, comporte le privilège de l’infaillibilité.
Cette seconde proposition s'appuie sur les textes de l'Écriture, sur la conduite des
Apôtres et sur la croyance de l'antiquité chrétienté : — a) Sur les textes de l'Écriture.
Ces textes, nous les avons déjà passés en revue. A Pierre spécialement il a été promis
que « les portes de l'Enfer ne prévaudront pas contre l'Église » (Mat., XVI, 18) ; à tous
les Apôtre » Jésus a également promis par deux fois de leur envoyer l'Esprit de vérité
(Jean, XIV, 16 ; XV, 26) et d'être lui-même avec eux jusqu'à la fin du monde (Mat.,
XXVIII, 20). De telles promesses, si elles ont un sens, signifient bien que l'Église est
indéfectible, que les Apôtres et leurs successeurs ne pourront errer lorsqu'ils
enseigneront la doctrine chrétienne, car il est évident que l'assistance du Christ ne
saurait être vaine et que là où est l'Esprit de vérité, il n'y a pas possibilité d'erreur ; —
b) sur la conduite des Apôtres. De l'enseignement des Apôtres il ressort qu'ils ont eu
conscience d'être assistés de l'Esprit divin. Le décret du concile de Jérusalem débute
par ces mots : « II a semblé bon à l'Esprit Saint et à nous» (Act., XV, 28). Les Apôtres
donnent leur prédication « non comme parole des hommes, mais, ainsi qu'elle l'est
véritablement, comme une parole de Dieu» (I Thess., II, 13), à laquelle il faut accorder
un plein assentiment (II Cor., X, 5) et dont il convient de garder précieusement le
dépôt (I Tim., VI, 20). Bien plus, ils confirment la vérité de leur doctrine par de
nombreux miracles (Act., II, 43 ; III, 1, 8 ; V, 15 ; IX, 34) : preuve évidente qu'ils étaient
des interprètes infaillibles de l'enseignement du Christ, sinon Dieu n'aurait pas mis à
leur usage sa puissance divine ;
— c) sur la croyance de l'antiquité chrétienne. De l'aveu de nos adversaires, la
croyance à l'existence d'un magistère vivant et infaillible prévalait déjà au IIe siècle. Il
suffit donc d'apporter les témoignages antérieurs :
— 1. Dans la première moitié du IIIe siècle, ORIGENE répond aux hérétiques qui
allèguent les Écritures, qu'il faut s'en rapporter à la tradition ecclésiastique et croire ce
qui a été transmis par la succession de l'Église de Dieu. TERTULLIEN dans son traité «
De la prescription» oppose aux hérétiques l'argument de prescription289 et affirme que
la règle de foi est la doctrine que l'Église a reçue des Apôtres. — 2. A la fin du second
siècle, saint IRENEE, dans sa lettre à Florin et dans son Traité contre les hérésies,
présente la Tradition apostolique comme la saine doctrine, comme une tradition qui
n'est pas purement humaine : d'où il suit qu'il n'y a pas lieu de discuter avec les

289
Il ne faut pas se méprendre sur le sens du mot prescription tel que TERTULLIEN l'emploie. Dans le
droit actuel, en matière de propriété, l'on invoque la longue possession comme un titre coupant court à
toute revendication : c'est la prescription longi temporis. Or Tertullien ne se fonde pas précisément sur
une possession de longue durée pour éconduire les hérétiques et les débouter de leurs prétentions. Il
montre que son droit de propriété découle d'un legs en bonne et due forme, qu'il est l'héritier légitime
des Apôtres. C'est donc, en réalité, l'argument de Tradition que TERTULLIEN emploie en mode de
question préalable lui permettant de rejeter toute discussion avec ceux qui ne possèdent pas cette
tradition, qui formulent des assertions nouvelles qu'ils tâchent de justifier soit par l'Écriture, soit par la
raison : c'est la prescription de nouveauté. L'argument de prescription revient donc à dire ceci : Nous
n'avons pas à discuter avec vous, hérétiques ; car toute doctrine nouvelle, du fait même qu'elle est
nouvelle et non conforme à la règle de foi transmise par les apôtres, est condamnée d'avance et
préalablement à tout examen.

277
hérétiques290 et qu'ils sont condamnes du fait qu'ils sont en désaccord avec cette
tradition. Vers 160, HEGESIPPE donne comme critère de la foi orthodoxe l'accord avec
la doctrine transmise des Apôtres par les Évêques, ce qui l'amène, nous l'avons vu, à
dresser la liste des Evêques. Dans la première moitié du IIe siècle, POLYCARPE et
PAPIAS présentent la doctrine des Apôtres comme la seule vraie, comme une règle de
foi sûre. Au début du ne siècle, nous avons le témoignage de saint IGNACE qui dit que
l'Église est infaillible et qu'il faut y adhérer si l'on veut être sauvé.

Conclusion. — II résulte donc de la double preuve tirée de la raison et de l'histoire que


le pouvoir doctrinal conféré par Jésus-Christ à l'Église enseignante comporte le
privilège de l'infaillibilité, c'est-à-dire que l'Église ne peut errer quand elle expose la
doctrine du Christ.

335. — III. Le sujet de l'infaillibilité. — Jésus-Christ a doté son Église du privilège


de l'infaillibilité. Mais à qui ce privilège a-t-il été concédé? Tout naturellement à ceux
qui ont reçu le pouvoir d'enseigner, c'est-à-dire à l'ensemble des Apôtres, et à Pierre
spécialement, pouvoir et privilège qu'ils ont transmis à leurs successeurs.
1° Infaillibilité du collège apostolique et du corps épiscopal. — A. L’'infaillibilité du
collège apostolique ressort : — a) de la mission confiée à tous les apôtres d' «
enseigner toutes les nations» (Mat., XXVIII, 20) ; — b) de la promesse d'être avec eux «
jusqu'à la consommation des siècles» ( Mat., XXVIII, 20) ; et de leur « envoyer le
Consolateur, l'Esprit Saint qui doit leur enseigner toute vérité » (Jean, XIV, 26). De
telles paroles indiquent bien que le privilège de l'infaillibilité est accordé à l'ensemble
du corps enseignant.

B. Du collège apostolique le privilège de l'infaillibilité est passé au corps des Évêques.


La mission d'enseigner n'ayant été limitée ni dans le temps ni dans l'espace, il s'ensuit
qu'elle doit échoir aux successeurs des Apôtres avec le privilège qui lui était attaché.
Cependant il y a une distinction à établir entre les Apôtres et les Évêques. Les Apôtres
avaient comme champ d'action tout l'univers, la parole de Notre-Seigneur : « Allez,
enseignez toutes les nations » ayant été adressée à eux tous. Ils étaient donc
missionnaires universels de la foi : partout ils pouvaient prêcher l'Évangile en docteurs
infaillibles. Les Évêques, au contraire ne peuvent être considérés comme les
successeurs dés Apôtres que pris dans leur ensemble ; chaque Évêque n'est pas le
successeur de chaque Apôtre. Ils ne sont les chefs que d'une région déterminée, dont
l'étendue et les limites sont fixées par le Pape. Ils n'ont donc pas hérité
individuellement de l'infaillibilité personnelle des Apôtres. Seul le corps des Evêques
jouit de l'infaillibilité.

336. — 2° Infaillibilité de Pierre et de ses successeurs. — Le privilège de


l'infaillibilité a été conféré par Notre-Seigneur d'une manière spéciale à Pierre et à ses
successeurs. La thèse s'appuie sur un double argument : Un argument tiré des textes
évangéliques et un argument historique.

290
C'est le même argument que reprendra plus tard TERTULLIEN en lui donnant une forme plus savante
et plus juridique : argument de la prescription dont il a été parlé plus haut

278
A. ARGUMENT TIRÉ DES TEXTES ÉVANGÉLIQUES. — L'infaillibilité de Pierre et
de ses successeurs découle des textes mêmes qui démontrent la primauté. — a) Tout
d'abord le Tu es Petrus « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église ». Il est
incontestable qu'un édifice n'a de stabilité que par son fondement. Si Pierre, qui doit
soutenir l'édifice chrétien, pouvait enseigner l'erreur, l'Église serait bâtie sur un
fondement ruineux, et l'on ne pourrait plus dire que « les portes de l'Enfer ne
prévaudront pas contre elle» — b) Puis le Confirma fratres. Jésus assure Pierre qu'il a
spécialement prié pour lui « pour que sa foi ne défaille pas » (Luc, XXII, 32). Il va de
soi qu'une telle prière, faite surtout dans des circonstances aussi solennelles et aussi
graves (V. N° 321), ne saurait être vaine. — c) Enfin le « Pasce oves ». A Pierre est
confiée la garde de tout le troupeau. Or on ne peut supposer que le Christ donne le soin
de son troupeau à un mauvais pasteur qui l'égaré dans des pâturages aux herbes
empoisonnées.
Il n'est pas besoin d'insister pour prouver que l'infaillibilité de Pierre est passée à ses
successeurs. Ce que Pierre devait être pour l'Église naissante, ses successeurs devront
encore l'être dans la longue série des siècles, car, à tout moment de son histoire,
l'Église ne pourra remporter la victoire sur les entreprises de Satan que si le fondement
sur lequel elle repose garde la même fermeté.

337. — B. ARGUMENT HISTORIQUE. — Pour prouver par l'histoire que les papes
ont toujours joui du privilège de l'infaillibilité, il suffit de montrer que ce fut toujours
la croyance de l'Église et qu'en fait les papes n'ont jamais erré sur les questions de foi
et de morale. — a) Croyance de l'Eglise. Évidemment la croyance de l'Église ne s'est
pas traduite de la même façon dans tous les siècles. Il y a eu, si l'on veut, quelque
développement dans l'exposé du dogme et même dans l'usage de l'infaillibilité
pontificale. Le dogme n'en remonte pas moins à l'origine, et nous le trouvons en germe
dans la Tradition la plus lointaine. La chose nous est attestée par le sentiment des Pères
et des conciles, et par les-faits : — 1. Sentiment des Pères. Ainsi au IIe siècle, saint
IRENEE déclare que toutes les Églises doivent être d'accord avec celle de Rome qui
seule possède la vérité intégrale. Saint CYPRIEN dit que les Romains sont « assurés
dans leur foi par la prédication de l'Apôtre et inaccessibles à la perfidie de l'erreur».
Pour mettre fin aux controverses qui déchiraient l'Orient, saint JEROME écrit au pape
DAMASE dans les termes suivants : « J'ai cru à ce propos devoir consulter la chaire de
Pierre et la foi apostolique. Chez vous seul le legs de nos pères demeure à l'abri de la
corruption. » Saint AUGUSTIN dit à propos du pélagianisme : « Les décrets de deux
conciles relatifs à la cause ont été soumis au siège apostolique ; sa réponse nous est
parvenue, la cause est jugée. » Le témoignage de saint PIERRE CHRYSOLOGUE n'est pas
moins explicite : « Nous vous exhortons, vénérables frères, à recevoir avec docilité les
écrits du bienheureux Pape de la cité romaine, car saint Pierre, toujours présent sur son
siège, offre la vraie foi à ceux qui la cherchent. — 2. Sentiment des Conciles, Tout ce
que nous avons dit précédemment à propos de la primauté de l'Evêque de Rome
s'applique tout aussi bien à la reconnaissance de son infaillibilité (V. N° 328). — 3.
Les faits. Au IIe siècle, le pape VICTOR excommunié Théodote qui niait la divinité du
Christ, par une sentence qui fut regardée comme définitive. ZEPHIRIN condamne les
Montanistes, CALIXTE, les Sabelliens et, à partir de ces condamnations, ils furent
regardés comme hérétiques. En 417, le pape INNOCENT I condamne le pélagianisme, et

279
l'Église accepte son décret comme définitif, comme nous l'avons vu plus haut par le
texte de saint Augustin. En 430, le pape CELESTIN condamne la doctrine de Nestorius,
et les Pères du concile d'Éphèse se rallient à son avis. Les Pères du concile de
Chalcédoine (451) acceptent solennellement la célèbre épître dogmatique du pape
Léon I à Flavien, qui condamne l'hérésie d'Eutychès, aux cris unanimes de : « Pierre a
parlé par la bouche de Léon. » De même, les Pères du IIIe concile de Constantinople
(680) acclament le décret du pape AGATHON condamnant le monothélisme en s'écriant
: « Pierre a parlé par la bouche d'Agathon. » Comme on le voit, dès les premiers
siècles déjà, l'Église romaine passe pour le centre de la foi et une norme sûre
d'orthodoxie Plus l'on avancera, plus la croyance se traduira en termes explicites
jusqu'à ce que la vérité soit proclamée dogme par le concile du Vatican.
b) Les papes n'ont jamais erré sur les questions de foi et de morale. Ceci est le point
important de l'argument historique, car si nos adversaires pouvaient nous prouver que
certains papes ont enseigné et défini l'erreur, l'infaillibilité de droit serait plus que
compromise. Or les historiens rationalistes et protestants prétendent précisément qu'ils
sont en mesure de nous donner ces preuves de faillibilité. Les principaux cas qu'ils
invoquent sont ceux du pape LIBERE qui serait tombé dans l'arianisme, d'Honorius qui
aurait enseigné le monothélisme, de PAUL V et URBAIN VIII qui condamnèrent
Galilée. Comme la question de Galilée sera traitée plus loin, nous ne retiendrons ici
que les deux premiers cas.

338.—Objections.—1° LE CAS DU PAPE LIBÈRE (352-366).—Les historiens


rationalistes accusent le pape LIBERE d'avoir signé une proposition de foi arienne ou
semi-arienne pour obtenir de l'empereur CONSTANCE le droit de rentrer à Rome.

Réponse. —A. Exposé des faits. — Rappelons brièvement les faits. En 355, l'em-
pereur Constance, favorable à l'arianisme, avait enjoint au pape LIBERE de souscrire à
la condamnation d'ATHANASE, évêque d'Alexandrie, le grand champion de la foi
orthodoxe. S'étant refusé à le faire, le pape fut envoyé en exil à Bérée en Thrace, et
l'archidiacre Félix fut préposé à l'Eglise de Rome. Après un exil d'environ trois ans,
Libère fut rendu à son siège (358).

B. Solution de la difficulté. — La question qui se pose est donc de savoir pour quelles
raisons l'empereur lui accorda cette faveur. Deux opinions ont été émises sur ce point.
Les uns, à la suite de RUFIN, SOCRATE, THEODORET, CASSIODORE, prétendent que
l'empereur Constance mit 0n à l'exil du pape par crainte des soulèvements du peuple
romain et du clergé, en raison de la grande popularité dont jouissait le pontife.
D'autres, au contraire, et c'est à cette dernière opinion que nous avons à répondre,
pensent que le pape n'obtint la cessation de son exil qu'au prix de condescendances
coupables et de concessions sur le terrain de la foi.

Les partisans de cette seconde opinion s'appuient, pour démontrer leur point de vue,
sur deux sortes de témoignages : — 1. d'abord les dépositions des contemporains :
saint ATHANASE, saint HILAIRE de Poitiers, saint JEROME ; — 2. puis les aveux de
LIBERE lui-même. Il nous est parvenu, parmi les fragments de l’Opus historicum de
saint Hilaire, neuf lettres du pape Libère, dont quatre, datant de son exil, ont un

280
caractère plutôt compromettant. Dans ces dernières lettres, le pape intrigue pour
obtenir sa grâce, déclarant qu'il condamne Athanase et professe la foi catholique
formulée à Sirmium, et il prie ses correspondants orientaux, entre autres Fortunatien
d'Aquilée, d'intercéder auprès de l'empereur pour abréger son exil.
A ces deux sortes de témoignages invoqués par nos adversaires, certains apologistes
ont répondu en contestant 1 authenticité des dépositions des contemporains, et en
rejetant les lettres de l'exil du pape Libère comme apocryphes. Mais comme il n'est pas
possible de prouver que les témoignages en question, tant ceux des contemporains que
ceux du Libère lui-même, sont inauthentiques, nous devons accepter la discussion dans
l'hypothèse de leur authenticité. Toute la question reviendra donc à savoir quelle fut la
faute du pape et quelle formule il a souscrite. Car, à l'époque où Libère fut délivré de
son exil, il y avait déjà trois formules dites de Sirmium. De ces trois formules la
seconde seule, qui déclare que le mot consubstantiel doit être rejeté comme « étranger
à l'Écriture et inintelligible», est considérée comme hérétique. Or l'on admet que ce
n'est pas cette formule que le pape a signée et que vraisemblablement c'est la
troisième. Hais qu'il s agisse de la première ou de la troisième, les théologiens
s'accordent à dire qu'elles ne sont pas absolument hérétiques et qu'elles ont surtout le
tort de favoriser le semi-arianisme en retranchant le mot consubstantiel de la
profession de foi du concile de Nicée.

Conclusion. — Donc, en nous plaçant dans l'hypothèse la plus défavorable, nous


pouvons conclure : — 1. que le pape LIBERE n'a commis qu un acte de faiblesse en
condamnant, dans une heure critique, le grand ATHANASE : faiblesse dont Athanase est
le premier à l'excuser : « Libère, dit en effet ce grand Docteur, vaincu par les
souffrances d'un exil de trois ans et par la menace du supplice, a souscrit enfin à ce
qu'on lui demandait ; mais c'est la violence qui a tout fait. » — 2. Par ailleurs, le pape
Libère n'a rien défini ; s'il y a eu erreur, tout au plus peut-on dire qu'elle est imputable
au docteur privé, non au docteur universel et parlant ex-cathedra. Et même s'il avait
parlé ex-cathedra, — ce qui n'est pas, — il ne jouissait pas de la liberté nécessaire à
l'exercice de l'infaillibilité. Donc, en toute hypothèse, l'infaillibilité est hors de cause.

339. — 2° LE CAS DU PAPE HONORIUS (625-638). — D'après les adversaires de


l'infaillibilité pontificale, le pape HONORIUS aurait enseigné le monothélisme dans
deux lettres écrites à SERGIUS, patriarche de Constantinople, et pour cette raison, il
aurait été condamné comme hérétique par le VIe Concile œcuménique et par le pape
LEON II.

Réponse. — A. Exposé des faits. — Quelques mots d'abord sur les faits. En 451 le
concile de Chalcédoine avait défini contre Eutychès qu'il y avait en Jésus-Christ deux
natures complètes et distinctes : la nature humaine et la nature divine. Si dans le Christ
il y avait deux natures complètes, il y avait aussi deux volontés : le concile ne l'avait
pas dit, mais la chose allait de soi, car une nature intelligente ne peut être complète
sans la volonté. Tel ne fut pas l'avis de certains théologiens orientaux qui enseignèrent
qu'en Jésus-Christ il n'y avait que la volonté divine, la volonté humaine se trouvant
pour ainsi dire absorbée par la volonté divine. Une telle doctrine apparaissait
évidemment fausse, mais ses partisans voyaient là un moyen de conciliation entre les

281
Eutychiens ou monophysites, c'est-à-dire les partisans d'une seule nature, et les
catholiques. Les premiers admettraient les deux natures en Jésus-Christ et les seconds
concéderaient l’unité de volonté. Cette tactique fut adoptée par Sergius qui écrivit dans
ce sens au pape Honorius. Dans une lettre pleine d'équivoques et où la question était
présentée sous un faux jour, il lui disait qu'il avait ramené beaucoup de monophysites à
la vraie foi et lui demandait qu'il voulût bien interdire de parler d'une ou"deux
énergies, d'une ou deux volontés. Honorius se laissa prendre et répondit, d'une part, à
SERGIUS, deux lettres dans lesquelles il le félicitait de son succès auprès des
monophysites, de l'autre, à saint SOPHRONE, patriarche de Jérusalem et défenseur de
l'orthodoxie, une lettre dans laquelle il lui recommandait d'éviter les mots nouveaux de
« une ou deux opérations», opération dans le langage de l'époque étant synonyme de
volonté. Malgré ces lettres dictées par un esprit de pacification, les querelles reprirent
de plus belle jusqu'au VIe concile oecuménique, le troisième de Constantinople (580-
681), qui porta I'anathème contre les monothélites, et entre autres, contre le pape
Honorius

B. Solution de la difficulté. — La difficulté à résoudre est donc la suivante. HONORIUS,


dans ses deux lettres à Sergius, a-t-il enseigné l'erreur ? Et a-t-il été, pour ce fait,
condamné comme hérétique par le VIe concile oecuménique? Deux solutions ont été
proposées par les apologistes. Les uns ont prétendu que les deux lettres à Sergius
Seraient apocryphes : ce qui supprime toute discussion. Les autres admettent
l’authenticité, et c'est évidemment dans cette hypothèse que nous devons nous placer
pour répondre à nos adversaires. Il s'agit dès lors de savoir si le contenu des deux
lettres est hérétique. L'on ne saurait contester qu'Honorius met le plus grand soin à
tourner la difficulté et qu'il évite de se prononcer sur les deux volontés. Cependant, —
qu'on remarque bien ce point, — il commence par rappeler les décisions, du concile de
Chalcédoine et affirme hautement qu'il y a en Jésus-Christ deux natures distinctes,
opérantes. Puis, approuvant la tactique de conciliation suivie par Sergius, il
recommande de s’en tenir là et de ne plus parler de une ou deux opérations. Il ajoute
bien, il est vrai, qu'il y n’y avait pas e, Jésus Christ de volonté divine ; il entend
seulement exclure les deux volontés auxquelles très insidieusement Sergius avait fait
allusion ; les deux volontés qui se combattent en nous, volonté de l'esprit et volonté de
la chair. La pensée d'Honorius n'est donc pas qu'il n'y a pas en Jésus. Christ une
volonté divine et une volonté humaine, mais que sa volonté humaine n'est pas, comme
la nôtre, entraînée par deux courants qui se contrarient.
Mais, dit-on, HONORIUS a été condamné par le VIe concile œcuménique et par le pape
LEON II. — Remarquons d'abord que toutes les paroles contenues dans les Actes des
Conciles ne sont pas infaillibles et que les décisions d'un concile ne jouissent du
privilège de l'infaillibilité qu'autant qu'elles sont confirmées par le pape. Or préci-
sément les Actes du VIe Concile contenant un anathème contre Honorius en même
temps que contre les principaux monothélites tels que Sergius, n'ont pas reçu la
confirmation pontificale. Le pape Léon II s'est contenté de blâmer la conduite d'Ho-
norius, mais il n'a pas lancé contre lui I'anathème qu'il a prononcé contre les autres et
ne lui a pas infligé la note d'hérétique.
Conclusion, — NOUS pouvons donc conclure : — 1. qu'Honoris n'a ni enseigné ni
défini le monothélisme. Tout au plus peut-on lui reprocher d'avoir manqué de clair,

282
voyance et d'avoir favorisé l'hérésie en a'abstenant de définir, en recommandant le
silènes alors qu'il fallait parler, fournissant ainsi aux monothélites le prétexté de
soutenir leur doctrine ? — 2, A supposer même qu'il y eût des erreurs dans ses lettres
et qu'il ait été condamné pour cette raison par le VIe Concile, l'erreur et la
condamnation n'atteindraient que le docteur privé, et non le docteur universel. Donc
on ne peut se faire du cas d'Honorius, pas plus que de celui de Libère, un argument
Centre l'infaillibilité pontificale.

BIBLIOGRAPHIE. — Voir à la fin du Chapitre suivant.

CHAPITRE II. — La vraie Église.

DÉVELOPPEMENT

Le problème des notes de la vraie Église. Division du Chapitre.

340. — Position du problème- — A l'aide des textes de l'Écriture et des documents


de l'histoire, nous avons, dans le chapitre précédent, marqué les caractères essentiels
de l'Église fondée par le Christ. Il est à peine besoin d'ajouter que, n'ayant prêché qu'un
Evangile, Notre Seigneur n'a pu fonder qu'une Église. Maintes de ses paraboles
expriment d'ailleurs sa volonté expresse sur ce point. Ainsi, représentant la société des
chrétiens sous la figure d'un troupeau, il a voulu qu'il n'y eût « qu'un seul troupeau et
qu'un seul pasteur » (Jean, x, 16). Or, à notre époque, nous nous trouvons en présence
de plusieurs Églises qui s'appellent chrétiennes, qui reconnaissent le même fondateur
et qui prétendent, chacune, être la véritable Église instituée par le Christ. Évidemment
ces Églises, ayant des doctrines en partie différentes, ne peuvent venir toutes de lui. Le
problème qui se pose est donc de savoir quelle est la vraie. Les caractères essentiels
qui doivent distinguer l'Église fondée par Notre-Seigneur, nous permettent-ils de fixer
un certain nombre de notes, de signes extérieurs et visibles auxquels on puisse la
reconnaître et la discerner aisément de celles qui sont fausses ?
A la rigueur, l'on pourrait dire qu'une telle enquête est superflue, et que la
démonstration que nous poursuivons ici, est chose faite. Nous avons montré en effet
que la société fondée par Jésus est une société hiérarchisée à la tête de laquelle il a mis
l'apôtre Pierre. Or comme il a été établi par ailleurs que les Évêques de Rome sont les
successeurs de Pierre dans sa primauté, il ne reste plus qu'à conclure que l'Église
romaine est la vraie Église, vu que nous retrouvons en elle seule les organes essentiels
constitués par Jésus-Christ. Raisonner ainsi ne serait pas assurément tirer une
conclusion en dehors des prémisses. Cependant, étant donné que les dissidents
regardent les Évêques de Rome comme des usurpateurs, et non comme les héritiers
légitimes de la primauté de Pierre, il convient de nous placer sur un autre terrain
commun accepté par les Églises dissidentes291, tout au moins par celles qui ont un
caractère hiérarchique. En partant des quatre notes données par le concile de Nicée

291
On appelle Église dissidente tout groupement qui se dit chrétien, mais qui est séparé de la grande
Église soit par le schisme, soit par l'hérésie.

283
Constantinople (IVe siècle), bien antérieurement à la séparation des Églises grecque et
protestante, l'apologiste catholique a donc pour tâche de démontrer que l'Église
romaine possède ces notes, soûle, et à l'exclusion des autres confessions.

341. — Division du chapitre. — Du but que nous nous proposons il ressort que nous
aurons à traiter dans ce chapitre les différents points suivants. 1° Nous aurons à
déterminer d'abord les notes de la vraie Église. 2° II nous faudra montrer ensuite que le
Protestantisme ne les a pas ; 3° que l’ Église grecque ne les a pas davantage ; et 4°
que seule l'Église romaine les possède toutes les quatre. 5° Ce qui nous amènera à
conclure à la nécessité d'appartenir à l'Église catholique romaine. D'où cinq articles.

Art. I. — Les Notes de la vraie Église.

Nous diviserons cet article en deux paragraphes. Nous traiterons : 1° des notes de la
vraie Église considérées en général et 2° des quatre notes du concile de Nicée-
Constantinople et de leur valeur respective.

§ 1. — DES NOTES CONSIDEREES EN GENERAL.

342. — 1° Définition. — II faut entendre par « notes » de l'Église tout signe qui
permet de discerner la véritable Église du Christ de celles qui sont fausses.

343. — 2° Espèces. — Les notes peuvent être, soit négatives, soit positives. — a) La
note négative est celle dont l'absence démontrerait la fausseté d'une Église, mais dont
la présence ne suffit pas à en démontrer la vérité. Les notes négatives peuvent être
multipliées à l'infini et elles peuvent appartenir à n'importe quelle Église et n'importe
quelle religion. Ainsi, qu'une religion enseigne le monothéisme, qu'elle prescrive le
bien et défende le mal, elle peut être, mais elle n'est pas nécessairement pour cela la
vraie religion. — b) La note positive est colle dont la présence démontre la vérité de
l'Église où elle se trouve : elle est donc une propriété exclusive de la société fondée par
Jésus-Christ.

344. — 3° Conditions. — de la définition qui précède il suit que deux conditions sont
requises pour qu'une propriété devienne « note « de l'Église. Il faut qu'elle soit une
propriété essentielle et visible : — a) essentielle. Il est clair que, si la propriété n'était
pas de l'essence de la vraie Église, si elle n'avait pas été indiquée par Jésus-Christ
comme devant appartenir à la société qu'il fondait, elle ne saurait être un critère de la
vraie Église ; — b) visible. Cola va de soi : un signe n'est signe qu'autant qu'il est exté-
rieur, observable et plus apparent que la chose signifiée. Toute propriété essentielle
n'est donc pas, par le fait, une note de l'Église, car bien des propriétés sont essentielles
qui ne sont pas discernables. Ainsi il est bien certain, d'après les caractères que nous
avons pu assigner à l'Église du Christ (Nos 331 et suiv.), que l'infaillibilité est une de
ses propriétés essentielles. Mais c'est là une propriété qui n'est pas visible : pour la
reconnaître, il faudrait savoir auparavant que nous avons affaire à la vraie Église.
N'étant pas visible, l'infaillibilité ne peut donc être une note de la vraie Église.

284
345. — 4° Critères insuffisants. — Il suit de là que certains critères proposés par
l'Église protestante ou par l'Église grecque ne sauraient être acceptés, parce que ne
répondant pas aux deux conditions de la note.
A. Il faut d'abord écarter les deux critères proposés par les protestants orthodoxes,
savoir: la prédication exacte de l'Évangile et l'usage correct des sacrements.
a) La prédication exacte de l’Évangile. — Qu'en proposant un tel critère, les Protes-
tants se mettent en contradiction avec leur théorie du libre examen, c'est ce qui ap-
paraît tout de suite clairement. Si, d'un côté, les théologiens reconnaissent à tous les
chrétiens la liberté d'interpréter l'Écriture suivant leur sens propre, comment peuvent-
ils, de l'autre côté, leur imposer une règle commune de foi par la détermination précise
des vérités qui se trouvent dans l'Évangile292 ? Mais laissons cette question de droit,
puisque aussi bien les Protestants orthodoxes ont cru bon de ne pas retenir, dans la
pratique, leur théorie du libre examen. Voulant donc trouver des critères objectifs par
lesquels on puisse discerner les Églises conformes des Églises non conformes au
royaume de Dieu prêché par Jésus-Christ, ils ont proposé en premier lieu la prédication
exacte de l'Évangile. — Mais comment pourrons-nous savoir quelle est la prédication
exacte de l'Évangile, s'il n'y a aucune autorité pour nous le dire, et si, dans le cas de
conflit, il n'y a personne pour finir la discussion? Et la preuve la plus évidente de
l'insuffisance du critère, celle qui nous dispense de toutes les autres, n'est-ce pas le
désaccord qui existe parmi eux, même au sujet des points les plus essentiels, des
articles fondamentaux de la doctrine chrétienne. Prenons un seul exemple : la divinité
de Jésus-Christ. Comment faut-il entendre ce dogme central du christianisme? Certains
protestants répondent que Jésus-Christ est Dieu au sens propre du mot, c'est-à-dire
qu'il est consubstantiel au Père. D'autres estiment qu'il n'est Dieu que dans un sens
large et métaphorique, sa divinité n'étant autre chose qu'une intimité très grande avec
Dieu le Père. L'on ne voit pas bien comment, dans de telles conditions, l'on pourrait
encore parler des prédications exactes de l'Évangile.

b) L'administration correcte des Sacrements.— Ce critère proposé n'est pas une pro-
priété plus visible que la prédication exacte de l'Évangile : la preuve en est que les
Protestants sont bien dans l'impossibilité de déterminer, d'après les seuls textes de
l'Écriture, comment les deux sacrements qu'ils retiennent : le Baptême et l'Eucharistie,
doivent être administrés correctement. Faut-il conférer le Baptême au nom du Père et
du Fils et du Saint-Esprit, selon l'ordre donné par le Christ ressuscité (Mat., XXVIII,
19), ou simplement au nom du Seigneur Jésus, comme il est dit dans maints passages
des Actes ? (II, 38 ; VII, 12,16 ; XIX, 5). A propos de l'Eucharistie, en quoi consiste la
Présence réelle ? Y a-t-il présence réelle et physique du corps et du sang de- Jésus-

292
Ce que nous disons ici des protestants orthodoxes ne s'applique pas aux protestants libéraux. Ceux-
ci, plus conséquents avec la théorie du libre examen, n'hésitent pas à déclarer que la question des notes
ne se pose pas. A leurs yeux, la vraie Eglise est une société invisible, composée des âmes des justes :
elle est l’Eglise des promesses connue de Dieu seul. Sans doute, l'éducation et la force de l'habitude
peuvent nécessiter la création de communautés extérieures, d'Eglises matériellement visibles, mais là
ne saurait être la vraie Eglise. La vraie Eglise, dit M. HARNACK, « n'est pas la communauté particu-
lière dont nous sommes membres, C'est la Societas fidei, qui a des membres partout, même parmi les
catholiques grecs ou romains. » L'essence du christianisme, 15e Conf.

285
Christ dans le pain et le vin (impanation)293, comme le veulent les Luthériens ? Ou
bien la présence n'est-elle que virtuelle, la pain et le vin ayant la vertu de causer l'union
entre le vrai corps du Christ qui est au ciel et l'âme du communiant, comme le pensent
les calvinistes ? Ou bien encore ne s'agit-il que d'une présence morale, le pain et le vin
alimentant notre foi dans le Christ et nous rappelant simplement le souvenir de la
Cène, ainsi que le croient les sacramentaires ? Il est donc de toute évidence que ni la
prédication du pur Évangile ni l'administration correcte des sacrements ne sont des
critères suffisants. Sans nul doute, la vraie Église est celle qui prêche le pur Évangile
et administre correctement les sacrements puisque la vraie Église est infaillible 6t ne
peut errer sur ces deux points. Mais, quoique propriétés essentielles de la vraie Église,
elles n'en sont pas des propriétés visibles, et pour cette raison, elles n'en peuvent être
des notes.

346. — B. L'Église grecque propose, comme note de l'Église, la conservation sans


variation de la doctrine prêchée par le Christ et les Apôtres. A première vue, ce critère
revient au premier critère protestant : la prédication du pur Évangile. Il y a cependant
une différence capitale entre les deux. Car tandis que les protestants laissent au sens
chrétien et à la science indépendante le soin de déterminer les articles fondamentaux,
l'Église grecque limite la conservation de la pure doctrine à l'enseignement des sept.
premiers conciles oecuméniques. — Mais, pourrions-nous objecter tout d'abord aux
théologiens de l'Église grecque, où se trouvait donc la vraie Église avant la réunion du
premier concile œcuménique qui n'eut lieu qu'au IVe siècle ? Ayant le premier concile,
l'Église n'avait-elle pas besoin déjà de notes pour se faire discerner? Supposons
cependant que le seul critère de la vraie Église soit la conservation sans variation de la
doctrine enseignée par les sept premiers conciles? Comment faut-il envisager cette
conservation? La non-variation doit-elle être absolue? Dans ce cas, on ne comprend
pas bien comment les symboles de foi ont pu être développés et complétés par des
conciles postérieurs, comment on ne s'est pas borné au symbole de Nicée, et comment
même celui de Nicée n'a pas craint d'ajouter au symbole des Apôtres. Si la non-
variation doit être comprise dans un sens large, nous sommes d'accord ; les théo-
logiens catholiques sont les premiers à admettre que la Parole de Dieu ne doit pas
présenter l'immobilité d'une lettre morte, et qu'elle est susceptible des plus riches
développements qui n'altèrent en rien la pureté de la doctrine primitive. Mais si 1 on
concède la possibilité d'un développement, pourquoi ce développement se serait-il
arrêté aux sept premiers conciles, et quelle est l'autorité qui nous dira quand celui-ci
est normal? Comme on le voit, la question revient toujours à savoir où se trouve
l'autorité légitimement constituée, celle qui a recueilli la succession apostolique.

§2. — LES QUATRE NOTES DU CONCILE DE NICEE-CONSTANTINOPLE. LEUR


VALEUR RESPECTIVE.

347. — I. Les quatre notes. — Dès le IVe siècle déjà294 le concile de Nicée-
Constantinople proposait, comme nous l'avons dit, quatre propriétés qui doivent

293
Voir notre Doctrine catholique, N° 361.

286
permettre de discerner l'Église du Christ des fausses Églises. Ces quatre propriétés sont
: 1° l’unité ; 2° la sainteté ; 3° la catholicité ; 4° l’apostolicité. « Et unam, sanctam,
catholicam.et apostolicam Ecclesiam. » Trois de ces notes : l'unité, la catholicité et
l'apostolicité ont des rapports étroits outre elles et sont d'ordre juridique. La seconde :
la sainteté, est d'ordre moral. Pour cette raison nous la détacherons des trois autres, et
nous en parlerons en premier lieu.

348. — 1° La Sainteté. — La sainteté consiste on ce que les principes enseignés par


l'Église du Christ doivent conduire à la sainteté certains de ses membres. La sainteté,
en tant que note de l'Église, implique donc un double élément : la sainteté des
principes et la sainteté des membres.
La sainteté remplit les deux conditions requises pour être une note (N° 344). Elle est :
— «) une propriété essentielle. Que la sainteté des principes soit une marque
essentielle de la vraie Église, il est facile de le prouver par le caractère de l'Évangile de
Jésus. Le Sauveur ne se contente pas d'imposer l'observance des préceptes obligatoires
en rappelant les devoirs du Décalogue (Mat., XIX, 16, 19), il veut que ses disciples
fassent mieux, qu'ils vivifient la lettre par l'esprit, c'est-à-dire par l'intention, que leur
justice ne soit pas formaliste comme celle des Pharisiens, mais qu'elle prenne pour
motif l'amour de Dieu et du prochain. « Je vous déclare, leur dit-il dans son Discours
sur la montagne, que si votre justice n'excelle pas plus que colle des scribes et des
pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux » (Mat., V, 20). Jésus va plus
loin, — et c'est ce qui va caractériser son Église, — au-de3sus des vertus communes,
de ce qu'on appelle couramment l'honnêteté et qui est un devoir strict pour tous, il
propose la perfection aux âmes d'élite, comme un idéal auquel elles doivent tendre par
les actes les plus contraires a la nature, par les sacrifices les plus durs : «Vous donc
soyez parfaits, comme voire Père céleste est parfait» (Mat, V, 48). D'où il suit que dans
la vraie Église l'on doit trouver des membres qui se distinguent par une sainteté
éminente et des vertus héroïques.
b) La sainteté est une propriété visible. Cola ne fait aucun doute pour le premier
élément : la sainteté des principes est une chose que tout le monde peut observer. Il
n'en va pas tout à fait de mémo pour la sainteté des membres. La sainteté étant avant
tout une qualité intérieure et visible au seul regard de Pieu, l'on pourrait objecter que
ce ne peut être là une propriété visible, une note de la véritable Église. — II est vrai
que la sainteté consiste surtout dans un fait intérieur et que l'hypocrisie peut revêtir les
mômes apparences que la sainteté. Cependant il est permis de poser en règle générale
que l'extérieur est le miroir fidèle de l'intérieur. La sainteté dont on perçoit les
manifestations extérieures, surtout quand elle s'accompagne d'humilité, est une
propriété apparente aux yeux des hommes. Considérée dans l’ensemble des membres

294
Dans les trois premiers siècles, les Pères de l'Eglise ont insisté surtout sur l'unité et l'apostolicité.
Saint AUGUSTIN met en plus grand relief la catholicité et la sainteté, attaquées ou mal comprises pas
les donatistes. Depuis le Concile de Constantinople, les théologiens ont proposé d'autres notes ; mais
soit qu'elles se ramènent facilement aux au XVIe siècle, BANNEZ dit que l'Eglise est une, sainte,
catholique, apostolique et visible, et BELLARMIN énumère jusqu'à quinze notes, qui peuvent, à son
avis, se ramener aux quatre notes du Symbole de Constantinople.

287
de l'Église, elle peut donc être, alors même qu'il y aurait de fâcheuses méprises, une
note dont il n'y a pas lieu de récuser la valeur.

349. — 2° L'Unité. — a) L'unité, en tant que note de l'Église, consiste dans la


subordination de tous les fidèles à la même hiérarchie et au même magistère
enseignant.
L'unité a les deux conditions requises pour être une note de la vraie Église. Elle est : —
a) une propriété essentielle. Jésus a voulu qu'il n'y eût « qu'un seul troupeau et un seul
pasteur » (Jean, X, 16). Il a prié à cet effet « pour que tous soient un» (Jean, XVII, 21).
N'ayant prêché qu'un Évangile, il a voulu l'adhésion de tous ses disciples à cette
doctrine révélée : d'où unité de la foi. Voulant la fin, il est clair qu'il devait en prendre
les moyens. C'est dans ce but qu'il a institué une hiérarchie permanente, pourvue des
pouvoirs nécessaires pour assurer l'unité de la société chrétienne ; — b) une propriété
visible. La subordination de tous les fidèles à une même juridiction est une chose
visible et vérifiable ; il n'est pas plus difficile de constater l'unité hiérarchique dans
l'Église que dans toute autre société. — Nos adversaires objectent, il est vrai, que la foi
étant une qualité intérieure, n'est pas visible. Sans doute, la foi est intérieure et
invisible si on la considère en elle-même : mais, tout intérieure qu’elle est elle peut se
manifester par des actes extérieurs, tels que la prédication, les écrits et la récitation de
formules de foi. Au surplus, l'unité dont il s'agit ici, est avant tout l’unité de
gouvernement. C'est cette derrière qui est le principe de l’unité de foi et de l’unité de
culte. Si la première est constatée, les deux autres doivent suivre, comme des
conséquences naturelles.

350. — 3° La Catholicité. — Le mot catholique veut dire universel. Conformément à


l'étymologie, la catholicité c'est donc la diffusion de l'Église dans tous les pays du
monde. Toutefois, les théologiens distinguent, à juste raison, entre : — 1. la catholicité
de fait, une catholicité absolue et physique qui comprend la totalité des hommes, et —
2. la catholicité de droit, une catholicité relative et morale, dans ce sens que l'Église du
Christ est destinée à tous et qu'elle s'étend à un grand nombre de régions et d'hommes.
La catholicité remplit également les deux conditions de la note. Elle est : — a) une
propriété essentielle. Alors que la Loi primitive et la Loi mosaïque ne s'adressaient
qu'au peuple juif, seul gardien des promesses divines, la Loi nouvelle s'adresse à
l'universalité du genre humain : « Allez, dit Jésus à ses Apôtres, enseignez toutes les
nations «(Mat., XXVIII, 19). Toute Église par conséquent qui resterait confinée dans
son milieu, qui serait l'Eglise d'une province, d'une nation, d'une race, n'aurait pas les
caractères de l'Église du Christ, puisque Jésus a prêché sa doctrine pour tous et qu'il a
fondé une société universelle. Est-ce à dire que l'Église du Christ devait être
universelle dès le premier jour, ou même qu'elle devait l'être un jour, d'une catholicité
absolue et physique? Évidemment non. La diffusion de l'Évangile devait suivre une
marche progressive, dont Jésus lui-même avait tracé le plan à ses Apôtres : il les avait
chargés en effet de lui rendre témoignage à Jérusalem d'abord, puis dans toute la
Judée, dans la Samarie et jusqu'aux extrémités de la terre (Act., I, 8). Et même lorsque
l'Évangile aura pénétré jusqu'aux extrémités de la terre, il n'en résultera pas encore une
catholicité absolue. Car le Sauveur n'a pas entendu violenter les consciences ; il a
laissé à tout homme la liberté d'entrer ou de ne pas entrer dans son royaume, et il a

288
prédit que-tous n'y entreraient pas, vu qu'il a annoncé à ses disciples qu'ils seraient en
butte aux persécutions. — b) La catholicité est une propriété visible. Constater la
diffusion de l'Église paraît chose assez simple. Cependant la note de catholicité n'est
pas toujours aussi apparente qu'on pourrait le croire, car le nombre des adhérents d'une
société peut subir des fluctuations avec les diverses phases de son histoire. Mais la
catholicité n'est pas à la merci d'une variation de chiffres. Ce n'est pas parce que
l'Église connaîtra à certaines heures de regrettables défections que sa catholicité
diminuera d'autant : il suffit qu'elle reste toujours catholique de droit.

351. — 4° L'Apostolicité. — l'apostolicité est la succession continue et légitime du


gouvernement de l'Église depuis les Apôtres. Pour qu'il y ait apostolicité il faut donc
que des chefs actuels de l'Église l'on puisse remonter aux fondateurs de l'Église, c'est-
à-dire aux Apôtres et à Jésus-Christ ; il faut de plus que cette succession soit légitime,
c'est-à-dire que les chefs hiérarchiques se soient succédé conformément aux règles
établies, qu'il n'y ait eu par conséquent dans leur accession au gouvernement aucun
vice essentiel capable d'invalider leur juridiction.
L'apostolicité de gouvernement implique l’apostolicité de la doctrine. Du fait que les
chefs de l'Église ont pour principale mission de transmettre aux hommes le dépôt
intégral de la Révélation, il s'ensuit que l'apostolicité de la doctrine doit découler de
l'apostolicité de gouvernement, comme l'effet de la cause. Mais 1’apostolicite de la
doctrine n'est pas une note, parce qu'elle n'est pas une propriété visible, et que, pour
savoir si une doctrine est apostolique, il faut rechercher auparavant par qui elle est
enseignée.
L'apostolicité a les deux conditions de la note. Elle est : — a) une propriété essentielle.
Jésus-Christ ayant institué une hiérarchie permanente, son Église ne peut se trouver
que là où les chefs sont les successeurs légitimes des Apôtres ; — b) une propriété
visible. Il est aussi facile de contrôler le fait de la succession apostolique des Papes et
des Évoques que celle des chefs de toute société humaine, par exemple, la succession
des rois de France.

352. — II. Valeur respective des quatre notes. — Avant de faire l'application des
quatre notes, il convient d'établir leur force probante, leur valeur respective.

1° LA SAINTETÉ est une note positive de la vraie Église. Car il est évident que, seule,
l'Église qui a conservé la doctrine du Christ dans toute son intégrité, est capable de
produire les fruits les meilleurs et les plus abondants de sainteté. D'autre part, la note
de sainteté est facilement discernable : tout homme sincère peut constater la
transcendance morale d'une société religieuse et se rendre compte que la sainteté des
membres est le résultat de la sainteté des principes.
Toutefois, la sainteté est un critère à'ordre moral : entendez par là qu'il requiert des
dispositions morales de la part de celui qui en fait l'application. Si en effet on a l'esprit
prévenu contre la société religieuse qu'on étudie, il peut arriver qu'on s'arrête avec trop
de complaisance aux faiblesses et aux défauts de cette société sans accorder la place
voulue aux vertus héroïques dont elle a droit de se glorifier. Pour cette raison, la note
de sainteté, quoique suffisante en soi, demande à être complétée par les autres notes,

289
2° L'UNITÉ est une note négative. Elle n'a donc qu'une valeur d'exclusion : elle nous
permet de dire que toute société qui ne l'a pas ne peut pas être la vraie Église. Mais elle
ne nous conduit pas plus loin, car rien n'empêche de concevoir une société où tous les
membres soient subordonnés aux mêmes chefs et acceptent les mêmes croyances sans
être pour cela la véritable Église.

3° LA CATHOLIGITÉ est également une note négative et nous permet seulement


d'exclure toute société qui n'est pas relativement et moralement universelle, par
conséquent, toute Église provinciale ou nationale. Mais notre conclusion ne saurait
aller au delà, et il peut se faire qu'une société soit la plus répandue, qu'elle compte le
plus d'adhérents sans qu'elle soit nécessairement la véritable Église.
Cependant le concept de catholicité est plus étendu que celui d'unité. Une société peut
être une et ne pas dépasser les limites d'an pays, tandis que la catholicité qui suppose
une certaine universalité, implique en même temps l'unité. Que serait en effet la
catholicité, si l'Eglise qui embrasse plusieurs contrées n'était pas la même à tous les
endroits? Une Église peut donc être une sans être catholique, mais elle ne peut être
catholique sans être une.

4° L’APOSTOLICITÉ est une note positive. Du moment qu'une Église peut démontrer
que sa hiérarchie descend des Apôtres par une succession continue et légitime, il y a
toute certitude qu'elle est la véritable Église. Mais le point délicat de cette note est de
prouver que la succession a toujours été légitime, que la juridiction épiscopale n'a pas
été annulée par le schisme et l'hérésie, c'est-à-dire par la rupture avec l'œuvre authen-
tique de Jésus-Christ. Or la rupture ne deviendra évidente que si cette Église ne
possède plus les trois notes précédentes. L'apostolicité doit donc être contrôlée par les
autres notes, et en particulier, par l'unité et la catholicité.

Conclusion. — 1. Toute Église, dans laquelle il y a absence des quatre notes ou


seulement d'une des quatre notes, ne peut être la vraie Église.
2. L'Église qui possède les quatre notes est nécessairement la vraie Église. Car la
sainteté et l'apostolicité, étant des notes positives, sont des critères qui suffisent à
prouver l'authenticité d'une Église. Cependant il est bon de ne pas les isoler, nous
venons de dire pourquoi.

Art. II. — Application des notes an Protestantisme.

353. — Nous diviserons cet article en deux paragraphes. Dans le premier, nous
donnerons quelques notions préliminaires sur le protestantisme. Dans le second, nous
montrerons qu'il n'a pas les quatre notes de la vraie Église.

§ 1. — NOTIONS PRELIMINAIRES SUR LE PROTESTANTISME.

I. Définition. — Sous le terme général de protestantisme, il faut comprendre


l'ensemble des doctrines et des Églises issues de la Réforme du XVIe siècle.
Le mot Réforme sert également à désigner le protestantisme. La raison en est que ses
principaux chefs : LUTHER et CALVIN se donnèrent comme des envoyés de Dieu ayant

290
pour mission de réformer l'Église du Christ, de restaurer la religion de l'esprit et de
substituer aux ténèbres de l'erreur et à la corruption des mœurs la lumière de la vérité
et la pureté de la morale : « Post tenebras lux ».

354. — II. Origine. — Si l'on considère le protestantisme, d'un point de vue général,
et sans s'arrêter aux circonstances particulières qui déchaînèrent le mouvement dans
les différents pays de l'Europe, l'on peut dire qu'il a son origine dans trois ordres de
causes : intellectuelles'! religieuses et politiques. — a) Causes intellectuelles. Il y a un
lien très étroit qui rattache la Réforme, mouvement religieux, à la Renaissance,
mouvement intellectuel. De la dernière moitié du XVe siècle aux vingt premières
années du XVIe, époque où éclata le luthéranisme, la Renaissance battait son plein. Or
l'humanisme ne se signalait pas seulement par le culte de l'antiquité païenne, mais
aussi par une réaction contre la philosophie scolastique, par des tendances rationalistes
et une critique indépendante qui s'étendait à tous les domaines et contre les attaques de
laquelle la Bible même ne fut pas toujours à l'abri.
b) Causes religieuses. A l'indépendance de l'esprit correspondait une grande liberté
dans les mœurs. Depuis plusieurs siècles déjà, de déplorables abus s'étaient glissés un
peu partout : il y avait eu abaissement du niveau moral dans l'Église, qui ne remplissait
plus qu'imparfaitement sa mission divine. En Allemagne plus spécialement, le haut
clergé, mal recruté parmi les grands seigneurs, possesseur d'une grande partie du sol,
ne rêvait que domination et se servait de l'Église plutôt que de la servir. La mal n'était
pas moindre dans les monastères ; et la papauté elle-même, devenue une puissance
italienne préoccupée de ses intérêts matériels, oubliait trop souvent les affaires de
l'Église dont elle avait la charge. Assurément, une réforme, non pas dans la
constitution de l'Église ni dans son dogme, mais dans ses mœurs et dans sa discipline,
était indispensable et souhaitée de tous. Elle s'accomplit du reste plus tard au temps du
concile de Trente, trop tard, hélas ! puisque auparavant Luther avait déchaîné au soin
de l'Église une vraie révolution qui n'avait plus Le simple caractère d'une réforme
nécessaire, mais qui était le bouleversement du dogme et la rupture de l'unité.
c) Causes politiques. Quelque importantes que fussent les causes intellectuelles et
religieuses, la Réforme protestante fut déterminée par l'ambition des chefs d'État qui
virent, dans ce détachement de leurs Églises nationales de l'autorité de Rome, la
meilleure façon d'accroître leur puissance et de devenir à la fois les chefs spirituels et
temporels de leurs sujets.

355. — III. Les Églises protestantes. — Le protestantisme comprend trois Églises


principales : l'Église luthérienne, l'Église calviniste et 1' Église anglicane. Chaque
Église se subdivise à son tour on un certain nombre de sectes.

1° Le Luthéranisme. — A. ORIGINE. — de l'Allemagne plus que d'aucun autre pays,


il est vrai de dire que le protestantisme eut pour principe les trois causes que nous
avons signalées plus haut. Au début du XVIe siècle, le terrain était tout prêt pour
l'éclosion d'un mouvement réformateur : il suffisait d'un homme et d'une occasion pour
allumer l’incendie. Cet homme ce fut LUTHER, et l'occasion, la question des indul-
gences.

291
Martin LUTHER naquit en 1483 et mourut en 1546 à Eisleben en Saxe En 1505, il entra
au couvent des Augustins d'Erfurt et fut ensuite professeur de théologie à Wittenberg.
En 1517, le pape Léon X ayant chargé les Dominicains de prêcher de nouvelles
indulgences dans le but de recueillir des aumônes destinées à l'achèvement de Saint-
Pierre de Rome, Luther, froissé que cette mission avait été confiée à un autre ordre que
le sien, commença par attaquer les abus, puis bientôt le principe même des
indulgences, ainsi que leur efficacité295. Excommunié en 1520, il brûla Ta bulle
pontificale sur la place publique de Wittenberg, traita le pape d'antéchrist et en appela
à un Concile général. Cité devant la diète de Worms (1521), il s'y rendit refusa de se
soumettre à la sentence qui le condamnait et fut mis au ban de l'Empire. Protégé par
Frédéric de Saxe, il vécut un certain temps caché au château de la Wartbourg où il
travailla à la traduction de la Bible en langue vulgaire. Puis, de 1522 à 1526, il
parcourut l'Allemagne, prêchant sa doctrine. Entre temps, en 1525, il avait épousé
Catherine Bora. En quelques années, la Réforme fit de grands progrès, grâce à la
protection des princes qui profitèrent du mouvement pour rejeter l'autorité de Rome et
s'emparer des biens des monastères.

356. — B. DOCTRINE. — a) La théorie luthérienne de l'inefficacité des indulgences,


fait partie de tout un système dont le point central était la justification par la foi. Aux
bonnes œuvres LUTHER oppose la foi : « Sois pécheur, pèche hardiment, mais crois
plus hardiment encore. » Telle est, en une brève formule, l'idée maîtresse du
réformateur, d'où sortiront les autres points de sa doctrine comme des conséquences
rigoureuses. De même que la justice primitive faisait partie de la nature du premier
homme et lui était essentielle, de même par la faute d'Adam « le péché devient une
seconde nature : tout en l'homme est péché ; l'homme n'est plus que péché »296. Rien
ne peut changer cet état de choses : l'homme pécheur n'a plus la liberté nécessaire
pour accomplir le bien ; ses bonnes œuvres sont donc inutiles. La justification par les
mérites de Jésus-Christ est le seul remède. Mais comment le pécheur obtiendra-t-il que
Dieu lui accorde cette grande grâce de lui imputer les mérites de son Fils? Uniquement
par la foi, en croyant de toutes ses forces que la chose est ainsi. Sans doute son âme
restera, comme auparavant, souillée par le péché, mais elle sera recouverte, comme
d'un voile, de la justice du Rédempteur297. — b) La foi seule suffisant à la justification,
les sacrements et le culte deviennent choses superflues. Les sacrements, que Luther
réduit à trois : le baptême, l'eucharistie et la pénitence, ne produisent donc pas la grâce
et ne sont pas requis pour le salut. Le culte des saints doit être supprimé ; les saints
doivent être imités, non invoqués. — c) Pas de purgatoire. — d) La seule règle de foi
et la seule autorité c'est l'Écriture interprétée par la raison individuelle. -— e) Tout

295
LUTHER avait été devancé dans sa théorie sur l'inefficacité des bonnes œuvres par ZWINGLI,
réformateur suisse, né à Wildhaus (canton de Glaris) en 1484 qui fut d'abord curé de Glaris, en 1506,
puis d'Einsiedeln, en 1516. Lorsqu'il était arrivé dans ce dernier endroit, il avait fait disparaître les
reliques de l'abbaye de Notre-Dame des Ermites et déclaré, aux pèlerins que les pratiques religieuses
étaient inutiles.
296
Voir Mgr JULIEN, Bossuet et les Protestants, chap. IV. La justification p. 158.
297
La doctrine catholique ne me pas le rôle de la fol dans la Justification. Hais elle enseigne que
d'autres dispositions sont requises. Voir notre Doctrine catholique N° 321

292
chrétien pouvant obtenir la justification par la foi sans la pratique des œuvres et sans le
recours aux sacrements, recevant par ailleurs les lumières de l'Esprit Saint pour l'in-
terprétation des Écritures, il s'ensuit que l'Église est une société invisible, se composant
des seuls justes, où il n'y a pas de corps enseignant, pas de caractère sacerdotal, pas
d'ordination et où tous les fidèles sont prêtres. Telle était la conséquence rigoureuse
que Luther avait tirée d'abord de sa doctrine. Mais comme elle eut pour effet de
susciter une foule de docteurs qui, au nom de l'Esprit Saint, avancèrent les opinions les
plus contradictoires, Luther se vit forcé d'organiser des Églises visibles, avec l'appui et
sous la dépendance de l'État. Conséquemment, il décréta que le ministère de la
prédication et l'administration des sacrements seraient exercés par des élus du peuple
auxquels les anciens auraient imposé les mains.

357. — C. ÉTAT ACTUEL. — Le luthéranisme se propagea rapidement dans


l'Allemagne du Nord, le Danemark, la Suède et la Norvège. Il s'est étendu ensuite à
l'Angleterre, avec l'anglicanisme, et à la Hollande ; il a pénétré de nos jours en
Amérique et même, grâce aux missions protestantes, dans les pays païens. Cependant
il ne présente pas partout la même organisation. En Allemagne, l'Église luthérienne
n'a pas d'évêques, elle reconnaît l'autorité des princes séculiers et des consistoires dont
les princes sont les principaux membres Dans les pays Scandinaves, l'on a conservé la
hiérarchie épiscopale qui est soumise à l'autorité civile. Aux États-Unis d'Amérique,
les pasteurs sont élus par le suffrage des fidèles ; dans les choses de la foi et de la
discipline ils obéissent aux synodes.

358. — 2° Le Calvinisme. — A. ORIGINE.— CALVIN, né à Noyon en Picardie en


1509, fit ses études de droit à Bourges où il se lia d'amitié avec l'helléniste allemand
Wolmar, qui l'instruisit dans la doctrine de LUTHER. Après avoir prêché à Paris (1532),
il jugea prudent de quitter la France et se retira à Strasbourg, puis à Bâle où il acheva(
1536) son fameux ouvrage de l’Institution chrétienne, dans lequel il exposa ses idées.
Appelé à Genève pour y enseigner la théologie, proscrit quelque temps, puis rappelé, il
entreprit à la fois la réforme des mœurs et celle du dogme et du culte. En même temps,
il poursuivait avec une cruelle intransigeance ceux qui allaient à rencontre de sa
doctrine. Les plus fameuses victimes de son intolérance furent Jacques Gruet et surtout
Michel Servet brûlé en 1553 359. — B. DOCTRINE. — CALVIN reproduit à peu près
la doctrine de Luther. Voici, esquissés très rapidement, les points essentiels qui diffé-
rencient les deux théologies. — a) Sur la question de la justification, Calvin qui
enseigne, comme Luther, la justification par la foi sans les œuvres, ajoute à la doctrine
luthérienne deux choses : l'inamissibilité de la grâce et la prédestination absolue : — 1.
Inamissibilité de la grâce. Calvin, plus logique peut-être en cela que Luther, qui
n'avait pas osé soutenir que la grâce de la justification, une fois reçue, ne pût se perdre,
professe que la grâce est inamissible. Pourquoi Dieu retirerait-il à l'homme la grâce de
la justification qu'il lui a plu un jour de lui octroyer? Si l'homme ne peut rien faire pour
mériter de l'obtenir, pas davantage il ne saurait rien faire pour mériter de la perdre, vu
qu'il est privé de libre arbitre, partant, irresponsable. « Qui est justifié, dit Calvin, et
qui reçoit une fois le Saint-Esprit, est justifié et reçoit le Saint-Esprit pour toujours. »
— 2. Du principe de l'inamissibilité de la grâce découle la doctrine de la
prédestination absolue. Dans son conseil éternel, Dieu a prédestiné les uns au salut, les

293
autres à la damnation. Le prédestiné à la gloire est désigné, élu de toute éternité. Il est
justifié sans considération de ses mérites, sans égard aux œuvres qu'il peut accomplir,
et tel est précisément l'endroit où la thèse calviniste est en contradiction totale avec la
doctrine catholique298. — b) Sur la valeur des sacrements, que CALVIN réduit à deux :
le baptême et l'eucharistie, sur le culte, sur la règle de foi, la doctrine calviniste est
presque identique à la doctrine luthérienne. — c) Quelques divergences sur la
constitution de l'Église visible. Celle-ci, qu'il ne faut pas confondre avec l'Église
invisible, c'est-à-dire l'ensemble des prédestinés, est une démocratie où les prêtres, tous
égaux, sont délégués par le peuple. Mais, — et c'est là un point important où le
calvinisme s'éloigne du luthéranisme, — l'autorité ecclésiastique est indépendante de
l'État : elle réside dans un consistoire, composé de six ecclésiastiques et de douze
laïques299, lesquels représentent les anciens et les diacres de la primitive Église. Ce
système s'appelle le presbytérianisme.

360. — C. ÉTAT ACTUEL. — Le calvinisme se propagea on Suisse, en France, en


Allemagne même, dans les Pays-Bas et en Écosse, où il donna naissance à la secte des
puritains, qui mit un moment en péril l'anglicanisme. Il subsiste encore aujourd'hui
dans ces mêmes pays et a même gagné les États-Unis, où cependant il ne compte qu'un
nombre restreint de fidèles.

361. — 3° L'Anglicanisme. — A. ORIGINE. — La Réforme protestante éclata en


Angleterre, peu de temps après l'introduction du luthéranisme en Allemagne. Les
historiens lui voient déjà un précurseur; au XIVe siècle, dans la personne de
l'hérésiarque WICLEF, dont la tentative -avait échoué, mais dont les idées avaient laissé
dans les esprits un ferment d'indépendance, favorable au schisme du XVIe siècle. Celui-
ci eut pour auteur le roi HENRI VIII. Après avoir été un défenseur de l'Église catho-
lique, il s'en détacha pour se venger de ce qu'il n'avait pu obtenir du pape Clément VII
une sentence annulant son mariage avec Catherine d'Aragon. En 1534, il fit signer par
l'assemblée du clergé et les deux Universités une formule qui déclarait que « l'Évêque
de Rome n'avait pas en Angleterre plus d'autorité et de juridiction que tout autre
Évêque étranger », et il fit admettre cette proposition que « le roi est, après le Christ, le
seul chef de l'Église». Séparée ainsi du centre de l'unité, l'Église d'Angleterre
conservait la même doctrine que par le passé. Schismatique d'abord, elle ne devint

298
La doctrine catholique admet aussi que certains hommes sont prédestinés à la gloire du ciel tandis
que d'autres ne le sont pas. « Ceux sur qui son regard s est arrêté d'avance, dit saint PAUL, il les a
prédestinés à être conformes à l'image de son Fils pour que celui-ci soit un premier-né parmi beaucoup
de frères. Or, ceux qu'il a prédestinés, il les a aussi appelés, et ceux qu'il a appelés, il les a aussi
justifiés. Or, ceux qu 'il a justifiés, il les a aussi glorifiés. » (Rom, VIII, 29-30).
Le décret de la prédestination à la gloire est-il absolu et antérieur à la prévision des mérites, comme le
soutiennent les thomistes, ou est-il conditionnel, comme le pensent les molinistes? Le dogme
catholique ne tranche pas la question, mais ce qu'il affirme, —et ce en quoi il diffère du calvinisme, —
c'est que l'homme possède le libre arbitre, et que le prédestiné fait son salut, non pas seulement parce
que Dieu le veut et lui donné sa grâce, mais parce qu'il le veut lui-même, qu'il travaille avec Dieu à son
salut, parce qu'il correspond à la grâce et qu'à la roi il ajoute les bonnes œuvres.
299
Il convient de remarquer que, depuis Calvin, le consistoire ne comprend plus que des
ecclésiastiques et dépend de l'autorité civils.

294
hérétique que sous EDOUARD VI, le successeur de Henri VIII. A l'instigation de
CRANMER, l'on rédigea une profession de foi en 42 articles, extraits presque
entièrement des Confessions des réformés d'Allemagne (1553). Ces 42 articles furent
remaniés sous le règne d'Elisabeth et réduits à 39 en .1563.

362. — B. DOCTRINE. — Les 39 articles de la confession de foi approuvée par le


Synode de Londres, et le Livre de la prière publique (common Prayer-book) contien-
nent tout l'anglicanisme. Nous nous contenterons d'indiquer les-points principaux de la
doctrine enseignée dans les 39 articles. 1. Les cinq premiers articles exposent les
dogmes catholiques de la sainte Trinité, de l’Incarnation et de la résurrection. 2. Le
sixième admet comme unique règle l’Ecriture sainte. — 3. Les articles 9-18 exposent
la doctrine de la justification par la foi seule, reproduite assez fidèlement de la doctrine
de Luther. Contrairement au Calvinisme, il est enseigné qu'après la justification on
peut pécher et se relever. — 4. Les articles 19-22 traitent de l'Église. L'Église visible
est la société des fidèles où l'on prêche la pure parole de Dieu et l'on administre
correctement les sacrements. Quoiqu'elle ait le pouvoir de décréter des rites et des
cérémonies, de décider dans les controverses en matière de foi, elle ne peut rien établir
contre l'Écriture. Aucune Église n'est infaillible : pas plus que les autres, celle de
Rome, dont la doctrine (art. 22) sur le purgatoire, les indulgences, le culte des images
et des reliques, l'invocation des saints, doit être rejetée. — 5. Les neuf articles suivants
(23-31) exposent la doctrine anglicane sur le culte et les sacrements. On ne peut
exercer le ministère dans l'Église sans avoir été choisi par l'autorité compétente. La
langue vulgaire doit être employée dans la prière publique et l'administration des
sacrements. Deux sacrements : le baptême et la Cène, ont été institués par Jésus-Christ
et sont des signes efficaces de la grâce ; les cinq autres ne sont pas de vrais sacrements.
Le baptême est un signe de régénération qui introduit dans l'Église, confirme la foi et
augmente la grâce. Le baptême der enfants doit être conservé. La cène du Seigneur, dit
l'article XXVIII, n'est pas seulement un signe de l'amour mutuel des chrétiens entre
eux, mai elles est plutôt un sacrement de notre rédemption par la mort du Christ. De
sorte que, pour ceux qui y prennent part, correctement, dignement et avec foi, le pain
que nous rompons est une communion au corps du Christ ; de même la coupe de
bénédiction est une communion au sang du Christ. La transsubstantiation ne peut être
prouvée par les Saintes Lettres ; au contraire, elle répugne aux termes de l'Écriture,
détruit la nature du sacrement, et a été la cause de beaucoup de superstitions. Le corps
du Christ est donné, reçu et mangé dans la cène, seulement dune manière céleste et
spirituelle. Le moyen, par lequel le corps du Christ est reçu et mangé, est la foi. Le
sacrement de l'eucharistie n'a pas été institué par le Christ pour être conservé,
transporté, élevé et adoré.» La communion sous les deux espèces est nécessaire. Le
sacrifice de la croix a accompli la rédemption une fois pour toutes ; par conséquent «
les sacrifices des messes» sont des fables blasphématoires et des impostures
pernicieuses. — 6. Les articles suivants (32-34) déclarent que le mariage des évêques,
des prêtres et des diacres est permis ; que les excommuniés doivent être évités. — 7.
Le 38e article condamne les doctrines communistes de certains anabaptistes300, et le
dernier dit que le serment est permis pour de justes causes.

295
363. — C. ÉTAT ACTUEL. — La profession de foi en 39 articles a été spécialement
rédigée pour faire l'union dans l'Église anglicane. Mais bien que tous les candidats aux
ordres aient toujours été obligés et le soient encore de la signer avant de recevoir le
diaconat, l'union n'a jamais pu être réalisée, pas plus dans le passé que dans le présent.
Du temps d'Elisabeth, la nation était déjà divisée en conformistes qui suivaient
littéralement les rites du Prayer-book, et en non-conformistes ou dissidents qui
refusaient d'admettre les ornements et cérémonies qui sont en usage dans l'Église
catholique et que le Prayer-book prescrivait : imbus des doctrines calvinistes, ils y
voyaient une affirmation de la présence réelle et du sacrifice de la messe et ne
voulaient pas participer à ce qui leur semblait une idolâtrie.
De nos jours, l'Église anglicane se divise encore en trois partis: la Haute Église, la
Basse Église et l'Église Large. — a) La Haute Église (High Church) se considère
comme un des trois rameaux de l'Église catholique dont les deux autres seraient
l'Église romaine et l'Église grecque. Le parti le plus avancé de la Haute Église s'appelle
soit puseyisme parce que PUSEY un des plus actifs propagandistes du mouvement
d'Oxford301, soit ritualisme parce que le mouvement, en s'accentuant vers 1850, tendit
à rétablir les principaux rites de l’Église romaine, entre autres, la messe et ses
cérémonies, le culte des saints et même la confession auriculaire. Bref, les ritualistes
acceptent presque tous les dogmes catholiques, sauf l'infaillibilité du pape et
l'Immaculée Conception. — b) La Basse Église (Low Church), qui se nomme aussi
évangélique, a des tendances calvinistes. Elle considère d'ailleurs la constitution de
l'Église anglicane comme d'origine humaine et ne lui attribue qu'une valeur toute
relative. — c) L'Église Large (Broad Church) ne requiert comme dogme essentiel que
la foi au Christ. Ses partisans portent aussi les noms de latitudinaires et
d'universalistes : — 1. latitudinaires parce qu'ils professent une morale large, et même
relâchée, qui est en opposition avec le fanatisme des puritains ; — 2. universalistes
parce qu'ils nient l'éternité des peines et pensent que tous les hommes seront un jour
sauvés. A l'Église Large se rattachent les Sociniens et les Unitaires qui rejettent le
dogme de la Trinité et considèrent la raison comme le seul guide dans l'interprétation
des Écritures302.

300
L'anabaptisme est une secte qui fut fondée en 1521 par Thomas MUNZER. Les anabaptistes sont
ainsi nommés, parce qu'ils soutiennent qu'on ne doit pas baptiser les enfants ou, en tout cas, les
rebaptiser lorsqu'ils ont l'âge de raison.
301
Le mouvement d'Oxford, qui débuta en 1833 par un sermon de KEBLE, ne se fit pas sans de
violentes protestations de l'Église officielle. En 1843, en effet, PUSEY fut suspendu de ses fonctions.
C'est alors que plusieurs de ses amis, dont NEWMAN et WARD, se firent catholiques. Plus tard, en
1858, la conférence épiscopale de Lambeth interdit la pratique de la confession privée. En 1899, dans
une autre conférence dite seconde de Lambelh, les archevêques de Cantorbéry et de York interdirent
toute cérémonie non prescrite dans le Prayer-book. Le ritualisme survécut a cette condamnation, mais
forcément ses progrès furent ralentis.
302
En dehors de ces Églises, nous, pourrions encore mentionner plusieurs sectes indépendantes : — a)
les Congrégationalistes qui rejettent l'autorité des Evêques et des Synodes, et prétendent que chaque
Église locale est autonome et ne relève que d'elle-même. Cette secte peu nombreuse existe surtout aux
États-Unis ; — b) les Baptistes qui veulent que le Baptême des enfants soit invalide et que les adultes
ne puissent recevoir le baptême que par immersion : secte qui existe en Angleterre et aux États-Unis;

296
364. — Remarque. — Quelle que soit la diversité des sectes et des doctrines, dont
nous avons constaté l'existence au sein de l'Église réformée, l'on peut classer les
protestants en deux groupes : les protestants conservateurs et les protestants libéraux.
— a) Les protestants conservateurs ou orthodoxes sont ceux qui se rapprochent le
plus de l'orthodoxie catholique : ils gardent la plupart des dogmes révélés, mais ils
rejettent la constitution de l'Église telle que nous l'avons décrite dans le chapitre précé-
dent. — b) Les protestants libéraux ne diffèrent guère des rationalistes. Disciples de
KANT, qui proclame l'autonomie de la raison, ils répudient tout élément surnaturel et
tout dogme révélé. Cependant, certains, à la suite de SCHLEIERMACHER (mort en 1834)
et de RITSCHL (mort en 1889), se sont efforcés de combler les lacunes de la raison par
une sorte de sens religieux et de disposition morale qui nous permettent d'atteindre
l'Infini et de reconnaître ce qui est inspiré dans l'Écriture Sainte. Nous avons eu du
reste l'occasion de parler de leurs conceptions, lorsque nous avons étudié les caractères
essentiels de l'Église.

§2. — LE PROTESTANTISME N'A PAS LES NOTES DE LA VRAIE ÉGLISE.

365. — L'étude qui précède, quoique succincte, nous permettra de faire rapidement au
protestantisme l'application des notes de la véritable Église, et de montrer qu'il ne les
possède pas.

1° Le protestantisme n'a pas la sainteté. — a) Le protestantisme n'est pas saint dans


ses principes. Les doctrines fondamentales du luthéranisme et du calvinisme : la
justification par la foi, ï'inutilité des bonnes œuvres, la négation du libre arbitre, la
prédestination absolue, sont le renversement des principes de la morale. Si en effet la
foi soûle suffit à justifier, si les bonnes œuvres ne sont pas requises et d'ailleurs ne
peuvent l'être, vu que l'homme est privé de libre arbitre, si les prédestinés peuvent
commettre tous les crimes, pourvu qu'ils aient la foi, si la justification est inamissible,
il n'y a plus de distinction à faire entre la vertu et le vice. L'homme est irresponsable,
c'est Dieu qui « fait on nous le mal et le bien, comme l'écrit LUTHER dans son livre : «
Du serf arbitre », et de même qu'il nous sauve sans mérite de notre part, il nous damne
aussi sans qu'il y ait de notre faute ». En conséquence de ces principes, Luther et
Calvin ont rejeté, comme inutiles et contraires à la nature, la pénitence, l'abnégation,
les conseils évangéliques, supprimant ainsi les plus puissants moyens de sanctification
et tarissant la source des vertus supérieures et héroïques.

b) Le protestantisme n'est pas saint dans ses membres.— 1. Remarquons d'abord que
le protestantisme ne saurait invoquer la sainteté de ses fondateurs. Ni Luther, ni

— c) les Méthodistes ou Wesleyene (du nom de leur chef WESLEY) qui adhèrent aux enseignements de
l'Église anglicane, sauf à la doctrine de la justification, et qui ont fondé leurs associations pour
provoquer un réveil de la fol, et convertir les cœurs par de touchantes prédications. Cette secte compte
environ 20 millions de fidèles répandus un peu partout en Angleterre et dans ses colonies, ainsi qu'aux
États-Unis ; — d) l'Armée du Salut qui possède une organisation toute militaire et qui, plus encore que
les Méthodistes, essaie de toucher l'âme et d'exciter l'enthousiasme par des prédications sentimentales
et affectives.

297
Calvin, ni Henri VIII ne furent certes des modèles de vertu ; oserait-on même dire
qu'ils aient pratiqué les vertus communes? A vrai dire, un protestant aurait mauvaise
grâce à reprocher à Luther son orgueil et sa sensualité, à Calvin son esprit vindicatif et
cruel, à Henri VIII ses adultères et ses débauches. N'agissaient-ils pas conformément à
leur doctrine ? « Pèche fortement, mais crois plus fortement.» Du moment qu'un
homme est sincère dans ses idées et qu'il met sa conduite en rapport avec ses idées, de
quoi peut-on l'accuser? De rien apparemment, sauf toutefois d'avoir des principes
mauvais et destructeurs de la morale. — 2. Le protestantisme qui n'est pas saint dans
ses fondateurs, l'est-il dans ses autres membres ? C'est assurément une chose bien
délicate que de faire le parallèle entre la somme de vertus qui se trouvent dans deux
sociétés, sinon rivales, du moins divergentes. Nous concéderons donc volontiers qu'il y
a chez les protestants un niveau moral assez élevé, qu'on trouve chez eux des vertus
supérieures, parfois des vertus héroïques. L'on voit même, de nos jours, certaines
sectes protestantes qui prêchent la pratique des œuvres surérogatoires et reprennent la
vie religieuse303. Mais si les choses sont ainsi, — et l'on nous rendra cette justice que
nous n'hésitons pas à le reconnaître, — c'est par un manque de logique ; c'est
précisément parce que les protestants n'appliquent pas les principes de leurs
fondateurs. Et cela nous suffit pour condamner le système et l'Église qui le professe.

366. — 2° Le protestantisme n'a pas l'unité. — Nous avons défini l'unité : « la


subordination de tous les fidèles à la même hiérarchie et au même magistère
enseignant » (N° 349). Comment le protestantisme pourrait-il avoir cette note? Il n'est
qu'un assemblage de sectes disparates, que l'on pour cependant, sous un certain point
de vue, classer en deux groupes : les Églises non épiscopaliennes et les Églises
épiscopaliennes. — a) Pour ce qui concerne les Églises non épiscopaliennes, elles sont
nécessairement dépourvues de cette subordination de tous les fidèles à une même
hiérarchie, car la hiérarchie n'existe pas : ministres et fidèles sont sur le pied d'égalité.
Il n'y a plus dès lors possibilité d'assurer l'unité soit dans le culte et la discipline, soit, à
plus forte raison, dans la foi. —
b) Quant aux Églises épiscopaliennes, qui reconnaissent une autorité constituée, elles
peuvent dans la pratique obtenir une unité apparente, mais cette unité ne saurait être
que superficielle, parce que contraire à la théorie du libre examen, qui est toujours
restée l'un des principes essentiels de la doctrine protestante.
Nous n'avons pas besoin d'ajouter, que, s'il n'y a pas d'unité de gouvernement, encore
moins peut-il y avoir unité de foi. Les chefs ne s'accordent même pas entre eux. Calvin
reprend sans doute la doctrine de Luther, mais il en modifie des points essentiels (N°
359). Les anglicans s'approprient les doctrines de Luther et de Calvin, mais ils
conservent l'épiscopat que les deux chefs de l'hérésie protestante avaient rejeté. Et
malgré cette conservation de l’épiscopat, et avec lui, d'une hiérarchie capable de
produire l'unité, que de variations, de luttes et de divergences au sein de l'anglicanisme
! Alors que la Haute Église se rapproche du catholicisme, au point de donner parfois

303
Ainsi l'on signale en Allemagne des congrégations de diaconesses, et en Angleterre, quelques
monastères constitués du reste sur le modèle du catholicisme romain

298
l'illusion qu'elle se confond avec lui sur le terrain de la doctrine et du culte304, l'Église
Large va à l'extrême opposé et tombe dans le rationalisme et l'incrédulité.

367. — 3° Le protestantisme n'a pas la catholicité. — La catholicité implique


l'unité, avons-nous dit (N° 352). Là où l'unité n'est pas, la catholicité ne saurait être.
a) Les églises non épiscopaliennes comportent autant de sectes que l'on veut, puisqu'il
n'y a aucun lien pour les rattacher. — b) Les églises épiscopaliennes ont un domaine
moins restreint, mais, du fait même qu'elles reconnaissent le chef de l'État comme
autorité suprême, elles ne peuvent dépasser les limites d'un pays. C'est ainsi que nous
avons les églises luthériennes de Suède, de Norvège, de Danemark, et l'Église
anglicane, circonscrite aux régions de domination ou d'influence britannique.
Nous pouvons donc conclure que le protestantisme n'a : — 1. ni la catholicité de fait,
qui comprend la totalité des hommes; — 2. ni la catholicité de droit. Non seulement
aucune des fractions du protestantisme, mais même l'ensemble des sectes réunies ne
compte un nombre d'adhérents égal à celui des fidèles de l'Église romaine. Et si
l'hypothèse contraire était vraie, le protestantisme ne pourrait pas encore revendiquer
la catholicité relative, attendu qu'il n'y a pas diffusion de la même société visible.

368. — 4° Le protestantisme n'a pas l'apostolicité. — a) En droit, et à ne considérer


que les principes du protestantisme, la question de l'apostolicité ne se pose pas, car les
théologiens protestants sont unanimes à déclarer que l’Eglise est invisible que Jésus-
Christ n’a constitué aucune hiérarchie perpétuelle et que l’autorité qui peut exister
dans l’Eglise visible est d'origine humaine. — b) En fait, les églises non
épiscopaliennes, n'ayant pas d'évêques, ne peuvent songer à établir une succession
apostolique et à montrer que leurs pasteurs sont d'origine apostolique. Mais le cas n'est
plus le même pour les églises épiscopaliennes. Celles-ci possèdent une suite
ininterrompue d'évêques ; le problème qui se pose est donc de savoir si la succession
est légitime. Pour qu'une succession soit légitime, il faut que le titulaire qui prend la
place d'un autre titulaire, accède au pouvoir au nom du même principe. Or les évoques
de la Réforme ne sont pas arrivés au pouvoir au nom du même principe que les
évêques antérieurs. Ceux-ci appuyaient leur autorité sur le titre qu'ils revendiquaient de
successeurs des apôtres et en vertu des pouvoirs conférés par Jésus-Christ à son Église
; ceux-là n'exercent l'épiscopat qu'à titre de délégués du Roi et du Parlement. Il y a
donc solution de continuité entre la hiérarchie antérieure et la hiérarchie postérieure à
la Réforme. La succession apostolique a été close pour l'Église protestante au XVIe
siècle ; sans doute il y a eu succession, mais succession irrégulière. Il n'y a pas eu
succession apostolique.

304
Beaucoup de ritualistes qui comprennent qu'un centre est nécessaire pour assurer l'unité, n'hésitent
pas à se tourner vers Rome comme le centre indiqué, témoin ces paroles de lord HALIFAX, président
d'une association ritualiste1: « Autrefois, dit-il dans un discours prononcé à Bristol le 14 février 1895,il
n'y avait qu'une seule Eglise, et de cette Église et de cette unité Rome était le symbole et le centre... La
beauté du spectacle que présenterait l'Eglise d'Occident réunie une fois de plus, la disparition du
schisme et la paix régnant de nouveau entre tous ses membres, doivent faire désirer à tous le jour où
l'Église d'Angleterre, notre propre Église, que nous aimons tous, sera unie de nouveau par les liens
d'une communion visible avec le Saint-Siège et toutes les Églises de l'Occident.

299
Art. III. — Application des notes à l'Église grecque.

Nous diviserons cet article, comme le précédent, en deux paragraphes. Dans le


premier, nous donnerons quelques notions préliminaires sur l'Église grecque. Dans le
second, nous montrerons qu'elle n'a pas les notes de la vraie Église.

§ 1. — NOTIONS PRELIMINAIRES SUR L'ÉGLISE GRECQUE.

369. — 1. Définition. — Sous le nom d'Église grecque nous comprenons toutes les
Églises qui, à la suite du schisme commencé par PHOTIUS au IXe siècle et consommé
par MICHEL CERULAIRE au XIe, se sont séparées définitivement de Rome. Ces Églises,
que les catholiques désignent sous le nom « d'Église grecque schismatique », et qui
s'intitulent elles-mêmes « Église orthodoxe», portent encore les noms d'Église
orientale, Église gréco-russe ou gréco-slave, Églises autocéphales ou indépendantes.
Nées du schisme de Photius, elles seraient dénommées plus justement Églises
photiennes.

370. — II. Le schisme grec. — A. SES CAUSES. — L'on attribue généralement


l’origine du schisme grec à des causes multiples. Parmi les principales, les unes sont
d'ordre général, les autres d'ordre particulier.
a) CAUSE GENERALE. — Les historiens voient dans l'antagonisme de race entre les
Orientaux et les Occidentaux une des causes les plus importantes qui ont préparé le
schisme grec. La sujétion à un même pouvoir civil et à une même autorité religieuse,
en donnant à ces deux peuples de fréquentes occasions de contact, n'avait fait qu'aviver
leur antipathie réciproque, au lieu de l'atténuer.
b) CAUSES PARTICULIERES.—Parmi les causes particulières nous ne signalerons ici que
les doux principales, à savoir : l'ingérence du pouvoir civil dans les affaires religieuses
et l'ambition des Évêques de Constantinople.
1. Ingérence du pouvoir civil. — Quelque étrange que la chose puisse paraître, il faut
aller chercher le germe du schisme grec dans la conversion même de Constantin. C'est
qu'en effet le passage d'une religion à une autre, surtout quand il est déterminé par le
sentiment et, a fortiori, par l'intérêt politique, n'entraîne pas avec soi l'évolution des
idées ; et c'est ainsi que les empereurs païens, tout en adhérant à la nouvelle doctrine,
gardaient au fond d'eux-mêmes, et presque inconsciemment, les préjugés, les habitudes
et les mœurs de leur passé. Or c'était précisément une idée païenne que les pouvoirs,
civil et spirituel, devaient résider dans la même main ou, tout au moins, que le pouvoir
spirituel était entièrement subordonné au pouvoir civil. Partant de ce principe, les
empereurs se firent à la fois les protecteurs et les maîtres du christianisme. N'osant pas
aller jusqu'à vouloir jouer le rôle de pape, Constantin prit le titre d' « évêque du dehors
», s'attribua des fonctions qui auraient dû être réservées à l'autorité religieuse, comme
celles de convoquer, de présider et de confirmer les conciles, de poursuivre les
hérétiques et de surveiller les élections épiscopales. L'on comprend dès lors l'influence
que purent avoir les empereurs soit pour l'union, soit pour le schisme.

300
2. Ambition des Évêques de Constantinople. — Lorsque l'empereur CONSTANTIN,
après sa victoire sur LICINIUS (323), transporta son siège de Rome à Byzance qui,
depuis lors, s'appela Constantinople, l'ambition des évêques de la nouvelle résidence
impériale ne connut plus de bornes. Déjà, en 381, le canon 3 du concile de
Constantinople décrétait que « l'évêque de Constantinople devait avoir la prééminence
d'honneur après l'Évêque de Rome, parce que Constantinople était la nouvelle Rome».
Plus tard (451), le 28e canon du concile de Chalcédoine affirmait à nouveau le même
principe en proclamant que « c'est avec raison que les Pères avaient accordé la
prééminence au siège de l'ancienne Rome, parce que cette ville était la ville impériale
». Les Papes ne manquèrent pas de protester, non pas absolument contre la prétention
des Évêques de Constantinople à une certaine prééminence, mais contre le principe
invoqué, car, comme le faisait remarquer le pape saint LEON, ce n'est pas l'importance
d'une ville qui fait le rang élevé d'une Église, mais seulement son origine apostolique,
c'est-à-dire sa fondation par les Apôtres. Du reste, si le principe avait été strictement
appliqué, Rome ne pouvait plus prétendre au premier rang, du jour où, par suite de
l'invasion des barbares, elle avait perdu son sénat et ses empereurs. Mais en dépit de la
résistance des Papes, le 28e canon du concile de Chalcédoine fut sanctionné par
l'autorité civile, et même, par le concile in Trullo en 692305. Conformément an principe
posé, les Évêques de Constantinople prirent d'abord le titre de patriarche, puis s'ar-
rogèrent le pouvoir sur tous les Évêques d'Orient; à la fin du VIe siècle, JEAN IV LE
JEUNEUR prit même le titre de patriarche œcuménique. Constamment soutenus par les
empereurs, les patriarches se conduisirent en vrais papes de l'Orient et bientôt se
posèrent en rivaux de l'Évêque de Rome.

371. B. SES AUTEURS. — Préparé, par plusieurs siècles de discordes, le schisme eut
pour auteurs deux patriarches célèbres : Photius et Michel Cérulaire.

a) PHOTIUS. — Appelé à remplacer le patriarche IGNACE que le régent Bardas avait


relégué dans l'île de Térébinthe, Photius, laïque encore, mais rapidement investi du
pouvoir d'ordre et sacré par un évêque interdit, Grégoire Asbesta, prenait possession
d'un siège qui n'était pas vacant et dont le prédécesseur n'entendait pas se laisser
déposséder par la force. Bien que sa promotion fût, de ce fait, frappée de nullité,
Photius s'efforça de la faire confirmer par le pape. N'ayant pu obtenir ce qu'il
demandait, avec une souplesse extrême, il tourna la difficulté. Au lieu de heurter de
front l'autorité pontificale et d'attaquer en face la primauté romaine, alors trop bien
établie pour être sérieusement contestée, il mit la question sur un autre terrain, et il
prétendit que les Papes étaient hérétiques parce qu'ils avaient admis l'addition du mot
Filioque au symbole de Nicée.
b) MICHEL CERULAIRE. — La controverse sur le mot Filioque laissait les esprits trop
indifférents pour causer une cassure complète et définitive entre les Orientaux et les
Occidentaux. Aussi, après la mort de Photius, la réconciliation fut-elle relativement
facile, et l'entente put durer tant bien que mal jusqu'en 1054, époque où Michel

305
Le concile in Trullo est ainsi appelé parce qu'il se tint dans une salle du palais des empereurs à
Constantinople, désignée sous le nom de Trullus ou Trullum (mot qui signifie dôme). Ce concile
s'appelle aussi quinisexte parce qu'il eut pour but de compléter, sur les questions de discipline, les V et
VIe conciles œcuméniques (quinisexte venant de deux mots latins quini, cinq et sextus, sixième)

301
Cérulaire consomma le schisme. Homme d'une ambition démesurée et d'une énergie
peu commune, il aspira, dès le jour où il monta sur le trône patriarcal (1048), à
concentrer dans ses mains tous les pouvoirs, ou mieux, à subordonner à son autorité
suprême et le pape et le basileus lui-même.
Laissant de côté la question doctrinale du Filioque qui intéressait peu, il porta la
discussion sur un terrain plus capable de passionner la masse des fidèles et de la
soulever contre le Pape et l'Église latine. Il feignit donc d'ignorer la primauté de
l'Évêque de Borne, et il accusa les Latins de judaïser en alléguant qu'ils employaient le
pain azyme comme matière de l'Eucharistie et qu'ils jeûnaient le jour du sabbat. Puis,
conformant ses actes à ses paroles, il somma les clercs et les moines latins de suivre
les coutumes grecques et, sur leur refus, il les anathématisa et fit fermer leurs églises.
Alors intervint le pape Léon IX. Avec une très grande habileté, il replaça la question
sur son véritable terrain, celui de la primauté de l'Évêque de Rome. Pour arriver à un
accord, il envoya des légats avec mission de traiter avec Michel Cérulaire, L'entente
n'ayant pu se faire, les légats, avant de partir, déposèrent sur l'autel de Sainte-Sophie
une bulle d'excommunication qui atteignait le patriarche et ses adhérents (1054).
Malheureusement l'excommunication ne fit que hâter le triomphe de Michel Cérulaire.
Celui-ci réunit en effet un Synode de douze métropolitains et de deux archevêques qui,
à leur tour, excommunièrent les Occidentaux sous prétexte que ces derniers avaient
ajouté le Filioque au Symbole, qu'ils enseignaient que le Saint-Esprit procède du Père
et du Fils et qu'ils se servaient de pain azyme pour la célébration de l'Eucharistie.

372. — III. Doctrine. — Nous allons indiquer les points essentiels qui différencient
l'Église grecque de l'Église romaine.

A. AU POINT DE VUE DU DOGME, tous les théologiens de l'Église grecque


reconnaissent comme règle de foi les définitions des sept premiers conciles
œcuméniques, dont le dernier eut lieu à Nicée en 787.— a) L'Église grecque s'accorde
donc avec l'Église romaine sur les mystères de la Trinité, de l'Incarnation, de la
Rédemption, sur les sept Sacrements sauf certains détails que nous signalerons plus
loin, sur le culte de la sainte Vierge, des saints et des images. A propos cependant du
mystère de la Trinité, elle enseigne que le Saint-Esprit ne procède que du Père et
reproche aux Latins d'avoir ajouté le Filioque au symbole de Nicée, — b) Elle n'admet
pas le dogme de l'Immaculée Conception ; elle professe en effet que la sainte Vierge
est née avec le péché originel et qu'elle n'en a été délivrée que le jour de
l'Annonciation. — c) Elle rejette le dogme du Purgatoire. Ceux qui ont encore des
peines à expier passent par l'enfer d'où ils sont tirés par la miséricorde divine, et grâce
au sacrifice de la messe, aux prières et aux bonnes œuvres des vivants. — d) Tout en
reconnaissant l'existence des sept Sacrements, les schismatiques grecs ont, sur un bon
nombre de points, une doctrine opposée à celle des catholiques. C'est ainsi qu'ils
enseignent la nécessité de la rebaptisation lorsque le baptême a été conféré par les
hétérodoxes. De même, ils renouvellent la Confirmation aux fidèles qui ont apostasie,
mais ils ne sont pas d'accord entre eux sur les cas auxquels s'étend l'apostasie. Pour
l'Eglise russe, sont apostats ceux qui ont passé du Christianisme soit au judaïsme, soit
au mahométisme, soit au paganisme ; pour l'Église du Phanar306, sont encore apostats

302
ceux qui ont embrassé le catholicisme. A propos du sacrement de Pénitence, les Grecs
prétendent que l'absolution remet, non seulement la peine éternelle, mais même la
peine temporelle, de sorte que les pénitences imposées par le confesseur n'ont qu'un
caractère médicinal et que les indulgences n'ont plus leur raison d'être et sont même
nuisibles, étant causes de relâchement dans la vie chrétienne. L'Extrême-Onction,
d'après l'Église grecque proprement dite, doit être conférée, même aux personnes bien
portantes, pour les préparer à la communion ; d'après l'Église russe, elle ne doit être
administrée qu'à ceux qui sont atteints d'une maladie sérieuse, l'Ordre, n'imprime point
de caractère ineffaçable ; aussi la déposition prive-t-elle de tout caractère sacerdotal, et
les clercs déposés ne peuvent plus exercer validement aucune des fonctions ecclé-
siastiques. D'après les théologiens orthodoxes, le consentement mutuel des époux est
la matière du sacrement de Mariage, tandis que la bénédiction du prêtre en est la forme
; le prêtre est donc ministre de ce sacrement. Le droit canonique oriental admet aussi
de nombreux cas de rupture du lien matrimonial. — e) Sur la question de l'Église. Les
théologiens grecs considèrent la véritable Église comme une agglomération
d'Églises nationales autonomes reconnaissant Jésus-Christ comme seul chef. Les
Évêques, comme les Apôtres du reste, sont égaux en droit. Mais, en fait, et
d'institution ecclésiastique, les Évêques sont soumis aux métropolitains et ceux-ci aux
patriarches. Il ne faut donc pas parler de primauté : saint Pierre ne reçut de Notre-
Seigneur qu'une simple préséance d'honneur, laquelle a été transmise d'abord à
l'Évêque de Rome, puis à l'Évêque de Constantinople. L'Église enseignante est
infaillible, mais le sujet de l'infaillibilité c'est seulement le corps épiscopal pris dans
son ensemble.

B. AU POINT DE VUE DE LA DISCIPLINE ET DE LA LITURGIE, il y a, entre les


deux Églises, grecque et romaine, de nombreuses divergences. Voici les principales :
— a) Nous avons déjà dit que l'Église grecque admet le mariage des prêtres ;
cependant les Évêques sont toujours choisis parmi les prêtres célibataires. — b) Les
Grecs observent des jeûnes rigoureux pendant le carême et avant les principales fêtes.
— c) L'Église grecque confère le baptême par immersion et n'admet pas la validité du
baptême par infusion ; elle rejette l'usage du pain azyme dans la consécration de
l'Eucharistie et la communion des laïques sous une seule espèce ; elle communie les
enfants qui n'ont pas encore l'âge de raison. Les schismatiques condamnent la
célébration des messes basses et ils enseignent que le changement du pain au corps et
du vin au sang de Notre-Seigneur se produit au moment de l’épiclèse ou invocation au
Saint-Esprit qui est placée après les paroles de l'institution. Ils suivent en outre en
grande partie les rites et cérémonies de l'antique liturgie orientale établie au IVe et au Ve
siècle.

373. — IV. État actuel. — Le schisme grec s'est propagé dans la Turquie d'Europe, la
Grèce, les îles de l'Archipel, on Russie, dans une partie de la Pologne et de la Hongrie,
et en Asie-Mineure.

306
L'Église du Phanar, ou phanariote (Phanar, nom d'un quartier de Constantinople) désigne le
patriarcat grec.

303
Si l'on considère la langue liturgique, l'Église grecque se divise en quatre groupes : —
a) le groupe grec pur avec trois centres autonomes : le patriarcat de Constantinople,
l'Église du royaume hellénique et l'archevêché de Chypre; — b) le groupe gréco-arabe
avec les patriarcats d'Antioche, de Jérusalem et d'Alexandrie, l'archevêché de Sinaï ;
— c) le groupe slave avec l'Église russe et ses 75 millions de fidèles, l'Église bulgare,
l'Église serbe ayant à sa tête un synode d'évêques présidé par l'archevêque de Belgrade
; — d) le groupe roumain avec huit évêques dont deux, ceux de Bucarest et de Jassy,
portent le titre de métropolite, et l'Église roumaine de Transylvanie. En tout environ
120 millions d'orthodoxes.
Depuis la rupture provoquée par Michel Cérulaire, de nombreuses tentatives d'union
furent faites pour ramener l'Église grecque dans le sein de l'Église catholique. Entre le
e e
XI et le XV siècle, il n'y en eut pas moins de vingt, qui ne furent couronnées d'ailleurs
d'aucun succès. Malgré ces échecs, GREGOIRE XIII, au XVIe siècle, tenta de nouveau
l'entreprise : il fonda à Rome le collège grec de Saint-Athanase destiné à former un
clergé grec catholique. Au XVIIe siècle, GREGOIRE XV créa la Sacrée Congrégation de
la Propagande, pour s'occuper des Églises séparées. Au XIXe siècle, PIE IX,e n 1848 et
en 1870, LEON XIII en 1894, firent à l'Église schismatique de chaleureux appels qui ne
furent pas entendus. Au XXe siècle, la mission de la S. C. de la Propagande fut
attribuée par BENOIT XV à une nouvelle congrégation : la S. C. des Églises Orientales.
.
« Ce n'est plus avec Rome, mais avec l'Église protestante que, depuis le XVIe siècle, les
Grecs ont repris ces éternels essais d'union qui n'aboutissent jamais... Dans la première
moitié du XVIIe siècle, le calvinisme faillit s'implanter dans la grande Église par les
soins de CYRILLE LUCAR, et au début du XVIIIe siècle, la secte anglicane des Non-
jureurs307 tenta vainement un rapprochement avec l'Église phanariote et l'Église russe.
Depuis 1867, les relations amicales, avant-coureuses de l'union, ont repris entre
Anglicans et Orthodoxes, auxquels sont venus se joindre, et non sans doute pour
augmenter l'harmonie, les Vieux-Catholiques308 de Dôllinger, Herzog et Michaud. »309

Les bouleversements actuels de la Russie, la crise très grave du bolchevisme qui


ébranle la société jusque dans ses fondements, ne nous permettent guère de faire des
pronostics sur l'avenir religieux de ces populeuses contrées. Peut-être la grande
épreuve de l'heure présente est-elle la voie par laquelle la Providence se propose de
ramener les brebis égarées au bercail de l'orthodoxie !

307
Lorsque GEORGES I, électeur de Hanovre, succédant à Anne Stuart, monta sur le trône d'Angleterre
(1714), beaucoup de membres du clergé refusèrent de prêter serment à la nouvelle dynastie : d'où leur
nom de Non-jureurs.
308
On appelle Vieux-Catholiques les dissidents d'Allemagne et de Suisse qui rejetèrent les décisions
du Concile du Vatican (1870) sur l'infaillibilité du pape et formèrent une Église particulière qui
prétendit suivre la foi de l'ancienne Église. Leurs adhérents, au nombre de 30.000 environ au début,
n'ont fait, depuis, que peu de recrues soit en Allemagne, soit en Autriche.
309
M. JUGIE, art. grecque (Église) Dict. d'Alès. Les deux notes qui précèdent ne font pas partie du
texte cité.

304
374. REMARQUES. — 1. Outre l'Église grecque dont il a été uniquement question
jusqu'ici, les Églises séparées d'Orient comprennent : — 1) l'Église copte (Haute et
Moyenne Egypte) dirigée par le patriarche d'Alexandrie et le métropolite d'Abyssinie ;
— 2) l'Eglise arménienne gouvernée par des patriarches et des évêques ; — 3) l'Eglise
chaldéenne (Mésopotamie); et — 4) l'Église jacobite (Syrie et Mésopotamie). Ces
différentes Églises, de minime importance, puisque ensemble elles ne comptent que
quelques millions de fidèles, suivent soit l'hérésie de Nestorius qui niait l'unité de
personne en Jésus-Christ, soit celle d'Eutychès qui niait la dualité de natures.
2. Bien que les efforts des Papes aient été infructueux sur la masse des Églises
séparées, ils ont cependant réussi à faire rentrer dans l'unité catholique quelques
groupes qu'on désigne sous le nom d'Uniates310. On appelle donc uniates les
communautés de grecs, de monophysites et de nestoriens qui ont reconnu et accepté la
suprématie du Pape. Il y a, parmi eux, des grecs-unis, des chaldéens-unis, des coptes-
unis, etc. Le Saint-Siège leur a permis de garder leurs liturgies nationales et leur
discipline qui, entre autres règles, autorise le mariage des prêtres.

§ 2. — L'ÉGLISE GRECQUE N'A PAS LES NOTES DE LA VRAIE ÉGLISE.

375. — Les apologistes catholiques sont loin d'être d'accord sur l'application des notes
à l'Église grecque. — a) Les uns (P. PALMIERI, P. USBAN), estimant que l'Église
grecque n'est pas dépourvue totalement des quatre notes, sont d'avis que la
démonstration de la vraie Église se fait mieux par des arguments directs qui établissent
l'institution divine de la primauté romaine (V. chap. précédent). — b) Les autres
pensent, au contraire, que l'Église grecque n'a pas les quatre notes, et que la dé-
monstration de la vraie Église peut toujours se faire par cette voie. C'est la manière de
voir de ces derniers que nous allons exposer.
1° L'Église grecque n'a pas la sainteté. — a) L'Église grecque possède sans doute la
sainteté des principes puisqu'elle a gardé au moins les points essentiels de la doctrine
et des institutions de la primitive Église. — b) Sainte dans ses principes, l'Église
grecque l'est-elle aussi dans ses membres? Elle ne l'est certainement pas dans ses
fondateurs : Photius et Michel Cérulaire sont assurément plus remarquables par leur
ambition que par leur piété et leurs vertus. Quant à la sainteté des autres membres en
général, l'on ne saurait dire qu'elle y brille d'un vif éclat. Malgré l'existence des ordres
religieux, les œuvres d'apostolat et de charité y sont plutôt rares. Il est vrai que les
Églises orientales ont canonisé un certain nombre de leurs fidèles ; mais leurs procès
de canonisation n'impliquent pas une enquête rigoureuse sur l'héroïcité des vertus et ne
requièrent aucun miracle proprement dit : l'enquête ne porte que sur quelques Bignes
extérieurs tels que l'état de conservation du corps. Et alors même qu'il y aurait des
miracles authentiques, il faudrait prouver qu'ils ont été faits, non pas uniquement pour
récompenser les mérites et la vie sainte d'hommes vertueux, mais pour prouver la
vérité de leur doctrine.

310
Le mouvement de conversion au catholicisme s'est accentué après la guerre de Mandchourie
lorsque le tsar NICOLAS II fit paraître un ukase de tolérance permettant aux Russes de « passer de la
religion orthodoxe à une autre confession chrétienne ».

305
376. — 2° L'Église grecque n'a pas l'unité. — L'unité, c'est-à-dire, comme nous
l'avons dit plus haut (N° 349), la subordination de tous les fidèles à une autorité
suprême et à un magistère enseignant, n'est pas chose possible dans l'Église grecque.
Sans doute, les schismatiques professent que l'autorité infaillible appartient au concile
œcuménique. Mais c'est là un organe qui demeure atrophié depuis le VIIIe siècle. Déjà,
s'il fallait réunir tous les Évêques orientaux appartenant aux différents groupes que
nous avons signalés, la chose serait irréalisable. Combien le serait-elle davantage si
l'on voulait obtenir l'adhésion des Occidentaux : Église latine et confessions
protestantes !

377. — 3° L'Église grecque n'a pas la catholicité. — Elle n'a : — a) ni la catholicité


de fait, la chose est évidente ; — b) ni la catholicité de droit.

Chaque groupement de l'Église grecque forme une confession indépendante qui ne


dépasse pas les limites d'un pays. Aucun lien n'existe entre les différentes Eglises
autocéphales, et l'Église russe qui l'emporte de beaucoup sur les autres par le nombre
des fidèles, est une Église nationale, administrée par le Saint-Synode, et qui, Mer
encore, était entièrement soumise à l'autorité du czar. L'Église du royaume de Grèce
est également détachée du patriarcat de Constantinople, de sorte que l'ambition des
Évêques de Constantinople n'a abouti qu'à un émiettement de nombreuses Églises, non
seulement séparées de Borne, mais n'ayant plus entre elles le moindre trait d'union. Et
quand bien même toutes ces Églises en feraient une seule, elles ne posséderaient pas
encore la catholicité relative et morale, puisqu'elles restent confinées en Orient.

378. — 4° L'Église grecque n'a pas l'apostolicité. — Apparemment l'Église grecque


possède une succession continue dans son gouvernement. Dans l'Eglise russe, en
particulier, les évêques exercent l'épiscopat à titre de successeurs des apôtres. Il s'agit
donc de vérifier si leur titre est authentique, et si cette continuité matérielle dont nous
constatons l'existence est en même temps une succession légitime. Il faut donc que la
note d'apostolicité soit contrôlée par les autres notes, et spécialement, par celles d'unité
et de catholicité. Or, comme nous venons de voir qu'elle, n'a pas celles-ci, nous
pouvons conclure, par le fait, qu'elle n'a pas davantage celle-là, que son apostolicité,
matériellement continue, n'est pas une succession légitime, et que, si elle a toujours le
pouvoir d'ordre, elle a perdu désormais le pouvoir de juridiction.

Art. IV. — Application des notes à l'Église romaine.

379. — L’'Église romaine, ainsi appelée parce qu'elle reconnaît pour chef suprême
l'Évêque de Rome, c'est-à-dire le Pape, possède les quatre notes de la vraie Église.

1° L'Église romaine possède la noté de sainteté. — a) Elle est sainte dans ses
principes. Puisque nous faisons l'application comparative des notes de la vraie Église
aux diverses confessions chrétiennes, il y aurait lieu de mettre ici en parallèle tous les
points de doctrine sur lesquels le protestantisme et le schisme grec sont en divergence
avec le catholicisme. Comme ce travail a été fait précédemment, nous n'avons pas à

306
nous y arrêter. Nous rappellerons cependant que, à rencontre du protestantisme,
l'Église romaine enseigne que la justification requiert, non seulement la foi, mais
encore la pratique des bonnes œuvres. Par ailleurs, elle ne se borne pas à exiger de
l'ensemble de ses fidèles, l'observation des commandements de Dieu et la pratique des
vertus communes, elle porte plus haut son idéal, elle recommande les vertus
supérieures et même les vertus héroïques. Dans tous les temps elle a favorisé
l'institution de nombreux Ordres religieux, où les âmes d'élite tendent, par la
contemplation, par les œuvres de charité et par la pratique des conseils évangéliques,
au plus haut degré de l'amour de Dieu, à ce qu'on appelle la Perfection chrétienne311.
— b) Elle est sainte dans ses membres. Loin de nous la pensée de prétendre que tout
est parfait dans l'Église catholique, que jamais il n'y a eu de défaillances dans son sein
et que son histoire n'a que des pages immaculées. Nous avons déjà dit le contraire (N°
354). Il ne nous en coûte donc pas de reconnaître que la sainteté de la doctrine ne fait
pas toujours la sainteté des individus. S'il y a eu des époques où le clergé, — prêtres,
Évêques et même Papes, — aussi bien que les simples fidèles, n'ont pas eu des mœurs
conformes à l'idéal du Christ, que pouvons-nous conclure de là, sinon que les
instruments dont Dieu se sort, restent toujours des instruments humains, et que, si
l'Église est indéfectible, malgré la faiblesse de ses instruments, c'est qu'elle est divine ?
Cependant toute critique qui veut être impartiale, ne doit pas s'arrêter là. On ne juge
équitablement une société que si on la considère dans son ensemble et dans tout le
cours de son existence. Or tout homme de bonne foi est forcé d'admettre qu'il y a
toujours eu dans l'Église, et même aux époques les plus tourmentées de son histoire,
une riche floraison de saints. Il suffit, pour s'en convaincre, d'ouvrir son Martyrologe.
Là voisinent les noms les plus illustres et les plus divers : ceux de nombreux ascètes
qui, renonçant à tous les biens terrestres, se sont consacrés à la vie contemplative ou
aux œuvres de bienfaisance, à côté de laïques, — car les vertus héroïques ne sont pas
le privilège exclusif d'un genre de vie, — qui ont mené dans le monde une vie sainte et
austère, et tous pour mettre en pratique la doctrine enseignée par l'Église, et pour obéir
à l'appel du Christ.

380. — 2° L'Église romaine possède l'unité. — L'Église romaine est une ; — a) dans
son gouvernement. Bien qu'il y ait de nombreuses Églises locales qui jouissent d'une
certaine autonomie, l'unité de ces groupements est assurée par l'obéissance des fidèles
aux Évêques et des Évêques au Pape ; — b) dans sa foi. De l'unité de gouvernement
découle l'unité de foi. C'est en effet un des principes les mieux observés du
catholicisme qu'il y a obligation stricte pour tous les fidèles de se soumettre à l'autorité
infaillible qui les enseigne. Conformément à ce principe, l'Église romaine rejette de
son sein ceux- qui se séparent de sa foi par l'hérésie ou s'affranchissent de sa discipline
par le schisme. Tous ses sujets professent donc la même foi, admettent les mêmes
sacrements et participent au même culte. Mais naturellement l'unité de foi et de culte
se concilie avec les discussions théologiques sur les points de doctrine non définis312,

311
Voir notre Doctrine catholique, N° 306 et suiv.
312
C'est le cas d'appliquer ici la formule courante de l'Église : In necessariis unitas, in dubiis libertas,
in omnibus caritas, unité dans les croyances nécessaires (articles de foi), liberté dans les questions non
définies, charité en tout.

307
avec les divergences accidentelles des règles disciplinaires ou des rites liturgiques,
divergences qui peuvent être commandées par les convenances spéciales des pays, des
races et des temps.

381. — 3° L'Église possède la catholicité. — Pas plus que les autres confessions,
l'Église romaine n'est catholique de fait. Nous avons vu que cette catholicité n'est pas
requise. Tout au moins possède-t-elle une catholicité de droit, puisqu'elle s'adresse à
tous, qu'elle envoie ses missionnaires dans toutes les régions, puisqu'elle n'est l'Église
d'aucune nationalité ni d'aucune race et qu'elle sait s'adapter aux peuples les plus
divers. En dehors de cotte catholicité de droit, l'Église romaine possède l'universalité
morale et relative, elle s'étend à la majeure partie du monde, et le nombre de ses
fidèles est supérieur à celui des autres sociétés chrétiennes313.

382. — 4° L'Église romaine possède l'apostolicité. — a) L'Église romaine est


apostolique dans son gouvernement. Elle possède une continuité
successorale moralement ininterrompue : du Pape actuel elle peut remonter à saint
Pierre. Il s'agit donc de savoir si la juridiction apostolique a été légitimement
transmise. La chose apparaît évidente, puisque l'Église romaine possède les trois autres
notes.
Les adversaires objectent, il est vrai, qu'il fut un temps où les Papes résidaient à
Avignon, qu'il y eut des interrègnes, qu'il y eut surtout le grand schisme d'Occident. —
La résidence momentanée des Papes à Avignon n'a nullement interrompu la succession
apostolique : il est de toute évidence que la juridiction n'est pas attachée à l'endroit de
la résidence, mais dépend uniquement de la légitimité de la succession et du titre. Les
Papes pouvaient donc résider à Avignon comme ailleurs et rester les Évêques légitimes
de Rome. On allègue d'autre parties interrègnes et le grand schisme d'Occident.
Rappelons brièvement les faits. A la mort de GREGOIRE XI, septième Pape
d'Avignon (1378),URBAIN VI fut élu à Rome par seize cardinaux, dont onze français.
Après l'élection, quinze des cardinaux déclarèrent l'élection nulle sous prétexte qu'elle
avait eu lieu sous la pression du peuple romain qui avait réclamé un Pape italien, et ils
élurent Robert de Genève qui prit le nom de CLEMENT VII et s'établit à Avignon. La
chrétienté se divisa alors en deux parties, l'une obéissant au Pape de Rome, et l'autre,
au Pape d'Avignon. Ainsi commença ce qu'on appelle le grand schisme d'Occident qui
devait durer trente-neuf ans (1378-1417). — Faut-il conclure de là que l'Église
romaine ne possède plus la juridiction d'origine apostolique? Certainement non. Les
trois règles suivantes nous donneront du reste la clé de cette difficulté : — 1. Si deux
élections se font en même temps ou successivement, l’apostolicité appartient au Pape
légitimement choisi. — 2. S'il y avait doute, comme c'était le cas pour le grand
schisme d'Occident, l'apostolicité n'existerait pas moins, quand bien même la chose ne
serait connue que tardivement.

313
D'après les statistiques les plus récentes, le chiffre approximatif des trois grandes Eglises
chrétiennes serait le suivant : — 1° Catholiques romains: 270 millions; — 2°Protestants : 170 millions
; — 3° Église grecque: 110 millions, plus 7 millions d'autres sectes, ce qui donne pour les Eglises
séparées d'Orient près de 120 millions.

308
3. Enfin si deux ou plusieurs élections se faisaient simultanément et d'une manière
irrégulière, elles seraient toutes nulles ; le siège pontifical resterait vacant jusqu'à une
élection légitime, laquelle continuerait la série apostolique des Papes.
b) L'Église romaine est apostolique dans sa doctrine. Les protestants accusent les
catholiques d'avoir introduit des dogmes nouveaux dans l'enseignement apostolique.
Sans doute, le Credo actuel est plus développé que celui des Apôtres, mais il ne
contient pas des différences essentielles. L'Église enseignante n'a jamais défini une
vérité de foi qu'elle ne l'ait tirée soit de l'Écriture Sainte, soit de la Tradition il y a donc
eu développement du dogme, mais non point changement de la doctrine apostolique.

Conclusion. — L'Église romaine ayant les quatre notes indiquées par le concile de
Nicée-Constantinople, nous sommes donc en droit de conclure qu'elle est la vraie
Église.

Art. V. — Nécessité d'appartenir à l'Église catholique romaine.


« Hors de l'Église, pas de salut. »

383. — Nous venons de démontrer que l'Église romaine est seule la vraie Église
instituée par Jésus-Christ. Devons-nous en conclure qu'il y a nécessité de lui
appartenir pour faire son salut? Si oui, comment faut-il entendre cette nécessité et
comprendre la formule courante qui la traduit : « Hors de l'Église pas de salut » ?

1° Nécessité d'appartenir à la vraie Église. — La nécessité d'appartenir à la vraie


Église s'appuie sur deux arguments : sur un argument scripturaire et sur un argument
de raison.

A. ARGUMENT SCRIPTURAIRE. — La volonté de Notre-Seigneur sur ce point est


formelle. Il a dit en effet à ses Apôtres : « Allez par tout le monde et prêchez
l'Évangile à toute créature. Celui qui croira et sera baptisé, sera sauvé ; celui qui ne
croira pas, sera condamné» (Marc, XVI, 15-16). De ces paroles il ressort, d'une part,
que sa doctrine sera transmise à tout l'univers par l'intermédiaire de ses apôtres et de
leurs légitimes successeurs, d'autre part, qu'il y a obligation d'y adhérer, puisque le
Christ condamne ceux qui s'y refusent.

B. ARGUMENT TIRÉ DE LA RAISON. — La nécessité d'appartenir à la véritable


Église découle de la raison. L'on ne peut pas échapper en effet à la conclusion du
dilemme suivant. Ou bien l'Église catholique possède la vérité religieuse, elle a seule
le dépôt de la doctrine du Christ. Ou bien elle ne l'a pas. Si elle l'a, si elle est la vérité,
il est clair qu'elle s'impose comme une nécessité, car toute vérité est, de sa nature,
exclusive. Toute la question revient donc à prouver que l'Église catholique est la seule
vraie : ce que nous avons fait dans les articles précédents.

384. — 2° Sens de la formule : « Hors de l'Église pas de salut. » — En principe,


l'appartenance à l'Église catholique s'impose comme une nécessité. Mais comment
faut-il entendre cette nécessité? Et quel sens faut-il donner à l'axiome courant : « Hors
de l’Église pas de salut »? Cette question concerne plutôt le théologien que

309
l'apologiste : nous nous bornerons donc à dire comment les théologiens l'ont
solutionnée.
Si l'on jette un rapide coup d'œil sur l'enseignement traditionnel de l'Église sur ce
point, il apparaît que la question n'a pas été mise d'abord en pleine lumière et n'a été
considérée que d'un point de vue assez restreint. — a) D'une manière générale,
jusqu'au xvr8 siècle, les Pères et les Docteurs de l'Église enseignent que l'appartenance
à l'Église est d'une nécessité absolue et que tous ceux qui refusent de se soumettre à
son autorité doctrinale et disciplinaire, les hérétiques et les schismatiques, perdent tout
droit au salut éternel. Mais il semble bien que cette intransigeance est plus apparente
que réelle et provient de ce que la question n'est pas présentée sous toutes ses faces. La
preuve en est que saint AUGUSTIN (354-430) tout en posant en principe qu'il est
nécessaire d'appartenir à l'Église pour faire son salut, ajoute qu'on peut être dans
l'erreur, qu'on peut se tromper sur la question de savoir où est la vraie Église, et
qu'alors on ne doit pas être rangé parmi les hérétiques. — b) Au XVIe siècle,
BELLARMIN et SUAREZ élargissent déjà la question et discutent surtout les conditions
requises pour appartenir au corps de l'Église. — c) Au XIXe siècle, les théologiens
réalisent un grand progrès dans l'explication du dogme, grâce aux distinctions qu'ils
établissent, à juste titre, entre les différents sens des mots appartenance et nécessité.

1. Les uns distinguent l'appartenance réelle (in re) et l'appartenance de désir (in voto).
On peut en effet « appartenir à l'Église par le désir, par la volonté, par le cœur, quand,
sans en être membre à proprement parler, on souhaite de l'être. Ce souhait peut être
explicite, comme c'est le cas des catéchumènes ; il peut être implicite, comme c'est le
cas pour ceux qui, sans connaître encore l'Église, désirent faire tout ce que Dieu veut.
Tous ces hommes de bonne volonté appartiennent implicitement à l'Église »314.

2. Les autres, distinguant entre l’âme et le corps de l'Église, disent qu'il est de
nécessité de moyen d'appartenir à l’âme de l'Église, et de nécessité de précepte
d'appartenir à son corps. — 1) Or appartiennent à l'âme de l'Église tous ceux qui,
vivant dans une ignorance invincible : infidèles, hérétiques, schismatiques, observent
leur religion de bonne foi et s'efforcent de plaire à Dieu selon les lumières de leur
conscience. Dieu les jugera sur ce qu'ils auront connu et accompli, non sur ce qu'ils
auront ignoré de la. loi. — 2) N'appartiennent ni à l'âme ni au corps de l'Église tous
ceux qui sont dans l'erreur volontaire et coupable, ceux qui, sachant que l'Église
catholique est la vraie Église, refusent d'y entrer parce qu'ils ne veulent pas accepter
les devoirs que la vérité impose. C'est à ceux-là spécialement qui « pèchent contre la
lumière », selon la parole de NEWMAN, que s'applique la maxime : « Hors de l'Église
pas de salut. »

Ajoutons, pour terminer, que ces deux interprétations du dogme catholique sont
conformes à l'enseignement donné par Pie IX dans son allocution consistoriale «
Singulari quadam» du 9 décembre 1854 et dans son Encyclique « Quanto confidamur
» adressée aux Évêques d'Italie le 10 août 1863. « Ceux, est-il dit dans ce second
document, qui sont dans l'ignorance invincible relativement à notre sainte religion, et
314
BAINVEL, Hors de l'Église pas de salut.

310
qui observent avec soin la loi naturelle et ses préceptes gravés dans tous les cœurs, et
qui, prêts à obéir à Dieu, mènent une vie honnête et droite, peuvent, avec le secours de
la divine lumière et celui de la grâce, obtenir la vie éternelle, car Dieu... ne souffre
jamais, dans sa souveraine bonté et clémence, que quelqu'un qui n'est coupable
d'aucune faute volontaire, soit puni de peines éternelles. Mais il est aussi très connu, ce
dogme catholique, que personne ne peut se sauver hors de l'Église catholique, et que
ceux-là ne peuvent obtenir de salut éternel, qui sciemment se montrent rebelles à
l'autorité et aux décisions de l'Église, ainsi que ceux qui sont volontairement séparés
de l'unité de l'Église et du Pontife romain, successeur de Pierre, à qui a été confiée par
le Sauveur la garde de la vigne. »

Conclusion. — Quelle que soit la manière dont on interprète la formule : « Hors de


l’Eglise pas de salut », il est permis de tirer les conclusions suivantes : — 1. De l'avis
unanime des théologiens, l'appartenance à l'âme de l'Eglise est de nécessité absolue,
vu que la grâce sanctifiante est le seul moyen ici-bas de conquérir le ciel. — 2.
L'appartenance au corps de l'Eglise est, elle aussi, dans une certaine mesure, de
nécessité de moyen. Nous disons dans une certaine mesure, car il convient de
distinguer entre ceux qui connaissent la vraie Eglise et ceux qui ne la connaissent pas.
Pour les premiers, l'appartenance au corps, — appartenance extérieure, visible, in re,
comme disent les théologiens, — est à la fois de nécessité de moyen et de nécessité de
précepte. Pour les seconds, qui ne sauraient être liés par un précepte dont ils ignorent
l'existence, seule est requise l'appartenance implicite : et par appartenance implicite, il
faut entendre l'appartenance par le cœur, par le désir, lequel désir, sans être formulé
par des paroles, est inhérent à l'acte de charité et au désir de conformer sa volonté à la
volonté divine.

BIBLIOGRAPHIE. — Du Dictionnaire d'Alès : Yves DE LA BRIERE, art. Église ;


MICHIELS, art. Évêques ; M. JUGIE, art. Grecque (Église) ; (J'ALES, art. Libère (le
Pape) ; F. CABROL, art. Honorius (La question d'). — Du Dict. Vacant-Mangenot :
DUBLANCHY, art. Église ; BAINVEL, ait. Apostolicité ; A. BAUDRILLART, art. Calvin,
Calvinisme ; A. GATARD, art. Anglicanisme ; S. VAILHE, art. Conslantinople (Église).
— Mgr BATIFFOL, Études d'histoire et de théologie positive ; L'Église naissante et le
catholicisme (Lecoilre). — FOUARD, Les Origines de l'Église; Saint Pierre et les
premières années du christianisme ; Saint Paul, ses missions ; Saint Paul, ses der-
nières années ; Saint Jean et la fin de l’âge apostolique (Lecoilre). — BOURCHANY,
PERIER, TIXERONT, Conférences apologétiques données aux Facultés catholiques de
Lyon (Lecoffre). — TIXERONT, Histoire des dogmes, La théologie anténicéenne ;
Précis de Patrologie (Lecoflre). — ERMONI, Les origines historiques de Vépiscopat
monarchique ; Les premiers ouvriers de l'Évangile (Bloud). — SEMERIA, Dogme,
hiérarchie et culte dans l'Église primitive (Lethielleux). — BOUDINHON, Primauté,
schisme et juridiction (Revue du canoniste contemporain, 1896). — J. DE MAISTRE,
DU Pape. — GUIRAUD, La venue de saint Pierre à Rome (Rev. pr. d'Ap., 1 nov. 1905).
— PRAT, La théologie de saint Paul (Beauchesne). — HUGUENY, Critique et
Catholique (Letou-zey). — Mgr DUCHESNE, Histoire ancienne de l’Église ; Églises
séparées (Fontemoing) — A. DE POULPIQUET, La notion de catholicité (Bloud). —

311
LODIEL, Nos raisons d'être catholiques (Bloud). — Mgr BAUDRILLART, L'Église
catholique, la Renaissance, le Protestantisme (Bloud). — Mgr JULIEN, Bossuet et les
Protestants (Beauchesne). — GOYAU, L'Allemagne religieuse, Le Protestantisme
(Perrin). — BRICOUT, Les Églises réformées en France (Rev. du Cl. fr. 1908). —
RAGEY, L'Anglicanisme, le Ritualisme, le Catholicisme (Bloud). — THUREAU-
DANGIN, Le catholicisme en Angleterre au XIX° siècle (Bloud). — BOSSUET, Histoire
des variations des Églises protestantes, Discours sur l'unité de FÉglise. — GONDAL,
L'Église russe (Bloud). — MONSABRE, Exposé du dogme, 51e et 52e conf. —
MOURRET, Histoire de l’Eglise (Bloud). — MARION, Histoire de l’Église (Roger et
Chernovitz). — BAINVEL, Hors de l’Eglise pas de salut (Beauchesne). — L'Ami du
Clergé, année 1923, n° 26.— BILLOT, Tractatus de Ecclesia Christi. — WILMERS, De
Christi Ecclesia (Pustet).-— Les Traités d'Apologétique: TANQUEREY, Mgr
GOURAUD.MOULARD et VINCENT, VERHELST, etc.

SECTION II CONSTITUTION DE L'ÉGLISE


CHAP. I. — Hiérarchie et Pouvoirs de l'Église.

DÉVELOPPEMENT
Division du Chapitre.

385. — Pour découvrir la vraie Église, nous avons, au début de la section précédente,
fixé les traits essentiels de la société fondée par Jésus-Christ. Nous connaissons donc
déjà, au moins dans ses grandes lignes, la constitution de l'Église romaine, vu que
seule elle est la vraie Église.
Il y a lieu cependant de revenir sur le sujet, car, si la constitution actuelle de l'Église £
bien son point de départ dans la volonté et l'institution du Christ, il est incontestable
également qu'elle a connu un certain développement et qu'elle a dû s'adapter aux
besoins du moment. C'est que, tout en étant d'origine divine, l'Église n'en reste pas
moins une société composée d'éléments humains, et dès lors, susceptible de progrès et
de modifications, en tout ce qui n'affecte pas le fond de sa constitution. Quelle est donc
cette constitution, telle qu'elle existe maintenant, c'est ce que nous allons étudier dans
les deux chapitres de cette seconde section. Nous rechercherons, dans ce premier
chapitre : — 1° quelle est la hiérarchie de l'Église ; — 2° quels sont les pouvoirs dont
l'Église en général a été investie ; — 3° quels sont en particulier les pouvoirs du Pape;
et — 4° quels sont ceux des Évêques. D'où quatre articles.
Dans le chapitre suivant, nous traiterons des droits de l’Église et doses relations avec
l'État.

Art. 1. — Hiérarchie de l'Église.

386. — Nous avons vu que l'Église a été fondée sur le principe de la hiérarchie (N08
309 et suiv.),- qu'elle est une société inégale comprenant deux groupes distincts .
l'Église enseignante et l'Église enseignée. L'Église enseignée composée des laïques
n'ayant aucune part à l'autorité ecclésiastique, il ne sera question que de l'Église
enseignante.

312
1° Définition. — D'après l’étymologie (N° 308), le mot hiérarchie signifie pouvoir
sacré. Il est employé ici pour désigner les divers degrés de rang et de pouvoir qui
distinguent les ministres de l'Église enseignante.

387. — 2° Espèces. — II y a dans l'Église une double hiérarchie : la hiérarchie d'ordre


et la hiérarchie de juridiction. — a) La hiérarchie d'Ordre, fondée sur le pouvoir
d'Ordre, a son origine dans l'ordination ou la consécration. Elle a pour objet la
sanctification des âmes par l'administration des sacrements, et elle est inamissible. —
b) La hiérarchie de juridiction, fondée sur le pouvoir de juridiction, est conférée par
l'institution canonique, ou simplement par la nomination et la délégation. Elle a pour
objet le gouvernement de l'Église, et elle est amissible.

388. — 3° Membres. — A. LA HIÉRARCHIE D'ORDRE comprend tous ceux qui ont


reçu un degré quelconque du pouvoir d'Ordre. — a) De droit divin, elle se compose
des évêques, des prêtres et des diacres. — b) De droit ecclésiastique, elle comprend en
outre le sous-diaconat et les Ordres mineurs.

B. LA HIÉRARCHIE DE JURIDICTION, comprend tous ceux qui, dans une mesure


plus ou moins grande, ont reçu une part de juridiction dans l'Église. — a) De droit
divin, elle se compose seulement du Pape et des Évêques. — b) Mais, de droit
ecclésiastique, elle s'étend à d'autres membres désignés par eux. Il est clair en effet que
le Pape qui a l'Église universelle, et les Évêque315 qui ont tout un diocèse, à gouverner,
ne pourraient remplir une telle tâche, s'ils ne s'entouraient d'auxiliaires.
Les auxiliaires du Pape forment ce qu'on appelle la Curie romaine. La Curie romaine,
composée des cardinaux, des prélats et des officiers inférieurs, comprend le Collège
des cardinaux ou Sacré-Collège, les Congrégations romaines, les Tribunaux et les
Offices.

Les Évêques ont pour auxiliaires :— 1) les Vicaires généraux, qui ne font avec lui
qu'une personne morale, et le suppléent dans l'administration du diocèse ; — 2) le
Chapitre, c'est-à-dire la réunion des chanoines attachés à l'église cathédrale ou
métropolitaine, et formant un corps institué canoniquement, dont le rôle se borne
aujourd'hui316 à réciter 1’Office au chœur et à nommer, à la mort de l'évêque, le ou les
vicaires capitulaires chargés de gouverner le diocèse jusqu'à l'institution d'un nouvel
évêque.
Les Curés sont aussi des auxiliaires des Évêques, mais, de droit divin, ils n'ont aucune
part aux pouvoirs de l'Église. Ils ne peuvent ni décider de la doctrine, ni édicter aucune

315
Dans la hiérarchie de juridiction il y avait autrefois les métropolitains, qui jouissaient d'une
juridiction réelle sur les évêques de leur province, et les primais ou patriarches, qui avaient autorité
sur les archevêques et évêques. De nos jours, le titre, qui subsiste toujours, n'est plus qu'un titre
d'honneur et de préséance.
316
Pendant bien longtemps les chapitres eurent une autre importance. Ils étaient le conseil ordinaire de
l'évêque, et, à sa mort, ils étaient chargés d'administrer le diocèse et d'élire un successeur, ce qui
n'existe plus que dans de rares pays. (V. N° 410, n.).

313
loi concernant la discipline ou le culte. Leur rôle se borne à desservir une paroisse, à
l'administration de laquelle ils ont été délégués par leur Évêque. Les Curés ne
constituent donc pas un troisième degré de la hiérarchie. Et la chose se comprend
aisément si l'on veut bien se rappeler que les paroisses n'existaient pas primitivement.
C'est seulement au IIe siècle qu'en remonte l'origine. Jusque-là il n'y avait ou dans
chaque ville épiscopale qu'une seule Église. L'Évêque, bien qu'assisté d'un collège de
prêtres, en gardait l'administration personnelle, et se réservait mémo, d'une manière
habituelle, les pouvoirs de prêcher, de baptiser, de célébrer l'eucharistie, et
d'administrer le sacrement de pénitence. Lorsque le christianisme prit une plus grande
extension, l'on construisit dans les villes, outre les églises cathédrales, et aussi dans les
bourgs et les villages, des églises moins importantes, appelées églises paroissiales. Les
Évêques déléguèrent alors pour l'administration de ces paroisses, des prêtres, -qui
devinrent ainsi des pasteurs de second ordre, et que l'on appela curés (du latin «cura»
soin), parce qu'ils étaient chargés du soin des fidèles appartenant à ces
circonscriptions.

Art. II — Les Pouvoirs de l'Église.

389. — A cette Église enseignante dont nous venons de montrer la hiérarchie, Jésus-
Christ a conféré (V. N° 310) un triple pouvoir : — a) le pouvoir doctrinal pour
enseigner la vraie foi ; — b) le pouvoir d'Ordre pour administrer les sacrements ; et —
c) le pouvoir de gouvernement pour obliger les fidèles à tout ce qui peut être
nécessaire ou utile à leur salut. Comme la question du pouvoir de ministère se rattache
au sacrement de l'Ordre317, nous ne parlerons que du pouvoir doctrinal et du pouvoir
de gouvernement.

§ 1. — LE POUVOIR DOCTRINAL DE L'ÉGLISE.

390. — Nous avons vu déjà que le pouvoir doctrinal conféré par Jésus à son Église
comportait le privilège de l’infaillibilité (N° 330), et que ce privilège avait été accordé
aux Apôtres et à leurs successeurs (Nos 335 et suiv.). Il s'agit donc maintenant d'en
déterminer l'objet et le mode d'exercice.

1° Objet. — L'objet de l'infaillibilité se déduit du but que l'Église poursuit dans son
enseignement. Or la fin de l'Église est d'enseigner les vérités qui intéressent le salut.
Les sciences profanes sont donc hors du domaine de l'infaillibilité. Celle-ci se limite à
la connaissance des choses de la foi et de la morale. Mais tout ce qui touche, soit
directement soit indirectement, à ce double terrain, constitue l'objet de l'infaillibilité.

A. OBJET DIRECT. — L'objet direct, ce sont toutes les vérités explicitement ou


implicitement révélées par Dieu et qui sont contenues dans les deux dépôts de la
Révélation : l'Écriture sainte et la Tradition. a) Par vérités explicitement révélées,
entendez celles qui y sont énoncées en termes clairs ou équivalents. Par exemple,
317
Voir notre Doctrine catholique (N° 430 et suiv.).

314
l'Écriture nous dit en termes clairs qu'il n'y a qu'un Dieu, Créateur du ciel et de la terre,
que Jésus-Christ est né de la Vierge Marie, qu'il a souffert, est mort, a été enseveli, est
ressuscité le troisième jour. Elle nous dit en termes équivalents que le Christ est Dieu
et homme : « Le Verbe s'est fait chair» (Jean, I, 14), que la grâce est nécessaire : « le
sarment ne peut porter de fruit s'il n'est uni à la vigne... sans moi dit Jésus, vous ne
pouvez rien faire» (Jean, XV, 46), que Pierre est le chef de toute l'Église : « Pais mes
agneaux, pais mes brebis » (Jean, XXI, 15, 17).
b) Les vérités implicitement révélées sont celles qui se déduisent, par voie de
raisonnement, d'autres vérités révélées. Ainsi, du dogme explicitement révélé que
Jésus-Christ est à la fois Dieu et homme, découlent les autres dogmes qui affirment
l'existence de deux natures et de deux volontés dans le Christ ; ainsi encore, les
dogmes de la transsubstantiation, de l'Immaculée Conception, de l'Infaillibilité
pontificale ne sont pas exprimés d'une manière explicite dans la Révélation mais ils
résultent d'autres vérités clairement révélées.

391. — B. OBJET INDIRECT. — L'objet indirect de l'infaillibilité, ce sont toutes les


vérités qui, sans être révélées, sont dans un rapport tel avec les vérités révélées,
qu'elles sont indispensables à la conservation intégrale du dépôt de la foi. Il est clair
que le privilège de l'infaillibilité implique le pouvoir de proposer, sans crainte d'erreur,
toutes les vérités dont dépend la sécurité de la foi.
Il faut donc ranger dans l'objet indirect de l'infaillibilité : — a) les conclusions
théologiques. On appelle conclusion théologique toute proposition qui forme la
conclusion d'un raisonnement dont les deux prémisses dont, l'une, une vérité révélée,
l'autre, une vérité connue par la raison. Par exemple, de cette vérité révélée que « Dieu
rendra à chacun selon ses œuvres », et de cette vérité de raison que Dieu ne peut
récompenser ou punir l'homme que s'il lui a donné la liberté de bien ou de mal faire,
l'on peut tirer la conclusion théologique que l'homme est libre ; — b) les faits
dogmatiques. Il faut entendre par là tout fait318 qui, sans être révélé, est en connexion
si étroite avec le dogme révélé, que le nier ou le révoquer en doute, c'est du même
coup ébranler les fondements du dogme lui-même. Dire, par exemple, que tel concile
œcuménique est légitime, que tel pape a été régulièrement élu, que Léon XIII, Pie X,
Benoît XV sont les légitimes successeurs de saint Pierre, que telle version de la Sainte-
Écriture (v g. la Vulgate) est substantiellement conforme au texte original, que telle
doctrine hérétique est contenue dans tel livre : voilà autant de faits dogmatiques. L'on
comprend combien il importe que l'Église soit infaillible dans ses jugements sur de
semblables faits, car, si elle ne l'était pas, si l'on pouvait contester la légitimité d'un
concile ou d'un pape, de quel droit imposerait-on les dogmes définis par eux? Sur quoi
l'Église appuierait-elle ses définitions s'il était permis de mettre en doute l'authenticité
des textes qu'elle invoque? Et si elle ne pouvait affirmer avec certitude que telle
proposition condamnable se trouve bien dans tel livre, les hérétiques échapperaient
toujours aux condamnations portées contre eux par des distinctions subtiles entre la

318
L'on peut distinguer (rois sortes de faits): — a) les faits révélés (v. g. résurrection du Christ, la
conversion de saint Paul) sur lesquels l'infaillibilité de l'Eglise ne saurait être contestée ; — b) les faits
non révélés, purement historiques (v. g. la défaite de Pompée par César) qui sont hors du domaine de
l'Infaillibilité ; et — c) les faits dogmatiques c'est-à-dire ceux dont il est ici question.

315
question de droit et la question de fait. C'est ce qui se passa, du reste, au xvir3 siècle,
lorsque cinq propositions extraites de Augustinus de JANSENIUS furent condamnées par
INNOCENT X. Établissant alors la distinction entre la doctrine des cinq propositions et
le fait de savoir si elles étaient contenues dans l'Augustinus, les jansénistes admirent
que l'Église était infaillible sur la question de droit, c'est-à-dire sur l'appréciation de la
doctrine, mais non sur la question de fait, celui-ci étant, selon eux, en dehors de la
révélation et dès lors ne relevant pas du magistère infaillible de l'Église. Assurément,
l'Église ne peut jamais juger du sens que Fauteur a pu avoir dans l'esprit, du sens
subjectif ; aussi ce qu'elle entend condamner ce n'est pas la pensée de l'auteur, mais
seulement ses écrits dans leur sens naturel et obvie ; — c) les lois universelles relatives
à la discipline et au culte divin. Bien que ressortissant au pouvoir de gouvernement, les
lois générales sur la discipline et le culte présupposent parfois un jugement doctrinal
sur la foi ou la morale. Ainsi la discipline actuelle de l'Église, qui défend aux laïques la
communion sous l'espèce du vin, implique la croyance que Jésus-Christ est tout entier
sous l'espèce du pain319 : d'un côté comme de l'autre, le jugement de l'Église doit donc
être exempt d'erreur. Toutefois, l'infaillibilité ne s'étend pas jusqu'aux circonstances
accidentelles de la législation ecclésiastique : il peut arriver que telle loi disciplinaire
ne soit pas opportune, bien que conforme à la saine doctrine ; il peut arriver surtout
que ce qui ost utile aujourd'hui ne le soit plus demain et qu'une loi actuellement en
vigueur soit modifiée, abrogée même par la suite. Il importe donc; comme nous en
avons déjà fait la remarque (N° 380), de ne pas prendre les changements de discipline
et de culte pour des variations du dogme ; — d) les décisions qui approuvent les
constitutions des Ordres religieux. L'Église est infaillible dans son jugement
lorsqu'elle déclare que les règles d'un Ordre religieux sont conformes à l'Évangile.
Mais, d'après SUAREZ, elle n'est pas infaillible sur la question d'utilité ou d'opportunité
de cet Ordre, encore qu'il y ait témérité à croire le contraire, lorsque la chose n'est pas
manifeste ; — e) l'approbation du bréviaire, ce qui veut dire qu'il ne contient rien
contre la foi ou les mœurs, mais non pas qu'il soit à l'abri de toute erreur historique ; —
f) la canonisation des saints. On entend par canonisation la sentence solennelle par
laquelle le Pape déclare que tel personnage jouit de la gloire du ciel et peut être honoré
du culte de dulie. Telle est du moins la canonisation formelle, comme elle est en usage
de nos jours, et ainsi appelée parce qu'elle est revêtue des formes juridiques qui lui
donnent toutes les garanties de vérité320. Aussi est-ce une opinion commune parmi les
319
De même, l'usage d'administrer le baptême aux enfants suppose le dogme de la transmission du
péché originel à tous les descendants d'Adam et l'efficacité du baptême conféré aux enfants qui n'ont
pas l'âge de raison. De même encore, la coutume de l’Eglise de prier pour les défunts implique le
dogme du Purgatoire et l'utilité des suffrages nous obtenir leur délivrance.
320
Canonisation.—La canonisation d'un saint implique une longue et minutieuse procédure,
exclusivement réservée au Saint-Siège. Bile ne comprend rien moins que trois procès dits de
Vénérabilité, de Béatification et de Sainteté. L'Evêque du diocèse, dont le Serviteur de Dieu est
originaire, se borne à faire une première enquête. — le procès d'information, — sur la pureté de sa
doctrine par l'examen de ses écrits, sur la renommée de sa sainteté, de ses vertus et de ses miracles ou
de son martyre, sur l'absence de tout obstacle qui serait péremptoire. et le non-culte (can. 2038). Après
qu'il en a communiqué les résultats à la S. Congrégation des Rites, la cause est introduite, s’il y a lieu.
1. La S. Congrégation commence alors la discussion du procès d’information. Le jugement sur
l’héroïcité des vertus u sur le martyre est réservé au Pape : c'est seulement après ce jugement que le
Serviteur de Dieu est qualifié de Vénérable. - 2. Pour la Béatifications, deux miracles au moins requis,

316
théologiens que l'Église est infaillible dans la canonisation formelle; toutefois la
proposition n'est pas de foi. Les théologiens admettent également que les
canonisations, telles qu'elles étaient pratiquées jusqu'au XIIe siècle, — et où il suffisait
que le témoignage populaire fût ratifié par l'évêque du diocèse pour qu'un personnage
fût proclamé saint, — ne ressortissaient pas au magistère infaillible de l'Église.
D'ailleurs, c'est un fait que certaines de ces canonisations appelées équipollentes
(équivalentes) ont été entachées d'erreur et ont eu pour objet des saints légendaires321.
La béatfication, n'étant pas un jugement définitif, n'appartient pas au domaine du
magistère infaillible; — g) les censures doctrinales322 dont l'Église frappe certaines
propositions. L'Église est infaillible lorsqu'elle applique à une doctrine la note
d'hérétique : cette proposition est de foi. Dans les censures suivantes : qu'une doctrine
est proche de l'hérésie, erronée, l'Église est également infaillible, d'après l'opinion
commune des théologiens. Si elle censure une doctrine comme téméraire, offensive
des oreilles pies, improbable, il n'est pas certain que l'Église soit infaillible, mais elle a
droit toujours à un religieux assentiment.

392. — 2° Mode d'exercice. — L'Église exerce son magistère infaillible de double


manière : extraordinaire ou ordinaire.

outre l'héroïcité des vertus ou le martyre. C'est encore le Pape qui fait promulguer, quand il le juge
bon, le décret dit de tuto, permettant de procéder à la Béatification, laquelle a lieu au cours d'une
messe, très solennelle où lecture est faite du décret Le Bienheureux peut être désormais l'objet d'un
culte public ; ses reliques peuvent être vénérées mais non portées en Procession. Il a droit à un office,
concédé à certaines régions ; mais on ne peut pas encore lui dédier une église ni mettre l’auréole à son
image — 3. Le dernier procès le procès de canonisation, consiste dans la discussion de deux nouveaux
miracles obtenus par l'intercession du Bienheureux depuis sa béatification formelle (can. 2138). S'ils
sont admis, le Pape signe un nouveau décret de tuto. Il va enfin trois consistoires, le premier, secret,
qui se termine par un vote, le. second, public où un discours est prononcé en faveur de la cause, le
troisième semi-public où Fon fait un dernier vote, et où l'on fixe la date de la lecture du décret de
canonisation dans la Basilique de Saint-Pierre à Rome (Can. 1999-2141).
321
Dans ce cas, la décision de l'Église qui proclame que tel personnage est saint et digne d'un culte
spécial, reste sans application concrète. L'objet formel du culte ne serait pas le damné en tant que tel,
mais le personnage fictif dont l'Église honorerait les vertus héroïques supposées. — Qu'il s'agisse par
ailleurs de la canonisation formelle ou de la canonisation équipollente, il ne faut pas confondre la
canonisation avec les faits historiques, ce qu'on appelle la légende du saint, ni avec l'authenticité de
ses restes. Quand elle canonise un personnage, l'Eglise n'entend pas définir la vérité de sa légende ni
l'authenticité de ses reliques.
322
On appelle censure doctrinale le jugement porté par l'Église et contenant soit un simple blâme, ou
une critique, soit une condamnation totale contre un livre ou une proposition, appréciés au point de
vue de la doctrine.
Une proposition est dite : — 1. hérétique, lorsqu'elle est directement opposée à la foi catholique ; —.2.
proche de l'hérésie, lorsqu'elle est opposée à une doctrine tenue universellement pour vraie, mais non
définie; — 3. erronée, lorsqu'elle contredit une vérité révélée, mais non dogmatiquement définie ni
universellement reçue, ou bien lorsqu'elle est opposée à une conclusion théologique ; — 4. téméraire,
quand la doctrine opposée s'appuie sur de graves arguments d'autorité et de raison ; — 5. offensive des
oreilles pies et malsonnante, quand les termes employés vont contre le respect dû aux choses saintes
ou que les mots sont impropres et prêtent à de fausses interprétations.

317
A. MAGISTÈRE EXTRAORDINAIRE. — L'Église ne fait usage du magistère
extraordinaire que dans de rares circonstances : — a) soit par le Pape seul parlant ex-
cathedra (V. Nos 398 et 399) ; — b) soit par les Évêques, unis au Pape, et réunis dans
des Conciles généraux (V. Nos 414 et suiv.).

B. MAGISTÈRE ORDINAIRE ET UNIVERSEL. — On appelle, magistère ordinaire et


universel le mode d'enseignement donné par le Pape et les Evêques à tout moment et
dans tous les pays (V. Nos 401 et 411). Lorsque Notre-Seigneur a dit à ses apôtres : «
Allez, enseignez toutes les nations », il n'a pas limité leurs pouvoirs à un temps et à un
endroit donnés. Le Pape et les Évêques doivent donc exercer leurs fonctions de
docteurs, non pas seulement à de rares intervalles et dans des circonstances
solennelles, mais partout et toujours.

§ 2. — LE POUVOIR DE GOUVERNEMENT.

393. — Le pouvoir de gouvernement implique un triple pouvoir : — a) le pouvoir


législatif, c'est-à-dire le pouvoir, non seulement d'interpréter les lois naturelles, mais
même d'imposer les devoirs en vue du bien commun, devoirs qui obligent en
conscience les sujets de l'Église ; — b) le pouvoir judiciaire, c'est-à-dire le pouvoir de
juger les actions et de porter des sentences ; — c) le pouvoir pénal ou coercitif, c'est-à-
dire le pouvoir d'appliquer des sanctions proportionnées aux infractions,

1° Existence. — A. ADVERSAIRES. — l’existence du pouvoir de gouvernement a été


niée : — a) au XIVe siècle, par les Fraticelles, sectaires fanatiques appartenant à l'ordre
des franciscains, qui, prétendant fonder une Eglise spirituelle et invisible, supérieure à
l'Église visible, faisaient dépendre le pouvoir de gouvernement de la sainteté
personnelle des ministres de l'Église ; — b) au XVIe siècle, par LUTHER et les partisans
de la Réforme qui, se fondant sur la théorie de la justification par la foi sans les
œuvres, concluaient que l'homme justifié n'était pas tenu à l'observation des
commandements de Dieu et de l'Église ; — c) au XVIIe siècle, par les jansénistes et les
gallicans qui enseignaient que le pouvoir de J'Église n'allait pas au delà des choses
spirituelles, les choses temporelles restant du ressort exclusif du pouvoir séculier.

B. PREUVES. — L’existence du pouvoir de gouvernement nous est attestée : — a) par


la Sainte Écriture. Elle découle des paroles par lesquelles Notre-Seigneur accorda à
ses Apôtres le pouvoir de paître, c'est-à-dire de régir les fidèles, de lier ou de délier, de
condamner ceux qui désobéissent à l'Église : « Celui qui vous écoute m'écoute, et celui
qui vous méprise me méprise» (Luc, x, 16). « Celui qui n'écoute pas l'Église, qu'il soit
considéré comme un païen et un publicain. » ( Mat., XVIII, 17). — b) par la pratique
de l'Église. — 1. Les Apôtres ont exercé ce triple pouvoir: — 1) le pouvoir législatif.
Au concile de Jérusalem, ils enjoignent aux nouveaux convertis « de s'abstenir des
viandes offertes aux idoles, du sang, de la chair étouffée et de l'impureté » (Act., XV,
29). Saint Paul loue les Corinthiens d'obéir à ses prescriptions (I Cor., XI, 2) ; — 2) le
pouvoir judiciaire. Saint Paul voue à Satan « Hyménée et Alexandre afin de leur
apprendre à ne point blasphémer » (I Tim., I, 20) ; il fait de même pour l'incestueux de
Corinthe (I Cor., V, 1, 5) ; — 3) le pouvoir pénal. Saint Paul écrit aux Corinthiens : «

318
C'est pourquoi je vous écris ces choses pendant que je suis loin de vous, afin de n'avoir
pas, arrivé chez vous, à user de sévérité, selon le pouvoir que le Seigneur m'a donné
pour édifier et non pour détruire» (II Cor., XIII, 10). Cette pratique des apôtres
suppose manifestement qu'ils avaient reçu de Jésus-Christ le pouvoir de légiférer dans
l'Église. — 2. Après les Apôtres, l'Église a, dans tous les temps, exercé le pouvoir de
gouvernement. Que ce pouvoir se soit manifesté différemment avec les temps et les
circonstances, ce n'est pas douteux ; mais il n'en est pas moins certain que, sous une
forme ou sous une autre, l'Église a toujours revendiqué le droit de faire des lois
disciplinaires et d'en exiger l'observation. Dans les premiers siècles, le pouvoir de gou-
vernement apparaît dans les nombreuses coutumes,— concernant l'administration des
sacrements, et en particulier du baptême, de la pénitence et de l'eucharistie, — qui sont
regardées comme pratiquement obligatoires, dans le rejet et la condamnation de
pratiques contraires qui tendent à s'introduire à certains endroits : c'est ainsi que le
pape ETIENNE, réprouvant la manière de faire des Églises d'Afrique, défendit de
rebaptiser ceux qui avaient reçu le baptême des hérétiques. Puis, avec le temps, et
grâce à l'influence que l'Église prit dans la société, la législation ecclésiastique se
développa et s'étendit aux questions mixtes telles que le mariage et les biens
ecclésiastiques. A partir du moyen âge, l'Église ne se contente plus de faire des lois et
d'édicter des pénalités, spirituelles et même temporelles, elle en demande l'exécution à
l'autorité séculière. Elle prend du reste si bien conscience de son pouvoir qu'elle
n'hésite pas à enseigner, par la bouche de GREGOIRE VII (XIe siècle), qu'en vertu de sa
mission divine, elle a le droit de commander, non seulement aux individus, . mais
même aux sociétés et à leurs chefs temporels, dans toutes les circonstances et dans la
mesure où les intérêts spirituels dont elle a la garde le requièrent.
c) Le pouvoir de gouvernement découle en outre des définitions de l'Église. I,'Église a
défini, au concile de Trente, le dogme qui affirme son pouvoir législatif. De même les
pouvoirs judiciaire et pénal ont été proclamés par le même concile, par plusieurs
papes, tels que JEAN XXII, BENOIT XIV, PIE VI. PIE IX a condamné, dans le Syllabus,
ceux qui prétendent que « l'Église n'a pas le droit d'employer la force et n'a aucun
pouvoir temporel direct ou indirect» (Prop. XXIV). LEON XIII déclare, dans son
Encyclique Immortale Dei, que « Jésus-Christ a donné à l'Église, dans la sphère des
choses sacrées, le plein pouvoir de faire des lois, de prononcer des jugements et de
porter des peines » ; — d) de la nature de l’Église. L'Église est une société parfaite (V.
N° 419). En tant que telle, elle est autonome et doit jouir des droits propres à toute
société parfaite, donc des trois pouvoirs, législatif, judiciaire et coercitif, qui sont des
moyens, sinon nécessaires, au moins très utiles, pour atteindre sa fin.

394. — 2° Objet. — A. Pouvoir législatif, — II est permis de poser en principe


général que l'Église, poursuivant une fin surnaturelle, a le pouvoir de légiférer sur tout
ce qui touche à cette fin. Il s'ensuit que l'objet de son pouvoir législatif est double : —
a) Du côté positif, il comprend le pouvoir de commander tout ce qui est capable
d'assurer la fin poursuivie. L'Église peut donc établir des lois disciplinaires sur les
sacrements, sur les objets du culte, sur les biens affectés à son usage exclusif. Ce droit,
l'Église l'a toujours revendiqué. Déjà, aux premiers siècles, malgré la violence des
persécutions qui cherchaient à étouffer sa voix, elle proclame la sainteté et la stabilité
du lien conjugal, la liberté des mariages entre esclaves et personnes libres, et bien

319
d'autres principes qui étaient en complet désaccord avec la législation de l'époque. Et
ainsi fera-t-elle à tous les moments de son histoire, avec ou contre ressentiment de
l'autorité civile. — b) Du côté négatif, l'Église a reçu le pouvoir de défendre à ses
sujets tout ce qui peut entraver leur fin surnaturelle. Et comme, en définitive, toutes les
actions humaines ne doivent jamais être en opposition avec cette fin, le pouvoir
gouvernemental de l'Église embrasse, d'une manière directe ou indirecte, tous les actes
de la vie individuelle et de la vie sociale.
B. Le pouvoir judiciaire et le pouvoir coercitif portent naturellement sur le même objet
que le pouvoir législatif. Ils ont pour objet toutes les infractions aux lois
ecclésiastiques.

395. — 3° Mode d'exercice. — Comme le mode d'exercice du pouvoir de


gouvernement dépend de l'étendue de la juridiction de ceux qui l'exercent, cette
question sera traitée plus loin quand nous parlerons des pouvoirs du Pape et des
Évêques.

Art. III. — Les Pouvoirs du Pape.

396. — Nous avons démontré que Jésus-Christ avait constitué à la tête de son Église
un chef suprême, saint Pierre, que l'Évêque de Rome, c'est-à-dire le Pape, était le
successeur de saint Pierre dans la primauté (N° 325) et que, de ce fait, il avait la
plénitude des pouvoirs conférés par Jésus -Christ à son Église. Il ne nous reste donc
plus qu'à déterminer l'objet et le mode d'exercice de ses pouvoirs, doctrinal et de
gouvernement.

§ 1. — LE POUVOIR DOCTRINAL DU PAPE. SON INFAILLIBILITE.

397. — 1° Objet. — Le Pape ayant la plénitude des pouvoirs dans l'Église, il est
permis de poser en principe général que l’objet de son pouvoir doctrinal et de son
infaillibilité est aussi étendu que celui de l'Église. Tout ce que nous avons dit plus haut
(Nos 390 et 391) de l'objet direct et de l'objet indirect du pouvoir doctrinal de l'Église,
s'applique donc au pouvoir doctrinal du Pape.

398. — 2° Mode d'exercice. — Le Pape exerce son pouvoir doctrinal de deux


manières : — a) d'une manière extraordinaire et solennelle par des définitions ex-
cathedra, et — b) d'une manière ordinaire.

A. Magistère extraordinaire. Le dogme de l'infaillibilité pontificale. — Nous avons


déjà prouvé l'existence de l'infaillibilité pontificale, en nous plaçant au seul point de
vue historique. Il convient de revenir sur le sujet, pour bien déterminer la manière dont
il faut entendre le domine.

a) ADVERSAIRES. — 1. Avant la définition du dogme par le concile du Vatican


(1870), l'infaillibilité pontificale avait pour adversaires: — 1) les protestants, pour qui
la Sainte Écriture est la seule règle de foi infaillible ; — 2) les gallicans, qui mettaient
les conciles généraux au-dessus du pape et qui ne regardaient les définitions

320
pontificales comme irréformables que si elles étaient sanctionnées par le consentement
de l'Église. Cette erreur, qui avait son origine dans le grand schisme d'Occident, fut
soutenue, au XVe siècle, par P. D'AILLY et GERSON, puis, au XVIIe siècle, par RICHER,
P. DE MARCA et surtout par BOSSUET, qui condensa la doctrine gallicane dans les
quatre articles de la fameuse Déclaration de 1682323. Le gallicanisme, qui était
enseigné dans les écoles de théologie françaises et surtout en Sorbonne, fut adopté
également en Allemagne, sous le nom de Joséphisme.
2. Après la définition du dogme, l'infaillibilité pontificale a été niée par une fraction
minime de catholiques, et, en particulier, par un groupe de catholiques allemands, qui
avaient à leur tête DOLLINGER et REINKENS, et qui prirent la dénomination de Vieux-
Catholiques. Naturellement, les Protestants rejettent tous le dogme, et, la plupart du
temps, ne s'en font pas une notion exacte. Les uns confondent l'infaillibilité avec
l’omniscience (DRAPER), ou avec l'inspiration (LITTLEDALE) ; d'autres la prennent
pour une union hypostatique de l'Esprit Saint avec le Pape (PUSEY).

399. — b) LE DOGME. OBJET ET CONDITIONS DE L'INFAILLIBILITÉ. — Le


concile du Vatican a défini ainsi le dogme de l'infaillibilité pontificale : « Le Souverain
Pontife, lorsqu'il parle ex-cathedra, c'est-à-dire, lorsque, remplissant la charge de
Pasteur et de Docteur de tous les chrétiens, en vertu de sa suprême autorité
apostolique, il définit qu'une doctrine sur la foi ou sur les mœurs doit être crue par
l'Église universelle, jouit pleinement, par l'assistance divine qui lui a été promise dans
la personne du bienheureux Pierre, de cette infaillibilité dont le divin Rédempteur a
voulu que son Église fût pourvu en définissant la doctrine touchant la foi et les mœurs.
Par conséquent de telles définitions sont irréformables d'elles-mêmes, et non en vertu
du consentement de l'Église. »324
Comme il résulte de ces paroles, l'infaillibilité pontificale a son objet bien délimité et
requiert des conditions précises. Pour jouir de l'infaillibilité, il faut que le Parle ex-
cathedra325, ce qui implique quatre conditions. Il faut : —1. qu'il remplisse la charge
de pasteur et de docteur de tous les chrétiens. En tant que docteur privé, il n'est donc

323
Voici la substance de ces articles : — 1. Les rois et les princes sont indépendants des papes dans
l'ordre temporel. — 2. Les Conciles généraux sont supérieurs au pape. — 3. Le pontife romain, dans
l'exercice de son autorité, doit se conformer aux canons. — 4. Ses jugements, en matière de foi, ne
sont irréformables que s'ils ont été confirmés par le consentement de l'Église.
324
Const. Pastor aeternus, chap. IV.
325
Ex-Cathedra (lat. : du haut de la chaire). Cette expression employée depuis longtemps pour
désigner le magistère infaillible du pape, et consacrée par la définition du Concile du Vatican, vient de
ce que la chaire, ou le siège, d'où l’Evêque instruisait primitivement le peuple, symbolise à la fois
l'autorité épiscopale et son enseignement lui-même. La Chaire de Pierre, le Siège apostolique et le
Saint-Siège sont donc des expressions identiques qui désignent l'autorité doctorale du Pape. Pareille
expression se trouve déjà dans la Sainte Écriture. Notre-Seigneur ne dit-il pas ( Mal., XXIII, 2) que
« les Scribes et les Pharisiens sont assis dans la chaire de Moïse », pour indiquer qu'ils sont, dans la
religion juive, les représentants de Moïse et ont le droit d'enseigner?

321
pas infaillible ; dans ses écrits comme dans ses sermons il peut se tromper326. Sans
doute, l'infaillibilité lui est personnelle ; elle est bien attachée à sa personne et non au
Siège apostolique, et elle ne peut être communiquée ou déléguée à aucun autre, mais
elle n'est personnelle que dans la mesure où le Pape remplit la charge de docteur
universel ; — 2. qu'il définisse, c'est-à-dire qu'il tranche, d'une manière définitive, une
question jusque-là controversée ou non ; — 3. qu'il définisse la doctrine sur la foi ou
les mœurs, c'est-à-dire les vérités révélées qu'il faut croire ou pratiquer, et les vérités
connexes aux vérités révélées. En dehors de cet objet, par exemple, sur le terrain des
sciences humaines, le pape est, comme tout homme, sujet à l'erreur. L'infaillibilité
pontificale n'est donc pas un pouvoir arbitraire et ridicule contre lequel il y ait lieu de
s'insurger ; — 4. qu'il définisse avec l'intention d'obliger toute l'Église : il va de soi, en
effet, qu'une doctrine définie impose à toute l'Église l'obligation d'y adhérer. Mais
comment reconnaître que le pape a eu l'intention d'obliger toute l'Église ? Les
qualifications d'hérésie et d'anathème sont le signe ordinaire des définitions, mais il
convient de remarquer qu'elles n'en sont pas la forme obligatoire ni par conséquent la
seule forme. Il suffit que, de la teneur même du document, du langage employé, alors
même que le document ne serait pas adressé à l'Église universelle327, il résulte que le
Souverain Pontife a entendu proposer à tous les fidèles un enseignement obligatoire
concernant une question de la foi ou de la morale.

400. — REMARQUES. — 1) L'infaillibilité du pape a pour principe l’assistance que


Notre-Seigneur a promise à saint Pierre et à ses successeurs (V. Nos 330 et suiv.), mais
elle ne dispense pas du travail et de l'emploi des moyens humains pour connaître la
vérité. Ces moyens sont les conciles et, d'une manière ordinaire, les conseils des
cardinaux, des évêques et des théologiens. — 2) De l'infaillibilité du pape, il serait
absurde de conclure à l'impeccabilité. Les deux choses sont sans rapport, et il est
évident que le privilège de l'infaillibilité n'entraîne pas avec soi celui de la vertu : un
pape peut donc être un grand pécheur, tout en gardant son infaillibilité. — 3) Les
définitions pontificales sont irréformables par elles-mêmes, et non par le consentement
de l'Église : l'infaillibilité pontificale est indépendante de l'acceptation des évêques. —
4) L'infaillibilité du pape, bien qu'elle n'ait été définie qu'en 1870, a toujours été
reconnue dans l'Église (V. N° 337). Il faut donc la considérer, non comme une inno-
vation doctrinale, mais comme une affirmation solennelle et explicite d'une vérité
contenue dans l'Évangile et la Tradition.

326
Les théologiens vont plus loin et se demandent si le pape, en tant que docteur privé, peut tomber
dans l'hérésie et y adhérer sciemment et obstinément. Ils répondent généralement qu'il peut
accidentellement, et par ignorance, errer sur la foi, mais, vu la divine Providence, ils ne supposent pas
qu'il puisse persévérer dans son erreur et devenir hérétique formel. Que si la chose arrivait, ils sont
d'avis qu'un pape, du fait même qu'il serait formellement hérétique, ne serait plus membre de l'Église,
et, a fortiori, ne pourrait plus en être le chef. Il serait, dans ce cas, déclaré privé de sa dignité par le
corps des évêques, et, d'après PALMIERI, dépouillé par Dieu lui-même de sa juridiction suprême.
327
Nous en avons un exemple dans la conduite d'iNNOCENT I qui envoya un décret aux Églises
d'Afrique condamnant l'erreur de Pelage, et définissant la doctrine sur la grâce, non seulement pour
l'Eglise à laquelle le décret était adressé, mais pour l'Eglise universelle.

322
On objecte que l'autorité du Pape, dans l'hypothèse de son infaillibilité, constitue un
pouvoir absolument despotique et supprime toute liberté de penser. — Réponse.
Faisons observer d'abord qu'il n'y a pas plus de despotisme dans l'autorité infaillible du
Pape que dans celle de l'Écriture. Si les catholiques manquaient de liberté de penser
parce qu'ils doivent obéir aux jugements irréformables du Pape, les protestants n'en
auraient pas plus puisqu'ils sont liés par les textes de l'Écriture. Les définitions
solennelles du Pape ne sont du reste pas autre chose que l'interprétation authentique
des sources de la Révélation. Par ailleurs, c'est une notion fausse de la liberté de
penser, que de la considérer comme la faculté d'embrasser l'erreur. Or obéir à un décret
infaillible, c’est tout simplement adhérer librement à une vérité reconnue comme
certaine.

401. — B. Magistère ordinaire. — Le Pape exerce son magistère ordinaire soit


directement et par lui-même, soit indirectement par l'intermédiaire des Congrégations
romaines.

a) DIRECTEMENT. — Le Pape peut proposer des vérités aux fidèles, même sans
intention de les définir infailliblement. — 1. Ainsi le Pape fait connaître ses décisions
dans ses Constitutions dogmatiques généralement publiées à la suite d'un autre
document. — 2. Il expose ses vues : 1) dans ses Encycliques ou lettres circulaires
adressées soit à tous les Évêques, soit à ceux d'une nation seulement ; — 2) dans ses
Lettres apostoliques.: forme qu'il emploie, par exemple, pour annoncer un jubilé : —
3. dans ses Allocutions consistoriales prononcées devant les cardinaux ; et — 4, dans
ses Brefs, lettres qu'il adresse à des particuliers. L'un des plus importants, parmi ces
sortes de documents publiés depuis un siècle, a été, sans doute, en 1864, l'Encyclique
Quanta cura suivie du Syllabus, ou recueil de quatre-vingts propositions contenant les
principales erreurs de notre temps, et que Pie IX condamnait à nouveau.
Les enseignements pontificaux, quelle qu'en soit la forme, et alors même que le Pape
n'en fait pas l'objet de définitions solennelles, ont toujours droit à notre assentiment
intellectuel, tout au moins à titre provisoire. Nous disons à titre provisoire, car, au lieu
que les dogmes sont des jugements irréformables qui entraînent avec soi une certitude
absolue et définitive, les autres enseignements du Souverain Pontife, si respectables
qu'ils soient, n'excluent pas la possibilité d'amendements ultérieurs.

402. — INDIRECTEMENT. — Le Pape exerce son magistère ordinaire indirectement


parla Congrégation du Saint-Office dont nous parlerons plus loin (V. N° 406), quand il
sera question des Congrégations romaines. Autorité des décrets portés par la
Congrégation du Saint-Office. — L'autorité de ces décrets dépend de la manière dont
ils sont promulgués. Le Pape peut en effet les approuver de deux façons, soit
solennellement in forma speciali, soit d'une manière commune, in forma communi. —
1. Si l'approbation est donnée solennellement, c'est-à-dire quand le Pape promulgue le
décret en son nom, et qu'il en devient ainsi l'auteur juridiquement responsable, le
décret prend la valeur d'un acte pontifical, et peut être infaillible s'il réunit les
conditions voulues (ex : les décrets de PIE V contre BAIUS et d'INNOCENT X contre
JANSENIUS). Mais il arrive souvent que le Pape n'entend pas prononcer un jugement
définitif, une définition ex-cathedra. Dans ce dernier cas, notre assentiment doit être,

323
non absolument ferme comme dans l'acte de foi, mais sincère et intérieur, — 2. Si
l'approbation est donnée in forma communi, c'est-à-dire, quand le Pape approuve le
décret comme acte de la Congrégation, le décret est et reste un acte de la Congrégation
: il n'est donc pas infaillible, puisque l'infaillibilité pontificale est incommunicable ; il
a cependant une grande autorité et a droit, sinon à un assentiment absolu, du moine à
une prudente adhésion. Celui qui aurait des raisons graves de croire que la décision. est
erronée, n'aurait pas le droit de la combattre ni par paroles ni par écrits, mais il pourrait
exposer respectueusement ses motifs de doute à la Sacrée Congrégation.

§ 2. — LE POUVOIR DE GOUVERNEMENT DU PAPE.

403. — 1° Objet. — Le Pape ayant le pouvoir suprême de juridiction, il peut : — a)


faire des lois pour toute l'Église, les abroger s'il le juge bon, ou en dispenser ; il peut
même dispenser des lois portées par les évoques ; — b) instituer les évêques ou
déterminer le mode de les instituer ; il peut même les déposer pour des raisons graves
et lorsqu'il y va du bien de l'Église ; ce qui arriva en 1801, lorsque Pie Vil enjoignit à
tous les évêques français de démissionner ; — c) convoquer les conciles ; — d)
prononcer des sentences définitives. On ne peut donc, sur le terrain de la discipline, pas
plus que sur les questions de dogme et de morale, en appeler du Pape à l'Église
universelle, au concile œcuménique, ou bion du Pape que l'on prétendrait mal informé
à un Pape mieux informé, comme le soutenaient autrefois les gallicans.

2° Mode d'exercice. — Comme le Pape ne peut exercer seul sa juridiction ordinaire et


immédiate dans le monde entier, il se sert de légats ou nonces, et des cardinaux
résidant à Rome. Nous n'insisterons pas ici sur les fonctions des légats et des nonces328
; d'un mot, on peut les appeler soit les représentants du Pape, soit ses ambassadeurs
auprès d'un gouvernement étranger. Nous nous arrêterons un peu plus longuement sur
le Sacre-Collège des cardinaux et sur le rôle qu'ils jouent, particulièrement dans les
Consistoires et les Congrégations romaines.

404. — LE SACRÉ-COLLÈGE DES CARDINAUX. — 1. Origine. Pour comprendre la


constitution du Sacré-Collège, quelques notions préliminaires sur l’origine des
cardinaux sont nécessaires.
Primitivement, le mot cardinal (du lat. cardo, gond, point d'appui) désignait soit un
évêque, soit un prêtre, soit un diacre, attaché de façon stable à une église ou à un titre

328
Légats et Nonces. — Primitivement, tous les représentants du Pape soit auprès d'une cour
étrangère, soit auprès d'un Concile, portaient le nom de légats. Au moyen âge il y avait trois sortes dé
légats : — a) les légats-nés qui étaient des archevêques chargés de représenter le pape d'une manière
permanente dans un royaume ou dans une province ; — b) les légats envoyés (les missi) qui jouaient
auprès des princes le rôle d'ambassadeurs ; — c) les légats a latere, ou, d'après le sens des mots latins,
les légats du côté, ceux qui viennent du voisinage du pape, c'est-à-dire qui ont reçu de lui les pouvoirs
les plus étendus.
Le légat-né n'est plus aujourd'hui qu'un titre honorifique. Les légats envoyés sont remplacés par les
nonces (lat. n un (tus, messager) lesquels sont de véritables ambassadeurs du pape et le représentent,
en tant que chef spirituel,—et, avant 1870, en tant que chef temporel, — auprès des princes et des
gouvernements. La charge de légat a latere existe toujours, mais elle consiste en une mission
temporaire.

324
ecclésiastique, qui devenait, de ce fait, son point d'appui, le centre de son activité. L'on
peut donc reporter l'origine de l'institution cardinalice à la primitive Église et en voir
les traces dans le presbytérium composé de prêtres et de diacres qui avaient pour
mission d'aider l'évêque dans son ministère. Plus que tout autre, l'Évêque de Rome, en
raison de sa lourde tâche, devait éprouver le besoin d'assistance. Aussi le voyons-nous,
dès les premiers siècles, entouré d'un corps de diacres chargés du soin des pauvres et
d'un corps de prêtres qui devaient remplir leur ministère, dans l'église même du
pontife, ou dans d'autres églises paroissiales, qui prirent la dénomination de titres.
Le nom de cardinal, d'abord générique et indéterminé, fut par la suite réservé au clergé
des églises cathédrales, puis peu à peu il devint un titre exclusif de l’Église romaine
qui peut être considérée comme le cardo, le vrai point d'appui de l'unité de l'Eglise.

2. Nombre. — Le nombre des cardinaux a varié avec les époques. A la fin du XVIe
siècle, le pape SIXTE-QUINT fixa le nombre des cardinaux-diacres à 14, celui des
cardinaux-prêtres à 50, et celui des cardinaux-évêques à 6 : trois classes par
conséquent, non pas fondées, comme on pourrait le croire, sur le pouvoir d'ordre, mais
sur le titre ecclésiastique assigné à chaque élu au moment de sa promotion. Depuis
lors, le Sacré-Collège comprend donc, en droit, 70 membres, à la tête desquels se
trouve un doyen ; mais ce nombre est rarement complet.
3. Rôle. — Le rôle des cardinaux consiste dans une double fonction: extraordinaire et
ordinaire. — 1) Leur fonction extraordinaire est de se réunir en conclave329 le plus tôt

329
Conclave (lat. cum, avec, clavis, clef). Ce mot désigne : 1. soit le local, rigoureusement fermé à
clef, où les cardinaux se réunissent pour procéder à l'élection d'un nouveau pape ; — 2. soit
l'assemblée elle-même. Voici les principales règles, établissant le mode d'élection du pape, qui furent
formulées par GREGOIRE X, au 2e concile œcuménique
de Lyon (1274).
1. Les cardinaux doivent se réunir dans les dix jours, — délai porté par PIE XI (1922) à 15 ou 18 jours,
— qui suivent la mort du pape, dans un endroit si bien fermé que nul ne puisse y entrer ni en sortir. —
2. Personne du dehors ne doit communiquer avec eux, ni de vive voix ni par écrit, sous peine
d'excommunication ipso facto. — 3. Le conclave doit se tenir dans le palais qu'habitait le pontife
défunt, ou, s'il est mort en dehors de la cité où il résidait avec sa cour, dans la ville dont dépend le
territoire où le pape est mort. Quant au mode de scrutin, l'élection peut se faire : — 1) soit par scrutin
secret et à la majorité des deux tiers des votants. — 2. soit par compromis, si, par suite de graves
divergences de vues parmi les cardinaux sur le sujet à élire, ils donnaient mandat à quelques-uns
d'entre eux pour le choix à faire. Ainsi fut élu GREGOIRE X à la suite d'une vacance du siège qui ne
dura pas moins de trois ans ; — 3. soit par acclamation. Les deux derniers modes n'existent plus qu'en
théorie. Après chaque scrutin, les bulletins qui ont été déposés dans un calice, sont immédiatement
brûlés.
Le droit de veto ou d'exclusive. — Trois grandes nations catholiques : la France, l'Espagne et
l'Autriche ont revendiqué longtemps ce qu'on appelle le droit de veto ou d'exclusive. En voici l'origine
et le caractère. De tout temps, les souverains ont attaché une très grande importance à l'élection du
pape et ont cherché à faire nommer le candidat de leur choix. Mais, vu le nombre des cardinaux, la
chose leur était presque impossible. Ne pouvant donc réussir à faire élire qui ils voulaient, ils se sont
arrogé le droit d'écarter ceux voulaient pas. Ce prétendu droit d'exclusive n'a jamais eu aucune valeur
juridique , en s'y soumettant, les cardinaux ont simplement voulu faire preuve de condescendance a
l'égard de souverains de qui ils avaient intérêt à ménager les bonnes dispositions. Comme l'exclusive
ne pouvait être prononcée qu'une seule fois par conclave et contre un seul sujet, il ne pouvait jamais y
avoir que trois noms d’éliminés : il restait donc assez de choix de cardinaux. Depuis cent ans,
l'Autriche usa de son droit d'exclusive à toutes les élections pontificales, mais elle ne put empêcher ni

325
possible après la mort du Pape, et de lui élire un successeur. Ce droit leur a été
attribué, à l'exclusion du clergé inférieur et du peuple, par un canon du troisième
concile œcuménique de Latran (1179). — 2) Leur fonction ordinaire est d'aider le
Souverain Pontife dans le gouvernement de l'Église. Ce concours habituel, ils le
prêtent dans les consistoires et les congrégations.

405. — A.. CONSISTOIRES. — Les consistoires pontificaux sont les assemblées des
cardinaux présents à Rome présidées par le pape. Ces réunions avaient lieu autrefois
deux ou trois fois par semaine et traitaient presque toutes les affaires importantes ;
elles sont devenues beaucoup plus rares et ne se tiennent plus qu'à des intervalles
irréguliers. Les consistoires sont secrets ou publics : — 1. secrets, si les cardinaux
seuls y sont admis. Il y est question de la création de nouveaux cardinaux330, de la
nomination des évêques et des différents dignitaires de la cour épiscopale, etc. ; — 2.
publics, quand d'autres prélats et des représentants des princes séculiers peuvent y
assister. Les consistoires publics ont pour objet particulier une canonisation (N° 391,
n.), la réception d'un ambassadeur, le retour d'un légat a latere, ou autres affaires
d'intérêt général.

406. — B. CONGRÉGATIONS ROMAINES. — Les affaires ecclésiastiques étant trop


nombreuses pour être réglées toutes dans des consistoires, il a été établi des
congrégations, des tribunaux et des offices particuliers, qui ont reçu la mission de
traiter toutes les questions assignées à leur département propre.
La constitution Sapienti consilio de PIE X (29 juin 1908) ne maintient que onze
congrégations proprement dites, outre les trois tribunaux de la Sacrée Pénitencerie, de
la Rote, de la Signature apostolique, et les cinq offices ou secrétaireries. Depuis, le
pape BENOIT XV a supprimé la congrégation de l'index et a attribué son ministère à la
congrégation du Saint-Office ; d'autre part, il a fondé une nouvelle congrégation, celle
des Églises orientales, de sorte que le nombre des congrégations reste fixé à onze. Ces
onze Congrégations sont :
1) La Congrégation du Saint-Office ou de l’Inquisition.— Le Saint-Office, la
congrégation la plus ancienne et la plus importante par ses attributions, a pour but
premier la conservation et la défense de la foi et de la discipline ecclésiastique. Mais
l'on comprend aisément que « pour atteindre cette fin, il a fallu lui donner juridiction et
compétence sur les délinquants. Son autorité eût été purement illusoire, s'il n'avait eu
le pouvoir de réprimer les contempteurs de la foi et des saints canons. » D'où il suit
que « secondairement, mais véritablement, le Saint-Office est un tribunal proprement
dit, ayant un réel pouvoir judiciaire. Il peut, par voie d'inquisition, conformément à la
procédure canonique usitée, juger et condamner les coupables. Bien plus, et ceci est

l'élection de Pie IX, ni celle de Léon XIII, la première à cause du retard de celui qui était chargé, la
seconde parce qu’elle se fit trop rapidement. L’on sait que Pie X, élu après l’exclusive contre le
candidat le plus favorisé, le Cardinal Rampolla, aboli aussitôt ce droit pas sa constitution Commissum
nobis (20 janvier 1904)
330
Sur ce point, comme sur les autres, les cardinaux n'ont que voix consultative. C’est au Pape seul
qu’il appartient de créer de nouveaux cardinaux ; mais il le fait parfois à la demande de certains Etats
Catholiques. C’est ainsi que, en vertu d’une vieille coutume, la France, l’Espagne, l’Autriche et le
Portugal ont droit à un cardinal du curie qui représente leurs intérêts auprès du Saint Siège.

326
particulier à cette congrégation et la différencie des autres, dans le for contentieux, le
Saint-Office jouit d'un véritable pouvoir coercitif ; il peut employer des moyens
coactifs »331. Étant donnée l'importance de cette congrégation, le Pape en est toujours
le préfet. A ce tribunal rassortissent tous les crimes d'hérésie, de schisme, les graves
délits contre les mœurs, tous les cas de sortilège, de magie, de spiritisme. Il a plein
pouvoir pour apprécier les doctrines qu'il qualifie sous les titres d'erronée, d'hérétique,
de proche de l'hérésie, de téméraire, etc. Il a le droit de juger et de condamner les livres
et de les inscrire au catalogue de l'Index332.
2. La Congrégation consistoriale. — Présidée par le Pape, elle a pour mission de
préparer ce qui doit être traité en consistoire. Elle s'occupe en outre de tout ce qui se
rapporte au gouvernement de tous les diocèses (choix des évêques, création et
administration des diocèses), à l'exception de ceux qui sont soumis à la congrégation
de la Propagande.
3. La Congrégation de la discipline des Sacrements. — Cette congrégation, fondée
par Pie X, a pour but de trancher toutes les questions disciplinaires relatives aux
sacrements, sans s'occuper des questions de doctrine qui relèvent du Saint-Office.
4. La Congrégation du Concile. — Primitivement instituée (1564) pour faire exécuter
et observer par toute l'Église les décrets du Concile de Trente, cette congrégation,
depuis PIE X, a pour objet tout ce qui concerne la discipline générale du clergé séculier
et des fidèles. Elle doit veiller à ce que les préceptes de l'Église : sanctification des
fêtes, pratique du jeûne, de l'abstinence, etc., soient bien observés. Elle règle tout ce
qui regarde les curés, les chanoines, les pieuses associations, les bénéfices ou offices
ecclésiastiques. Elle s'occupe de tout ce qui concerne la célébration, la révision des
conciles particuliers... les assemblées, réunions ou conférences épiscopales.
5. La Sacrée Congrégation des Religieux. — La compétence de cette congrégation est
restreinte aux affaires qui concernent les religieux des deux sexes, à vœux solennels ou
simples, aux communautés, aux groupes, qui ont la vie en commun à la façon des
Religieux,
6. La Sacrée Congrégation de la Propagande. — Établie pour propager la foi parmi
les infidèles, les hérétiques, toutes les sectes dissidentes, cette congrégation a juri-
diction sur tous les pays de missions, là où la hiérarchie catholique n'est pas encore
complètement constituée. « Les religieux travaillant dans les missions relèvent de la
Propagande en tant que missionnaires ; mais, comme religieux, soit individuellement,
soit en corps, ils dépendent de la Congrégation des Religieux .»333 La Propagande
possède à Rome un séminaire, où l'on forme ceux qui se destinent aux missions.
7. La Sacrée Congrégation des Rites s'occupe des rites et cérémonies (messe, offices
divins, sacrements) et en général de tout ce qui concerne le culte dans l'Église latine.
Elle s'occupe aussi des Reliques ; à elle sont réservées les causes de béatification et de

331
L. CHOUPIN, art. Des congrégations romaines. Dict. d'Alès.
332
Autrefois, lorsque le Saint-Office avait rendu sa sentence de condamnation, celle-ci était
enregistrée et publiée par la Sacrée Congrégation de l'Index, laquelle avait en outre le droit d'accorder
les dispenses qu'elle estimait nécessaires.
333
Voir, pour toute cette question des Congrégations, l'art. Congrégations romaines du. P. CHOUPIN
(Dict. d'Alès).

327
canonisation.
8. La Congrégation cérémoniale s'occupe des cérémonies pontificales, de la réception
des ambassadeurs, des questions de préséance et d'étiquette.
9. La Congrégation des Affairés ecclésiastiques extraordinaires s'occupe des affaires
que lui soumet le Souverain Pontife par l'intermédiaire du Cardinal Secrétaire d'État334
et principalement de celles qui regardent les lois civiles, les concordats conclus ou à
conclure avec les divers gouvernements.
10. La Sacrée Congrégation des Séminaires et Universités a la haute administration
sur toutes les Universités et Facultés catholiques du monde entier. Elle veille à la
pureté de la doctrine et travaille à promouvoir les études sacrées. Elle accorde aux
Facultés le pouvoir de conférer les grades académiques.
11. La Sacrée Congrégation des Églises orientales. — Érigée en 1917, elle est
présidée par le Pape, elle doit s'occuper des Églises d'Orient qui rentraient autrefois
dans la Congrégation delà Propagande. (Can. 247-257).

407. — COMMISSION BIBLIQUE. — A côté des onze Congrégations qui précèdent,


il faut citer la Commission biblique, instituée par Léon XIII' en 1902 (bref Vigilantiae)
dans le but de promouvoir les études bibliques et de les protéger contre l'erreur et la
témérité. Organe officiel d'un rang inférieur aux Congrégations, la Commission
biblique avait également une autorité moins grande, mais PIE X, par son Motu proprio
« Praestantia» du 18 novembre 1907, l'a mise sur le même rang que les congrégations
romaines. La Commission biblique « ost formée, comme le déclare le décret pontifical,
d'un certain nombre de cardinaux, illustres par leur doctrine et leur prudence ». Ils
constituent seuls la Commission biblique proprement dite, et seuls, ils sont juges de
toutes les questions d'Écriture Sainte, soumises à leur examen. Mais le Pape leur
adjoint des consulteurs qu'il choisit « parmi les savants dans la science théologique des
Livres Saints, hommes différents de nationalité et dissemblables par leurs méthodes et
leurs opinions en fait d'études exégétiques », afin de « donner dans la Commission,
accès aux opinions les plus diverses, pour qu'elles y soient, en toute liberté, proposées,
développées et discutées » (Motu proprio). Les consulteurs rédigent, sur les questions
soumises à la Commission, des rapports qui sont communiqués aux cardinaux,
membres de la Commission, présentent leurs observations motivées, dans des séances
spéciales. Mais les questions ne sont tranchées que par les Cardinaux, réunis en séance
plénière. Leurs conclusions sont alors soumises au Souverain Pontife « pour être
publiées après avoir reçu son approbation » donnée ordinairement dans la forme
commune. Au point de vue juridique, les décisions de la Commission biblique ont
exactement la même valeur que les décrets doctrinaux des Sacrées Congrégations
approuvés par le Pape (Voir N° 402).

334
Le Cardinal secrétaire d'État est une sorte de ministre des Affaires étrangères, qui a pour mission
de se tenir en rapport constant avec les ambassades et les nonciatures. C'est une des fonctions les plus
importantes avec celle du Cardinal-Vicaire qui est chargé de l'administration du diocèse de Rome.

328
408. — Les tribunaux romains sont : — 1. la Sacrée Pénitencerie dont la juridiction
s'étend exclusivement aux affaires de for interne335, même non sacramentel :
absolution des péchés réservés, solution des cas de conscience, dispenses de vœux,
d'empêchements occultes de mariage, concession des indulgences ; — 2. la Rote,
supprimée en 1870 et rétablie par PIE X, traite les causes contentieuses, civiles ou
criminelles.

Elle « est ainsi constituée cour d'appel pour toutes les curies ecclésiastiques du monde
entier... Toutefois la Rote juge en première instance toutes les affaires que le
Souverain Pontife lui confie de son propre mouvement, ou sur la demande d»s
parties... Rappelons-nous que tous les fidèles ont le droit absolu de demander à être
jugés à Rome ; on peut toujours recouru au Souverain Pontife, qui est le Père commun
de tous les chrétiens »336 ; — 3. la Signature apostolique qui est la cour de cassation de
la Rote et reçoit les recours en cassation de jugements attaqués pour vices de forme et
les demandes en révision.

409. — Les Offices sont : — 1. la Chancellerie apostolique qui a pour office d'expé-
dier, sur l'ordre de la Congrégation consistoriale ou du Pape, les lettres apostoliques,
les bulles avec k sceau de plomb (sub plumbo) relatives à la provision des bénéfices et
des offices consistoriaux, à l'institution des nouveaux diocèses, chapitres et à d'autres
affaires majeures ; — 2. la Daterie apostolique qui expédie les lettres apostoliques
pour la collation des bénéfices non consistoriaux réservés au Saint-Siège ; — 3. la
Chambre apostolique à qui est attribuée l'administration des biens et droits temporels
du Saint-Siège, principalement pendant la vacance du siège ; — 4. la Secrétairerie
d'État qui comprend trois sections : la section des Affaires extraordinaires, la section
des Affaires ordinaires et la secrétairerie des Brefs ; — 5. les secrétaireries des Brefs
aux princes, et des Lettres latines, à qui incombe le soin d'écrire en latin les Actes du
Souverain Pontife (can. 260-264).

Art. IV. — Les Pouvoirs des Évêques.

Les Évêques peuvent être considérés : — a) soit individuellement ; — b) soit en corps


et unis avec le Pape.

§ 1. — POUVOIRS DES ÉVEQUES PRIS INDIVIDUELLEMENT.

410. — Préliminaires. — Quelques remarques préliminaires sont nécessaires pour


bien comprendre l'étendue des pouvoirs des Évêques, considérés individuellement. —
a) Bien que les Évêques soient appelés, et soient vraiment les successeurs des Apôtres,
il ne faut pas oublier qu'ils n'en sont les successeurs que pris en corps. La juridiction

335
Le mot for (lat .forum, tribunal) signifie tribunal, juridiction. Le for interne désigne l ' donc la
juridiction, l'autorité de l'Église sur les âmes et sur les choses spirituelles, autre-! ment dit, sur les
choses de la conscience. Le for externe est, au contraire, la juridiction de l'Eglise sur les choses
temporelles, sur les actes extérieurs.
336
CHOUPIN, art. cit.

329
de l'ensemble du collège épiscopal est donc égale à celle du collège apostolique, mais
la juridiction de chaque évêque n'est pas égale à celle de chaque apôtre : celle-ci était
universelle, celle-là au contraire est limitée. — b) Ce premier point établi et hors de
discussion, la juridiction épiscopale procède-t-elle immédiatement de Dieu ou du
Souverain Pontife? Les deux opinions ont été soutenues337. Ilimporte peu, du reste, car
elles aboutissent toutes deux, en fin de compte à la même conclusion. Tous les
théologiens, en effet, admettent que le pouvoir épiscopal, même s'il est conféré
immédiatement par Dieu, dépend, dans son exercice, du Souverain Pontife, lequel
choisit ou approuve le sujet338 et délimite la circonscription et l'étendue de sa juri-
diction. — c) Cependant, quoique dépendants du Pape, les évêques ne sont pas de
simples délégués : ils jouissent d'une juridiction ordinaire et qui leur est propre,

411. — 1° Leur pouvoir doctrinal. — Comme les Evêques ont dans leur diocèse une
juridiction ordinaire, ils jouissent, dans les limites des circonscriptions qui leur sont
assignées, du même pouvoir que le Pape dans le monde entier, h'objet de leur pouvoir
doctrinal est donc, toutes proportions gardées, le même que celui du Pape : il embrasse
la Révélation tout entière et ce qui lui est connexe. Cependant, les Évêques ne
jouissant pas individuellement du privilège de l'infaillibilité, il convient que, dans les
controverses importantes sur les questions de foi, ils en réfèrent au Souverain Pontife.
Ils doivent veiller à la propagation et à la défense de la religion : ce qu'ils font
généralement par leurs lettres pastorales et leurs mandements. Ils ont le droit et le
devoir de prohiber les mauvais livres, les mauvaises publications. Tous les livres qui
traitent des questions de fois de morale, de culte et de discipline ecclésiastique doivent

337
Ceux qui adoptent la première opinion prétendent que la juridiction suit le pouvoir d'ordre et,
comme le pouvoir d'ordre vient directement de Dieu, il en est de même du pouvoir de juridiction, bien
que celui-ci reste en suspens jusqu'à la désignation d'un diocèse Les partisans de la seconde opinion,
d'ailleurs généralement admise, pour prouver que la juridiction épiscopale vient immédiatement du
Souverain Pontife, allèguent au contraire, et à juste titre, que le pouvoir de juridiction ne peut dériver
du pouvoir d'ordre puisqu'il lui est antérieur, les évêques régulièrement nommés et confirmés par le
Pape ayant déjà juridiction sur leur diocèse, et pouvant l'exercer, avant leur consécration, et aussitôt
qu'ils ont montré leurs Bulles de provision au chapitre (Can. 334).
338
Nous disons que le Pape choisit ou approuve, car les nominations d’évêques varient avec les temps
et les pays. A. Dans l’Eglise d’occident, l’on peut distinguer quatre systèmes. Les nominations se font
: — 1. soit par le libre choix du pape qui désigne le sujet à son gré : système pratiqué en France, en
Italie, en Belgique, au Brésil, au Mexique et dans les vicariats apostoliques ; — 2. soit par
présentation des chefs d'Etats, dans les pays qui sont régis 'par un concordat : Autriche-Hongrie,
Espagne, Portugal, Pérou, Alsace-Lorraine j — 3. soit sur une proposition de noms, comme cela se
passe aux États-Unis, au Canada, en Hollande, en Angleterre, en Irlande, Les curés inamovibles se
réunissent sous la présidence du métropolitain et proposent une liste de trois noms, à laquelle les
évêques de la province peuvent en ajouter plusieurs : liste qui est alors présentée au Pape, sans qu'il y
ait obligation pour lui de choisir l'un des noms mentionnés ; — 4. soit par élection capitulaire.
Certains chapitres, comme ceux de Suisse. d'Allemagne, sauf celui de Bavière, des évêchés autrichiens
de Salzbourg et Olmutz, ont le privilège d'élire leur évêque ; mais leur nomination doit être confirmée
par le Pape.
B. Dans l'Église d'Orient, depuis Pie IX, les évêques sont choisis dans une liste de trois noms proposée
par les évêques du patriarcat, et les patriarches sont élus par les évêques seuls, sauf à être confirmés
par le Pape.

330
dès lors être contrôlés par eux et ne peuvent s'imprimer sans leur approbation, ou
imprimatur.

412. — 2° Leur pouvoir de gouvernement. — a) Au point de vue législatif, l'Évêque


gouverne tous les fidèles de son diocèse au for interne et au for externe. Il peut donc
porter des lois, préparées ou non en synode339 diocésain, sur tout ce qui concerne la foi,
le culte et la discipline : mais il doit toujours agir en dépendance du Souverain Pontife
et de la loi commune de l'Église. — b) Au point de vue judiciaire, l'Evêque juge en
première instance. Il exerce ce pouvoir par ce que l'on appelle l’Officialité diocésaine,
tribunal présidé par un prêtre, appelé Officiai, qui, sauf des cas exceptionnels, doit être
distinct du Vicaire général (Can. 1573 § 1). — c) Ait point de vue coercitif, l'Evêque
peut frapper de peines canoniques et de Censures les délinquants, qui gardent toujours
le droit d'en appeler au Métropolitain et au Pape.

§ 2. — POUVOIRS DES ÉVEQUES PRIS EN CORPS.

Le collège des Évêques, pris dans son ensemble et en union avec le pape, peut être
considéré soit dispersé dans le monde, soit assemblé en concile œcuménique.

413. — 1° Les Évêques dispersés. — II n'est pas nécessaire que les Évêques se
réunissent en concile général pour être infaillibles. Même dispersés, ils forment le
corps enseignant de l'Église et ne jouissent pas moins de l'infaillibilité. Quand Jésus a
promis à ses Apôtres d'être avec eux jusqu'à la fin des siècles, il n'a pas mis la
condition qu'eux ou leurs successeurs devaient se réunir à un endroit quelconque pour
obtenir son assistance. Du reste, le consentement unanime de l'Église a toujours été
reconnu comme une des meilleures preuves de la vérité de la doctrine, et saint
VINCENT DE LERINS a pu poser cette règle qu'il faut croire « ce qui a été cru partout,
toujours et par tous ». Au surplus, que les choses doivent être ainsi, la raison nous le
dit., ce n'est pas seulement dans des circonstances exceptionnelles, mais en tout temps,
que l'épiscopat est chargé de renseignement ; donc, à tout moment, il doit avoir le
privilège de l'infaillibilité. Aussi, avant le premier concile œcuménique qui n'a eu lieu
qu'au début du IVe siècle (en 325 à Nicée) le magistère ordinaire du corps épiscopal
avait déjà amené le dogme à un haut degré de développement. L'Église enseignait déjà
d'une manière explicite les dogmes de la Trinité et de la divinité de Jésus-Christ, de la
Rédemption, de la virginité et de la maternité divine de Marie, les éléments du dogme
du péché originel ; elle avait presque fixé sa doctrine sur les principaux sacrements,
entre autres, sur le baptême, sur la présence réelle du Christ dans l'Eucharistie, à la fois
sacrement et sacrifice, etc. Les conciles qui se tiendront à partir de cette date, ne feront
le plus souvent que préciser les points encore discutés et donner une autorité plus
ferme à la croyance déjà établie.

339
On appelle Synode diocésain la réunion officielle d'une partie du clergé diocésain qui doit avoir lieu
dans chaque diocèse, au moins tous les dix ans, pour traiter des questions qui concerne le clergé et le
peuple (can. 356). L’Evêque seul a le droit de convoquer et de présider le te synode ; seul y exerce le
pouvoir législatif, les autres membres n’ayant que voix consultative. (can. 357, 362)

331
L'on pourrait ajouter que, dans les premiers siècles, bien des hérésies furent
condamnées par les décisions dogmatiques d'un nombre restreint d'Évêques, dispersés
dans le monde, ou simplement réunis en concile particulier : provincial ou national.

414. — 2. Les Évêques réunis en concile. — Le concile (lat. concilium assemblée)


œcuménique (gr. oihoumenikos, universel) est l'assemblée solennelle des évêques de
tout l'univers. Deux points nous intéressent ici, à savoir les conditions à l’œcuménicité
d'un concile, et leur autorité.

A. CONDITIONS D'ŒCUMÉNICITÉ. — Pour qu'un concile soit œcuménique, il faut :


— a) que tous les évêques du monde y aient été officiellement convoqués340, mais il
n'est pas nécessaire et il est matériellement impossible que tous y assistent. Il n'est
même pas requis que le chiffre des présents l'emporte sur celui des absents, il suffit
qu'il y en ait un assez grand nombre pour représenter moralement l'Église universelle.
Dans le cas de doute sur l’œcuménicité d'un concile, il appartient à l'Église de trancher
cette question de fait dogmatique (N° 391) ; — b) que le Pape prête son autorité au
concile. D'où il suit : — 1. que tout concile œcuménique doit être convoqué 341 par le
pape ou de son consentement ; — 2. présidé par lui ou par ses légats ; — 3. que les
décrets du concile soient ratifiés par lui et promulgués par son ordre (Can. 227). Pour
cette dernière raison, certains conciles (v. g. le 1er et le 2e de Constantinople) qui
n'étaient pas œcuméniques, du fait de leur convocation et de leur célébration, le sont

340
De droit divin et ordinaire, doivent être convoqués tous les évoques ayant une juridiction actuelle,
c'est-à-dire ceux qui sont préposés à un diocèse et qui s'appellent ordinaires ou résidentiels. Les
évêques titulaires, c'est-à-dire ceux qui sont revêtus de la dignité épiscopale, sans avoir de juridiction
sur un diocèse, et les Vicaires apostoliques peuvent être convoqués, mais ne le sont pas de droit. Dans
les premiers siècles, à cause de la longueur et de la difficulté des voyages, les métropolitains seuls
étaient directement convoqués, avec charge pour eux d'amener un certain nombre de leurs suffragants.
De nos jours, par privilège et en raison de la coutume, sont également convoqués, en dehors des
évêques ordinaires : — 1. les cardinaux, même s'ils ne sont pas évêques ; — 2. les abbés et autres
prélats ayant juridiction quasi-épiscopale avec territoire séparé ; — 3. les abbés généraux de
monastères groupés en congrégations et les supérieurs généraux d'Ordres... (Can. 223). A titre
consultatif, des théologiens et des canonistes peuvent être admis aux séances, mais sans prendre part
au vote. De même, il est arrivé autrefois que les princes catholiques ont été invités à titre honorifique.
341
Nous disons convoqué par le pape ou de son consentement. C'est qu'en effet l'histoire des huit
premiers conciles nous les montre comme convoqués par les empereurs. Ceux-ci agissaient-ils en leur
propre nom, ou avaient-ils reçu mandat du Souverain Pontife? Leurs lettres de convocation, leurs
déclarations aux conciles où ils disent qu'ils ont convoqué le concile par l'inspiration de Dieu, ainsi
que les témoignages des contemporains, évêques, conciles, papes eux-mêmes qui leur reconnaissent ce
droit, pourraient faire croire au premier abord qu'ils agissaient en dehors des papes. Mais il convient de
distinguer entre la convocation matérielle et la convocation formelle. A cause de la difficulté des
déplacements, de l'insécurité des routes, des multiples dangers et ennuis d'un si long voyage, les
évêques auraient hésité à quitter leur résidence ; en outre, les réunions nombreuses étaient interdites
par la législation de l'Empire. Seuls les empereurs avaient entre les mains l'autorité et la puissance
voulues pour appeler les évêques, les protéger et les dispenser des lois existantes, bref, pour faire la
convocation matérielle. Mais les papes n'en restaient pas moins les auteurs de la convocation formelle,
dans ce sens qu'en présidant l'assemblée, soit par eux-mêmes, soit plus souvent par des légats, ils
l'érigeaient en un corps juridique ayant qualité pour définir les points de dogme et de morale ou pour
porter ries lois disciplinaires.

332
devenus par la ratification subséquente du Pape ; par contre, d'autres conciles, dits
œcuméniques, ne le sont pas pour tous leurs décrets, l'approbation du pape ayant fait
défaut, comme nous avons eu l'occasion de le constater à propos du 28e canon du
concile de Chalcédoine que le pape saint Léon ne voulut pas ratifier (V. N° 370).

415. — B. AUTORITÉ DES CONCILES ŒCUMÉNIQUES. — Le concile


œcuménique, où se trouvent réunis le pape et les évêques, c'est-à-dire la tête et le corps
de l'Église enseignante, est l'autorité la plus haute et la plus solennelle qui puisse
exister. Il jouit donc de l'infaillibilité dans les définitions de la doctrine sur la foi et les
mœurs. Pour être valables, il n'est pas nécessaire que les décrets conciliaires soient
votés à l'unanimité absolue. Ce serait là une condition presque irréalisable. Cette thèse,
mise en avant au concile du Vatican par les adversaires de l'infaillibilité pontificale, ne
repose sur rien, ni sur l'histoire, ni sur la tradition, ni sur les principes juridiques et
rationnels. Il va de soi, en effet, que dans toute assemblée délibérante, dans les
conciles par conséquent, les questions doivent être tranchées par la majorité. Il y a lieu
cependant de faire une réserve pour les cas où le pape serait avec la minorité, vu que le
pape seul a le droit de trancher souverainement les questions. Si la chose se présentait,
le décret serait dénommé, avec plus de justesse, décision pontificale, que décision
conciliaire.
Mais les décrets conciliaires ont-ils, dans toute leur teneur, la même autorité
doctrinale? Il convient de distinguer, dans les décisions rendues par plusieurs conciles,
notamment par les conciles de Trente et du Vatican, une double partie : une partie
positive, représentée par les chapitres consacrés à l'exposition de la véritable doctrine,
et une partie négative représentée par les canons où sont condamnées les erreurs
contraires. Quelle est la valeur des uns et des autres? Aucun doute n'est possible pour
ce qui concerne les canons. Comme ils portent l’anathème342 contre quiconque
contredit la vérité définie par les chapitres, de toute évidence ils constituent une
définition infaillible et de foi catholique, qu'on ne peut rejeter sans tomber dans
l'hérésie. Les chapitres doctrinaux contiennent, eux aussi, un enseignement infaillible,
mais à côté de la substance de la définition, il y a des considérants et des arguments
sur lesquels s'appuie la définition. Cette dernière partie n'est pas comprise dans l'objet
de l'infaillibilité.

416.— Corollaires. — 1. De ce que le concile est la plus haute et la plus solennelle


autorité dans l'Eglise, faut-il conclure qu'il soit au-dessus du Pape? La théorie de la
supériorité du concile, dont l'origine doit être reportée au moment du grand schisme
d'Occident, fut soutenue par PIERRE D'AILLY, par GERSON (XVe siècle) et par les
gallicans du XVII» siècle ; elle trouva sa formule dans le deuxième article de la Décla-
ration de 1682 (V. N° 398, n.) et dans la troisième proposition du Synode de Pistoie.
Combattue par la grande majorité des théologiens, repoussée par le Saint-Siège qui
rejeta, en particulier, les articles de 1682 et les erreurs du Synode de Pistoie, elle fut
définitivement condamnée par le concile du Vatican qui définit l'infaillibilité

342
Anathème (du gr. anathêma, objet consacré, séparé). Ce mot, qui, dans l'Ancien et le Nouveau
Testament, a le sens de maudit, est employé par l'Eglise pour désigner l'excommunication, 18
retranchement, la séparation d'avec le corps de l'Eglise.

333
pontificale (V. N° 399). De cette définition il ressort : 1) que l'autorité du Pape seul est
égale a l'autorité du concile, si l'on entend par là l'assemblée du collège épiscopal, y
compris le pape, et — 2) qu'elle est supérieure à l'autorité du corps épiscopal, d'où
serait retranché le pape, c'est-à-dire la tête de l'Église. L'on ne peut donc pas appeler du
pape à un concile général, puisque les deux autorités sont égales.

417. — 2. UTILITÉ DES CONCILES ŒCUMÉNIQUES. — II y a lieu de se demander


à quoi peuvent servir les conciles œcuméniques du moment que l’ensemble des
évêques dispersé, et uni avec le pape, ne présentent pas une garantie supérieure
d’infaillibilité. Bien qu’ils ne soient pas nécessaires343, les conciles œcuméniques n’en
restent pas moins très utiles pour les raisons suivantes : — 1) Tout d'abord, l'avis des
évêques peut aider beaucoup à la connaissance de la vérité. Il faut bien se rappeler en
effet que l'infaillibilité ne se confond ni avec l'inspiration ni avec la révélation, et que,
si elle est l'inerrance de droit, elle ne dispense nullement du travail et de l'étude. — 2)
La sentence qui proclame la foi et condamne l'erreur aura d'autant plus de poids, et
sera d'autant mieux acceptée des fidèles qu'elle aura été prononcée par l'ensemble du
corps enseignant. — 3) Au point de vue disciplinaire, le pape portera des lois d'autant
plus opportunes et plus efficaces que, par l'intermédiaire des évêques, il sera mieux au
courant des erreurs et des abus qui se trouvent dans l'Église universelle.
A ces différents points de vue, les conciles sont d'une utilité indiscutable. Ils ne sont
pas absolument nécessaires, comme les Jansénistes le prétendaient, mais il peut arriver
qu'ils soient relativement et moralement nécessaires dans les cas où l'unité de l'Église
serait mise en péril, par le fait du pape lui-même, qui deviendrait hérétique, en tant que
docteur privé, ou pécheur scandaleux (V. N° 399, n. 3) et surtout dans le cas où 1
élection d'un pape serait douteuse, comme la chose s'est présentée lors du grand
schisme d'Occident.

418. — 3. SÉRIE CHRONOLOGIQUE DES CONCILES ŒCUMÉNIQUES.

L'on compte généralement jusqu'à notre époque dix-neuf conciles344. Les voici dans
leur ordre avec quelques indications sur leur objet.
Le premier Concile de Nicée, en 325, réuni par Constantin sous le pontificat de saint
Sylvestre, il définit contre Arius la consubstantialité du Verbe, c'est-à-dire la divinité
de Jésus-Christ, sanctionna solennellement les privilèges des trois sièges patriarcaux
de Rome, d'Alexandrie et d'Antioche, et étendit à toute l'Église la coutume de l'Église
romaine, quant à la date de la célébration de la fête de Pâques.
2. Le premier Concile de Constantinople, en 381, sous le pape Damase et l'empereur
Théodose le Grand, définit contre Macédonius de Constantinople la divinité du Saint-
Esprit. Ce concile qui n'était œcuménique ni par sa convocation ni par sa célébration,
343
Non seulement les conciles œcuméniques ne sont pas nécessaires, mais il y a eu des époques de
l'histoire de l'Eglise où ils ont été très rares. Nous avons déjà dit qu'il n'y en a pas eu Jusqu'en 325.
Entre le huitième et le neuvième conciles, il y eut, comme on le verra au numéro suivant, plus de deux
siècles et demi, et plus de trois siècles entre le concile de Trente et celui du Vatican
344
Bien que les auteurs disent vingt, comptant parmi les conciles œcuméniques le Concile de
Constance (1414-1418) qui se tint alors lors du grand schisme d’occident et qui remplit les conditions
d’œcuménicité du Concile qu’après l’élection de Martin V par le même concile (1417)

334
puisque le pape n'y avait été ni invité ni associé, n'acquit l'autorité et le rang de concile
œcuménique que plus tard par la reconnaissance et l'adhésion de l'Église universelle.
3. Le Concile d'Éphèse, en 431, sous le pontificat de Célestin I et le règne de
Théodose le Jeune, définit contre Nestorius l'unité de personne dans le Christ et la
maternité divine de Marie.
4. Le Concile de Chalcédoine, en 451, sous saint Léon le Grand et l'empereur
Marcien, condamna l'eutychianisme et définit la dualité de natures en Jésus-Christ. Le
28e canon de ce concile qui attribuait au patriarche de Constantinople la première place
après celui de Rome, n'a jamais été confirmé par le pape.
5. Le deuxième de Constantinople, en 553, condamna, comme entachés de
Nestorianisme, ce que l'on appela les Trois-Chapitres, c'est-à-dire Théodose de
Mopsueste et ses ouvrages, les écrits de Théordoret de Cyr contre Saint Cyrille et le
concile d’Ephèse, la lettre d’Ibas d’Edesse injurieuse pour le concile et saint Cyrille.
Célébré sans la participation et malgré opposition du Pape Vigile, il n’est devenu
oecuménique que par l'accession subséquente du Pontife.
6. Le troisième de Constantinople, en 680, condamna le monothélisme, ses défenseurs
et ses fauteurs, entre autres, le pape Honorius coupable de négligence dans la
répression de l'erreur. Convoqué sous Agathon, il ne fut confirmé que par son succes-
seur Léon II qui approuva le décret conciliaire, en l'interprétant, quant à Honorius,
dans le sens que nous avons indiqué au N° 339.
7. Le deuxième de Nicée, en 787, sous la régence de l'impératrice Irène et le pontificat
d'Hadrien Ier, définit contre les iconoclastes la légitimité du culte des images, en faisant
la distinction traditionnelle entre ce culte de vénération et celui d'adoration qui n'est dû
qu'à Dieu.
8. Le quatrième de Constantinople, en 869-870, sous Hadrien II, prononça la dépo-
sition de l'usurpateur Photius.
9. Le premier Concile de Latran, en 1123, le premier des conciles œcuméniques
d'Occident, sous le pape Calixte II, prit des mesures sévères contre la simonie et
l'inconduite des clercs et approuva le concordat de Worms intervenu entre Calixte II et
l'empereur Henri V, au sujet des investitures. ,
10. Le deuxième Concile de Latran, en 1139, sous Innocent II, édicté des mesures
disciplinaires concernant le clergé.
11. Le troisième de Latran, en 1179, sous Alexandre III, condamne les Cathares et
règle le mode d'élection des papes, en déclarant validement élu le candidat qui aura
réuni les deux tiers des voix des cardinaux.
12. Le quatrième de Latran, en 1215, sous Innocent III. L'un des plus importants
conciles, il condamne les Albigeois et les Vaudois; il fixe la législation ecclésiastique
sur les empêchements de mariage, et impose à tous les fidèles l'obligation de la con-
fession annuelle et de la communion pascale.
13. Le premier Concile de Lyon, en 1245, sous Innocent IV, régla la procédure des
jugements ecclésiastiques et prononça la déposition de l'empereur FREDERIC II.
14. Le deuxième de Lyon, convoqué en 1274. par Grégoire X, rétablit l'union avec les
Grecs qui, outre la légitimité du Filioque, reconnurent la primauté du pape et la
doctrine catholique de l'Église latine enseignant l'existence du Purgatoire.

335
15. Le Concile de Vienne, en 1311-1312, sous Clément V, décide la suppression de
l'ordre des Templiers, et définit que l'âme raisonnable est la forme substantielle du
corps humain.
16. Le Concile de Baie-Ferrare-Florence (1431-1442), convoqué par Eugène IV, eut
pour objectifs principaux la réforme de l'Eglise et un nouvel essai de réconciliation des
Églises latine et grecque.
17. Le cinquième Concile de Latran, convoqué par Jules II, en 1512, et continué par
son successeur Léon X jusqu'en 1517, avait pour but primaire la réforme du clergé et
des fidèles. Il publia quelques décrets concernant les nominations aux charges
ecclésiastiques, le genre de vie des clercs et des laïques.
18. Le Concile de Trente, convoqué par Paul III et ouvert dans cette ville en 1545,
transféré deux ans plus tard à Bologne, suspendu bientôt après, puis réinstallé à Trente
par Jules III en 1551, interrompu à nouveau, puis repris et terminé sous Pie IV en 1563
a eu pour but de combattre les erreurs protestantes. Il est le plus célèbre par le nombre
et l'importance de ses décrets dogmatiques et disciplinaires.
19. Le Concile du Vatican, convoqué par Pie IX, inauguré le 8 décembre 1869 et
suspendu le 20 octobre 1870, n'a pu tenir que quatre sessions. Aucun souverain
catholique n'a été autorisé à s'y faire représenter officiellement. Il a condamné, d'une
part, dans sa Constitution Dei Filius, les erreurs contemporaines sur la foi et la révé-
lation, et il a défini, d'autre part, dans la constitution Pastor aeternus les dogmes de la
primauté et de l'infaillibilité personnelle de Pierre et de ses successeurs345.

419. — Conclusion. — L'Église, société parfaite. — De l'étude que nous venons de


faire sur sa constitution intime, il est permis de conclure que l'Église est une société
parfaite. .
On entend par société parfaite toute société qui ne dépend d'aucune autre, tant dans la
fin qu'elle poursuit que dans les moyens qui lui sont nécessaires pour atteindre cette
fin. Au contraire, la société imparfaite est colle qui est subordonnée à une autre et qui
n'a de pouvoirs que ceux que cette autre veut bien lui concéder. Ainsi, les Sociétés de
chemins de fer, de mines, etc., sont des sociétés imparfaites, vu qu'elles sont
subordonnés à l'État.
Que l'Église soit une société parfaite, cela découle de son origine et de sa nature : —
a) de son origine. C'est de la volonté de Jésus-Christ, de la volonté de Dieu, par
conséquent, que l'Église est née. Ne dépendant dans son existence d'aucune volonté
humaine, il s'ensuit qu'elle ne peut être subordonnée a aucun pouvoir civil : elle est, de
par son origine, une société autonome et indépendante ; — b) de sa nature. L'Église est
une société d'ordre spirituel, puisque Jésus-Christ lui a donné la mission et les pou-
voirs de conduire les hommes à leur fin surnaturelle. Mais, si elle est une société
d'ordre spirituel, il est évident qu'elle ne peut recevoir d'aucune société d'ordre
temporel les moyens dont elle a besoin pour sa fin surnaturelle ; ses pouvoirs ne
peuvent dépendre de l'autorité civile comme s'ils eu étaient une dérivation ou une
participation. II ne faut doue pas s'étonner que l'Église ait toujours revendiqué cette
prérogative d'être une société parfaite et que maintes fois elle ait affirmé son
indépendance du pouvoir civil, comme elle l'a fait, en particulier, en condamnant les

345
Voir, pour toute cette question, FORGET, art. Conciles (Dict. Vacant-Mangenot)

336
propositions suivantes du Syllabus : « L'Église n'est pas une vraie et parfaite société
pleinement libre et ne jouit pas de droits propres conférés par son^divin fondateur ;
c'est au pouvoir civil à définir ses droits et les limites dans lesquelles elle peut les
exercer » (Prop., XIX). « Le pouvoir ecclésiastique ne doit pas exercer son autorité
sans la permission et l'assentiment du gouvernement. » (Prop., XX). Les Pères du
Concile du Vatican (1870) ont condamné de nouveau l'opinion selon laquelle le Saint-
Siège ne pourrait exercer ses pouvoirs de gouvernement sans le placet du pouvoir civil
(Const. I de l’Église du Christ, ch. 3).

BIBLIOGRAPHIE. — Du Dict. Vacant-Mangenot : DUBLANCHY, art. Église;


ORTOLAN, art. Canonisation ; QUILLIET, art. Censures doctrinales ; ORTOLAN, art.
Conclave ; FORGET, art. Congrégations romaines, art. Conciles. — Du Dict. d'Alès :
FORGET, art. Curie romaine (Cardinaux) ; CHOUPIN, art. Curie romaine (Congré-
gations). — TANQUEREY, Théologie dogmatique fondamentale. — PALMIERI, De
Romano Pontifice (Rome). — CHOUPIN, Valeur des décisions doctrinales et discipli-
naires du Saint-Siège (Beauchesne). — J. DE MAISTRE, DU Pape. — BOUDINHON,
Primauté, Schisme et Juridiction, dans la Rey. Le Canoniste contemporain, fév. 1896.
— DEMEURAN, L'Église, Constitution, Droit public (Beauchesne). — DOM GREA, De
l’Église et de sa divine constitution (Bonne Presse).

CHAP. II. — Constitution de l'Église (suite). Les Droits de l'Église.


Relation de l'Église et de l'État.

DÉVELOPPEMENT
Division du Chapitre.

Société d'ordre spirituel, l'Église est, de par son origine et sa nature, une société
parfaite : telle ost la conclusion à laquelle nous avons abouti dans le chapitre précédent
(N° 419). Deux points restent à établir : 1° les droits de l'Église ; et 2° les relations de
V Église et de l'État. Ce chapitre comprendra donc deux articles.

Art. 1. — Les Droits de l'Église.

420. — Société parfaite, l'Église est indépendante dans son existence et dans l'exercice
de ses pouvoirs : de là découlent tous ses droits. Mais comment déterminer ces droits ?
Il suffit, pour cela, de nous rappeler que tout pouvoir légitime entraîne comme
conséquences des droits correspondants, et d'autre part, que l'Église a reçu de son divin
fondateur la triple mission d'enseigner, de sanctifier et de gouverner. L'Église possède
donc tous les droits qui sont en corrélation avec sa mission et avec son triple pouvoir
doctoral, de ministère et de gouvernement.
Le pouvoir de ministère implique le droit d'administrer les sacrements. L'Église ayant
reçu de Notre-Seigneur la mission et le pouvoir de sanctifier, l'État doit lui laisser toute
liberté d'administrer les sacrements et d'exercer le culte selon les règles de sa liturgie.
Comme ce droit ne lui est guère contesté, nous ne nous y arrêterons pas autrement.
Nous nous bornerons donc à étudier, dans doux paragraphes, les droits de l'Église qui
sont dérivés de ses deux pouvoirs d'enseigner et de gouverner.

337
§ 1. — LES DROITS DE L'ÉGLISE DERIVES DE SON POUVOIR DOCTORAL.

421. — II est permis de poser en principe général que, en vertu du pouvoir doctoral
qu'elle tient de Notre-Seigneur, l'Église a le droit d'enseigner partout la doctrine
chrétienne. Jésus-Christ a dit, en effet, à ses Apôtres : « Allez, enseignez toutes les
nations. » Et comme cet ordre embrasse tout l'univers, il s'ensuit que l'Église a le droit
de s'établir partout et que son magistère n'est limité ni dans le temps ni dans l'espace.
De la charge qui incombe à l'Église d'enseigner la doctrine du Christ découle un
double droit et un double devoir : le premier, de caractère positif et direct qui est de
donner elle-même l'enseignement religieux, — ce qui pose la question de l'École, — le
second, négatif et indirect, qui est de proscrire les doctrines contraires à la sienne, ce
qui nous ramène à la question de l'Index.

422. — Le droit d'enseigner. La question de l'École. — Remarquons, tout d'abord,


qu'il n'est question ici que des enfants qui, du fait de leur baptême, font partie du corps
de l'Église. Or, parmi eux, il convient de distinguer une double classe de sujets : les
clercs et les laïques.

A. RELATIVEMENT AUX CLERCS, ou plutôt, à ceux qui se préparent à devenir les


ministres de l'Évangile, il va de soi que l'Eglise a le droit de les recruter, de leur ouvrir
des écoles spéciales (séminaires), où elle puisse entretenir les vocations, leur donner
l'instruction et l'éducation appropriées aux fonctions auxquelles ils se destinent. C'est «
aux Évêques seuls, dit LEON XIII, dans l'Encyclique Jampridem, que revient le droit et
le devoir d'instruire et de former les jeunes gens que Dieu appelle pour en faire ses
ministres et les dispensateurs de ses mystères. C'est de ceux à qui il a été dit :
enseignez toutes les nations, que les hommes doivent recevoir la doctrine religieuse ; à
combien plus forte .raison appartiendra-t-il aux Évêques de donner l'aliment de la
saine doctrine, comment et par qui ils jugeront convenable, à ces ministres qui seront
le sel de la terre et tiendront la place de Jésus-Christ parmi les hommes... Les chefs de
gouvernement souffriraient-ils jamais que les jeunes gens placés dans les institutions
militaires pour y apprendre l'art de la guerre, eussent d'autres maîtres que ceux qui
excellent en cet art ? Ne choisit-on pas les plus habiles guerriers pour former les autres
à la discipline des armes et à l'esprit militaire?... Voilà pourquoi, dans les concordats
passés entre les Pontifes romains et les chefs des États, à différentes époques, le Siège
apostolique veilla, d'une manière spéciale, au maintien des séminaires et réserva aux
Évêques le droit de les régir, à l'exclusion de toute autre puissance. »
Chargée de la formation de ses ministres, l'Église a le droit d'obtenir du pouvoir civil
qu'il ne les astreigne pas à des obligations incompatibles avec leur vocation, telles que
le service militaire. Cette immunité346, qui a été l'objet des attaques les plus

346
On entend par immunité le droit en vertu duquel les ecclésiastiques sont exempts de certaines
obligations communes. L'immunité est personnelle, ou locale, ou réelle: — 1. personnelle, si elle
s'attache à la personne, v. g. l'exemption du service militaire, le privilège du for ecclésiastique (N°
432), le privilège du canon qui, déclarant la personne des clercs inviolable, défend de les frapper sous
peine d'excommunication ; — 2. locale, si elle s'attache à un lieu : églises, cimetières, etc. Ainsi, le

338
passionnées, se légitime pourtant très bien au double point de vue du droit
ecclésiastique et du droit naturel : — a) Au point de vue du droit ecclésiastique, la
chose ne fait pas de doute. De nombreux canons de l'Église proclament ce droit et vont
même plus loin puisqu'ils interdisent aux ecclésiastiques, sous peine de censure, le port
des armes et l'effusion du sang humain ; — b) au point de vue du droit naturel, le bien-
fondé de l'immunité est tout aussi incontestable. Si l'État a le devoir de lever une
armée et d'exiger le service obligatoire, tant pour maintenir le bon ordre à l'intérieur
que pour résister aux attaques de l'ennemi, il a un autre devoir non moins impérieux,
qui est de pourvoir aux besoins religieux de la nation. Or cela suppose, d'une part,
l'existence du clergé, puisque le clergé est indispensable pour enseigner la doctrine et
pratiquer le culte, et d'autre part, l'exemption du service militaire pour la. bonne raison
que celui-ci présente un gros obstacle au recrutement sacerdotal.
A cela l'on objecte, il est vrai, que la caserne est une meilleure école que le séminaire,
pour faire l'apprentissage de la vertu, et qu'elle est un excellent moyen d'éprouver et de
rejeter les vocations mal affermies. Sans nier ce qu'il peut y avoir de juste dans cette
objection, il n'en est pas moins faux de prétendre qu'une vocation n'est solide qu'autant
qu'on l'a exposée aux plus dangereuses épreuves.
L'on objecte encore, au nom du fameux principe de l’égalité que, si les clercs
participent aux avantages de la vie sociale, il convient qu'ils prennent aussi leur part
des charges communes. Le raisonnement paraît impeccable, mais il s'agit de savoir
précisément si le clergé ne porte point sa part du fardeau commun. L'Église pense, au
contraire, que ses prêtres rendent à la société, par leur ministère, des services plus
grands que ceux qu'ils rendraient comme soldats. Sans doute, il faut des soldats contre
les ennemis du dehors ; il n'en faut pas moins, mais d'une autre sorte, pour résister aux
ennemis du dedans: pour lutter contre la propagation des idées fausses et subversives,
contre l'impiété et la corruption des mœurs. Et pour se préparer à cette mission, les
sacrifices du prêtre qui, à partir du séminaire, abdique sa liberté et renonce aux joies
du monde et de la famille, dépassent certainement en grandeur ceux des soldats. Nous
pouvons donc conclure que l'exemption du service militaire, longtemps reconnue à
l'Église comme un droit, n'était nullement un privilège excessif dont il y ait lieu de
s'étonner ou de se scandaliser.

423. — B. RELATIVEMENT AUX LAÏQUES. — A aucun point de vue, l'Église ne


peut se désintéresser des écoles, même laïques.— 1. S'il s'agit en effet de l'instruction
religieuse, c'est à elle qu'en incombe le soin, et personne ne peut lui en contester le
droit. — 2. S'il s'agit de toute autre branche, sur le terrain de la littérature, de l'histoire
et des sciences, elle a le droit et le devoir de veiller à ce qu'on n'enseigne rien qui soit
en opposition avec sa doctrine, avec son dogme et sa morale. Dans le cas où les écoles
sortiraient de leur neutralité légale et deviendraient hostiles, elle devrait élever la voix,
rappeler aux parente le devoir
qui leur incombe, d'élever ou faire élever chrétiennement leurs enfants, et protester
auprès des maîtres qui trahissent leur mission. Allons plus loin. L'Église, comme toute

droit d'asile était le privilège en vertu duquel ceux qui jadis se réfugiaient dans une église, ne
pouvaient être saisis par le bras séculier sans le consentement de l'autorité ecclésiastique ; — 3. réelle,
si elle s'attache aux choses. Par exemple, les biens' ecclésiastiques étaient autrefois exempts des
charges et impositions communes

339
autre personne qui remplit les conditions voulues, doit jouir de la liberté d'ouvrir elle-
même des écoles347: primaires, secondaires et supérieures (universités). A quel titre
l'enseignement pourrait-il devenir le monopole de l'État? Est-ce que, de droit naturel,
les enfants n'appartiennent pas aux parents d'abord, à la société ensuite? N'est-ce pas à
ceux qui ont donné la vie du corps qu'il revient de former l'intelligence et de faire
l'éducation de l'esprit? Mais s'il est vrai que l'instruction est une fonction des parents,
et si, par ailleurs, ceux-ci ne peuvent que rarement remplir leur charge par eux-mêmes,
il s'ensuit qu'ils ont le droit de se faire suppléer par des maîtres de leur choix. Là
seulement, commencent les droits et les devoirs de l'État : c'est à lui de surveiller
l'enseignement donné par la famille ou ses représentants, et de s'assurer s'il est
conforme au bien commun, s'il ne porte aucune atteinte aux vérités religieuses, s'il est
en harmonie avec les aspirations des parents, pourvu que ces dernières soient
légitimes, s'il ne viole en rien les idées les plus sacrées et ne va pas contre les droits de
Dieu et de la patrie.

424. — Le droit de censurer les livres. L'Index. — L'Église ne remplirait


qu'imparfaitement son rôle de gardienne de la foi si elle ne pouvait condamner les
mauvaises doctrines ; d'où son double droit : — 1° « d'interdire aux fidèles d'éditer
des livres non soumis préalablement à sa censure et approuvés par elle, et — 2° de
prohiber pour de justes raisons les livres déjà édités » (can. 1384, § 1).
Du second droit découle l'origine de l'Index. On appelle Index le catalogue des livres
condamnés par le Saint-Office comme nuisibles à la foi ou aux bonnes mœurs, et dont
la lecture et la détention sont défendues aux fidèles.
L'ORIGINE de l'Index, en tant que catalogue, remonte au XVIe siècle. C'est seulement
quand, par l'invention de l'imprimerie, les livres en général et les mauvais livres en
particulier, se multiplièrent, que l'Église sentit le besoin de surveiller plus attentive-
ment les productions littéraires. Nous trouvons la première ébauche de l'Index dans un
catalogue de livres prohibés, dressé par les ordres de PAUL IV en 1557 d'abord, puis en
1559 ; mais la véritable institution de l'Index date du concile de Trente et de PIE IV,
qui promulgua un catalogue avec un ensemble de règles concernant la publication, la
lecture et la détention des ouvrages répréhensibles (1564). Ces règles ont été plusieurs
fois retouchées par différents papes, et, en dernier lieu, par LEON XIII, qui, dans sa
Constitution apostolique Officiorum ac Munerum (fév. 1897), porta des Décrets
généraux sur la prohibition et la censure des livres. Le Saint-Siège ne pouvant con-
naître tous les livres pernicieux qui sont édités dans le monde entier, LEON XIII
qui attaquent, à l'occasion, la religion ou les bonnes mœurs ; — 4. les livres des
acatholiques qui traitent ex professo de la religion, à moins qu'il ne soit constaté qu'ils
ne contiennent rien contre la religion catholique ; — 5. les livres ou brochures qui
édicta un certain nombre de règles générales qui condamnent en bloc tous les mauvais
livres, règles qui forment le canon 1399 du Code.
« Sont prohibés par le droit : — 1. les éditions du texte original... de la Sainte
Ecriture, ainsi que les traductions faites ou éditées en n'importe quelle langue par les

347
En raison des services qu'elle rend à la société, elle a même le droit de réclamer l'aide morale et
pécuniaire de l'État (répartition proportionnelle scolaire) et le retrait des lois interdisant aux
Congrégations religieuses d'enseigner.

340
acatholiques ; — 2. les livres des écrivains qui soutiennent l'hérésie, le schisme ou
cherchent à ébranler en quelque façon les fondements delà religion ; — 3. les livres qui
attaquent la religion ou les bonnes mœurs ; — 4. les livres des acatholiques qui traitent
ex professo de la religion, à moins à moins qu'il ne soit constaté qu'ils ne contiennent
rien contre la religion catholique ; — 5. les livres ou brochures qui racontent des
apparitions nouvelles, des révélations, des visions, des prophéties, ou qui cherchent à
introduire des dévotions nouvelles, même sous prétexte qu'elles sont privées, s'ils ont
été publiés, sans tenir compte des prescriptions canoniques ; — 6. les livres attaquant
ou raillant quelque dogme catholique, soutenant des erreurs condamnées par le Saint-
Siège, blâmant le culte catholique, cherchant à ruiner la discipline ecclésiastique,
outrageant à l'occasion la hiérarchie ecclésiastique, l'état clérical ou religieux ; — 7.
les livres enseignant ou recommandant une superstition quelle qu'elle soit, les
sortilèges, la divination, la magie, l'évocation des esprits et autres choses du même
genre ; — 8. les livres proclamant que le duel, le suicide ou le divorce sont licites ; les
livres qui, traitant des sectes maçonniques ou autres semblables, prétendent qu'elles
sont utiles et inoffensives pour l'Eglise et la société civile ; — 9. les livres traitant ex
professo de choses lascives ou obscènes, les racontant, les enseignant ; — 10. les
éditions de livres liturgiques approuvés jadis par l'Eglise mais qui, par suite de certains
changements intervenus, ne concordent pas avec les éditions authentiques actuellement
approuvées par le Saint-Siège ; — 11. les livres publiant des indulgences apocryphes,
proscrites, ou révoquées ; — 12. les images, quel que soit leur mode d'impression, de
Notre Seigneur Jésus-Christ, de la Bienheureuse Vierge Marie, des anges, des saints
ou des autres serviteurs de Dieu qui ne cadrent pas avec le sentiment et les décrets de
l'Eglise (Can. 1399).
A cette liste de livres condamnés d'une manière générale, il faut ajouter tous les livres
désignés nommément au catalogue de l'Index. A ce sujet, il convient de remarquer que
les rigueurs de l'Index ont été adoucies. Autrefois, des condamnations globales étaient
portées contre toutes les productions d’un auteur dont les tendances étaient reconnues
mauvaises. Ces prohibitions faites en haine de l’auteur, ont disparu de la récente
édition de l'Index.
USAGE. — Ceux-là seuls peuvent lire et garder les livres condamnés, qui en ont reçu
régulièrement l'autorisation du Saint-Siège ou de ses représentants.
« Les libraires ne peuvent ni vendre, ni prêter, ni garder les livres qui traitent ex
professo de choses obscènes ; quant aux autres livres condamnés, ils ne peuvent les
vendre qu'avec l'autorisation du Saint-Siège, et seulement à ceux qu'ils croient
prudemment avoir le droit légitime de les acheter (can. 1404).
« Les Ordinaires, et tous ceux qui ont le soin des âmes doivent opportunément avertir
les fidèles du danger et du mal de la lecture des mauvais livres, surtout des livres
condamnés. » (Can. 1405, § 2.)
« Quiconque lit sciemment, sans l'autorisation du Saint-Siège, des livres d'apostats ou
d'hérétiques, soutenant348 une hérésie, ainsi que les livres nommément condamnés, de
n'importe quel auteur ; quiconque garde ces livres, les imprime ou s'en fait le

348
Les livres qui contiennent des propositions hérétiques, mais sans que l'auteur les soutienne et
s'efforce de les faire admettre par le raisonnement, ne tombent donc pas sous le coup de
l'excommunication.

341
défenseur, encourt ipso facto l'excommunication réservée spécialement au Souverain
Pontife. » (Can. 2318.)
La VALEUR de l'Index découle de ce qui a été dit précédemment (N° 402) au sujet de
l'autorité en général des décisions des congrégations, de celles du moins qui reçoivent
l'approbation du pape dans la forme commune. N'étant pas des actes du Souverain
Pontife, elles ne sont pas des décisions infaillibles ; mais elles exigent néanmoins de la
part des fidèles plus qu'une soumission extérieure, plus que le respect du silence; elles
ont droit à un assentiment prudemment et provisoirement terme.

425. —Objection. — Bien des critiques ont été élevées contre l'Index. Au nom des
grands principes modernes : liberté de conscience, liberté d'opinions, liberté de parole
et d'écrit, l'on attaque la législation de l'Église et le droit qu'elle revendique de
défendre l'usagé de certains livres.

Réponse. — Le droit de l'Église de proscrire les livres dangereux, repose sur la Sainte
Écriture, sur la tradition et sur la raison : — 1) Sainte Écriture. Comme nous l'avons
vu(N° 310), l'Église a reçu de Jésus-Christ la mission d'enseigner la doctrine du Christ.
De là dé ouïe pour elle le devoir, non seulement de prêcher la vraie doctrine, mais de
s'opposer à tout ce qui pourrait entraver la conservation de la vérité intégrale: elle a
donc plus que le droit, elle a le devoir de flétrir et de condamner les livres impies ou
immoraux. — 2) Tradition. La pratique de l'Église, encore que, sous, sa forme
actuelle, elle date seulement du XVIe siècle, remonte aux origines du christianisme.
Saint Paul met son disciple Timothée en garde contre les discours profanes et vains qui
font des ravages comme la gangrène (II Tim., II, 16, 17), recommandation qui doit
s'entendre autant et plus encore des discours écrits. Il est dit, en outre, dans les Actes
(XIX, 19) que, à la suite de ses prédications à Éphèse, « beaucoup de ceux qui s'étaient
adonnés aux superstitions dangereuses, apportèrent leurs livres et les brûlèrent devant
tout le peuple ». Depuis les Apôtres, les Pères de l'Église, les conciles et les papes
n'ont jamais cessé de stigmatiser les mauvais livres, ainsi que le rappelle LEON XIII
dans sa constitution « Officiorum » : « L'histoire, dit il, atteste le soin et le zèle vigilant
des Pontifes romains à empêcher la libre diffusion des ouvrages hérétiques, véritable
calamité publique. L'antiquité chrétienne est pleine de ces exemples. Anastase 1er
condamna rigoureusement les écrits dangereux d'Origène ; Innocent Ier ceux de Pelage,
et Léon le Grand tous ceux des manichéens... De même, dans le cours des siècles, des
sentences du Siège Apostolique ont frappé les livres funestes des monothélites,
d'Abélard, de Marsile de Padoue, de Wicleff et de Huss. »349 — 3) Raison. I1 est évi-

349
Cet argument de la tradition peut fournir la matière de longs développements. L'on pourrait faire
remarquer, par exemple : — 1. que la pratique de l'Eglise catholique se retrouve dans d'autres sociétés
religieuses. Ainsi, chez les Juifs, la lecture de plusieurs livres de l'Ancien Testament (Genèse,
Cantique des Cantiques, etc.) était interdite aux jeunes gens, à cause des périls que certains passages
pouvaient faire courir à des imaginations encore trop jeunes pour découvrir le vrai sens du texte ; — 2.
que les protestants eux-mêmes ont prohibé les doctrines opposées aux leurs. Ne sait-on pas que les
disciples de LUTHER jetaient l'anathème sur les écrits des zwingliens et des calvinistes et que ces
derniers usaient de réciproque à l'égard des luthériens? — 3. que la société païenne n'était pas moins
sévère sur ce point. N'est-il pas rapporté, dans CICERON (De natura Deorum, liv. I, chap 23) que pour

342
dent que la doctrine qui revendique, au nom de la liberté, le droit illimité pour tout
individu, de soutenir sur toutes les questions l'opinion qu'il lui plaît, est une doctrine
absurde, déraisonnable et anarchique. Ce serait en effet mettre sur le même pied le
bien et le mal, le juste et l'injuste, le vrai et le faux, la vertu et le vice. Aucune société
ne s'accommoderait de tels principes ; quelque loin que puisse aller son amour de la
liberté, il y a cependant des limites qu'elle n'oserait dépasser. Pourquoi s'étonner alors
que l'Église, qui est une société parfaite, qui a pour ses sujets la sollicitude d'une mère,
prenne le plus grand soin à écarter le poison qui menace l'âme de ses enfants!

§ 2. — LES DROITS DE L'ÉGLISE DERIVES DE SON POUVOIR DE GOUVERNEMENT.

426. — Parmi les principaux droits que l'Église détient de son pouvoir de
gouvernement, il convient de citer :

1° Le droit d'organiser sa hiérarchie. — Qu'il s'agisse des ministres eux-mêmes ou


des territoires à administrer, il est clair que l'Église a le droit de revendiquer une
indépendance complète. Elle est libre de choisir ses ministres, comme elle l'entend, et
de leur assigner les contrées à évangéliser. Elle peut, par conséquent, diviser le
territoire en circonscriptions plus ou moins grandes, provinces, diocèses, paroisses, et,
si elle le juge à propos, modifier les divisions anciennes et en former de nouvelles.
Que, dans le cours des siècles, l'Église ait varié dans le mode d'organiser sa hiérarchie,
qu'il lui soit arrivé, par exemple, d'accorder au peuple ou aux chefs d'État le privilège
d'intervenir et de désigner eux-mêmes le candidat, il n'y a pas lieu de s'en étonner. Ce
sont là autant de concessions que l'Église a faites en raison des avantages que par
ailleurs elle en retirait. Il est bien certain, en effet, pour ne prendre qu'un exemple, que
l'élection des ministres sacrés par le peuple, avait le double avantage de désigner, tout
au moins d'une manière générale, le candidat le plus digne (vox populi vox Dei) et, en
tout cas, celui qui devait être le mieux agréé. De toute façon, de telles concessions
n'ont jamais rien retranché et ne retrancheraient rien, si elles étaient faites à nouveau,
au droit imprescriptible que l'Église possède de nommer elle-même ses pasteurs et de
leur donner l'institution canonique.

427. — 2° Le droit de fonder des Ordres religieux. — Deux côtés sont à considérer
dans la fondation des Ordres religieux : le côté spirituel et le côté temporel. Le
premier, qui consiste dans le choix d'un genre de vie le plus propre à l'observation des
conseils évangéliques, rentre dans les droits de l'Église. Indubitablement, c'est à elle
qu'il revient de régler la forme suivant laquelle il convient de pratiquer les conseils
évangéliques. Le côté temporel, puisque aucune association terrestre, de quelque
nature qu'elle soit, ne saurait s'en désintéresser, est du ressort du pouvoir civil, mais
celui-ci a le devoir de traiter ces questions, d'accord avec l'Église.

avoir écrit cette simple phrase « Que les dieux existent c’est ce que je ne peux affirmer ni nier »
PROTAGORAS D’ABDERE fut banni du territoire d’Athènes et son livre brûlé sur l’agora ?

343
428. — 3° Le droit de posséder350. — Quoique d'ordre spirituel, l'Église n'en reste
pas moins une société d'hommes qui ne peuvent vivre ni pratiquer leur religion s'ils ne
possèdent des biens temporels. L'Église, en effet, doit pourvoir à l'entretien de ses
ministres et de ses temples ; elle doit subvenir aux frais du culte et assister les pauvres.
Elle doit donc jouir de la capacité juridique d'acquérir des biens et de les administrer.
Pourquoi ne pourrait-elle pas acquérir et posséder réellement les biens matériels qui lui
sont nécessaires pour atteindre la fin qu'elle poursuit? Qui oserait prétendre que le fait
d'être membre d'une association religieuse, dépouille un homme de ses droits naturels?
Et si l'Église a le droit d'acquérir les biens temporels, pourquoi ne jouirait-elle pas du
droit de les administrer librement, tout aussi bien que les autres personnes morales :
départements, communes, hôpitaux, auxquels on ne conteste pas ce droit ?
L'on objecte contre le droit de propriété que, les biens de l'Église étant des biens de
mainmorte, ils causent à l'État et à la société un préjudice très grave, car, du fait qu'ils
sont rarement aliénés et jamais transmis, ils échappent aux droits de mutation. —
L'objection ne vaut pas, attendu que l'État, d'un côté, peut toujours limiter l'étendue du
droit d'acquisition, et de l'autre, qu'il sait remplacer les impôts de mutation par d'autres
non moins lourds. C'est ainsi qu'en France les propriétés des religieux ont été frappées
du « Droit d'accroissement», qui constitue un impôt d'exception dépassant plusieurs
fois les impôts qu'ont à payer les sociétés anonymes, industrielles, commerciales, ou
financières.

LE POUVOIR TEMPOREL DU PAPE. — Au droit de posséder se rattache la question


du pouvoir temporel des Papes.
Le pouvoir temporel de la Papauté est une des questions sur lesquelles la doctrine de
l'Église a été souvent et âprement discutée. Ses adversaires représentent le pouvoir
temporel comme une usurpation, et comme le fruit de l'ambition des papes, fis le
disent incompatible avec le pouvoir spirituel et en opposition avec les paroles de
Jésus-Christ qui a proclamé que son royaume n'était pas de ce monde (Jean, XVIII, 36).
Et ils concluent que PIE IX, en censurant dans le Syllabus les adversaires du pouvoir
temporel, a commis un véritable abus de pouvoir. Ces attaques sont injustifiées.
Assurément, la souveraineté temporelle du Pape n'est pas un dogme. Elle n'est pas
d'institution divine, et l'on ne saurait prétendre davantage qu'elle soit d'une nécessité
absolue, vu qu'elle n'a pas toujours existé et qu'elle n'existe plus. Mais c'est à tort qu'on
l'accuse d'être illégitime et de ne servir à rien, bien plus, d'être nuisible et de faire tort à
la puissance spirituelle. — 1. Loin d'être illégitime, le pouvoir temporel des Papes
s'appuie sur les titres les plus authentiques. Ce sont les peuples eux-mêmes qui ont
investi les Papes de leur souveraineté temporelle. Certains auteurs ont mis l'origine du
pouvoir temporel dans une donation de CONSTANTIN, lorsque cet empereur, devenu
chrétien, abandonna Rome au Pape et alla fonder Constantinople. Cette opinion n'a

350
Voici, à propos du pouvoir de posséder, les propositions condamnées dans le Syllabus : Prop.
XXVI. « L'Église n'a pas le droit naturel et légitime d'acquérir et de posséder. Prop. XXVII. « Les
ministres sacrés de l'Église et le Pontife romain doivent être absolument exclus de tout soin et domaine
sur les choses temporelles. » Prop. LXXV. « Les fils de l'Église chrétienne et catholique discutent
entre eux, sur la compatibilité de la royauté temporelle avec le pouvoir spirituel. »

344
plus guère de créance ; ce qui est plus vrai, c'est que, à partir de ce moment, les
empereurs furent inférieurs à leur tâche. Au moment où les barbares envahissent
l'Italie .et la mettent à sac et à sang, ils ne sont pas là pour défendre leurs peuples.
Seule, une majesté se dresse devant le flot barbare, et l'Italie, que les empereurs de
Byzance ne peuvent secourir, se tourne d'instinct vers les Papes comme vers ses
protecteurs-nés. « Le malheur des temps, dit le protestant GIBBON, augmenta peu à peu
le pouvoir temporel des Papes. » Ce sont les peuples qui les ont forcés à régner.
Lorsque Pépin le Bref et Charlemagne cédèrent à la Papauté les premiers éléments du
Patrimoine de saint Pierre, ils ne firent en somme que sanctionner par un acte solennel
la souveraineté que les peuples avaient reconnue depuis longtemps aux Papes351. — 2.
Reposant sur les titres les plus légitimes, le pouvoir temporel n'est nullement
incompatible avec le pouvoir spirituel. Il lui est, au contraire, de la plus grande utilité,
car il en est la meilleure garantie. N'est-il pas évident, en effet, que, si le Pape ne
possède pas un territoire où il soit le souverain temporel, s'il est soumis à la juridiction
d'une autre puissance, il y a toujours à craindre qu'il ne soit plus libre dans
l'administration du monde catholique, que ses décisions soient influencées par une
force extérieure et supérieure à lui, et que, de la sorte, les intérêts de l'Église paraissent
s'inféoder aux intérêts du peuple dont le Pape est le sujet ? Sans doute, la loi du 13 mai
1871, dite loi des garanties, promulguée par le gouvernement italien, a déclaré le pape
sacré et inviolable, lui a reconnu le droit aux honneurs de souverain, et a soustrait les
palais qui lui sont réservés à la juridiction italienne (privilège de l’extraterritorialité),
mais il est clair que de telles garanties sont bien précaires et aléatoires : concédées
aujourd'hui, elles peuvent être retirées demain, au gré des caprices et du sectarisme
d'un autre gouvernement. Pour ces raisons, il convient que le Pape soit indépendant et
maître chez lui, et que lui soit restituée la souveraineté temporelle qui lui était échue si
providentiellement et dont il a été injustement dépouillé352

429. — 4° Le droit de légiférer. — Du pouvoir législatif de l'Église découle le droit


de faire des lois, touchant la doctrine, la discipline et le culte, qui s'étendent à l'Église
universelle. Or le droit de faire des lois implique à son tour celui de les promulguer, et
conséquemment, le droit pour le Pontife romain de communiquer librement avec tous
ses sujets. Ce droit, combattu jadis par les légistes et les gallicans en France, par les
Joséphistes ou partisans de JOSEPH II, en Allemagne (XVIIIe siècle), qui prétendaient
que les lois ecclésiastiques ne pouvaient être promulguées sans l'agrément de l'État, —
placet, exequatur, — a toujours été revendiqué par l'Église, et particulièrement par PIE

351
Le patrimoine de saint Pierre, composé d'abord de l'exarchat de Ravenne et de la Pentapole,
s'arrondit par la suite de nouveaux territoires, entre autres, d'une partie des domaines de la comtesse
Mathilde de Toscane, des Marches et de la Romagne, enfin du Comtat-Venaissin, etc. Mais ce n'est
pas ici If lieu de faire l'historique du pouvoir temporel de la Papauté (V. notre Hist. Gin. de l'Église,
vol. IV et V).
352
La loi du 13 mai 1871 est maintenant abrogée. La« Question romaine », née en 1870 de l'annexion
de Rome au royaume d'Italie, a été résolue, le H fév. 1929, parles «accords de Latran,» traité entre le
Saint Siège et l'Italie, qui reconnaît au Saint Siège pleine propriété, pouvoir exclusif et absolu et
juridiction souveraine « sur la Cité du Vatican, assurant ainsi au Pape « la liberté et l'indépendance
nécessaires au gouvernement pastoral du diocèse de Rome et de l'Eglise catholique dans le monde ».

345
IX, qui condamna l'opinion contraire contenue dans les propositions suivantes du
Syllabus : « La puissance ecclésiastique ne doit pas exercer son autorité sans la permis-
sion et l'assentiment du gouvernement civil» (Prop. XX). « La puissance civile a non
seulement le droit qu'on appelle d'exequatur ; mais encore le droit qu'on nomme
d'appel comme d'abus353 » (Prop. XLI).

430. — 5° Le Droit de répression. — Puisque le pouvoir de gouvernement implique,


non seulement le pouvoir législatif, mais encore les pouvoirs, judiciaire et coercitif, il
s'ensuit que l'Église a le droit de juger et de punir les infractions à ses lois, dans le but
de faire respecter ses institutions par ceux qui les ont librement acceptées.
En vertu de ce droit, naturel et divin, totalement indépendant de toute autorité
humaine, l'Église peut frapper les délinquants qui sont soumis à son autorité, de peines
soit spirituelles, soit même temporelles (Can. 2214).

A. PEINES SPIRITUELLES. — Les principales peines spirituelles sont les censures. «


La censure est une peine spirituelle et médicinale, relevant du for extérieur, par
laquelle l'Église prive un homme baptisé, pécheur et contumace de certains biens
spirituels ou annexés aux spirituels, jusqu'à ce qu'il vienne à résipiscence et soit absous
» (can. 2241, § 1). Si l'on considère les biens dont elles privent, il faut distinguer trois
sortes de censures : l'excommunication, la suspense et l'interdit.
a) l'excommunication est une censure qui retranche celui qui en est frappé de la
communion des fidèles (can. 2257, §1). Il y a deux classes d'excommuniés : les
excommuniés dénoncés ou à éviter (vitandi) et les excommuniés tolérés, selon qu'ils
ont été, ou non, nommément excommuniés. Tout excommunié est privé du droit
d'assister aux offices divins, sauf à la prédication (Can. 2259), du droit de recevoir les
sacrements (Can. 2260). Il ne peut administrer licitement les sacrements, sauf dans le
péril de mort (Can. 2261). Il ne participe plus aux indulgences, suffrages, prières
publiques de l'Église (Can. 2262), et ne peut plus être pourvu des bénéfices et des
charges ecclésiastiques (Can. 2263). L'excommunié dénoncé est privé de la sépulture
ecclésiastique (Can. 2260). 354 Comme toute peine, l'excommunication est dite latae
sententiae (sentence portée d'avance) ou ferendae sententiae (sentence à porter) selon
qu'elle est encourue par le fait même (ipso facto) qu'on a commis une faute déterminée
car les canons, ou qu'elle a seulement son effet après la sentence rendue contre le
coupable. — b) La suspense est une censure qui enlève au clerc ou au prêtre l'usage
delà totalité ou d'une partie de ses pouvoirs : elle le prive, soit des fonctions de son
pouvoir d'ordre (suspense a divinis) soit de son office, c'est-à-dire de ses pouvoirs de
juridiction (suspense a jurisdiclione), soit de son bénéfice, c'est-à-dire des revenus
attachés à son titre. Si la suspense est totale, elle le prive des trois à la fois. Le prêtre
suspens a divinis ne peut plus exercer licitement les fonctions qui relèvent de son
pouvoir d'ordre (v. g. dire la messe, administrer les sacrements). Le prêtre suspens a
iurisdictione ne peut plus exercer ni validement ni licitement aucun acte de juridiction
il n'administre donc plus validement le sacrement de Pénitence qui requiert le pouvoir

353
L'appel comme d'abus est un recours de l'autorité civile contre les soi-disant abus du pouvoir
ecclésiastique
354
Pour les délits contre lesquels l'Église porte la peine d'excommunication voir le nouveau Code de
Droit canonique (Can. 2314 et suiv.).

346
de juridiction pour être valide. Mais le clerc suspens peut, comme tous les fidèles
participer à l'usage passif, ou réception, des sacrements. — c) l'interdit « prive de
l'usage de certaines choses saintes, comme, par exemple, de quelques sacrements de
quelques offices publics, de quelques cérémonies solennelles, de la sépulture
ecclésiastique, etc. »355 (voir can. 2268 et suiv.) On distingue : 1. l’interdit personnel
qui frappe clercs ou laïcs ; 2. l’interdit local, s’il est prononcé contre un lieu : église,
cimetière, ville, paroisse ; 3. l’interdit particulier qui n’atteint qu’un personne ou un
lieu ; 4. l’interdit général qui frappe toute une contrée356, le clergé de tout un Etat, tous
les membres d'un chapitre, d'une congrégation, etc.

Nota. — 1) Comme on peut le voir, la suspense diffère des deux autres censures en ce
qu'elle n'atteint que les clercs, et l'interdit diffère à son tour de l'excommunication et de
la suspense en ce qu'elle est une peine qui frappe aussi bien les lieux que les
personnes. — 2) Une censure n'est légitime qu'autant qu'elle est infligée pour une faute
mortelle, extérieure, consommée et si, outre ces conditions il y a contumace, c'est-à-
dire s'il y a, de la part du coupable, refus obstiné d'obéir à une loi dûment promulguée
et connue. — 3) Aucune censure ne frappe ceux qui ignorent

431. — B. PEINES TEMPORELLES. — Les peines spirituelles ne choquent pas les


adversaires de l'Église, mais il n'en va pas de même des peines corporelles. L'Église,
objectent-ils, est une société spirituelle qui doit gouverner les âmes par des actes
libres, par la persuasion et non par la force. Elle n'a donc pas le droit d'infliger des
peines corporelles.
Il est vrai que l'Église, par rapport à la fin qu'elle poursuit, est une société spirituelle.
Mais, toute spirituelle qu'elle est, ce n'en est pas moins une société composée
d'hommes, par conséquent, d'éléments visibles comme toutes les autres sociétés.
Comme celles-ci, elle a donc le droit de se protéger contre ceux qui mettent son
existence en péril. Et si les peines spirituelles ne suffisent pas, pourquoi ne pourrait-
elle pas, par des moyens corporels, empêcher ses enfants dévoyés et rebelles, de nuire
aux autres, les ramener eux-mêmes dans la voie du devoir et, s'il le faut, sacrifier le
corps pour sauver l'âme?
Ce droit, l'Église l'a toujours revendiqué, et, tout récemment encore, PIE IX ne
craignait pas de condamner l'opinion contraire ainsi formulée dans la proposition
XXIV du Syllabus : « L'Église n'a pas le droit d'employer la force ; elle n'a aucun
pouvoir temporel direct ou indirect. » Mais si l'Église s'est reconnu dans le passé, et se
reconnaît encore le droit d'appliquer des peines corporelles, elle est la première à
estimer que ce qui a pu convenir à une époque où la société était chrétienne, où les
principes de la religion pénétraient si profondément les institutions politiques, ne s'ac-
commoderait plus aux besoins du moment. Il ne faut donc pas s'étonner de ce que

355
ORTOLAN, art. Censures ecclésiastiques, Dict. Vacant-Mangenot
356
Ainsi, il est arrivé autrefois que la France a été mise en interdit v g par le Pape GREGOIRE sous le
règne de ROBERT LE PIEUX (998) ; par INNOCENT II sous Louis VII (1141) ; par INNOCENT III sous
PHILIPPE AUGUSTE (1200) etc. L'interdit local entraînait alors la défense de célébrer les offices,
d'administrer les sacrements de l’Eucharistie de l'Ordre et de l'Extrême-Onction et de donner la
sépulture ecclésiastique.

347
l'Église, au moyen âge, recourut au bras séculier pour punir les crimes, comme ceux
d'hérésie, qui semblent être du domaine exclusif des idées pures, mais qui, en fait,
troublaient la sécurité de l'État chrétien, et devenaient alors de véritables crimes
sociaux et politiques. Il est d'ailleurs contraire aux lois élémentaires de la critique
historique de juger les mœurs du passé par celles du présent, les idées anciennes par
les idées modernes.

432. — Corollaire. — Le privilège du for ecclésiastique. En dehors des droits que


nous venons d'énumérer, l'Eglise a joui autrefois d'un certain nombre d'immunités,
entre autres, du privilège, dit du for ecclésiastique. Ce privilège avait pour effet de
soustraire la personne des clercs à la juridiction du pouvoir civil, en sorte qu'ils étaient
jugés, non par les laïques, mais par les tribunaux ecclésiastiques. Que faut-il penser de
cette immunité? Faut-il dire avec certains que c'était là un privilège injuste, et que
toute infraction aux lois de l'État, quel qu'en soit l'auteur, doit être réprimée par le
pouvoir, duquel elles émanent? On pourrait le croire au premier abord, mais si l'on
prend soin de se placer dans l'hypothèse d'une société chrétienne, l'on conviendra
aisément qu'il est naturel que les clercs qui sont spécialement soumis au pouvoir de
l'Église, soient jugés par les tribunaux ecclésiastiques. Le prêtre ne remplira
efficacement sa mission que dans la mesure où il jouira de la considération et du
respect. Or toute comparution devant les tribunaux est cause de scandale, et doit
enlever, non seulement à l'accusé, mais à tous les prêtres, l'autorité dont ils ont besoin
pour prêcher la morale et exercer leur ministère. Aussi, bien que le Saint-Siège ait
renoncé à cette immunité dans presque tous les pays catholiques, PIE IX n'en a pas
moins proclamé hautement le droit de l'Église par la condamnation de la proposition
XXXI du Syllabus : « Le for ecclésiastique pour les procès temporels des clercs, soit au
civil soit au criminel, doit absolument être aboli, même sans consulter le Siège
Apostolique et sans tenir compte de ses réclamations. »

Art. II. — Relations de l'Église et de l'État.

433. — Bien que société parfaite, l'Église est appelée à vivre dans l'État. Voilà, par le
fait, deux sociétés autonomes, indépendantes, placées, sinon en face, du moins à côté
l'une de l'autre. Quelles seront donc leurs relations ? II y a deux façons de les
déterminer. Ou bien l'on considère l'Église seule, dans sa divine constitution, — avec
ses pouvoirs et ses droits, — sans tenir compte des situations diverses dans lesquelles
elle peut se trouver» Ou bien on la considère d'une manière concrète et dans les
circonstances de fait auxquelles forcément elle doit s'adapter. En d'autres termes, il y a
lieu de distinguer entre les principes et leur application, entre la théorie et la pratique,
ou, pour employer les termes courants, entre la thèse et l'hypothèse. Toutefois, si l'on
prend soin de remarquer que les principes peuvent s'appliquer dans le cas d'un État
catholique, la thèse se confond alors avec l'hypothèse. D'où il suit que nous pouvons
établir les relations de l'Église et de l'État en restant toujours dans le domaine des
réalités. Ainsi ferons-nous dans les deux paragraphes suivants où nous étudierons les

348
rapports des deux sociétés : 1° dans le cas d'un État catholique ; et 2° dans le cas d'un
État acatholique.

§ 1. — RELATIONS DE L'ÉGLISE ET DE L'ÉTAT DANS LE CAS


D'UN ÉTAT CATHOLIQUE.

434. — Envisagées à un point de vue général, les relations de l'Église et de l'État


comportent trois solutions possibles. Il peut y avoir, ou bien domination d'un pouvoir
par l'autre, ou bien séparation complète, ou accord mutuel.

1° Erreurs. — Les deux premiers systèmes s'opposent à la doctrine catholique que


nous exposerons plus loin.

A. La thèse de la DOMINATION D'UN POUVOIR PAR L’AUTRE peut être entendue


dans un double sens, selon que l'on enseigne la subordination complète de l'Etat à
l'Église ou de l'Église à l'État. — a) La première opinion, qui n'a eu que de rares
partisans, parmi les théologiens et les canonistes, ne doit pas retenir notre attention. —
b) La seconde opinion, qui veut que l'Église soit subordonnée à l'État, a été professée
autrefois par les légistes césariens, et, à l'époque moderne, par les libéraux de la
Révolution. Partant d'un principe opposé, — puisque les partisans du césarisme
considéraient les empereurs et les rois comme des maîtres absolus, en qui résidait
l'autorité suprême, tandis que les libéraux révolutionnaires regardaient le peuple
comme le seul souverain et l'unique source du pouvoir, — les uns comme les autres
aboutissaient au même résultat, et confisquaient tous les droits au profit1 d'un pouvoir
unique, de la personnalité de l'État, quel qu'en fût le nom : empereur, roi, peuple,
monarchie ou démocratie. Dans un tel système, la religion peut être sans doute
conservée pour les services que l'État espère en retirer, mais il n'y a plus de place pour
une Église indépendante et libre. Il ne faut plus parler des droits de l'Eglise ; celle-ci
ne saurait en avoir d'autres que ceux qui lui sont octroyés par le bon vouloir du prince-
État. Au césarisme et au libéralisme absolu se rattachent le gallicanisme et le
joséphisme357, qui, tout en reconnaissant que l'Église est indépendante et souveraine
dans les choses purement spirituelles, attribuent à l'Etat une autorité prépondérante
dans les questions mixtes : v. g. le droit d'empêcher la publication de bulles, ency-
cliques, mandements, etc., sans son consentement préalable.

435. — B. La thèse de la SÉPARATION DE L'ÉGLISE ET DE L'ÉTAT est l'erreur du


libéralisme modéré. Partant de ce principe que l'Église et l'État sont deux rées,
s'ignorant réciproquement.

Le libéralisme modéré, avec des nuances diverses, a été la grande erreur du siècle
dernier. Nous le voyons naître, avec LAMENNAIS, quelque peu après la Révolution de

357
JOSEPH II, empereur d'Allemagne (1741-1790), entreprit de réformer l'Église catholique en la
subordonnant entièrement à l'État. C'est ainsi que, de sa propre autorité, il supprima certains Ordres
religieux, plaça les autres sous le contrôle de l’Etat, prétendit au droit de nommer les évêques, exigea
d'eux le serment de fidélité, établit le mariage civil et le divorce, etc.

349
1830. En face d'une société totalement transformée, et désormais acquise à ce qu'on
appelle les libertés modernes, les libéraux catholiques rêvèrent de réconcilier l'Église
et la société nouvelle en se plaçant sur le seul terrain de la liberté. N'hésitant pas à faire
le sacrifice des droits et immunités de l'Église, ils se contentèrent de réclamer pour elle
comme pour tout autre culte, la seule liberté, estimant que la religion doit être
propagée par la persuasion, et non par la coaction, et que la vérité n'a pas besoin de
protection pour triompher de l'erreur.

436. — 2° La Doctrine catholique — La doctrine catholique comprend deux points :


les principes et 1 application des principes.

A. Les Principes. — 1. L'Église et l'État sont tous les deux des pouvoirs distincts,
indépendants, chacun dans son domaine. « Dieu, dit LÉON XIII dans son Encyclique
Imrnortale Dei, a divisé le gouvernement du genre humain entre deux puissances, la
puissance ecclésiastique et la puissance civile : celle-là préposée aux choses divines,
celle-ci aux choses humaines. Chacune d'elles en son genre est souveraine, chacune est
renfermée dans des limites parfaitement déterminées, et tracées en conformité de sa
nature et de son but spécial ». Il n'est donc pas vrai de prétendre, avec le césarisme et
le libéralisme absolu, que l'État est le pouvoir souverain d'où découlent tous les droits,
ceux de l'Église aussi bien que ceux des autres sociétés. Sans doute, l'Église est dans
l'État, mais elle y est, comme société parfaite, et non comme une partie qui doit être
subordonnée au tout. Chaque puissance est souveraine dans sa sphère, et cette sphère
est tracée par la nature et la fin des deux sociétés. A l'Église donc les affaires
spirituelles, c'est-à-dire tout ce qui se rapporte au salut des âmes : prédication de
l'Évangile, administration des sacrements, célébration du culte divin, jugement sur la
moralité des actes humains, etc. A l'État, les affaires temporelles, c'est-à-dire tout ce
qui concerne les intérêts matériels de ses sujets et ce qui est requis pour le bien et la
protection de la société, comme le pouvoir de déterminer les droits politiques des
citoyens, les effets civils des contrats, d'établir des impôts, de lever des armées, de
promouvoir les sciences et les arts, de punir les transgresseurs des lois civiles, etc.

Les deux puissances étant souveraines, chacune dans leur sphère, il s'ensuit que l'une
est subordonnée à l'autre pour tout ce qui n'est pas de son ressort. Donc l'Église est
dépendante et subordonnée à l'État dans les questions temporelles ; elle est
indépendante et souveraine dans les questions spirituelles, et c'est du reste la condition
de son existence. Car si l'Église était assujettie au pouvoir civil sur le terrain religieux,
elle serait fractionnée en autant de parties qu'il y aurait d'États ; elle ne serait plus ni
une, ni universelle, ni indéfectible : en un mot elle ne serait plus l'Église catholique.
2. Bien qu'ils soient deux pouvoirs distincts et indépendants, l'Église et l'État ne
doivent pas vivre séparés mais s'unir dans un mutuel accord. Et de cette union, LEON
XIII donne les raisons dans son Encyclique Immortale Dei ; « Leur autorité, dit-il en
parlant des deux pouvoirs, s'exerçant sur les mêmes sujets, il peut arriver qu'une seule
et même chose, quoique à des titres différents, ressortisse à la juridiction de l'une et
l'autre puissance. Il est donc nécessaire qu'il y ait entre les deux puissances un système

350
de rapports bien ordonné, non sans analogie avec celui qui dans l'homme constitue
l'union de l'âme et du corps. »
Ainsi, d'après la doctrine catholique, si l'Église et l'État ont des domaines distincts, ils
ont aussi des frontière? communes. Et comment en serait-il autrement, alors que les
deux sociétés détiennent leurs pouvoirs de Dieu et s'adressent aux. mêmes sujets? I1
est vrai que leurs fins sont différentes, mais celles-ci ne doivent jamais s'opposer entre
elles, plus que cela, la fin temporelle, que poursuit l'État, manquerait son but si, en
définitive, il n'était pas tenu compte de la fin éternelle et de la destinée future. Il peut
donc arriver que les mêmes objets (v. g. les écoles, le mariage, à la fois contrat civil et
religieux), et quoique à des titres différents, ressortissent à la juridiction de l'une et de
l'autre puissance», comme dit LEON XIII. Il peut arriver encore que certaines choses,
temporelles de leur nature, rentrent dans l'ordre spirituel par leur destination et
tombent de ce fait sous la juridiction de l'Église. Tel est le cas des lieux et des objets
sacrés : églises, mobilier, servant au culte, biens destinés à l'entretien des ministres,
etc. Sur ces différents points qui forment ce qu'on appelle les questions mixtes, on ne
saurait contester la juridiction de l'Église. Il est même permis d'aller plus loin et de dire
que, à un certain point de vue, l'Église a un pouvoir indirect sur toutes les choses
temporelles, non pas en tant qu'elles sont temporelles, mais parce qu'elles doivent
toujours être des moyens d'atteindre la fin surnaturelle. C'est en vertu de ce pouvoir
que les Papes du moyen âge se sont parfois élevés contre les princes qui abusaient de
leur puissance, qu'ils sont allés jusqu'à les déposer comme indignes de la souveraineté
et ont délié leurs peuples du serment de fidélité.
Il suit de là que, en principe, s'il surgit des conflits, l'État doit céder, puisque son
pouvoir est inférieur à celui de l'Église par sa nature et sa fin. En pratique, il convient
qu'il y ait union entre les pouvoirs ; il faut que l'Église et l'État, loin de s'ignorer
réciproquement, se parlent, fassent des conventions ou concordats358 et que ces
derniers soient loyalement observés par tous les deux.

437. — B. Application des principes dans le cas d'un État catholique. — Dans
l'hypothèse d'un État catholique, c'est-à-dire, là où les principes peuvent recevoir leur
application, quels seront donc les devoirs réciproques de l'Église et de l'État ?
L'on peut dire, d'une manière générale, que la concorde qui doit régner entre eux
requiert : — 1) du côté négatif : que chaque puissance veille à. ne pas violer les droits
de l'autre et à ne pas entraver son action ; — 2) du côté positif, que chacune mette au
service de l'autre l'influence dont elle dispose pour le bien des deux sociétés.

a) DEVOIRS DE L'ÉGLISE. — L'Église doit prêter à l'État l'appui de son autorité et de


ses œuvres. Qui ne voit du reste combien par sa doctrine elle peut travailler au bonheur
des peuples puisque, d'une part, elle « fait remonter jusqu'à Dieu même l'origine du

358
Le Concordat est un traité passé entre le Pape et le Chef d'une nation en vue de régler les rapports
de l'Eglise et de l'Etat dans les questions touchant aux affaires religieuses. Le concordat, étant un
contrat bilatéral ,ne peut être rompu que d'un commun accord. — Principaux concordats: celui de
Worms (1122) qui termina la querelle des Investitures ; concordat de Bologne (1516) entre LEON X et
FRANÇOIS I er ; concordat de 1801 entre PIE VII et NAPOLEON Ier

351
pouvoir, qu'elle impose avec une très grande autorité aux princes l'obligation de ne
point oublier leurs devoirs, de ne point commander avec injustice ou dureté », et
d'autre part, qu'elle « commande aux citoyens à l'égard de la puissance légitime, la
soumission comme aux représentants de Dieu, et les unit aux chefs de l'État par les
liens, non seulement de l'obéissance, mais du respect et de l'amour, leur interdisant la
révolte et toutes les entreprises qui peuvent troubler l'ordre et la tranquillité de l'État »?
(Enc. Libertas). Ainsi, de l'influence de l'Église, l'État retirera un double profit.
L'autorité des chefs, considérée, non pas uniquement comme l'expression de la volonté
du peuple, mais comme venant de Dieu, revêtira un caractère sacré et se conformera
mieux aux règles de la justice. Le peuple, à son tour, acceptera l'obéissance comme
une soumission à la volonté de Dieu, qui, loin de l'humilier, ne peut que l'ennoblir.
b) DEVOIRS DE L'ÉTAT. — 1. Le premier devoir de l'État vis-à-vis de la religion en
général, c'est de rendre lui-même un culte social à Dieu. La raison seule démontre à
l'évidence la nécessité de ce culte. Dieu n'est-il pas le maître des sociétés comme des
individus? Or, dit LEON XIII (Enc. Immortale Dei), « si la nature et la raison imposent
à chacun de nous le devoir d'honorer Dieu d'un culte religieux, parce que nous sommes
sous sa puissance, et parce que, sortis de lui, nous devons retourner à lui, la même loi
oblige la communauté politique ». Le chef de l'État doit donc rendre hommage à Dieu
au nom du peuple qu'il représente, en s'associant aux actes de religion qui
s'accomplissent au sein de l'Église catholique. Nous disons « de l'Église catholique»
car, bien que le culte de Dieu s'impose, antérieurement à toute religion révélée, il va de
soi que, si Dieu a dit comment il voulait être adoré et servi, il y a obligation, non
seulement pour les individus, mais pour le corps social, de se soumettre à ses ordres. 2.
Le second devoir de l'État est de reconnaître tous les droits de l'Église, tels qu'ils
découlent de sa constitution divine et que nous les avons décrits dans l'article
précédent. L'État doit donc disposer la législation civile de manière à seconder et à
développer la religion catholique. Il ne lui appartient pas de connaître lui-même des
doctrines. « II laissera, dit Mgr D'HULST, l'Église juger les novateurs et, s'ils s'obstinent
dans leur révolte, les punir selon les lois canoniques, et les exclure de son sein. Mais il
pourra prêter à l'autorité religieuse le pouvoir coercitif dont il dispose, pour arrêter une
contagion dont les progrès seraient nuisibles à la société civile elle-même. »359

438. — 1re Objection. — Contre la thèse catholique, nos adversaires objectent les
empiétements de l'Église, et font remarquer que, si l'État admet l'indépendance de
l'Église, et lui reconnaît tous les droits qu'elle revendique, elle formera un « État dans
l'État» et deviendra un gouvernement théocratique intolérable.

Réponse. — Pour craindre les empiétements de l'Église, il faudrait d'abord prouver


que l'Église est une puissance susceptible d'être dangereuse à la sécurité de l'État. Or
les Pontifes romains et la doctrine catholique ont toujours enseigné aux fidèles
l'obéissance aux lois portées par l'État, à moins qu'elles ne fussent en opposition avec
les droits de Dieu et de la conscience.
Assurément, la coexistence de deux sociétés indépendantes serait une cause de
troubles et de désordres, si ces sociétés étaient toutes deux du même ordre, si elles
tendaient, soit à une même fin, soit à des fins opposées entre elles. Or il n'en est rien.
359
MGR D’HULST Car. 1895, La morale du Citoyen .5e Conf. L'Église et l'État

352
Nous avons vu que l'Église et l'État ont des fins différentes et que ces fins, l'une
d'ordre spirituel, l'autre d'ordre temporel, ne sont nullement en opposition, que, au
contraire, elles peuvent et doivent s'harmoniser parfaitement. — II n'est du reste pas
juste de dire que l'Église est dans l'État. Car, matériellement, elle le déborde : l'Église
catholique est dans tous les États, et pour cette raison, avons nous déjà dit, elle ne
saurait être dépendante d'aucun pouvoir civil, et, à plus forte raison, être réduite à l'état
de rouage politique. D'autre part, accuser l'Église de prétendre à un pouvoir
théocratique qui voudrait prédominer, même dans les questions temporelles, c'est se
mettre en absolue contradiction avec la doctrine de LEON XIII que nous avons exposée
plus haut.

439. — 2e Objection. — Mais, dit-on encore, si l'État impose à ses sujets un culte
quelconque, s'il prétend remplir, au nom de tous, des devoirs que tous ne reconnaissent
pas, et plus encore, s'il met sa puissance au service de l'Eglise contre les hérétiques et
contre ceux qui ne veulent pas de religion, ne sort-il pas de son rôle? N'opprime-t-il
pas les consciences et n'est-il pas intolérante Et que deviendront alors nos libertés
modernes : liberté de pensée et de parole, liberté de conscience et de culte?

Réponse. — a) Observons d'abord que nous nous sommes placés, pour établir la thèse
catholique, dans l'hypothèse d'une société unie dans les mêmes croyances. Or il est
évident qu'aucune société ne peut subsister si les principes sur lesquels elle s'appuie,
ne sont pas respectés. On l'admet bien quand il s'agit, par exemple, des institutions,
comme celles de la famille et de la propriété. Pourquoi le rejetterait-on a propos de la
religion, si l'on reconnaît, par ailleurs, qu'elle est une des bases de la société! A ceux
qui prêcheraient la polygamie, la polyandrie, l'union libre, à ceux qui voudraient
renverser la propriété individuelle, l'État ne manquerait pas d'opposer la contrainte. I1
agirait de même avec les internationalistes, qui refuseraient de concourir, par le service
militaire, à l'unité de la patrie. Dira-t-on que l'État fait acte de tyrannie lorsqu'il
poursuit les révolutionnaires et les anarchistes qui menacent sa sécurité? Tous les gens
sensés avouent qu'il ne fait au contraire que jouer son rôle et remplir sa mission. « Eh
bien, dit Mgr D'HULST, transportez ces principes dans une société dont tous les
membres sont chrétiens, où la croyance religieuse rencontre, sinon l'unanimité absolue,
qui n'est pas de ce monde, du moins la même unanimité morale que nous constations
tout à l'heure à l'égard des idées qui inspirent et soutiennent nos institutions fonda-
mentales, la propriété, la famille, la patrie. Refuserez-vous à un État de cette sorte le
droit de prêter l'appui de son pouvoir?... Théoriquement, je ne vois pas ce qui pourrait
le lui interdire. »360

b) Lorsqu'on nous objecte les « libertés modernes », il semble bien qu'on sort de
l'hypothèse d'une société presque exclusivement catholique. Voyons cependant ce qu'il
faut en penser, du seul point de vue absolu, c'est-à-dire en restant sur le terrain des
principes. L'Église condamne-t-elle toutes ces libertés que l'on considère comme le
fondement de la société moderne1? Condamne-t-elle, en particulier, la liberté de penser
et de parler, la liberté de conscience et de culte ? Avant de répondre à cette question, il

360
MGR D’HULST, conf. cit.

353
est bon de s'entendre sur le sens qu'il faut attacher au mot liberté. D'après la doctrine
de l'Église, la liberté c'est le pouvoir physique d'agir de toile ou de telle façon, mais ce
n'est pas le droit d'agir de n'importe quelle façon. La raison prescrit à l'homme de
croire ce qui est vrai et de faire ce qui est bien. La liberté ne peut donc pas être le droit
de choisir entre le vrai et le faux, entre le bien et le mal, le juste et l'injuste. « La
volonté, dit LEON XIII, par le seul fait qu'elle dépend de la raison, dès qu'elle désire un
objet qui s'écarte de la droite raison, tombe dans un vice radical qui n'est que la
corruption et l'abus de la liberté. Voilà pourquoi Dieu, la perfection infinie, qui, étant
souverainement intelligent et la bonté par essence, est aussi souverainement libre, ne
peut pourtant en aucune façon vouloir le mal moral... La faculté de pécher n'est pas
une liberté, mais une servitude. » (Enc. Libertas).
Les libéraux, qui mettent en avant les libertés modernes, pour combattre ce qu'ils
appellent l'intolérance de l'Église, entendent-ils par là que l'homme a le droit de
penser, de dire, d'écrire, d'enseigner tout ce qu'il veut, le faux comme le vrai, le mal
comme le bien, qu'il a une liberté de conscience illimitée, qu'il « lui est loisible de
professer telle religion qui lui plaît ou même de n'en professer aucune », qu'il a le droit
de s'affranchir de ses devoirs envers Dieu? Si telle est leur conception de la liberté, il
est évident qu'elle est en opposition flagrante avec la doctrine catholique, disons plus,
avec la raison. Cette soi-disant liberté, l'Église l'appelle « pure licence», et assurément,
elle la condamne. Jamais elle n'admettra que la liberté puisse être le droit d'agir contre
la raison et la nature, le droit d'embrasser l'erreur et de choisir le mal.
En principe, par conséquent, l'erreur et le mal n'ont aucun droit : ils n'ont droit ni à la
tolérance ni même à l'existence. Saint AUGUSTIN a dit, il est vrai, qu'il faut «
exterminer les erreurs et aimer les hommes». Et cela est juste, mais comment frapper
les erreurs si l'on ne touche pas aux hommes qui les professent? En pratique donc,
lorsque ces hommes sont de bonne foi, — et il n'est pas permis sans de graves motifs
de supposer le contraire, — il convient de les traiter avec de grands ménagements et
beaucoup de charité : ils ont droit à la tolérance. Mais il ne faut pas que cette tolérance
puisse tourner au désavantage des autres membres de la société. Car, dans toute
société, la liberté individuelle finit où commence le droit d'autrui. Aussi longtemps que
la liberté de pensée et de conscience se confine au for intérieur, Dieu reste le juge de
nos opinions. Mais si ello se traduit au dehors (discours ou écrits révolutionnaires),
elle tombe alors sous l'appréciation du pouvoir social, et rien n'empêche celui-ci, plus
que cela, il est de son devoir, de protéger la vérité contre l'erreur, le bien contre le mal,
et de frapper ceux qui propagent les mauvaises doctrines, même s'ils sont de bonne foi.
Combien son devoir devient plus impérieux s'il a affaire à des hommes de mauvaise
foi !

Conclusion. — Nous pouvons donc conclure: — 1. que la liberté de conscience ne


saurait être, en aucun cas, le droit de rejeter toute religion, ou même de choisir
n'importe quelle religion : elle est au contraire, le droit de professer librement, sans
être gêné par personne, la religion que Dieu nous a enseignée : — 2. qu'il n'y a pas dès
lors à reprocher à l'Église d'avoir employé jadis la coaction, car elle n'en a jamais fait
usage que contre les hérétiques, c'est-à-dire contre ceux qui ressortissaient à sa
juridiction, contre les chrétiens de mauvaise foi qui ne remplissaient pas leurs obliga-
tions. Quant aux autres, jamais l'Église ne leur a contesté la liberté de penser comme

354
ils voulaient. Elle a toujours affirmé qu'on ne doit contraindre personne à faire un acte
religieux qui répugne à la conscience, et jamais elle n'a forcé ceux qui, nés et élevés,
soit dans une religion païenne, soit dans l'hérésie, ne faisaient pas partie de son corps, à
adhérer à sa foi et à son culte.

§ 2. — RELATIONS DE L'ÉGLISE ET DE L'ÉTAT DANS L'HYPOTHESE D'UN ÉTAT


CATHOLIQUE.

440. — Dans le paragraphe précédent, nous avons exposé ce qu'on appelle la thèse et
l'application de la thèse dans l'hypothèse d'un État catholique. Immuables en eux-
mêmes, les principes restent toujours vrais, et ne dépendent ni de la reconnaissance ni
de l'approbation du pouvoir civil. Cependant, tout immuables qu'ils sont, ils ne sont
pas absolus quant à leur application. Dans la revendication de ses droits, l'Église est
bien obligée de tenir compte des contingences et d'accepter la situation de fait qui lui
est imposée. Mais, en se pliant aux circonstances, elle n'abandonne rien de ses
principes. C'est sur ce point que le libéralisme se met en opposition avec la doctrine
catholique. Son erreur consiste précisément à ne pas distinguer entre la thèse et
l'hypothèse, à accorder en principe les mêmes droits à l'erreur et à l'hérésie qu'à la
vérité et à l'orthodoxie, et à faire rentrer tous les cultes dans le même droit commun.
Les principaux cas, où l'Église ne peut pas appliquer ses principes, sont «eux : 1° d'un
État hétérodoxe ; 2° d'un État infidèle; et 3° d'un État neutre.

1° Hypothèse d'un État hétérodoxe. — Les États hétérodoxes sont ceux qui, tout en
appartenant à la religion chrétienne, sont séparés de l'Église catholique par le schisme
ou l'hérésie. En principe, les États chrétiens doivent reconnaître à l'Église catholique
tous les droits que Jésus-Christ a accordés à la société religieuse qu'il a fondée. Les
États protestants sont d'autant plus tenus de ne pas restreindre les droits des
catholiques qu'ils ont pour principe fondamental la théorie du libre examen, et ne
sauraient, de ce fait, prétendre que leur interprétation de la Sainte Écriture est vraie, à
l'exclusion des autres. L'Église catholique ne doit donc pas être frustrée de ses droits
essentiels : droit d'enseigner, droit de pratiquer librement son culte, droit de posséder,
etc.

441. — 2° Hypothèse d'un État infidèle. — Nous désignons sous ce titre toutes les
religions dont nous avons démontré la fausseté dans la première section de la seconde
Partie. En principe, l'Église catholique, s'appuyant sur la raison et sur toutes les
preuves qui font éclater la transcendance du christianisme, peut réclamer tous les
droits qui, du seul point de vue naturel, doivent être accordés à la vraie religion. En
pratique, les missionnaires qui évangélisent les contrées païennes, ne revendiquent
guère que la liberté de prêcher la foi du Christ, et trop souvent ils l'achètent au prix de
leur sang.

442. — 3° Hypothèse d'un État neutre. — Ce que nous appelons ici « État neutre»
pourrait s'appeler tout aussi bien État libéral. Il désigne, de toute façon, l'État qui,
acceptant les libertés modernes, ne reconnaît aucun culte officiel. Quelles seront, dans
cette hypothèse, les relations de l'Église et de l'État? La réponse ne saurait être

355
générale. — 1. S'agit-il d'un État vraiment neutre, où les sectes dissidentes sont
nombreuses, il est clair que l'union de l'Église et de l'État est pratiquement impossible.
Le régime de la séparation devient alors la situation normale. L'Église, quoique ne
reniant rien de ses principes, peut donc, en pratique, accepter la séparation comme le
seul « modus vivendi» possible dans telle circonstance donnée. Mais qui dit séparation
ne dit pas désunion, encore moins hostilité. Pas davantage la séparation ne doit
impliquer l'indifférence. Un État, même neutre, n'a pas plus le droit de se désintéresser
de la religion que de la morale. Qu'un État ne prenne pas parti entre les diverses
religions, qu'il accepte tous les cultes, soit ; mais il lui reste toujours le devoir de
protéger la religion en général, contre les athées qui, en détruisant l'idée de Dieu,
tentent de saper la base essentielle de toute religion. Quel que soit son amour des
libertés modernes, il ne doit pas tolérer des doctrines qui compromettent la sécurité de
l'État et l'ordre public. De même qu'il ne peut permettre de tout faire, il ne peut laisser
la liberté de tout dire et de tout enseigner. Si l'État neutre ne peut donc accorder BOB
faveurs à telle religion, à l'exclusion des autres, il peut protéger toutes les religions. De
l'application de cette doctrine, les États-Unis nous fournissent un illustre exemple.
Dans ce pays, si partagé au point de vue des croyances qu'il eût été tout à fait
impolitique de protéger un culte plutôt qu'un autre, où la séparation s'imposait comme
une nécessité, nous voyons le pouvoir civil favoriser, de multiples façons, toutes les
religions, sauf la secte des Mormons (v. notre Histoire de l'Eglise, n° 298), accorder à
toutes la plus grande liberté d'action et sauvegarder les intérêts de chacune par l'équité
de ses lois et par la justice de ses jugements.
2. S'agit-il d'un État plutôt athée que neutre, l'Église se trouve forcément réduite à ne
revendiquer que les garanties du droit commun. L'union des deux pouvoirs devenant
impossible, l'Église doit se borner à réclamer pour elle comme pour toute autre
religion, liberté pleine et entière dans la profession de sa foi et l'exercice de son culte.
Mais, dira-t-on, s'il en est ainsi, pourquoi le pape PIE X a-t-il condamné avec tant de
véhémence la loi de Séparation par son Encyclique Vehementer du 11 février 1906?
Les raisons en sont très claires et découlent de ce que nous avons dit dans ce chapitre.
— 1) C'est, en premier lieu, que, en se plaçant sur le terrain de la thèse, la séparation
n'est pas le régime normal, et contredit la doctrine de l'Église. — 2) C'est, en second
lieu, que la rupture -d'un concordat ne doit se faire que du consentement réciproque
des deux parties contractantes, comme PIE X le déclare : « Le concordat passé entre le
Souverain Pontife et le gouvernement français, comme du reste tous les traités du
même genre que les États concluent entre eux, était un contrat bilatéral qui obligeait
des deux côtés. Le Pontife romain, d'une part, le chef de la nation française, de l'autre*
s'engagèrent solennellement, tant pour eux que pour leurs successeurs, à maintenir
inviolablement le pacte qu'ils signaient. Il en résultait que le- concordat avait pour
règle, la règle de tous les traités internationaux, c'est-à-dire le droit des gens, et qu'il ne
pouvait en aucune manière être annulé par le fait d'une seule des deux parties ayant
contracté... Or aujourd'hui l'État abroge de sa seule autorité le pacte solennel qu'il avait
signé. Il transgresse ainsi la foi jurée. » Sans doute, le temps et les circonstances ont
déjà fait reconnaître la justesse de ces observations, et tout nous porte à croire que,
dans un avenir assez proche, la France reprendra avec le Saint-Siège, sinon son
alliance traditionnelle, du moins un régime de bonne relation et d'entente.

356
443. — Remarque. — L'Église et les diverses formes de gouvernement. — Il
convient de remarquer que les relations de l'Église et de l'État, — thèse et hypothèse,
— ont été établies daris l'article qui précède, abstraction faite de la forme au
gouvernement. Or, sur cette dernière question, — la forme de gouvernement, — la
doctrine de l'Église peut s'établir dans les trois points suivants : — 1. Tout d'abord elle
pose en principe absolu que « tout pouvoir vient de Dieu» (Rom., XIII, 1). Dieu étant le
seul et souverain Maître des choses, il s'ensuit qu'aucune autorité ne peut se constituer
en dehors de lui. — 2. Si l'Église regarde comme un principe absolu que l'origine du
pouvoir doit être reportée à Dieu, elle n'a pas tranché la question de savoir quel doit en
être le mode de transmission. Est-il remis directement par Dieu entre les mains du
Chef de l'État, comme dans la monarchie héréditaire, avec pouvoir absolu ou limité
par une constitution 1 Ou est-il remis directement au peuple et conféré indirectement
par un nombre restreint d'électeurs ou par le suffrage universel, soit à un seul homme
(monarchie élective), soit à une élite sociale et intellectuelle (régime aristocratique),
soit à de nombreux représentants choisis dans toutes les classes (régime démocratique)
? c'est ce que l'Église n'a pas déterminé361. On voit donc par là qu'elle n'impose aucune
forme de gouvernement. « Des diverses formes de gouvernement, dit LÉON XIII (Enc.
Libertas), pourvu qu'elles soient en elles-mêmes aptes à procurer le bien des citoyens,
l'Église n'en rejette aucune ; mais elle veut, et la nature s'accorde avec elle pour
l'exiger, que leur institution ne viole le droit de personne et respecte particulièrement
les droits de l'Église. » — 3. Ce que l'Église ne saurait admettre, c'est que le peuple
aurait la souveraineté, dans ce sens qu'il faudrait chercher en lui l'origine du pouvoir,
qu'il en serait le détenteur immédiat, qu'il aurait, par conséquent, le droit de le garder,
de le communiquer et de le reprendre à son gré.. S'il en était ainsi, l'insurrection serait
vraiment pour lui, comme dit Jean-Jacques ROUSSEAU, « le plus sacré des droits », et
toute révolution deviendrait légitime de par la volonté du peuple.

BIBLIOGRAPHIE. — Encycliques de GKEGOIRE XVI, Mirari vos, (15août 1832), de


PIE IX « Quanta cura » (8 déc. 1864), de LEON XIII « Diuturnum » (20 juin 1881),
« Immortale Dei» (1 nov. 1885), « Jampridem » (6 janv. 1886), « Libertas » (20 juin
1888), — Mgr D'HULST, Car 1895, 2e conf. Les Droits de F État, 3e conf. Les Devoirs
de l’État, 5e conf. L'Église et l'État ; Le Droit chrétien et le Droit moderne, 1886. —
FORGET. art. Index (Dict. d'Alès). — DUBLANCHY, art. Église (Dict. Vacant-
Mangenot). — Mgr SAUVE, Questions religieuses et sociales. — DOM GREA, De
l’Église et de sa divine constitution (Bonne Presse). — MOULART, L'Église et l’Etat
(Louvain). — CANET, La liberté de conscience ; La liberté de penser et la libre-pensée
(Bloud). — DE PASCAL, art. Libéralisme (Dict. d'Alès). — VACANDARD, De la
tolérance religieuse (Bloud). — MOULARD ET VINCENT, Apologétique chrétienne
(Bloud). — TANQUEREY, Théologie dogmatique fondamentale.

SECTION III

361
L'on voit par là que la théorie du « droit divin », d'après laquelle les monarques entendaient tenir
directement de Dieu le pouvoir qu'ils exerçaient et nullement de leur peuple, ne représente pas la
doctrine de l'Église.

357
APOLOGIE DE L'ÉGLISE
CHAPITRE I. — L'Église et l'Histoire.

DÉVELOPPEMENT
Division du Chapitre.

444. — Divine dans son origine et dans sa constitution, l'Église n'en reste pas moins
une société composée d'éléments humains. Il serait donc surprenant que, à travers les
diverses périodes de sa longue existence, elle n'ait jamais connu la moindre
défaillance. Le gouvernement de l'Église, comme tout autre qui se sert d'instruments
humains, a pu commettre et a certainement commis des abus. Que ses adversaires ne
perdent pas l'occasion de les lui reprocher, fort bien. Là où leurs critiques sont
impartiales, nous ne ferons pas de vains efforts pour en contester le bien-fondé. Mais
les fautes rejaillissent sur les hommes et non sur les institutions. Et même quand il
s'agit des hommes, encore convient-il de les juger sans passion, en tenant compte du
milieu où ils ont vécu, des idées de leur époque, de toutes les circonstances enfin qui
peuvent expliquer, et souvent, justifier leur conduite.
En nous appuyant sur ces principes, nous allons passer en revue les principales
accusations qui sont portées contre l'Église. Et comme une société ne doit pas être
jugée d'après les fautes qu'on lui reproche avec plus ou moins de raisons, en face des
accusations nous dresserons un rapide inventaire des services que l'Église a rendus. Ce
chapitre comprendra donc deux articles : 1° Les principales accusations contre
l'Église. 2° Les services rendus par l’ Église.

Art. I. — Les principales accusations contre l'Église.

Les principales accusations portées contre l'Église sont les suivantes : 1° Les
Croisades. 2° La Croisade des Albigeois et Y Inquisition. 3° Les Guerres de religion et
la Saint-Barthélemy. 4° Les Dragonnades et la Révocation de l'Édit de Nantes. 5° Le
Procès de Galilée. 6° l’ingérence des Papes dans les affaires temporelles. 7° Le
Syllabus et la condamnation des libertés modernes.

§ 1. — LES CROISADES.

445. — Remarque préliminaire. — Toutes les questions que nous allons étudier
comporteraient de longs développements, s'il fallait les traiter dans toute leur étendue.
Tel n'est pas ici notre rôle. L'apologiste ne fait pas œuvre d'historien, et il lui suffit de
se borner aux seuls points qui sont indispensables à l'intelligence du sujet. Chaque
paragraphe comprendra donc trois divisions : 1° un exposé succinct des faits ; 2°
L’accusation portée par les adversaires ; 3° la réponse, où nous aurons à dégager
l'Église des griefs qui ne lui incombent pas.

446. — Exposé des faits. — Les croisades, au nombre de huit, — ainsi dénommées
parce que ceux qui y prenaient part, portaient sur leurs habits une petite croix d'étoffe

358
rouge, — furent des expéditions entreprises dans le but d'arracher les Lieux Saints à la
domination des musulmans.
Depuis le IVe siècle, les Lieux Saints étaient le but de nombreux pèlerinages. Attires là
par un motif de piété ou de repentir, les chrétiens jouirent d'une assez large tolérance,
aussi longtemps que Jérusalem resta sous le joug des Arabes. Mais lorsque les Turcs
Seldjoukides s'emparèrent de la ville, en 1078, menaçant l'empire byzantin et la
chrétienté tout entière, non seulement les relations économiques entre l'Asie et
l'Europe furent troublées, mais les pèlerins furent maltraités par les Turcs fanatiques.
C'est alors que le pape URBAIN II, voulant protéger les chrétiens opprimés, tant ceux
qui étaient fixés à Jérusalem que ceux qui ne faisaient qu'y passer, conçut l'idée de la
croisade. A sa voix et à celle d'un moine picard, PIERRE L'ERMITE, les populations se
soulevèrent d'indignation, et l'on décida de partir en masse pour la délivrance de la
Terre Sainte.

447. — 2° Accusation. — Nos adversaires prétendent que les Croisades furent l'œuvre
de l'ambition des papes et qu'elles aboutirent à de misérables résultats.

448. — 3° Réponse. — Ainsi les ennemis de l'Église attaquent les Croisades à la fois
dans leur principe et dans leurs résultats. — A. LE PRINCIPE. On vient de le voir :
les Croisades eurent pour but la délivrance des Lieux Saints. Accuser les Papes d'en
avoir été les promoteurs, c'est leur reprocher A'avoir fait leur devoir. Que les Papes
aient profité de leur autorité incontestée sur les rois et les princes chrétiens pour les
déterminer à se croiser, il n'est que trop naturel, mais, en tout cela, nous ne voyons pas
les traces d'une ambition de mauvais aloi qui ne recule pas devant l'injustice d'une
cause pour satisfaire la soif de domination d'un homme. Au contraire, l'on peut dire
que les Papes furent de tous les souverains de leur temps, les plus clairvoyants, car ils
eurent l'intuition du danger qui menaçait l'Europe. Il est vrai que les Croisades ne
réussirent pas à l'écarter définitivement, puisque, en 1453, c'est-à-dire 400 ans après,
Constantinople tombait aux mains des Turcs, mais n'est-ce pas aussi la meilleure
preuve que l'idée des Papes était juste ?

B. LES RÉSULTATS. — a) On allègue que les croisades furent de mauvaises


entreprises parce qu'elles furent malheureuses, et qu'elles aboutirent à un échec total.
Mais où a-t-on vu que toute œuvre est mauvaise, qui' ne réussit pas? Au surplus, il ne
dépendit pas des Papes qu'elles fussent menées à bonne lin, et ce serait vraiment
manquer de bonne foi que de les rendre responsables des fautes qui furent commises,
des abus qui furent le fait des aventuriers qui se mêlèrent aux soldats chrétiens, des
dissensions, des ambitions personnelles, des mesquines rivalités des princes, bref, de
tout un ensemble de choses qui firent échouer les Croisades. — b) Mais si le but
premier pour lequel elles furent entreprises, ne fut pas atteint, si Jérusalem, un moment
délivrée, retomba plus tard au pouvoir des infidèles, il n'en reste pas moins que les
Croisades eurent des résultats incontestables, bien que secondaires et en dehors de
l'objectif poursuivi par les Papes. — 1. Tout d'abord, du seul point de vue général et
moral, n'est-ce pas un spectacle plein de grandeur que cette foule d'hom,mes qui se
lève en masse pour courir à la conquête d'un tombeau et défendre sa foi? — 2. Au
point de vue intérieur, les Croisades eurent pour effet de supprimer, au moins

359
momentanément, le fléau des guerres privées, en rapprochant les individus, en
fusionnant les races, les Français du Nord et ceux du Midi, et en faisant passer dans
tous les cœurs un grand courant de fraternité nationale. — 3. Enfin, au point de vue
extérieur, les Croisades préservèrent l'Europe de la conquête musulmane. D'autre part,
elles furent le point de départ des explorations géographiques qui découvrirent
l'Extrême-Orient aux Occidentaux et elles rouvrirent la route du commerce entre
l'Europe et l'Asie : l'Orient redevint accessible aux marchands de l'Occident (v. notre
Hist Gén. de l'Église, Vol. V, p. 265 et suiv.).

§ 2. — LA CROISADE DES ALBIGEOIS ET L'INQUISITION.

449. — 1° Exposé des faits. — A. LA CROISADE DES ALBIGEOIS (1209). — A


toutes les époques de son histoire, l'Église eut à combattre l'hérésie. Longtemps elle
usa de tolérance, et n'employa d'autres armes que la persuasion et les sanctions spiri-
tuelles. « Qu'on prenne les hérétiques par les arguments et non par les armes 1 » disait
saint BERNARD, abbé de Clairvaux. Cependant, l'apparition d'une nouvelle hérésie,
importée d'Orient, qui se propagea rapidement en Europe, et plus particulièrement, en
Allemagne, dans le nord de l'Italie et dans le midi de la France, détermina les papes à
changer de tactique.
Les partisans de cette hérésie, appelés cathares (du grec « katharos » pur) parce qu'ils
prétendaient se distinguer par leur ascétisme et une très grande pureté de mœurs, sont
plus connus, en France, sous le nom d'Albigeois, vraisemblablement parce que c'est à
Albi qu'ils firent leur première apparition, ou qu'ils y furent plus nombreux qu'ailleurs.
Gomme autrefois les manichéens, ces hérétiques professaient qu'il y a deux principes
créateurs, l'un bon, l'autre mauvais, que l'homme est l'œuvre de ce dernier, que la vie
est mauvaise, qu'on a donc le droit de la supprimer par le suicide, et le devoir de ne pas
la propager par le mariage.
Estimant que les Albigeois faisaient courir un grave danger à l'Église et à la société
civile, la papauté entreprit de les réduire par la force. Le concile de Latran, en 1139,
puis le concile de Reims, en 1148, prononcèrent des sentences contre eux, et défen-
dirent aux seigneurs de les recevoir sur leurs terres, sous peine d'interdit. Or les princes
répondirent avec empressement à l'appel de l'Église ; ils mirent même tant d'ardeur
dans la répression de l'hérésie qu'ils en vinrent bientôt à accuser la papauté de faiblesse
et à réclamer de nouvelles mesures de rigueur. Alors, en 1179, le IIIe concile de
Latran, puis, en 1184, sous l'inspiration du pape Lucius III et de l'empereur FREDERIC
BARBEROUSSE, le synode de Vérone portèrent des décrets qui enjoignaient aux
évêques de rechercher, par eux-mêmes ou par des commissaires, ceux qui sur leur
territoire étaient suspects d'hérésie, de les faire juger par l'officialité diocésaine et d'en
faire exécuter la sentence par les magistrats civils. Mais ces mesures ne furent que
médiocrement efficaces. Les évêques qui étaient souvent en rapports de parenté ou
d'amitié avec les familles des hérétiques, montraient peu de zèle à suivre les
prescriptions du synode. Ce fut seulement en 1207, et après l'assassinat du légat du
Pape, PIERRE DE CASTELNAU, par les ordres du comte de Toulouse, RAYMOND VI, que
le pape INNOCENT III résolut de mettre un terme à leurs violences contre les
catholiques. Après avoir excommunié leur protecteur, le comte RAYMOND, le pape
convoqua les princes et les peuples à une nouvelle croisade, non plus cette fois contre

360
les infidèles, mais contre les hérétiques qui jetaient le trouble dans le pays. Les
seigneurs accoururent et se rangèrent sous la bannière de SIMON DE MONTFORT,
poussés plus, il est vrai, par les appâts du gain que par les intérêts de l'orthodoxie. La
guerre, qui dura vingt ans, et dont les événements principaux furent le siège de Béziers
(1209), la bataille de Muret (1213) et le massacre de Marmande (1219), fut marquée
par un grand nombre d'atrocités. Mais il convient d'ajouter que le pape INNOCENT III
désavoua ceux qui s'en rendirent coupables.

450. — B. L'INQUISITION. — a) Origine. — On donne le nom d'Inquisition aux


tribunaux établis dans certains pays pour rechercher et réprimer l'hérésie.
La croisade des Albigeois n'avait pas réussi à étouffer l'hérésie. De la nécessité de la
combattre par d'autres moyens naquit l'Inquisition. Sans doute, les officialités diocé-
saines existaient déjà. Après le IIIe concile de Latran et le synode de Vérone, le concile
de Narbonne, en 1227, le concile de Toulouse, en 1229, avaient ordonné aux évêques
l'institution dans chaque paroisse, d'une commission inquisitoriale chargée de
rechercher les hérétiques ; mais, pour les raisons que nous avons signalées, les
officialités et les commissions n'atteignaient pas le but poursuivi. C'est alors que le
Pape GREGOIRE IX institua, à partir de 1231, des tribunaux chargés spécialement, avec
le concours du pouvoir civil, de rechercher et de frapper les hérétiques. Sans supprimer
les tribunaux diocésains, le pape confia le rôle d inquisiteurs aux Ordres mendiants, en
particulier aux Dominicains et aux Franciscains.
b) Procédure. — Lorsqu'un pays était suspecté d'hérésie, l'inquisiteur s'y rendait,
assisté de ses auxiliaires. Après l'enquête préliminaire commençait la procédure. Trois
traits lui donnaient une physionomie particulière : tout d'abord le secret rigoureux de
l'information judiciaire qui laissait ignorer à l'accusé les témoins qui l'avaient dénoncé
; puis la défense de se faire assister par un avocat, enfin l'usage de la torture, si le
prévenu ne' faisait pas spontanément 1 aveu de son hérésie.
Les sentences n'étaient pas toujours rendues sur-le-champ. Il arrivait, comme cela se
passa assez fréquemment au Portugal, en Italie, et surtout en Espagne, qu'elles étaient
prononcées au milieu du peuple assemblé et en grand apparat : c'est ce qu'on appelait
l'autodafé. L'autodafé (mot espagnol qui signifie acte de foi),—- ainsi dénommé parce
que celui qui était chargé de lire les sentences, s'interrompait de temps en temps pour
faire réciter par l'assistance des actes de foi,— était donc la lecture solennelle des
sentences portées contre ceux que le tribunal de l'Inquisition avait eu à juger. S'ils
étaient déclarés innocents, on les remettait en liberté ; s'ils étaient déclarés coupables,
ils étaient mis en demeure d'abjurer aussitôt. Quant aux opiniâtres et aux relaps, c'est-
à-dire ceux qui refusaient de rétracter leurs erreurs ou qui étaient convaincus de
récidive, ils étaient frappés de pénalités diverses : pénitences canoniques, amendes,
contributions à des œuvres pies, port sur les vêtements de petites croix, croisade
pendant un temps déterminé, pèlerinage en Terre Sainte, confiscation des biens ; ou
peines afflictives comme la flagellation, l'emprisonnement temporaire ou perpétuel, et,
— la peine la plus grave, — la mort par le bûcher. Toutefois cette dernière peine n'était
pas prononcée par le tribunal de 1 Inquisition mais par les juges civils, autrement dit,
par le bras séculier, auquel les juges ecclésiastiques remettaient en certains cas ceux
qui étaient convaincus d'hérésie.

361
c) Champ d'action. — L'Inquisition fut établie peu à peu dans une grande partie de la
chrétienté. Cependant plus d'un pays catholique lui échappa. Elle ne pénétra en
Angleterre qu'à propos de l'affaire des Templiers et uniquement pour cette affaire. En
France, elle ne fonctionna guère, du moins d'une façon suivie, que dans les régions
méridionales, dans ce qu'on appelait le comté de Toulouse, et plus tard le Languedoc,
puis dans l'Aragon. L'édit de Romorantin, en 1560, la supprima et reconnut aux
évêques seuls le droit d'informer contre l'hérésie, jusqu'au moment où les Parlements,
s'emparant de cette partie de la juridiction épiscopale, s'attribuèrent la connaissance
exclusive des procès contre les hérétiques, les magiciens et les sorciers. Les
inquisiteurs s'établirent en outre dans les Deux-Siciles, en maintes cités de l'Italie et en
Allemagne362.
Mais c'est surtout en Espagne que l'Inquisition a laissé les plus profonds et les plus
regrettables souvenirs. Instituée dès le XIIIe siècle, suivant les formes canoniques, elle
fut modifiée, à la fin du XVe siècle, par FERDINAND V et ISABELLE. SOUS leur
impulsion, l'Inquisition devint pour ainsi dire une institution d'État où la politique eut
plus de part que la religion. Comme le grand inquisiteur et les fiscaux, c'est-à-dire les
procureurs chargés d'instruire le procès, dépendaient de la couronne, le tribunal de
l'Inquisition fut entre les mains des rois un merveilleux instrument de terreur, destiné,
non seulement à chasser les Juifs et les Maures de la Péninsule, mais encore à produire
des sources de revenus les moins avouables. Le premier grand inquisiteur, le
dominicain THOMAS DE TORQUEMADA, et même la plupart des inquisiteurs, se sont
signalés par une sévérité excessive et ont fait de nombreuses victimes.

451. — 2° Accusation. — Qu'il s'agisse de la croisade des Albigeois elle-même ou de


l’Inquisition, nos adversaires attaquent l'Église sur le double terrain du principe et des
faits.

452. — 3° Réponse. — A. LE PRINCIPE. — Le principe sur lequel l'Église s'est


appuyée pour établir l'Inquisition, n'est rien autre que la question du pouvoir coercitif.
L'Église a-t-elle, oui ou non, le pouvoir, et par conséquent, le droit, d'infliger des
peines, même corporelles, à ceux de ses enfants qui, loin de lui obéir, la battent en
brèche et mettent son existence en péril? Toute la question est là. Or nous avons vu
précédemment (Nos 431 et 439) que le droit de l'Église est incontestable, qu'il découle
naturellement du pouvoir que Jésus-Christ lui a confié d'enseigner sa doctrine et de
veiller à sa conservation intégrale, et que ce droit, l'Église l'a toujours revendiqué,
sinon exercé. Il n'est donc plus nécessaire de nous attarder sur ce point.

B. LES FAITS. — Autre chose le principe, autre chose l'application du principe.


Lorsque nous avons établi la légitimité du principe, rien ne nous force à estimer que
l’Inquisition fut, de la part de l'Église, une institution heureuse, tant elle paraît
contraire à son tempérament et à son mode ordinaire de gouvernement. L'Église a, du
reste, longtemps hésité à entrer dan,s cette voie, et il semble bien que, pour en arriver à
ces moyens extrêmes, il a fallu qu'elle se crût en état de légitime défense. Que, placée
dans l'alternative, ou de périr, ou de défendre son existence par des procédés violents,
elle ait été amenée à prendre ce dernier parti, et qu'alors certains inquisiteurs chargés
362
Voir VACANDAR, L'Inquisition, p. 218, 219.

362
d'appliquer sa législation se soient rendus coupables d'abus, d'irrégularités et d'excès,
c'est ce dont tout apologiste de bonne foi est bien obligé de convenir avec ses
adversaires.
Cependant il ne faut rien exagérer, et, qu'il s'agisse des abus ou de l'institution elle-
même, il convient de les apprécier avec un esprit impartial. — a) Les abus.
Assurément, l'Inquisition a été une institution humaine où les intérêts supérieurs de
l'Église ont été parfois sacrifiés aux passions, aux haines et aux intérêts des juges. L'on
a fait remarquer363 que la peine de la confiscation, en excitant les convoitises, a pu
déterminer des jugements iniques, que des haines personnelles ont pu dicter des
dénonciations, peut-être même des condamnations. A cela nous pouvons répondre qu'il
en est ainsi devant toutes les juridictions du monde. Les inquisiteurs ont dû exercer
leurs fonctions dans des circonstances difficiles, sous la pression des événements et de
l'opinion des foules soulevées contre l'hérésie et attendant avec impatience un verdict
impitoyable condamnant les coupables. En outre, certains juges avaient passé une
partie de leur vie à discuter avec l'hérésie et à la combattre ; d'autres, tels que ROBERT
LE BOUGRE, inquisiteur de France, et REYNIER SACCHONI, inquisiteur de Lombardie,
avaient été eux-mêmes hérétiques ; une fois convertis, ils avaient poursuivi leurs
anciens coreligionnaires avec un zèle de néophytes. Ces considérations expliquent
déjà, sinon excusent, beaucoup d'abus. Mais il est bon d'ajouter que beaucoup d'autres
juges, remplis de zèle pour la gloire de Dieu et en même temps de pitié pour lés
faiblesses humaines, tout en détestant l'hérésie, étaient pleins de mansuétude pour les
personnes. Ils ne prononçaient une sentence de condamnation que lorsque la
culpabilité n'offrait aucun doute, tant ils craignaient de condamner un innocent. Ils
n'avaient pas de plus grande joie que celle de ramener le coupable à l'orthodoxie et de
l'arracher au bras séculier ; aussi usaient-ils de préférence de pénitences canoniques et
de pénalités temporaires pour ramener le coupable dans la voie du bien.
b) L'institution. — En dehors des abus qui ont pu être commis et qui sont imputables
aux inquisiteurs, et non à l'Église qui les a désavoués, l’institution elle-même a été
l'objet des plus acerbes critiques. Les particularités de sa procédure dont nous avons
relevé plus haut les trois traits caractéristiques, les pénalités qu'elle infligeait et, par-
dessus tout, la mort par le bûcher, ont soulevé les plus violentes diatribes contre
l'Église. — Il ne rentre pas dans notre dessein de défendre ce qui ne nous paraît pas
défendable. « Rien ne nous oblige, dirons-nous avec Mgr D'HULST, à tout justifier dans
l'histoire de cette institution : par exemple, la procédure secrète, l'instruction
poursuivie en dehors du prévenu, l'absence de débats contradictoires : ce sont des
formes juridiques arriérées qui répondent mal à un sentiment d'équité aujourd'hui
universel et qui est lui-même un fruit lentement mûri sur la tige de la civilisation
chrétienne364. « Toutefois, si rien ne nous oblige à tout justifier, rien ne nous empêche
non plus d'expliquer ce qui est explicable. — l. On reproche d'abord à l'Inquisition de
ne pas avoir livré les noms des dénonciateurs et des témoins à charge, et de ne pas les
avoir confrontés avec l'accusé. Or « cette coutume, dit M. DE CAUZONS, n'avait pas été
imaginée pour entraver la défense des prévenus ; elle était née des circonstances

363
LEA, Histoire de l'inquisition au moyen âge.
364
Mgr d’Hulst Car. 1895, La morale du Citoyen .5e Conf. L'Église et l'État

363
spéciales où l'Inquisition s'était fondée. Les témoins, les dénonciateurs des hérétiques
avaient eu à souffrir de leurs dépositions devant les juges ; beaucoup avaient disparu,
poignardés ou jetés dans les ravins des montagnes par les parents, les amis, les
coreligionnaires des accusés. Ce fut ce danger de représailles sanglantes qui fit
imposer la loi dont nous nous occupons. Sans elle, ni dénonciateurs ni témoins
n'eussent voulu risquer leur vie et déposer à ce prix devant le tribunal. » La règle de
taire les noms des témoins n'était du reste pas absolue, et l'inquisiteur les
communiquait quand le danger n'existait pas ou avait disparu ; il les communiquait
toujours aux notaires, aux assesseurs, à tous les auxiliaires qui avaient le droit et le
devoir de contrôler ses actes. Ajoutons que des peines très graves frappaient les faux
témoins.
2. On a reproché en second lieu à la procédure inquisitoriale l'interdiction aux accusés
de se faire assister par un avocat. C'était là sans nul doute une atteinte grave au droit
sacré de la défense. On le comprit du reste peu à peu, et, sinon en droit, du moins en
fait, les avocats purent, par la suite, paraître à côté des accusés.
3. Mais que penser de la torture à laquelle la procédure inquisitoriale faisait appel
pour arracher des aveux aux accusés? que penser surtout de la peine de mort par le
bûcher ? La réponse est simple. L'Inquisition fui une institution de son temps. Elle se
conforma donc aux idées et aux usages de son temps. La torture et la mort par le
bûcher, qui révoltent tant notre sensibilité, ce n'est pas l'Église qui les a inventées, elle
les a trouvées en usage dans les tribunaux de l'époque. Si l'on juge, et non sans raison,
que ces pénalités étaient excessives, il convient de ne pas perdre de vue que le code
pénal du moyen âge était en général autrement rigoureux que le nôtre. « Nous a'avons
qu'à considérer les atrocités de la législation criminelle au moyen âge, pour voir
combien les hommes d'alors manquaient du sentiment de la pitié. Rouer, jeter dans un
chaudron d'eau bouillante, brûler vif, enterrer vif, écorcher vif, écarteler, tels étaient
les procédés ordinaires par lesquels le criminaliste de ce temps-là s'efforçait
d'empêcher le retour des crimes, en effrayant par d'épouvantables exemples, des
populations assez dures à émouvoir. »365 A la décharge de l'Inquisition, il faut dire
qu'elle n'employa la torture que dans des cas tout à fait exceptionnels, et que la peine
du bûcher fut, elle aussi, relativement rare. Et si par ailleurs l'on compare le nombre
des victimes faites par l'Allemagne luthérienne, et en Angleterre, par la seule reine
Elisabeth, il apparaît que l'Inquisition catholique a été bien moins cruelle que l'into-
lérance protestante.
Mais, dit-on encore, les tribunaux de l'Inquisition étaient comme une menace
perpétuelle qui supprimait toute liberté de penser. Cette accusation n'est pas justifiée.
Lorsqu'elle fut organisée dans la première moitié du XIIIe siècle, l'Inquisition était
uniquement dirigée contre l'hérésie albigeoise. Elle s'étendit plus tard, il est vrai, à
d'autres hérésies comme celle des Vaudois, mais elle ne visait jamais que les
hérétiques. « Dès lors les païens et les musulmans échappaient à sa juridiction ; et si,
plus tard, en Espagne, par exemple, elle prononça contre eux des sentences, ce fut par
une contradiction avec ses principes, que lui imposa la politique des princes, plutôt que
le souci de l'orthodoxie. Les Juifs ont bénéficié d'une plus large tolérance encore. M.

365
LEA, op. cit., pp. 234-235, cité par VACANBARD, 1’Inquisition, pp. 271, 272.454

364
SALOMON REINACH l'a parfaitement démontré dans une conférence faite à la Société
des Études juives, le 1er mars 1900, et publiée dans la Revue des Études juives de cette
même année... Il est cependant deux cas où l'Inquisition a eu à s'occuper du judaïsme.
En 1239. Grégoire IX lui ordonna de saisir partout les exemplaires du Talmud et de les
brûler... «Tandis qu'on brûlait les chrétiens hérétiques, on se mit à brûler avec non
moins de zèle les livres juifs. En 248, il y eut deux exécutions de ce genre à Paris... En
1267, Clément IV prescrit à l'archevêque de Tarragone de se faire livrer tous les
Talmuds... En 1319, à Toulouse, Bernard Gui en réunit deux charretées, les fait traîner
à travers les rues de la ville et brûler solennellement. Ainsi, au témoignage de Salomon
Keinach, ce sont les livres, et non les fidèles du judaïsme, qui ont eu à subir les
rigueurs de l'inquisition ». Il est un second cas où l'Inquisition eut à s'occuper des
Juifs. Elle voulut préserver de leur lente infiltration la pureté du christianisme et, pour
cela, elle poursuivit les faux convertie qui n'adoptaient la forme extérieure du
christianisme que pour mieux dissimuler leur origine et leur qualité. « L'Église, dit fort
bien M. REINACH, ne défendait pas aux Juifs d'être juifs ; mais elle interdisait aux
chrétiens de judaïser et aux Juifs de les pousser dans cette voie. » Ce fut l'Inquisition
d'Espagne qui. au XVe et au XVIe siècle, organisa les persécutions antisémites : mais ce
fut pour des raisons politiques, sous la pression des souverains, plutôt que pour des
raisons religieuses et sous l'impulsion du catholicisme.. En un mot, l'Inquisition
religieuse du moyen âge a respecté les Juifs quand eux-mêmes respectaient les
chrétiens ; l'Inquisition politique de la Renaissance les a poursuivis et durement
condamnés. »366

Conclusion. — Nous pouvons donc conclure : — 1. que l'Église a longtemps répugné


aux peines temporelles ; — 2. qu'elle a été amenée à des mesures de rigueur extrême
par la force des choses et par la nécessité de protéger son existence ; — 3. que les abus
qui se sont commis, et dont nos adversaires ont souvent exagéré le nombre, sont
imputables aux inquisiteurs et non à la papauté qui a toujours protesté contre une
sévérité excessive, et flétri les cruautés qui lui ont été signalées ; — 4. que l'In-
quisition, en sauvegardant l'unité religieuse par la répression de l'hérésie, empêcha
bien des guerres civiles et de prodigieuses effusions de sang. La preuve en est bien
qu'en Espagne où le protestantisme fut ainsi étouffé, les victimes de l'Inquisition furent
beaucoup moins nombreuses que celles des guerres de religion, en France et en
Allemagne ; — 5. enfin, que l'Inquisition n'a jamais été, entre les mains de l'Église,
qu'une arme de cil-constance, à laquelle depuis longtemps elle ne songe plus à
recourir.

§ 3. — LES GUERRES DR RELIGION ET LA SAINT-BARTHELEMY.

453. — 1° Exposé des laits. — Les Guerres de religion sont les luttes civiles entre
catholiques et protestants, qui, durant les règnes de FRANÇOIS II, CHARLES IX et
HENRI III, ensanglantèrent la France. Au nombre de huit, elles débutèrent en 1562, à la
suite du massacre de Vassy et se terminèrent par la promulgation de l'Édit de Nantes
(1598) qui garantissait aux protestants le libre exercice de leur culte dans les villes où
366
J. GIRAUD, art. Inquisition (Dict. d'Alès).

365
il avait été organisé par les précédents édits, le droit de bâtir des temples, l'accès à
toutes les charges publiques, etc.
On donne le nom de Saint-Barthélemy au massacre de l'amiral de Coligny et de
nombreux gentilshommes protestants venus à Paris pour assister au mariage mixte de
Marguerite de Valois avec Henri de Navarre, le futur Henri IV : massacre qui fut
ordonné par le roi Charles IX et exécuté dans la nuit du 24 août 1572 (jour de la fête
de saint Barthélemy).

454. — 2° Accusation. — A. A propos des guerres de religion, nos adversaires en


rejettent toute la responsabilité sur l'Église catholique. — B. A propos de la Saint-
Barthélemy, ils l'accusent : — 1. d'avoir préparé le massacre : et — 2. de l'avoir
approuvé.

455. —3° Réponse.—A. GUERRES DE RELIGION.—a) II est injuste de rendre


l'Église catholique responsable des guerres de religion. Celles-ci furent en effet
déterminées par des causes politiques plutôt que religieuses. La religion catholique
étant considérée à cette époque comme un des fondements essentiels de la société,
l'État, en déclarant la guerre aux huguenots, a eu pour but de protéger l'ordre social et
l'unité de la nation. Les premiers et les vrais responsables sont donc les protestants
eux-mêmes qui se révoltaient contre l'ordre de choses établi. L'on nous objecte, il est
vrai, que le massacre de Vassy, qui leur servit de point de départ, fut l'œuvre des
Guises, les chefs du parti catholique. La chose est exacte, mais il ne faut pas oublier
que, déjà auparavant, et dès 1560, les protestants avaient pillé l'église de Saint Médard
à Paris, jeté la terreur en Normandie, dans le Dauphiné et la Provence, que dans
différentes villes, Montauban, Castres, Béziers, ils avaient interdit le culte catholique
et forcé le peuple à assister au prêche : il ne faut pas oublier non plus que, pour servir
leurs desseins, les protestants pactisèrent avec l'étranger, que l'amiral de Coligny et
Condé firent appel à Elisabeth d'Angleterre, lui promettant, en échange de son or et de
ses troupes, la cession du Havre, de Dieppe et de Rouen. — b) Quant aux atrocités, il
n'y a pas lieu davantage de les invoquer contre l'Église catholique, car il y eut, des
deux côtés, des actes regrettables. Et, tout compte fait, il semble bien que l'intolérance
protestante n'est pas allée moins loin que l'intolérance catholique. Les protestants
n'ont-ils pas profané les églises, détruisant les saintes images, déchirant les riches
enluminures des manuscrits et des missels, renversant les croix, brisant les châsses et
autres objets sacrés de grande valeur artistique? N'ont-ils pas, en un mot, commis des
actes de vandalisme inexcusables et accompli des destructions irréparables?

456. — B. La Saint-Barthélemy. — Parmi ces violences, la plus odieuse certainement,


— et celle-là au compte du parti catholique, — fut le massacre de la Saint-Barthélemy.
Mais est-il vrai que l'Église y ait joué le premier rôle, soit en préparant, soit en
approuvant le massacre?

a) Préparation du massacre. — Pour démontrer ce premier point, nos adversaires


s'appuient sur des lettres du pape S. PIE V à Charles IX et à Catherine de Médicis, dans

366
lesquelles il les exhorte à exterminer les protestants français367. Il est indiscutable que
dans ces lettres le pape prêche la guerre sainte, et demande qu'on poursuive avec une
fermeté impitoyable les hérétiques insurgés ; mais dans sa pensée il s'agissait d'une
guerre légitime, faite selon le droit des gens ; ce n'était nullement une exhortation à un
massacre tel que la Saint-Barthélemy. La chose devient plus évidente encore, si l'on
suppose, comme certains historiens le font, que le mariage du jeune prince calviniste,
Henri de Navarre, avec Marguerite de Valois, catholique, servit de prétexte pour attirer
les seigneurs huguenots dans un guet-apens et les faire assassiner tous à la fois, car le
pape S. PIE V a toujours refusé son consentement à ce mariage : ce qu'il n'aurait pas
fait s'il avait été complice de la soi-disant machination.
Mais il n'y a pas eu même préméditation, de la part de la Cour de France. Il ressort en
effet de nombreux témoignages contemporains que, au printemps de 1572, l'amiral de
COLIGNY voulait entraîner le roi CHARLES IX dans une guerre contre l'Espagne, et que
CATHERINE DE MEDICIS voulait, au contraire, maintenir la paix avec PHILIPPE II.
Comme l'avis de Coligny semble prévaloir auprès du jeune roi, la Reine-Mère conçoit
le projet machiavélique de supprimer l'adversaire qui la gêne : le meurtre lui apparaît
légitime, parce que commandé par la « raison d'État ». Elle se met alors à combiner
avec les Guises, ennemis personnels de Coligny, des projets d'assassinat. Le 18 août,
mariage de Henri de Navarre avec Marguerite de Valois. Les gentilshommes
protestants y sont venus de partout. Le 22 août, c'est-à-dire quatre jours après la
cérémonie, tentative de massacre du seul amiral de Coligny : ce qui prouve bien qu'il
n'est pas encore question de massacrer tous les protestants. Grand émoi alors parmi les
seigneurs protestants qui projettent de venger Coligny, bien que celui-ci n'ait été blessé
que légèrement. Devant une situation aussi critique, et dans la crainte d'être
découverte, CATHERINE DE MEDICIS prend un parti désespéré, et, profitant de l'attitude
des protestants qui profèrent des menaces de mort contre les catholiques, et en
particulier contre les GUISES, elle représente au roi que les huguenots conspirent contre
la sûreté de l'État et que c'est une mesure de salut public de les exécuter en masse. Elle
arrache ainsi au roi affolé l'ordre de massacre

Nous pouvons donc conclure : — 1. que le massacre de la Saint Barthélemy a été un


crime politique commis à l'instigation de Catherine de Médicis ; et — 2. que, le
massacre n'ayant pas été prémédité, l'on ne saurait, par conséquent, accuser l'Église de
l'avoir préparé.

b) Approbation du massacre. — Après le massacre de la Saint-Barthélemy, le clergé


de Paris célébra, le 28 août, une messe solennelle et fit une procession en action de
grâces. A Rome, le pape GREGOIRE XIII, qui avait succédé à S. Pie V, le 13 mai 1572,
éprouva une grande joie à la nouvelle de la Saint-Barthélemy. Il l'annonça lui-même au
consistoire, fit chanter un Te De,um à l'église Sainte-Marie-Majeure, fit frapper une
médaille en souvenir de ce grand événement et ordonna la composition de la fresque

367
Ainsi saint PIE V écrivait à CATHERINE DE MEDICIS, le 28 mai 1569 : « Ce n'est que par
l'extermination des hérétiques que le roi pourra rendre à ce noble royaume l'ancien culte de la religion
catholique ; si Votre Majesté continue à combattre ouvertement et ardemment les ennemis de la
religion catholique, jusqu'à ce qu'ils soient tous massacrés, qu'elle soit assurée que le secours divin ne
lui manquera pas. »

367
fameuse de Vasari, où sont représentées les principales scènes de la sanglante journée.
Tels sont les faits qui ont donné à croire que l'Église catholique, dans la personne de
ses chefs, a approuvé le massacre. Mais il s'agit de savoir quelle idée on se faisait, à
Paris et à Rome, de l'événement en question. Massacre et lâche assassinat, ou légitime
défense? Dans le premier cas, la complicité de l'Église serait certainement engagée.
Dans le second, l'attitude de ses représentants devient toute naturelle. Or c'est
justement la seconde hypothèse qu'il faut envisager. — 1. Pour ce qui concerne d'abord
le clergé de Paris, il est clair que ses renseignements étaient inexacts. Comme tout le
monde, il croyait qu'il y avait eu, de la part des huguenots, projet d'attentat contre la
sûreté de l'État : il en voyait la preuve évidente dans ce fait que, le 26, CHARLES IX
avait, devant le Parlement, revendiqué la responsabilité du drame, tout en expliquant
qu'il lui avait été imposé par la connaissance d'un complot contre le gouvernement et
la famille royale. Comment s'étonner alors que le clergé parisien ait célébré, d'accord
avec le peuple, une cérémonie d'actions de grâces, demandée officiellement par la
Cour pour remercier le ciel d'avoir préservé le Roi et châtié les coupables? — 2. Quant
à GREGOIRE XIII, il reçut la nouvelle de la Saint-Barthélemy, par un ambassadeur de
Charles IX, le sieur DE BEAUVILLIER. Les faits lui furent donc présentés d'après la
version officielle de la Cour de France. Avec le message du roi Charles IX, le même
Beauvillier apportait une lettre de Louis DE BOURBON, neveu du cardinal. Écrite le
surlendemain du massacre, cette lettre expliquait que, dans le but de faire monter un
prince protestant sur le trône, l'amiral de Coligny préparait le meurtre du roi et de la
famille royale. Aussi inexactement renseigné, il est donc tout naturel que GREGOIRE
XIII ait manifesté ses sentiments de joie avec tant de spontanéité, et qu'il en ait fait la
démonstration publique. De nos jours encore, les chefs d'État n'échangent-ils pas entre
eux des congratulations, lorsque l'un d'eux a échappé à un attentat?

Conclusion. — Nous pouvons donc conclure que l'Église n'a ni préparé le massacre de
la Saint-Barthélemy, ni ne l'a glorifié en tant que massacre.

§ 4. — LES DRAGONNADES ET LA REVOCATION DE L'ÉDIT DE NANTES.

457. — 1° Exposé des faits. — L'Edit de Nantes avait été un acte du pouvoir royal,
une concession, non un contrat entre deux parties. En laissant à chacun la liberté d'être
protestant ou catholique, autrement dit, en accordant la liberté de conscience et la
liberté de culte, Henri IV posa le premier le principe de tolérance, et cela, à un
moment où tous les souverains d'Europe, protestants et catholiques, n'admettaient pas
que leurs sujets eussent une autre religion que la leur.368 Malheureusement les
protestants abusèrent des concessions qui leur avaient été faites. Profitant des garanties
dont ils jouissaient dans de nombreuses places de sûreté, ils commirent la double faute

368
Qu'on se rappelle, en effet, ce qui se passait en Angleterre, sous les règnes dé HENRI VIII et
D'ELISABETH : toutes les persécutions et violences légales contre les catholiques, les lois interdisant
l'élection aux charges de l'État à ceux qui ne pouvaient prouver leur participation à la cène, le papiste
déclaré déchu de ses héritages, le protestant qui se convertissait au catholicisme, regardé comme
coupable du crime de haute trahison, l'entrée du royaume interdite à tout prêtre catholique sous peine
de mort...

368
de vouloir s'isoler du reste de la nation, pour former un État dans l'État, et surtout
d'entretenir des relations suspectes avec l'étranger. Plusieurs fois, ils s'étaient alliés,
soit avec les Espagnols, soit avec les Anglais. En 1627, la Rochelle où ils étaient les
maîtres, s'était révoltée ; le Languedoc, travaillé par le duc de ROHAN, avait suivi son
exemple. Les Réformés furent donc tenus pour des sujets dangereux, et RICHE-LIEU,
voulant en finir avec eux, dirigea lui-même le siège de la Rochelle qui se rendit, après
une année presque, d'une résistance acharnée (1628). Par l’édit de Grâce ou d’Alais
(1629) Richelieu enleva aux protestants toutes leurs villes de sûreté et leurs privilèges
politiques, mais leur laissa la liberté du culte. Malgré cette dernière concession, c'était
déjà un acheminement vers la révocation de l'Édit de Nantes.
Louis XIV voulut aller plus loin que Richelieu. Imitant les autres États protestants, il
voulut qu'il n'y eut dans son royaume qu'une seule foi et un seul culte, et forma le
projet d'amener tous les réformés à la religion catholique. Tout d'abord il entreprit de
les convertir par des prédications et des missions. Bossu ET écrivit une réfutation du
Catéchisme général de la Réformation publié par PAUL FERRI à Sedan (1654), et
entrant dans la pensée du roi, il travailla à la réconciliation des deux confessions,
catholique et protestante, par la discussion et la persuasion, « chrétiennement et de
bonne foi », sans violenter la conscience ni des uns ni des autres. Mais aux efforts des
controversistes et des missionnaires les Réformés répondirent par de mauvaises
dispositions et parfois par des violences. De plus, ils continuèrent leurs relations avec
les ennemis de la France, entre autres, avec les Pays-Bas pendant la longue guerre qui
commença en 1672. Mécontent alors de leur attitude, le roi Louis XIV adopta à l'égard
des protestants des mesures analogues à celles qui étaient en vigueur contre les
catholiques dans les États protestants tels que l'Angleterre et la Hollande. Des
intendants furent envoyés partout pour seconder l'œuvre des missionnaires et mettre la
force au service de la persuasion. Les intendants outrepassèrent les ordres reçus ; -sur
le conseil du ministre de la guerre, Louvois, le roi envoya des dragons qui devaient
loger chez les protestants qui refusaient de se convertir. Les violences et les excès de
toutes sortes que commirent ces « missionnaires bottés» sont restés tristement célèbres
sous le nom de dragonnades. Mais il faut dire, à la décharge de Louis XIV, qu'il
ignorait les cruautés dont ses soldats se rendaient coupables. On lui faisait seulement
connaître le nombre des conversions qui s'opéraient, et ce nombre était tel que bientôt
le roi crut qu'il ne restait plus guère de protestants en France, que l'unité religieuse était
faite. Alors il révoqua l’Édit de Nantes (16 octobre 1685). Les Réformés se virent
donc obligés de choisir entre la conversion hypocrite ou l'exil.

458. — 2° Accusation. — Nos adversaires rendent l'Église responsable de la


révocation de l'Édit de Nantes et des fâcheux résultats qui s'ensuivirent.

459. — 3° Réponse. A. LA RÉVOCATION.— La révocation de l'Édit de Nantes peut


être considérée à un double point de vue : politique et religieux. — a) Au point de vue
'politique ou juridique, il est bien certain que le roi Louis XIV avait le droit de
révoquer l'édit porté par Henri IV. Les protestants eux-mêmes en conviennent. « Ces
actes de tolérance, dit GROTIUS, ne sont pas des traités, mais des édits royaux rendus
pour le bien général, et révocables quand le même bien général y engagera le Roi». —
b) Au point de vue religieux, l'intolérance du Roi et du parti catholique fut

369
certainement une erreur fâcheuse. Nous avons dit : l’intolérance du Roi et du parti
catholique, car, si Louis XIV fut le grand responsable, il faut bien avouer que son acte
était réclamé par l'opinion catholique et qu'il fut accueilli avec des marques non
dissimulées de satisfaction. Toutefois, le pape INNOCENT XI ne lui donna pas sa
complète approbation. Quant aux violences commises, aux dragonnades, il est clair
qu'elles ne sont pas imputables à l'Église, et l'on ne peut même pas dire, comme nous
l'avons vu plus haut, que Louis XIV doive en porter la responsabilité.

B. LES RÉSULTATS. — Nous n'hésitons pas à reconnaître que la ré-Vocation de l'Édit


de Nantes eut des conséquences religieuses et politiques tout à fait déplorables. Les
protestants qui se convertirent pour pouvoir rester en France, furent de mauvais
catholiques. Ceux qui préférèrent l'exil, portèrent à l'étranger les ressources de leurs
talents et de leur activité laborieuse ; il y en eut même qui entrèrent dans les armées
ennemies et n'eurent pas honte de combattre leur pays. Mais, autant nous pouvons les
admirer d'avoir accepté courageusement les douleurs de l'exil plutôt que de trahir leur
foi, autant nous devons les blâmer d'avoir haï leur patrie

Conclusion. — II n'y a pas à le dissimuler, la révocation de l'Édit de Nantes fut une


faute et un malheur. Cet acte fut surtout un acte politique, mais le parti catholique se
fût grandi, si, au lieu d'imiter l'intransigeance dès pays protestants, il eût réclamé pour
ses frères dissidents le bénéfice d'une large tolérance.

§ 5. — LE PROCES DE GALILEE.

460. — 1° Exposé des faits. — Dès 1530, le chanoine COPERNIC formulait déjà
l'hypothèse que la terre et toutes les planètes tournent autour du soleil, et non le soleil
autour de la terre, comme l'enseignait le système de PTOLEMEE, généralement admis
jusque-là. Au début du xvir3 siècle, GAULEE369, ayant présenté le système de Copernic
comme une hypothèse certaine, fut, de ce fait, cité deux fois devant la Saint-Office. Ce
sont ces deux procès qui forment le point central de ce qu'on appelle 1' « affaire
Galilée ».

A. PROCÈS DE 1616. — En défendant la théorie de Copernic comme une hypothèse


certaine, GALILEE s'était fait de nombreux adversaires, entre autres, tous les savants
qui ne juraient que par Aristote. Vers la fin de 1641, François Sizi accuse Galilée de
contredire, par son système, les passages de la Bible tels que JOSUE, X, 12 ; ECCLES., I,
5 ; Ps., XVIII, 6 ; CIII, 5 ; ECCL., XLIII, 2, qui paraissent en faveur du système
géocentrique. GALILEE pouvait alors se retrancher sur le terrain scientifique et fuir la
difficulté en laissant aux théologiens et aux exégètes le soin de la résoudre. Il commit
369
GALILEE, né à Pise en 1564, appartient plutôt par sa vie à Florence. D'abord professeur de physique
et de mathématiques à Pise (1589-1592), puis à Padoue (1592-1610). il passa le reste de sa vie dans sa
villa d'Arcetri, près de Florence, où, même après sa condamnation en 1633, il fut autorisé à se retirer.
En 1636, il était devenu aveugle après avoir mis la dernière main à son Traité du mouvement. GALILEE
est regardé comme le vrai fondateur de la méthode expérimentale. Avec le télescope qu'il construisit
en 1609, il observa les montagnes de la lune, découvrit les satellites de Jupiter, l'anneau de Saturne, les
taches et la rotation du soleil sur son axe, les phases de Vénus : autant de choses qui confirmaient ses
présomptions en faveur du système de Copernic

370
la faute de suivre son adversaire sur le terrain de l'exégèse. Le 19 février 1616, la
question fut donc portée devant la Congrégation du Saint-Office. Onze théologiens
consulteurs eurent à examiner les deux propositions suivantes : — 1. Le soleil est le
centre du monde et il est immobile ; 2. La terre n'est pas le centre du monde et elle a
un mouvement de rotation et de translation. La première proposition fut qualifiée «
fausse et absurde philosophiquement, et formellement hérétique parce qu'elle contredit
expressément plusieurs textes de la Sainte Écriture suivant leur sens propre et suivant
l'interprétation commune des Pères et des Docteurs». La seconde proposition fut
censurée « fausse et absurde philosophiquement, et au moins, erronée dans la foi ».
Le 25 février, le pape PAUL V donnait au cardinal BELLARMIN l'ordre de faire venir
GALILEE et de l'avertir qu'il eût à abandonner ses idées. Galilée vint et se soumit. Le 5
mars, sur l'ordre de Paul V, paraissait un décret de la Congrégation de l'Index
condamnant les ouvrages de Copernic et tous les livres qui enseignaient la doctrine de
l'immobilité du soleil. Mais dans cette condamnation il n'était pas fait mention des
écrits de Galilée. Celui-ci fut même reçu en audience, le 9 mars, par le pape qui lui
déclara qu'il connaissait la droiture de ses intentions et qu'il n'avait rien à craindre de
ses calomniateurs.

B. PROCÈS DE 1633. — Après son procès de 1616, Galilée était allé reprendre à
Florence le cours de ses travaux. En 1632, il publia son Dialogue sur les deux plus
grands systèmes du monde. Cet ouvrage portait l'imprimatur de l'inquisiteur de
Florence et celui de Mgr RICCARDI, Maître du Sacré-Palais, chargé par office de
surveiller la publication de tous les livres qui paraissaient à Rome. Or ce dernier avait
bien accordé l'imprimatur, mais sous la condition, que l'ouvrage contiendrait une
préface et une conclusion indiquant que le système n'était présenté qu'à titre d'hy-
pothèse. La préface et la conclusion"^ y trouvaient en effet, mais, de la manière dont
elles étaient rédigées, elles parurent une moquerie. Les théologiens du Saint-Office
furent d'avis que Galilée transgressait les ordres donnés en 1616. En conséquence, il
fut cité à nouveau devant le Saint-Office. Après avoir différé plusieurs fois son voyage
sous prétexte de maladie, il se mit enfin en route et arriva à Rome le 16 février 1633,
où il jouit d'un régime de faveurs, puisque, au lieu d'être interné dans une cellule du
Saint-Office, il put descendre chez un de ses amis Niccolini ,l'ambassadeur de
Toscane.
Le procès commença le 12 avril, et la sentence fut rendue le 22 juin. Galilée, debout et
tête nue, écouta la lecture de sa condamnation : abjuration, prison et récitation, une
fois par semaine, pendant trois ans, des sept Psaumes de la Pénitence. Puis, à genoux,
la main sur l'Évangile, il signa un acte d'abjuration dans lequel il se déclarait «
justement soupçonné d'hérésie», détestait ses erreurs, promettait de ne plus les soutenir
et de réciter les pénitences imposées. C'est à ce moment que, d'après une légende tout à
fait invraisemblable, vu les circonstances, Galilée se serait écrié en frappant la terre du
pied : « E pur si muove » « Et pourtant elle se meut !»

461. — 2° Accusation. — Nos adversaires portent, à propos du procès de Galilée, une


triple accusation contre l'Eglise. — a) Ils prétendent d'abord que, dans cette affaire,
L'infaillibilité du pape a été mise en défaut: — b) Puis ils accusent l'Église d'avoir
frappé un innocent, et — c) d'avoir entravé les progrès de la science.

371
462. — 3° Réponse- — A. Il est faux de prétendre que l'infaillibilité du pape et par
conséquent celle de l'Église ,ait été mise en défaut dans l'affaire Galilée. Sans nul
doute, lorsque les juges de Galilée, les papes PAUL V et URBAIN VIII y compris,
jugeaient le système de Copernic contraire à la lettre de l'Écriture, ils commettaient
une erreur objective et matérielle. Lorsque GALILEE affirmait, au contraire, qu'il ne
faut pas toujours prendre les paroles de la Sainte Écriture à la lettre, les écrivains
sacrés ayant employé, en parlant du soleil, le langage courant, lequel n'a aucune
prétention scientifique et se conforme aux apparences, c'est bien lui qui avait raison.
D'où il suit que « le tribunal du Saint-Office, comme celui de l'Index, s'est trompé en
déclarant, dans les considérants, fausse en philosophie la doctrine de Copernic, qui est
vraie, et contraire à l'Écriture cette doctrine, qui ne lui est nullement opposée.
Mais peut-on trouver dans ce fait un argument contre la doctrine de l'infaillibilité de
l'Église ou du Souverain Pontife? Pour répondre à cette question, il n'y a qu'à
déterminer la valeur juridique des décrets de 1616 et de 1633. Le décret de 1616 est un
décret de la Sacrée Congrégation de l'Index ; celui de 1633, un décret du Saint-Office.
Assurément, ces décrets ont été approuvés par le Pape : mais comme dans l'espèce, il
s'agit seulement d'une approbation dans la forme simple, commune (in forma
communi), les décrets sont et restent juridiquement les décrets de Congrégations, qui
valent par l'autorité immédiate des Congrégations.
Or, nous le savons, la question d'infaillibilité ne se pose même pas, quand il s'agit d'un
décret d'une Congrégation quelle qu'elle soit, eût-elle comme Préfet le Pape lui-même.
»370 Deux conditions leur manquent pour pouvoir être des définitions ex-cathedra, et
partant, infaillibles. La première c'est que la censure portée contre la théorie
copernicienne ne se trouve que dans les considérants qui ne sont jamais l'objet de
l'infaillibilité, et la seconde c'est que les décrets n'ont pas été des actes pontificaux,
mais des actes des Congrégations, lesquelles ne jouissent pas du privilège de
l'infaillibilité. Au reste, aucun théologien n'a jamais considéré ces décrets comme des
articles de foi, et, même après les sentences du Saint-Office, les nombreux adversaires
du système copernicien n'ont jamais allégué contre lui qu'il avait été condamné par un
jugement infaillible.
L'infaillibilité du Pape mise hors de cause, l'on peut s'étonner à bon droit de l'erreur
des juges du Saint-Office. Il y a cependant de bonnes raisons qui expliquent, et même
justifient, leur conduite On a dit que la condamnation de Galilée était le résultat d'une
machination tramée contre lui par des adversaires jaloux, que le pape URBAIN VIII se
serait reconnu dans le « Dialogue » sous le personnage un peu ridicule de Simplicio
dans la bouche duquel se trouvait un argument que le pape, alors qu'il n'était encore
que le cardinal MAFFEO BARBERINI, avait opposé à GALILEE, et que son amour-propre
blessé l'aurait poussé à la vengeance. Quoi qu'il puisse y avoir de vrai dans ces
allégations, il y eut d'autres raisons plus sérieuses qui déterminèrent les juges de
l'Inquisition à prononcer une sentence de condamnation, et ces raisons furent les
suivantes. C'était alors une règle courante en exégèse, — et cette règle n'a pas changé,
— que les textes de la Sainte Écriture doivent être pris dans leur sens propre quand
l'interprétation contraire n'est pas imposée par des motifs tout à fait valables. Or, à

370
CHOUPIN, Valeur des décisions doctrinales et disciplinaires du Saint-Siège

372
cette époque, l'on interprétait les passages en question, et en particulier, celui où Josué
commande au soleil de s'arrêter, au sens propre et obvie, et par conséquent d'après le
système astronomique de Ptolémée. Aussi longtemps que ce dernier système n'était
pas démontré faux et que Galilée ne pouvait apporter aucune preuve péremptoire et
scientifique de la vérité du système de Copernic, c'était le droit de la congrégation du
Saint-Office, et même son devoir, de garder l'interprétation littérale et d'arrêter, par
une décision disciplinaire, toute doctrine qui contredirait cette interprétation et
voudrait substituer le sens métaphorique au sens littéral. Ajoutons que la Congrégation
était d'autant plus portée à s'en tenir à l’interprétation traditionnelle que l'on se trou-
vait alors en pleine effervescence du protestantisme, et que, en prétendant interpréter
les textes de la Sainte Écriture à sa façon, Galilée semblait favoriser la théorie du libre
examen.

B. Dans quelle mesure peut-on dire que l'Église a frappé un innocent et que Galilée est
un martyr de la science ? Qu'il ait eu à souffrir pour la défense de ses idées, que, mis
dans l'alternative d'avoir à les sacrifier ou de désobéir à l'Église, il ait enduré dans son
intelligence et dans son cœur de cruelles tortures, la chose ne semble pas contestable.
Mais dire, que l'Église l'a martyrisé, c'est aller un peu loin. — 1. Tout d'abord, il est
faux de prétendre qu'il fut forcé d'abjurer une doctrine qu'il savait être certaine. Il lui
semblait bien par les expériences qu'il avait faites que le système de Copernic était une
hypothèse plus vraisemblable que celle de Ptolémée, mais de la vérité de cette
hypothèse il n'eut jamais la certitude évidente. — 2. Encore moins peut-on dire qu'il
fut traité avec rigueur. « On peut défier les plus fanatiques de citer où et quand,
pendant ou après son procès, Galilée aurait subi une heure de détention dans une
prison proprement dite.»371 Le pape PAUL V admirait GALILEE et lui donna de
nombreuses marques de bienveillance. — L'on objecte, il est vrai, qu'URBAiN VIII le
fit menacer de la torture. Mais cette menace, qui ne fut d'ailleurs pas exécutée, était un
des moyens juridiques d'alors, analogue à l'isolement et au secret dont on se sert
aujourd'hui, pour provoquer les aveux des prévenus. Il serait, d'autre part, injuste de
dire qu'URBAiN VIII fut dur à son égard puisque, le lendemain de sa condamnation,
le 23 juin 1633, GALILEE fut autorisé à quitter les appartements du Saint-Office où il
devait être détenu, et à se rendre dans le palais de son ami, le Grand-Duc de Toscane ;
d'où il put bientôt repartir pour sa villa d'Arcetri. Et c'est là qu'il mourut, après avoir
reçu tous les ans une pension que le Pape lui accordait depuis 16.30.
C. La condamnation de Galilée a-t-elle vraiment entravé les progrès de la science ? «
Accordons sans peine que les décrets de l'Index ont pu empêcher ou retarder la
publication de quelques ouvrages, tel le Monde de DESCARTES ; mais, de bonne foi,
peut-on affirmer que le triomphe du système en a été reculé?... L'accord avec
l'expérience pouvait seul donner à l'hypothèse de Copernic une confirmation décisive,
et les décrets de l'Index n'empêchaient personne de chercher à réaliser cet accord. »372

371
GILBERT, Revue des Questions scientifiques, 1877.
372
PIERRE DE VREGILLE, art. Galilée (Dict. d'Alès).

373
Conclusion. — De ce qui précède il résulte que, si la condamnation de Galilée fut, de
la part de la Congrégation du Saint- Office et même des papes PAUL V et URBAIN VIII.
une erreur infiniment regrettable, elle n'atteint en rien la doctrine de l'Église sur
l'infaillibilité pontificale, pas plus qu'elle ne témoigne d'une hostilité systématique
contre la science et le progrès.

§ 6. — L'INGERENCE DES PAPES DANS LES AFFAIRES TEMPORELLES.

463. — 1° Exposé des faits. — L'histoire nous témoigne que, au moyen âge, les Papes
se sont considérés comme les chefs suprêmes des États chrétiens, qu'ils ont revendiqué
le droit de citer à leur tribunal souverains et sujets, et qu'ils ont infligé aux princes
scandaleux, non seulement des peines spirituelles telles que l'excommunication, mais
même des peines temporelles en les déposant et en les privant de leurs droits de
commander. Ainsi GREGOIRE VII (le moine Hildebrand), célèbre par sa lutte dans la
Querelle des Investitures373, excommunia une première fois l'empereur d'Allemagne,
HENRI IV, qui ne voulait pas se laisser dépouiller du droit de 1’investiture, le réduisit à
venir, s'humilier devant lui au château de Canossa (1077) et l'excommunia une
seconde {ois (1078) parce qu'il ne tenait pas ses promesses. INNOCENT III (1198-1216)
obligea PHILIPPE-AUGUSTE à reprendre sa femme Ingelburge ; en Angleterre, il déposa
JEAN SANS TERRE, puis le rétablit sur le trône ; en Allemagne, il excommunia OTHON
IV et délia ses sujets du serment de fidélité. INNOCENT IV, au concile de Lyon (1245),
déposa FREDERIC II, empereur d'Allemagne. BONIFACE VIII (1294-1303) lutta,
pendant toute la durée de son pontificat, contre le roi de France, PHILIPPE LE BEL.
Comme ce dernier, toujours à court d'argent, voulait imposer le clergé à son gré, sans
tenir compte des immunités ecclésiastiques (N° 422 n), le Pape dans sa bulle « Clericis
laicos », rappela la doctrine de l'Église et interdit aux clercs de payer le tribut aux
puissances laïques. Sur la demande du clergé français lui-même, il accorda ensuite
l'autorisation. Mais la lutte recommença bientôt et BONIFACE VIII publia contre
PHILIPPE LE BEL une série de bulles, entre autres, la bulle « Ausculta, filin, dans
laquelle il se disait « constitué au-dessus des rois et des royaumes!, et la bulle « Unam
Sanctam », dans laquelle, après avoir rappelé l'unité de l'Eglise, il déclarait que « ce

373
Querelle des investitures. — Quand un seigneur donnait un nef à son vassal, l'investiture, c'est-à-
dire la mise en possession du bien octroyé se faisait généralement par une cérémonie symbolique, dans
laquelle le suzerain remettait au vassal, soit une motte de terre, soit une couronne, soit un sceptre, soit
la crosse et l'anneau lorsqu'il s'agissait de hauts dignitaires ecclésiastiques. Comme à chaque siège
épiscopal les rois avaient attaché un bénéfice ou fief ecclésiastique, il arrivait que les évêques et les
abbés recevaient à la fois, au moment de leur nomination, un fief et une Juridiction religieuse. Il
sembla bientôt naturel aux rois et empereurs, puisqu'ils donnaient l'investiture par la crosse et l'anneau,
que le pouvoir spirituel découlait de leur autorité, aussi bien que le pouvoir temporel, et que, par
conséquent, ils pouvaient supprimer l'élection traditionnelle, et nommer eux-mêmes directement aux
évêchés et aux abbayes. D'où il arriva que les évêchés furent donnés aux courtisans, ou vendus à prix
d'argent (simonie) et que le clergé ne fut pas digne de ses fonctions. Cet état de choses fut surtout le
fait de l'Allemagne. La papauté, pour y porter remède, défendit de recevoir l'investiture d'un laïque. La
querelle des investitures, particulièrement grave entre GREGOIRE VII et HENRI IV d'Allemagne, dura
plus d'un demi-siècle, jusqu'au concordat de Worms (1122) qui établit à nouveau la distinction entre
l'évêque, en tant que pontife, et l'évêque en tant que vassal de l'empire.

374
corps unique ne doit pas avoir deux têtes, mais une seule, le Christ et le Vicaire du
Christ », que deux glaives sont au pouvoir de l'Église, un spirituel, et un matériel, que
« le premier doit être manié par l'Église, le second pour 1 Église i et que, le second
devant être soumis au premier, le pouvoir spirituel doit juger le pouvoir temporel si
celui-ci s'égare. Enfin Boniface VIII excommunia Philippe le Bel le 13 avril 1303.

464. — 2° Accusation. — Les ennemis de l'Église accusent les papes d'avoir


outrepassé leurs droits et d'avoir revendiqué un pouvoir illégitime.

465. — 3° Réponse. — A. L'intervention des papes dans les affaires temporelles des
États chrétiens n'était pas illégitime : elle ne constituait nullement, de leur part, un
abus de pouvoir.
Les papes avaient le droit d'intervenir à un double titre : — a) Tout d'abord en vertu de
leur pouvoir indirect sur les choses temporelles dont nous avons précédemment
démontré l'existence (N° 436). « Le pouvoir spirituel, dit BELLARMIN, ne s'immisce
pas dans les affaires temporelles, à moins que ce3 affaires ne s'opposent à la fin
spirituelle ou ne soient nécessaires pour l'obtenir : auxquels cas le pouvoir spirituel
peut et doit réprimer le pouvoir temporel et le contraindre par toutes les voies qui
paraîtront nécessaires. » Lorsque les Papes précités ont frappé les princes qui abusaient
de leurs pouvoirs, non seulement de peines spirituelles comme l'excommunication,
mais même de peines temporelles comme la déposition, ils ont donc agi en vertu du
pouvoir spirituel attaché à leur charge suprême et du pouvoir indirect sur les choses
temporelles qui découle du pouvoir spirituel. — b) En dehors du droit divin dont nous
venons de parler, le droit public du temps, reposant sur le libre consentement des
peuples et des princes, légitimait l'intervention de la papauté dans les affaires
temporelles. Rappelons-nous en effet que, en vertu de ce droit public, il y avait une
alliance étroite entre l'Église et l'État, que le Pape était regardé comme le chef naturel
de la chrétienté, à qui appartenait le droit de trancher les différends, et que le prince,
avant de monter sur le trône, faisait serment de gouverner avec justice, de protéger la
Sainte Église romaine, de défendre la foi contre l'hérésie, et de ne pas encourir lui-
même l'excommunication. Que si alors le prince devenait parjure à son serment, s'il
gouvernait contre les droits de l'Église ou contre les justes intérêts de son peuple, la
papauté avait le droit et même le devoir de lui remettre devant les yeux les
engagements sacrés qu'il avait pris, et en cas de refus, de l'excommunier, au besoin, de
le déposer, et de déclarer ses sujets déliés de leur serment d'obéissance à l'égard d'un
souverain indigne du pouvoir374.
B. Non seulement l'intervention des papes dans les affaires temporelles n'était pas
illégitime, mais il faut reconnaître combien elle fut heureuse et bienfaisante, tout à

374
L'on pourrait ajouter que beaucoup de princes avaient fait hommage de leur couronne au siège de
saint Pierre, et s'étaient reconnus les vassaux du Pape. Tel était le cas des royaumes de Naples, de
Sicile, d'Aragon et de l'Empire ressuscité en Charlemagne par le pape Léon III, appelé le Saint Empire
romain. C'est ainsi que les rois de France, de Germanie ou d'Italie devenaient empereurs par le droit
pontifical, en vertu du couronnement fait par les mains du Pape, couronnement qui leur conférait, non
une souveraineté spéciale, mais une dignité supplémentaire, plutôt morale que matérielle, et leur
attribuait le rôle de protecteurs de l'Eglise. En vertu de ces actes, le Pape apparaissait comme une sorte
de suzerain auquel le droit féodal reconnaissait le droit de punir la félonie du vassal qui manquait à ses
obligations, de lui reprendre son fief et d'en donner l'investiture à un autre.

375
l'avantage des faibles et des opprimés. Durant cette rude époque de la féodalité où tout
était livré au plus fort, seule l'Église avait assez de puissance pour rappeler aux rois et
aux seigneurs qu'au-dessus de la force il y a le droit. La prérogative que les Papes
revendiquaient de déposer les rois dont la conduite était scandaleuse, et de délier leurs
peuples du serment de fidélité, bien loin d'être une usurpation ,du pouvoir spirituel sur
le pouvoir temporel, lui servait au contraire de frein et de contrepoids. Quand le droit
était violé et que la justice demeurait impuissante, il était bon qu'il y eût quelqu'un
d'assez fort et d'assez indépendant pour prendre en main la cause de la morale et de la
religion outragées.

Remarque. — On objecte aussi contre l'Église : — 1. qu'il y a eu de mauvais Papes, et


l'on cite alors les noms d'Etienne VI, de Jean XII, de Benoît IX et d'Alexandre VI, —
2. que, au moyen âge, il y eut un clergé simoniaque et corrompu. — A cette objection
nous avons déjà répondu et nous avons montré qu'elle ne vaut ni contre l’infaillibilité
du Pape (N° 400), ni contre la sainteté de l'Église (N° 379).

§ 7. — LE SYLLABUS ET LA CONDAMNATION DES LIBERTES MODERNES.

466. — 1° Notion et autorité doctrinale du Syllabus. — Le Syllabus (mot lat. qui


veut dira index, table) est un recueil de quatre-vingts propositions renfermant les
principales erreurs modernes, déjà réprouvées et condamnées dans les allocutions
consistoriales, les encycliques et autres lettres apostoliques du pape Pie IX. Le
Syllabus, précédé de l'Encyclique Quanta cura, parut, sur l'ordre de Pie IX, le 8
décembre 1864, mais l'idée d'un pareil catalogue contenant les erreurs de l'époque
sous la forme qu'elles revêtaient alors, était bien antérieure à cette date et avait été
suggérée dès 1849, par l'archevêque de Pérouse, le cardinal Pecci, qui devait succéder
à Pie IX sous le nom de LEON XIII.
Quelle est l’autorité doctrinale du Syllabus? Faut-il le considérer comme un acte ex-
cathedra, comme le veulent certains théologiens de valeur : FRANZELIN, MAZZELLA,
HURTER, PESCH, OU bien n'est-il qu'un document de grande autorité auquel tout
catholique doit adhérer sans qu'on puisse le taxer d'hérésie, dans le cas contraire? La
question n'est pas tranchée, et du fait qu'elle ne l'est pas et que chaque catholique reste
libre d'adopter l'une ou l'autre opinion, le Syllabus ne s'impose pas à la croyance
comme une définition infaillible. Il est vrai que le pape PIE IX en a pris la respon-
sabilité, mais, dit le P. CHOUPIN, « toute constitution pontificale, même relative à la foi
et solennellement promulguée n'est pas une définition ex-cathedra : il faut encore et
surtout que le Pape manifeste suffisamment sa volonté de trancher définitivement la
question par une sentence absolue »375. Par conséquent, bien que les propositions
condamnées doivent être repoussées par tout catholique d'un assentiment ferme, il ne
s'ensuit pas que la proposition contradictoire soit de foi. La proposition condamnée
n'ayant pas été qualifiée d'hérétique, la proposition contraire ne saurait être de foi. Il
importe, en outre, pour mesurer tout le sens d'une proposition condamnée dans le
Syllabus, de se reporter au document d'où elle est extraite.

375
CHOUPIN, op. cit

376
467. — 2° Accusation. — Nos adversaires accusent l'Église d'avoir, par le Syllabus,
déclaré la guerre à la société moderne et de s être montrée l'ennemie irréconciliable
du progrès et de la civilisation.

468. — 3° Réponse. — Pour étayer leur accusation, les adversaires de l'Église


s'appuient surtout sur les deux dernières propositions du Syllabus qui sont pour ainsi
dire le résumé des erreurs modernes : Prop. LXXIX. : « Il est faux que la liberté de
professer n'importe quelle religion, de penser et de manifester publiquement toutes les
opinions conduisent plus facilement à la corruption des mœurs et des esprits et
propage la peste de l'indifférentisme. » Prop. LXXX. « Le Pontife romain peut et doit
se réconcilier avec le progrès, , le libéralisme et la civilisation moderne. » Or, il est
bien évident, à propos de cette dernière proposition, — et il suffit, pour s'en
convaincre, de se reporter à l'allocution Jamdudum d'où la proposition est extraite, —
que le pape n'entend nullement condamner les progrès véritables de la science positive
et des inventions humaines. La condamnation ne porte que sur le faux progrès et sur la
fausse civilisation.
De même, le pape PIE IX ne condamne pas toute liberté et tout libéralisme. Personne
n'a jamais défendu la vraie liberté plus que l'Église catholique : elle affirme la liberté
naturelle contre les matérialistes et les déterministes qui la nient, la liberté individuelle
contre les esclavagistes qui la suppriment, la liberté de conscience contre les pouvoirs
publics qui l'oppriment. Ne disons donc pas que l'Église est l'ennemie des libertés,
anciennes ou modernes : ce qu'elle frappe d'anathème c'est la fausse liberté, c'est le
droit à l'erreur et au mal, c'est, d'une manière générale, l'opinion qui soutient que la
liberté implique le droit absolu d'embrasser et de soutenir toute doctrine
philosophique, religieuse et politique, qui vous plaît. Après avoir rappelé les vieilles
erreurs déjà condamnées du panthéisme, du naturalisme, du rationalisme, de
l'indifférentisme, après avoir réprouvé les thèses socialistes et communistes de
l'origine populaire du pouvoir et du droit absolu des majorités, etc., PIE IX, à l'exemple
de GREGOIRE XVI, dans son Encyclique Mirari vos, proclame que les droits de la
vérité sont supérieurs à ceux de la liberté, les droits de Dieu supérieurs à ceux de
l'homme, les droits de la justice supérieurs à ceux du nombre et de la force, et, avec
une grande sagesse, il condamne le libéralisme absolu qui, par son culte extravagant et
mal entendu de la liberté, est la source profonde d'un grand nombre d'erreurs
contemporaines.
Mais, remarquons-le en passant, PIE IX s'est contenté d'exposer la thèse catholique ; et
à ce point de vue, on peut l'accuser d'intolérance.. La vérité ne saurait être tolérante,
car, par le fait même qu'elle est la vérité, elle exclut ce qui lui est contraire. Reprocher
à l'Église son intolérance doctrinale, c'est donc lui reprocher d'être et de se croire la
vérité. Toutefois, quelque intolérants qu'ils paraissent, les principes du Syllabus
laissent libre espace à toutes les aspirations légitimes de la pensée moderne, et c'est ce
que Léon XIII, dans une admirable suite d'encycliques, s'est chargé de démontrer.

Art. II. — Les Services rendus par l'Église.

377
469. — A côté des griefs que nos adversaires accumulent dans leur sévère réquisitoire
contre l'Église, il serait injuste de ne pas mentionner les services que le christianisme a
rendus et de méconnaître la part qui lui revient dans la marche de la civilisation. Nous
allons donc voir brièvement ce que l'Église a fait pour l'individu, pour la famille et
pour la société, comment elle a travaillé au progrès, au bien-être des peuples, à leurs
intérêts matériels, intellectuels et moraux. Les bienfaits qu'elle a rendus sur ce terrain
méritent d'être d'autant plus appréciés qu'ils sont en dehors de la sphère d'action et de
la mission tracées par le Christ. Car, ne l'oublions pas, l'Église a été instituée pour
recevoir et transmettre le dépôt de la révélation chrétienne, pour conduire les hommes
à leur salut éternel, et non pas pour travailler, tout au moins d'une façon immédiate, à
leur bonheur temporel. Et cependant elle n'a cessé de s'en préoccuper et de tendre, par
tous les moyens en son pouvoir, à améliorer le sort de l'humanité. « Chose admirable,
pouvons-nous dire avec MONTESQUIEU, (L’Esprit des lois), la religion chrétienne qui
semble n'avoir d'autre objet que la félicité de l'autre vie, fait encore notre bonheur dans
celle-ci. »

§ 1, — L'ÉGLISE ET L'INDIVIDU.

470. — Si nous considérons l'homme d'une manière générale et du seul point de vue
individuel, nous constatons que, presque partout dans l'antiquité, l'humanité est
partagée en deux classes : l'homme libre, et l’esclave. Ce qu'était l'esclave et ce qu'a
fait l'Église pour lui, telles sont les deux questions qui se posent.
1° Ce qu'était l'esclave. — On entend par esclavage l'état de l'homme asservi à la
puissance d'un autre homme. L'esclavage avait pour origines, la guerre, la traite ou la
naissance. Le prisonnier vaincu, le malheureux capturé par des pirates ou l'enfant né de
parents esclaves tombaient sous la dépendance absolue d'un maître qui les traitait et
exploitait à son gré. La condition matérielle de l'esclave variait donc suivant le
caractère et les dispositions de ce dernier. De toute façon, l'esclave était toujours un
être à part, un homme qui n'avait pas plus de droits que la bête de somme, qui était
entièrement la propriété, la « chose » du maître, ravalé par le fait au rang d'un animal
ou d'un vil instrument qu'on achète et qu'on vend, dont on se défait quand il ne peut
plus servir. On connaît en effet le conseil de CATON au père de famille économe : «
Vendez les vieux bœufs... les vieilles voitures, les vieilles ferrailles, le vieil esclave,
l'esclave malade. » N'ayant pas de droits sur sa personne, l'esclave ne pouvait en avoir
davantage sur sa famille, sur sa femme et ses enfants. Il arriva même souvent que la
législation conférait au maître le droit de vie et de mort sur ses esclaves, et l'on sait que
les gladiateurs dont les combats eurent tant de vogue chez les Romains, étaient pris
non seulement parmi les condamnés à mort, mais aussi parmi les esclaves.
Telle était la condition de la plus grande partie de l'humanité, et il convient d'ajouter
que cette honteuse institution n'était nullement réprouvée par la religion païenne,
qu'elle était tenue pour une institution légitime, même par les philosophes les plus
illustres376. Si les écrivains ont blâmé parfois les abus, jamais ils n'ont condamné le
principe.

376
Voir là dessus l’encyclique In Plurimis de Léon XIII.

378
471. — 2° Ce que l'Église a fait pour l'esclave. — Qu'on ne se figure pas tout
d'abord que l'Église a renversé d'un seul coup l'état de choses établi. Les révolutions
doivent être amenées par une lente évolution des idées, car l'opinion publique ne rompt
pas du jour au lendemain avec les idées ambiantes, avec les traditions et les vieilles
coutumes. La transformation d'une société nécessite donc une action continue, un
travail préparatoire de longue haleine. Or ce travail, l'Église l'entreprit par sa doctrine,
par sa législation et par ses actes : — a) par sa doctrine. Dès l'origine du
christianisme, l'Église commence sa lutte contre l'esclavage. Le premier et le plus
éloquent interprète de sa doctrine est saint PAUL. Avec une habileté et un art
consommés, l'Apôtre des Gentils pose les grands principes de l'égalité et de la
fraternité, qui sont comme le fondement de la liberté individuelle. Il proclame, à la
face des maîtres orgueilleux qui se trouvent dans le vaste Empire gréco-romain, que
tous les hommes sont issus de la même origine, rachetés du même sang et appelés à la
même béatitude éternelle, par conséquent, égaux et frères. « II n'y a plus écrit-il aux
Galates, ni Juif ni Grec, ni esclave, ni homme libre, il n'y a plus ni homme, ni femme ;
car vous êtes tous un dans le Christ Jésus. » ( Gal., II, 28). Mais, tout en posant les
principes qui doivent peu à peu détruire l'esclavage, saint Paul se garde bien de
prendre une attitude agressive contre les maîtres, de prêcher la lutte dos classes et de
pousser à une révolution trop rapide qui compromettrait le succès de son œuvre. Il juge
beaucoup plus sage pour le moment de rappeler aux uns et aux autres leurs devoirs
réciproques : obéissance de la part des esclaves, bonté de la part des maîtres : «
Serviteurs, dit-il aux premiers, obéissez à vos maîtres selon la chair avec respect et
crainte et dans la simplicité de votre cœur, comme au Christ... Servez-les avec
affection, comme servant le Seigneur et non des hommes, assurés que chacun, soit
esclave, soit libre, sera récompensé par le Seigneur de ce qu'il aura fait de bien. Et
vous maîtres, dit-il aux seconds, agissez de même à leur égard et laissez là les
menaces, sachant que leur Seigneur et le vôtre est dans les cieux et qu'il ne fait pas
acception des personnes. » (Eph., VI. 5-9).
b) Par sa législation. Sous l'influence de l'Église, les empereurs devenus chrétiens,
promulguent des lois qui améliorent la condition de l'esclave. Ainsi, pour ne prendre
que quelques exemples, CONSTANTIN défend de marquer les condamnés et les esclaves
au visage « où réside l'image de la beauté divine » ; il déclare coupables d'homicide les
maîtres dont les mauvais traitements auraient causé la mort de leurs esclaves.
THEODOSE rend la liberté à tous les enfants vendus par leurs pères ; HONORIUS met fin
pour toujours aux combats des gladiateurs ; JUSTINIEN porte une loi qui punit le rapt
des femmes esclaves de la même peine que celui des femmes libres. Un des rares
empereurs qui n'aient pris aucune mesure en faveur des esclaves est précisément un
empereur imbu de tous les préjugés du paganisme, JULIEN L'APOSTAT.
Les invasions barbares au Ve siècle sont néfastes à la cause des esclaves et lui font
perdre du terrain. Mais l'Église, par les nombreux conciles qu'elle tient, du VIe au IXe
siècle, en Gaule, en Bretagne, en Espagne, en Italie, continue de travailler en leur
faveur. Le concile d'Orléans de 511 et le concile d'Epône, en 517, proclament le droit
d'asile, en vertu duquel l'esclave, même « coupable d'un crime atroce » s'il s'est réfugié
dans une église, ne pourra subir un châtiment corporel. Le concile d'Auxerre, à la fin
du VIe siècle, le concile de Chalon-sur-Saône, au milieu du VIIe siècle, défendent de
faire travailler les esclaves le dimanche. Plusieurs conciles interdisent la traite des

379
esclaves, ou, s'ils n'osent pas aller aussi loin, lui apportent des entraves, comme on en
trouve un exemple dans le 9e canon du concile de Châlons-sur-Marne qui défend de
vendre aucun esclave en dehors du royaume de Clovis». En outre, l'esclave est admis
par l'Église- au sacerdoce et à la profession monastique, pourvu qu'il ait obtenu de son
maître le consentement préalable, ou l'affranchissement. Enfin, les conciles du vin"
siècle reconnaissent formellement la validité des mariages contractés, en connaissance
de cause, entre des hommes libres et des esclaves.
c) Par ses actes. — 1. Dans l'exercice de son culte, l'Église primitive ne tient aucun
compte des distinctions sociales. « Entre le riche et le pauvre, l’esclave et le livre, il
n’y a pas de différence », écrit l’apologiste LACTANCE. Telle est, à n’en pas douter,
l’un des raisons les plus fortes qui contribueront à l’affranchissement de l’esclave.
RENAN lui-même ne fait pas de difficulté à le reconnaître : «Les réunions à l'Eglise, à
elle s seules, écrit-il dans son Marc Aurèle, eussent suffi à ruiner cette cruelle
institution (de l'esclavage). L'antiquité n'avait conservé l'esclavage qu'en excluant les
esclaves ,des cultes patriotiques. S'ils avaient sacrifié avec leurs maîtres, ils se seraient
relevés moralement. La fréquentation de l'église était la plus parfaite leçon d'égalité
religieuse... Du moment que l'esclave a la même religion que son maître, prie dans le
même temple que lui, l'esclavage est bien près de finir. » — 2. L’admission des
esclaves au sacerdoce et à la vie monastique que nous avons signalée plus haut est une
autre source d'où doit sortir le nivellement de tous les rangs sociaux. Sous la bure ou le
voile monastique, on ne discerne plus les maîtres des esclaves : les uns et les autres
travaillent et prient en commun, confondus dans une égalité parfaite. — 3. A partir du
vie siècle, l'Église, enrichie par les donations pieuses des rois et des seigneurs, emploie
ses richesses au rachat de nombreux prisonniers de guerre et d'esclaves, afin de les
affranchir, ou tout au moins, de « leur rendre la vie douce et facile a, selon la
recommandation des papes et des conciles.
Voilà ce que l'Église a fait dans le passé. Son ardeur ne s'est d'ailleurs pas éteinte, et
tout lé monde connaît la grande œuvre entreprise par LEON XIII et le cardinal
LAVIGERIE, à la fin du siècle dernier, connue sous le nom d'œuvre antiesclavagiste et
destinée à combattre en Afrique la traite et l'esclavage des noirs.

§ 2. — L'ÉGLISE ET LA FAMILLE.

472. — Nécessaire pour conserver la vie tout autant que pour la donner, la famille est
de droit naturel, en même temps que d'origine divine. Cependant les conditions de la
famille, — et nous entendons par là les relations entre eux des membres qui la
composent, — peuvent varier avec les temps et les lieux. Voyons donc ce que fut la
famille dans l'antiquité et ce qu'elle est depuis le christianisme.

1° La famille dans l'antiquité. — Dans l'antiquité, l'autorité souveraine du père


absorbe celle des autres membres. — a) Presque partout, à Rome spécialement,
l'enfant tient son droit à la vie du bon vouloir du père. lies infanticides y sont
fréquents, admis par les lois, et approuvés par les philosophes. « Rien n'est plus
raisonnable, dit à ce sujet SENEQUE, que d'écarter de la maison les choses inutiles » et
QUINTILIEN ose écrire que « tuer un homme est souvent un crime, mais tuer ses
propres enfants est souvent une très belle action». Si le père peut tuer ses enfants, à

380
plus forte raison peut-il les vendre ou les donner en gage. — b) Quant à la mère, sa
situation n'est pas plus enviable. Non seulement elle n'a aucune part à la puissance
paternelle, mais là où la polygamie et le divorce sont admis, comme en Orient, elle est
une véritable esclave. Même au milieu des civilisations les plus brillantes, comme
celles de la Grèce et de Rome, la condition de la femme n'est guère meilleure. Jeune
fille, elle est sous la puissance de son père; mariée, elle passe sous la tutelle de son
mari qui détient de la législation des pouvoirs presque illimités.

473. — 2° La famille dans la société chrétienne. — a) Grâce au christianisme,


l'enfant devient l'objet des plus tendres sollicitudes des parents. Sous l'influence de la
doctrine chrétienne, le père comprend que son enfant n'est pas une propriété dont il a le
droit d'user ou d'abuser, mais une créature de Dieu, rachetée du sang du Christ et
prédestinée au ciel, un être qu'il doit entourer d'une tendresse d'autant plus grande qu'il
est ' plus chétif et plus faible. — b) Le christianisme n'a pas moins relevé la dignité
morale de la, femme : et cela de double façon, en enseignant, d'une part, la noblesse de
la virginité', et le respect dont il convient de l'entourer, et d'autre part, la grandeur du
mariage un et indissoluble. Car, qu'on le remarque bien, le christianisme n'a pas
rehaussé la virginité, si peu connue et si incomprise des anciens, pour rabaisser
d'autant le mariage. L'exaltation de la vierge ne doit pas, dans la pensée du Christ,
nuire à la beauté morale de la femme mariée ; la preuve en est bien qu'il a élevé le
mariage à la dignité de sacrement, en sorte qu'il n'est plus une cérémonie quelconque,
aussi solennelle qu'on la suppose, mais un signe sacré qui donne une grâce spéciale et
symbolise l'union du Christ lui-même avec son Église.
Les féministes prétendent que la femme n'a pas encore' dans la société la place qui
devrait lui revenir et que, au triple point de vue politique, social et économique, sa
condition est très inférieure à celle de l'homme, et ils demandent que, étant soumise
aux mêmes lois et ayant des charges au moins équivalentes à celles de l'homme, elle
jouisse aussi des mêmes droits. Si l'Église n'a pas formulé sur ce sujet de doctrine
précise, il est permis de dire qu'elle ne saurait qu'encourager tout effort qui tend à
améliorer le sort de la femme.

§ 3. — L'ÉGLISE ET LA SOCIETE.

474. — Si nous considérons, non plus l'individu, ni la famille, mais un groupe


d'individus et de familles, autrement dit, la Société, nous constatons que l'Église lui a
rendu les plus grands services à un triple point de vue : matériel, intellectuel et moral.

1° Services rendus dans l'ordre matériel — A tout moment de son histoire, l'Église a
travaillé au bien-être du peuple. Le bien-être matériel est en effet la résultante d'un
ensemble de choses : travail, épargne, bonnes mœurs, sans lesquelles il n'y a pas de
prospérité ni de bonheur possibles. Or tandis que dans l'antiquité toutes ces vertus
étaient inconnues, tandis surtout que le travail manuel était regardé comme quelque
chose de dégradant pour l'homme libre, la doctrine chrétienne, en enseignant la grande
loi du travail, a réhabilité celui-ci aux yeux de l'humanité. Et l'Église ne s'est pas
contentée de donner son enseignement, elle a estimé que le meilleur moyen d'en

381
assurer le succès était de l'appuyer de ses exemples. Aussi voyons-nous régner une
activité intense parmi les premières générations chrétiennes. Plus que les autres, les
moines travaillent à la prospérité de l'Europe en défrichant les vieilles forêts, en
labourant et cultivant les déserts, et en créant autour de leurs monastères des villages et
des villes où fleurissent bientôt le commerce et l'industrie.
Et de nos jours, où l'ouvrier a déjà pris et veut prendre une place prépondérante dans la
société, l'Église, après avoir relevé sa dignité morale, continue de s'intéresser à son
sort. L'Encyclique Rerum novarum (16 mai 1891) de LEON XIII et l'Encyclique
Quadragesimo Anno (15 mai 1931) de PIE XI témoignent que l'Église attache le plus
haut intérêt à la solution de la question sociale. De toute son âme elle souhaite que les
justes revendications des travailleurs soient couronnées de succès. Elle n'a pas de plus
vif désir que de voir leurs droits élargis, mais en même temps qu'elle formule des
vœux pour le mieux être de l'ouvrier, elle n'hésite pas à lui rappeler que, s'il a des
droits, il a aussi des devoirs ; et ce faisant, elle est convaincue qu'elle sert mieux sa
cause que les démagogues qui, en le nourrissant de vains espoirs, le conduisent à la
ruine et à l'abîme.

475. — 2° Services rendus dans l’ordre intellectuel — A entendre certains


adversaires de l'Église, l'instruction ne date guère que de la Révolution française.
Jusque-là, et particulièrement au moyen âge, c'est comme une longue époque
d'ignorance et d'obscurantisme. L'Église qui s'était faite l'institutrice de la France, ne
remplit pas le rôle qui lui avait été confié : l'enseignement qu'elle donne se borne tout
au plus aux choses de la foi — Ceux qui parlent ainsi, font preuve ou bien d'une
ignorance des faits impardonnable ou d'une insigne mauvaise foi. Sans doute il y a eu
des époques où, en raison de certaines circonstances malheureuses, comme par
exemple sous les rois fainéants (VIIe siècle) et après l'invasion des Normands, au Xe
siècle, l'enseignement fut en décadence. Il n'eu est pas moins vrai que les historiens qui
ont fait une enquête impartiale sur l'état de l'instruction en France avant la Révolution,
sont obligés de convenir que l'Église a toujours donné l'instruction à ses clercs et aux
laïques autant que le comportaient les progrès du temps et les besoins de chacun. Du
e e
V au XI siècle, l'Église fonde et dirige des écoles épiscopales, presbytérales et
monastiques ; au XVIe siècle, elle se met à la tête du mouvement qui pousse les esprits
vers l'antiquité grecque et latine. Et depuis lors, jamais elle n'a cessé de promouvoir les
travaux intellectuels et de favoriser le développement des lettres, des arts et des
sciences.

476. — 3° Services rendus dans l'ordre moral. — Dans l’ordre moral, nous avons
vu déjà ce que l'Église a fait pour l'individu et pour la famille. En revendiquant ainsi la
liberté pour les individus, elle a, du même coup, transformé les mœurs publiques. Aux
chefs d'État elle a appris que « tout pouvoir vient de Dieu» et que dès lors on doit
l'exercer avec justice et sagesse. Aux sujets elle a prescrit l'obéissance et le respect vis-
à-vis des gouvernants en s'appuyant sur cette simple parole du Christ : « Rendez à
César ce qui appartient à César. » Enfin elle a rendu meilleures les relations de peuple
à peuple. En enseignant partout que tous les hommes, sans distinction de race et de
nationalité, sont frères, enfants de Dieu et de l'Église, elle leur a fait comprendre que
c'était une monstruosité de se traiter en barbares.

382
477. — Objection. — Contre les services rendus à la société par l'Église catholique,
nos adversaires objectent que les nations protestantes sont plus puissantes et plus
prospères que les nations catholiques, que leur niveau moral est plus élevé ; et, de ce
fait qu'ils prennent comme point de départ et qu'ils regardent comme historiquement
incontestable, ils concluent que la prospérité des uns et la déchéance des autres doivent
être attribuées à la différence de religion.

Réponse. — II faut distinguer dans l'objection qui précède deux choses : le point de
vue historique et le point de vue doctrinal, ou, si l'on veut, la question du fait, et la
thèse qu'on veut établir sur le fait. Évidemment, s'il était possible de prouver que les
faits historiques ne sont pas tels qu'on le prétend, ou n'ont pas la portée qu'on leur
attribue, nous serions en droit de conclure aussitôt que la thèse est fausse. Mais admet
tons par hypothèse que les nations protestantes sont vraiment supérieures aux nations
catholiques ; s'ensuit-il que la cause de la supériorité des unes et de l'infériorité des
autres soit la religion ?

A. LA THÈSE. — A la considérer en soi, que penser de la thèse qui fait de la religion


le principe du progrès ou de la décadence des nations? — a) Remarquons d'abord que,
même s'il en était ainsi, le protestantisme ne serait pas pour cela la craie religion. Car
le but premier de la religion n'est pas de travailler à la prospérité matérielle de ses
adeptes mais de conduire les âmes à Dieu. Et si nous avons mentionné les services
rendus par l'Église à la société dans cet ordre de choses, il ne rentrait pas dans notre
pensée de vouloir démontrer que le christianisme, par le fait qu'il est la vraie religion, a
eu pour résultat d'attirer la bénédiction de Dieu dans l'ordre temporel. Nous nous
sommes bornés à établir que le bien-être matériel des peuples devait découler de la
doctrine du Christ qui tend à rendre les hommes plus travailleurs, plus économes et
plus vertueux, mais nous nous gardons bien de prétendre qu'il suffit d'introduire la
vraie religion dans un pays déshérité au point de vue matériel, pour le transformer,
comme par enchantement, en un pays riche et prospère. — b) Venons maintenant au
cœur de la question. Sur quoi s'appuie-t-on pour dire que la religion protestante est
cause de grandeur, tandis que la religion catholique est cause de décadence ? Sans
doute, sur le principe fondamental du protestantisme, sur la théorie du libre examen
qui favorise, dit-on, l'esprit d'entreprise, l'élan et l'énergie, alors que les principes du
catholicisme qui imposent l'adhésion à des dogmes obscurs et la soumission aveugle à
un pouvoir absolu, suppriment toute initiative. Mais qui ne voit que c'est là un rai-
sonnement bien spécieux? La foi à des dogmes qui n'ont rien à faire avec les questions
matérielles et l'obéissance à l'Église dans l'ordre spirituel ne gênent en rien l'esprit
d'initiative, et il serait ridicule de croire que le commerçant et 1 industriel catholiques
ne sont pas tout aussi libres que le commerçant et l'industriel protestants de conduire
leurs affaires au mieux de leurs intérêts. — c) Ajoutons enfin que le mot prospérité est
un terme bien vague. La vraie civilisation ne se réduit; pas à la seule prospérité
matérielle : il nous semble au contraire qu'elle embrasse l'ensemble des intérêts maté-
riels, moraux et religieux. Les peuples qui veulent arriver au plus haut degré de civi-
lisation ne sont donc pas ceux qui n'ont d'autre idéal que le bien-être et la fortune, mais
ceux qui ont plus de grandeur d'âme et une vie morale plus noble. Or il est évident que,

383
sur ce point, les principes catholiques qui recommandent tant la charité, l'amour des
autres, le don de soi, qui font aller de pair la foi et les bonnes œuvres, sont loin d'être
inférieurs aux principes protestants. Nous pouvons donc déjà conclure que la thèse ne
repose sur aucun argument.

B. LES FAITS. — Non seulement la thèse, prise en soi, est fausse, mais les faits eux-
mêmes la démentent. — a) Car, s'il s'agit du passé, l'on ne saurait contester que dans
une longue période de notre histoire, les nations catholiques : la France, l'Autriche et
l'Espagne, furent à la tête de la civilisation. Or le moment où elles ont atteint leur
apogée correspond précisément avec celui où la vie catholique était le plus intense et
où les principes chrétiens étaient le mieux observés. — b) S'il s'agit du présent, il faut
bien confesser que les nations catholiques dont nous venons de parler, sont, \ au point
de vue économique, dans un état d'infériorité sur les grandes nations protestantes :
Angleterre, États-Unis, Allemagne. Or si l'on veut absolument que la religion soit la
cause de cette infériorité, nous répondrons que les États catholiques sont tombés en
décadence parce qu'ils ont été infidèles à leur religion et qu'ils ont été rongés par la
plaie de l'indifférentisme ou même de l'athéisme. Du moins cela était vrai hier de la
France, mais aujourd'hui qu'elle a été comme purifiée par une rude épreuve, au cours
de laquelle elle a étonné le monde par sa vitalité, par son esprit d initiative, par son
abnégation et par le réveil de sa foi, qui peut dire de quoi demain sera fait et si elle ne
va pas reprendre sa place à la tête de la civilisation matérielle morale et religieuse ?

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LUCHAIRE, Innocent III ; La question d’Orient (Paris). — GUILLEUX, art. Albigeois
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(Beauchesne) DE L’EPINOIS, LA QUESTION Galilée (Palmé). - JAUGEY, Le procès de
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études de critique... — J. DE LA SERVIERE, art. Boniface VIII (Dict. d'Alès).
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(Lecoffre) ; art. Esclavage (Dict. d'Alès). - D'AZAMBUJA, Ce que le christianisme a
fait pour la femme (Bloud). — H. TAUDIERE, art. Famille (Dict. d'Alès) — L
LECLERCQ, Essai d'Apologétique expérimentale (Duvivier, Tourcoing). — Mgr
BAUDBILLART, L Eglise catholique, la Renaissance, le Protestantisme Bloud) — DE

384
LA BRIERE, Nations protestantes et nations catholiques (Bloud). — FLAMERION De la
prospérité comparée des nations catholiques et des nations protestantes... (Bloud).

CHAP. II. — La Foi devant la raison et la science.

DÉVELOPPEMENT
Division du Chapitre.

478. — Quelque fortes et déterminantes que soient les raisons de croire proposées par
l'Apologétique, elles seraient évidemment frappées de nullité, si nos adversaires
pouvaient démontrer que l'Église catholique enseigne des dogmes absurdes. Croyant
trouver là un terrain d'attaque très propice, les rationalistes s'élèvent contre la foi, au
nom de la raison -et de la science : ils prétendent qu'il y a antagonisme entre celles-ci
et celle-là, que les deux modes de connaissance sont opposés entre eux, ou tout au
moins étrangers l'un à l'autre. Nous allons voir que les choses ne sont pas ainsi, en
établissant : 1° les rapports de la foi et de la raison, et 2° les rapports de la foi et de la
science.

Art. I. — La foi et la raison.

479. — Objection. — D'après les rationalistes, il y aurait incompatibilité entre la foi et


la raison Non seulement entre les deux aucun rapport ne saurait s'établir, mais, en
requérant l'adhésion à des mystères, c'est-à-dire à des vérités qui dépassent, et même,
déconcertent l'intelligence, la foi se met en contradiction absolue avec la raison, si bien
qu'on ne peut croire sans abdiquer ta raison.

480. — Réponse. — Nous avons déjà établi ailleurs377 les rapports entre la foi et la
raison, et nous avons constaté que la prétendue opposition invoquée par les
rationalistes n'existe pas. « Bien que la foi soit au-dessus de la raison, dit le concile du
Vatican, il ne saurait pourtant y avoir jamais de véritable désaccord entre la foi et la
raison. Car le Dieu qui révèle les mystères et répand la foi en nous étant le même que
celui qui a mis la lumière de la raison dans l'esprit de l'homme, il est impossible que
Dieu se renie lui-même ni qu'une vérité s'oppose à une autre vérité. »378

377
Voir notre Doctrine catholique, N° 282 et 283.
378
Const. Dei Filius, chap. IV.

385
Ainsi, d'après la doctrine catholique, trois traits caractérisent les rapports entre la foi et
la raison. — a) La foi et la raison sont deux principes de connaissance distincts. — b)
Loin d'être en désaccord, ils doivent se prêter un mutuel concours. — c) Là où les deux
principes se rencontrent, la foi est au-dessus de la raison.

A. LA FOI ET LA RAI SON, PRINCIPES DISTINCTS. — La foi et la raison sont deux


principes de connaissance distincts, deux voies, deux lumières données par Dieu à
l'homme pour atteindre le vrai. D'où il suit que chacune a son domaine respectif. Le
domaine de la foi, ce sont toutes les vérités de la révélation, parmi lesquelles les unes,
— les mystères, — sont inaccessibles à la raison, tandis que les autres lui sont acces-
sibles et n'ont été révélées par Dieu que pour être connues avec certitude de la masse
des hommes qui autrement les aurait ignorées ou mal connues. Le domaine de la
raison, ce sont les vérités, — sciences physiques, naturelles, histoire, littérature, etc., -
— que la raison, seule et par ses propres forces, peut découvrir, où elle n'entre pas en
contact avec la révélation, où par conséquent elle est maîtresse absolue et n'a pas à
subir le contrôle de l'Église.

B. PAS DE DÉSACCORD, MAIS MUTUEL CONCOURS. — S'il est vrai que les deux
principes viennent de Dieu comme l'affirme la doctrine catholique, comment
pourraient-ils être en désaccord? Comment le vrai pourrait-il s'opposer au vrai! Et non
seulement il n'y a pas, il ne peut y avoir de désaccord entre la foi et la raison, mais
elles se prêtent un mutuel concours. La raison précède la foi, elle lui prépare le terrain,
elle construit les fondements intellectuels sur lesquels elle doit reposer. Puis, quand la
foi est en possession de la vérité révélée, c'est encore la raison qui scrute et analyse,
pour les rendre intelligibles, autant que faire se peut, les vérités qu'elle croit. A son
tour, la foi éclaire la raison : elle l'empêche de s'égarer à travers la multiplicité des
systèmes faux et condamnés par l'Église. Elle stimule et élève la raison en lui ouvrant
de nouveaux horizons, en proposant à ses investigations le vaste champ des vérités
surnaturelles.

C. LA FOI EST SUPÉRIEURE A LA RAISON. — Qu'on ne se méprenne pas sur le


sens de cette expression. Nous avons dit plus haut que la raison a son domaine propre
sur lequel elle est maîtresse absolue. La subordination de la raison à la foi dont nous
parlons ici ne concerne donc que le terrain mixte, et le terrain réservé à la foi. Sur le
terrain mixte, c'est-à-dire dans les vérités qui, tout en relevant de la raison, appar-
tiennent au domaine de la foi, parce qu'elles ont été révélées par Dieu, — par exemple,
l'existence et la nature de Dieu, l'existence et la nature de l'âme, la création du monde,
etc., — la raison doit se conformer aux enseignements infaillibles de l'Église, et
reconnaître ses erreurs s'il y a lieu. A plus forte raison « dans le domaine supérieur où
se trouvent les mystères qui la dépassent, la raison est obligée à une sujétion plus
grande. Là, elle n'est réellement qu'un instrument; c'est ce que signifie cet adage que «
la philosophie est la servante de la théologie». Il s'agit de la philosophie raisonnant sur
les mystères. Et si cette expression, qui choque tant les philosophes modernes, était si
souvent employée au moyen âge, c'est parce que c'était cette partie de l'exercice de la
raison qui semblait la plus importante et sur laquelle se fixait l'attention. La science

386
n'existait encore qu'à l'état d'embryon ; l'étude de la révélation divine paraissait l'étude
la plus importante de toutes ; tout se rapportait à la théologie comme centre »379.
48 i. — Mais, objectent les rationalistes, les mystères, pour l'explication desquels vous
réclamez le concours de la raison, sont absurdes. Prenez tous les dogmes
fondamentaux de votre religion : un Dieu en trois personnes, le péché originel, un Dieu
fait homme, la naissance virginale du Christ, la rédemption par la mort d'un Dieu sur
une croix... Ne suffit-il pas de les énoncer pour constater qu'ils sont en contradiction
avec la raison ?
Assurément les mystères sont au-dessus de la raison, mais ils ne sont pas contre. Il est
vrai qu'ils paraissent et même qu'ils sont en contradiction avec les lois de la nature,
mais cela ne prouve pas qu'ils contredisent notre raison. Cette contradiction n'existe
que lorsqu'on déforme les dogmes par des conceptions fausses et des termes
impropres. Prenons un seul exemple que nous emprunterons au livre de SULLY
PRUDHOMME sur « La vraie religion selon Pascal». Voici comment il expose le
mystère de la Sainte Trinité, et la contradiction qu'il y relève. « Dire qu'il y a trois
personnes en Dieu, c'est dire qu'il y a en Dieu trois individualités distinctes. D'autre
part cependant, la formule du mystère déclare qu'il n'y en a qu'une, celle de Dieu
même : le Père est Dieu, le Fils également ; le Saint-Esprit également ; les trois
personnes divines ne sont qu'un seul et même être individuel. » — Si les théologiens
présentaient le dogme sous cette forme, il est bien certain qu'il y aurait une
contradiction dans les ternies. On ne saurait en effet concevoir trois individualités dans
le même être individuel. Aussi n'est-ce pas ainsi qu'ils s'expriment. Laissant à SULLY
PBUDHOMME les termes ambigus d' « individualités » et « d'être individuel », ils disent
que le mystère de la Sainte Trinité consiste dans le fait d'une nature unique subsistant
en trois personnes, en d'autres termes, qu'il n'y a en Dieu qu'une seule nature, mais que
cette nature est possédée par trois personnes. Que le critique ne comprenne pas, nous
n'en sommes pas surpris, mais vraiment la contradiction ne se trouve que dans sa
formule. C'est donc celle-ci qu'il faut réviser.

Conclusion. — Ce que nous venons de faire pour le mystère de la Trinité, nous


pourrions le faire et nous l'avons fait du reste pour les autres dogmes de la Religion
catholique380. Nulle part nous n'avons rencontré l'opposition entre la foi et la raison
que voudraient y voir nos adversaires, et nous pouvons conclure que, si les dogmes
dépassent la raison, ils ne la contredisent pas.

Art. II — La foi et la science.

482. — Objection. — Les rationalistes prétendent qu'entre la foi et la science le


conflit est non moins irréductible et plus apparent encore qu'entre la foi et la raison. Et
ils en cherchent généralement la preuve dans les récits scientifiques de la Bible qu'ils
s'efforcent de mettre en contradiction avec les données de la science.

379
DE BROGLIE, La Croyance religieuse et la Raison.
380
Voir notre Doctrine catholique, N° 70, 84,104, etc.

387
483. — Réponse. — Nous distinguerons deux points dans l'objection rationaliste : —
a) la thèse qui affirme, d'un point de vue général, 'existence d'un soi-disant conflit
entre la foi et la science, et — b) les applications qu'on en fait à la Bible.
A. THÈSE. — Les rationalistes pensent qu'entre la foi et la science le conflit est
irréductible de ce fait que la science a pour conditions le libre examen et la libre
recherche de la vérité, tandis que la foi n'est libre ni dans sa méthode ni dans ses
conclusions. « Nous ne pouvons trouver un procédé scientifique, dit GUNKEL, que là
où il s'agit de chercher la vérité et où le résultat n'est donné au préalable ni dans le
détail ni dans l'ensemble, par quelque autorité que ce soit. » Ainsi, disent les
rationalistes, de ce que le libre examen est la condition de toute recherche scientifique,
il s'ensuit que le catholique, qui n'a pas le droit de commencer par douter de ses
dogmes, sans cesser d'être catholique, ne peut fournir une démonstration scientifique
ni de ses raisons de croire ni des choses qu'il croit.
Pour répondre à la thèse rationaliste, il importe de distinguer entre le domaine exclusif
de la science et le domaine mixte de la science et de la foi. — a) S'agit-il du domaine
exclusif de la raison et de la science, s'agit-il des sciences qui n'ont rien de commun
avec la foi, il est clair que le savant catholique jouit de la même liberté que le savant
protestant ou rationaliste. « Qu'importe pour la liberté d'esprit nécessaire au savant
électricien qu'il croie au Coran, à la Bible, ou bien à l'infaillibilité du Pape? — A
moins qu'on n'essaie de soutenir que l'électricien qui croit à l'infaillibilité du Pape doit
par là même professer qu'il est obligé de croire ce que le Saint-Père lui ordonnera,
même en matière d'électricité. A quoi on ne peut répondre qu'en renvoyant le libre
penseur au catéchisme, où il verra nettement délimitées les matières sur lesquelles
l'infaillibilité peut porter. »381 — b) S'agit-il des questions mixtes où les conclusions de
la foi peuvent s'opposer aux conclusions d'une certaine philosophie et d'une certaine
science, le savant catholique ne semble pas, au premier abord, pouvoir faire œuvre de
science, parce que, lié par sa foi, il reste toujours apologiste, parce que, ses
conclusions lui étant commandées par ses croyances, il est obligé d'ordonner les faits
et les textes dans le sens de ses idées préconçues. Mais l'antinomie entre la foi et la
science, même sur ce domaine mixte, est moins grand qu'on ne le prétend. Pourquoi
celui qui croit en Dieu, en la Providence, au miracle, à l'existence d'une âme spirituelle
et libre, serait-il moins apte à comprendre les faits biologiques et les réalités
historiques que l'athée, le matérialiste et le déterministe? S'il y a préjugé d'un côté, il y
en a aussi de l'autre, et, s'il y a préjugé des deux côtés, en quoi celui de l'athée est-il
plus conforme à la science, à la libre recherche de la vérité que celui du croyant? Par
ailleurs, quel que soit le point de départ du croyant, et même s'il était vrai que sa
méthode de démonstration fut moins scientifique, de quel droit pourrait-on rejeter ses
conclusions, s'il n'a fait appel qu'à la science pour défendre ou démontrer une vérité
qu'il possède par une autre voie, si ses arguments sont tirés de sa raison, et non de sa
foi ?

Conclusion. — Nous pouvons donc conclure : — 1. qu'il y a tout un domaine où le


croyant, tout en restant croyant, est capable de véritable esprit scientifique ; et — 2. un

381
FONSEGRIVE, Catholicisme et Libre Pensée, page 33.

388
autre domaine où, en dépit d'une méthode moins libre, il peut arriver à des conclusions
qui sont scientifiques, parce qu'elles s'appuient sur la science et nullement sur les
données de la foi.

484. — B. APPLICATIONS A LA BIBLE. — Pour prouver qu'il y a antagonisme entre


la foi et la science, les rationalistes citent de nombreux passages de la Bible où les
données de la révélation semblent .en opposition avec les données de la science. L'on
pourra se faire une idée du soi-disant conflit par les trois exemples suivants tirés des
descriptions cosmographiques, de la cosmogonie mosaïque et du récit du déluge.
a) Descriptions cosmographiques. — Les termes que les écrivains sacrés emploient
pour décrire le ciel, la terre1 et les divers éléments du globe, sont parfois en opposition
avec les termes employés par les sciences de la nature. Prenons quelques exemples :
— 1. La voûte céleste est représentée comme une enveloppe solide, et il est dit dans la
Genèse (I, 6-7), que le firmament « sépare les eaux supérieures des eaux inférieures
qui sont sur la terre», que « les écluses du ciel s'ouvrirent» (Gen., VII, 11) et laissèrent
tomber des pluies torrentielles, alors que la science moderne a démontré qu'il n'y a pas
de voûte céleste et que les pluies ne proviennent nullement de réservoirs placés au-
dessus de nos têtes. — 2. Les astres sont décrits comme des points fixes placés « dans
l'étendue du ciel pour éclairer la terre et pour présider au jour et à la nuit » (Gen., I, 17-
18). — 3. La manière dont il est parlé, à certains endroits, du soleil, suppose qu'il
tourne autour de la terre (Jos., X, 13 ; Ecclé., XLVIII, 23). L'Ecclésiaste (I, 6) nous le
montre qui « se lèVe », « se couche », « se hâte de retourner à sa demeure, d'où il se
lève de nouveau ». — 4. La terre est conçue comme une surface convexe, creusée en
forme de cuvette, pour contenir les mers dont les eaux sont retenues par des barrières
dressées par Dieu à cette fin (Prov., VIII,, 30), alors qu'elles sont simplement retenues
par la pesanteur qui les attache à l'écorce terrestre. — 5. Le lièvre que les naturalistes
classent parmi les rongeurs, est désigné comme ruminant dans le Deutéronome (XIV,
7).
b) Cosmogonie mosaïque. — Les deux premiers chapitres de la Genèse où l'écrivain
sacré nous raconte les origines des choses, dépeignent Dieu organisant le monde en six
jours, par des actes immédiats, par la toute-puissance de sa parole et sa"ns recourir à 1
action des causes secondes. Au contraire, l’hypothèse de LAPLACE suppose que les
mondes se sont formés peu à peu, par une lente et progressive évolution382
Qu'il s'agisse des descriptions cosmographiques ou de la cosmogonie mosaïque, y a-t-
il vraiment opposition entre la Bible et la Science1? Bien certainement, il y aurait
conflit entre les deux si la Bible devait être regardée comme un livre de science. Or il
n'en est rien. Les auteurs sacrés ne poursuivent pas un but scientifique, mais un but
religieux. Les choses de la science étant pour eux un point secondaire, ils parlent des
phénomènes de la nature et de la formation du monde, selon les apparences et d'après
les données de la science de l'époque où ils écrivent. Dana ces conditions, l'on ne
saurait voir un conflit entre leur langage et celui de la science actuelle.
c) Le Déluge. — Le récit biblique du déluge (Gen., VI et VII) a été combattu au nom de
l'histoire naturelle, de l'ethnographie et de la géologie. Contre la thèse d'un déluge
universel, qui aurait inondé toute la terre et englouti tous les hommes et tous les

382
Voir pour plus de détails notre Doctrine catholique, N° 55 et suiv.

389
animaux, on objecte : — 1. qu'il n'y a pas sur la terre une masse d'eau assez
considérable pour s'élever jusqu'au sommet des plus hautes montagnes dont l'altitude
dépasse 8.000 mètres, que Dieu aurait dû donc la créer et la faire disparaître ensuite ;
— 2. que Noé ne pouvait faire entrer dans l'arche un couple de tous les animaux
existants ; — 8. que, si tous les hommes avaient péri à l'exception de la seule famille
de Noé, on ne saurait expliquer la différenciation des races, blanche, noire et jaune qui,
d'après les documents de l'histoire, était déjà un fait accompli trois mille ans avant
Jésus-Christ ; — 4. que la terre ne porte aucune trace d'une telle inondation. Au
contraire, les géologues constatent, par exemple sur les montagnes de l'Auvergne, des
monceaux de cendre et de scories qui proviennent de volcans éteints avant l'apparition
de l'homme et qui, dans l'hypothèse d'un déluge universel, auraient été certainement
emportés par les eaux.
Les difficultés que nous venons de signaler n'embarrassent guère l'apologiste, pour
cette bonne raison que l’universalité absolue du déluge n'a jamais été enseignée par
l'Église comme article de foi, et que dès lors les opinions ont libre cours. L'universalité
du cataclysme décrit dans la Genèse peut donc s'entendre : — 1. dans ce sens que les
eaux inondèrent seulement la terre habitée ; — 2. ou même dans ce sens plus restreint
qu'elles ne firent périr que la race de Seth, et non l'humanité tout entière.
Ces deux systèmes, qui supposent que l'universalité du déluge fut relative, tout en
s'accordant avec les sciences naturelles, ne sont nullement en contradiction avec le
texte de la Genèse. Car l'écrivain sacré n'a pu vouloir parler des contrées, telles que
l'Amérique et l'Australie ou autres, dont il y a tout lieu de croire qu'il ignorait
l'existence. Du reste, il arrive souvent dans la Sainte Écriture que les expressions « la
terre » et même c toute la terre » ne sont pas employées dans un sens absolu. Ainsi il
est dit dans l'histoire de Joseph qu' « il y eut famine sur toute la terre » (Gen., XXI, 57).
De même, saint Luc nous montre réunis à Jérusalem, le jour de la Pentecôte, « des
hommes pieux de toutes les nations qui sont sous le ciel» (Act., II, 5). Rien ne nous
empêche donc, ni au point de vue de la foi, ni au point de vue de l'exégèse, de nous
rallier à l'opinion d'un déluge restreint, contre la réalité duquel la science ne peut
élever d'objection sérieuse.

CONCLUSION GÉNÉRALE. —Ainsi, les difficultés soulevées contre l'Église, au nom


de la raison et de la science, pas plus que les nombreuses objections que nous avons
rencontrées déjà au cours de ce long travail, ne sont de nature à ébranler le bien-fondé
de nos dogmes, ni la valeur de nos raisons de croire. Et pourtant, l'on voudra bien nous
rendre cette justice que, à aucun moment de notre démonstration, nous n'avons cherché
à affaiblir les arguments de nos adversaires. Nous avons mis plutôt un certain scrupule
à les présenter dans toute leur force. Si nous avons cru que c'était là une affaire de
conscience vis-à-vis d'adversaires dont nous n'avons pas le droit de suspecter la bonne
foi et la loyauté, il nous semblait aussi que c'eût été faire injure à la vérité que de la
défendre par des moyens inavouables.

BIBLIOGRAPHIE. — BAINVEL, art. Foi (Dict. d'Alès) ; La foi et l’acte de foi


(Beauchesne). — CATHERINET, Le rôle de la volonté dans l’acte de foi (Langres). —
E. JULIEN, Le croyant garde-t-il sa liberté de penser? (Rev. pr. d'Ap. 1907). — ABBE
DE BROGLIE, Les relations entre la foi et la raison (Bloud). — VERDIER, La révélation

390
devant la raison (Bloud). — PONSARD, La croyance religieuse et les aspirations de la
société contemporaine (Beauchesne). — FONSEGRIVE, L'attitude du catholique devant
la science (Bloud). — GUIBERT, Les croyances religieuses et les sciences de la nature
(Beauchesne). — BRUCKER, art. Déluge (Dict. d'Alès).

391
INDEX ALPHABÉTIQUE DES MATIÈRES

Le nombre placé après chaque mot indique le numéro ; la lettre n. renvoie à la note du
numéro indiqué.

A
ABUS (appel comme d'), 429 (n).
ACCUSATIONS (les principales) contre l'Église, 445 et suiv.
ACTE PUR, 42 (n).
ACTES (des Apôtres), 311 (n).
AGNOSTICISME, 31, 31 (n), 65.
ALBIGEOIS (La croisade des), 446 et suiv.
AME HUMAINE, existence, 104 ; objection, 105 ; nature : l'âme humaine et l'âme des
bêtes, 106, 107 ; spiritualité de l'âme humaine, 108 ; objection matérialiste, 109.
AME (de l'Église), 384. -
ANABAPTISME, 362 (n).
ANGLICANISME, origine, 361, doctrine, 362, état actuel, 363.
ANIMISME, 138. 142.
APOCRYPHES (Évangiles), 214 (n).
APOLOGETIQUE, définition, 1 ; objet, 2 ; but, 4 ; importance, 5 ; division, 6 ; méthodes,
10 ; historique, 15.
APOLOGIE, 3.
APOSTOLICITE, 351.
APOTRES, 317, 318 (n).
ARMEE (du Salut), 363 (n).
ARTICLES (fondamentaux), 345, 346.
ATHEISME, 61 ; causes, 62 ; conséquences, 63.
ATTRIBUTS (de Dieu), notion, 68 ; espèces, 69 ; négatifs, 69, 70 ; moraux, 71-75.
AUTODAFÉ, 450.

B
BARTHÉLEMY (La Saint-), 453, 456.
BEATIFICATION, 391. BLONDEL, 14, 52".
BONIFACE VIII, 463.
BOUDDHISME, 194-197.
BRAHMANISME, 193.
BREF PONTIFICAL, 401.
BULLE, 410 (n).

C
CALVINISME, origine, 358 ; doctrine, 359 ; état actuel, 360.
CANONISATION, 391 (n).

392
CARDINAUX (Le Sacré-Collège des), 404.
CATHOLICITE, 350.
CAUSE PREMIERE (argument de la), 36; objections, 37 et suiv.
CAUSES FINALES, 44; objections, 45, 46.
CENSURES (doctrinales), 391 (n).
CERTITUDE (le problème de la), 20 et suiv.
CERULAIRE (Michel), 371.
CERVEAU (Le — et la pensée), 109.
CESARISME (erreur du), 434.
CHAPITRE, 388.
CHARISMES, 311 et suiv.
CHINE (religions de la), 182 et suiv.
CHRISTIANISME,- preuves de sa divinité, 206 et suiv., sa doctrine, 285 ; rapide
diffusion, 279-288 ; merveilleuse conservation, 289.
COMMISSION BIBLIQUE, 407.
CONCILES, œcuménicité, 414 ; autorité, 415, 416; utilité, 417; leur nombre, 418.
CONCLAVE, 404 (n).486
CONCLUSIONS (théologiques), 391.
CONCORDAT, 436 (n).
CONFUCIANISME, 184-186.
CONGREGATIONALISTES, 363 (»).
CONGREGATIONS ROMAINES, 402, 406.
CONSCIENCE (liberté de), 439.
CONSISTOIRES, 405.
CONSTITUTIONS DOGMATIQUES, 401.
CONSULTEURS, 407.
CONTINGENCE (argument de la), 36.
COSMOGONIE (mosaïque), 484.
CREATION, 81 et suiv.
CRITERES (de la Révélation), 155 et suiv.
CRITICISME (Kantien), 24, 27, 33.
CROISADES (Les), 446 et suiv.
CURE, 388.
CURIE (cardinal de), 405 [n).

D
DARWINISME, 92.
DEGRADATION (de l'énergie), 40 (n).
DELUGE, 484.
DETERMINISME, 112 et suiv.
DIDASCALES, 318 (n).
DIEU (existence de), 30 ; démonstrabilité, 31, 32 ; erreurs, 33 ; preuves, 34 ; preuves
cosmologiques, 35 ; psychologiques, 47 et suiv. ; critique, 60.
DOCTEURS, 317, 318 (n).
DOCTRINE (chrétienne), 276 et suiv., 285.
DOGMATIQUES (faits), 391.

393
DOGMATISME, 27, 28.
DRAGONNADES (Les), 457, 459.
DUALISME, 82 ; manichéen, 82 (ra).

E
ÉCOLES (et l'Église), 423.
ÉDIT DE NANTES, 453 ; révocation, 157, 458, 459.
ÉGLISE, concept, 300 ; Jésus-Christ a pu songer à fonder une Église, 303 et suiv. ;
caractères essentiels de l'Église qu'il a fondée, 308 ; notes de la vraie Église, 342 ;
constitution, 385 ; hiérarchie, 386 ; l'Église, société parfaite, 419 ; ses droits, 420 et
suiv. ; l'Église et les diverses formes de gouvernement, 443 ; services rendus par
l'Église, 469 et suiv.
ÉGLISE (Haute, Basse, Large), 363.
ÉGLISE GRECQUE, 369 et suiv.
ÉGLISES SEPAREES D'ORIENT, 374.
ÉLECTION, du Pape, 404 (n) ; des Évêques, 410 (n).
ENCYCLIQUES, 401.
ÉPISCOPAT (Les origines de 1'), 317, 318.
ESCLAVAGE (L'Église et l'), 470, 471.
ESPECES (origine des), 87 ; espèce humaine (unité de V), 127 et suiv.
ÉTERNITE (de la matière), 40.
ÉVANGELISTES, 214, 318 (n).
ÉVANGILES, 214 (n) ; intégrité, 215; authenticité, 217 ; véracité, 221.
ÉVEQUES, leurs pouvoirs, 410 et suiv.
ÉVOLUTION (théorie de 1'), 40 ; évolution créatrice, 45.
ÉVOLUTIONNISTE (morale), 54.
Ex CATHEDRA, 399 (n).
EXCLUSIVE (droit d'), 404 (n).
EXPERIENCE (individuelle), 52 (n). Expérience religieuse (W. James), 142.

F
FAITS DOGMATIQUES, 391.
FAMILLE (et l'Église), 472, 473.
FETICHISME, 138.
FIDEISME, 33.
FIXISME, 87, 88, 94.
FOI ET RAISON, 479 et suiv. ; — et science,
482 et suiv.
FOR, privilège du — ecclésiastique, 432.
FOSSILES, 93.

G
GALILEE (le procès de), 460 et suiv.
GALLICANISME (erreur du), 434.
GENERATION (spontanée), 40.
GNOSTICISME, 312, 314.

394
GREGOIRE VII, 463.
GUERRES DE RELIGION, 453, 454, 455.

H
HASARD (objection contre l'ordre du monde), 45.
HENOTHEISME, 143 (n).
HIERARCHIE, 308 (n) ; de l'Église, 386 et suiv.
HINDOUISME, 198 et suiv.
HOMME, nature, 102 ; origine, 120; destinée, 124 ; antiquité de l'homme, 130, 131.
HONORIUS (le pape), 339.

I
IDEALISATION (théorie de 1'), 227.
IMMANENCE (méthode d'), 12, 13, 14.
IMMUNITES ECCLESIASTIQUES, 422 (n).
INDE (religions de 1'), 192 et suiv.
INDEX, 424; objection, 425.
INFAILLIBILITE, 330 ; existence, 331 et
suiv. ; sujet, 335 ; objet, 390 et suiv.
INGERENCE (des Papes dans les affaires
temporelles), 463.
INNOCENT III, 463.
INQUISITION, 450 et suiv.
INTERDIT, 430.
INTERPOLATION, 209 (n).
INTUITIONNISME, 26, 27, 33.
INVESTITURES (querelle des), 463.
ISLAMISME, 201 et suiv.

J
JEAN (authenticité de l'évangile de saint), 220, valeur historique, 228.
JESUS-CHRIST (affirmation de) sur sa messianité, 231 et suiv. ; sur sa filiation divine,
234 et suiv. ; Jésus a confirmé son affirmation par ses prophéties, 255, par ses
miracles, 262, par sa résurrection, 266 et suiv.
JOSEPHISME (erreur du), 434.
JUDAÏSME (actuel), 204.
JUDEO-CHRISTIANISME, 314 (n).

L
LAMARCKISME, 91.
LEGATS, 403 (n).
LIBERALISME (erreur du), 434.
LIBERE (le cas du pape), 338.
LIBERTE, 110 et suiv. ; les libertés modernes, 439.
LOURDES (le fait de), 168.
Luc (authenticité de l'évangile de saint), 219.

395
LUTHERANISME, 355 et suiv.

M
MAGIE, 138.
MAGISTERE (de l'Église), 392.
MAHOMET, 201.
MARC (Évangile de saint), 218.
MARTYRE, 290 et suiv.
MATERIALISME, 31 ; objection du — contre l'existence de Dieu, 39, 40.
MATTHIEU (Évangile de saint), 217.
MAZDEISME, 187 et suiv.
METHODES (en Apologétique), 10 et suiv.
METHODISTES, 363 (n).
MIRACLE, 15V et suiv. ; miracles de Jésus-Christ, 262 et suiv.
MITHRIACISME, 191.
MODERNISTE (apologétique), 17, 33.
MONDE (origine du), 82.
MONOPHYSITES, 339. MONTANISME, 312, 314.
MYSTERES, 149.

N
NATURISTE (théorie), 142,143.
NEO-BRAHMANISME, 198 et suiv.
NONCES, 403 (n).
NON-JUREURS (secte des), 373 (re).
NOTES (de la vraie Église), 342 et suiv. ; leur application au Protestantisme, 365 et
suiv. ; à l'Église grecque, 375 et suiv. ; à l'Église romaine, 379 et suiv.

O
OFFICES (OU secrétaireries romaines),
OFFICIALITE (diocésaine), 412.
ONTOLOGISME, 33.
ORTHODOXES (protestants), 364 ; église grecque — 369.
OXFORD (mouvement d'), 363 (n).

P
PAGANISME, 179 et suiv.
PANTHEISME, 77 et suiv.
PAPE, 325 (n) ; ses pouvoirs, 396 et suiv. ; pouvoir temporel, 428.
PAROISSE, 388.
PAROUSIE, 260 (n).
PEINES, spirituelles, 430; temporelles, 431.
PENTATEUQUE, 208 et suiv.
PERES (apostoliques), 325 (n).
PERSE (religion de la), 187 et suiv.
PERSECUTIONS, 287.

396
PERSONNALITE (divine), 76.
PHOTIUS, 371.488
PIERRE (saint), sa venue et son martyre à Rome, 325.
POSITIVISME, 25, 27.
PRAYER BOOK, 362.
PRESCIENCE (divine et liberté humaine), 72.
PRIMAUTE, de saint Pierre et de ses successeurs, 319 et suiv.
PRIMITIFS (religion des), 138.
PROPHETES, 243 ; grands et petits, 246, 317, 318 (n).
PROPHETIE, 172 et suiv.
PROPHETIQUE (l'argument), 240 et suiv.
PROTESTANTISME , 353 et suiv.
PROTESTANTS, conservateurs et libéraux, 364 ; leur prétendue supériorité, 477.
PROVIDENCE, 96 et suiv.
PSYCHOLOGIQUE (théorie), 142, 143.

R
RAMADAN (jeûne du), 202.
RATIONNELLE (morale), 54.
REFORME, 353 et suiv.
RELATIONS (de l'Église et de l'État), 433 et suiv.
RELIGION, 135 et suiv.
RESURRECTION, adversaires, 267 ; preuves, 268 et suiv.
RIG-VEDA, 192.
RITUALISTES, 363.
REVELATION, 144 et suiv. ; primitive, mosaïque, et suiv., 206 (n) ; chrétienne, 214

S
SAINTETE (de Jésus), 238 («) ; note de la vraie Église, 348.
SANCTION, 55, 56.
SCEPTICISME, 23, 27.
SCHISME GREC, 370 et suiv.
SELECTION NATURELLE, 92.
SOCIALE (question), 474.
SUBCONSCIENCE, 17, 142.,
SUSPENSE, 430.
SYLLABUS, 419, 466 et suiv.
SYMBOLE DES APOTRES, 312, 314.
SYNCRETISME (gréco-romain), 284 (n).
SYNODE, 412 (n).
SYNOPTIQUE (le problème), 224 et suiv.

T
TABOU, 138.
TAOÏSME, 182,183.
TOTEMISME, 138.

397
TRADITIONALISME, 33.
TRADITIONNELLE (apologétique), 15.
TRANSCENDANCE (du christianisme), 205.
TRANSFORMISME, 40, 90, 93.
TRIBUNAUX (romains), 408.
TRULLO (concile in), 370 (n).

U
UNIATES, 374.
UNITE (note de la vraie Église), 349.

V
Védisme, 192.
VIE (origine de la), 84.
VIEUX CATHOLIQUES, 373 (n).
VISHNOUISME, 198, 199, 200.

Z
ZEND-AVESTA, 188.
ZOROASTRISME, 187 et suiv.

398

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